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Full text of "Dictionnaire de thâeologie catholique : contenant l'exposâe des doctrines de la thâeologie catholique, leurs preuves et leur histoire"

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Univers ity  of  Toronto 


http://archive.org/details/dictionnairedetv13pt2vaca 


DICTIONNAIRE 


DE 


THÉOLOGIE  CATHOLIQUE 


TOME    TREIZIÈME 


DEUXIEME    PARTIE 


QUADRATUS  —   ROSMINI 


Imprimatur  : 
Parisiis,  die  8   maii  1937. 
V.  Dupin,  v.  a 


DICTIONNAIRE 


DE 


THÉOLOGIE  CATHOLIQUE 

CONTENANT 

L'EXPOSÉ  DES  DOCTRINES  DE  LA  THÉOLOGIE  CATHOLIQUE 
LEURS     PREUVES     ET     LEUR     HISTOIRE 

COMMENCÉ    SOUS   LA   DIRECTION   DE 

A.    VACANT  E.    MANGENOT 


PROFESSEUR   AU   GRAND  SÉMINAIRE   DE   NANCY 


PROFESSEUR   A   L'INSTrTUT  CATHOLIQUE   DE    PARIS 


CONTINUÉ    SOUS    CELLE    DE 

É.    AMANN 

PROFESSEUR   A    LA    FACULTÉ  DE   THÉOLOGIE   CATHOLIQUE   DE   L'UNIVERSITÉ    DE   STRASBOURG 

AVEC   LE   CONCOURS   D'UN   GRAND    NOMBRE   DE   COLLABORATEURS 


TOME    TREIZIÈME 


DEUXIEME    PARTIE 


QUADRATUS   —    ROSMINI 


vjetiW  d>0 


PÀRIS-VI 

LIBRAIRIE     LETOUZEY     ET     A NÉ 

87,     Boulevard    Raspail.    87 

1937 

TOUS    DROITS   RÉSERVÉS 

f  BIBLIOTK^A 


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LISTK     DES    COLLABORATEURS     DU    TOME    TREIZIEME 


MM. 

Alès  (Le  R.  P.  A.  il),  de  la  Compagnie  de  Jésus,  à 
Paris. 

Autore  (Le  R.  P.  dom),  chartreux  (f  février  1920). 
Bardy,  à  Dijon. 
Beyl  Mm,  à  Paris. 

Bioot,  aumônier  du  monastère  de  la  Visitation,  à 
Nancy. 

Bonnard  (Mgr),  recteur  de  Saint-Nicolas  îles  Lorrains. 

à  Rome. 
Bride,  professeur  au  grand  séminaire,  Lons-le-Saul- 

nier. 

Brouillard  (Le  R.  P.),  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
professeur  au  scolastical  d'Enghien  (Belgique). 

Carreyre,    professeur    au    séminaire    Saint-Sulpice, 

Paris. 

Clamer,  professeur  au  grand  séminaire  de  Nancy. 

Colon,  professeur  à  la  faculté  de  théologie  catholique 

de  l'université  de  Strasbourg, 
Constantin,    aumônier    du    lycée    Henri-Poincaré, 

Nancy. 
Cristiani,    doyen    de    la    faculté    libre     des    lettres, 

Lyon. 
Dedieu,  professeur  a  l'École  Massillon,  Paris. 
Deman  (Le  R.  P.),  des  frères  prêcheurs,  professeur  à 

l'école    théologique    du    Saulchoir   (Belgique). 

Dudon  (Le  R.  P.),  de  la  Compagnie  de  Jésus,  à  Tou- 
louse. 

Dumont  (Le  R.  P.),  de  la  Compagnie  de  Jésus,  pro- 
fesseur au  scolasticat  d'Enghien  (Belgique), 

Erens  (Le  R,  P.  dom),  prémontré  de  l'abbaye  de 
Tongerloo  (Belgique). 

I'onck,  professeur  au  grand  séminaire,  Strasbourg. 
FRITZ,   archiviste  de  l'évèché,   Strasbourg. 
GALT1ER  (Le  R.   1'.),  de  la  Compagnie  de  Jésus,  pro- 
fesseur au  scolasticat   d'Enghien  (Belgique). 

GaRRIGOU-LagRANGE  (Le  R.  P.),  des  frères  prêcheurs. 

professeur  à   l'Angelico,   Rome. 
(u-7.,  supi  rieur  du  grand  séminaire  de-  Snnt  I)i; 
GORCE  (Le  R.   P.),  des  frères  prêcheurs,  a   Paris, 


MM. 

Grausem  (Le  R.  P.),  de  la  Compagnie  de  Jésus,  pro- 
fesseur  au   scolasticat    d'Enghien    (Belgique), 

Iung,  vicaire  à  Montreuil-sous-Bois  (Seine). 

Jugie  (Le  H.  P.),  des  augustins  de  l'Assomption,  pro- 
fesseur à  la  faculté  de  théologie  de  Lyon  et  au  sémi- 
naire pontifical  du  Latran. 

Lacombe  (Mgr),  à  Paris. 

Lapkat.  professeur  à  la  faculté  de  droit  et  des  sciences 
politiques  de  l'université  de  Strasbourg. 

Lemonnyer  (Le  R.  P.),  des  frères  prêcheurs  (f  '.)  mai 
1932). 

Levesque,  professeur  au  séminaire  Saint  -Sulpice, 
Paris. 

Magnin,  curé  de  Saint-Séverin,  Paris. 

Marchai,,  professeur  au  grand  séminaire  de  Nancy. 

Michel,  aumônier  à  Strasbourg. 

Molien,  aumônier  du  Bon-Pasteur,  Amiens. 

Noble  (Le  R.  P.),  des  frères  prêcheurs,  à  Paris. 

Peltier,  professeur  au  grand  séminaire  d'Amiens. 

Pourrat,  supérieur  de  la  Solitude,   tssy  (Seine). 

Rascol  (Le  R.  P.),  des  frères  prêcheurs,  professeur  à 
l'Angelico.  Rome. 

Raugel,  à  Strasbourg. 

Rivière,  professeur  à  la  faculté  de  théologie  catho- 
lique de  l'université  de  Strasbourg. 

Séjourné  (Le  R.  P.  dom),  bénédictin  de  l'abbaye 
Sainte-Marie,    Paris. 

Sii.va  (Le  R.  P.),  de  l'ordre  de  la  Merci,  au  Brésil. 

Simonin  (Le  R.  P.),  des  frères  prêcheurs,  professeur  a 
l'Angelico,  Home. 

SYNAVE  (Le  R.  P.),  des  frères  prêcheurs,  professeur  à 
l'école  théologique  du  Saulchoir  (Belgique). 

Teetaekt  (Le  R.  P.),  des  frères  mineurs  capucins,  à 
Assise  (Italie). 

Tonneau  (Le  H.   P.).  des  frères  prêcheurs,  a   Lille. 

VANSTEENBERGHE.  professeur  à  la  faculté  de  théologie 
catholique  de  l'université  de  Strasbourg. 

Ziadé,  curé  de  la  paroisse  Saint-Maron,  à  Beyrouth 
(Syrie). 


DICTIONNAIRE 

D  E 


THÉOLOGIE  CATHOLIQUE 


0 


QUADRATUS,  premier  apologiste  chrétien  au 
premier  quart  du  ir  siècle.  —  Quadratus  est  la  trans- 
cription latine  du  nom  de  Ko^pà-roç  qui  revient  à  plu- 
sieuisrepiises  dans  Y  Histoire  ecclésiastique  d'Eusèbe.  Ce 
nom  se  lit  en  effet,  1.  III,  c.  xxxvn.  n.  l,où  il  est  ques- 
tion d'un  «prophète»  asiate,  mentionné  comme  contem- 
porain des  filles  du  diacre  Philippe;  c'est  certainement 
le  même  personnage  signalé  1.  Y,  c.  xvn,  n.  2-4,  où  on 
le  voit  figurer  dans  la  meme  compagnie  :  les  filles  de 
Philippe  et  Ammiade  de  Philadelphie.  Il  est  fait  men- 
tion d'autre  part,  1.  IV,  c.  xxm,  n.  2,  3,  d'un  KoSpàxoç, 
évêque  d'Athènes,  qu'Kusèbe  connaît  par  une  lettre 
(non  conservée)  de  Denys  de  Corinthe,  et  qui  paraît 
bien  avoir  vêtu  sous  le  règne  d'Antonin  le  l'ieux  (138- 
161).  Enfin,  au  1.  IV,  c.  m,  n.  1,  2,  Eusèbe  raconte 
d'un  certain  Ko?pâxoç  qu'il  adressa  et  remit  à  l'empe- 
reur Hadiien  «  une  apologie  qu'il  avait  composée  pour 
la  religion  chrétienne,  parce  qu'alors  des  hommes  mal- 
faisants essayaient  de  tracasser  les  nôtres  ».  L'histo- 
rien ajoute  que  cet  écrit  eut,  parmi  les  chrétiens,  une 
grande  diflusion,  qu'il  l'a  eu  lui-même  entre  les  mains. 
De  cette  apologie  il  cite  quelques  lignes,  où  il  est  ques- 
tion du  caractère  durable  des  miracles  accomplis  par 
Jésus-Christ.  Plusieurs  des  personnes  guéiies  ou  même 
ressuscitées  par  le  Sauveur  ont  vécu,  au  dire  de  l'apo- 
logiste, jusqu'à  une  époque  toute  récente. 

Ces  données  de  VHistoire  ecclésiastique,  relatives  à 
l'apologiste,  se  trouvaient  déjà  dans  la  Chronique.  On  y 
lit,  à  la  IXe  année  d'Hadrien  (au  moins  suivant  la 
version  hiérom mienne),  que  «  Qucdratus,  disciple  de:, 
apôtres  (auditeur  des  apôtres,  dit  l'arménien),  et  Aris- 
tide, philosophe  athénien, l'un  des  nôtres  ».  remirent  à 
cet  empereur  des  et i it s  apologétiques.  Cette  informa- 
tion \icnt  d'ailleurs  après  une  autre  où  il  est  dit  qu'en 
cette  année  Hadrien  vint  se  faire  initier  aux  mystères 
d'Eleusis. 

Les  renseignements  fournis  par  saint  Jérôme  soit 
dans  le  De  viris,  n.  19,  soit  dans  la  lettre  a  Magnus, 
Epist.,  lxx,  4,  P.  L.,  t.  xxn,  col.  (Î67,  proviennent  tous 
d  Lusèbe.  Seulement  Jéième  les  a  fusionnés,  sans 
aucun  droit.  Il  arrive  ainsi  à  faire  de  Quadratus  un 
évêque  d'Athènes  qui,  lors  du  passage  d'Hadrien  dans 
celte  ville  —  l'empereur  voulait  se  faire  initier  aux 
mystères  d'Eleusis  —  remit  à  ee!ui-ei  une  apologie  en 
faveur  de  la  religion  chrétienne.  Les  critiques  modernes 

DICT.    DE    TliÉOL.    CATIK  I.. 


sont  plus  réservés  :  ils  sont  à  peu  près  d'accord  pour 
rejeter  l'identification  laite  par  Jérôme  entre  l'évèque 
d'Athènes  et  l'auteur  de  l'apologie.  Quelques-uns  se 
montrent  enclins  à  identifier  l'apologiste  avec  le  pro- 
phète asiate;  mais  ce  n'est  point  le  sentiment  général. 
Mieux  vaut  laisser  la  question  ouverte.  La  date  de  la 
composition  de  l'apologie  a  donné  lieu  également  à 
débats.  Jusqu'à  la  découverte  du  texte  syriaque  de 
l'apologie  d'Aristide  (voir  ici,  t.  i,  col.  18tiô),  on  mettait 
la  composition  des  deux  ouvrages  de  Quadratus  et 
d'Aristide  en  125-126,  date  fournie  par  la  Chronique 
d'Eusèbe.  II  semble  bien  eiu'il  faille  aujourd'hui  eles- 
cendre  jusqu'au  règne  d'Antonin  le  Pieux  la  composi- 
tion de  l'apologie  d'Aristide,  qu'Eusèbe,  par  erreur,  a 
reportée  un  peu  plus  haut.  11  aura  pu,  dès  lors,  com- 
mettre pour  Quadratus  la  même  bévue.  Mais  est-il  cer- 
tain qu'il  ait  commis  cette  dernière?  On  n'ose  l'affir- 
mer. Eusèbe  n'a  parlé  que  par  ouï-dire  du  travail 
d'Aristide,  tandis  qu'il  avait  en  main  celui  de  Qua- 
dratus. La  phrase  qu'il  en  cite  et  qui  parle  de  la  longue 
survivance  des  miraculés  de  l'Évangile  serait  tout  à 
fait  surprenante  si  le  livre  de  Quadratus  était  du  milieu 
du  iie  siècle!  Tout  compte  fait,  il  vaut  mieux  s'en  tenir 
aux  données  chronologiques  fournies  par  la  Chronique 
et,  avec  moins  de  précision,  par  l'Histoire  ecclésiastique, 
et  laisser  dans  la  première  moitié  du  règne  d'Hadrien  la 
composition  de  l'apologie  en  question.  Cela  a  quelque 
intérêt,  comme  le  lait  remarquer  A.  Harnack,  au  point 
de  vue  de  l'histoire  de  la  littérature  apologétique. 

Son. me  toute,  néanmoins,  tout  le  travail  fait  au- 
tour de  Quadratus  et  de  son  œuvre  laisse  une  impres- 
sion quelque  peu  décevante  si  l'on  tient  compte  du  peu 
qui  nous  est  resté  de  celte  première  apologie.  Récem- 
ment, .1.  Rendel  Harris,  encouragé  par  les  brillants 
résultats  des  recherches  autour  du  texte  d'Aristide, 
s'est  efforcé  de  montrer  que  des  fragments  importants 
de  l'œuvre  de  Quadratus  se  sont  incorporés  à  des 
d  livres  postérieures.  De  même  que  le  roman  de  Bar- 
laam  et  Joasaph  a  gardé  de  longs  extraits  d'Aristide, 
de  même  se  retrouveraient  des  morceaux  plus  ou  moins 
considérables  de  Quadratus,  soit  dans  les  Hcmélies  clé- 
mentines, soit  dans  l'apologie  que,  dans  les  Actes  de 
son  martyre  (attribués  à  Métaphraste),  présente  sainte 
Catherine  (P.  G.,  t.  cxvi,  col.  276  sq.),  soit  dans  une 
apologie  analogue  incorporée  aux  actes  de  saint  Eus- 


T. 


XIII 


46. 


L431 


QUADRATUS   —    QUAGLIA    (JEAN-GENÈS) 


1432 


tratius.  Ibid.,  col.  489  sq.  La  preuve  reste  à  faire  de  ces 
hypothèses  brillantes,  dont  E.  Seeberg  et  J.  Armitage 
Robinson  ont  montré  la  fragilité.  Jusqu'à  plus  ample 
informé,  il  convient  de  ne  porter  au  compte  de  Qua- 
dratus  que  la  demi-douzaine  de  lignes  sauvées  par 
Eusèbe.  Elles  ont  d'ailleurs  leur  intérêt.  On  les  rap- 
prochera d'un  fragment  de  Papias,  emprunté  au  1.  II 
des  Explications  des  discours  du  Seigneur,  suivant 
lequel  «  des  personnes  ressuscitées  par  Jésus  vécurent 
jusqu'au  règne  d'Hadrien  ».  Voir  le  texte  dans  Funk- 
Bihlmcyer,  Die  apostolischen  Vàter,  fasc.  1,  Tubingue, 
1924,  p.  139.  On  se  trouve  en  présence  d'un  argument 
apologétique  qui  se  transmettrait  dans  les  milieux 
asiates  en  relations  plus  ou  moins  étroites  avec  l'en- 
tourage de  l'apôtre  Jean.  La  preuve  de  la  divinité  du 
Christ  et  de  sa  religion  par  les  miracles  —  preuve  qui 
est  le  leitmotiv  de  l'évangile  johannique  —  était  dès 
ce  moment  au  premier  plan. 

Pour  la  littérature  ancienne  se  reporter  aux  manuels  et 
aux  traités  de  patrologie  :  O.  B.jrdenhewer,  Allkircliliche 
Lileratur,  2°  éd.,  t.  i,  p.  183-187;  A.  Harnaek.  Allchristliche 
Literatur,  t.  i,  p.  95;  t.  n  (Chronologie),  p.  209  sq.;  Zahn, 
Forschungen  zur  Gescli.  des  N.  T.  Kanons,  t.  VI,  1900, 
p.  41  sq.  (plaide  encore  l'identification  de  l'apologiste  et 
du  «  prophète  »). 

Sur  l'hypothèse  de  J.  Rendel  Harris  voir  les  articles  de 
celui-ci  dans  The  Bxposilor,  1921,  p.  147  sq.,  et  dans  Bulletin 
o/  John  Bylands  librarg,  1924,  p.  384-397.  En  sens  contraire: 
Kriiger,  dans  Theol.  Lileratur- Zeilung,  1923,  col.  431  ;  1924, 
col.  544;  E.  Klostermann  et  E.  Seeberg,  Die  Apologie  der 
heil.  Kalhurina,  Berlin,  1924  (  =  Schriften  der  Kônigsbcrger 
Gelelvlen  Gesellschajt,  geisleswissensch.  Klasse,  i.  Jahrg., 
2.  Heft);  J.-A.  Robinson,  dans  Journal  o/  theological  studies, 
t.  xxv,  1923-1924,  p.  246-253. 

É.  Amann. 

QUADROS  (Diego  de),  jésuite  espagnol.  Né  à 
Madrid  en  1677,  entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus 
en  1698,  enseigna  avec  grand  succès  d'abord  la  philo- 
sophie et  la  théologie  scolastique,  puis,  à  Alcala  et 
à  Madrid,  l'Écriture  sainte  et  l'hébreu.  Il  mourut  à 
Madrid  le  1er  avril  1746. 

Ouvrages  théologiques.  — ■  Palœslra  scholastica, 
Madrid,  1722,  in-4°,  manuel  pour  les  disputât  ions 
publiques.  —  Palœslra  biblica,  Madrid,  1723-1731, 
4  vol.  in-fol.,  traite  diverses  questions  d'introduction 
biblique  et  surtout  d'exégèse.  —  De  incarnatione  Verbi 
Divini,  t.  i,  Madrid,  1734,  in-fol.  —  Caduceus  theo- 
logicus  et  crisis  pacifica  de  examine  thomistico,  in  ires 
partes  divisa,  Madrid,  1733,  in-fol;  publié  sous  le  pseu- 
donyme de  Martin  Ortiz,  cet  ouvrage  est  destiné  à 
réfuter  divers  thomistes,  en  particulier  Martin  de  Hoz, 
auteur  de  l'Examen  tlwmisticum  et  scrutinium  Iheolo- 
gicum,  Massoulié,  Gravcron,  Benitez,  etc.;  l'ouvrage 
fut  mis  à  l'Index  en  1739;  cependant  la  prohibition  ne 
fut  pas  étendue  à  l'Espagne,  et  l'auteur  publia  même 
en  1741  à  Madrid  un  second  volume,  dirigé  surtout 
contre  Benitez,  mort  deux  ans  auparavant  comme 
évêque  de  Zamora. 

Ilurter,  Nornenclalor,  3e  éd.,  t.  iv,  col.  1436-1438;  Som- 
morvo^ol,  Biblioth.  de  lu  Compagnie  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1328- 
1330;  11.  Reusch,  Der  Index  der  verbolenen  Bûcher,  I.  n  o, 
p.  682. 

J.-P.  Grausem. 

QUAGLIA  Jean-Genès,  frère  mineur  du  XIVe  sic 
de,  (|ue  l'on  confond  bien  souvent  soit  avec  Jean 
Buralli  de  Parme  (f  1289),  ministre  général  de  l'ordre 
des  mineurs  et  inscrit  au  rang  des  bienheureux  (voir 
i.  vm,  col.  791-796,  où  il  est  dit  à  tort  être  mort 
en  1279),  soit  avec  le  dominicain  Jean  de  Parme,  qui 
fut  lecteur  à  Bologne  en  1313.  Malgré  des  recherches 
assidues,  nous  ne  sommes  parvenus  qu'à  rassembler 
un  nombre  très  restreint  de  renseignements  biogra- 
phiques sur  Jean  Quaglia,  dénommé  encore  Quaya, 
Quaia,  Qualia  ou  tout  simplement  Jean  de  Parme. 


Nous  savons  qu'il  fut  promu  docteur  et  maître  en  théo- 
logie à  l'université  de  Bologne.  L'année  exacte  ne  peut 
être  déterminée  avec  précision.  La  date  de  1385,  assi- 
gnée par  Mazzetti,  Memorie  storiche  sulla  uniuersilà  di 
Bologna,  Bologne,  1840,  p.  297,  doit  être  rejetée.  D'une 
bulle  de  Grégoire  XI  il  résulte  en  efïet  que  le  7  mars 
1373  ce  pape  ordonna  à  l'évêque  de  Bologne  ut  Joanni 
de  l'arma,  ord.  min...  honorem  magisterii  et  docendi 
licentiam  largiatur.  Voir  Bull,  francise,  t.  vi,  n.  1253. 
De  plus,  si,  dans  un  document  bolonais  de  1372,  il  est 
question  du  même  Jean  de  Parme  (et  il  n'existe  aucune 
raison  plausible  d'en  douter)  et  si  le  titre  de  maître  ne 
lui  est  donné  à  tort,  il  faudrait  encore  avancer  la  date 
de  1373  puisque,  le  3  janvier  1372,  magisler  Joannes  de 
Parma,  ord.  min.,  figure  parmi  les  examinateurs  du 
mineur  Jacques  Cortese  de  Plaisance.  Voir  L.  Frati, 
Charlutarium  studii  Bononiensis,  t.  iv,  Bologne,  1919, 
n.  1087.  Ensuite  Jean  Quaglia  examina  à  Bologne,  le 
3  février  1375,  le  dominicain  Odoric  de  Forli,  et,  le 
8  juin  1383,  le  mineur  François  de  Bardis  de  Florence 
reçut  à  Bologne  les  insignes  du  doctorat  de  consilio  et 
assensu  magistrorum  Joannis  de  Parma  ordinis  minorum 
et  Johannis  de  Allamania  ordinis  carmelitarum,  dictœ 
facultalis  projessorum  ibidem  prœscnlium.  Voir  Chart. 
studii  Bonon.,  t.  iv,  n.  1144;  B.  Bughetti,  O.  F.  M., 
Documenta  quœdam  speclanlia  ad  sacram  inquisitionem 
et  ad  schisma  ordinis  prœserlim  Tusciie  circa  fincm 
sœculi  XIV.,  dans  Arch.  franc,  hist.,  t.  ix,  1916,  p.  377; 
J.-H.  Sbaralea,  Supplementum,  t.  Il,  p.  80. 

De  son  côté,  N.  Papini,  O.  M.  Conv.,  écrit  que,  vers 
1380,  Jean  Quaglia  enseignait  à  Pise,  où  il  compta 
parmi  ses  élèves  les  fils  de  Pierre  Gambacorta,  duc  et 
gouverneur  de  cette  ville.  Voir  Miscellanea  jrancescana, 
t.  xxxii,  1932,  p.  34.  B.  Pergamo,  O.  F.  M.,  /  frances- 
cani  alla  jacollà  leologica  di  Bjlogna  ( 1364-1500 ),  dans 
Arch.  franc,  hist.,  t.  xxvn,  1934,  p.  16,  tient  ce  séjour 
à  Pise  pour  très  probable,  non  seulement  parce  que  le 
Chartularium  de  Bologne  ne  donne  aucune  notice  de 
Jean  Quaglia  entre  1375  et  1383,  mais  aussi  parce  que 
Jean  Quaglia  a  dédié  serenissimo  milili  magnific.ngue 
domino  domino  Benedicto  de  Gambacurlis  de  Pisis,  son 
ouvrage  De  civitate  Christi  et  qu'il  a  composé  un  recueil 
de  sentences  morales  en  vers  latins  et  italiens  amore 
nobilis  Andrée  nati  celsi  domini  Pétri  Gambacurle.  A  la 
suite  d'I.  Alîô,  O.  F.  M.,  Memorie  degli  scritlori  e  letle- 
rati  parmigiani,  t.  n,  Parme,  1789,  p.  97-103,  les 
auteurs  tiennent  généralement  que  Jean  Quaglia  mou- 
rut vers  1398. 

Le  fait  d'avoir  confondu  au  cours  des  siècles  le 
bienheureux  Jean  de  Parme  avec  Jean  Quaglia  et  le 
dominicain  Jean  de  Parme  a  entraîné  nécessairement 
une  confusion  dans  l'attribution  des  ouvrages  compo- 
sés par  l'un  ou  l'autre  de  ces  auteurs.  Pour  distinguer 
le  certain  de  l'incertain,  nous  diviserons  les  ouvrages 
de  Jean  Quaglia  en  ouvrages  certainement  authenti- 
ques, douteux  et  apocryphes. 

1°  Parmi  les  ouvrages  certainement  authentiques,  il 
faut  ranger  les  suivants  :  1.  Rosarium,  inédit,  conservé 
dans  le  ms.  105,  fol.  3  r°-43  v°,  de  la  bibl.  universitaire 
de  Gratz  (cf.  B.  Pergamo,  art.  cité,  p.  16);  le  ms.  21  826, 
fol.  1  r°-48  r°,  de  la  bibl.  royale  de  Bruxelles  (cf.  J.  Van 
den  Gneyn,  Calai,  des  mss.  de  la  bibliothèque  royale  de 
Belgique,  t.  m,  p.  292,  n.  2101;  Ubald  d'Alençon,  Des- 
cription d'un  ms.  inédit  de  Jean  Quaglia  de  Parme. 
dans  Éludes  franciscaines,  t.  xi,  1901,  p.  565-567); 
ms.  plut.  XIX,  20,  de  la  bibl.  Laurentienne,  de  Florence 
(cf.  A.-M.  Bandini,  Catal.  rod.  latin,  bibliolhecx  Lau- 
renlianie,  t.  i,  p.  568);  le  ms.  D.  44,  sup.,  de  la  bibl. 
Ambrosienne  de  Milan  (cf.  I'».  Pergamo,  art.  cit.,  p.  16); 
le  ms.  A.  042  de  la  bibl.  communale  de  l'archigymnase 
de  Bologne  (cf.  (..  Mazzatinti,  Inventarî  dei  manoscritti 
délie  bibliotechc  d'Italia,  t.  xxxii,  p.  103);  le  ms.  2391 
de    la    bibl.    universitaire   de    Bologne   (cf.    L.    Frati, 


1433 


QUAGLIA    (JEAN-GENÈS) 


1434 


Indice  dei  codici  latini  conseruati  nella  R.  biblioteca 
universitaria  di  Bologna,  Florence,  1909,  p.  470, 
n.  1212);  le  ms.  522  (D.  8.  25),  fol.  1-63,  de  la  bibl. 
Angélique  de  Rome  (cf.  H.  Narducci,  Catal.  cod.  mss. 
prœter  graecos  et  orientales  in  bibl.  Angelica,  t.  i, 
Rome,  1893,  p.  232);  le  Vat.  lat.  7633  de  la  bibl.  Vati- 
cane  (cf.  J.-H.  Sbaralea,  op.  cit.,  p.  80);  le  ms.  7(40) 
de  la  bibl.  communale  de  Serrasanquirico  (cf.  G.  Maz- 
zatinti,  op.  cit.,  t.  i,  p.  156);  le  ms.  XX.  439  de  la  bibl. 
Antonienne  de  Padoue  (cf.  A.-M.  Josia,  /  codici  manos- 
critti  délia  biblioteca  Antoniana  di  Padova,  Padoue, 
1886,  p.  186);  le  ms.  C.  M.  206  du  Musée  civique  de 
Padoue;  le  ms.  BB.  145.3  de  la  bibl.  Colombine  de 
Séville;  le  cod.  1302  (H.  V.  40)  de  la  bibl.  nationale  de 
Turin  (cf.  B.  Pergamo,  art.  cit.,  p.  16-17);  le  ms.  440, 
f.  1  r°-81  r°,  de  la  bibl.  communale  d'Assise,  auquel 
nous  emprunterons  les  données  qui  suivront.  I.  Allô 
énumère  encore  des  exemplaires  du  Rosarium,  qui  se 
trouvaient  de  son  temps  dans  les  bibliothèques  de 
Parme,  Barberini  à  Rome  (ms.  246),  de  Saint-Sauveur 
à  Bologne  (ms.  470),  trois  exemplaires  à  la  biblio- 
thèque de  Saints- Jean-et-Paul  à  Venise  (mss.  180,  181, 
182),  dont  un  aurait  été  écrit  en  1411:  deux  copies 
enfin  à  la  bibliothèque  des  augustins  de  Padoue.  Voir 
op.  cit.,  p.  102. 

Le  Rosarium  commence  :  Factus  est  homo  in  animam 
viventem,  Gen.  2  c.  Quoniam  ut  ait  Boethius,  2  de  con- 
solatione,  prosa  quinta,  humane  nature  ista  conditio  est 
et  finit  :  Qui  probalus  est  in  illo  et  perfectus  inventus 
est  erit  illi  gloria  eterna  ad  quam  gloriam  nos  perducat 
jhesus  Xristus  dei  filius,  qui  vivit  et  régnât  per  omnia 
secula  seculorum.  Amen.  Il  faut  noter  que  le  ms.  de 
Gratz  a  été  transcrit  par  le  P.  Barthélémy  de  Mantoue 
le  25  décembre  1386,  donc  du  vivant  de  l'auteur.  Dans 
l'introduction  qui  dans  le  ms.  d'Assise  précède  le 
texte,  Jean  Quaglia  aflirme,  que,  sur  les  instances  de 
plusieurs  personnes  désirant  vivre  saintement,  il  a  ré- 
digé ce  traité,  dans  lequel  il  traite  des  différentes  condi- 
tions humaines  d'après  les  diverses  habitudes  dans  les- 
quelles vivent  les  hommes.  L'ouvrage  comprend  quatre 
parties,  dont  la  première  est  consacrée  à  quelques 
conditions  générales  des  hommes;  la  seconde,  à  la 
condition  viciée;  la  troisième,  à  l'état  vertueux;  la 
•quatrième,  à  la  vie  glorieuse  des  hommes.  Il  explique 
ensuite  qu'il  a  voulu  appeler  cet  ouvrage  Rosarium 
parce  qu'il  y  recueille  dans  les  ouvrages  des  philo- 
sophes et  des  poètes  des  roses  odoriférantes  qui 
risquent  d'y  étouffer  entre  les  épines  des  erreurs  et  des 
mensonges.  La  première  partie  comprend  14  chapitres, 
la  deuxième  13,  la  troisième  12,  et  la  quatrième  12. 

2.  De  civitate  Christi,  dédié  à  Benoît  de  Gambacorta 
de  Pise,  est  contenu  dans  le  ms.  195,  fol.  43  v°-86  v°,  de 
la  bibl.  universitaire  de  Gratz,  écrit  par  Barthélémy 
de  Mantoue,  O.  F.  M.,  pendant  qu'il  était  étudiant  à 
Plaisance,  le  15  mars  1387,  donc  du  vivant  encore  de 
Jean  Quaglia;  le  ms.  283  de  la  bibl.  du  séminaire 
d'Eichstàtt;  le  ms.  Carth.  117  (lxxii)  de  la  bibl. 
publique  de  Mayence;  le  ms.  A.  117  inf.  2  de  la  bibl. 
Ambrosienne  de  Milan  (cf.  B.  Pergamo.  art.  cit.,  p.  17- 
18);  le  ms.  plut.  XX,  30  de  la  bibl.  Lmrentienne  de 
Florence  (cf.  Bandini,  op.  cit.,  t.  i,  p.  638);  le  ms.  181, 
fol.  1  r°-61  r°,  de  la  bibl.  communale  d'Assise.  I.  Affô 
op.  cit.,  p.  99,  note  1,  affirme  que  cet  ouvrage  était 
conservé  aussi  dans  le  Vat.  lat.  5057  et,  d'après  les 
notes  du  P.  Fidèle  de  Fanna,  il  aurait  été  contenu  éga- 
lement dans  le  ms.  H.  IV.  8  de  la  bibl.  universitaire 
de  Turin,  détruit  dans  l'incendie  de  1904.  Voir  B.  Per- 
gamo, art.  cit.,  p.  18,  note  4.  D'après  L.  Wadding, 
Scriptores  ord.  minorum,  p.  141,  I.  Allô,  op.  cit.,  p.  101, 
A.  Pezzana,  Continuazione  délie  memorie  degli  scrittori 
e  letterati  parmigiani,  t.  vi  b,  Parme,  1827,  p.  119,  sui- 
vis par  tous  les  autres  auteurs,  cet  ouvrage  aurait  été 
publié  à  Reggio  Emilia  en  1501,  et  à  Rome  en  1523. 


L.  Hain,  Reperlorium  bibliographicum,  t.  i  a,  Berlin, 
1925,  p.  448,  n.  7557,  cite  une  édition  de  1500,  sans 
nom  de  lieu.  Le  texte  de  l'ouvrage  qui  débute  :  Fun- 
damenta  ejus  in  montibus  sanctis,  ait  ille  David  prophe- 
larum  eximius  atque  lotius  populi  Dei  rex  illustrissimus 
mente  perscrulans  de  beatissima  Jérusalem  civitate 
superna,  ps.  Lxxxvi,  est  précédé  d'une  courte  préface, 
dans  laquelle  Jean  Quaglia  dédie  son  traité  à  Benoît  de 
Gambacorta  et  reconnaît  que  cet  ouvrage  a  été  com- 
posé au  prix  d'un  travail  ardu  et  d'efforts  pénibles.  Il 
termine  :  Et  sic  ibunt  in  vitam  eternam  ad  quam  per  por- 
tas hujus  sancte  civitatis  Christi  nos  introducere  dignetur 
inclitus  dux  et  capitaneus  Dominus  noster  Jésus  Chris- 
tus  qui  vivit  et  régnât  per  omnia  secula  seculorum.  Amen. 

3.  Expositio  super  Pater  noster,  inédit,  conservé  dans 
le  ms.  176  de  la  bibl.  Classense  de  Bavenne  (cf.  G.  Maz- 
zatinti,  op.  cit.,  t.  iv,  p.  185);  le  ms.  19  5,  fol.  87  r°-  92  v° 
de  la  bibl.  universitaire  de  Gratz,  mutilé  à  la  fin;  le 
ms.  1302  (H.  V.  40)  de  la  bibl.  nationale  de  Turin 
(cf.  B.  Pergamo,  art.  cité,  p.  18).  Tandis  que  le  ms.  de 
Gratz  débute  :  Nalus  Filius  Dei  volens  discipulos  docere 
quemadmodum  in  spiritu  Patrem  adorantes  orurent, 
brevem  sed  ulilem  docuit  eos  orationem  dicere  et  finit  : 
Terra  mola  elenim  celi  distillaverunt,  le  ms.  de  Turin 
commence  :  Volens  Filius  Dei  discipulos  docere,  etc., 
et  termine  :  Declaralionem  horum  versus  (sic)  habes 
sunerius  ut  palet. 

4.  Hexaemeron,  inédit  et  trouvé  par  le  P.  Fidèle  de 
Fanna  dans  le  ms.  195,  fol.  93  r°-175  r°,  de  la  bibl.  uni- 
versitaire de  Gratz,  mutilé  au  début;  le  ms.  1.2  de  la 
bibliothèque  des  conventuels  de  \Vurtzbourg  (cf.  B. 
Pergamo,  art.  cité,  p.  18-19).  Tandis  que  le  premier 
débute  :  Rem  hinc  dejormem  amico  dixit  Pitagoras  in 
quodum  opère  suo  amicum  blundem  cave  eu  jus  amarum 
est  semper  quod  polesl...  In  principio  creavit  Deus  celum 
et  terram,  Gen.  primo  cap.  Licet  quatuor  sint  modi  prin- 
cipales sacram  scripturam  exponendi,  et  finit  :  Per  quam 
spero  firmiler  ad  vitam  eternam  devenire,  si  servavero  que 
mandantur  in  ea  cum  udjutorio  Dei  cui  sit  honor  et 
gloria  in  secula  seculorum.  Amen,  le  ms.  de  Wurtzbourg 
commence  :  In  principio  creavit  Deus  celum  et  terram. 
Quoniam  nalurale  desiderium  quorumeumque  mortalium 
fertur  in  bonum,  et  termine  :  Si  servavero  que  mandantur 
in  ea  cum  adjutorio  Dei  cui  est  honor  et  gloria. 

5.  Proverbia  en  vers  latins  et  italiens,  conservés 
dans  le  ms.  20  de  la  bibl.  communale  de  Fabriano, 
incomplet  (cf.  G.  Mazzatinti,  op.  cit..  t.  i,  p.  232);  les 
mss.  II.  u.15,  fol.  38  v°-39  v°;  //.  11.67,  fol.  141  r°- 
151  r°;  //.  ix.  141,  fol.  70  v°-72  v°,  incomplet,  de  la 
bibl.  nationale  de  Florence  (cf.  G.  Mazzatinti,  op.  cit., 
t.  vm  et  xn,  p.  138,  177  et  23);  le  ms.  165  de  la  bibl. 
communale  de  Sandaniele  dei  Friuli  (cf.  G.  Mazza- 
tinti, op.  cit.,  t.  m,  p.  137);  le  ms.  nouv.  acq.  lat.  1905, 
fol.  96  r°-103  v°,  de  la  Bibl.  nationale  de  Paris 
(ci.  II.  Omont,  Nouvelles  acquisitions  du  département  des 
manuscrits  pendant  les  années  1905-1906,  Paris,  1907, 
p.  29);  le  ms.  537,  de  la  bibl.  Buoncompagni  à  Rome; 
le  ms.  4  40,  fol.  81  v°,  de  la  bibl.  communale  d'Assise, 
contenant  les  cinq  premières  sentences.  Il  en  existe 
deux  éditions,  la  première,  incomplète,  ne  comprenant 
que  30  sentences,  faite  d'après  le  ms.  de  Fabriano  par 
A.  Zonghi,  Saggio  di  sentenze  trasporlatr  in  poesia  vol- 
gare  da  fr.  Giovanni  di  Gcnesio  di  Quaglia  da  Parma 
dell'  ordine  dei  minori,  Fabriano,  1879;  la  deuxième, 
complète  et  comprenant  100  sentences,  faite  d'après  le 
ms.  Boncompagni  par  II.  Narducci,  Sentenze  morali 
ridotti  in  versi  latini  ed  ilaliani  da  Fr.  Gio.  Genesio  du 
Parma,  dans  Miscell.  francesc,  t.  m,  1888,  p.  131-139. 
Cet  ouvrage  constitue  un  recueil  de  KHI  sentences 
morales  en  vers  latins  et  italiens,  qui  débute  :  Felicem 
quisquis  sludii  vull  langere  metam  —  Régis  optm  summi 
petal,  hune  reverenlcr  udorans.  —  Comenci  :  A  Dio  chi 
vole  imparare,  —  El  sapere  cum  reverencia  si  de'  doman- 


1435 


QUAGLIA    (JEAN-GENÈS)   —   QUAINO   (JÉRÔME 


1436 


darc,  et  termine  :  Tu,  si  noslrorum  factorem  nosce  melro- 
runi  -  -  Eximium  cupies,  horum  primordia  junges.  — 
Chi  vole  sapere  l'autore  de  questi  uersi,  —  De  gli  allri 
zunga  inscrite  i  capoversi.  Les  lettres  initiales  des  cent 
vers  latins  donnent  l'acrostiche  suivant  qui  se  lit  à  la 
lin  de  l'ouvrage  :  Frater  Johanes  Ccnesius  Quaia  de 
Parma,  sacre  théologie  magisler,  ordinis  fratrum  mino- 
rnm  professor  illuslris,  jccit  hoc  opus  ad  honorent  Dei, 
béate  Marie  virginis,  et  beati  Francisci,  cl  amore  nobi- 
lis  Andrée  nati  celsi  domini  Pétri  Gambacurlc.  1  Je  cette 
dédicace  à  André  Gambacorta,  lils  aîné  de  Pierre  Gam- 
bacorta,  duc  et  gouverneur  de  Pise,  qui  fut  créé  che- 
valier en  juillet  1381  et  mourut  peu  après,  J.-H.  Sba- 
ralea,  op.  cit.,  p.  80,  et  H.  Narducci,  art.  cit.,  p.  130, 
concluent  que  Jean  Quaglia  doit  avoir  composé  le 
recueil  des  sentences  avant  1381,  probablement  pen- 
dant les  années  qu'il  enseigna  à  Pise. 

2°  Aux  ouvrages  douteux  appartiennent  :  1.  De 
incarnalione  Christi,  contenu  dans  le  Val.  lai.  5120,  qui 
commence  :  Quoniam  occasione  cujusdam  sermonis, 
quem  ad  clcrum  jeceram  de  adventu  D.  N.  Jesti  Christi, 
et  expose  de  nombreux  témoignages  des  païens  en 
laveur  de  la  divinité  du  Christ;  voir  J.-H.  Sbaralea, 
op.  cil.,  p.  80;  I.  Allô,  op.  cit.,  p.  103;  — ■  2.  Sermones 
quadragcsimalcs,  conservés  dans  le  cod.  Val.  lat.  7726 
(voir  J.-H.  Sbaralea,  ibid.).  Comme  le  dit  B.  Pcrgamo, 
art.  cité,  p.  20,  note  2,  seul  un  examen  attentif  de  ces 
deux  ouvrages  pourra  déterminer  avec  certitude  s'il 
faut  les  attribuer  à  Jean  Quaglia  ou  au  dominicain 
Jean  ae  Parme.  De  même  pour  les  Commentaires  sur 
la  Bible  et  les  Sentences,  que  Barthélémy  de  Pise,  De 
conformitate,  1.  I,  fruct.  vin,  pars  2,  dans  Analecta  fran- 
ciscana,  t.  iv,  p.  337,  attribue  à  Jean  de  Parme,  et  dont 
jusqu'ici  il  n'existe  pas  de  traces,  il  est  impossible  de 
dire  avec  certitude  s'il  s'agit  du  bienheureux  Jean 
Buralli  ou  de  Jean  Quaglia.  Quant  au  principium  : 
Utrum  Dei  infinita  polentia  possit  vel  potuit  producere 
mundum  ab  elerno,  contenu  dans  le  ms.  Q.  99,  fol. 
90  v°  de  la  bibl.  de  la  cathédrale  de  Worcester  et 
attribué  à  maître  Jean  de  Parme,  A. -G.  Little  soutient 
qu'il  ne  peut  pas  être  question  du  bienheureux  Jean  de 
Parme,  mais  qu'il  faut  probablement  attribuer  ce 
principium  au  dominicain  Jean  de  Parme.  Voir  A. -G. 
Littlc-F.  Pelster,  S.  J.,  Oxford  thcologg  and  thcologians 
c.  A.  D.  12X2-1302,  Oxford,  1931,  p.  225,  276  et  322. 
D'après  B.  Pergamo,  art.  cit.,  p.  20,  note  2,  il  faudrait 
encore  considérer  comme  l'œuvre  de  ce  dominicain  la 
question  métaphysique  disputée  à  Bologne  en  1337, 
dont  parle  A.-M.  Bandini,  op.  cit.,  t.  m,  p.  105,  conservée 
dans  1-  l'esul  Vil  de  la  bibl.  Laurentienn  ■  (Florence). 
Enfin  F.  Pelster  m  .-ni  ionne  un  Correciorium  corruptorii, 
attribué  à  Je  m  de  Parme,  O.  P.  dans  le  ms.  A.  013 
de  la  bibl.  communale  deBologn  \  C.  Sclwslastik,  t.  r, 
1926, p.  158.  Il  faut  toutefois  noter  que  Quétif-Échard, 
Scriptores  <>.  /'.,  t.  i,  p.  906,  attribue  au  dominicain 
Jean  de  Parme  plusieurs  ouvrages  qui  reviennent  de 
fait  au  mineur  Jean  Quaglia. 

3°  Les  traités  De  medecinis  et  De  consolatione  inedi- 
cinarum  sonl  à  reléguer  parmi  les  ouvrages  apocryphes 
de  Jean  Quaglia,  auquel  ils  sont  attribués  par  J.-H. 
Sbaralea,  op.  cil.,  p.  79.  D'après  I.  Afïô,  op.  cit.,  p.  42- 
19,  ils  seraient  l'œuvre  ou  bien  du  médecin  Jean  de 
Parme,  lils  d' Albert  de  Fusià,  qui  vécut  au  début  du 
xivc  siècle,  OU  bien  du  chanoine  Jean  de  Parme,  égale- 
ment médecin,  qui  jouit  d'une  glande  réputation  vers 
135(1. 

I..  Waddinç,  Scriplores  ordinis  minorum,  Rome,  1906, 
p.  Ml  et  146;  .1.-11.  Sbaraleq,  Supplementum  ml  scriptores 
<ird.  minorum,  t.  n,  Rome,  1921,  p.  7(.t-8u;  r.  AtTô,  O.F.M., 
Memorie  degli  scrittorl  c  lelterall  parmlglant,  t.  n,  Parme, 
l7K'i,  p.  97-108;  A.  Pezzam,  Conttnuazione  délie  memorie 
dcqli  scriltori  e  letti-rali  parmigiculi,  t.  VI,  2"  part.,  l'arme. 
1827,  p.  1 17-121  ;  !..  Fratl,  Charlularlum  studii  Bononiensis, 


t.  iv,  Bologne,  1911),  n.  1087  et  1144;  Ubald  d'Alençon, 
O.M.  Cap.,  Description  d'un  manuscrit  inédit  :ic  .hum  Qua- 
glia de  Parmr.  dans  Études  franciscaines,  t.  xi,  1904, 
p.  565-567;  E.  Narducci,  Senlenze  morali  ridolle  in  versi 
lalini  ed  ilatiani  du  lr.  Gio.  Genesio  da  l'arma,  dans 
Miscellanea  francescana,  t.  m,  1888,  p.  129-139;  Fr.  Fhrle, 
S.  .J.,  /  più  anlichi  staluli  délia  facoltà  teologica  deir  univer- 
sité di  Bologna,  Bologne,  1932,  p.  104;  B.  Persnmo,  O.F.M., 
/  francescani  idla  facoltà  teologica  di  Bologna  (1364-1500), 
dans  Arch.  franc,  hisl.,  t.  XXVII,   1934,  p.  15-20. 

A.  Teetaert. 
QUAINO  Jérôme,  prédicateur  et  théologien  de 
l'ordre  des  servîtes.  Il  naquit  à  Padouc  en  1524,  entra 
fort  jeune  au  couvent  des  servîtes  de  cette  ville.  Encore 
adolescent,  il  enseignait  déjà  la  philosophie  dans  leur 
couvent  de  Bologne.  Dans  ce  couvent  aussi  et  surtout 
dans  celui  de  Padouc,  il  (it  pendant  de  longues  années 
le  cours  de  théologie,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  pourvu,  en 
1571,  dans  l'université  de  cette  dernière  ville,  de  la 
chaire  d'Écriture  sainte  érigée  en  1551  et  occupée 
avant  lui  successivement  par  Adrien  de  Venise,  O.  P., 
et  par  Jérôme  Vielmi,  évoque  d'Argos,  qui  avait  pris 
part  au  concile  de  Trente  et  avait  été  transféré,  le 
13  août,  au  siège  de  Cittanova,  en  Istrie.  Quaino  fai- 
sait déjà  partie,  depuis  1552,  du  collège  des  théologiens 
de  l'université.  Très  versé  dans  les  lettres  grecques  et 
latines,  il  eut  un  long  et  brillant  enseignement,  et  les 
historiens  de  Padoue  se  demandent  s'il  faut  admirer  le 
plus  son  érudition  ou  son  éloquence.  Il  se  livra  aussi  à 
la  prédication  et  il  y  eut  les  succès  les  plus  vantés.  «  Des 
foules  d'auditeurs  le  suivent,  écrit  Scardeoni;  aucun  ne 
se  trouve  rassasié  de  sa  parole; -plus  on  l'a  entendu, 
plus  on  s'empresse  pour  l'entendre  encore.  »  Enfin,  il 
exerça  des  charges  importantes  dans  son  ordre  :  prieur 
du  couvent  de  Padouc,  provincial  de  la  Marche  de  Tré- 
vise,  longtemps  vicaire  du  prieur  général  et  appelé  à  de 
plus  hauts  destins  encore,  s'il  n'avait  été  emporté  par 
une  mort  prématurée,  à  58  ans,  le  31  janvier  1582.  On 
lui  fit  de  somptueuses  funérailles  et  une  tombe  mar- 
quée de  son  effigie  et  d'un  solennel  éloge  dans  l'église 
des  servites  de  Padoue  (le  texte  en  est  reproduit  par 
le  P.  A.  P.  M.  Piermei,  d'après  Giani,  t.  n,  p.  271). 

Jérôme  Quaino  a  laissé  de  nombreux  ouvrages  : 
1°  Imprimés  :  Predica  falta  in  Udine  nella  chiesa  mag- 
giore,  Venise,  1558,  in-12;  Prœ/atio  in  Acluum  aposto- 
licorum  cxplanaliottem  habita  Bononiœ  in  œdibus  divi 
Johannis  in  Monte...,  Bologne,  1561,  in-4°;  Predica 
delta  preparazionc  a  pila  eterna  e  délia  temperanza. 
publiée  dans  les  Conciones  illustrium  quorumdam  theo- 
logorum  de  Thomas  Porcacchio,  Venise,  1566,  in-8°; 
Oratio  gratulatoria  in  adventu  Nicolai  Ormanclti . 
episcopi  Patavini,  habita  /tontine  sacri  theologorum  col- 
legii  kal.  nov.  lr>70,  Padoue,  1572,  in-4°;  De  sacra  his- 
toria,  oratio  habita  in  celeberrimo  Patavino  gymnasio  per 
R.  P.  F.  Hieront/mum  Quainum,  ordinis  servorum. 
cum  publiée  Aelus  apostolicos  esset  auspicaturus  III  idus 
novembris  1571,  Padoue,  1572,  in-4°;  Lectiones  de  ter  - 
restri  paradiso,  Padoue,  1571  (d'après  Giani). 

2°  Manuscrits  (d'après  Giani)  :  Explication.es  in  *,<■ 
ncsim;  In  librum  Job:  In  Actus  apostolorum;  lu  epis- 
lolam  ad  Romctnos:  Orationes  L  habita',  diversi.;  tem- 
poribus  in  junere  illustrium  virorum;  Sermones  mnlti, 
quos  srepe  in  universilate  theologorum  pro laureandis 
doctoribus  habuerat;  Carmina  (on  retrouve  quelques 
uns  de  ces  poèmes  dans  le  ms.  22  i  de  la  bibliothèque 
des  servites  de  Florence).  Papadopoli  joint  a  cette 
liste  les  ouvrages  suivants  :  Commentaria  in  libros  Re- 
gum;  In  Tobiam,  Esther  et  Judith;  Quœslioncs  de  Deo 
trino  et  uno;  De  sacramenlis  no  vin  legis;  De  liberlalc 
arbitrii,  De  gralia. 

A.-P.-M.  Piermei,  Memorabilium  sacri  ordinis  seroorum 
B.M.V.  breoiarium...,  1.  iv,  Rome,  1934,  p.  158-t59; 
Poccmnti,  Chronicon  rerum  latins  ordinis  servorum  B.M.V. , 
Florence,  1567  et  1616;  Giani,  Annales  sacri  ordinis  fratrum 


1437 


OUAINO    (JÉRÔME)       -    QUAKERS 


1438 


servorum  B.M.V...,  Florence,  1618-1622;  rééd.  de  Garbi, 
Lucques,  1710-1723,  t.  Il,  p.  195,  2(13,  214,  222,  271; 
Riccohoni,  De  gymnasio  Patavino  commentariorum  libri  sex, 
Padoue,  1598,  1.  II,  p.  46;  Tomasini,  De  gymnasio  Patavino 
commentarius,  t'dine,  1654;  Papadopoli,  llisloria  gijmnasii 
Patavini...,  2  vol.,  Venise,  1720,  1.  III,  sect.  n,  c.  xm, 
n.  82;  Facciolati.  Fasti  gymnasii  Patavini...,  2  vol.,  Padoue, 
1757;  Scardeoni,  De  urbis  Patauii  ahtiquilate  el  claris  civibus 
Palavinis  libri  très,  Venise,  1538,  el  Bâle,  1560;  Hurter, 
Xomenclator,  3e  éd.,  t.  ni,  p.  2(>(>. 

F.   BONNARD. 

QUAKERS.  —  Sobriquet  donné  aux  membres  de 
la  secte  protestante  des  Amis.  L'origine  de  ce  nom  sera 
donnée  plus  bas.  Ils  s'appellent  volontiers  également 
Enfants  de  la  Vérité  (Children  of  Trulh),  Enfants  de 
la  Lumière  (Children  of  Light),  Amis  de  la  Vérité 
(Friends  of  Truth),  mais  le  plus  souvent  Amis  tout 
court  (Friends).  1.  Historique  sommaire.  II.  Doctrine. 
III.  État  actuel. 

I.  Historique.  -  Le  créateur  de  la  secte  fut  George 
Fox.  Ce  personnage  est  une  étrange  apparition  dans 
l'Angleterre  du  xvir  siècle.  Il  est,  peut-on  dire,  un 
fruit  du  puritanisme  de  l'époque.  Voir  Puritanisme. 
Il  naquit  en  juillet  1624,  à  Drayton,  au  comté  de  Lci- 
cester,  non  loin  du  pays  natal  de  Wiclef.  Son  père  était 
un  humble  tisserand.  C'était  le  temps  où  chaque  foyer 
chrétien  voulait  posséder  el  lire  la  Bible.  De  ce  contact 
quotidien  des  esprits  avec  les  saints  Livres,  interprétés 
à  l'aide  des  théories  calvinistes  plus  ou  moins  mitigées, 
résultait  un  état  d'esprit  que  nous  avons  appelé  le  puri- 
tanisme, une  sorte  de  tension  spirituelle,  toute  prête  à 
s'offusquer  du  moindre  relâchement  dans  les  mœurs 
privées  ou  publiques.  De  là,  en  quelques  âmes,  une  cer- 
taine prédisposition  à  l'indignation  des  anciens  pro- 
phètes contre  les  péchés  du  peuple  de  Dieu.  Georges  Fox 
fut  l'un  des  plus  remarquables  parmi  ces  «  redresseurs 
de  torts  »,  parmi  ces  prophètes  de  l'Église  anglicane. 

Il  ne  connaissait  à  peu  près  que  sa  Bible.  Ses  lettres 
et  ses  écrits  offrent  un  mélange  d'enthousiasme  sombre 
et  de  rudesse  littéraire.  A  l'âge  de  12  ans,  son  père 
l'avait  placé  chez  un  cordonnier,  qui  était  aussi  mar- 
chand de  cuir  et  de  laine.  Cela  permit  à  ses  admirateurs, 
parce  qu'il  avait  manipulé  îles  toisons  de  moutons,  de 
le  ranger  parmi  les  illustres  <  bergers  »  bibliques,  à  côté 
île  David  et  d'Amos.  Ses  parents  étaient  engagés  à 
fond  dans  l'Église  anglicane,  c'est-à-dire  dans  l'Église 
d'État.  Il  avait  19  ans  lorsque  se  déroula  la  crise  reli- 
gieuse latente  en  son  cœur.  Un  de  ses  cousins,  nommé 
liradford,  qui  était  clergyman,  l'avait  entraîné  au 
cabaret,  en  compagnie  d'un  autre  ecclésiastique.  On 
l'avait  fait  boire  plus  que  de  raison.  Au  sortir  de  celle 
débauche  grossière,  il  se  sentit  rempli  d'indignation  et 
de  sainte  colère  contre  un  clergé  aussi  peu  respectable 
et  aussi  engagé  dans  les  vanités  de  la  terre.  Il  ne  cacha 
point  sa  réprobation  à  ses  deux  amis.  De  retour  à  la 
maison,  il  ne  trouva  plus  de  repos.  Il  se  jeta  dans  la 
prière,  soupirant  et  implorant  le  Seigneur.  Et  soudain 
«  il  reçut  dans  son  cœur  la  parole  de  Dieu  ».  Sa  rupture 
d'avec  l'Église  officielle  date  du  9  juillet  1643. 

Georges  Fox  est  désormais  un  autre  homme.  Il 
abandonne  ses  parents,  ses  amis,  sa  patrie.  Il  com- 
mence une  vie  errante,  qui  ne  lui  apportera  que  des 
privations,  des  avanies,  des  persécutions.  Il  sera  huit 
fois  emprisonné,  une  fois  condamné  à  mort,  puis  gra- 
cié. Bien  ne  pourra  cependant  le  détourner  du  but  qu'il 
s'est  fixé  :  prêcher  le  respect  du  Seigneur,  le  don  de 
l'âme  à  Dieu,  en  dehors  de  tout  rite,  de  toute  formalité 
extérieure,  de  tout  sacrement.  Sans  doute  il  n'arriva 
pas  tout  de  suite  à  une  conception  nette  de  ce  dessein. 
Il  lui  fallut,  au  début,  consulter  des  représentants  nom- 
breux de  la  religion  et  de  la  science  biblique  officielle. 
Il  fréquenta  des  curés  et  des  professeurs;  mais,  ne  trou- 
vant la  paix  en  aucune  de  leurs  réponses,  il  finit  par 
répudier  tout  ce  que  la  tradition  religieuse  officielle  lui 


proposait  comme  moyen  de  salut.  La  Bible  elle-même 
ne  lui  servit  plus  que  d'échelon  pour  s'élever  directe- 
ment à  Dieu.  Il  ne  croira  plus  qu'à  l'Esprit.  Il  n'ad- 
mettra plus  que  le  contact  direct  de  l'âme  avec  son 
Créateur  et  avec  le  Jésus  de  l'Évangile.  Il  n'était  pas 
le  premier  à  avoir  de  telles  vues.  De  tout  temps,  au 
sein  de  l'Église  chrétienne,  les  mystiques  ont  eu  à 
résoudre  le  redoutable  problème  de  l'accord  entre  l'ins- 
piration individuelle  et  la  révélation  proprement  dite. 
Dans  l'Église  catholique,  l'accord  s'est  toujours  fait  de 
la  façon  la  plus  simple  et  la  plus  parfaite.  Des  mys- 
tiques tels  que  saint  Bernard,  saint  François  d'Assise, 
saint  Bonaventure,  sainte  Catherine  de  Sienne,  sainte 
Gertrude,  sainte  Thérèse  d'Avila  et  tant  d'autres  ont 
fait  la  preuve  que  la  discipline  catholique  ne  nuit  en 
rien  à  la  poussée  intime  de  l'Esprit.  Le  plus  simple  rai- 
sonnement au  contraire  atteste  que  l'Esprit  ne  peut 
pas  contredire  l'Esprit  et  que  les  inspirations  indivi- 
duelles, pour  être  admises  comme  d'origine  divine, 
doivent  être  en  harmonie  avec  la  révélation  reconnue 
des  saints  Livres  et  du  magistère  créé  par  Jésus-Christ. 
En  se  soustrayant  à  la  discipline  catholique,  le  protes- 
tantisme s'est  condamné  à  osciller  perpétuellement 
entre  une  orthodoxie  figée  et  terre  à  terre  et  des  inspi- 
rations sans  contrôle  et  sans  garantie.  Luther  avait 
commencé  par  un  appel  à  la  liberté  de  l'Esprit  et  par 
la  proclamation  du  sacerdoce  universel  et  il  finit  par 
l'établissement  d'une  Église  d'État.  Entre  lui  et  ses 
amis  d'une  part,  et  Karlstadt  et  les  anabaptistes 
d'autre  part,  avait  dès  le  principe  éclaté  le  conflit  que 
l'on  devait  retrouver  perpétuellement  dans  l'histoire 
des  Églises  protestantes.  Georges  Fox  appartenait  à  la 
lignée  des  indépendants,  des  dissidents,  des  ennemis  de 
l'orthodoxie  paresseuse  et  pharisaïque.  Il  se  regardait 
comme  un  envoyé  du  Seigneur.  Il  déployait  des  dons 
peu  communs  d'action  sur  les  âmes.  Il  ne  se  contentait 
pas  de  fuir  les  cérémonies  routinières  des  paroisses 
anglicanes.  Il  interpellait  les  ministres,  il  leur  jetait 
des  injures  bibliques,  les  traitait  publiquement  de 
•  chiens  morts  »,  de  •<  mercenaires  »,  de  prédicateurs  de 
superstitions.  Ses  interventions  soulevaient  les  audi- 
toires dominicaux  des  églises,  déchaînaient  des  cou- 
rants d'émotions  violentes.  Les  uns  prenaient  fait  et 
cause  pour  lui;  les  autres,  en  bien  plus  grand  nombre, 
le  (ouvraient  d'injures  ou  se  jetaient  sur  lui  pour  le 
faire  taire.  Ses  disciples  s'empressaient  d'imiter  son 
exemple.  Les  réunions  paroissiales  furent  très  souvent 
troublées  par  leurs  objurgations  en  style  prophétique. 
.Mais  la  sérénité  avec  laquelle,  en  de  pareilles  rencon- 
tres, Fox  et  ses  amis  tendaient  leurs  visages  el  leurs 
mains  vers  les  coups  et  les  outrages  constituaient  pour 
leur  cause  la  plus  active  des  publications. 

Naturellement,  le  clergé  résistait  aux  attaques  dont 
il  (Hait  l'objet.  Il  faisait  appel  à  la  police  et  aux  tribu 
naux.  Ce  lut  au  coins  d'un  de  ces  procès  retentissants 
que  Fox  comparut  devant  un  juge  nommé  Bennett,  au 
comté  de  Derby,  pour  répondre  à  une  accusation  de 
blasphème.  Fox  jeta  au  juge  une  adjuration  grave 
l'invitant  a  honorer  Dieu  et  à  trembler  devant  sa 
parole  ».  A  quoi  le  juge  riposta  en  traitant  Fox  de 
trembleur  <  (en  anglais  quaker).  Le  nom  resta  à  lux 
el  à  ses  adhérents.  Au  lieu  des  ternies  qu'ils  avaient 
emprunté  à  saint  .ban:  .le  ne  vous  appellerai  plus  mes 
serviteurs,  mais  mes  amis  »  (Joa.,  xv.  15,  et  lit  Joa., 
15),  ou  encore  :  Croyez  en  moi,  pour  (pie  VOUS  soyez 
enfants  de  la  lumière  »  (Joa.,  XII,  'M''),  on  leur  appliqua 
désormais,  surtout  dans  le  camp  des  presbytériens  el 
des  eongrégationnalistes  ou  indépendants,  l'épithète 
injurieuse  de  trembleurs.  Le  nom  apparaît,  dès  1654,  a 
la  l'ois  dans  un  rapport  de  l'ambassadeur  de  France  à 
Londres  et  dans  le  Journal  de  la  chambre  des  communes. 
Mais  il  ne  devint  général  que  vers  la  fin  du  siècle. 

Il   ne  faut   pas  oublier  que  l'Angleterre  était   alors 


1439 


QUAKERS 


1440 


horriblement  divisée  par  la  guerre  civile.  Cromwell 
avait  abattu  la  monarchie  d'abord,  le  Parlement  puri- 
tain ensuite.  En  contraste  frappant  avec  les  méthodes 
de  Cromwell,  Fox,  qui  eut  avec  le  dictateur  deux  entre- 
vues significatives,  était  opposé  à  tout  emploi  de  la 
violence.  Il  condamnait  à  la  fois  le  serment  et  le  ser- 
vice militaire.  A  la  Restauration,  le  chiffre  de  ses  adhé- 
rents atteignait  soixante  mille.  Il  vécut  assez  pour  voir 
proclamer  la  tolérance,  que  lui-même  avait  tant  prêchée, 
par  l'acte  de  1689.  Il  mourut  en  1691. 

Dans  l'intervalle,  la  Société  des  Amis  avait  fait,  en 
la  personne  de  William  Penn,  une  brillante  conquête. 
Penn  devait  être  le  plus  illustre  des  quakers.  On  sait 
que  c'est  lui  qui  donna  son  nom  à  la  Pcnsylvanie 
( Pennsylvania  ) .  Penn  était  le  fils  d'un  illustre  amiral,  le 
conquérant  de  la  Jamaïque.  Il  fut  gagné  à  la  doctrine 
de  Fox  par  un  prédicant  nommé  Thomas  Lee. 

Son  père  avait  fait  de  vains  efforts  pour  l'arracher  à 
la  secte  alors  très  mal  famée  des  trembleurs.  Après  un 
voyage  en  France  et  en  Europe,  William,  qui  était  un 
jeune  homme  intelligent,  droit  et  distingué,  fait,  sem- 
blait-il, pour  tous  les  succès  du  monde  et  de  la  poli- 
tique, se  jeta  entièrement  dans  la  cause  du  quakérisme. 
Chassé  par  son  père,  secrètement  encouragé  et  soutenu 
par  sa  mère,  il  lança  dans  le  public  des  écrits  en  faveur 
de  la  secte  :  La  vérité  exaltée  (Truth  exalted),  Le  fonde- 
ment de  sable  ébranlé  (Sandij  foundation  shaken),  qui 
lui  valut  la  prison;  Point  de  croix,  point  de  couronne, 
(No  cross,  no  crown),  composé  en  captivité.  Son  cou- 
rage, sa  persévérance,  finirent  par  toucher  son  père.  Le 
roi  intervint  en  sa  faveur.  Il  sortit  de  prison.  Mais  il 
reprit  la  lutte,  réclamant  avec  enthousiasme  la  liberté 
universelle  de  la  religion,  la  tolérance  légale  pour  tous 
les  cultes.  Il  considérait  la  conscience  religieuse  comme 
une  sorte  de  propriété  inviolable,  selon  les  vieilles  tra- 
ditions anglaises  :  «  Rien  n'est  plus  déraisonnable, 
écrivait-il,  que  de  sacrifier  la  liberté  et  la  propriété 
d'aucun  homme  pour  la  religion,  car  ce  sont  pour  lui 
des  droits  naturels  et  civils...  La  religion,  sous  quelque 
forme  qu'elle  se  présente,  ne  fait  pas  partie  du  vieux 
gouvernement  anglais.  »  England's  présent  interest 
considered,  1672.  Cette  thèse  lui  valut  de  nouveau  la 
prison  en  1670.  Vers  cette  date,  son  père  vint  à  mourir. 
Penn  hérita  de  lui  une  magnifique  fortune.  Il  la  mit 
entièrement  à  la  disposition  de  sa  cause,  sans  cesse 
poursuivi  par  les  tribunaux  de  son  pays.  Il  conçut  alors 
l'idée  d'un  établissement  en  Amérique  pour  lui  et  les 
siens.  L'État  devait  environ  1  million  à  son  père.  Cette 
dette  lui  permit  d'obtenir  une  vaste  concession  au 
nouveau  monde. 

Ce  fut  le  roi  qui  exigea  que  la  nouvelle  colonie  portât 
le  nom  de  Pennsylvania.  Les  quakers  allaient  pouvoir 
y  réaliser  leurs  rêves  :  une  démocratie  religieuse,  sous 
le  signe  de  la  parfaite  égalité  de  tous  les  colons  et  du 
pacifisme  intégral.  Les  colons  n'auront  pas  même 
d'armes  pour  se  défendre  des  Indiens.  Penn,  dans  un 
sentiment  de  justice  scrupuleuse,  voulut  racheter  aux 
indigènes  ce  que  le  roi  lui  avait  déjà  vendu.  Penn  prit 
possession  de  la  nouvelle  république  en  1682.  Il  con- 
clut avec  les  Indiens,  sans  sceau  ni  serment,  cette 
alliance  fameuse  dont  Voltaire  a  pu  dire  qu'elle  n'avait 
jamais  été  ni  jurée  ni  violée.  Penn  y  éprouva  toutes 
sortes  de  déboires,  de  la  part  des  colons,  il  fut  ruiné, 
poursuivi,  arrêté,  dut  revenir  en  Angleterre,  fut  réha- 
bilité et  remis  en  possession  de  sa  colonie,  en  1699,  puis 
de  nouveau  abreuvé  de  chagrins,  dépouillé,  jeté  en 
prison  pour  dettes,  affligé  par  l'inconduite  d'un  de  ses 
fils,  frappé  de  paralysie.  II  mourut  en  1718,  et  ce  ne  fut 
qu'alors  (pie  sa  grandeur  d'âme  fut  universellement 
reconnue  et  vantée.  Il  fut  une  sorte  de  génie  méconnu, 
dont  les  idées  finirent  par  s'imposer,  pour  des  raisons 
tout  autres  du  reste  (pie  celles  qui  l'avaient  guidé. 
C'est,  pour  une  large  part,  à  son  action,  à  son  prestige. 


à  la  sympathie  que  la  cour  avait  pour  lui,  en  dépil  de 
ses  bizarreries,  que  furent  dus  les  bills  de  tolérance  qui, 
de  1687  à  1689,  d'ébauche  en  ébauche,  passèrent  (huis 
les  lois  et  les  mœurs  anglaises. 

II.  Doctrine.  —  Les  deux  hommes  qui  ont  crée  le 
quakérisme  n'étaient  pas  des  théologiens,  Fox  encore 
moins  que  William  Penn.  Ils  obéissaient  à  des  intui- 
tions plus  qu'à  un  système.  Beaucoup  de  leurs  adhé- 
rents leur  ressemblaient  :  esprits  enthousiastes  et  géné- 
reux, mais  penseurs  ou  logiciens  médiocres.  Le  seul 
théologien  de  la  secte  fut  Robert  Barclay  (1648-1690). 
Ce  personnage  appartenait  à  une  ancienne  famille 
écossaise.  Son  grand-père  et  son  père  tenaient  une 
place  distinguée  à  la  cour  de  Charles  Ier,  puis  dans  l'ar- 
mée. Pendant  un  séjour  en  France,  pour  ses  études. 
Barclay  se  convertit  au  catholicisme.  Quand  il  revint 
en  Ecosse,  il  trouva  son  père  gagné  aux  idées  de  Fox. 
Après  une  longue  résistance,  il  céda  aux  objurgations 
de  son  père  et  se  fit  quaker  lui-même.  Il  consacra  dès 
lors  son  talent  à  la  systématisation  de  la  doctrine  de 
Fox.  Son  ouvrage  principal,  publié  en  1676,  avait  pour 
titre  en  latin  :  Apologia  theologiœ  vere  christianse.  Il  ne 
fut  traduit  en  anglais  que  deux  ans  plus  tard,  en  alle- 
mand en  1684,  en  français,  en  1702.  Il  y  eut  des  cri- 
tiques. Barclay  répondit  à  tous  ses  adversaires.  Ses 
œuvres  complètes  furent  publiées  par  les  soins  de 
Penn  en  1692. 

Barclay  semble  avoir  été  ému  par  le  désordre  de  la 
pensée  chrétienne  de  son  temps.  Luther  avait  prétendu 
remonter  aux  sources,  au  christianisme  primitif.  Bar- 
clay remonte,  lui,  à  l'origine  même  du  sentiment  reli- 
gieux dans  le  cœur  de  l'homme.  Pour  lui,  l'âme  humaine 
est,  selon  le  mot  de  Tertullien,  «  naturellement  chré- 
tienne ».  On  doit  donc  retrouver  en  elle  les  bases  du 
vrai  christianisme.  L'homme  est  de  la  race  de  Dieu.  Il 
a  été  fait  à  son  image  et  ressemblance.  De  là  cet  ins 
tinct  naturel  qui  porte  l'homme  vers  Dieu,  de  là  le 
sentiment  religieux.  Barclay,  confondant  l'ordre  natu- 
rel et  l'ordre  surnaturel,  parle  d'une  révélation  immé- 
diate de  Dieu  à  toute  âme  humaine,  s'imposant  par  son 
évidence  à  tout  esprit  droit.  Apologie,  éd.  fr.,  p.  2. 
Nous  avons  donc  en  nous  des  intuitions  immédiates  il 
irrésistibles,  qui  forment  nos  conceptions  religieuses. 
C'est  ce  que  les  quakers  appellent  la  «  substantielle 
semence  »  déposée  par  Dieu  dans  l'homme.  Mais  Bar- 
clay ne  Veut  pas  que  cette  semence  soit  confondue  ni 
avec  la  conscience,  ni  avec  le  cœur,  ni  avec  aucune 
autre  faculté.  On  pourrait  dire  qu'elle  est  d'une  part 
un  sens  sui  generis  :  le  sens  religieux;  d'autre  part,  une 
révélation  innée,  c'est-à-dire  un  ensemble  de  vérités 
primordiales  sur  Dieu  et  l'âme  qui  seraient  le  contenu 
inaliénable  du  sens  religieux.  Barclay  interprète  dans 
le  sens  qu'on  vient  de  voir  le  mot  de  saint  Jean  :  End 
lux  vera  quie  illuminât  omnem  hominem.  Fox  avait  fait 
déjà  de  ce  texte  un  tel  usage  que  les  controversistes  du 
temps  l'appelaient  le  «  texte  des  quakers  ». 

Contrairement  aux  autres  sectes  protestantes,  les 
quakers  ne  veulent  pas  admettre  la  corruption  radicale 
et  incurable  de  l'homme  par  le  péché  originel.  Pour  eux 
le  péché  d'Adam  n'est  imputé  à  personne  jusqu'à  ce 
qu'on  le  fasse  sien  par  de  semblables  actes  de  désobéis- 
sance. Il  y  a  donc  corruption  initiale,  mais  non  impu- 
tation de  culpabilité.  Barclay  estime  même  que  le  nu  il 
de  péché  originel  est  un  «  barbarisme  inconnu  à  l'Écri- 
ture »,  inscripluralis  barbarismus.  Il  suit  de  là  que  le 
Christ  n'a  pas  eu  à  nous  racheter  à  proprement  parler. 
Aucune  thèse  de  Barclay,  dans  son  Apologie,  ne  porte 
directement  sur  la  personne  ou  l'œuvre  de  Jésus  ré- 
dempteur. Ce  n'est  qu'incidemment  qu'il  atteste  sa  foi 
en  la  divinité  du  Christ  et  à  son  intervention  dans 
l'œuvre  du  salut  de  tous  les  hommes.  Le  Christ  a  sati^ 
fait  pour  tout  l'univers,  tant  par  son  obéissance  active 
(sa  vie  entière),  (pie  par  son  obéissance  passive  (ses 


1441 


QUAKERS   —   QUARESMIUS   (FRANÇOIS) 


L442 


souffrances  et  sa  mort).  La  plus  grande  marque  d'a- 
mour que  Dieu  ait  donnée  au  monde  est  le  Christ  et  son 
Évangile.  Pour  nous  approprier  l'Évangile,  nous 
devons  travailler  à  obtenir  la  justification.  Barclay 
n'admet  ni  la  justification  «  par  la  foi  seule  »  et  pure- 
ment imputée  de  Luther,  ni  la  justification  par  le 
moyen  des  rites  sanctificateurs  de  l'Église  catholique. 
Et  pourtant  sa  théorie  de  la  justification  est  très 
proche  de  la  nôtre.  Il  y  voit  deux  aspects  distincts  : 
1°  L'aspect  négatif,  qui  est  le  pardon,  la  rémission  des 
péchés  ;  2°  L'aspect  positif,  qui  est  l'infusion  dans  l'âme 
du  chrétien  de  la  propre  justice  du  Christ,  en  sorte  que 
le  fidèle  soit  enté  au  corps  du  Christ.  «  C'est,  écrit 
Barclay,  cette  naissance  intérieure  en  nous,  produisant 
la  justice  et  la  sainteté  en  nous,  qui  nous  justifie.  » 
Ajoutons  que  Barclay  repousse  avec  horreur  les  dog- 
mes calvinistes  de  la  prédestination  absolue  et  de  la 
grâce  irrésistible. 

Mais  c'est  surtout  dans  le  latitudinarisme  de  leur 
conception  de  l'Église  que  les  quakers  ont  innové.  Ils 
admettent  une  Église  catholique  hors  de  laquelle  il 
n'est  point  de  salut,  mais  «  qui  est  aussi  bien  entre  les 
païens,  les  Turcs,  comme  entre  toutes  les  diverses 
sortes  de  chrétiens  ».  Cette  Église  est  donc  une  Église 
invisible,  formée  de  toutes  les  âmes  sincères  et  de 
bonne  foi.  A  côté  de  cette  Église  les  quakers  admettent 
des  églises  concrètes,  mais  qui  ne  sont  que  des  associa- 
tions libres  entre  personnes  ayant  les  mêmes  idées  spi- 
rituelles. Chez  eux,  les  associations  doivent  avoir  des 
réunions  mensuelles,  pour  s'occuper  de  questions  tem- 
porelles et  spirituelles,  puis  des  réunions  trimestrielles 
élargies,  de  groupe  à  groupe,  enfin  un  congrès  général 
annuel.  Il  n'y  a  point  de  ministres  du  culte.  Les  Amis 
professent  le  sacerdoce  universel  de  Luther,  étendu 
même  aux  femmes.  Chaque  chrétien  est  un  prédica- 
teur. Le  culte  est  facultatif.  Dieu  n'a  rien  ordonné  à  ce 
sujet.  On  se  réunit  le  dimanche,  mais  sans  regarder  la 
chose  comme  d'institution  divine.  Si  l'Esprit  parle,  il  y 
a  sermon.  Sinon,  silence  plus  édifiant,  au  dire  des 
quakers,  que  les  vaines  répétitions  et  le  «  patois  de 
Chanaan  ».  Les  quakers  n'admettent  aucun  sacrement 
pas  même  le  baptême  ni  la  cène.  Ils  communient  spi- 
rituellement. On  a  déjà  vu  que  les  quakers  répudient 
le  serment  comme  opposé  à  l'Évangile.  Ils  veulent  que 
toute  réponse  se  ramène  au  oui  et  au  non  recomman- 
dés par  le  Chiist.  Les  tribunaux  ont  fini  par  ne  plus 
exiger  d'eux  le  serment  officiel  et  ils  se  contentent  de 
leur  affiimation.  Les  quakers  ont  poussé  jusqu'au  for- 
malisme l'horreur  du  formalisme.  Ils  se  sont  fait  une 
loi  d'une  certaine  rudesse,  dans  la  conversation,  en 
répudiant  les  formes  vaines  de  la  politesse  plus  ou 
moins  mensongère. 

C'est  ainsi  que  l'on  peut  ériger  en  dogme  l'absence 
de  tout  dogme.  Les  quakers  apparaissent  en  somme 
comme  des  libres  penseurs  chrétiens. 

III.  État  actuel.  —  La  secte  des  quakers  ne  s'est 
guère  répandue  qu'en  Angleterre  et  aux  États-L'nis, 
surtout  dans  ce  dernier  pays.  On  ne  trouve  que  des 
isolés  en  Hollande,  en  France  (environs  de  Nîmes)  et  en 
Allemagne.  Ils  n'ont  jamais  été  très  nombreux.  Leur 
influence  a  notablement  dépassé  leur  importance  nu- 
mérique. Il  semble  qu'ils  n'aient  jamais  atteint,  en 
tout,  le  nombre  de  deux  cent  mille  adhérents.  En  1822. 
ils  ont  subi  l'assaut  d'un  schisme  intérieur  :  un  certain 
Élie  Hick,  qui  enseignait  le  déisme  pur,  fut  excom- 
munié avec  deux  mille  de  ses  disciples. 

On  distingue  actuellement  :  1.  la  société  orthodoxe 
des  Amis;  2.  la  société  hicksite  des  Amis;  3.  les  Amis 
orthodoxes  conservateurs  wilburites,  séparatistes 
groupés  sous  la  direction  de  John  Wilbur;  4.  la  So- 
ciété religieuse  des  Amis  de  Philadelphie,  qui  s'est 
elle-même  séparée  des  wilburites.  Aux  États-Unis,  les 
quatre  groupes  comptaient,  en  1925,  1  361  chefs  de 


groupes  ou  ministres  (bien  que  la  théologie  quakériste 
répudie  ce  titre);  939  églises,  115  528  adhérents.  Il  doit 
y  avoir  environ  20  000  quakers  hors  d'Amérique,  dont 
au  moins  les  neuf  dixièmes  en  Angleterre.  Les  quakers 
publient  quatre  revues  périodiques.  Ils  ont  des  mis- 
sions en  Syrie,  aux  Indes,  en  Chine,  au  Japon,  dans 
l'Est  africain,  au  Mexique,  dans  le  Guatemala,  à  Cuba, 
en  Jamaïque,  dans  l'Alaska.  En  1916,  on  comptait 
32  stations  missionnaires,  98  prédicants  assistés  de 
198  catéchistes  indigènes,  28  églises,  71  écoles,  2  279 
adhérents  indigènes.  Il  est  juste  de  remarquer  que  les 
Amis  orthodoxes  forment,  à  eux  seuls,  les  neuf  dixiè- 
mes des  effectifs  totaux  du  quakérisme.  Ce  qui  carac- 
térise la  secte,  dans  la  lutte  des  idées  actuelles,  c'est 
l'enthousiasme  et  la  ferveur  de  leur  pacifisme  intégral. 

I.  Sources.  —  Les  œuvres  de  Fox.  surtout  son  Journal 
et  ses  Lettres;  les  œuvres  de  I'enn,  dont  les  principales  ont 
été  citées  au  cours  de  l'article;  les  œuvres  de  Barclay, 
surtout  le  Catéchisme  de  1674  et  l'Apologie  de  la  vraie 
théologie  chrétienne,  de  1076;  Thomas  Evans,  An  exposition 
of  llic  failli  of  the  religions  Society  of  I-'riends  communia 
called  quakers,  Philadelphie,  1829;  Rules  of  discipline  of  the 
religions  Society  of  Iricnds,  with  advices  being  extract  from 
the  minutes  ami  epistles  of  their  gearly  meeting  held  in  I.on- 
don,  from  its  firsl  institution,  Londres,  1831. 

IL  Littérature.  ■ —  Sewel,  History  of  the  Society  «/ 
Iricnds,  Londres,  1722,  souvent  réédité:  Clarkson,  Portrai- 
ture of  quakerism,  Londres,  1806;  Bowntree,  Quakerism, 
pasi  and  présent,  Londres.  18:W;  Gmbh,  Quakerism  in  F.n- 
glaml,  ils  présent  position,  Londres,  1901  ;  Dictionnry  «/ 
national  biographfj,  art.  box  et  Penn;  Prolest,  Healencyklo- 
pàdie,  ait.  Quaker,  t.  xvi,  p.  356-380. 

L.  Cristiani. 

QUARESMIUS  François,  appelé  aussi  Qua- 
resmio,  Quaresmino  et  plus  correctement  Quaresmi, 
orientaliste  célèbre  de  l'ordre  des  frères  mineurs.  Ori- 
ginaire de  Lodi,  dans  la  Lombardie,  où  il  naquit  le 
4  avril  1583  de  la  noble  famille  des  Quaresmi,  il  s'en 
rôla  très  jeune,  à  l'âge  de  1 6  ans,  paraît-il,  dans  l'ordre 
des  mineurs  observants,  au  couvent  de  Notre-Dame- 
dcs-Grâces,  près  de  Mantoue.  11  passa  ensuite  au  cou- 
vent de  la  Paix,  à  Milan,  où  il  s'adonna  aux  études  de 
philosophie  et  de  théologie.  Il  enseigna  pendant  de 
longues  années  la  philosophie,  la  théologie  et  le  droit 
canonique  et  occupa  successivement  les  charges  de 
gardien,  de  custode  et  de  provincial  de  la  province  de 
Milan.  Le  3  mars  1616,  il  s'embarqua  pour  Jérusalem 
et  fut  élevé  la  même  année  aux  charges  de  gardien  et 
de  vice- commissaire  apostolique  d'Alep,  en  Syrie,  qu'il 
occupa  jusqu'en  1618.  Cette  même  année,  il  fut  nommé 
supérieur  et  commissaire  apostolique  de  l'Orient  et  le 
resta  jusqu'en  1619.  Pendant  ce  temps,  il  fut  empri- 
sonné deux  fois  par  les  Turcs.  En  1620,  il  retourna  en 
Europe» mais,  en  1625,  il  était  déjà  de  retour  à  Jérusa- 
lem. En  1626,  il  lança  un  appel  du  Saint -Sépulcre  à 
Philipe  IV,  loi  d'Espagne,  pour  l'inviter  à  reconqué- 
rir la  Terre  sainte.  Il  lui  dédia  en  même  temps  son 
ouvrage  Hierosolymœ  afflictse.  Entre  1616  et  1626.  il 
rédigea  son  remarquable  et  classique  ouvrage  Elucida - 
tio  Terrœ  sanctœ.  Entre  1627  et  1629,  il  séjourna  à 
Alej)  en  qualité  de  commissaire  pontifical  et  de  vice- 
patriarche  pour  les  Chaldéens  et  les  Maronites  de  Syrie 
et  de  Mésopotamie.  En  1629,  il  revint  en  Italie  pour 
faire  un  rapport  au  Saint-Siège  sur  l'état  des  Églises 
orientales.  Il  regagna  ensuite  l'Orient,  mais  on  ne  peut 
déterminer  avec  exactitude  combien  de  temps  il  y  resta 
Il  paraît  cependant  avoir  parcouru  la  contrée  entre 
l'Egypte  et  le  Sinaï,  la  Terre  sainte,  la  Syrie,  la  Méso- 
potamie, les  îles  de  Chypre  et  de  Rhodes,  Constanti 
nople  et  une  grande  partie  de  l' Asie-Mineure.  De  retour 
en  Italie,  il  y  continua  son  apostolat  et  prêcha  avec 
grand  succès  à  Rome,  à  Gênes,  à  Florence,  à  Venise,  à 
Naples  et  fut  chargé  de  diverses  missions  en  Allemagne 
en  France,  en  Belgique  et  en  Hollande.  En  1637,  il  fut 


1443         QUARESMIUS   (FRANÇOIS)    —   QUARRÉ   (JEAN-HUGUES)         1444 


gardien  du  couvent  Santo  Angelo  à  Milan  et  en  1643  il 
acheva  un  autre  grand  ouvrage  sur  la  passion  du  Christ. 
De  16 15  à  1(5 18,  il  exerça  les  charges  de  définiteur  géné- 
ral et  de  procureur.  Quant  à  la  date  de  sa  mort,  les  opi- 
nions sont  divisées.  Tandis  que  les  uns  le  font  mourir 
à  Milan,  au  couvent  de  Santo  Angelo,  le  25  octobre 
1650  (The  calh.  encyclopedia,  t.  xn,  p.  592,  et  Enci- 
clopedia  uniuersal  europeo-americana,  t.  xlviii,  col. 
810),  d'autres,  plus  nombreux,  le  font  passer  à  une  vie 
meilleure  en  1656  (Kirchliches  Handlcxikon,  t.  n, 
col.  1639;  H.  Hurter,  Nomenclalor,  t.  m,  col.  1064; 
Marcellino  da  Givezza,  Storia  universelle  délie  missioni 
francescane,  t.  vu,  p.  442;  J.-H.  Sbaralca,  Supplemen- 
tum,  t.  i,  p.  297).  Comme  ces  auteurs  n'apportent  pas 
d'arguments  pour  justifier  leur  opinion,  il  ne  nous  est 
pas  possible  de  nous  prononcer.  Les  mémoires  de 
l'ordre  exaltent  la  vertu  consommée  de  Quaresmi, 
principalement  sa  piété,  sa  prudence  et  sa  profonde 
humilité. 

Les  nombreux  et  excellents  ouvrages  que  Quaresmi 
a  laissés  lui  ont  assuré  une  renommée  universelle  parmi 
les  orientalistes,  les  commentateurs  de  la  Bible  et  les 
historiens  de  la  Terre  sainte.  Parmi  eux  une  place 
d'honneur  doit  être  attribuée  à  Elucidatio  Terrœ  sanc- 
tœ historien,  thcologica  et  moralis,  in  qua  pleraque  ad 
veterem  et  pressentent  cfusdem  Terrœ  slatum  spectanlia 
accurate  explieanlur,  varii  errores  refelluntur,  verilas 
fldeliter  exacteque  disculitur  ac  comprobatur,  Anvers, 
1639,  2  vol.  in-fol.  de  xxx-924  plus  98,  et  1014  plus 
120  pages.  Cet  ouvrage,  devenu  très  rare,  est  rempli  de 
détails  curieux  sur  la  Terre  sainte  et,  de  l'avis  des  com- 
pétences, constitue  une  contribution  importante  à 
l'histoire,  à  la  géographie,  à  l'archéologie,  aux  sciences 
bibliques  et  morales.  Le  P.  Cyprien  de  Trévise,  O.  F.  M., 
en  a  donné  une  2e  édition  en  quatre  parties,  en  2  vol. 
in-fol.,  à  Venise,  en  1880-1881.  Une  biographie  assez 
complète  du  P.  Quaresmi  se  lit  au  début  de  cette  édi- 
tion. D'après  L.  Oliger,  O.  F.  M.,  Vita  e  diarii  del  card. 
Lorenzo  Cozza  già  custode  di  Terra  santa  e  minislro 
générale  de'  jrati  minori  (1654-1729),  p.  186,  le  P.  Bo- 
naventure  de  Dantzig,  O.  F.  M.,  archiviste  de  la  cus- 
todie  de  Terre  sainte,  aurait  été  chargé  en  1726,  par  le 
P.  Laurent  Cozza,  alors  général  de  l'ordre  des  frères 
mineurs,  de  continuer  l'ouvrage  du  P.  Quaresmi  et  d'y 
ajouter  un  troisième  volume. 

Le  P.  Quaresmi  est  encore  l'auteur  des  ouvrages  sui- 
vants :  Jerosolymse  afllictie  et  humiliatse  deprecatio  ad 
suum  Philippum  I V  flispaniarum  et  Novi  Or  bis  poten- 
lissimum  ac  catholicum  regem,  Milan,  1631,  in- 1°,  7  1  p.  : 
ouvrage  très  rare  (un  exemplaire  à  l'Ambrosienne  de 
Milan)  et  qui  constitue  un  appel  vibrant  pour  l'organi- 
sation d'une  croisade;  —  Pro  confralernitalc  SS.  Slel- 
larii  H.  Virginis  Mariée  t radotas,  Palerme,  1618,  in-4°; 
-  De  sacratissimis  l).  N.  J.  Christi  quinque  vulneri bus 
varia,  pia  et  luculcnta  traclatio,  Venise,  1652,  5  vol. 
in-fol.  de  202.  258,  368,  400,  271  p.,  avec  un  index  de 
200  p.,  dont,  d'après  J.  Golubovich,  il  existe  seulement 
trois  exemplaires,  un  à  l'Ambrosienne.  un  à  la  biblio- 
thèque Brera  de  Milan  et  un  à  la  bibliothèque  natio- 
nale de  Florence;  —  Ad  SS.  DD.  N.  Alexandrum  VII 
Pont.  Opl.  Max.  pia  vola  pro  anniversaria  passionis 
Chrisli  solemnitate,  Milan,  1656,  in-4°  de  xx-58  p.,  dont 
un  exemplaire  esl  conservé  à  l'Ambrosienne.  La  rela- 
tion du  séjour  que  le  P.  Quaresmi  fit  (liez  le  patriarche 
des  nestoriens  en  1029  el  des  disputes  qu'il  eut  avec 
lui,  n'est  pas  son  oeuvre,  mais  celle  de  son  compagnon, 
le  P.  Thomas  de  Milan,  qui  l'accompagna  chez  les  nes- 
toriens de  la  Chaldée.  Cette  relation,  découverte  parle 
I'.  Mareellin  de  Civezza,  O.  F.  M.,  dans  Otlob.  2536  de 
la  bibliothèque  Vaticane,  a  été  éditée  par  lui  dans  sa 
Sloria  universale  délie  rnissione  francescane,  I.  viii-xi, 
p.  597-608,  avec  le  titre  Itinerario  di  Caldea  del  H.  /'. 
Francesco  Quaresmino  e  di  Fr.  Tomaso  du  Milano,  su<> 


compagno,  min.  oss.,  e  Gio.  Battista  Eliano,  maronita, 
missionario  délia  S.  Congr.  di  Propaganda,  ed  Elia, 
palriarcha  de'  Nestoriani,  colli  traltati  havuti  col  detlo 
patriarcha  et  con  li  Nestoriani  di  Emit  el  Ratum  Hermès 
l'anno  1629.  C'est  donc  à  tort  que  quelques  historiens, 
parmi  lesquels  J.  Golubovich,  mettent  cette  relation 
parmi  les  œuvres  du  P.  Quaresmi. 

D'après  les  auteurs,  il  faudrait  lui  attribuer  encore 
quelques  ouvrages  restés  inédits  :  Adversus  errores  Ar- 
menorum,  3  vol.  in-fol.,  conservés  jadis  dans  le  couvent 
Saint-François  de  Lodi,  selon  J.-H.  Sbaralca,  op.  cit., 
p.  296,  et  Kirchl.  Handlex.,  t.  n,  col.  1639;  Apparatus 
pro  reductione  Chaldœorum  ad  catholicam  (idem,  6  vol. 
in-fol.,  que  le  P.  Quaresmi  aurait  écrit  pendant  son 
séjour  parmi  les  Chaldéens  et  auxquels  il  renvoie  dans 
son  ouvrage  Elucidatio  Terrœ  sanctœ,  1.  I,  p.  51;  cf. 
Cyprien  de  Trévise,  dans  la  biographie  qu'il  écrivit  du 
P.  Quaresmi  et  qui  précède  l'édition  <Y Elucidatio  Ter- 
rœ sanctœ;  Deipara  in  sanguine  Agni  dcalbata,  ina- 
chevé; Epistolœ  ex  Oriente,  conservées  aux  archives  de 
la  Propagande.  D'après  les  historiens,  tous  ces  ouvrages 
et  d'autres  encore  inédits  seraient  conservés  dans  les 
bibliothèques  de  Pavie,  de  Lodi  et  de  Jérusalem. 

Cyprien  de  Trévise,  O.F.M.,  Vita  P.  Francisci  Quaresmii, 
dans  le  prologue  à  la  2°  éd.  de  V Elucidatio  Terrœ  sanctœ, 
Venise,  1880;  Mareellin  de  Civezza,  O.F.M.,  Storia  univer- 
sale  délie  rnissione  francescane,  t.  vu  c,  Florence,  1894, 
p.  439-442;  t.  vm-xi,  Florence,  1895,  p.  583  et  597-608;  le 
même,  Saggio  di  bibliografia  geografica,  slorica,  etnografica 
sanfrancescana,  Prato,  1879,  p.  479-480;  L.  Wadding, 
Scriplores  ord.  minorum,  Rome,  1900,  p.  91;  J.-H.  Sbaralea 
Supplcm°ntum  ad  siriptores  ordinis  minorum,  t.  I,  Rome, 
1908,  p.  296-297;  L.  Lemmens,  O.F.M.,  Acla  S.  Congrega- 
tionis  de  Propaganda  flde  prn  Terra  sancla,  Ire  part.  1622- 
1720,  dans  Dihlioleca  bio-bibliografica  délia  Terra  sanla  e 
(lell'Oriente  serafico,  nouv.  sér.,  t.  i,  Quaracchi,  1921,  p.  35- 
:S6,  40,  51-54,  59,  363;  L.  Oliger,  O.F.M.,  Vita  e  diarii  del 
card.  Lorenzo  Cozza,  già  custode  di  Terra  santa  e  ministre 
générale  de'  jrati  minori  (  16  34-1729  ),  ibid.,  t.  III,  Qua- 
racchi, 1925,  p.  186;  J.  Golubovich,  O.F.M.,  Série  cronolo- 
gica  de  superiori  di  Terra  santa,  Jérusalem,  1898,  p.  68-69; 
le  même,  art.  Quaresmius,  dans  The  catholic  encyclopedia, 
t.  xn,  p.  593;  II.  Hurter,  Nomenclalor,  3°  éd.,  t.  ni, 
col.  1063;  J.-Cli.  Brunet,  Manuel  du  libraire,  t.  iv,  P.iris, 
1863,  col.  007;  Mislin,  Les  saints  Lieux,  Paris,  1876,  c.  23; 
Sciiez,  dans  Littcr.  Rundschau,  1882,  col.  26)  sq. 

A.  Teetaert. 

1.  QUARRÉ  Barthélémy  (1580  [  ?  1-1643),  né, 
vers  1580,  à  Dijon,  d'un  professeur  du  collège  de  cette 
ville;  fut  pourvu  d'un  canonicat  le  27  avril  1609,  à  la 
collégiale  de  Dijon  et  en  même  temps  fut  vicaire  perpé- 
tuel à  l'église  Saint-Michel.  Il  mourut  à  Dijon,  en  16  13. 

'fous  les  écrits  de  Quarré  se  rapportent  à  la  piété  et, 
sous  un  titre  parfois  singulier,  renferment  des  notions 
théologiques  intéressantes  et  des  conseils  pratiques.  On 
peut  citer  La  manière  de  vivre  angèliquement,  Dijon, 
1624,  in-12.  —  Discours  spirituels  pour  consoler  les 
malades  et  parents  des  défunts,  ensemble  un  Traité  pour 
administrer  le  sacrement  de  l'extrême-onction,  Dijon, 
1627,  in-12.  —  La  garde  angélique,  Dijon,  1631  et 
1633,  iu-8°.  —  Le  chariot  angélique  pour  conduire  les 
âmes  au  ciel,  Dijon,  1632,  2  vol.  in-8°.  —  Explication 
de  l'office  el  des  cérémonies  que  l'Église,  et  le  peuple 
observent  aux  obsèques,  vigiles  el  messes  des  trépassés, 
Dijon,  1634,  in-8°.  Ordre  de  piété,  inspiré  par  le 
Saint-Esprit  pour  assister  le  saint  sacrement,  quand  on 
le  porte  aux  malades,  Dijon,  1637,  in-12. 

Papillon,  Btbliolh.  des  auteurs  de  Bourgogne,  t.  n,  p.  169; 
Morérl,  Grand  dicl.  hisl.,  éd.  de  1750,  I.  vin,  p.  657-658; 
Richard  et  Giraud,  Bibliolll.  sacrée,  t.  xx,  p.  317. 

J.  Carreyre, 

2.  QUARRÉ  Jean-Hugues  (1589-1656),  né  à 
Dftle  vers  1589.  docteur  de  Sorbonne,  fut  ordonné 
prêtre  en  Mil 3  et  devint  chanoine  théologal  de  la  collé- 
giale de  Poligny,  en  Franche-Comté.  Il  entra  à  l'Ora- 


1445 


QUARRÉ    (JEAN-HUGUES)   —    QUARTO  DÉCI  M  ANS 


1446 


toire  en  1018  et  fut  appelé  dans  les  Pays-Bas,  à  la 
demande  de  l'abbé  de  Saint-Cyran  et  de  Jansénius,  en 
avril  1631.  Il  acquit  alors  une  grande  réputation  de 
prédicateur;  admirateur  de  Jansénius,  il  donna  une 
approbation  enthousiaste  au  livre  de  VAugustinus,  en 
octobre  1641.  11  fut  prédicateur  de  l'infante  Isabelle, 
gouvernante  des  Pays-Bas,  et  devint  prévôt  de  la  con- 
grégation de  l'Oratoire  en  Flandre.  Il  mourut  à 
Bruxelles  le  26  mars  1656. 

Quarré  a  composé  un  certain  nombre  d'écrits,  où 
Ton  trouve  presque  toujours  des  traces  de  son  amour 
de  Jansénius.  Il  faut  citer  Trésor  spirituel  contenant  les 
excellences  du  clirislianisme  et  les  adresses  pour  arriver 
à  la  perfection  chrétienne  par  les  voies  de  la  grâce  et  d'un 
entier  abandonnement  à  la  conduite  de.  Jésus-Christ, 
dédié  à  l'infante,  Bruxelles,  1632,  in-12,  revu  et  aug- 
menté, in-8°,  Mons,  1633;  d'autres  éditions  parurent  à 
Paris.  1632,  1637,  1657.  Une  7«  édition,  in-12,  Paris, 
1660,  porte  un  nouveau  titre  :  Trésor  spirituel  conte- 
nant les  obligations  que  nous  avons  d'être  à  Dieu  et  les 
vertus  qui  nous  sont  nécessaires  pour  vivre  en  par/ait 
chrétien.  —  Les  dévots  entretiens  de  l'âme  chrétienne, 
Bruxelles,  1640,  in-12.  —  Traité  de  la  pénitence  chré- 
tienne, où  sont  exposées  les  parties  de  ce  sacrement  et  de 
la  manière  de  faire  une  bonne  confession,  Paris,  1648, 
in-12;  l'auteur  y  enseigne  l'insuffisance  de  la  crainte 
des  peines  de  l'enfer  pour  obtenir  le  pardon  de  ses 
fautes.  —  La  vie  de  la  bienheureuse  Mère  Angèlc,  pre- 
mière fondatrice  de  la  congrégation  de  Sainte- Ursule, 
enrichie  de  plusieurs  remarques  et  pratiques  de  piété  bien 
utiles  pour  la  conduite  de  toutes  sortes  de  personnes  et  la 
vertu,  Paris,  1648,  in-12.  — -  Réponse  <i  un  écrit  qui  a 
pour  titre  :  Avis  donné  en  ami  «  un  certain  ecclésias- 
tique de  Louvain,  au  sujet  de  la  bulle  du  pape  Ur- 
bain VIII,  qui  condamne  le  livre  portant  le  litre  :  Au- 
gustinus  Cornelii  Jansenii,  Paris,  1649,  in-12.  C'est 
une  réplique  à  un  ouvrage  qui  conseillait  de  se  sou- 
mettre à  la  bulle  In  eminenti;  on  lit,  dans  l'écrit  de 
Quarré,  que  «  l'ouvrage  de  Jansénius  n'a  été  condamné 
que  sur  un  faux  supposé,  qui  n'oblige  pas  en  conscience 
car  il  est  inexact  que  le  livre  de  Jansénius  renouvelle 
des  propositions  déjà  condamnées  dans  Baius  ».  — 
Le  riche  charitable  ou  de  l'obligation  que  les  riches  ont 
d'assister  les  pauvres  et  de  la  manière  qu'il  faut  faire 
l'aumône,  Paris,  1653,  in-12,  dédié  à  l'archevêque  de 
Malincs,  Jacques  Boonen.  —  Direction  spirituelle  pour 
tes  âmes  à  qui  Dieu  inspire  le  désir  de  se  renouveler 
de  temps  en  temps  en  la  piété,  par  une  sérieuse  retraite 
île  quelques  jours,  où  sont  contenues  des  méditations  sur 
Jolis  les  devoirs  du  chrétien.  Paris,   1654,  in-12. 

Micîiaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxiv,  p.  602;  Moréri, 

Graml  iliei.  hisl.,  éd.  de  1759,  t.  vin,  i>.t'>:>7;  Feller-Weiss, 
Biogr.  univers.,  t.  vu,  p.  108;  Richard  el  Giraud,  Biilioth. 
sacrée,  t.  xx,  p.  310-317;  Foppens,  Biblioth.  sacra.  II1  purs, 
p.  665-660;  de  Boussu.  Histoire  de  Mons,  p.  4.'Î2;  A.  Ma- 
tliieu,  Biogr.  montoise,  p.  251  ;  Paquot,  Mémoires  poiw  servir 
à  l'hist.  lillér.  des  dix-sept  provinces,  éd.  in-K",  t.  i,  p.  2">0- 
260;  Swert,  Ncerologiiim  aliquot  utriusque  sexus  roma.no- 
eatholicorum  qui  vel  scientia  vel  pietate,  claruerunt  ah  anno 
1600  usque  ad  annum  1739,  p.  45-46;  Batterel,  Mémoires 
domestiques  iionr  servir  à  l'hist.  de  l'Oratoire,  t.  n,  p.  ri:\- 
434;  Feret,  La  faculté  de  théologie  de  Paris  et  ses  docteurs  les 
pins  célèbres.  Époque  moderne,  t.  v,  p.  :;:'>S-:5!2;  Biogr. 
nat.  de  Belgique,  t.  win,  col.  4O3-40C. 

J.  Carkeyre. 
QUARTODÉCIMANS.  -  Nom  par  lequel  on 
désigne  les  partisans  de  l'ancien  comput  pascal,  qui 
fixait  au  !  Ie  jour  de  la  lune  du  printemps,  à  quelque 
jour  de  la  semaine  qu'il  tombal,  la  célébration  de  la 
fête  de  Pâques.  Voir  l'art.  Pâques,  t.  XI,  col.  1948  sq. 
Cet  usage,  asiate  à  sou  point  de  départ,  a  dû  tenter  de 
s'introduire  en  Occident.  On  ne  comprendrait  pas  sans 
cela  l'attitude  du  pape  Anicet  dans  cette  question,  ni, 
à  plus  forte  raison,  telle  du  pape  Victor.  Il  est  remar- 


quable d'ailleurs  que  le  prêtre  Hippolyte  de  Bonn-  s'est 
préoccupé  à  deux  reprises  des  quartodécimans ;  d'a- 
bord dans  son  Sgntagma,  perdu  sans  doute,  mais  que 
l'on  peut  reconstituer  conjecturalement  par  la  compa- 
raison de  pseudo-Tertullien,  De  hœresibus,  n.  8,  P.  L., 
t.  n,  col.  72,  d'Épiphane,  Hseres.,  l,  P.  G.,  t.  xli, 
col.  881  sq.,  et  de  Filastrius,  Hseres.,  lxxxvii,  P.  L., 
t.  xn,  col.  1198;  ensuite  dans  la  Refutatio  (Philoso- 
phoumena),  1.  VIII,  c.  xvin,  éd.  Wendland,  p.  237. 

Mais,  s'il  y  eut  à  Borne  et  en  Occident  une  poussée 
quartodécimane  —  pseudo-Tertullien  déclare,  sans 
que  nous  puissions  contrôler  son  renseignement,  qu'un 
certain  Blastus  aurait  causé  un  schisme  à  ce  propos  (cf. 
Eusèbe,  Hist.  eccl.,  1.  V,  c.  xv)  —  si  cette  poussée  appa- 
raît en  relation  avec  le  mouvement  montaniste,  il  faut 
croire  cependant  qu'elle  y  eut  peu  de  succès.  Les  héré- 
siologues  occidentaux  du  début  du  ve  siècle  ne  men- 
tionnent les  quartodécimans  que  par  ouï-dire  et  par 
souci  d'être  complets;  c'est  le  cas  de  Filastre,  le  cas 
aussi  de  saint  Augustin,  De  hœres.,  29,  P.  L.,  t.  xi.ii, 
col.  51,  auquel  l'auteur  du  Prwdestinatus  ajoute 
quelques  détails,  relatifs  d'ailleurs  à  l'Orient  et  sur 
l'authenticité  desquels  on  aimerait  être  plus  au  clair. 
Cf.  1.  I,  n.  29,  P.  L.,  t.  lui,  col.  597. 

C'est  en  Orient  que  la  pratique  quartodécimane  s'est 
maintenue.  Nous  ignorons  à  quelle  date  les  commu- 
nautés catholiques  d'Asie  y  ont  renoncé  pour  se  rallier 
à  l'usage  dominical.  C'était  chose  faite  a  l'époque  du 
concile  de  Nicée.  Mais  ladite  coutume  s'était  gardée 
dans  les  nombreuses  sectes  de  la  région  phrygienne  et 
des  alentours,  où  se  conservait  l'esprit  du  montanisme, 
revigoré  dans  la  seconde  moitié  du  [IIe  siècle  par  les 
influences  novatiennes.  Il  n'est  pas  étonnant  que  dans 
ces  milieux,  où  l'on  se  piquait  d'archaïsme,  l'on  soit 
demeuré  fidèle  à  un  usage  qui  se  réclamait  du  patro- 
nage de  l'apôtre  Jean  et  des  grandes  lumières  de 
l'Asie  ».  Encore  est-il  que  l'uniformité  ne  régna  pas 
longtemps.  Pendant  que  les  uns  restaient  absolument 
fidèles  au  comput  judaïque,  d'autres  se  ralliaient  à  un 
nouveau  système.  On  venait  de  découvrir  (après  325), 
les  Actes  apocryphes  de  Pilule,  qui  fixaient  la  date  de 
la  passion  de  Jésus  au  25  mais  (8  des  calendes  d'avril). 
C'est  cette  date  qui  rallia  les  suffrages  d'un  certain 
nombre  de  dissidents.  Ils  célébraient  donc  Pâques 
comme  une  fête  lixe.  C'était  en  Cappadoce  surtout  que 
cette  manière  de  faire  sciait  imposée.  De  CC  chef 
d'ailleurs,  on  rompait  entièrement  aussi  bien  avec  les 
chrétiens  qu'avec  les  juifs,  dont  le  comput  pascal étail 
rattaché  à  l'année  lunaire.  Ceux  qui  procédaient  ainsi 
ne  peuvent  plus  s'appeler  des  quartodécimans. 

Mais  il  restait  au  Ve  siècle  des  quartodécimans 
authentiques.  Sans  appuyer  autrement  sur  la  donnée 
du  Prsedestinatus,  qui  nous  montre  saint  Jean  Chry- 
sostome  ralliant  à  l'Église  «  en  beaucoup  de  cités  »  de 
ces  communautés  dissidentes,  on  peut  faire  état  de  la 
notice  de  Théodore!  dans  Ihcrelic.  fabul.  con/ut.,  [II, 
1.  /'.  (',.,  t.  i.xxxiii,  col.  !!).">  ;  l'évêque  de  Cyr  note  que 
les  quartodécimans  sont  en  rapports  étroits  avec  les 
novatiens.  On  doit  surtout  relever  la  mention  qui  es1 
laite  des  quartodécimans  à  la  fameuse  Actio  vi  du 
concile  d'Éphèse  (28  juill.  131).  connue  sous  le  nom 
A'Actio  Charisii.  A  celte  séance,  un  certain  Charisius, 
économe  »  de  l'Église  de  Philadelphie,  exposa  com- 
ment à  des  quartodécimans  de  la  région  lydienne  qui 
voulaient  se  réunir  à  la  grande  Église,  des  gens  de  l'en- 
tourage de  Neslorius  (voir  ce  qui  est  dit  par  Sociales, 
Hist.  eccl..  I.  VII.  c.  xxix,  de  l'action  de  celui-ci) 
avaient  demandé  la  souscription  d'un  formulaire  de 
foi  extrêmement  suspect  au  point  de  vue  christolo- 
gique.  Voir  Mansi,  Concil.,  t.  iv,  col.  1311  sq.;  cf. 
E.  Schwarz,  Acta  concil.  œcum.,  t.  i,  vol.  i,  fasc.  7, 
p.  H5  sq.  Nous  avons  ainsi  une  vingtaine  d'abjura- 
tions, dont  les  signataires  déclarent  renoncer  à  1'      lie 


I  147 


OUAKTODECIMANS 


OU  AT  RE -TE  M  PS 


1448 


résie  »  quartodécimane;  quelques-uns  seulement  y 
ajoutent  les  cireurs  novatiennes.  On  a  douté,  il  est  vrai 
de  L'authenticité  du  procès-verbal  de  cette  Actio  Cha- 

risii,  qui  aurait  été  fabriqué  en  bloquant  des  docu- 
ments de  provenance  diverse.  Mais  il  n'en  reste  pas 
moins  qu'à  Éphèse  on  s'est  occupé  du  cas  de  quartodé- 
cimans  désireux  de  revenir  à  l'Église  catholique.  Cette 
pièce  intéressante  et  la  donnée  de  Socrates  nous  invi- 
tent toujours  à  chercher  au  centre  de  l'Asie  Mineure 
l'habitat  de  ces  communautés  dissidentes,  en  rapports 
plus  ou  moins  étroits  avec  les  cathares  ou  novatiens. 
L'erreur  quartodécimane  durera  autant  que  le  nova- 
tianisme  et  disparaîtra  avec  lui. 

Voir  In  bibliographie  de  l'art.  Pâques  et  «le  l'art.  Nova- 
i  il  n.    I.    XI,   col.   84!>. 

É.  Amann. 

QUATRE-TEMPS. — Les  quatre-temps  sont 
des  jours  d'abstinence  et  de  jeûne  prescrits  par  l'Église 
au  commencement  de  chaque  saison.  I.  Origine.  II. 
Histoire.  III.  Mystique  et  discipline  actuelle. 

I.  Oiugine.  —  Deux  opinions  existent  sur  la  ma- 
nière dont  se  sont  établis  ces  jeûnes  périodiques  : 

1°  Pour  Mgr  Duchesne,  ils  sont  la  continuation  du 
jeûne  hebdomadaire  des  mercredi,  vendredi  et  samedi 
«  tel  qu'il  était  à  l'origine,  mais  porté  à  un  degré  spé- 
cial de  rigueur,  tant  par  le  maintien  du  mercredi  que 
par  la  substitution  d'un  jeûne  réel  au  semi-jeûne  des 
stations  ordinaires.  Le  choix  des  semaines  où  le  jeûne 
était  ainsi  renforcé  fut  déterminé  par  le  commence- 
ment des  quatre  saisons  de  l'année.  »  Les  origines  du 
culte  chrétien,  3e  éd.,  p.  233.  Les  réunions  primitives  du 
mercredi  et  du  vendredi  ont  été  continuées  et  se  sont 
terminées,  au  moins  celles  du  mercredi,  par  la  synaxe 
liturgique;  la  leçon  prophétique,  sorte  de  deuxième 
épître,  disparue  de  la  plupart  des  messes  dans  le  cou- 
rant du  ve  siècle,  s'y  est  conservée.  La  messe  du  samedi 
avec  ses  cinq  leçons  suivies  chacune  d'un  graduel, 
d'une  oraison  avec  Flectamus  genua,  Levate,  du  chant 
du  Bcnedictus  et  de  la  lecture  d'une  épître  de  saint 
Paul,  est  l'office  de  la  vigile  du  dimanche,  avancé  plus 
tard  au  samedi  matin  :  les  fidèles  passaient  la  nuit  dans 
l'église  à  chanter,  à  écouter  les  lectures;  la  réunion  se 
terminait  par  la  messe  et,  jusqu'après  saint  Grégoire, 
le  dimanche  n'eut  pas  de  messe  propre  et  s'appela  à 
cause  de  cela  dimanche  vacant.  Mais  cette  théorie,  qui 
rend  bien  compte  du  choix  des  jours,  mercredi,  ven- 
dredi et  même  samedi,  considéré  comme  la  continua- 
tion du  jeûne  du  vendredi,  n'explique  pas  suffisam- 
ment celui  des  semaines,  ni  certaines  particularités. 

1.  En  effet,  quand  ils  apparaissent  dans  l'histoire, 
au  milieu  du  ve  siècle,  avec  les  sermons  de  saint  Léon; 
ces  jeûnes  n'existent  qu'à  Rome  et  jusqu'au  milieu  du 
VIe  siècle,  ils  ne  se  trouvent  qu'à  Rome.  Tertullien, 
saint  Jérôme,  Eusèbe  ne  parlent  pas  des  quatre- 
temps,  quoiqu'ils  traitent  des  jeûnes.  Le  pape  leur 
donne  une  origine  trop  lointaine  en  les  faisant  remon- 
ter aux  apôtres,  en  les  considérant  comme  un  usage  de 
la  Synagogue  conservé  par  les  apôtres  :  Illud  (lempus) 
est  studiosius  observandum,  quod  aposlolicis  accepimus 
traditionibus  consecralum.  Serm.,  xn,  4.  Decimi  hujus 
mensis  solemne  jejunium...  de.  observantia  veteris  legis 
rissumplum  est.  Serm.,  xv,  2;  cf.  xvi,  2;  xvn,  1  :  xix: 
i.xxxix,  1  ;  xc,  f  ;  xcn,  1  ;  xcm,  3.  Le  Liber  pontiftea- 
lis,  dont  la  rédaction  est  postérieure,  en  attribue  l'insti- 
tution à  saint  Callist e  (21  8-225)  :  C.onstiluitjejuniumdie 
sabbati  1er  in  anno  fini,  frtimrnli,  vitli  cl  olei  sccundiim 
prophetiam.  Éd.  Duchesne,  t.  i,  p.  111.  Il  les  rattache, 
comme  saint  Léon,  aux  jeûnes  judaïques,  dont  il  est 
question  dans  la  prophétie  fie  Zacharie  :  <  Le  jeune  du 
quatrième  mois,  le  jeûne  du  cinquième,  le  jeûne  du 
septième  et  le  jeûne  du  dixième  mois  deviendront  pour 
la  maison  de  Juda  des  jours  de  réjouissance  el   d'allé- 


gresse, des  solennités  joyeuses.  »  Zach.,  vm,  19.  L'ap- 
plication du  texte  d'un  prophète  de  l'Ancien  Testa- 
ment aux  quatre-temps  romains  est  un  rapprochement 
ingénieux,  rien  de.  plus.  Quant  à  l'attribution  à  saint 
Calliste  de  celte  institution,  rien  ne  peut  permettre  de 
l'affirmer  ni  de  la  contester  . 

Quelle  tpie  soit  au  juste  l'époque  de  leur  apparition, 
me  ou  Ve  siècle,  il  est  certain  que,  jusqu'au  milieu  du 
vie  siècle,  ils  n'existent  qu'à  Rome,  malgré  l'insistance 
des  papes  auprès  des  évèques  d'Italie  et  d'ailleurs  sur 
la  nécessité  d'observer  ces  jeûnes  des  quatre  saisons  et 
de  réserver  pour  ces  jours  l'ordination  des  ministres 
sacrés.  Pelage  Ier,  parlant  de  l'un  d'entre  eux,  s'ex- 
prime ainsi  :  «  Si  l'ordinand  ne  peut  être  prêt  pour  le 
samedi  après  le  baptême,  qu'il  attende  jusqu'au  jeûne 
du  quatrième  mois.  »  Dans  Yves  de  Chartres,  Decr.,  vi. 
112,  P.  L.,  t.  clxi.coI.  472.  «  NiàCapoue,  sous  l'évêque 
Victor  au  milieu  du  vic  siècle,  ni  à  Naplcs  au  siècle  sui- 
vant, ni  nulle  part  en  Italie,  on  ne  semble  s'être  con- 
formé en  ce  point  à  l'usage  romain.  »  Dom  Morin, 
L'origine  des  quatre-temps,  dans  Revue  bénédictine, 
t.  xiv,  1897,  p.  339.  Il  est  donc  bien  difficile  de  ratta- 
cher à  une  pratique  générale  de  l'Église  ce  qui  est 
resté  longtemps  le  propre  de  l'Église  de  Rome. 

2.  Saint  Augustin  affirme  que,  à  la  fin  du  ive  siècle, 
les  chrétiens  de  Rome  avaient  encore  l'habitude  de 
jeûner  toute  l'année  le  mercredi,  le  vendredi  et  le 
samedi  et  qu'ils  avaient  ailleurs  des  imitateurs  :  verum 
etiam  chrislianus  qui  quarto  et  sexta  et  ipso  sabbalo 
jejunare  consuevit,  quod  fréquenter  Romana  plebs  jacit. 
Epist.,  xxxvi,  8,  écrite  en  396-397.  En  416,  le  pape 
Innocent  Ier  rappelle  à  Décentius,  évèque  d'Eugubium, 
l'obligation  d'observer  le  jeûne  du  samedi  toute  l'an- 
née et  non  pas  seulement  la  veille  de  Pâques.  Epist., 
xxv,  n.  7,  P.  L.,  t.  xx,  col.  555. 

3.  Comment  saint  Léon,  si  l'origine  était  un  jeûne 
conservé  seulement  quatre  fois  l'année  et  disparu  le 
reste  de  l'année,  aurait-il  pu  lui  donner  une  origine 
apostolique?  Il  y  a  donc  tout  lieu  de  croire  que  les 
quatre-temps  existaient  bien  avant  que  l'ordonnance 
primitive  de  la  semaine  liturgique  eût  été  modifiée. 

2°  Plusieurs  auteurs,  parmi  lesquels  dom  Morin,  art. 
cit.  et  Paul  Lejay,  dans  Rev.  d'histoire  et  de  littér.  reli- 
gieuse, 1902,  p.  361,  proposent  de  voir  dans  les  quatre- 
temps  la  transformation  de  fêtes,  ou  plus  exactement 
de  fériés  païennes.  Trois  fois  l'année,  à  peu  près  à  la 
même  époque  que  nous,  les  Romains  célébraient  des 
fêtes,  ou  plutôt  des  fériés,  pour  obtenir  la  protection 
des  dieux  sur  les  fruits  de  la  terre.  Les  fériés  des 
semailles  (sementinœ),  qui  d'après  Pline  le  Jeune  (Ilisl. 
mundi,  xvm,  56),  allaient  du  coucher  des  Pléiades,  11 
nov.,  au  solstice  d'hiver;  les  feriœ  messis,  qui  pou- 
vaient aller  du  mois  de  juin  au  mois  d'août  suivant  la 
température  du  pays  et  les  différentes  espèces  de 
grains;  les  feriœ  vindemiales,  qui  s'ouvraient  par  la 
fête  des  vinalia  le  19  août  et  duraient  jusque  vers 
l'équinoxe  de  septembre.  Trop  de  ressemblances  exis- 
taient entre  ces  fériés  païennes  et  nos  quatre-temps 
pour  qu'il  n'y  eût  pas  de  relation  entre  les  unes  et  les 
autres  : 

1.  Les  Romains  n'avaient  que  <  trois  temps  »  et  non 
quatre.  Cette  différence,  au  lieu  de  créer  une  difficulté 
peut  au  contraire  servir  de  preuve.  En  effet,  les  quai  re 
temps  de  carême  ne  remontent  probablement  pas  à  la 
même  antiquité  que  les  autres  :  ils  ne  sont  pas  men- 
tionnés dans  le  texte  cité  plus  haut  du  Liber  pontifi- 
calis,  qui  ne  parle  (pie  du  quatrième,  du  septième  et  du 
dixième  mois;  ils  existaient  au  temps  de  saint  Léon, 
mais,  chose  digne  de  remarque,  dans  les  plus  anciens 
livres  liturgiques,  les  formules  ne  font  aucune  allusion 
aux  fruits  de  la  terre  ;  sauf  quelques  passages  des  leçons 
du  samedi,  les  textes  se  rapportent  à  peu  près  exclu- 
sivement  au  jeûne  quadragésimal.    Dans  les   anciens 


1449 


QUATRE-TEMPS 


1450 


sacramentaires,  le  terme  quatre-temps  n'existe  pas 
encore.  Dans  le  gélasien,  il  n'y  a  de  messe  propre  que 
pour  les  mois  de  juin,  de  septembre  et  de  décembre. 
P.  L.,t.  lxxiv,  col.  1133,  1178,  1188;  les  quatre-temps 
de  mars  sont  simplement  indiqués.  Le  grégorien  a  une 
messe  pour  mars,  juin,  septembre,  non  pour  décembre. 
P.  L.,  t.  lxxviii,  col.  61,  115,  142. 

Paul  Lejay  cite  ce  texte  d'une  traduction  latine 
des  Canons  apostoliques  faite  par  Denys  le  Petit  : 
Ofjerri  non  liceat  aliquid  ad  allarc  precter  nouas  spicas  et 
uvas  et  oi.eum  ad  luminaria  et  (hymiama,  id  est  incen- 
sum  tempore  quo  sancta  celebratur  oblalio,  les  fruits  cor- 
respondant à  juin,  septembre  et  décembre.  Il  fait 
remarquer  que  le  texte  grec  ignore  les  épis  et  les  raisins 
et  ne  parle  que  de  l'huile,  comme  de  l'encens  pour 
l'usage  de  l'autel  :  il  suppose  que,  dans  sa  traduction 
retouchée,  Denys  s'inspire  de  sources  canoniques 
romaines  qui  lui  ont  fait  ajouter  les  épis  et  le  vin  : 
«  Ainsi,  les  tiois  fêtes  de  saison  de  l'Eglise  romaine 
peuvent  avoir  correspondu  aux  trois  fêtes  analogues  du 
calendrier  païen.  »  Dom  Morin,  art.  cit.,  p.  343.  Vrai- 
semblablement les  quatre-temps  de  carême  ont  été 
ajoutés  entre  l'époque  de  saint  Calliste  et  celle  de  saint 
Léon. 

2.  Autre  ressemblance.  Les  fériés  païennes  n'étaient 
pas  tout  à  fait  à  date  fixe,  mais  se  célébraient  un  peu 
plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard,  selon  que  la  saison  était 
plus  ou  moins  avancée.  Les  pontifes,  surtout  pour  les 
semenlinse,  devaient  en  annoncer  l'époque  précise 
quelque  temps  à  l'avance  (indicere).  Voir  Ovide, 
Fastes,  i,  657;  elles  prenaient  pour  cette  raison  le  nom 
de  Jeriic  conceptivœ  par  opposition  aux  autres  appelées 
feriœ  stativœ.  Dansl'usage  chrétien,  la  place  des  quatre- 
temps  est  restée  longtemps  assez  flottante;  aussi 
fallait-il  annoncer  les  quatre-temps  à  l'avance,  et  les 
premiers  sacramentaires  nous  ont  conservé  des  for- 
mules d'indiction:  ainsi  le  léonien  pour  le  septième  mois: 
Quarta  igitur  et  sexta  feria  succedenle  solitis  conventi- 
bus...  exequamur,  P.  L.,  t.  lv,  col.  105;  pour  le  dixième 
mois  :  Hac  hebdomade  nobis  decimi  recensenda  jejunia, 
ibid.,  col.  109.  Le  gélasien  s'exprime  ainsi  :  Nos  com- 
monet  illius  mensis  instaurata  devotio,  lxxxii,  P.  L., 
t.  lxxiv,  col.  1133.  Le  grégorien  contient  :  Denuntiatio 
jejuniorum  prinxi,  quarti,  seplimi  et  decimi  mensis, 
P.  L.,  t.  lxxviii,  col.  118.  Celui  qui  a  été  édité  par 
dom  Ménard  ajoute  que  cette  annonce  se  faisait  à  la 
messe,  après  Pcx  domini,  n.  407,  ibid.,  col.  393.  C'est 
peu  à  peu  seulement  que  l'on  est  arrivé  à  rattacher  ces 
jeûnes  à  certaines  semaines  fixes  du  cycle  liturgique; 
ainsi,  la  notice  de  Léon  II  au  Liber  poniificalis  nous 
donne  la  preuve  que,  encore  en  683,  le  samedi  des 
quatre-temps,  fixé  aujourd'hui  à  la  semaine  de  la  Pen- 
tecôte, n'eut  lieu  que  la  troisième  semaine  après  cette 
fête,  c'est-à-dire  le  27  juin.  Voir  Liber  pontificalis,  1.  II, 
?  150  et  n.  11,  t.  i,  p.  360,  362. 

3.  Une  autre  relation  s'impose.  Les  fériés  des  se- 
mailles ( sementinœ ) ,  qui  se  célébraient  en  décembre, 
étaient  les  plus  importantes.  Ovide  s'arrête  longue- 
ment  à  les  décrire,  elles  avaient  lieu  après  les  semailles 
et  pouvaient  à  cause  de  cela  être  retardées  jusqu'en 
janvier;  elles  se  terminaient  par  un  sacrifice  à  Cérès  et 
à  Tellus.  Le  poète  nous  a  conservé  le  thème  des  prières 
adressées  à  la  divinité  :  on  se  félicitait  de  ce  que  la 
charrue  avait  succédé  au  glaive,  on  remerciait  Cérès 
d'avoir  rétabli  la  paix.  Fastes,  i,  657  sq.  Voir  Darem- 
berg  et  Saglio,  Dicl.  des  antiq..  t.  vm,  col.  1182.  Les 
quatre-temps  de  décembre  ont  conservé  longtemps 
dans  l'Église  une  importance  particulière.  Il  semble 
que,  jusque  vers  le  pontificat  de  Simplicius  (168-483), 
il  n'y  ait  pas  eu  à  Rome  d'ordination  un  autre  jour  que 
la  veille  du  samedi  au  dimanche  qui  mettait  fin  à  ce 
grand  jeûne  de  la  saison  d'hiver.  Saint  Léon  toutefois 
(440-461)    recommande    la    grande    nuit    de    Pâques. 


Epist.,  ix,  ad  Discorum,  P.  L.,  t.  uv,  col.  626.  C'est  le 
pape  Gélase,  mort  en  196,  qui  permit  de  faire  les  ordi- 
nations des  prêtres  et  des  diacres  à  tous  les  quatre- 
temps  et  à  la  mi-carême.  Epist.,  ix,  ad  episc.  Luca- 
nise,  11,  P.  L.,  t.  i.ix,  col.  47. 

4.  Beaucoup  de  similitude  aussi  dans  la  nature  des 
fêtes,  dans  leur  objet.  Chez  les  Romains,  le  jour  de 
fête  n'est  pas  un  jour  de  joie,  mais  un  jour  de  pureté, 
de  purification.  Voir  l'art.  Feria',  dans  le  Dicl.  des 
antiq.,  t.  il,  21'  part.,  p.   1044. 

C'est  la  même  idée  qui  a  présidé  à  l'institution  et  à 
l'ordonnance  do  nos  quatre-temps  :  jours  de  fête  litur- 
gique sans  doute,  puisqu'il  y  a  station,  mais  jours  sur- 
tout de  pénitence,  puisque  le  jeûne  et  l'abstinence  sont 
prescrits.  Les  Romains  y  demandaient  la  production 
et  la  conservation  des  fruits  de  la  terre.  Les  premières 
fêtes  des  païens  avaient  été  des  fêtes  de  la  nature,  des 
fêtes  de  saisons,  quelques-unes  gardaient  encore  ce 
caractère  aux  premiers  temps  de  l'Église  et  même 
après  la  défaite  du  paganisme.  D'après  le  Feriale  Cam- 
panum  de  387,  on  célébrait  encore  à  Capoue  la  fête  des 
moissons  en  août,  celle  des  vendanges  en  octobre. 
«  Puissent  par  ces  fêtes,  disaient  les  païens,  grandir  les 
moissons.  Ex  his  jruges  grandescere  possinl.  » 

Les  chrétiens  demandent  la  même  chose  :  «  Jusque 
dans  les  moindres  détails,  le  formulaire  antique  des 
quatre-temps  reproduit  en  les  christianisant,  les  pen- 
sées et  les  préoccupations  qui  présidaient  à  la  solennité 
païenne.  Dom  Morin,  art.  cit.,  p.  3  11.  Ainsi,  aux 
quatre-temps  de  Noël,  le  thème  de  la  moisson  est 
transformé  d'une  façon  grandiose,  les  fruits  de  la  terre 
font  penser  au  fruit  béni  que,  pendant  l'Avent,  la 
Vierge  porte  dans  son  sein  :  »  Nous  sommes  invités... 
à  [lasser  de  la  vieillesse  à  la  nouveauté  de  vie.  de  telle 
sorte  que,  débarrassés  des  préoccupations  de  la  nour- 
riture temporelle,  nous  attendions  avec  de  plus  ar- 
dents désirs  l'abondance  des  dons  célestes  et  que,  par 
cet  aliment  qui  nous  est  fourni  en  des  faveurs  succes- 
sives, nous  parvenions  a  la  vie  qui  ne  finira  point.  » 
Préface  du  Sacr.  léonien,  xi.ni.  P.  L.,  t.  i.v,  col.  153. 
La  même  pensée  revient  dans  les  trois  autres  préfaces 
du  même  jour,  in  jejunio  mensis  decimi.  «  Pouvons- 
nous  désespérer  de  voir  la  fécondité  des  semences  con- 
fiées à  la  terre  lorsque,  dans  nos  supplications,  revient 
le  moment  de  l'année  où  nous  avons  à  vénérer  le  fruit 
de  salut,  (pie  nous  promet  la  Vierge  Mère,  le  Christ . 
notre  Seigneur?  Sacr.  gélasien,  préface  pour  le  mer 
credi,  P.  1...  t.  lxxiv,  col.  1188.  «  Attendu  par  les 
anciens  Pères,  annoncé  par  l'ange,  conçu  par  une  vierge, 
il  a  été  présenté  aux  hommes  à  la  fin  des  siècles.  » 
Sacr.  grégorien,  préface  pour  le  mercredi,  P.  L., 
t.  lxxviii,  col.   192-193. 

Aperiatur  terra  ri  germinel  Salvatorem,  avait  écrit 
[sale,  xlv,  8,  dans  le  même  sens,  et  l'Église  le  répète 
pendant  l'Avent.  Le  prophète  avait  dit  aussi,  pour 
annoncer  le  règne  de  ce  roi  de  la  paix  :  Con/labunt  gla- 
dios  in  vomercs  et  lanceas  suas  in  falces,  n,  1,  paroles 
que  nous  lisons  le  mercredi  des  quatre-temps  de  l'A- 
vent. et  qui  se  retrouvent  à  peu  près  les  mêmes  dans 
Ovide  quand  il  célèbre  la  transformation  des  armes  de 
la  guerre  en  instruments  pacifiques  de  l'agriculture. 
Fastes,  i,  697  sq.  Les  lectures  du  samedi  des  quatre- 
temps  de  carême  développent  le  thème  habituel  en  pro 
mettant  la  prospérité  à  Israël;  celles  du  samedi  après 
la  Pentecôte  parlent  de  l'offrande  des  prémices;  celles 
des  quatre-temps  de  septembre  restent  plus  fidèles 
encore  à  l'idée  primitive. 

5.  A  l'exception  des  quatre-temps  de  décembre  où 
tout  converge  vers  la  venue  du  Rédempteur,  il  y  a  dans 
les  évangiles  des  autres  quatre-temps,  une  lecture  rela- 
tive à  l'expulsion  des  démons,  à  la  délivrance  des  pos- 
sédés: transfiguration,  avant  le  deuxième  dimanche  de 
carême;   guérison   de  la   belle-mère   de  saint    Pierre, 


1451 


QUATRE-TEMPS 


1452 


samedi  après  la  Pentecôte;  guérison  d'un  fils  victime 
d'un  esprit  muet,  d'une  fille  d'Abraham  liée  par  Satan, 
mercredi  et  samedi  des  quatre-temps  de  septembre.  Si 
l'on  admet  que  les  quatre-temps  ont  été  institués  pour 
faire  concurrence  aux  solennités  païennes  des  saisons, 
on  comprend  mieux  pourquoi  on  a  choisi  ces  passages. 
Deux  textes  de  saint  Léon,  relatifs  à  la  fête  des  col- 
lectes, imitée  aussi  des  païens  et  qui  a  disparu,  con- 
firment cette  supposition  :  «  Parce  que,  dit-il,  en  ce 
temps-là,  le  peuple  païen  s'adonnait  davantage  à  la 
superstition,  il  faut,  à  la  place  des  sacrifices  profanes 
des  impies,  présenter  l'offrande  très  sacrée  de  nos 
aumônes.  »  Serin.,  ix,  n.  3.  <  Chaque  fois  que  l'aveu- 
glement des  païens  se  montrait  plus  intense  à  inventer 
des  supersititions,  alors  le  peuple  de  Dieu  redoublait  de 
prières  et  d'œuvres  de  piété.  »  Serm..  vin.  II  y  a  donc 
plus  que  des  conjectures  dans  l'opinion  proposée  par 
dom  Morin  :  «  Peut-être  la  vérité  se  trouve-t-ellc  dans 
l'union  des  deux  théories,  et  les  quatre-temps,  insti- 
tués en  effet  dans  le  dessein  qu'indique  dom  Morin, 
n'ont-ils  été  fixés  au  mercredi  et  au  vendredi  que  parce 
que  ces  deux  jours  étaient  tout  désignés  par  leur  rôle 
primitif  dans  la  semaine  chrétienne.  »  Villien,  Hist. 
des  commandements  de  l'Église,  p.  217. 

II.  Histoire.  —  1°  D'origine  romaine,  les  quatre- 
temps  sont  restés  assez  longtemps  purement  romains 
et,  malgré  l'importance  que  saint  Léon  leur  donnait, 
puisqu'il  les  disait  établis  par  les  apôtres,  au  milieu 
du  VIe  siècle  Home  seule  les  pratiquait.  C'est  en  vain 
que  les  papes  insistent  dans  leurs  lettres  aux  évoques 
d'Italie  et  d'ailleurs  pour  les  obliger  à  observer  ces 
jeûnes  des  quatre  saisons  et  à  réserver  pour  ces  jours-là 
l'ordination  des  ministres  sacrés.  Leurs  exhortations 
ne  furent  guère  écoutées  pendant  des  siècles  :  «  Ni  à 
Capoue,  sous  l'évêque  "Victor  au  milieu  du  vie  siècle,  ni 
à  Naples  au  siècle  suivant,  ni  nulle  part  ailleurs  en 
Italie  on  ne  semble  s'être  conformé  en  ce  point  à 
l'usage  romain.  »  Dom  Morin,  art.  cité,  p.  339. 

2°  Les  missionnaires  envoyés  par  le  pape  saint  Gré- 
goire Ie»  durent  vraisemblablement  l'introduire  en 
Angleterre.  Il  est  même  intéressant  de  constater  que  le 
premier  document  que  nous  connaissions  sur  l'obser- 
vance des  quatre-temps  en  Angleterre  ne  mentionne 
que  les  trois  séries  de  jeûne  les  plus  anciennes  des 
quatrième,  septième  et  dixième  mois;  on  y  insiste  sur 
l'obligation  de  se  conformer  à  la  coutume  romaine  qui, 
à  ce  qu'il  semble,  n'a  été  acceptée,  là  aussi,  que  diffi- 
cilement, lui  effet,  le  IIe  concile  de  Cloveshoe  (747), 
c.  XVIII,  veut  que  ces  jeûnes  soient  annoncés  à  l'avance  : 
.t  nie  horum  initia  per  singulos  annos  admnnealur  plebs, 
qualenus  légitima  universalis  Eeelesi;r  sciai  alque  obser- 
vet  jejunia,  concorditerque  nnii>crsi  id  faciant,  née  ullate- 
nus  in  ejusmodi  discrepent  observatione,  sed  secundum 
exemplar,  quod  juxta  ritum  romanes  Ecclesise  description 
est,  slndeant  cclcbrarc.  Mansi,  Concil.,  t.  xil,  col.  401. 

Toutefois,  à  peu  près  à  la  même  époque,  Egbert 
d'York  (732-766)  indique  sur  ces  jeûnes  une  discipline 
bien  établie,  qu'il  fait  remonter  par  saint  Augustin  de 
Cantorbéry,  jusqu'à  saint  Grégoire  lui-même.  Le 
jeûne  du  premier  mois  est  dans  la  première  semaine  de 
carême,  le  deuxième  dans  la  semaine  après  la  Pente- 
côte, le  troisième  dans  la  semaine  avant  l'équinoxe, 
qu'elle  soit  ou  non  la  troisième  de  septembre,  le  qua- 
trième  dans  la  semaine  qui  précède  Noël.  Egbert,  De 
inslit.  cath.,  c.  xvi,  De  jejunio  quat.  temp.,  /'.  /.., 
t.   i.xxxix,  col.    111-1  12. 

La  règle  cependant  n'étail  pas  absolument  uni- 
forme, cl  le  concile  d'Enham  (1009),  C.  XVI,  qui  décide 
([n'en  Angleterre  on  obéira  aux  prescriptions  de  saint 
Grégoire,  reconnaît  qu'on  ne  le  l'ait  point  partout  : 
quamvis  alise  (/entes  aliter  exereueriinl.  Mansi,  op.  cit., 
I.  xix,  col.  308. 

3°  C'esl  sans  doute  par  l'intermédiaire  des  moines 


envoyés  par  l'Angleterre  en  Germanie  au  vme  siècle 
que  celle-ci  connut  les  quatre-temps  et  là  aussi  il  fut 
nécessaire  d'insister  pour  en  imposer  l'obligation,  té- 
moin le  concile  d'Estinnes  de  743  :  Doceant  etiam 
presbijteri  populum  quatuor  légitima  lemporum  jejunia 
observare,  hoc  est  in  mense  marlio,  junio,  septembrio  el 
decembrio,  quando  sacri  ordines  juxta  statuta  canonum 
agunlur.  Statuta  S.  Bonifacii  in  conc.  Leplinen.,  ut 
videlur  promulgata,  c.  xxx,  P.  L.,  t.  lxxxix,  col.  823. 
Ce  décret  n'est  pas  à  proprement  parler  rédigé  par  le 
concile,  il  est  plutôt  une  décision  de  saint  Boniface 
qui  le  communiqua  à  son  clergé  pendant  le  concile  ou 
à  l'occasion  du  concile.  La  mention  des  ordinations 
faites  aux  quatre-temps  fait  penser,  il  est  vrai,  plus 
aux  usages  romains  qu'à  une  origine  anglaise  :  c'est 
la  première  t'ois  qu'il  en  est  question  dans  l'Église 
germanique. 

Un  peu  plus  lard,  en  769,  un  capitulaire  de  Charle- 
magne  rappelle  aux  autres  pays  de  l'empire  franc 
l'obligation  d'observer  les  quatre-temps  et  de  les 
annoncer  aux  peuples.  Éd.  Boretius,  dans  Mon.  Germ. 
hist.,  t.  i,  [>.  16.  Et  en  813  le  concile  de  Mayence  fixe 
non  seulement  la  semaine  du  mois  pour  chacun  d'eux, 
mais  aussi  l'heure  à  laquelle  le  jeûne  peut  prendre  (in  : 
"  Que  les  jeûnes  des  quatre-temps,  dit-il,  soient  obser- 
vés par  tous,  c'est-à-dire  la  première  semaine  de  mars  : 
que  le  mercredi,  le  vendredi  et  le  samedi  tous  viennent 
à  l'église  à  l'heure  de  none  pour  les  litanies  et  la  messe; 
de  même  la  deuxième  semaine  de  juin,  que  l'on  jeûne 
le  mercredi,  le  vendredi  et  le  samedi  jusqu'à  l'heure  de 
none  et  que  l'on  fasse  abstinence;  de  même  la  troi- 
sième semaine  de  septembre  et  en  décembre,  la  der- 
nière semaine  pleine  avant  la  vigile  de  la  nativité  du 
Seigneur,  comme  il  est  de  tradition  dans  l'Église 
romaine.  »  Conc.  Mogunt..  c.  xxxiv,  Mon.  Germ.  hist.. 
Concilia,  t.  n,  p.  269. 

4°  La  discipline  est  donc  fixée  dans  tout  l'empire 
soumis  aux  Carolingiens;  on  se  contentera  désormais 
d'y  rappeler  les  décrets  antérieurs  ou  même  d'y  faire 
une  simple  allusion,  ainsi  Hérard  de  Tours  dans  ses 
Capitula  :  «  Quant  aux  jeûnes  des  quatre-temps  et 
ceux  établis  pour  différentes  nécessités,  on  ne  peut 
s'en  dispenser  que  pour  certaines  infirmités.  »  Capilul., 
c.  x,  Mansi,  Concil.,  t.  xvi  (append.),  col.  678.  Réginon 
de  Prûm  (f  915)  et  Burchard  (f  1023)  citent  avec  des 
variantes  le  texte  du  concile.  Beginon,  De  Eccles. 
disciplina,  1.  I,  c.  cci.xxvn,  P.  L.,  t.  cxxxn,  col.  2  13; 
Burchard,  Décréta,  1.  XIII,  c.  n,  P.  L.,  t.  cxl,  col.  885. 
Il  est  donné  en  abrégé  par  Gratien,  dist.  LXXXI, 
c.  2.  Voir  aussi  Villien,  op.  cit.,  p.  223. 

5°  A  voir  l'insistance  que  mettent  les  évêques  à  en 
surveiller  l'observance,  à  punir  les  manquements  de 
sévères  pénitences,  il  est  permis  de  penser  que  ces 
jeûnes  n'ont  jamais  été  très  bien  accueillis  dans  nos 
pays.  Les  confesseurs  doivent  demander  si  l'on  >  a 
manqué  et  imposer  dans  ce  cas  un  jeûne  de  quarante 
jours  au  pain  et  à  l'eau.  Burchard,  Décréta.  1.  XIX. 
c.  v,  P.  L..  t.  c.xi,.  col.  962. 

En  Italie,  même  difficulté  pour  les  faire  accepter; 
Bathier  de  Vérone  (f  97  1),  un  des  rares  qui  en  parle, 
impose  à  ses  prêtres  «  de  les  recommander  de  toutes 
leurs  forces  et  par  tous  les  moyens,  ainsi  que  ceux  des 
Rogations  cl  de  la  Litanie  majeure  ».  Synodica  ml 
presbyteros,  /'.  /...  t.  cxxxvi,  col.  562. 

6°  A  la  lin  du  xi°  siècle,  les  semaines  indiquées  plus 
haut  étaient,  à  quelques  exceptions  près,  admises 
dans  un  grand  nombre  de  pays  :  l'Angleterre  ccpeu 
dant  mettait  le  jeûne  du  premier  mois  à  la  première 
semaine  de  carême.  Egbert,  De  inslil.  cath.,  c.  XVI, 
De  jejunio  quai,  temp.,  P.  L.,  t.  lxxxix,  col.  III; 
d'autres  coutumes  locales  existaient  encore.  Le  concile 
de  Seligenstadl  (1022),  can.  2,  dans  le  but  d'établir 
l'uniformité,  décréta  que,  si  le  mois  de  mars  commen- 


1453 


OU  AT  RE -TE  M  PS 


1454 


çait  par  un  jeudi,  les  quatre-temps  seraient  remis  à  la 
semaine  suivante;  si  les  quatre-temps  de  juin  tom- 
baient dans  la  semaine  qui  précède  la  Pentecôte,  ils 
seraient  renvoyés  à  la  semaine  suivante;  les  diacres 
prendront  la  dalmatique,  on  chantera  alléluia,  mais 
non  Flectamus  genua;  si  le  mois  de  septembre  com- 
mençait par  un  jeudi,  le  jeûne  aurait  lieu  la  quatrième 
semaine;  le  jeûne  de  décembre  serait  toujours  la 
semaine  qui  précéderait  la  vigile  de  Noël.  Gratien, 
dist.  LXXVI,  c.  3. 

Il  faut  croire  que  l'uniformité  ne  fut  pas  établie  par 
le  fait,  car  le  concile  de  Rouen  de  1072,  c.  ix,  rappelle 
encore  que,  en  conformité  avec  l'institution  divine, 
secundum  divinam  institulionem,  on  mettait  les  quatre- 
temps  à  la  première  semaine  de  mars,  la  deuxième  de 
juin,  la  troisième  de  septembre  et  de  décembre.  Mansi, 
op.  cit.,  t.  xx,  col.  37.  Elle  ne  le  fut,  théoriquement  du 
moins,  que  sous  Grégoire  VII  qui  fixa,  selon  la  cou- 
tume de  Rome,  les  deux  premiers  quatre-temps  non  à 
la  première  semaine  de  mars  et  à  la  deuxième  de  juin, 
mais  à  la  première  de  carême  et  à  celle  de  la  Pentecôte. 
Micrologus,  24-27,  P.  L.,  t.  cli,  col.  995.  La  décision 
fut  enregistrée  en  Germanie  par  le  concile  de  Qued- 
limbourg  (1085),  can.  6,  Mansi,  op.  cit.,  t.  xx.  col.  608; 
en  Italie,  au  concile  de  Plaisance  en  1095,  Urbain  II 
confirma  le  décret  de  son  prédécesseur,  Statuimus, 
dist.  LXXVI,  c.  4,  de  même  au  concile  de  Clermont,  en 
1095,  can.  27,  et  depuis  il  n'y  a  plus  eu  de  changement. 

7°  La  pratique  ne  fut  pas  uniforme  pour  cela;  un 
demi-siècle  plus  tard,  Geoffroy  de  Vendôme  priait 
encore  Hildebert  de  Lavardin  de  lui  dire  en  quelle 
semaine  de  juin  il  fallait  jeûner,  et  en  1222  un  concile 
d'Oxford,  can.  8,  indiquait  la  première  semaine  de 
mars  pour  la  première  série,  et  pour  la  deuxième  «  la 
première  semaine  après  les  litanies  ou  la  semaine  de 
la  Pentecôte».  Mansi,  op.  cit.,  t.  xxn,  col.  1151. 
Bernon  de  Reichenau  se  demandait  s'il  était  permis  de 
faire  le  jeûne  la  semaine  du  1er  mars  quand  ce  jour 
était  un  vendredi  ou  un  samedi,  alors  que  le  mercredi 
était  encore  en  février.  P.  L.,  t.  cxlii,  col.  1097.  «  A 
partir  de  cette  époque,  dans  la  plus  grande  partie  de 
l'Église  latine,  règne,  grâce  au  décret  de  Grégoire  VII, 
l'uniformité  la  plus  complète  :  l'Espagne  reçut  cette 
discipline  avec  la  liturgie  romaine;  elle  fut  établie  à 
.Milan  par  saint  Charles  Borromée.  »  Villien,  op.  cit., 
p.  220.  L'archevêque  veut  qu'on  annonce  ces  jeûnes 
le  dimanche  précédent,  que  le  mercredi  on  fasse  une 
prédication,  que  le  samedi  au  soir  tout  le  monde 
s'assemble  à  l'église  selon  l'ancienne  coutume  pour 
rendre  grâces  à  Dieu  de  l'ordination.  Les  Grecs  n'ont 
jamais  connu  les  quatre-temps  parce  qu'ils  célébraient 
toujours  le  samedi  comme  un  jour  de  fête  où  il  n'est 
pas  permis  de  jeûner;  ils  jeûnaient  tous  les  mercredis 
et  vendredis  de  l'année,  a  quelques  exceptions  près. 

III.  Mystique  et  discipline  actuelle.  —  1°  Mys- 
tique. —  Les  quatre-temps  sont  avant  tout  des  jours 
de  pénitence  «  distribués,  dit  saint  Léon,  tout  le  long 
de  l'année  pour  que  la  loi  de  l'abstinence  soit  observée 
en  tout  temps  :  jeûne  de  printemps  en  carême,  jeûne 
d'été  à  la  Pentecôte,  jeûne  d'automne  au  septième 
mois,  jeûne  d'hiver  au  dixième  ».  Serm.,  xix,  2, 
P.  L.,  t.  liv,  col.  180.  Le  Moyen  Age  y  a  trouvé  bien 
d'autres  raisons;  Durand  de  Mende,  qui  résume  Iïs 
auteurs  qui  l'ont  précédé,  en  énumère  au  moins  sept  : 
les  deux  suivantes  nous  suffisent  :  «  Le  premier  jeune 
a  lieu  dans  le  mois  de  mars,  c'est-à-dire  la  première 
semaine  de  carême,  afin  qu'en  nous  se  développe  le 
germe  des  vertus  et  que  les  vices,  qui  ne  peuvent  être 
entièrement  exterminés,  se  dessèchent  pour  ainsi  dire 
en  nous.  Le  deuxième  jeûne  a  lieu  en  été,  dans  la 
semaine  de  la  Pentecôte,  parce  que  l'Esprit  -Saint  est 
venu  et  que  nous  devons  être  pleins  de  ferveur  dans 
l'Ksprit-Saint.  Le  troisième  a  lieu  en  septembre,  avant 


la  fête  de  saint  Michel  et  quand  on  recueille  les  fruits; 
et  nous  devons  alors  rendre  à  Dieu  le  fruit  des  bonnes 
oeuvres.  Le  quatrième  se  fait  en  décembre,  quand  les 
herbes  se  dessèchent  et  meurent,  parce  que  nous  devons 
nous  mortifier  au  monde...  On  jeûne  encore  parce  que 
le  printemps  se  rapporte  à  l'enfance,  l'été  a  la  jeunesse, 
l'automne  à  la  maturité  ou  à  la  virilité,  l'hiver  à  la 
vieillesse.  Nous  jeûnons  donc  au  printemps,  afin  que 
nous  soyons  des  enfants  par  l'innocence;  dans  l'été 
pour  que  nous  devenions  des  jeunes  gens  par  notre 
constance;  dans  l'automne,  pour  que  nous  devenions 
mûrs  par  la  modestie;  dans  l'hiver,  pour  que  nous 
devenions  des  vieillards  par  la  prudence  et  l'intégrité 
de  la  vie.  »  Rationale,  1.  VI,  c.  \i,  5-0. 

Des  jours  aussi  de  prière  plus  intense,  plus  prolon- 
gée; les  messes  sont  plus  longues,  spéciales  pour  cha- 
cun de  ces  jours,  les  oraisons  plus  nombreuses;  comme 
au  vendredi  saint,  aux  grandes  invocations  on  devrait, 
sauf  la  semaine  de  la  Pentecôte,  fléchir  le  genou  à 
l'invitation  du  diacre  :  Flectamus  genua,  prier  quelque 
temps  en  silence  et  se  relever  quand  le  sous-diacre 
dit  :  Leoate.  Le  mercredi  a  toujours  deux  leçons;  le 
samedi,  cinq,  sans  compter  l'épitre,  sni\ies  chacune 
d'un  graduel  et  d'une  oraison;  autrefois  même  il  y  en 
avait  douze,  d'où  le  nom  (pie  portaient  ces  jours  de 
samedis  à  douze  leçons. 

2°  Discipline  actuelle.  --Le  Codex  juris  canonici 
conserve  la  loi  du  jeûne  et  réserve  en  partie  les 
ordinations  pour  les  samedis  des  quatre-temps  :  La 
loi  de  l'abstinence,  en  même  temps  que  celle  du  jeûne, 
doit  être  observée  le  mercredi  des  Cendres,  les  vendre- 
dis et  samedis  de  carême,  aux  fériés  des  quatre-temps, 
aux  vigiles  de  la  Pentecôte...  »  Lan.  1252,  §  2.  L'ordi 
nation  des  ordres  sacrés  doit  être  célébrée  pendant  la 
messe  le  samedi  des  quatre-temps,  le  samedi  avant  le 
dimanche  de  la  Passion  et  le  samedi  saint.  Pour  une 
cause  grave,  cependant,  l'évèque  peut  la  faire  chaque 
dimanche  ou  un  jour  de  fête  de  précepte.  »  Lan.  1006, 
§  2-3. 

La  Sacrée  Congrégation  des  Rites  a  donne  les  ré 
ponses  suivantes  :  Le  samedi  des  quatre-temps  de  la 
Pentecôte,  on  ne  peut  répéter  la  messe  du  dimanche 
de  la  Pentecôte.  N.  893,  ad  2""',  le  II  avril  1010.  A 
l'ordination  du  samedi  des  quatre-temps,  bien  qu'il  y 
ait  ce  jour-là  une  fête  double,  on  doit  dire  la  messe  de 
la  férié  avec  l'oraison  pour  les  ordinands  et  les  autres 
suffrages,  sans  faire  mémoire  du  saint  occurrent. 
N.  11119,  ad  3n">,  20  janv.  1658;  n.  2179,  ad  1«», 
27  août  1707;  n.  2291,  ad  1U">,  30  janv.  1731  ;  n.  3570, 
ad  9um,  15  juin  1883.  Si  aux  quatre-temps  de  la  Pente- 
côte arrive  la  fête  du  titulaire  ou  que  se  produise  un 
grand  concours  de  peuple  pour  célébrer  la  fête  qui  doil 
être  transférée,  on  dit  deux  messes  après  noue,  la 
première  du  jour  qui  concorde  avec  l'office,  ensuite 
celle  de  la  fête,  à  laquelle  assistent  les  fidèles  d'autant 
plus  volontiers  qu'elle  esl  habituellement  plus  tardive. 
Et  bien  que,  dans  ce  cas,  il  n'y  ait  pas  même  une  heure 
d'intervalle  entre  les  deux,  le  cas  reste  unique  et  privi- 
légié à  cause  du  concours  du  peuple.  N.  1332,  ad  2um, 
13  l'évr.  1000.  Aux  fériés  des  quatre-temps  et  le 
samedi,  à  l'occasion  d'une  fête  a  neuf  leçons,  on  doit 
chanter  deux  messes  dans  les  cathédrales;  celle  de  la 
fête  doit  être  chantée  par  les  chanoines,  l'évèque  qui 
l'ait  l'ordination  doit  chanter  ou  célébrer  celle  de  la  le 
rie  en  ornements  violets.  N.  1599,  ad  3um,  10'juill.  1077. 
Si  la  fête  de  saint  Élie  le  prophète  doit  être  célébrée 
le  samedi  des  quatre-temps  de  carême,  il  ne  faut  pas 
dire  à  l'office  la  neuvième  leçon  de  la  férié  qui  est  la 
même  que  celle  de  la  fête.  N.  2  196,  1  sept.  1773.  Si  une 
vigile  se  trouve  en  occurrence  avec  le  samedi  des 
quatre-temps,  l'évèque  qui  confère  les  ordres  doit'  faire 
mémoire  de  la  vigile,  mais  non  lire  le  dernier  évangile. 
N.   3038,   ad    1um,    18  juill.    1885.    Si   le    mercredi   des 


1455 


QUATRE-TEMPS    —    QUERINI    (JÉRÔME; 


1456 


quatre-temps  tombe  dans  l'octave  de  la  Conception 
de  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  la  Sacré  Congré- 
gation des  Rites  se  réserve  de  dire  ce  qu'il  convient 
de  faire  à  l'office  et  à  la  messe.  N.  2319,  ad  26um, 
5  mai  173G.  Le  samedi  des  quatre-temps  et  le  samedi 
Sitienles  (samedi  d'avant  le  dimanche  de  la  Passion), 
la  messe  d'ordination,  qui  est  de  la  férié,  n'admet 
aucune  mémoire  de  saints  occurrents.  N.  3G42,  ad 
3um,  23  sept.  1883.  Si  une  férié  des  quatre-temps 
tombe  au  jour  octave  de  la  Nativité  de  la  bienheureuse 
vierge  Marie,  dans  la  messe  conventuelle  de  la  férié, 
il  faut  dire  la  préface  de  la  férié.  N.  128,  12  déc.  1626. 
Aux  quatre-temps  et  aux  vigiles  de  carême  on  ne 
doit  pas  omettre  dans  les  cathédrales  et  les  collégiales 
de  dire  la  messe  de  la  férié  ou  de  la  vigile  si  ce  jour-là 
tombe  une  fête  de  saint  double  ou  semi-double,  ou 
une  octave.  La  Sacrée  Congrégation  des  Rites  y  est 
revenue  plusieurs  fois,  n.  404.  ad  3um,  525,  ad  2um, 
603,  925,  970,  ad  4um,  1599,  ad  3um,  1677,  1694, 
22  août  1682. 

Sur  les  textes  des  messes  anciennes  voir  les  sacramen- 
taires  léonien,  gélasien,  grégorien.  Sur  l'histoire  et  la  pra- 
tique :  dom  Cabrol,  art.  Annonce  des  fêles,  dans  Dict. 
d'archéol.,  t.  i,  col.  2230;  Duchesne,  Les  origines  du  cullc 
clirêlien,  c.  vin,  §  2;  Durand  de  Mende,  Rational  ou  manuel 
des  divins  offices,  1.  VI,  c.  vi;  1'.  I.ejay,  Reo.  d'Iiist.  et  de 
liltér.  relig.,  1902,  p.  301;  Liturgia,  1930,  Les  quatre-temps 
ou  les  rogations,  p.  022;  A.  Molien,  /.«  prière  de  l'Église, 
2  vol.  in-12,  t.  n,  l'aris,  1924,  p.  25-33,  117-121,  272-278; 
539-540,  580-589;  dom  Morin,  L'origine  des  quatre-temps, 
dans  Heu.  bénéd.,  t.  xiv,  1897,  p.  336-346;  Pascal,  Origines 
et  raison  de  la  liturgie  cath.,  éd.  M  igné,  in-4°,  1844,  col.  1066; 
Thomassin,  Traité  des  jeûnes  de  l'Église,  l"  part.,  c.  xvni; 
Villien,  Ilisl.  des  command.  de  l'Église,  in-12,  Paris,  1909, 
p.  216-220;  Vacandard,  art.  Carême,  ici,  t.  II,  col.  1724- 
1750. 

A.   Molien. 

QUÉRAS  Mathurin  (1614-1695),  né  à  Sens  le 
1er  août  1614,  fut  docteur  de  Sorbonne;  très  attaché 
au  jansénisme,  il  fut  un  des  approbateurs  du  livre 
célèbre  d'Arnauld  La  fréquente  communion;  en  1658, 
il  ne  voulut  pas  souscrire  la  censure  portée  contre 
Arnauld  et  il  fut  exclu  de  Sorbonne.  L'archevêque  de 
Sens,  Gondrin,  le  nomma  vicaire  général  et  lui  confia 
la  direction  de  son  séminaire  en  1658.  A  la  mort  du 
prélat,  en  1674,  Quéras  dut  quitter  le  diocèse;  il  se 
relira  à  Troyes,  où  il  fut  prieur  de  Saint-Quentin. 
Il  mourut  le  9  avril  1695. 

Quéras  a  publié  quelques  écrits,  parmi  lesquels  il 
faut  citer  celui  qui  a  pour  titre  Éclaircissement  de  relie 
célèbre  et  importante  question  :  Si  le  concile  de  Trente 
a  décide  ou  déclaré  que  l'attrition  conçue  par  la  seule 
crainte  des  peines  de  l'enfer  et  sans  aucun  amour  de 
Dieu  soit  une  disposition  suffisante  pour  recevoir  la 
rémission  des  péchés  cl  la  grâce  de  la  justification  au 
sacrement  de  pénitence,  Paris,  1683,  in-8°;  Quéras  ré- 
pond que  le  concile  n'a  point  résolu  cette  question. 
Quéras  a  encore  l'ail  un  Recueil  sommaire  des  jirinci- 
pales  preuves  de  la  dépendance  des  réguliers;  il  a  pris 
la  part  principale  aux  conférences  ecclésiastiques  de 
Sens  en  1658  et  en  1659  et  dirigé  M.  Raugrand,  qui  a 
publié  l'écrit  intitulé  Sancti  Augustini  doctrinse  chris- 
lianie  praxis  catechistica,  Troyes,  1678,  in-8°. 

Iloerer,  Nom),  biog.  gêner.,  t.  xi.i,  col.  304;  Moréri, 
Grand  dict.  hist.,  t.  vin,  p.  071  ;  Feller-Weiss,  Riogr.  univers., 
t.  vu.  p.  111;  Richard  et  Giraud,  Biblioth.  sacrée,  t.  xx, 
p.  /!27  ;  Féret,  La  /acuité  de  théologie  de  l'aris  et  ses  docteurs 
les  plus  célèbres,  Époque  moderne,  t.  III,  p.  242. 

J.    CARREYRE. 

QUERBEUF  (Yves-Mathurin-Marie  Trèaudet 
de)  (1726-1797),  né  à  Landeriieau  le  3  janvier  1726, 
entra  chez  les  jésuites  le  26  septembre  17  12.  Il  pro- 
fessa la  philosophie  en  divers  collèges,  puis  la  logique 
à  Paris  en  1761.  Il  resta  a  Paris  jusqu'à  la  Révolution. 


puis  il  se  retira  en  Angleterre  et   en  Allemagne.  Il 
mourut  à  Rrunswick  en  1797. 

Les  œuvres  du  P.  Querbeuf  sont  très  variées.  Nous 
retiendrons  seulement  :  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire 
de  Louis,  dauphin  de  France,  Paris,  1777,  12  vol.  in-8°, 
— •  Lettres  édifiantes  et  curieuses,  écrites  des  missions 
étrangères,  nouv.  édit.,  Paris,  1780-1783,  26  vol.  in-12. 
avec  une  dédicace  au  roi  et  une  longue  préface.  C'est 
le  P.  Querbeuf  qui  a  groupé  les  lettres  d'après  le  pays 
d'origine  :  Mémoires  du  Levant,  1780,  5  vol.;  Mémoires 
d'Amérique,  1761,  4  vol.;  Mémoires  des  Indes,  1783, 
6  vol.,  et  Mémoires  de  la  Chine  et  des  pays  voisins, 
1783,  9  vol.  De  nouvelles  éditions  furent  encore 
publiées:  Toulouse,  1810,  26  vol.  in-12;  Lyon,  1819, 
14  vol.  in-8°  (Ami  de  la  religion  et  du  roi,  du  23  oct. 
1819,  t.  xxi,  p.  321-328);  Paris,  1829-1832,  40  vol. 
in-12;  Paris,  1838-1813,  4  vol.  in-4°.  Cette  dernière 
édition  a  pour  titre  :  Lettres  édifiantes  et  curieuses 
concernant  l'Asie,  l'Afrique  et  l'Amérique,  avec  quelques 
relations  nouvelles  des  missions  et  des  notes  géogra- 
phiques  et  historiques,  publiées  sous  la  direction  de 
M.  L.  Aimé-Martin.  —  Œuvres  de  Fr.  de  Salignac  de 
la  Mothe-Fénelon,  Paris,  1787-1792,  9  vol.,  in-4°; 
l'édition  avait  été  commencée  en  1785  par  l'abbé 
Gillet  et  dirigée  ensuite  par  le  P.  Querbeuf,  reproduite 
en  1810  en  10  vol.  in-8°  et  in-12,  Paris,  avec  un  Essai 
historique  sur  la  personne  et  les  écrits  de  Fénelon,  par 
M.  Chas,  ancien  avocat;  une  nouvelle  édition  parut 
de  1809  à  1811,  à  Toulouse,  en  19  vol.  in-12.  —  Prin- 
cipes de  MAI.  Bossuet  et  Fénelon  sur  la  souveraineté, 
tirés  du  5e  Avertissement  sur  les  lettres  de.  M.  Jurieu  et 
d'un  Essai  sur  le  gouvernement  civil,  Paris,  1791,  in-8°, 
réédités  en  1797  sous  le  titre  :  La  politique  du  vieux 
temps  ou  les  principes  de  Bossuet  et  de  Fénelon  sur  la 
souveraineté.  —  Histoire  des  controverses  les  plus  mémo- 
rables, tirée  des  Livres  saints,  de  l'Histoire  ecclésias- 
tique de  M.  Fleuri/  et  de  la  vie  des  saints  et  des  martyrs, 
traduit  de  l'anglais,  Paris,  1792,  in-8°. 

Michaud,  fiiogr.  univers.,  t.  xxxiv,  p.  624-625;  Iloefer, 
Nom;,  biogr.  génér.,  t.  xi.i,  col.  304-305;  Ouorard,  La  l-'rance 
littéraire,  t.  vu,  p.  391  ;  Caballero,  Biblioth.  scripl.  Sociel. 
Jesu  supplem.,  in-'.0,  t.  i,  Rouen,  1814,  p.  235;  Miorccc 
de  Kerdanet,  Notices  chronol.  sur  les  théologiens,  juris- 
consultes, philosophes,  artistes,  littérateurs...  de  la  Bretagne, 
depuis  le  convnenc.  de  l'ère  chréi.  jusqu'à  nos  jours,  in-8°, 
Brest,  1818,  p.  380;  de  Backer,  Biblioth.  des  écrivains  de  la 
Compagnie  de  .Jésus,  t.  VI,  p.  478-480;  Sommervogel, 
Biblioth.  de  la  Compagnie  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1335-1338. 

J.  CARREYRE. 

QUERINI     Jérôme,     en     religion     Ange-Marie, 

bénédictin,  évèque  de  Brescia,  cardinal  et  bibliothé- 
caire de  l'Église  romaine  (1680-1755).  Le  cardinal 
Querini,  esprit  ouvert  à  toutes  les  curiosités,  en  rela- 
tions épistolaires  avec  presque  tous  les  gens  de  lettres 
de  son  temps,  nous  a  très  bien  renseignés  lui-même 
sur  sa  propre  personne,  ses  études,  ses  goûts,  toutes 
les  occupations  variées  de  sa  longue  carrière  dans  de 
très  intéressants  Mémoires  qu'il  a  menés  jusqu'en 
1741,  et  que  le  P.  Fréd.  Sanvilale,  S.  J.,  a  continués 
jusqu'à  sa  mort.  Il  a  aussi  laissé  une  immense  cor 
respondance,  dont  il  a  publié  aussi  une  partie  impor 
tante  C'est  là  que  nous  puiserons  surtout  les  éléments 
de  cette  rapide  notice.  Il  naquit  le  30  mars  1680,  d'une 
antique  et  illustre  Camille  de  Venise.  Son  père,  son 
aïeul,  deux  de  ses  frères  furent  provédileurs  de  Saint- 
Marc.  Sa  mère  était  une  Giustiniani.  A  sept  ans,  il  fui 
confié,  avec  son  frère  aîné,  au  collège  des  nobles  de 
Saint-Antoine  à  Rrescia,  dirigé  par  les  jésuites,  y  til 
d'excellentes  humanités,  y  prit  un  goût  très  vif  des 
lettres,  résista  aux  instances  répétées  de  ses  maîtres 
qui  voulaient  attirer  à  leur  Société  un  sujet  déjà  bril- 
lant. Mais,  justement  «  pour  se  vouer  sans  partage  aux 
études  savantes  »,  Jérôme  Querini,  à  17  ans,  embrassa 


1457 


QUE  Kl  NI    (JE  HUME 


1458 


la  vie  bénédictine  à  la  Badia  de  Florence,  malgré  l'op- 
position de  ses  parents.  Il  y  fut  déjà  fêté  et  encouragé 
par  Côme    III   et   les   derniers   Médicis,    auxquels   il 
avait  été  présenté.  A  la  Badia,  il  fut  mis  tout  de  suite 
à  l'école  de  Mobarach,  un  Maronite,   devenu  jésuite 
sous  le  nom  de  P.  Benedetti,  et  qui,  plus  tard,  avec  son 
aide  et  d'après  ses  conseils,  édita  en  collaboration  avec 
un  des  Assémani  les  œuvres  de  saint  Éphrem.  Bene- 
detti  lui   apprit  le  grec  et  l'hébreu.   Sorti  de  page, 
c'est-à-dire  passé  au  rang  des  profès  (il  avait  20  ans), 
il  eut  le  loisir  de  jouir  de  la  compagnie  de  Montfaucon. 
qui  lit  alors  un  séjour  de  deux  mois  à  la  Badia  et  même 
il  soutint  une  thèse  en  sa  présence,  sur  la  grâce  d'après 
saint  Augustin  et  saint  Thomas.  Son   abbé,  Angelo 
Ninzio,  était  loin  de  décourager  l'ardeur  d'un  tel  néo- 
phyte. Querini,  avec  l'étude  de  la  théologie,  menait  de 
front    celle   des    mathématiques,    lisait   le   P.    Lami, 
contrôlait  Euclide,  fréquentait  tout  ce  que   Florence 
comptait  alors  de  littérateurs  et  de  savants  :  Salvini, 
Grandi,  Buonarotti,  Magalotti,  surtout  Antonio  Ma 
gliabecchi.  Côme  III  avait  pensé  à  le  nommer  pro- 
fesseur à  l'université  de  Pise.  A  22  ans,  il  soutenait 
des  thèses  publiques  à  Pérouse,  il  enseignait  la  théo- 
logie et  l'hébreu  à  ses  jeunes  confrères  de  l'abbaye. 
En  1710,  il  est  autorisé  à  voyager  pour  étendre  ses 
connaissances  dans  tous  les  domaines  de  l'érudition. 
Il  fut  en  route  pendant  quatre  ans,  en  compagnie  de 
son  frère.  Il  visita  l'Allemagne,  la  Hollande,  l'Angle- 
terre et  la  France,  prolitant  de  toute  occasion  pour  se    j 
faire  présenter  à  tous  les  gens  de  science  sur  son  che- 
min. Il  vit  en  Hollande  Gronovius,  Huster,  Jean  Le 
Clerc,  Quesnel  lui-mîme  et  autres  notoriétés  jansénis- 
tes; en  Angleterre  il  discuta  histoire  avec  les  Burnet, 
vit  Bentley,   Hudson,   Potter,   deux  fois  Newton.   Il 
plaignait  les  erreurs,   mais  se  montrait  bienveillant 
aux  hom  njs  et  sut  leur  faire  apprécier  sa  politesse  et 
son  savoir  vivre.  Au  retour  d'Angleterre,  passant  par 
la  Haye,  il  fut  l'hôte  du  cardinal  Passionei,  un  autre 
savant  et  curieux  comme  lui,  salua  à  Leyde  Perizonius, 
Jacques  Bernard,  Casimir  Oudin,  eut  à  Rotterdam 
un   entretien   amical   avec   le   ministre   Jurieu,   alors 
octogénaire.  Après  quoi,  ce  voyageur  éclectique  se  mit 
en  rapports  avec  Papebrock  à  Anvers,  et,  à  Cambrai, 
reçut  le  plus  tendre  accueil  de  Fénelon.  A  Paris,  il  prit 
logis  en  la  docte  abbaye  de  Saint-Germain  des  Prés. 
Il  y  retrouva  Montfaucon,  Massuet,  Le  Nourry,  Fé- 
libien  et  les  autres  infatigables  éditeurs;  chez  le  car- 
dinal d'Estrées,  il  rencontra  presque  tous  les  litté- 
rateurs  français  qui    vivaient    en    ces    années   1711, 
1712  et  1713,  les  autres,  chez  d'Aguesseau;  d'autres 
encore,  comme   dom   Calmet,  aux   Blancs-Manteaux: 
Malebranche,   Lelong,    Le   Brun,  à    l'Oratoire;   Noël 
Alexandre,    Le  Quien,  Échard,    aux  dominicains   de 
Saint- Jacques  ou  de  Saint-Honoré;  Hardouin,  Daniel, 
Gaillard,  chez  les  jésuites.   Et,  hors   des  cloîtres,  les 
savantes  gens  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
lettres  :  Kenaudot,  l'abbé   Régnier-Desmarais,  l'abbé 
Fleury,  Houdard  de  la  Mothe  et  tant  d'autres,  complai- 
samment  énumérés  dans  les   Mémoires.  L'Académie 
ne  le  perdra  plus  de  vue,  et  l'élira  comme  membre 
étranger  en  1743  (titre  qui  lui  plaira  encore  plus  que 
ceux  qui  s'y  sont  joints  ou  s'y  joindront  d'associé  des 
académies  de  Bologne,    de  Vienne,    de  Berlin,  ou  de 
Pétersbourg).  Il  se  fait  renseigner  sur  toutes  les  œuvres 
en  cours,  les  controverses  qui  s'agitent;  il  va  à  Saint- 
Denis  et  s'intéresse,  auprès  de  Denis  de  Sainte-Marthe, 
aux  débuts  du  Gallia  chrisiiana.  On  le  mène  à  Fontai- 
nebleau, à   Versailles.  Ce  gentilhomme  vénitien  aime 
les  propos  spirituels  des  gens  de  cour  et  rapporte,  avec 
quelque  apparence  de   vanité,  les  jolis  compliments 
qu'on  lui  adresse.  On  le  trouve  en  Ile-de-France,  en 
Normandie,  en  Bretagne,  en  Champagne.   11  voit  Le 
Beuf  à  Auxerre,  Bouhier  à  Dijon.  Par  la  Bourgogne, 


par  Avignon,  par  l'île  de  Lérins,  il  est  de  retour  en 
Italie  en  1714. 

lia  vu  au  passage  Muratori,  avec  qui  il  bataillera 
plus  tard  au  sujet  de  la  réduction  des  fêtes  chômées. 
Sa  congrégation  bénédictine  du  Mont-Cassin  le  charge 
d'écrire   les   Annales   de   l'ordre   de   Saint-Benoît   en 
Italie.  Dans  ce  but,  le  voilà  reparti  en  tournée  scien- 
tifique,   explorant    les    archives    a    Venise,    Trévise. 
Padoue,  Ferrare,   Modène,   Florence,   Rome,    Naples, 
le  Mont-Cassin    Ce  travail  ne  fut  pas  poursuivi,  Ma- 
billon  l'ayant  fait  en  grande  partie  dans  ses  Annales, 
dont  les  cinq  premiers  volumes  venaient  de  paraître 
de  1703  à  1713.  Il  en  sortit  pourtant,  plus  tard,  son 
travail  sur  l'abbaye  de  Farfa.  Il  dut  surtout  séjourner 
à  Rome,  y  gagna  l'amitié  de  Prosper  Lambertini  (qui 
fut  Benoit  XIV),  et  les  bonnes  grâces  du  pape  régnant. 
Clément  XI,  qui  l'entendait  volontiers  sur  les  hommes 
et  les  affaires  religieuses  de  France.  Il  est  déjà  consul 
teur  de  la  Congrégation  de  l'Index,  de  celle  des  Rites; 
en   1718,  il  fait   partie  de  la  nouvelle  congrégation 
érigée  pour  la  correction  des  livres  de  la  liturgie  by- 
zantine, et  publie  une  édition  critique  du  Quadrage- 
simale,  d'après  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  Bar- 
berini,   avec  des  considérations  qui  lui  attirent  des 
contradictions  et  lui  font  prendre  le  parti  de  se  livrer 
à  d'autres  études.  Mais  le  pape  voulut  qu'il  fût  élu 
abbé  de  son  ordre,  et,  peu  après,  le  nomma  à  l'arche- 
vêché de  Corfou.   11  y  arriva  au  mois  de  juin  1724.  y 
travailla  beaucoup  pour  l'édification  de  son  peuple  et 
la  conversion  des  sehismatiques.   Venu  à  Rome  deux 
ans  après,  pour  sa  visite  ad  limina,  il  y  fut  retenu  par 
Benoit  XIII,  qui  l'emmena  avec  lui  dans  son  voyage 
à  Bénévent,  le  fit  consulteur  du  Saint-Office,  cardinal 
le  9  décembre  1720,  et  l'année  suivante,  le  transféra 
au  siège  de  Brescia.  Il  se  rendit  sans  tarder  dans  son 
nouveau  diocèse,  pourvut  dès  lors  à  ses  besoins  spiri- 
tuels et  matériels  avec  la  plus  grande  sollicitude,  y 
appela  des  prêtres  de  la  Mission,  y  dota  un  monastère 
de  la  Visitation,  y  lit  venir  des  clercs  réguliers  pour 
diriger  son  séminaire,  y  acheva  de  S'js  deniers  et  avec 
somptuosité  la  nouvelle  cathédrale,  y  fonda  une   bi 
bliothèque   importante,  qui   existe   toujours  et  porte 
son  nom.  Clément  XII  le  nomma  bibliothécaire  de 
l'Église  romaine,  l'autorisant  a  résider  dans  son  dio 
cèse.  a  la  condition  de  faire  de  fréquents  voyages  à 
Rome  pour  veiller  aux  intérêts  de  la  bibliothèque  Va- 
ticane.   Il  lit  en  effet  bien  souvent  le  voyage,  sa  voi- 
ture chargée  de  livres  :  «  Les  lettres,  disait-on,  voya- 
geaient,  villégiaturaient,  pontifiaient,  dormaient  avec 
lui.  «  A  Rome  il  trouva  encore  moyen  de  restaurer  des 
basiliques  :  Saint-Alexis.  Saint-Marc,  Saint-Grégoire 
et  Sainte-Praxède.    Il  accrût  les  fonds  de  la  biblio 
thèque  Vaticane,  mais  il  racheta  plus  tard  pour  mille 
écus  un  certain  nombre  des  livres  qu'il  lui  avail  donnés, 
voulant  en  faire  le  premier  appoint  de  sa  bibliothèque 
Quiriniana. 

Il  était  resté  ou  était  entré  en  correspondance  épis 
tolaire  avec  un  grand  nombre  de  lettrés  de  son  temps. 
des  origines  les  plus  diverses.  Ses  relations  avec  Vol 
taire  datent  de  17  H.  La  dissertation  qui  précède  la 
Sémiramis,  jouée  en  1748,  lui  est  adressée.  Il  avail 
traduit  en  vers  latins  une  partie  de  la  Henriade  el 
l'ode  sur  la  bataille  de  Foatenoy.  D'une  complaisance 
extrême,  il  compulsait  des  manuscrits  pour  ses  corres 
pondants,  recueillait  pour  eux  les  notes  utiles,  aidai! 
à  la  publication  de  leurs  ouvrages.  C'est  ainsi  qu'on 
lui  doit  notamment  l'édition  des  œuvres  de  saint 
Éphrem,  parue  de  1732  a  1740,  en  six  volumes  in-folio. 
C'est  surtout  au  cours  d'un  nouveau  voyage  qu'il 
(il  en  Suisse  et  en  Allemagne,  en  1747  et  1748,  qu'il 
entra  en  rapports,  le  plus  souvent  amicaux,  avec  les 
plus  notoires  professeurs  protestants  des  universités 
allemandes.    Il    n'y  vit   pas  Schellhorn,    le  bibliothé- 


1  459 


QUERINI    (JÉRÔME) 


QUESNEL    ET    LE    QUESNELLISME 


1460 


cairc  rie  Memmingen,  avec  lequel  il  avait  soutenu 
mie  courtoise  controverse  au  sujet  de  sou  édition  des 
Lettres  du  cardinal  Réginald  l'oie.  Mais  Schellhorn 
l'envoya  saluer  à  l'abbaye  de  Kempten.  Querini 
avail  espéré,  de  bonne  foi,  provoquer  ainsi  le  retour 
de  quelques  égarés  à  l'Église  romaine.  :  «  se  tenant, 
dil  l'un  d'eux,  comme  dans  un  observatoire,  il  avait 
un  (ril  sur  l'Italie,  l'autre  sur  l'Allemagne  et  les  pays 
avoisinants  :  deux  yeux  de  lynx  pour  suivre  les  affaires 
des  protestants.  »  Il  lit  davantage:  on  lui  doit  l'érection 
de  l'église  Sainte-I  Iedwige  à  Berlin,  car  il  était  en 
correspondance  avec  Frédéric  II:  il  soutenait  aussi  de 
généreuses  aumônes  les  missions  et  les  missionnaires 
en  pays  rhétiques,  en  Hanovre,  en  Poméranic,  au  dio- 
cèse de  Salzbourg. 

Il  mourut  à  75  ans,  le  6  janvier  1755.  11  laissait 
aux  pauvres  toute  sa  fortune  :  sa  famille,  disait  il, 
étant  suffisamment  pourvue.  On  peut  se  faire  une 
idée  de  la  place  qu'occupait  un  tel  homme  dans  le 
monde  religieux  et  le  monde  savant  de  cette  première 
moitié  du  xvme  siècle,  grâce  aux  témoignages  qui  lui 
furent  rendus,  avant  et  après  sa  mort,  par  les  per- 
sonnages les  plus  marquants  de  toute  l'Europe.  Un 
d'entre  eux  qui  n'est  pas  suspect  de  flagornerie  vis-à- 
vis  de  ce  cardinal,  l'appelle  «  un  grand  homme  qui  fait 
à  la  fois  l'honneur  de  la  pourpre  et  de  sa  patrie,  et  qui 
par  la  manière  dont  il  protège  et  cultive  les  lettres, 
mérite  d'en  être  considéré  comme  un  des  Mécènes  qui, 
de  nos  jours,  y  font  le  plus  d'honneur»  (Frédéric  II, 
dans  une  lettre  du  0  mars  1752).  La  république  de 
Venise  lui  avait  confié  la  négociation  d'affaires  impor- 
tantes. Plus  de  cinquante  œuvres  de  savants  italiens 
ou  étrangers  lui  furent  dédiées,  d'innombrables  inscrip- 
tions furent  consacrées  à  sa  mémoire;  des  médailles 
frappées  en  son  honneur.  Querini  avait  réalisé  les 
rêves  de  sa  studieuse  jeunesse. 

Œu  .ues.  —  De  Mosaicœ  historiée  prœstanlia  oratio, 
in-4°,  Césène,  1705;  De  monastica  Ilaliœ  historia 
c.onscribenda  oratio,  in-8°,  Home,  1717;  Chronicon 
Earfense  (d'après  ses  Mémoires);  —  Vêtus  officium 
quadragesimale  Grœciœ  orthodoxie.,  in-4°,  Rome,  1721; 
Diatribse  quinque  ad  priorem  parlem  veteris  offic.ii 
quadragesimalis  Grœciœ  orthodoxie,  in-4°,  Rome,  1721  ; 
Vita  lalino-grœca  S.  P.  Benedicti  ex  textu  lalino  Gre- 
qorii  III...  in-4°,  Venise,  1723;  Enchiridion  Grœcorum, 
in-8°,  Bénévent,  1727;  Primordia  Corcyrse,  in-4°, 
Lecce,  1725  et  Brescia,  1738;  —  Epigrammala  varia, 
in  libro  cui  titulus  :  «  Corona  di  componimenli  poëtiri 
di  varii  autori  bresciani  »,  in-4°,  Brescia,  1738;  Ani- 
madoersion.es  in  prop.  21  libri  VII  Elementorum  Eucli- 
dis,  in-4°,  Rrescia,  1738;  Spécimen  Brixianœ  litle- 
ralurœ,  in-4°,  Brescia,  1739;  Pauli  II  Veneli,  Pont. 
Max.  Vita...,  in- 1",  Rome,  1711  :  Diàlriba  prœlimina- 
ris  ad  Franc.  Barbari  et  aliorum  ad  ipsum  epistolas, 
in-l",  Rrescia,  1741;  Francise.!  Barbari  epistolse,  in-!", 
Rrescia,  1713:  Dix  Décades  de  lettres  latines,  adres- 
sées par  l'auteur  à  divers  personnages,  10  vol.  in-l", 
Brescia,  1741-175  1.  Ces  lettres  sont  le  plus  souvent  de 
longues  dissertations  sur  les  sujets  les  plus  divers. 
Signalons  parmi  les  destinataires  Benoît  XIV.  le  car- 
dinal de  Fleury,  le  cardinal  Corsini,  Monlfaucon, 
Mazzochi,  Claude  de  Roze,  secrétaire  perpétuel  de 
l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  Apostolo 
Zeno,  Gori,  Trombelli.  Frérct,  les  Pères  de  Trévoux, 
les  académies  de  Paris,  Berlin  et  Cortone,  Riesling 
et  Kœstner,  professeurs  à  Leipzig.  Feverlin  et  Gesner, 
professeurs  à  Goettingue,  le  landgrave  de  liesse,  les 
professeurs  des  universités  de  Leipzig,  Goettingue, 
Hambourg  et  Memmingen,  «  ad  pios  doclosque  Germa- 
nos  »,  etc.;  Collectio  epistolamm  Reginàldi  Poli.  S.R.E. 
cardinalis  et  aliorum  ad  ipsum,  5  vol.  in-l".  Brescia, 
1744-1757  (en  tète  les  pièces  de  la  controverse  avec 
Schellhorn);  Imago  optimi  sapientissimique  pontifteis 


expressa" in  geslis  Pauli  III  Farntsii,  in-l",  Rrescia, 
1745;  Vita  del  cardinale  Gasparo  Contarini,  scritia  du 
Monsignor  Lodovico  Beccatello,  in-4°,  Rrescia,  1746: 
Commenlarius  hisioricus  de  rébus  perlinenlibus  ad 
Ang.  Mur.  Quirinum,  S.P.E.  cardinalem,  3  vol.  in-8°, 
Rrescia,  1749.  Ce  sont  les  Mémoires  du  cardinal.  Il 
y  joignit  un  supplément  contenant  les  consultations 
des  plus  célèbres  médecins  sur  sa  grave  maladie  de 
1719.  11  réédita  luxueusement  le  premier  volume  de 
ses  Mémoires,  avec  planches  gravées,  in-fol..  Rrescia. 
1751.  Le  P.  Sanvitale,  S  J.,  rédigea  une  suite  de  ces 
Mémoires  (de  1711  à  1755)  et  la  publia  en  2  vol.  in-8°, 
Brescia,  1761;  De  vinculo  quo  adslringuntur  episcopi 
m!  defendenda  ecclcsiarum  suarum  jura,  in-4",  Brescia, 
1750;  In/ustœ  secessionis  ab  Ecclesiee  romanœ  sinu 
jam  damnati...  ad  ovile  Christi  revocantur  excurrente 
anno  jubilœi  (avec  réfutation  d'un  libelle  de  Rertling). 
in-l",  Rome,  1750;  Deux  volumes  de  Lettres  italiennes. 
2  vol.  in-4°,  Brescia,  1746-1751;  La  nolliplicilù  dei 
giorni  festivi  (lettre  aux  évoques  d'Italie,  en  relation 
avec  sa  controverse  à  ce  sujet  avec  Muratori),  in-4", 
Rrescia,  1748;  beaucoup  d'autres  lettres  imprimées  à 
part,  dont  une  Cuslodibus  et  scriptoribus  Vaticanic 
bibliollwcie,  Rome,  1741  ;  des  Sermons,  des  Lettres 
pastorales;  Tiara  et  purpura  Venela...  Rome,  1750: 
Atti  speclanti  alla  fondazione  e  dotazione  delta  bibliote- 
ca  Queriniana,  in-4°,  Rrescia,  1757;  Commcntarius  de 
bibliolheca  Vaticana,  in-l",  Rrescia,  1739  (œuvre  restée 
inachevée)  Velerum  Brixiœ  episcoporum  S.  Plulas- 
trii  et  S.  Gaudcntii  opéra.  .  (éd.  faite  par  Galeardi 
aux  frais  du  cardinal)  in-fol.,  Rrescia,  1738;  de  mime 
les  éditions  de  Saint  Ephrem  par  Pierre  Renedetti  et 
.1.  S.  Assemani  et  des  Diptgques  par  Gori  et  Hagcn- 
bach.  Enfin  une  dissertation  non  signée,  Pro  conser- 
vando  palriurchalu  Aquileiensi  (Cf.  Fleury,  Hisl.  ceci.). 

Les  Mémoires  (Commenlarius)  et  les  Lettres  du  cardinal, 
cités  plus  hauts  ;  J.-H.  Gradonico,  Ponlifi  -tan  Brixianorum 
séries...,  Brescia,  1755,  p.  404-439;  Biographie  universelle, 
t.  xxxui,  1823,  p.  387-393;  Storia  lelteraria  d'Ualia,  t.  i. 
p.  183-206  ;  t.  il,  p.  297-304  ;  t.  xiv,  p.  130-222  ;  Journal  des 
savants,  t.  exiv,  p.  291-307,  et  t.cxvm,  p.  206-218  ;  Mémoires 
de  Trévoux,  1741,  p.  1541-1576;  Vicennalia  Brixiensia  Em. 
card.  bibliothecarii  Angeli  Mariai  Quirini  celebrata  in  oca- 
demia  Goitingensi,  C.œttinsrue,  1748;  Leticra  intorno  alla 
morte  del  card.  Querini,  dell'  abate  Ant.  Simbuci. Brescia, 
1757;  Ê'oije,  par  Le  Beau,  dins  t.  xxvii  des  Mémoires  de 
l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-I.eitres;  Hurter,  No- 
menclator,  3e  éd.,  t.  iv,  col.  1404-1470  ;  A.  B  ludrillart.  De 
cardinalis  Quiniri  vita  cl  operibus,  Paris.  'SSO. 

F.  Bonnahd. 

QUESNEL  ET  LE  QUESNELLISME. 
La  paix  de  Clément  IX  aurait  dû  mettre  fin  au  jansé- 
nisme; mais  elle  ne  fut  qu'une  trêve  passagère.  Elle 
«  accorde  le  dehors  au  pape  et  le  fond  de  la  chose  aux 
quatre  évèques  »,  qui  l'avaient  demandée  et  obtenue; 
aussi  cette  paix  ne  dura  que  quelques  années;  bientôt 
les  polémiques  reprirent,  plus  vives  que  jamais.  Ar 
nauld  vieilli  et  exilé  et  surtout  Quesnel  représentent 
cette  seconde  phase  du  jansénisme,  durant  laquelle  les 
violences  se  multiplient,  tandis  que  la  doctrine,  sou- 
vent oubliée,  reste  toujours  la  même.  Pour  achever 
l'histoire  du  jansénisme  (voir  t.  vm,  col.  318-529)  et 
suivre  son  évolution,  il  faut  étudier  Quesnel  cl  le 
quesnellisme. 

I.  Biographie  de  Quesnel.  IL  Ecrits  de  Quesnel 
(col.  1461).  III.  Le  jansénisme  après  la  paix  de  Clé 
mcnl  IX  (col.  1467).  IV.  Le  rôle  d'Arnauld  (col.  1  171). 
V.  Le  livre  des  Réflexions  munîtes  (col.  1477).  VI.  Le 
Problème  ceci  si  astique  (col.  1481).  VIL  Justification 
des  Réflexions  morales  (col.  1185).  VIII.  Le  jansé- 
nisme à  l'assemblée  du  clergé  de  1700  (col.  1*87). 
IX.  Le  «  cas  de  conscience  i  (col.  1  190).  X.  Fénelon 
cl  le  jansénisme  (col.  1495).  XL  La  bulle  Vinenm 
I):  mini    (col.    1500).    XII.    Pour   et    contre    la   bulle 


1461 


QUESNEL.    BIOGRAPHIE 


1462 


Vineam  Domini  (col.  1512).  XIII.  Fénelon  et  Quesnel 
(col.  1519).  XIV.  Les  attaques  contre  le  livre  des 
Réflexions  morales  (col.  1520).  XV.  Louis  XIV  de- 
mande une  bulle  et  l'obtient  (col.  1528). 

I.  Biographie  de  Quesnel  (1634-1719).  —  Pas- 
quier  Quesnel,  né  à  Paris,  rue  Saint-Jacques,  le 
14  juillet  1634,  fit  ses  humanités  chez  les  jésuites  du 
Collège  de  Clermont  et  ses  études  philosophiques  et 
thcologiques  en  Sorbonne.  Il  était  maître  es  arts  le 
29  novembre  1653  et  entrait  à  la  congrégation  de 
l'Oratoire  le  17  novembre  1657.  étant  simple  ton- 
suré, bien  qu'il  lût  âgé  de  23  ans.  Il  se  mil  sous  la 
direction  du  P.  Berthad,  supérieur  de  la  maison  de 
l'institution  et  fut  ordonné  prêtre,  le  21  septembre 
1659,  par  Nicolas  Sevin,  ancien  évèque  de  Sarlat  et 
coadjuteur  de  Cahors,  avec  la  permission  des  vicaires 
généraux  du  cardinal  de  Retz;  il  célébra  sa  pre- 
mière messe  le  29  septembre  et  resta  dans  la  maison 
de  l'institution  jusqu'au  mois  d'octobre  166(5,  chargé 
d'enseigner  les  cérémonies,  d'organiser  la  bibliothèque 
et  de  diriger  les  frères.  Durant  ce  séjour,  Quesnel 
signa,  en  1661,  1662,  1664  et  1665,  le  formulaire 
d'Alexandre  VII  et  celui  de  l'Assemblée  du  clergé. 

Comme  on  le  trouvait  trop  sévère  pour  les  jeunes 
confrères,  on  le  fit  passer,  à  la  fin  de  1666,  au  sémi- 
naire Saint-Magloire,  où  il  demeura  trois  ans.  comme 
second  directeur,  tandis  que  le  supérieur  de  la  maison 
était  le  P.  Juannet.un  augustinien  très  zélé.  C'est  alors 
vraisemblablement  qu'il  s'attacha  à  Arnauld,  lequel 
se  tenait  caché  au  séminaire  Saint-Magloire,  jusqu'à 
la  paix  de  Clément  IX,  et  qu'il  publia  ses  premiers  écrits 
contre  le  sieur  M  aile  t  (ci-dessous  col.  1472).  Quesnel 
entreprit  de  réformer  Saint-Magloire,  «  pour  en  faire 
une  maison  vraiment  ecclésiastique  ».  Au  mois  de 
novembre  1669,  Quesnel  revint  à  la  maison  de  Paris, 
où  il  compta  parmi  ses  élèves,  Soanen,  le  futur  évèque 
de  Senez.  C'est  à  Saint-Magloire  que  prit  naissance 
le  célèbre  ouvrage  qui  devait  provoquer  tant  de  polé- 
miques :  les  Réflexions  morales  sur  le  Nouveau  Testa- 
ment. C'était  alors  un  recueil  des  paroles  de  Notre- 
Seigneur,  avec  quelques  courtes  réflexions.  Quesnel 
commença  à  publier  quelques  écrits  et  il  fut  chargé  de 
faire,  à  la  maison  Saint-Honoré,  des  conférences  sur 
le  dogme,  la  morale  et  la  discipline  de  l'Église.  En 
167K.  l'archevêque  de  Paris,  M.  de  Ilarlav,  pour  pur- 
ger du  jansénisme  la  congrégation  de  l'Oratoire  »  et 
aussi  pour  des  motifs  de  vengeance  personnelle,  au 
dire  de  Quesnel,  demanda  l'éloignement  de  Quesnel. 
Celui-ci  se  retira  à  Orléans,  où  l'évêque,  Cambout 
de  Coislin,  plus  tard  cardinal  et  grand  aumônier  de 
France,  lui  accorda  tous  les  pouvoirs  pour  exercer  le 
ministère.  Ses  biographes  parlent  de  ses  succès  dans 
la  direction  et  la  prédication.  Mais  l'assemblée  de 
l'Oratoire  d'octobre  1684  fit  un  décret  touchant  1rs 
opinions  qu'on  devait  suivre  dans  les  écoles.  Quesnel 
refusa  de  souscrire  et  dut  quitter  Orléans;  il  se  retira 
d'abord  chez  les  oratoriens  de  Mons,  mais  il  y  resta 
fort  peu  de  temps  et  il  vint  à  Bruxelles.  Là,  il  trouva 
Arnauld,  qui  avait  dû  quitter  la  France  en  1678. 
Quesnel  vécut  avec  Arnauld  jusqu'à  la  mort  de  celui- 
ci,  en  1694,  et  prit  une  part  plus  ou  moins  active  aux 
travaux  du  célèbre  docteur.  Il  compléta  ses  Réflexions 
morales  et  en  publia  plusieurs  éditions,  considérable- 
ment augmentées.  Durant  ce  long  exil,  Quesnel  écrivit 
à  ses  amis  de  très  nombreuses  lettres,  toutes  pleines 
de  précautions  minutieuses,  d'allégories  et  de  para- 
boles, où  l'auteur  lui-même  se  cache  sous  des  pseudo- 
nymes très  variés  et  désigne  ses  correspondants  sous 
des  noms  divers.  En  voici  quelques-uns  :  Quesnel 
s'appelle  lui-même  le  P.  prieur,  M.  de  Fresnes,  M.  de 
Frekenberg,  le  baron  de  Rebeck.  M.  Du  Puis,  M.  de 
Pozzo,  Mme  Quesnel;  Arnauld  est  désigné  par  les 
noms  suivants  :  le  prieur  de  Bosnel.  Mlle  de  Raincy. 

DICT.    DE    THÉOI..    CATHOI.. 


M.  Du  Rieu,  mon  oncle,  notre  P.  abbé,  M.  David  ou 
M.  Davy,  le  cher  Didyme,  dom  Antoine;  Duguet  est 
appelé  le  cousin  Du  Rieu,  M.  de  Lory,  M.  Le  Fossier, 
M.  de  Lisola,  ma  sœur;  Nicole  s'appelle  Rosny,  M.  de 
Bethincourt,  le  voisin,  M.  Le  Doux;  Gerberon  est 
désigné  par  les  noms  de  M.  Kerkré,  le  pape,  M.  de 
Saint-Martin,  le  P.  Patrice;  le  cardinal  de  Noailles  est 
dom  Bernard  ou  dom  Antoine  de  Saint-Bernard; 
Petitpied  est  M.  Gallois  ou  Le  Fort  ;  Fénelon  est  M.  Du 
Repos,  et  les  jésuites  sont  appelés  les  Rouliers  ou  les 
Noirs. 

Après  la  mort  d'Arnauld,  le  6  août  1694,  Quesnel 
poursuit  ses  travaux  à  Bruxelles,  où  il  demeura  jus- 
qu'en 1703.  A  cette  date  et  par  suite  des  polémiques 
provoquées  par  le  fameux  Cas  de  conscience,  Quesnel 
fut,  le  30  mai  1763,  sur  les  ordres  du  roi  d'Espagne, 
enfermé,  avec  le  P.  Gerberon,  dans  les  prisons  de 
l'archevêché  de  Malines.  Le  13  septembre  de  la  même 
année,  il  s'évada  «  d'une  manière  inespérée  et  qui  tient 
du  miracle  ».  On  trouve  le  récit  pittoresque  de  cette 
évasion  dans  les  histoires  jansénistes.  Xécrologe  des 
appelants,  p.  100-108;  Albert  Le  Roy,  Histoire  diplo- 
matique de  la  bulle,  p.  122-100.  Quesnel  a  raconté  lui- 
même  ce  drame,  dans  Motif  de  droit,  p.  55,  et  Relation 
de  la  délivrance  du  P.  Quesnel,  lettre  du  31  août 
(Bibl.  nat.,  ms.  fr.  19  739,  p.  67-106  par  Bellissime, 
pseudonyme  de  l'avocat  Brunet,  reproduit  en  partie 
dans  la  Correspondance  de  Quesnel,  t.  n,  p.  197-209). 
Voir  aussi  Y  Histoire  de  la  sortie  du  1'.  Quesnel  des  pri- 
sons de  V archevêché  de  Malines,  1718,  et  le  ms.  fr. 
19  736.  Le  ms.  19  739  contient  de  nombreux  documents 
relatifs  à  l'évasion  de  Quesnel,  eu  particulier  des  lettres 
écrites  de  Bruxelles,  du  30  mai  au  18  octobre  1703, 
p.   1-65. 

Après  son  évasion,  Quesnel  fit  un  séjour  de  quelques 
mois  à  Liège  et  se  réfugia  ensuite  en  Hollande,  où  il 
arriva  en  avril  170  1.  Désormais  sa  vie  est  inséparable 
de  La  composition  des  innombrables  écrits  qu'il  publia 
pour  se  défendre  lui-même,  pour  défendre  son  livre 
des  Réflexions  et  pour  essayer  de  justifier  Arnauld.  II 
proteste  de  mille  et  mille  manières  contre  la  condam- 
nation de  son  livre  par  la  bulle  Unigenitus,  «  qu'on  ne 
peut  accepter,  écrit-il,  sans  condamner  une  partie  des 
dogmes  de  la  foi,  et  il  suffit  de  savoir  un  peu  son  caté- 
chisme pour  voir  tout  d'un  coup  qu'on  ne  peut  adhérer 
aux  décisions  de  la  bulle  en  question  ».  Quesnel  affirme 
ici  son  infaillibilité  personnelle  et  celle  de  ses  amis;  il 
écrit  à  un  oratorien,  le  P.  Dubois,  le  25  juillet  1715, 
ces  paroles  extraordinaires  :  o  Le  cri  public  des  fidèles, 
une  infinité  d'écrits  convaincants,  quinze  ou  seize 
évêques  qui  sont  l'élite  de  l'épiscopat  el  qui  seuls  se 
sont  trouvés  à  l'épreuve  des  craintes  et  des  espérances 
de  ce  monde  et  qui  se  sont  exposés  à  tout  plutôt  que 
de  recevoir  la  Constitution,  ton  les  ces  preuves  suffisent 
pour  prouver  qu'elle  est  si  énorme  qu'on  s'est  cru 
obligé  de  s'exposer  à  la  colère  des  puissances  les  plus 
respectables  plutôt  que  de  souffrir  qu'elle  soit  reçue 
de  l'Église.  »  Il  écrit  aussi  que  ■  ce  serait  trahir  la 
vérité  et  violer  la  justice  que  de  condamner  et  de 
proscrire  les  cent  vérités  condamnées  par  la  bulle  ». 

La  mort  de  Louis  XIV  (oct.  1715)  rendit  l'espoir  à 
Quesnel  et  à  ses  amis.  Le  Régent  prit  le  contre-pied 
de  la  politique  du  roi  et  se  montra  nettement  favo- 
rable aux  jansénistes  et  aux  parlementaires,  leurs 
alliés.  Certains  songèrent  au  retour  de  Quesnel  à 
Paris,  mais  celui-ci  redoutait,  à  juste  titre,  les  fai- 
blesses du  cardinal  de  Noailles.  Il  apprit  avec  joie 
l'appel  des  quatre  évêques  en  1717  et  l'adhésion  d'une 
partie  de  la  Sorbonne  à  cet  appel  et  à  l'appel  de 
Noailles.  La  fdle  du  Régent,  la  future  abbesse  de 
Chelles,  par  l'intermédiaire  de  son  confesseur,  le 
P.  Louvard,  le  tint  au  courant  des  démarches  qu'on  fit 
auprès  du  Régent  pour  obtenir  son  retour  en  France 

T.  —  XIII  —  47. 


J  i63 


QUESNEL.    ECRITS 


146^ 


et  détruire  la  cabale  des  jésuites,  toujours  accusés 
d'être  les  inspirateurs  des  persécutions  exercées  contre 
le  jansénisme.  Tout  parait  marcher  à  souhait;  le 
9  septembre  1717,  Quesnel  écrit  au  P.  de  La  Tour, 
supérieur  de  l'Oratoire,  pour  lui  demander  de  le  tenir 
toujours  comme  un  membre  dévoué  de  la  congréga- 
tion :  «  .le  vous  supplie  très  humblement  et,  par  vous, 
tous  nos  Révérends  Pères,  de  me  faire  la  grâce  de  me 
tenir  toujours  pour  un  de  vos  enfants,  comme  un 
membre  de  la  congrégation,  dans  le  sein  de  laquelle 
j'ai  été.  quoiqu'indigne,  ordonné  prêtre,  il  y  aura 
cinquante-huit  ans,  le  21  de  ce  mois,  et  où  je  tiendrai 
à  une  singulière  bénédiction  de  finir  mes  jours.  »  Il 
ne  reçut  point  de  réponse. 

Dom  Louvard  travailla  toujours,  avec  la  fille  du 
Hé^ent,  pour  obtenir  le  retour  de  Quesnel  en  France; 
mais  celui-ci  hésita  fort;  il  se  réjouit  beaucoup  du 
mandement  de  Noailles  du  24  septembre  17 IX  et  de  la 
déclaration  de  la  Sorbonne,  qui  a  pris  sa  cause  en  main 
et  le  reconnaît  pour  son  élève;  cependant,  il  ne  songe 
pas  à  revenir  en  France.  D'ailleurs,  depuis  1718,  le 
Régent,  sous  l'influence  de  Dubois,  devient  de  moins 
en  moins  favorable  aux  jansénistes,  qu'il  regarde 
comme  des  semeurs  de  zizanie  et  des  fauteurs  de 
désordre. 

Quesnel  tomba  gravement  malade  le  27  novem- 
bre 1719  et  il  signa  une  profession  de  foi  le  28  no- 
vembre :  il  persiste  à  croire  que,  dans  son  livre  des 
Réflexions  et  dans  ses  autres  écrits,  il  n'a  rien  dit  qui 
ne  soit  parfaitement  conforme  à  la  doctrine  de  l'Église 
et  il  renouvelle  l'appel  qu'il  a  interjeté  au  futur  con- 
cile; il  déteste  tout  esprit  de  schisme  et  de  division. 
Dans  son  testament,  daté  du  1  I  juillet  1719,  il  par- 
donne de  tout  cœur  et  pour  l'amour  de  Dieu  à  toutes 
les  personnes  de  qui  il  a  reçu  des  offenses  et  des  injus- 
tices et  qui  l'ont  faussement  accusé  d'erreurs  et  de 
schisme.  Il  mourut,  âgé  de  85  ans,  le  2  décembre  1719. 

Les  biographes  de  Quesnel,  et  en  particulier  le 
Nécrologe  des  appelants,  p.  118-125,  célèbrent  ses 
grandes  vertus,  sa  piété,  sa  rare  charité  et  son  désin- 
téressement admirable.  «  Comme  la  vie  du  P.  Quesnel 
avait  été  toute  consacrée  à  Dieu,  à  Jésus-Christ  et  au 
service  de  l'Église,  sa  mort  ne  pouvait  être  que  sainte 
et    précieuse  devant    Dieu.  » 

Ses  écrits,  fort  nombreux,  sont  remplis  d'une  éru- 
dition surprenante;  mais  il  faut  en  contrôler  la  valeur, 
car,  inconsciemment  peut-être,  Quesnel  donne  aux 
textes  innombrables  qu'il  cite  un  sens  qu'ils  n'ont  pas 
toujours  et  en  tire  des  conclusions  parfois  très  contes- 
tables. Encore  plus  qu' Arnauld  son  maître,  il  a  donné 
au  jansénisme  du  XVIIIe  siècle  son  caractère  agressif, 
ergoteur  et  outrancier.  Bref,  il  ne  faut  accepter  que 
sous  bénéfice  d'inventaire,  ses  affirmations  les  plus 
catégoriques,  car  les  thèses  qu'il  édifie,  à  coups  de 
textes  empruntés  à  saint  Augustin,  à  BaïUS,  à  Jansé- 
nius  et  à  Arnauld,  sont  souvent  peu  solides,  même  au 
point  de  vue  historique,  et  c'est  avec  raison  que 
l'Église  les  a  repoussées  comme  contraires  à  la  vraie 
tradition  chrétienne.  Ce  compagnon  fidèle  d' Arnauld 
vieilli  et  exilé,  «  qui  n'eut  pas  ses  imposantes  qualités 
et  poussa  plus  loin  ses  défauts  d,  est  le  père  de  la 
troisième  génération  de  Port-Royal  et,  comme  tel,  il 
est  responsable  de  la  décadence  incontestable  du 
jansénisme  doctrinal  et  du  développement  du  jansé 
nisme  parlementaire,  qui  est  très  inférieur  au  jansé- 
nisme de  la  première  et  même  de  la  seconde  génération. 
Quesnel  a  tellement  desséché  le  christianisme  qu'il  lui 
a  Ole  toute  vie  propre  religieuse  et  en  a  l'ail  surtout  un 
parti  d'opposition  à  Home,  à  l'épiscopal  el  même  à  la 
monarchie  :  après  lui,  on  put  être  du  parti  sans  rire 
de  la  religion.  De  son  vivant,  Quesnel  a  pu  voir  ou 
du  moins  pressentir  celte  évolution  regrettable  d'une 
doctrine   qui   avait    prétendu    ramener   à   ses   origines 


augustiniennes    la    doctrine    de    l'Église    touchant    la 
grâce. 

II.  Écrits  de  Quesnel.  —  Avant  de  publier  le 
livre  des  Réflexions  morales  qui  lui  a  donné  une  place 
à  part  dans  l'histoire  du  jansénisme,  Quesnel  avait 
déjà  composé  quelques  écrits,  où  l'on  peut  trouver  les 
germes  de  sa  doctrine.  Il  importe  de  les  citer  tout 
d'abord,  pour  en  indiquer  les  idées  générales. 

Règles  de  la  discipline  ecclésiastique  recueillies  des 
conciles,  des  synodes  de  France  et  des  saints  Pères  de 
l'Église,  touchant  l'état  et  les  mœurs  du  clergé,  Paris, 
1665,  in -12.  Cet  écrit  fut  réédité  plusieurs  fois,  en 
particulier,  en  1670,  avec  des  additions  sur  la  nécessité 
de  la  vocation,  sur  la  pluralité  des  bénéfices  et  sur 
les  pensions  injustes  prises  sur  les  biens  de  l'Église.  — 
L'office  de  Jésus  pour  te  jour  el  l'octave  de  sa  fête,  qui  se 
célèbre  dans  la  congrégation  de  l'Oratoire  de  Jésus,  le 
28  janvier,  où  la  foi  cl  la  piété  de  l'Église  se  trouvent 
expliquées  par  V Écriture  et  les  saints  Pères,  traduit  en 
français,  avec  des  réflexions  de  piété,  Paris,  1075. 
in-8°.  La  préface,  éditée  à  part,  eut  plusieurs  éditions; 
elle  explique  le  but  et  l'objet  de  celte  fête,  qui  avait 
été  instituée  par  le  cardinal  Pierre  de  Bérulle,  fonda- 
teur et  premier  supérieur  de  l'Oratoire. 

Sancti  Leonis  Magni  papie  opéra  omnia,  nunc  pri- 
muin  epistolis  XXX  tribusque  de  gratia  opusculis 
auctiora  secundum  exactam  annorum  seriem  ordinata; 
a  suppositis  lextibus,  interpolalionibus,  innumerisque 
mendis  expurgata;  appendicibus,  dissertalionibus,  notis, 
observalionibusque  illustrala.  Acce.dunt  sancti  Hilarii, 
Arelalensis  episcopi,  opuscula,  vita  et  apologia,  Paris, 
1675,  2  vol.  in-4°;  une  édition  in-fol.  parut  à  Lyon 
en  1700.  Les  Pères  de  l'Oratoire  adressèrent  leurs 
félicitations  au  P.  Quesnel,  dans  leur  assemblée  de 
1(575.  Cependant,  les  écrits  de  Quesnel  étaient  sus- 
pects à  Rome,  et  l'on  parlait  d'une  mise  à  l'Index.  Le 
P.  de  Sainte-Marthe,  pour  éviter  une  condamnation, 
écrivit  au  cardinal  François  Barberini  une  lettre  datée 
du  1er  août  1677;  mais  l'ouvrage  avait  déjà  été  con- 
damné par  un  décret  du  Saint-Office  du  22  juin  1676, 
à  cause  des  notes  et  des  dissertations  où  l'on  trouve, 
touchant  la  grâce  et  la  liberté,  des  thèses  répandues 
par  les  jansénistes.  Cette  édition  des  (Euvres  de  saint 
Léon  fut  fort  louée,  en  particulier  par  Baillet,  dans 
Jugements  des  savants,  éd.  La  Monnaye,  t.  n,  p.  192 
493.  De  son  côté,  Quesnel  songea  à  défendre  son 
ouvrage  et  il  composa  une  Apologie  contre  la  prohi- 
bition de  son  livre,  qu'il  envoya  manuscrite  à  Arnauld. 
mais  celui-ci,  dans  une  lettre  datée  du  18  octobre  1082, 
lui  conseilla  de  ne  pas  la  publier  à  ce  moment.  Dans 
son  ouvrage,  Quesnel  attribuait  à  saint  Léon  les  livres 
de  la  Vocation  des  gentils,  les  Capitules  sur  la  grâce 
et  la  Lettre  à  Démétriade:  le  I'.  Antelmy  soutint  que  ces 
écrits  sont  l'œuvre  de  saint  Prosper  dans  l'ouvrage 
intitulé  :  De  veris  operibus  Ss,  P.  Leonis  Magni  et 
Prosperi  Aquitani  Dissertât  A>nes,  qui  bus  Capituli  de 
gratia  el  epistola  ad  Demetriadem,  neenon  duos  de  Voca- 
tione  omnium  Gentium  libros  Leoni  nuper  inscriptos, 
adjudicat  el  Prospéra  posl/iminio  restituil  Josephus 
Antelmy,  près  buter  et  canonicus  Ecclesim  Forojuliensis 
Paris,  10811.  in-l°  (voir  Journal  des  savants  des 
2-9  mai  1689,  p.  287-305.  et  du  10  mai,  p.  310-327). 
Quesnel  répliqua  par  une  Lettre  à  un  de  ses  amis  en 
réponse  au  sieur  Antelmy,  où  il  conserve  toutes  ses 
positions  (Journal  des  savants  des  8-15  août  1689, 
p.  5  17  50ii),  et  Antelmy  lui  répondit  dans  le  Journal 
des  savants  du  21  avril    1090,  p.  280-287. 

Quesnel  poursuivit  la  publication  d'ouvrages  ascé- 
tiques :  Conduite  chrétienne,  tirée  de  l'Ecriture  sainte 
et  des  Pires  de  l'Église,  louchant  la  confession  el  la 
communion,  dédiée  à  Mme  la  Chancelière,  Paris,  1070, 
in-18;  il  y  cul  de  nouvelles  éditions  en  1079.  108  1. 
1692  el   enfin  en   1099;  cette  dernière  avait  une  addi- 


14G5 


QUESNEL.    ECRITS 


I  ',1,1. 


tion  sur  les  Exercices  de  l'âme  pénitente.  —  Élévation 
à  Jésus-Christ  Notre-Seigneur  sur  sa  passion  et  sa 
mort,  contenant  des  réflexions  de  piété,  pour  servir  de 
sujets  de  méditation  durant  le  carême  et  les  vendredis 
de  l'année,  Paris,  1676,  in- 16,  et  2'  éd.  en  1077.  Le 
fond  de  ce  travail  appartient  au  P.  Desmaretz,  mais 
Quesnel  l'a  profondément  modifié,  comme  il  a  modifié 
l'œuvre  du  P.  de  Condren,  intitulée  L'idée  du  sacerdoce 
et  du  sacrifice  de  Jésus-Christ,  donnée  par  le  P.  de  Con- 
dren, second  supérieur  général  de  l'Oratoire,  avec 
quelques  éclaircissements  et  une  explication  des 
cérémonies  de  la  messe.  Paris,  1677,  in-12.  Les  deux 
dernières  parties  de  cet  ouvrage  ont  été  composées 
par  Quesnel,  qui  dédia  l'écrit  à  M.  Le  Camus,  évêque 
de  Grenoble  et  plus  tard  cardinal.  —  Jésus-Christ 
pénitent  ou  Exercices  de  piété  pour  le  temps  île  carême 
et  pour  une  retraite  de  dix  jours,  avec  des  réflexions  sur 
les  sept  psaumes  de  la  pénitence,  Paris,  1680,  in-12; 
ce  livre  eut  des  éditions  nombreuses;  la  quatrième, 
publiée  en  1719,  est  dédiée  à  Mme  la  duchesse  de 
Gratnmont  cl  elle  comprend  une  addition  sur  les 
règles  d'une  journée  chrétienne. —  Pensées  cl  pratiques 
de  piété  pour  les  /êtes  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 
de  la  sainte  Vierge  et  de  plusieurs  saints  et  pour  les 
dimanches  de  l'avent  cl  du  carême.  Bruxelles,  Ki.s7. 
in-lt, ;  l'ouvrage  fut  aussi  publié  à  Paris  et  reçut  des 
additions  assez  nombreuses,  de  telle  sorte  qu'une  nou- 
velle édition,  revue,  corrigée  et  augmentée  par  l'auteur 
parut  en  2  vol.  in-12,  à  Paris,  en  1715  et  1730.  —  Le 
bonheur  de  la  mort  chrétienne,  retraite  de  huit  jours, 
Paris,  1686,  in-12;  cet  écrit  eut  beaucoup  de  suces; 
Arnauld  en  fait  l'éloge  dans  une  lettre  à  Du  Vaucel, 
le  23  novembre  1693;  il  y  a,  pour  chaque  jour,  un 
commentaire  du  Pater,  deux  sermons  sur  deux  vertus, 
avec  deux  psaumes  et  un  passage  de  l'Évangile.  — 
La  discipline  de  l'Église,  Urée  du  Nouveau  Testament 
et  de  quelques  anciens  conciles,  Lyon,  1689,  2  vol.  in- 1°. 
Le  t.  i  contient  la  discipline  de  l'Église  naissante, 
recueillie  des  Actes  et  de  quelques  épitres  des  apôtres; 
le  second  contient  le  progrès  de  la  discipline  de  l'Église, 
recueillie  des  canons  du  concile  fie  N'icée  et  de  celui 
d'Ancyre,  avec  un  discours  préliminaire  de  l'origine 
des  saints  canons  et  des  codes  de  l'Église.  Cet  éeiit, 
d'après  Quesnel.  lut  publié  contre  son  intention  et 
sans  sa  participation,  et  il  en  désavoua  publiquement 
l'impression.  —  Les  irais  consécrations  ou  Exercices 
de  piété  pour  se  renouveler  dans  l'esprit  du  baptême,  de 
tu  profession  religieuse  et  du  sacerdoce,  et  qui  peuvent 
aider  toutes  sortes  de  personnes  à  faire  des  réflexions 
sur  leurs  devoirs  et  servir  de  sujets  île  méditation  dans 
les  retraites  annuelles.  Bruxelles,  1693,  in-<S";  des  édi- 
tions revues  et  augmentées  parurent,  Paris,  1699, 
1725,  in-8°. 

En  même  temps  (pie  ces  ouvrages  de  piété  un  peu 
austères,  Quesnel  publiait  de  nombreux  écrits  polé- 
miques, dont  nous  ne  citerons  ici  que  ceux  qui  ne  se 
rattachent  pas  directement  au  livre  des  Réflexions 
morales  et  qui  par  conséquent  peuvent  être  considérés 
comme  étant  en  marge  de  l'histoire  du  jansénisme 
quesnelliste.  Ce  sont  les  suivants  :  Tradition  de  l'Église 
romaine  sur  In  prédestination  des  saints  cl  sur  la  grâce 
efficace.  Le  I.  ,  contient  :  1"  l'analyse  de  l'épître  de 
saint  Paul  aux  Romains;  2"  la  doctrine  de  l'Église 
jusqu'à  saint  Augustin;  3°  la  tradition  jusqu'au  con- 
cile de  Trente,  par  M.  Germain,  docteur  en  théologie, 
Cologne,  1087,  in-12.  Le  t.  n  contient  la  doctrine  des 
principales  écoles  et  communautés  de  l'Église  et  celle 
qui   est    exposée   dans   les  congrégations  De  Auxiliis. 

1689,  et  enfin  le  t.  m  contient,  outre  de  nombreux 
éclaircissements,  la  réfutation  de  la  tradition  du 
P.  Deschamps,  jésuite,  convaincu  d'ignorances,  de 
faussetés  et  de  calomnies,  par  M.  Germain,  Cologne, 

1690,  in-12.  Plus  tard,  Quesnel  publia  un  nouvel  écrit 


qu'on  peut  regarder  comme  le  t.  iv  de  la  Tradition  de 
l'Église.  C'est  l'ouvrage  intitulé  Défense  de  l'Église 
romaine  et  ses  souverains  /wnlifes  contre  Melchior 
Leyâecker,  théologien  d'Utrecht,  avec  un  écrit  de  M.  Ar- 
nauld et  un  recueil  de  plusieurs  autres  écrits  curieux  cl 
importants  pour  l'histoire  et  la  paix  de  l'Église  sur  les 
questions  du  temps.  Leyde,  1696,  in-12;  une  21'  édition 
parut  en  1697.  Quesnel  veut  montrer  que  le  protes- 
tantisme ne  saurait  triompher  des  condamnations 
portées  par  l'Hanse-  contre  les  cinq  propositions  de 
Jansénius.  Seule  la  première  partie  de  cet  écrit,  qui 
s'applique  à  réfuter  Leydecker,  parait  être  l'œuvre  de 
Quesnel;  la  seconde  partie  contient  deux  écrits  d' Ar- 
nauld ;  Défense  de  la  bulle  li Alexandre  \  11  et  île  la 
véritable  intelligence  de  ces  mots  qui  s'y  trouvent  : 
i  Sens  de  Jansénius.  contre  ceux  qui  oui  cru  qu'ils  se 
peuvent  entendre  de  la  doctrine  de  la  grâce  efficace  », 
et  Réfutation  d'une  réponse  à  l'écrit  précédent;  en  tin  la 
troisième  partie  est  un  recueil  de  pièces  latines  ou 
françaises  qui  ont  été  alléguées  dans  la  Défense  de 
l'Église  cl  des  papes:  l'édition  de  1696  ne  contient  que 
:(  I  pièces,  tandis  cpie  celle  de  1697  en  renferme  15, 
parmi  lesquelles  V  Instruction  pastorale  de  Souilles 
du  20  août   1696.  Abrégé  de  l'histoire  de  la  congré- 

gation i  De  auxiliis  »,  c'est-à-dire  des  secours  de  la 
grâce  de  Dieu,  tenue  sous  les  papes  Clément  X" III  el 
Paul  V,  Francfort,  1687,  in-12.  —  Apologie  historique 
îles  deux  censures  de  l.oiivain  et  de  Douai  sur  la  matière 
de  la  grâce  par  M.  Géry,  bachelier  en  théologie,  ù 
l'occasion  du  livre  intitulé  Défense  des  nouveaux  chré- 
tiens  »,  Cologne,  1688,  in-12.  La  Défense  des  nouveaux 
chrétiens  était  l'œuvre  du  P.  Le  Tellier.  Dans  son 
Apologie.  Quesnel  se  proposait  aussi  de  répondre  aux 
attaques  du  P.  Deschamps  contre  La  vérité  des  actes 
de  la  congrégation  De  auxiliis  »  et  autres  calomnies 
répandues  par  ce  jésuite,  dans  un  livre  nouvellement 
imprimé.  -  -  Lettre  du  prince  de  Conty,  ou  l'accord  du 
libre  arbitre  avec  la  grâce  de  Jésus-Christ,  enseignée  par 
S. A. S.  le  prince  de  Conty,  au  P.  Deschamps,  jésuite, 
ci-devant,  arec  plusieurs  mitres  pièces  sur  la  même 
matière,  Cologne.  1689,  in-12.  -  Remontrance  jusli/i 
cative  des  prêtres  de  l'Oratoire  de  Jésus  à  Mcsseitpieurs 
du  très  illustre  et  1res  noble  chapitre  de  l'église  cathédrale 
de  Liège,  ce  29  mars  1690,  Liège,  1690,  in  I"  et  in-12. 
Histoire  de  la  fourberie  de  Douai,  1691-1692,  'A  vol. 
in-12;  cet  écrit  comprend  les  travaux  de  plusieurs 
auteurs  différents  ;  le  P.  Quesnel  est  vraisemblablement 
l'auteur  de  plusieurs  d'entre  ces  écrits,  spécialement  : 
Justification  de  la  troisième  plainte  de  M.  Arnauld 
contre  le  P.  Piu/cn.  recteur  du  collège  des  jésuites  de 
Paris  (I.  n  et  de  presque  toutes  les  pièces  du  t.  n  : 
Correction  faite  au  /'.  l'ni/cn;  Remarques  sur  la  lettre 
du  H.  /'.  de  Waudripont,  recteur  du  noviciat  des  jésuites 
de  Tournai/,  touchant  l'affaire  de  Douai,  el  en  lin.  Le 
vain  triomphe  des  jésuites.  -  Question  curieuse  :  Si 
M.  Arnauld,  docteur  de  Sorbonne.  est  herétique'.'  Co- 
logne, 1091,  in-12.  —  Histoire  abrégée  de  la  vie  el  des 
ouvrages  de  M.  Arnauld,  Cologne,  1695,  in -12,  rééditée 
en  1698;  cet  écrit  ne  fait  (pie  développer  le  précédent; 
il  raconte  la  vie  de  .M.  Arnauld  jusqu'à  sa  mort  en 
1694.  Causa    Arnutdina.   seu    Anlonius    Arnaldus. 

doctor  el  socius  Sorbonicus,  a  censura  anno  1656  sul> 
nomine  facultatis  théologies  Parisiensis  vulgata  vindi- 
catus,  sui  ipsius  iiliorumque  scriptis,  mine  primum  in 
unum  volumen  collcitis,  qui  bus  sancti  Auguslini  et 
sancti  Thomas  doctrina  de  gratin  efficaci  el  suffleiente 
dilucide  exptanatur,  Liège,  1699,  in-8°.  D'après  I-'ouil- 
loux,  Quesnel  n'aurait  composé  que  la  préface  de 
l'ouvrage;  il  se  proposait  de  recueillir  les  renseigne- 
ments qui  permettraient  de  faire  une  biographie  exacte 
du  grand  Arnauld  et  de  donner  un  aperçu  des  polé- 
miques auxquelles  il  fut  mêlé  et  dans  lesquelles  il 
aurait    toujours    gardé    une    grande    modération;    il 


1  467 


QUESNEL.    APRÈS    LA    PAIX    DE    CLÉMENT    IX 


I  468 


s'applique  à  justifier  Arnauld  des  attaques  dont  il 
fut  la  victime,  à  la  suite  des  assemblées  du  clergé  de 
1654  et  de  1656,  qui  axaient  condamné  plusieurs 
propositions  sur  la  grâce  efficace  et  la  possibilité  d'ob- 
server les  commandements  de  Dieu;  les  thèses  d'Ar- 
nauld  s'appuient  toujours  sur  saint  Augustin  et  sur 
saint  Thomas.  Quesnel  reprit  la  défense  de  son  maître 
dans  un  écrit  intitulé  Justification  de  M.  Arnauld, 
docteur  de  la  maison  de  Sorbonne,  contre  la  censure 
d'une  partie  de  la  faculté  de  théologie  de  Paris,  ou 
Recueil  des  écrits  français  sur  ce  sujet,  Liège,  1702, 
3  vol.  in-12.  Le  1.  i  comprend  les  écrits  composés  par 
M.  Arnauld  lui-même  :  ce  sont  trente  écrits  différents, 
dont  le  premier  est  une  lettre  au  pape  Alexandre  VII, 
pour  lui  présenter  sa  «  seconde  lettre  à  un  duc  et  pair  », 
27  août  1655.  Il  y  a  un  abrégé  de  la  vie  de  M.  Arnauld 
et  la  défense  de  sa  proposition  contre  la  censure  de  la 
faculté,  avec  la  réfutation  des  faussetés  avancées  par 
M.  Dumas  dans  son  Histoire  des  cinq  propositions. 
Dans  les  deux  autres  volumes,  il  y  a  un  recueil  des 
écrits  français  composés,  au  sujet  de  la  censure  de  la 
faculté  de  Paris,  soit  par  Arnauld,  soit  par  d'autres 
théologiens.  Parmi  ces  écrits,  il  y  a  la  Défense  de  la 
proposition  de  M.  Arnauld  touchant  le.  droit;  une 
Réponse  d'un  docteur  de  théologie  à  un  docteur  el  pro- 
fesseur de  Sorbonne,  contenant  un  éclaircissement  de 
plusieurs  passages  de  saint  Augustin,  de  saint  Prosper 
et  saint  Fulgcnce  sur  le  pouvoir  prochain;  un  Éclair- 
cissement sur  cette,  question  :  Si  un  docteur  ou  un 
bachelier  peut,  en  sûreté  de  conscience,  souscrire  à  une 
censure  qui  condamne  comme  hérétique  el  comme  impie 
une  proposition  qu'il  sait  véritable  cl  traiter  comme  cri- 
minelle une  pensée  qu'il  croit  innocente.  Quesnel,  qui  a 
composé  le  premier  volume,  n'a  fait  que  recueillir 
et  grouper  les  textes  réunis  dans  les  deux  autres. 

Désormais,  les  ouvrages  de  Quesnel  sont  tellement 
mêlés  aux  discussions  du  jour  qu'il  est  préférable  de 
les  noter  et  de  les  analyser  dans  l'histoire  du  quesnel- 
lisme;  il  suffira  de  signaler  ici  quelques  libelles  et 
brochures  de  circonstance  publiés  par  Quesnel  de 
1693  à  1700.  Ce  sont  :  Le  roman  séditieux  du  nestoria- 
nisme  renaissant,  convaincu  de  calomnie  el  d'extra- 
vagance, s.  1.,  1693,  in-4°;cet  ouvrage  est  dirigé  contre 
les  jésuites;  Remontrances  à  Mgr  l'archevêque  île  Ma- 
tines sur  son  décret  contre  le  livre  de  «  La  fréquente 
communion  »,  1095;  Mémorial  touchant  les  accusations 
de  jansénisme,  de  rigorisme  et  de  nouveauté,  1696; 
Défense  des  deux  brefs  de  .V.  S.  P.  le  pape  Innocent  XII, 
1007;  Lettre  à  M.  Steyaert,  pour  servir  de  supplément 
à  la  défense  des  deux  brefs,  1697;  différents  écrits  sur 
L'intrusion  des  jésuites  dans  le  séminaire  de  Liège, 
1008;  La  foi  el  l'innocence  du  clergé  de  Hollande,  1700; 
Le  P.  Bonhours  convaincu  de  calomnies,  1700. 

1 1 1.  Le  jansénisme  après  i,a  paix  de  Clément  IX. 
—  La  paix  de  Clément  IX,  en  1669  (voir  à  l'art.  Jansé- 
nisme, t.  vin,  col.  518  sq.)  ne  fut  et  ne  pouvait  être 
qu'une  paix  boiteuse,  fondée  sur  des  équivoques;  le 
Formulaire  imposé  était  tellement  imprécis  que  les 
jansénistes  purent  le  souscrire  sans  rien  abandonner  de 
leurs  opinions;  les  partisans  de  Jansénius  et  d' Arnauld 
pensaient  rester  fidèles  à  leur  signature  tout  en  défen- 
dant les  idées  de  Jansénius  et  en  réservant  la  question 
de  fait.  La  tour  romaine  ttait  satisfaite,  et  les  jansu 
nistes  déclaraient  n'avoir  accordé  que  ce  qu'ils  avaient 
toujours  offert.  Un  écrit  anonyme,  publié  en  1700, 
indique  bien,  ce  semble,  la  position  des  jansénistes. 
Il  a  pour  titre  :  La  paix  de  Clément  IX  ou  démons- 
tration des  deux  faussetés  capitales  avancées  dans 
l'Histoire  des  ci nq  propositions  contre  la  foi  des  dis- 
ciples île  saint  Augustin  el  la  sincérité  des  quatre 
évêques,  avec  l'histoire  de  leur  accommodement  cl  plu- 
sieurs pièces  justificatives  cl  historiques,  Chambéry, 
1700.  in-12.  Dans  une  longue  préface,  l' auteur  affirme 


que  c*est  en  parfaite  connaissance  de  cause  que  Clé- 
ment IX  leur  avait  accordé  la  paix.  Ce  pape  savait  que 
les  disciples  de  saint  Augustin  n'avaient  jamais  sou- 
tenu les  cinq  fameuses  propositions,  ni  avant  ni  après 
la  constitution  d'Innocent  X,  et  les  évoques  avaient 
été  de  bonne  foi.  dans  l'accommodement  fait  eu  1068, 
au  sujet  du  formulaire. 

Cette  paix  fournit  même  à  certains,  en  particulier  à 
Quesnel,  l'occasion  de  rétracter  des  démarches  [dus 
positives  qu'ils  avaient  déjà  faites.  Dans  une  lettre 
datée  du  jour  de  saint  Augustin  1673,  Quesnel  écrit  : 
o  Je  révoque,  je  rétracte  et  je  veux  être  tenue  pour 
nulle  et  de  nulle  valeur  la  souscription  que  j'ai  faite 
de  la  censure  de  M.  Arnauld...  Quant  à  la  souscrip- 
tion des  bulles  de  XX.  SS.  PP.  les  papes  Innocent  X 
et  Alexandre  VII...,  je  ne  la  rétracte  point  pour  ce  que 
je  regarde  la  question  de  droit...,  mais  pour  ce  que  je 
regarde  la  question  de  fait,  selon  laquelle  on  attribue 
à  feu  M.  l'évêque  d'Ypres  les  cinq  propositions  dans 
leur  sens  hérétique  et  condamné.  J'ai  une  bien  grande 
douleur  d'avoir  souscrit  le  Formulaire  et  d'avoir  paru, 
en  le  souscrivant,  reconnaître  et  assurer  que  M.  d'Ypres 
a  soutenu  la  doctrine  hérétique  des  cinq  propositions. 
«  Pour  rendre  la  paix  durable,  écrit  M.  Gazier,  Histoire 
du  mouvement  janséniste,  t.  i,  p.  186,  il  aurait  fallu  abo- 
lir la  signature  du  Formulaire  »,  et  Clément  IX  allait 
sans  doute  agir  en  conséquence,  lorsqu'il  mourut  pré- 
maturément, le  9  décembre  160)9.  Aussitôt,  Louis  XIV 
envoya  comme  ambassadeur  le  duc  de  Chaulnes,  pour 
veiller,  durant  le  conclave,  aux  affaires  de  la  couronne 
et  régler  définitivement  la  paix  de  Clément  IX.  Le 
roi  et  de  M.  de  Lionne  chargèrent  l'ambassadeur  de 
demander  au  nouveau  pape  «  la  suppression  du  For- 
mulaire par  un  bref  de  douze  lignes  aux  évêques  de 
France  ».  Lionne  au  duc  de  Chaulnes,  17  janv.  1670,  et 
le  roi  au  même,  7  mars. 

Le  cardinal  Albani  fut  élu  le  29  avril  et  prit  le  nom 
de  Clément  X  voulant  sans  doute  indiquer  ainsi  son 
désir  de  continuer  l'œuvre  de  son  prédécesseur.  Le 
duc  de  Chaulnes  communiqua  les  demandes  du  roi 
dans  sa  lettre  du  7  juin  1670;  mais  le  pape  demanda 
le  temps  de  réfléchir.  Après  le  départ  du  duc,  en 
juin  1670,  l'abbé  de  Bourlemont,  chargé  d'affaires, 
poursuivit  les  négociations,  mais  Lionne  lui  écrivit, 
dès  le  4  juillet,  qu'il  ne  fallait  pas  demander  la  sup- 
pression du  Formulaire  au  nom  du  roi  (le  roi  confirma 
cet  ordre  dans  une  lettre  du  11  juillet).  C'était  dire 
qu'on  ne  souhaitait  pas  fort  cette  suppression:  aussi 
IJourlemont  écrivait,  le  29  juillet,  que  la  commission 
nommée  pour  examiner  la  question  du  Formulaire 
n'avait  pas  encore  délibéré  sur  ce  sujet  et  il  insinuait 
qu'elle  prendrait  son  temps.  Lionne  mourut  en 
septembre  1671  et  fut  remplacé  par  le  marquis  de 
Pomponne,  qui  continua  son  œuvre,  mais  il  fut 
contrecarré  par  le  P.  Ferrier,  jésuite,  qui  avait  succédé 
au  P.  Annat,  mort  le  14  juin  1670,  et  par  Harlay  de 
Champvallon,  devenu  archevêque  de  Paris  aprè^  la 
mort  de  Péréfixe  (1er  déc.  1671)  et  qui  parut  alors 
changé  de  sentiments  touchant  le  Formulaire.  Enfin 
après  la  mort  de  Ferrier  en  octobre  1674,  parut  le 
P.  La  Chaise,  celui  que  les  historiens  jansénistes 
regardent  comme  leur  grand  adversaire  auprès  du  roi. 

Vialart,  évèquede  Châlons,  qui  avait  participé  d'une 
manière  si  active  à  la  conclusion  de  la  paix  de  Clé- 
ment IX,  publia,  le  15  décembre  1674,  une  déclaration 
sur  l'affaire  de  la  paix  de  l'Église  et  sur  la  déclaration 
du  I  décembre  1668,  signée  par  Arnauld  et  par  lui- 
même;  cela  pouvait  soulever  des  discussions,  mais 
bientôt  une  grave  imprudence,  commise  par  Henri 
Arnauld,  évêque  d'Angers,  vint  tout  compromet  tic. 
Une  ordonnance  de  cet  évêque  (1  mai  1676)  défend 
à  l'université,  sous  peine  de  suspense  encourue  par  le 
fait  même,  d'exiger  le  serment  sur  les  cinq  propositions 


1469 


QUESNEL.    APRÈS    LA    PAIX    DE    CLÉMENT    IX 


I  ',7(1 


de  Jansénius,  sans  distinguer  le  fait  d'avec  le  droit, 
pour  empêcher  l'exécution  de  la  lettre  de  cachet  du 
16  avril.  L'université  protesta  de  nullité,  le  21  mai, 
contre  cette  ordonnance,  sous  prétexte  qu'elle  n'était 
pas  soumise  à  la  juridiction  de  l'évêque;  de  plus,  en 
n'exigeant  point  la  signature  pure  et  simple  du  formu- 
laire et  en  affirmant  la  distinction  du  fait  et  du  droit, 
l'évêque  érigeait  en  règle  pour  tous  ce  qui  pouvait 
être,  au  plus,  une  tolérance  pour  quelques-uns.  L'é- 
vêque nia  le  fait,  mais  le  roi,  à  la  demande  de  l'arche- 
vêque de  Paris,  déclara  que  son  arrêt  du  23  dé- 
cembre 1608,  arrêt  fondamental  de  la  paix  de  l'Église, 
ne  tirait  pas  à  conséquence  pour  l'usage  général  :  en 
elîet,  la  condescendance  dont  on  avait  usé,  en  admet- 
tant des  signatures  avec  explications,  en  faveur  de 
quelques  particuliers  seulement  et  pour  les  mettre  à 
couvert  de  leurs  scrupules,  n'était  point  une  révocation 
de  la  bulle,  qui  prescrit  avec  serment,  la  signature  du 
Formulaire.  Cet  arrêt,  rendu  le  30  mai  1676,  à  l'année 
de  Flandre,  est  l'«  arrêt  du  camp  de  Ninove  ».  Sainte- 
Beuve,  Port-Royal,  t.   v,  p.    150-151. 

Ce  fut  la  première  infraction  grave  faite  à  la  paix 
de  Clément  IX;  d'ailleurs,  de  l'aveu  même  des  histo- 
riens jansénistes,  cette  paix  avait  déjà  été  fort  com- 
promise par  le  triomphe  bruyant  des  jansénistes  et  en 
particulier  de  Port-Royal,  où  les  religieuses  revinrent 
en  foule  et  attirèrent  de  nombreux  visiteurs;  le  pen- 
sionnat redevint  florissant,  et  le  noviciat  se  repeupla; 
on  fit  des  constructions  nouvelles.  On  parlait  beaucoup 
de  Port-Royal  et  l'on  voyait  venir  «  au  désert  gens 
d'épée,  magistrats,  prêtres,  dames  de  qualité,  prin- 
cesses ».  Pontchartrain  estimait  «  qu'il  y  avait  trop 
de  carrosses  en  ces  quartiers  ».  L'admiration  dont 
Port-Royal  était  l'objet  et  qui  amenait  ce  concours  de 
pèlerins,  grands  et  petits,  dans  un  désert  voisin  de 
Versailles,  devenait  un  danger  «  sous  un  roi  qui  n'ai- 
mait de  bruit  et  d'éclat,  que  celui  qu'il  faisait  et  qui 
se  rapportait  à  lui  ».  Sainte-Beuve,  op.  cit.,  t.  v, 
p.  143.  La  Mère  Agnès  craignait,  elle  aussi,  à  cause  de 
la  dissipation  que  cela  causait. 

De  plus,  sous  le  couvert  de  la  paix  de  Clément  IX, 
furent  publiés  des  ouvrages,  qu'on  n'avait  pas  encore 
osé  faire  paraître  :  Considérations  sur  les  dimanches 
et  fêtes  des  mystères  et  sur  les  fêtes  de  la  Vierge  et  des 
saints,  Paris,  1670,  2  vol.  in-8°,  rédigées  par  l'abbé  de 
Saint-Cyran,  durant  son  incarcération  de  Vincennes. — 
Instructions  chrétiennes,  tirées  par  M.  Arnauld  d'An- 
dilly  de  deux  volumes  de  Lettres  de  Messire  Jean  Du 
Verger  de  Haurane  (sic),  abbé  de  Saint-Cyran,  Paris, 
1671,  in-12.  C'était  l'apothéose  de  Saint-Cyran.  et 
c'était  peut-être  imprudent.  M.  Gazier  fait  remarquer 
que  les  »  jésuites  et  leurs  amis  curent  le  bon  goût  de 
ne  pas  manifester  alors  leur  rage  et  leur  dépit  »;  mais 
la  chose  ne  passa  pas  inaperçue.  D'ailleurs,  la  duchesse 
de  Longueville  couvrait  les  jansénistes  de  sa  puissante 
protection,  mais  elle  mourut  le  15  avril  1679,  et  son 
cœur  fut  apporté  en  grande  pompe  à  Port-Royal  le 
26  avril. 

Auparavant,  de  graves  événements  s'étaient  passés, 
qui  annonçaient  la  fin  prochaine  de  la  trêve  signée  par 
Clément  IX;  son  successeur,  Clément  X,  était  mort  le 
22  juillet  1676  et  avait  été  remplacé  par  le  cardinal 
Odescalchi,  qui  prit  le  nom  d'Innocent  XI  (21  sept. 
1676).  Les  quatre  évêques,  signataires  de  la  paix  de 
1668  lui  écrivirent  en  1677  pour  protester  contre  cer- 
taines infractions  faites  à  la  trêve,  sous  prétexte  de 
condamner  une  hérésie  imaginaire.  Innocent  XI 
répondit,  le  7  juillet  1677,  à  l'évêque  de  Chàlons  et, 
le  19  septembre,  à  l'évêque  d'Alet,  pour  faire  cesser 
des  contestations  inutiles.  L'évêque  de  Chàlons 
écrivit  aussi  au  cardinal  Cibo,  principal  ministre  du 
pape,  et  l'évêque  d'Angers  écrivit  directement  à 
celui-ci  (janv.  1678);  enfin  Gilbert  de  Choiseul  voulut 


rappeler  au  pape  les  faits  qui  avaient  amené  la  paix 
de  Clément  IX.  D'autre  part,  en  1676,  l'évêque 
d'Arras,  Gui  de  Sève  de  Rochechouart,  avait  dénoncé 
au  pape  des  propositions  qu'il  jugeait  subversives  de 
toute  morale  et  il  s'était  entendu,  sur  ce  point,  avec 
l'évêque  de  Saint-Pons,  Percin  de  Montgaillard,  ami 
de  Pavillon,  d'Arnauld  et  de  Xicole.  Les  deux  évêques 
rédigèrent  une  lettre  qui  serait  remise  secrètement  au 
pape  et  ils  firent  appel  à  Xicole  pour  traduire  la  lettre 
en  latin.  Des  docteurs  de  Louvain  avaient,  de  leur  côté, 
dénoncé  diverses  propositions  contraires  aux  maximes 
de  l'Évangile  et  à  la  morale.  Les  jésuites  n'étaient  pas 
désignés  dans  la  lettre  de  Nicole,  mais  les  propositions 
dénoncées  étaient  toutes  empruntées  à  des  auteurs 
jésuites.  Une  indiscrétion  de  l'évêque  d'Amiens,  en 
1677,  tit  connaître  à  l'archevêque  de  Paris  la  dénon- 
ciation. «  Alors,  écrit  Gazier,  op.  cit.,  t.  i,  p.  206-307, 
le  P.  de  La  Chaise  et  l'archevêque  de  Paris,  Ilarlay 
de  Ctiampvallon,  tirent  alliance  et  se  proposèrent  de 
ruiner  Port-Royal,  mais  ils  attendirent  la  mort  de  la 
duchesse  de  Longueville.  Louis  XIV  intervint,  le 
3  janvier  1679,  pour  faire  condamner  les  propositions, 
et  un  décret  du  2  mars  1679  condamna  soixante-cinq 
propositions  de  morale  relâchée.  Dès  1669  avait  paru 
à  Cologne  le  premier  volume  d'une  collection,  qui  se 
poursuivit  jusqu'en  169  1  et  dont  les  six  derniers  vo- 
lumes ont  été  composés  avec  la  collaboration  d'Ar- 
nauld lui-même.  L'écrit  a  pour  titre  :  La  morale  pra- 
tique des  jésuites,  représentée  en  plusieurs  histoires 
arrivées  dans  toutes  les  parties  du  monde.  Sainte-Beuve 
appelle  ces  volumes,  pesamment  écrits,  «  la  queue  de 
Pascal  »,  et  il  note  que  celle  demi-victoire  îles  jansé- 
nistes à  Rome  allait   les  taire  écraser  en  France.  » 

Lu  effet,  tout  allait  concourir  à  la  ruine  de  Port- 
Royal,  regardé  comme  le  foyer  et  la  forteresse  du 
jansénisme  :  la  colère  des  jésuites,  le  désir  du  roi, 
manifesté  depuis  longtemps,  d'être  le  maître  de 
Port-Royal,  par  le  droit  demandé  à  Rome  de  nommer 
à  l'abbaye,  et  le  concours  assuré  de  l'archevêque  de 
Paris  pour  en  extirper  les  restes  du  jansénisme; 
L'affaire  de  la  régale,  dans  laquelle  s'étaient  compromis 
deux  évêques  chers  a  Port-Royal  :  Pavillon  et  Caulet. 
Ce  dernier,  sans  être  janséniste,  avait  énergiquement 
soutenu  Port-Royal  et  n'aimait  guère  les  jésuites. 
Louis  XIV  redoutait  une  nouvelle  Fronde,  dont  les 
armes  se  préparaient  à  Port-Royal;  l'existence  du 
jansénisme  allait  lui  apparaître  incompatible  avec 
l'ordre  et  l'unité  du  royaume,  presque  comme  une 
forme  de  républicanisme  opposée  à  la  monarchie. 
C'était  une  cabale  dont  il  fallait  se  débarrasser;  en 
cela,  «  il  serait  plus  jésuite  que  les  jésuites  eux-mêmes», 
écrit  Sainte-Beuve,  op.  cil.,  t.  v,  p.  154.  Sur  ce  point, 
l'archevêque  de  Paris,  M.  de  I  larlay.  élail  pleinement 
d'accord  avec  le  roi  :  il  n'aimait  pas  les  jansénistes, 
pour  des  raisons  diverses,  voir  Sainte-Beuve,  ibid.. 
p.  191-195.  Les  historiens  jansénistes  peignent  l'arche- 
vêque sous  de  tristes  couleurs,  comme  un  intrigant 
perdu  de  vices.  Voir  Gazier,  op.  cit.,  t.  i,  p.  206,  et 
Mlle  Gazier,  Histoire  du  monastère  de  Port-Royal. 
p.  306-307.  El  Sainte-Beuve  termine  son  portrait  de 
l'archevêque  de  Paris,  op.  cil.,  t.  v,  p.  154-160,  par  ces 
mots,  qui  montrent  bien,  ce  semble,  la  position  de 
l'archevêque  par  rapport  aux  jansénistes  :  t'n  arche- 
vêque de  l'esprit  et  de  la  capacité  de  M.  de  Harlay 
l'ut  contre  Port-Royal  parce  que  le  roi  le  voulait  et 
que  lui-même,  prélat  clairvoyant,  il  appréciait  les 
raisons  qu'il  y  avait  de  dissiper  et  d'éteindre  ce  loyer 
d'opposition    ecclésiastique.  » 

Le  17  mai  1679,  l'archevêque  de  Paris,  après  une 
enquête  préalable,  procéda  à  l'expulsion  des  reli- 
gieuses :  il  fit  sortir  les  postulantes,  les  jeunes  pension- 
naires, au  nombre  de  quarante-deux,  les  confesseurs 
et  autres  ecclésiastiques,  au  nombre  de  six;  puis  il 


I  ',7  1 


QUESNEL.    LES    DERNIERS    TEMPS    DWRNAULD 


1472 


([('•rendit  aux  religieuses  de  recevoir  des  novices  tanl 
qu'elles  seraienl  cinquante  professes  de  chœur.  Voir 
les  détails  pittoresques  dans  Sainte-Beuve,  op.  cit., 
t.  v.  p.  1(12-177,  et  Mlle  Gazier,  op.  cit.,  p.  329-335. 
L'archevêque  dit  à  l'abbesse  :  -  Le  roi  ne  veut  point 
de  ralliement  :  un  corps  sans  tête  est  toujours  dange- 
reux dans  un  État;  il  veul  dissiper  cela  et  qu'on  n'en- 
tende plus  toujours  dire:  "(les  messieurs,  ces  mes- 
o  sieurs  de  Port-Royal...  "("était  cette  république  de 
Port  -Royal  qu'on  voulait  supprimer.  »  Tous  les  grands 
amis  de  Port-Royal  devaient  s'éloigner.  Arnauld  avait 
déjà  reçu  l'ordre  de  quitter  le  faubourg  Saint-Germain, 
OÙ  on  l'accusait  de  tenir  des  réunions  clandestines; 
en  quelques  semaines,  il  changea  plusieurs  lois  de 
résidence  et,  enfin  sur  les  conseils  du  duc  de  Montau- 
sier,  il  se  décida  à  quitter  définitivement  la  France, 
le  18  juin  1679.  Les  jansénistes  regrettent  qu'il  ne 
se  soit  pas  retiré  à  Home,  où  l'attendait  le  cardina- 
lat (?);  il  se  décida  pour  les  Flandres.  En  même  temps, 
M.  de  Pomponne,  ami  d'Amauld,  secrétaire  d'Étal 
des  affaires  étrangères,  qui  avait  succédé  à  M.  de 
Lionne,  en  1671,  fut  disgracié,  en  novembre  1079. 
parce  que  le  roi  était  mécontent  de  son  opiniâtreté  et 
de  son  inapplication  (Sainte-Beuve,  ibid.,  p.  198-109) 
et  il  fut  remplacé  par  un  frère  de  Colbert,  M.  de  Crois- 
sy.  Cette  année  1079  fut  décidément  une  année  désas- 
treuse pour  Port-Royal  et  pour  le  jansénisme  :  le 
15  avril,  mort  de  la  duchesse  de  Longueville,  la  grande 
protectrice  des  jansénistes;  le  9  mai,  début  de  l'en- 
quête faite  à  Port-Royal  par  ('officiai  de  Paris  et, 
le  17  mai,  visite  de  l'archevêque  de  Paris;  le  18  juin, 
départ  d' Arnauld  pour  Bruxelles;  le  21  juillet,  mort 
de  Ruzanval,  évoque  de  Beauvais  et,  le  24  août,  mort 
du  cardinal  de  Retz,  tous  deux  très  favorables  à 
Port-Royal,  enfin,  en  novembre,  disgrâce  de  Pom- 
ponne. C'était  vraiment  la  série  noire.  Désormais, 
Port-Royal  vit  dans  la  crainte  et  dans  l'appréhension, 
jusqu'à  la  destruction  finale.  Il  y  a  quelque  moment 
d'accalmie  lorsque,  par  exemple,  M.  Le  Tourneux, 
vrai  successeur  de  Singlin  et  de  Saci,  est  envoyé  comme 
confesseur  des  religieuses  (oct.  1681)  et  lorsque  la 
.Mère  Angélique  est  réélue  abbesse;  mais  le  calme  es1 
très  passager,  et  l'on  sent  que  Port -Royal  va  dispa- 
raître, car  il  meurt  chaque  jour. 

IV.  Le  ROLE  d'Arnauld.  —  1°  L'affaire  du  «  Nou- 
veau Testament  de  Mons  »  (1667-1(588).  —  Durant  la  pé- 
riode qui  précéda  et  suivit  la  paix  de  Clément  IX,  le 
grand  Arnauld  tient  le  premier  rôle  dans  l'histoire  du 
jansénisme.  D'abord,  il  parut  tourner  toute  son  acti- 
vité contre  le  calvinisme,  de  concert  avec  son  ami 
Nicole,  Mais  cependant,  même  à  cette  époque,  il 
continua  à  prendre  la  défense  du  Nouveau  Testament 
imprimé  à  Mons,  qui,  on  le  sait,  contribua  beaucoup 
à  la  propagande  du  jansénisme.  Commencée  en  1654 
par  Lemaistre  de  Saci.  avec  la  collaboration  d'An- 
toine Le  Maitre,  d'Arnauld  et  de  Nicole,  l'œuvre  parut 
en  avril  1667,  imprimée  à  Amsterdam,  sous  le  nom 
d'un  libraire  de  Mons,  avec  privilège  du  roi  d'Espagne 
et  l'approbation  d'un  docteur  de  Louvain  et  de  deux 
évêques  des  Pays-Bas  espagnols.  Elle  avait  pour 
titre  ;  Le  Nouveau  Testament  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  traduit  en  français,  selon  l'édition  vulgate, 
avec  les  différences  du  arec,  1667,  2  vol.  in-8".  L'écrit 
eut  un  très  grand  succès  :  «  Avoir  sur  sa  table  et  dans 
sa  ruelle  ce  Nouveau  Testament,  élégamment  traduit, 
élégamment  imprimé,  fut  alors  le  genre  spirituel 
suprême  »,  écril  Sainte-Beuve;  mais  il  souleva  aussitôt 
de  violentes  polémiques.  Péréflxe,  l'archevêque  de 
Paris,  défendil  de  le  lire;  Arnauld  prit  sa  défense 
contre  les  sermons  du  P.  Maimbourg,  en  octobre  1667, 
et  il  noie  les  Abus  et  nullités  de  l'ordonnance  subreplice 
de  M.  l'archevêque  de  Paris  du  t8  novembre  1667,  par 
laquelle  l'archevêque  défendait  de  lire  et  de  débiter 


cette  traduction  (1668),  et  cela  malgré  l'arrêt  du 
Conseil  du  22  novembre  1667,  qui  défendait  d'imprimer 
cette  traduction  dans  le  royaume,  lui  juin  1668, 
Arnauld  défendit  de  nouveau  la  traduction  contre  la 
seconde  ordonnance  de  l'archevêque  de  Paris  (20  avril 
1668),  dans  laquelle  le  prélat  disait  que  cette  traduc- 
tion «  favorisait  les  erreurs  des  ministres  de  Genève  et 
renouvelait  celles  de  Jansénius  ».  Un  décret  de  Rome, 
20  avril  1668,  condamnait  la  traduction  de  Mons, 
tandis  que  le  P.  Annat,  dans  ses  Remarques  sur  la 
conduite  qu'ont  tenue  les  jansénistes  dans  l'impression 
et  la  publication  du  Nouveau  Testament  de  Mons, 
contestait  l'authenticité  des  approbations  épiscopales 
données  à  cet  ouvrage.  Arnauld  répliqua  par  une 
Réponse  aux  Remarques  du  P.  Annal  (15  juill.  1668); 
il  publia  un  Mémoire,  sur  le  bref  du  pape  et  deux  Ré- 
ponses aux  Lettres  d'un  docteur  en  théologie,  dans  les- 
quelles le  P.  Annat  avait  voulu  «  singer  les  Lettres 
provinciales  ».  D'autre  part,  l'évèque  d'Évreux  et  les 
archevêques  de  Reims  et  d'Lmbrun  avaient  condamné 
la  traduction.  La  paix  de  Clément  IX  arrêta  un  instant 
les  polémiques,  mais  celles-ci  reprirent  bientôt,  même 
avant  la  rupture  de  la  trêve  et  le  départ  d'Arnauld 
dans  les  Pays-Bas.  D'après  Sainte-Beuve,  Péréflxe  dé- 
signa Bossuet  comme  censeur  de  la  version  de  Mons, 
et  celui-ci  se  contenta  de  critiquer  le  style  et  la  forme 
qui  étaient  trop  recherchés;  d'ailleurs,  l'archevêque 
mourut  le  l,r  janvier  1671,  et  les  discussions  recom- 
mencèrent. 

En  1676,  un  docteur  de  Sorbonne,  Charles  Mallet, 
dans  l'écrit  intitulé  Examen  de  quelques  passages  de  la 
traduction  française  du  Nouveau  Testament,  Rouen, 
1676,  in-12,  critique  la  traduction  de  divers  passages 
relatifs  à  la  prédestination,  à  la  liberté  et  à  la  grâce. 
Deux  écrits  anonymes  attaquèrent  l'ouvrage  de  Mal- 
let :  Lettre  d'un  ecclésiastique  à  une  dame  de  qualité  et 
Préjugés  contre  le  livre  intitulé  :  «  Examen  de  quelques 
passages  ».  Arnauld,  qui  voulait  «  respecter  la  paix 
de  Clément  IX  »,  garda  d'abord  le  silence,  mais,  sur 
les  conseils  de  quelques  amis,  il  fit  une  requête  au  roi 
pour  lui  demander  la  permission  de  répondre  aux 
attaques  de  Mallet,  et  il  se  mit  à  l'œuvre;  mais  on  lui 
fit  remarquer  qu'il  serait  imprudent  de  publier  un 
écrit  sur  un  sujet  si  délicat.  Il  avait  rédigé  le  travail, 
qu'il  emporta  avec  lui  lorsqu'il  quitta  la  France  en 
1679.  L'écrit  parut  en  1680,  sous  le  titre  :  Nouvelle 
défense  de  la  traduction  du  Nouveau  Testament,  contre, 
le  livre  de  M.  Mallet,  docteur  de  Sorbonne  et  chanoine 
archidiacre  de  Rouen,  Cologne,  1680,  in-8°  et  in-12, 
avec  une  préface  datée  du  10  août  1679.  Sainte- 
Beuve,  op.  cit.,  t.  v,  p.  291-298. 

Arnauld,  réfugié  à  Bruxelles,  poursuivit  la  lutte 
contre  Mallet,  sur  un  sujet  plus  général  et  qui  eut  une 
grande  importance  dans  la  seconde  phase  du  jansé- 
nisme. Mallet  avait  publié  un  écrit  intitulé  :  Traité 
de  l'Écriture  sainte  en  langue  vulgaire,  Rouen,  1679, 
in-12;  il  y  déclare  que  la  lecture  de  l'Écriture  sainte 
en  langue  vulgaire  ne  peut  être  permise  que  sous 
certaines  conditions,  à  cause  des  dangers  qu'elle  peut 
présenter  pour  des  esprits  mal  préparés.  Aussitôt 
Arnauld  écrivit  à  son  ami,  l'évoque  de  Castorie, 
Neereaslel,  pour  lui  demander  de  dénoncer  cet  écrit, 
et  lui-même  composa  une  réponse,  sous  le  titre  :  De. 
In  lecture  de  V Écriture  soi  nie  contre  les  paradoxes  exlra- 
vagants  ri  impics  du  sieur  Mallet,  dans  son  livre  «  De  la 
lecture  de  l'Écriture  sainte  »,  1680,  1681,  1682,  in-12. 
Arnauld  veut  y  montrer  que  la  thèse  de  Mallet  est 
en  opposition  absolue  avec  les  sentiments  des  Pères; 
sa  réponse  fut  complétée  par  un  nouvel  écrit  dont  parle 
Arnauld  dans  une  lettre  du  13  janvier  1681  :  Jugement 
d'un  théologien  sur  un  livre  intitule  :  •■  Recueil  de  divers 
ailleurs  qui  ont  condamné  les  versions  de  /'  Écriture  sainte 
en    langue    vulgaire  ».    Lui-même    avait    publié    une 


1473 


OUESNEE.     LES    DERNIERS    TEMPS    IV.VMNAULD 


1474 


Continuation  de  la  nouvelle  défense  du  Nouveau  Tes- 
tament, Cologne,  1681,  in-8°.  Axnauld  reprit  les  mêmes 
thèses  dans  la  Défense  des  versions  de  l'Écriture  sainte, 
des  offices  de  l'Eglise  et  des  ouvrages  des  Pères  et  en  par- 
ticulier de  la  nouvelle  traduction  du  bréviaire,  contre  la 
sentence  de  l'offïcial  de  Paris  du  10  avril  16X8,  Cologne, 
1688,  in-8°,  pour  défendre  la  traduction  du  bréviaire 
publiée  par  M.  Le  Tourneux.  Enfin,  dans  les  Règles 
pour  discerner  les  bonnes  et  les  mauvaises  critiques  des 
traductions  de  l'Ecriture  sainte  en  français,  pour  ce  qui 
regarde  la  langue;  avec  des  réflexions  sur  celte  maxime, 
que  l'usage  est  le  tyran  des  langues  vivantes,  Arnauld 
critique  les  Nouvelles  remarques  sur  la  langue  fran- 
çaise du  P.  Houhours  et  défend  les  traductions  de 
plusieurs  passages  de  la  version  de  Mons. 

2°  Arnauld  et  Nicole.  —  En  même  temps,  Arnauld 
rédigeait  quelques  écrits  d'inspiration  nettement  jan- 
séniste, dont  certains  n'ont  été  publiés  qu'après  sa 
mort.  Parmi  ceux-ci,  il  faut  citer  :  Nécessité  de  la  foi  en 
Jésus-Christ  pour  être  sauvé,  où  l'on  examine  si  les 
païens  et  les  philosophes,  qui  ont  eu  la  connaissance  d'un 
Dieu  et  qui  ont  moralement  bien  vécu  ont  pu  être  sauvés, 
sans  avoir  la  foi  en  Jésus  Christ.  Ce  travail  n'a  été 
publié  qu'en  1701  par  Dupin,  et  les  idées  essentielles 
ont  été  reprises  dans  des  écrits  rédigés  par  Arnauld, 
en  1691  et  en  1693.  Ce  sont  :  Écrit  sur  les  actions  des 
infidèles  et  Examen  de  celte  proposition  :  un  philosophe 
qui  n'a  point  entendu  parler  de  Jésus-Christ,  mais  qui 
connaît  Dieu,  peut,  avec  le  secours  d'une  grâce  donnée  par 
les  mérites  de  Jésus-Christ,  faire  une  action  moralement 
bonne  et  vertueuse,  avant  que  d'avoir  aucune  connais- 
sance de  Jésus-Christ. 

Arnauld  étudie  aussi  la  question  de  la  grâce  dans 
l'Instruction  sur  la  grâce  selon  /' Écriture  et  les  Pires. 
publiée  par  Quesnel  en  1700;  les  Instructions  par  de- 
mandes et  par  réponses  sur  l'accord  de  la  grâce  et  de  la 
liberté.  Mais,  sur  ce  point,  il  va  se  trouver  en  opposi- 
tion avec  son  ami  Nicole.  Celui-ci,  après  la  paix  de 
Clément  IX,  s'était  de  plus  en  plus  consacré  aux  ou- 
vrages  de  [  iété  proprement  dite.  Il  se  trouvait  déjà  à 
Bruxelles,  lorsque  Arnauld  y  arriva  en  1679,  mais  il  ne 
voulut  pas  demeurer  avec  lui  et  il  revint  en  France. 
Nul  doute  que  le  caractère  emporté  d'Arnauld  n'ait 
été  une  cause  de  conflits  entre  les  deux  amis,  qui 
avaient  autrefois  collaboré.  Les  historiens  jansénistes 
affirment  que  leur  amitié  resta  toujours  entière,  mais 
il  faut  dire  que  ce  fut  à  condition  que  les  deux  amis 
fussent  séparés.  Leur  désaccord  ne  port  ad  pas  seule- 
ment sur  une  question  de  méthode  et  de  tactique  à 
suivre  pour  défendre  le  jansénisme,  il  allait  jusqu'à  la 
doctrine  elle-même.  On  le  voit  bien  dans  [a  polémique, 
courtoise  si  l'on  veut  mais  sérieuse  cependant,  qui 
éclata  sur  la  question  de  la  grâce  générale. 

Pour  faire  adopter  la  doctrine  de  saint  Augustin, 
(pu-  certains  trouvent  trop  austère  parce  qu'elle  impose 
à  tous  les  hommes  les  mêmes  devoirs  et  ne  leur  accorde 
que  des  grâces  très  inégales,  Nicole  imagina  sa  thèse 
sur  la  grâce  générale  :  d'après  lui.  Dieu  donne  à  tous  les 
hommes  une  grâce  générale,  avec  laquelle  ils  peuvent 
faire  le  bien:  mais,  en  fait,  avec  cette  grâce  seule,  ils 
ne  font  jamais  le  bien,  car  pour  cela  il  faut  une  grâce 
plus  puissante  que  Dieu  n'accorde  pas  à  tous  et  qu'il 
n'accorde  qu'aux  prédestinés.  Ainsi  Nicole  pensait 
rendre  la  condition  des  hommes  moins  inégale  et  ôter 
le  droit  de  se  plaindre  de  la  distinction  que  la  grâce 
met  entre  ceux  qui  font  le  bien  et  ceux  qui  ne  le 
font  pas.  Par  là  Nicole  restait  toujours  opposé  au  moli- 
nisme,  car  la  grâce  accordée  à  tous  ne  pouvait  se 
confondre  avec  la  grâce  suffisante  des  molinistes, 
puisque  pour  ceux-ci  la  grâce  suffisante  donne  à 
l'homme  le  pouvoir  de  faire  le  bien  réellement  et  en 
fait,  tandis  (pie  la  grâce  générale  exige  une  grâce 
efficace  pour  faire  le  bien. 


Arnauld  s'opposa  nettement  à  cette  hypothèse  de 
Nicole,  qu'il  trouva  exposée  dans  les  Instructions  sur 
les  symboles;  d'après  lui.  le  système  de  Nicole  <  renver- 
sai! la  théologie  de  l'Église  dans  des  points  très  im- 
portants et  engageait  en  de  très  graves  erreurs  ». 
Arnauld  réfuta  Nicole  dans  l'Écrit  géométrique  sur  la 
grâce  générale  et  il  l'envoya  à  Nicole,  qui  ne  fut  pas 
convaincu  et  qui  composa  une  réponse.  Cette  réponse 
connue  de  deux  bénédictins,  le  P.  Hilarion  Le  Mon- 
nier,  de  Saint-Vanne,  et  dom  Lamy,  de  Saint-Maur, 
fut  réfutée  par  eux.  Alors,  Nicole  publia  son  Traité 
de  la  grâce  générale,  où  il  veut  établir  que  les  grâces 
surnaturelles,  ajoutées  au  pouvoir  physique,  n'étaient 
point  stériles,  car  elles  produisent  chez  tous  les 
hommes,  au  moins  à  quelque  degré,  des  lumières  dans 
l'entendement  et  des  mouvements  dans  la  volonté, 
relativement  aux  devoirs  qu'ils  doivent  remplir;  sans 
les  grâces  générales  intérieures  et  surnaturelles,  les 
hommes  seraient  clans  l'impuissance  physique  d'éviter 
le  péché  et  de  faire  aucun  bien,  en  sorte  qu'ils  seraient 
excusables.  Arnauld  attaque  de  nouveau  le  système 
de  Nicole,  dans  son  Traité  du  pouvoir  physique,  1691, 
et  il  demanda  à  lîossuet  d'appuyer  ses  critiques. 
Bossuet  estima  que  la  doctrine  de  la  grâce  »cnérale 
n'était  pas  conforme  à  la  théologie  de  saint  Augustin; 
cependant,  Nicole  maintint  son  système,  bien  qu'il 
y  lût  moins  attaché,  comme  il  l'écrit  dans  une  lettre 
à  Quesnel,  en  décembre  169  1,  où  il  dit  qu'on  n'avait 
pas  démontré  par  la  raison  la  fausseté  de  son  opinion. 
Après  la  morl  de  Nicole,  le  16  novembre  1695,  ses 
écrits  sur  la  grâce  générale  se  répandirent  dans  le 
public,  et  les  molinistes  cherchèrent  à  en  tirer  profit 
pour  leur  doctrine.  Un  Recueil,  publié  en  1715,  réunit 
tous  les  écrits  composés  sur  ce  sujet  par  Nicole  et 
ceux  qui  l'attaquèrent.  L'éditeur  des  Œuvres  d'Ar- 
nauld les  a  groupés,  t.  x.  p.   155-608. 

D'après  son  biographe.  Arnauld,  durant  son  séjour 
en  Hollande,  conçut  le  projet  de  faire  un  recueil  sur 
les  disputes  de  la  grâce,  où,  sans  aucun  doute,  il  aurait 
exposé  et  défendu  les  positions  du  jansénisme;  mais, 
en  fait,  il  ne  réalisa  pas  ce  projet,  et  les  pièces  qu'il 
avait  déjà  réunies  furent  saisies,  avec  les  papiers  de 
Quesnel.  en  1703.  On  trouve  sa  main  dans  la  plupart 
des  écrits  publiés  alors  :  il  a  pris  une  pari  importante 
à  la  rédaction  de  L'amour  pénitent,  de  Neercastel,  et  il 
y  développe  certaines  questions  ébauchées  dans  La 
fréquente  communion.  Cel  ouvrage  fui  dénoncé  à  Home 
et,  malgré  les  plaidoyers  d'Arnauld  et  de  son  ami  Du 
Vaucel,  qui,  à  cet  le  occasion,  se  rendit  à  Home,  il  fut 
condamné,  le  2()  juin  1690.  Arnauld  entreprit  aussi  de 
faire  des  Remontrances  au  roi  pour  dénoncer  L'arche- 
vêque de  Paris  comme  l'ennemi  de  la  paix  :  il  affirmait 
que  le  jansénisme  n'était  qu'un  fantôme,  mais  ses  amis 
Obtinrent  que  cet  écrit  ne  serait  pas  publié,  car  il  ris- 
quait d'exciter  Home  et  la  cour  et  de  provoquer  la  perte 
de  Port-Royal.  Cet  ouvrage,  confisqué  avec  les  papiers 
de  Quesnel  en  1703,  a  été  perdu  en  grande  partie;  des 
paquets  de  livres  venant  d'Arnauld  lurent  arrêtés  en 
France  et  plusieurs  de  ses  amis,  en  particulier  le 
P.  Dubreuil.  furent  incarcérés. 

3°  Arnauld  et  la  régale.  —  Le  10  juillet  1681,  l'assem- 
blée du  clergé  avait  écrit  au  roi,  au  sujet  d'un  bref 
d'Innocent  NI  qui  exhortait  Louis  XIV  à  rendre  aux 
Églises  d'Alet  et  de  Pamiers  leurs  anciennes  immu- 
nités. Le  bref  du  pape  était  regardé  comme  un  acte 
de  juridiction  contraire  à  l'autorité  du  roi.  Arnauld 
prit  parti  pour  les  deux  évèques  dans  la  I. élire  if  un 
chanoine  èi  un  évêque,  168  1,  contre  la  lettre  du  clergé. 
Il  composa  aussi  l'Apologie  pour  les  catholiques  contre 
l'écrit  intitulé  :  La  politique  du  clergé  »,  oeuvre  de 
Jurieu.  Sur  les  renseignements  qui  lui  furent  fournis 
par  l'abbé  Du  Vaucel,  qui  l'avait  rejoint  en  Hollande 
après  avoir  vécu  de  longues  années  auprès  de  l'évèque 


14  7.") 


QUESNEL.    LES    DERNIERS    TEMPS    DARNAULD 


1476 


d'Alet,  Arnauld  publia  les  Considérations  sur  les 
affaires  de  l'Église,  qui  doivent  être  proposées  dans  l'as- 
semblée générale  du  clergé  de  France;  il  défend  les  quatre 
articles  de  1082  et  conseille  de  recourir  au  besoin  à 
un  concile  national  pour  sauvegarder  les  libertés  de 
l'Église  gallicane. 

4°  Arnauld  et  le  jansénisme.  —  Les  Œuvres  d' Ar- 
nauld, t.  xi,  contiennent  quelques  écrits  polémiques 
qui  se  rapportent  à  des  thèses  jansénistes  relatives  à 
la  hiérarchie  ecclésiastique  :  Éclaircissements  sur  l'au- 
torité des  conciles  généraux  et  des  papes,  ou  explica- 
tion du  vrai  sens  de  trois  décrets  des  sessions  IV  et  V 
du  concile  général  de  Constance  contre  la  Dissertation  de 
M.  Srhelslrate  sur  les  prétendus  Actes  publiés  par  le  même 
auteur  en  1683.  Cet  écrit,  rédigé  par  Arnauld  en  1084 
pour  justifier  la  déclaration  du  clergé  de  1082,  ne  fut 
publié  qu'en  1711  par  Petitpied.  —  Jugement  équitable 
sur  la  censure  faite  par  une  partie  de  la  /acuité  étroite  de 
théologie  de  Louvain,  en  1686,  qui  avait  condamné  la 
déclaration  de  1682,  et  Défense  du  jugement  équitable, 
juin  1087,  où  Arnauld  discute  les  thèses  de  Steyaert, 
lequel  avait  voulu  justifier  la  censure  de  la  faculté,  dans 
des  thèses  soutenues  à  Louvain,  le 20  mars  1087,  sous  le 
titre  :  Positions  théologiques  sur  le  pape  et  sur  son  auto- 
rité contre  le  Français  médisant.  Steyaert  répondit  par 
des  Positions  ultérieures  sur  le  pape  et  son  autorité,  aux- 
quelles Arnauld  répliqua  par  la  Réponse  aux  positions 
ultérieures  de  Steyaert,  contenant  la  justification  de  la 
prééminence  des  conciles  œcuméniques  et  la  justifica- 
tion des  évèques  de  droit  divin. 

Arnauld  eut  une  nouvelle  polémique  avec  Steyaert, 
qui,  en  juillet  1690,  avait  écrit  à  l'archevêque  de  Cam- 
brai au  sujet  de  la  conduite  des  prêtres  de  l'Oratoire. 
L'écrit  d' Arnauld  était  intitulé  Les  difficultés  proposées 
à  M.  Steyaert,  docteur  et  professeur  en  théologie  de  la 
faculté  de  Louvain,  sur  l'avis  par  lui  donné  à  M.  l'ar- 
chevêque de  Cambrai  pour  lui  rendre  compte  de  sa  com- 
mission d'informer  contre  la  doctrine  et  la  conduite  des 
prêtres  de  l'Oratoire  de  Mons  en  Hainaut,  Cologne,  1 691, 
2  vol.  in-12.  Dans  cet  écrit  Arnauld  revient  sans  cesse 
sur  la  question  du  Nouveau  Testament  de  Mons,  dont 
il  défend  la  version  :  il  attaque  particulièrement  Ri- 
chard Simon,  auquel  il  adressa  directement  une  Disser- 
tation critique  touchant  les  exemplaires  grecs  sur  lesquels 
M.  Simon  prétend  que  l'ancienne  Vulgale  a  été  faite  et 
sur  le  jugement  que  l'on  doit  faire  du  fameux  manuscrit 
de  Bèze. 

Cependant,  du  fond  de  son  exil,  Arnauld  prenait 
directement  la  défense  du  jansénisme  et  des  jansénistes, 
dans  des  écrits  qui  ne  furent  pour  la  plupart  publiés 
que  plus  tard.  Il  rédigea  alors  un  Projet  de  lettre  au  roi, 
pour  lui  adresser  la  justification  de  ceux  qu'on  décrie 
sous  le  nom  de  jansénistes,  et  de  Très  humbles  remon- 
trances au  roi  pour  sa  justification  et  pour  celle  de  tous 
ceux  qu'on  décrie  dans  la  pensée  de  Sa  Majesté  sous 
le  nom  de  jansénistes.  Ces  deux  écrits  restés  manuscrits 
furent  trouvés  parmi  les  papiers  de  Quesnel  en  17(13 
et  ils  ont  été  recueillis  dans  l'ouvrage  intitulé  Fantôme 
du  jansénisme,  ou  justification  des  prétendus  jansé- 
nistes, par  le  livre  même  d'un  Savoyard,  docteur  de 
Sorbonne,  leur  nouvel  accusateur,  intitulé  :  «  Les  préju- 
gés légitimes  contre  le  jansénisme  ».  Ce  dernier  écrit 
avait  été  publié,  en  1686,  par  l'abbé  de  Ville,  fils 
d'un  conseiller  au  Parlement  de  Savoie,  et  il  s'était 
fort  répandu  en  Hollande.  Arnauld  se  retrouva  en- 
core en  face  de  Steyaert  dans  la  question  du  formu- 
laire. 

.">"  Le  Formulaire  dans  les  Pays- lias.  -  En  1 660,  l'uni- 
versité de  Couvain  avait  adopté  un  formulaire  qui 
condamnait  les  cinq  propositions  de  .lansénius  et  elle 
promettait  l'observation  religieuse  des  constitutions 
d' Innocent  X  cl  d'Alexandre  Y  1 1  ;  mais  les  évèques 
n'en   avaient   pas  exigé  la  signature,  el    beaucoup  de 


personnes  ne  souscrivirent  point.  Après  la  paix  de 
Clément  IX,  qui,  d'après  les  jansénistes,  approuvait 
la  distinction  du  fait  et  du  droit  et  ne  demandait  que 
le  silence  respectueux  sur  le  fait,  beaucoup  se  persua- 
dèrent qu'on  pouvait  signer  le  Formulaire,  puisqu'on 
ne  demandait  point  la  croyance  du  fait.  L'archevêque 
de  Malines,  Humbert  de  Précipiano,  adversaire  décidé 
du  jansénisme,  fit  au  formulaire  d'Alexandre  VII  une 
addition  qui  exprimait  formellement  la  croyance  du  fait. 
L'archevêque  fit  imprimer  ce  formulaire  et  en  exigea 
la  signature,  en  février  10!)2,  d'un  prêtre  de  l'Oratoire 
cl  d'un  licencié  de  Louvain  nommé  à  un  bénéfice, 
et  ensuite  de  tous  ceux  qui  se  présentèrent  aux 
ordres.  Le  docteur  Steyaert,  avec  lequel  Arnauld  avait 
déjà  eu  quelques  polémiques,  appuyait  l'archevêque. 
Aussitôt,  Arnauld  écrivit  à  Opstraët  de  Louvain  pour 
lui  demander  de  protester  contre  cette  innovation,  et 
à  Du  Vaucel,  qui  était  à  Home,  pour  engager  le  pape 
à  ne  pas  tolérer  cet  abus.  Lui-même  rédigea  de  Courtes 
remarques  sur  le  corollaire  de  la  thèse  de  Steyaert 
et  publia  V  Histoire  du  formulaire  et  de  la  paix  de  Clé- 
ment IX,  1092,  pour  montrer  les  maux  provoqués  en 
France  par  l'exaction  de  la  signature  du  formulaire. 
La  conclusion  de  ce  travail  résume  les  méfaits  de  cette 
signature  :  1.  faire  passer  pour  hérétiques  des  théolo- 
giens très  catholiques  qui  doutent  seulement  d'un  fait 
du  xvne  siècle;  2.  opinion  monstrueuse  qu'un  fait  non 
révélé  peut  être  un  dogme  de  foi;  3.  hérésie  nouvelle, 
à  savoir  que  le  pape  a  la  même  infaillibilité  que  Jésus- 
Christ,  en  décidant  de  ces  sortes  de  faits;  4.  persécu- 
tion inhumaine  qui  a  atteint  des  religieuses  d'une  piété 
exemplaire,  uniquement  parce  qu'elles  ont  voulu 
garder  le  silence,  conforme  à  leur  état,  à  l'égard  d'une 
chose  qu'elles  n'ont  point  l'obligation  de  savoir  et 
qu'elles  sont  incapables  de  juger;  5.  confusion  à 
laquelle  a  été  réduite  l'Église  de  France  et  tristes 
suites  pour  les  meilleurs  évèques  de  France.  Arnauld 
publia  ensuite  les  Difficultés  proposées  à  M.  Steyaert 
sur  la  déclaration  de  ce  docteur  en  faveur  du  formulaire, 
1092.  Une  requête  fut  adressée  à  l'archevêque  de 
Malines  et  aux  évèques  de  la  province  par  des  membres 
du  clergé  séculier  et  du  clergé  régulier  encouragés 
par  Arnauld.  La  supplique  et  une  défense  de  la  sup- 
plique furent  répandues  dans  les  Pays-Bas  et  envoyées 
à  Rome,  où,  d'après  les  historiens  jansénistes,  elles 
furent  approuvées,  malgré  l'opposition  des  jésuites; 
défense  fut  faite  à  l'archevêque  de  Malines  et  aux  évè- 
ques de  la  province  de  faire  quelque  innovation;  mais, 
disent-ils,  l'internonce  de  Bruxelles  à  qui  ces  ordres 
furent  envoyés  les  garda  secrets  pour  avoir  le  temps 
de  les  faire  révoquer.  L'archevêque  de  Malines  adressa 
une  requête  au  pape,  en  déclarant  que  le  formulaire, 
dont  il  exigeait  la  signature,  n'innovait  rien,  car  il 
n'était  que  l'exécution  de  la  bulle  d'Alexandre  VII 
et  que,  d'ailleurs,  la  signature  de  ce  formulaire  était  le 
moyen  nécessaire  ■•  pour  rétablir  dans  les  Pays-Ras 
l'honneur  et  l'autorité  du  Saint-Siège,  qui  commençai! 
à  y  être  fort  déchus  par  les  intrigues  des  jansénistes, 
lesquels  deviendraient  plus  insolents  si  on  l'obligeait  à 
se  rétracter  ». 

L'université  de  Louvain  envoya  a  Rome  le  docteur 
Hennebel,  qui  fut  chargé,  par  procuration,  de  deman- 
der le  jugement  du  Saint-Siège  sur  le  formulaire. 
qu'on  déclarait  inutile  et  même  dangereux.  Mais,  en 
ce  moment  même,  les  jésuites  étaient  accusés  de 
troubler  la  paix  par  leurs  intrigues  dans  un  écrit 
intitulé  .lansenismus  omnem  destruens  rcligionem. 
Arnauld  répliqua  par  un  nouvel  écrit  :  Procès  de  calom- 
nie, intenté  devant  le  pape  el  les  évèques,  les  princes  cl 
les  magistrats,  par  les  nommés  dans  le  placard  intitulé 
«  ,/ansenismus  omnem  destruens  rcligionem  »,  contre  les 
auteurs,  les  approbateurs  et  les  fauteurs  de  ce  placard. 
Liège,    1693,   in-12.    De   leur   côté,   les   théologiens   de 


1477 


QUESNEL.    LES    «    RÉFLEXIONS    MORALES 


1478 


Louvain  publièrent  des  écrits  contre  les  accusations 
des  jésuites,  en  particulier,  un  Mémoire  adressé  à 
M.  Van  Espen,  dans  lequel  ils  disent  que  le  pape  ne 
semble  pas  avoir  eu  l'intention  de  faire  porter  le  ser- 
ment du  formulaire  sur  les  faits  eux-mêmes.  Pendant 
ce  temps,  à  Rome,  Hennebel,  leur  délégué,  travaillait 
à  obtenir  du  pape  une  condamnation  du  formulaire 
imposé  par  l'archevêque  de  Malines.  Une  congrégation 
procéda,  écrit  le  biographe  d'Arnauld,  «  avec  une  équité 
dont  il  n'y  avait  pas  encore  eu  d'exemple  depuis  que 
les  troubles  du  jansénisme  agitaient  l'Eglise  ».  Après 
de  nombreuses  assemblées,  la  congrégation  arriva  à 
une  conclusion  que  les  jansénistes  regardèrent  comme 
favorable  à  leur  thèse  :  la  paix  de  l'Église  aurait  été 
établie  sur  la  distinction  du  fait  et  du  droit;  par  con- 
séquent, on  n'était  point  oblige  de  croire  le  fait  de 
Jansénius.  C'est  sur  ces  principes  qu'était  fondé  le 
bref  d'Innocent  XII,  du  6  février  1694,  adressé  aux 
évêques  des  Pays-Bas.  Ce  bref  demande  que  les 
évêques  <  n'exigent  de  vive  voix  ou  par  écrit,  de  ceux 
qui  auront  à  souscrire  le  formulaire  ou  à  prêter  le  ser- 
ment, quoi  que  ce  soit,  outre  la  formule  et  les  termes 
prescrits  dans  les  constitutions  apostoliques,  qui  res- 
sente tant  soit  peu  la  déclaration,  l'interprétation  ou 
l'explication  »;  il  défend  de  discuter  sur  ce  sujet  et 
impose  un  silence  perpétuel;  il  défend  «  aussi  que  qui 
que  ce  puisse  être  soit  diffamé  ou  décrié  par  cette 
accusation  vague  et  cette  imputation  odieuse  de 
jansénisme,  à  moins  qu'il  ne  soit  constant,  par  des 
preuves  légitimes,  qu'il  s'est  rendu  suspect  d'avoir 
enseigné  ou  soutenu  quelqu'une  de  ces  propositions, 
dans  le  sens  naturel  que  les  termes  présentent  à 
l'esprit  ».  Les  jansénistes,  et  Arnauld  en  particulier, 
regardèrent  le  décret  et  le  bref  comme  un  triomphe 
personnel  et  comme  un  désaveu  de  l'archevêque  de 
Malines.  Ils  auraient  préféré  qu'on  supprimât  toute 
signature,  mais,  disaient  ils,  le  bref  arrivait  à  la  même 
conclusion  en  levant  les  difficultés  qui  arrêtaient  ceux 
qui  ne  voulaient  pas  attester  un  fait  regardé  comme 
faux  ou  comme  douteux.  Le  bref  d'Innocent  XII 
faisait  clairement  entendre  qu'on  n'exigeait  point  la 
croyance  du  fait,  donc  la  signature  ne  concernait  plus 
que  le  droit.  On  peut  donc  signer  le  formulaire,  disait 
Arnauld,  sans  faire  aucune  distinction  puisqu'il  n'est 
plus  question  que  de  droit.  Aussi,  plus  tard,  les  jansé- 
nistes n'hésiteront  pas  à  dire  que  Clément  XI  se  mit 
en  opposition  formelle  avec  Innocent  XII,  lorsque 
en  1702,  il  condamna  le  cas  de  conscience  et  lorsque 
en  1705,  il  publia  la  bulle  Yineam  Domini.  Mais  les 
interprétations  des  jansénistes,  à  la  suite  d'Arnauld, 
forçaient  quelque  peu  le  sens  du  bref  du  0  février  1094. 
Un  second  bref  du  24  novembre  1094  vint  préciser  : 
«  Notre  intention  expresse  a  été  et  est  encore  de  nous 
attacher  à  la  constitution  d'Alexandre  VII  et  de  ne 
permettre  en  aucune  manière  qu'on  ajoute  ou  on  re- 
tranche quoi  que  ce  soit  dudit  formulaire.  Nous  ordon- 
nons qu'il  soit  exactement  observé  dans  toutes  et  dans 
chacune  de  ses  parties.  »  La  plupart  des  écrits  qui  se 
rapportent  à  cette  question  sont  groupés  au  t.  xxv 
des  Œuvres  d'Arnauld. 

Durant  son  séjour  en  Hollande,  Arnauld  continua  à 
multiplier  les  écrits  en  faveur  du  jansénisme,  mais  il 
ne  faut  pas  songer  à  analyser  ni  même  à  indiquer  tous 
les  écrits  polémiques  qui  remplissent  les  dernières 
années  d'Arnauld  :  «  la  liste  seule  de  ces  factums  théo- 
logiques rebuterait  et  ferait  un  fagot  d'épines  ». 
Sainte-Beuve,  op.  cit.,  t.  v,  p.  451. 

V.  Le  livre  des  «  Réflexions  morales  ».  —  Dès 
avant  la  fin  du  xvn°  siècle,  le  jansénisme  prit  une 
nouvelle  allure  sous  l'influence  de  Quesnel.  Beaucoup 
d'ouvrages  avaient  déjà  paru  de  lui,  mais  c'est  seule- 
ment à  partir  de  1093  qu'on  peut  parler  du  quesnel- 
lisme.   L'écrit   de   Quesnel   qui   est    à   l'origine   de   ce 


mouvement  et  qui  allait  provoquer  de  si  vives  polé- 
miques au  xviiie  siècle  avait  été  publié  depuis  plusieurs 
années,  mais  il  subit  alors  des  modifications  capitales. 
Dans  son  Explication  apologétique  des  Réflexions, 
Quesnel  raconte  que  c'était  une  coutume  à  l'Oratoire, 
de  faire  lire  et  méditer  beaucoup  le  Nouveau  Testa- 
ment :  les  jeunes  gens  devaient,  pour  leur  usage  per- 
sonnel, faire  un  recueil  des  paroles  de  Notre-Seigneur 
qui  les  avaient  le  plus  touchés.  Pour  faciliter  cette 
tâche,  l'Oratoire  fit  imprimer  ces  paroles  dans  un  livret 
spécial.  Le  P.  Nicolas  Jourdain,  supérieur  de  la  mai- 
son de  l'institution,  ajouta  au  texte  lui-même  quelques 
réflexions  fort  courtes,  en  latin,  comme  le  texte;  ces 
réflexions  étaient  insérées  entre  les  versets.  L'écrit 
était  intitulé  :  Verbi  incarnati  J.C.D.N.  verba,  ex 
universo  ejus  Testamento  collecta,  adjutis  argumentis, 
chronologia  et  locorum  similium  designatione,  Paris, 
1650,  in-24.  Quelques  années  après,  en  1664,  M.  de 
Loménie,  comte  de  Brienne,  ministre  et  secrétaire 
d'État,  entra  à  l'Oratoire  et  demanda  au  P.  Quesnel  de 
traduire  cet  ouvrage  en  français.  Le  Père  lit  cette 
traduction  et  y  ajouta  quelques  courtes  réllexions; 
l'ouvrage  parut  sous  le  titre  :  Les  /tarâtes  de  la  Parole 
incarnée,  Jésus-Christ,  Notre-Seigneur,  tirées  du  Soli- 
veau Testament.  La  lri  édition  parut  en  1668  et  bientôt 
après,  en  1009,  une  2e  édition,  corrigée  et  augmentée 
d'un  grand  nombre  de  paroles  omises  dans  toutes  les 
précédentes,  de  celles  de  la  très  sainte  Vierge  et  de 
plusieurs  réllexions,  qui  en  découvrent  l'esprit,  Paris, 
1009,  in-1K.  Cette  traduction  faite  par  Quesnel  peut 
être  regardée  comme  la  première  ébauche  des  Ré- 
flexions mondes. 

Le  marquis  de  Laigue,  qui  résidait  à  l'institution  de 
l'Oratoire,  demanda  à  Quesnel  de  faire  le  même  tra- 
vail pour  le  texte  complet  des  quatre  évangélistes. 
Lorsque  l'écrit  fut  rédigé,  le  marquis  de  Laigue  le 
mordra  à  l'évêque  de  Châlons-sur-Marne,  Félix  Via- 
lart,  qui  fut  enthousiasmé  a  la  lecture  et  envoya  à 
M.  de  Laigue  un  mandement,  daté  du  9  novembre  1671. 
Il  décida  de  le  faire  imprimer  sous  le  privilège  qu'il 
avait  pour  ses  propres  instructions  »  et  il  demanda  à 
l'archevêque  de  Paris,  qui  y  consentit,  que  l'ouvrage 
fût  imprimé  à  Paris.  Dans  le  mandement,  placé  en 
tète,  le  prélat  s'adressait  à  ses  curés  :  i  Nous  avons  cru 
ne  pouvoir  mieux  vous  engager  à  la  lecture  des  Livres 
saints  qu'en  vous  faisant  part  de  cet  excellent  ouvrage, 
que  la  Providence  nous  a  mis  entre  les  mains  et  que 
nous  avons  examiné  avec  beaucoup  d'application  et 
de  soin...  Celte  lecture  ne  vous  sera  pas  seulement 
utile  pour  votre  propre  édification,  mais  aussi  pour 
faciliter  les  instructions  chrétiennes  que  vous  devez 
à  mis  peuples.  Mais  il  faut  pour  y  trouver  tous  ces 
avantages,  que  VOUS  apportiez  à  cette  lecture  une 
grande  pureté  intérieure,  sans  laquelle,  dit  un  Père, 
l'homme  ne  rencontre  que  des  ténèbres  et  des  préci- 
pices dans  cette  source  de  lumière  et  de  vie.  »  De  plus, 
Vialart  faisait  l'éloge  de  Quesnel  :  «  Il  faut  que  l'auteur 
ait  cette  charité  lumineuse  dont  parle  saint  Augustin 
et  qu'il  ait  été  longtemps  disciple  dans  l'école  du  Saint- 
Esprit,  qui  a  dicte  ces  divers  livres,  pour  avoir  pénétré 
avec  tant  de  clarté  et  d'onction  dans  l'intelligence  des 
mystères  et  des  enseignements  du  Verbe  incarné.» 
Il  faut  dire  ici  un  fait  que  Quesnel  passa  sous  silence, 
c'est  que  Jacques  Seneuze,  imprimeur  de  Vialart, 
affirme,  dans  une  déposition  mise  entre  les  mains  de 
M.  Grossard,  avocat  du  roi  à  Chàlons,  que  l'évêque 
«  axait  fait  beaucoup  de  corrections,  que  l'on  appelle 
des  cartons  en  termes  d'imprimerie»,  7  nov.  1713. 
L'ouvrage  parut  sous  le  titre  :  Abrégé  de  lu  morale  de 
l' Évangile,  ou  Considérations  chrétiennes  sur  le  texte 
des  quatre  évangiles,  pour  en  rendre  la  lecture  et  la 
méditation  plus  faciles  à  ceux  gui  commencent  à  s'y 
appliquer,  imprimé  par  ordre  de  M.  l'évêque  de  Chà- 


I  i79 


QUESNEL.    LES    .    RÉFLEXIONS    MORALES 


1480 


Ions,  Taris,  1671,  in-12.  Dans  cette  première  édition, 
Quesnel  l'ail  aux  âmes  chrétiennes  une  obligation  de 
lire  le  texte  des  évangiles  et  il  s'appuie  sur  la  version 
de  Mons,  qui  avait  été  condamnée  trois  ans  aupara- 
vant. On  y  trouve  linéiques  idées  de  Y  Augustinus, 
plus  ou  moins  dissimulées,  el  quelques-unes  des  propo- 
sitions qui  seront  condamnées  en  1713.  AI.  Gazier 
parle  de  dix  propositions.  Histoire  du  mouvement 
janséniste,  t.  t,  p.  234.  Languet  de  Gergy,  de  son  côté, 
écrit  dans  les  Mémoires  de  Mme  de  Muintenon  :  ■<  En 
examinant  eetle  première  édition,  je  n'y  ai  trouvé 
que  cinq  propositions  qui  ont  fait  l'objet  de  la  censure 
de  Clément  XI.  »  .Mais  les  tendances  s'accusaient  déjà 
par  le  choix  voulu  de  la  traduction  de  Mons,  chère 
aux  jansénistes.  Le  pape  Clément  XI  déclarera  qu'une 
des  raisons  pour  lesquelles  le  livre  de  Quesnel  fut 
condamné,  c'est  la  traduction  qui  y  est  employée. 
Dans  l'écrit  lui-même,  on  lil  des  réflexions  équivoques, 
comme  celle-ci  :  «  Quand  Dieu  veut  sauver  l'âme,  en 
tout  temps,  en  tout  lieu,  l'indubitable  effet  suit  le 
vouloir  de  Dieu  »  (Alarc,  il,  11),  ce  qui  pourrait  être 
entendu  en  ce  sens  que  la  grâce  est  irrésistible  et  que 
Dieu  ne  veut  sauver  que  les  élus;  on  lit  encore  les 
propositions  suivantes  :  «  Moïse  et  les  prophètes  sont 
morts  sans  donner  des  enfants  à  Dieu,  n'ayant  fait 
que  des  enfants  de  crainte  »  (Alarc,  xn,  19);  «  Dieu  ne 
récompense  que  la  charité  parce  que  la  charité  seule 
honore  Dieu.  »  (Mat th.,  xxv,  36). 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  livre  eut  beaucoup  de  succès, 
et  il  n'y  eut  aucune  plainte,  disent  les  jansénistes. 
Une  2e  édition  parut  en  1674,  et  une  3e  en  1679,  tou- 
jours en  un  seul  volume,  mais  avec  quelques  menues 
additions.  Il  y  eut  alors  quelques  protestations,  mais 
isolées.  Toutefois,  il  n'est  pas  exact  de  dire,  avec  les 
amis  de  Quesnel,  que  l'applaudissement  fut  universel 
pendant  vingt-cinq  ans,  vingt-sept  ans,  trente  ans 
et  même  quarante  ans  »  (ces  divers  chiffres  sont  donnés 
par  des  documents  jansénistes). 

lui  1680,  Noailles  succéda  à  Yialarl  sur  le  siège  de 
Châlons  et  il  approuva  l'écrit  de  Quesnel,  mais  il  ne 
donna  une  approbation  formelle  que  plus  tard,  par 
son  mandement  du  23  juin  16!>.">.  Nous  avons  vu  que 
Quesnel,  après  l'édition  des  Œuvres  de  suint  Léon  et 
surtout  après  son  refus  de  se  soumettre  aux  ordres 
donnés  par  le  général  de  l'Oratoire,  dut  quitter  Taris 
et  se  retirer  à  Orléans,  puis  il  s'exila  dans  les  Pays-Bas, 
où  il  demeura  près  d'Arnauld,  qui  mourut  le  H  août 
1694,  laissant  Quesnel  le  chef  du  groupe  janséniste. 
C'est  durant  cette  période  que  Quesnel  reprit  et 
compléta  son  travail.  En  1687  parut  une  nouvelle 
édition,  fort  augmentée,  qui  contenait  tout  le  reste  du 
Nouveau  Testament,  les  Actes  des  apôtres  et  les 
épîtres.  Ce  fut  V'Abrégé  de  tu  monde  des  Actes  des 
apôtres,  des  épttres  de  s<iint  l'uni,  des  épilres  canoniques 
cl  de  l'Apocalypse  ou  Pensées  chrétiennes  sur  le  texte 
de  ces  Livres  sucrés,  Paris,  16K7,  2  vol.  in-12.  Les 
réflexions  sont  courtes,  comme  dans  le  premier  écrit, 
et  elles  parurent,  avec  le  mandement  de  Yialarl  et 
par  l'ordre  de  l'évèque  de  Châlons;  or,  il  est  bien 
(Aident  que  l'approbation  de  Yialart  ne  pouvait 
s'appliquer  à  cet  écrit  puisque  le  prélat  était  mort  en 
1680.  L'ouvrage  portait  l'approbation  d'Ellies  Dupin 
(21  févr.  1687);  Nicole,  dans  nue  lettre  d'octobre  1689, 
fait  un  grand  éloge  de  cet  écrit,  i  tel  qu'il  n'en  trouve 
pas  de  plus  digne  d'un  prêtre,  de  plus  utile  à  l'Église, 
de  plus  propre  à  tout  le  monde,  cl.  s'il  avait  à  choisir 
un  livre  avec  le  Nouveau  Testament,  à  l'exclusion  de 
tout  autre,  c'est  celui-là  qu'il  prendrait...  Tout  \ 
paraît  non  seulement  solide,  mais  ravissant.  Les  lu- 
mières y  sont  vives  et  profondes  et  dans  une  abon- 
dance prodigieuse.  Il  remplit  et  passe  Infiniment 
toutes  les  idées...  o  Nicole  déclare  qu'il  ne  peut  .se 
charger  de  surveiller  l'édition,  a  cause  de  la  faiblesse 


de  sa  vue,  et  il  ajoute  :  «  Ce  que  j'en  ai  vu  me  suffit, 
ce  me  semble,  pour  pouvoir  dire  que  cet  ouvrage  n'a 
point  du  loul  besoin  d'être  revu.  Il  est  d'une  exacti- 
t  ude  prodigieuse  :  il  n'y  a  pas  la  moindre  inutilité.  Je  ne 
sais  si  l'on  y  pourra  ajouter,  mais  je  sais  bien  qu'il  n'y 
a  rien  a  ôter...  Enfin,  ma  pensée  est  que,  sans  penser 
à  des  revisions,  additions,  retranchements,  trans- 
criptions, on  songeât  au  plus  tôt  à  faire  jouir  l'Église 
de  cet  ouvrage  en  l'état  où  il  est;  car  tout  le  reste  est 
peu   important.  » 

L'ouvrage  parut  enfin  en  quatre  volumes  in-8°,  en 
1692,  avec  la  seule  traduction  française,  puis  en  1(393, 
avec  le  texte  latin,  sous  le  titre  :  Le  Nouveau  Testament 
en  français,  avec  des  réflexions  momies  sur  chaque  verset 
pour  en  rendre  lu  lecture  plus  utile  et  lu  méditation  plus 
aisée;  une  autre  édition  parut  en  1(595.  Antoine  de 
Noailles,  le  futur  archevêque  de  Paris  et  cardinal, 
était  alors  évêque  de  Châlons  :  il  en  recommanda  la 
lecture  à  son  clergé,  par  un  mandement  du  23  juin  1695. 
Noailles,  s'appuyànt  sur  l'approbation  de  Vialart,  son 
prédécesseur,  dont  le  mandement  en  date  de  1671 
paraissait  toujours  en  tête  des  quatre  volumes  de  1695, 
ajoutait  :  «  Quel  fruit  n'en  devons-nous  pas  espérer 
pour  vous,  présentement  que  l'auteur  l'a  augmenté  et 
enrichi  de  plusieurs  saintes  et  savantes  réflexions'? 
qu'il  a  ramassé  ce  que  les  saints  Pères  ont  écrit  de 
plus  beau  et  de  plus  touchant  sur  le  Nouveau  Testa- 
ment, et  en  a  fait  un  extrait  plein  d'onction  et  de 
lumière?  Les  difficultés  y  sont  expliquées  avec  netteté, 
et  les  plus  sublimes  vérités  de  la  religion  traitées 
avec  cette  force  et  cette  douceur  du  Saint-Esprit,  qui 
les  fait  goûter  aux  cœurs  les  plus  durs.  Vous  y  trou- 
verez de  quoi  vous  instruire  et  vous  édifier.  Vous  y 
apprendrez  à  enseigner  les  peuples  que  vous  avez  à 
conduire...  Ainsi  ce  livre  vous  tiendra  lieu  d'une 
bibliothèque  entière;  il  vous  remplira  de  l'éminente 
science  de  Jésus-Christ...  »  Cette  approbation,  écrit 
Languet  de  Gergy,  «  a  été  la  première  cause  de  toutes 
les  divisions  qui  ont  agité  l'Église  de  France  ». 

L'Histoire  du  livre  des  Réflexions  morales  ajoute 
d'autres  approbations  :  celle  de  Jean-Baptiste-Gaston 
de  Noailles,  qui  en  1696  succéda  à  son  frère,  devenu 
archevêque  de  Taris  (25  févr.  1697);  celle  de  AI.  d'Urfé, 
évêque  de  Limoges;  de  M.  Girard,  évêque  de  Poitiers; 
de  AI.  de  Montgaillard,  évêque  de  Saint-Pons;  de 
AI.  de  Bissy,  alors  évêque  de  foui.  Ce  dernier  exhorte 
ses  prêtres  à  se  faire  une  petite  bibliothèque  de  bons 
livres  et,  dans  cette  bibliothèque,  il  place  le  livre  de 
Quesnel.  Le  T.  La  Chaise,  disent  les  jansénistes,  comp- 
tait le  livre  de  Quesnel  parmi  ses  livres  de  piété,  et 
Quesnel,  dans  ses  Entretiens  sur  le  décret  de  Home, 
raconte  que  Bourdaloue  parla  très  avantageusement 
de  ses  Réflexions  en  bonne  compagnie,  chez  AI.  de 
Lamoignon,  avocat  général;  il  prétend  même  que 
Clément  NI  en  a  parlé  «comme  d'un  livre  dont  la 
doctrine  était  bonne  ».  M.  Albert  Le  Roy,  dans  son 
ouvrage  si  partial  en  faveur  de  Quesnel,  parle  à  ce 
sujet  «  de  certaines  anecdotes  fantaisistes  »  et  déclare 
(pie  de  telles  allégations  n'ont  aucune  valeur  critique  : 

ce  sont  des  commérages  d'histoire  >;  niais  le  même 
auteur  dit  (pie,  pendant  vingt-cinq  ans,  «  ce  fut  un 
applaudissement  général  »,  ce  qui  évidemment  est 
1res  exagéré,  car  il  y  eut  des  soupçons  graves,  presque- 
dès  le  début.  D'ailleurs,  il  faut  remarquer  (pie  beau- 
coup d'approbations,  dont  se  réjouissent  les  jansé- 
nistes, ne  s'appliquent  qu'aux  premières  éditions.  Or 
les  t'dit ions  successives  sonl  considérablement  aug- 
mentées el  modifiées  :  elles  renferment  de  nombreuses 
propositions  qu'on  ne  trouve  pas  dans  l'édition 
approuvée  par  Vialart,  bien  que  Quesnel  prétende, 
dans  les  Vains  efforts  des  jésuites,  qu'un  seul  esprit 
anime  toutes  les  éditions  plus  ou  moins  développées 
et  (pie  les  mêmes  doctrines  soient  affirmées  dans  tous 


1481 


QUESNEL.    LE    «    PROBLÈME    ECCLÉSIASTIQUE 


1482 


les  exemplaires.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que,  jusqu'en 
1693,  les  éloges  couvrent  complètement  les  critiques, 
qui  restent  isolées  et  discrètes;  beaucoup  de  docteurs 
auraient  alors  signé,  avec  quelques  atténuations  pour- 
tant, ce  que  l'abbé  Boileau  écrivait,  le  5  lévrier  1694, 
à  Quesnel  :  ■  Je  ne  sache  rien  de  si  solide  et  de  si  bien 
que  ces  Réflexions.  Tout  y  est  vif  et  serré,  sans  être 
obscur;  il  y  a  de  l'onction,  à  proportion  qu'il  y  a  de 
la  lumière.  En  un  mot,  je  n'ai  point  de  goût,  ou  c'est 
OD  des  livres  les  plus  édifiants  et  les  plus  utiles  qui  se 
sont  faits  depuis  les  auteurs  canoniques.  »  Bibl.  nat.. 
niss.  jr.  19  757,  f°  73.  Les  éditions  se  succédèrent 
rapidement  en  1699,  1700.  1702  et  1705,  approuvées 
par  S.  Ém.  le  cardinal  de  Noailles,  archevêque  de 
Paris;  en  même  temps,  il  paraissait  à  Liège  et  à  Bru- 
xelles, en  1700,  une  grande  édition  en  huit  vol.  in-12, 
avec  son  ancien  titre  :  Abrégé  de  la  morale.  L'ouvrage 
eut  une  telle  vogue  qu'il  parut  des  éditions  modifiées, 
à  Toulouse,  à  Lyon,  à  Bruxelles  et  aussi,  pour  la 
commodité  des  lecteurs,  des  éditions  abrégées,  où  les 
pensées  de  Quesnel  sont  reproduites,  d'une  manière 
plus  ou  moins  exacte,  sous  des  titres  nouveaux  :  Le 
jour  évangélique,  ou  Irois  cent  soixante-six  visites,  tirées 
du  Nouveau  Testament,  pour  servir  de  méditation 
chaque  jour  de  l'année,  recueillies  par  J.-B.,  abbé  régu- 
lier de  Bolduc,  de  l'ordre  de  Saint-Augustin,  Paris, 
17oo,  in-12.  —  Instructions  chrétiennes  ou  élévations 
à  Dieu  sur  la  Passion,  avec  les  octaves  de  Pâques,  de 
la  Pentecôte,  du  Saint-Sacrement  et  de  Noël,  tirées  des 
Réflexions  morales  sur  le  N.  T.  par  le  P.  Quesnel..., 
Paris,  1702,  in-12.  Ce  dernier  écrit  semble  avoir  été 
rédigé   par  Quesnel  lui-même. 

VI.  Le  problème  ecclésiastique.  Martin  de 
Barcos,  neveu  de  l'abbé  de  Saint-Cyran,  avait  à  la 
demande  de  Pavillon,  évêque  d'Alèt,  composé  une 
Exposition  de  la  foi  catholique  touchant  la  grâce  et  la 
prédestination.  C'était  une  sorte  de  catéchisme,  que 
Pavillon  destinait  aux  élèves  de  son  séminaire.  L'ou- 
vrage fut  adopté,  et  il  en  circula  quelques  copies 
manuscrites  pendant  une  vingtaine  d'années;  c'est 
seulement  en  1690  qu'il  fut  imprimé.  La  publication 
fut  attribuée,  par  les  uns,  à  une  intrigue  des  jésuites 
(papiers  de  Léonard.  Arch.  nat..  Jansénisme,  L.  128), 
par  d'autres,  au  P.  Quesnel.  Mais  aujourd'hui  on  est 
certain  que  l'ouvrage  fut  imprimé  parle  1'.  Gerberon, 
d'abord  oratorien.  puis  bénédictin  de  Saint-Vanne. 

Aussitôt  des  polémiques  s'élevèrent  :  la  Sorbonne 
désigna  deux  théologiens  pour  examiner  l'écrit. 
Noailles,  récemment  nommé  archevêque  de  Paris, 
publia,  le  20  août  1090,  un  mandement  qui  condam- 
nait l'Exposition.  ••  On  l'a  pressé,  l'épée  dans  les  reins, 
et  il  n'a  pas  eu  la  force  de  résister  >,  écrit  Quesnel  à 
Du  Vaucel,  le  20  septembre.  (Tétait  son  premier  écrit 
à  Paris  :  la  partie  dogmatique  du  mandement  avait 
été  rédigée  par  Bossuel  et  elle  exposait  la  doctrine  de 
saint  Augustin  sur  la  grâce.  Noailles  avait  composé 
le  préambule  et  il  y  l'appelait  les  bulles  d'Innocent  N 
et  d'Alexandre  VII  et  reprochait  à  l'Exposition  de 
renouveler  la  première  des  cinq  propositions  de  Jan- 
sénius.  Ajoutons  qu'un  décret  du  Saint-Office,  8  mai 
1097,  condamna,  lui  aussi,  le  livre  de  Barcos. 

L'ordonnance  de  Noailles  «  était  savante,  bien 
écrite;  il  n'y  manquait  que  du  bon  sens»,  dit  Le 
Gendre  dans  ses  Mémoires;  elle  frappait  un  livre  dont 
elle  glorifiait  la  doctrine  et  renfermait  une  contra- 
diction intrinsèque:  elle  souillait  le  chaud  et  le  froid, 
comme  dira  plus  tard  Fénelon,  et  Noailles  se  trouvait 
pris  entre  les  deux  partis  :  il  avait  mécontenté  les 
molinistes  en  approuvant  le  livre  de  Quesnel,  le 
23  juin  1695,  et  il  venait  de  blesser  les  jansénistes  par 
son  mandement  du  20  août  1696.  Les  amis  de  Port 
Boyal  ne  savaient  que  faire  en  cette  conjoncture  déli- 
cate. Duguet,  un  des  plus  sages  parmi  les  jansénistes. 


conseilla  positivement  de  sarcler  le  silence,  et  Quesnel 
exhortait  ses  amis  «  à  ne  pas  se  piquer  »,  car,  disait -il 
plus  tard,  le  mandement  de  Noailles  constituait  «  un 
excellent  abrégé  de  la  doctrine  de  l'Église  sur  la  grâce 
et  un  précis  des  écrits  de  saint  Augustin  ».  Mais  Ger- 
beron, loin  de  réparer  sa  première  imprudence,  en 
aggrava  les  suites  par  ses  Remarques  sur  l'ordonnance 
et  l'instruction  pastorale  de  M.  l'archevêque  de  Paris, 
portant  condamnation  du  livre  intitulé  «  Exposition  de 
la  foi  »;  il  s'y  moque  de  Noailles  et  dénonce  sa  conduite 
équivoque.  Quesnel.  lui  aussi,  juge  sévèrement  cette 
ordonnance  qui  l'afflige  »,  car  «  non  seulement  il 
lève  le  masque  contre  Jansénius,  mais  il  a  encore 
comme  renouvelé  la  censure  de  Sorbonne,  et  il  con- 
damne l'Expositiont  de  la  manière  la  plus  dure  qui 
soit...  J'ai  peur  que  l'approbation,  donnée  aux  Réfle- 
xions sur  le  Nouveau  Testament,  qui  semblait  devoir 
empêcher  la  condamnation  de  ce  livre,  n'y  ait  contri- 
bué, car  on  lui  aura  fait  craindre  de  passer  pour  jansé- 
niste »  (Quesnel  à  Du  Vaucel,  7  sept.  1696,  dans 
Correspondance,  t.  i,  p.  412),  et  il  ajoute  mélancoli- 
quement quelques  jours  après,  le  1  1  septembre  :  «  J'ai 
toujours  appréhendé  qu'on  ne  regrettât  Monsieur  de 
Paris,  défunt.  »  Ibid.,  p.  413;  voir  aussi  lettre  à 
M.  Golfert,  ibid.,  p.  416-418,  où  il  dit  souhaiter 
qu'on  garde  le  silence.  L'Histoire  abrégée,  du  jansé- 
nisme se  inoutre  également  sévère  pour  Noailles. 
Quesnel  fut  accusé  d'être  l'auteur  de  cet  écrit,  niais 
il  s'en  défendit  vivement  :  Non  seulement  je  n'y  ai 
aucune  part,  mais  je  suis  bien  fâché  que  l'auteur,  quel 
qu'il  soit,  se  soit  avisé  d'une  telle  entreprise  et  l'ail 
exécutée  d'une  manière  si  contraire  au  respect  dû  à 
l'autorité  épiscopale  et  à  la  vénération  que  tous  ceux 
qui  aiment  l'Église  doivent  particulièrement  avoir 
pour  un  archevêque  d'un  mérite  si  extraordinaire.  » 
Quesnel  à  Boileau.  18  févr.  1697,  Correspondance,  t.  n. 
p.  8-11.  Cette  lettre  de  Quesnel  fut  l'occasion  d'une 
querelle  intime  :  Quesnel  soupçonna  But  h  d'Ans,  qui 
vivait  avec  lui,  d'être  en  correspondance  secrète  avec 
les  auteurs  de  l'Histoire  abrégée;  il  pénétra  dans  la 
chambre  du  chanoine  absent  et  s'empara  de  lettres 
clandestines.  L'Histoire  abrégée  est  probablement 
l'œuvre  collective  de  I.ouail.  de  Fouillou  et  de 
Mlle  de  Joncoux. 

Cependant,  toute  l'attention  semble  attirée  par  la 
question  du  quiétisme,  dans  laquelle  Bossuet  et  Féne- 
lon occupent  la  première  place.  Noailles  paraît  oublié. 
A  cette  époque  aussi,  à  Rome,  ou  examinait  un  ou- 
vrage posthume  du  cardinal  Sfondrate,  mort  le 
25  septembre  1090  et  adversaire  résolu  des  libertés  de 
l'Église  gallicane.  Les  archevêques  de  Reims  et  de- 
Paris,  les  évêques  d'Arras,  d'Amiens  et  de  Meaux, 
écrivaient  au  pape  Innocent  Nil  pour  faire  condam- 
ner l'écrit  de  Sfondrate.  qui  était  favorable  au  inoli 
nisme  sur  la  question  de  la  grâce  et  de  la  prédesti- 
nation. Le  pape  lit  examiner  cet  écrit,  le  Nodus  prsedes- 
tinationis  dissolutus.  D'après  certains  auteurs,  ce  serait 
pour  répondre  a  cette  attaque  contre  Sfondrate  que 
les  molinistes  publièrent  l'écrit  qui  allait  jeter  la 
panique  parmi  les  jansénistes.  Tel  serait  le  projet 
imaginé  par  les  historiens  jansénistes;  il  n'y  manque 
qu'un  point  important  :  l'écrit  qui  déclencha  les  polé- 
miques, s'il  fut  peut-être  imprimé  par  les  jésuites,  fut 
certainement  composé  par  un  ami  des  jansénistes. 

Le  titre  de  l'ouvrage  indique  bien  son  contenu  : 
Problème  ecclésiastique,  proposé  à  M.  l'abbé  Boileau  de 
l'archevêché  :  A  qui  l'on  doit  croire,  de  Messire  Louis- 
Antoine  de  Noailles,  évêque  de  Chatons,  en  1695,  ou  île 
Messire  Louis-Antoine  de  Souilles,  archevêque  de  Pa- 
ris, en  1696?  Ce  qui  donna  lieu  à  cette  question,  c'esl 
d'un  côté  l'ordonnance  de  Noailles,  du  23  juin  16*95, 
qui  approuvait  les  Réflexions  morales  de  Quesnel.  et. 
de    l'autre,    le    mandement    du    même    Noailles,    du 


I  ',s:; 


QUESNEL.    LE    «    PROBLÈME    ECCLÉSIASTIQUE 


20  août  1096,  qui  condamnait  V Exposition  de  la  foi,  de 
Barcos.  Dans  ce  dernier  mandement,  l'archevêque  de 
Paris  déclare  la  doctrine  de  l'Exposition  t  fausse,  témé- 
raire, scandaleuse,  blasphématoire,  injurieuse  à  Dieu 
et  dérogeant  à  sa  bonté,  frappée  d'anathème  et  héré- 
tique »;  il  ajoutait  que  les  auteurs  de  ce  livre  étaient 
des  esprits  inquiets  et  ennemis  de  la  paix,  dont  l'orgueil 
ne  cessait  de  s'élever,  quoique  abattu.  L'ordonnance 
de  1695,  au  contraire,  assure  que  le  P.  Quesnel  avait 
ramassé  dans  ses  Réflexions  morales  tout  ce  que  les 
Pères  avaient  dit  de  plus  beau  et  de  plus  touchant  sur 
le  Nouveau  Testament  et  en  avait  fait  un  extrait  plein 
d'onction  et  de  lumière,  que  ce  livre  tiendrait  lieu  aux 
prêtres  d'une  bibliothèque  entière.  Or  les  deux  livres, 
dont  l'un  est  condamné  et  l'autre  comblé  d'éloges, 
contiennent  la  même  doctrine;  les  principes  sont  les 
mêmes,  et  parfois  les  expressions.  La  doctrine  de 
Quesnel,  patronnée  par  Noailles,  évêque  de  Châlons, 
est  conforme  aux  cinq  propositions  de  Jansénius,  tout 
comme  celle  de  Barcos  condamnée  par  Noailles, 
archevêque  de  Paris.  C'est  cela  que  soulignait  le 
Problème,  en  faisant  le  parallèle  des  Réflexions  et  de 
l'Exposition  de  la  foi;  il  n'est  pas  possible  d'accorder 
l'évêque  de  Châlons  et  l'archevêque  de  Paris,  puisque 
les  deux  ouvrages  sont  si  semblables  qu'on  ne  peut 
censurer  ou  approuver  l'un  sans  censurer  ou  approuver 
l'autre.  «  L'ouvrage,  publié  sans  date  et  sans  lieu,  est 
d'autant  plus  dangereux,  écrit  Le  Cendre,  qu'il  est 
composé  avec  un  grand  sens,  qu'il  n'y  a  ni  injure 
ni  emportement  et  que  l'auteur  semble  ne  prendre 
aucun  parti.  »  L'écrit  parut  en  1698.  Aussitôt,  un  pro- 
blème se  posa  :  quel  était  l'auteur  du  Problème? 
Est-ce  un  jésuite,  mécontent  de  l'approbation  donnée 
par  Noailles  à  l'ouvrage  de  Quesnel?  Est-ce  un  jansé- 
niste, irrité  de  la  condamnation  du  livre  de  Barcos? 
On  pencha  d'abord  pour  la  première  hypothèse.  Dès 
le  13  décembre  1(198,  Quesnel  écrivait  à  Du  Vaucel  : 
«  Vous  admirerez,  sans  doute,  l'insolence  des  auteurs 
du  Problème  ecclésiastique.  Ce  sont  assurément  les 
jésuites.  On  le  sait  de  source  certaine.  »  Correspon- 
dance, t.  ii,  p.  .'50-31.  Le  17  janvier  suivant,  Quesnel 
écrivait  au  même  correspondant  :  «  Je  sais  le  nom  de 
l'imprimeur;  je  sais  le  nom  du  jésuite  qui  le  lui  a  mis 
en  main  et  qui  est  de  la  domination  de  France.  C'est 
le  P.  Souastre,  mais  il  n'en  est  pas  l'auteur.  C'est  le 
P.  Doucin.  »  Ibid.,  p.  37.  Le  28  mars,  Quesnel  redit 
que  c'est  un  jésuite  de  Lille,  du  nom  de  Souastre  :  «  Il 
est  venu  à  Bruxelles  et  l'a  mis  entre  les  mains  de  celui 
qui  l'a  fait  imprimer.  »  Ibid.,  p.  45.  Quesnel  se  plaint 
qu'on  n'ait  infligé  au  P.  Souastre  qu'une  punition 
insignifiante  :  une  translation  de  Lille  à  Maubeuge, 
20  janv.  1099,  p.  59;  si  c'eût  été  un  janséniste,  il 
pourrirait  à  la  Bastille,  6  févr.  1700,  p.  80.  Le  cardinal 
de  Noailles  et  d'Aguesseau  l'attribuent  au  P.  Daniel. 
Bécemment,  M.  Albert  Le  Boy,  s'appuyant  sur  le 
principe  is  fecit  cui  prodest  et  sur  des  preuves  intrin- 
sèques, n'hésite  pas  à  accorder  la  paternité  de  l'ouvrage 
au  P.   Doucin. 

Le  P.  Quesnel,  dans  un  écrit  intitulé  Solution  de 
divers  problèmes  très  importants  pour  la  paix  de  /'  fit/lise, 
lire  du  Problème  ecclésiastique  proposé  depuis  peu 
contre  M.  l'archevêque  de  Paris,  duc  et  pair  de  France, 
avec  le  plaidoyer  de  M.  l'avocat  général  et  l'arrêt  du 
Parlement,  2'  éd.,  augmentée,  Cologne,  1099,  in -12, 
attribue  le  Problème  aux  jésuites,  malgré  leurs  protes- 
tations et  même  à  un  jésuite  qui  s'est  peint  lui-même; 
il  a  nié,  mais  on  sérail  bien  simple  d'en  croire  sur  sa 
parole  le  laineux  avocat  des  équivoques  et  des  restric- 
tions mentales.  C'esl  le  P.  Souastre.  C'est  à  la  doctrine 
de  sainl  Augustin  que  les  jésuites  en  veulent  et  c'esl 
dans  sainl  Augustin  qu'ils  trouvent  ce  qu'ils  appellent 
«la  profession  de  foi  des  jansénistes  ».  Le  P.  Daniel 
se  défendit  d'être  l'auteur  du  Problème  dans  une  Lettre 


à  l'archevêque  de  Paris.  On  ne  voulut  pas  croire  à 
cette  dénégation.  Dans  la  Suite  de  la  solution  de  divers 
problèmes  pour  servir  de  réponse  à  la  lettre  du  P.  Daniel 
à  Mqr  l'archevêque  de  Paris,  Cologne,  1700,  in-12,  on 
propose  un  moyen  original  de  prouver  qu'il  n'est  pas 
l'auteur  du  problème.  «  Une  personne  assure  qu'elle  a 
de  quoi  vous  convaincre  et  que  jusqu'à  ce  qu'elle  l'ait 
fait,  elle  veut  bien  demeurer  en  prison,  pourvu  que 
vous  vous  rendiez  vous-même  prisonnier,  pour  sou- 
tenir votre  innocence  et  répondre  si  vous  le  pouvez, 
à  ses  preuves.  »  Bref,  les  historiens  favorables  aux  jan- 
sénistes attribuent  le  Problème  aux  jésuites  :  les  jé- 
suites, acharnés  contre  Noailles,  saisissent  toutes  les 
occasions  de  le  perdre,  depuis  que  Noailles,  récemment 
arrivé  à  Paris,  a  déclaré  vouloir  rester  indépendant 
des  Jésuites  et  n'être  pas  leur  «  valet  ».  M.  Alb.  Le  Boy 
a  prétendu  démontrer  doctement  que  l'auteur  du 
Problème  doit  être  cherché  parmi  les  jésuites,  à  cause 
«  de  leur  inextricable  embarras  devant  cet  obstacle 
historique  »  et,  d'autre  part,  l'écrit  a  été  imprimé  à 
Bruxelles,  par  les  soins  du  P.  Souastre;  c'est  le  témoi- 
gnage de  Dorsanne,  le  secrétaire  de  Noailles,  de 
Ledieu,  secrétaire  de  Bossuet,  et  de  Bossuet  lui-même. 
Le  P.  d'Avrigny,  dans  ses  Mémoires  chronologiques 
et  dogmatiques  pour  servir  à  l'histoire  ecclésiastique 
depuis  1660  jusqu'en  1716,  t.  îv,  p.  110-118,  donne 
plusieurs  versions  différentes  :  le  P.  Souastre  aurait 
l'ail  imprimer  le  livre  à  Bruxelles,  mais  ce  seraient 
des  jansénistes  qui  lui  auraient  envoyé  le  livre  pour 
lui  tendre  un  piège  et  lui  faire  publier  un  libelle,  sur 
le  modèle  du  faux  Arnauld;  la  preuve  qu'il  donne  de 
cette  hypothèse,  c'est  que  les  moindres  démarches 
du  P.  Souastre  sont  épiées  depuis  le  moment  où  il  a 
entre  les  mains  le  manuscrit  du  Problème  encore 
secret.  Le  même  auteur  ajoute  :  lorsque  dom  Thierry 
de  Viaixnes,  en  1703,  fut  arrêté,  on  trouva,  dans  ses 
papiers,  une  copie  manuscrite  du  Problème,  et,  d'après 
d'Aguesseau,  il  finit  par  avouer  qu'il  était  l'auteur 
du  libelle.  Mais  les  amis  de  Viaixnes  nient  le  fait  de 
l'aveu,  et  Goujet,  dans  sa  biographie  de  Viaixnes, 
ne  cite  pas  le  Problème  parmi  ses  œuvres.  Mathieu 
Petitdidier,  janséniste  ardent,  fut  également  accusé 
d'avoir  composé  le  Problème,  en  même  temps  qu'une 
Apologie  des  «  Lettres  provinciales  »;  de  même,  deux 
bénédictins,  dom  Gerberon  et  dom  Barthélémy  Sé- 
noque.  D'ailleurs,  dès  le  23  janvier  1700,  Quesnel 
écrivait  à  Du  Vaucel  :  «  On  dit  que  Kerkré  [Gerberon  ] 
soutient  que  c'est  un  disciple  de  saint  Augustin  qui  a 
fait  le  Problème.  »  Correspond.,  t.  ri,  p.  78.  M.  Vacant, 
dans  une  étude  fort  documentée,  a  montré  qu'il  y  a 
dans  le  Problème  des  passages  qui  ne  permettent  pas 
de  l'attribuer  aux  jésuites  :  beaucoup  de  traits  sont 
empruntés  à  YHistoire  abrégée  du  jansénisme,  et  l'au- 
teur laisse  entendre,  en  plusieurs  endroits,  que  le  jan- 
sénisme n'est  qu'un  fantôme,  car  personne  n'a  jamais 
soutenu  les  cinq  propositions  de  Jansénius.  Des  docu- 
ments, postérieurs  à  la  période  des  polémiques,  per- 
mettent de  conclure,  avec  une  grande  vraisemblance, 
que  l'auteur  du  Problème  est  un  bénédictin,  dom  Ilila- 
rion  Monnier,  qui  mourut  le  17  mai  1707.  C'est  lui 
qui  rédigea  l'écrit,  lequel  fut  imprimé  à  son  insu. 
Renseignements  inédits  sur  l'auteur  du  «  Problème 
ecclésiastique  »,  extrait  de  la  Revue  des  sciences  ecclé 
siastiques,  mai,  juill.  et  août  1890  (tirage  à  part,  1890, 
I':i ris  cl    Lyon). 

Les  questions  dogmatiques  soulevées  par  le  Pro- 
blème lui-même  étaient  fort  embarrassantes.  Les 
Lettres  d'un  théologien  à  un  de  ses  amis,  èi  l'occasion 
du  Problème  ecclésiastique,  adressé  (i  M.  l'abbé  Boileau, 
Anvers,  1700,  in-12,  ne  répondent  pas  directement. 
La  première,  datée  de  septembre  1699,  s'applique  à 
montrer  que  le  livre  des  Réflexions  mondes  n'a  rien 
qui  approche  de  la  doctrine  des  cinq  propositions  sur 


1485      QUESNEL.  JUSTIFICATION   DES  «  RÉFLEXIONS  MORALES  »      148G 


la  grâce.  Les  trois  autres  (28  sept.,  15  oct.  et  4  nov. 
1699)  veulent  montrer,  par  des  exemples,  que  la  doc- 
trine des  Réflexions  morales  est  en  opposition  formelle 
avec  celle  des  cinq  propositions  ;  en  réalité  le  Problème 
attaque  Noailles  uniquement  parce  que  l'archevêque 
de  Paris  a  défendu  la  doctrine  de  saint  Augustin.  Ces 
quatre  Lettres  furent  rééditées  sous  le  titre  de  Défense 
du  mandement  de  M.  l'éminentissime  cardinal  de 
Noailles,  archevêque  de  Paris,  portant  approbation  des 
Réflexions  morales  du  P.  Quesnel  sur  le  Nouveau 
Testament,  Paris,  1705.  in-12.  Dans  l'Avertissement 
de  cette  réédition,  on  justifie  Quesnel  et  l'on  conclut 
que  les  deux  écrits  où  l'on  traite  le  P.  Quesnel  de 
séditieux  et  d'hérétique  méritent  le  même  sort  que  le 
Problème. 

Quesnel  avait  préparé  une  réponse  directe  au  Pro- 
blème pour  justifier  le  dogme,  mais  dans  une  lettre  à 
Du  Vaucel  (4  avril  1699,  Correspond.,  t.  Il,  p.  4(i)  il 
écrit  qu'il  supprime  sa  réponse  et  qu'il  substituera 
quelque  chose  «  qui  tire  du  Problème  ecclésiastique  les 
avantages  qu'on  en  peut  tirer,  pour  montrer  que  le 
jansénisme  est  un  fantôme  et  que  les  rouliers  [les 
jésuites]  en  veulent  à  saint  Augustin  ».  Cette  nouvelle 
parvint  jusqu'à  Noailles.  et  celui-ci  manifesta  le  désir 
qu'il  n'en  fît  rien  paraître  qu'après  l'avoir  commu- 
niqué: mais  Quesnel  répondit  que  cela  l'embarras- 
serait fort,  car,  dit-il,  •  si  l'envoyais  mon  écrit  à  Paris, 
on  y  changerait,  ajouterait,  retrancherait  ce  qu'on 
jugerait  à  propos  et  on  le  ferait  imprimer  sous  mon 
nom;  cela  ne  m'accommoderait  pas  ».  Lettre  à  Du 
Vaucel,  S  mai  1700,  ibid.,  p.  91. 

Le  Problème  fut  condamné  par  un  arrêt  du  Parle- 
ment du  10  janvier  1699  et  par  un  décret  du  Saint  - 
Office  du  2  juillet  1700.  Cependant,  la  situation  de 
Noailles  restait  fort  délicate  et  Mme  de  Maintenon.  au 
dire  de  Languet  de  Gergy,  dans  ses  Mémoires,  lit  des 
démarches  auprès  du  cardinal  pour  qu'il  retirât  l'ap- 
probation qu'il  avait  donnée  au  livre  de  Quesnel.  Pour 
la  seconde  fois,  Bossuet  vint  au  secours  de  son  ami. 

VIL  Justification  df.s  Réflexions  morales  ». 
■ —  Pour  justifier  pleinement  Noailles,  il  aurait  fallu 
montrer  que  le  livre  de  Quesnel,  approuvé  par  lui.  ne 
contenait  que  la  pure  doctrine  de  saint  Augustin  sur 
la  grâce  et  la  prédestination;  nul  n'était  plus  capable 
que  Bossuet  de  fournir  la  preuve,  lui  qui  avait  déjà 
rédigé  toute  la  partie  dogmatique  de  l'instruction  de 
Noailles  sur  l'Exposition  de  la  foi.  Noailles  mettrait  le 
travail  de  Bossuet  en  tète  d'une  nouvelle  édition  des 
Réflexions  morales  de  Quesnel.  L'évêque  de  Meaux  ac- 
cepta la  proposition,  mais  son  œuvre  ne  fut  pas  publiée 
à  cette  date. 

Pourquoi?  Bossuet  aurait  refusé  de  publier  son  écrit 
parce  que  Quesnel  n'aurait  pas  voulu  faire  les  correc- 
tions demandées  par  celui-ci.  Telle  est  la  thèse  des 
deux  évèques  de  Luçon  et  de  la  Rochelle,  dans  leur 
mandement  collectif  de  1711,  et  la  thèse  du  docteur 
Gaillande,  dans  ses  Éclaircissements  sur  quelques 
points  de  théologie,  Paris,  1712,  in-12,  p.  6-7  :  Bossuet 
ne  voulut  pas  qu'on  se  servît  de  V Avertissement  qu'il 
avait  fait,  et  condamna  son  écrit  à  ne  paraître  jamais 
au  jour;  "ceci  est  certain  et  public;  on  en  a  des 
témoignages  assurés...  »  L'abbé  de  Saint -André,  archi- 
diacre de  Meaux,  dans  une  lettre  de  1721  à  l'évêque  de 
Soissons,  Languet  de  Gergy,  reprend  la  même  expli- 
cation, et  sa  lettre  a  été  publiée  par  Languet  dans  sa 
Cinquième  instruction  pastorale  du  25  novembre  1722; 
l'abbé  de  Saint-André  s'appuie  sur  des  propositions  de 
l'abbé  Ledieu,  jadis  secrétaire  de  Bossuet;  enfin  Lafi- 
tau,  dans  la  Réfutation  des  Anecdotes,  p.  92,  écrit  que 
Bossuet  voulait  mettre  <  six-vingts  cartons,  pour  ôter 
autant  d'erreurs  capitales,  qu'on  ne  pouvait,  en  au- 
cune façon,  excuser  »,  et  qui  en  faisait  «  un  des  plus 
pernicieux   livres  que   l'hérésie   ail   produits    . 


Mais  l'abbé  Ledieu,  en  plusieurs  passages  de  ses 
Mémoires  et  de  son  Journal,  insinue  que  Bossuet  était 
prêt  à  défendre  Quesnel,  moyennant  quelques  cor- 
rections insignifiantes;  ce  fut  le  libraire,  qui  ne  voulut 
pas  faire  les  corrections  demandées.  Dans  les  Vains 
efforts  des  jésuites  contre  la  justification  des  Réflexions 
morales  sur  le  Nouveau  Testament,  composée  par  feu 
Messire  Jacques-Bénigne  Bossuet,  évêgue  de  Meaux,  où 
l'on  examine  plusieurs  faits  publiés  sur  ce  sujet,  par 
MM.  les  évêques  de  Luçon  cl  La  Rochelle  et  par  le  sieur 
Gaillande,  1713,  Quesnel  s'élève  contre  le  livre  des 
Éclaircissements,  qui  n'est  qu'une  satire  contre  les 
Réflexions  morales,  contre  l'auteur,  l'approbateur  et 
l'apologiste  de  cet  ouvrage  ».  Bossuet,  déclare-t-il,  n'a 
point  changé  de  sentiment  et  n'a  point  composé  son 
livre  par  méprise  :  l'histoire  des  six-vingts  cartons  » 
n'est  qu'une  fable.  Quesnel  indique  quelques  correc- 
tions demandées  par  Bossuet  et  le  projet  de  quelques 
autres  corrections  à  faire,  qui  ne  sont  pas  toutes  de 
Bossuet  :  il  s'agit  de  vingt-quatre  cartons  avec  les 
réponses. 

Quoi  qu'il  en  soit,  au  moment  même  où  Bossuet 
rédigeait  son  travail,  les  discussions  étaient  assez 
vives;  aussi  Noailles  renonça-t-il  à  publier  une  nou- 
velle édition  des  Réflexions  pour  son  diocèse  de  Paris. 
et  Bossuet  garda  son  manuscrit,  avec  le  titre,  qu'il  lui 
avait  donné  :  Avertissement  sur  le  livre  des  Réflexions 
murales;  il  en  communiqua  quelques  passages  à  l'abbé 
Boileau,  et  lui-même,  d'après  son  secrétaire  Ledieu, 
corrigea  et  revisa  son  manuscrit.  Bibl.  nat.,  ms.  latin 
lî  680,  p.  73.  L'abbé  Boileau,  dans  ses  Lettres  d'un 
théologien  à  un  de  ses  amis,  pour  répondre  au  Problème, 
Anvers,  1700,  in-12,  dit  que  Bossuet.  pendant  plu- 
sieurs années,  corrigea  le  manuscrit;  Noailles  en  cul 
un  exemplaire  entre  les  mains,  d'après  une  lettre  qu'il 
écrivit,  le  7  novembre,  à  l'évêque  de  Carcassonne, 
pour  démentir  une  affirmation  de  l'évêque  d'Agen. 
Arch.  nat..  Jansénisme.  L.  21,  minutes  des  lettres  du 
cardinal.  Lorsque  Bossuet  mourut,  le  12  avril  170  1, 
diverses  copies  de  V Avertissement  étaient  répandues, 
et  en  1710  un  libraire  de  Lille  l'imprima  sous  un  litre 
(pie  Bossuet  ne  lui  avait  point  donné  :  Justification 
des  Réflexions  morales  sur  le  Nouveau  Testament..., 
composée  en  1699,  contre  le  «  Problème  ecclésiastique  » 
par  Messire  Jacques-Bénigne  Bossuet,  Lille,  1710, 
in-12.  L'abbé  Ledieu  a  avoué  (pie  ce  titre  lui  est 
imputable  parce  qu'il  avait  écrit  le  mot  Justification 
sur  l'enveloppe  qui  contenait  le  manuscrit.  Le  libraire 
de  Lille,  Jean  Brovello,  avait  reçu  le  manuscrit  de 
Quesnel,  et  celui-ci  le  tenait  de  l'abbé  Boileau,  de 
l'archevêché,  ou  de  Noailles,  ou  de  Le  Brun,  ami  de 
Bissy,  évêque  de  Meaux  et  successeur  de  Bossuet,  ou 
enfin  de  l'abbé  Ledieu. 

La  publication  lit  alors  d'autant  plus  de  bruit  que 
deux  ans  a\ant ,  le  13  juillet  1708,  les  Réflexions  morales 
avaient  été  condamnées  par  un  bref  de  Clément  XI; 
dès  lors,  l'ouvrage  posthume  de  Bossuet  ne  pouvait 
que  provoquer  des  discussions.  L'ouvrage  est-il 
authentique?  Pourquoi  Bossuet  ne  l'a-t-il  pas  publié 
en  1699?  Bossuet  avait-il  changé  de  sentiment?  Cette 
publication  tardive,  si  favorable  à  Quesnel,  est -elle 
une  trahison  ou  n'est-elle  que  l'expression  exacte 
du  jansénisme  caché  de  Bossuet?  Autant  de  questions 
auxquelles  il  est  difficile  de  répondre  d'une  manière 
certaine.  11  ne  faut  pas  oublier,  d'autre  part,  qu'au 
moment  où  Bossuet  rédigea  son  travail,  la  question 
du  quesnellisme  était  encore  fort  obscure  :  les  poli' 
iniques,  si  violentes  de  1700  à  1705,  n'avaient  pas 
éveillé  l'attention  et  envenimé  les  disputes.  Ce  qu'il  y 
a  de  sur,  c'est  que  Bossuet  n'aurait  certainement  pas 
publié  son  écrit  en  1710  et  surtout  il  ne  lui  aurait  pas 
donné  le  titre  provocateur  qui  lit  sa  réputation  parmi 
les  jansénistes. 


1  487 


QUESNEL.    L'ASSEMBLÉE    DU    CLERGÉ    DE    1700 


!  i88 


Sur  celte  question  du  livre  de  Bossuet  voir  en  sens  oppo-  I 
ses  :  Guettée,  Essai  bibliographique  sur  l'ouvrage  de  Bossuet 
intitulé  Avertissement  sur  le  livre  des  Réflexions  morales  », 
in-12,  Paris.  1854;  Yse  de  Saléon,  Lettres  à  Mgr  l'èvêque  de 
Troyes  sur  les  sentiments  de  M.  Bossuet  contre  le  jansénisme, 
surtout  la  troisième  lettre  du  1>.">  nov.  1731;  Albert  Le  Roy, 
Lu  Irunee  et  Home  île  1700  à  1715,  in-.S".  Paris,  1892, 
p.  60-68  (très  partial  en  faveur  de  Quesnel);  Ingold,  Bossuet 
et  le  jansénisme,  in-8",  Paris,  1897  el  1904;  Compte  rendu 
fait  par  l'abbé  Urbain,  dans  la  Revue' du  clergé  français, 
t.  xi,  1"  juill.  1897,  p.  260-265. 

VIII.  Le  fansénisme  a  l'assemblée  du  clergé 
de  1700.  Condamné  à  Home  par  un  décret  du 
2  juillet  1700,  le  Problème  n'y  fit  point  pourtant  beau- 
coup de  bruit,  et  la  réputation  de  Noailles  n'en  souf- 
frit pas  trop  puisque,  sur  la  demande  faite  par  le  roi 
le  11  décembre  1699,  l'archevêque  de  Paris  lut  créé 
cardinal  par  Innocent  XII  le  21  juin  1700.  Celle 
année  1 700  marque  l'apogée  du  crédit  de  Noailles. 
Les  lettres  que  lui  écrit  .Mme  de  Maintenon  sont  pleines 
de  confiance.  Lui-même  partit  pour  Home  le  13  oc- 
tobre 1700  pour  y  aller  rejoindre  au  conclave  les  trois 
cardinaux  français  :  d'Estrées,  de  Janson  et  de  Cois- 
lin;  Innocent  XII,  en  effet,  était  mort  le  27  septembre. 
Le  cardinal  Jean-François  Albani  fut  élu  pape,  le 
23  novembre  1700,  sous  le  nom  de  Clément  X  I.  el  ce  fut 
lui  qui,  le  18  décembre,  remit  le  chapeau  à  Noailles, 
dans  le  premier  consistoire  public. 

Après  les  polémiques  soulevées  par  le  Problème 
ecclésiastique,  les  discussions  semblèrent  se  calmer  en 
France  :  l'édition  des  lie  flexions  morales  de  1699  parut 
sans  l' Avertissement  que  Hossuet  avait  préparé,  mais 
il  y  eut  cependant,  comme  un  véritable  chassé-croisé 
de  libelles  français  el  latins,  la  plupart  venus  des 
Pays-Bas  et  inspirés,  sinon  rédigés  par  Quesnel  et 
ses  amis.  Dans  une  lettre  à  Ou  Vaucel.  le  17  oc- 
tobre 1699,  Quesnel  annonçait  la  publication  «  de 
trois  petits  volumes  in-12,  le  Wendrock  entier  en 
français  »;  ce  sont  les  notes  de  Nicole  sur  les  Lettres 
provinciales.  La  traduction  était  l'œuvre  de  Mlle  de 
Joncoux,  qui  va  prendre  une  grande  place  dans  les 
rangs  des  jansénistes.  Quesnel  s'indigne  contre  Mon- 
sieur de  Chartres,  qui  ••  fait  du  pis  qu'il  peut  contre  les 
bons  livres,  et  particulièrement  contre  les  Réflexions  ». 
et,  le  8  mai  1700,  il  parle  d'un  écrit  des  jésuites  : 
Décision  d'an  cas  de  conscience  touchant  la  lecture  du 
Nouveau  Testament  du  P.  Quesnel  de  l'Oratoire,  où  l'on 
conclut  qu'on  ne  peut  lire  ce  livre  ■  parce  qu'il  insinue, 
en  une  infinité  d'endroits,  les  principaux  dogmes  de 
l'hérésie  jansénienne  ».  D'autre  part,  on  répandait 
partout  un  écrit  intitulé  Augustiniana  Ecclesise 
Romanse  doctrina  a  cardinalis  Sfondrati  Nodo  extri- 
eata,per  varias  sancti  Augustini  discipulos.  Cet  ouvrage 
imprimé  à  Cologne,  sans  nom  d'auteur,  niais  avec 
l'approbation  du  théologal  de  la  cathédrale  d'Anvers. 
à  la  date  du  11  mars  1700,  était  dédié  à  l'assemblée 
du  clergé  qui  allait  bientôt  se  réunir.  L'auteur  priait 
cette  assemblée  de  condamner  plusieurs  propositions 
du  livre  du  cardinal  Sfondrate  :  Nodus  prsedestina- 
tionis  dissolulas;  sous  le  couvcrl  de  saint  Augustin  on 
rééditait    toute  la  doctrine   janséniste. 

L'assemblée  du  clergé  qui  se  Uni  à  Saint-Germain, 
du  25  mai  au  21  septembre  1700,  ne  devait  s'occuper 
que  des  comptes  du  clergé  el  ne  comprenait  que  deux 
députés  pai-  province.  Mais  il  était  impossible  qu'on 
n'y  parlât  poinl  de  questions  doctrinales  et  morales, 
car  il  y  avail  alors,  à  Paris  el  en  province,  de  graves 
discussions  qui  auraient  fatalement  leur  écho  à  l'as 
semblée  :  le  quiélisme  el  la  condamnation  du  livre 
de  Fénelon,  les  attaques  des  adversaires  du  probabi- 
lisme  contre  les  casuistes  el  la  morale  relâchée,  les 
libelles  répandus  eu  France  pour  ou  contre  le  jan- 
sénisme. Bossuet,  malgré  son  grand  âge.  fui  l'âme  de 
l'assemblée,  bien  qu'il  n'en  fût  pas  le  président.  On  a 


dit  que  l'archevêque  de  Reims,  Le  Tellier,  frère  de 
Louvois,  manœuvra  pour  faire  écarter  Hossuet  de  cette 
présidence;  mais  cette  affirmation  est  certainement 
erronée  :  l'assemblée  de  1695  avait  décidé,  lorsque  son 
unique  président.  M.  de  Ilarlav,  mourut  subitement 
durant  l'assemblée,  qu'on  nommerait  désormais  plu- 
sieurs présidents  et  non  point,  comme  on  l'a  dit,  quatre 
présidents,  dont  deux  archevêques  cl  deux  évêques. 
Conformément  à  cette  décision,  l'assemblée  de  1700 
nomma  comme  présidents  les  deux  archevêques  de 
Reims  et  d'Auch  :  Le  Tellieret  de  La  Heaume  de  Siize; 
Noailles.  l'archevêque  de  Paris,  n'était  pas  député  a 
rassemblée  et  il  n'y  fui  admis  que  comme  archevêque 
diocésain  el  président  honoraire. 

Bossuet  avait  â  l'avance  tracé  le  programme  de 
l'assemblée  dans  deux  Mémoires  qui  furent  présentés 
au  roi  par  Mme  de  Maintenon,  le  0  juin  1700.  Dans  le 
premier  Hossuet  indiquait  l'état  de  l'Église  de  France  : 
péril  janséniste,  ■  manifesté  par  une  infinité  d'écrits 
latins,  venus  des  Pays-Bas,  où  l'on  demande  ouver- 
tement la  revision  de  l'affaire  de  Jansénius  et  fies 
constitutions  qui  ont  condamné  les  cinq  propositions, 
où  on  blâme  les  évêques  de  France  d'avoir  accepté 
cette  condamnation  et  où  ou  renouvelle  les  propositions 
condamnées  »;  le  second  Mémoire  dénonce  les  excès 
de  certains  casuistes  «  prêtres  et  religieux  de  tous 
ordres  et  de  tous  habits  qui,  ne  pouvant  déraciner  les 
désordres  qui  se  multiplient  dans  le  momie,  ont  (iris  le 
mauvais  parti  de  les  excuser  et  de  les  déguiser». 
Louis  XIV  permit  a  l'assemblée  d'aborder  ces  graves 
questions  de  dogme  et  de  morale. 

Dès  le  26  juin,  le  président  de  l'assemblée,  l'arche- 
vêque de  Beims,  signala  l'ouvrage  intitulé  Augusti- 
niana Ecclesise  romanse  doctrina,  qui  attaquait  le 
cardinal  Sfondrate  et  renouvelait  le  jansénisme,  mais 
il  ajoutait  :  «  Il  est  pareillement  de  notre  devoir  de 
nous  déclarer  contre  les  autres  erreurs  dont  nos  Églises 
sont  trop  souvent  troublées  et,  en  particulier,  contre  la 
morale  relâchée,  et  de  le  faire  avec  autant  de  vivacité 
et  de  force  contre  les  erreurs  que  de  charité  et  de 
modération  pour  les  auteurs.  »  Après  quelques  obser- 
vations, on  décida  de  nommer  une  commission  com- 
posée de  douze  membres  :  six  prélats,  à  savoir  les 
évoques  de  Meaux,  de  Châlons,  de  Hennés,  de  Cahors, 
de  Séez  et  de  Troyes  et  six  prêtres  :  Caumartin, 
Pomponne,  Hossuet,  Louvois,  Mazuyer  et  Brochenu. 
Procès-verbal  de  l'assemblée  de  clergé  de  1700,  p.  173- 
178.  L'èvêque  de  Meaux  fut  élu  président  de  la  com- 
mission; aussitôt,  les  jansénistes  manifestèrent  leurs 
inquiétudes.  Dès  le  3  juillet,  dans  une  lettre  à  Ou 
Vaucel,  Quesnel  s'élève  contre  Hossuet.  <  qui  a  déclamé 
à  outrance  contre  les  jansénistes  et  se  plaint  de  ce 
grand  nombre  de  libelles  qu'ils  répandent  »;  il  ne 
comprend  pas  (prune  assemblée  d'évêques  s'occupe 
de  si  minces  détails  {Correspond.,  t.  n,  p.  !>:">);  le 
10  juillet,  il  écrit  :  «  M.  de  Meaux  est  si  échauffé  et 
parle  si  ponti  fiscalement  et  si  pal  riarcalement  qu'il 
pourra  bien  entraîner  les  autres  dans  son  entêtement 
et  faire  faire  quelque  condamnai  ion  saugrenue  de 
['Anti-Nodus...  Les  évêques  de  cour  ne  sont  bons  qu'à 
s'opposer  à  la  vérité  el  à  ruiner  la  paix  de  l'Église... 
Ibid.  Il  COnnaîl  les  membres  de  la  commission  el  il  les 
juge,  sauf  deux  ou  trois,  malintentionnés,  mais  il 
espère  (pie  Noailles  ne  souffrira  pas  un  examen  de  la 
dod  rine  dans  son  diocèse,  â  moins  qu'il  ne  lasse  pari  le 
de  la  commission,  car  <•  ces  messieurs  sont  des  ju'j>s 
arbitraires  hors  de  chez  eux  ».  Le  21  juillet.  Quesnel 
demande  â  Ou  Vaucel  de  prier  pour  Monsieur  de 
Meaux.  qui  n'est  ni  pur  augustinien  ni  pur  thomiste, 
mais  qui  des  deux  a  pris  ce  qui  convient  à  ses  idée--. 
Il  est  aussi  puissant  dans  sa  situation  présente  qu'il  \ 
est  dangereux.  Rien  (pie  Dieu  ne  peut  lui  résisler.  Il 
continue  â  déclamer,  a  jeter  feu  el    flamme  contre  le 


1489 


QUESNEL.     LE    «    CAS    DE    CONSCIENCE 


1  490 


jansénisme.  »  Ibid.,  p.  98.  Quesnel  crut  nécessaire  de 
se  rapprocher  du  champ  de  bataille  et  dans  les  pre- 
miers jours  du  mois  d'août,  il  vint  incognito  à  Paris. 
où  il  resta  jusqu'à  la  fin  de  septembre.  Ces  jugements 
de  Quesnel  sur  Bossuet  montrent  ce  qu'il  faut  penser 
du  prétendu  jansénisme  de  Bossuet. 

Cependant,  les  membres  de  la  commission  travail- 
laient très  activement,  et  un  projet  fut  rédigé.  Le 
20  juillet,  on  distribua  à  chaque  député,  un  «  indicule  » 
des  propositions  de  doctrine  et  de  morale:  on  s'était 
abstenu  de  nommer  les  auteurs  parce  que  l'esprit 
de  l'assemblée  était  de  s'opposer  à  l'erreur  et  non 
pas  de  flétrir  les  auteurs  »;  au  reste,  les  propositions 
avaient  été  tirées  des  censures  d'Alexandre  VII  et 
d'Innocent  XI,  de  différents  livres  et  écrits  et  de 
quelques  thèses  soutenues  publiquement  ;  il  y  eut  en- 
core quelques  réunions  de  la  commission  les  II,  17  et 
20  août,  où  l'on  parla  de  cent  vingt-neuf  propositions 
censurables;  enfin  le  2(i  août,  l'évêque  de  Meaux 
fit  une  déclaration  fort  importante  :  «  Pour  entrer 
dans  l'esprit  de  l'assemblée,  qui  avait  établi  cette 
commission,  il  fallait  également  attaquer  les  erreurs, 
même  opposées,  qui  mettaient  la  vérité  en  péril;  si 
l'on  n'avait  à  consulter  que  la  sagesse  humaine,  on 
aurait  à  craindre  de  s'attirer  trop  d'ennemis  de  tous 
cotés,  mais  la  force  de  l'épiscopat  consistait  à  n'avoir 
aucun  faible  ménagement...  Au  reste,  on  doit  regar- 
der comme  un  malheur  la  nécessité  de  rentrer  dans 
les  matières  déjà  tant  de  fois  décidées  et  d'avoir  à 
nommer  seulement  le  jansénisme;  mais,  puisqu'on 
ne  se  lassait  point  de  renouveler  ouvertement  les 
disputes  par  des  écrits  répandus  de  imites  parts,  avec 
tant  d'affectation,  en  latin  et  en  français,  l'Église  de- 
vait aussi  se  rendre  attentive  à  en  arrêter  le  cours; 
l'autre  sorte  d'erreurs  qui  regardent  le  relâchement  de 
la  morale  n'était  pas  moins  digne  du  zèle  des  évêques.  » 
Procès-verbaux  des  assemblées  du  clergé,  t.  vi,  col.  180- 
483.  Le  parti  janséniste  s'agitait  beaucoup  :  il  voulait 
la  condamnation  des  propositions  de  morale  relâchée. 
mais  il  ne  voulait  pas  la  condamnation  du  jansénisme. 
Dès  le  début  de  juillet,  on  avait  écrit  à  Bossuet  pour  le 
persuader  que  le  jansénisme  n'était  qu'un  fantôme  et 
que  de  saints  évêques  ont  enseigné  les  vérités  que  les 
jésuites  ont  groupées  sous  ce  nom.  Puis  ce  furent  les 
menaces  :  une  seconde  lettre  fut  envoyée  à  un  abbé  de 
la  commission  :  «  .M.  Bossuet  doit  s'attendre  à  être 
bien  relevé  s'il  fait  une  censure  où  la  doctrine  de 
saint  Augustin  soit  tant  soit  peu  altérée...;  ils  ne 
souffriront  pas  qu'on  y  porte  la  moindre  atteinte...  « 
A  ces  menaces  du  dehors  s'ajoutaient  des  conseils  du 
dedans,  car  des  théologiens  consultés  étaient  opposés 
à  toute  condamnation  du  jansénisme.  Le  secrétaire 
de  Possuet  en  cite  quelques-uns  :  Rouland,  Neveu  et 
Ravechet,  qu'il  qualifie  durement  (ce  sont  des  théolo- 
gastres). 

Malgré  tant  d'oppositions,  quatre  propositions 
jansénistes  lurent  condamnées.  La  première  avançait 
qu'on  »  pouvait  présentement  reconnaître  que  le  jansé- 
nisme n'était  qu'un  fantôme,  qu'on  cherchai!  pari  ont, 
mais  qu'on  ne  trouvait  cpie  dans  certaines  imagina- 
tions malades...  i  La  seconde  accusait  les  constitutions 
d'Alexandre  VII  et  d'Innocent  XII  de  n'avoir  l'ait 
que  renouveler  et  aigrir  les  disputes,  d'avoir  employé 
des  termes  équivoques.  La  troisième  supposait  que 
le  bref  d'Innocent  XII.  en  date  du  (i  janvier  1694, 
avait  d'abord  paru  apporter  un  remède  au  mal,  en 
mitigeant  la  rigueur  des  constitutions  sur  le  point 
de  fait,  mais  que  cette  mitigation  avait  été  affaiblie 
par  le  bref  du  24  novembre  1694.  Enfin  la  quatrième 
supposait  qu'il  était  nécessaire  d'avoir,  par  rapport  à 
la  condamnation  du  livre  de  Jansénius,  de  nouvelles 
conférences  devant  des  juges  nommés  ou  par  le  pape 
ou  par  le  roi.  Ces  quatre  propositions  furent  décla- 


rées «  fausses,  scandaleuses,  téméraires,  favorisanl 
les  erreurs  condamnées,  ont  rageuses  pour  le  clergé 
de  France  et  pour  l'Église  universelle  ».  Une  cinquième 
proposition,  qui  condamnait  Arnauld.  lut  supprimée 
par  la  commission  pour  que  celui-ci  ne  fut  pas 
condamné  devant  son  neveu,  l'abbé  de  Pomponne,  qui 
faisait  partie  de  la  commission.  Dès  le  27  août,  on 
poursuivit  l'examen  des  propositions  concernant  la 
morale  relâchée  (voir  l'art.  Probabilisme,  t.  xm, 
col.  553-558),  et.  le  l  septembre,  l'assemblée  signa  les 
divers  actes  préparés  par  Bossuet:  c'étaient  un  pré- 
ambule à  la  censure  des  cent  vingt-trois  proposi- 
I  ions,  puis  deux  déclarai  ions  et  en  lin  une  conclusion  et 
une  lettre  circulaire  aux  évêques  de  France.  Dans  la 
conclusion,  qui  était  le  morceau  capital,  Bossuet  grou- 
pait deux  points  de  doctrine:  la  nécessité  de  l'amour 
de  Dieu  dans  le  sacrement  de  pénitence  et  la  malien 
de  la  probabilité.  Des  historiens  ont  dit  que  celle 
double  condamnation  était  le  résultat  d'un  compro- 
mis entre  Bossuet  et  la  cour  :  Bossuet  avait  obtenu  la 
condamnation  du  jansénisme  pour  plaire  au  roi. 
et,  en  échange,  le  roi  avait  consenti  la  condamnation 
des  casuistes,  qui  était  désirée  par  Bossuet  et  par 
Noailles. 

IX.  Le  Cas  i . i  conscience  ».  Un  nouveau 
problème  allait  mettre  les  jansénistes  en  fâcheuse 
posture,  (/est  le  fameux  cas  de  conscience  dont  l'his- 
toire a  été  racontée  en  huit  volumes  par  Mlle  Joncoux, 
Louail.  l-'ouillou.  Quesnel  et  Petitpied.  Dans  son 
Histoire  du  mouvement  janséniste,  Augustin  (iazier 
passe  légèrement  sur  cet  incident;  il  se  contente  de 
dire  :  ■  La  lâcheuse  affaire  du  cas  de  conscience,  en 
1702,  eut  pour  effet  de  mettre  à  l'ordre  du  jour  l'irri- 
tante question  des  signatures  cl  de  leur  plus  ou  moins 
de  sincérité.  Noailles  intervint  pour  condamner  la 
décision  prise  et  les  passions  contraires  se  ranimèrent  •>. 
Op.  cil.,  t.  i,  p.  225.  Lu  l'ait,  la  question  lut  dès  grave 
et  elle  montre  bien  à  quel  point  les  passions  étaient 
montées. 

D'après  Y  Histoire  du  cas  de  conscience,  il  y  eut  plu- 
sieurs consultations,  le  2li  janvier  et  le  211  juillet  1701, 
auxquelles  prirent  part  un  nombre  plus  ou  moins  grand 
de  docteurs.  Voici  le  cas.  In  confesseur  de  Normandie 
a  quelques  doutes  sur  le  compte  d'un  ecclésiastique, 
auquel  il  a  donné  longtemps  l'absolution,  sans  scru- 
pule; mais  on  lui  a  dit  que  cet  ecclésiastique  a  des 
sentiments  nouveaux  et  singuliers.  Il  l'a  interrogé,  et 
voici  le  résumé  de  ses  réponses  :  1°  Il  condamne  les 
Cinq  propositions  dans  tous  les  sens  condamnés  pal' 
l'Église  et  même  dans  le  sens  de  Jansénius,  comme 
Innocent  \11  l'a  expliqué  dans  son  bref  aux  évêques 
des  Pays-lias,  c'est  à-dire,  dans  le  sens  (pu  présentent 
les  cinq  propositions  considérées  en  elles-mêmes  et 
Indépendamment  du  livre  de  Jansénius;  mais,  sur  la 
question  de  fait,  c'est-à-diré,  sur  l'attribution  des 
cinq  propositions  au  livre  de  Jansénius.  il  a  seulement 
une  soumission  de  respect  et  de  silence  a  ce  (pie  L'Église 
a  décidé  sur  ce  l'ait,  car  il  est  persuadé  que,  par  ses 
brefs,  le  pape  Innocent  XII  n'en  exige  pas  davantage 
de  ceux  quisignenl  le  Formulaire.  (Telle  esl  la  question 
principale,  qui  soulèvera  des  discussions;  mais  il  en 
était  d'autres  cependant).  2"  Il  croit  que  la  grâce  est 
efficace  par  elle-même  et  nécessaire  à  toute  œuvre  de 
piété  et  (pie  la  prédestination  est  gratuite  et  précède 
toute  prévision;  mais  il  axone  cependant  qu'il  y  a  des 
grâces  intérieures  qui  donnent  une  vraie  possibilité 
d'accomplir  les  commandements  de  Dieu  et  qui  n'ont 
pas  tout  leur  effet  par  la  résistance  de  la  volonté.  - 
3"  Il  croit  que  nous  sommes  obligés  d'aimer  Dieu  par- 
dessus toutes  choses,  comme  notre  lin  dernière,  et  de 
lui  rapporter  toutes  nos  actions;  d'où  il  conclut  que 
les  actions  qui  ne  sont  pas  faites  par  l'impression  de 
quelque  mouvement  de  l'amour  de  Dieu  ne  lui  sont 


l'iîll 


QUESNEL.    LE    «    CAS    DE    CONSCIENCE    » 


L492 


pas  agréables  cl  que  ceux  qui  agissent  de  cette  sorte 
se  renflent  coupables  de  quelque  péché,  faute  d'une 
fin  bonne  et  droite.  -  4°  Il  pense  que  l'attrition  doit 
renfermer  un  commencement  de  l'amour  de  Dieu  par- 
dessus toutes  choses,  pour  être  une  disposition  suffi- 
sante à  recevoir  la  rémission  des  péchés  dans  le  sacre- 
ment de  pénitence;  l'ai  I  rit  ion,  conçue  par  le  motif  de 
la  crainte  des  peines,  est  bonne  parce  que  cette  crainte 
est  un  don  de  Dieu,  mais  elle  ne  sullit  pas  pour  obtenir 
la  rémission  des  péchés.  —  5°  Son  sentiment  est  que, 
pour  assister  à  la  messe  comme  on  doit,  il  faut  y 
assister  avec  piété  et  esprit  de  pénitence  :  celui  qui 
assiste  à  la  messe  avec  la  volonté  et  L'affection  au 
péché  mortel  commet  un  nouveau  péché  à  cause  de 
cette  mauvaise  disposition,  qui  est  contraire  à  la 
piété  et  au  respect  qu'on  doit  à  Dieu  dans  l'exercice 
du  culte.  —  6"  Il  croit  qu'il  est  très  utile  au  chrétien 
d'avoir  beaucoup  de  dévotion  envers  les  saints  et 
principalement  envers  la  sainte  Vierge;  mais  il  ne 
croit  pas  que  cette  dévotion  consiste  dans  tous  les 
vains  souhaits  et  pratiques  qu'on  voit  dans  de  cer- 
tains auteurs,  non  plus  qu'à  s'enrôler  dans  les  confré- 
ries ou  à  porter  des  scàpulaires,  dont  il  ne  désapprouve 
pas  l'usage,  pourvu  qu'il  soit  réglé  par  la  vérité  qui  est 
selon  la  piété;  il  ne  peut  admettre  qu'on  ait  autant  et 
même  plus  de  confiance  en  la  sainte  Vierge  qu'en 
Dieu.  —  7°  Il  ne  croit  pas  à  la  conception  immaculée 
de  la  Vierge;  mais  pourtant  il  se  donne  bien  de  garde 
de  rien  dire  contre  l'opinion  opposée  à  la  sienne.  — 
8°  Il  reconnaît  qu'il  lit  le  livre  de  La  fréquente  commu- 
nion, d'Arnauld,  les  Lettres  de  M.  de  Saint-Cyran, 
les  Heures  de  M.  Du  Mont,  La  morale  de  Grenoble,  les 
Conférences  de  Luçon  et  le  Rituel  d'Alet.  Il  croit  que 
tous  ces  livres  sont  bons  et  approuvés  par  des  docteurs 
et  des  évêques.  —  9°  Enfin  il  possède  la  Traduction 
française  du  Nouveau  Testament,  dite  de  Mons,  car 
cette  Traduction  est  celle-là  même  sur  laquelle  on  a  fait 
les  Réflexions  mondes,  lesquelles  ont  été  approuvées 
par  Mgr  l'évêque  de  Châlons  et  par  l'ordonnance  de 
Mgr  le  cardinal  de  No  ailles. 

Après  avoir  exposé  le  cas,  le  confesseur  déclare 
qu'il  n'ose  pas  condamner  son  pénitent  et  qu'il  craint 
de  le  juger  témérairement;  c'est  pourquoi  il  demande 
à  MM.  les  docteurs  leur  solution.  Il  les  interroge  pour 
savoir  si  ces  sentiments  sont  nouveaux  et  singuliers, 
s'ils  sont  condamnés  par  l'Église  et  enfin  s'ils  sont 
tels  que  le  confesseur  doive  exiger  de  son  pénitent  qu'il 
les  abandonne,  pour  lui  donner  l'absolution.  Hist.  du 
cas  de  conscience,  t.  i,  p.   10-3(5. 

On  a  prétendu  parfois  que  le  cas  était  imaginaire  et 
fait  à  plaisir.  L'abbé  I.e  Gendre,  dans  ses  Mémoires. 
p.  257,278-322,  et  d'autres  après  lui  ont  supposé  que  le 
cas  était  né  à  l'archevêché  de  Paris  et  que  l'abbé  l'.oi 
leau  en  était  le  père,  celui-là  même  auquel  on  avait 
posé  le  fameux  Problème;  Sainte-Beuve,  Port-Royal, 
t.  vi,  ]>.  169,  après  avoir  dit  que  d'Aguesseau  <  paraîl  y 
avoir  vu  un  piège  des  ennemis  du  jansénisme  »,  ajoute 
qu'on  a  des  preuves  que  ce  cas,  «  digne  d'avoir  été 
forgé  pal'  un  agent  provocateur,  avait  été  supposé 
bonnement,  naïvement,  par  M.  Eustace,  confesseur 
des  religieuses  de  Port-Royal  et  très  peu  théologien...; 
il  est  encore  certain  que  ce  fui  M.  Eustace  qui  se  donna 
tous  les  mouvements  pour  inviter  les  docteurs  à 
signer  ».  Sainte-Beuve  esl  ici  l'écho  du  Supplément  au 
Nécrologe  de  Port-Royal,  p.  623-624,  art.  Eustace,  et  il 
continue  :  «  M.  Eustace  et  M.  Besson,  curé  de  Magny, 
pioche  voisin  du  monastère,  ces  deux  honnêtes  ucns 
un  peu  trop  simples,  qui  avaient  arrange  les  articles 
les  plus  fâcheux  du  cas,  en  furent  aux  regrets  amers.  » 
Ibid.,  p.   173. 

Tout  cela  esl  un  roman,  car  M.  Bertrand,  dans  ses 
Mélanges  de  biographie  cl  d'histoire,  ln-80,  Bordeaux. 
1885.  p.  1(58- 17C.  cl  dans  la  Bibliothèque  sulpicienne, 


t.  m,  p.  122-121,  a  montré  d'une  manière  précise, 
toute  la  genèse  du  cas  de  conscience.  Ce  n'est  point 
dans  une  ville  de  Normandie,  comme  le  dit  l'Histoire 
du  cas  de  conscience,  mais  en  Auvergne,  à  Clermont- 
Ferrand,  que  la  question  a  été  soulevée,  et  ce  n'est 
pas  un  cas  imaginaire,  inventé  par  les  jésuites  ou  par 
un  janséniste  naïf.  I.e  curé  de  Notre-Dame  du  Port, 
M.  Fréhel,  confessait  l'abbé  Louis  Périer,  neveu  de 
Pascal,  parfait  honnête  homme  et  sur  les  mieurs 
duquel  il  n'y  avait  rien  à  reprendre  »,  mais  connu  de 
toute  la  ville,  pour  «  un  franc  janséniste  ».  Le  curé 
Fréhel  se  confessait  à  M.  Gay,  supérieur  du  séminaire. 
(  .i  lui  ci  v  .:\  mt  (pie  I  rfehel  ne  lu  .ut  pas  son  devou  a 
l'égard  de  l'abbé  Périer,  dont  il  était  le  directeur,  finit 
par  refuser  de  l'entendre  en  confession.  Fréhel  «  était 
homme  d'esprit,  mais  entêté  pour  le  parti,  comme  tout 
le  monde  l'a  connu  »;  il  s'avisa  de  proposer  le  cas  à  des 
théologiens,  ses  amis.  Il  y  eut  une  délibération  à  la 
Sorbonne,  le  20  juillet  1702  (l'Histoire  du  cas  de 
conscience,  t.  i,  p.  36,  dit  1701),  sous  le  titre  :  Cas  de 
conscience  proposé  par  un  confesseur  de  province, 
louchant  un  ecclésiastique  qui  est  sous  sa  conduite,  et 
résolu  par  plusieurs  docteurs  de  la  faculté  de  théologie 
de  Paris.  Il  y  eut  deux  consultations,  dont  les  réponses 
sont  au  fond  les  mêmes,  mais  la  seconde  est  moins 
tranchante;  elle  est  exprimée  en  termes  plutôt  négatifs 
et  répond  seulement  à  la  question  posée.  La  première 
version  est  la  glorification  du  silence  respectueux,  la 
seconde  suppose  seulement  la  tolérance  et  réédite  la 
doctrine  que,  d'après  les  historiens  jansénistes,  la  paix 
de  Clément  IX  avait  autorisée  sur  la  question  du 
fait.  Quarante  docteurs  déclarèrent  que  les  sentiments 
de  l'ecclésiastique  n'étaient  ni  nouveaux  ni  singuliers 
et,  que  par  conséquent,  le  confesseur  ne  devait  pas  lui 
refuser  l'absolution  et  exiger  qu'il  abandonnât  ses 
sentiments.  La  décision  resta  secrète  pendant  presque 
une  année,  et  un  calme  complet  régna.  M.  Bertrand 
regarde  ce  calme  comme  invraisemblable,  et  c'est  une 
des  raisons  pour  lesquelles  il  croit  que  les  signatures 
doivent  être  reportées  au  mois  de  juillet  1702,  et 
l'Histoire  du  cas  de  conscience  aurait  commis  une 
erreur  de  date. 

La  décision  des  quarante  docteurs  fut  naturellement 
envoyée  à  Fréhel,  qui  avait  posé  la  question;  le  curé 
lit  passer,  par  son  vicaire,  le  document  au  séminaire 
de  Clermont  et  il  le  fit  remettre,  non  point  à  M.  Gay, 
le  supérieur,  car  il  ne  voulait  pas  le  provoquer,  mais  à 
un  jeune  séminariste,  qui  le  communiqua  aux  directeurs 
du  séminaire.  M.  Gay  en  eut  ainsi  connaissance  et  en 
prit  une  copie  pour  rendre  l'original  imprimé  qui  avait 
été  prêté  au  séminariste  et  il  écrivit  au  P.  de  La  Chaise 
et  à  l'évêque  de  Mcaux,  tandis  que  M.  de  Champ flour, 
son  confrère,  écrivait  à  l'évêque  de  Chartres  et  à 
M.  Dumas.  Bossuet  montra  au  roi  les  lettres  et  la 
copie  manuscrite  du  cas  de  conscience. 

La  décision,  rédigée,  croit-on,  par  Petitpied,  resta 
d'abord  assez  secrète;  ce  fut  seulement  en  juillet  1702 
que  parut  la  première  édition,  et  la  seconde,  quelques 
mois  plus  lard,  par  les  soins  de  Dupin,  un  des  signa- 
taires, qui  y  ajouta  une  préface.  Les  autres  signataires 
déclarèrent  n'avoir  eu  aucune  part  à  cette  publicat  ion. 
Quoi  qu'il  en  soit  de  la  date  et  de  la  manière  dont  le 
cas  fut  publié,  il  excita  de  vives  réclamations,  car  la 
décision  des  docteurs  anéantissait  tout  ce  qui  avait 
été  réglé,  le  siècle  précédent,  contre  le  jansénisme. 
Presque  aussitôt  parurent  des  écrits  que  l'Histoire  du 
cas  de  conscience  attribue  aux  jésuites  et  qui  rappe- 
laient les  faits  [îassés  :  Entreprise  de  quelques  docteurs 
contre  la  censure  de  Nosseigneurs  les  cardinaux,  arrhe 
vêques  cl  évêques  de  l'assemblée  du  clergé  de  France  du 
4  septembre  1700;  on  sait  (pie  celle  censure  avait  été 
préparée  par  Bossuet.  —  Entretien  d'un  vieux  cl  d'an 
jeune  docteur  de  Sorbonne  sur  In  décision  des  quarante 


1493 


OUESNEL.     LE    «    CAS    DE    CONSCIENCE    » 


L494 


docteurs  louchant  te  fait  de  Jansénius.  —  Entretien  d'un 
docteur  de  la  maison  de  Sorbonne  avec  un  docteur  ubi- 
quiste,  qui  a  signé  la  décision  du  cas  de  conscience 
touchant  le  fait  de  Jansénius.  —  Entretien  d'un  prélat 
avec  le  P.  Alexandre,  jacobin,  l'un  des  quarante  doc- 
teurs qui  ont  signé  la  décision  du  cas  de  conscience.  — 
Attentat  de  quarante  docteurs  de  Sorbonne  contre 
l'Église  dénoncé  à  tous  les  archevêques  et  évêques  du 
royaume.  Ces  cinq  écrits,  attribues  aux  jésuites,  furent 
publiés,  en  moins  de  trois  semaines,  à  la  fin  de 
décembre  17(12  et  au  début  de  janvier  1703.  Les 
évêques  de  Meaux  et  de  Chartres,  qui,  dit  l'Histoire 
du  cas  de  conscience,  p.  88,  «  partagent  avec  le  métro- 
politain le  gouvernement  de  son  diocèse  et  sont  peu 
soigneux  de  ce  qui  se  passe  dans  le  leur  »,  se  décla- 
rèrent contre  le  cas  de  conscience  et  exercèrent  leur 
influence  sur  Noailles,  pour  lui  arracher  une  répro- 
bation du  cas.  Un  des  signataires,  probablement  Du- 
pin,  adressa  à  Noailles,  le  11  janvier  17(13,  une  apologie 
pour  lui  prouver  qu'on  ne  peut  condamner  la  décision 
des  quarante  docteurs  sans  détruire  tout  ce  qui  avait 
été  l'ait  au  moment  de  la  paix  de  Clément  IX.  Cepen- 
dant, ce  fut  la  débandade.  .M.  Vivant,  qui.  le  printemps 
liasse,  mendiait  des  adhésions,  invita  les  docteurs  à 
souscrire  la  formule  dressée  par  Noailles  et  conseillée 
par  Bossuet,  et  il  mit  tant  de  zèle  à  cette  nouvelle 
besogne  qu'on  l'appela  «  le  maître  à  dessigner  ».  Le 
P.  Noël  Alexandre,  dominicain,  un  des  plus  ardents 
signataires,  fut  l'un  des  premiers  à  désavouer  sa  signa 
ture  et  assura,  dans  une  longue  lettre  à  l'archevêque 
de  Paris,  le  8  janvier  1703,  que,  par  sa  soumission  de 
respect  et  de  silence,  il  avait  entendu  une  soumission 
de  son  propre  jugement  au  jugement  de  l'Église  ;  il 
déclara  reconnaître  (huis  l'Église  une  infaillibilité  de 
gouvernement  et  de  discipline  dans  la  décision  des 
laits  doctrinaux.  D'autres  docteurs  reconnurent  qu'on 
doit  à  l'Église  non  seulement  un  silence  respectueux, 
mais  encore  une  créance  intérieure  et  un  acquiescement 
d'esprit  et  de  cœur.  Vivant  plaida  si  bien  la  nouvelle 
cause  que  tous  les  docteurs  qui  se  trouvaient  à  Paris 
rétractèrent  leurs  signatures;  quelques-uns  présen- 
tèrent une  requête  au  cardinal  de  Noailles  le  10  fé- 
vrier 1703,  et  certains  accusèrent  le  cardinal  de  tra- 
hison, car  ils  étaient  convaincus  (pie  Noailles  avait 
connu  le  cas  de  conscience  et  avait  engagé  à  le  signer, 
pourvu  qu'on  ne  le  compromit  pas,  et  maintenant  il 
exigeait  un  désaveu!  L'Histoire  du  cas  de  conscience, 
écrite  en  1705,  à  un  moment  où  Noailles  combattait 
pour  le  jansénisme  et  où  le  calme  était  revenu,  renou- 
velait cette  accusation  de  trahison,  comme  aussi  les 
deux  grands  défenseurs  du  jansénisme  :  Soanen, 
évêque  de  Senez,  et  Colbert  de  Croissy,  évêque  de 
Montpellier.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  fait,  les  docteurs 
•rétractèrent  peu  à  peu  leurs  signatures,  il  n'y  en  eut 
que  deux  qui  refusèrent  :  Petitpied  et  Delan,  et  encore 
ce  dernier  se  soumit-il.  Petitpied,  l'auteur  de  la  déci- 
sion, persévéra  à  la  défendre,  fut  exilé  à  Beaune,  puis 
se  retira  en  Hollande,  auprès  de  Quesnel  (Le  Roy, 
La  France  et  Home  de  l~oo  à  17 1~>,  p.  98-1 16,  a  raconté 
les  divers  incidents  de  la  signature  du  cas  de  cous 
cience  et  des  rétractations  dans  un  sens  tout  jansé- 
niste). 

Le  cas  de  conscience  avait  été  dénoncé  à  Home  et 
il  fut  condamné  par  un  décret  du  12  février  1703;  ce 
décret  fut  adressé  au  roi,  avec  un  bref  du  13  février. 
Une  lettre  fut  expédiée  à  Noailles.  le  23  février  :  il  y 
est  dit  que  le  cas  de  conscience  <  est  tout  rempli  du 
poison  de  diverses  doctrines  dangereuses  parce  qu'on 
y  soutient  plusieurs  erreurs  déjà  condamnées...;  on 
y  professe  qu'on  aura  toujours  pour  les  constitutions 
îles  papes  un  véritable  respect  intérieur,  dans  le 
temps  même  qu'on  les  viole,  et  on  rompt  tous  les  jours 
le  silence,  sous  prétexte  de  le  garder  ».  On  s'étonne 

DICT.    DE   THÉOL.    CATHOL. 


que  des  docteurs  de  Sorbonne  l'aient  approuvé. 
Dans  sa  réponse  au  bref  que  le  pape  lui  avait  adressé, 
Noailles  constate  avec  joie  l'effet  particulier  de  la 
providence  toute  puissante  de  Dieu  «  qui  lui  a  fait 
remettre  le  décret  solennel  de  Rome  le  même  jour 
que  l'on  publiait  le  mandement  qu'il  avait  fait  quel- 
ques jours  auparavant  ».  Cette  lettre  est  du  Ci  mars, 
et  l'instruction  pastorale  de  Noailles,  portant  censure 
du  cas  de  conscience  est  du  22  février.  Dans  ce  man- 
dement, Noailles  condamnait  le  cas  de  conscience. 
mais  aussi  «  les  libelles  pleins  d'aigreur  et  d'amertume 
qui  ont  été  répandus  dans  le  monde  contre  ceux  qui 
ont  signé  le  cas.  On  n'y  voit  point  cette  haine  parfaite, 
qui  n'exclut  pas  la  charité,  qui  n'en  veut  qu'aux 
erreurs  et  point  aux  errants,  qui  ménage  les  personnes, 
sans  épargner  leur  mauvaise  doctrine.  Aussi  nous 
condamnons  encore  ces  libelles  comme  injurieux, 
scandaleux,  calomnieux  et  détruisant  entièrement  la 
charité  et  nous  en  défendons  expressémenl  la  lec- 
ture... »  Aussi  Albert  Le  Roy  a  pu  écrire  ;  «  L'arche- 
vêque infligeait  aux  jésuites  une  nouvelle  et  rude  volée 
de  bois  vert  »,  et,  selon  lui,  Bossuet  aurait  été  l'inspi- 
rateur de  cette  ingénieuse  diversion  dont  les  jésuites 
payaient  les  frais. 

Cependant,  les  jansénistes  furent  mécontents, 
comme  le  prouvent  les  Réflexions  sur  l'ordonnance  du 
cardinal,  publiées  par  l'Histoire  du  cas  de  conscience, 
t.  i,  p.  171-221.  On  y  lit,  en  effet,  que  la  vérité  y  est 
soutenue,  que  l'erreur  y  est  combattue,  (pie  la  mau- 
vaise doctrine  y  est  réfutée;  en  un  mot,  on  n'y  reprend 
qu'un  excès  de  zèle,  fort  excusable  en  ceux  qui  dé- 
fendent une  bonne  cause...  ;  cette  censure  lit  gémir 
tous  les  gens  de  bien,  el  elle  ne  lit  que  renouveler  la 
doctrine  de  M.  de  Perélixe.  si  nettement  réfutée  dans 
le  Traité  de  la  foi  chrétienne,  par  l'Apologie  de  Porl- 
Royal,  Ira  part.,  c,  m,  iv,  v,  et  par  Le  fantôme  du  jansé- 
nisme, c.  xiii  sq.,  car  on  n'est  pas  obligé  de  croire 
les  faits  décidés  par  l'Église  d'une  foi  divine  et  hu- 
maine ».  Cela  est  un  dogme  nouveau,  opposé  au 
sentiment  de  tous  les  théologiens  catholiques,  préju- 
diciable a  l'unité  de  l'Église,  scandaleux  a  l'égard  des 
hérétiques,  contraire  à  l'autorité  du  roi  et  au  bien 
de  l'Étal ,  cl  sujet  enfin  à  une  infinité  d'inconvénients», 

I.  i.  p.  195-196;  il  suffit  donc  d'avoir  une  soumission 
de  silence  et  de  respect  pour  les  faits  déci  les  par 
l'Église,  quoi  qu'en  dise  Noailles,  et  il  est  constant 
que  la  paix  de  l'Église  lut  faite  sur  ce  principe.  Ibid., 
p.  107,  221,  et  à  la  tin  du  volume,  p.  6-25  du  Recueil 
de  pièces  :  Considérations  sur  l'ordonnance.  L'arrêt  du 
Conseil  d'État  du  roi,  du  .">  mars  1703,  est  également 
discuté,  par  l'Histoire  du  cas  de  conscience,  l.  i,  p.  143- 
1  16  et  213-222;  mais  c'est  surtout  au  décret  de  Rome 
du   13  février  que  l'historien   s'attaque.    Ibid..   t.   i, 

II.  147-150  et  222-220  :  Ce  bref,  y  lit-on,  met  le  pape 
en  possession  d'une  puissance  (pie  nous  lui  avons  tou- 
jours disputée,  en  l'élevant  au-dessus  des  conciles,  en 
P établissant  l'évêque  universel  de  tous  les  diocèses  de 
France  et  de  toute  l'Église,  en  dépouillant  les  évêques 
de  l'autorité  (pie  Dieu  leur  a  donnée  et  en  les  réduisant 
au  joug  de  simples  fidèles,  ou  tout  au  plus  à  la  qualité 
de  vicaires  ilu  pape.  En  effet,  si  le  pape  a  le  pouvoir 
de  condamner  un  écrit  imprimé  à  300  lieues  de  Home, 
sans  en  être  requis  par  personne  et  sans  garder  aucun 
ordre  ni  aucune  forme  canonique  et  d'obliger,  sous 
peine  d'excommunication,  tous  les  chrétiens,  les 
évêques,  con.me  les  simples  fidèles,  de  croire  qu'il  est 
justement  condamné,  il  faut  qu'il  soif  au-dessus  de 
tous  les  conciles...  »  A  la  suite  on  trouve  un  Mémoire 
des  nullités  du  lire/  de  Clément  XI,  contre  la  décision 
d'un  cas  de  conscience,  faite  par  quarante  docteurs  de 
Sorbonne  (ibid.,  p.  235-250)  :  il  n'y  a  pas  moins  de 
dix  nullités. 

La  plupart  des  évêques  publièrent  dans  leur  diocèse 


T. 


XIII 


18. 


I  495 


QUESNEL.     INTERVENTION    DE    FÉNELON 


1496 


le  décrel  de  Rome,  sans  que  le  roi  en  eût  préalablement 
ordonné  la  publication  par  des  lettres  patentes  en- 
registrées au  Parlement.  Aussi,  pour  veiller  à  la  conser- 
vation des  libertés  de  l'Église  gallicane,  plusieurs  de 
ces  mandements  furent  dénoncés  :  le  parlement  de 
Paris  rendit  deux  arrêts,  le  9  niai  et  le  16  juin,  pour 
recevoir  le  procureur  général  du  roi  appelant  comme 
d'abus  des  mandements  des  évoques  de  Clermont  et 
de  Poitiers;  les  parlements  d'Aix  et  de  Bordeaux 
rendirent  des  arrêts  semblables  contre  les  mandements 
d'Apt  (25  mai)  et  de  Sarlat  (27  juin).  D'ailleurs,  beau- 
coup d'évêques  condamnèrent  directement  le  Cas  de 
conscience  :  l'évêque  d'Apt,  le  1  février  1703,  l'arche- 
vêque de  Paris,  le  22  février,  les  évêques  de  Coutances, 
le  26  mars;  de  Clermont,  le  15  avril;  de  Poitiers,  le 
18  avril;  les  grands  vicaires  d'Auch,  le  lM  mai;  l'é- 
vêque de  Sarlat,  le  0  mai;  de  Yence,  le  12  mai;  de 
Chartres,  le  3  août;  de  NoyOn,  le  30  septembre;  du 
Mans,  le  30  octobre;  de  Cambrai,  le  10  février  1704; 
d'Arles,  le  3  mars;  d'Angers,  le  7  mai;  de  La  Rochelle, 
le  25  juin  1704. 

La  faculté  de  théologie  de  Paris  ne  censura  le  Cas 
de  conscience  que  le  4  septembre  1704  et  elle  exclut  de 
son  sein  les  docteurs  qui  refusèrent  de  se  soumettre  : 
c'est  alors  que  Petitpied  fut  rayé  du  nombre  des 
docteurs.  Le  Cas  fut  aussi  dénoncé  dans  les  Pays-Pas. 
Van  Susteren,  vicaire  général  de  Malin.es,  le  dénonça 
à  la  faculté  de  Louvain  le  17  février  1703,  et  la  censure 
fut  prononcée  le  10  mars.  Le  P.  Quesnel  attaqua  la 
censure  et  publia  une  lettre  intitulée  Lettre  d'un  e'vêque 
à  un  évêque,  ou  consultation  sur  le  fameux  cas  de 
conscience.  Cette  lettre  citée  in  extenso  par  l'Histoire 
du  cas  de  conscience,  t.  n,  p.  25-150,  est  vraisembla- 
blement l'œuvre  de  Quesnel;  il  s'applique  à  montrer 
que  les  quarante  docteurs  ont  suivi  les  décisions  des 
plus  illustres  évêques,  confirmées  par  plusieurs  assem- 
blées du  clergé,  par  les  évêques  du  royaume  et  la 
doctrine  de  tous  les  théologiens  :  jamais  on  n'a  établi 
clairement  l'infaillibilité  du  Siège  apostolique;  aux 
décisions  qui  concernent  les  faits,  on  ne  doit  qu'une 
soumission  de  respect  et  de  silence.  C'est  à  cette  occa- 
sion que  le  P.  Quesnel  fut  emprisonné  par  l'arche- 
vêque de  Malines,  avec  Brigode  et  le  1'.  Gerberon. 

Un  grand  nombre  d'écrits  furent  publiés  pour  cl 
contre  le  cas  de  conscience  et  ['Histoire  du  cas  de 
conscience,  t.  iv,  p.  52-63,  cite  douze  de  ces  écrits, 
dont  plusieurs  dirigés  contre  Fénelon.  C'est  à  l'occasion 
du  cas  de  conscience  que  l'archevêque  de  Cambrai 
entra   pleinement  en  lutte  contre  le  jansénisme. 

X. Fénelon  et  le  jansénisme.  — -Dans  leurs  arrêts 
pour  condamner  la  publication  du  bref  de  Clément  XI 
avant  l'enregistrement  au  Parlement,  quelques  ma- 
gistrats avaient  prétendu  que  la  forme  et  les  clauses  du 
bref  pontifical  ne  permettaient  pas  l'autorisation 
royale.  Ce  fut  pour  Fénelon  l'occasion  de  rédiger  un 
Mémoire,  qui  fut  probablement  adressé  aux  ducs  de 
Beauvilliers  et  de  Chevreuse,  afin  de  réfuter  l'audace 
des  magistrats  et  de  noter  l'inanité  des  raisons  allé- 
guées pour  rejeter  la  bulle.  Fénelon  remarque,  non  sans 
malice,  que  les  magistrats  s'étaient  montrés  moins 
chatouilleux  lorsque,  quatre  ans  auparavant,  ils 
avaient  accepté  de  recevoir  le  bref  d'Innocent  XII 
condamnant  les  Maximes  des  saints  de  l'archevêque 
de  Cambrai,  dans  lequel  les  clauses  de  molti  proprio  et 
de  plenitudine  poteslatis  étaient  insérées  :  ils  avaient 
protesté  contre  les  deux  clauses,  mais  ils  avaient  reçu 
le  bref,  alors  que,  dans  le  présent  bref,  les  deux 
clauses  étaient  absentes. 

Jusque-là  Fénelon  n'étail  pas  intervenu  directement 
dans  la  question  du  cas  de  conscience;  peut-être 
hésitait  il  à  parler?  Le  2  1  mai  1703,  il  écrivait  à  l'abbé 
Langeron  :  «  Il  me  convient  moins  qu'à  un  autre  de 
parler.  On  m'accusera  de  vengeance  contre  les  jansé- 


nistes; ils  remettront  sur  la  scène  le  quiétisme.  Je 
soulèverai  tout  le  clergé  de  mon  diocèse  et  les  deux 
universités  voisines.  »  Correspond.,  t.  il,  p.  501.  Il 
ajoute  qu'il  n'agira  que  si  le  roi  ordonne  aux  évêques 
de  parler  et  il  n'agira  qu'après  les  autres  évêques;  en 
particulier,  il  serait  nécessaire  que  son  mandement  fût 
entièrement  d'accord  avec  celui  de  l'évêque  de 
Chartres.  Cependant,  des  historiens  ont  insinué  que  ce 
fut  Fénelon  qui  ranima  les  querelles  jansénistes,  après 
le  Problème  ecclésiastique  et  avant  le  «  cas  de  con- 
science ».  Condamné  à  Home  et  disgracié  à  Versailles, 
Fénelon  aurait  pensé  pouvoir  se  réhabiliter  auprès 
du  pape  et  auprès  du  roi  en  combattant  le  jansénisme; 
en  même  temps,  il  aurait  pris  sa  revanche  sur  Bossuet, 
cjui  l'avait  fait  condamner  à  Home,  et  sur  Noailles, 
qui  l'avait  trahi  à  Paris.  En  revanche,  Fénelon  a 
affirmé  n'avoir  jamais  agi  par  rancune  et  par  esprit  de 
vengeance.  «  Dieu  m'est  témoin,  écrira-t-il  le  12  mars 
1714  à  Le  Tellier,  qu'à  l'égard  de  M.  le  cardinal,  mon 
cœur  n'a  jamais  ressenti  la  moindre  altération.  J'ai  une 
horreur  infinie  de  tout  ressentiment...  »  Quoi  qu'il  en 
soit,  Fénelon  va  prendre  désormais  la  première  place 
parmi  les  adversaires  du  jansénisme,  auquel,  par 
tempérament,  il  a  toujours  été  fort  opposé.  On  sait 
qu'au  moment  où  il  fut  condamné  à  Rome  il  refusa 
de  s'allier  aux  jansénistes,  qui  lui  demandaient  de 
faire  cause  commune  avec  eux  contre  la  cour  de  Rome. 

La  plupart  des  évêques  de  France  avaient  déjà 
condamné  le  cas  de  conscience,  lorsque  Fénelon  publia, 
le  10  février  1704,  une  instruction  pastorale  qui  traite 
largement  la  question  du  jansénisme.  Il  note  que 
l'Église  n'a  point  condamné  les  intentions  de  Jansé- 
nius,  car  elle  ne  juge  pas  les  sentiments  intérieurs  des 
personnes;  le  secret  des  cœurs  est  réservé  à  Dieu. 
Quand  elle  parle  du  sens  d'un  auteur,  elle  n'entend 
parler  que  de  celui  qu'il  exprime  naturellement  par 
soti  texte.  Donc,  lorsque  l'Église  a  condamné  les  cinq 
propositions  de  Jansénius,  elle  n'a  point  prétendu  que 
ces  propositions  sont  les  expressions  mêmes  de  cet 
auteur,  mais  qu'elles  sont  l'abrégé  de  son  livre.  La 
distinction  du  fait  et  du  droit  et  le  silence  respectueux 
que  le  cas  de  conscience  a  voulu  justifier  rendent  pos- 
sible n'importe  quelle  hérésie.  Puis  Fénelon  veut  éta- 
blir l'infaillibilité  de  l'Église  quand  elle  prononce  sur 
l'orthodoxie  ou  l'hétérodoxie  d'un  auteur  :  les  pro- 
messes d'infaillibilité  faites  par  Jésus  à  son  Église,  la 
pratique  constante  de  l'Église,  qui  a  réglé  la  foi  des 
fidèles,  en  approuvant  certains  textes,  dont  elle  a  fait 
un  symbole,  et  en  condamnant  d'autres  textes  comme 
erronés;  enfin  les  propres  aveux  des  disciples  de  Jansé- 
nius, qui  reconnaissent  l'autorité  de  l'Église  quand 
elle  approuve  la  doctrine  de  saint  Augustin  et  qui  se 
contredisent  lorsqu'ils  refusent  de  reconnaître  cette 
même  autorité  condamnant  la  doctrine  de  Jansénius, 
tout  cela  prouve  l'infaillibilité  de  l'Église.  Ainsi,  dans 
cette  première  instruction,  Fénelon  s'appliqua  à  réa- 
liser les  principes  qu'il  avait  souvent  posés  :  il  faut 
expliquer.  «  L'autorité  des  brefs,  des  arrêts,  des  lettres 
de  cachet  ne  suppléera  jamais  à  une  bonne  instruction; 
la  négliger,  ce  n'est  pas  établir  l'autorité,  c'est  l'avilir 
et  la  rendre  odieuse,  c'est  donner  du  lustre  à  ceux 
qu'on   a  l'air  de  persécuter.» 

Cette  instruction,  Fénelon  l'envoya  à  Clément  XI, 
le  8  mars  (Correspond.,  t.  III,  p.  14-16)  avec  ces  mots  : 
«  Si  l'Église  peu!  se  tromper  dans  les  jugements  sur 
les  textes  dogmatiques,  c'est  la  porte  ouverte  à  toutes 
les  hérésies...;  tous  les  symboles,  tous  les  canons, 
pourront  être  tournés  en  dérision.  »  Le  P.  Lami,  les 
1!)  mai  et  2  juin  1704  (ibid.,  p.  17-18,  21-23),  félicita 
vivement  Fénelon  et  il  fait,  en  quelques  lignes,  un 
résumé  fort  clair  de  sa  thèse  :  l'Église  est  infaillible 
dans  les  décisions  relatives  à  la  conservation  du  dépôt 
de  la   foi:  or,  celte  conservai  ion  n'est  possible  que  si 


1497 


OUESNEL.    INTERVENTION    DE    FENELON 


1498 


l'Église  est  infaillible  dans  les  jugements  qu'elle  porte 
des  ouvrages  qui  regardent  la  foi.  La  clarté  de  l'expo- 
sition et  la  modération  dont  il  usait  à  l'égard  des 
personnes  dont  il  combattait  la  doctrine  valurent  à 
Fénelon  l'admiration  de  tous  :  du  même  coup,  il  re- 
conquit, en  partie,  l'autorité  que  la  condamnation  du 
livre  des  Maximes  des  saints  lui  avait  fait  perdre  dans 
l'Église  de  France.  Cette  instruction  du  10  février  1704 
plaça  Fénelon  au  premier  rang  des  évêques  dans  les 
démêlés  jansénistes,  d'autant  plus  que  Bossuet  allait 
mourir  quelques  jours  après,  le  12  avril.  L'archevêque 
de  Cambrai  fut  désormais  le  docteur  le  plus  consulté 
et  le  plus  écouté;  cela  explique  les  attaques  violentes 
dont  il  fut  l'objet  de  la  part  des  amis  du  jansénisme  : 
c'est  l'ennemi  le  plus  redoutable  et  le  plus  redouté. 
Pour  se  faire  une  idée  de  la  haine  suscitée  par  Fénelon 
chez  les  jansénistes,  il  suffit  de  lire  quelques  passages 
d'Albert  Le  Roy,  op.  cit.,  p.  320-331,  611-612. 

De  tous  les  mandements  qui  condamnèrent  le  cas 
de  conscience,  celui  de  Fénelon  est  incontestablement 
le  plus  éloquent  et  en  même  temps  le  plus  instructif; 
aussi  les  jansénistes  l'attaquèrent-ils  très  vivement  et 
mêlèrent  à  leurs  écrits  des  insinuations  perfides,  où 
l'on  mettait  en  doute  la  sincérité  de  sa  soumission  au 
jugement  qui  avait  condamné  les  Maximes  des  saints; 
à  quoi  Fénelon  se  contenta  de  répondre  :  «  Je  souhaite 
devant  Dieu  que  non  seulement  vous,  mais  encore 
tous  ceux  qui  m'écoutent  deveniez  aujourd'hui  tels 
que  je  suis.  » 

Pour  répondre  explicitement  aux  objections  qui  lui 
furent  faites,  Fénelon  publia  trois  nouvelles  instruc- 
tions. La  seconde  instruction,  datée  du  2  mars  1705 
(Œuvres,  t.  x,  p.  265-483),  se  propose  d'éclaircir  les 
difficultés  soulevées  par  divers  écrits  publiés  contre  la 
première  instruction  :  Sentiment  orthodoxe  des  savants 
cardinaux  Jean  de  Turrecremata.  Baronius,  Bellarmin 
et  autres  théologiens,  imprimé  dans  l'Histoire  du  cas  de 
conscience,  t.  v,  p.  120-134;  Éclaircissement  sur  l'or- 
donnance et  l'instruction  pastorale,  publié  dans  l'Histoire 
du  cas  de  conscience,  t.  v,  p.  56-114  ;  Défense  de  tous  les 
théologiens;  Trois  lettres  intitulées  Difficultés;  Quatre 
lettres  à  un  abbé  et  enfin  Histoire  du  cas  de  conscience 
où  on  a  mis  des  notes. 

Fénelon  s'élève  contre  les  fausses  interprétations 
qu'on  a  faites  de  ses  paroles,  en  particulier  au  sujet 
de  l'infaillibilité  de  l'Église  et  de  son  extension;  on 
lui  a  reproché  d'attribuer  à  l'Église  une  infaillibilité 
grammaticale  et  le  pouvoir  de  faire  d'un  texte  nouvel- 
lement condamné  un  nouvel  article  de  foi,  avec  la 
connaissance  surnaturelle  et  infuse  de  tous  les  textes; 
rien  de  plus  faux,  et  Fénelon  précise  sa  pensée  : 
«  L'Église  est  spécialement  assistée  du  Saint-Esprit 
et,  par  cette  assistance,  elle  est  infaillible  pour  garder 
le  dépôt;  mais  elle  n'est  point  inspirée  comme  les 
écrivains  sacrés,  car  elle  ne  reçoit  point,  comme  eux, 
une  révélation  immédiate...  L'infaillibilité  de  l'Église 
est  contenue  dans  la  révélation,  parce  qu'elle  est  pro- 
mise et  que  la  promesse  est  une  révélation  divine; 
mais  quant  au  jugement  de  l'Église,  qui  condamne  ou 
qui  approuve  un  livre  ou  une  proposition,  ce  n'est 
point  une  vérité  révélée  en  elle-même,  et  ce  jugement 
ne  tient  à  la  révélation  que  par  l'infaillibilité  promise 
à  l'Église.  »  Bref,  l'infaillibilité  promise  à  l'Église  et 
appuyée  sur  une  assistance  spéciale  du  Saint-Esprit 
peut  seule  assurer  les  fondements  de  la  foi  et  de  la 
révélation  et  en  même  temps  préserver  l'Église  de 
toute  erreur  dans  ses  jugements.  C'est  pourquoi  l'É- 
glise doit  être  infaillible  sur  les  faits  dogmatiques 
lorsqu'ils  sont  liés  nécessairement  à  la  doctrine. 

La  troisième  instruction  (Œuvres,  t.  xi,  p.  3-507), 
datée  du  21  mars  1705,  expose  les  témoignages  de  la 
tradition  en  faveur  de  l'infaillibilité  de  l'Église  touchant 
les   textes    dogmatiques;    enfin   la   quatrième   (ibid., 


t.  xii,  p.  3-237),  datée  du  20  avril  1705,  prouve  que 
c'est  l'Église  qui  exige  la  signature  du  formulaire  et 
que,  pour  exiger  cette  signature,  elle  se  fonde  sur 
l'infaillibilité  qui  lui  est  promise  pour  juger  des  textes 
dogmatiques;  dès  lors  refuser  de  signer  le  formulaire, 
c'est  désobéir  à  l'Église,  et  signer  le  formulaire,  c'est 
admettre  intérieurement  l'infaillibilité  de  l'Église; 
accorder  seulement  le  silence  respectueux,  c'est  outra- 
ger la  vérité  par  un  parjure  et  «  par  des  raffinements 
indignes  de  la  sincérité  chrétienne  ».  Ces  quatre  ins- 
tructions forment  de  véritables  traités  de  théologie, 
remplis  de  remarques  intéressantes  et  subtiles  sur  ces 
questions  particulièrement  délicates,  et  l'on  est  sur- 
pris de  lire  les  remarques  de  Le  Roy,  qui  écrit  :  «  Elles 
sont  si  effroyablement  longues  et  si  maussades  que 
l'archevêque  de  Cambrai  a  dû  prendre  son  temps  pour 
frapper  si  lourdement  des  ennemis  à  terre.  »  Les 
jansénistes  à  terre  en  1705!  Les  quatre  instructions 
furent  envoyées  à  Rome  au  cardinal  Gabrielli,  qui  les 
communiqua  au  pape,  et  celui-ci  souhaita  qu'elles 
fussent  traduites  en  latin.  Correspond.,  t.  m,  p.  80-82. 

Dans  une  lettre  du  17  décembre  1704  au  P.  Lami 
(ibid.,  p.  48-50),  Fénelon  avait  déjà  expliqué  sa  pen- 
sée. «  Personne,  dit-il,  ne  peut  s'imaginer  que  l'Église 
soit  infaillible  sur  le  sens  personnel  de  l'auteur,  car 
c'est  le  secret  de  sa  conscience,  dont  Dieu  seul  est  le 
scrutateur...  Ce  sens  personnel  n'est  que  le  secret  d'un 
cœur,  qui  n'est  pas  mis  à  la  portée  de  l'Église,  pour  en 
pouvoir  juger...  Pour  le  vrai  sens  du  texte,  c'est  celui 
qui  sort,  pour  ainsi  dire  des  paroles  prises  dans  leur 
valeur  naturelle  par  un  lecteur  sensé,  instruit  et  atten- 
tif, qui  les  examine  d'un  bout  à  l'autre,  dans  toutes 
leurs  parties...  Tout  cela  demeure  fixe  sous  les  yeux 
de  chaque  lecteur  dans  le  texte,  indépendamment  des 
pensées  que  l'auteur  a  eues...  Ainsi  le  sens  personnel 
n'est  que  dans  la  seule  tête  de  l'auteur,  et  tout  le  sens 
du  texte  ne  doit  être  cherché  que  dans  le  texte  même... 
L'Église  ne  prétend  point  être  infaillible  pour  deviner 
le  secret  des  consciences,  mais  elle  ne  peut  garder  avec 
sûreté  le  dépôt  sans  pouvoir  juger  avec  sûreté  des 
textes  qui  le  conservent  ou  qui  le  corrompent...  L'in- 
faillibilité sur  le  dogme  n'est  qu'un  fantôme  ridicule 
sans  l'infaillibilité  sur  la  parole,  nécessaire  pour  l'ex- 
pliquer et  pour  la  transmettre.  »  Fénelon  reprit  les 
mêmes  idées,  plus  tard,  dans  les  écrits  qu'il  publia 
pour  réfuter  les  thèses  de  l'abbé  Denys.  théologal  de 
Liège,  lequel  avait  prétendu  que,  par  la  signature  du 
formulaire,  on  ne  se  prononçait  point  sur  I'héréticité 
de  Jansénius,  mais  que  l'on  rejetait  seulement  les  cinq 
propositions  dans  le  mauvais  sens  que  le  Saint-Siège 
attribuait  au  livre  de  Jansénius  (Correspond.,  t.  m, 
p.  155-157)  :  c'était  le  moyen,  dit  Fénelon,  d'éluder 
toutes  les  constitutions  pontificales;  pour  justifier  la 
signature  du  formulaire,  il  faut  admettre  l'autorité 
infaillible  de  l'Église. 

Les  questions  abordées  par  Fénelon  étaient  fort 
délicates,  et  quelques  théologiens  trouvèrent  qu'il 
aurait  dû  présenter  ses  thèses  sur  l'infaillibilité  de 
l'Église  touchant  le  sens  des  textes  dogmatiques  seu- 
lement comme  une  opinion  libre.  De  ce  nombre  était 
M.  de  Bissy,  successeur  de  Bossuet  sur  le  siège  de 
Meaux  et  plus  tard  cardinal.  Il  admettait  les  thèses 
de  Fénelon,  mais  ne  croyait  pas  qu'on  pût  les  donner 
comme  la  doctrine  de  l'Église;  il  suffisait  d'admettre 
une  infaillibilité  morale.  Fénelon  lui  écrivit  deux 
lettres,  sous  le  titre  :  Réponse  de  M.  l'archevêque  de 
Cambrai  à  un  évèque  sur  plusieurs  difficultés  qu'il  lui 
a  proposées  au  sujet  de  son  instruction  pastorale. 
Œuvres,  t.  xn,  p.  241-376.  La  seconde  lettre  est  une 
Réponse  aux  difficultés  faites  à  la  première;  elles  pa- 
rurent en  1707.  Fénelon  y  déclare  qu'il  a  voulu  éta- 
blir l'obligation  où  sont  les  fidèles  de  condamner,  sans 
hésiter,  même  contre  leurs  propres  lumières  et  avec 


I  499 


QUESNEL.    LA    BULLE    VINEAM   DOMINI 


1500 


serment,  tous  les  livres  que  l'Église  condamne  comme 
hérétiques;  il  n'est  pas  nécessaire  d'indiquer,  dans  un 
mandement,  sur  quels  principes  cette  obligation  se 
fonde  et  surtout  il  ne  faut  pas  faire  appel  à  un  prin- 
cipe contesté,  même  par  des  docteurs  qui  ne  sont  pas 
jansénistes. 

Dans  sa  Lettre  ù  un  théologien  (Œuvres,  t.  xn, 
p.  377-410),  publiée  en  1706,  Fénelon  reprend  et 
complète  les  arguments  de  ses  instructions  pastorales  : 
l'Église  se  croit  infaillible  touchant  les  faits  et  les 
textes  dogmatiques,  puisqu'elle  exige  la  croyance  inté- 
rieure; il  n'y  a  pas  de  milieu  entre  le  silence  respec- 
tueux, que  l'Église  rejette,  et  la  doctrine  de  l'infailli- 
bilité qu'il  soutient,  car  la  croyance  certaine  et  irré- 
vocable qu'exige  l'Église  ne  saurait  être  fondée  sur  un 
motif  incertain,  ou  procurée  par  une  autorité  incer- 
taine. Seule  une  autorité  infaillible  peut  imposer  une 
croyance  certaine  et  irrévocable. 

Les  moindres  détails  de  ses  instructions  étaient  no- 
tés; ainsi,  dans  l'instruction  du  21  mars,  Fénelon  avait 
parlé  de  la  lettre  que  l'évêque  de  Saint-Pons,  Percin  de 
Montgaillard,  avait  écrite  en  1667  au  pape  Clément  IX 
avec  dix-huit  autres  prélats,  et  dont  les  jansénistes  se 
prévalaient  en  faveur  du  silence  respectueux.  L'é- 
vêque de  Saint-Pons  était  seul  survivant  et  il  crut 
devoir  prendre  la  défense  de  ses  confrères,  dont  il 
jugea  la  réputation  compromise  :  il  écrivit  à  Fénelon 
une  lettre,  datée  du  9  juin  1705,  pour  justifier  les  dix- 
neuf  évêques,  qui  écrivirent  à  Clément  IX  et  attaquer 
la  doctrine  exposée  par  Fénelon  touchant  les  textes 
dogmatiques.  Hist.  du  eus  de  conscience,  t.  v,  p.  13-38. 
L'archevêque  de  Cambrai  répondit  par  une  lettre  du 
10  décembre  (Œuvres,  t.  xn,  p.  413-472)  :  il  reprend 
ses  arguments  contre  le  silence  respectueux  et  alïirme 
que,  loin  de  flétrir  la  mémoire  des  dix-neuf  évêques,  il 
avait  voulu  empêcher  qu'on  n'abusât  de  leur  lettre 
contre  les  droits  de  l'Église.  L'évêque  de  Saint-Pons 
répliqua  par  une  nouvelle  lettre,  le  22  mai  1706 
(Hist.  du  cas  de  conscience,  t.  v,  p.  292-391),  et  cette 
fois  il  défendait  ouvertement  le  silence  respectueux  : 
«  L'Église,  dit-il,  n'a  jamais  cru  qu'elle  exerçait  une 
autorité  infaillible  pour  la  décision  des  faits...  L'É- 
glise n'a  jamais  cru  que  ses  jugements  fussent  infail- 
libles sur  la  condamnation  des  livres,  qui  souvent  ont 
été  anathématisés  dans  un  siècle  où  ils  faisaient  du 
bruit  et  justifiés  dans  d'autres  où  ils  étaient  étouffés... 
Le  silence  respectueux  en  soi  est  suffisant,  mais  on  a 
attaché  un  sens  défavorable  à  ces  deux  mots,  en  sorte 
qu'on  regarde  ce  silence  comme  une  marque  de  révolte, 
d'indépendance  et  de  malignité.  Ceux  qui  ne  sont  pas 
persuadés  du  fait  de  Jansénius  cachent,  sous  le  silence 
respectueux,  non  seulement  des  pensées  contraires  à 
la  décision  de  l'Église,  mais  encore  une  volonté  for- 
melle de  s'élever,  d'écrire  et  de  parler  contre  toutes  les 
bulles  et  toutes  les  constitutions  sur  cette  matière... 
Aussi  le  Saint-Siège  a  cru  devoir  déclarer,  par  la  nou- 
velle bulle,  l'insuffisance  du  silence  respectueux  et 
exiger  une  soumission  de  croyance  sur  le  fait  de 
Jansénius.  »  Cette  lettre  fut  fort  lue,  vraisembla- 
blement sans  l'aveu  de  l'évêque,  sous  le  titre  de 
Nouvelle  lettre  de  Mgr  l'évêque  de  Suint-Pons,  qui 
réfute  celle  de  Mgr  l'archevêque  de  Cambrai,  louchant 
l'infaillibilité  du  pape. 

Fénelon  répondit  (Œuvres,  t.  xn,  p.  473-588)  pour 
se  plaindre  de  la  violence  et  de  l'injustice  des  attaques 
de  l'évêque  de  Saint-Pons  et  lui  rappeler  par  des  docu- 
ments publics  et,  en  particulier,  par  le  témoignage  du 
cardinal  d'Estrées,  qui  fut  un  des  négociateurs,  que 
Clément  IX  exigea  le  renouvellement  des  souscrip- 
tions du  formulaire,  sans  exceptions  ni  restrictions.  Le 
Saint-Siège  ne  se  contenta  donc  pas  du  silence  respec- 
tueux et  exigea  des  vingt-trois  évêques  une  croyance 
certaine  par  une  souscription  pure  et  simple.  Fénelon 


affirme  encore  l'infaillibilité  de  l'Église  sur  les  textes 
dogmatiques  et  il  fait  remarquer  qu'il  a  parlé  de 
l'infaillibilité  de  l'Église  et  non  point  de  Y  infaillibilité 
personnelle  du  pape.  C'est  ce  passage  qui,  au  dire  du 
P.  Daubenton  (lettre  au  P.  Vitry  du  24  mars  1709), 
fut  cause  que  cette  lettre  de  Fénelon,  traduite  en  latin, 
ne  fut  pas  goûtée  des  théologiens  romains.  Fénelon 
avait  dit  (p.  588)  :  «  Je  ne  parle  jamais  du  chef  que 
comme  joint  avec  les  membres,  ni  des  cinq  constitu- 
tions du  Saint-Siège  que  comme  reçues  dans  toutes 
les  Églises  de  sa  communion.  »  Or  Daubenton  avait 
écrit  :  «  On  veut  l'infaillibilité  du  pape  dans  les  déci- 
sions des  faits  dogmatiques  et  on  prétend  que  la 
décision  seule  du  pape,  sans  le  consentement  formel 
ou  tacite  de  l'Église,  suffit  pour  la  condamnation  des 
hérésies  et,  en  particulier,  des  jansénistes,  ce  qui  fait 
que  la  fin  de  la  seconde  lettre  a  fort  déplu...  Le  fan- 
tôme qui  fait  peur  à  cette  cour  est  l'acceptation  des 
Églises  que  l'on  dit  être  requise  pour  rendre  infail- 
libles les  constitutions  apostoliques.  »  Aussi  Fénelon 
écrivit-il  à  Clément  XI  pour  se  justifier  du  reproche 
de  n'avoir  pas  parlé  de  l'infaillibilité  du  pape  (Corres- 
pond., t.  m,  p.  135-136),  et  le  P.  Daubenton  écrivit  à 
Fénelon  le  13  juillet  1707  (ibid.,  p.  140-143)  pour 
indiquer  à  Fénelon  l'état  des  esprits  sur  ce  point  à 
Rome.  Il  faut  ajouter,  d'ailleurs,  qu'un  décret  du 
17  juillet  1709  condamna  le  mandement  de  l'évêque 
de  Saint-Pons  et  ses  deux  lettres  à  l'archevêque  de 
Cambrai.  Ci-dessous,  col.    1508. 

XI.  La  bulle  «  Vineam  Domini  ».  —  1°  La  prépa- 
ration de  la  bulle.  —  Le  bref  du  12  février  1703,  qui 
avait  condamné  le  cas  de  conscience,  ne  portait  qu'une 
désapprobation  générale  et  n'atteignait  pas  direc- 
tement le  silence  respectueux,  en  sorte  que  beaucoup 
étaient  encore  convaincus  qu'il  leur  suffisait  de  ne  pas 
contredire  ouvertement  les  décisions  de  l'Église,  et 
ils  continuaient  à  écrire  contre  elles.  D'autre  part,  ce 
même  bref  n'était  pas  revêtu  des  formalités  néces- 
saires pour  être  reçu  et  publié  en  France;  des  parle- 
ments s'étaient  élevés  contre  les  évêques  qui  avaient 
osé  le  publier  dans  leur  diocèse,  et  même  certains 
magistrats  avaient  soutenu  que  ce  bref  était  tel  qu'il 
ne  pouvait  être  revêtu  de  l'autorisation  royale.  Aussi, 
écrit  l'Histoire  du  cas  de  conscience,  t.  vi,  p.  244, 
était-il  nécessaire  de  «  solliciter  une  nouvelle  constitu- 
tion qui  fût  revêtue  de  toutes  les  formes  d'une  décision 
solennelle,  qui  put  être  acceptée  et  publiée  dans  tout 
le  royaume  et  qui  autorisât  enfin  la  condamnation 
que  plusieurs  évêques  avaient  déjà  faite  des  principes 
établis  dans  le  cas  de  conscience,  touchant  la  soumis- 
sion due  aux  faits  décidés  par  l'Église  ». 

Les  adversaires  des  jansénistes  voulaient  faire 
décider  explicitement  les  deux  propositions  suivantes  : 
1.  Il  est  nécessaire  de  condamner  intérieurement 
comme  hérétique  le  livre  de  Jansénius  dans  le  sens 
des  cinq  propositions,  et  le  silence  respectueux  ne 
suffit  point;  2.  On  ne  peut  souscrire  le  formulaire 
d'Alexandre  VII,  si  l'on  ne  juge  pas  intérieurement 
que  le  livre  de  Jansénius  contient  une  doctrine  héré- 
tique. Certains  auraient  même  voulu  faire  proclamer 
l'infaillibilité  de  l'Église  dans  les  faits  doctrinaux  et 
l'inséparabilité  du  fait  et  du  droit,  car  cette  infailli- 
bilité était  le  fondement  de  toutes  leurs  thèses. 

Ce  fut  l'évêque  d'Apt,  Foresta  de  Colong  ie,  qui 
déclencha  l'affaire.  Le  mandement,  qu'il  avait  publié, 
le  1  février  1703,  contre  le  cas  de  conscience,  fut  sup- 
primé par  le  parlement  de  Provence  le  25  mai.  L'é- 
vêque publia  une  seconde  censure,  le  19  juin,  et  déclara 
la  doctrine  du  cas  de  conscience  «  fausse,  téméraire, 
scandaleuse,  injurieuse  au  souverain  pontife,  à  toute 
l'Église  et,  en  particulier,  au  clergé  de  France,  schis- 
matique  et  favorable  aux  erreurs  calviniennes;  il  dé- 
fend aux  confesseurs  d'absoudre  ceux  qui  se  conten- 


15  01 


QUESNEL.    LA    BULLE    VINEAM  DOM1NI 


1502 


tent  du  silence  respectueux  ».  Enfin,  une  ordonnance 
du  15  octobre  1703  interdit  la  lecture  des  Ré  flexions 
morales  de  Quesnel,  au  moment  même  où  celui-ci 
venait  de  s'échapper  des  prisons  de  Malines;  aussi 
Quesnel  répliqua  par  un  Mémoire  louchant  l'ordon- 
nance publiée  sous  le  nom  de  M.  l'évêque  d'Api."  On 
admire,  dit-il,  comme  chose  jusqu'à  présent  inouïe 
qu'un  simple  évêque  français  censure  et  condamne,  à 
la  vue  de  toute  la  France,  de  toute  l'Église,  un  ouvrage 
adopté  par  un  cardinal,  archevêque  de  la  capitale  du 
royaume,  ouvrage  approuvé  d'un  autre  côté  par  deux 
des  évèques  de  Chàlons,  par  plusieurs  docteurs  de 
Sorbonne,  approuvé  par  un  grand  nombre  d'autres 
évêques,  de  docteurs  et  de  personnes  de  toutes  con- 
ditions, qui  l'ont  entre  les  mains  depuis  vingt  et 
trente  ans,  sans  y  avoir  rien  trouvé  que  d'édifiant  ». 
Les  amis  de  Quesnel  disent  que  l'évêque  d'Apt,  inter- 
dit par  cette  réplique  inattendue,  n'osa  rien  répondre 
et  que,  l'année  suivante,  il  aurait  avoué  à  l'évêque 
de  Marseille  que  son  mandement  était  l'œuvre  des 
jésuites.  En  même  temps,  d'ailleurs,  les  jésuites  pu- 
bliaient directement  Le  P.  Quesnel  séditieux  et  Le 
P.  Quesnel  hérélique. 

Quelques  autres  mandements  rangeaient  le  livre 
des  Rép exions  morales  parmi  les  livres  suspects.  Four 
satisfaire  les  exigences  des  parlements  et  détruire  le 
jansénisme,  qui  devenait  encombrant,  Louis  XIV 
fit  alors  des  démarches  à  Rome  pour  obtenir  une 
nouvelle  bulle,  plus  explicite  contre  le  jansénisme  et 
rédigée  sous  une  forme  telle  qu'il  fût  possible  de 
l'enregistrer  au  Parlement.  La  correspondance  avec 
Rome  à  partir  de  mai  1703  (Affaires  étrangères, 
Rome,  Correspondance,  t.  cdxxxiii)  contient  de  très 
nombreuses  dépêches  où  la  cour  de  France  demande 
à  l'ambassadeur,  le  cardinal  de  Janson,  d'expliquer  et 
d'excuser  la  conduite  des  parlements,  qui,  au  nom  des 
maximes  du  royaume,  avaient  condamné  quelques 
mandements,  en  particulier,  celui  de  l'évêque  d'Apt 
(dép.  du  7  mai  1703);  mais  le  roi  ajoute  :  «  Lorsque  le 
pape  voudra  agir  de  concert  avec  moi,  dans  les  matières 
où  la  pureté  de  la  foi  sera  intéressée,  on  prendra  les 
précautions  nécessaires.  »  Janson  répondit  que  le  pape 
avait  accueilli  favorablement  cette  proposition,  et  le 
roi,  le  18  juin,  écrivait  :  «  J'ai  été  bien  aise  de  voir, 
par  votre  lettre,  que  Sa  Sainteté  paraissait  disposée 
à  renouveler  les  bulles  de  ses  prédécesseurs  contre  le 
jansénisme.  Je  suis  persuadé  qu'une  nouvelle  consti- 
tution sur  ce  sujet  serait  utile  à  l'Église,  dans  la 
conjoncture  présente,  pourvu  qu'elle  se  fasse  de  con- 
cert avec  moi  et  qu'il  n'y  ait  aucun  terme  qui  puisse 
en  empêcher  la  publication  dans  mon  royaume.  »  Kn 
fait,  Louis  XIV  veut,  à  cette  époque  surtout,  se 
débarrasser  du  jansénisme  et  arriver  à  l'unité  reli- 
gieuse, avec  le  concours  de  Rome,  mais  en  sauve- 
gardant toujours  les  maximes  du  royaume.  Pour  être 
assuré  que  la  bulle  souhaitée  ne  renfermerait  rien  qui 
empêche  de  la  publier,  rien  qui  déclenche  l'opposition 
du  Parlement,  Louis  XIV  envoie  une  annexe  à  sa 
dépêche  du  29  août.  Aff .  étr.,  Rome,  Correspond., 
t.  cdxxxiv,  et  Arch.  du  Vatican,  Xunziatura,  D.  2266, 
où  il  y  a  un  Mémoire  qui  est  comme  le  modèle  de  la 
bulle  à  faire. 

A  Versailles,  on  est  impatient  de  recevoir  la  bulle, 
dont  on  veut  lire  le  texte  avant  qu'elle  soit  publiée 
dans  sa  forme  définitive;  à  Rome,  on  ne  se  hâte  point. 
Les  jansénistes  prétendent  que  Clément  XI  trouve 
une  très  vive  opposition  chez  quelques  cardinaux  de 
son  entourage,  leurs  amis  ou  opposés  à  la  prépotence 
des  jésuites.  D'autre  part,  Clément  XI  répugne  à 
dresser  une  bulle  fabriquée  sur  commande  et  sur 
modèle,  puisqu'on  lui  dicte  ce  qu'il  doit  dire  et  ce 
qu'il  doit  taire  afin  de  ne  pas  mécontenter  les  magis- 
trats et  les  parlements.  Fénclon,  qui  connaissait  les 


habiletés  des  jansénistes  pour  éluder  même  les 
condamnations  les  plus  expresses,  craignait  que  le 
pape,  soit  pour  ménager  les  jansénistes,  soit  par  égard 
pour  certaines  opinions  théologiques  répandues  en 
France,  ne  s'expliquât  pas  assez  nettement  sur  la 
question  de  l'infaillibilité  de  l'Église  touchant  les  faits 
dogmatiques,  question  qu'il  jugeait  capitale  dans  les 
circonstances  présentes;  aussi  il  adressa  au  cardinal 
Gabrielli  un  Mémoire  latin,  daté  de  juillet  1704,  avec 
une  lettre  du  12  juillet  (Correspond.,  t.  m,  p.  30-32) 
et  une  autre  du  9  août  (ibid.,  p.  34-41)  :  pour  couper 
le  mal  jusqu'en  sa  racine  et  condamner  définitivement 
le  cas  de  conscience  et  les  faux-fuyants  du  jansénisme, 
il  faut  définir  l'infaillibilité  de  l'Éplise  dans  le  juge- 
ment qu'elle  porte  sur  les  textes  dogmatiques  et  exiger 
de  tous  les  fidèles  une  adhésion  intérieure  et  absolue 
à  cette  définition.  Il  montre  que,  dans  sa  Conférence 
avec  le  ministre  Claude,  Rossuet  avait  clairement 
supposé  cette  infaillibilité,  et  que,  d'autre  part,  la 
signature  du  Formulaire  et  le  serment  qui  l'accom- 
pagne ne  sont  parfaitement  légitimes  que  si  l'Église 
est  infaillible,  -car  on  ne  peut  exiger  un  serment  qu'en 
vertu  de  l'infaillibilité  enfermée  dans  les  promesses 
divines  et  souscrire  un  formulaire  avec  serment  si 
l'Église,  qui  l'impose,  n'a  pas  la  promesse  divine  de 
l'assistance  du  Saint-Esprit,  par  conséquent  si  l'É- 
glise n'est  pas  infaillible  ».  Memoriale  de  apostolico  de- 
creto  contra  Casum  conscienliiv  mox  edendo,  dans 
Œuvres,  t.  xm,  p.  61-88,  et  Lettre  au  cardinal  Gabrielli, 
du    12  juil.   1704. 

Cependant,  Louis  XIV  s'irrite  des  délais  qu'on  lui 
impose  et  va  jusqu'à  les  expliquer  par  le  désir  qu'au- 
rait Rome  de  se  faire  payer  à  l'avance  :  «  On  est  plus 
appliqué  à  Rome  à  usurper  de  nouveaux  avantages 
et  à  soutenir  ses  prétentions  qu'à  travailler  au  bien 
et  aux  intérêts  solides  de  la  religion.  »  Aff,  étr.,  Rome, 
Correspond.,  t.  cdxxxiii,  dép.  du  18  juin  1703.  Le  roi 
est  poussé,  dit-on,  par  son  confesseur,  le  P.  de  La 
Chaise  et  par  Mme  de  Mainteiion,  alors  toute-puis- 
sante. «  Elle  se  croyait,  dit  Saint-Simon,  l'abbesse 
universelle;  elle  se  figurait  être  une  mère  de  l'Église.  » 
Mme  de  Mainteiion  voyait  tous  les  jours  l'évêque  de 
Chartres,  qui,  on  le  sait,  avait  publié  un  long  mande- 
ment contre  le  cas  de  conscience.  Mais  un  désaccord 
fondamental  séparait  les  deux  cours  :  Clément  XI 
voulait  publier  la  bulle  au  moment  choisi  par  lui  et 
sans  l'avoir  préalablement  communiquée  au  roi,  car 
il  tenait  à  sauvegarder  l'indépendance  de  son  autorité 
spirituelle.  Aff.  étr.,  Rome,  Correspond.,  t.  CDXLIII, 
dép.  de  Janson  au  roi,  19  août  1704.  De  son  côté, 
Louis  XIV  voulait  que  la  bulle  fût  examinée  à  Paris 
avant  d'être  publiée  et  il  promettait  une  discrétion 
absolue  :  «  Mon  intention  a  toujours  été,  lorsque  j'au- 
rai reçu  le  projet  de  faire  examiner  seulement  et  en 
secret  si  les  termes  conviennent  aux  usages  et  aux 
maximes  de  mon  royaume,  sans  examiner  le  fond.  » 
Ibid..  dé]),  du  roi  à  Janson,  8  sept.  1704.  Toute  l'an- 
née 1704  est  remplie  par  les  pourparlers  relatifs  à  cette 
affaire.  Le  roi  d'Espagne,  lui  aussi,  écrit  au  pape,  le 
17  septembre  1704,  pour  lui  demander  de  condamner, 
d'une  manière  explicite,  la  doctrine  de  Jansénius, 
répandue  dans  les  Pays-Ras.  Hisl.  du  cas  de  conscience, 
t.  vi,  p.  247-240. 

Impatienté,  le  roi  déclare,  le  27  janvier  1705,  que  la 
bulle  doit  être  rédigée  et  expédiée  au  plus  tôt,  en  spé- 
cifiant qu'elle  a  été  donnée  à  la  demande  de  Sa  Ma- 
jesté, car,  sans  cette  déclaration,  elle  ne  saurait  être 
reçue  en  France;  à  cet  ordre,  le  roi  ajoute  une  sorte  de 
chantage,  car  il  avertit  le  pape  que,  s'il  ne  se  décide 
pas  à  publier  la  bulle  avant  le  printemps,  l'assemblée 
du  clergé  de  France  pourrait  bien  prendre  l'affaire  en 
main  et  se  substituer  au  pape.  Ibid.,  t.  cdli,  le  roi  à 
Janson,  27  janv.  1705.  Cette  menace,  au  dire  de  Janson 


1503 


QUESNEL.    LA    BULLE    V1NEAM  DOMINI 


1504 


(dép.  du  3  mars),  amena  le  pape  à  réunir  sept  commis- 
saires chargés  de  préparer  la  bulle.  Mais  la  chose  n'est 
pas  exacte,  car  les  commissaires  s'étaient  déjà  assem- 
blés chez  le  cardinal  Ferrari  le  25  janvier;  il  y  eut 
deux  congrégations  les  4  et  28  février  1705.  Hisl.  du 
ras  de  conscience,  t.  vi,  p.  251-254. 

A  la  même  époque,  un  Mémorial  était  présenté  aux 
cardinaux  du  Saint-Office,  au  nom  de  M.  Hennebel  et 
de  quelques  autres  théologiens  de  l'université  de  Lou- 
vaiii.  contre  le  décret  de  l'archevêque  de  Malines, 
louchant  la  signature  et  l'interprétation  du  Formu- 
laire, dans  lequel  ce  prélat  approuvait  et  adoptait 
une  ordonnance  de  l'évêque  de  Chartres,  diamétra- 
lement opposée  aux  brefs  d'Innocent  XII.  Hisl.  du 
ras  de  conscience,  t.  vu,  p.  254-258.  Il  s'agissait  de 
deux  propositions  relatives  au  silence  respectueux, 
dont  on  demandait  la  condamnation  parce  qu'elles 
supposaient  que  l'Église  juge  des  choses  cachées,  dont 
le  jugement  est  réservé  à  Dieu  (ibid.,  p.  258-283)  : 
ainsi,  on  reviendrait  à  la  doctrine  qui  fut,  en  1608,  le 
fondement  de  la  paix  de  Clément  IX.  Cet  le  demande 
des  théologiens  de  Louvain  expliquait  et  appuyait 
celle  de  Louis  XIV  et,  en  même  temps,  elle  manifestait 
les  manœuvres  et  les  intrigues  des  jansénistes,  car  les 
docteurs  de  Louvain  certifièrent  qu'ils  ignoraient  le 
Mémorial  présenté  à  Rome  par  Hennebel  et  qu'ils 
n'avaient  chargé  aucun  agent  de  les  représenter  à 
Rome.  Ibid.,  p.  284. 

Le  projet  de  bulle  fut  dressé  à  Rome  et  envoyé  à 
Paris  le  31  mars  1705;  à  Versailles,  la  satisfaction 
semble  avoir  été  générale;  il  fut  proposé  à  Noailles, 
qui  le  regarda  comme  l'acceptation  par  le  pape  des 
libertés  de  l'Église  gallicane,  au  procureur  général 
d'Aguesseau  et  au  premier  président  de  Ilarlay,  qui 
y  trouvèrent  la  reconnaissance  des  droits  du  Parle- 
ment pour  l'enregistrement  et  le  contrôle  des  brefs 
venus  de  Rome;  enfin  l'entourage  du  roi  y  vit  le 
triomphe  du  monarque  et  la  subordination  de  la  cour 
de  Rome.  On  jugea  la  bulle  acceptable  dans  le  fond 
et  dans  la  forme  :  elle  condamnait  le  jansénisme  et 
rejetait  le  principe  sur  lequel  il  s'appuyait  depuis 
longtemps  puisqu'elle  déclarait  nettement  que  le 
silence  respectueux  ne  suffisait  point;  il  fallait  donner 
aux  faits  décidés  par  l'Église  une  créance  intérieure. 
Beaucoup  de  jansénistes  regardaient  le  silence  respec- 
tueux comme  une  misérable  équivoque  :  si  une  doc- 
trine est  fausse,  il  faut  la  condamner;  si  elle  est  vraie, 
il  faut  l'accepter.  L'erreur  n'a  pas  droit  au  silence,  et 
la  vérité  demande  une  adhésion  entière  :  telle  est  la 
thèse  de  Pascal,  qui  disait  :  «  Il  faut  crier  d'autant 
plus  fort  qu'on  est  censuré  plus  injustement  ;  jamais 
les  saints  ne  se  sont  tus.  »  Or  ce  silence  prétendu 
respectueux  était  condamné.  Que  pouvait -on  désirer 
de  plus? 

Cependant,  quelques  parlementaires  auraient  voulu 
que  la  bulle  fît  mention  des  démarches  du  roi,  afin 
qu'elle  ne  parût  pas  venir  de  l'initiative  du  pape;  de 
plus,  le  projet  parlait  de  l'obéissance  duc  au  Saint- 
Siège;  on  aurait  souhaité  la  suppression  de  celle  pro- 
position. Mais  le  pape  ne  voulait  rien  modifier,  car, 
écrit  Janson  le  19  mai,  il  croyait  qu'on  voulait  l'obliger 
à  consentir  à  l'un  des  articles  de  l'assemblée  de  1682, 
qui  porte  que  les  bulles  et  les  constitutions  (les  papes. 
en  matière  de  foi,  n'ont  point  de  force  si  elles  ne  sont 
reçues  par  le  consentement  de  tous  les  évêques.  Et  le 
pape  ne  pouvait  tolérer  que  les  évêques  jugeassent 
avec  lui  et  après  lui.  .lanson  essaya  d'arracher  quel- 
ques concessions  :  lui-même  raconte,  dans  sa  dépêche 
du  30  juin,  comment  il  avait  engagé  le  pape  à  prier, 
le  jour  OÙ  il  célébrerai!  la  messe  sur  l'autel  de  Saint- 
Pierre,  le  2!)  juin,  ce  sainl  de  lui  donner  les  lumières 
nécessaires  pour  connaître  en  quoi  consistait  son  auto- 
rité et  pour  dresser  sa  constitution  en  des  I  ennes  qui 


ne  blesseraient  ni  son  autorité  légitime  ni  les  principes 
de  l'Église  gallicane,  afin  de  pouvoir  éteindre  les  restes 
du  jansénisme.  Clément  XI  fit  plus  :  une  lettre  du 
11  juillet  ordonna  des  prières  publiques  dans  toutes 
les  églises  de  Rome,  «  pour  obtenir  de  Dieu  l'assis- 
tance de  ses  lumières  dans  une  délibération  très  grave 
et  très  importante  ».  Le  jeudi  16  juillet  1  705,  la  bulle  fut 
lue  au  consistoire  et  elle  fut  affichée  le  lendemain, 
avec  les  formalités  ordinaires.  C'était  la  bulle  Vineam 
Domini  Sabaoth.  Les  jansénistes  ont  dit  qu'elle  avait 
été  dressée  par  le  cardinal  Fabroni  et  les  jésuites,  ses 
bons  amis.  C'est  dire  à  l'avance  qu'ils  ne  l'accepteront 
pas. 

2°  La  bulle.  —  Le  pape  se  plaignait  de  ce  qu'on  abu- 
sai principalement  du  bref  de  Clément  IX  aux  quatre 
évêques  et  des  deux  brefs  d'Innocent  XII  aux  évêques 
des  Pays-Bas.  Clément  IX  avait  exigé  des  quatre  évê- 
ques «  une  véritable  et  absolue  obéissance  »,  et  Inno- 
cent XII  n'avait  nullement  modifié  les  déclarations 
précédentes.  Ce  dernier,  «  en  déclarant,  avec  sagesse 
et  précaution,  que  les  propositions  extraites  du  livre 
de  Jansénius  ont  été  condamnées  dans  le  sens  évident 
que  les  termes  dont  elles  sont  composées  présentent 
d'abord  et  expriment  naturellement,  a  voulu  parler 
du  sens  propre  et  naturel  qu'elles  forment  dans  le 
livre  de  Jansénius  ou  que  Jansénius  a  eu  en  vue...; 
il  n'a  rien  voulu  adoucir,  restreindre  ou  changer  dans 
les  constitutions  d'Innocent  X  et  d'Alexandre  VII  ». 
Puis  Clément  XI  condamnait  le  silence  respectueux  : 
«  Sous  le  voile  de  cette  trompeuse  doctrine,  dit-il,  on 
ne  quitte  point  l'erreur,  on  ne  sait  que  la  cacher;  on 
couvre  la  plaie,  au  lieu  de  la  guérir;  on  n'obéit  point 
à  l'Église,  mais  on  s'en  joue.  Rien  plus,  quelques-uns 
n'ont  pas  craint  d'assurer  que  l'on  peut  licitement 
souscrire  le  formulaire,  quoiqu'on  ne  juge  pas  inté- 
rieurement que  le  livre  de  Jansénius  contienne  une 
doctrine  hérétique,  comme  s'il  était  permis  de  trom- 
per l'Église  par  un  serment  et  de  dire  ce  qu'elle  dit 
sans  penser  ce  qu'elle  pense.  » 

La  décision  portée  par  Clément  XI  était  aussi  pré- 
cise qu'on  pouvait  le  souhaiter;  aussi  la  bulle  Vineam 
Domini  peut  être  regardée  comme  un  des  monuments 
les  plus  importants  de  l'enseignement  de  l'Église; 
mais  les  jansénistes  vont  continuer  à  multiplier  les 
subtilités  et,  encore  une  fois,  ils  arriveront  à  affirmer 
que  cette  bulle  ne  décide  rien  contre  eux. 

3°  L'acceptation  de  la  bulle  par  l'Église  gallicane.  — 
Elle  arriva  à  Versailles  le  27  juillet  et  elle  fut  d'abord 
accueillie  avec  enthousiasme.  Le  cardinal  la  trouve 
«  très  belle  et  très  bonne...;  il  n'y  a  pas,  ce  me  semble, 
de  difficultés  à  la  recevoir.  Je  crois,  au  contraire, 
qu'il  le  faut  faire  le  plus  tôt,  et  avec  tout  l'honneur 
qui  sera  possible.  »  Afj.  rtr.,  Rome,  Correspond., 
t.  cdliii,  Noailles  à  Torcy,  le  17  juillet.  Par  une  lettre 
du  2  août,  le  roi  communiqua  la  bulle  à  l'assemblée  du 
clergé,  afin,  dit-il,  «  que  vous  puissiez  la  recevoir  avec 
le  respect  qui  est  dû  à  notre  Saint-Père  le  pape  et  le 
zèle  que  vous  apportez  dans  tout  ce  qui  regarde  le 
bien  et  l'avantage  de  l'Église  »;  il  demande  aux 
membres  de  l'assemblée  de  délibérer  sur  l'acceptation 
de  celle  bulle  cl  sur  «  la  voie  qu'ils  estimeront  la 
plus  convenable  pour  la  faire  recevoir  d'une  manière 
uniforme  dans  tous  les  diocèses  ».  Procès-verbaux 
de  1705,  p.  158-150  (la  bulle  se  trouve  à  la  suite, 
p.  159-170)  et  Collections  des  procès-verbaux  du  clergé, 
t.  vi.  col.  839-840, 

Le  3  août,  l'assemblée  du  clergé,  réunie  sous  la 
présidence  du  cardinal  (le  Noailles,  cul  communication 
Officielle  de  la  bulle.  Les  membres  de  celte  assemblée, 
sauf  Noailles,  toujours  prêt  à  «  pilaliscr  »,  cl  peut-être 
Colbert,  archevêque  de  Rouen,  n'étaient  pas  jansé- 
nistes: mais  ils  étaient  gallicans.  La  lecture  de  la  bulle 
provoqua  des  déceptions.  L'assemblée,  écrit  Lafltau 


1505 


QUESNEL.    LA    BULLE    V1NEAM  DOMIN1 


1506 


dans  son  Histoire  de  la  Constitution,  accueillit  la  bulle 
avec  respect;  mais  un  peu  plus  bas,  il  dit  plus  juste- 
ment que  quelques  évèques  trouvèrent  que  le  pape 
avait  lésé  leurs  droits  de  juger.  La  soumission  inté- 
rieure exigée  par  les  décrets  de  Rome  et  les  ternies 
employés  par  le  pape  qui  semblait  juger  par  lui-même, 
motu  proprio,  offusquaient  quelques  membres  de 
l'assemblée  :  l'Église  gallicane  prétendait  juger  avec 
le  pape  et  même  après  lui  et  ils  n'accordaient  aucune 
valeur  aux  bulles  et  aux  brefs  de  Rome  avant  qu'ils 
les  eussent  examinés  et  discutés.  Noailles  lui-même 
laissait  soupçonner  sur  quels  points  allait  porter  les 
difficultés.  «  Il  s'agit,  dit-il,  de  la  doctrine  et  du  dépôt 
de  la  foi,  qui  est  le  bien  le  plus  précieux  dont  les 
évêques  sont  chargés.  »  Il  va  être  question  des  libertés 
de  l'Église  gallicane  et  du  droit  des  évêques  à  examiner 
la  bulle  pontificale,  l'ne  commission  fut  désignée  : 
elle  eut  comme  président  l'archevêque  de  Rouen  et 
comme  membres  six  évêques  :  ceux  de  Coutances, 
d'Amiens,  d'Angers,  de  Senlis,  de  Blois  et  de  Fréjus, 
avec  sept  abbés.  Elle  siégea  du  10  au  20  août. 

On  n'a  pas  conservé  les  discours  prononcés  par  les 
membres  de  la  commission;  mais,  au  dire  des  histo- 
riens jansénistes,  il  y  eut  de  très  vives  discussions,  sur- 
tout à  propos  du  discours  de  Noailles,  président  de 
l'assemblée,  avant  la  nomination  de  la  commission. 
En  présentant  la  bulle,  Noailles  avait  fait  un  long 
discours  pour  prouver  «  l'obligation  de  se  soumettre 
de  cœur  et  d'esprit  aux  décisions  de  l'Église  dans  les 
faits;  mais  il  rejettait  comme  inconnu  à  la  tradition 
le  système  que  Mgr  l'archevêque  de  Cambrai  venait 
de  donner  au  public  dans  quatre  instructions  qu'il 
avait  publiées  dans  son  diocèse  et  qui  se  vendaient 
publiquement  à  Paris  ».  Le  chancelier  d'Aguesseau 
(t.  xm,  p.  233)  parle  de  ce  discours  de  Noailles  et  il 
dit  qu'on  lui  reprocha  «  d'avoir  parlé  trop  faiblement 
contre  les  jansénistes  et  trop  fortement  contre  l'arche- 
vêque de  Cambrai  et  quelques  autres  évêques  fauteurs 
de  la  doctrine  de  l'infaillibilité  de  l'Église  sur  les  faits 
dogmatiques.  On  fut  surpris,  en  entendant  son  dis- 
cours, que  lui  seul  n'eût  pas  aperçu  le  piège  qu'il  se 
tendait  à  lui-même.  Il  le  sentit  à  la  fin,  mais  il  n'était 
plus  temps,  et  l'on  verra,  dans  la  suite,  le  dégoût  que  ce 
discours  lui  attira...  »  Ce  dégoût  «  fut  la  résolution  un 
peu  humiliante  de  conjurer  l'orage  en  le  supprimant  : 
contre  l'usage,  il  ne  fut  point  imprimé  dans  le  procès- 
verbal  de  l'assemblée  ». 

Le  21  août,  l'archevêque  de  Rouen  lut  le  rapport  de 
la  commission.  Ce  rapport  était  inspiré  par  le  plus  pur 
gallicanisme  :  1.  les  évêques  ont  droit,  par  institution 
divine,  de  juger  les  matières  de  doctrine;  2.  les  cons- 
titutions des  papes  obligent  toute  l'Église,  quand  elles 
ont  été  acceptées  par  le  corps  des  pasteurs;  3.  cette 
acceptation  de  la  part  des  évêques  se  tait  toujours  par 
voie  de  jugement.  Il  conclut  à  l'acceptation  de  la 
bulle,  mais  après  avoir  posé  les  trois  maximes  qui  en 
affaiblissent  singulièrement  la  portée.  Le  22  août. 
l'assemblée  approuva  unanimement  le  rapport  et 
décida  d'accepter  la  bulle  avec  respect,  soumission  et 
unanimité  parfaite,  d'écrire  à  Sa  Sainteté  une  lettre 
de  congratulation  et  de  remerciement,  d'écrire  aussi 
une  lettre  circulaire  à  tous  les  évêques  du  royaume 
pour  les  exhorter  à  recevoir  et  à  publier  ladite  consti- 
tution; enfin  de  remettre  à  Sa  Majesté  la  présente 
déclaration  et  de  la  remercier  humblement  de  la 
protection  qu'elle  a  bien  voulu  donner  à  l'Église  et  de 
la  supplier  d'accorder  ses  lettres  patentes  pour  l'enre- 
gistrement et  la  publication  de  la  bulle  dans  toute 
l'étendue  du  royaume  ».  Coll.  des  procès-verbaux, 
t.  vi,  p.  214-216,  et  Hisl.  du  eus  de  conscience,  t.  vu, 
p.  18-21.  Les  maximes  préliminaires  causèrent  des 
inquiétudes.  Quand  il  fallut  signer,  quatre  évêques, 
qu'on   appela   les   quatre   protestants,    refusèrent    de 


souscrire  à  cause  du  discours  de  Noailles  et  surtout 
des  trois  maximes,  où  la  note  gallicane  était  vraiment 
trop  accentuée.  C'étaient  les  évèques  de  Coutances,  de 
Senlis,  d'Angers  et  de  Rlois.  Comme  il  est  naturel,  les 
jansénistes  ont  tracé  de  ces  prélats  un  portrait  peu 
flatteur  :  l'évèque  de  Coutances  était  compromis  dans 
l'affaire  du  quiétisme;  l'évèque  dJ Angers  était  lils 
d'un  ministre  d'État  et  contrôleur  général;  l'évèque 
de  Senlis  était  un  honnête  homme,  mais  ignorant, 
crédule,  ayant  peut-être  conservé  son  innocence 
baptismale,  au  demeurant  le  meilleur  et  le  plus  imbé- 
cile des  hommes;  enfin  l'évèque  de  Blois,  le  chef  du 
complot,  ami  de  Fénclon  et,  par  conséquent,  adver- 
saire de  Noailles.  Les  quatre  évêques  ne  furent  pas 
suivis,  mais  ils  s'adressèrent  à  Aime  de  Maintenon 
et  au  roi  et  ils  obtinrent,  disent  les  jansénistes,  que 
les  discours  de  Noailles  et  de  l'archevêque  de  Rouen 
ne  fussent  pas  imprimés.  Le  discours  de  Noailles  est 
perdu,  mais  on  a  conservé  des  copies  du  discours  de 
Colbert,  que  l'Histoire  du  eas  de  conscience,  t.  vu, 
p.  23-56,  reproduit  et  commente.  On  y  lit  que,  •  dans 
toutes  les  questions  de  doctrine,  il  est  plus  conforme 
aux  règles  de  l'Église  que  la  décision  du  pape  soit 
remise  à  la  délibération  libre  des  évêques,  sans  aucun 
préjugé  de  l'autorité  séculière...;  que  les  évèques  ont 
droit,  par  institution  divine,  de  juger  de  toutes  les 
matières  de  doctrine;  que,  lorsque  le  Saint-Siège  con- 
damne une  erreur,  cette  condamnation,  reçue  et 
acceptée  par  le  corps  des  pasteurs,  a  le  droit  et  la  force 
nécessaires  pour  obliger  toute  l'Église,  et  que,  quand 
les  évêques  acceptent  les  jugements  du  pape  sur  les 
questions  de  doctrine,  ils  n'agissent  point  en  simples 
exécuteurs  des  décrets  apostoliques,  mais  ils  jugent 
avec  le  Saint-Siè^e,  aussi  véritablement  et  aussi  li- 
brement qu'ils  le  feraient,  s'ils  étaient  assemblés  avec 
le  pape  dans  un  concile...;  il  approuve  le  fond  de  la 
bulle,  qui  condamne  justement  le  silence  respectueux, 
parce  que  ce  silence  ne  condamne  pas  intérieurement 
comme  hérétique  le  sens  du  livre  de  .lansénius,  con- 
damné dans  les  cinq  propositions,  et  qu'il  cache  l'er- 
reur sans  l'abandonner,  pour  se  moquer  de  l'Église, 
au  lieu  de  lui  obéir,  ce  qui  permet  de  signer  les  termes 
du  formulaire  sans  penser  cependant  ce  que  pense 
l'Église...  » 

Le  lundi  24  août,  Noailles  porta  au  roi  la  délibé- 
ration du  clergé;  le  27  août,  il  dit  à  l'assemblée  que  Sa 
Majtstc  a\.ut  et;  trîs  satisfaite  et  a\  ni  promit,  de 
faire  expédier  incessamment  les  lettres  patentes  pour 
la  faire  enregistrer  au  Parlement  et  la  faire  publier. 
Dès  le  31  août,  le  roi  fit  expédier  les  lettres  qu'il 
avait  promises.  L'avocat  général  du  roi,  Portail,  lil 
un  discours  dans  lequel  Y  Histoire  du  cas  de  conscience, 
t.  vu,  p.  92-102,  signale  plusieurs  faussetés  :  Le 
roi  a  jugé  digne  de  sa  sagesse  de  demander  au  pape 
une  dernière  décision,  capable  d'épuiser  le  venin  d'une 
fausse  doctrine  qui  se  reproduisait  tous  les  jours,  sous 
des  faces  nouvelles,  et  de  dissiper  pour  jamais  les 
faibles  restes  d'une  erreur  qui,  n'osant  plus  paraître 
à  découvert,  se  fortifieraient  de  plus  en  plus  à  L'ombre 
de  subtilités  captieuses,  i  II  affirme  que  le  silence 
respectueux  est  plus  propre  à  couvrir  le  mal  qu'à 
le  guérir,  à  perpétuer  l'erreur  qu'à  la  détruire...  :  il  ne 
fait  consister  toute  l'obéissance  due  aux  oracles  pro- 
noncés par  l'Église  qu'à  ne  pas  contredire  en  publie- 
les  vérités  que  l'on  se  réserve  le  droit  de  censurer  en 
secret.  On  ne  doute  pas  que  les  évèques  qui  n'étaient 
pas  présents  à  l'assemblée  ne  se  joignent  à  leurs  con- 
frères, comme  les  clauses  écrites  dans  les  lettres  pa- 
tentes le  prescrivent.  Rien,  dans  la  forme  extérieure 
de  cette  bulle,  ne  blesse  les  droits  sacrés  de  la  couronne 
et  les  saintes  libertés  dont  nos  pères  ont  été  si  jus- 
tement jaloux;  d'ailleurs,  elle  sauvegarde  ces  maximes 
qui  veulent  (pie,  pour  former  une  décision  irrévocable 


1507 


QUESNEL.    LA    BULLE    VINEAM   DOM1NI 


1508 


en  matière  de  dogme,  le  pape,  comme  chef  visible  de 
l'Église,  prononce  à  la  tête  des  évèques,  mais  avec  les 
évèques  et  que  le  vicaire  de  Jésus-Christ  sur  la  terre 
règne  avec  l'Église  et  non  pas  sur  l'Église  ».  On  ne  dit 
cela  d'ailleurs  que  «  comme  une  précaution  innocente, 
mais  utile...  »  Les  lettres  patentes  disent  que  le  roi  a 
demandé  au  pape  cette  nouvelle  constitution,  que 
l'assemblée  du  clergé  a  approuvée.  Procès-verbaux 
de  1705,  recueil  de  pièces,  p.  cviii-cxi. 

Dès  le  30  août,  le  roi  avait  envoyé  à  la  Sorbonne 
une  lettre  «  pour  que,  dans  les  lectures  de  théologie  et 
dans  les  thèses  qui  seront  proposées,  il  ne  soit  avancé 
ou  enseigné  aucune  proposition  contraire  aux  décisions 
contenues  dans  cette  bulle:  des  délégués  de  la  Sorbonne 
vinrent  remercier  le  roi,  le  9  septembre  ».  Hist.  du  cas 
de  conscience,  t.  vu.  p.  88-90. 

Restait  à  rédiger  les  lettres  au  pape  et  aux  évèques 
de  France;  l'archevêque  de  Rouen  fut  chargé  de  les 
présenter.  Le  7  septembre,  l'archevêque  lut  à  l'assem- 
blée la  lettre  au  pape.  Procès-verbaux  de  1705,  p.  261- 
2(53,  et  Hist.  du  cas  de  conscience,  t.  vil,  p.  62-67.  On 
y  fait  l'éloge  de  l'archevêque  de  Paris,  qui  a  condamné 
des  libelles,  avec  l'approbation  de  tous  les  évèques  du 
royaume;  mais  on  est  heureux  de  constater  que  le 
pape  a  condamné  toutes  les  subtilités  qu'on  avait 
imaginées  pour  défendre  l'erreur  déjà  condamnée  par 
Innocent  X  et  par  Alexandre  VII;  le  roi  a  commu- 
niqué cette  constitution  à  l'assemblée  du  clergé,  qui 
l'a  approuvée. 

La  lettre  circulaire  aux  évèques  fut  approuvée  le 
14  septembre.  Procès-verbaux  de  1705,  p.  292-291,  et 
Hist.  du  cas  de  conscience,  t.  vu,  p.  68-70.  lïllc  contient 
des  principes  qui  devaient  déplaire  à  Rome  :  on 
rappelle  que  la  bulle  a  été  sollicitée  par  le  roi  et  que 
celui-ci  l'a  envoyée  à  l'assemblée.  «  Nous  avons  donné 
tout  le  temps  et  toute  l'application  que  demandait 
l'examen  d'une  affaire  si  importante,  dans  laquelle 
nous  savons  que  nous  n'agissons  pas  en  simples  exé- 
cuteurs des  décrets  apostoliques,  mais  que  nous  ju- 
geons et  prononçons  véritablement  avec  le  pape... 
Pour  procurer  plus  efficacement  le  bien  de  l'Église, 
nous  sommes  tous  convenus  d'ordonner  la  publication 
de  l'exécution  de  la  bulle  dans  nos  diocèses  par  des 
mandements  simples  et  uniformes  autant  que  pos- 
sible. »  On  joignait  le  modèle  du  mandement,  dont 
les  évèques  de  Marseille  et  de  Vence  avaient  suggéré 
l'idée,  sans  cependant  imposer  de  s'en  servir. 

A  Rome,  l'acceptation  de  la  bulle  par  l'assemblée  du 
clergé  provoqua  quelque  déception.  Sans  doute  la 
bulle  était  reçue,  mais  avec  des  considérants  qui  en 
compromettaient  les  résultats.  Les  maximes  que  les 
prélats  de  l'assemblée  avaient  établies  ruinaient  l'au- 
torité du  Saint-Siège,  car  elles  affirmaient  ouvertement 
que  les  constitutions  des  papes  obligeaient  toute  l'É- 
glise seulement  lorsqu'elles  étaient  acceptées  par  le 
corps  des  pasteurs,  d'une  manière  solennelle,  par  voie 
de  jugement  et  après  mùr  examen.  Ces  maximes  se 
retrouvaienl  partout,  dans  les  discours  de  l'arche- 
vêque de  Paris  et  de  l'archevêque  de  Rouen,  dans  la 
lettre  circulaire  aux  évèques  du  royaume  et  dans  le 
discours  de  Portail.  Aussi  le  cardinal  Fabroni,  qui 
avait  inspiré  et  peut-être  rédigé  la  bulle,  confident  de 
Clément  XI,  ne  manqua  pas  d'exciter  le  méconten- 
tement du  pape;  d'ailleurs  celui-ci,  dans  sa  réponse  à 
la  lettre  de  Noailles,  le  20  octobre,  ne  fait  pas  allusion 
à  l'approbation  des  évèques  et.  le  même  jour,  il  écri- 
vait au  cardinal  d'Estrées,  une  réponse  à  la  lettre 
que  celui-ci  lui  avait  envoyée  le  7  septembre.  Hist. 
du  cas  de  conscience,  t.  vu,  p.  73-77,  79-80. 

■1°  Altitude  des  évèques.        La  plupart  des  évèques 
publièrent  le  mandement  d'acceptation,  dans  les  der- 
niers mois  de  170f>  ou  au  début  de  1706,  el  se  conlcn 
tèrent   de  donner  le   mandement    modèle  rédigé  par 


l'assemblée;  pourtant,  quelques-uns  firent  des  re- 
marques que  l'Histoire  du  cas  de  conscience,  t.  vu, 
p.  109-1  14,  a  soulignées:  «Les  uns  ne  parlent  pas  des 
désordres  causés  par  le  jansénisme  (Verdun,  Orléans, 
Saint-Pons,  Reims,  Toul,  Ypres,  Arras);  d'autres  sont 
très  vagues  sur  la  question  de  l'acceptation  des  cons- 
titutions d'Innocent  X  et  d'Alexandre  VII  par  le 
corps  des  évèques;  d'autres  atténuent  les  règlements 
que  l'assemblée  avait  donnés  à  tous  les  évèques; 
d'autres  les  exigent  et  les  étendent,  au  point  de  dé- 
fendre la  lecture  de  tous  les  livres  de  piété  et  de 
science,  excepté  ceux  qui  ont  les  jésuites  pour  auteurs 
ou  pour  approbateurs.  » 

Mais  la  bulle  fut  publiée  dans  tous  les  diocèses,  sauf 
à  Saint-Pons,  dont  l'évêque,  Percin  de  Montgaillard, 
mettait  Clément  XI  en  opposition  avec  Clément  IX, 
dont  il  prétendait  bien  connaître  la  pensée,  car  il  était 
le  dernier  survivant  des  dix-neuf  évèques  qui,  en  1068, 
avaient  signé  la  lettre  en  faveur  des  quatre  opposants 
et  par  cette  intervention  avaient  obtenu  la  paix  de 
Clément  IX.  Par  le  mandement  qu'il  donna,  l'évêque 
de  Saint-Pons  avait  voulu  contenter  tous  les  prélats 
et,  en  fait,  il  ne  satisfit  personne,  suivant  la  remarque 
de  d'Aguesseau  (op.  cit.,  t.  xnr,  p.  292)  :  «  Les  jansé- 
nistes rigoureux  trouvèrent  mauvais  qu'on  l'eût  fini 
par  l'acceptation  de  la  dernière  bulle,  l'accusant  de 
détruire  ce  qu'il  avait  lui-même  édifié,  de  rejeter  le 
silence  respectueux,  dont  il  avait  été  le  zélé  défenseur 
et  de  préférer  la  décision  obscure  de  Clément  XI  sur 
le  silence,  à  la  paix  glorieuse  de  Clément  IX,  dont  le 
même  silence  avait  été  le  fondement...  Les  jésuites, 
au  contraire,  contents  de  la  conclusion  de  l'évêque  de 
Saint-Pons,  puisqu'elle  tendait  à  l'acceptation  de  la 
bulle,  ne  pouvaient  digérer  les  principes  sur  lesquels 
il  l'appuyait;  ils  l'opposaient  lui-même  à  lui-même...; 
condamnant  en  apparence  le  silence  respectueux,  il  le 
justifiait  en  efïet...  » 

Le  mandement  de  Montgaillard,  qui  était  un  plai- 
doyer pour  le  silence  respectueux  et  qui  se  terminait 
par  une  acceptation  de  la  bulle,  provoqua  une  polé- 
mique avec  l'archevêque  de  Cambrai,  où  les  jansé- 
nistes ont  voulu  voir  une  nouvelle  revanche  de 
Fénelon  contre  le  cardinal  de  Noailles  et  ses  amis. 
Plusieurs  fois  pris  à  partie  par  l'évêque  de  Saint-Pons, 
Fénelon  rédigea  une  lettre  où  il  relevait  les  inexacti- 
tudes et  les  contradictions  renfermées  dans  le  man- 
dement. Œuvres,  t.  xm,  p.  177-264.  Bientôt  d'ailleurs, 
un  décret  de  l'Inquisition  du  17  juillet  1709,  confirmé 
par  un  bref  de  Clément  XI  du  18  janvier  1710,  con- 
damna la  mandement  de  Montgaillard  et  les  deux 
lettres  que  cet  évêque  avait  écrites  à  Fénelon.  Le 
mandement  était  condamné  comme  renfermant  «  une 
doctrine  et  des  propositions  fausses,  scandaleuses, 
séditieuses,  téméraires,  schismatiques,  erronées,  sen- 
tant respectivement  l'hérésie  et  tendant  manifes- 
tement à  éluder  la  dernière  constitution  du  Saint- 
Siège  sur  l'hérésie  de  Jansénius  ». 

L'Histoire  du  cas  de  conscience,  t.  vin,  a  publié  la 
plupart  des  mandements  des  archevêques  et  évèques 
de  France.  Noailles,  dans  son  mandement  du  30  sep- 
tembre 1705,  déclare  que  les  constitutions  des  papes 
doivent,  après  l'acceptation  solennelle  que  le  corps 
des  pasteurs  en  a  faite,  être  regardées  comme  le  juge- 
ment et  la  loi  de  toute  l'Église  »;  il  reproche  aux  jansé- 
nistes d'avoir  inventé  des  subtilités  pour  mettre  la 
doctrine  de  ce  livre  (Y Augustinus)  à  couvert  des 
censures  de  l'Église  »,  et  il  ajoute  que  la  bulle  du 
16  juillet  a  dissipé  tous  «  les  vains  prétextes  auxquels 
on  avait  recours  pour  se  dispenser  d'obéir  aux  déci- 
sions de  l'Église  ».  L'archevêque  de  Lyon,  le  21  oc- 
tobre, reproduit  le  mandement  de  Noailles.  L'arche- 
vêque de  Reims,  le  lô  octobre,  dit  qu'à  la  faveur  du 
silence  respectueux   ■  chaque  particulier  se  mettrait 


1509 


QUESNEL.    LA    BULLE    VINEAM    DOMIN1 


1510 


en  droit  de  préférer  son  sentiment  à  celui  de  l'Église 
et  se  croirait,  par  l'effet  d'une  présomption  insuppor- 
table, l'arbitre  souverain  du  sens  des  livres  et  des 
écrits  en  matière  de  religion...  La  décision  de  Sa  Sain 
leté  va  devenir,  par  l'acceptation  du  corps  des  pasteurs 
la  règle  commune  des  Églises  et  la  loi  constante  des 
fidèles...  »  Il  adhère  aux  maximes  unanimement 
approuvées  sur  le  droit  des  évêques  :  «  Nous  jugeons, 
après  Sa  Sainteté,  que  le  seul  silence  respectueux  ne 
suflit  pas  pour  rendre  l'obéissance  qui  est  due  aux 
constitutions  d'Innocent  X  et  d'Alexandre  VII,  qu'il 
faut  s'y  soumettre  intérieurement  et  rejeter  non 
seulement  de  bouche,  mais  aussi  de  cœur,  le  sens  du 
livre  de  Jansénius,  condamné  dans  les  cinq  propo- 
sitions. »  L'archevêque  de  Besançon  (21  oct.)  ordonne 
aux  curés  «  d'expliquer  la  substance  de  la  bulle  à 
leurs  fidèles,  afin  qu'ils  ne  se  laissent  pas  séduire  par 
les  fausses  opinions  des  ennemis  de  l'Église  ».  L'évèque 
de  Soissons  (25  nov.)  écrit  :  «  Lorsque  l'Église  a  pro- 
noncé sur  le  sens  d'un  livre,  tout  vrai  fidèle  doit 
renoncer  à  son  propre  sens  et  se  soumettre  intérieu- 
rement au  jugement  qu'elle  a  rendu.  Cela  est  pour 
ainsi  dire  tout  raisonnable...  N'est-il  pas  temps  qu'ils 
écoutent  la  voix  de  leur  mère,  ces  défenseurs  d'un  livre 
aussi  inutile  que  dangereux  et  qu'ils  cessent  de  dispu- 
ter contre  elle?  »  L'évèque  de  Chartres  (5  janv.  1706) 
analyse  et  approuve  les  diverses  parties  de  la  bulle  et 
il  condamne  en  même  temps  la  Défense  de  tous  les 
théologiens  catholiques  et,  en  particulier,  des  disciples 
de  saint  Augustin,  laquelle  attaque  les  évêques  et  leur 
reproche  leur  lâcheté  et  leur  servilité  à  l'égard  de 
Rome.  L'évèque  d'Ypres  (5  janv.  t70(>)  fait  de  nom- 
breuses allusions  à  l'origine  du  jansénisme  dans  son 
diocèse  :  «  De  là  sont  venus  tant  de  libelles  répandus 
dans  le  public  pour  le  surprendre  et  pour  cacher 
l'attachement  à  la  mauvaise  cause,  sous  le  voile  spé- 
cieux de  la  justice  qu'on  devait  à  un  évèque  recorn- 
mandable  d'ailleurs  par  sa  piété...;  il  faut  imiter 
l'auteur  du  livre,  qui  en  a  été  la  funeste  cause  :  il  a 
prévenu  avec  soin  ce  que  l'Église  aurait  demandé  de 
lui  s'il  avait  vécu  plus  longtemps  et  il  a  effacé  ses 
erreurs  par  la  soumission  dont  il  a  réitéré  les  protes- 
tations en  tant  d'endroits  de  son  livre,  mais  qu'il  a 
surtout  renouvelées  avec  tant  d'humilité,  étant  prêt 
à  mourir,  pressé  par  la  force  de  la  vérité...  Les  fidèles 
d'Ypres  doivent  donner  l'exemple  d'une  soumission 
complète  puisqu'ils  sont  dans  le  lieu  où  l'erreur  a 
malheureusement,  pour  ainsi  dire,  pris  sa  naissance.  • 
L'évèque  de  Beauvais,  le  1"  février,  et  enfin  l'arche- 
vêque de  Narbonne,  le  15  février,  publièrent  leur 
mandement. 

C'est  seulement  le  1"  mars  170fi,  c'est-à-dire  l'un 
des  derniers,  que  l'archevêque  de  Cambrai  publia 
son  mandement  pour  la  publication  de  la  bulle  Vineam 
Domini;  par  suite,  on  ne  saurait  lui  reprocher  son 
empressement  à  attaquer  le  jansénisme.  Son  instruc- 
tion pastorale  (Œuvres,  t.  xm,  p.  85-148)  développe  le 
sens  de  la  bulle  et  souligne  avec  beaucoup  de  bonheur 
les  conséquences  qui  en  découlent  pour  la  condam- 
nation du  jansénisme.  L'archevêque  publie  le  texte 
même  de  la  bulle  et  il  le  fait  précéder  de  remarques 
«  pour  en  faire  sentir  toute  la  force  et  toute  l'étendue 
à  certains  lecteurs  auxquels  leurs  préjugés  obscur- 
cissent les  décisions  les  plus  évidentes  ...  Il  avait  lon- 
guement médité  son  mandement  et  il  avait  adressé 
au  cardinal  Gabrielli  son  projet,  d'après  la  lettre 
latine  du  31  octobre  1705  de  ce  cardinal  à  Fénelon 
et  d'après  la  lettre  du  1'.  Malatra,  jésuite,  fi  no- 
vembre 1705.  Correspondance  de  Fénelon,  t.  m,  p.  80- 
84.  11  montre  que  la  question  du  silence  respectueux 
est  particulièrement  grave,  car,  sous  des  apparences 
trompeuses,  ce  système  fomente  l'hérésie,  autorise 
le  parjure  et  la  plus  honteuse  dissimulation,  et  par  là 


même  aggrave  et  propage  les  plaies  de  l'Église,  en 
semblant  les  guérir;  aussi  le  jugement  de  l'Église  sur 
le  silence  respectueux  n'est  point  un  article  de  pure 
discipline,  mais  un  jugement  doctrinal  qui  a  toutes  les 
conditions  requises  pour  obliger  tous  les  fidèles. 

Fénelon  a  complété  et  précisé  les  idées  exposées 
dans  son  instruction  du  1er  mars  par  la  lettre  qu'il 
écrivit,  le  1  mai  1706,  au  P.  Lami.  Correspond.,  t.  m. 
p.  106-115.  Le  pape,  dit-il,  a  établi  avec  évidence  la 
nécessité  de  croire  le  prétendu  fait,  d'une  croyance 
certaine  et  irrévocable,  et  l'héréticité  du  livre  de 
Jansénius;  les  jansénistes  peuvent  seulement  pré- 
tendre que  la  bulle  ne  décide  pas  que  cette  croyance 
doit  être  fondée  sur  une  autorité  infaillible:  mais  la 
bulle  suppose  cela  évidemment  :  si  elle  exige  une 
croyance  certaine  et  irrévocable,  c'est  qu'elle  prononce 
un  jugement  certain,  fondé  sur  une  autorité  certaine. 

5°  Réaction  romaine.  —  A  Borne,  le  cardinal  de 
.lanson,  notre  ambassadeur,  était  convaincu  que  la 
bulle  serait  acceptée  avec  enthousiasme  :  le  21»  sep- 
tembre, il  écrivait  au  roi  que  le  pape  avait  reçu  fort 
agréablement  la  lettre  de  l'assemblée  du  clergé  et  qu'il 
était  ravi  de  l'enregistrement  au  Parlement.  A/], 
étr..  Rome,  Correspond.,  t.  cdliv.  Mais  Clément  XI 
avait  lu  les  lettres  patentes  et  la  lettre  de  l'assemblée 
et  il  était  fort  mécontent  du  contenu  de  celles-ci  : 
dans  ses  audiences  privées,  il  faisait  remarquer  qu'on 
lui  avait  formellement  promis,  au  nom  du  roi, 
qu'on  recevrait  la  bulle  avec  soumission  et  sans  la 
moindre  réserve;  or,  l'assemblée  avait  insisté  pour  dire 
qu'on  recevait  la  bulle  o  par  voie  de  jugement  et  après 
mûr  examen  ».  Aussi  le  cardinal  l'aulucci,  ministre  du 
pape,  déclarait-il  à  .lanson  que  le  pape  se  plaignait  :  la 
manière  dont  les  évêques  ont  reçu  la  bulle  était  «  une 
marque  d'ingratitude  et  une  injure  contre  le  Saint- 
Siège  »;  le  discours  de  l'archevêque  de  Rouen  était 
une  insulte  à  l'autorité  du  pape,  comme  la  lettre 
circulaire  aux  évêques.  dans  laquelle  on  lit  :  Nous 
ne  recevons  pas  comme  simples  exécuteurs,  mais  nous 
jugeons  et  nous  prononçons  véritablement  avec  le 
pape.  »  Clément  XI  lui-même  écrivit  une  première  fois, 
le    17   janvier    1706,    aux    évêques   de   l'assemblée    : 

Combien  n'esl-il  pas  regrettable  (pie  vous,  dont  le 
devoir  est  de  reprendre  les  hommes  inquiets  qui 
troublent  l'Église,  vous  cédiez  à  leurs  suggestions  et 
leur  donniez  la  main,  sans  VOUS  en  apercevoir?  Qui  vous 
a  établis  juges?  Appartient-il  aux  inférieurs  de  juger 
sur  l'autorité  des  supérieurs  et  d'examiner  leurs  juge- 
ments? Oui,  c'est  un  abus  intolérable  de  voir  des  évê- 
ques, qui  ne  doivent  leurs  privilèges  qu'à  la  faveur  du 
pontife  romain,  chercher  à  ébranler  les  droits  du  pre- 
mier siège,  des  droits  qui  reposent  non  sur  l'auto- 
rité humaine,  mais  sur  celle  de  Dieu...  »  l'n  peu  plus 
loin,  le  pape  déclarait  aux  évêques  »  qu'il  ne  leur 
demandait  pas  leurs  conseils,  qu'il  ne  réclamait  pas 
leur  suffrage,  qu'il  n'attendait  pas  leur  jugement, 
mais  qu'il  leur  enjoignait  l'obéissance...  »  Le  bref 
adressé  au  roi  le  25  février  était  presque  aussi  caté- 
gorique. Le  pape  avait  évité,  dans  la  constitution, 
<  toute  clause  qui  pût  déplaire  aux  défenseurs  les  plus 
susceptibles  des  usages  gallicans;  il  aurait  donc  pu 
espérer,  en  retour,  que  l'assemblée  du  clergé  userait 
à  son  égard  des  mêmes  attentions,  dans  un  temps 
surtout  où  la  concorde  entre  le  chef  et  les  membres 
était  si  nécessaire  ».  Lorsque  ces  lettres  arrivèrent  en 
France,  les  membres  de  l'assemblée  s'étaient  séparés; 
ils  n'eurent  donc  pas  à  en  délibérer  et  à  rédiger  une 
réponse  :  il  eût  été  curieux  de  voir  la  réponse  officielle 
que  les  évêques  auraient  pu  faire  à  cette  revendication 
des  thèses  romaines  si  nettement  opposées  aux  thèses 
gallicanes. 

Le  pape  écrivit  directement  au  roi,  le  31  août  17nfi 
(Hist.  du  cas  de  conscience,  t.  vu,  p.  147-161),  pour  lui 


1511 


QUESNEL.    DISCUSSIONS    AUTOUR    DE    LA    BULLE 


L512 


exposer  ses  plaintes  :  «  Tout  ce  qui  a  paru  jusqu'à 
présent  des  Aetes  de  l'assemblée  est  fait  de  telle  ma- 
nière qu'on  dirait  qu'ils  ne  se  soient  pas  tant  assem- 
blés pour  recevoir  notre  constitution  (pie  pour  mettre 
des  bornes  à  l'autorité  du  Siège  apostolique,  ou  plutôt 
à  l'anéantir...  Ce  qui  fait  le  sujet  de  nos  plaintes  est 
une  doctrine  nouvelle...  qui  ferait  le  triomphe  du 
jansénisme,  aussi  bien  (pie  du  quiétisnie,  et  même  de 
toutes  les  hérésies  qui  pourront  naître  à  l'avenir...  La 
dernière  assemblée  s'est  éloignée  de  la  doctrine  an- 
cienne et  si  louable  de  l'Église  gallicane,  et  même  de 
la  doctrine  que  tinrent  les  évêques  de  France,  pour 
recevoir  et  exécuter,  avec  l'obéissance  qu'ils  devaient, 
les  constitutions  d'Innocent  X  et  d'Alexandre  VII...  » 
Clément  XI  reproche  aux  évêques  d'avoir  «eu  la 
hardiesse  d'usurper  la  plénitude  (le  puissance  que  Dieu 
n'a  donnée  qu'à  cette  unique  chaire  de  saint  Pierre  » 
cl  il  rappelle  qu'ils  «doivent  se  contenter  de  cette 
portion  de  la  sollicitude  pastorale  qui  leur  a  été  donnée 
dans  l'Église  et  qu'ils  apprennent  à  révérer  et  à  exé- 
cuter les  décrets  du  Saint-Siège  touchant  la  foi  catho- 
lique, loin  d'avoir  la  présomption  de  les  examiner  et 
d'en  juger  ».  Le  pape  envoya  une  lettre  semblable  aux 
évêques  de  l'assemblée  et  chargea  le  nouveau  nonce, 
Cusani,  qui  remplaçait  Gualterii,  de  présenter  au  roi 
les  plaintes  du  Saint-Siège.  Cusani  hésita  quelque 
temps  à  remplir  cette  mission  délicate.  Le  roi  déclara 
qu'il  ne  pouvait  recevoir  ces  brefs,  ou  que,  s'il  les 
recevait,  il  ne  pouvait  se  dispenser  de  les  renvoyer  au 
Parlement,  ce  qui  serait  l'occasion  de  nouveaux 
troubles.  Mais  des  copies  en  circulèrent,  en  avril  1707, 
par  les  soins  des  jansénistes,  à  ce  que  l'on  prétendit  à 
Rome.  Aussitôt,  les  gens  du  roi  rendirent  un  arrêt, 
mais  à  huis  clos,  sur  les  ordres  du  roi.  Pour  répondre 
aux  lettres  du  pape  et  aux  instructions  données,  le 
30  novembre  1706,  au  nonce  par  le  cardinal  Paulucci 
(Hist.  du  cas  de  conscience,  t.  vu,  p.  1118-189),  le  roi 
prit  la  décision  de  faire  enseigner  cl  soutenir  de 
nouveau,  dans  les  écoles  de  théologie,  la  doctrine  de 
l'assemblée  de  1682,  sur  laquelle  on  gardait  le  silence 
depuis  longtemps  par  considération  pour  les  deux 
derniers  papes.  Ibid.,  p.  162.  Les  jansénistes  noient 
discrètement  que  le  cardinal  de  Noailles,  avec  le 
consentement  du  roi  et  des  évêques  qui  avaient  siégé 
avec  lui  à  l'assemblée  de  1705,  signèrent,  le  10  mars 
1710,  une  lettre  d'explication  qui  vaut  la  peine  d'être 
rapportée  (Procès-verbaux  de  170ï.  p.  311-312)  et  que 
VHisloire  du  cas  de  conscience,  t.  VII,  p.  154-172,  a 
accompagnée  de  nombreuses  réflexions.  Pour  éviter 
les  mauvaises  interprétations  des  novateurs,  «qui 
abusent  de  tout  »,  ils  veulent  expliquer  la  véritable 
intention  de  l'assemblée  de  1705  :  «  1.  Elle  a  prétendu 
recevoir  cette  constitution  dans  la  même  forme  et 
dans  les  mêmes  maximes  que  les  autres  bulles  contre 
le  livre  de  Jansénius  ont  été  reçues.  2.  Quand  elle  a  dit 
que  les  constitutions  des  papes  obligent  toute  l'Église 
lorsqu'elles  ont  été  acceptées  par  le  corps  des  pasteurs, 
elle  n'a  point  voulu  établir  qu'il  soil  nécessaire  que 
l'acceptation  du  corps  des  pasteurs  soil  solennelle  pour 
que  de  semblables  constitutions  soient  des  règles  du  sen- 
timent des  fidèles.  3.  Elle  est  très  persuadée  qu'il  ne 
manque  aux  constitutions  contre  Jansénius,  aucune 
des  conditions  nécessaires  pour  obliger  toute  l'Église, 
cl  nous  croyons  qu'elle  aurait  eu  le  même  seul  iment  sur 
les  bulles  contre  Baïus,  contre  Molinos  et  contre  le 
livre  de  M.  l'archevêque  de  Cambrai  intitulé  Maximes 
des  maints,  s'il  en  eût  été  mention.  I.  Enfin  elle  n'a 
point  prétendu  que  les  assemblées  du  clergé'  aienl  droit 
d'examiner  les  jugements  dogmatiques  des  papes  pour 
s'en  rendre  les  juges  et  s'élever  en  tribunal  supérieur.  » 
Fénelon,  que  M.  Albert  Le  Roy,  selon  sa  coutume, 
présente  comme  un  adversaire  acharné  de  Noailles  cl 
de  l'assemblée,  plaida  en  fait   la  cause  de  l'assemblée. 


Au  moment  même  où  il  attaquait  l'évêque  de  Saint- 
Pons,  qui  ergotait  en  faveur  du  silence  respectueux, 
Fénelon  écrivait  au  cardinal  Gabrielli  pour  lui  dire 
que  quelques  évêques  assemblés  en  concile  provincial 
n'avaient  certainement  pas  cru  avoir  le  droit  d'exa- 
miner une  sentence  portée  par  le  Saint-Siège;  ils  n'ont 
pas  voulu  autre  chose  que  de  prononcer  une  même 
sentence  avec  leur  chef.  Ils  ne  peuvent  s'ériger  en 
juges  des  décrets  apostoliques,  mais  ils  sont  juges  de 
la  foi  et  des  erreurs  qui  la  combattent,  et,  lorsqu'ils 
adhèrent  avec  soumission  et  obéissance  aux  décrets 
du  Saint-Siège,  lors  même  (pie  cette  adhésion  est 
pour  eux  un  devoir,  c'est  comme  juges  qu'ils  la  pro- 
noncent conjointement  avec  leur  chef  ».  Ici,  Fénelon 
semble  redire  ce  qu'avait  proclamé  un  concile  provin- 
cial de  Reims  en  1699  :  l'adhésion  des  évêques  au 
jugement  de  Home  est  tout  ensemble  et  un  acte 
d'obéissance  envers  ce  siège  et  un  acte  d'autorité  cl 
de  jugement  sous  l'autorité  principale  de  ce  même 
siège  ».  Dans  une  lettre  au  cardinal  Fabroni,  l'arche- 
vêque disait  que  «  si  les  évêques  de  l'assemblée  avaient 
tant  insisté  sur  l'unanimité  du  corps  des  pasteurs, 
c'était  afin  de  couper  court  aux  artifices  des  jansé- 
nistes, qui  cherchaient  toujours  à  faire  croire  qu'on  ne 
voulait  autre  chose  (pie  d'établir  l'infaillibilité  abso- 
lue des  papes  ».  Le  pape  parut  satisfait  de  cette 
explication  puisque,  dans  une  lettre  au  duc  de  Che- 
vreuse,  le  10  janvier  1710.  Fénelon  disait  que  le  pape 
«lui  avait  fait  témoigner  qu'il  le  félicitait  de  ses  vues 
pacifiques  et  conciliantes...  » 

Il  faut  ajouter  que  la  bulle  Yineam  Domini  fut  plei- 
nement approuvée  par  la  faculté  de  Louvain.  Dès  le 
13  mars  1703,  cette  [acuité  avait  porté  un  jugement 
détaillé  sur  le  jansénisme  et  le  silence  respectueux, 
qu'elle  avait  formellement  condamné;  elle  exigea  un 
acte  de  soumission  complète  de  tous  les  docteurs  cl 
déclara  que  désormais  on  n'admettrait  à  aucun  grade 
avant  la  signature  préalable  du  formulaire  d'Alexan- 
dre VII,  conformément  aux  déclarât  ions  de  Clément  XI. 
Cette  démarche  de  la  faculté  de  Louvain  lui  valut  un 
bref  du  pape,  en  date  du  12  décembre  1705.  Hist.  du  cas 
de  conscience,  t.   vm,  p.  373-401. 

En  France,  la  bulle  continua  à  soulever  des  oppo- 
sitions :  le  bref  du  pape  au  roi,  le  31  août  1706,  ranima 
la  vieille  querelle  des  quatre  articles  de  1082  :  un 
arrêt  du  Conseil  du  15  décembre  1706  condamna  un 
livre  du  P.  Huilier,  intitulé  Pratique  de  ta  mémoire 
artificielle,  où  ce  jésuite  (lisait  que  certains  évêques 
avaient  eu  de  la  peine  à  obtenir  les  bulles  pour  les 
évêchés  auxquels  ils  étaient  nommés,  parce  qu'ils 
n'avaient  pas  rétracté  les  quatre  articles.  En  1707, 
H.  Du  Pin  publia  un  Traité  de  la  puissance  ecclésiastique 
cl  temporelle,  où  il  s'applique  à  justifier  les  articles  de 
la  Déclaration  du  clergé.  La  même  doctrine  es1  expo- 
sée dans  les  six  thèses  que  l'Index  du  26  octobre  1707 
condamna.  Hist.  du  cas  de  conscience,  t.  vin,  recueil 
de  pièces,  p.  368-373.  En  maintes  autres  occasions. 
Home  dut  prolester  contre  les  prétentions  du  clergé 
de  France,  qui  affirmait  la  nécessité  d'une  acceptai  ion 
solennelle  du  corps  des  pasteurs  pour  (pie  les  bulles 
pontificales  eussent  force  de  loi  pour  les  fidèles;  une 
acceptation  tacite  ou  le  silence  ne  suffisait  pas.  car 
l'acceptation  des  évêques  devait  se  faire  par  voie  de 
jugemenl  :  telle  est  la  thèse  (pie  l'on  retrouve  sans 
cesse  dans  les  écrits  de  celle  époque,  malgré  les  décla- 
rai ions  contraires,  signées  par  les  douze  archevêques 
cl  évêques  le  10  mars  1710. 

L'Histoire  ecclésiastique  /In  v  17/-  siècle,  d'E.  Du  Pin,  ln-8°, 
l'aris,  1711,  a  réuni  les  principaux  documents  relatifs  au 
cas  de  conscience,  t.  IV,  p.    105-540. 

XII.  POUB  ET  CONTRE  LA  BULLE  «  VlNEAM  D  )MIM  i. 
--  La  publication  de  la  bulle    Yineam  Domini  cl    des 


1513 


OUESNEL.    DISCUSSIONS    AUTOUR    DE    LA    BULLE 


J  5  1  5 


mandements  épiscopaux  qui  la  firent  connaître  aux 
fidèles  ne  terminèrent  point  les  discussions  soulevées 
par  le  cas  de  conscience.  Les  jansénistes  trouvèrent 
des  distinctions  qui  leur  permirent  de  se  soumettre 
à  la  bulle,  sans  pourtant  abandonner  leurs  positions. 
L'Histoire  du  cas  de  conscience,  t.  vu,  p.  197-250, 
rappelle  un  grand  nombre  d'écrits  qui  parurent  pres- 
que aussitôt  après  la  bulle  et  qui,  sous  des  formes  di- 
verses, en  combattent  la  doctrine,  les  principes  ou  les 
conclusions,  et  d'autres  qui  s'appliquent  à  en  défendre 
les  thèses. 

1°  Les  défenseurs.  —  La  lettre  du  chanoine  Denys, 
théologal  de  Liège,  qui  avait  eu  des  démêlés  avec  les 
jésuites,  avait  pour  but  de  faciliter  la  signature  du 
Formulaire,  imposée  parla  bulle;  elle  avait  pour  titre: 
Epistola  theoloyi  cujusdam  Leodiensis  de  subscriplione 
/ormulani. 

Cette  lettre  fut  vivement  attaquée  par  la  Dénon- 
ciation d'une  lettre  latine  qui  commence  par  ces  mots  : 
Révérende  admodum,  du  P.  Bekman,  jésuite  de  Liège, 
d'après  lequel  la  lettre  du  chanoine  «  est  un  dangereux 
écrit,  où  il  y  a  du  venin  artificieuseinent  répandu,  car 
la  lettre  autorise  le  parjure,  rétablit  le  silence  respec- 
tueux sous  une  forme  équivoque  et  porte  le  caractère 
de  l'esprit  janséniste  »;  en  effet,  elle  ne  reconnaît  pas 
l'infaillibilité  de  l'Église  dans  les  faits  dogmatiques, 
sans  laquelle  on  n'est  pas  obligé  de  croire  ce  qu'elle 
décide,  puisqu'alors  la  chose  décidée  reste  toujours 
incertaine.  Fénelon  répondit  au  même  écrit  du  cha- 
noine Denys  dans  sa  Lettre  à  un  théologien  servant  de 
réponse  à  un  libelle  latin  et  anonyme,  1706,  dans  Œuvres 
de  Fénelon, t. xm, p. 449-494.  L'archevêque  de  Cambrai 
reconnaît  que  la  lettre  du  chanoine  Denys  est  douce, 
insinuante  et  bien  écrite  »,  mais  il  ajoute  qu'elle  est 
pleine  d'équivoques  lorsqu'elle  conseille  à  ses  amis  de 
signer  le  formulaire,  soit  qu'ils  n'aient  jamais  entendu 
parler  du  fait  de  Jansénius,  soit  qu'ils  aient  des  doutes 
au  sujet  de  la  signature,  car  l'Église  est  une  grande 
autorité,  soit  qu'ils  aient  quelque  scrupule  sur  le  ser- 
ment, car  le  serment  ne  signifie  qu'une  chose,  à  savoir 
qu'on  souscrit  avec  sincérité.  Ainsi  on  condamne  les 
cinq  propositions,  par  obéissance  et  avec  leur  mauvais 
sens,  quel  qu'il  puisse  être,  que  l'Église  prétend  trou- 
ver dans  Jansénius.  (Test  aussi  à  cette  date,  le  10  dé- 
cembre 17(15,  que  fénelon  répondit  à  la  première  lettre 
de  l'évèque  de  Saint-Pons.  L'écrit  intitulé  La  justifi- 
cation du  silence  respectueux,  en  1707.  consacrera 
presque  tout  le  t.  m  à  réfuter  les  thèses  de  Fénelon  sur 
l'infaillibilité  de  l'Église  dans  les  faits  dogmatiques. 

lui  170b'  parut  un  recueil  intitulé  :  Divers  écrits  tou- 
i ■liant  la  signature  du  formulaire  par  rapport  à  la  der- 
nière constitution  de  N.  S.  P.  le  pape  Clément  XL 
En  tète  se  trouvent  les  Nouveaux  éclaircissements  sur  la 
signature  du  Formulaire  cl  des  Réflexions  sur  la  lettre 
latine  écrite  de  Liège,  V  avril  1706.  Dans  ce  dernier 
écrit,  on  lit  qu'on  doit  examiner  un  ouvrage  avant  de 
signer,  afin  de  savoir  à  quoi  on  s'engage;  sans  cela 
on  est  exposé  au  parjure,  que  l'ignorance  n'excuse 
point;  d'autre  part,  l'obéissance  qu'on  doit  à  l'Église 
a  des  limites,  et  une  croyance  commandée  reste  sus- 
pecte. Après  avoir  dit  que  les  constitutions  des  papes 
ne  sont  point  par  elles-mêmes  des  jugements  cano- 
niques, l'auteur  conclut  :  «  Je  demeure  donc  persuadé 
plus  que  jamais  qu'on  ne  peut  signer  en  conscience  le 
Formulaire,  sans  commettre  un  mensonge,  un  faux 
témoignage  et  un  parjure,  à  moins  qu'après  un  examen 
suffisant  on  ne  soit  convaincu  que  le  livre  de  Jansé- 
nius contient  les  erreurs  des  cinq  propositions,  que 
celles-ci  en  sont  extraites  et  qu'elles  y  sont  dans  le  sens 
propre  et  naturel  que  ces  propositions  présentent  à 
l'esprit.  »  La  seconde  partie  des  Nouveaux  éclaircis- 
sements contient  un  petit  écrit  composé  par  Nicole, 
en  1668,  à  propos  d'une  thèse  de  M.  Dumas,  l'auteur 


présumé  de  l'Histoire  des  cinq  propositions.  Dans  cette 
Histoire  on  affirmait  qu'on  doit  croire,  non  de  foi 
divine,  mais  de  foi  humaine  ecclésiastique,  les  faits 
décidés  par  l'Église.  Or,  Nicole  réfutait  par  avance 
tout  ce  qu'on  venait  d'affirmer  tombant  l'infaillibilité 
de  l'Église  sur  les  faits  dogmatiques.  Si  d'ailleurs  cela 
était  vrai,  on  devrait  croire  de  foi  divine,  et  non  point 
simplement  de  foi  ecclésiastique;  enfin,  même  en 
admettant  l'infaillibilité  de  l'Église,  un  ne  saurait 
obliger  à  croire  le  fait  de  Jansénius,  car  cette  décision 
n'est  pas  un  jugement  de  l'Église  ni  un  jugement  reçu 
par  le  consentement   de  toute  l'Église. 

Les  thèses  du  théologal  de  Liège  sont  encore  atta- 
quées dans  un  écrit  qui  parut  sous  le  titre:  Réponse  à  la 
lettre  de  M.**,  où  l'on  réfute  les  raisons  (pi' il  allègue  pour 
prouver  que,  depuis  la  nouvelle  constitution  de  S.  S.  P. 
le  pape  Clément  A'/,  on  peut  et  on  doit  signer  parement 
et  simplement  le  Formulaire;  cette  Réponse  est  datée 
du  20  avril  1706.  Elle  discute  en  détail  les  thèses  de 
Denys  et  montre  (pie  le  fondement  en  est  frivole,  car 
le  consentement  des  évêques  n'est  qu'apparent.  Ceux 
qui  agissent  sur  la  seule  parole  du  pape  ne  sont  pas 
exempts  de  mensonge  et  de  parjure,  et  les  jansénistes 
qui  refusent  de  signer  ne  sauraient  être  accuses  de 
mépriser  l'autorité  de  l'Église  et  de  préférer  leurs 
propres  jugements  à  celui  de  l'Église,  puisque  celle-ci 
n'a  pas  parlé.  L'écrit  de  Nicole  intitulé  Examen  d'un 
écrit  de  M.  Direis,  docteur  île  Sorbonne,  louchant  la 
soumission  qu'on  doit  aux  jugements  de  l'Église  sur  les 
livres,  avait  été  composé  en  1664,  mais  il  était  resté 
inédit  et  il  ne  fut  publié  qu'en  1706  pour  réfuter  la 
thèse  du  théologal  de  Liège  :  les  jansénistes  qui  re- 
fusent de  signer  ne  sont  ni  présomptueux  ni  témé- 
raires, et  ceux  qui  ne  veulent  pas  admettre  le  fait  de 
Jansénius  ne  sont  nullement   hérétiques. 

Les  écrits  se  multiplient  et  s'opposent  avec  une 
extraordinaire  rapidité  sur  la  question  de  l'infaillibi- 
lité de  l'Église  touchant  les  jugements  qu'elle  porte 
sur  les  faits  dogmatiques,  et  l'on  tire  les  conclusions  des 
thèses  soutenues  :  les  uns  déclarent  qu'on  doit  signer 
le  formulaire  imposé  par  la  bulle  Yineam  Domini,  les 
autres  qu'on  ne  saurait  le  souscrire,  à  moins  que  la 
bulle  ne  soit  préalablement  acceptée  par  l'ensemble 
des  évêques.  L'archevêque  de  Cambrai  fut  le  principal 
avocat  de  la  première  thèse  dans  les  écrits  qu'il  publia 
a  celte  date  et  dont  voici  les  plus  importants  :  Réponse 
et  un  évèque  sur  plusieurs  difficultés  qu'il  lui  a  proposées 
au  sujet  de  ses  instructions  pastorales,  1706  {Œuvres, 
I.  xii,  p.  241-288),  et  Réponse  èi  lu  deuxième  Ici  Ire  de 
M.  l'évèque  de  Meaux  du  II  septembre  170(i  (ibid., 
t.   xii.   p.   301-376).  Lettre  à  un  théologien  au  sujet 

ileses  instructions  pastorales  [ibid.,  t.  xn,  p.  379-  U0).  - 
Réponse  a  lu  première  lettre  de  Mgr  l'évèque  de  Saint- 
l'ons.  10  décembre  1705  (ibid.,  t.  XII,  p.  113-172), 
et  Réponse  éi  la  seconde  lettre  (ibid.,  t.  XII,  p.  173-588). — 
Lettres  èi  l'occasion  d'un  nouveau  système  sur  le  silence 
respectueux  {ibid..  I.  xm.  p.  149-622)  :  ce  sont 
quatre  lettres  dont  la  première  est  adressée  à  un 
théologien  au  sujet  de  l'ouvrage  du  théologal  de 
Liège;  la  seconde  répond  a  une  Relire  île  Liège  et  à  un 
ouvrage  intitulé  Defensio  auctoritatis  Ecclesise  (p.  195- 
550);  la  troisième  (p.  551-585)  est  adressée  à  S.A.S.E. 
Mgr  l'évèque  de  Cologne,  au  sujet  de  la  protestation 
de.  l'auteur  anonyme  d'une  lettre  latine  et  du  livre 
intitulé  Defensio  auctoritatis  Ecclesise;  enfin  la  qua- 
trième (p.  585-622)  est  adressée  à  Monsieur  N... 
sur  un  écrit  intitulé  Lettre  èi  Son  Altesse  serénissime 
électorale  l'électeur  de  Cologne,  au  sujet  de  la  lettre  de 
M.  l'archevêque  de  Cambrai  à  Son  Altesse  électorale  de 
Cologne,  contre  une  Protestation  d'un  théologien  de 
Liège.  Ces  quatre  lettres  lurent  écrites  à  l'occasion'du 
système  de  l'abbé  Denys,  théologal  de  Liège.  —  Enfin 
et   surtout   l' Instruction   pastorale  sur  le  livre   intitulé 


]  5  1  5 


QUESNEL.    DISCUSSIONS    AUTOUR    DE    LA    BULLE 


1516 


«  Justification  du  silence  respectueux  »  (t.  xiv,  p.  3-339) 
et  la  Lettre  sur  l'infaillibilité  de  l'Église  touchant  les 
textes  dogmatiques  (t.  xiv,  p.  343-410),  dont  nous  par- 
lerons plus  longuement  parce  que  ces  deux  écrits 
caractérisent  le  mieux  la  position  de  Fénelon  dans  la 
question  du  jansénisme. 

Mais  Fénelon  ne  lut  pas  le  seul  défenseur  de  la  thèse 
qui  soutint  l'obligation  de  signer  le  Formulaire  imposé 
par  la  bulle:  il  faut  citer  encore  les  écrits  suivants,  qui 
furent  publiés  de  !70l>  à  1710  :  Yera  dejensio  auctori- 
tatis  Ecclesise  in  qua  asserilur  gravissimum  pondus 
ejus  conslitulionum  et  novella  quiedam  principia 
illi  injuriosa,  cum  Epistola  Leodiensi  de  Formula 
Alexandri  VII  re/elluntur;  c'est  l'œuvre  d'un  jésuite, 
professeur  au  séminaire  de  Liège,  le  P.  Henri  Robert 
Stephani.  -  Réfutation  d'un  ouvrage  de  ténèbres,  qui 
est  un  libelle  diffamatoire,  schismatique,  fomentant 
l'hérésie  des  cinq  propositions,  donné  au  publie  avec  ce 
litre  :  «  Mémoire  touchant  le  dessein  »,  1 707.  —  Défense 
de  la  constitution  de  S.  S.  P.  le  pape  Clément  XI,  contre 
un  livre  qui  a  pour  titre  :  «  Nouveaux  éclaircissements 
sur  la  signature  du  formulaire,  contenant  des  répexions. 
—  Deuxième  défense  de  la  constitution  contre  un  libelle 
donné  au  public  de  la  part  du  P.  Quesnel,  avec  ce  litre  : 
«  Lettre  à  .1/.  Bêcher,  où  l'on  réfute  son  nouveau  sys- 
tème »,  1707.  —  Réfutation  d'un  second  ouvrage  de 
ténèbres,  1708.  —  Dejensio  verilatis  catholiese  contre 
scriptum  jansenianum,  oui  titulus  :  «  De  quœslione 
facti  Jansenii  variée  quiesliones  juris  et  responsa  », 
quod  hic  totum  referlur  et  refulalur  per...,  S.  T.  I).  L'au- 
teur est  M.  Martin,  docteur  de  Louvain.  —  Dialogi 
pacifiai  inter  Iheologum  et  jurisconsullum  contra  libel- 
tum  «  De  qu&stione  facti  Jansenii  variie  quiesliones 
juris  et  responsa  »  aliosque  anonymos,  cum  designa- 
tione  quinque  famosarum  propositionum  in  libro  Jan- 
senii, 1708;  l'auteur  est  le  P.  Désirant,  augustin  et 
docteur  de  Louvain.  —  Appendix  sive  observaliones 
in  prolestalionem  et  appellationem  ab  authore  Epis- 
tolœ  Leodiensis  factam,  adversus  quoddam  mandatum 
Serenissimœ  sua-  Celsitudinis  elecloralis  editum;  c'est 
une  addition  aux  thèses  du  P.  Stephani  qui  ont  pour 
titre  :  Junsenismus  merito  condemnalus.  —  Troisième 
défense  de  la  constitution  «  Vineam  Domini  »  par 
M.  L.  I).  C.  Decker,  doyen  et  chanoine  de  la  métropole 
de  Malines,  contre  un  nouveau  livre  du  P.Q.,  intitulé 
'  Chimère  du  jansénisme  ».  —  Concilium  Paeis,  adver- 
sariis  propriis  inter  se  dispulanlibus  dalum  a  Roberlo 
Stephani,  1710.  —  Lettre  où  l'on  fait  voir  que.  les 
jansénistes  ont  tort  de  se  prévaloir  du  mandement  de 
S.  E.  M.  le  cardinal  de  Nouilles,  archevêque  de  Paris, 
du  15  avril  1700,  par  lequel  il  adopte  une  lettre  écrite 
autrefois  par  feu  Bossuet,  jeune  docteur,  pour  les  reli- 
gieuses de  Port-Royal  et  où  on  démontre  qu'ils  avancent 
contre  la  vérité,  que  celle  lettre  contredit  tous  les  principes 
de  Mgr  l'archevêque  de  Cambrai,  1710;  cette  Lettre  a 
été  attribuée  à  Fénelon  lui-même. 

2°  Les  adversaires.  -  Mais  les  adversaires  de  la 
bulle  et  les  partisans  du  silence  respectueux  ne  se  tai- 
sait point,  et  leurs  écrits  furent  encore  plus  nombreux 
peut-être  que  ceux  des  défenseurs;  beaucoup  se  dissi- 
mulaient derrière  la  thèse  de  Denys,  le  théologal  de 
Liège;  voici  les  principaux  écrits  qui  répondent  aux 
précédents  ou  qui  les  provoquèrent  :  Avili  Academici 
parœnesis  ad  alumnos  aima  universitatis  Lovaniensis 
e  qua  liquel  quid  dejerendiim  sil  constitutioni  Clemen- 
tinte  nu[)cr:c  quie  Vineam  Domini  Sabanth,  de  rxordio 
dicilur,  1706.  -  Dejensio  auctoritalis  Ecdesite,  in  qua 
asserilur  gravissimum  pondus  ejus  conslitulionum, 
rejellilur  novellum  qunrumdam  principium  illi  iQJUrio 
sum,  ac  Epistola  Leodiensis  de  formula  Alexandri  nu 
oindicatur,  1707;  c'est  une  défense  de  la  lettre  de 
Liège    contre    l'archevêque    de    Cambrai.  Dejensio 

epistola    Leodiensis   ctinjulala,    ubi   varia-   de   subscrip 


tione  formula'  Alexundrinie  post  conslilutionen  Clemen- 
tinam  sententiœ  discutiuntur  :  inter  quas  ea  potissimum 
refulalur  quam  luetur  illius  Epistolie  auctor  et  vindex 
in  libro  qui  falso  inscribitur  «  Dejensio  auctoritatis 
Ecclesise  ».  1707.  —  Parœnesis  vindicala,  seu  depulsio 
calumniarum  ac  cavillulionum  quas  adversus  Avilum 
Academicum  et  Cornelium  Jansenium  intorsit  oir 
abunde  notus,  Ecclesiasticte  auctoritatis  defensor,  in 
qua  ri  latins  disculitur  Clemenlina  periodus,  1707.  — ■ 
Justification  du  silence  respectueux,  ou  Réponse  aux 
instructions  pastorales  et  autres  écrits  de  M.  l'arche- 
vêque de  Cambrai,  1707,  .'{  vol.  in-12;  c'est  l'écrit  le 
plus  important  de  ce  groupe,  et  nous  le  trouverons 
plus  loin.  —  Mémoire  touchant  le  dessein  qu'on  a 
d'introduire  le  formulaire  du  pape  Alexandre  VII  dans 
l'Église  des  Pays- Ras,  1707.  —  Second  mémoire  tou- 
chant l'introduction  du  jormulaire  d'Alexandre  VII 
dans  les  Pays- Ras,  pour  servir  de  réponse,  à  la  réfutation 
du  premier,  1707.  —  Lettre  à  M.  Decker,  doyen  de 
l'Église  de  Malines,  où  l'on  réfute  son  nouveau  système, 
du  jansénisme  et  les  vaines  accusations  qu'il  jail  contre 
Mgr  l'archevêque  de  Sébasle  et  contre  le  P.  Quesnel  dans 
la  Défense  de.  la  constitution,  1707.  —  Chimère  du  jansé- 
nisme ou  dissertation  sur  le  sens  dans  lequel  les  cinq 
propositions  ont  été  condamnées,  pour  servir  de  réponse 
à  un  écrit  qui  a  pour  litre  :  «  Deuxième  défense  de  la 
constitution  »,  1708.  —  Troisième  mémoire  où  l'on 
défend  contre  les  Réponses  aux  deux  premiers  les  droits 
du  roi  catholique  et  des  autres  souverains  touchant  l'in- 
troduction des  bulles,  décrets  ou  formulaires  de  Rome 
dans  leurs  Étais,  avec  une.  déduction  historique  de  plu- 
sieurs différends  arrivés  sur  ce  sujet  aux  Pays-Bas, 
1708.  —  De  quiestione  facti  Jansenii  variœ  quiesliones 
et  responsa,  1708.  —  Asserlio  opusculi  quod  inscribitur  : 
«  De  questionc  facti  Janseniani  variée  quiesliones  juris  et 
responsa  ».  contra  duos  libellas,  quorum  alteri  titulus  : 
«  Dejensio  verilatis  catholiese  »:  et  alteri  «  Dialogi 
paci/ici  »,  cum  animadversionibus  apologeticis  in  de- 
crelum  Anlonii  Parmenlicr,  1708.  —  Mandatum 
proleslalionis  et  appellationis  ad  sanctam  Sedem,  1708; 
c'est  un  placard  du  chanoine  Denys.  —  Obedientiœ 
credulie  varia  religio  seu  silenlium  religiosum  in  causa 
Jansenii  explicalum,  et  salua  fuie  et  auctorilute  Eccle- 
siœ  vindiculum  adversus  Iheologum  Leodiensem,  aliosque 
obedienlia'  credulie  dejensores,  1708,  2  vol.  — Disser- 
tatio  epistolaris  de  scnlenlia  S.  P.  démentis  XI.  in 
decrelo  Romie  condito  XVI  mensis  Julii  M  DCCV, 
quo  constituliones  Innocenta  X  et  Alexandri  VII  de 
famosis  V  proposilionibus  conjirmantur,  1708.  — 
Dséaveu  d'un  libelle  calomnieux  attribué  au  P.  Quesnel 
dans  la  dernière  instruction  pastorale  de  Mgr  l'arche- 
vêque de  Cambrai,  1700.  —  Lettre  à  un  chanoine  pour 
répondre  à  la  le/Ire  de  M.  l'archevêque  de  Cambrai,  sur 
un  écrit  intitulé  :  •  Lettre  à  S.  A.  E.  Monseigneur 
l' Électeur  de  Cologne  »,  1700.  Réflexions  sur  le  man- 
dement de  S.  E.  M.  le  cardinal  de  Noailles,  archevêque 
île  Paris,  portant  permission  d'imprimer  une  lettre  de 
feu  M.  l'évêque  de  Meaux  aux  religieuses  de  Port-Royal, 
1700.  Lettre  à  M.  l'archevêque  de  Cambrai  au  sujet 

de  sa  Réponse  à  la  II'  lettre  de  M.  l'évêque  de  Saint- 
Pons,  I7oo.  Denuntiatio  solemnis  bullte  Clémen- 
tines fada  universm  Ecclesise  catholiese,  ou  Dénonciation 
solennelle  de  la  bulle  de  Clément  XI  (i  toute  l'Église 
catholique  et  principalement  à.  tous  ses  premiers  pas- 
teurs, connue  d'une  bulle  qui  renverse  la  doctrine  de  la 
grâce,  par  laquelle  nous  sommes  chrétiens,  qui  redonne 
la  vie  i'i  Pelage  cl  il  ses  sa  tuteurs,  qui  expose  l'Eglise 
au  scandale  de  ceux  qui  sont  hors  de  son  sein,  qui  aigrit 
plus  que  jamais  des  divisions  qui  n'ont  déjà  que  trop 
duré  et  qui.  sous  l'enveloppe  du  sens  de  Jansénius. 
condamne  d'hérésie  les  premiers  cl  les  plus  certains 
fondements  de  la  piété  chrétienne,  de  l'humilité,  de  la 
reconnaissance,   de  l' espérance  et  de   la   charité,  savoir 


1517 


OUESNEL.    DISCUSSIONS    AUTOUR    DE    LA    HUELK 


L518 


la  grâce  de  Jésus-Christ  efficace  par  elle-même  et  la 
prédestination  gratuite  des  élus,  1709.  —  Defensio 
auclorilatis  Ecclesise  vindicata  contra  erudilissimum  vi- 
rum  Jansenio  suppetias  ferentem,  Avitum  Academicum 
et  alios  a  quibus  impugnata  fuit,  1709;  c'est  la  réponse 
de  M.  Denys  à  l'écrit  intitulé  Defensio  Epistolse  Leo- 
diensis.  —  Seconde  lettre  à  Mgr  l'archevêque  de  Cam- 
brai, toucliant  le  prétendu  jansénisme,  au  sujet  de  la 
Réponse  à  la  IIe  lettre  de  M.  de  Sainl-Pons,  1710.  — 
Arles  jesuilicœ  in  sustinendis  perlinaciler  novilatibus 
laxilatibusque  sociorum  (quarum  plusquam  mille  hic 
exhibenlur)  S.  D.  N.  démentis  papse  XI  alque  orbi 
universo  denuntiatse  per  chrislianum  aletophilum, 
editio  '-'■',  média  fere  parte  auclior,  1710.  — ■  Du  refus  de 
signer  le  formulaire,  qui  est  la  suite  de  Trois  lettres 
sur  l'excommunication. 

Parmi  ces  très  nombreux  écrits,  qui  prirent  la 
défense  du  cas  de  conscience  et  attaquèrent  plus  ou 
moins  directement  la  bulle  Vineam  Domini,  l'ouvrage 
de  Jacques  Fouilloux  est  assurément  le  plus  caracté- 
ristique. Il  a  pour  titre  Justification  du  silence  respec- 
tueux ou  Réponse  aux  instructions  pastorales  et  autres 
écrits  de  M.  l'archevêque  de  Cambrai,  1707,  3  vol.  in-12. 
L'auteur  se  vante  d'avoir  suivi  pas  à  pas  Fénelon  et 
d'avoir  réfuté  un  à  un  tous  ses  arguments  en  faveur 
de  la  bulle  et  de  la  signature  du  formulaire.  Il  veut 
établir  trois  propositions  fondamentales  qui  prouvent 
la  légitimité  du  silence  respectueux  :  1.  La  croyance 
du  fait,  que  suppose  le  formulaire,  est  une  croyance 
certaine  et  absolue.  2.  On  ne  peut  exiger  une  croyance 
certaine  et  absolue  en  un  fait  qui  parait  douteux  qu'en 
vertu  d'une  autorité  infaillible.  3.  L'Église  n'est  pas 
infaillible  dans  le  jugement  qu'elle  porte  des  auteurs 
et  des  livres.  Cette  dernière  proposition  est  en  oppo- 
sition formelle  avec  les  écrits  de  Fénelon.  A  cette 
attaque  contre  l'archevêque  de  Cambrai  Fouilloux  a 
ajouté  des  injures  personnelles  :  Fénelon  est  un  «  esprit 
faux  dont  l'aveuglement  est  inconcevable,  et  l'igno- 
rance profonde;  nouvel  Apollinaire  et  nouveau  Julien, 
dont  les  écrits  ne  sont  que  du  galimatias  ». 

Le  1er  juillet  1708,  Fénelon  publia  une  Instruction 
pastorale  pour  réfuter  le  gros  ouvrage  de  Fouilloux. 
Œuvres,  t.  xiv,  p.  3-339.  11  souligne  la  dissimulation 
des  jansénistes  pour  éluder  les  définitions  de  l'Église 
et  les  vaines  déclarations  contre  toutes  les  autorités 
ecclésiastiques,  et  même  contre  les  conciles  généraux 
qu'ils  avaient  paru  respecter  autrefois.  L'Instruction 
pastorale  est  établie  d'une  manière  fort  méthodique  : 
1.  De  l'aveu  du  parti,  l'Église  a  la  promesse  de  l'in- 
faillibilité pour  juger  des  textes  de  ses  symboles,  de  ses 
canons  et  des  autres  décrets  équivalents.  2.  La  con- 
damnation du  texte  de  Jansénius  est  entièrement 
équivalente  à  un  canon  de  concile  œcuménique.  3.  De 
l'aveu  des  écrivains  du  parti  et,  en  particulier,  de 
l'auteur  de  la  Justification,  il  faut  conclure  que  l'É- 
glise est  infaillible  sur  les  textes  d'auteurs  particuliers, 
comme  Jansénius.  4.  Enfin  la  tradition  est  décisive- 
sur  cette  question,  soit  par  les  conciles,  en  particulier 
par  le  concile  de  Trente,  soit  par  toutes  les  assemblées 
du  clergé  depuis  1653.  Bref,  l'Église  est  infaillible 
quand  elle  condamne  des  textes  soit  courts,  soit  longs, 
qui  se  rapportent  à  la  conservation  du  dépôt  de  la  foi, 
pour  régler  notre  croyance  et  indépendamment  de 
toute  information  sur  l'intention  personnelle  des  au- 
teurs. Elle  est  certainement  infaillible  quand  elle 
exige,  par  un  serment  solennel  dans  sa  profession  de 
foi,  la  croyance  intérieure  de  l'héréticité  du  texte 
condamné;  il  y  a  une  différence  essentielle  entre  le 
fait  de  l'intention  de  l'auteur  et  l'héréticité  de  son 
texte.  Fénelon  termine  son  instruction  par  ces  paroles 
mémorables  :  «  Ce  n'est  point  être  uni  à  l'Église  que  de 
ne  l'écouter  pas  quand  elle  exige  qu'on  fasse  un  ser- 
ment   pour   promettre    une    croyance    absolue,    sans 


crainte  d'être  trompé...  Rien  n'est  plus  pernicieux  que 
de  vouloir  demeurer  dans  le  sein  de  l'Église  pour  lui 
faire  la  loi...  C'est  un  nouveau  genre  de  tentation, 
réservé  aux  derniers  temps,  que  cette  conduite  des 
novateurs,  qui  affectent  de  demeurer  au  dedans  de 
l'Église  pour  la  séduire  et  qui  ne  gardent  l'unité  au 
dehors  que  pour  diviser  les  esprits  au  dedans...  Pen- 
dant qu'ils  affectent  de  paraître  si  soumis,  ils  ne 
veulent   rien   écouter,   ni   examiner...  »   P.   335. 

La  Lettre  de  l'ar  hevëque  de  Cambrai  touchant  les 
textes  dogmatiques,  où  il  répond  aux  principales  objec- 
tions (Œuvres,  t.  xiv,  p.  343-410),  est  un  résumé  précis 
de  toute  la  controverse  sur  le  silence  respectueux,  et  elle 
est  capitale  dans  l'œuvre  de  Fénelon,  car  elle  vise  à 
détruire  les  difficultés  soulevées  contre  l'argument 
fondamental  mis  en  avant  par  lui  :  l'Église  est  infail- 
lible touchant  les  textes  dogmatiques.  C'est,  dit-il, 
la  doctrine  commune  de  l'Église  et  de  la  tradition.  En 
vertu  des  promesses  reçues  de  Jésus-Christ,  l'Église 
est  infaillible  sur  la  signification  des  textes,  qui  con- 
servent ou  qui  corrompent  le  dépôt  de  la  foi  ;  sans 
cela,  les  vérités  chrétiennes,  qui  sont  exprimées  dans 
des  textes  seront  toujours  douteuses  ou  incertaines: 
l'Eglise  juge  la  catholicité  ou  l'héréticité  îles  textes 
avec  la  même  autorité  infaillible  qui  la  fait  juge  de  la 
foi.  Si  elle  pouvait  se  tromper,  elle  ne  pourrait  pas 
exiger,  avec  serment,  une  croyance  intérieure  à  ses 
jugements.  Comme  il  le  dira  dans  sa  lettre  au  P.  Lami, 
du  4  mars  1708  (Correspond.,  t.  m,  p.  161)  :  «La 
croyance  certaine  est  manifestement  impossible  sans 
un  motif  certain.  »  Or.  le  seul  motif  certain  qui  puisse 
imposer  une  croyance  certaine,  c'est  l'infaillibilité  de 
l'Église. 

3°  La  destruction  de  Port-Royal.  —  La  bulle  Vineam 
Domini  eut  en  France  un  contre-coup  imprévu  :  la 
destruction  de  Port-Royal,  sur  laquelle  les  amis  de 
Quesnel  ont  coutume  de  s'apitoyer,  oubliant  qu'avant 
d'arriver  à  cette  extrémité  regrettable  le  pouvoir  civil 
avait  pris  des  mesures  plus  douces,  qui  furent  sans 
effet  à  cause  de  l'entêtement  des  religieuses,  soutenues 
par  les  conseils  de  leurs  directeurs.  Sainte-Beuve 
lui-même,  qui  a  tant  insisté  sur  les  détails  de  cette 
destruction,  laisse  voir  que  les  pauvres  religieuses 
furent  quelque  peu  responsables  de  leur  malheur. 
M.  Albert  Le  Roy  a  consacré  un  long  chapitre,  où  il 
suit  Sainte-Beuve,  et  il  dit  :  «  l'ar  un  raffinement 
odieux,  on  chargea  de  signifier  la  sentence  d'extirper 
le  jansénisme  et  de  briser  son  nid,  celui-là  même  qui 
était  réputé  le  secret  protecteur  de  la  faction.  »  Il 
s'agit  du  cardinal  de  Noailles,  traité  avec  tant  de 
pitié  dans  les  Gémissements  d'une  âme  vivement  tou- 
chée de  la  destruction  de  Port-Royal-des-Champs  :  il  fit 
ce  que  n'aurait  pas  fait  son  prédécesseur,  pourtant  si 
peu  ami  de  Port-Royal.  Noailles  désobéissait  au  pape, 
mais  il  s'inclinait  devant  les  ordres  du  roi. 

Le  18  mars  17nti,  Gilbert,  vicaire  général  de  Noailles, 
intima  à  M.  Marignier,  confesseur  des  religieuses, 
l'ordre  verbal  de  lire  la  bulle  Vineam  Domini  et  de 
souscrire,  en  leur  nom,  la  formule  préparée  par  l'ar- 
chevêché :  on  leur  demandait  de  renoncer  au  silence 
respectueux  et  d'abandonner  la  distinction  du  fait 
et  du  droit.  Le  21  mars,  le  confesseur  apposa  sa  signa- 
ture, au  nom  des  religieuses,  en  ajoutant  les  mots 
suivants  :  «  Sans  déroger  à  ce  qui  s'est  lait  a  leur  égard, 
à  la  paix  de  l'Église,  sous  le  pape  Clément  IX.  » 
Sainte-Reuve  écrit  justement  :  «  Il  était  singulier  et 
ridicule  que,  seules,  une  vingtaine  de  filles,  vieilles, 
infirmes  et  la  plupart  sans  connaissances  suffisantes, 
qui  se  disaient  avec  cela  les  plus  humbles  et  les  plus 
soumises  en  matière  de  foi,  vinssent  faire  acte  de  mé- 
fiance et  protester  indirectement  en  interjetant  une 
clause  restrictive.  »  On  essaya  de  vaincre  leur  résis- 
tance; ce  fut  inutile.  Le  P.  Quesnel,  consulté  de  loin, 


L519         QUESNEL.    ATTAQUES   CONTRE   LES   «    RÉFLEXIONS   MORALES 


1520 


;i  Amsterdam,  approuva  la  résistance  de  «  ces  fidèles 
servantes  de  Dieu  »,  qui  s'exposaient  «  à  tout  plutôt 
que  de  trahir  leur  conscience  par  l'approbation  d'un 
écrit  calomnieux  »;  d'autres  amis  désapprouvaient  la 
résistance,  mais  ils  ne  furenl  pas  écoutés.  On  n'a  pas 
à  raconter  ici  les  détails  de  cette  triste  histoire,  car 
ils  n'intéressent  point  la  théologie.  Le  monastère  fut 
détruit  le  29  octobre  1709. 

Sur  1;<  destruction  de  Port-Royal,  on  peut  lire  les  écrits 
du  temps  et  particulièrement  les  Mémoires  sur  la  destraction 
de  Port-Rogal-dcs-Champs,  1711  ;  Mémoires  historiques  et 
chronologiques  de  Guibert,  t.  m-vi  ;  llist.  abrégée  de  lu 
dernière  persécution,  par  Olivier  Pinaud,  3  vol.  in-12,  17.">0; 
Gémissements  d'une  Ame  vivement  touchée  de  la  destruction 
du  monastère  de  Port-Royal-des-Champs,  in-12,  1734  fil  y 
en  a  quatre);  Sainte-Beuve,  Port-Royal,  tout  le  1.  VI; 
Albert  Le  Itov,  Ln  France  et  Rome  île  1700  -<  1715,  p.  234- 
294  ;  Mlle  Gabier,  llist.  ilu  monastère  de  Port-Rogal-des- 
Champs,  in-8°,  Paris.  1929,  C.  vi-x, 

XIII.  Fénelon  et  Quesnel,  —  Féiielon,  qui  avait 
si  vivement  attaqué  le  jansénisme,  regardait  Quesnel 
comme  l'auteur  responsable  de  cette  nouvelle  poussée 
janséniste  au  début  du  xviii"  siècle.  Le  cardinal  de 
Iiausset,  dans  son  Histoire  de  Fénelon,  1.  V,  p.  350- 
358,  parle  d'une  première  lettre  de  Fénelon  à  Quesnel, 
dans  laquelle  l'archevêque  de  Cambrai  accueille  avec 
bonté  la  proposition  qui  lui  aurait  été  faite  par  Ques- 
nel de  s'entretenir  avec  lui  sur  la  question  du  jansé- 
nisme :  «  Si  nous  ne  pouvions  pas  nous  accorder  sur 
les  points  contestés,  au  moins  tâcherions-nous  de  don- 
ner l'exemple  d'une  douce  et  paisible  dispute,  qui 
n'altérerait  en  rien  la  charité.  »  Le  fait  est  peu  probable 
car  le  P.  Quesnel  écrivait,  le  19  octobre  1709,  à 
M.  Schort,  médecin  anglais  converti  à  la  morale  jan- 
séniste :  «  On  dit  que  M.  l'archevêque  de  Cambrai  va 
se  mettre  à  traiter  le  dogme  sur  l'affaire  du  jansénisme. 
Ce  prélat  aura  peine  à  se  tenir  dans  de  justes  bornes  : 
il  s'est  barbouillé  des  opinions  moliniennes  et,  s'il  suit 
leurs  idées,  il  se  rendra  digne  de  la  censure  des  plus 
habiles  théologiens.  »  Correspondance  de  Quesnel,  t.  il, 
p.  303. 

En  fait,  en  1710,  Fénelon  écrivit  deux  lettres  à 
Quesnel,  «  chef  de  parti  »,  pour  répondre  aux  écrivains 
sans  nom  de  son  école,  dont  il  est  responsable.  La  pre- 
mière lettre  demande  au  Père  ce  qu'il  pense  devant 
Dieu  de  l'écrit  intitulé  :  Denuntialio  bullic  Clémentines 
quse  incipit  :  Vineam  Domini.:.,  facta  universiv  Eccle- 
siœ  catholicœ,  dont  le  titre  seul  est  un  blasphème 
contre  l'autorité  de  l'Église  et  du  Saint-Siège  et  contre 
Clément  XI,  qu'il  accuse  d'avoir  ressuscité  le  péla- 
gianisme  et  détruit  la  grâce  de  Jésus-Christ  par  sa 
bulle  du  15  juillet  1705.  D'après  le  dénonciateur,  la 
bulle  renverse  la  grâce  par  laquelle  nous  sommes 
chrétiens,  expose  l'Église  au  scandale  de  ses  ennemis, 
augmente  et  irrite  de  nouveau  les  dissensions,  qualifie 
d'hérétique,  sous  le  nom  de  jansénisme,  la  doctrine 
qui  est  le  premier  principe  et  le  fondement  le  plus 
assuré  de  la  piété  chrétienne,  de  l'humilité,  de  la 
reconnaissance  de  l'espérance  cf  de  la  charité.  Bref,  la 
bulle  est  un  monumeni  de  ténèbres,  tandis  que  le  livre 
de  Jansénius  est  a  un  livre  divin  et  tout  d'or  »,  mani- 
festement conforme  à  la  doctrine  de  saint  Augustin. 
L'auteur  du  libelle  est  un  ancien  doyen  de  la  collé- 
giale de  Malines,  nommé  de  Witte,  qui,  dit-il,  i  trou- 
vant l'enseignement  de  son  pays  infecté  de  pélagia- 
nisme,  est  allé  chercher  en  Hollande  l'asile  de  la  foi 
catholique  ».  Fénelon,  après  avoir  souligné  le  scandale 
de  cette  dénonciation  en  citant  de  nombreux  passages, 
montre  à  Quesnel  que  cet  excès  révoltant  est  la  consé- 
quence logique  des  principes  qu'il  a  lui-même  posés 
et  <pie  ses  partisans,  s'ils  sont  sincères,  doivent  logi- 
quement aboutir  aux  mêmes  conclusions  (pie  le 
dénonciateur,  sans  s'amuser  à  la  vaine  distinction  du 


fait  cl  du  droit.  «  11  faut  que  la  grâce  de  Jansénius 
soit  hérétique  si  la  bulle  n'est  pas  pélagienne,  ou  que 
la  bulle  soit  pélagienne,  si  la  grâce  de  Jansénius  n'est 
pas  hérétique  et  opposée  à  celle  de  saint  Augustin.  » 
Œuvres,  t.  xih,  p.  267-368. 

La  seconde  lettre  de  Fénelon  (ibid.,  p.  369-445)  se 
rapporte  à  la  Relation  du  cardinal  Rospigliosi  sur  la 
paix  de  Clément  IX.  Dans  la  Lettre  à  M.  l'archevêque 
de  lUunbrai.au  sujet  de  sa  Réponse  à  la  seconde  lettre 
de  M.  l'évêque  de  Saint-Pons,  1709,  l'auteur  pour 
légitimer  le  silence  respectueux,  avait  invoqué  la 
Relation  du  cardinal  Rospitjliosi,  dans  laquelle  on 
raconte  les  pourparlers  qui  avaient  abouti  a  la  paix 
de  Clément  IX.  Contre  cette  affirmation,  Fénelon 
montre  à  Quesnel  que  cette  Relation  condamne  formel- 
lement et  ouvertement  le  silence  respectueux  et  que 
l'on  a  tronqué  les  textes  du  cardinal.  Pour  légitimer 
le  silence,  on  ne  peut  prétendre  que  l'Église,  infaillible 
pour  ce  qui  regarde  le  texte  sacré,  est  faillible  pour 
l'intelligence  des  textes  doctrinaux  qu'elle  condamne 
comme  hérétiques  ou  qu'elle  propose  à  la  foi  comme 
catholiques  et  fondés  sur  l'autorité  divine.  L'Église  ne 
peut  prononcer  que  sur  des  textes;  elle  ne  saurait 
prononcer  «  sur  des  sens  en  l'air  et  détachés  de  toute 
expression  qui  les  fixe  et  qui  les  transmette  ». 

A  cette  mise  en  demeure,  qui  le  regarde  comme  le 
chef  du  parti  et  l'auteur  responsable  des  attaques 
contre  Home,  Quesnel  réplique  par  une  Réponse  aux 
deux  lettres  de  M.  l'archevêque  de  Cambrai  au  P.  Ques- 
nel, 1711,  in-12.  Il  se  défend  d'avoir  des  disciples  : 
«  Je  n'ai  ni  école,  ni  disciples.  Je  ne  suis  chef  d'aucun 
parti;  je  n'en  ai  aucun;  j'ai  eu  horreur  tout  parti;  ma 
loi,  c'est  l'Évangile;  les  évèques  sont  mes  pères,  et 
le  souverain  pontife  est  le  premier  de  tous.  »  Après 
cette  profession  de  foi,  Quesnel  attaque  la  conduite 
de  Fénelon  dans  l'affaire  du  livre  des  Maximes  des 
saints;  il  accuse  les  jésuites  d'être  des  idolâtres,  des 
corrupteurs  de  la  morale  et  des  négateurs  de  la  vraie 
grâce  de  Jésus-Christ.  Il  soutient  que  le  système  des 
deux  délectations  auquel  Fénelon  attribue  le  point  de. 
départ  du  jansénisme  n'est  en  réalité  que  le  système 
des  thomistes,  tel  qu'ils  l'ont  exposé  dans  les  congré- 
gations De  auxiliis.  La  Relation  du  cardinal  Respigliosi 
est  abandonnée  par  Quesnel  comme  «  une  pièce  apo- 
cryphe, une  rapsodie  mal  conçue,  un  discours  en  l'air, 
dont  la  source  est  inconnue,  remplie  de  raisonnements 
pitoyables,  de  conséquences  arbitraires,  de  dist  incl  ions 
Innées,  d'explications  incompréhensibles,  de  longues 
et  ennuyeuses  digressions  cl  de  tout  ce  qui  peut  rendre 
méprisable  un  écrit  de  ce  genre  ».  P.  91. 

D'après  plusieurs  lettres,  écrites  en  1711  et  1712,  il 
semble  bien  que  Fénelon  se  proposait  de  réfuter  la 
Réponse  de  Quesnel:  mais  il  en  fut  détourné  par  di- 
verses considérations,  en  particulier,  pour  éviter  de 
mettre  en  cause  le  cardinal  de  Noaillcs,  avec  lequel  le 
P.  Quesnel  aurait  voulu  le  brouiller  définitivement. 

XIV.  Les  attaques  contre  le  livre  des  ■  Ré- 
flexions MORALES  ».  A  mesure  (pie  les  éditions  des 
Réflexions  morales  se  succèdent,  les  attaques  de  mul- 
tiplient. La  fuite  du  P.  Quesnel  dans  les  Pays-Bas  et 
surtout  son  incarcération  dans  les  prisons  de  l'arche 
vêque  de  Malines  attirent  l'attention  sur  Quesnel  et 
sur  son   livre. 

Déjà,  en  1694,  le  docteur  l'romageau  avait  signalé 
près  de  deux  cents  propositions  comme  censurables 
et  il  publia  un  Extrait  critique  pour  en  souligner  le 
sens  tout  janséniste.  Cependant ,  Noaillcs,  par  son  man- 
dement du  25  juin  1005.  en  recommandait  la  lecture 
aux  curés  du  diocèse  de  Châlons  :  On  trouve  ramasse 
dans  ce  livre  tout  ce  (pie  les  saints  Pères  ont  écrit  de 
plus  beau  et  de  plus  louchant  sur  le  Nouveau  Testa- 
ment cl  on  en  a  l'ail  un  extrait  plein  d'onction  et  de 
lumière.    Les    plus    sublimes    vérités   de    la    religion    y 


152J  QUESNEL.    ATTAQUES   CONTRE    LES   «    RÉFLEXIONS    MORALES   »  L522 


sont  traitées  avec  cette  force  et  cette  douceur  du 
Saint-Ksprit  qui  les  font  goûter  aux  cœurs  les  plus 
durs.  Vous  y  trouverez  de  quoi  vous  instruire  et  vous 
édi lier.  Vous  y  apprendrez  à  enseigner  les  peuples  que 
vous  avez  à  conduire...  Ainsi  ce  livre  vous  tiendra 
lieu  d'une  bibliothèque  entière.  » 

Cependant,  les  attaques  se  précisent.  Ce  sont  d'a- 
bord des  escarmouches  :  le  15  octobre  17015,  l'évêque 
d'Apt,  Foresta  de  Colongue,  interdit  dans  son  diocèse 
la  lecture  des  Réflexions  murales,  et  à  la  même  date 
Fénelon  écrit  :  «  Il  faudra  examiner  le  livre  de  Quesnel, 
approuvé  à  Chàlons.  »  Quesnel  multiplie  les  lettres 
et  les  thèses  pour  détendre  son  livre,  tandis  que  le 
jansénisme  fait  de  nombreuses  conquêtes,  surtout 
dans  le  clergé  du  second  ordre  et  dans  la  bourgeoisie 
parlementaire.  Or,  le  grand  moyen  de  propagande, 
c'est  le  livre  des  Réflexions,  approuvé  par  Noailles. 
devenu  archevêque  de  Paris. 

Le  P.  Lallemant,  S.  J.,  publie  deux  ouvrages  reten- 
tissants :  Le  P.  Quesnel  séditieux,  Paris,  1704,  in-12,  et 
Le  P.  Quesnel  hérétique,  Paris.  1705,  in-12;  dans  ces 
deux  écrits,  le  livre  des  lié/lexions  est  jugé  très  sévè- 
rement. La  bulle  Vineam  Domini,  qui  condamne  le 
silence  respectueux,  approuvé  par  les  amis  de  Quesnel. 
ralentit  un  peu  et  détourne  les  attaques  dirigées 
contre  le  livre  de  Quesnel;  mais,  le  3  juillet  1707, 
l'archevêque  de  Besançon,  et.  le  5  août,  l'évêque  de 
Xevers  condamnent  le  livre  des  Réflexions  et  inter- 
disent la  lecture  de  ce  livre  suspect  et  hérétique. 
L'évêque  de  Nevers  remarque  qu'on  y  insinue  des 
erreurs  déjà  condamnées  et  qu'on  inspire  aux  lidèles 
un  esprit  de  révolte  contre  l'autorité  ecclésiastique. 
Quesnel  lui-même  publie  alors  des  écrits  qui  attirent 
l'attention  de  Rome  :  Motif  de  droit;  —  Anatomie  de 
lu  sentence  de  M.  l'archevêque  de  Matines;  —  Avis 
sincères  aux  catholiques  îles  Provinces  Unies;  — Divers 
abus  et  nullités  du  décret  de  Rome  du  4  octobre  1707 
contre  M.  l'archevêque  de  Sébaste,  et  d'autres  écrits 
qui,  en  attaquant  l'archevêque  de  Matines,  attaquent 
ceux  qui  ont  été  publiés  contre  le  jansénisme. 
Aussi  dans  une  dépêche  chiffrée  de  Torcy  à  l'abbé  de 
Polignac,  ambassadeur  à  Home,  on  lit,  à  la  date 
du  26  décembre  1707  (.4//.  étr.,  Rome,  Correspond., 
t.  cdlxxiii)  :  «  On  a  parlé  de  censurer  le  livre  de 
Quesnel,  et  à  Paris  Noailles,  qui  a  approuvé  ce  livre, 
se  montre  inquiet  de  cette  nouvelle.  »  L'abbé  de  Poli- 
gnac répond,  le  7  janvier  1708,  que  le  livre  est  entre 
les  mains  des  examinateurs  et  qu'on  regarde  Quesnel 
comme  le  chef  des  jansénistes.  Ibid.,  t.  cdlxxxii. 

1°  Le  décret  du  13  juillet  1708.  —  La  dénonciation 
du  livre  en  cour  de  Rome  avait  déjà  été  laite  par  le 
P.  Timothée  de  La  Flèche,  capucin  français  (Jacques 
Peschard),  qui  était  venu  à  Home,  en  avril  170I5, 
comme  secrétaire  du  procureur  général  de  son  ordre. 
Dans  ses  Mémoires,  publiés  en  1774  et  réédités  en 
5e  édition,  en  1907,  par  le  P.  t'bald  d'Alençon.  il 
raconte  lui-même  (p.  \.i-M)  que  l'assesseur  Casoni  fit 
d'abord  traîner  l'affaire  en  longueur,  mais,  lorsqu'il 
devint  cardinal,  son  successeur,  le  P.  Alexis  Dubuc. 
théatin  et  professeur  de  théologie  à  la  Propagande, 
examina  l'ouvrage  avec  soin.  Cependant,  l'affaire  n'a- 
vança que  lentement,  à  cause  des  discussions  très  vives 
soulevées  alors  par  la  question  des  rites  chinois  et  des 
rites  malabares.  Après  avoir  recueilli  par  écrit  les 
suffrages,  Clément  XI  ordonna  des  jeunes  et  des 
prières  publiques,  fit  des  aumônes  extraordinaires  et 
célébra  lui-même  la  messe  du  Saint-Esprit  pour  obte- 
nir du  ciel  une  assistance  particulière:  enfin,  le 
13  juillet  1708,  le  livre  de  Quesnel  lut  condamné  par 
le  bref  Universi  dominici  gregis,  sous  les  deux  titres 
où  il  avait  paru  :  Le  Nouveau  'testament  français, 
avec  des  réflexions  mondes  sur  chaque  verset,  Paris, 
1699,  et  Abrégé  de  la  monde  de  l'Évangile,  îles  Actes  des 


apôtres,  des  Épttres  de  saint  Paul,  des  É pitres  cano- 
niques et  de  l'Apocalypse,  ou  Pensées  chrétiennes  sur  le 
texte  de  ces  Livres  sacrés,  Bruxelles,   1693-1694. 

Le  décret  n'entre  pas  dans  le  détail  des  erreurs 
condamnées.  Il  déclare  que  l'ouvrage  »  produit  le 
texte  sacré  du  Nouveau  Testament  corrompu  par 
une  entreprise  téméraire  et  d'une  manière  tout  à  fait 
condamnable,  comme  conforme,  en  plusieurs  chefs, 
à  une  autre  version  française  condamnée  par  le  pape 
Clément  IX,  le  2  avril  lli(i8  ».  Il  contient  aussi  des 
o  notes  et  des  observations  qui,  sous  ombre  de  pieté, 
tendent  malignement  à  abolir  la  pratique  de  cette 
vertu.  Dans  ces  notes  se  trouvent  répandus,  en  divers 
endroits,  des  sentiments  et  des  propositions  sédi- 
tieuses, téméraires,  pernicieuses,  erronées,  ci-devant 
condamnées  et  sentant  évidemment  le  venin  de  l'hé- 
résie de  Jansénius.  »  En  conséquence,  le  décret  défend 
d'imprimer  l'ouvrage  de  Quesnel,  de  le  transcrire,  de 
le  lire,  de  le  retenir  ou  de  s'en  servir,  et  cela  sous  peine 
d'excommunication  encourue  par  le  seul  fait.  «  Tous 
ceux  qui  ont  chez  eux  ce  même  livre  ou  qui  l'auront 
à  l'avenir  devront  le  remettre  et  le  consigner  entre 
les  mains  des  Ordinaires  des  lieux  ou  des  inquisiteurs 
en  matière  d'hérésie,  lesquels,  sans  différer,  brûleront 
et  feront  brûler  les  exemplaires  qu'on  leur  aura  don- 
nés, nonobstant  toutes  résistances  et  oppositions 
quelles  qu'elles  soient.  »  Toujours  fidèle  à  sa  méthode, 
M.  Albert  Le  Roy  déclare  que  le  P.  Timothée  ne  fut 
que  la  mouche  du  coche,  car  il  était  l'instrument  docile 
du  cardinal  Fabroni  et  des  jésuites.  Le  bref  ne  fui 
pas  reçu  en  France  par  suite  de  certaines  clauses  con- 
traires aux   usages  du  royaume. 

Quesnel  répliqua  à  cette  condamnation  par  un  écrit 
intitulé  :  Entretiens  sur  le  décret  de  Rome  contre  le 
Nouveau  Testament  de  Chàlons,  accompagné  des 
réflexions  morales,  où  l'on  découvre  le  vrai  motif  de 
ce  décret,  <m  soutient  le  droit  des  évêques  el  l'on  justifie 
l'approbation  de  Mgr  le  cardinal  de  Noailles,  arche- 
vêque de  Paris,  Paris,  1709,  in-12.  Ce  sont  trois  entre- 
tiens d'un  bourgeois,  d'un  avocat  et  d'un  abbé.  Les 
deux  premiers  veulent  justifier  la  doctrine  de  l'assem- 
blée du  clergé  sur  le  droit  qu'ont  les  évêques  de  juger 
les  constitutions  et  les  décrets  de  Home  avant  de  les 
recevoir,  qu'il  s'agisse  de  décrets  disciplinaires  ou  de 
constitutions  dogmatiques.  Le  troisième  prend  la 
défense  des  Réflexions  morales  contre  le  décret  de 
Home,  montre  les  excès  de  fond  et  de  forme  de  ce 
décret,  en  même  temps  que  la  conduite  sage  du  car- 
dinal de  Noailles  quand  il  a  approuvé  la  traduction 
du  Nouveau  Testament  et  les  réflexions  qui  l'accom- 
pagnent. Ce  décret  •■  est  l'effet  d'une  noire  intrigue, 
un  ouvrage  de  ténèbres  et  d'une  horrible  cabale;  c'est 
un  attentat  scandaleux  contre  l'épiscopat,  une  pièce 
subreptice  nulle  et  de  nul  effet,  donnée  sans  cause. 
sans  raison  et  sans  une  procédure  régulière,  puisque 
l'auteur  n'a  été  ni  cité  ni  entendu  ».  Cette  condam- 
nation n'est  qu'une  vengeance  du  parti  ultramontain 
contre  le  cardinal  de  Noailles,  qui,  à  l'assemblée  de 
170."),  avait  soutenu  les  droits  de  l'épiscopat.  Pour 
intéresser  Louis  XIV  à  sa  cause,  Quesnel  ajoute  que  le 
bref  a  été  dressé  et  introduit  en  France  sans  que  le  roi 
ait  été  pressenti.  Au  fond,  le  jansénisme  se  cache  der- 
rière le  gallicanisme. 

Quesnel  voulait  compromettre  définitivement  le 
cardinal  de  Noailles;  mais  celui-ci  essaya  alors  de  se 
désolidariser  des  jansénistes  en  se  pliant  aux  exigences 
de  la  cour  au  sujet  de  Port-Royal.  Le  décret  du 
11  juillet  1709  supprima  l'abbaye  de  Port-Royal,  et 
peu  de  temps  après  la  maison  fut  renversée  de  fond 
en  comble,  en  vertu  d'un  arrêt  du  roi.  Les  jansénistes 
s'indignent  contre  la  conduite  de  Noailles,  et  celui-ci 
profondément  attristé,  songea,  dit-on,  à  donner  sa 
démission.  Le  cardinal  accusait  La  Trémoille  et  l'abbé 


L523         QUESNEL.    ATTAQUES    CONTRE    LES   «    RÉFLEXIONS    MORALES 


152' 


de  Polignac  de  l'avoir  desservi  auprès  du  pape;  bientôt 
conseillé  par  des  amis,  qui  comptaient  toujours  sur 
lui,  il  reprit  courage  :  il  oublia  les  injures  que  lui  avait 
attirées  la  suppression  de  Port-Royal  et  de  nouveau 
il  lit  cause  commune  avec  Quesnel  pour  la  défense  du 
livre  condamné  par  Home. 

2°  Le  mandement  des  évêques  de  Luçon  el  de  La 
Rochelle.  —  L'évêque  de  Luçon.  Yaldérics  de  Lescure, 
et  l'évêque  de  La  Rochelle,  de  Champflour,  publièrent, 
le  10  juillet  171(1.  un  mandement  collectif  qui  condam- 
nait le  livre  des  Réflexions.  Les  deux  évêques  montrent 
que  les  cinq  propositions  sont  contenues  dans  le  livre 
de  Jansénius  et  que  ces  propositions  sont  rééditées 
dans  le  livre  de  Quesnel;  d'autre  part,  ils  prouvent 
que  la  doctrine  de  Jansénius  et  de  Quesnel  est  opposée 
à  la  doctrine  de  saint  Augustin.  Ce  mandement  est 
un  véritable  traité  de  la  grâce  dirigée  contre  les 
théories  nouvelles. 

Les  historiens  jansénistes  assurent  que  Fénelon 
fut  l'instigateur  de  cette  démarche  des  deux  évêques, 
afin  d'atteindre  le  cardinal  de  Noailles,  approbateur 
du  livre  condamné.  Lue  correspondance  entre  l'abbé 
de  Langeron,  ami  et  commensal  de  Fénelon,  et 
l'abbé  Chalmette,  chanoine  de  La  Rochelle,  prouve 
que  Fénelon  connut  le  projet  de  l'évêque  de  La 
Rochelle,  auquel  il  donna  même  des  conseils.  Le 
23  décembre  1707,  Langeron  écrit:  «  Je  croisqu'il  est 
bien  utile  de  faire  quelque  démarche  contre  le  jansé- 
nisme dans  le  diocèse  de  La  Rochelle,  mais,  afin  que 
la  chose  soit  utile,  je  crois  qu'il  faut  joindre  à  la  cen- 
sure, qui  est  un  coup  d'autorité,  l'instruction,  qui  est 
un  moyen  propre  pour  la  persuasion.  »  Correspond,  de 
Fénelon,  t.  ni,  p.  150.  Il  précise  encore,  le  23  juin  1708  : 
"  M.  l'archevêque  de  Cambrai  pense  comme  moi  et  il 
trouve  que,  dans  la  censure  qu'on  fait  d'un  ouvrage, 
il  ne  faut  citer  aucun  passage  que  ceux  qui  renferment 
évidemment  l'erreur  qu'on  attribue  à  l'ouvrage  et  qui 
ne  peuvent  être  détournés  à  un  sens  catholique  sans 
leur  faire  violence.  »  L'instruction  pastorale  fut  com- 
muniquée à  l'abbé  Langeron,  qui  en  fait  l'éloge  dans 
une  lettre  du  2(i  avril  1710,  bien  qu'il  fasse  quelques 
remarques.  Correspond,  de  Fénelon,  t.  m,  p. 262-263, 
268-270. 

Deux  ans  plus  tard,  dans  une  lettre  à  la  maréchale 
de  Noailles,  qui  voulait  le  réconcilier  avec  le  cardinal, 
Fénelon  écrit  :  «  Je  n'ai  eu  aucune  part  à  ce  man- 
dement; si  j'y  avais  part,  je  le  dirais  sans  embarras; 
les  évêques  ne  m'ont  point  consulté  sur  cet  ouvrage; 
il  n'y  a  eu  aucun  concert  entre  eux  et  moi;  je  n'ai  vu 
le  mandement  que  comme  le  public  et  après  son 
impression.  «  Ibid.,  t.  iv,  p.  8,  lettre  du  7  juin  1712. 
L'est  un  défi  à  la  vérité,  écrit  M.  Le  Roy,  car  «  Fénelon 
a  connu  le  projet  des  deux  évêques;  il  les  a  encouragés; 
il  a  travaillé  à  leur  compte  et  mis  à  leur  service  tout 
son  entourage  d'abbés  et  de  théologiens  rompus  à  la 
casuistique.  Bien  mieux,  c'est  lui  qui,  après  avoir 
corrigé  le  mandement,  fixe  les  conditions  et  choisit 
l'heure  de  la  publication.  »  Op.  cil.,  p.  331.  Ht.  pour 
faire  mieux  accepter  sa  thèse,  M.  Le  Roy,  empruntant 
des  traits  à  Saint-Simon,  peint  les  deux  évêques 
comme  notoirement  incapables  de  l'aire  ce  mande- 
ment :  ils  sont  «  de  vrais  animaux  mitres  »,  follement 
ultramontains  et  livrés  aux  jésuites.  M.  de  La  Ro- 
chelle «  était  l'ignorance  el  la  grossièreté  mêmes,  sans 
esprit,  sans  savoir  el  sans  aucune  sorte  de  lumière, 
sans   monde  encore  moins,   un    homme   de   rien   el    un 

véritable  excrémenl  de  séminaire  ».  De  son  côté,  h' 

5  mai  1711,  Quesnel  écrit  à  M.  Schort  :  »  Ce  sont  des 
évêques  sans  lumière  et  sans  science  ».  Correspond,  de 
Quesnel.  I.  II,  p.  1513.  Ces  traits  sont  fort  exagérés, 
ainsi  (pie  le  jugement  sans  nuances  que  M.  Le  Roy 
porte  sur  la  responsabilité  de  Fénelon,  car  la  corres- 
pondance de  Langeron  prouve  seulement  (pie  Fénelon 


connut   le  projet   des  deux  évêques,  mais  non  point 
qu'il  ait  inspiré  ce  projet  et  corrigé  le  mandement. 

Les  deux  évèques  envoyèrent  leur  mandement  au 
pape,  avec  une  lettre  dans  laquelle  ils  déclarent  qu'ils 
ont  voulu  «  montrer  que  les  Réflexions  morales  de 
Quesnel  reproduisent  la  doctrine  de  Jansénius  et  que 
Quesnel  s'est  proposé  de  mettre  en  français,  à  la  portée 
des  fidèles,  ce  que  Jansénius  avait  fait  dans  la  langue 
des  savants  ».  Correspond,  de  Fénelon,  t.  m,  p.  285-288. 
Le  pape  les  félicita  par  un  bref  du  1  juillet  1711. 
Ibid.,  p.   105-1(1(1. 

Le  cardinal  de  Noailles.  qui  avait  approuvé  le  livre 
de  Quesnel,  était  nettement  mis  en  cause;  or,  disenf 
les  historiens  jansénistes,  les  deux  évêques  firent 
répandre  leur  mandement  dans  le  diocèse  de  Paris  en 
février  1712;  des  affiches  furent  placardées  sur  les 
murs  de  la  cathédrale  et  jusque  sur  les  portes  du  palais 
épiscopal,  et  cela  par  les  soins  des  deux  neveux  des 
évêques  de  Luçon  et  de  La  Rochelle  qui  se  trouvaient 
au  séminaire  Saint-Sulpice.  La  vérité  est  moins 
dramatique. 

L'imprimeur  de  La  Rochelle,  pour  vendre  l'ouvrage, 
envoya  des  exemplaires  dans  les  grandes  villes  du 
royaume  el,  en  particulier,  à  Paris;  le  libraire  de  Paris 
Ht  annoncer  l'ouvrage  par  des  affiches  qui  furent 
placardées  sur  toutes  les  places,  au  coin  des  rues,  su  ■ 
les  portes  des  églises  et  jusque  sur  le  palais  de  Noailles. 
La  fit  au  avoue  (pie,  comme  il  était  question  d'un  ou- 
vrage approuvé  par  le  cardinal,  «  il  y  avait  de  l'indé- 
cence à  la  placarder  jusque  sur  la  porte  de  son  arche- 
vêché ».  Cet  oubli  des  convenances  donna  lieu  à  un 
fâcheux  incident.  On  persuada  â  Noailles  que  les  deux 
évêques  n'avaient  attaqué  le  livre  de  Quesnel  que 
parce  qu'il  l'avait  approuvé;  il  devait  donc  se  défendre 
contre  des  injures  faites  à  sa  personne.  Aussitôt,  sans 
interroger  le  libraire  qui  vendait  le  mandement,  sans 
aucune  enquête,  Noailles  ordonna  au  supérieur  de 
Saint-Sulpice  d'expulser  du  séminaire  les  deux  neveux 
des  deux  évèques.  M.  Léchassier  déclara  en  vain  au 
cardinal  que  les  deux  jeunes  gens  étaient  innocents 
du  fait  qu'on  leur  imputait,  car  ils  n'avaient  eu  aucune 
part  à  l'affichage.  Ce  fut  inutile.  Comme  le  dit  Saint- 
Simon,  Noailles  commit  la  faute  capitale  du  chien 
qui  mord  la  pierre  qu'on  lui  jette  et  laisse  le  bras  qui 
l'a  ruée».  En  même  temps,  par  une  contradiction 
singulière,  Noailles  affectait  de  croire  que  l'ordon- 
nance n'était  point  l'œuvre  des  deux  évêques,  mais 
d'un  faussaire  ou  d'un   mystificateur. 

Sur  ces  entrefaites,  l'évêque  de  Gap,  Perger  de 
Malissoles,  publiait,  le  I  mars  1711,  un  mandement 
pour  s'unir  aux  deux  évêques,  et  ceux-ci  recevaient  de 
nombreuses  lettres  qui  leur  conseillaient  de  protester 
contre  l'injure  faite  â  tout  le  corps  épiscopal  en  leur 
personne  et  pour  un  sujet  qui  intéressait  non  point  le 
cardinal  de  Noailles,  mais  la  saine  doctrine,  puisque  le 
livre  des  Réflexions  mondes  avait  été  condamné.  Ces 
deux  évêques  écrivirent  au  roi,  le  11  mars,  pour  se 
plaindre  du  procédé  injuste  de  Noailles  à  l'égard  de 
leurs  neveux;  ils  accusent  le  cardinal  d'être  le  fauteur 
des  nouvelles  doctrines  par  l'approbation  qu'il  a 
donnée  au  livre  de  Quesnel:  ils  ne  l'ont  point  attaqué 
personnellement  :  »  Tout  notre  crime  est  d'avoir  con 
damné  un  livre  qui  inspire  la  révolte  et  l'erreur  et  que 
Noailles  a  eu  le  malheur  d'approuver.  Ils  souhaitent 
que  Noailles  retire  son  approbation  et  sa  protection 
à  un  livre  qu'il  ne  peut  plus  soutenir  (pie  par  des  voies 
de  fait,  absolument  indignes  de  son  caractère»  et  ils 
écrivent  ces  mots  :  -  Les  plus  grands  maux  de  l'Église 
sous  les  empereurs  chrétiens  Sont  \cnus  des  évèques 
des  villes  impériales,  qui  abusaient  de  l'autorité  (pie 
leur  place  leur  donnait.  •  C'était  dur.  l.a  lettre  fut 
envoyée  au  P.  Le  TeHier,  qui  félicita  les  deux  évêques; 
mais  la  lettre  fut  rendue  publique,  et  Noailles.  indigné 


1525 


QUESNEL.    ATTAQUES   CONTRE    LES   «    RÉFLEXIONS   MORALES 


1526 


demanda  justice  au  roi.  Celui-ci  promit  d'obtenir  des 
évêques  une  réparation;  mais,  avant  que  les  deux 
évêques  eussent  pu  répondre  à  la  demande  du  roi, 
Noailles  publia,  le  28  avril,  une  Ordonnance  qui  accu- 
sait les  deux  évêques  d'inspirer  le  mépris  pour  l'auto- 
rité de  saint  Augustin,  d'avancer  des  doctrines  con- 
traires à  l'intégrité  de  la  foi  et  à  la  pureté  de  la  morale, 
et  de  renouveler  les  erreurs  de  Baïus  et  de  Jansénius. 
Singulière  accusation!  Cette  Hâte  de  Noailles  à  atta- 
quer les  deux  évêques  lui  valut  la  disgrâce  du  roi,  qui 
lui  défendit  de  paraître  à  la  cour.  Mme  de  Maintenon 
intervint  et  essaya  d'arracher  à  Noailles  une  rétrac- 
tation de  l'approbation  donnée  au  livre  de  Quesnel, 
mais  Noailles  écrivit  au  roi,  le  4  mai,  une  lettre  cu- 
rieuse :  «  Il  n'est  pas  juste,  dit-il,  que,  pendant  (pie  des 
évêques,  les  derniers  de  tous  en  toute  manière,  ont  la 
liberté  de  l'aire  à  tort  et  à  travers  des  mandements, 
un  aichevêque  de  Paris  ne  l'ait  pas  »,  et  il  se  plaignait 
à  Mme  de  Maintenon  de  la  partialité  du  roi.  Les  deux 
évêques  écrivaient  au  P.  Le  Tellier  pour  le  prier  de  les 
appuyer  auprès  du  roi  et  ils  écrivaient  au  roi  lui- 
même,  le  20  mai,  pour  lui  dire  qu'ils  s'étonnaient  de 
voir  le  cardinal  de  Noailles  les  accuser  de  jansénisme  : 
«  Il  est  assez  surprenant  que  M.  le  cardinal  de  Noailles 
ait  été  le  seul  qui  ait  trouvé  le  jansénisme  dans  notre 
Instruction  et  le  seul  des  évêques  qui  n'en  trouve  point 
dans  le  P.  Quesnel!...  Il  nous  fait  dénoncer  dans 
toutes  les  chaires  et  les  carrefours  de  Paris  comme  des 
fauteurs  d'hérésie  »;  ils  demandent  au  roi  la  permission 
de  se  pourvoir  devant  le  Saint-Siège  contre  une  telle 
accusation.  M.  le  cardinal  de  Noailles  n'est  pas  le  juge 
des  évêques  et  il  nous  a  jugés;  c'est  une  usurpation  sur 
l'épiscopat...  Non  content  de  nous  déshonorer  dans 
son  mandement,  comme  auteurs  d'une  mauvaise  doc- 
trine, il  nous  déshonore  encore  en  faisant  entendre  que 
Y  Instruction  publiée  sous  notre  nom  est  l'ouvrage 
d'autrui...  Si  notre  Instruction  est  répréhensible,  il 
n'est  pas  juste  que  nous  laissions  faussement  tomber 
le  blême  sur  d'autres...  »  Le  même  jour,  ils  écrivaient 
au  P.  Le  Tellier  pour  lui  dire  qu'ils  avaient  reçu  de 
M.  de  La  Vrillière,  de  la  part  du  roi,  un  modèle  de 
satisfaction  à  faire  au  cardinal  de  Noailles  pour  leur 
lettre  touchant  le  traitement  fait  à  leurs  neveux.  Ils 
déclarent  qu'ils  «  n'ont  [joint  écrit  pour  exercer  une 
vengeance,  mais  uniquement  pour  défendre  la  bonne 
doctrine  »  et  qu'ils  n'ont  eu  aucune  part  à  la  publi- 
cation de  la  lettre  pour  laquelle  on  demande  une  salis- 
faction  ;  aussi  ils  ne  peuvent  donner  la  satisfaction  qui 
leur  est  demandée  de  la  part  du  roi,  car  «  elle  serait 
pernicieuse  à  la  religion,  surtout  après  le  mandement 
publié  par  Noailles  contre  la  censure  qu'ils  ont  faite 
du  livre  de  Quesnel  ».  C'est  pourquoi  ils  écrivent  au 
roi,  «  afin  de  pouvoir  recourir  au  Saint-Siège  pour  y 
réclamer  un  jurement  définitif  qui  nous  réunisse  tous 
dans  la  même  doctrine  »  et  supprime  le  scandale  de  la 
division,  .Aussi  ils  ne  publieront  pas  le  petit  écrit  qu'ils 
voulaient  donner  à  leurs  fidèles  pour  leur  expliquer  la 
valeur  du  témoignage  nue  les  jansénistes  veulent  don- 
ner au  livre  de  Quesnel,  par  la  Justification  qu'ils 
viennent  de  publier,  car  Bossuet  «  était  persuadé  que 
les  1  /'flexions  de  Quesnel  contiennent  le  pur  jansé- 
nisme ».  Quesnel  venait  en  effet,  à  cette  date,  de  publier 
à  Lille  l'ouvrare  posthume  qu'avait  rédieé  en  1702 
l'évênie  de  Meaux,  sous  le  titre  d'Avertissement,  pour 
servir  d'introduction  à  une  édition  corrigée  du  livre 
de  Quesnel. 

Afin  de  raffner  Noailles,  le  roi  maintint  sa  demande 
de  réparation  auprès  des  deux  évêques;  ceux-ci  si- 
gnèrent, le  fi  juin,  le  modèle  envoyé,  en  supprimant 
cependant  ce  qu'ils  regardaient  comme  contraire  à 
leur  conscience,  en  retranchant  tout  ce  qui  aurait  paru 
une  rétra<taCon  de  ce  qu'ils  avaient  écrit  dans  leur 
mandement  et  en  priant  le  roi  de  ne  remettre  cette 

DICT.     DE    THÉOL.     CATHOL. 


lettre  au  cardinal  de  Noailles  que  lorsque  celui-ci  au- 
rait révoqué  l'approbation  qu'il  avait  donnée  au 
livre  de  Quesnel.  Mais  Noailles  ne  pouvait  se  résoudre 
a  condamner  le  livre  de  Quesnel.  Le  chancelier  Voysin 
fit  des  démarches  auprès  de  lui  et  lui  déclara  que  la 
suppression  de  son  approbation  était  nécessaire  pour 
désarmer  ses  adversaires.  Noailles  lit  des  promesses 
très  vagues;  on  lui  donna  le  temps  de  réfléchir  jusqu'à 
l'assemblée  du  clergé  de  1711,  mais  il  demanda  de 
nouveaux  délais.  Il  était  convaincu,  et  les  jansénistes 
le  lui  répétaient  sans  cesse,  que  les  jésuites  en  voulaient 
à  sa  personne  et  qu'en  fait  il  n'était  nullement  question 
de  doctrine.  D'ailleurs,  Noailles  restait  toujours  fer- 
mement attaché  au  livre  de  Quesnel,  dont  il  prend 
ouvertement  la  défense  dans  sa  Lettre  à  l'évèque 
d'Agen  et  dans  sa  correspondance.  Voir,  à  la  Biblio- 
thèque nationale,  ms.  /r.  23  213,  23  214  et  surtout 
23  217.  L'incident  qui  survint  alors,  habilement  ex- 
ploité par  les  amis  de  Quesnel,  ancra  encore  davan- 
tage dans  l'esprit  de  Noailles  l'idée  qu'il  s'agissail 
d'une  cabale  montée  contre  lui. 

Après  l'échec  de  plusieurs  projets  (exposés  par 
Thu  illier.  Histoire  de  la  constitution  «  !' ni  yen  il  us  ». 
p.  75-79)  pour  régler  pacifiquement  l'affaire  des  deux 
évêques,  le  roi  décida  de  constituer  un  tribunal  d'ar 
bitrage.  présidé  par  son  petit-fils,  le  duc  de  Bourgogne, 
assisté  de  l'archevêque  de  Bordeaux  et  de  l'évoque  de 
Meaux,  avec  trois  ministres.  De  mai  à  juillet  1711,  on 
interrogea,  on  examina,  on  discuta.  L'évèque  de 
Meaux  multiplia  les  démarches  auprès  de  Noailles el 
tenta  de  concilier  les  esprits.  Mais  l'affaire  est  fort 
délicate  :  il  faut  ou  absoudre  les  évêques  et  condamner 
le  livre  (les  ht  flexions  el  le  cardinal  de  Noailles,  qui 
décidément  ne  veut  pas  retirer  son  approbation,  ou 
réhabiliter  le  cardinal  de  Noailles  et  condamner  les 
évêques,  en  déclarant  le  livre  de  Quesnel  irréprochable. 
Or,  le  pape  axait  déjà  condamné  ce  livre,  et.  bien  que 
le  décret  de  Rome  n'eût  pas  été  publié  en  France,  il 
était  difficile  de  se  prononcer  en  faveur  de  ce  livre. 
D'ailleurs,  des  faits  nouveaux  venaient  compliquer  la 
tâche  des  commissaires.  En  ce  moment,  Quesnel  pu- 
bliait l'ouvrage  posthume  de  Bossuet  sous  le  titre  de 
Justification  des  Réflexions  morales,  et  la  grande 
autorité  de  Bossuet  mise  en  avant,  quoique  tout  à 
fait  à  tort,  impressionnait  les  esprits  mal  préparés. 
D'autre  part,  la  Lettre  de  l'évèque  d' A gen  aux  évêques 
de  Luçon  et  de  La  Rochelle  (9  juill.)  était  offensante  pour 
ces  deux  derniers  :  l'évèque  d'Agen  accusait  ses  con- 
frères de  basse  vengeance  contre  un  très  illustre  prélat; 
ils  étaient  les  instruments  de  la  passion  et  de  la  haine 
des  ennemis  de  Noailles,  en  attaquant  un  livre  qu'on 
axait  Longtemps  lu  sans  en  être  scandalisé.  Cette 
lettre  valut  à  l'évèque  d'Agen  les  félicitations  de 
Quesnel  dans  sa  Lettre  apologétique  à  M.  l'évèque 
d'Agen  sur  ce  que  ce  prélat  a  dit  de  lui  dans  sa  lettre  à 
MM.  les  évêques  de  Luçon  et  de  La  Rochelle  :  Quesnel 
nie  l'existence  du  jansénisme  et  demande  qu'on  veuille 
bien  lui  dire  quels  sont  les  dogmes  nouveaux  qu'il  a 
prêches.  L'évèque  d'Agen  écrivit  également  à  M.  de 
Pontchartrain,  le  15  octobre  1711,  pour  attaquer  les 
jésuites,  auxquels  il  reproche  leur  haine  contre 
Noailles  et  contre  ce  qu'ils  appellent  le  jansénisme  : 
«  Le  jansénisme  n'est  pas  un  fantôme,  mais  les  jansé- 
nistes sont  rares,  et  il  est  difficile  d'en  trouver.  »  Pont- 
chartrain lui  répondit,  le  8  décembre,  de  la  part  du 
roi,  de  vouloir  bien  ne  pas  s'occuper  d'une  affaire  où  il 
n'était  pas  intéressé  personnellement.  La  Lettre  de 
l'évèque  d'Agen  provoqua  de  nouvelles  polémiques  : 
les  deux  évêques  obtinrent  du  dauphin  la  permission 
de  réfuter  les  accusai  ions  portées  contre  eux.  (le  fui 
l'écrit  intitulé  :  Éclaircissements  sur  les  faits  contenus 
dans  la  Lettre  de  M.  l'évèque  d'Agen  et  dans  plusieurs 
libelles   anoni/mes,   louchant   les  contestations  qui  sont 

T.   —   XIII  —  4P. 


1527 


QUESNEL.    AVANT    LA    BULLE    UNIGENITUS 


1528 


entre  M.  le  cardinal  de  Noailles  et  les  évêques  de  Luçon 
et  de  La  Rochelle. 

3°  L'ufjaire  Bochard  de  Saron.  —  A  ce  moment,  un 
incident  regrettable  vint  tout  compliquer,  car  il  con- 
tribua à  faire  croire  à  Noailles  qu'il  y  avait  une  cabale 
dressée  contre  lui.  L'abbé  Bochard  de  Saron,  trésorier 
de  la  sainte  chapelle  de  Vincennes  et  neveu  de  l'évoque 
de  Clennont,  écrivait  à  son  oncle,  le  15  juillet  1713, 
qu'il  avait  eu  une  longue  conférence  avec  le  P.  Le 
Tellier,  touchant  les  affaires  du  cardinal  de  Noailles  et 
des  deux  évoques.  Les  membres  de  la  commission 
nommée  par  le  roi  examinaient  le  fond  de  l'affaire  : 
pour  les  procédés  personnels,  on  donnerait  quelque 
satisfaction  au  cardinal,  mais  on  donnerait  raison  aux 
évêques  sur  le  fond;  le  livre  de  Qucsnel  serait  condam- 
né. Il  ajoutait  qu'il  avait  vu  entre  les  mains  du  P.  Le 
Tellier,  plus  de  trente  lettres  d'évèques  demandant 
cette  condamnation;  bientôt  il  en  aurait  le  double.  Le 
secret  était  promis  à  tous  ceux  qui  écriraient;  pour 
qu'il  y  eût  plus  d'uniformité,  le  P.  Le  Tellier  avait 
rédigé  une  lettre  au  roi,  que  Bochard  envoyait  à  son 
oncle,  en  le  priant  de  la  signer.  On  y  lisait  :  «  Les  fidèles 
sont  scandalisés;  les  novateurs,  dont  tout  l'espoir  et 
toutes  les  ressources  sont  dans  le  trouble  et  la  division, 
profitent  de  la  mésintelligence  qui  se  trouve  dans  le 
corps  même  des  pasteurs...  J'ai  cru,  Sire,  que  l'amour 
de  la  vérité  et  de  la  paix,  l'expérience  que  j'ai  acquise 
dans  le  long  gouvernement  d'un  grand  diocèse..., 
peuvent  autoriser  la  liberté  que  je  prends  aujourd'hui 
d'implorer  la  protection  de  Votre  Majesté  et  d'avoir 
recours  à  la  sagesse  de  ses  conseils  dans  une  occasion 
où  la  religion,  la  charité  chrétienne,  l'unité  de  l'épis- 
copat,  la  hiérarchie  apostolique  et  l'édification  pu- 
blique sont  également  intéressées...  »  Il  envoyait  la 
minute  du  mandement  qu'il  devait  publier. 

Le  paquet  qui  contenait  les  deux  pièces  tomba 
entre  les  mains  de  Noailles,  et  il  fut  facile  de  le  con- 
vaincre qu'il  tenait  la  preuve  de  la  cabale  organisée 
par  le  P.  Le  Tellier.  Aussitôt  Noailles  envoya  des  co- 
pies au  dauphin  et  à  Mme  de  Maintenon  et  il  écrivit 
au  roi  le  25  juillet  :  «  Ils  veulent  armer  tous  les  évêques 
de  votre  royaume  les  uns  contre  les  autres,  séduire 
ceux  qui  sont  sensibles  à  leur  fortune  et  qui  croient 
ne  les  pouvoir  tenir  que  du  P.  Le  Tellier  et  les  opposer 
à  ceux  qui  auraient  assez  de  foi  pour  défendre  la  liberté 
et  la  sainteté  de  leur  ministère.  »  Au  dauphin  il  écri- 
vait :  «  Quel  trouble  et  quelle  division  dans  l'Église 
de  France  si  les  jésuites  continuent  à  employer  leur 
crédit  et  les  récompenses  dont  ils  se  prétendent  les 
maîtres,  par  la  distribution  des  bénéfices,  pour  mettre 
aux  mains  les  évoques  contre  les  évoques.  Quel  scan- 
dale pour  les  fidèles,  quel  triomphe  pour  les  jansé- 
nistes et  quels  avantages  pour  tous  les  hérétiques  et 
les  libertins!  »  Avec  Mme  de  Maintenon,  Noailles  est 
encore  plus  explicite  :  «  Personne  n'a  douté  jusqu'ici 
(pie  les  jésuites  ne  fussent  la  principale  cause  de  tout 
ce  qui  se  passe  aujourd'hui  contre  moi;  j'en  avais 
déjà  bien  des  preuves,  mais  en  voici  une  nouvelle, 
capable  de  convaincre  les  plus  incrédules...  »  Doin 
1  huillier  cite  in  extenso  les  trois  lettres  (op.  cil., 
p.  96-100);  il  discute  l'œuvre  de  Bochard  qu'il  estime 
légitime  (ibid.,  p.  100-105),  et  Bochard  lui-même  ex- 
plique sa  conduite  dans  une  lettre  au  P.  Le  Tellier,  le 
31  juillet  (ibid.,  p.  105-107)  :  il  déclare  qu'il  a  rédigé 
la  lettre  de  son  propre  mouvement  et  à  l'insu  du  Père. 
Mais  les  jansénistes,  et  en  particulier  Pierre  de  Lunule, 
l'évêque  de  Boulogne,   n'ajoutent    aucune   foi   à   la 

«  seconde  Bocharde  ».  Bibl.  nat..  ms.  /r.  23  207,  lettres 
des  2\)  août,   16   sept,   et    12   OCt.    1711.    I. 'archevêque 

de  Paris  éerivil  une  lettre  Indignée  au  roi,  le  il  août, 

contre  le  P.  Le  Tellier,  auteur  d'un  mauvais  livre, 
deux  fois  condamné  à  Rome,  et  absolument  Incapable 

d'exercer    le    ministère    de    confesseur    auprès    de    Si 


Majesté  :  «  Il  se  sert  de  la  confiance  de  Votre  Majesté 
pour  la  tromper  et  employer  le  crédit  que  lui  donne 
sa  place  pour  séduire  les  évoques,  les  diviser  et  exposer 
l'Église  à  un  schisme...  Votre  Majesté  peut-elle,  en 
conscience,  laisser  son  Ame  en  de  telles  mains?  Et 
puis-jc  contribuer,  en  donnant  mes  pouvoirs  à  un 
homme  qui  en  fait  un  si  mauvais  usage?  »  Bibl.  nat., 
m  s.  fr.  23  484,  11  août.  Le  roi  fit  répondre  le  13  août, 
par  Mme  de  Maintenon;  Noailles,  poussé  par  ses 
amis,  refusa  de  renouveler  aux  jésuites  les  pouvoirs  de 
prêcher  et  de  confesser;  il  n'osa  pas  les  refuser  au 
P.  Le  Tellier,  o  quoique  ce  soit  celui  qui  mérite  le 
mieux  de  ne  plus  en  avoir  ».  Les  jansénistes  sont  dans 
la  joie  et  applaudissent  le  geste  de  Noailles,  avec  le 
miracle  qui  avait  fait  tomber  entre  leurs  mains  les 
lettres  de  Bochard.  Qucsnel  raconte  lui-même  ce 
miracle  dans  L'intrigue  découverte  ou  Réflexions  sur  la 
lettre  de  M.  Bochard  de  Saron. 

Pour  toute  cette  affaire,  on  peut  lire  l'écrit  intitulé  : 
Relation  du  différend  entre  le  cardinal  de  ISlonilles,  arche- 
vêque de  Paris  et  les  évêques  de  Luçon,  de  La  linclielle  el  de 
Gap,  avec  un  recueil  d'écrits  importants  sur  ce  sujet  el  sur  ce 
qui  s'est  passé  entre  S.  E.  et  les  Jésuites,  in-12,  s.  1.,  1712; 
il  y  a  vingt-deux  pièces,  avec  un  append.  de  10  p.;  le  livre 
est  favorable  aux  jansénistes;  Albert  Le  Roy,  La  France 
et  Rome  de  1700  à  1715,  in-8°,  Paris,  1892,  p.  323-372; 
Relation  historique  de  tout  ce  qui  s'est  passé  sur  le  sujet  des 
contestations  entre  M.  le  cardinal  de  Noailles  el  MM.  les 
évêques  de  Luçon  cl  de  La  Rochelle,  présenté  à  noire  Saint- 
Père  le  pape  par  ces  deux  éviques,  pour  rendre  comrile  de  leur 
conduite  éi  Sa  Sainteté...,  cité  dans  la  Correspondance  de 
Fénclon,  t.  iv,  p.  227-270,  et  nombreuses  lettres  de  cette 
Correspondance,  t.  III  et  iv;  dom  Vincent  Tnuillier,  Home 
el  la  France  :  la  seconde  phase  du  jansénism",  publié  par  le 
P.  Ingold,  in-S°,  Paris,  1901,  p.  60-121  ;  cet  ouvrage  com- 
prend les  1.  VII  à  XIII  de  VHisloire  de  la  constitution 
«  Unigenitus  %  qui  se  trouve  à  la  Bibliothèque  nationde, 
fonds  fr.  17  744-17  748. 

XV.  Louis  XIV demande  une  bulle  et  l'obtient. 
—  Le  roi  voulait  obtenirqueNoaillcscondamnàtlelivre 
de  Quesnel,  et  la  commission  présidée  par  le  dauphin 
tendait  au  même  but,  tandis  que  l'évêque  de  Meaux, 
de  Bissy,  membre  de  cette  commission,  faisait  des 
démarches  auprès  de  Noailles  pour  lui  arracher  cette 
condamnation.  Mais  Noailles  hésitait  toujours  et 
reculait  devant  une  décision  ferme;  les  évêques  parais- 
saient se  diviser  de  plus  en  plus.  Aussi  le  roi  prit-il  le 
parti  de  recourir  à  Home  :  par  un  arrêt  du  11  novem- 
bre 1711,  il  abolit  le  privilège  qui  avait  été  accordé 
pour  l'impression  des  Réflexions  mirâtes  et  par  là  il 
répondait  à  la  condamnation  déjà  portée  par  Rorri3  le 
13  juillet  1708.  Il  écrivait  au  pape  qu'une  décision 
était  nécessaire  pour  terminer  les  disputes  des  évêques 
et  ramener  la  paix  et  il  envoyait,  le  16  novembre,  une 
longue  dépêche  au  cardinal  de  La  Trémoille.  Dans 
cette  dépêche  (.A//,  étr.,  Rome,  Correspond.,  t.  dxiv), 
le  roi  exprimait  le  désir  d'obtenir  une  constitution 
pontificale  qui  pût  être  publiée  en  France.  Le  brel  du 
13  juillet  1708  n'avait  eu  aucun  elîet  dans  le  royaume 
parce  qu'il  avait  ele  impossible  de  recevoir  ce  bref. 
donné  par  le  pape  <  de  son  propre  mouvement  »  et 
avec  des  expressions  qui  ne  sauraient  être  admises. 
i  Sa  Sainteté  aurait  évité  cet  inconvénient  si  elle 
avait  voulu  se  souvenir  de  la  promesse  qu'elle  fit,  il  y 
a  quelques  années,  au  cardinal  de  Janson,  de  me 
communiquer  ce  qu'elle  voudrait  faire  qui  regarderait 
la  France  et  d'agir  de  concert  avec  moi  par  rapport 
au  bien  de  la  religion.  »-Lc  roi  recommande  à  son 
ambassadeur  d'insister  sur  ce  point  et  de  rappeler  au 
pape  qu'en  lui  demandant  une  constitution  contre  le 
livre  de  Qucsnel  il  ne  lui  demandait  (pie  la  suite  de  ce 
qui  a  été  fait  par  lui  et  par  ses  prédécesseurs  contre 
l'hérésie  de  Jansénius  puisque  le  livre  dont  il  s'agit 
en  renouvelle  les  propositions.  «  Vous  ajouterez  (pic, 


152  9 


QUESNEL.  AVANT  LA  BULLE  UNIGENITUS 


1530 


sur  ce  fondement  et  regardant  la  constitution  que  je 
demande  comme  une  suite  de  celle  que  le  pape  a  don- 
née lui-même  au  sujet  du  cas  de  conscience  et  du 
silence  respectueux,  je  m'engage  à  l'aire  accepter  cette 
nouvelle  constitution  par  les  évêques  de  France  avec 
le  respect  qui  lui  est  dû.  »  Aussi  le  roi  demande-t-il 
de  voir  la  bulle  avant  qu'elle  soit  publiée  officiellement; 
sous  cette  condition,  il  répond  des  évêques  et  du  Par- 
lement. 11  ajoutait  :  «  Toutes  les  expressions  seront 
examinées  de  manière  que,  lorsque  j'en  serai  convenu 
avec  Sa  Sainteté,  elle  pourra  être  sûre  que  les  évêques 
de  mon  royaume  s'y  conformeront  entièrement,  et 
vous  lui  donnerez  ma  parole  qu'ils  accepteront  la 
constitution  de  la  manière  uniforme  dont  je  serai  de- 
meuré d'accord  avec  elle.  »  11  n'est  donc  pas  exact  de 
dire  que,  pour  en  finir  avec  le  jansénisme,  Louis  XIV 
sacrifiait  le  gallicanisme,  car  les  traditions  gallicanes 
étaient  bien  sauvegardées  dans  leur  teneur  essentielle. 

Mais  le  roi  obtiendrait-il  l'assentiment  de  tous  les 
évêques,  comme  il  le  promettait?  La  chose  était  fort 
douteuse.  L'évêque  de  Montpellier  écrivait  à  Noailles, 
le  23  novembre,  pour  protester  contre  l'arrêt  du  con- 
seil qui  supprimait  le  privilège  accordé  au  livre  de 
Quesnel,  «  où  il  ne  trouve  rien  que  d'admirable  »,  et 
il  encourage  Noailles  à  résister  {(liiwres  de  Colbert, 
I.  m,  p.  4).  Dans  sa  réponse  du  14  décembre,  Noailles 
laisse  voir  qu'il  n'est  pas  éloigné  de  penser  comme 
l'évêque;  il  avoue  qu'il  n'a  pas  lu  le  livre  de  Quesnel 
tout  entier  et  qu'il  s'en  est  rapporté  à  diverses  per- 
sonnes sur  les  endroits  qu'il  n'a  pas  lus.  Des  amis  lui 
conseillent  de  révoquer  l'approbation  qu'il  a  donnée, 
afin  de  prévenir  la  condamnation  qui  sera  sûrement 
portée  par  Rome:  mais  d'autres,  comme  le  P.  Roslet, 
qui  se  trouve  à  Rome,  lui  écrivent  qu'on  n'obtiendra 
pas  de  Rome  un  nouveau  décret  contre  le  livre  de 
Quesnel.  AfJ.  élr.,  Rome,  Correspond.,  t.  cdlxxxix, 
28  févr.  1711. 

Le  20  décembre,  Noailles  écrivait  à  l'évêque  d'Agen 
une  lettre  qui  fut  publiée;  elle  caractérise  bien  Noailles 
«t  laisse  deviner  que  le  roi  s'engage  beaucoup  quand  il 
promet  au  pape  d'obtenir  l'assentiment  de  tous  les 
évêques  de  son  royaume  à  une  condamnation  ponti- 
ficale. Noailles  prend  encore  la  défense  du  livre  de 
Quesnel  :  ce  livre  «  n'est  pas  un  livre  dogmatique,  où 
l'on  soit  obligé  de  parler  avec  une  exactitude  rigou- 
reuse, mais  des  réflexions  de  piété,  où  l'on  ne  ménage 
pas  ordinairement  avec  tant  de  scrupule  les  expres- 
sions qu'on  y  emploie  ».  Il  ajoute  «  qu'il  n'a  pas  voulu 
adopter  ce  livre  comme  son  propre  ouvrage,  ni  se 
rendre  garant  de  tous  les  sens  qu'on  lui  peut  donner. 
Tout  le  monde  sait  qu'il  y  a  bien  de  la  différence  entre 
approuver  un  livre  et  en  être  l'auteur  »;  mais  cepen- 
dant «  on  ne  le  verra  jamais  ni  mettre  ni  souffrir  la 
division  dans  l'Église  pour  un  livre  dont  la  religion 
peut  se  passer,  et  si  notre  Saint-Père  le  pape  jugeait  à 
propos  de  censurer  celui-ci  dans  les  formes,  je  rece- 
vrais sa  constitution  avec  tout  le  respect  possible,  et 
je  serais  le  premier  à  donner  l'exemple  d'une  parfaite 
soumission  d'esprit  et  de  cœur  »;  d'ailleurs,  il  sera 
toujours  opposé  «  aux  erreurs  du  jansénisme  ».  A 
l'évêque  de  Meaux,  qui  lui  annonçait  que  le  roi  allait 
recourir  à  Rome,  Noailles  répond  qu'il  le  désirait  fort 
et  qu'il  se  soumettrait  à  la  décision  du  pape;  il  fit 
même  une  déclaration  au  roi  et,  le  12  janvier  1712,  il 
écrivait  au  cardinal  de  La  Trémoille  :  «  Je  serai  tou- 
jours plus  attaché  à  l'Église  qu'à  toute  autre  chose,  et 
quand  ce  livre  aura  été  condamné  dans  les  formes,  je 
serai  le  premier  à  me  soumettre  à  la  condamnation 
et  ne  ferai  jamais,  s'il  plaît  à  Dieu,  de  schisme  dans 
l'Église.  Je  préférerai  sa  paix  et  son  unité  à  tous  les 
avantages  personnels.  »  Peut-être  d'ailleurs  espérait-il 
que  le  pape  ne  condamnerait  point,  par  une  bulle,  un 
.livre  qu'il  avait  déjà  condamné  par  un  bref  qu'on 


n'avait  pas  reçu  en  France.  Lui-même  était-il  bien 
décidé  à  se  soumettre?  A  Rome,  on  en  doutait. 

Dom  Vincent  Thuillier  raconte  que,  lorsque  la  lettre 
du  roi  fut  remise  au  pape,  celui-ci  se  trouvait  à  la 
campagne  avec  l'abbé  de  Boussu,  futur  archevêque  de 
Malincs  et  cardinal.  L'abbé  Boussu  dit  au  pape  «  qu'il 
lui  paraissait  que  Sa  Sainteté  ne  devait  pas  renouveler 
la  défense  qu'elle  avait  faite  de  lire  le  livre  des  Réfle- 
xions morales...  et,  que,  quelque  assurance  que  le  roi 
lui  donnât  de  la  soumission  du  cardinal  de  Noailles,  il 
connaissait  assez  cette  Éminence  pour  craindre  qu'elle 
n'eût  pas  toute  la  déférence  qu'elle  promettait...  » 
Noailles  serait  poussé  à  ne  pas  se  soumettre  par  quel- 
ques évêques  qui  n'approuvaient  pas  la  procédure 
prise  par  le  roi.  Le  3  février  1712,  les  évêques  de  Laon 
et  de  Langres  envoyèrent  un  Mémoire  au  dauphin 
pour  protester  contre  les  usurpations  des  évêques  de 
Luçon  et  de  La  Rochelle,  et  ils  ajoutaient  :  «C'est 
blesser  les  lois  de  l'État  et  celles  de  l'Église,  avilir 
l'épiscopat,  oserais-je  dire,  déshonorer  les  évêques,  que 
de  recourir  à  notre  Saint-Père  le  pape,  dans  les  moindres 
occasions  qui  arrivent,  pour  demander  une  constitu- 
tion qui  condamne  des  livres  dont  nous  sommes  les 
juges  légitimes...  Il  est  contre  l'honneur  de  l'épiscopat 
de  les  priver  du  droit  qui  nous  est  si  légitimement 
acquis  »,  et  ils  supplient  le  dauphin  «  de  ne  pas  cher- 
cher des  juges  hors  de  son  royaume,  dans  le  temps 
qu'il  y  a,  en  France,  tant  d'évêques  éclairés...  qui  sont 
les  juges  légitimes  de  cette  affaire...;  il  faut  donc  que 
la  cause  soit  portée  ou  aux  conciles  provinciaux,  ou 
aux  assemblées  provinciales,  ou  à  un  tribunal  qu'on 
érigerait  à  Paris  et  qui  serait  composé  d'évêques,  choi- 
sis et  députés  par  l'assemblée  de  la  province.  Les  amis 
de  Quesnel  et  Quesnel  lui-même  protestent  contre  la 
procédure  royale,  qu'ils  estiment  contraire  aux  li- 
bertés de  l'Église  gallicane  ».  Le  15  novembre,  Quesnel 
écrit  à  Petitpied  :  «  Noailles  aurait  dû  faire  agir  les 
gens  du  roi  et  empêcher  qu'on  ne  portât  à  Rome 
immédiatement  les  causes  que  les  évêques  de  France 
doivent  juger  en  première  instance.  »  Correspond.. 
t.  ii,  p.  320. 

Dès  qu'il  se  sentit  menacé,  Quesnel  entreprit  la 
défense  de  son  livre;  il  publia  l'écrit  intitulé  Expli- 
cation apologétique  des  sentiments  du  1'.  Quesnel  dans 
ses  Réflexions  sur  le  Nouveau  Testament,  par  rapport 
à  l'ordonnance  de  MM.  les  évêques  de  Luçon  et  de  La 
Rochelle,  s.  1.,  1712,  in-12.  L'avertissement  qui  précède 
la  première  partie,  en  date  du  8  janvier  1712,  fait 
l'histoire  du  livre,  en  faveur  duquel  Bossuet  a  composé 
une  Justification,  qui  a  été  approuvé  par  l'évêque  de 
Châlons  et  l'archevêque  de  Paris  et  consacré  par  la 
piété  des  fidèles,  qui  en  sont  édifiés,  qui  a  été  fort 
estimé  même  du  P.  de  La  Chaise  et  du  P.  liourdaloue, 
qui  a  eu  des  centaines  de  milliers  de  lecteurs;  ainsi,  dit 
Quesnel,  «  j'ose  dire  que  l'accusation  d'erreur  et  de  ce 
qu'on  appelle  jansénisme,  formée  contre  les  Réflexions, 
est  des  plus  étranges  accusations  qui  se  soient  jamais 
faites  dans  l'Église,  si  on  considère  l'approbation 
générale  qu'elles  ont  eue  en  France  depuis  quarante 
ans  »,  et  il  s'efforce  de  montrer  que  les  erreurs  qu'on 
lui  reproche  sont  communes  à  tous  les  théologiens  qui, 
après  saint  Augustin,  défendent  la  prédestination 
gratuite  et  la  grâce  efficace  par  elle-même.  La  seconde 
partie,  dont  l'avertissement  est  daté  de  juillet  1712, 
expose  l'histoire  et  la  défense  «  des  cinq  célèbres 
articles  dogmatiques  »  qu'il  est  permis  d'enseigner, 
car  «  sur  la  matière  de  la  grâce  il  n'est  pas  de  système 
plus  autorisé  dans  l'Église  ».  De  plus,  Quesnel  écrivit 
au  pape  une  lettre  dont  deux  exemplaires  autographes 
furent  expédiés  à  Rome,  le  22  juillet  et  le  22  sep- 
tembre 1712  :  après  avoir  rappelé  les  approbations 
épiscopales  données  à  son  livre,  il  demande  au  pape 
de  ne  choisir  comme  consulteur  aucun  «  qui  ne  soit 


1531 


QUESNEL.    WANT    LA    BULLE    UNIGENJTUS 


15  32 


recommandable  par  sa  doctrine  et  par  uni.-  probité  à 
toute  épreuve,  aucun  qui  soit  le  moins  du  monde  sus- 
pect  ou  partial...;  que  les  théologiens  à  qui  l'examen 
sera  confié  aienl  une  connaissance  suffisante  el  un 
long  usage  de  la  langue  française,  alin  qu'on  ne  soit 
poinl  obligé  de  recourir  à  des  versions  qui  pourraient 
n'être  pas  exactes,  car  on  parle  d'une  traduction 
latine  qu'il  n'a  jamais  lue,  qui  n'a  été  ni  faite  par  des 
Français,  ni  corrigée  sur  les  dernières  éditions  de 
France...  a  II  demande  de  n'être  point  condamné 
dans  sa  doctrine  sans  avoir  été  écouté  ni  sans  avoir  eu 
la  liberté  de  se  défendre  ».  On  doit  tenir  compte  des 
approbations  :  «  On  ne  saurait  mépriser  le  jugement  de 
lanl  de  personnes  de  si  grand  poids,  ni  flétrir  celui  de 
presque  toute  la  France,  où  ce  livre  se  lit  depuis  plus 
de  quarante  ans  avec  une  satisfaction  dont  j'ai  honte 
de  parler.  »  Aussi  il  supplie  le  pape  d'ordonner  que 
les  propositions  extraites  du  livre  des  Réflexions 
morales  et  dénoncées  comme  dignes  de  censure  lui 
soient  communiquées,  alin  que,  s'il  y  en  a  quelqu'une 
qui  soit  évidemment  erronée  ou  qui  porte  ou  paraisse 
porter  à  l'erreur,  je  puisse  ou  l'expliquer  ou  la  rétrac- 
ter absolument,  car  je  suis  prêt  a  le  faire,  sans  hésiter, 
et  dans  les  termes  les  plus  clairs  et  les  plus  précis  ». 

Un  avocat  prit  aussi  la  défense  du  livre  de  Quesnel 
dans  une  Lettre  adressée  à  un  magistral  et  datée  du 
10  novembre  1711  :  il  examine  les  inconvénients  qu'il 
y  a  à  demander  une  constitution  au  pape  :  cela  est 
en  opposition  avec  les  libertés  de  l'Église  gallicane  et 
renverse  l'autorité  de  l'épiscopat,  qui  ne  l'ait  plus  rien 
sans  recourir  à  Rome. 

Le  pape  souhaitait  qu'on  se  contentât  du  bref  du 
13  juillet  170<S;  mais  le  roi  persistait  à  demander  une 
nouvelle  constitution  où  les  usages  du  royaume  se- 
raient sauvegardés.  Devant  cette  insistance,  le  pape 
nomma  une  commission,  composée  des  cardinaux  Spa- 
da,  Ferrari,  Fabroni,  Cassini  et  Toloméi,  assistés  de 
neuf  théologiens  ou  consulteurs  :  le  P.  Téroni,  barna- 
bite;  le  P.  Nicolas  Castelli,  servite;  le  P.  Alfaro,  jé- 
suite; le  P.  de  Saint-Élie,  franciscain  du  tiers  ordre;  le 
P.  Palermo,  franciscain  observantin;  le  P.  Pipia, 
dominicain;  le  P.  Bernardini,  maître  du  Sacré  Palais; 
dom  Tedeschi,  bénédictin  et  évêque  de  Lipari,  et  enfin 
M.  Le  Brou,  augustin  et  éveque  de  Porphyre.  On  leur 
donna  à  examiner  cent  cinquante-cinq  propositions 
extraites  du  livre  de  Quesnel  et  traduites  en  latin. 
Lorsque  Noailles  connut  la  nomination  des  commis- 
saires, il  comprit  qu'une  décision  allait  être  prise  el 
qu'il  serait  prudent  pour  lui  de  rétracter  l'approbation 
qu'il  avait  donnée  au  livre;  il  fit  part  de  ce  dessein 
au  cardinal  de  La  Trémoille,  qui  l'engagea  à  réaliser 
son  projet;  mais  Noailles  avait  alors  à  Rome  deux 
correspondants  qui  le  rassuraient  :  la  constitution  ne 
serait  jamais  donnée  avec  les  clauses  que  le  roi  exi- 
geait. Le  P.  Roslet,  général  des  minimes,  cl  un 
expéditionnaire  de  l'ambassade,  nommé  La  Chausse, 
répétaient  au  cardinal  qu'on  lui  tendait  un  piège, 
qu'on  voulait  lui  arracher  une  condamnai  ion  du  livre 
des  Réflexions  par  la  perspective  d'une  constitution 
qui  ne  viendrait  jamais.  Telle  était  aussi  la  pensée  de 
beaucoup  d'amis  de  Quesnel,  de  Quesnel  lui-même. 
qui  écrivait,  le  23  juin  1713,  c'est-à-dire  la  veille  de  la 
publication  de  la  bulle  :  »  Cette  affaire  embarrasse 
beaucoup  la  cour  de  Rome;  il  y  avail  grande  appa 
rence  qu'on  ne  la  poursuivrait  point  et  qu'elle  s'assou 
pirait.  On  m'a  mandé  a  peu  près  la  même  chose  de 
Paris.  »  Correspond.,  I.  n.  p.  327-328. 

D'après  Lafltau,  les  deux  mêmes  correspondants  de 
Noailles  répandaient  à  Rome  des  bruits  qui  faisaient 
croire  qu'à  Paris  on  ne  recevrait  point  la  bulle  de 
condamnation  si  jamais  elle  paraissait.  En  effet,  di- 
saient-ils, le  dauphin,  héritier  de  la  couronne,  était 
nettement  favorable  à  Quesnel;  d'autre  part,  le  Par- 


lement venait  de  condamner  un  livre  du  P.  Jouvency, 
jésuite,  sur  l'histoire  de  la  Compagnie  el,  par  suite,  il 
se  déclarait  ouvertement  contre  les  jésuites,  dénon- 
ciateurs du  livre  de  Quesnel,  et  la  cour  venait  de 
nommer  a  l'évêché  de  Beauvais  l'abbé  de  Saint-Aignan 
qu'on  peignait  comme  ami  des  jansénistes.  Sur  ces 
entrefaites,  le  dauphin  mourut  le  1 8  février  1712,  et  le 
roi,  pour  faire  cesser  des  bruits  faux,  lit  publier  un 
Mémoire  de  Monseigneur  le  Dauphin  pour  notre  Saint- 
Père  le  Pape,  trouv  dans  ses  papiers,  et  qui  condam- 
nait formellement  Quesnel  el  le  jansénisme.  On  y 
lisait  :  »  Soit  que  les  jansénistes  soutiennent  ouver- 
tement la  doctrine  de  Jansénius,  soit  qu'ils  se  retran- 
chent sur  le  fait,  soit  qu'ils  s'en  tiennent  au  silence 
respectueux  ou  à  un  prétendu  thomisme,  c'est  toujours 
une  cabale  très  unie  et  des  plus  dangereuses  qu'il  y  ait 
jamais  eu  et  qu'il  y  aura  jamais.  »  Une  courte  préface 
disait  (pie  cel  écrit  s'était  trouvé  parmi  les  papiers 
de  la  cassette,  tout  de  la  propre  main  du  prince,  avec 
des  renvois  et  des  ratures  qui  font  voir  à  l'œil  que  c'est 
son  ouvrage  ».  Les  amis  de  Quesnel  attribuèrent 
cependant  cette  pièce  à  Fénelon,  si  attaché  au  dauphin. 
Quoi  qu'il  en  soit,  cela  prouvait  que  le  dauphin  n'était 
pas  favorable  au  jansénisme,  et  l'écrit  fut  envoyé  au 
pape  pour  l'exciter  à  condamner  le  livre  de  Quesnel. 

La  mort  du  dauphin  entraîna  la  disparition  de  la 
commission  nommée  par  le  roi  pour  juger  l'affaire  des 
trois  évêques,  que  Louis  XIV  renvoya  au  pape  le 
12  avril  1712.  Ainsi,  écrit  M.  Albert  Le  Roy,  on 
»  renonçait  à  l'une  des  plus  essentielles  prérogatives 
de  l'Église  gallicane  et  on  livrait  au  Saint-Siège  une 
contestation  qui  n'eût  jamais  dû  sortir  de  France  », 
et  c'est  encore  «  Fénelon  qui  aurait  suggéré  cette  pro- 
cédure. »   Op.   cit.,    p.    417. 

Cependant,  le  P.  Roslet  et  Philopald  écrivent  à 
Noailles  (Bibl.  nat.,  fonds  /r.  23  227,  et  Aff.  étr.,  Rome, 
Correspond.,  Suppl.,  t.  xi)  que  l'affaire  de  la  consti- 
tution n'avance  point,  qu'elle  recule  plutôt;  de  son 
côté,  La  Trémoille  écrit  au  roi  que  le  livre  de  Quesnel 
est  long,  que  les  théologiens  et  ensuite  les  cardinaux 
du  Saint-Oflice  veulent  examiner  avec  soin  les  propo- 
sitions dénoncées;  il  faut  du  temps;  mais  «  l'ouvrage 
avance  ».  Aff.  étr.,  Home,  Correspond.,  t.  dxix, 
28  mai  1712.  Un  nouvel  incident  se  produisit  au  mois 
d'août  :  cent  trois  propositions  extraites  du  livre  de 
Quesnel  sont  dénoncées  à  la  congrégation  qui  doit  les 
examiner.  D'après  Le  Rov,  ces  propositions  «éma- 
naient des  jésuites  ».  Noailles  était  convaincu  que  ces 
attaques  des  jésuites  étaient  dirigées  contre  lui  autant 
que  contre  Quesnel  :  exaspéré,  il  écrit  une  lettre  au  roi, 
le  7  octobre  1712  :  <  Votre  Majesté  sait  que  son  auto- 
rité, quoique  sacrée,  puisqu'elle  vicul  de  Dieu,  quoique 
souveraine  et  absolue,  ne  s'étend  point  jusqu'aux 
choses  sacrées,  dont  je  suis  seul  chargé...  »;  c'est  pour- 
quoi il  refuse  de  donner  les  pouvoirs  à  tous  Ds  jésuites. 

A  Rome,  les  neuf  conseillers  qui  appartenaient  aux 
diverses  écoles  théologiques  examinent  les  propo- 
sitions dénoncées  el  ils  s'assemblent  chez  le  cardinal 
FSU'HIÏ  pour  quahh.i  ces  propositions.  Du  (:  juin  au 
26  décembre  1712,  il  y  eu1  vint'!  séances:  après 
l'examen  des  consulleurs.  les  propositions  furent  por- 
tées au  Saint-Office;  là.  il  y  eut  vinrrl  dois  congré- 
gations, présidées  par  le  pape  lui-même,  avec  les  car- 
dinaux Ferrari,  Sacripanti,  Paulucci,  Fabroni  et  Olto- 
boni;  elles  se  liment  du  'à  février  au  25  août  1713. 
Dans  ces  congrégations,  les  cardinaux  expriment  leurs 
Miiix  el    étudient    les  raisons  données  par  les  consul- 

leurs  qui  avaient  qualifié  les  diverses  nropositions. 
Les  jansénistes  oui  «lit  el  répété  que  l'examen  des 
propositions  se  m  a  la  hâte  el  comme  au  hasard,  pour 
se  débarrasser  des  instances  venues  de  Paris,  et 
l'Histoire  des  Réflexions  écril  :  Ce  serait  une  chose 
curieuse    que    d'avoir    une    copie    de    ces    vuux    pour 


1533 


QUESNEL.   AVANT   LA   BULLE   UN1GEN1TUS 


1534 


juger  des  motifs  différents  qui  déterminèrent  les  théo- 
logiens à  condamner  ce  grand  nombre  de  propositions.» 
11  est  facile  de  satisfaire  cette  curiosité.  Tous  les 
documents  sont  aux  archives  Vaticanes  (Francia, 
l.  i  xxx-cxxxiv,  beritture  del  papa  Clémente  XI); 
on  y  trouve  les  propositions  dénoncées,  les  rapports 
des  consulteurs,  les  notes  des  cardinaux,  les  censures 
et  le  jugement  final  du  pape,  écrit  de  sa  propre  main 
pour  chacune  des  propositions.  Les  dépèches  du  car- 
dinal de  La  'lrémoille  témoignent  de  l'application 
infatigable  du  pape  dans  ce  travail  délicat,  et  l'on 
peut  sourire  quand  on  lit  dans  Saint-Simon  que  le 
pape  ne  lit  que  signer  la  bulle  qui  lui  avait  été  proposée 
par  Le  Tellier.  Les  preuves  écrites  attestent  la  science 
et  la  conscience  avec  lesquelles  fut  préparé  le  jugement 
final,  ainsi  que  le  soin  et  le  scrupule  qui  avaient  réservé 
le  îôlc  de  la  liberté  humaine  dans  le  problème  de  la 
grâce.  Sur  chaque  proposition,  on  indique  les  qualifi- 
cations données  par  chacun  des  neuf  consulteurs,  puis 
les  sens  dont  la  proposition  paraît  susceptible  et  les 
différents  partis  que  les  Pères  ou  les  théologiens  en  ont 
lires  et  en  tin  les  autorités  et  les  raisons  pour  lesquelles 
ont  été  qualifiées  de  telle  ou  telle  manière  les  propo- 
sitions; les  cardinaux  du  Saint-Office,  après  la  lecture 
du  rapport  des  consulteurs,  donnent  chacun  leur  avis. 
On  trouvera  un  exemple  de  ce  travail  pour  les  propo- 
sitions 26  et  27  dans  l'ouvrage  de  Vincent  Thuillier 
(p.  118-150).  Malgré  tout,  il  est  permis  de  dire  que  le 
pape  céda  aux  instances  du  roi  pour  publier  cette 
constitution.  Cela  ressort  nettement  du  Mémoire  que 
le  P.  Timothée  de  La  Flèche  reçut,  de  la  part  du  pape, 
le  8  juin  1713  :  «  Je  n'accorde  cette  constitution 
qu'avec  beaucoup  de  peine,  quelque  nécessaire  que 
je  la  croie  pour  détruire  le  jansénisme  qui  fait  tant  de 
mal  dans  son  royaume,  par  la  crainte  que  j'ai  qu'elle 
ne  soit  pas  reçue  comme  elle  doit  l'être  de  son  clergé  et 
de  ses  parlements,  mais  enfin,  sur  les  assurances  qu'il 
m'a  souvent  données  de  la  faire  recevoir  sans  oppo- 
sition, je  vaincrai  mes  répugnances.  »  Mémoires  du 
P.  Timothée,  p.  71-72  de  l'éd.  du  P.  l'bald  d'Alençon. 
Pour  parer  le  coup,  Noailles  écrivit  au  pape  une 
longue  lettre,  en  juillet  1713,  au  moment  où  l'on  ache- 
vait l'examen  des  propositions;  il  attaque  «  le  système 
de  Molina,  qui,  bien  que  non  condamné  par  la  congré- 
gation De  auxiliis,  n'a  été  d'abord  qu'une  opinion 
théologique,  enseignée  par  les  jésuites  dans  leurs 
écoles;  mais  aujourd'hui  les  jésuites  s'acharnent  à 
faire  condamner  comme  hérétiques,  ou  du  moins 
comme  fauteurs  d'hérésie,  les  théologiens  qui  ne 
pensent  pas  comme  eux...  Les  disciples  de  saint  Au- 
gustin, les  défenseurs  de  la  doctrine  de  saint  Thomas 
sont,  pour  eux,  autant  de  jansénistes...  Les  évèques 
mêmes  ne  sont  pas  épargnés  ni  à  couvert  du  soupçon 
d'hérésie  s'ils  ne  sont  ou  ne  paraissent  être  dans  la 
disposition  d'entrer  dans  leur  passions,  d'obéir  à  leurs 
ordres  ou  de  souscrire  à  leur  doctrine.  Voilà,  tus 
Saint-Père,  quel  est  mon  crime;  voilà  pourquoi  on 
m'accuse,  sinon  d'être  hérétique,  du  moins  de  favo- 
riser l'hérésie.  »  ("est  une  attaque  directe  :  «  Si  j'avais 
abandonné  la  doctrine  de  saint  Augustin  et  de  saint 
Thomas  sur  la  grâce  de  Jésus-Christ,  si  j'avais  opprimé 
par  violence,  par  autorité  les  théologiens  catholiques 
qui  la  défendent,  si  j'avais  employé  contre  eux  la 
fraude  et  l'artifice,  si  j'avais  dissimulé  la  morale  cor- 
rompue que  les  disciples  de  Molina  ont  prise  sous  leur 
protection,  si  je  m'étais  abstenu  de  réfuter  et  de  con- 
damner la  fausse  spiritualité  de  quelques  nouveaux 
mystiques  et  l'idée  chimérique  de  leur  pur  amour,  de 
la  vie  intérieure  et  de  l'oraison  de  quiétude,  si  je  n'a- 
vais pas  condamné  publiquement  l'opiniâtreté  de  ceux 
qui  ne  cherchaient  que  les  moyens  d'anéantir  et  d'élu- 
der les  décrets  de  Votre  Sainteté  contre  les  supersti- 
tions chinoises;  enfin  si,  plus  occupé  de  mener  une  vie 


douce  et  commode  que  de  mon  devoir,  je  leur  avais 
abandonné  le  gouvernement  de  mon  diocèse,  j'aurais 
sans  doute  été  de  leurs  amis,  et  je  serais  dans  leur 
esprit  et  dans  leurs  discours  non  seulement  un  prélat 
orthodoxe,  mais  encore  une  des  grandes  lumières  de 
l'Église.  »  Cette  lettre,  écrite  au  pape  lui-même,  in- 
dique le  ton  des  polémiques. 

Tandis  que  la  commission  pontificale  examinait  les 
propositions  dénoncées,  les  ouvrages  pour  et  contre 
Quesnel  se  multipliaient.  En  septembre  1712  parut  un 
écrit  qui  devait  inquiéter  Quesnel;  il  avait  pour  titre  : 
Éclaircissements  sur  quelques  ouvrages  de  théologie, 
Paris,  1712,  in- 12,  et  il  avait  pour  auteur  Noël  Gai- 
lande,  cpie  les  jansénistes  regardent  volontiers  comme 
un  ignorant  et  un  fanatique,  tout  dévoué  aux  jésuites. 
Le  docteur  Gallande  montrait  que  les  Réflexions  mo- 
rales reproduisent  les  cinq  propositions  sous  une 
forme  plus  subtile  et  il  raconte  que  Bossuet  refusa  de 
publier  son  Avertissement  parce  qu'il  avait  préala- 
blement exigé  qu'on  mît  «  six- vingts  cartons  »,  et  qu'on 
ne  voulut  pas  le  faire.  Quesnel  répliqua  par  des  Obser 
ludions  sur  le  livre  intitulé  Éclaircissements  et  surtout 
par  les  Vains  efforts  des  jésuites  contre  la  justification 
des  Réflexions  sur  le  Nouveau  Testament,  où  l'on  examine 
plusieurs  faits  publiés  sur  ce  sujet  par  MM.  les  éoêques 
de  Luçon  et  de  La  Rochelle  et  par  le  sieur  Gallande,  s.  1., 
1713,  in-12.  Quesnel  déclare  que  le  livre  de  Gallande 
n'est  qu'une  satire  contre  les  Réflexions  et  contre  leur 
auteur,  contre  l'approbateur  et  l'apologiste  de  cet  ou- 
vrage; il  proteste  contre  L'histoire  des  six-vingts  car 
tons  »  et  souligne  les  erreurs  du  docteur  Fromageau, 
qui  en  1694  avait  extrait  des  Réflexions,  cent  quatre 
vingt-dix-neuf  propositions  censurables;  il  indique  en- 
lin  les  quelques  propositions  insignifiant  es  don  l  Bossuet 
avait  demandé  la  correction.  L'écrit  de  Quesnel, d'après 
ses  amis,  ne  lit   que  le   desservir  à   Home. 

Cependant,  le  Saint-Office  travaillait  très  acti- 
vement; au  mois  d'août  1713,  le  bruit  courut  que  la 
constitution  paraîtrait  bientôt;  il  ne  restait  qu'à  la 
rédiger.  Aussi  le  cardinal  de  I.a  'lrémoille  écrivait 
au  roi,  le  2(1  août,  qu'il  axait  remis  au  pape  une  sorte 
de  mémento  gallican,  cpii  contenait  le  résumé  suc- 
cinct «  de  ce  que  Sa  Majesté  souhaitait  qu'on  insérât 
dans  la  bulle  et  de  ce  qu'elle  souhaitait  qu'on  n'y  mît 
pas  »;  il  avait  rappelé  la  promesse  de  communiquer 
la  bulle  avant  de  la  publier.  Dom  Alexandre  Albani, 
à  qui  cette  note  fut  remise,  promit,  de  la  part  du  pape, 
qu'on  prendrait  comme  modèles  les  bulles  qui  axaient 
été  le  mieux  reçues  en  France,  comme  celle  d'Inno- 
cent X  et  d'Alexandre  VII,  et  qu'il  n'y  aurait  aucune 
expression  dont  le  clergé  de  France  put  se  plaindre, 
mais  qu'on  ne  pouvait  envoyer  en  France  le  projet  de 
la  bulle.  Le  lendemain,  le  cardinal  l'abroni  confirma 
les  paroles  d' Albani  et  déclara  que  Sa  Sainteté  avait 
seulement  promis  de  communiquer  le  projet  de  bulle 
au  ministre  du  roi,  qui,  à  Home,  connaissait  les  inten- 
tions de  Sa  Majesté,  comme  cela  avait  été  l'ait  pour  la 
bulle  Vineam  Domini.  D'ailleurs,  la  bulle  était  faite 
pour  toute  la  chrétienté  et  non  point  seulement  pour  la 
France;  il  devait  suffire  au  roi  qu'il  n'y  eût  rien  contre 
les  maximes  du  royaume.  On  ne  pouvait  plus  ajourner 
la  publication  de  la  bulle,  le  pape  axait  déjà  demandé 
des  prières  pour  implorer  l'assistance  de  Dieu;  la 
publication,  suivant  la  coutume,  devail  suivre  de  près 
ces  prières. 

Ces  nouvelles  arrivèrent  à  Fontainebleau  le  13  sep- 
tembre et  le  jour  même  le  roi  adressa  à  La  Trémoille 
une  réponse  dans  laquelle  on  lisait  que,  »  puisqu'on  ne 
pouvait  savoir  si  la  bulle  ne  contenait  pas  des  clauses 
contraires  aux  maximes  du  royaume,  il  ne  prenait 
aucun  engagement  jusqu'à  ce  que  toutes  les  expres- 
sions aient  été  bien  examinées  ».  .1//.  élr.,  Rome, 
Correspond.,  t.  dxxix,  lettre  du  13  sept.  1713. 


1535      QUESNEL    ET    LE    QUESNELLISME    —   QUESVEL    (PIERRE)      1536 


Dans  les  derniers  jours  d'août,  le  pape  fit  commu- 
niquer le  projet  de  bulle  à  La  Trémoille,  qui,  après 

l'avoir  confronté  avec  le  mémoire  envoyé  de  France, 
lit  retrancher  quelques  expressions  estimées  par  lui 
contraires  aux  usages  gallicans,  en  particulier  l'article 
Decernentes,  copié  tout  entier  dans  la  bulle  d'Ale- 
xandre VII,  et  il  renvoya  le  projet  au  pape.  Dans  sa 
lettre  au  roi,  le  2  septembre  (AfJ.  étr.,  Hume,  Corres- 
pond., t.  nxxx).  La  Trémoille  raconte  les  laits  :  «  Il 
m'a  paru  cpie  toutes  les  expressions  que  Votre  Majesté 
souhaitait  y  être  insérées  y  sont  et  qu'elle  ne  conlicnl 
aucune  de  celles  qu'elle  souhaitait  que  le  pape  s'abs- 
tînt. Je  l'ai  confrontée  avec  la  dépêche  du  l(i  no- 
vembre 1711  par  laquelle  elle  m'ordonnait  de  de 
mander  cette  constitution.  »  Cependant,  il  a  souhaité 
la  suppression  de  quelques  expressions.  Sa  Sainteté  a 
fait  les  changements  et  suppressions  demandées,  et 
l'ambassadeur  termine  par  ces  mots  :  «  Je  n'ai  point 
vu  les  propositions  condamnées;  cela  n'est  point  mon 
affaire;  mais,  quant  au  reste,  j'ose  dire  à  Votre  Majesté 
que  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  la  moindre  chose  qui 
puisse  faire  de  la  peine  par  rapport  aux  maximes  du 
royaume,  et  j'espère  qu'elle  aura  lieu  d'être  satisfaite 

La  bulle  Unigenitus  Dei  Filius  fut  signée  le  8  sep- 
tembre, imprimée  le  9  et  enfin  affichée  le  10  sep- 
tembre 1713.  Elle  condamnait  cent  une  propositions 
extraites  d'un  livre  imprimé  en  français  et  divisé  en 
plusieurs  tomes,  intitulé  Le  Xouveau  Testament,  avec 
des  n  flexions  morales  sur  chaque  verset,  Paris,  1699, 
cl  autrement  Abrégé  de  la  monde  de  l'Évangile,  des 
Arles  des  apôtres,  des  épttres  de  saint  Paul,  etc.,  et  de 
l'Apocalypse,  ou  Pensées  chrétiennes  sur  le  texte  de  ces 
livres  sacrés,  Paris,  1693  et  1694,  avec  la  prohibition 
tant  de  ce  livre  que  de  tous  les  autres  qui  ont  paru  ou 
qui  pourront  paraître  à  l'avenir  pour  sa  défense. 

Cette  bulle  Unigenitus  mérite  une  étude  à  part,  à 
cause  de  la  doctrine  si  complexe  qu'elle  renferme,  à 
cause  des  difficultés  qu'elle  souleva  en  France  durant 
de  longues  années  et  enfin  à  cause  de  l'influence  qu'elle 
a  eue  sur  toute  l'histoire  de  l'Église  au  xvme  siècle. 
La  bulle  Aurlorem  fidei  n'a  fait  que  reprendre,  en  les 
précisant,  pour  éviter  de  nouvelles  polémiques,  la 
plupart  des  propositions  déjà  condamnées  par  la  bulle 
Unigenitus, 

La  bibliographie  serait  interminable  si  l'on  voulait  citer 
tout  ce  qui  a  été  écrit  sur  cette  seconde  phase  du  jansénisme. 
Les  ouvrages  les  plus  importants  ont  été  cités  au  cours  de 
cet  article. 

J.  Carreyre. 

QUESIMOY  (Jacques  du),  frère  mineur,  appelé 
aussi  de  Carceto,  de  Quarcheto,  de  Kaisneto,  paraît  être 
originaire  du  Quesnoy  (déparlement  du  Nord).  Il  doit 
avoir  enseigné  la  théologie  à  Paris  et  y  avoir  été  maître 
régent  des  frères  mineurs  vers  1290-1292.  Cela  résul- 
terait, d'après  P.  Glorieux,  d'une  notice  relative  au 
franciscain  Vital  du  Four,  nous  informant  que  ce  der- 
nier fut  à  Paris  l'élève  d'un  martre  Jacques,  sous  lequel 
il  lut  les  Sentences,  et  aussi  d'une  citation  de  Code- 
froid  de  Fontaines,  qui  dans  son  Quodlibei  X.  q.  xm, 
rédigé  vers  1291-129:',,  attaque  une  opinion  soutenue 
récemment,  semble-t-il,  par  frère  Jacques.  En  1303,  il 
est  toujours  à  Paris,  puisque  son  nom  ligure  sur  la  liste 
des  non-appelants,  qui  refusèrent,  le  25  juin  1303, 
d'adhérer  à  l'ordre  de  Philippe  le  Bel  d'en  appeler  au 
concile  général  contre  lionifacc  VIII.  Il  esl  d'ailleurs 
le  seul  qui  y  s  lit  désigné  du  titre  de  «  magister  ».  Jacques 
du  Quesnoy,  comme  les  autres  non-appelants,  dut 
subir  la  rigueur  des  sanctions  portées  contre  ceux  qui 
ne  s'étaient  pas  courbés  devant  la  volonté  royale  cl 
quitter  la  France  dans  les  t  rois  jouis,  r'csl-ù  dire  entre 
le  25  et  le  28  juin  1303.  A  noire  connaissance  aucun 
ouvrage  de  Jacques  du  Quesnoy  n'a  été  signalé  jus 
qu'ici. 


E.  Longpré,  O.F.M.,  Le  B.  Jean  Duns  Scot  pour  le  Saint- 
Siège  et  contre  le  gallicanisme  (  25-28  juin  1303),  d:ins  La 
France  franciscaine,  t.  xi,  1928,  p.  152;  P.  Glorieux, 
D'Alexandre  de  Halès  à  LJirrre  Auriol.  La  suite  des  maîtres 
franciscains  de  Paris  au  XIII"  siècle,  dans  Arch.  franc,  hist., 
t.  xxvi,  1933,  p.  277-278,  281  :  du  mime,  Répertoire  des 
maîtres  en  théologie  de  Paris  au  XIIIe  siècle,  t.n,  Paris,  1934, 
p.   135. 

A.  Teetaert. 

QUESVEL  Pierre,  frère  mineur,  dont  la  vie  est 
encore  enveloppée  d'épaisses  ténèbres.  Nous  savons 
qu'il  était  d'origine  anglaise  et  appartint,  au  début  du 
xive  siècle,  au  couvent  des  frères  mineurs  de  Norwich, 
chef-lieu  du  comté  de  Norfolk,  en  Angleterre  et  qu'il 
est  l'auteur  d'une  Somme  des  confesseurs  intitulée  : 
Directorium  juris  in  foro  conscientise  et  judiciali,  dont 
le  prologue  commence  :  Si  qui  s  ignorât  ignorabilur  !■' 
ad  Corinthios  xim  cap.  et  hec  verba  ponuntur  di. 
XXX  VIII  c.  qui  ea,  et  secundum  quod  exponit  Jo,  intel- 
ligunlur  hec  verba  de  eo  qui  conlempnit  scire  vel  de  eo  qui 
de  facili  scire  posietsi  haberel  traclatum.  Cette  somme 
est  divisée  en  quatre  livres,  dont  chacun  embrasse  une 
matière  déterminée  et  complète  en  soi,  afin  que,  dit  le 
prologue,  les  pauvres  puissent  se  procurer  i>  meil'eur 
compte  celui  qui  les  intéresse  particulièrement  et  de 
la  sorte  n'avoir  plus  l'excuse  de  ne  pouvoir  se  payer  les 
livres  volumineux  et  coûteux.  Les  sujets  traités  dans 
chacun  des  livres  d'après  le  prologue  sont  :  De  :  umma 
Trinitate  et  fide  catholica  cl  de  septem  sacramentis  (I.  1); 
De  iis  qui  sacramcnla  ecclesiastica  administrant  et  reci- 
piunt  etquse  possunt  ad  contractus  varios  perlinere  (I.  II): 
De  criminibus  quœ  possunt  a  sacramentis  impedire  et  de 
pœnis  pro  criminibus  imponendis  (1.  III);  De  iis  quir 
ad  jus  et  judicium  pertinent  (1.  IV).  Comme  ces  livres 
constituent  des  traités  complets  en  soi  et  qu'on  les  ren- 
contre isolément  dans  bien  des  bibliothèques,  ii  ne  sera 
point  inopportun  d'en  indiquer  le  début  et  la  fin,  pour 
pouvoir  les  identifier  à  l'occasion.  Ainsi  le  1.  I  com- 
mence :  Dignus  es,  Domine,  aperirc  librum  et  solverc 
signacula  ejus;  le  1.  II  :  Provide  de  <  mni  plèbe  viros  pa- 
tentes cl  limenles  Deum;  le  1.  III  :  Quicumque  totam 
legem  observaverit  ofjendens  autem  in  uno  factus  esl 
omnium  reus;  le  1.  IV  :  Judices  etmagistros  constitues  in 
omnibus  poitis  tuis.  De  même  le  1.  1  finit  :  Hoc  notai 
Gof.  §  ultimo;  le  1.  II  :  Extra,  c.  slatutum  et  c.  ut  peri- 
culosa  li.  VI;  le  1.  III  :  Hoc  notât  Host.  c.  ?  pcnullimus: 
le  1.  IV  :  a  quo  exspecto  mini  prumium  reddi  cui  laus  est 
et  gloria  per  omnia  ssecula  sœculorum.  Amen. 

Dans  le  long  épilogue  que  l'on  lit  à  la  fin  du  I.  IX, 
Pierre  Quesvel  confesse  que,  malgré  ses  infirmités  et 
ses  nombreuses  autres  graves  occupations,  il  a  accède 
aux  prières  réitérées  de  ses  amis  et  confrères,  qui  lui 
demandaient  de  rédiger  ce  Directorium  juris  à  l'usage 
tant  des  fidèles  que  des  confesseurs.  11  s'est  récusé  de 
suivre  la  division  des  Décret  aies  et  l'ordre  alphabé- 
tique pour  exposer  d'une  façon  met  ludique  les  ma- 
tières se  rapportant  tant  au  for  de  la  confession  qu';:ii 
for  judiciaire,  afin  que  Ions  les  hommes,  quelle  que  fui 
leur  condition,  pussent  y  trouver  ce  qui  les  regardait 
spécialement.  Pour  toutes  les  questions  traitées  il  ('mi- 
nière les  diverses  sentences  des  canonistes,  principale- 
ment des  décrétalistes  qui  l'ont  précédé,  pour  s'arrêter 
plus  longuement  à  la  thèse  qu'il  juge  la  plus  probable 
ou  la  plus  vraie.  Il  a  soin  aussi  d'indiquer  l'admit 
exact  où  l'on  pcul  trouver  les  opinions  alléguées  dans 
les  ouvrages  de  leurs  auteurs  respectifs.  Pierre  Quesvel 
se  rattache  cependant  liés  étroitement  à  saint  Ray- 
mond de  l'enatoii  et  à  Jean  de  Fribourg.  A  cause  de 
son  caractère  pratique,  ce  Directorium  juris  n  eu  une 
influence  assez  notable  et  lut  Iris  répandu,  comme  en 
témoignent  les  nombreux  manuscrits  qui  en  sont  con- 
servés dans  les  bibliothèques  de  tous  les  pays,  à  savoir 
les  mss.  825,  ?-'6(|.  I  et  II)  et  152-154  (I.  III  et  IV)  de 
la  bibl.  royale  de  Bruxelles;  le  ms.  Canonici  Miscell. 


1537 


QUESVEL    (PIERRE) 


QUIETISME 


1538 


463  de  la  bibl.  Bodléienne  d'Oxford;  les  mss.  M.  4261, 
4262  et  8934  de  la  Bibl.  nationale  de  Paris;  le  ms.  75 
de  la  bibl.  de  Troyes;  le  ms.  D.  1 .  18  de  la  bibl.  natio- 
nale de  Turin;  le  ms.  Scafj.  1,  n.  28  de  la  bibl.  Anto- 
niciine  de  Padoue;  les  mss.  S.  Croce  Plut.  I,  sin  8  et 
Plut.  III.  sin  2  de  la  bibl.  Laurentienne  de  Florence; 
le  ms.  lat.  2146  de  la  bibl.  nationale  à  Vienne;  le  ms. 
1044  (incomplet)  de  la  bibl.  de  Klostemeuburg;  le  ms. 
M.  18  (1.  IV)  du  Bôhmisch  Muséum  et  le  ms.  J.  V.  du 
chapitre  métropolitain  de  Prague;  le  ms.  a.  1436  delà 
bibl.  de  Kœnigsberg. 

Il  est  à  noter  qu'à  la  fui  du  Decrelorium  juris  Pierre 
Quesvel  a  ajouté  une  table  alphabétique  très  étendue 
des  diverses  matières  traitées  dans  son  ouvrage  avec 
indication  du  livre,  du  titre  et  du  paragraphe.  Très 
complète,  elle  est  d'une  grande  Utilité  pour  retrouver 
les  questions  et  les  matières  dans  le  corps  de  l'ouvrage. 

Fr.  von  Scluilte.  Die  Geschichte  der  Quellui  und  Lileratui 
des  canonischen  Bcclits,  t.  Il,  Stuttgart,  1877,  p.  262;  le 
même,  Die  canonischen  Handschriften  der  Bibliotheke  in 
Praq,  Pracue,  1808;  L.  Wadding,  Scripiores  ord.  minorum, 
Rome,  1906,  p.  192;  J.-H.  Sbaralea,  Supplementum  ad 
scripiores  ord.  min.,  t.  Il,  Rome,  1921,  p.  357-358;  A.  Tee- 
taert.  I.a  confession  aux  laïques  dans  l'Éqlisc  latine  depuis 
le  VIII'  jusqu'au  XI  V'  siècle,  Bruges-Faris,  1  «)26,  p.  456-457  ; 
C.  Oudin,  Comment,  de  scriptor.  Eccl.  antiquis,  Leipzig, 
1722,  col.  1168. 

A.  Teetaert. 

QUÉTIF  Jacques,  érudit  dominicain  né  et 
mort  à  Paris  (1618-1698).  En  1634  il  prit  l'habit  domi- 
nicain dans  ce  couvent  de  la  rue  Saint-Honoré  où  il 
devait  mourir  soixante-quatre  ans  plus  tard.  On  a  de 
lui  une  édition  d'un  commentateur  de  saint  Thomas, 
Jérôme  de  Médicis  :  R.  A.  P.  Hieromjmi  dv  Medicis  a 
Camerino,  O.  P.,  formalis  explicatif)  Summa-  théologien' 
1).  Thomse  Aquinatis,  Paris,  16.">7,  in-folio.  Il  a  égale- 
ment composé  une  Vita  P.  P.  F.  Hieronymi  Satonaro- 
lœ,  en  trois  vol.,  in-12,  Paris.  1674,  avec  des  éditions  de 
textes.  Il  a  donné  une  édition  des  canons  du  concile  de 
Trente  :  Concilii  Tridcnlini  canones,  Paris,  1666.  Dans 
l'édition  des  œuvres  de  Jean  de  Saint-Thomas,  il  a  mis, 
au  t.  vm  une  courte  biographie  de  ce  théologien.  Mais 
on  doit  surtout  au  P.  Quétif,  la  longue  préparation  des 
Scripiores  ordinis  prwdicatorum  que  le  P.  l'ehard 
devait  publier  en  deux  in-folics. 

Quétif-Echard,  Scripiores  ord.  pracdicalorum,  t.  i,  1736, 
p.  746-747;  Richard  et  Giraud,  Bibliothèque  sacrée,  t.  xx, 
p.  331. 

M. -M.  Goiîce. 

QUIETISME.  —  Dans  son  sens  tris  général, 
le  quiétisme  est  toute  doctrine  qui  tend  à  supprimer 
l'effort  moral  de  l'homme.  Les  théories  philosophiques 
et  religieuses  qui  motivent  cette  suppression  varient 
selon  les  diverses  formes  du  quiétisme,  mais  elles  y 
aboutissent  toujours;  aussi  cette  erreur  à  la  fois  doctri- 
nale et  pratique  ne  se  rencontre-t-elle  pas  seulement 
au  xvnc  siècle,  comme  beaucoup  seraient  portés  à  le 
croire.  On  la  trouve  bien  avant:  elle  est  même  anté- 
rieure à  l'ère  chrétienne.  «  Il  s'est  toujours  trouvé,  dit 
justement  J.  Paquier,  des  hommes  portés  à  nier  l'éner- 
gie individuelle,  à  nier  l'individu  lui-même,  pour  les 
absorber  en  Dieu  ou  dans  l'ensemble  des  forces  de 
l'univers.  C'est  cette  disposition  qui  est  à  la  racine 
du  quiétisme  :  il  vient  d'une  tendance  au  repos,  d'une 
tendance  à  s'exonérer  de  la  lassitude  de  l'action.  » 
Qu'est-ce  que  le  quiétisme?  Paris,  1910,  p.  9. 

On  étudiera  dans  cet  article  les  diverses  formes  du 
quiétisme  que  l'on  rencontre  soit  en  Orient,  soit  en 
<  ii ciftent. 

I.  LE  QUIÉTISME  EN  ORIENT.  —  I.  Dans  les  reli- 
gions de  l'Inde.  II.  Dans  l'ancien  stoïcisme  et  dans  le 
néoplatonisme  (col.  1540).  III.  Aux  ivc  et  ve  siècles  : 
le  quiétisme  des  euchites  ou  messaliens  (col.   1542). 


IV.  Au  Moyen  Age  :  les  hésychastes  de  la  région  du 
mont  Athos  (col.  1545). 

I.  Le  quiétisme  dans  les  religions  de  l'Inde.  — 
Trois  cultes  principaux  se  sont  succédé  dans  l'Inde 
avant  l'ère  chrétienne  :  le  védisme,  le  brahmanisme 
et  le  bouddhisme.  C'est  surtout  dans  les  deux  derniers 
que  le  quiétisme  imprègne  les  enseignements  religieux 
et  moraux. 

1°  Le  brahmanisme.  —  Il  considère  «l'existence 
comme  un  mal,  le  seul  mal  à  proprement  parler  ». 
celui  dont  il  faut  se  débarrasser  à  tout  prix.  Cette 
conception  si  pessimiste  de  l'existence  «  repose  sur  la 
doctrine  du  Samsara  ou  la  théorie  des  renaissances, 
destinée  à  une  si  haute  et  si  durable  fortune  dans 
l'Inde  ».  A.  Roussel,  Dict.  apolog.,  t.  n,  col.  652. 

Les  âmes  individuelles,  ou  jivatmans,  ont  pour 
principe  l'Ame  universelle  et  suprême  ou  Paramâtman. 
Elles  doivent  retourner  à  cette  Ame,  leur  centre 
commun,  pour  y  être  absorbées  et  s'y  perdre.  Cette 
perte  absolue  dans  le  Grand  Tout,  ou  absorption  dans 
le  Brahme,  l'Être  suprême,  est  la  fin  dernière  de 
l'âme.  C'est  le  Nirvana  brahmanique.  Il  constitue  le 
bonheur  de  l'âme,  s'il  est  possible  de  parler  de  bon 
heur  pour  une  âme  qui  perd  totalement  sa  personna- 
lité, comme  la  goutte  d'eau  tombée  dans  l'océan  perd 
son  individualité. 

Mais  cette  absorption  dans  le  Grand  Tout  ne  peul 
avoir  lieu  que  lorsque  «  la  somme  des  actes  repréhen- 
sibles  »  de  l'âme  aura  été  compensée  par  celle  des 
bonnes  actions  ».  Tant  que  cette  compensation  n'esl 
lias  laite,  «la  roue  du  Samsara,  ce  cercle  fatal  des 
renaissances  tourne  ».  L'âme  est  soumise  à  la  trans- 
migration; elle  recommence  de  nouvelles  existences 
douloureuses.  Elle  est  soumise  à  de  nouvelles  morts. 
«  Depuis  le  commencement  des  temps,  les  âmes  sont 
transportées,  par  l'efficacité  invisible...  de  leurs  actes 
(Karman),  d'une  destinée  dans  une  autre  :  dieux, 
hommes,  animaux  ou  damnés.  Tel  est  le  Sams  ru, 
douloureux  en  soi,  car  la  somme  de  souffrance  dans 
l'univers  visible  ou  supposé  (enfers)  dépasse  infini- 
ment la  somme  de  joie.  »  L.  de  La  Vallée-Poussin, 
Le  bouddhisme  et  les  religions  de  l'Inde,  dans  Christus, 
Paris,  1912.  p.  253-251. 

Le  grand  obstacle  au  bonheur,  c'est-à-dire  aux 
non-renaissances  par  l'absorption  dans  le  Brahme, 
est  donc  l'acte,  le  karman,  l'oeuvre.  Aussi  faut-il  y 
renoncer,  l'éteindre.  On  doit  renoncer  à  la  soif  de 
l'existence  la  cause  de  tout  mal,  puisque  exister  c'est 
agir.  Comment  opérer  ce  renoncement,  cette  extinc- 
tion? C'est  ici  que  nous  allons  trouver  le  quiétisme. 

La  méditation  extatique  est  considérée  comme  le 
moyen  de  «  prendre  contact  avec  l'absolu  ».  Elle  coin 
mence  à  faire  «  rentrer  l'âme  en  son  principe  trans- 
cendant ».  Elle  inaugure  dès  ce  monde  l'union  de 
l'âme  avec  Brahme,  le  Grand  Tout,  et  ainsi  elle  pré- 
pare son  absorption  définitive  dans  le  Nirvana  an 
moment  de  la  mort. 

Il  faut  donc  que  l'homme,  pendant  sa  vie,  s'absorbe 
dans  la  pensée  de  l'être  suprême.  Et  pour  cela  il  s'in- 
terdira toute  autre  pensée.  Il  finira  même  pas  s'inter- 
dire toute  pensée.  Il  aura  un  genre  de  vie  spécial.  Le 
corps  restera  complètement  immobile.  La  respiration 
s'atténuera.  Le  regard  fixera  longtemps  le  même  objet. 
«  Immobilité  du  corps,  immobilité  de  l'esprit,  suppres 
sion  aussi  totale  que  faire  se  peut  des  fonctions  vitales  », 
telles  sont  les  conditions  indispensables  de  cette  médi- 
tation extatique,  opératrice  du  salut  brahmanique. 
«  Les  fakirs  actuels  de  l'Inde  peuvent  nous  donner 
quelque  idée  de  ce  faux  mysticisme,  de  ce  quiétisme 
avant  la  lettre.  »  A.  Roussel,  Dict.  apolog.,  t.  n, 
col.  653. 

On  a  observé  que  ces  extases,  au  cours  desquelles  les 
brahmanes    croient    prendre    contact    avec    l'absolu. 


1539 


QUIÉTISME.    LE    NÉO-PLATONISME 


1540 


présentent   une  fâcheuse   parenté   avec  les  hypnoses 
des  sorciers.  La  Vallée-Poussin,  lot.  cit.,  p.  257. 

2°  Le  bouddhisme.  —  Le  bouddhisme  est  par  rapport 
au  brahmanisme  ce  qu'une  hérésie  est  par  rapport  au 
catholicisme.  Il  a  retenu  les  principaux  dogmes  brah- 
maniques, mais  en  les  modifiant.  11  est  surtout  une 
ascèse.  Ses  adhérents  sont  moines. 

Pour  les  bouddhistes,  comme  pour  les  brahmanes, 
l'existence  est  un  mal  et  même  le  seul  mal.  Une  lois 
débarrassé  de  l'existence  par  l'entrée  dans  le  Nirvana 
—  sorte  de  néant  d'après  le  bouddhisme  -  l'homme 
est  sauvé.  Il  est  assuré  de  n'avoir  pas  d'autres  exis- 
tences, d'autres   renaissances  ni  d'autres   ■•  remorls  ». 

L'exercice  de  la  méditation  est  ainsi  pour  le  boud- 
dhisme «une  sorte  d'apprentissage  du  Nirvana»,  la 
«  perte  de  la  conscience  personnelle  ».  Il  consiste  aussi 
«  dans  l'ankylosc  de  la  pensée  aussi  bien  que  du  corps  », 
ce  qui  ne  saurait  se  produire  que  dans  la  vie  monas- 
tique bouddhiste. 

«  Assis  sur  ses  talons,  les  mains  rapprochées  ou 
jointes,  les  yeux  à  demi  clos,  sans  regard,  l'ascète 
[bouddhiste]  retire,  pour  ainsi  dire,  en  lui-même 
toutes  ses  facultés.  Il  suspend,  autant  que  possible, 
sa  respiration  et  tout  à  fait  sa  pensée,  chose  essentielle 
entre  toutes,  car  la  méditation  bouddhique,  de  même 
que  la  méditation  brahmanique,  d'où  elle  procède, 
consiste  avant  tout  à  ne  penser  à  rien,  mais  à  s'absor- 
ber complètement  dans  cette  pensée  négative...  Le 
modèle  classique  [de  cette  méditation!,  celui  que  l'on 
propose  comme  l'idéal  dont  il  faut  se  rapprocher  le 
plus  possible,  c'est  Vindlinna.  le  stambba,  c'est-à-dire 
la  bûche,  le  poteau,  la  pièce  de  bois,  inerte  et  morte, 
qui  reste  là  où  on  la  jette,  où  on  la  pose,  et  qui,  si  on 
l'enfonce  en  terre,  ne  prend  pas  racine  et  ne  pousse  ni 
branches,  ni  feuilles,  ni  fleurs,  ni  fruits.  »  A.  Roussel, 
Le   bouddhisme  primitif,   Paris,    1911,   p.   76-77. 

Il  est  difficile  de  pousser  le  quiétisme  plus  loin.  On 
arrivait  par  cette  méditation  «  au  sentiment  calme  et 
universel  du  néant  »,  qui  annonçait  l'entrée  définitive 
dans  le  Nirvâ  îa.  Les  longues  heures  passées  dans  la 
méditation  ainsi  comprise  causaient  souvent  «  une 
surexcitation  nerveuse  qui  mettait  l'imagination  en 
l'eu  et  produisait  des  efTets  analogues  aux  états  patho- 
logiques que  s'efforce  d'expliquer  le  psychisme  actuel. 
Les  bhikshus  |moines  bouddhistes  |  arrivaient  fré- 
quemment à  l'extase  par  l'autosuggestion,  au  moyen 
de  trucs  spéciaux,  minutieusement  décrits  clans  les 
traités  de  discipline  bouddhiste.  Le  plus  usité  consis- 
tait à  fixer  longtemps  un  objet  quelconque,  dans  une 
position  spéciale,  jusqu'à  ce  que  l'on  acquît  le  reflet 
intérieur.  Une  fois  en  possession  de  ce  reflet,  le  moine 
en  quête  d'extase  rentrait  dans  sa  cellule  et  là,  les 
yeux  fermés  ou  grands  ouverts,  mais  immobiles,  il 
contemplait  ce  que  l'on  appelait  la  copie  du  reflet. 
Il  se  sentait  dégagé  des  sens,  l'espril  élevé  au-dessus 
des  sphères  de  ce  monde.  C'était  le  plus  haut  degré 
de  l'extase,  quand  ce  n'était  pas  le  pur  idiotisme. 
A.  Housse!,  Dict.  apolog.,  t.  n.  col.  663. 

Il  était  utile  de  connaître  ce  quiétisme  de  l'Inde. 
Nous  en  trouverons  des  infiltrations  eu  Orient,  au 
Moyen  Age,  chez  les  faux  mystiques  hésychastes. 

Voir  Louis  de  La  Vallée-Poussin,  Bouddhisme,  éludes  et 
matériaux,  Londres,  1898;  le  même,  Bouddhisme.  Opinions 
sur  l'histoire  <lr  In  dogmatique,  Paris,  1909;  le  même,  Inde 
( Religions  de  l'),  Problèmes  apologétiques,  dans  Dict.  apolog. 
t.  ii,  1911,  col.  676  sci.;  A-  Roussel,  Inde  (Religions  <'<■  V  ), 
Exposé  historique,  Dict.  tipol..  t.  n,  col.  645  sq.i  A.  Barth, 
Les  religions  de  l'Inde,  Paris.  1879  (extrait  (le  V Kncnelopalie 

îles  sciences  religieuses):  Chantepie  d<'  la  Saussaye,  Manuel 

d'histoire   des   religion:,,    Irad.    de   l'allemand,    Paris,    1904; 

,r.-.\.  Dubois,  iiiniin  manners,  customi  and  cérémonies, 
oxford.  1906;  Indische  Studlen;  II.  Oldenberg,  LeBoudda, 
su  vie,  su  doctrine,  sa  communauté,  Paris,  1903,  trad.  de 
l'allemand.        Pour  redresser  les  théories,  parfois  si  ten- 


dancieuses, des  historiens  rationalistes  voir  Pinard  de  la 
Boullaye,  s.  J.,  L'étude  comparée  des  religions,  essai  cri- 
tique, 2  \ol.,  Paris,  1922-1925. 

II.  L'ancien  stoïcisme  et  le  néo-platonisme.  — 
D'après  The  catholic  encgclop'edia  de  New- York,  t.  xn, 
p.  608-609,  il  faudrait  voir  des  tendances  quiétistes, 
chez,  les  grecs  dans  l'àTrâOeia  stoïcienne  et  dans  l'ex- 
tase néo-platonicienne. 

1"  L'ancien  sionisme  fut  conduit  à  l'impassibilité 
(àTtiOeta)  par  sa  conception  matérialiste  du  inonde 
cpù  aboutit  au  fatalisme.  Tout  ce  qui  arrive  dans  le 
monde  est  le  résultat  de  la  loi  suprême,  «  de  cette 
Nécessité  qui  régit  le  cours  des  phénomènes  et  des 
événements  de  l'histoire...  Suivre  la  nature  ou  suivre 
Dieu,  c'est  se  soumettre  à  la  Nécessité,  c'est  recon- 
naître que  chaque  événement  est  l'effel  d'une  loi 
rigide,  c'est  accepter  un  sort  cpie  nul  ne  peut  plier.  » 
A.-.I.  Fcstugière,  O.P.,  L'idéal  religieux  des  Grecs  et 
l'Évangile,  Paris,  1932,  p.  71.  Contre  celte  nécessité, 
il  faut  se  raidir,  ne  rien  l'aire,  rester  impassible  :  «  Quel 
es  t,  en  ellet ,  le  porl  rait  du  sage  dans  l'ancien  stoïcisme? 
Il  est  au-dessus  des  maux.  L'épicurien  se  retirait  de  la 
vie,  où  tout  le  trouble.  Le  sage  du  portique  la  domine... 
Plus  n'est  besoin  de  se  cacher,  de  s'endormir  pour 
éviter  les  maux.  On  les  attend.  On  les  nie,  car  ils  ne 
sont  plus  maux  pour  le  ono^Sodoç,  dès  là  qu'il  en 
triomphe  et  n'y  voit  qu'une  occasion  nouvelle  de  se 
démontrera  soi-même  combien  il  est  vertueux,  patient, 
invincible.  »  Festugière,  op.  cil.,  p.  68. 

En  fait,  ce  «  sage  stoïcien  »  n'existe  pas.  Il  y  a,  en 
ellet,  dans  l'âme  stoïcienne  une  contradiction  entre 
les  principes  philosophiques  et  les  aspirations.  Au 
premier  abord,  il  semble  y  avoir  dans  la  morale  stoï- 
cienne une  insurmontable  difficulté  qui  la  force  à 
aboutir  au  quiétisme  de  l'homme  partait,  qui,  bon 
gré  mal  gré,  assiste,  impassible,  à  tous  les  événements. 
Tous  les  stoïciens  sont  d'accord  pour  reconnaître  que 
tout  est  Indifférent,  hors  cette  disposition  intérieure 
qu'est  la  sagesse  et  qu'il  n'y  a  ni  bien  ni  mal  pour 
nous  en  ce  qui  nous  arrive  :  c'est  dire  qu'il  n'y  a 
aucune  raison  de  vouloir  un  contraire  plutôt  que 
l'autre,  la  richesse  plutôt  que  la  pauvreté,  la  maladie 
plutôt  que  la  santé.  »  É.  Bréhier,  Histoire  de  lu  philo- 
sophie, t.  i,  Paris.   1927,  p.  327. 

Les  aspirations  foncières  de  l'âme  humaine  ra- 
mènent les  stoïciens  à  une  doctrine  moins  rigide  dans 
la  pratique.  L'homme  sage,  l'homme  parfait  •  choi- 
sirait la  maladie,  par  exemple,  s'il  savait  qu'elle  est 
voulue  par  le  destin;  mais,  toutes  choses  égales  d'ail- 
leurs, il  choisira  plutôt  la  santé.  D'une  manière  gêné 
raie,  sans  les  vouloir  du  tout  comme  il  veut  le  bien,  il 
considère  comme  préférables.  TcpovjYjjiÉva,  les  objets 
conformes  à  la  nature,  sauté,  richesses,  cl  comme  non 
préférables,  à7to7rpor;Y!Ji£va,  les  choses  contraires  à  la 
nature.  »  É.  Bréhier.  ibid..  p.  .'528. 

L'idéal  cependant  est  V r/.niS)zi?.  rigide,  l'impassibi- 
lité absolue.  Celle  complète  ataraxie  exercera  une 
influence,  plus  tard,  sur  la  secte  hérétique  et  quiéiisle 
des  euchites  ou  messaliens.  Car  cette  impassibilité 
semblera  se  réaliser  plus  sûrement,  aux  dires  de  ccr 
tains,  par  la  suppression  de  lout  effort  et  de  toute 
activité. 

(,r.  Emile  Bréhier,  Les  idées  philosophiques  et  religieuses 
de  Philon  d'Alexandrie,  Paris,  1908;  G.  Bardy,  art.  Apa- 
theia,  dans  Dict.  de  spiritualité,  t.  i,  col.  727  7  16, 

2°  Le  néo-platonisme  île  Plotin  (t  270  apr.  ,1,-C.)  voit 
dans  l'extase  le  moyen  dont  dispose  l'âme  humaine 
d'atteindre  sa  destinée,  qui  est  son  retour  à  l'Unité 
divine  et    son   absorption   en  elle. 

Le  plotinisme  doit-il  quelque  chose  aux  théories 
religieuses  de  l'Inde?  Cette-  question  île  1'  ■orienta- 
lisme «  de  Plotin  est  très  controversée. 


1541 


QU1ÉTISME.    LES    MESSAL1ENS 


1542 


Les  uns  déclarent  invraisemblables  ces  influences 
orientales  sur  la  pensée  de  Plotin.  H. -F.  Millier, 
Orientalisches  bei  Plotinos?  dans  Hermès,  t.  xlix, 
1914.  M.  É.  Bréhier  ne  considère  pas,  lui,  «  comme 
invraisemblables  les  relations  de  la  doctrine  de  Plotin 
avec  la  pensée  religieuse  de  l'Inde  ».  La  philosophie  de 
Plotin,  Paris,  1928,  p.  122.  Il  est  impossible,  pour  le 
moment  du  moins,  de  démontrer  comment  ces  rela- 
tions auraient  pu  s'établir.  Serait-ce  alors  concordance 
fortuite  du  plotinisme  avec  la  pensée  indienne?  Tou- 
jours est-il  que  les  historiens  récents  de  la  philosophie 
de  l'Inde  font  remarquer  1'  affinité  »  du  plotinisme 
avec  les  systèmes  indiens.  P.  Deussen,  Allgemeine 
Geschichte  der  Philosophie,  1894-1899;  Oldenberg,  Die 
J.fhre  der  Upanishaden  und  die  Anfânge  des  lluddhis- 
mus,  Gœttingue,  1915.  Il  y  a  en  effet  des  ressemblances 
Frappantes  entre  certaines  parties  du  plotinisme  et  les 
religions  de  l'Inde. 

Comme  les  Indiens,  c'est  bien  le  problème  de  la 
destinée  que  Plotin  s'elTorce  de  résoudre  :  «  Plotin  est 
un  guide  spirituel  plutôt  qu'un  doctrinaire;  ce  qu'on 
est  habitué  à  considérer  comme  l'essentiel  de  sa  doc- 
trine, la  trinité  des  hypostases,  Un,  Intelligence  et 
Ame,  devait  apparaître  seulement  comme  une  bana- 
lité, ou  au  moins  comme  un  point  de  départ  aux  yeux 
de  ses  premiers  lecteurs,  habitués  de  longue  date  à 
des  spéculations  de  ce  genre.  Ce  qu'il  y  avait  de  nou- 
veau, ce  n'était  pas  la  lettre,  mais  l'esprit.  »  É.  Bré- 
hier, La  philosophie  de  Plotin,  p.  182. 

La  direction  plotinienne  donnée  a  lame  pour  la  con- 
duire à  sa  destinée,  si  elle  a  des  ressemblances  avec  celle 
des  Indiens,  en  diffère  cependant  sur  plus  d'un  point. 

Le  salut  des  âmes  individuelles,  selon  le  brahma- 
nisme, s'opère  par  leur  absorption,  par  leur  perte 
absolue  dans  le  Brahme,  l'Être  suprême,  le  Grand 
Tout.  Par  cette  perte,  elles  évitent  le  mal  des  renais- 
sances cl  des  «  remorts  ».  L'extase  est  le  moyen  de  se 
perdre  dans  le  Grand  Tout.  Plotin  n'a  pas  cette 
phobie  des  renaissances.  11  n'y  cherche  pas  la  raison  de 
ce  désir  qu'a  l'âme  individuelle  de  retourner  au  prin- 
cipe suprême  qui  est  l'Un.  L'âme  doit  retourner  à  ce 
principe  uniquement,  selon  lui,  parce  qu'elle  en  est 
sortie  pour  s'unir  à  un  corps  et  (pie  ce  retour  est  sa 
destinée.  Cependant,  dans  le  plotinisme  comme  dans 
le  brahmanisme,  c'est  par  l'extase  que  ce  retour  s'o- 
père. L'extase  et  l'union  directe  et  immédiate  de  l'âme 
avec  l'Un  sont  essentielles  au  système  de  Plotin,  oii 
l'on  trouve  une  solution  panthéiste  du  problème  de  la 
destinée.  Cette  extase  se  lait  dans  un  bain  de  lumière. 
L'âme,  dans  cette  extase  el  celte  vision  immédiate  de 
l'Un,  se  confond  avec  lui  :  Lorsque  l'on  voit  le  Pre 
mier,  dit  Plotin,  on  ne  le  voit  pas  comme  différent  de 
soi,  mais  comme  un  avec  soi-même...  Plus  aucun  inter- 
médiaire :  les  deux  (Ame  et  Dieu)  ne  font  qu'un;  tant 
que  dure  cette  présence,  aucune  distinction  n'est 
possible.  »  Ennéades,  VI,  ix.   H);  VI,  vu,  Ml. 

Cette  vision,  cette  contemplation  extatique  s'ac- 
commodent mal  de  l'action.  Pour  des  raisons  diffé- 
rentes de  celles  du  brahmanisme,  le  plotinisme  recom- 
mande l'inactivité.  Ce  n'est  pas  par  L'action,  mais  par 
la  contemplation  i  quiétiste  »  qu'on  arrive  à  l'extase. 
Plotin  décrit  la  préparation  requise  pour  la  production 
de  cette  extase.  Ennéades,  VI,  xxxiv,  :>">.  L'âme  doit 

se   détourner   des   choses   présentes  »,    se   dépouiller 

de   toutes   ses   formes  ».  Elle   évitera   de    penser,  car 

la  pensée  est  un  mouvement  »,  et  l'âme  ne  veut  pas 
se  mouvoir  o.  L'absence  de  toute  représentation  intel- 
lectuelle, un  état  de  vide  complet,  telle  sera  la  prépa- 
ration de  l'âme  tendant  à  l'extase.  L'âme  devant 
perdre  sa  personnalité  par  son  retour  extatique  dans 
l'Un,  l'annihilation  de  son  activité  la  prédisposera  à 
«cite  perte  totale  d'elle-même.  Cette  annihilation  est 
donc  indispensable. 


Le  R.  P.  R.  Arnou  déclare  inexacte  cette  interpré- 
tation de  la  pensée  de  Plotin  :  «  C'est...,  dit  il,  une 
interprétation  erronée  et  sans  fondement  dans  les 
textes  que  de  voir  dans  l'état  décrit  par  Plotin  un  état 
de  pure  négativité  où  la  vie,  à  force  de  se  ralentir, 
aurait  fini  par  s'arrêter,  où,  à  force  de  retranchement, 
il  ne  resterait  plus  rien.  »  Le  désir  de  Dieu  dans  la 
philosophie  de  Plotin,  Paris,  1921,  p.  252-253.  Des 
commentateurs  de  Plotin  pourront  trouver  et  trou- 
veront que  les  défauts  du  plotinisme  sont  ici  trop  atté- 
nués. Ce  qui  est  certain,  c'est  (pie  les  mystiques  chré- 
tiens, qui  se  sont  inspirés  du  néo-platonisme  pour 
expliquer  philosophiquement  la  contemplation  exta- 
tique, insistent  énormément  sur  ce  dépouillement 
intellectuel  complet   de  l'âme. 

Saint  Augustin,  après  sa  conversion,  fut  élevé  rapi- 
dement aux  états  contemplatifs.  Et  comme  il  trouvait 
dans  la  théorie  de  la  contemplation  néo-platonicienne, 
qu'il  connaissait  bien,  les  éléments  d'une  philosophie 
de  son  propre  état  d'âme,  il  n'hésita  pas  à  s'en  servir, 
en  la  corrigeant,  pour  ébaucher  une  théologie  mysti- 
que. On  sait  avec  quelle  force  il  énonce  le  principe 
néo-platonicien  de  l'ineffabilité  de  Dieu  .  Deus  inefla- 
bilis  est,  facilius  dicimus  quid  non  sit  qu<nn  quid  sit. 
Aussi  le  saint  docteur  demande-t-il  au  contemplatif, 
qui  veut  connaître  Dieu  par  la  contemplation,  de  lais- 
ser de  côté  toute  image  el    toute  idée. 

Mais  c'est  surtout  le  pseudo-Denvs  l'Aréopagile  qui 
accentue  ce  dépouillement  intellectuel  préparatoire  à 
la  contemplation  extatique.  Cet  auteur,  on  le  sait, 
utilise  en  la  christianisant  la  philosophie  néo-plato- 
nicienne. Il  propose  comme  préparation  à  l'extase 
la  suspension  de  toute  activité  des  sens  et  de  toute 
opération  intellectuelle.  L'esprit  doit  se  taire  tota- 
lement. C'est  alors  qu'il  entre  dans  la  ténèbre  divine, 
c'est-à-dire  dans  la  lumière  inaccessible  où  I  >ieu  habite. 
Cf.  I  Tim.,  vi,  16. 

Les  mystiques  rhénans  du  xiv  siècle,  Jean  Tailler 
et  les  autres,  ont  formulé,  d'après  le  néo-platonisme, 
leur  théorie  de  la  nudité  de  l'esprit,  préparatoire  à  la 
contemplation  mystique.  Cette  nudité  ou  dépouil- 
lement complet  de  l'esprit  n'est  pas,  selon  l'opinion 
de  beaucoup  d'auteurs  spirituels,  nécessaire  à  la 
contemplation.  Elle  rend  la  contemplation  beaucoup 
trop  antiintellectualiste.  Mais  nous  devons  reconnaître 
(pie  cette  nudité  intellectuelle  n'es!  pas  absolument 
contraire  à  la  saine  spiritualité.  Elle  offre  cependant 
des  inconvénients;  elle  peut  être  exagérée  par  des  au- 
teurs imprudents,  ("est  ce  qui  arriva  au  XVIIe  siècle. 
Les  préquiétistes,  sous  prétexte  de  nudité  de  l'esprit, 
en  vinrent  à  donner  trop  d'importance  à  la  passivité 
de  l'âme.  Peu  à  peu  on  lit  de  cette  passivité  comme 
une  loi  générale  de  la  vie  spirituelle.  Molinos,  poussant 
tout  à  l'outrance,  enseignera  cet  le  grave  erreur  : 
Oportei  potentias  annihilare  et  hsec  est  vin  interna. 
Denz.-Bannw.,  n.  1221. 

Cette  introduction  du  néo-platonisme  dans  la 
mystique  chrétienne  spéculative  fut   plutôt   fâcheuse. 

Voir  Emile  Bréhier,  Plotin,  Ennéades,  texte  et  trad., 
coll.  Budé,  5  vol.  parus;  E.  Yaelienit,  Hist.  critique  <!<■ 
l'école  d'Alexandrie,  Paris,  1844;  K.  Zeller,  Philosophie  der 
Griechen  io  ihrer  geschichllichen  Enltvicklung  dargestellt,2' 
a  5e  éd.,  Leipzig,  1879-1892;  1-:.  Krakowski,  Plotin  <i  le 
paganisme  religieux,  Paris,  1933;  H.  Jolivet,  Sainl  Augustin 
et  le  néo-platonisme  chrétien,  Paris,  11)32. 

III.  Le  quiétisme  en  Orient  \rx  iv  et  vi°  siè- 
cles :  LES  EUCHITES  OU  MESSALIENS.  La  THÉORIE 
MESSAL1ENNE    DE    L'«  APATHEIA    ».         -    Ce    n'est     pas    le 

néo-platonisme,  mais  la  théorie  de  Vapatheia  (pie  l'on 
retrouve  dans  le  quiétisme  des  euchites  ou  messa- 
liens. 

Les  euchites  (z'y/r-%i.  priants  ,.,  de  sù/r,  prière  ») 
étaient     ainsi    nommés    parce    qu'ils    faisaient    de    la 


L543 


QUIÉTISME.    LES    MESS  ALI  E  N  S 


I  5  \  S 


prière  continuelle  l'unique  moyen  de  salut,  à  l'exclu- 
sion de  toute  autre  ouvre,  même  de  la  réception  des 
sacrements.  On  les  appelait  aussi  messaliens  ou 
massaliens,  d'un  mot  syriaque  qui  signifie  «  ceux  qui 
prient  ».  Ils  étaient  aussi  connus  aux  v  et  vie  siècles 
sous  les  noms  d'enthousiastes,  èv6ouŒiotCTaC  et  de 
choreutes,  yopsuTat  «  danseurs  »,  parce  que  dans  leurs 
frémissements  mystiques,  sorte  de  délire  sacré,  ils 
sautaient  et  dansaient. 

Les  origines  de  cette  secte  sont  obscures.  Cf.  art. 
Euchites,  t.  v,  col.  1454-1465.  Nés  en  Mésopotamie, 
dans  les  environs  d'Édesse,  les  euchites  se  répandirent, 
vers  la  (in  du  rve  siècle,  en  Syrie  et  dans  les  provinces 
de  l'Asie  Mineure.  Quelques  moines  subirent  leur  in- 
fluence. Sous  prétexte  de  prier  sans  discontinuer,  ils 
s'avisèrent,  contrairement  aux  traditions  monastiques, 
de  supprimer  le  travail  des  mains  et  de  demander  leur 
nourriture  à  la  seule  charité  des  fidèles.  Cf.  saint  Nil, 
De  paupertale,  21,  P.   C,  t.  lxxix,  col.  997. 

On  trouvera  les  références  aux  ouvrages  des  histo- 
riens ecclésiastiques  anciens,  Théodoret  de  Cyr,  Ti- 
mothée  de  Constantinople  et  saint  Jean  Damascène, 
rapportant  les  erreurs  des  euchites,  dans  l'article  cité, 
col.  1454-1456.  Le  P.  de  Guibert,  S.  J.,  a  reproduit 
tous  les  textes  de  ces  historiens,  concernant  les  eu- 
chites, dans  ses  Documenta  ccclesiastica  christiame  per- 
fectionis  sludium  speclanlia,  Rome,  1931,  n.  78-88, 
p.    15  sq. 

Dom  L.  Villecourt,  La  date  et  l'origine  des  Homélies 
spirituelles  attribuées  à  Macaire,  dans  Comptes  rendus 
des  séances  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres,  t.  i,  1920,  p.  250-258,  et  dom  A.  Wilmart, 
L'origine  véritable  des  homélies  pneumatiques,  dans  la 
Revue  d'ascétique  et  de  mystique,  t.  i,  1920,  361-377, 
estiment  que  les  cinquante  Homélies  spirituelles,  attri- 
buées à  Macaire  l'Égyptien,  sont  un  ouvrage  de  prove- 
nance messalicnne.  Voir  ici  l'art.  Messaliens,  t.  x, 
col.  792-795. 

Les  euchites  ont  émis  des  erreurs  sur  l'Écriture 
sainte,  l'immutabilité  divine,  la  Trinité,  Jésus-Christ, 
le  péché  originel,  la  prière,  l'état  d'impassibilité  ou 
à7TOt8ei.a. 

On  ne  parlera  ici  que  de  leurs  tendances  quiétistes. 
Elles  procèdent  de  deux  faux  principes  :  la  corruption 
foncière,  substantielle  de  la  nature  humaine  déchue  et 
l'efficacité  exagérée,  attribuée  à  la  prière  perpétuelle, 
et  qui  jette  l'âme  dans  Vapatheia. 

Les  euchites  enseignent  que  le  mal  constitue  la  na- 
ture humaine,  depuis  le  péché  originel.  A  la  naissance 
d'un  enfant,  disent-ils,  un  démon  s'unit  à  lui  substan- 
tiellement et  le  porte  bientôt  à  commettre  des  actes 
obscènes.  Timothée,  prop.  1  ;  Théodoret,  prop.  3. 
Satan  habite  ainsi  avec  l'homme,  uni  en  quelque  sorte 
hy postât iquement  à  lui,  èvu7ro<TT<xTa><;.  Satan  et  les 
démons  ont  en  leur  possession  la  nature  humaine; 
celle-ci  est  en  communauté  étroite  avec  les  esprits 
mauvais,  xoivwvixy)  èati  tcov  7rv£Ufj.âTcov  v?)ç  7rov7)ptocç. 
Saint  Jean  Damascène,  prop.    1,  2. 

Comment  délivrer  l'homme  de  cette  emprise  essen- 
tielle du  démon?  Cette  délivrance  ne  s'opère  pas  par 
le  baptême.  Ce  sacrement  peut  bien  remettre  les  pé- 
chés, mais  il  est  impuissant  à  chasser  les  démons  de 
l'âme  et  à  en  arracher  les  racines  du  péché  qui,  depuis 
la  chute  originelle,  «  font  partie  de  la  substance  de 
l'homme  ».  Théodoret,  1,4;  Timothée,  2;  S.  Jean  I)..  I, 
5.  Même  après  la  réception  du  baptême,  l'homme  est 
dans  une  masse  de  péché.  S.  Jean  D.,  5.  Seule  la 
prière  perpétuelle,  èvSsXe/T.ç  7rpoaeoy_Y),  peut  arracher 
les  racines  du  péché  qui  demeurent  dans  le  baptisé 
et  chasser  le  démon  qui  s'est  uni  à  lui  dès  sa  naissance. 
Théodoret,  2,    1;  Timothée,  3;  S.  Jean   l>.,    I.  6. 

Cette  prière  continuelle,  (pie  les  messaliens  com- 
prennent  mal  d'ailleurs,  est   Incompatible  avec  le  tra- 


vail des  mains.  C'est  pourquoi,  celui-ci  était  considéré 
par  ces  hérétiques  comme  une  chose  honteuse,  pSeXupov, 
tout  a  lait  indigne  tics  hommes  spirituels  qu'ils  pré- 
tendaient être.  Théodoret,  (>;  Timothée,  13.  Toutes 
les  aumônes  devaient  être  pour  eux,  de  préférence  aux 
pauvres  et  aux  malheureux.  Eux  seuls  étaient  les 
«  vrais  pauvres  en  esprit  ».  Timothée,  15.  C'est  contre 
ces  prétentions  si  opposées  a  la  tradition  chrétienne 
que  saint  Nil  fulminait  du  haut  du  mont  Sinaï.  Refuser 
ainsi  de  travailler  et  abuser  de  la  charité  des  fidèles 
était  un  crime.  De  paupertale,  21,  P.  G.,  t.  lxxix, 
col.  997.  C'était  aussi  grave  paresse,  car  les  messaliens, 
sous  prétexte  de  prier  sans  cesse,  dormaient  une  grande 
partie  du  jour.  Théodoret,  6. 

Les  erreurs  les  plus  graves  de  ces  hérétiques  se 
rapportent  à  l'efficacité  complètement  anormale  qu'ils 
attribuent  à  cette  prière  continuelle.  Cette  prière,  et 
elle  seule,  arrache  les  racines  du  péché  qui  sont  dans 
la  substance  de  l'homme  et  expulse  le  démon  qui 
habite  en  lui  depuis  sa  naissance.  Le  démon  est  expulsé 
par  le  mucus  des  narines  et  par  la  salive  de  celui  qui 
prie  continuellement.  Il  s'enfuit  sous  forme  de  fumée 
ou  de  serpent.  Théodoret,  2,  5;  Timothée,  3.  Mais  ce 
n'est  là  que  le  côté  négatif  de  la  transformation  opérée 
dans  l'âme  par  la  prière  continuelle.  Les  effets  positifs 
sont  ceux  du  quiétisme  le  plus  accentué;  c'est  l'état 
d'impassibilité,  àirâôeioc. 

Le  faux  mysticisme  est  presque  toujours  à  tendances 
panthéistes  et  sensuelles.  Identifier  l'âme  humaine 
avec  Dieu  est  en  effet  le  meilleur  moyen  de  lui  enlever 
toute  responsabilité  morale  quand  elle  suit  ses  pas- 
sions. Les  messaliens  enseignaient  que  l'homme,  déli- 
vré par  la  prière  continuelle  des  racines  du  péché  et 
du  démon,  arrive  à  l'impassibilité.  Il  est  envahi  par 
l'Esprit-Saint,  qui  s'unit  à  lui  par  des  liens  rappelant 
ceux  des  rapports  conjugaux  des  époux.  Timothée,  3, 
4;  S.  Jean  D.,  7,8.  La  personne  même  de  l'Esprit- 
Saint  est  perçue  par  l'âme  d'une  manière  sensible. 
L'âme  ne  peut  douter  de  sa  présence  en  elle.  S.  Jean 
D.,  17.  Bien  plus,  l'âme  est  transformée  en  la  nature 
divine  et  immortelle,  p.STa6àXXe-rca  eîç  tt)v  0e[av  xo'.i. 
àxTjpa-rov  çrja'.v.  Timothée,  11.  Dans  cet  état,  l'homme 
voit  la  Trinité  des  yeux  du  corps,  il  connaît  les  pensées 
les  plus  secrètes  des  autres.  Théodoret,  8;  Timothée,  5. 
Il  est  parfois  dans  une  sorte  de  délire  sacré.  Théodoret, 
10,  11;  Timothée,  10. 

Les  conséquences  les  plus  immorales  étaient  dé- 
duites de  cette  fausse  mystique.  Arrivée  à  l'impassibi 
lité,  telle  que  la  comprennent  les  messaliens,  l'âme  a 
atteint  la  suprême  perfection  morale,  c'est-à-dire  l'im- 
peccabilité.  Elle  n'a  plus  besoin  de  s'instruire  ni  de 
discipliner  son  corps.  Celui-ci  ne  peut  plus  entraîner 
au  mal.  Il  est  délivré  de  la  tyrannie  des  passions. 
Timothée,  9.  Aussi,  celui  qui  est  arrive  à  l'impassibi- 
lité ainsi  comprise  peut  se  livrer  aux  actes  sensuels  et 
au  libertinage  sans  commettre  aucune  faute.  Il  lui  est 
permis  désormais  de  s'\  laisser  aller.  Timothée,  16. 

Cette  impassibilité  messalienne  est  en  grande  partie 
différente  de  celle  des  anciens  stoïciens.  L'impassi- 
bilité stoïcienne  est  un  état  où  la  racine  des  passions 
aurait  été  arrachée  de  l'âme  humaine,  afin  que  celle  <  i 
dcvînl  insensible  aux  tentations.  Conception  chinic 
rique  sans  doute,  mais  qui  ne  conduit  pas  nécessai 
rement  aux  conséquences  immorales  de  l'impassibilité 
des  messaliens.  BUepeul  y  conduire  cependant  et  favo- 
riser le  quiétisme.  Celui  qui  se  croira  arrivé  a  l'impassi- 
bilité, à  cet  état  sans  passion,  estimera  souvent  inutile 
tout  effort  pour  maintenir  le  corps  dans  le  devoir.  Nous 
voilà  dans  le  quiétisme I  C'est  ainsi  que  les  messaliens 
v  sont  tombés,  l.a  vraie  spiritualité  se  tient  dans  un 
juste  milieu  :  in  medio  stat  Veritas.  Si  elle  dévie  à  droite 
ou  à  gauche,  on  arrive  aussitôt  à  des  conséquences 
erronées  et    Funestes,    les   doctrines  spirituelles  ont 


1545 


O  U I É  T I S  M  E .    L' H  E  S  YC  H  A  S  M  I  : 


1546 


une  influence  directe  et  immédiate  sur  la  conduite  de 
l'homme;  aussi  les  erreurs  en  spiritualité  sont-elles 
particulièrement  redoutables. 

IV.  L'hésychasme  en  Orient  au  Moyen-Age.  — 
On  appelait  hésychastes  (Yjair/dcÇov-rsç  «  ceux  qui  se 
livrent  à  la  quiétude  »)  les  moines  qui  vivaient  en 
ermites  dans  les  environs  des  monastères  orientaux 
de  la  région  du  mont  Athos.  Dès  le  ve  siècle,  l'usage 
s'était  établi  de  permettre  aux  moines  qui  se  sentaient 
appelés  à  la  vie  rigoureusement  contemplative  de 
quitter  leurs  communautés  pour  se  livrer  à  la  contem- 
plation à  proximité  des  monastères.  Le  samedi,  ils 
revenaient  au  milieu  de  leurs  frères  pour  célébrer 
avec  eux  l'office  eucharistique. 

Cette  pratique  n'eut  rien  que  de  très  légitime  à 
l'origine.  Mais  —  sous  quelles  influences?  on  l'ignore 
une  fausse  mystique  s'introduisit  parmi  les  hésy- 
chastes. Nous  la  trouvons  formulée  au  xie  siècle.  Il  y 
eut  donc  à  cette  époque  un  hésychasme  hétérodoxe,  à 
tendances  quiétistes  dont  il  faut   parler. 

Le  principe  fondamental  de  cette  fausse  mystique 
est  expliqué  ainsi  par  un  moine  oriental  de  cet  le 
époque,  Syméon,  dit  le  Nouveau  Théologien.  D'après 
lui,  la  grâce  est  nécessairement  objet  de  conscience  en 
nous.  Celui  qui  n'expérimente  pas  en  lui-même  la 
présence  de  la  grâce  sanctifiante  n'est  pas  justifié. 
Être  dans  la  sainte  amitié  de  Dieu  et  ne  pas  voir  Dieu 
sous  forme  de  lumière  est  impossible.  ■  Car  Dieu  est 
lumière,  et  pareille  à  une  lumière  est  sa  contempla- 
tion. »  J.  Mausherr,  La  méthode  d'oraison  hésychaste, 
dans  les  Orientalia  christiana,  t.  ix,  1927,  p.  101  sq. 
Cf.  art.  Paiamas,  t.  xi,  col.  1751.  Inutile  de  taire 
remarquer  combien  erronée  est  cette  conception  de  la 
grâce  divine. 

Le  but  de  la  contemplation,  c'est  justement  d'ob- 
tenir la  vision  de  cette  lumière  divine  et  d'en  donner 
la  jouissance.  Les  méthodes  de  contemplation  con- 
seillées par  les  hésychastes  étaient  variées.  L'une 
d'elle  est  particulièrement  curieuse.  Elle  semble  s'ins- 
pirer de  la  contemplation  bouddhiste  exposée  plus 
haut.  Cette  méthode,  à  la  fois  physique  et  morale,  est 
fondée  sur  la  théorie  de  la  respiration  telle  que  la 
concevaient,  au  xnc  siècle,  les  moines  de  la  région  du 
mont  Athos.  L'air  que  nous  respirons,  dit  un  moine 
athonite  appelé  Nicéphore  (t  vers  1310),  passe  par 
le  nez  et  va  dans  le  cœur.  Le  cœur  attire  l'air  afin  de 
lempérer  sa  chaleur.  «  L'agent  de  la  respiration,  c'est 
le  poumon,  qui,  pareil  à  un  infatigable  soufflet,  fait 
entrer  et  sortir  l'air  ambiant.  »  Lorsque  l'air  aura 
pénétré  dans  le  cœur,  l'esprit  sera  entièrement  recueilli, 
l'âme  éprouvera  une  grande  joie  et  elle  verra  la  lu- 
mière divine.  Cf.  Nicéphore,  De  cordis  custodia,  P.  G.. 
t.  cxlvii,  col.  963  sq.;  Grégoire  le  Sinaïte,  De  respi- 
ratione,  P.   G.,  t.  cl,  col.  1316  sq. 

Voici  d'ailleurs  comment  Syméon  le  Nouveau 
'théologien  décrit  cette  méthode  de  contemplation 
dans  sa  Méthode  de  la  sainte  oraison  et  attention  : 
«  Assis  dans  une  cellule  tranquille,  à  l'écart,  dans  un 
coin,  fais  ce  que  je  te  dis  :  ferme  la  porte  et  élève  ton 
esprit  au-dessus  de  tout  objet  vain  et  temporel;  en- 
suite, appuyant  ton  menton  sur  la  poitrine  et  tournant 
l'œil  corporel  avec  tout  l'esprit  sur  le  milieu  du  ventre, 
autrement  dit  le  nombril,  comprime  l'aspiration  de 
l'air  qui  passe  par  le  nez,  de  façon  à  ne  pas  respirer  à 
l'aise,  et  explore  mentalement  le  dedans  des  entrailles 
pour  y  trouver  le  lieu  du  cœur,  où  aiment  à  fréquenter 
toutes  les  puissances  de  l'âme.  Dans  les  débuts,  tu 
trouveras  une  ténèbre  et  une  épaisseur  opiniâtres, 
mais  en  persévérant  et  en  pratiquant  cette  occupation 
de  jour  et  de  nuit,  tu  trouveras,  ô  merveille!  une  félicité 
sans  bornes.  Sitôt,  en  effet,  que  l'esprit  trouve  le  lieu 
du  cœur,  il  aperçoit  tout  à  coup  ce  qu'il  n'avait  jamais 
vu,  car  il  aperçoit  l'air  existant  au  centre  du  cœur,  et 


il  se  voit  lui-même  tout  entier  lumineux  et  plein  de 
discernement;  et  dorénavant,  dès  qu'une  pensée 
pointe,  avant  qu'elle  s'achève  et  prenne  une  forme,  il 
la  pourchasse  et  l'anéantit  par  l'invocation  de  Jésus- 
Christ.  »  Cité  dans  les  Grœcorum  sententiœ,  de  Gré- 
goire Paiamas,  P.  G.,  t.  cl,  col.  899.  Cf.  liausherr, 
op.  cit.,  p.  161-165;  Grég.  Paiamas,  De  hesychastis, 
P.  G.,  t.  cl,  col.  1106-1107,  1110,  1112,  1111;  t.  cuv, 
col.  840.  On  nomma  ces  contemplatifs  les  omphalo- 
psyques  ou  «  regardeurs  de  nombril  ». 

Le  Calabrais  Barlaam  de  Seminaria  (t  1318)  se 
moqua  publiquement  de  ces  pratiques  saugrenues  des 
hésychastes  et  des  doctrines  hétérodoxes  qui  les  mo- 
tivaient. Ces  faux  mystiques  prétendaient  que  la 
la  lumière  qui  enveloppait  le  corps  du  contemplât  il 
était  la  lumière  divine,  celle  qui  avait  transfiguré  le 
corps  mortel  du  Christ  sur  le  Thabor,  au  moment  de 
la  transfiguration.  Les  critiques  acerbes  de  Barlaam 
déclenchèrent  la  fameuse  controverse  hésychaste  que 
l'on  n'a  pas  à  exposer  ici.  Voir,  t.  xi,  col.  1777  sq., 
l'art.  Palamite  i  Controverse). 

Remarquons  les  tendances  quiétistes  de  cette  con- 
templation hésychaste.  fout  d'abord  les  ressemblances 
de  cette  contemplation  avec  celle  des  moines  indiens 
des  religions  brahmaniques  ;  même  immobilité  du 
corps,  influence  analogue  de  la  manière  de  respirer 
pour  obtenir  le  résultat  désiré,  et  surtout  même  moyen 
mécanique  el  tout  corporel  pour  produire  un  effet  mo- 
ral, spirituel.  L'hésychaste  n'a  pas  recours  à  l'ascèse. 
à  l'effort  moral  pour  arriver  à  la  sainteté;  aussi  ses 
pratiques  s'inspirent-elles  d'une  déformation  grave  de 
la  mystique  chrétienne. 

Les  tendances  quiétistes  de  l'hésychasme  ne  se 
manifestent  pas  autant  qu'on  aurait  pu  le  craindre. 
L'hésychaste  est  invité  à  prier,  à  lire  et  à  méditer, 
mais  avec  modération,  car  son  grand  souci  doit  être 
de  contenir  sa  respiration,  de  la  gouverner  comme  elle 
doit  l'être,  xpxTÛv  ttjv  èx7rvoï)v,  en  vue  du  rôle  essen- 
tiel qu'elle  joue  dans  la  contemplation.  Grégoire  le 
Sinaïte,  De  quietudine  et  duo  bus  oralionis  modis,  2. 
/'.   G.,  t.  cl,  col.  1316. 

Ce  souci  baroque  de  la  respiration  gênait  évidem- 
ment beaucoup  la  psalmodie,  laquelle  exige  que  l'on 
puisse  respirer  librement.  Aussi,  parmi  les  hésychastes, 
les  uns  psalmodiaient  peu,  d'autres  pas  du  tout. 
«  Ceux  qui  ne  psalmodient  jamais,  disait  Grégoire  le 
Sinaïte,  ont  raison  s'ils  sont  avancés  dans  la  perfection. 
Car  ceux-là  n'ont  pas  besoin  de  psalmodie,  mais  de 
silence  et  de  perpétuelle  prière  et  contemplation  quand 
ils  sont  arrivés  à  l'illumination  d'eux-mêmes.  Car, 
étant  unis  à  Dieu,  il  ne  leur  est  pas  avantageux  d'en 
détourner  leur  esprit  ni  de  le  jeter  dans  le  trouble. 
Ibid.,  col.  1320. 

Ces  erreurs  manifestes  n'empêchèrent  pas  l'hésy- 
chasme d'être  bien  vu  dans  le  milieu  byzantin  du 
Moyen  Age.  (le  succès  fut  dû,  en  grande  partie,  à 
l'autorité  extraordinaire  dont  jouit  son  plus  célèbre 
défenseur,  Grégoire  Paiamas,  archevêque  de  Thessa- 
lonique.  L'hésychasme  s'identifia  tellement  avec 
Grégoire  Paiamas  que  ses  adeptes  furent  appelés 
palamites.  Aujourd'hui  encore  des  historiens  grecs  et 
russes  font  l'apologie  de  la  mystique  hésychaste. 

Sur  l'hésychisme,  outre  les  ouvrages  cités,  voir  l'indi- 
cation des  sources  dans  les  Indices  de  la  Pairologie  qrecque, 
de  F.  Cavallera,  p.  141-142;  Échos  d'Orient,  t.  V,  1902, 
p.  1-11,  t.  vi,  1003,  p.  50-00;  M.  Viller,  Nicodém"  l'Hagiorite, 
dins  Revue  d'ascétique  el  de  mystique,  1024,  p.  174  sq.  : 
K.  Krumv>acher,  Geschichte  der  byzantinisc/vn  Liiteratur, 
2e  éd.,  Munich,  1897;  Nicétas  Stétathos,  Un  grand  mystique 
byzantin.  Vie  de  Syméon  le  Nouveau  Tkéoloqien  ( 949-1022 ) , 
texte  grec  inédit,  publié  avec  introd.  et  notes  critiquespar 
le  P.  Irénée  Hausherr,  S.  .1.,  et  trad.  fr.  en  collaboration 
avec  le  P.  J.  Iforn,  S.  J.,  dans  Orientalia  chrisiiana,  t.  xn, 
n.  45,  1028;  sur  Grégoire  Palarms,  M.  Jugie,  art.  Pu. amas 


1547 


QUIÉTISME.    LES    FRÈRES    DU    LIBRE    ESPRIT 


1548 


et  Theologia  dogmatica  christianorum  orientalium,  t.  n; 
Sébastien  Guichardan,  A. A..  /.<•  problème  de  la  simplicité 
divine  aux  XI  P«  el  -V  p  siècles.  Grégoire  Palamas,  l/uns  Scot, 
Georges  ScJiolurios,  Lyon,  1933;  Eugène  Mercier,  La  spiri- 
tualité byzantine,  Paris,  1933,  p.  415-417. 

II.     LE    QUIÉTISME     EN     OCCIDENT.     -  -    I.  Au 

Moyen  Age  :  les  frères  du  lime  esprit,  les  Déghards,  maî- 
tre Eckart.  II.  Le quiétisme luthérien.  III.  Au  xvr  siè- 
cle et  au  début  du  xvir  :  les  alumbrados  en  Espagne. 
IV.  L'hérésie  quiétiste  au  xvne  siècle.  Les  précurseurs. 
Le  préquiétisme.  V.  Les  guérinets  ou  les  illuminés  de 
Picardie  en  1634.  VI.  L'hérésie  de  Molinos  :  précurseurs 
immédiats  en  Italie.  Le  molinosisme.  VII.  Le  quié- 
tisme en  France  au  xvir  siècle.  Le  1'.  La  Combe  et 
MmeGuyon.  VIII.  Controverse  entre  Bossuet  et Fené- 
lon.  Les  articles  d'Issy.  La  condamnation  de  Fénelon. 

I.   Au  MOYEN   AGE  :    LES    FRÈRES    DU  LIBRE   ESPRIT; 

les  béghards;  maître  Eckart.  —  1°  Les  frères  il ii  libre 
esprit.  —  Les  origines  du  quiétisme  occidental  sont 
obscures.  On  trouve  les  erreurs  quiétistes  déjà  accen- 
tuées au  xnr  siècle,  chez  les  frères  du  libre  esprit. 
Ces  hérétiques  ne  formaient  pas  une  secte  ostensible- 
ment organisée,  mais  plutôt  une  société  secrète  dont 
les  membres  répandaient  leurs  erreurs  d'une  manière 
occulte;  aussi  défiaient-ils  les  menaces  de  L'Inquisition. 
Ils  étaient  nombreux  sur  les  bords  du  Rhin,  cette  ré- 
gion «  classique  des  hérésies  de  l'Allemagne  du  Moyen 
Age  ».  Voir,  ici,  t.  vi,  col.  'M 10-31 M).  Là  aussi  llorissait, 
au  xnic  et  au  xive  siècle,  l'association  religieuse  des 
béguines  el  des  béghards,  association  pure  et  ortho- 
doxe à  l'origine  et  qui  fut  gâtée  en  pallie  par  les  frères 
du  libre  esprit.  Chez  les  béghards  hétérodoxes,  comme 
nous  le  verrons,  se  trouvent  des  erreurs  quiétistes 
semblables  à  celles  des  frères  du  libre  esprit.  Voir  art. 
BÉGHARDS,   BÉGUINS,   t.   Il,   col.   528-535. 

Le  faux  mysticisme  de  ces  hérétiques  s'inspire  du 
panthéisme.  Il  tend  à  la  suppression  de  l'activité 
personnelle  et  de  la  responsabilité  morale.  D'où  venait 
ce  panthéisme?  Peut-être  d'Espagne,  où  l'averroïsme, 
système  phîlosophico-religieux  arabe,  était  puissam- 
ment soutenu.  D'Espagne  cette  philosophie  à  ten- 
dances panthéistes  ne  tarda  pas  à  pénétrer  dans  les 
villes  rhénanes,  surtout  à  Strasbourg,  ce  carrefour 
intellectuel  de  l'Europe  du  Moyen  Age.  Comme  pres- 
que toujours,  c'est  par  la  porte  du  panthéisme  que  le 
quiétisme  s'introduisit  dans  les  esprits. 

Les  erreurs  des  frères  du  libre  esprit  furent  dénon- 
cées et  condamnées.  Saint  Albert  le  Grand,  lorsqu'il 
était  évêque  de  Ratisbonne,  lit,  vers  1260,  un  recueil 
de  cent  vingl  et  une  erreurs  des  frères  du  libre  esprit, 
ck'si  iné  aux  inquisiteurs  de  la  foi.  W.  Preger,  Geschichle 
der  deutschen  Mystik  ini  Mittelalter,  t.  i,  Leipzig,  1874, 
p.  461-471;  I.  von  Dôllinger,  Beitràge  :ttr  Sekten- 
geschichte  des  Mille/allers,  t.  n,  p.  395  sq.  Ce  recueil 
nous  fait  connaître  avec  précision  renseignement  de  la 
secte.  On  en  trouvera  un  excellent  texte  dans  les 
Documenta  ecclesiastica  christianse  perfectionis  studium 
spectantia,  n.  198-221 ,  p.  116-127,  du  P.  de  Guibert. 
Quant  aux  erreurs  des  béghards  hétérodoxes,  elles  ont 
été  condamnées  par  le  concile  de  Vienne  en  1312. 
De  Guibert,  ibid.,  n.  27 1 -27.r>,  p.  155  sq.;  Denz. 
Bannw.,  n.  171  sq.  Les  ailleurs  spirituels  catholiques 
rhénans  de  cette  époque  n'ont  pas  manqué  de  com- 
battre la  fausse  mystique  des  frères  du  libre  esprit  el 
des  béghards.  Parmi  eux,  Tauler  et  surtout  le  bien- 
heureux Ruysbroeck  doivent   être  mentionnés. 

l'n  panthéisme  absolu  inspire  toute  la  doctrine  des 
frères  du  libre  esprit.  L'âme  humaine  est  de  la  même 
substance  (pie  Dieu:  éternelle  comme  lui.  Dicere  <mi- 
main  esse  de  substantiel  Dei,  seternam  ami  Dca.  Prop.  7. 
95,  96.  Toute  créature  est  Dieu  :  quod  munis  creatura 
sil  Deus.  Prop.  7(i.  L'homme  esl  donc  Dieu,  égal  à 
Dieu:  son  aine  esl   divine  :  Dicere  liominem  Daim  esse. 


hominem  passe  fieri  œqualem  Deo  vel  animam  fteri  divi- 
nam.  Prop.  27,  77,  etc.  Il  est  l'égal  du  Christ.  Prop.  23, 
(15,  85. 

La  première  conséquence  de  cette  identité  de  Dieu 
et  de  l'homme,  c'est  que  l'action  de  l'homme  parfait 
est  l'action  même  de  Dieu  :  Quod  homo  ad  talem  slatum 
polesl  pervenire  quod  Deus  in  ipso  omnia  operatur. 
Prop.  15,  1'.),  56.  Il  n'y  a  pas  de  responsabilité  person- 
nelle pour  l'homme  parfait.  Tout  ce  qu'il  fait  a  été 
prédéterminé  par  Dieu  :  Quod  hue  quod  faciunt  homines, 
ex  Dei  ordinatione  faciunt.  Prop.  66.  Il  ne  peut  donc 
pas  pécher  lors  même  qu'il  commettrait  l'acte  du 
péché  :  Quod  homo  faciat  mortalis  peccati  actum  sine 
peccato.  Prop.  6.  S'il  tombe  dans  les  péchés  quels 
qu'ils  soient,  il  n'en  aura  cure,  car  c'est  Dieu  qui  a  tout 
prédéterminé,  el  l'on  ne  doit  pas  s'opposer  aux  prédé- 
terminations divines.  Prop.  117. 

Les  frères  du  libre  esprit  rejettent  évidemment 
l'Église.  L'homme  parfait  n'a  pas  besoin  du  prêtre  : 
Quod  Iwma  tantum  profteiat,  quod  sacerdole  mm  indi- 
geal.  Prop.  10.  La  confession  sacramentelle  est  rejetée: 
Quod  homo  unitus  Dca  non  debeat  eon/ileri  etiam  pecca- 
lum  morlalc.  Prop.  11.  Les  prières  et  les  jeûnes,  tout 
comme  la  confession,  sont  un  obstacle  à  la  perfection  : 
Quod  orationes,  fejunia,  confessiones  peccatorum  impe- 
diant  bonum  hominem.  Prop.  50,  etc. 

Le  bienheureux  Ruysbroeck  résume  ainsi  ces  er- 
reurs :  «  Ou  trouve  encore  d'autres  homines  mauvais 
et  diaboliques,  qui  disent  qu'ils  sont  le  Christ  en 
personne  ou  qu'ils  sont  Dieu  :  le  ciel  et  la  terre  ont  été 
faits  de  leurs  mains,  et  ils  le  soutiennent  avec  tout  ce 
qui  existe.  Supérieurs  à  tous  les  sacrements  de  la 
sainte  Lglise,  ils  n'en  ont  pas  besoin  et  n'en  veulent 
pas.  Quant  aux  ordonnances  et  usages  ecclésiastiques 
et  tout  ce  que  les  saints  mit  laissé  dans  leurs  écrits, 
ils  s'en  moquent  et  n'en  retiennent  rien.  Mais  le  dérè- 
glement, une  hérésie  détestable  et  les  coutumes  sau- 
vages qu'ils  ont  inventées  eux-mêmes,  voilà  ce  qu'ils 
estiment  saint  et  parfait.  La  crainte  et  l'amour  de 
Dieu  ont  fui  de  leur  cœur;  ils  ne  veulent  connaître  ni 
bien  ni  mal  et  ils  prétendent  avoir  découvert  chez 
eux,  au-dessus  de  la  raison,  l'être  sans  modes.  »  Le 
miroir  du  salut  éternel,  c.  xvi,  Œuvres  de  ituijsbroeck 
l'Admirable,  trad.  des  bénédictins  de  Saint-Paul  de 
Wisques,  t.  i,  Bruxelles,  1919,  p.  116;  cf.  Le  livre  des 
sept  clôtures,  c.  xiv,  ibid.,  p.  180. 

L'oisiveté  spirituelle,  le  quiétisme  le  plus  radical, 
sont  prônés  par  les  frères  du  libre  esprit.  Aucune  œuvre 
n'est  nécessaire  pour  devenir  parlait.  Bien  plus,  les 
jeûnes,  les  disciplines,  les  veilles,  sont  des  obstacles  qui 
s'opposent  à  La  perfection  :  Quod  homines  impediant  et 
retardent  perfectionem  et  bonitatem  per  fejunia,  fl  igella- 
tiones,  disciplinas,  vigilias  et  alia  similia.  Prop.  110; 
cf.  prop.  II.  50.  L'homme  étant  Dieu  n'est  pas  obligé 
d'obéir  aux  commandements  divins  :  Dicere  hominem 
liberum  esse  a  decem  prseceplis.  Prop.  83.  De  là  les 
immoralités  de  la  secte  :  Quod  unitus  Deo  auilacler 
possil  explere  libidinem  carnis  per  qualemcumque  mo- 
dum,  etiam  religiosus  in  utroque  sexu.  Prop.  106;  cf. 
prop.  63,  72,  81,  07. 

Leur  oisiveté,  dil  I  !uv  sbroeck  leur  semble  de  si 
grande  importance  qu'on  ne  doit  y  mettre  obstacle  par 
aucune  œuvre,  si  bonne  qu'elle  soit...  Aussi  se  livrent- 
ils  à  une  pure  passivité,  sans  aucune  opération  en 
haut  ni  en  bas...,  de  peur  qu'en  faisant  quelque  chose 
ils  n'entravent  Dieu  en  son  opération.  Leur  oisivilé 
s'étend  donc  à  toute  vertu,  à  tel  point  qu'ils  ne  veu- 
li  ni  ni  remercier,  ni  louer  Dieu...  A  leur  avis,  ils  sont 
au  delà  de  Ions  les  exercices,  de  toutes  les  vertus, 
el  ils  soûl  parvenus  à  une  pure  oisiveté,  où  ils  sont 
affranchis  vis-à  vis  de  toutes  vertus...  Ils  pensent 
donc  ne  pouvoir  jamais  croître  en  vertus,  ni  mériter 
davantage,  ni  commettre  des  péchés;  car  ils  n'ont  plus 


1541) 


QUIÉTISME.    MAITRE    ECKART 


L550 


de  volonté...,  ils  sont  un  avec  Dieu  et  réduits  à  néant 
quant  à  eux-mêmes.  La  conséquence  c'est  qu'ils 
peuvent  consentir  à  tout  désir  de  la  nature  inférieure... 
Dès  lois,  si  la  nature  est  inclinée  vers  ce  qui  lui  donne 
satisfaction  et  ss  pour  lui  risister,  1  sïsiveti  de  1  £.sprit 
doit  en  être  tant  soit  peu  distraite  ou  entravée,  ils 
obéissent  aux  instincts  de  la  nature,  afin  que  leur 
oisiveté  d'esprit  demeure  sans  obstacle.  »  L'ornement 
des  noces  spirituelles,  1.  II,  c.  ixxvn,  ibid.,  t.  ni, 
p.  2(i(t-2(il. 

Ruysbroeck  condamne  ici  le  quiétisme  des  béghards 
hétérodoxes  en  même  temps  que  celui  des  frères  du 
libre  esprit.  Ce  qu'il  dit  de  l'affranchissement  de  l'âme 
quiétiste  de  tout  exercice  des  vertus  a  été  condamné 
par  le  concile  de  Vienne,  en  1312,  réprouvant  la 
(i1'  proposition  des  béghards  :  Quod  se  in  actibus  exer- 
cere  virtutum  est  hominis  imperfecli  et  perjecla  anima 
licential  a  se.  tnrtutes.  Denz.-Bannw.,  n.  4715  ;  de  Gui- 
bert,  op.  cit.,  n.  275,  p.   155;  cf.  n.  273. 

2°  Les  béghards.  —  Le  panthéisme  des  béghards  est 
beaucoup  plus  mitigé  que  celui  des  frères  du  libre 
espiit.  C'est  surtout  l'impcccabilité  de  l'homme  par- 
fait qui  est  mise  en  relief  :  >  L'homme,  dit-on,  dans 
cette  vie  présente  peut  acquérir  un  tel  degré  de  per- 
fection qu'il  devienne  complètement  impeccable  et  ne 
puisse  plus  croître  en  grâce  ».  Car,  ajoute-t-on,  «  si  l'on 
pouvait  progresser  indéfiniment  dans  la  sainteté,  on 
(inirait  par  être  plus  parfait  que  le  Christ.  »  Prop.  1. 
Les  béghards  enseignaient  encore  que  l'on  peut  être 
aussi  parfait  ici-bas  qu'on  le  sera  dans  la  vie  bien- 
heureuse du  ciel.  Et  d'ailleurs,  selon  leur  manière  de 
voir,  «  tout  être  intellectuel  est  naturellement  bien 
heureux  en  lui-même;  l'âme  humaine  n'a  pas  besoin 
de  la  lumière  de  gloire  l'élevant  â  un  ordre  supérieur 
pour  voir  Lieu  et  jouir  de  lui  béatitiquement.  »  Prop. 
4,  5.  On  remarquera  ici  l'influence  de  l'erreur  aver- 
roïsfe  de  l'unité  de  l'intellect. 

L'n  quiétisme  absolu,  comme  celui  des  frères  du 
libre  esprit,  était  la  conséquence  de  ces  erreurs. 
L'homme  qui  est  arrivé  au  degré  voulu  de  perfection 
«  et  d'esprit  de  liberté  «  est  affranchi  de  toute  obéis 
sance.  Les  lois  de  l'Église  ne  sont  plus  pour  lui. 
Prop.  3.  Les  œuvres  sont  inutiles,  la  lutte  contre  les 
passions  ne  se  conçoit  plus  :  «  L'homme  parfait,  dit  -on. 
ne  doit  ni  jeûner  ni  prier,  car  alors  ses  sens  sont  si 
totalement  soumis  à  son  esprit  et  à  sa  raison  qu'il  peut 
accorder  à  son  corps  tout  ce  qui  plaît.  »  Prop.  2.  Se 
laisser  aller  aux  tentations  n'est  plus  pécher  :  l'n 
acte  charnel  [contre  la  chasteté  |,  lorsque  la  nature  y 
incline,  n'est  pas  un  péché,  surtout  si  celui  qui  le  l'ait 
est  tenté.  ■>  Prop.  7.  Les  »  violences  diaboliques  >, 
dont  parlera  plus  tard  Molinos,  s'inspireront  de  cette 
doctrine  immorale  des  béghards. 

Enfin,  la  contemplation,  comme  la  comprenaient  les 
béghards,  ne  pouvait  avoir  pour  objet  ni  l'humanité 
du  Christ,  ni  la  passion,  ni  l'eucharistie.  Y  penser 
aurait  été  déchoir  des  hauteurs  de  cette  contemplation 
qui  ne  s'attache  qu'à  l'essence  divine.  Aussi,  les  lié 
ghards  ne  s'apenouillaient-ils  pas  pour  adorer  le  corps 
du  Christ  au  moment  de  l'élévation.  Prop.  X.  Nous 
retrouverons  plus  tard  cette  prétention  de  certains 
contemplatifs  d'exclure  de  leurs  oraisons  et  de  propos 
délibéré  l'humanité  du  Christ. 

3°  Mettre  Eckart. —  n  naquit  en  Thuringe  vers  1260. 
Il  entra,  jeune  encore,  au  couvent  dominicain  d'Er- 
furt.  En  1300,  il  vint  étudier  à  Paris  et  il  y  revint 
en  1311  pour  y  enseigner.  Pendant  quelque  temps  il 
prêcha  à  Strasbourg,  où  les  béghards  hétérodoxes 
étaient  en  grand  nombre.  Eckart  fut  accusé  de  n'avoir 
pas  assez  combattu  leurs  erreurs.  En  1326,  alors  qu'il 
professait  la  théolorie  à  Cologne,  l'archevêque  de  celte 
ville,  Henri  de  Yirnebourg,  le  cita  à  son  tribunal 
comme  suspect   d'hérésie.   Eckart   se  défendit  de  son 


mieux,  puis  en  appela  au  pape.  11  mourut  l'année  sui- 
vante, et,  deux  ans  après,  en  1329,  le  pape  Jean  XXII, 
par  la  bulle  In  agro  dominico,  du  27  mars,  condamna 
vingt-huit  propositions  extraites  de  ses  œuvres  :  dix- 
sept  —  les  quinze  premières  et  les  deux  dernières 
comme  hérétiques,  et  les  autres  comme  malsonnantes, 
téméraires   et    suspectes   d'hérésie. 

D'après  les  propositions  condamnées,  il  s'opérerait, 
selon  Eckart,  une  identification  réelle,  proprement 
dite,  entre  l'homme  juste  et  Dieu  :  La  proposition  10 
est  ainsi  formulée  :  Nous  sommes  totalement  trans- 
formés en  Dieu  et  changés  en  lui  de  la  même  manière 
que  dans  le  sacrement  [de  l'eucharistie]  le  pain  est 
changé  au  corps  du  Christ;  je  suis  ainsi  changé  en  lui 
parce  qu'il  me  fait  son  être  un  et  non  seulement  sem- 
blable; par  le  Dieu  vivant,  il  est  vrai  qu'il  n'y  a  aucune 
distinction.  »  Cf.  prop.  9.  Jean  Gerson  (f  1  129)  trou- 
vera injustifiée  et  téméraire  cette  comparaison  de 
l'union  mystique  avec  la  transsubstantiation  eucharis- 
tique. De  theotoyia  mustica  spec.ulatwa,  part.  VIII,  dans 
Ellies  du  Pin,  Gersonii  upera  omnia,  t.  ni.  Amers. 
1706,  p.  394-395.  L'usage  qu'en  l'ail  Eckart  est  tout 
â  fait  abusif. 

Identification  aussi  entre  le  mystique  et  le  Christ  ; 
«  Tout  ce  que  Dieu  le  Père  a  donné  à  son  Fils  unique, 
quant  à  sa  nature  humaine,  il  me  l'a  entièrement  don 
né  â  moi  aussi;  je  n'excepte  rien,  ni  l'union  ni  la 
sainteté,  tout  m'a  été  donné  aussi  bien  qu'à  lui.  » 
"  Tout  ce  que  dit  du  Christ  la  sainte  Écriture,  tout  cela 
se  vérifie  aussi  de  l'homme  bon  et  divin.  »  Prop.  11, 
12;  cf.  prop.  20,  21. 

La  conséquence  de  cette  identification,  c'est  que 
lac  lion  de  l'homme  se  confond  d'une  manière  absolue 
avec  celle  de  Dieu  :  «Tout  ce  qui  est  propre  à  la 
nature  divine,  cela  est  entièrement  propre  à  l'homme 
juste  et  divin;  c'est  pourquoi  cet  homme  juste  opère 
tout  ce  que  Dieu  opère  et  il  a  créé  conjointement  avec 
Dieu  le  ciel  et  la  terre,  et  il  est  générateur  du  Verbe 
éternel,  et  Dieu  sans  cet  homme  ne  saurait  rien  faire. 
Prop.   13. 

Il  faudra  donc  considérer  les  actions  de  l'homme 
comme  étant  les  actions  mêmes  de  Dieu.  L'homme 
n'agira  pas  par  lui-même.  L'abandon  extrême  à  Dieu 
et  l'indifférence  de  l'homme  pour  toutes  choses,  même 
pour  sa  sanctification,  seront  les  conditions  de  la  vie 
spirituelle  véritable  :  «  Ceux  qui  ne  recherchent  pas 
les  biens  matériels,  ni  les  honneurs,  ni  ce  qui  esl  utile, 
ni  la  dévotion  intérieure,  ni  la  sainteté,  ni  la  récom- 
pense, ni  le  royaume  des  cieux,  mais  ont  renoncé  à 
tout  cela,  même  à  ce  qui  est  leur,  c'est  en  ces  hommes 
(pie    Dieu   est    honoré.  »   Prop.   8. 

Cel  abandon  total  fera  tellement  adhérera  la  volon- 
té divine  permissive  que  l'homme  ne  devra  pas  regret- 
ter d'avoir  commis  le  péché,  sous  prétexte  (pie  cela  a 
été  permis  par  Dieu.  «  L'homme  bon  doit  si  bien 
((informer  sa  volonté  à  la  volonté  divine  qu'il  veuille 
tout  ce  que  Dieu  veut  :  puisque  Dieu  veut  en  quelque 
manière  que  j'aie  péché,  je  ne  voudrais  pas,  moi, 
n'avoir  pas  commis  de  péché,  et  telle  est  la  vraie  péni- 
tence. »  Prop.  1  1.  Et  encore  :  «  Si  un  homme  avait 
commis  mille  péchés  mortels,  s'il  élail  bien  disposé,  il 
ne  devrait  pas  vouloir  ne  pas  les  avoir  commis.  » 
Prop.  15. 

Cel  abandon  quiétiste  à  la  volonté  divine  permis- 
sive est  tout  i  fait  illégitime.  11  s  inspire  de  la  doctrine 
des  frères  du  libre  esprit.  Prop.  117,  Guibert,  op.  cit., 
p.  126.  Tout  pécheur  a  le  grave  devoir  de  se  repentir 
de  ses  fautes.  Mais  comment  détestera-t-il  les  péchés 
qu'il  a  commis  s'il  ne  regrette  pas  de  les  avoir  commis? 
L'adhésion  à  la  volonté  divine  permissive  au  sujel  des 
actions  mauvaises  auxquelles  on  s'est  livré  sera  tou- 
jours accompagnée  de  la  douleur  de  les  avoir  faites  et 
du  désir  sincère,  s'il  était  réalisable,  de  les  avoir  évi- 


1551 


OUIÉTISME.     LES    AL  U  MB  R  A  DOS 


1552 


tées.  «  On  ne  doit  jamais  supposer  la  permission  di- 
vine, dit  Fénelon,  que  dans  les  fautes  déjà  eommises; 
cette  permission  ne  doit  diminuer  en  rien  alors  notre 
haine  du  péché,  ni  la  condamnation  de  nous-mêmes.  » 
Correspondance  de  Fénelon,  t.  v,  Paris,  1827,  p.  369- 
370.  Jean  Gerson,  toujours  si  prudent  quand  il  traite 
de  la  mystique,  reconnaît  sans  doute  la  légitimité  de 
notre  adhésion  à  la  volonté  divine  permissive  du  pé- 
ché; mais  il  ajoute  qu'elle  est  un  point  délicat  de  la 
spiritualité  qui  peut  facilement  être  mal  compris.  De 
discretione  seu  rectitudine  cordis,  consid.  9,  dans  Opéra 
omnia,  t.  m,  Anvers,   1706,  p.  470. 

La  bulle  de  Jean  XXII  In  agro  dominico  a  été  rééditée 
par  Denifle,  Akten  zum  Processe  Meister  Eckeharts,  dans 
Archiv  fur  I.illeralur-  und  Kirchengcschichte  des  Millelallcrs, 
t.  il,  1886,  p.  636  sq.,  texte  reproduit  par  Denzinger- 
Bannwart,  Enchiridion,  n.  501-529,  et  par  de  Guibert, 
Documenta  ecclesiaslica  clirislianœ  perfeclionis  sludium  spec- 
tanlia,  n.  28-1-289,  p.  162  sq.  Sur  le  procès  d'Iickart  voir 
Daniels,  Beilràge  zur  Geschichle  der  Philosophie  des  Millel- 
allers,  t.  xxm,  fasc.  5,  192:i,  et  G.  Tiiéry.  Édition  critique  des 
pièces  relatives  au  procès  d'Eckharl,  dans  Archives  d'hisl. 
doctrinale  et  littéraire  du  Moyen  Age,  t.  i,  1926,  p.  129-268.  — 
Voir  art.  Eckart,  t.  iv,  col.  2057-2081;  S.  M.  Deutsch, 
Prolestant.  Realencyclopàdie,  t.  v,  1898,  p.  142-151;  G.  Tilé- 
ry,  Vie  spirituelle,  Suppl.,  1924  p.  93  sq.;  1925,  p.  149  sq.; 
1926,  p.  49  sq. 

4°  Les  mystiques  rhénans.  -  Trouve-t-on  des  traces 
de  quiétisme  dans  les  écrits  des  mystiques  rhénans  du 
xiv  siècle,  en  particulier  dans  Taulcr?  La  réponse  est 
douteuse  selon  plusieurs  historiens.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que,  dans  la  période  du  préquiétisme,  au  milieu 
du  xvne  siècle,  beaucoup  d'auteurs  spirituels  se  sont 
inspirés  de  la  mystique  rhénane.  La  doctrine  de  la 
nudité  de  l'esprit,  celte  prétendue  condition  de  la 
contemplation  parfaite,  qui  occupe  une  si  grande 
place  dans  cette  mystique,  séduisit  entièrement  les 
auteurs,  nombreux  alors,  qui  exagéraient  l'importance 
des  états  passifs  pour  la  sanctification  de  l'âme.  Selon 
les  mystiques  rhénans,  nous  le  savons,  l'âme  qui  se 
prépare  à  l'union  parfaite  avec  Dieu,  doit  se  dépouiller 
de  toute  image  et  de  toute  idée,  suspendre  son  acti- 
vité, être  presque  totalement  passive.  Cette  passivité, 
si  elle  est  mal  comprise,  peut  engendrer  le  quiétisme, 
la  tendance  à  diminuer  et  même  à  supprimer  les  actes 
des  vertus  chrétiennes.  C'est  malheureusement  ce  qui 
eut  lieu. 

On  trouve  assez  souvent  dans  les  sermons  de  Tauler, 
des  passages  comme  celui-ci  :  «  Pour  que  Dieu  opère 
vraiment  en  toi,  tu  dois  être  dans  un  état  de  pure 
passivité;  toutes  tes  puissantes  doivent  être  complè- 
tement dépouillées  de  toute  leur  activité  et  de  leurs 
habitudes,  se  tenir  dans  un  pur  renoncement  à  elles- 
mêmes,  privées  de  leur  propre  force,  se  tenir  clans  leur 
néant  pur  et  simple.  Plus  cet  anéantissement  est  pro- 
fond, plus  essentielle  et  plus  vraie  est  l'union.  »  Ser- 
mons de  Tauler,  trad.  Hugueny,  Théry  et  Corin,  t.  n, 
Paris,  1931,  p.  96. 

«  Il  s'est  vu  de  nos  jours,  dira  François  Malaval,  un 
grand  philosophe  [Descartes  ]  qui  a  cru  que  pour  ac- 
quérir la  véritable  philosophie  et  pour  la  rétablir  dans 
sa  pureté,  il  fallait  que  l'esprit  humain  oubliât  tout  ce 
qu'il  avait  appris;  qu'alors...  la  vérité  paraîtrait  dans 
son  vrai  jour...  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  disputer  si  ce 
fondement  de  sa  philosophie  est  raisonnable,  mais 
dans  le  chemin  dont  nous  parlons,  il  est  certain  que  qui 
laisse  tout  recouvre  ce  qu'il  laisse  plus  parfait  et  plus 
entier,  ayant  Dieu  pour  principe...  «  Pratique  facile 
pour  élever  l'âme  à  la  contemplation,  Paris,  1673, 
p.  333-331. 

IL  Le  quiétisme  luthérien  au  xvie  siècle.  —  Je 
signale  brièvement  le  quiétisme  luthérien,  car  on 
trouve  ici.  t.  ix,  col.  1146  sq.,  un  long  et  suggestif 
article  sur  Luther  de  .1.  Paquier. 


Le  quiétisme  de  Luther  est  une  conséquence  de  sa 
conception  ultra-pessimiste  de  l'humanité  déchue.  Se- 
lon sa  manière  de  voir,  la  concupiscence  est  le  péché 
originel  lui-même.  Tous  ses  mouvements  même  invo- 
lontaires sont  toujours  des  péchés  graves.  Les  passions 
sont  donc  insurmontables,  aussi  indomptables  que 
Cerbère,  aussi  invincibles  que  le  géant  Antée.  Le  libre 
arbitre  a  d'ailleurs  été  détruit  par  la  chute  originelle. 
La  volonté  est  donc  irrémédiablement  subjuguée  par 
les  passions. 

Dès  lors,  il  est  inutile  d'essayer  de  lutter.  Nous 
sommes  toujours  vaincus  d'avance.  Inutile  de  prier  au 
moment  de  la  tentation,  puisque  la  volonté  est  fata- 
lement vouée  au  mal.  Aucun  acte  intérieur  tel  que  le 
repentir  n'est  possible.  Les  œuvres  extérieures,  comme 
la  confession  et  la  réception  (les  sacrements,  sont  de 
nul  ell'et. 

Si  l'homme  est  incapable  de  tout  bien  et  s'il  reste  en 
lui-même  pécheur,  sa  justification  ne  peut  être  qu'ex- 
térieure à  lui  et  purement  «  nominaliste  »  :  il  est  juste 
parce  que  la  justice  du  Christ  le  couvre  et  voile  aux 
yeux  de  Dieu  les  iniquités  de  son  âme.  L'unique 
moyen  d'être  ainsi  extérieurement  justifié  c'est  la  foi 
ou  la  confiance  ferme  que  nous  sommes  justifiés,  que 
la  justice  du  Christ  nous  est  imputée. 

Nous  trouvons  dans  la  doctrine  de  Luther  la  division 
de  l'homme  en  deux  parties  :  la  partie  inférieure  avec 
les  passions  qu'il  faut  laisser  faire,  à  qui  il  faut  tout 
permettre  et  la  partie  supérieure  qui  a  la  confiance 
inébranlable  que  la  justice  du  Christ  est  imputée. 
Cette  division  est  bien  celle  du  quiétisme  rigide. 

III.    LE  QUIÉTISME    ESPAGNOL  AU    XVIe   SIÈCLE   ET  AU 

début  du  XVIIe.  Les  alumbhados.  —  Vers  1509,  on 
commença  à  parler  en  Espagne,  en  Andalousie  sur- 
tout, de  la  secte  des  alumbrados  ou  illuminés,  appelés 
aussi  deiados  ou  anéantis.  Les  adeptes  se  faisaient 
remarquer  par  leur  exaltation  mystique  suspecte. 
Leurs  pratiques,  inspirées  par  l'illuminisme,  parais- 
saient extravagantes  et  dangereuses  pour  la  morale. 
De  fait,  plusieurs  villes,  et  principalement  Llerena,  en 
Estramadure,  furent  gâtées  par  ces  faux  mystiques. 
Leur  doctrine  se  précisa  peu  à  peu.  Elle  s'inspire, 
semble-t-il,  du  néo-platonisme,  de  l'averroïsme  et  sur- 
tout du  quiétisme  des  béghards. 

L'Inquisition  espagnole  poursuivit  sans  relâche  les 
alumbrados.  Elle  publia  contre  eux  des  édits  en  1568 
et  1574.  Elle  sévit  contre  eux  à  Llerena  dans  les  années 
suivantes.  La  principale  condamnation  fut  celle  de 
1623.  L'édit  de  1623,  le  plus  important,  fut  publié  par 
l'archevêque  grand  inquisiteur  André  Pacheco.  11  con- 
tient une  liste  de  soixante-seize  propositions  qui  ré- 
sument toute  la  doctrine  des  alumbrados.  Le  texti 
espagnol  se  trouve  dans  V.  Barrantes,  .\;>arato  biblio- 
qraphico  de  la  historia  de  Estremadura,  Madrid,  1875, 
t.  n,  p.  364-370.  Le  P.  de  Guibert,  op.  cit.,  n.  405-419, 
le  reproduit  avec  une  traduction  latine.  L/iie  traduction 
française  a  été  donnée  dans  le  Mercure  de  France, 
t.  ix,  1621,  p.  357  sq. 

Les  erreurs  des  alumbrados  paraissent  découler  de 
l'importance  exagérée  qu'ils  donnent  à  l'oraison  men- 
tale et  de  l'efficacité  tout  à  fait  excessive  qu'ils  lui 
attribuent.  Selon  ces  hérétiques,  l'oraison  mentale  est 
obligatoire  de  droit  divin;  par  elle  on  accomplit  par 
le  fait  même  tous  les  autres  préceptes  :  Menlalem 
orationem  divino  prseceplo  imperatam  esse  et  per  eam 
c-rtera  omnia  impleri.  Prop.  1.  La  prière  vocale  a  peu 
de  valeur.  Prop.  2.  Aussi,  ni  prélat,  ni  père,  ni  supé- 
rieur n'a  droit  à  être  obéi  lorsqu'ils  commandent 
quelque  chose  qui  pourrait  réduire  les  heures  d'oraison 
mentale  ou  de  contemplation.  Prop.  1.  Pour  se  livrer 
à  l'oraison,  il  faut  laisser  toutes  les  autres  obligations, 
même  les  devoirs  d'état.  L'oraison  doit  être  préférée 
à  l'audition  de  la  messe,  même  un  jour  de  fête.  Prop. 


1553 


QUIÉTISME.    DÉBUTS    UU    SYSTÈME 


1554 


18,  19.  Sans  l'oraison,  telle  que  la  comprennent  les 
alumbrados,  personne  ne  peut  se  sauver.  Prop.  7.  Ces 
principes  sont  en  désaccord  avec  l'enseignement  des 
auteurs  spirituels  orthodoxes  sur  l'utilité  de  l'oraison 
mentale.  Ce  qui  suit  l'est  bien  davantage. 

L'oraison  des  alumbrados  consiste  à  se  recueillir  en 
présence  de  Dieu,  sans  discourir,  ni  méditer,  ni  réflé- 
chir à  la  passion  du  Christ  ou  à  sa  très  sainte  humanité. 
Prop.  17.  On  peut  arriver  à  un  tel  degré  de  perfection 
que  la  grâce  submerge  les  puissances  de  l'âme  si  bien 
que  l'âme  ne  puisse  plus  ni  déchoir  ni  progresser. 
Prop.  36.  Une  personne  de  la  secte  des  alumbrados 
aurait  été  confirmée  en  grâce  trois  fois  par  Dieu  :  la 
première  fois  au  sujet  des  imperfections  naturelles,  la 
seconde  au  sujet  des  péchés  mortels,  et  la  troisième  au 
sujet  des  péchés  véniels.  Dans  un  état  si  parfait,  il  ne 
lui  restait  rien  de  la  chair  déchue  d'Adam.  Prop.  37. 
D'ailleurs,  dans  l'état  des  parfaits  et  dans  la  vie 
unitive  avec  Dieu  par  l'amour,  si  Dieu  déclare  au 
pariait  qu'il  est  bon,  celui-ci  sera  substantiellement 
bon,  et  dans  ce  cas  son  âme  ne  devra  plus  du  tout  agir. 
Prop.  43.  Dans  leurs  extases  et  leurs  ravissements,  les 
alumbrados  prétendaient  voir  l'essence  divine  et  la 
sainte  Trinité  comme  les  voient  les  élus  dans  la  gloire. 
Cette  vision  pouvait  se  reproduire  à  volonté.  Prop.  9, 
58-62.  Aussi  n'avait-on  pas  besoin  de  révélation  spé- 
ciale pour  se  savoir  en  grâce  avec  Dieu.  Prop.  31. 

Le  quiétisme  le  plus  radical  découlait  de  ces  erreurs. 
Dans  l'état  d'union  avec  Dieu  on  ne  fait  pas  beaucoup 
d'actes  de  volonté.  Prop.  42.  Les  parfaits  n'ont  pas 
besoin  de  faire  des  actes  de  vertu.  Ils  ont  en  eux  la 
grâce  et  le  Saint-Esprit  qui  les  guide  immédiatement 
lui-même.  Prop.  8,  10.  11  n'y  a  qu'une  seule  chose  à 
faire  :  suivre  le  mouvement  et  l'inspiration  intérieure 
de  cet  Esprit  pour  agir  ou  ne  pas  agir.  Prop.  11.  L'âme 
unie  à  Dieu  est  oisive.  Elle  ne  doit  rien  faire,  ni  vouloir 
ni  ne  pas  vouloir.  Prop.  43. 

Les  pratiques  immorales  des  confesseurs  de  la 
secte  avec  leurs  pénitentes,  qui  rendirent  les  alum- 
brados si  odieux,  étaient  considérées  par  eux  comme 
des  manifestations  de  l'union  divine  ou  des  moyens 
de  l'opérer;  ces  pratiques,  disaient-ils,  communi- 
quaient l'Esprit-Saint  et  l'amour  divin  aux  âmes. 
Prop.  46-55;  cf.  prop.  32,  76.  Michel  Molinos  a  trouvé 
sans  doute  dans  ce  faux  mysticisme  immoral  plusieurs 
de  ses  sataniques  inspirations. 

Les  alumbrados,  comme  les  luthériens,  enseignaient 
que  «  l'intercession  des  saints  est  vaine  »,  et  la  véné- 
ration de  leurs  images  inutile.  Prop.  38. 

M.  Henri  Bremond,  toujours  préoccupé  de  mini- 
miser le  quiétisme,  a  singulièrement  réduit  l'impor- 
tance de  l'hérésie  des  alumbrados.  «  Si  je  me  suis 
étendu  si  longtemps,  dit-il,  sur  l'édit  qui  les  [les  illu- 
minés de  Séville  |  stigmatise,  c'est  qu'une  fois  tra- 
duite et  répandue  de  ce  côte-ci  des  Pyrénées  cette 
bizarre  pièce,  fumeuse,  mais  fulgurante,  va  présider, 
pour  ainsi  dire,  à  toute  l'histoire  de  l'illuminisme,  ou 
du  quiétisme,  ou  du  semi-quiétisme  français,  pendant 
tout  le  xvne  siècle...  La  notion  abstraite  de  quiétisme 
va  se  réaliser  en  un  mannequin  puant,  barbouillé  de 
soufre,  épouvantait  aux  gestes  obscènes,  que  les 
furieux  tireront  de  sa  boîte  quand  ils  voudront  perdre 
un  homme  d'Église  ou  une  dévote,  et  que  les  docteurs 
eux-mêmes  inviteront  gravement  à  leurs  discussions 
sur  l'«  abandon  »  ou  sur  l'oraison  de  simple  regard.  » 
Histoire  littéraire  du  sentiment  religieux  en  France, 
t.  xi,  Paris,  1933,  p.  70.  Tel  n'est  pas  sans  doute  le 
jugement  de  l'histoire. 

Outre  les  ouvrages  cités,  on  consultera  sur  les  alumbra- 
dos :  Menandez  Pelayo,  Historia  de  los  helerndoxos  espa- 
iloles,  2'  éd.,  t.  v,  p.  205-248;  A.  Arbiol,  Desen gunos  mysti- 
eos,  t.  v,  Barcelone,  1758,  p.  533  sq.,  où  se  trouve  une  liste 
de  soixante  propositions  condamnées;  Malvasia,  Calalogus 


omnium  hivresum,  Rome,  1661,  p.  26'.),  donne  cinquante 
propositions;  Terzago,  Tneologia  historico-mystica,  Venise, 
1764,  rapporte  trente-cinq  propositions;  Lea,  Hislorg  of  Ihe 
inquisition  of  Spain,  t.  iv,  New- York,  1007,  p.  21-25; 
Constant,  art.  Alumbrados,  dans  Dict.  d'hist.  et  de  gèogr. 
eccl.,  t.  il,  1014,  col.  840  sq.;  Colun^a,  Los  alumbrados 
espanoles,  Salamanque,  1010;  Bernardino  Llorca,  Die  spa- 
nische  Inquisition  und  die  Alumbrados,  Berlin,  1-J34. 

IV.  L'hérésie  quiétiste  au  xvir3  siècle.  Les 
précurseurs.  Le  préquiétisme.  —  Jusqu'ici  nous 
avons  trouvé  le  quiétisme  à  l'état  sporadique,  dispersé 
et  mêlé  avec  d'autres  erreurs.  Au  xvir  siècle,  il  se 
présente  sous  la  forme  d'un  système  cohérent  dont  les 
diverses  parties  s'enchaînent   étroitement. 

Comme  toutes  les  hérésies  importantes  et  qui  ont 
troublé  l'Eglise,  le  quiétisme  a  été  précédé  d'un  ensei- 
gnement qui  l'a  préparé  et  en  a  rendu  l'éclosion  pos- 
sible :  enseignement  spirituel  assez  répandu  qui 
exagérait  l'importance  des  états  passifs  dans  la  vie 
intérieure.  On  peut  le  considérer  comme  une  sorle  de 
préquiétisme.  Plusieurs  se  sont  étonnés  et  de  ce  mot 
et  de  la  chose  exprimée  par  lui.  A  ce  sujet,  on  a  même 
fait  de  l'esprit  d'un  goût  douteux.  Et  pourtant  l'his- 
toire et  la  psychologie  ne  nous  apprennent-elles  pas 
qu'une  hérésie  est  d'ordinaire  précédée  d'une  période 
d'incubation  pendant  laquelle,  consciemment  ou  non, 
le  milieu  favorable  se  prépare?  Une  mentalité  se  crée, 
qui  rend  possible  la  naissance  et  la  diffusion  de  l'hé- 
résie. Il  en  a  été  ainsi  de  I'arianisme,  du  monophysisme 
et  de  toules  les  hérésies.  La  tâche  de  l'historien  est 
précisément  de  mettre  en  relief  cette  mentalité  qui 
prépare  les  voies  à  l'erreur;  sinon  il  laisse  inexpliquée 
l'origine  des  doctrines  hétérodoxes. 

Il  est  d'autant  plus  facile  de  découvrir  le  préquié- 
tisme que  nous  sommes  aidés  en  cela  par  l'Église.  Llle 
a  proscrit,  comme  nous  le  verrons,  postérieurement  à 
la  condamnation  de  Molinos  (1687),  bon  nombre 
d'ouvrages  parus  avant  celle-ci,  comme  contenant  un 
enseignement  spirituel  dangereux,  capable  de  favo- 
riser le  quiétisme.  Elle  nous  laisse  ainsi  entendre  que 
ces  ouvrages  ont  pu  contribuer  à  la  diffusion  de  cette 
hérésie.  A  cela  on  a  objecté  que  la  condamnation  de 
ces  écrits  s'explique  par  la  très  forte  réaction  qui  suivit 
la  condamnation  de  Molinos.  Explication  insuffisante I 
Réaction  sans  doute,  mais  motivée  par  la  conviction 
de  la  nocivité  des  ouvrages  prohibés.  Quel  catholique 
oserait  affirmer  que  l'Église  ait  mis  à  l'Index  complè- 
tement à  tort,  sans  raison  aucune,  un  si  grand  nombre 
d'ouvrages?  Que  quelque  livre  non  dangereux  ait  été 
censuré  par  le  fait  de  la  réaction  antiquiétiste,  c'est 
incontestable.  Mais  quel  historien  consciencieux  vou- 
drait déclarer  que  l'ensemble  de  ces  livres  condamnés 
ne  présentait  pas  un  réel  danger  pour  l'orthodoxie  de 
la  piété  catholique?  On  est  donc  autorisé  à  croire  que 
les  auteurs  de  ces  ouvrages  prohibés  ont  frayé,  volon- 
tairement ou  non,  le  chemin  au  quiétisme. 

Voici  les  principaux  auteurs  préquiétistes,  ceux  qui 
paraissent  avoir  exercé  la  plus  grande,  influence. 

En  Espagne,  le  vénérable  Jean  Falconi,  religieux 
de  l'ordre  de  Notre-Dame-de-Ia-Merci,  qui  mourut  à 
Madrid  en  1638.  Ses  Œuvres  spirituelles  furent  publiées 
après  sa  mort,  en  1662,  à  Valence,  en  Espagne.  La 
traduction  italienne  de  trois  de  ses  écrits  fut  mise  à 
l'Index  le  1er  avril  1688  :  V Alphabet  pour  apprendre  à 
lire  dans  le  Christ;  Lettre  à  un  religieux  sur  l'oraison  de 
pure  foi  et  Lettre  à  une  de  ses  filles  spirituelles  touchant 
le  plus  pur  et  le  plus  parfait  esprit  de  l'oraison.  Le 
Marseillais  François  Malaval,  que  nous  allons  rencon- 
trer, et  Mme  Guyon  ont  beaucoup  étudié  les  Œuvres 
spirituelles  de  Falconi. 

En  Italie,  nous  trouvons  le  fameux  Brève  compendio 
intorno  alla  perfezione  crisliana  d'une  dame  milanaise, 
Isabelle  Christine  Bellinzaga  (1552-1624),  qui  a  été  en 


L555 


QUIÉTISME.    DEBUTS    DU    SYSTÈME 


L556 


relation  avec  le  jésuite  Achille  Gagliardi  (1537-1607). 
Ce  Brève compendio  a  été  reproduit  et  adapté  par  lié 
mile  dans  sua  premier  ouvrage  :  Briel  discours  de 
l'abnégation  intérieure,  publié  en  l  ">  *  »  T ,  avec  l'appro- 
bation d'André  Duval.  Œuvres  complètes  de  Bérulle, 
Migne,  Paris,  1856,  col.  879  sq.  L'écrit  de  la  (lame 
milanaise  a  été  beaucoup  étudié  ces  dernières  années 
par  le  R.  P.  Viller,  Bev.  d'ascétique  et  de  mystique, 
t.  xii,  1931,  p.  14-89;  t.  xm,  1932,  p.  34-59,  257- 
293;  par  dom  Giuseppe  de  Luca,  ibid.,  l.  xn,  1931, 
p.  112-152;  par  Henri  Bremond,  Vie  spirituelle,  févr. 
et  mars  1931,  et  llisl.  du  sentiment  religieux,  l.  xi, 
1933,  p.  3-56;  par  M.  J.  Dagens,  Hev.  d'hist.  eccl.  de 
Louoain,  n.  2.  1931.  L'adaptation  en  français,  faite 
par  Bérulle,  du  Brève  compendio  est  irréprochable  au 
point  de  vue  doctrinal.  Le  jeune  Bérulle  fut  guidé  dans 
son  travail  par  les  docteurs  de  Sorbonne,  ses  conseil- 
lers. Mais  il  semble  que  le  Brève  compendio  contienne 
des  traces  de  quiétisme.  Le  P.  Gérard  de  Saint-Jean- 
de-la-Croix  y  trouve  une  doctrine  tendant  à  la  même 
lin  que  celle  de  Molinos.  Éludes  carmélitaines,  1913, 
p.  511,  512.  Ce  jugement  paraît  à  bon  droit  excessif 
au  P.  Viller.  Le  qui  paraît  exact  c'est  qu'il  y  a  dans  le 
Compendio  des  tendances  quiétistes.  Et  comme  l'écrit 
a  exercé  une  grande  influence,  il  n'est  pas  téméraire 
de  le  mettre  au  nombre  des  œuvres  préquiétistes  du 
début   du   xvii'-   siècle. 

L'écrivain  spirituel  italien  le  plus  célèbre  qui  fut 
condamné  par  l'Église  est  Lier  iMalteo  Petrucci, 
évêque  cardinal  de  Jesi.  Ses  écrits,  publiés  de  1073 
à  1686,  furent  mis  à  l'Index  le  5  lévrier  1688,  comme 
entachés  des  mêmes  erreurs  que  celles  de  la  Guide 
de  Molinos.  Cf.  P.  Dudon,  Recherches  de  science  reli- 
gieuse, mai  juin  1914.  Deux  autres  auteurs  italiens 
sont  à  signaler  à  cause  de  l'influence  qu'ils  exercèrent  : 
Iienedetto  Biscia,  oratorien,  et  le  dominicain  Tomaso 
Menghini.  Les  ouvrages  du  premier,  publiés  vers  1082 
et  1083.  furent  prohibés  le  5  février  1088,  et  ceux  du 
second  le  2  mars  de  la  même  année.  Ils  avaient  été 
édités  vers  1680  et   1082. 

L'enseignement  spirituel  à  tendances  quiétistes 
était  alors  si  répandu  au  sud  de  l'Italie  que  le  cardinal 
Caracciolo,  archevêque  de  Naples,  écrivit  une  lettre  à 
ce  sujet  au  pape  Innocent  XI,  le  ,'50  janvier  1682,  pour 
lui  demander  d'intervenir.  Nous  retrouverons  plus 
loin,  clans  le  molinosisme,  les  mêmes  erreurs  que  celles 
qui  sont   mentionnées  par  le  cardinal. 

Plusieurs  auteurs  spirituels  français,  antérieurs  à  la 
condamnation  de  Molinos,  furent  censurés  par  l'Index. 
Benoît  de  Canfield,  auteur  de  la  Reigle  de  perfection, 
contenant  un  abrégé  de  toute  la  vie  spirituelle,  réduite 
à  un  seul  point  de  la  volonté  de  Dieu,  Paris,  1009,  fut 
condamné  le  20  avril  1089.  L'ouvrage,  publié  sous  le 
nom  de  Jean  de  Bernières  par  le  P.  I  ouis-François 
d'Argentan  :  Lechresiien  intérieur  ou  la  conformité  inté- 
rieure que  doivent  avoir  les  chrestiens  avec  Jésus-Christ, 
Rouen,  1660,  fui  traduit  en  italien.  Cette  traduction 
fut  mise  à  l'Index  le  20  juillet  1089.  l'n  autre  ouvrage 
de  Bernières  :  Œuvres  spirituelles,  Paris.  1070,  éga- 
lement traduit  en  italien,  fut  censuré  le  12  dé- 
cembre 1090.  Mais  l'auteur  qui  s'est  fait  le  plus  remar- 
quer par  ses  tendances  quiétistes  esl  le  Marseillais 
François  Malaval.  Son  livre  Pratique  facile  pour  élever 
l'âme  à  la  contemplation  en  forme  de  dialogue  [entre  un 
directeur  el  sa  Philothée],  Paris.  1664,  2e  éd..  aug- 
mentée (\'unc  II'  pari.,  1070,  eut  une  très  grande 
Influence.  La  traduction  italienne  lui  mise  à  l'Index  le 
21   mars  1088.  Voir    l'art.   Mai  \-  ai,    t.    ix,  col.    1703. 

Les  ouvrages  énumérés  ne  contiennenl  pas  \d]v  doc- 
trine quiétiste  proprement  dite.  Aucun  d'eux  n'en- 
seinrne  que  l'âme,  arrivée  aux  états  mvstiques  éle\és. 
perde  sa  liberté  el  devienne  irresponsable  de  ses  actes. 
Ce  quiétisme  rigide  esl  celui  des  frères  du  libre  esprit. 


des  béghards,  «les  alumbrados  et  de  Molinos.  Mais  la 
spiritualité  de  ces  préquiétistes  tend  à  mettre  indû- 
ment l'âme  chrétienne  dans  la  passivité,  sans  se  de- 
mander si  Dieu  l'y  appelle  ou  si.  y  étant  appelée,  s;i 
préparation  ans  états  passifs  a  été  faite.  Le  P.  Surin 
déplorait  cet  abus.  Il  y  a  des  gens  qui  sans  être  appe- 
lés de  Dieu  a  cet  étal  [de  passivité],  disait-il,  lisant  les 
auteurs  qui  en  traitent,  ou  conversant  avec  des  per- 
sonnes qui  en  parlent  sans  cesse,  prennent  goût  à  cette 
lecl  ure  et  à  ces  entretiens,  se  portent  d'eux-mêmes  aux 
choses  extraordinaires,  n'ont  à  la  bouche  que  la  désap- 
propriation,  l'anéantissement  passif,  la  transformation 
de  l'âme  en  Dieu,  l'union  essentielle  cl  d'autres  sem- 
blables termes  qui.  ne  venant  point  du  cœur,  sont 
vides  de  suc,  n'ont  qu'un  faux  brillant  el  ne  descen- 
dent jamais  jusqu'au  cœur.  »  Dialogues  spirituels. 
t.  n,  Avignon,  1821,  1.  III.  c.  ix,  p.  1  !7. 

Saint  Jean  Eudes  déplorait  que  Bernières  eût  poussé 
aux  oraisons  passives  les  personnes  qui  habitaient 
l'Ermitage  de  Caen  et  qui  tombèrent  dans  I'illumi- 
nisme.  «  La  source  de  semblables  tromperies,  écrivait-il 
au  supérieur  du  séminaire  de  Coutances,  est  la  vanité, 
laquelle,  étant  une  fois  entrée  dans  un  esprit,  n'en  sort 
que  très  dillicilemenl  el  très  rarement  :  c'est  ce  qu'une. 
personne  de  piété  [Marie  des  Vallées |  avait  dit  plu- 
sieurs fois  à  M.  de  Bernières,  que,  autant  d'âmes 
qu'il  mettrait  dans  la  voie  de  l'oraison  passive  (car 
c'est  à  Dieu  à  les  y  met  Ire),  il  les  mettrait  dans  le 
chemin  de  l'enfer.  »  Œuvres  complètes  du  bienheureux 
Jean  Eudes,  t.  x.  Vannes,  1900,  p.    139. 

Les  préquiétistes  entendaient  donner  des  méthodes 
courtes  el  faciles  permettant,  croyaient-ils,  d'arriver 
rapidement  et  à  coup  sur  à  la  haute  contemplation. 
Malaval  a  proposé  la  Pratique  facile,  Mme  (juvon  aura 
le  Moyen  court  et  1res  facile. 

Dans  ces  méthodes,  on  indique  les  moyens  de  mettre 
l'âme  dans  l'oraison  passive  sans  qu'on  se  demande 
si  elle  y  esl  appelée  et  préparée.  Le  cardinal  Caraecioli 
disait  dans  sa  lettre,  citée  plus  haut,  à  Innocent  XI  : 
Les  quiétistes  ne  font  «  ni  méditation,  ni  prières  vo- 
cales... Ils  s'efforcent  d'éloigner  de  leur  esprit  el  même 
de  leurs  yeux  tout  sujet  de  méditai  ion,  se  présentant 
eux-mêmes,  comme  ils  disent,  à  la  lumière  et  au  souille 
de  Dieu,  qu'ils  attendent  du  ciel,  sans  observer  aucune 
règle  ni  méthode,  et  sans  se  préparer  ni  par  aucune 
lecture  ni  par  la  considération  d'aucun  point...  [Ils| 
prétendent  s'élever  d'eux-mêmes  au  plus  sublime  degré 
de  l'oraison  et  de  la  contemplation,  qui  vient  néan- 
moins de  la  pure  bonté  de  Dieu,  qui  la  donne  à  qui  il 
lui  plaît  et  quand  il  lui  plaît...  »  Dans  les  Œuvres  de 
Bossuet,  t.  xxvii,  Versailles,  1817,  p.  193-19  1. 

François  Malaval  exige  que  sa  Philothée  arrive, 
pour  faire  l'oraison  parfaite,  à  cette  nudité  totale  de 
l'esprit  cpie  recommandent  avec  tanl  d'insistance  les 
mystiques  allemands  et  flamands  du  XIVe  siècle.  Une 
nudité  d'espril  aussi  radicale  est-elle  nécessaire  à  la 
contemplation  mystique?  Beaucouo  de  théologiens  le 
nient,  bai  tout  cas.  si  elle  esl  requise,  il  faut  que  ce 
soit  Dieu  qui  l'opère.  Vouloir  se  dépouiller  l'esprit  des 
idées  qu'il  possède  et  le  réduire  à  l'inactivité  lorsque 
Dieu  n'intervienl  pas  spécialement  pour  l'y  conlrain 
dre,  c'est  se  jeter  dans  une  dangereuse  passivité.  Mu 
linos  enseignera  plus  tard  (pie  la  voie  intérieure  con- 
siste à  annihiler  les  puissances  de  l'âme.  Malaval  ne 
s'éloignait  guère  de  cet  enseignement  lorsqu'il  deman 
dait  à  sa  Philothée  de  faire,  bon  gré  mal  gré,  le  vide 
Intellectuel  en  elle  el  de  maintenir  de  force  ses  facultés 
Inactives  dans  ses  oraisons.  Cf.  Pratique  facile...,  Paris. 
107.3,  p.  22.  333-33  1.  etc. 

Quant  à  l'objet  de  la  contemplation,  il  esl,  d'après 
les  préquiétistes  aussi  simple  (pu-  possible.  De  cet 
objet  ou  exclul  toute  distinction,  toute  multiolicité, 
si  minime  qu'elle  SOit.  L'âme  ne  doit  pas  considérer  les 


155; 


QUIÉTISME.    LES    GUÉRINETS 


1558 


attributs  divins,  ni  même  les  personnes  divines,  mais 
l'Être  divin  dans  sa  rigoureuse  unité.  Cf.  Malaval, 
op.  cit.,  p.  364-365.  Or,  les  vrais  mystiques  disent, 
au  contraire,  que  dans  la  plus  haute  contemplation, 
l'âme  peut  s'attacher  aux  personnes  divines  et  aussi 
aux  attributs  divins. 

Un  point  de  la  mystique  des  préquiétistes  est  parti- 
culièrement regrettable.  Le  contemplatif,  disent-ils, 
doit  laisser  de  lui-même,  de  propos  délibéré,  la  consi- 
dération  de  l'humanité  du  Christ  :  «  Dans  cette  oraison 
de  quiétude,  écrivait  encore  à  Innocent  XI  le  cardinal 
Caraccioli,  quand  il  se  présente  à  leur  [aux  quiétistes] 
imagination  des  images  même  saintes  et  de  Notre- 
Seigneur,  [ils]  s'elforcent  de  les  chasser  en  secouant 
la  tête,  parce,  disent-ils,  qu'elles  les  éloignent  de 
Dieu...  Leur  aveuglement  est  si  grand  que  l'un  d'eux 
s'avisa  un  jour  de  renverser  un  crucifix  de  haut  en 
bas  parce,  dit-il,  qu'il  l'empêchait  de  s'unir  à  Dieu  et 
lui  faisait  perdre  sa  présence.  »  Œuvres  de  Bossuet, 
ibid.  Voir  ce  que  dit  Bossuet  de  Malaval,  à  propos  de 
cette  exclusion  de  l'humanité  du  Christ  dans  la  con- 
templation, Ordonnance  sur  les  états  d'oraison,  Œuvres 
de  Bossuet,  t.  xxvii,  Versailles,  1817,  p.  6-7.  Sainte 
Thérèse,  on  le  sait,  s'indigne  contre  ces  auteurs  qui 
exhortent  les  contemplatifs  «  à  écarter...  toute  repré- 
sentation corporelle  pour  s'attacher  à  la  contempla- 
tion de  la  seule  divinité,  car,  disent-ils,  lorsqu'on  est 
déjà  si  avancé,  l'humanité  de  Jésus-Christ  devient  un 
obstacle  et  un  empêchement  à  la  parfaite  contem- 
plation. »  Elle  convient  que,  dans  la  haute  contem- 
plation, «  la  présence  de  cette  sainte  humanité  nous 
échappe...  Mais  que  de  nous-mêmes,  à  dessein  et  avec 
application,  au  lieu  de  prendre  l'habitude  d'avoir  tou- 
jours cette  très  sainte  humanité  présente  —  et  plût  à 
Dieu  que  ce  fût  toujours!  —  nous  fassions  le  contraire  : 
voilà,  encore  une  fois,  ce  que  je  désapprouve.  »  Vie, 
c.  xxn,  dans  Œuvres  complètes  de  sainte  Thérèse,  trad. 
des  carmélites  de  Paris,  t.  i,  Paris,  1907,  p.  279. 

Autre  doctrine  très  contestable  :  la  continuité  de 
l'acte  de  contemplation.  Falconi  écrivait  à  l'une  de  ses 
filles  spirituelles  :  «  Je  voudrais  que  tous  vos  soins, 
tous  vos  mois,  toutes  vos  années  et  votre  vie  tout 
entière  fût  employée  dans  un  acte  continuel  de  contem- 
plation... En  cette  disposition  il  n'est  pas  nécessaire 
que  vous  vous  donniez  à  Dieu  de  nouveau,  parce  que 
vous  l'avez  déjà  fait.  »  Il  donne  ensuite  la  comparaison 
d'un  diamant  offert  à  un  ami.  La  donation  reste  va- 
lable tant  qu'elle  n'est  pas  révoquée.  De  même  l'acte 
de  contemplation.  Une  fois  fait,  il  dure  tant  qu'il  n'est 
pas  détruit  par  un  acte  contraire.  La  comparaison  de 
Falconi  a  été  reprise  par  Malaval  et  par  Molinos.  Cf. 
Bossuet,  Instruction  sur  les  états  d'oraison,  1.  I,  c.  xiv. 
Falconi,  comme  la  plupart  des  préquiétistes,  considé- 
rait aussi  comme  répréhensible  tout  acte  spirituel  au- 
quel se  mêlait  quelque  chose  de  sensible.  Lettre  à  une 
de  ses  filles  spirituelles,  dans  Recueil  de  divers  traités 
sur  le  quiélisme,  Cologne,  1699,  p.  103-104. 

Cet  enseignement  spirituel  des  préquiétistes,  sans 
être  formellement  hérétique,  n'est-il  pas  cependant 
erroné  et  dangereux?  N'est-il  pas  le  prodrome  du 
quiétisme  proprement  dit? 

V.  Les'guérinets  ou  les  illuminés  de  Picardie 
en  1634. —  Les  guérinets  sont  ainsi  appelés  du  nom 
de  Pierre  Guérin,  curé  de  Saint-Georges  de  Roye,  en 
Picardie,  l'un  de  leurs  principaux  chefs.  Ils  dogma- 
tisaient vers  1634,  à  Chartres,  mais  surtout  en  Picar- 
die. De  là  ils  se  seraient  répandus  en  Flandre. 

Les  deux  disciples  les  plus  connus  de  Pierre  Guérin 
auraient  été  Claude  Bucquet,  curé  de  Saint-Pierre  de 
Roye,  et  son  frère,  Antoine  Bucquet,  prêtre  adminis- 
trateur de  l'hôtel-Dieu  de  Montdidier,  à  qui  Dieu 
avait  révélé,  prétendait-on,  une  pratique  de  foi  et 
de  vie  suréminente,  célèbre  dans  la  secte. 

DICT.    DE   THÉOL.    CATHOL. 


Ce  fut,  dit-on,  le  P.  Joseph,  l'Éminence  grise,  le 
conseiller  de  Richelieu,  qui  découvrit  ces  sectaires  en 
1634.  Le  cardinal  sévit  vigoureusement  contre  eux. 
Il  «  chargea  l'évèque  d'Amiens  de  procéder  contre 
Guérin,  Claude  Bucquet,  Antoine  Bucquet,  Made- 
leine de  Fiers, religieuse  de  l'hôtel-Dieu  de  Montdidier, 
et  contre  ceux  qui  seraient  suspectés  de  faire  partie 
de  la  secte  des  guérinets  ».  Les  accusations  portées 
contre  eux  semblent  n'avoir  pas  été  aussi  graves 
qu'on  le  crut  tout  d'abord.  En  1635,  après  un  inter- 
rogatoire dirigé  par  saint  Vincent  de  Paul,  l'atïaire  se 
termina  par  l'acquittement  des  accusés.  Cf.  A.  de 
Salinis,  S.  J.,  Madame  de  Villeneuve,  fondatrice  et  ins- 
titutrice de  la  Société  de  la  Croix,  Paris,  1918,  p.  292. 

Quelle  fut  l'importance  de  cette  secte  et  quelle  a 
été  au  juste  sa  doctrine?  On  a  de  la  peine  à  le  savoir 
avec  certitude. 

C'est  dans  les  Memorie  recondite,  t.  vm,  de  l'abbé 
Vittorio  Siri,  mort  à  Paris  en  1685,  que  se  trouvent 
des  renseignements  sur  les  guérinets.  D'après  Siri, 
cette  secte  était  assez  répandue,  et  sa  doctrine  très 
pernicieuse.  Favorable  à  Richelieu  et  au  P.  Joseph, 
Siri  aurait-il  voulu  rehausser  les  mérites  de  ces  per- 
sonnages en  exagérant  les  méfaits  de  ces  prétendus 
quiétistes? 

Les  historiens  qui  ont  parlé  des  guérinets  renvoient 
aux  Memorie  de  Siri.  Ainsi  Jean  Hermant,  curé  de 
Maltot,  dans  son  Histoire  des  hérésies,  t.  n,  Rouen, 
1712,  p.  199-204;  un  manuscrit  du  séminaire  Saint- 
Sulpice;  A.  de  Salinis,  op.  cit.,  p.  290.  Des  renseigne- 
ments semblables  sont  donnés  sur  les  guérinets  par 
d'Avrigny,  Mémoires  chronologiques,  t.  I,  p.  341  ; 
l'abbé  Ducreux,  Les  siècles  chrétiens  ou  histoire  du 
Christianisme,  t.  ix,  p.  211-212;  \eDict.  hist.  deMoréri, 
éd.  de  1759,  art.  Illuminés,  t.  vi,  p.  313;  Bergier, 
art.  Illuminés,  dans  Dict.  théol.  La  plupart  prétendent 
que  cette  secte  s'inspira  des  alumbrados  d'Espagne. 

Écoutons  tout  d'abord  ce  que  disent  des  guérinets 
ces  historiens.  Nous  signalerons  ensuite  les  réserves 
faites  par  des  auteurs  récents  sur  leurs  témoignages. 

1°  Organisation  de  la  secte.  —  Les  guérinets  «  mépri- 
saient communément  les  religieux,  les  prêtres  et  les 
docteurs  qui  n'étaient  pas  au  nombre  de  leurs  intimes. 
Ils  étaient  unis  ensemble  par  serment,  car  ils  exi- 
geaient de  ceux  qui  étaient  admis  parmi  eux  un  secret 
inviolable  et  les  obligeaient  à  jurer  fidélité.  Ils  s'as- 
semblaient, les  jours  de  fête  et  les  dimanches,  dans 
des  maisons  particulières  pour  y  expliquer  leurs 
sentiments.  Ils  accordaient  aux  filles  l'autorité  de 
prêcher  et  d'enseigner,  et  c'était  d'elles  particuliè- 
rement qu'ils  se  servaient  pour  la  propagation  de 
leur  secte.  Aussi  les  envoyaient-ils  en  différents 
endroits  pour  y  établir  des  assemblées  de  filles  dévotes. 
Ils  avaient  certains  livres  qui  leur  étaient  propres 
et  où  leurs  opinions  étaient  expliquées.  Ils  avaient 
même  un  Credo  de  pratique,  qu'ils  appelaient  leur 
Soleil. Dans  la  confession,  ils  nommaient  les  complices, 
et  le  confesseur  en  les  interrogeant  leur  faisait  des 
demandes  horribles  et  honteuses.  Ils  se  moquaient 
des  austérités  qui  sont  en  usage  dans  l'Église  et  ils 
empêchaient  d'aller  à  la  messe  et  ne  faisaient  aucun 
cas  des  jeûnes,  non  pas  même  du  carême,  parce  que, 
affaiblissant  le  corps,  ils  le  rendaient  peu  propre  à 
l'oraison,  ils  l'indisposaient  pour  l'oraison.  Enfin 
ils  prétendaient  qu'on  pouvait  mentira  des  supérieurs 
pour  éviter  les  châtiments  dont  on  était  menacé». 
Manuscrit  de  Saint-Sulpice. 

Hermant,  qui  donne  aussi  ces  mêmes  renseigne- 
ments, ajoute  que  la  secte  eut  pour  premiers  auteurs 
deux  religieux  apostats  qui  répandirent  leur  doctrine 
tout  d'abord  secrètement,  puis  publiquement  par  des 
écrits.  Plusieurs  monastères  auraient  été  conta- 
minés. Mais  leurs  noms  ne  sont  pas  indiqués. 

T.  —  XIII  —  50. 


1559 


QUIÉTISME.    LES    GUÉRINETS 


1560 


2°  Doctrine  des  guérinets.  —  Hermant  ne  rapporte 
pas  cette  doctrine;  il  se  contente  de  renvoyer  aux 
Mémoires  de  Siri.  Voici  l'exposé  de  cette  doctrine 
d'après  le  manuscrit  de  Saint-Sulpice  : 

«Entre  leurs  erreurs,  Ijs  principales  étaient  celles-ci  : 
que  Dieu  avait  révélé  à  frère  Antoine  Bucquet  une 
pratique  de  foi  et  de  Die  suréminenle  inconnue  jus- 
qu'alors et  inusitée  à  toute  la  chrétienté.  Qu'avec 
cette  méthode  on  pouvait  s'élever  en  peu  de  temps 
à  un  degré  de  perfection  et  de  gloire  égal  à  celui  où 
étaient  parvenus  les  saints  et  même  la  sainte  Vierge, 
qui  n'avait  été  douée  que  d'une  vertu  commune,  au 
lieu  qu'en  suivant  cette  pratique  on  arrivait  à  une 
union  si  sublime  que  toutes  nos  actions  étaient  déifiées. 
Que,  quand  on  est  parvenu  à  une  union  si  relevée,  il 
fallait  laisser  agir  Dieu  seul  en  nous,  sans  produire 
aucun  acte  de  notre  part.  Que  tous  les  anciens  doc- 
teurs de  l'Église  n'avaient  jamais  su  ce  que  c'était 
que  dévotion.  Que  les  saints  n'avaient  point  eu  cette 
connaissance  sublime  qui  n'était  communiquée  aux 
hommes  que  depuis  peu.  Que  saint  Pierre  était  un 
bon  homme  et  que  saint  Paul  avait  à  peine  oui  parler 
de  dévotion.  Qu'il  ne  fallait  point  s'adresser  auxprédi- 
cateurs  ai  aux  religieux,  ni  s'appuyer  sur  leurs  ins- 
tructions  parce  que  c'étaient  autant  d'aveugles  qui 
conduisaient  d'autres  aveugles  dans  le  précipice. 
Que  les  cloîtres  étaient  remplis  de  dérèglernsnts 
parce  que  l'esprit  de  la  vraie  dévotion,  qui  s'acquiert 
facilement  par  cette  pratique,  n'y  était  pas.  Que  toute 
la  chrétienté  était  dans  les  ténèbres'de  l'ignorance  de 
la  vraie  pratique  du  Credo.  Qu'il  n'y  avait  ni  prédica- 
teur, ni  religion,  ni  docteur  qui  eût  l'esprit  de  la 
véritable  dévotion.  Que,  pour  acquérir,  en  suivant 
la  méthode  qu'ils  enseignaient,  cet  esprit  de  piété  et 
de  religion,  il  était  nécessaire  de  demeurer  trois  mois 
entiers  sans  penser  à  quoi  que  ce  fût;  qu'il  fallait  vivre 
en  Dieu  par  la  foi  nue  et  cesser  d'opérer  quand  on 
voulait  le  servir  et  le  laisser  agir  en  nous,  qu'ainsi, 
demeurant  en  sa  présence  elle  suffisait  seule  pour  nous 
délivrer  de  nos  mauvaises  habitudes.  Que  la  contri- 
tion, l'humilité  ni  les  autres  vertus  n'étaient  nulle- 
ment nécessaires,  non  plus  que  les  pénitences.  Que 
sans  cela  Dieu  nous  faisait  part  de  ses  grâces.  Que  la 
crainte  de  la  divine  justice  et  de  l'enfer  mettait  les 
âmes  à  la  torture  et  les  empêchait  d'arriver  à  la 
perfection  [à  laquelle  conduisait]  infailliblement 
la  pratique  qu'ils  enseignaient.  Qu'il  n'étaitnullement 
à  propos  de  penser  au  temps  passé  ni  au  futur,  qu'on  ne 
devait  s'occuper  que  du  présent.  Que,  quand  nous 
péchions,  nous  ne  devions  point  nous  troubler,  m  lis 
dire  seulement  que  nous  faisions  ce  que  nous  pouvions. 
Que  c'était  chose  inutile  de  regarder  le  crucifix  et  les 
images  et  même  le  corps  du  Sauveur  lorsque  le  prêtre 
le  montre  à  l'autel  et  qu'on  devait  au  temps  de  l'élé- 
vation se  cacher  derrière  un  pilier.  Qu'on  pouvait 
sans  aucun  péché  mentir  à  son  confesseur  pourvu 
qu'on  mente  pour  un  bien.  Qu'on  pouvait  de  même 
user  de  duplicité  et  dissimuler  sa  créance  quand  on 
parlait  à  des  religieux  ou  à  d'autres  personnes  qui 
n'étaient  pas  animées  de  cet  esprit,  et  c'était  pour 
cela  qu'afin  de  se  reconnaître  les  uns  Les  autres  ils 
s'appelaient  entre  eux  les  intimes.  Que  l'esprit  de 
Dieu  ne  se  communiquait  point  aux  docteurs.  Qu'on 
devait  ne  désirer  ni  bien  ni  mal,  non  pas  même  la 
vertu,  mais  regarder  toutes  choses  comme  Indifférentes 
et  se  contenter  de  ce  qu'il  plaisait  à  Dieu  de  nous 
accorder,  que  saint  Antoine,  en  s'écartant  de  cette 
règle,  aurait  eu  tort  de  se  plaindre  de  ses  tribulations. 
Qu'il  fallait  faire  tout  ce  que  dictait  la  conscience 
et  qu'on  pouvait  pratiquer  dans  l'amour  de  Dieu  tout 
ce  qu'on  pratiquait  dans  l'amour  du  monde.  Que  Dieu 
n'aimait  que  lui-même.  Que  tous  les  gens  d'Église 
étaient    dans    l'erreur    lorsqu'ils    séparaient    [distin- 


guaient] l'opération  de  Dieu  de  sa  volonté.  Que 
l'on  n'avait  pas  besoin  de  mission  pour  enseignercette 
doctrine  aux  ignorants  puisqu'il  n'était  nullement 
besoin  de  demander  mission  pour  faire  les  œuvres 
de  miséricorde.  Que  cette  doctrine  serait  reçue  de 
tout  le  monde  avant  que  dix  ans  se  fussent  écoulés  et 
qu'alors  on  ne  se  mettrait  plus  en  peine  ni  de  reli- 
gieux, ni  de  prêtres,  ni  de  curés,  que  cette  règle  nou- 
velle mettait  l'homme  au-dessus  de  tout,  le  rend  lit 
content  et  le  faisait  vivre  dans  une  parfaite  liberté 
d'esprit.  » 

On  voit  la  parenté  de  ces  erreurs  avec  les  précé- 
dentes, surtout  avec  celles  des  alumbrados.  Étaient- 
elles  vraiment  enseignées  par  les  guérinets,  comme  on 
le  prétend? 

Plusieurs  auteurs  modernes  s'inscrivent  en  faux 
contre  ce  témoignage  du  «  torrent  des  historiens  » 
des  guérinets  :  l'abbé  J.  Gorblet,  Origines  royennes  de 
l'institut  des  filles  de  la  Croix,  Paris,  1869,  extrait  de 
L'art  chrétien,  oct.  1858;  A.  de  Salinis,  dans  sa  bio- 
graphie de  Mme  de  Villeneuve,  celle-là  même  qui 
conseilla  à  M.  Olier  et  à  ses  compagnons  de  fonder 
leur  premier  séminaire  à  Vaugirard  (cf.  A.  de  Salinis, 
op.  cit.,  p.  384  sq),  et  Henri  Bremond. 

A  l'origine  de  l'institut  des  filles  de  la  Croix,  Pierre 
Guérin  et  Claude  Bucquet  furent  en  relation  avec  les 
premières  jeunes  filles  qui  s'occupèrent  des  écoles  de 
Saint-Georges  de  Roye  et  qui  préludèrent  à  la  fonda- 
tion de  l'institut.  On  appela  même  ces  premières 
filles  dévotes  les  guérinetles.  Cf.  A.  de  Salinis,  op.  cit., 
p.  265-293.  On  comprend  que  les  historiens  de  Mme 
de  Villeneuve  se  soient  efforcés  d'atténujr  le  plus 
possible  les  accusations  portées  contre  les  premiers 
directeurs  des  maîtresses  d'école  qui  furent  au  berceau 
de    l'institut. 

Mais  il  y  a  de  meilleures  preuves  de  l'innocence  des 
guérinets.  Les  historiens  qui  les  ont  accusés  parlent, 
semble-t-il,  en  se  référant  à  Vittorio  Siri;  or  nous 
avons  de  bonnes  raisons  de  croire  que  ce  personnage, 
dans  le  cas  présent  comm:  dans  d'autres  semblables, 
a  voulu  mettre  en  relief  le  zèle  du  cardinal  de  Richelieu 
à  prendre  la  défense  de  la  foi.  Toujours  est-il  —  et  c'est 
la  meilleure  justification  des  guérinets  — ■  qu'après 
l'examen  de  l'affaire  par  saint  Vincent  de  Paul,  Pierre 
Guérin  et  Claude  Bucquet  furent  proclamés  innocents 
et  réintégrés  dans  leurs  fonctions.  «  S'ils  avaient  été 
coupables  de  la  centième  partie  de  ce  dont  on  les 
accusait,  dit  avec  raison  Corblet,  on  aurait  obtenu 
contre  eux  une  condamnation  judiciaire.» 

Enfin,  ce  qui  corrobore  cette  conclusion,  c'est  le 
silence  qui  se  fit  sur  les  guérinets  après  la  sentence  de 
1635.  Si  la  prétendue  secte  avait  enseigné  les  gros- 
sières erreurs  qu'on  lui  reprochait,  les  troubles  qu'elle 
aurait  produits  dans  les  esprits  se  seraient  fait  s  util 
pendant  au  moins  un  demi-siècle.  Or  rien  de  semblable 
n'est  attesté;  aussi  cet  obscur  épisode  des  illuminés 
de  Picardie  est-il  un  fait  à  peu  près  négligeable  de 
l'histoire  du  quiétisme.  Celui-ci  a  d'autres  racines  autre- 
ment profondes  et  étendues.  Les  accusations  formu- 
lées contre  Pierre  Guérin  et  ses  disciples  ne  paraissent 
pas  avoir  influé  sur  le  développement  du  quiétisme 
dans  la  deuxième   partie  du  xvne  siècle. 

Cependant,  M.  Gustave  Fagniez,  Le  P.  Joseph  et 
Richelieu,  J577-163S,  t.  n,  Paris,  1894,  p. 59,  66, n'ac- 
cepte pas  cette  manière  de  voir.  Il  a  repris  la  thèse  des 
anciens  historiens.  Selon  cel  auteur, la  secte  des  gué- 
rinets fut  importante.  Sun  influence  aurait  été  assez. 
considérable.  M.  Henri  Bremond,  Histoire  du  sentiment 
religieux,  t.  xi,  c.  iv,  Les  illuminés  de  Picardie,  le 
réfute  et  accepte  les  vues  de  l'abbé  Corblet  et  «lu 
P.  de  Salinis;  mais  il  essaie  de  tirer  des  conséquences 
inattendues  de  cette  affaire  des  guérinets.  Elle  aurait 
été  une  cabale  pseudo-quiétiste,  comme  il  y  en  eut, 


1561 


QUIÉTISME.    LE    MOLINOSISME 


1562 


dit-il,  plusieurs  au  xvne  siècle  :  «  Puisqu'ils  [les  guéri- 
nets]  sont  dénoncés  et  poursuivis  comme  quiétistes,  il 
va  de  soi  qu'on  égrènera  devant  leur  juge,  et  sans  en 
oublier  un  seul  point,  la  somme  déjà  clichée  — 
et  tout  récemment  dans  l'édit  de  Séville  —  de  toutes 
les  abominations  qu'on  veut  que  les  quiétistes  se  per- 
mettent. »  P.  109. 

L'histoire  du  quiétisme  ne  serait,  d'après  M.  Bre- 
mond,  qu'une  suite  de  manœuvres  calomniatrices 
de  ce  genre.  «  Pour  une  poignée  de  quiétistes  authen- 
tiques —  et  encore  !  —  dit-il,  l'histoire  religieuse  du 
xvne  siècle  nous  présente  des  calomniateurs  par 
centaines  de  mille  et  des  millions  de  gobeurs,  automa- 
tiquement prêts  à  croire  tout  ce  qu'on  leur  raconte 
du  prochain  et  surtout  le  pire.  »  P.  111.  On  recon- 
naîtra ici  le  ton  parfois  outrancicr  de  l'éminent 
écrivain. 

Sur  les  guérinets  voir  les  ouvrages  cités,  où  l'on  trouvera 
des  références  aux  documents  manuscrits  utilisés  se  rappor- 
tant aux  procès  de  Pierre  Guérin  et  des  autres  chefs  de  la 
secte.  —  Le  P.  Godefroy  de  Paris,  dans  les  Éludes  Francis- 
caines, 1934,  p.  541-558;  1935,  p.  340-356;  C01-G15,  défend 
la  position  de  Fagniez  contre  M.  Bremond. 

VI.  Le  molinosisme.  —  1°  Erreurs  graves  qui  l'ont 
immédiatement  précédé  en  Italie.  —  Ce  n'est  pas  dans 
la  fameuse  Guide  spirituelle  de  Molinos  qu'il  faut 
chercher  le  molinosisme.  La  doctrine  qui  s'y  trouve 
ne  diffère  guère  de  celle  de  Falconi  et  de  Malaval, 
dont  Molinos  s'était  inspiré  du  reste.  Même  ensei- 
gnement sur  la  passivité  de  l'esprit  dans  l'oraison, 
mêmes  considérations  sur  l'anéantissement  et  la  perte 
de  l'âme  en  Dieu,  enseignement  toutefois  qui  ne 
convient  qu'aux  âmes  élevées  par  Dieu  aux  états 
passifs.  Aussi  beaucoup  ne  trouvèrent-ils,  au  premier 
abord,  rien  à  reprocher  au  livre  de  Molinos,  sinon  la 
prétention  de  pousser  trop  indistinctement  les 
fidèles  aux  oraisons  passives. 

Aussi  bien  faut-il  chercher  les  erreurs  de  Molinos 
moins  dans  ses  publications  que  dans  son  enseigne- 
ment ésotérique.  Ce  faux  mystique,  né  en  Espagne 
en  1628,  alla  se  fixer  à  Rome  en  1663.  Il  déduisait 
de  la  Guide  spirituelle  des  principes  de  direction 
étranges  par  lesquelles  il  prétendait  justifier  des 
pratiques  immorales.  Ces  principes  étaient  enseignés 
dans  des  lettres  de  direction  ou  dans  des  entretiens 
privés.  Ils  furent  révélés  au  procès.  L'abbé  Bossuet 
écrira  de  Rome  à  son  oncle,  le  11  novembre  1697  : 
«  Ce  qui  donna  le  coup  à  Molinos  et  fit  découvrir  le 
venin  de  son  livre  [La  guide],  qui  jusque-là  passait 
pour  bon,  fut  sa  conduite  qu'on  découvrit  et  son  inten- 
tion dans  tout  ce  qu'il  faisait.  Bien  d'habiles  gens 
prétendent  même  qu'on  aurait  de  la  peine  à  trouver 
dans  le  livre  de  Molinos  :  De  la  guide,  des  proposi- 
tions qu'on  pût  condamner  indépendamment  de  ses 
autres  écrits,  de  ses  explications  et  de  sa  confession. 
Correspondance  de  Bossuet,  t.  vm,  p.  339.  Molinos 
fut  condamné  par  le  décret  de  l'Inquisition  du  28  août 
1687,  par  la  sentence  solennelle  de  condamnation  du 
3  septembre  et  par  la  bulle  Cielestis  Paslor  du  19  no- 
vembre de  la  même  année. 

Où  Molinos  trouva-t-il  les  erreurs  si  monstrueuses 
qu'on  l'accusa  d'avoir  enseignées  en  secret?  Peut-être 
la  connaissance  des  doctrines  quiétistes  condamnées  en 
Italie,  de  1655  à  1687,  donne-t-elle  quelques  lumières 
à  ce  sujet. 

Nous  trouvons  vers  1657  les  erreurs  des  «  pélagins  » 
en  Lombardie.  Un  laïque  milanais,  Giacopo  di  Filippo. 
avait  construit  un  oratoire  à  sainte  Pélagie  dans  la 
vallée  de  Valcamonica,  au  diocèse  de  Brescia.  Hom- 
mes et  femmes  s'y  rassemblent  pour  s'adonner  à  l'orai- 
son mentale.  L'archiprêtre  de  Bisogno,  Ricaldini, 
devint  le  chef  de  cette  confrérie  suspecte,  dont  les 
membres  furent  appelés  pélagins.  Ils  furent  dénoncés 


au  Saint-Office;  l'évêque  de  Brescia,  Ottoboni,  le 
futur  Alexandre  VIII,  fut  chargé  de  l'enquête.  La 
sentence  de  condamnation  fut  rendue  le  1er  mars 
1657.  Dudon,  Michel  Molinos,  Paris,  1921,  p.  45-46. 
Les  erreurs  des  pélagins  sont  rapportées  par  le 
cardinal  Brancate  de  Lauria,  De  oratione,  Venise.  1687, 
opusc.  il,  4  (10  propositions)  et  parla  rétractation  de 
Ricaldini  (11  propositions).  Cf.  Nicolo  Terzago, 
évêque  de  Narni,  Theolvgia  historico-mystica.  t.  i, 
Venise,  1764,  n.  5,  p.  7,  8;  de  Guibert,  op.  cit.,  n.  43S- 
440. 

Les  pélagins  semblent  s'être  inspirés  de  la  doctrine 
des  alumbrados  d'Espagne,  principalement  pour  ce 
qui  concerne  la  nécessité  de  l'oraison  et  son  efficacité. 
Sans  l'oraison  mentale,  disent-ils,  «  personne  ne  peut 
être  sauvé  »:  elle  est  «l'unique  porte  de  salut  ».  En 
méconnaître  la  nécessité,  c'est  être  «  réprouvé  et 
damné  ».  La  prière  vocale  par  rapport  à  la  mentale 
est  peu  de  chose,  «c'est  du  son  comparé  à  la  farine 
ou  de  la  paille  comparée  au  grain  ».  Ne  pas  savoir 
faire  l'oraison  mentale,  c'est  être  en  dehors  de  la  voie 
du  salut.  Aussi  faut-il  préférer  l'oraison  mentale 
à  tous  les  devoirs  d'état  et  désobéir  sans  hésiter  aux. 
supérieurs  ecclésiastiques  ou  autres  qui  voudraient 
troubler  ceux  qui  méditent.  Celui  qui  apprend  aux 
autres  à  faire  l'oraison  mentale  «n'a  pas  une  autorité 
moindre  que  le  souverain  pontife  ».  Enfin  ceux  qui 
s'adonnent  à  l'oraison  mentale  sont  impeccables,  ou 
ne  peuvent  que  très  difficilement  pécher.  Nous  allons 
voir  où  conduisirent  de  telles  erreurs. 

On  comprend  bien  que  l'Église  en  les  réprouvant 
n'entend  pas  déprécier  l'exercice  de  l'oraison  mentale 
sagement  compris,  tel  que  le  recommandent  avec  tant 
d'insistance  les  auteurs  spirituels  catholiques.  Satan, 
se  déguisant  en  ange  de  lumière,  cherchait  à  perdre 
les  âmes  par  une  conception  entièrement  erronée  de 
la  nature  de  l'oraison  mentale. 

C'est  ce  qu'écrivait  le  cardinal  Caraccioli  au  pape 
Innocent  XI,  le  30  janvier  1682  :  «  Si  j'ai  quelque 
sujet  de  me  consoler,  disait-il,  et  de  rendre  grâces  à 
Dieu,  en  apprenant  que  beaucoup  d'âmes  confiées 
à  mes  soins  s'appliquent  au  saint  exercice  de  l'orai- 
son mentale,  source  de  toute  bénédiction  céleste,  je 
ne  dois  pas  moins  m'afiligcr  d'en  voir  d'autres 
s'égarer  inconsidérément  dans  des  voies  dangereuses. 
Et  le  cardinal  signale  «l'usage  fréquent  de  l'oraison 
passive  »  chez  des  gens  qui  n'y  sont  ni  préparés  ni 
appelés  par  Dieu.  Ces  partisans  de  l'oraison  €  de  pure 
foi  et  de  quiétude  »  mal  comprise  «  rejettent  entiè- 
rement la  prière  vocale  et  même  la  confession.  » 
«  Ils  sont  dans  cette  erreur  de  croire  que  toutes  les 
pensées  qui  leur  viennent  dans  le  silence  et  dans  le 
repos  de  l'oraison  sont  autant  de  lumières  et  d'inspi- 
rations de  Dieu  et  qu'étant  la  lumière  de  Dieu  elles 
ne  sont  sujettes  à  aucune  loi.  «  Cf.  de  Guibert,  op.  cit., 
n.  112.  Je  cite  la  traduction  de  Bossuet,  Actes  de 
condamnation  des  quiétistes,  Œuvres  de  Hossuet,  t.  xxvn, 
Versailles,  1817,  p.  493  sq. 

En  octobre  1682.  un  projet  d'instruction  destine 
aux  confesseurs  fut  rédigé.  Il  ne  semble  pas  qu'il  ait 
été  publié.  L'oraison  de  contemplation  bien  comprise 
y  est  déclarée  légitime.  Personne  ne  doit  la  condam- 
ner. Les  contemplatifs,  de  leur  côté,  ne  mépriseront 
pas  ceux  qui  se  livrent  à  la  simple  méditation.  Con- 
templatifs et  méditatifs  se  garderont  bien  de  rejeter 
la  prière  vocale  «instituée  par  le  Christ».  Personne 
ne  s'avisera  de  rejeter  de  propos  délibéré,  pendant 
ses  oraisons,  la  pensée  de  l'humanité  du  Christ. 
Même  le  degré  le  plus  élevé  de  la  contemplation  ne 
dispense  pas  de  l'obéissance  aux  commandements  de 
Dieu,  ni  de  l'accomplissement  des  devoirs  d'état.  Enfin 
le  projet  signale  l'opinion  «  impie  »  selon  laquelle  les 
contemplatifs  ne  seraient  pas  obligés  de  résister  aux 


1563 


QUIÉTISME.    LE    MOLINOSISME 


1564 


tentations;  les  péchés  qu'ils  commettraient  tandis 
qu'ils  contemplent  seraient  imputables  au  seul  démon. 
Nous  trouvons  ici  des  allusions  au  molinosisme.  Cette 
instruction  est  publiée  par  P.  Dudon,  Michel Molinos, 
p.  271-273;  de  Guibert,  op.  cit.,  n.  449-452. 

Cinq  ans  après,  le  15  février  1687,  le  procès  de 
Molinos  étant  commencé,  le  cardinal  Cybo,  dans  une 
lettre  circulaire  écrite,  au  nom  du  Saint-Office,  aux 
évèques  d'Italie,  signale  l'existence  de  «  compagnies, 
confréries  ou  assemblées  »  pour  conduire  les  âmes  à 
l'oraison  «  de  quiétude  ou  de  pure  foi  et  intérieure  ». 
Les  mauvais  directeurs  qui  dirigent  ces  groupements 
«  insinuent  peu  à  peu  dans  les  esprits  simples  des 
erreurs  très  grièves  et  très  pernicieuses,  qui  enfin 
aboutissent  à  des  hérésies  manifestes  et  à  des  abomi- 
nations honteuses,  avec  la  perte  irréparable  des  âmes 
qui  se  mettent  sous  leur  conduite  parle  seul  désir  de 
servir  Dieu  ».  La  circulaire  est  suivie  de  dix-neuf  propo- 
sitions contenant  les  erreurs  principales  de  la  contem- 
plation quiétiste.  P.  Dudon,  op.  cit.,  p.  273-274,  donne 
le  texte  italien  de  la  circulaire  ;  de  Guibert,  op.  cit., 
n.  444-148;  traduction  de  Bossuct,  Œuvres,  loc.  cit. 

2°  Documents  officiels  relatifs  au  molinosisme.  — 
La  doctrine  ésotérique  de  Molinos  se  trouve  dans 
deux  documents  officiels  :  1.  La  sentence  de  condam- 
nation de  Molinos,  du  3  septembre  1687.  Elle  est 
en  italien.  Les  Analecla  juris  pontificii,  t.  vi,  1863, 
p.  1634-1649,  en  donnent  une  traduction  latine. 
Cf.  P.  Dudon,  op.  cit.,  p.  274-292.  —  2°  Les  soixante- 
huit  propositions  de  Molinos  condamnées  par  la  bulle 
Cœlestis  Pastor,  d'Innocent  XI,  en  date  du  19  no- 
vembre 1687.  Cf.  P.  Dudon,  op.  cit.,  p.  292-299; 
de  Guibert,  op.  cit.,  texte  italien  et  traduction  latine, 
n.  455-468;  traduction  française  dans  Œuvres  de 
Bossuet,  t.  xxvn,  Versailles,  1817,  p.  509-528. 

Les  soixante-huit  propositions  condamnées  par  la 
bulle  Cœlestis  Pastor  sont  le  document  le  plus  complet 
où  se  trouve  exposé  le  molinosisme.  Il  faut  donc  le 
rapporter  ici  dans  toute  son  étendue,  avant  de  faire 
la  synthèse  de  cette  hérésie. 

Le  pape  Innocent  XI  déclare  au  début  de  la  bulle  que 
Molinos  a  reconnu  comme  siennes  ces  soixante-huit 
propositions,  a  quo  [Molinos]  fuerant  [propositiones] 
pro   suis   recognitœ. 


1.  Oportet  potentias  anni- 
hilare  et  hacc  est  via  interna. 

2.  Vellc  operari  active  est 
Deum  offendere,  quia  vult 
esse  solus  agens  :  et  ideo  opus 
est  seipsum  in  Deo  totum 
totaliter  derelinquere,  et  pos- 
tea  permanere  velut  corpus 
exanime. 

3.  Vota  de  aliquo  faciendo 
sunt  perfectionis  impeditiva. 

4.  Activitas  naturalis  est 
gratins  inimica,  impeditque 
Dei  operationes  et  veram  per- 
fectionem,  quia  Deus  operari 
vult  in  nobis  sine  nobis. 

5.  Nihil  operando  anima  se 
annihilât,  et  ad  suuin  prin- 
cipium  redit  et  ad  suam  ori- 
gincm,  qua:  est  essentia  Dei, 
in  qua  transforma  ta  remanet, 
ac  divinisata,  et  tune  Deus 
in  seipso  remanet;  quia  tune 
non  sunt  amplius  dîne  res 
unitse  sed  uns  tantum  et  hac 
ratione  Deus  vivii  ci  régna! 

in   nobis,    cl    anima    scipsam 

annihilai    in  esse  operativo. 


1.  Il  faut  anéantir  les  puis- 
sances de  l'âme  :  telle  est  la 
voie  [vie  [  intérieure. 

2.  Vouloir  agir,  être  actif, 
c'est  offenser  Dieu,  qui  veut 
être  seul  agent;  et  c'est  pour- 
quoi il  faut  s'abandonner  to- 
talement sans  réserve  à  lui,  et 
demeurer  ensuite  comme  un 
corps  inanimé. 

3.  Les  voeux  de  faire  quel- 
que bonne  œuvre  sont  des 
obstacles  a  la  perfection. 

4.  L'activité  naturelle  est 
l'ennemie  de  la  grâce  et  elle 
s'oppose  aux  opérations  de 
Dieu  et  à  la  vraie  perfection 
parce  que  Dieu  veut  agir  en 
nous  sans  nous. 

5.  En  ne  faisant  rien,  l'âme 
s'annihile  et  retourne  â  son 
principe  et  â  son  origine,  qui 
est  l'essence  de  Dieu,  dans 
laquelle  elle  demeure  trans- 
formée et  divinisée.  Dieu  de- 
meure alors  en  lui-même,  car 
il  n'y  a  plus  en  ce  cas  deux 
choses  unies,  mais  une  seule 
chose,  cl  c'est  ainsi  que  Dieu 
\il  et  replie  en  nous  et  que 
l'âme  s'anéantit  elle-même 
dans  son  principe  d'activité. 


6.  Via  interna  est  illa  in 
qua  non  cognoscitur  nec  lu- 
men, nec  amor,  nec  resigna- 
tio;  et  non  oportet  Deum 
cognoscere  ;  et  hoc  modo  recte 
proceditur. 

7.  Non  débet  anima  cogi- 
tare  nec  de  prsemio,  nec  de 
punit ione,  nec  de  paradiso, 
nec  de  inferno,  nec  de  morte, 
nec  de  œternitate. 

8.  Non  débet  velle  scire  an 
gradiatur  cum  voluntate  Dei, 
an  cum  eademvoluntatercsi- 
gnata  maneat  neene;  nec 
opus  est  ut  velit  cognoscere 
suum  statum,  nec  proprium 
nihil,  sed  débet  ut  corpus 
exanime  manere. 

'.).  Non  débet  anima  remi- 
nisci  nec  sui  nec  Dei,  nec 
cujusque  rei,  et  in  via  inter- 
na omnis  reflexio  est  nociva 
etiam  reflexio  ad  suas  ac- 
tiones  humanas  et  ad  pro- 
prios  defectus. 

10.  Si  propriis  defectibus 
alios  scandalizet,  non  est 
necessarium  rellectere.  dum- 
modo  non  adsit  voluntas 
scandalizandi;  et  ad  proprios 
defectus  non  posse  reflectere 
gratia  Dei  est. 


11.  Ad  dubia  quœ  occur- 
runt,  an  recte  procedatur, 
neene,  non  opus  est  rellec- 
tere. 

12.  Qui  suum  liberum  ar- 
bitrium  Deo  donavit,  de  nul- 
la  re  débet  curam  habere,  nec 
de  inferno,  nec  de  paradiso, 
nec  débet  desiderium  ha- 
bere propriae  perfectionis,  nec 
virtutum,  nec  proprise  sancti- 
tatis,  nec  propriœ  salutis  cu- 
jus  spem  expurgare  débet. 

13.  Resignato  Deo  libero 
arbitrio,  eidem  relinquenda 
est  cogitatio  et  cura  de  omni 
re  nostra,  et  relinquere  ut 
faciat  in  nobis  sine  nobis 
suam   divinam    voluntatem. 


14.  Qui  divina-  voluntati 
resignatus  est,  non  convenit 
ut  a  Deo  rem  aliquam  petat, 
quia  petere  est  imperfectio, 
cum  sit  actus  propriae  volun- 
tatis  et  electionis,  et  est  velle 
quod  divina  voluntas  nos- 
troc  conformetur,  et  non  quod 
nostra  divina'.  El  illud  l'.van- 
gelii  :  Petite  et  aetipietil,  non 
est  dictum  a  C.hristo  pro 
animabus  internis,  quac  no- 
lunt  habere  voluntatem  :  imo 
hujusmodi  anima;  eo  perve- 
niunt  ut  non  possint  a  Deo 
rem  aliquam  petere. 


15.  Sicut   non  débet  a   Deo 

rem  aliquam  petere,  ita  nec 
illi   ob  rem  aliquam   grattas 


6.  La  voie  intérieure  est 
celle  où  on  ne  connaît  ni 
lumière,  ni  amour,  ni  rési- 
gnation; il  ne  faut  pas  même 
connaître  Dieu.  Et  c'est  ainsi 
que  tout  va  bien. 

7.  L'âme  ne  doit  penser  ni 
â  la  récompense,  ni  à  la  puni- 
tion, ni  au  paradis,  ni  à  l'en- 
fer, ni  à  la  mort,  ni  à  l'éter- 
nité. 

8.  Elle  ne  doit  pas  désirer 
savoir  si  elle  marche  comme 
Dieu  le  veut,  ni  si  elle  de- 
meure en  conformité  avec  la 
volonté  divine  ou  non.  Inu- 
tile aussi  qu'elle  veuille  con- 
naître son  état  ni  son  propre 
néant,  mais  elle  doit  rester 
comme  un  corps  sans  vie. 

'.).  L'âme  ne  doit  se  souve- 
nir ni  d'elle-même,  ni  de 
Dieu,  ni  d'aucune  chose. 
Dans  la  voie  intérieure,  toute 
réflexion  est  nuisible,  même 
celle  que  l'on  fait  sur  ses 
actions  humaines  et  sur  ses 
propres  défauts. 

10.  Si  par  ses  propres  dé- 
fauts elle  scandalise  les 
autres,  il  n'est  pas  nécessaire 
qu'elle  y  fasse  attention, 
pourvu  qu'elle  n'ait  pas  la 
volonté  de  scandaliser.  De 
ne  pouvoir  réfléchir  sur  ses 
propres  défauts  est  une  grâce 
de  Dieu. 

11.  Dans  les  doutes  qui 
surviennent  si  l'on  est  dans 
la  bonne  voie  ou  non,  il  n'est 
pas  besoin  de  réfléchir  [pour 
se  le  demander]. 

12.  Celui  qui  a  donné  son 
libre  arbitre  à  Dieu,  ne  doit 
plus  se  soucier  de  rien  ni  de 
l'enfer,  ni  du  paradis.  Il  ne 
doit  avoir  aucun  désir  de  sa 
propre  perfection,  ni  des  ver- 
tus, ni  de  sa  sanctification 
personnelle,  ni  de  son  propre 
salut,  dont  il  ne  doit  pas 
garder  l'espérance. 

13.  Après  avoir  remis  à 
Dieu  notre  libre  arbitre,  il 
faut  aussi  lui  abandonner  la 
pensée  et  le  soin  de  tout  ce 
qui  nous  concerne  et  lui 
laisser  faire  en  nous,  sans 
notre  concours,  sa  divine  vo- 
lonté. 

14.  A  celui  qui  s'est  aban- 
donné à  la  volonté  divine,  il 
ne  convient  pas  de  faire  à 
Dieu  une  demande  quel- 
conque, car  toute  demande 
est  une  imperfection  puis- 
qu'elle est  un  acte  de  propre 
volonté  et  de  propre  choix; 
demander,  c'est  vouloir  que 
la  divine  volonté  se  conforme 
â  la  nôtre,  et  non  la  nôtre  à 
elle.  Aussi  bien,  cette  parole 
de  l'Evangile  :  Demandez  et 
vous  recevrez,  n'a  pas  été  dite 
par  le  Christ  pour  les  âmes 
intérieures  qui  ne  veulent 
pas  avoir  de  volonté.  Bien 
plus,  ces  âmes  parviennent  a 
un  état  ou  elles  ne  peuvent 
plus   lien   demander  à   Dieu. 

1  "'.  I  )e  même  qu'on  ne  doit 
adresser  à  Dieu  aucune  de- 
mande,    on     ne     doit     non 


1565 


QUIÉTISME.    LE    MOLINOSISME 


15G6 


agere  debent,  quia  utrumque 
est  actus  propriae  voluntatis. 


16.  Non  convenit  indulgen- 
tias  quaerere  pro  pœna  pro- 
pres peccatis  débita  ;  quia  me- 
lius  est  divinae  justitiae  satis- 
facere,  quam  divinam  mise- 
ricordiam  quaerere;  quoniam 
illud  ex  puro  Dei  amore  pro- 
cedit,  et  istud  ab  amore  nos- 
tri  interessato,  nec  est  res 
Deo  grata,  nec  meritoria, 
quia  est  velle  crucera  fugere. 


17.  Tradito  Deo  libero  ar- 
bitrio  et  eidem  relicta  cura 
et  cogitatione  animae  nos- 
trae,  non  est  amplius  habenda 
ratio  tentationum,  nec  eis 
alia  resistentia  fieri  débet, 
nisi  negativa,  nulla  adliibita 
industria;  et  si  natura  com- 
movetur,  oportet  sinere  ut 
commoveatur,  quia  est  na- 
tura. 


18.  Qui  in  oratione  utitur 
imaginibus,  figuris,  speciebus 
et  propriis  conceptibus,  non 
adorât  Deum  in  spiritu  et 
veritate. 

19.  Qui  amat  Deum  eo  mo- 
do quo  ratio  argumenta  tur 
aut  intellectus  comprehendit, 
non  amat  verum  Deum. 

20.  Asserere  quod  in  ora- 
tione opus  est  sibi  per  discur- 
sum  auxilium  lerre,  et  per 
cogitationes,  quando  Deus 
animam  non  alloquitur,  igno- 
rantia  est;  Deus  nunquam 
loquitur,  ejus  locutio  est  ope- 
ratio  et  semper  in  anima 
operatur  quando  haec  suis 
discursibus,  cogitationibus  et 
operationibus  eum  non  im- 
pedit. 

21.  In  oratione  opus  est 
manere  in  fide  obscura  et 
universali,  cum  quiète  et 
oblivione  cujuscumque  cogi- 
tationis  particularis  ac  dis- 
tinctse  attributorum  Dei  ac 
Trinitatis,  et  sic  in  Dei  prse- 
sentia  manere  ad  illum  ado- 
randum  et  amandum,  eique 
inserviendum,  sed  absque 
productione  actuum,  quia 
Deus  in  his  sibi  non  com- 
placet. 

22.  Cognitio  haec  per  fidem 
non  est  actus  a  creatura  pro- 
ductus,  sed  est  cognitio  a 
Deo  creaturse  tradita,  quam 
creatura  se  habere  non  cog- 
noscit,  nec  postea  cognoscit 
se  illam  habuisse;  et  idem 
dicitur  de  amore. 

23.  Mystici  cum  S.  Ber- 
nardo,  in  Scala  claastralium 
[vel  auctore  Sculie  claustra- 
lis,  sub  nomine  ejusdem  Ber- 
nardi  ],  distinguunt  quatuor 
gradus:  lectionem,  méditât  io- 
nem,  orationem  et  contem- 
plationem  infusam;  qui  sem- 


plus  le  remercier  de  rien,  car 
demande  et  remerciement 
sont  des  actes  de  propre 
volonté. 

16.  Il  ne  convient  pas  de 
chercher  des  indulgences  pour 
la  peine  due  a  nos  propres 
péchés,  car  il  est  mieux  de 
satisfaire  à  la  justice  de  Dieu 
■ —  ce  que  demande  le  pur 
amour  divin  —  que  de  re- 
courir à  sa  miséricorde  —  ce 
qui  est  le  propre  de  l'amour 
intéressé  de  nous-mêmes  — 
chose  non  agréable  à  Dieu,  ni 
méritoire  pour  nous,  puisque 
c'est  vouloir  fuir  la  croix. 

17.  Le  libre  arbitre  étant 
remis  à  Dieu,  le  soin  et  l'exa- 
men de  notre  âme  lui  étant 
aussi  abandonnés,  il  n'y  a 
plus  lieu  de  s'inquiéter  des 
tentations.  On  ne  doit  pas 
leur  opposer  d'autre  résis- 
tance que  la  résistance  néga- 
tive, sans  faire  aucun  effort. 
Si  la  nature  est  troublée  par 
la  tentation,  laissez-là  se 
troubler  puisqu'elle  est  la 
nature. 

18.  Celui  qui  dans  l'oraison 
se  ».ert  d'images,  de  figures, 
d'idées  et  de  ses  propres  con- 
cepts, n'adore  pas  Dieu  en 
esprit  et  en  vérité. 

19.  Celui  qui  aime  Dieu  de 
la  manière  que  le  demande  la 
raison  ou  que  l'entendement 
le  conçoit  n'aime  pas  le  vrai 
Dieu. 

20.  Dire  que  dans  l'oraison 
il  soit  besoin  de  s'aider  de 
raisonnements  et  de  pensées 
lorsque  Dieu  ne  parle  pas  à 
l'âme,  c'est  être  dans  l'igno- 
rance. Dieu  ne  parle  jamais; 
sa  parole  est  son  action,  et  il 
agit  toujours  dans  l'âme 
lorsqu'elle  ne  l'en  empêche 
pas  par  ses  raisonnements, 
par  ses  pensées  et  par  ses 
opérations. 

21.  Dans  l'oraison,  il  faut 
demeurer  dans  la  foi  obscure 
et  universelle,  dans  le  repos 
et  dans  l'oubli  de  toute 
pensée  particulière  et  dis- 
tincte des  attributs  de  Dieu 
et  de  la  Trinité.  On  doit  res- 
ter ainsi  en  la  présence  de 
Dieu  pour  l'adorer,  l'aimer  et 
le  servir,  mais  sans  produire 
des  actes,  parce  que  Dieu  n'y 
prend  aucune  complaisance. 

22.  Cette  connaissance  par 
la  foi  n'est  pas  un  acte  pro- 
duit par  la  créature,  mais  elle 
est  une  connaissance  donnée 
par  Dieu  à  la  créature,  que 
celle-ci  ne  sait  pas  avoir  au 
moment  où  elle  l'a,  ni  ne  sait 
ensuite  avoir  eue.  Il  faut  en 
dire  autant  de  l'amour. 

23.  Les  mystiques  avec 
saint  Bernard  dans  L'Échelle 
des  cloîtres  [ou  avec  l'auteur 
de  l'échelle  claustrale,  qui  est 
sous  le  nom  du  même  saint 
Bernard  ],  distinguent  quatre 
degrés  :  la  lecture,  la  médi- 
tation,  l'oraison   et  la   con- 


per  in  primo  sistit,  nunquam 
ad  secundum  pertransit;  qui 
semper  in  secundo  persistit 
nunquam  ad  tertium  per- 
venit,  qui  est  nostra  contem- 
platio  acquisita  in  qua  per 
totam  vitam  persistendum 
est,  dummodo  Deus  animam 
non  trahat  (absque  eo,  quod 
ipsa  id  expectet),  ad  contem- 
plationem  infusam;  et  bac 
cessante  anima  regredi  débet 
ad  tertium  gradum  et  in  ipso 
permanere  absque  eo  quod 
amplius  redeat  ad  secundum 
aut  primum. 

24.  Qualescumque  cogita- 
tiones in  oratione  occurrant, 
etiam  impurse,  etiam  contra 
Deum,  sanctos,  fidem  et 
sacramenta,  si  voluntarie  non 
nutriantur,  nec  voluntarie 
expellantur,  sed  cum  indiffe- 
rentia  et  resignatione  tole- 
rentur,  non  impediunt  ora- 
tionem fidei;  imo  eam  per- 
fectiorem  efficiunt,  quia  ani- 
ma tune  magis  divinae  volun- 
tati  resignata  remanct. 


25.  Etiamsi  superveniat 
somnus  et  dormiatur,  nihilo- 
minus  fit  oratio  et  contem- 
platio  actualis,  quia  oratio 
et  resignatio,  resignatio  et 
oratio  idem  sunt;  et  dum 
resignatio  perdurât,  et  oratio 
perdurât. 


26.  Très  illse  v  iae  purgativa, 
illuminativa  et  unitiva  sunt 
absurdum  maximum,  quod 
dictumfuerit  inmystica,  cum 
non  sit  nisi  unica  via,  scilicet 
via  interna. 

27.  Qui  desiderat  et  am- 
plectitur  devotionem  sensi- 
bilem,  non  desiderat,  nec 
quaerit  Deum  sed  seipsum 
et  maie  agit,  cum  eam  desi- 
derat et  eam  habere  conatur, 
incedens  per  viam  internam, 
tam  in  locis  sacris  quam  in 
diebus  solemnibus. 

28.  Tsedium  rerum  spiri- 
tualium  bonum  est,  siquidem 
per  illud  purgatur  amor  pro- 
prius. 

29.  Dum  anima  interna 
fastidit  discursus  de  Deo  et 
virtutes  et  frigida  remanet, 
nullum  in  seipsa  sentiens 
fervorem,  bonum  signum  est. 

30.  Totum  sensibile  quod 
experimur  in  vita  spiritual! 
est  abominabile,  spurium  et 
immundum. 

31.  Nullus  meditativus  ve- 
ras  virtutes  exercet  internas, 
quae  non  debent  a  sensibus 
cognosci.  Opus  est  amittere 
virtutes. 

32.  Nec  ante  nec  post 
communionem  alia  requiritur 
prseparatio,  aut  gratiarum 
actio  (pro  istis  animabus  in- 
ternis),   quam    permanentia 


templation  infuse.  Celui  qui 
s'arrête  toujours  au  premier 
ne  monte  jamais  au  second; 
celui  qui  s'éternise  au  second 
n'atteint  jamais  le  troisième 
qui  est  notre  contemplation 
acquise  dans  laquelle  il  faut 
persister  pendant  toute  la 
vie,  à  moins  que  Dieu  n'attire 
l'âme  (sans  qu'elle  le  désire 
toutefois)  à  la  contemplation 
infuse.  Celle-ci  venant  à  ces- 
ser, l'âme  doit  redescendre  au 
troisième  degré  et  s'y  fixer  si 
bien  qu'elle  ne  retourne  plus 
ni  au  second  ni  au  premier. 

24.  Quelles  que  soient  les 
pensées  qui  surviennent  dans 
l'oraison,  même  impures,  ou 
contre  Dieu,  contre  les  saints, 
la  foi  et  les  sacrements,  si  on 
ne  les  entrelient  pas  volon- 
tairement sans  les  repousser 
cependant,  mais  qu'on  les 
tolère  avec  indifférence  et 
résignation,  ces  pensées  n'em- 
pêchent pas  l'oraison  de  foi. 
Au  contraire,  elles  la  rendent 
plus  parfaite  parce  que  l'âme 
est  alors  davantage  résignée 
a  la  volonté  divine. 

25.  Lors  même  que  le  som- 
meil surviendrait  et  que  l'on 
s'endormirait,  l'oraison  et  la 
contemplation  actuelle  n'en 
continueraient  pas  moins 
parce  qu'oraison  et  résigna- 
tion, résignation  et  oraison 
sont  une  même  chose.  L'o- 
raison dure  autant  que  la 
résignation. 

26.  La  distinction  des  trois 
voies  :  purgative,  illumina- 
tive  et  unitive  est  la  plus 
grande  absurdité  qui  ait  été 
dite  en  mystique,  car  il  n'y  a 
qu'une  seule  voie,  la  voie  in- 
térieure. 

27.  Qui  désire  la  dévotion 
sensible  et  s'y  attache  ni  ne 
désire  ni  ne  recherche  Dieu, 
mais  soi-même.  Et  il  agit 
mal  celui  qui,  marchant  dans 
la  voie  intérieure,  souhaite 
cette  dévotion  et  s'efforce  de 
l'avoir  tant  dans  les  lieux 
saints  qu'aux  fêtes  solen- 
nelles. 

28.  Le  dégoût  des  choses 
spirituelles  est  bon,  puisque 
par  lui  l'amour-propre  est 
purifié. 

29.  Lorsqu'une  âme  inté- 
rieure prend  en  dégoût  les 
entretiens  de  Dieu  et  les 
vertus,  et  qu'elle  reste  froide 
et  ne  sent  en  elle  aucune  fer- 
veur, c'est  un  bon  signe. 

30.  Tout  sensible  qui  serait 
éprouvé  dans  la  vie  spirituelle 
est  chose  abominable,  mal- 
propre et  immonde. 

31.  Celui  qui  fait  la  médi- 
tation ne  pratique  pas  les 
vraies  vertus  intérieures,  car 
elles  ne  doivent  pas  être 
connues  par  les  sens.  II  faut 
donc  bannir  les  vertus. 

32.  Ni  avant  ni  après  la 
communion,  une  autre  pré-, 
paration  ou  une  autre  action 
de  grâces  n'est  requise  (pour 
les    âmes     intérieures)     que 


1567 

in  solita  resignatione  passiva  ; 
quia  supplet  modo  perfec- 
tiori  omnes  actus  virtutum, 
qui  fieri  possent  et  liunt  in 
via  ordinaria;  et  si  hac  occa- 
sions communionis  insur- 
gunt  motus  humiliât  ion  is, 
petitionis,  nut  gratiarum  ac- 
tionis,  reprimendJ  sunt  quo- 
ties  non  dignoscatur  cos  esse 
ex  impulsu  speciali  Dei;  alias 
sunt  impulsus  naturœ  non- 
dum  rnortuœ. 


33.  Maie  agit  anima,  quae 
procedit  per  hanc  viam  inter- 
nam,  si  in  diebus  solemnibus 
vult  aliquo  conatu  particula- 
ri  excitare  in  se  devotum  ali- 
quem  sensum,  quoniam  ani- 
mae  interna;  omnes  dies  sunt 
œquales,  omnes  festivi.  Et 
idem  dicitur  de  locis  sacris, 
quia  hujusmodi  animabus 
omnia  loca  sunt  aequalia. 


34.  Verbis  et  lingua  gra- 
ttas agere  Deo  non  est  pro 
animabus  internis,  quae  in 
silentio  manere  debent,  nul- 
lum  Deo  impedimentum  op- 
ponendo,  quod  operetur  in 
illis  :  et  quo  magis  Deo  se 
resignant,  experiuntur  se  non 
posse  orationem  dominicain 
seu  Pater  nosler  recitare. 

35.  Non  convenit  animabus 
hujus  vise  internée  quod  fa- 
ciant  operationes,  etiam  vir- 
tuosas,  ex  propria  electione 
et  activitate;  alias  non  essent 
mortuœ;  nec  debent  elicere 
actus  amoris  erga  B.  Virgi- 
nem,  sanctos  et  humanitatem 
Christi,  quia  cum  ista  objecta 
sensibilia  sint,  talis  est  amor 
erga  illa. 


30.  Xulla  creatura,  nec  B. 
Virgo,  nec  sancti  sedere  de- 
bent in  nostro  corde,  quia 
solus  Deus  vult  illud  occu- 
pare  et  possidere. 

37.  In  occasione  tentatio- 
num  etiam  furiosarum,  non 
debcl  anima  elicere  actus 
explicitos  virtutum  opposi- 
tarum,  sed  débet  in  supra- 
dicto  amore  et  resignatione 
permanere. 

38.  Crux  voluntaria  morti- 
ncationum  pondus  grave  est 
et  infructuosum,  ideoque  di- 
mittenda. 

39.  Sanctiora  opéra  et 
pamitentia;  quas  peregerunt 
sancti,  non  sulfïciunt  ad  re- 
movendam  ab  anima  vel 
u  m  ii  un   adlursionem. 

40.  Beats  Virgo  nullumun- 
quiini  opus  exterius  peregit, 
et  tnmen  fuit  omnibus  sanc- 
tis  sanctior.  Igitur  perveniri 


QUIÉTISME.    LE    MOLINOSISME 


de  demeurer  habituellement 
dans  la  résignation  passive. 
Elle  supplée  en  effet  d'une 
manière  plus  parfaite  tous 
les  actes  des  vertus  qui  peu- 
vent se  faire  et  qui  se  font 
dans  la  voie  ordinaire.  Et  si, 
à  l'occasion  de  la  communion, 
des  sentiment  s  d'humiliation, 
de  demande  ou  d'action  de 
grâces  s'élèvent  dans  l'âme, 
il  faut  les  réprimer  toutes  les 
fois  qu'on  reconnaîtra  qu'ils 
ne  viennent  pas  d'une  inspi- 
ration particulière  de  Dieu; 
autrement  ce  sont  des  mou- 
vements de  la  nature  qui 
n'est  pas  encore  morte. 

33.  Elle  fait  mal  l'âme  qui 
marche  dans  cette  voie  inté- 
rieure si,  aux  jours  de  fêtes 
solennelles,  elle  veut,  par 
quelque  effort  particulier, 
exciter  en  elle  des  sentiments 
de  dévotion,  car  pour  l'âme 
intérieure  tous  les  jours  sont 
égaux,  ils  sont  tous  jours  de 
fêtes.  Il  faut  en  dire  autant 
des  lieux  sacrés;  pour  ces 
âmes  intérieures  tous  les 
lieux  se  valent. 

34.  Rendre  grâces  à  Dieu 
en  paroles  et  de  la  langue 
n'appartient  pas  aux  âmes 
intérieures;  elles  doivent  de- 
meurer en  silence,  sans  oppo- 
ser aucun  obstacle  à  l'opé- 
ration de  Dieu  en  elles.  Et 
plus  elles  s'abandonnent  à 
Dieu,  plus  elles  éprouvent  de 
l'impuissance  à  réciter  l'orai- 
son dominicale  ou  Noire  Père. 

35.  Il  ne  convient  pas  aux 
âmes  de  cette  voie  intérieure 
de  faire  des  actes,  même  ver- 
tueux, de  leur  propre  choix 
et  de  leur  propre  activité, 
autrement  elles  ne  seraient 
pas  mortes.  Elles  ne  doivent 
pas  non  plus  faire  des  actes 
d'amour  envers  la  bienheu- 
reuse Vierge,  les  saints  et 
l'humanité  du  Christ  parce 
que,  ces  objets  étant  sen- 
sibles, l'amour  qui  s'y  rap- 
porte l'est  aussi. 

36.  Aucune  créature,  ni 
la  bienheureuse  Vierge,  ni 
les  saints,  ne  doivent  tenir 
une  place  dans  notre  cœur, 
car  Dieu  seul  veut  l'occuper 
et  le  posséder. 

37.  Dans  les  tentations 
même  violentes, l'âme  ne  doit 
pas  faire  des  actes  explicites 
des  vertus  qui  leur  sont  oppo- 
sées, mais  demeurer  dans 
l'amour  et  dans  la  résigna- 
tion dont  il  a  été  parlé. 

38.  La  croix  volontaire  des 
mortifications  est  un  poids 
lourd  et  sans  fruit;  aussi 
faut-il   s'en  décharger. 

39.  Les  plus  saintes  actions 
et  les  pénitences  faites  par 
les  saints  ne  suffisent  pas 
pour  oter  de  l'âme  même  la 
moindre  ni  l:\che  désordon- 
née. 

40.  I  ,a  bienheureuse  Vierge 
Marie  n'a  jamais  fait  aucune 
œuvre  extél  ieure,  et  cepen- 
dant elle  a  été  plus  sainte  que 


potest  ad  sanctitatem  absque 
opère  exteriori. 


41.  Deus  permittit  et  vult, 
ad  nos  huniiliandos  et  ad  ve- 
ram  transi  ormationem  per- 
ducendos,  quod  in  aliquibus 
animabus  perfectis,  etiam 
non  arreptitiis,  da'mon  vio- 
lentiam  inférât  earum  cor- 
poribus,  easque  actus  car- 
uales  committere  f  aciat  etiam 
in  vigilia  et  sine  mentis 
offuscatione,  movendo  phy- 
sice  earum  manus  et  alia 
membra  contra  earum  volun- 
tatem.  Et  idem  dicitur  quoad 
alios  actus  per  se  peccami- 
nosos,  in  quo  casu  non  sunt 
peccata,  quia  in  bis  non  adest 
consensus. 

42.  Potest  dari  casus  quod 
hujusmodi  violentiae  ad  ac- 
tus carnales  contingant  eo- 
dem  tempore  ex  parte  dua- 
rum  personarum,  scilicet 
maris  et  femina?,  et  ex 
utraque  parte  sequatur  ac- 
tus. 

43.  Deus  praeteritis  saeculis 
sanctos  efficiebat  tyrannorum 
ministerio,  nunc  vero  efficit 
eos  sanctos  ministerio  daemo- 
num,  qui  causando  in  eis 
praedictas  violent  ias  facit  ut 
illi  seipsos  magis  despiciant, 
atque  annihilent  et  se  Deo 
resignent. 

44.  Job  blasphemavit,  et 
tamen  non  peccavit  labiis 
suis,  quod  fait  ex  dœmonis 
violentia. 

45.  Sanctus  Paulus  hujus- 
modi daemonis  violent  ias  in 
suo  corpore  passus  est,  unde 
scripsit  :  Non  quod  volo  bo- 
num,  hoc  ago,  sed  quod  nolo 
malum,  hoc  facio. 

46.  Hujusmodi  violentise 
sunt  médium  magis  propor- 
tionatum  ad  annihilandam 
animam  et  eam  ad  veram 
transformationem  et  unio- 
nem  perducendam,  nec  alia 
superest  via.  Et  haec  est  via 
facilior  et   tutior. 

47.  Cum  hujusmodi  vio- 
lentiae  occurrunt,  sinere  opor- 
tet  ut  Satanas  operetur, 
nullamadhibendoindustriam 
nullumque  proprium  cona- 
tum,  sed  permanere  débet 
liomo  in  suo  nihilo;  et  ctiam- 
si  sequantur  pollutiones  et 
actus  obseceni  propriis  ma- 
nilnis,  et  etiam  pejora,  non 
opus  est  se  ipsum  inquietare, 
sed  foras  emittendi  sunt 
scrupuli  et  timorés,  quia  ani- 
ma fit  magis  illuminata,  ma- 
gis roborata,  maglsque  can- 
dida  et  acquiritur  sancta 
libertas;  et  prae  omnibus  non 
opus  est  hœc  conflteri,  et 
sanctissime  fit  non  confi- 
tendo,  quia  hoc  pacto  supe- 
ratur  dacmon  et  acquiritur 
thésaurus  pacis. 

48.  Satanas,  qui  hujus- 
modi violentias  causât,  sua- 


1568 

tous  les  saints.  Donc  on  peut 
parvenir  à  la  sainteté  sans 
accomplir  d'oeuvres  exté- 
rieures. 

Il .  Dieu  permet  et  veut, 
pour  nous  humilier  et  nous 
conduire  à  la  vraie  transfor- 
mation, qu'à  certaines  âmes 
parfaites,  même  non  possé- 
dées, le  démon  violente  leurs 
corps  et  leur  fasse  commettre 
des  actes  charnels,  même  à 
l'état  de  veille  et  sans  aucun 
trouble  de  conscience,  en 
remuant  physiquement  leurs 
mains  et  d'autres  membres 
du  corps  contre  leur  volonté. 
Il  faut  en  dire  autant  d'au- 
tres actions,  coupables  en 
elles-mêmes,  et  qui  ne  sont 
pas,  dans  ce  cas,  des  péchés 
parce  que  la  volonté  n'y 
consent  pas. 

42.  Il  peut  se  produire  des 
cas  où  ces  violences  aux  actes 
charnels  arrivent  en  même 
temps,  entre  deux  personnes 
de  sexe  différent  et  les  pous- 
sent à  l'accomplissement  de 
l'acte  charnel. 

43.  Dieu,  aux  siècles  pas- 
sés, faisait  les  saints  par  le 
ministère  des  tyrans;  main- 
tenant il  les  fait  par  celui  des 
démons.  Ceux-ci,  étant  la 
cause  des  violences  susdites, 
portent  les  saints  à  un  plus 
grand  mépris  d'eux-mêmes, 
à  l'anéantissement  et  à  un 
complet  abandon  à  Dieu. 

44.  Job  a  blasphémé  et 
cependant  il  n'a  pas  péché 
par  ses  lèvres,  parce  que  c'é- 
tait une  violence  du  démon. 

45.  Saint  Paul  a  souffert 
dans  son  corps  ces  violences 
du  démon.  Aussi  a-t-il  écrit  : 
Je  ne  fais  point  le  bien  que  je 
veux,  mais  je  fais  le  mal  que 
je  hais. 

46.  Ces  violences  sont  un 
moyen  plus  apte  à  annihiler 
l'âme  et  à  la  conduire  à  la 
véritable  transformation  et 
union.  Il  n'y  a  pas  d'autre 
voie  pour  y  parvenir;  celle-ci 
est  la  plus  facile  et  la  plus 
sûre. 

47.  Lorsque  ces  violences 
surviennent,  il  faut  laisser 
faire  Satan  sans  y  opposer 
aucun  moyen  de  résistance 
ni  aucun  effort;  on  restera 
dans  son  néant.  Et  s'il  s'en- 
suit des  pollutions  et  autres 
actes  obscènes  produits  avec 
le?  mains  et  pis  encore,  il  n'y 
a  pas  lieu  de  s'inquiéter,  mais 
il  faut  chasser  tout  scrupule 
et  toute  crainte,  car  l'âme  en 
est  plus  éclairée,  plus  forti- 
fiée et  plus  pure;  elle  acquiert 
la  suinte  liberté.  Surtout,  il 
n'est  pas  besoin  de  confesser 
ces  choses;  on  agit  très  sain- 
temen  t  en  ne  les  accusant  pas , 
car  c'est  par  ce  moyen  que 
l'on  triomphe  du  démon  et 
que  l'on  acquiert  un  trésor 
de  paix. 

48.  Satan,  l'auteur  de  ces 
\  iolences,  persuade  ensuite  à 


1569 


QUIETISME.    LE    MOLINOSISME 


1570 


det  deinde  gravia  esse  delic- 
ta,  ut  anima  se  inquietct , 
ne  in  via  interna  ulterius  pro- 
gredJatur;  unde  ad  ejus  vires 
enervandas  melius  est  ea  non 
confiteri,  quia  non  sunt  pec- 
cata,  nec  ctiam  venialia. 


49.  Job  ex  violentia  daemo- 
nis  se  propriis  manibus  pol- 
luebat,  eodem  tempore  quo 
mundas  habebat  ad  Deum 
preces  :  sic  interpretando  lo- 
cum  ex  capite  xvi  Job. 


50.  David,  Jeremias  et 
multi  ex  sanctis  prophetis 
hujusmodi  violentias  patie- 
bantur  harum  irapurarum 
operationum  externarum. 

51.  In  sacra  Scriptura  mul- 
ta  sunt  exempla  violentia- 
rum  ad  actus  externos  pecca- 
minosos;  uli  illud  de  Sam- 
sone  qui  per  violentiam  se 
ipsum  occidit  cum  Philis- 
taeis,  conjugium  iniit  cum 
alienigena  et  cum  Dalila 
meretrice  fornicatus  est,  quœ 
alias  erant  prohibita  et  pec- 
cata  fuissent;  de  Judith  qua' 
Holoferni  mentita  fuit;  de 
Elisaeo  qui  pueris  maledixit  ; 
de  Elia  qui  combussit  duos 
duces  cum  turmis  régis 
Achat).  An  vero  fuerit  vio- 
lentia a  Deo  immédiate  pe- 
racta,  vel  daîmonum  minis- 
terio,  ut  in  aliis  animabus 
contingit,  in  dubio  relinqui- 
tur. 


52.  Cum  hujusmodi  violen- 
tise,  etiam  impure,  absque 
mentis  offuscntione  accidunt, 
tune  anima  Deo  potest  uniri 
et  de  facto  semper  magis 
unitur. 

53.  Ad  cognoscendum  in 
praxi  an  aliqua  operatio  in 
aliis  personis  fuerit  violenta, 
régula,  quam  de  hoc  habeo, 
nedum  sunt  protestationes 
animarum  illarum  qua;  pro- 
testantur  se  dictis  violentiis 
non  consensisse  aut  jurare 
non  posse  quod  iis  consen- 
serint,  et  videre  quod  sint 
anima3,  quae  proficiunt  in  via 
interna;  sed  regulam  su- 
merem  a  lumine  quodam  ac- 
tuali,  cognitione  humana  ac 
theologica  superiori,  quod  me 
certo  cognoscere  facit,  cum 
interna  securitate,  quod  talis 
operatio  est  violenta,  et  cer- 
tus  sum  quod  hoc  lumen  a 
Deo  procedit,  quia  ad  me 
pervenit  conjunctum  cum 
certitudine,  quod  a  Deo  pro- 
veniat,  et  mihi  nec  umbram 
dubii  relinquit  in  contra- 
rium;  eo  modo,  quo  inter- 
dum  contigit  quod  Deus 
aliquidrevelando  eodem  tem- 
pore animam  certam  reddit 
quod  ipse  sit  qui  révélât  et 


l'âme  que  ce  sont  de  graves 
péchés  afin  de  l'inquiéter  et 
de  l'empêcher  d'avancer  da- 
vantage dans  la  voie  inté- 
rieure. C'est  pourquoi,  pour 
rendre  ses  efforts  inutiles,  il 
est  préférable  de  ne  pas  con- 
fesser cela,  car  il  n'y  a  là 
aucun  péché,  pas  même  vé- 
niel. 

49.  Job,  par  la  violence  du 
démon,  se  souillait  de  ses 
propres  mains  au  moment 
même  où  il  adressait  à  Dieu 
des  prières  pures,  comme  on 
peut  interpréter  ce  passage 
(v.  18)  du  c.  xvi  de  son 
livre. 

50.  David,  Jérémie  et 
beaucoup  d'autres  saints  pro- 
phètes souffraient  ces  sortes 
de  violences  dans  de  sem- 
blables actions  extérieures 
impures. 

51 .  Dans  la  sainte  Écriture 
il  y  a  beaucoup  d'exemples 
de  violences  portant  aux 
actes  extérieurs  de  péché,  ce- 
lui de  Samson  qui  par  cette 
violence  se  tua  avec  les  Phi- 
listins, épousa  une  femme 
étrangère,  pécha  avec  la  cour- 
tisane Dalila,  choses  qui, 
en  d'autres  circonstances, 
auraient  été  défendues  et 
mauvaises;  celui  de  Judith 
qui  mentit  à  Holopherne; 
celui  d'Elisée  qui  maudit  les 
enfants  fà  Béthel];  celui 
d'Élie  qui  fit  descendre  le  feu 
du  ciel  sur  deux  chefs  du  roi 
Achab  et  sur  leurs  soldats. 
Cette  violence  fut-elle  exer- 
cée immédiatement  par  Dieu 
ou  par  le  ministère  des  dé- 
mons, comme  cela  arrive  aux 
autres?  La  réponse  reste 
douteuse. 

52.  Lorsque  ces  violences, 
même  impures,  arrivent  sans 
troubler  la  conscience,  l'âme 
peut  alors  s'unir  à  Dieu  et 
de  fait  elle  lui  est  toujours 
plus  unie. 

53.  Pour  savoir,  en  pra- 
tique, si  une  action  qui  se 
produit  dans  les  autres  pro- 
vient de  cette  violence,  la 
règle,  que  je  suis,  n'est  pas 
tirée  uniquement  des  pro- 
testations que  ces  âmes  font 
de  n'avoir  pas  consenti  à  ces 
violences,  ni  du  fait  qu'elles 
ne  pourraient  pas  jurer  y 
avoir  consenti,  ni  même  des 
progrès  de  ces  âmes  dans  la 
voie  intérieure.  Je  prendrais 
plutôt  ma  règle  d'une  certaine 
lumière  actuelle,  supérieure 
à  la  connaissance  humaine  et 
théologique,  qui  me  fait  con- 
naître avec  certitude  par  une 
conviction  intérieure  que 
telle  action  vient  de  la  vio- 
lence. Je  suis  certain  que 
cette  lumière  vient  de  Dieu, 
parce  qu'elle  est  jointe  à  la 
conviction  qu'elle  est  d'ori- 
gine divine,  et  qu'elle  ne 
laisse  en  moi  pas  même 
l'ombre  d'un  doute  du  con- 
traire. C'est  de  la  même  ma- 
nière que  ce  qui  arrive  par- 


anima    in    contrarium    non 
potest  dubitare. 


54.  Spirituales  vita?  ordi- 
nariae  in  hora  mortis  se  delu- 
sos  invenient  et  confusos  et 
cum  omnibus  passionibus  in 
alio  mundo  purgandis. 


55.  Per  hanc  viam  inter- 
nam  pervenitur,  etsi  multa 
cum  sufferentia,  ad  purgan- 
das  et  extinguendas  omnes 
passiones;  ita  quod  nihil 
amplius  sentitur,  nihil,  nihil; 
nec  ulla  sentitur  inquietudo, 
sicut  corpus  mortuum,  nec 
anima  se  amplius  commoveri 
sinit. 

56.  Duae  leges  et  duae  cupi- 
ditates,  animae  una  et  amoris 
proprii  altéra,  tamdiu  per- 
durant, quamdiu  perdurât 
amor  proprius;  unde  quando 
hic  purgatus  est  et  mortuus, 
uti  iit  per  viam  internam, 
non  adsunt  amplius  illse  dua? 
leges  et  duae  cupiditates,  nec 
ulterius  lapsus  aliquis  incur- 
ritur,  nec  aliquid  sentitur 
amplius,  ne  quidem  veniale 
peccatum. 

57.  Per  contemplationem 
acquisitam  pervenitur  ad 
statum  non  faciendi  amplius 
peccata  nec  mortalia  nec 
venialia. 

58.  Ad  hujusmodi  statum 
pervenitur,  non  rellectendo 
amplius  ad  proprias  opera- 
tiones,  quia  defectus  ex 
reflexione  oriuntur. 

59.  Via  interna  sejuncta 
est  a  confessione,  a  confessa- 
riis  et  a  casibus  conscientiae, 
a  theologia  et  philosophia. 

60.  Animabus  provectis, 
qua?  rellexionibus  mori  inci- 
piunt  et  eo  etiam  perveniunt 
ut  sint  mortua1,  Deus  con- 
fessionem  aliquando  etlicit 
impossibilem  et  supplet  ipse, 
tanta  gratia  praeservante, 
quantum  in  sacramento  reci- 
perent;  et  ideo  hujusmodi 
animabus  non  est  bonum  in 
tali  casu  ad  sacramentum 
raenitentiae  accedere,  quia  id 
est  illis  impossibile. 

61.  Anima,  cum  ad  mortem 
mysticam  pervenit,  non  po- 
test amplius  aliud  velle, 
quam  quod  Deus  vult,  quia 
non  habet  amplius  volunta- 
tem,  et  Deus  illi  eam  abstu- 
lit. 

62.  Per  viam  internam 
pervenitur  ad  continuum 
statum  in  pace  imperturba- 
bili. 

63.  Per  viam  internam 
pervenitur  etiam  ad  mortem 
sensuum  ;  quinimo  signum 
quod  quis  in  statu  nihilitatis 
maneat,  id  est  mortis  mysli- 
cae,   est  si  sensus  exteriores 


fois  lorsque  Dieu  fait  une 
révélation  à  une  âme  et  qu'il 
la  convainc  en  même  temps 
que  c'est  bien  lui  qui  révèle, 
de  sorte  que  le  doute  ne  lui 
est  pas  possible. 

54.  Les  spirituels  qui  mar- 
chent dans  la  voie  commune, 
à  l'heure  de  la  mort  se  ver- 
ront joués  et  confondus;  ils 
auront  à  se  purifier  de  toutes 
les  passions  dans  l'autre 
monde. 

55.  Par  cette  voie  inté- 
rieure, on  parvient,  quoique 
avec  beaucoup  de  peine,  à 
purifier  et  à  éteindre  toutes 
les  passions,  au  point  qu'on 
ne  sente  plus  rien,  oui  rien, 
rien,  aucune  révolte,  comme 
si  le  corps  était  mort;  l'âme 
ne  se  laisse  plus  troubler. 

56.  Les  deux  lois,  les  deux 
convoitises,  l'une  de  l'âme 
et  l'autre  de  l'amour-propre, 
durent  autant  que  règne 
l'amour-propre.  Aussi,  lors- 
qu'il est  épuré  et  mort, 
comme  il  arrive  dans  la  voie 
intérieure,  il  n'y  a  plus  alors 
les  deux  lois  ni  les  deux 
convoitises;  on  ne  fait  plus 
aucune  chute,  on  ne  sent 
aucune  révolte,  on  ne  com- 
met même  pas  un  péché 
véniel. 

57.  Par  cette  contempla- 
tion acquise,  on  parvient  à  un 
état  où  l'on  ne  fait  plus  aucun 
péché  ni  mortel  ni  véniel. 

58.  On  arrive  à  cet  état  en 
ne  réfléchissant  plus  sur  ses 
propres  actions,  car  les  fautes 
naissent  de  la   réflexion. 

59.  La  voie  intérieure  est 
indépendante  de  la  confes- 
sion, des  confesseurs  et  même 
des  cas  de  conscience,  de  la 
théologie  et  de  la  philosophie. 

60.  Aux  âmes  avancées, 
qui  commencent  à  mourir 
aux  réllexions  et  qui  sont 
arrivées  à  être  mortes,  Dieu 
rend  quelquefois  la  confes- 
sion impossible.  Aussi  y 
supplée-t-il  par  une  grâce  qui 
les  préserve  et  qui  est  égale 
à  celle  qu'elles  recevraient  du 
sacrement.  C'est  pourquoi  il 
n'est  pas  bon  à  ces  âmes  de 
s'approcher,  dans  ce  cas,  du 
sacrement  de  pénitence,  car 
cela  leur  est  impossible. 

61.  L'âme  qui  parvient  à  la 
mort  mystique  ne  peut  plus 
vouloir  autre  chose  que  ce 
que  Dieu  veut,  car  elle  n'a 
plus  de  volonté.  Dieu  la  lui  a 
ôtée. 

62.  Par  la  voie  intérieure, 
on  parvient  a  un  état  conti- 
nu de  paix  imperturbable. 

63.  Par  la  voie  intérieure 
on  arrive  aussi  à  la  mort  des 
sens.  Bien  plus,  le  signe  que 
l'on  est  dans  l'état  d'anéan- 
tissement, c'est-à-dire  de  mort 
mystique,  c'est  que  les  sens 


1571 


QUIÉTISME.    LE    MOLTNOSISME 


1572 


non  repra-sentent  amplius 
res  sensibiles,  unde  sint  ac 
si  non  essent;  quia  non  per- 
veniunt  ad  faciendum  quod 
intellectus  ad  cas  se  applicet. 

64.  Theologus  minorem 
dispositionem  habet  quam 
homo  rudis  ad  statum  con- 
templativi.  Primo  quia  non 
habet  fidem  adeo  puram; 
secundo  quia  non  est  adeo 
humilis;  tertio  quia  non  adeo 
curât  propriam  salutem  ; 
quarto  quia  caput  refertum 
habet  phantasmatibus,  spe- 
ciebus,  opinionibus  et  specu- 
lationibus,  et  non  potest  in 
illo  ingredi  verum  lumen. 


65.  Pnepositis  obediendum 
est  in  exteriori,  et  latitudo 
voti  obedientise  religiosorum 
tantummodo  ad  exterius 
perlingit.  In  interiori  vero 
aliter  res  se  habet,  ubi  solus 
Deus  et  director  intrant. 

66.  Risu  digna  est  nova 
quœdam  doctrina,  in  Eccle- 
sia  Dei,  quod  anima  quoad 
internum  gubernari  debeat 
ab  episcopo  et  quod  si  epis- 
copus  non  sit  capax,  anima 
ipsum  cum  suo  directore 
adeat.  Novam  dico  doctri- 
nam,  quia  nec  S.  Scriptura, 
nec  concilia,  nec  canones, 
nec  bullae,  nec  sancti,  nec 
auctores  eam  unquam  tradi- 
derunt,  nec  tradere  possunt 
quia  Ecclesia  non  judicat  de 
occultis  et  anima  jus  habet 
et  facultatem  eligendi  quem- 
cumque  sibi  bene  visum. 


67.  Dicere  quod  internum 
manifestandum  est  exteriori 
tribunali  pnepositorum,  et 
quod  peccatum  sit  id  non 
facere,  est  manifesta  decep- 
tio  :  quia  Ecclesia  non  judi- 
cat de  occultis,  et  propriis 
animabus  prsejudicant  his 
deceptionibus  et  simulatio- 
nibus. 

68.  In  mundo  non  est 
facilitas  nec  jurisdictio  ad 
pra-cipiendum  ut  manifes- 
tentur  epistolse  directoris 
quoad  internum  animas  et 
ideo  opus  est  animndvertere 
quod  hoc  est  insultus  Sata- 
nse. 

Quas  quidem  propositiones 
tanquam  hsereticas,  suspec- 
tas et  en'oneas,  scandalosas, 
lilasphemas,  piarum  aurium 
otfensivas,  temerarias,  chris- 
tiana;  disciplina;  relaxativas 
et  eversivas  et  seditiosas  res- 
pective, ac  qtuecumque  super 
iis  verbo,  scripto,  vel  typis 
emissa,  pariter  cum  voto 
corumdem  fratrum  noslro- 
rum  S.R.E.  cardinalium  et 
iuquisitorum  generalium 

damna  vimus,    circumscripsi- 
mus  el  abolcvimus... 


extérieurs  ne  nous  repré- 
sentent pas  plus  les  choses 
sensibles  que  si  elles  n'exis- 
taient pas  du  tout,  car  ils 
sont  dans  l'impuissance  d'y 
appliquer  l'entendement. 

64.  Un  théologien  a  moins 
d'aptitude  à  l'état  de  contem- 
platif qu'un  homme  igno- 
rant. Premièrement  parce 
qu'il  n'a  pas  une  foi  si  pure; 
secondement  parce  qu'il  n'est 
pas  si  humble;  troisièmement 
parce  qu'il  n'a  pas  tant  de 
soin  de  son  propre  salut; 
quatrièmement  parce  qu'il  a 
la  tète  farcie  de  vaines  ima- 
ginations, d'espèces  intelli- 
gibles, d'opinions  et  de  théo- 
ries, au  point  que  la  vraie 
lumière  ne  peut  y  entrer. 

65.  Il  faut  obéir  aux  supé- 
rieurs dans  les  choses  exté- 
rieures, et  le  voeu  d'obéis- 
sance des  religieux  ne  s'étend 
qu'aux  choses  extérieures. 
Mais  pour  l'intérieur  il  en  est 
tout  autrement;  là  Dieu  seul 
et  le  directeur  y  entrent. 

66.  Elle  est  digne  de  risée, 
cette  doctrine  nouvelle  dans 
l'Église,  a  savoir  que  l'âme 
doive  être,  pour  ce  qui  con- 
cerne son  intérieur,  gouvernée 
par  l'évèque  et  que,  si  l'é- 
vèque  en  est  incapable,  elle 
doive  se  présenter  à  lui  avec 
son  directeur.  Doctrine  nou- 
velle, dis-je,  car  ni  l'Écriture, 
ni  les  conciles,  ni  les  saints  ca- 
nons, ni  les  bulles  des  papes, 
ni  les  saints,  ni  les  auteurs 
ne  l'ont  jamais  enseignée. 
Et  ils  ne  le  peuvent  pas,  puis- 
que l'Église  ne  juge  point  des 
choses  cachées  et  que  l'âme  a 
le  droit  et  la  faculté  de  choisir 
pour  guide  qui  bon  lui  semble. 

67.  Dire  qu'il  faille  décou- 
vrir l'intérieur  de  la  cons- 
cience au  tribunal  extérieur 
des  supérieurs,  et  que  ne  pas 
lef  aire  soit  un  péché,  c'est  une 
tromperie  manifeste,  parce 
que  l'Église  ne  juge  point  des 
choses  cachées  et  que  l'on  nuit 
beaucoup  aux  âmes  par  ces 
duperies  et  ces  hypocrisies. 

68.  Il  n'y  a  au  monde  ni 
autorité  ni  juridiction  qui  ait 
le  droit  d'ordonner  que  les 
lettres  du  directeur,  traitant 
de  l'intérieur  de  l'âme,  soient 
communiquées;  aussi  est-il 
a  propos  d'avertir  que,  ce 
faisant,  on  commet  un  ou- 
trage satanique. 

Ces  propositions,  de  l'avis 
de  nos  susdits  frères  les  car- 
dinaux de  la  sainte  Église  ro- 
maineet  les  inquisiteurs  géné- 
raux, nous  les  avons  condam- 
nées, notées  et  proscrites  res- 
pectivement comme  héréti- 
ques, suspectes,  erronées, 
scandaleuses,  blasphéma- 
toires, offensives  des  pieuses 
oreilles,  téméraires,  énervant 
et  détruisant  la  discipline 
chrétienne,  et  séditieuses,  et 
pareillement  tout  ce  qui  a  été 
émis  a  leur  sujet  de  vive  voix 
ou  par  écrit  ou  imprimé... 


On  est  écœuré  en  lisant  ces  propositions,  qui  sont  le 
complet  renversement  de  la  doctrine  traditionnelle 
concernant  la  vie  spirituelle  et  même  la  morale 
chrétienne.  Sans  doute  quelques-unes  de  ces  pro- 
positions pourraient  être  interprétées  dans  un  sens 
acceptable,  mais,  quand  on  connaît  les  principes 
détestables  auxquels  elles  se  rattachent,  on  est  con- 
traint d'y  voir  le  venin  de  l'erreur.  Même  lorsqu'il 
emploie  le  langage  ordinaire  de  la  spiritualité  catho- 
lique, Molinos  donne  à  celui-ci  un  sens  faux  ou  tout 
au  moins  dangereux. 

Remarquons  aussi  que  toutes  les  erreurs  ou  témé- 
rités émises  par  les  préquiétistes  et  autres  auteurs 
plus  ou  moins  sujets  à  caution  se  retrouvent  dans  le 
molinosisme.  Molinos  semble  avoir  lu  tout  ce  qui  a 
été  écrit  sur  le  quiétisme,  depuis  les  béghards  jusqu'à 
lui;  aussi  peut-il  être  considéré  comme  la  personnifi- 
cation de  l'hérésie  quiétiste.  Voici  une  synthèse  de  sa 
doctrine. 

3°  Synthèse  du  molinosisme.  —  Le  système  moli- 
nosiste  est  fondé  sur  une  conception  radicalement 
quiétiste  de  l'oraison.  Celle-ci  n'unit  pas  simplement 
l'âme  à  Dieu,  mais  elle  l'identifie  avec  lui,  au  point 
de  lui  faire  perdre  toute  activité,  toute  personnalité 
et  donc  toute  responsabilité. 

Molinos  donne  différents  noms  à  l'oraison  telle 
qu'il  la  conçoit  :  «  Tu  as  été  accusé  auprès  du  suprême 
tribunal  de  l'Inquisition,  lisons-nous  dans  la  sentence 
de  condamnation,  du  3  septembre  1687,  d'avoir 
enseigné  une  nouvelle  espèce  d'oraison,  inconnue 
jusqu'ici.  Tu  l'appelles  contemplation  acquise,  oisiveté 
sainte,  repos,  voie  intérieure,  état  passif,  total 
abandon  à  la  volonté  divine,  parfaite  indifférence... 
Tu  as  aussi  avoué  complètement  que  tu  dirigeais  un 
certain  nombre  d'âmes...  dans  la  voie  de  l'esprit..., 
de  la  pure  foi...  de  l'union  intérieure  avec  Dieu,  du 
pur  esprit,  de  la  transformation,  de  l'annihilation, 
de  l'oubli  complet  de  soi  en  Dieu,  dans  la  voie  de 
mort  mystique...  d'incompréhensibilité  et  d'état 
divin...  ».  P.  Dudon,  op.  cit.,  p.  276,  281. 

De  tous  ces  noms  celui  que  Molinos  emploie  le  plus 
souvent  est  voie  intérieure.  Cette  voie  intérieure 
consiste  dans  un  état  de  complète  annihilation  des 
facultés  de  l'âme.  Celles-ci  doivent  être  non  seulement 
inactives,  mais  inertes.  Car  «  vouloir  être  actif,  agir, 
c'est  offenser  Dieu  puisque  seul  il  veut  agir  en  nous  »; 
il  faut  que  nous  soyons  «  comme  un  corps  inanimé  ». 
L'activité  naturelle  «  est  l'ennemie  de  la  grâce  divine.» 
Prop.  1-4.  Dans  cet  état  de  mort  mystique,  l'âme 
ne  peut  plus  vouloir  que  ce  que  Dieu  veut;  sa  propre 
volonté  lui  a  été  enlevée.  Par  cette  destruction  de  son 
activité,  «  l'âme  retourne  à  son  principe  et  à  son  ori- 
gine qui  est  l'essence  divine,  dans  laquelle  elle  demeure 
transformée  et  déifiée  :  alors  aussi  Dieu  demeure  en 
lui-même,  puisque  ce  n'est  plus  deux  choses  unies, 
mais  une  seule  chose,  et  c'est  ainsi  que  Dieu  vit  et 
règne  en  nous,  et  que  l'âme  s'anéantit  même  dans  sa 
puissance  d'agir  ».  Prop.  5.  «  Une  âme  arrivée  à  la 
mort  mystique  ne  peut  plus  vouloir  autre  chose  que 
ce  que  Dieu  veut  parce  qu'elle  n'a  plus  de  volonté  et 
que  Dieu  la  lui  a  ôtée.  >  Prop.  61.  Elle  est  alors  in- 
sensible à  ses  passions  et  incapable  de  pécher  même 
véniellement.  Prop.  .->r>-.r>7.  Le  molinosisme,  comme 
presque  toute  fausse  mystique,  tombe  dans  le  pan- 
théisme et  aboutit  â  l'irresponsabilité  morale.  On 
voit  la  parenté  des  erreurs  de  Molinos  avec  celles  des 
béghards  et  des  alumbrados. 

Cette  annihilation  panthéiste  de  l'âme  a  pour 
conséquence  l'abandon  de  la  prière,  surtout  de  la 
prière  de  demande,  celle-ci  étant  un  «  acte  de  la 
volonté  propre  ».  Dans  toute  oraison,  quelle  qu'elle 
soit ,  l'âme  doil  s'abstenir  de  tout  effort.  Elle  se  tiendra 
en  présence  de  Dieu  i  sans  produire  aucun  acte  parce 


1573 


QUIÉTISME.    Mme   GUYON 


que  Dieu  n'y  prend  pas  plaisir  ».  Prop.  14,  15,  18-21. 

L'indifférence  la  plus  absolue  au  sujet  du  salut  sera 
encore  une  conséquence  de  cet  anéantissement  de 
l'âme.  Pour  ne  pas  troubler  son  absolue  quiétude, 
l'âme  ne  pensera  ni  au  ciel,  ni  à  l'enfer,  ni  à  son 
éternité  1  Elle  ne  s'inquiétera  pas  de  ses  défauts,  elle 
ne  s'examinera  pas.  Les  diverses  dévotions  qui  ont 
pour  objet  l'humanité  du  Christ,  la  vierge  Marie  ou 
les  saints  seront  rejetées.  Prop.  7-13,  34-30. 

Mais  la  partie  la  plus  lamentable  du  molinosisme 
concerne  les  tentations;  c'est  elle  qui  caractérise 
l'hérésie  de  Molinos,  qui  la  personnifie,  on  peut  dire. 
L'inactivité  de  l'âme  exige,  selon  Molinos,  que,  dans 
les  tentations  même  les  plus  violentes,  elle  ne  fasse  pas 
des  actes  explicites  des  vertus  opposées  au  mal.  La 
résistance  sera  purement  négative.  Prop.  17,  37. 
Et  même  il  n'y  aura  aucune  résistance  lorsque  le 
démon  tente  les  personnes  arrivées  à  la  voie  intérieure 
et  qu'il  les  violente  :  «  Dieu  permet  et  veut,  dit-il, 
pour  nous  humilier  et  pour  nous  conduire  à  la  parfaite 
transformation,  que  le  démon  fasse  violence  dans 
le  corps  à  certaines  âmes  parfaites,  qui  ne  sont  point 
possédées,  jusqu'à  leur  faire  commettre  des  actes  char- 
nels, même  à  l'état  de  veille  et  sans  aucun  trouble 
de  l'esprit,  en  leur  remuant  réellement  leurs  mains 
et  d'autres  parties  du  corps,  contre  leur  volonté;  ce 
qu'il  faut  entendre  d'autres  actions  mauvaises  par 
elles-mêmes,  qui  ne  sont  point  péché  en  cette  ren- 
contre, parce  qu'il  n'y  a  point  de  consentement.  11 
peut  arriver  que  ces  violences  à  commettre  des  actes 
charnels  arrivent  en  même  temps  entre  deux  per- 
sonnes de  sexe  différent  et  les  poussent  à  l'accomplis- 
sement de  l'acte  mauvais.  »  Prop.  41,  42;  cf  Sentence, 
P.  Dudon,  op.  cit.,  p.  275-276.  Les  béghards  et  les  alum- 
brados  déclaraient  que  l'âme  arrivée  à  la  suprême 
perfection  ne  peut  plus  pécher,  quelques  libertés 
qu'elle  se  permette.  Par  sa  singulière  théorie  des 
violences  diaboliques,  Molinos  arrive  à  la  même  con- 
clusion immorale. 

Un  système  général  de  vie  spirituelle,  fondé  sur 
la  totale  inertie  de  l'âme  arrivée  à  la  «  voie  intérieure  », 
était  enseigné  par  Molinos.  La  mort  mystique  en 
Dieu  est  incompatible  avec  les  exercices  de  piété 
traditionnels  :  plus  de  lecture  spirituelle,  ni  de  visite 
au  Saint  Sacrement.  On  délaissera  la  prière  pour  les 
vivants  et  pour  les  morts.  La  permanence  de  l'âme 
intérieure  dans  l'état  passif  supplée  excellemment 
tous  les  actes  de  vertu.  Elle  tient  lieu  de  préparation 
à  la  communion  et  d'action  de  grâces.  Prop.  15,  16, 
32,  34,  35;  Sentence,  P.  Dudon,  op.  cit.,  p.  280.  La 
confession  était  particulièrement  déconseillée.  Sen- 
tence, ibid.,  p.  283,  284,  286;  prop.  59,  60.  Les  péni- 
tents et  pénitentes  de  Molinos  devaient  se  délier  du 
Saint-Office  et  lui  cacher  rigoureusement  les  secrets 
qui  leur  étaient  enseignés  par  leur  maître.  Sentence, 
P.  Dudon,  op.  cit.,  p.  289-290;  prop.  65-68. 

Molinos  fut  arrêté  et  interné  clans  les  prisons  du  Saint- 
Office,  à  Rome,  en  1685.  Son  procès  dura  deux  ans. 
11  mourut  »avec  toutes  les  apparences  du  repentir  », 
en  1696,  dans  les  prisons  du  Saint-Office.  Le  mal  que 
firent  ses  doctrines  fut  grand.  Voir,  entre  autres 
documents,  les  lettres  des  correspondants  de  Bossuet 
qui  étaient  à  Rome.  Correspondance  de  Bossuet, 
édit.  Urbain  et  Levcsque,  t.  x.  p.  88,  318,  332,   1 59. 

Sur  Molinos  voir  :  P.  Dudon,  Le  quiétiste  espagnol  Mi- 
chel Molinos  (1628-1696),  Paris,  1921;  J.  Paquier,  art. 
Molinos,  ici,  t.  x,  col.  2187-2192,  et  art.  Innocent  XI, 
t.  vu,  col.  2010  sq.  ;  Bigelow,  Molinos  the  quietist,  New-York, 
1882;  les  articles  sur  Molinos  des  diverses  encyclopédies. 

4°  Condamnations  italiennes  postérieures  à  relie 
de  Molinos.  —  La  sentence  de  condamnation  de 
Molinos    est   du    3    septembre    1687.    Le    lendemain, 


les  deux  frères  Léoni,  l'un  prêtre,  l'autre  laïque, 
furent  aussi  condamnés.  On  formula  leurs  erreurs 
en  quarante-huit  propositions,  que  le  Saint-Office 
censura.  Analecta  juris  ponti/ïcii,  t.  x,  p.  594  sq., 
Le  P.  de  Guibert  en  donne  le  texte  en  italien  et  eu 
latin  dans  Documenta  ecclesiastica  christianse  per- 
fectionis  studium  speclantia,  n.  470-475.  Ces  erreurs 
sont  sensiblement  les  mêmes  que  celles  de  Molinos. 
Mêmes  conséquences  immorales  que  dans  la  moli- 
nosisme, prop.  42-48.  Nous  trouvons  cependant  ici 
des  erreurs  sur  la  Trinité,  sur  l'incarnation  et  sur  la 
sainte  vierge  Marie,  prop.  2  19,  que  Molinos  ne  parait 
pas  avoir  enseignées. 

Mais  l'événement  le  plus  sensationnel  en  Italie, 
après  la  condamnation  de  Molinos,  fut  la  rétracta- 
tion, imposée  par  le  Saint-Office,  le  17  décembre  1687, 
au  cardinal  Petrucci,  de  cinquante-quatre  proposi- 
tions tirées  de  ses  ouvrages.  J.  Hilgers,  Der  Index 
der  verbotenen  Bûcher,  Fribourg,  1904,  p.  564-573  ; 
P.  Dudon,  Molinos,  p.  299-306;  de  Guibert.  op.  cit., 
n.  478-488,  texte  italien  et  traduction  latine.  Dans 
les  propositions  censurées  de  Petrucci,  il  n'y  a  pas 
évidemment  de  doctrine  immorale,  comme  dans 
celles  de  Molinos  et  des  frères  Leoni.  On  y  trouve  des 
exagérations  au  sujet  des  effets  de  la  contemplation 
et  de  la  mort  mystique  de  l'âme.  La  passivité  spiri- 
tuelle est  trop  accentuée.  La  résistance  aux  tentations 
est  trop  négative.  De  ces  propositions  se  dégage  une 
dangereuse  impression  de  quiétisme.  Il  était  nécessaire 
de  les  condamner. 

VII.  Le  quiétisme  en  France  au  xvne  siècle. 
Le  P.  La  Combe  et  Mme  Guyon.  —  Le  P.  La  Combe 
est  né  en  Savoie  en  1643.  Il  entra  dans  l'ordre  des 
clercs  réguliers  barnabites,  qui  avaient  au  x\  ne  siècle 
plusieurs  maisons  en  France,  en  particulier  à  Paris, 
au  prieuré  Saint-Éloi.  En  1671,  il  rencontra  pour  la 
première  fois  Mme  Guyon  à  Montargis.  Il  devint  son 
directeur.  Une  grande  intimité  s'établit  entre  le 
directeur  et  sa  pénitente.  Ils  voyageaient  fort  sou- 
vent ensemble.  Us  séjournèrent  à  Genève,  à  Thonon 
en  Savoie,  où  le  P.  La  Combe  fut  supérieur  de  la 
maison  des  barnabites,  àVerccil  et  àTurin.en  Piémont, 
enfin  à  Paris  en  1686.  Là,  le  P.  La  Combe  fut  arrêté 
en  1687.  On  l'accusait  de  suivre  la  doctrine  et  les 
pratiques  de  Molinos.  Enfermé  d'abord  à  la  Bastille, 
il  fut  emmené  en  1688  clans  l'île  d'Oléron,  puis  trans- 
féré en  1689  à  la  forteresse  de  Lourdes  et  interné  en 
1698  à  Vincennes.  Atteint  de  folie  en  1712,  il  mourut 
à   Charcnton   en    1715. 

Les  deux  principaux  ouvrages  du  P.  La  Combe 
sont  :  Orationis  menlalis  analysis,  deque  uariis  ejusdem 
speciebus  judicium  ex  verbis  Domini,  sanctorumve 
Patrum  sentenliis  concinnatum,  Verceil,  1686;  livre 
mis  à  l'Index  le  9  septembre  1088;  Lettre  d'un  servi- 
teur de  Dieu,  contenant  une  briève  instruction  pour 
tendre  sûrement  à  la  perfection  chrétienne,  Grenoble, 
1686,  condamnée  le  4  novembre  1087,  par  .Jean 
d'Arenthon,  évêque  de  Genève. 

La  doctrine  contenue  dans  ces  écrits  n'est  pas  plus 
erronée  que  celle  des  autres  livres  quiétistes  de  l'é- 
poque, h' Analysis  reçut  même  l'approbation  régle- 
mentaire et  canonique  lorsqu'elle  parut,  ainsi  que 
la  Lettre.  C'est  dans  son  enseignement  secret  que  le 
P.  La  Combe  accepte  les  théories  les  plus  perverses  de 
Molinos.  Il  est  prouvé  que  le  malheureux  barnabite 
s'est  livré,  dans  la  forteresse  de  Lourdes,  à  des  pra- 
tiques immorales  qu'il  justifiait  par  une  fausse  mys- 
tique, h' Information  canonique  de  l'official  de  Tarbes, 
Bernard  de  Poudeux,  ne  laisse  guère  de  cloute  à  ce  sujet. 
Elle  est  confirmée  parla  Déclaration  du  P.  La  Combe 
à  l'évêque  de  Tarbes  du  9  janvier  1098.  Cf.  Correspond. 
de  Bossuet,  édit.  Urbain  et  Levesque,  t.  ix,  append. 
n,  p.  480-486.  Voir  cependant  ici-même,  t.  m,  col.  1998, 


1575 


QUIÉTISME.    FÉNELON 


1576 


l'appréciation  du  P.  Largent  sur  la  valeur  des  aveux 
faits  par  le  P.  La  Combe. 

La  théorie  mystique  par  laquelle  le  P.  La  Combe 
justifiait  ses  très  regrettables  pratiques  diffère  de  celle 
de  Molinos.  11  ne  croit  pas  aux  violences  diaboliques. 
11  enseigne,  lui,  la  doctrine  de  «l'extrême  abandon  » 
de  l'âme  à  Dieu.  Le  souci  de  ne  point  déplaire  à  Dieu 
doit  aller  jusqu'à  accepter  l'humiliation  du  péché  et 
la  perspective  de  l'enfer  encouru  :  «C'est  pour  ne 
déplaire  pas  à  Dieu,  même  par  une  imperfection, 
disait-il,  ou  par  la  moindre  propriété  et  recherche 
de  soi-même, qu'on  en  vient  jusque-là, selon  qu'on  s'y 
sent  porté  par  la  plus  haute  résignation,  que  pour  cet 
effet  l'on  appelle  l'extrême  abandon  ».  Déclaration  à 
l'évêque  de  Tarbes,  Correspond,  de  Bossuet,  t.  IX, 
p.  480.  «Ce  Père  a  enseigné,  rapporte  l'Information 
canonique,  que  le  plus  grand  sacrifice  qu'on  pouvait 
faire  à  Dieu  était  de  commettre  le  péché  qu'on  avait 
le  plus  en  horreur.  »  P.  Dudon,  Recherches  de  science 
religieuse,  1920,  p.  197.  Cette  doctrine  hérétique  est 
aussi  celle  de  Mme  Guyon,  comme  nous  Talions  voir. 

Mme  Guyon,  comme  Molinos  et  comme  le  P.  La 
Combe,  avait  un  double  enseignement  :  celui  qu'elle 
donnait  publiquement  et  l'autre  qui  était  secret.  Le 
livre  Les  torrents  spirituels  circula  longtemps  en 
manuscrit  et  dans  l'ombre;  il  contient  la  plupart  des 
erreurs  guyoniennes.  Seuls  le  Moyen  court  et  très  facile 
de  faire  oraison  et  L'explication  du  Cantique  des  can- 
tiques furent  imprimés  du  vivant  de  l'auteur. 

La  mystique  de  Mme  Guyon  aboutit  à  une  sorte  de 
panthéisme  qui  supprime  la  responsabilité  morale. 
A  ce  sujet,  elle  est  dans  la  ligne  de  celle  de  Molinos. 
Plusieurs  caractères  de  cette  mystique  s'expliquent 
par  le  tempérament  morbide  de  son  auteur.  Il  y  a 
intérêt  à  en  suivre  l'évolution  parallèlement  aux  cir- 
constances de  la  vie  mouvementée  de  celle  qui  pas- 
sait aux  yeux  de  certains  pour  une  «nouvelle  prophé- 
tesse  ».  Mais  nous  n'avons  pas  à  refaire  ici  la  biogra- 
phie de  Mme  Guyon.  On  la  trouvera  dans  ce  diction- 
naire, t.  vi,  col.  1997  sq.  Qu'il  suffise  d'exposer  les  prin- 
cipes de  sa  mystique. 

Mme  Guyon  établit  trois  catégories  parmi  les 
âmes  qui  se  convertissent  et  tendent  à  la  perfection. 

La  première  est  celle  des  âmes  qui  s'adonnent  à  la 
méditation.  Elles  «vont  doucement  à  la  perfection  ». 
Ces  âmes  sont  ordinairement  peu  appliquées  au 
dedans.  «  Elles  travaillent  au  dehors  et  ne  sortent 
guère  de  la  méditation;  aussi  ne  sont-elles  pas  propres 
à  de  grandes  choses.  »  Les  torrents  spirituels,  Ire  partie, 
c.  ii.  Opuscules  spirituels  de  Mme  Guyon,  Paris, 
1790,  t.  i,  p.  134-135.  Selon  Mme  Guyon,  l'œuvre  de 
la  perfection  consiste  à  aller  du  dehors  au  dedans  de 
nous,  vers  notre  centre,  qui  est  Dieu  présent  en  nous. 
Ce  qui  est  très  exact.  Mais,  ce  qui  l'est  moins,  c'est 
que  nous  ayons  peu  ou  que  nous  n'ayons  pas  d'effort 
à  faire  pour  être  attirés  par  Dieu  au  centre  de  notre 
âme.  La  méditation,  qui  exige  l'effort,  est  à  cause  de 
cela  peu  appréciée  de  Mme  Guyon,  qui  donne  ses  pré- 
férences aux  voies  passives. 

Les  âmes  de  la  deuxième  catégorie  sont  justement 
dans  la  voie  passive  de  lumière.  Elles  paraissent  déjà 
bien  intérieures.  Cependant,  elles  a  ne  seront  jamais 
anéanties  véritablement,  et  Dieu  ne  les  tire  pas  de 
leur  être,  propre  pour  les  perdre  en  lui  ».  Torrents, 
IIe  pari.,  c.  m.  Opuscules,  t.  i,  p.  1  15,  1 l(>.  Leur  pente 
centrale  vers  Dieu  n'a  rien  d'impétueux,  si  bien 
qu'elles  restent  en  route  et  n'atteignent  pas  le  tenue 
de  leur  marche. 

Ce  sont  les  âmes  de  la  troisième  catégorie)  entrées 
dans  la  voie  passive  en  fui.  qui  retiennent  l'attention 
de  Mme  Guyon.  Elle  compare  la  rapidité  de  leur 
retour  à  Dieu  à  l'impétuosité  des  torrents  des  Alpes. 
Dans    cette    troisième    vole,    l'âme    doit    parcourir 


quatre  étapes  pour  arriver  à  se  perdre  en  Dieu  : 
le  repos  et  la  paix  intérieure,  les  épreuves  spirituelles, 
la  nu/ri  mystique  et  enfin  la  résurrection  de  l'âme  en 
Dieu.  Ibid.,  c.  iv-ix,  p.  153  sq.  Mme  Guyon  fait 
des  descriptions  curieuses  de  «l'état  consommé  de 
la  mort  de  l'âme  »,  de  «sa  sépulture  •,  de  «sa  pourri- 
ture ou  putréfaction  »,  de  «  sa  réduction  en  cendres  ». 
Ibid.,  c.  vm.  La  «résurrection  en  Dieu  »  qui  succède 
à  une  pareille  destruction  ressemble  fort  au  panthéis- 
me :  «  Dieu  peu  à  peu  la  [l'âme  ]  perd  en  soi  et  lui 
communique  ses  qualités,  la  tirant  de  ce  qu'elle  a  de 
propre.  »  Vie  de  Mme  Guyon  écrite  par  elle-même, 
t.  ii,  Paris,  1790,  c.  iv,  p.  40.  L'âme  dans  cet  état 
cesse  d'être  responsable.  Mme  Guyon  déclarait  que, 
«  pour  la  confession,  elle  était  étonnée,  qu'elle  ne 
savait  que  dire,  qu'elle  ne  trouvait  plus  rien  ».  Ibid., 
p.  41.  On  Ta  accusée  d'avoir  dit  qu'elle  pouvait  se 
passer  de  la  confession  pendant  «  quinze  ans  entiers  ». 
Correspond,  de  Bossuet,  t.  vu,  p.  486-487. 

L'âme  ainsi  ressuscitée  en  Dieu  est  impeccable 
quoi  qu'elle  fasse  :  «  C'est  la  volonté  maligne  de  la 
part  du  sujet,  dit-elle,  qui  fait  l'offense  et  non  l'action. 
Car  si  une  personne  dont  la  volonté  serait  perdue  et 
comme  abîmée  et  transformée  en  Dieu  était  réduite 
par  nécessité  à  faire  des  actions  de  péché,  elle  les 
ferait  sans  pécher.  »  Torrents,  ms.  Recueil  sur  le 
P.  La  Combe  et  Mme  Guyon,  t.  i,  p.  500.  Le  cardinal 
Le  Camus,  évêque  de  Grenoble,  atteste  qu'on  repro- 
chait à  Mme  Guyon  d'avoir  dit  «  qu'on  pouvait  être 
tellement  uni  à  Dieu  qu'on  pourrait  tomber  dans  des 
actes  impurs,  même  avec  un  autre,  étant  éveillé, 
sans  que  Dieu  y  fût  offensé  ».  Correspond,  de  Bossuet, 
t.  vu,  p.  489-490. 

Même  en  faisant  la  part  des  exagérations,  auxquelles 
exposent  les  animosités  les  plus  justifiées,  la  mystique 
guyonienne  apparaît  non  seulement  erronée,  mais 
aussi  extrêmement  dangereuse  pour  les  bonnes 
mœurs.  On  serait  donc  tout  à  fait  déraisonnable  si 
Ton  accusait  d'injustice  ceux  qui  usèrent  de  sévérités 
pour  mettre  Mme  Guyon  dans  l'impossibilité  de. 
répandre  ses  erreurs. 

Sur  le  P.  La  Combe,  voir  ses  lettres  à  Mme  Guyon  dans 
la  Correspondance  de  Bossuel,  éd.  Urbain  et  Levesque, 
t.  vm,  app.  i;  t.  ix,  append.  M;  dans  la  Correspondance 
générale  de  Fénelon,  t.  vu,  Versailles,  1828;  Lettres  du 
P.  La  Combe  au  général  des  barnabites,  Correspond,  de 
Bossuet,  t.  ix,  p.  460  sq.;  sa  Déclaration  à  l'évêque  de 
Tarbes,  ibid.,  p.  480  sq.;  son  apologie  en  réponse  aux 
accusations  du  général  des  chartreux,  Revue  Fénelon,  1910, 
p.  69  sq.,  139  sq. 

Sur  Mme  Guyon  voir  ses  lettres  et  les  témoignages  la  con- 
cernant dans  Corresp.  de  Bossuet,  t.  vi,  p.  531  sq.;  t.  vu, 
p.  483  sq.;  t.  vin,  p.  441  sq.;  A.  Largent,  art.  Guyon, 
ici,  t.  vi,  col.  1997  sq.,  où  l'on  trouvera  une  bibliographie; 
Jean-Philippe  Dutoit,  Lettres  clirétiennes  et  spirituelles 
de  Mme  Guyon,  5  vol.  in-12,  Londres  (Lyon),  1707-1768; 
Lettres  inédites  de  Mme  Guyon,  dans  Revue  Fénelon, 
1910-191 1,  p.  109  sq.;  1911-1912,  p.  195  sq.;  M.  Masson, 
Fénelon  et  Mme  Guyon,  Paris,  1907. 

Sur  le  P.  La  Combe  et  Mme  Guyon  voir  une  bibliographie 
dans  Recherches  de  science  religieuse,  192U,  p.  182  sq.; 
P.  PoUITat,  La  spiritualité  chrétienté,  t.  IV,  p.  221  sq. 

VIII.  Controverse  entre  Bossuet  et  Fénelon. 
—  Je  la  résume  brièvement .  car  elle  a  déjà  été  expo- 
sée à  l'art.  Fénelon. 

1°  Les  articles  d'Issy  (1695).  —  Lorsque  les  projets 
secrets  de  Mme  Guyon  de  conquérir  le  monde,  avec 
l'aide  de  Fénelon,  et  d'y  établir  le  règne  mystique  de 
l'oraison  et  de  l'amour  pur  curent  élé  ébruités  vers 
1693,  l'émoi  fut  grand,  à  Taris  surtout.  Dans  son 
Ordonnance  du  16  avril  1695,  promulguant  les  articles 
d'Issy.  Bossuet  disait  :  «Bien  informés...  que  ces 
dangereuses  manières  de  prier,  introduites  par  quel- 
ques mystiques  de  nos  jours,  se  répandaient  insensi- 


1577 


QUIÉTISME.    FÉNELON 


1578 


blement  même  dans  notre  diocèse,  par  un  grand 
nombre  de  petits  livres  et  écrits  particuliers  que  la 
divine  Providence  a  fait  tomber  entre  nos  mains  : 
nous  nous  sommes  sentis  obligés  à  prévenir  les  suites 
d'un  si  grand  mal.  »  Œuvres  de  Bossuet,  t.  xxvn, 
Versailles,  1817,  p.  3.  11  fallait  donc  enrayer  ce  mal 
et  condamner  de  si  pernicieuses  erreurs. 

Mme  Guyon,  lorsqu'elle  vit  son  œuvre  compromise, 
demanda  elle-même,  en  juin  1094,  à  Mme  de  Main- 
tenon  d'être  examinée  sur  ses  écrits  et  sur  ses  mœurs 
par  Bossuet,  M.  de  Noailles,  alors  évêque  de  Chàlons, 
et  M.  Tronson,  supérieur  de  Saint-Sulpice.  Voir  sa 
lettre  dans  Œuvres  de  Bossuet,  t.  xl,  p.  80.  Les  trois 
examinateurs  se  réunirent  à  Issy  et  rédigèrent  trente- 
quatre  articles  sur  l'oraison  quiétiste  pour  la  condam- 
ner. Mme  Guyon  les  souscrivit  et  promit  de  ne  plus 
enseigner  ses  erreurs.  Elle  fut  accusée  d'avoir  manqué 
à  sa  promesse;  aussi  fut-elle  internée  à  Vincennes  en 
1C95,  puis  l'année  suivante  dans  une  communauté 
de  Vaugirard,  enfin  à  la  Bastille  en  1698.  Elle  en 
sortit  en  1712  et  mourut  à  Blois  en  1717. 

A  Issy,  Fénelon  était  en  cause  autant  que  Mme  Guyon, 
qu'il  défendait  du  reste  :  «  Il  est  clair,  comme  le  jour, 
dira-t-il,que  j'étais  le  principal  accusé.  »  Réponse  à  la 
Relation,  n.  xix.  Il  n'était  pas  admis  aux  conférences, 
mais  il  envoyait  aux  examinateurs  des  rapports  où 
il  exposait  ses  vues  sur  les  points  controversés. 

L'entente  se  fit  facilement  pour  condamner  les 
principales  erreurs  quiétistes.  Fénelon  n'avait  jamais 
partagé  toutes  les  faussetés  de  la  mystique  guyonienne. 
Les  articles  d'Issy  réprouvent  :  1.  la  foi  quiétiste  ou 
cette  vue  confuse,  générale  et  indistincte  de  Dieu  qui 
supprime  les  actes  de  foi  explicite  aux  trois  personnes 
divines,  aux  attributs  divins  et  à  l'humanité  du 
Christ  :  2.  l'inutilité  des  désirs  et  des  demandes  dans 
la  prière,  comme  contraires  au  parfait  repos  en  Dieu; 
3.  l'acte  universel,  continuel  et  unique  de  contempla- 
tion qui  renferme  en  lui  tous  les  actes  de  religion  et 
qui  n'a  pas  besoin  d'être  réitéré,  car,  une  fois  fait, 
il  subsiste  toujours;  4.  la  dépréciation  de  l'exercice 
des  vertus,  en  particulier  de  la  mortification,  comme 
d'un  exercice  inférieur  à  l'état  des  parfaits;  .">.  enfin  la 
prétention  de  voir  la  perfection  chrétienne  uniaue- 
ment  dans  les  oraisons  extraordinaires  auxquelles, 
par  suite,  tout  le  monde  indistinctement  doit  tendre. 

L'accord  entre  les  examinateurs  et  Fénelon  se  fit 
péniblement  sur  trois  autres  points  de  la  mystique  : 
l'amour  pur,  désintéressé;  l'oraison  passive;  certaines 
épreuves  des  mystiques  ou  certaines  purifications 
passives.  Ces  divergences  expliquent  les  tâtonnements 
dans  la  rédaction  des  articles.  «  Le  14  février  1C95, 
le  projet  comprenait  vingt-quatre  propositions; 
le  19  février,  le  nombre  fut  porté  à  trente,  et  le  8 mars 
à  trente-trois.  Le  10  mars,  au  moment  de  signer  on 
ajouta  la  trente- quatrième.  »  E.  Levesque,  Les  confé- 
rences d'Issy  sur  les  états  d'oraison,  dans  Revue  Bossuet, 
1905,  p.  194. 

Au  sujet  de  l'amour  pur,  Bossuet  enseignait  que 
l'idée  de  récompense  céleste  ne  rend  pas  la  charité 
intéressée,  «  puisque  la  récompense  qu'elle  désire 
n'est  autre  que  celui  qu'elle  aime  ».  Fénelon,  au 
contraire,  pensait  qu'il  est  de  l'essence  de  la  charité 
parfaite  d'être  un  amour  de  Dieu  pour  lui-même, 
sans  aucun  rapport  avec  notre  béatitude.  Pour  le 
contenter,  on  ajouta  les  art.  xin  et  xxxin,  qui  ont 
pour  objet  l'amour  pur.  Mais  ils  furent  plutôt  un 
compromis  qu'un  accord  réel.  La  suite  le  montra  du 
reste. 

Bossuet  et  Fénelon  ne  s'entendaient  pas  non  plus 
au  sujet  «  de  la  contemplation  ou  oraison  passive 
par  état  ».  Selon  Bossuet,  dans  la  contemplation 
passive  l'âme  reste  disposée  à  produire  tous  les  actes 
des  vertus:  Fénelon  disait  au  contraire  que  la  contem- 


plation consistait  dans  un  acte  unique,  ordinairement 
d'amour,  cet  acte  comprend  tous  les  autres  sans  que 
l'âme  ait  à  les  produire  distinctement.  Divergence  aussi 
relativement  à  l'état  passif.  Pour  Bossuet,  l'oraison 
passive  était  celle  où  l'âme  est  en  extase  et  donc 
incapable  d'agir;  Fénelon  enseignait,  lui,  que  l'âme 
est  dans  l'état  passif  lorsqu'elle  est  arrivée  à  l'amour 
pur  et  qu'elle  est  exempte  dans  ses  actes  «  des  inquié- 
tudes et  des  empressements  de  l'amour-propre  ».  On 
ajouta  donc  les  art.  xn  et  xxxiv,  qui  ne  firent  pas 
cesser  le  malentendu,  comme  on  le  vit  bien. 

Restait  la  question  des  •  tentations  et  des  épreuves 
des  états  passifs  ».  Dans  les  épreuves  des  purifications 
passives  on  le  sait,  l'âme  éprouve  des  tentations  vio- 
lentes de  blasphème,  de  désespoir,  etc.  Elle  peut  même 
avoir,  dans  un  certain  sens,  la  conviction  qu'elle  est 
réprouvée.  Fénelon  pensait  que  Dieu,  en  permettant 
ces  épreuves,  voulait  détacher  totalement  l'âme  de 
tout  intérêt  propre  et  la  conduire  définitivement  à 
l'amour  pur.  Dans  les  Maximes  des  saints,  il  dira 
même  que  l'âme,  ainsi  éprouvée,  peut  faire  le  sacrifice 
absolu  de  son  salut,  ce  que  l'Église  a  condamné. 
Bossuet,  on  le  devine,  n'accepta  jamais  les  vues  de 
Fénelon.  Sa  pensée  sur  les  épreuves  des  états  passifs 
se  trouve  dans  les  art.  xxxi  et  xxxn. 

Les  articles  d'Issy  sont  dans  les  Œuvres  de  Bossuet, 
t.  xxvm,  Versailles,  1817;  dans  les  Documenta...,  du 
P.  de  Guibert,  avec  la  traduction  latine  de  Terzago, 
n.  491-497.  Cf.  P.  Dudon,  Le  gnostique  de  Clément 
d'Alexandrie,  opuscule  inédit  de  Fénelon,  Paris,  1930, 
p.  279-294. 

2°  L'a  Explication  des  maximes  des  saints  »  de 
Fénelon.  —  D'après  ce  qui  a  été  dit,  l'accord  entre 
Bossuet  et  Fénelon  fut  établi  d'une  manière  bien 
précaire  par  les  articles  d'Issy.  Cet  accord  apparent 
n'aurait  pu  subsister  que  grâce  au  silence.  Mais  ce 
silence   devint   impossible. 

Bossuet  prépara  son  Instruction  sur  les  états  d'orai- 
son pour  expliquer  les  articles  d'Issy  et  pour  réfuter 
les  erreurs  de  Mme  Guyon  et  des  autres  quiétistes. 
Fénelon  fut  froissé  des  attaques  contre  Mme  Guyon 
que  l'ouvrage  pouvait  contenir.  De  plus,  il  croyait, 
à  tort  ou  à  raison,  que  l'explication  donnée  par  Bossuet 
des  articles  d'Issy  n'était  pas  conforme  à  la  véritable 
mystique.  Pour  toutes  ces  raisons,  il  se  hâta  de  compo- 
ser son  Explication  des  maximes  des  saints  et  de  la 
publier  le  1er  février  1697,  six  semaines  avant  l'Ins- 
truction sur  les  étals  d'oraison  de  l'évêque  de  Meaux. 
La  conséquence  fut  la  disgrâce  de  Fénelon,  qui  reçut, 
le  1er  août  1697,  l'ordre  de  quitter  la  cour  et  de  se 
retirer  à  Cambrai,  dans  son  diocèse.  Puis  ce  furent  les 
discussions  passionnées  avec  Bossuet  qui  aboutirent 
à  la  condamnation  par  Rome,  le  12  mars  1699,  du 
livre  de  Fénelon. 

Il  nous  reste  à  exposer  les  erreurs  de  l'Explication 
des  maximes  des  saints.  Elles  sont  contenues  dans  les 
vingt-trois  propositions  extraites  du  livre  et  condam- 
nées par  le  bref  Cum  alias  d'Innocent  XII,  le  12  mars 
1699.  Cf.  Chérel,  Explication  des  maximes  des  saints, 
édition  critique,  Paris,  1911;  Terzago,  p.  166  sq.,  qui 
donne  les  censures  des  consulteurs  pour  chacune  des 
propositions  condamnées;  de  Guibert,  Documenta..., 
n.  499-504;  Denz.-Bannw.,  n.  1327-1349. 

Ce  ne  sont  pas  évidemment  les  grossières  erreurs  de 
Molinos,  ni  celles  de  Mme  Guyon,  ni  même  celles  dis 
préquiétistes  que  contient  l'ouvrage  de  Fénelon. 
Les  inexactitudes  du  livre  des  Maximes  des  saints 
se  rapportent  à  l'amour  pur.  Et  souvent  les  inexacti- 
tudes sont  plus  dans  l'expression  que  dans  la  pensée. 

On  peut  ramener  à  quatre  principales  les  erreurs 
condamnées  :  1.  Dans  l'état  habituel  de  pur  amour, 
il  n'y  a  plus  de  désir  du  salut  éternel;  2.  dans  les 
épreuves  passives,  l'âme  peut  faire  le  sacrifice  absolu 


1579 


QUIETISME 


1580 


de  son  salut;  3.  l'amour  pur  implique  l'indifférence 
pour  la  perfection  et  pour  la  pratique  des  vertus; 
4.  en  certains  états  contemplatifs,  l'âme  perd  la  vue 
réfléchie  de  Jésus-Christ  le  Verbe  incarné. 

Au  début  du  livre,  p.  10,  Fénclon  distingue  cinq 
états  différents  d'amour  de  Dieu  :  états  d'amour 
purement  servile,  de  pure  concupiscence,  d'espérance, 
de  charité  mélangée,  enfin  d'amour  pur.  Dans  ce 
dernier  état,  «  ni  la  crainte  des  châtiments,  dit  Féne- 
lon,  ni  le  désir  des  récompenses  n'ont  plus  de  part  à 
cet  amour.  On  n'aime  plus  Dieu,  ni  pour  le  mérite, 
ni  pour  la  perfection,  ni  pour  le  bonheur  qu'on  doit 
trouver  en  l'aimant».  Maximes,  p.  10-11.  C'est  la 
lre  proposition  condamnée.  Cette  doctrine  est  de  nou- 
veau censurée  dans  d'autres  propositions.  Elle  exclut, 
en  effet,  la  vertu  d'espérance. 

Fénelon  avait  été  frappé,  en  lisant  la  Vie  des  saints, 
des  tentations  de  désespoir  dont  plusieurs,  comme 
saint  François  de  Sales,  ont  souffert.  Il  voulut  justifier 
ces  faits  par  la  théologie  de  l'amour  pur.  A  cette  fin, 
il  semble  enseigner  qu'à  la  dernière  étape  des  puri- 
fications passives  une  âme  peut  se  persuader,  d'une 
persuasion  invincible  et  réfléchie,  qu'elle  est  juste- 
ment réprouvée  de  Dieu  et  qu'elle  peut  lui  faire  le 
sacrifice  absolu  de  son  bonheur  éternel.  Le  directeur 
est  autorisé  alors  à  permettre  à  cette  âme  d'acquiescer 
à  sa  damnation.  Maximes,  art.  x,  p.  87-92.  Les  pro- 
positions condamnées  8,  9, 10, 11, 12  et  14  contiennent 
cette  doctrine.  Le  sacrifice  absolu  et  volontaire  du  salut 
est  toujours  défendu,  comme  contraire  à  l'espérance 
et  à  la  charité. 

Si  l'amour  pur  peut  détacher  l'âme  parfaite  du 
désir  du  salut,  il  peut  par  le  fait  même  la  rendre  indif- 
férente pour  son  avancement  spirituel  dans  la  pra- 
tique des  vertus.  Tel  semble  être  l'enseignement  des 
Maximes  des  saints,  art.  xxxm,  p.  223  sq;  art.  xl, 
p.  252.  L'Église  l'a  condamné  dans  les  propositions 
18,  19,  20  et  21;  cf.  prop.  5.  Quel  que  soit  l'état  de 
sainteté  où  une  âme  arrive,  il  ne  lui  est  jamais  permis 
de  ne  pas  désirer  progresser. 

L'art,  xliv  des  Maximes  des  saints,  p.  2(ï3,  laisserait 
entendre  que,  d'après  Fénelon,  il  y  avait  dans  l'Église 
ancienne  une  tradition  secrète,  sorte  d'enseignement 
ésotérique  sur  l'amour  pur,  réservée  aux  seuls  initiés. 
La  publication  de  l'opuscule  inédit,  Le  gnostique  de 
saint  Clément  d'Alexandrie,  Paris,  1930, ne  laisse  aucun 
doute  au  sujet  de  la  réalité  de  cette  théorie  fénelo- 
nienne.  P.  124  sq.  C'est  donc  à  bon  droit  que  l'Église 
l'a  condamnée  dans  les  3e  et  22e  propositions. 

Enfin,  aux  art.  xxi  et  xxm,  Fénelon  s'exprime 
comme  si  la  perfection  chrétienne  ne  pouvait  se  trouver 
que  dans  les  états  contemplatifs.  Ceux  qui  font  l'orai- 
son discursive  ne  sauraient  s'élever  au  dessus  de  l'amour 
intéressé  et  imparfait.  Doctrine  censurée  aux  propo- 
sitions 15  et  16. 

Fénelon  a  expliqué,  dans  son  Instruction  pastorale  du 
15  septembre  1697  et  dans  d'autres  écrits,  les  passages 
incriminés  de  son  livre.  Et  nous  devons  reconnaître 
que  ses  explications  sont  acceptables.  Mais  l'Église 
considère  le  texte  écrit  et  non  les  explications  légi- 
times qu'on  en  peut  donner.  Ce  texte,  d'ailleurs,  a 
été  rédigé  trop  hâtivement,  et  à  cause  de  cela,  il  n'a 
pas  l'exactitude  et  la  précision  requises  dans  des  ma- 
tières si  délicates.  Fénelon,  on  le  sait,  se  soumit  admi- 
rablement au  jugement  de  l'Église,  comme  le  prouve 
son   Mandement  du  9  avril    1699. 

Sur  cette  controverse  voir,  outre  les  ouvrages  rites, 
A.  Largent,  art.  Fénelon,  ici,  t.  v,  col.  2137  sq.;  art. 
Bossuet,  t.  il,  col.  1011)  sq.;  llarcnt,  art.  Cspérance, 
t.  v,  col.  662  sq.;  P.  Pourrat.  I.n  spiritualité  chrétienne, 
t.  iv,  1928,  p.  25:5  sq.;  Urbain  cl  I.evesquc,  Correspondance 
de  Bossuet,  h  partir  de  l'année  1  « "»'. >  t  ;  Gossclin,  Ilist.  littér.  'le 
Fénelon,   Lyon-Paris,   1843;  H.  Bremond,   Apologie    i«iur 


Fénelon,  Paris,  1910;  L.  Navatel,  Fénelon.  La  Confrérie 
secrète  dn  pur  amour,  Paris,  1914;  Georges  Lizerand,  Le  duc 
de  Beauvillier,  Paris,  1933,  c.  vi. 

Conclusion.  —  De  cette  analyse  des  diverses 
formes  historiques  du  quiétisme  se  dégagent  des 
conclusions  qu'il  convient  de  synthétiser  en  ter- 
minant cet  article. 

1°  Comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  la  cause 
fondamentale  du  quiétisme  est  cette  horreur  de  l'effort 
inhérente  à  la  nature  humaine.  Croître  en  vertu, 
tendre  à  la  perfection,  faire  son  salut,  autant  d'œuvres 
qui  supposent  l'énergie,  l'exigent  et  la  provoquent. 
Énergie  qui  coûte,  qu'accompagne  la  souffrance.  Ne 
serait-il  pas  possible  de  se  sanctifier  et  de  se  sauver 
sans  s'imposer  tant  de  peine  et  même  en  ne  s'en 
imposant  aucune?  Le  quiétisme  a  donné  à  cette 
question  la  réponse  que  l'on  sait. 

2°  Cette  disposition  de  la  nature  humaine  à  redou- 
ter l'effort  et  la  peine  cherche  sa  justification  dans 
certains  principes  théologiques  faussés.  Le  premier  et 
le  principal  selon  le  quiétisme  se  trouve  dans  l'exagé- 
ration de  l'impuissance  morale  de  l'homme  déchu. 
Sans  doute,  dans  l'ordre  surnaturel,  nous  ne  pouvons 
rien  si  la  grâce  ne  nous  aide.  Notre  concours  est  cepen- 
dant nécessaire  pour  coopérer  à  la  grâce.  Les  deux 
actions  :  celle  de  Dieu  et  celle  de  l'homme,  s'unissent 
dans  la  collaboration.  Toute  doctrine  qui  supprimerait 
l'une  pour  mieux  exalter  l'autre  serait  hérétique.  Il  est 
permis  pourtant  aux  auteurs  spirituels,  selon  les  écoles 
auxquelles  ils  appartiennent,  d'insister  davantage  dans 
leurs  exhortations  sur  la  nécessité  du  concours  divin 
ou  sur  celle  de  la  collaboration  humaine.  Libre  à 
euxl 

Le  quiétisme,  lui,  sous  prétexte  d'exalter  l'impor- 
tance de  l'action  divine  dans  nos  œuvres,  supprime 
la  collaboration  humaine.  Il  motive  cette  suppression 
soit  par  la  prétendue  corruption  foncière  de  l'homme 
déchu,  qui  rend  celui-ci  incapable  de  tout  bien,  soit 
par  le  désir  de  mettre  en  relief  le  néant  de  la  nature 
humaine  :  celle-ci  n'a  qu'à  s'anéantir  dans  l'être  et 
dans  l'agir  pour  tout  abandonner  à  l'action  divine. 

Le  résultat  est,  selon  les  formules  quiétistes  bien 
connues,  ne  rien  faire  et  laisser  faire,  avec  toutes  les 
conséquences  que  l'on  devine. 

3°  Le  quiétisme  a  cru  trouver  encore  sa  justifica- 
tion dans  une  interprétation  fautive  des  états  passifs. 
Il  y  a  des  états  mystiques  bien  authentiques  où  l'âme 
est  passive.  Elle  est  mue  et  gouvernée  par  Dieu. 
Elle  garde  cependant  la  liberté  d'accepter  et  de  suivre 
cette  conduite  de  l'Esprit-Saint.  En  un  mot,  elle  reste 
responsable.  Le  quiétisme  a  poussé  jusqu'à  l'extrême 
cette  passivité.  Il  a  prétendu  que  le  mystique,  arrivé 
aux  états  passifs,  a  perdu  sa  volonté;  Dieu  la  lui  a 
ôlée.  Dès  lors  tout  ce  qui  est  voulu  par  lui,  c'est  Dieu 
qui  le  veut  en  réalité.  Le  mystique  devient  irrespon- 
sable. On  voit  les  conséquences. 

Le  quiétisme  a  encore  faussé  la  théologie  mystique, 
relativement  aux  états  passifs,  en  enseignant  que 
l'âme  doit  se  mettre  d'elle-même  dans  cette  passivité. 
Or,  comme  le  rappelait  saint  budes,  c'est  à  Dieu 
à  l'y  mettre.  Vouloir  l'y  pousser  si  Dieu  n'intervient 
pas,  c'est  l'exposer  à  l'oisiveté  spirituelle,  loin  de  lui 
faire  atteindre  les  degrés  de  l'oraison  mystique  pro- 
prement dite;  c'est  la  jeter  dans  le  quiétisme. 

4°  La  nature  de  l'union  mystique  a  été  également 
altérée  par  le  quiétisme.  Cette  union  extraordinaire 
produite  entre  Dieu  et  l'âme  est  assurément  très 
étroite.  L'âme  ainsi  unie  à  Dieu  perd  parfois  le  senti- 
ment d'être  distincte  de  lui.  En  réalité  elle  demeure 
toujours  elle-même  et  simple  créature.  La  mystique 
orthodoxe  a  horreur  de  tout  ce  qui  ressemblerait  au 
panthéisme.  Celle  horreur,  le  quiétisme  ne  l'a  pas. 
Dans    l'extase    néo-platonicienne,    nous    le    savons, 


1581 


QUIÉTISME 


QUINISEXTE    (CONCILE; 


1582 


l'être  de  l'âme  semble  bien,  d'après  l'interprétation 
commune,  devenir  l'être  même  de  Dieu.  Molinos 
n'enseignait-il  pas,  lui  aussi,  que  l'activité  de  l'âme 
mystique  est  totalement  absorbée  par  l'activité 
divine?  L'âme  ainsi  annihilée  retourne  à  son  principe, 
qui  est  Dieu.  Elle  ne  fait  plus  qu'un  avec  lui.  Le 
quiétisme  rigide,  depuis  celui  des  frères  du  libre 
esprit  jusqu'à  celui  de  Molinos,  est  imprégné  de 
panthéisme. 

5°  Enfin,  même  dans  le  quiétisme  mitigé  fondé 
sur  les  exagérations  de  l'amour  pur,  nous  retrouvons 
cette  inclination  de  notre  nature  vers  la  passivité 
de  mauvais  aloi.  «  L'état  d'amour  pur  »,  imaginé 
par  le  semi-quiétisme  et  qui  comporte  le  désintéresse- 
ment constant  du  propre  salut  et  du  désir  de  pro- 
gresser dans  la  vertu,  aboutit  finalement  à  la  suppres- 
sion de  l'effort  moral  et  à  une  sorte  d'oisiveté  spiri- 
tuelle tout  à  fait  contraire  à  la  conception  tradition- 
nelle de  la  perfection  chrétienne. 

La  spiritualité  vraiment  sûre  est  celle  qui,  dans  tous 
les  degrés  de  la  vie  spirituelle,  laisse  à  l'effort  moral 
la  place  qui  lui  convient. 

Bibliographie  générale.  — -  Hilgers,  S.  J.,  Zur  Bibliogra- 
phie des  Quielismus  d  ins  Centralblall  f.  Bibliothekswesen, 
t.  xxiv,  1907,  p.  583  sq.;  Heppe,  Geschichie  der  quietisl. 
Mystik  in  der  kath.  Kirche,  Berlin,  1875,  Protestant  view; 
Nicole,  Réjulalion  des  principides  erreurs  des  quiétistes,  Paris. 
1695;  le  même,  Traité  de  la  prière,  1  vol.,  Paris,  1695;  Vau- 
ghan,  Hours  with  the  mystics,  Londres,  1856,  New-York, 
1893;  ("■ennari,  De  falso  mysiieismo,  Rome,  1907;  .1.  Pa- 
quier,  Qu'est-ce  que  le  quiétisme  ?  Paris,  1910;  P.  Pourrat, 
La  spiritualité  chrétienne,  t.  iv,  Paris,  1928;  Dict.  de  spiri- 
tualité, art.  Faux  abandon,  t.  i,  col.  25  sq.;  P.  Dudon. 
Dict.  apolng.  de  la  foi  cah.,  t.  IV,  col.  527  sq.;  toutes  les 
encyclopédies  religieuses,  art.  Quiétisme. 

P.  Pourrat. 

QUINISEXTE      (CONCILE)     ou     in     Trullo. 

—  Célèbre  concile  de  l'Église  grecque  considéré  comme 
le  complément  des  cinquième  et  sixième  conciles  (692). 

—  I.  Convocation  et  date  du  concile.  IL  Les  canons. 
III.  Le  Quinisexte  et  l'Église  romaine. 

I.  Convocation  et  date  du  concile.  —  Ce  concile 
se  qualifie  lui-même  d'oecuménique.  Adresse  du  concile 
à  l'empereur,  Mansi,  Concil.,  t.  xi,  col.  933;  can.  3, 
début  et  can.  51.  Il  fut  convoqué  par  l'empereur  Jjs- 
tinien  II  en  vue  de  corriger  les  abus  qui  s'étaient  glissés 
dans  le  peuple  chrétien  et  d'extirper  les  restes  d'im- 
piété juive  et  païenne  qui  pouvaient  encore  se  ren- 
contrer. Ibid. 

Les  Ve  et  VIe  conciles  généraux  qui  tous  deux 
avaient  siégé  à  Constantinople,  en  553  et  en  680,  s'é- 
taient contentés  de  condamner  l'hérésie  et  de  préciser 
la  doctrine;  le  synode  convoqué  par  Justinien  II  se 
proposait  de  compléter  leur  œuvre  en  édictant  les 
décrets  disciplinaires  que  l'état  de  la  chrétienté  rendait 
nécessaires  (Adresse  du  concile).  Parce  que  ce  concile  se 
constituait  en  complément  des  Ve  et  VIe  conciles  géné- 
raux, les  Grecs  lui  ont  donné  le  nom  de  Quinisexte, 
7t£v6éy.T7).  On  l'appelle  aussi  concile  in  Trullo,  parce 
qu'il  siégea  dans  la  grande  salle  ronde  du  palais  impé- 
rial de  Constantinople.  Et  parce  que  le  VIe  concile 
général  de  680  avait  également  tenu  ses  séances  dans 
cette  salle,  l'assemblée  convoquée  par  Justinien  II  a 
parfois  été  appelée  le  IIe  concile  in  Trullo. 

Dans  le  can.  3  de  ce  concile  in  Trullo,  il  est  question 
«  du  15  janvier  de  la  IVe  indiction  qui  vient  de  s'écou- 
ler, ou  de  l'an  du  monde  6199  ».  D'où  il  suit  que  le 
concile  s'est  réuni  dans  le  courant  de  la  Ve  indiction 
ou  de  l'an  du  monde  6200.  Or,  d'après  l'ère  de  Cons- 
tantinople, l'an  6199  du  monde  correspond  à  l'année 
691  de  l'ère  chrétienne,  laquelle  est  effectivement  une 
IVe  indiction.  Le  concile  Quinisexte  se  serait  donc 
réuni  en  692,  probablement  après  Pâques,  époque  des 
réunions  conciliaires.  D'aucuns  ont  voulu  prétendre 


que  la  6199e  année  devait  être  calculée  d'après  l'ère 
alexandrine,  ce  qui  ramènerait  la  célébration  du  con- 
cile en  l'an  706.  Mais  comme  le  pape  Serge  Ier,  auquel 
les  canons  de  ce  concile  furent  envoyés,  est  mort 
en  701,  cette  opinion  est  insoutenable.  Au  lieu  de  6199, 
les  anciennes  éditions  des  canons  conciliaires  et  bon 
nombre  de  manuscrits  lisent  au  canon  3  l'an  du 
monde  6109;  mais  cette  leçon  est  inadmissible,  car  elle 
reporterait  la  célébration  du  concile  au  début  du 
vne  siècle  et  le  rendrait  antérieur  de  90  ans  au  temps 
de  l'empereur  Justinien  II  et  du  pape  Serge  Ier. 

IL  Les  canons.  — -  Les  procès-verbaux  du  Quini- 
sexte ne  nous  sont  pas  parvenus.  Seuls  les  102  canons 
et  l'adresse  du  concile  à  l'empereur  ont  été  conservés, 
ainsi  que  les  souscriptions  des  évêques  présents  qui 
tous  étaient  des  Grecs  et  des  Orientaux.  Bien  que  les 
canons  soient  avant  tout  d'ordre  disciplinaire  et  ne 
touchent  le  dogme  que  d'une  manière  indirecte,  on  en 
donnera  ici  une  analyse  détaillée, en  raison  de  leur  im- 
portance historique.  Là  où  ce  sera  nécessaire,  l'on 
ajoutera  un  bref  commentaire. 

Adresse  du  concile  à  l'empereur.  —  Le  «  saint  et 
œcuménique  concile  »,  convoqué  par  l'empereur,  voit 
en  celui-ci  «  le  gardien  de  la  vérité  et  de  la  justice  pour 
l'éternité  »...,  «  conçu  et  enfanté  sous  les  auspices  de  la 
sagesse  divine,  rempli  par  elle  du  Saint-Esprit,  cons- 
titué par  elle  pour  être  l'œil  du  inonde,  qui  éclaire 
ses  sujets  par  la  clarté  et  la  splendeur  de  son  intelli- 
gence »...,  «  auquel  elle  a  confié  l'Église  ».  Il  le  prie  d'ap- 
prouver les  canons  qu'il  a  élaborés.  Mansi.  t.  xi, 
col.  929-936. 

Canon  1.  —  «  La  foi  qui  nous  vient  des  apôtres,  les- 
quels furent  les  témoins  et  les  serviteurs  du  Logos  »,  doit 
être  conservée  «  sans  innovation  et  sans  changement  ». 
Cette  foi  est  aussi  celle  des  318  Pères  du  concile  de 
Nicée  qui  ont  enseigné  «  la  consubstantialité  des  trois 
hypostases  de  la  nature  divine...  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint-Esprit,  que  nous  devons  adorer  d'une  seule  ado- 
ration »;  qui  ont  réfuté  ceux  qui  introduisaient  «  des 
degrés  inégaux  dans  la  divinité  »,  et  qui  ont  annihilé 
«  les  jeux  enfantins  »  des  hérétiques  contre  la  vraie 
foi.  On  doit  de  même  recevoir  ly  foi  des  150  Pères  du 
concile  de  Constantinople,  célébré  sous  le  règne  «du 
grand  Théodose  »,  particulièrement  leurs  définitions 
dogmatiques,  zàç  OsoXôyouç  cpcovâç,  concernant  le 
Saint-Esprit;  de  mètne  les  condamnations  de  Macédo- 
nius  et  d'Apollinaire  portées  à  ce  concile.  On  doit  éga- 
lement recevoir  renseignement  du  concile  d'Éphèse, 
«  qu'un  est  le  Fils  de  Dieu  incarné  »,  que  la  vierge  Marie 
est,  «  au  sens  vrai  du  terme  et  véritablement  la  Mère 
de  Dieu  »,  ainsi  que  la  condamnation  de  Nestorius  qui 
prétendait  que  «  l'unique  Christ  est  un  homme  séparé 
et  un  Dieu  séparé  ».  De  même  faut-il  admettre  l'ensei- 
gnement des  630  Pères  de  Chalcédoine  qui  ont  pro- 
clamé «  que  l'unique  Christ,  Fils  de  Dieu,  est  composé 
de  deux  natures  et  est  glorifié  en  ces  deux  natures  », 
ainsi  que  la  condamnation  d'Eutychès,  de  Nestorius 
et  de  Dioscore.  De  même  «  furent  formulées  avec  l'aide 
du  Saint-Esprit...  les  décisions  des  165  Pères  du  concile 
de  Constantinople  sous  Justinien,  qui  ont  jeté  l'ana- 
thème  à  Théodore  de  Mopsueste,  à  Origène,  à  Didyme 
et  à  Évagre,  lesquels  avaient  repris  les  mythes  des 
Grecs  et,  dans  leurs  élucubralions  et  leurs  songes, 
avaient  remis  en  circulation  les  migrations  et  les  trans- 
formations de  certains  corps  et  des  âmes,  et,  comme 
des  hommes  ivres,  avaient  bafoué  la  résurrection  des 
morts  ».  Également  est  approuvée  la  condamnation 
portée  par  les  mêmes  Pères  de  «  ce  que  Théodoret  a 
écrit  contre  la  vraie  foi  et  contre  les  douze  chapitres  de 
Cyrille,  ainsi  que  celle  du  document  dénommé  Lettre 
d'Ibas  ».  On  doit  aussi  garder  la  foi  du  VIe  concile, 
«  laquelle  a  reçu  une  plus  grande  force  du  fait  que  le 
pieux  empereur  en  a  signé  la  définition  »,  cette  foi  qui 


L583 


QUINISEXTE    (CONCILE).    CANONS 


L584 


enseigne  «  l'existence  de  deux  volontés  naturelles  cl  de 
deux  énergies  physiques  dans  l'économie  incarnée  de 
notre  unique  Sauveur  .Jésus  qui  est  vrai  Dieu  ».  On  doit 
aussi  accepter  la  condamnation  portée  par  le  XIe  cou 
cile  contre  «  ceux  qui  ont  enseigné  l'existence  d'une 
seule  volonté  et  d'une  seule  énergie  en  Jésus,  c'est-à- 
dire  Théodore  de  Pharan,  Cyrus  d'Alexandrie,  Hono- 
rius  de  Rome,  Serge,  Pyrrhus,  Paul  et  Pierre  de  Cons- 
tantinople,  ainsi  que  Macaire  d'Antioche  ». 

Ce  canon  se  termine  par  la  phrase  suivante  :  «  Nous 
n'avons  rien  à  ajoutera  ce  qui  a  été  défi  ni  auparavant; 
nous  n'avons  non  plus  rien  à  soustraire;  nous  ne  le 
pouvons  d'aucune  façon.  »  11  se  peut  que,  par  cette  der- 
nière phrase,  le  concile  ait  voulu  insinuer  qu'aucune 
nouvelle  définition  dogmatique  ne  saurait  plus  inter- 
venir. S'il  en  était  ainsi,  le  Quinisexte  aurait  inauguré 
l'attitude  adoptée  dans  les  siècles  postérieurs  par 
l'Église  orthodoxe. 

Canon  2.  —  On  doit  observer  les  85  Canons  des 
Apôtres,  mais  non  les  Constitutions  apostoliques,  bien 
qu'elles  soient  recommandées  par  les  canons  susnom- 
més, «  parce  que  des  hérétiques  y  ont  introduit  des 
faux  et  des  choses  étrangères  à  la  piété  ».  De  même  sont 
à  observer  «  les  canons  des  conciles  de  Nicéc,  d'Ancyre, 
de  Néocésarée,  de  Gangres,  d'Antioche  de  Syrie,  de 
Laodicée  de  Phrygie,  de  Constantinople  sous  Théo- 
dose, d'Éphèse,  de  Ghalcédoine,  de  Sardique,  de  Gar- 
thage  »,  ainsi  que  ceux  «  des  Pères  qui  se  réunirent  une 
seconde  fois  à  Constantinople  sous  Nectaire  et  Théo- 
phile d'Alexandrie  ».  De  même  sont  à  observer  les 
canons  de  Denys  et  de  Pierre  d'Alexandrie,  de  Gré- 
goire le  Thaumaturge,  d'Athanase  d'Alexandrie,  de 
Basile  de  Césarée,  de  Grégoire  de  Nysse,  de  Grégoire  le 
Théologien,  d'Amphiloque  d'Iconium,  de  Timothée,  de 
Théophile  et  de  Cyrille  d'Alexandrie,  et  de  Gennade  de 
Constantinople.  «  De  même  est  à  observer  le  canon 
promulgué  par  Cyprien  qui  fut  archevêque  du  pays  des 
Africains  et  martyr  et  par  son  concile,  lequel  canon  fut 
en  vigueur  dans  les  endroits  des  prélats  susnommés  et 
uniquement  selon  la  coutume  qui  leur  était  tradition- 
nelle. » 

Il  est  interdit  de  changer  quoi  que  ce  soit  aux  c.uions 
énumérés  ci-dessus,  de  leur  dénier  leur  autorité  et  d'en 
recevoir  d'autres  «  collectionnés  sous  de  faux  noms  par 
certains  hommes  qui  voulaient  faire  de  la  vérité  un 
article  de  commerce  ». 

Les  Constitutions  apostoliques  ayant  été  éliminées  au 
début  de  ce  canon,  la  phrase  citée  en  dernier  lieu  ne 
peut  guère  viser  que  les  collections  appelées  «  défini- 
tion canonique  des  saints  Apôtres  »  et  les  canons  du 
concile  apostolique  d'Antioche,  ou  d'autres  qui  ne  sont 
pas  parvenus  jusqu'à  nous. 

La  liste  des  autorités  canoniques  énumérées  dans  ce 
canon  paraît  comporter  un  sens  limitatif.  Quoi  qu'il  en 
soit,  toute  la  législation  canonique  latine,  à  part  les 
canons  de  Carthage  et  celui  de  Cyprien,  est  passée  sous 
silence.  Par  «  canons  de  Carthage  »,  le  Quinisexte 
entend  probablement  la  collection  canonique  promul- 
guée au  concile  de  Carthage  de  4 10.  Cf.  Hefelc-Leclcrcq, 
Histoire  des  conciles,  t.  ir,  p.  190  sq.;  201  sq.  Quant  au 
t  canon  de  Cyprien  »,  on  a  supposé  que  le  Quinisexte 
vise  ici  la  phrase  prononcée  par  Cyprien  au  début  du 
concile  de  Carthage,  en  256,  lors  de  la  controverse 
baptismale  :  «  Nul  ne  doit  se  poser  en  évêque  des 
évêques.  » 

On  a  aussi  fait  observer  qu'en  ce  canon  2  le  Quini- 
sexte reçoit  des  autorités  qui  sont  contradictoires  en 
ce  qui  concerne  le  canon  des  Écritures,  car  si  le  canon 
47  du  concile  de  Carthage  accepte  les  deutérocano- 
niques,  le  canon  00  de  Laodicée  les  ignore.  On  remar- 
quera cependant  que  l'authenticité  du  canon  00  de 
Laodicée  est  loin  d'être  démontrée.  Voir  Laodicée 
(Concile  de),  t.  vm,  col.  2011. 


Canon  3.  —  Considérant  que  la  discipline  romaine 
concernant  la  chasteté  des  clercs  est  plus  sévère  que 
celle  qui  est  en  usage  à  Constantinople,  mais  voulant 
éviter  le  laxisme  comme  tout  excès  de  sévérité,  le  con- 
cile décide  que  les  clercs  qui  ont  contracté  un  second 
mariage  et  qui  au  15  janvier  de  la  IVe  indiction  écou- 
lée (an  du  monde  6199;  091  de  notre  ère)  ne  l'auraient 
pas  rompu,  doivent  être  déposés;  les  clercs  qui  auront 
rompu  leur  second  mariage  avant  la  décision  du  concile 
et  de  même  ceux  dont  la  femme  épousée  en  secondes 
noces  est  décédée, devront, s'ils  sont  prêtres  ou  diacres, 
s'abstenir  de  toute  fonction  de  leur  ordre,  «car  il  n'est 
pas  convenable  que  celui  qui  doit  panser  ses  propres 
blessures  bénisse  les  autres  »;  mais  après  avoir  fait 
pénitence  durant  le  temps  qui  leur  aura  été  prescrit,  ils 
garderont  leur  rang  et  leur  place  dans  l'église.  Les 
prêtres,  les  diacres  ou  les  sous-diacres  qui  ont  épousé 
une  veuve  ou  qui,  après  leur  ordination,  ont  contracté 
mariage,  devront  s'abstenir  d'exercer  leurs  fonctions 
et  faire  pénitence  quelque  temps;  ensuite,  après  avoir 
rompu  leur  union  illicite,  ils  seront  réintégrés  à  leur 
rang,  sans  toutefois  pouvoir  être  promus  à  un  degré 
supérieur  delà  hiérarchie.  Toutefois,  seuls  jouiront  de 
ces  adoucissements  ceux  qui  ont  contracté  un  mariage 
non  canonique  avant  le  15  janvier  091.  Pour  l'avenir 
les  canons  apostoliques  doivent  demeurer  en  vigueur, 
qui  prescrivent  «  que  celui  qui  postérieurement  à  son 
baptême  a  contracté  deux  mariages  ou  qui  a  épousé 
une  veuve  ou  une  femme  répudiée  ou  une  prostituée 
ou  une  esclave  ou  une  actrice,  ou  qui  aura  pris  une 
concubine,  ne  pourra  devenir  ni  évêque,  ni  prêtre,  ni 
diacre,  ni  faire  partie  du  clergé  ».  Les  canons  ici  cités 
par  le  concile  sont  les  canons  17  et  18  des  apôtres. 

Ce  canon  3  est  un  canon  de  liquidation  :  il  avait  en 
vue  la  régularisation  de  la  situation  des  clercs  qui,  au 
cours  des  troubles  causés  par  les  invasions  des  Arabes 
au  viie  siècle,  avaient  contracté  des  unions  non  cano- 
niques. 

Canon  4.  — •  «  Un  évêque,  prêtre,  diacre,  sous-diacre, 
lecteur,  chantre  ou  portier,  qui  a  commerce  avec  une 
femme  consacrée  à  Dieu  doit  être  déposé;  un  laïc  doit 
être  excommunié.  »  Cité  par  Gratien,  caus.  XXVII, 
q.  i,  c.  0,  comme  étant  du  VIe  concile. 

Canon  5.  — ■  Sous  peine  de  déposition  il  est  défendu 
aux  clercs  d'avoir  dans  leur  maison  d'autres  femmes 
que  celles  auxquelles  «  le  canon  »  permet  d'y  habiter. 
Les  eunuques  sont  aussi  tenus  à  cette  prescription, 
sous  peine  de  déposition  s'ils  sont  clercs  et  d'excom- 
munication s'ils  sont  laïcs.  Le  canon  ici  visé  est  le  3e 
de  Nicée,  que  le  Quinisexte  étend  aux  eunuques  et 
auquel  il  ajoute  une  sanction.  Voir  t.  xi,  col.  409. 

Canon  6.  — •  Conformément  au  27e  (25°)  canon  des 
Apôtres,  il  est  défendu  sous  peine  de  déposition,  aux 
sous-diacres,  aux  diacres  et  aux  prêtres  de  contracter 
mariage  après  leur  ordination.  Toutefois  il  est  permis 
de  le  faire  avant  celle-ci.  Cité  par  Gratien,  clist. 
XXXII,  c.  7,  comme  étant  du  VIe  concile. 

Canon  T.  —  Les  diacres,  même  s'ils  sont  revêtus  de 
charges  ecclésiastiques,  ne  doivent  pas  avoir  la  pré- 
séance sur  les  prêtres,  excepté  le  cas  où  ils  ont  à  repré- 
senter un  patriarche  ou  un  métropolitain  dans  une 
église  étrangère.  Cité  par  Gratien,  dist.  XCIII,  c.  26, 
comme  étant  du  VIe  concile.  Le  canon  18  de  Nicée 
avait  déjà  porté  une  prohibition  analogue. 

Canon  S.  —  Les  invasions  des  barbares  ayant  rendu 
impossible  la  réunion  de  deux  synodes  par  an  dans 
chaque  province  ecclésiastique,  comme  le  concile  de 
Chalcédoine  l'avait  ordonne,  il  est  prescrit  d'en  tenir 
un  par  an,  entre  l'àques  cl  le  mois  d'octobre,  dans  la 
ville   désignée  par   le   métropolitain. 

Canon  9.  —  Sous  peine  de  déposition,  il  est  défendu 
aux  clercs  de  tenir  une  auberge.  Cité  par  Gratien, 
dist.   XLIY,  c.  3,  comme  étant   du   VIe  concile. 


1585 


QUIN1SEXTE    (CONCILE).    CANONS 


1586 


Canon  10.] — ^11  est  défendu  aux  évêques,  prêtres  et 
diacres  d'accepter  des  intérêts  et  des  pourcentages; 
ceux  qui  s'obstinent  à  le  faire  doivent  être  déposés.  Le 
canon  17  de  Nicée  avait  déjà  porté  cette  défense. 

Canon  11.  — -  Il  est  défendu  aux  clercs  sous  peine  de 
déposition  et  aux  laïcs  sous  peine  d'excommunica- 
tion de  manger  des  azymes  des  Juifs,  de  vivre  familiè- 
rement avec  eux,  de  les  prendre  comme  médecins  et 
de  se  baigner  avec  eux.  Le  canon  70  (69)  des  Apôtres 
avait  déjà  porté  pour  les  azymes  une  défense  analogue. 
Cité  par  Gratien,  caus.  XXVIII,  q.  i,  c.  13. 

Canon  12.  —  Les  évêques  qui,  après  leur  sacre,  con- 
tinuent à  cohabiter  avec  leurs  épouses,  comme  c'est  le 
cas  en  Afrique,  en  Libye  et  en  d'autres  lieux,  doivent 
être  ^déposés.  Ls  concile  porte  cette  défense  «  non  pas 
pour  abroger  ou  pour  renverser  ce  qui  auparavant  a 
été  ordonné  apostoliquement,  mais  parce  que  nous 
voulons  que  l'état  ecclésiastique  soit  au-dessus  de  tout 
blâme  ». 

Dans  son  commentaire,  Balsamon  se  donne  beau- 
coup de  peine  pour  démantrer  que  la  prohibition  por 
tée  par  ce  canon  n'est  pas  en  contradiction  avec  le 
canon  6  (5)  des  Apôtres,  lequel  défend  «  à  tout  évêque, 
prêtre  ou  diacre,  de  renvoyer  sa  femme  sous  prétexte 
de  piété  ».  La  phrase  du  canon  12  citée  plus  haut 
montre  que  les  Pères  du  concile  prévoyaient  qu'on 
leur  reprocherait  de  s'être  mis  en  contradiction  avec 
les  canons  des  Apôtres  et  qu'ils  essayaient  de  s'en 
défendre. 

Canon  13.  —  «  Mous  avons  appris  que  dans  l'Église 
romaine  il  est  donné  comme  règle  canonique  que  ceux 
qui  se  disposent  à  recevoir  l'ordination  diaconale  ou 
presbytérale  doivent  promettre  (xx9oji.oXoY£Ïv),  de  ne 
plus  avoir  de  commerce  avec  leurs  épouses.  Pour  nous 
conformer  avec  l'ancien  canon  de  la  règle  et  de  la  per- 
fection apostolique,  nous  voulons  que  les  mariages 
légitimes  des  clercs  conservent  dorénavant  leur  vali- 
dité et  leurs  effets,  èppcà(79x!.;  nous  ne  voulons  ni  dis- 
soudre leur  union  avec  leurs  épouses,  ni  les  priver  du 
commerce  avec  elles  en  temps  convenable.  C'est  pour- 
quoi, si  un  homme  est  jugé  digne  d'être  ordonné  sous- 
diacre,  diacre  ou  prêtre,  il  ne  doit  en  aucune  façon  être 
empêché  d'être  promu  à  ce  degré  de  la  hiérarchie  parce 
qu'il  vit  avec  son  épouse;  et  l'on  ne  doit  pas  non  plus 
au  moment  de  l'ordination  lui  demander  de  s'abstenir 
du  commerce  légitime  avec  sa  femme,  afin  en  agissant 
ainsi,  de  ne  pas  être  amené  à  jeter  le  discrédit  sur  le 
mariage  institué  par  Dieu  et  sanctifié  par  sa  présence.  » 
Cf.  Matth.,  xix,  6;  Heb.,  xv,  4;  I  Cor.,  vu,  20. 

«  Nous  savons  que  les  Pères  du  concile  de  Garthage, 
soucieux  de  la  sainteté  de  la  vie  des  ministres  des 
autels,  ont  prescrit  aux  sous-diacres  qui  touchent  les 
saints  mystères,  aux  diacres  et  aux  prêtres,  de  s'abs- 
tenir du  commerce  de  leurs  femmes  durant  le  temps 
fixé  pour  leur  service.  Nous  aussi,  nous  voulons  obser- 
ver la  tradition  apostolique  en  vigueur  depuis  les 
temps  anciens  :  sachant  qu'il  est  un  temps  pour  chaque 
œuvre,  tout  particulièrement  pour  le  jeûne  et  la  prière, 
nous  voulons  que  ceux  qui  servent  à  l'autel,  au  temps 
où  ils  accomplissent  les  fonctions  sacrées,  soient  absti- 
nents en  toute  chose,  afin  qu'ils  puissent  obtenir  de 
Dieu  ce  qu'ils  lui  demandent. 

<■  Quiconque,  contrairement  aux  canons  apostoliques 
aura  l'audace  de  priver  de  la  vie  commune  avec  son 
épouse  quelque  membre  du  clergé,  c'est-à-dire  un 
prêtre,  un  diacre  ou  un  sous-diacre,  devra  être  déposé. 
De  même,  un  prêtre  ou  un  diacre  qui  renvoie  son 
épouse  sous  prétexte  de  piété  devra  être  excommunié 
et,  s'il  s'obstine,  il  devra  être  déposé.  » 

Le  canon  apostolique  dont,  par  deux  fois,  il  est  ques- 
tion, est  le  canon  6  (5)  des  Apôtres.  Nous  l'avons  déjà 
cité  à  propos  du  canon  12.  Le  2e  canon  du  IIe  concile  de 
Garthage  auquel  il  est  fait  allusion  prescrit  en  réalité 


la  continence  absolue  des  clercs,  et  pas  seulement  la 
continence  limitée  au  temps  où  les  clercs  exercent 
leurs  fonctions  sacrées.  Cf.  Célibat  ecclésiastique, 
t.  ii,  col.  2075. 

Dans  ce  canon  13,  le  Quinisexte  ne  se  contente  pas 
de  prohiber  la  discipline  romaine  du  célibat  ecclésias- 
tique; il  va  jusqu'à  menacer  de  déposition  ceux  qui 
l'imposent  ainsi  que  ceux  qui  s'y  soumettent. 

Ce  canon  13  est  cité  par  Gratien,  dist.  XXXI.  c.  13, 
comme  étant  du  VIe  concile,  avec  la  remarque  expresse 
qu'il  ne  concerne  que  l'Église  orientale. 

Canon  14.  —  Nul  ne  pourra  être  ordonné  prêtre 
avant  l'âge  de  trente  ans,  ni  diacre  avant  l'âge  de 
vingt-cinq  ans.  Une  diaconesse  devra  avoir  qua- 
rante ans.  Le  canon  71  de  Néocésarée  avait  déjà  lixé 
l'âge  de  l'ordination  sacerdotale  à  trente  ans. 

Canon  15. — ■  Nul  ne  pourra  être  ordonné  sous-diacre 
avant  l'âge  de  vingt  ans.  Quiconque  a  été  ordonné 
avant  l'âge  fixé  par  les  canons  doit  être  déposé.  Cité 
par  Gratien,  dist.  LXXVII,  c.  4,  comme  étant  du 
VIe  concile. 

Canon  16.  —  Le  canon  15  du  concile  de  Néocésarée, 
se  référant  au  livre  des  Actes,  vi,  1-6,  avait  lixé  le 
nombre  des  diacres  à  sept  pour  toute  église,  quelque 
grande  qu'elle  pût  être.  Se  fondant  sur  un  passage  de 
saint  Jean  Chrvsostome,  In  Act.,  hom.  xiv,  n.  3, 
P.  G.,  t.  lx,  col.  116,  le  Quinisexte  expose  ici  que  les 
diacres  dont  parle  le  livre  des  Actes  ne  sont  pas  ceux 
qui  servent  à  l'autel,  mais  ceux  auxquels  était  confiée 
l'administration  de  la  charité  ecclésiastique.  Les  com- 
mentateurs byzantins,  Balsamon,  Zonaras  et  Aristé- 
nus,  expliquent  que  ce  canon  veut  justifier  la  pratique 
des  églises  qui  ont  plus  de  sept  diacres,  comme  c'était 
le  cas  de  l'église  de  Constantinople. 

Canon  17.  —  Aucun  clerc  ne  peut  sans  la  permission 
de  son  évêque  quitter  l'Église  dans  laquelle  il  a  été 
ordonné  pour  entrer  au  service  d'une  autre.  Cette 
défense  est  portée  sous  peine  de  déposition  pour  le 
clerc  ainsi  que  pour  l'évêque  qui  le  reçoit.  Cité  par 
Gratien,  caus.  XXI,  q.  II,  c.  1,  comme  étant  du 
VIIe  (sic)  concile  général. 

Canon  18.  —  Les  clercs  qui  abandonnent  leur  église 
lors  d'une  invasion  ou  pour  toute  autre  nécessité, 
doivent  y  retourner  quand  la  tranquillité  est  rétablie  et 
ne  plus  la  quitter  sans  raison  pour  un  temps  considé- 
rable. Ceux  qui  n'observent  point  cette  règle  devront 
être  excommuniés  tant  qu'ils  n'auront  pas  réintégré 
leur  église;  il  en  est  de  même  pour  l'évêque  qui  les 
retiendrait. 

Canon  19.  —  Les  évêques  doivent  prêcher  tous  les 
jours  et  particulièrement  le  dimanche...  «  sans  s'écar- 
ter des  définitions  et  de  la  tradition  des  Pères  »...;  «  si 
une  question  scripturaire  est  soulevée,  ils  doivent  la 
résoudre  comme  les  lumières  et  les  docteurs  de  l'Église 
l'ont  expliqué  dans  leurs  écrits.  Qu'ils  cherchent  leur 
gloire  dans  la  reproduction  de  renseignement  de 
ceux-ci,  plutôt  qu'en  donnant  des  serinons  composés 
par  eux-mêmes,  afin  qu'ils  ne  tombent  pas  dans  l'er- 
reur quand  se  présente  une  difficulté.  « 

Canon  20.  —  Un  évêque  ne  doit  pas  enseigner  publi- 
quement dans  une  ville  qui  n'est  pas  de  son  diocèse; 
s'il  le  fait,  il  devra  cesser  les  fonctions  épiscopales  et 
exercer  celles  de  prêtre. 

Canon  21.  —  Les  clercs  qui  se  sont  rendus  coupables 
de  fautes  comportant  la  déposition  et  la  réduction  à 
l'état  laïc,  pourront,  s'ils  s'amendent  .spontanément, 
porter  les  cheveux  coupés  à  la  manière  des  clercs  ;  s'ils 
ne  s'amendent  pas  spontanément,  ils  devront  porter 
les  cheveux  comme  les  laïcs. 

Canon  22.  —  Tout  évêque  et  tout  clerc  ordonné 
pour  de  l'argent  devra  être  déposé;  il  en  sera  de  même 
pour  ceux  qui  les  ont  ordonnés. 

Canon  23.  —  Tout  évêque,  prêtre  ou  diacre,  qui 


1587 


■QUINISEXTE    (CONCILE).    CANONS 


1588 


exige  une  rémunération  pour  l'administration  de  la 
sainte  communion  doit  être  déposé  comme  simoniaque. 
Cité  par  Gralicn,  caus.  I,  q.  i,  c.  100,  comme  étant  du 
VIe  concile  général. 

Canon  24.  —  Il  est  défendu  aux  clercs  et  aux  moines 
d'assister  à  des  courses  et  à  des  jeux  scéniques;  invités 
à  des  noces,  ils  doivent  se  retirer  quand  les  jeux  com- 
mencent. 

Canon  2ô.  —  Ce  canon  reproduit  le  canon  17  de 
Chalcédoine  sur  les  paroisses  rurales.  Sur  ce  canon,  voir 
Ilefele-Leclercq,  Histoire  des  conciles,  t.  n,  p.  805-806. 
Voir  Gratien,  caus.  XVI,  q.  in,  c.  1. 

Canon  26.  —  Un  prêtre  qui,  «  par  ignorance  »  a 
contracté  un  mariage  défendu,  pourra,  après  avoir 
rompu  cette  union,  continuer  à  siéger  parmi  les  piètres, 
mais  devra  s'abstenir  de  toute  fonction  sacrée,  par- 
ticulièrement «  de  la  distribution  du  corps  du  Sei- 
gneur »;  et  il  ne  devra  pas  non  plus  donner  sa  bénédic- 
tion aux  fidèles,  car  «  la  bénédiction  étant  communica- 
tion de  sainteté,  celui  qui  ne  possède  pas  celle-ci  à 
cause  de  la  faute  qu'il  a  commise  par  ignorance,  com- 
ment pourrait-il  la  communiquer  à  d'autres?  »  «  Se 
contentant  de  son  siège  de  prêtre,  il  doit  supplier  le 
Seigneur  avec  larmes  de  lui  pardonner  la  faute  qu'il  a 
commise  par  ignorance.  »  Ce  canon  reprend  une  prohi- 
bition déjà  édictée  au  canon  3;  il  est  cité  par  Gratien, 
dist.  XXVIII,  c.  16,  comme  étant  du  VIe  concile. 

Canon  27.  ■ —  Sous  peine  d'excommunication  pour  la 
durée  d'une  semaine,  un  clerc  doit  toujours  porter 
l'habit  ecclésiastique,  même  en  voyage.  Cité  par  Gra- 
tien, eaus.  XXI,  q.  iv,  c.  2,  comme  étant  du  VIe  con- 
cile. Mais,  dans  Gratien,  le  terme  grec  àçopiçéaGco 
est  rendu  par  suspendatur. 

Canon  28.  ■ —  L'usage  retenu  dans  certaines  églises  de 
déposer  des  raisins  sur  l'autel  avec  les  oblats  et  de  les 
distribuer  aux  fidèles  avec  la  sainte  communion,  est 
prohibé.  Les  raisins  doivent  être  bénis  et  distribués  aux 
fidèles  séparément  de  la  communion.  Cette  défense  est 
portée  sous  peine  de  déposition  pour  les  clercs  qui  l'en- 
freignent. Il  est  probable  que  l'usage  romain  de  bénir 
les  raisins  le  jour  de  saint  Sixte  est  ici  visé.  Sur  cet 
usage,  voir  Duchesne,  Origines  du  culte  chrétien,  5e  édi- 
tion, p.  187.  Ce  canon  est  cité  par  Gratien,  dist.  II,  De 
cons.,  c.  6. 

Canon  29.  —  La  coutume  de  l'Église  d'Afrique  de 
célébrer  la  messe  le  jeudi  saint  après  le  repas  est 
réprouvée  comme  contraire  à  «la  tradition  des  Apôtres 
et  des  Pères  »  et  comme  «  ternissant  tout  le  carême  ». 
Une  semblable  prohibition  est  déjà  portée  au  canon  50 
de  Laodicée. 

Canon  30.  —  «  Voulant  tout  ordonner  pour  l'édifi- 
cation de  l'Église,  nous  avons  décidé  de  régler  aussi  la 
vie  des  prêtres  des  Églises  barbares  :  si  ceux-ci 
estiment  devoir  transgresser  le  canon  apostolique  qui 
défend  de  renvoyer  son  épouse  sous  prétexte  de  piété 
et  faire  plus  qu'il  n'est  prescrit,  conviennent  avec  leurs 
femmes  de  s'abstenir  du  commerce  conjugal,  nous 
prescrivons  qu'ils  ne  doivent  plus  habiter  avec  elles 
d'aucune  façon,  afin  de  fournir  ainsi  la  démonstration 
parfaite  de  l'accomplissement  de  leur  promesse.  Nous 
leur  faisons  cette  concession  uniquement  à  cause  de 
leur  pusillanimité  et  de  leur  moralité  étrangère  qui 
manque  de  solidité.  » 

Ce  canon  constitue  une  dérogation  au  canon  13  en 
faveur  des  clercs  des  Églises  situées  dans  les  territoires 
soumis  aux  barbares  germaniques.  Il  leur  est  permis 
de  suivre  la  discipline  romaine  concernant  le  célibat, 
mais  cette  concession  est  faite  avec  des  considérants 
qui  manquent  d'aménité. 

Canon  31.  —  Il  est  défendu  aux  clercs  sous  peine  de 
déposition  >[i-  célébrer  la  liturgie  et  d'administrer  le 
baptême  dans  les  oratoires  privés  sans  la  permission 
de  l'évoque  du   lieu.   Cité  par  Gratien,  dist.   I,  /><• 


cons.,  c.  31,   comme  étant  du  VIe  concile  général. 

Canon  32.  —  L'usage  des  Arméniens  de  ne  pas 
mettre  d'eau  dans  le  calice  à  la  messe  est  prohibé  sous 
peine  de  déposition.  Le  texte  de  saint  Jean  Chrysos- 
tome  qu'ils  citent  pour  justifier  leur  coutume  vise  ceux 
qui  célèbrent  l'eucharistie  avec  de  l'eau  seule.  Voir  ce 
texte  In  Matthseum  homiliœ,  hom.  lxxxii,  n.  2, 
P.  G.,  t.  lviii,  col.  740.  Comme  évêque  de  Constanti- 
nople,  ce  saint  docteur  mélangeait  l'eau  au  vin  dans  le 
calice  à  la  messe.  Il  en  fut  de  même  pour  Jacques  le 
frère  du  Seigneur  et  pour  Basile  de  Césarée  «  qui  nous 
ont  laissé  par  écrit  leur  hiérurgie  mystique  ».  Cette 
dernière  phrase  est  insérée  par  Gratien  dans  la  dist.  I, 
De  cons.,  c.  47,  comme  étant  du  VIe  concile  général. 

Canon  33.  —  L'usage  des  Arméniens  de  n'admettre 
dans  le  clergé  que  des  membres  de  familles  sacerdo- 
tales est  réprouvé  comme  entaché  de  judaïsme;  est 
également  réprouvée  leur  coutume  de  ne  pas  tonsurer 
les  chantres  et  les  lecteurs. 

Canon  34.  —  Ce  canon  reproduit  le  canon  18  de 
Chalcédoine  concernant  la  conjuration  des  clercs 
contre  leur  évêque.  Voir  Hefelc-Leclercq,  Histoire  des 
conciles,  t.  n,  p.  806. 

Canon  35.  —  Défense  est  faite  au  métropolitain 
après  la  mort  d'un  de  ses  suflragants  d'enlever  ou  de 
s'approprier  les  biens  de  celui-ci  ou  ceux  de  son  Église. 
Ces  biens  devront  demeurer  sous  la  garde  des  clercs 
de  l'Église  privée  de  son  pasteur  jusqu'à  la  prise  de 
possession  du  nouvel  évêque.  Si  l'Église  veuve  est 
dépourvue  de  clercs,  ces  biens  seront  sous  la  garde  du 
métropolitain  qui  devra  les  remettre  intégralement  au 
nouvel  évêque.  Ce  canon  est  cité  par  Gratien,  caus. 
XII,  q.  ii,  c.  48,  comme  étant  du  VIe  concile  général. 

Canon  39.  ■ — ■  Rappelant  les  décisions  du  concile  de 
Constantinople  de  381  (can.  3)  et  celles  du  concile  de 
Chalcédoine  (can.  28),  le  Quinisexte  décrète  «  que  le 
siège  de  Constantinople  doit  jouir  des  mêmes  préro- 
gatives, 7rpscr6Eta,  que  celui  de  l'ancienne  Rome  et 
doit  avoir  les  mêmes  avantages  que  celui- ci  dans  l'ordre 
ecclésiastique  êv  -rotç  èxxXYjcnacmxoïç  ebç  èxeïvov  fisya- 
XuveaGou  izç>6t.Y{xo.GW,  vu  qu'il  occupe  la  deuxième  place 
après  lui.  Le  siège  de  la  grande  ville  d'Alexandrie  doit 
se  ranger  après  lui,  ensuite  celui  d'Antioche  et  après  ce 
dernier  celui  de  Jérusalem.  » 

Les  termes  employés  ici  pour  fixer  les  droits  du 
siège  de  Constantinople  et  ses  rapports  avec  celui  de 
Rome  sont  ceux  du  canon  28  de  Chalcédoine.  Ce  canon 
est  cité  par  Gratien,  dist.  XXII,  c.  6. 

Canon  37.  —  Les  évêques  qui,  par  suite  des  inva- 
sions de  barbares,  n'ont  pu  prendre  possession  de  leurs 
sièges  ne  doivent  pas  être  privés  de  leur  rang  ni  du 
droit  de  faire  des  ordinations.  Hefele-Leclercq  note 
que  ce  canon  nous  donne  «  un  des  premiers  essais  du 
titre  épiscopal  in  parti  bus  infidelium  ».  Hist.  des  con- 
ciles, t.  m,  p.  567,  note  7. 

Canon  38.  —  Ce  canon  reproduit  la  dernière  phrase 
du  canon  17  de  Chalcédoine  :  les  divisions  territoriales 
ecclésiastiques  doivent  êtr».  conformes  aux  divisions 
territoriales  de  l'ordre  civil. 

Canon  39.  —  L'invasion  des  barbares  ayant  forcé 
l'archevêque  de  l'île  de  Chypre  à  se  réfugier  à  Néojus- 
tinianopolis  dans  la  province  de  l'Hellespont,  il  doit  y 
jouir  de  tous  les  droits  que  le  concile  d'Èphèse  a  con- 
férés à  son  siège,  les  prérogatives  de  l'Église  de  Cons- 
tantia,  métropole  ds  l'île  de  Chypre,  étant  transférées 
à  celle  de  Néojustinianopolis.  Il  devra  donc  avoir  auto- 
rité sur  les  évêques  de  l'Hellespont,  y  compris  celui  de 
Cyzique,  et  être  sacré  par  ses  propres  évêques. 

Dans  ce  canon  nous  avons  lu  KcùVo-Tav-n,véwv  iroXecoç, 
de  la  ville  de  Constantia,  au  lieu  de  KwvaTavTivou- 
ttôXemç.  Constantinople,  car  on  ne  voit  pas  comment  le 
concile  aurait  pu  transférer  les  droits  de  Constanti- 
nople au  siège  de  Néojustinianopolis.  La  leçon  que  nous 


1589 


QUINISEXTE    (CONCILE; 


1590 


avons  retenue   est  celle    du   manuscrit  d'Amerhach. 

Canon  40.  —  L'âge  requis  pour  embrasser  la  vie 
monastique,  que  saint  Basile  avait  fixé  à  seize  ans  est 
ramené  par  le  concile  à  dix  ans.  Le  concile  se  croit  auto- 
risé à  prendre  cette  décision  en  raison  du  précédent 
posé  par  le  concile  de  Chalcédoine  qui  a  abaissé  à 
quarante  ans  l'âge  requis  pour  devenir  diaconesse, 
alors  que  saint  Paul  exigeait  la  limite  de  soixante. 
Cf.  Concile  de  Chalcédoine,  can.  17,  dans  Hefele- 
Leclercq,  op.  cit.,  t.  n,  p.  803.  Voir  S.  Basile,  Epist. 
canonican  ad  Amphilochium,  can.  19,  P.  G.,  t.  xxxu, 
col.  719. 

Canon  41.  —  Ceux  qui  veulent  se  retirer  dans  un 
ermitage,  doivent  auparavant  passer  trois  ans  dans  un 
monastère.  Retirés  dans  leur  ermitage,  ils  ne  doivent 
plus  le  quitter  sans  raison  grave  et  sans  la  permission 
de  l'évêque. 

Canon  42.  —  Les  ermites,  qui,  vêtus  de  noir  et  por- 
tant les  cheveux  longs,  circulent  dans  les  villes  et 
visitent  des  laïcs  et  des  femmes,  doivent  couper  leurs 
cheveux,  prendre  l'habit  monastique  et  se  retirer  dans 
un  monastère.  S'ils  s'y  refusent,  on  doit  les  chasser  des 
villes  et  les  reléguer  dans  des  endroits  déserts. 

Canon  43.  —  Tout  chrétien  peut  se  faire  moine, 
quelle  que  soit  la  faute  dont  il  aurait  pu  se  rendre  cou- 
pable. 

Canon  44.  —  Un  moine  qui  tombe  dans  la  fornica- 
tion ou  qui  vit  maritalement  avec  une  femme,  doit 
subir  la  peine  édictée  par  les  canons  contre  les  forni- 
cateurs. 

Canon  45.  —  Les  femmes  qui  vont  faire  profession 
religieuse  ne  doivent  pas  être  conduites  au  sanctuaire 
revêtues  d'habits  de  soie  et  parées  de  pierres  précieuses: 
pour  cette  cérémonie,  elles  doivent  prendre  l'habit  noir 
des  religieuses. 

Canon  46.  — ■  Les  religieuses  ne  doivent  pas  sortir  de 
leur  monastère,  si  ce  n'est  en  cas  de  nécessité,  après 
avoir  obtenu  la  permission  de  la  supérieure,  et  accom- 
pagnées de  plusieurs  religieuses  âgées;  toutefois  en 
aucun  cas  elles  ne  devront  passer  la  nuit  en  dehors  du 
monastère.  De  même,  les  moines  ne  doivent  sortir 
qu'en  cas  de  nécessité  après  avoir  obtenu  la  permission 
<ie  leur  supérieur.  Ceux  qui  enfreindraient  cette  règle, 
moines  et  religieuses,  devront  être  punis. 

Canon  47.  — -  Une  femme  ne  doit  pas  passer  la  nuit 
dans  un  monastère  d'hommes,  ni  un  homme  dans  un 
couvent  de  femmes.  Cette  défense  est  portée  sous  peine 
■d'excommunication pourles  clercs  comme  pourleslaïcs. 

Canon  48.  — ■  La  femme  de  celui  qui  est  élevé  à 
l'épiscopat  doit  se  retirer  dans  un  monastère  éloigné 
<le  la  demeure  épiscopale.  L'évêque  devra  lui  fournir 
une  sustentation  et,  si  elle  est  jugée  digne,  elle  pourra 
être  élevée  au  rang  de  diaconesse.  A  rapprocher  du 
•canon  12. 

Canon  49.  —  Ce  canon  reproduit  le  canon  24  de 
Chalcédoine,  qui  défend  l'aliénation  des  monastères  et 
de  leurs  biens  en  faveur  des  laïcs.  Voir  Hefele-Leclercq, 
Histoire  des  conciles,  t.  n,  p.  810. 

Canon  50.  —  Le  jeu  de  dés  est  défendu  aux  clercs 
sous  peine  de  déposition,  aux  laïcs  sous  peine  d'excom- 
munication. Le  canon  42  (41)  des  Apôtres  avait 
défendu  le  jeu  de  dés  aux  clercs  seulement. 

Canon  51.  —  Le  concile  prohibe  les  représentations 
théâtrales,  celles  des  combats  de  bêtes  féroces,  ainsi 
que  les  danses  scéniques.  Ceux  qui  s'adonnent  à  ces 
choses  devront  être  déposés  s'ils  sont  clercs,  et  excom- 
muniés s'ils  sont  laïcs.  Ce  canon  ne  fait  pas  double 
emploi  avec  le  canon  24  qui  défend  aux  clercs  et  aux 
moines  d'assister  à  des  représentations;  ici,  il  leur  est 
défendu  d'y  prendre  part  comme  acteurs. 

Cdnon  52.  —  Tous  les  jours  du  carême  à  l'exception 
du  dimanche  et  du  jour  de  l'Annonciation,  on  doit 
■célébrer  la  liturgie  des  présanctifiés. 

DICT.   DE   THÉOL.    CATHOL. 


Canon  53.  —  La  parenté  spirituelle  étant  supérieure 
à  la  parenté  du  sang,  un  parrain  ne  peut  épouser  la 
mère  de  son  filleul  sous  peine  d'être  obligé  de  rompre 
cette  union  non  canonique  et  de  subir  la  peine  édictée 
contre  les  fornicateurs. 

Canon  54.  —  Voulant  préciser  les  prohibitions  for- 
mulées par  saint  Basile,  Epist.  canonica  ni  ad  Amphi- 
lochium, can.  67,  68,  79,  P.  G.,  t.  xxxu,  col.  800,  ce 
concile  soumet  à  sept  ans  de  pénitence  «  l'oncle  qui  a 
épousé  sa  nièce,  un  père  et  un  fils  qui  ont  épousé  la 
mère  et  la  fille;  deux  frères  qui  ont  épousé  la  mère  et 
la  fille;  deux  frères  qui  ont  épousé  deux  sœurs  ».  En 
outre,  l'union  non  canonique  devra  être  rompue. 

Canon  55.  —  Visant  l'usage  romain  de  jeûner  les 
samedis  du  carême,  le  concile  rappelle  le  can.  64  des 
Apôtres  qui  défend  le  jeûne  du  samedi,  à  l'exception 
du  Samedi  saint,  sous  peine  de  déposition  pour  les 
clercs  et  d'excommunication  pour  les  laïcs. 

Canon  56.  —  L'usage  arménien  de  manger  des  œufs 
et  du  fromage  les  samedis  et  dimanches  de  carême  est 
prohibé  sous  peine  de  déposition  pour  les  clercs  et 
d'excommunication  pour  les  laïcs,  car  «  il  ne  doit  y 
avoir  dans  toute  l'Église  qu'une  seule  manière  de  jeû- 
ner ». 

Canon  57.  —  a  A  l'autel  on  ne  doit  ofîrir  ni  lait  ni 
miel.  »  Ce  canon,  qui  renouvelle  le  canon  3  des  Apôtres, 
vise  probablement  l'usage  romain  de  bénir  et  de  don- 
ner aux  néophytes,  le  jour  de  Pâques  et  de  la  Pente- 
côte, un  breuvage  composé  de  lait  et  de  miel.  Cf.  Du- 
chesne,  Origines  du  culte  chrétien,  p.  186. 

Canon  58.  —  Sous  peine  d'excommunication  pen- 
dant une  semaine,  il  est  défendu  aux  laïcs  de  se  donner 
eux-mêmes  la  sainte  communion,  si  un  évêque,  un 
prêtre  ou  un  diacre  est  présent. 

Canon  59.  — ■  Il  est  défendu  de  conférer  le  baptême 
dans  les  oratoires  privés  sous  peine  de  déposition  pour 
les  clercs,  d'excommunication  pour  les  laïcs. 

Canon  60.  —  Ceux  qui  simulent  la  possession  diabo- 
lique doivent  être  soumis  à  toutes  les  mortifications 
qu'on  impose  aux  véritables  possédés  pour  les  libérer. 

Canon  61.  —  Ceux  qui  consultent  les  devins  ou  les 
«  hécatontarques  »  pour  connaître  l'avenir,  doivent 
être  soumis  à  la  pénitence  pendant  six  ans.  La  même 
peine  doit  frapper  ceux  qui  «  montrent  des  ours  ou 
d'autres  animaux  pour  tromper  les  simples  »,  ceux  qui 
expliquent  les  sorts,  ceux  qui  donnent  des  oracles  pour 
les  naissances,  qui  interrogent  les  nuages  ou  qui  ven- 
dent des  amulettes,  ainsi  que  les  devins  eux-mêmes. 
Au  cas  où  les  personnes  visées  ci-dessus  refuseraient 
de  s'amender,  elles  devront  être  chassées  complète- 
ment de  l'église.  Balsamon  et  Zonaras  expliquent  que 
les  hécatontarques  jouissaient  d'une  réputation 
d'hommes  savants  et  que  les  montreurs  d'ours  ven- 
daient des  poils  de  ces  animaux  comme  amulettes. 
P.   G.,  t.  cxxxvn  col.  720  D. 

Canon  62.  —  Sont  prohibées  :  les  fêtes  des  Calendes 
(le  1er  de  chaque  mois),  les  Bota  (fêtes  en  l'honneur 
de  Pan),  les  Brumalia  (fêtes  en  l'honneur  de  Bacchus), 
les  fêtes  du  1er  mars  (ancien  nouvel  an  des  Romains), 
les  danses  exécutées  publiquement  par  des  femmes, 
les  fêtes  et  danses  d'hommes  et  de  femmes  en  l'hon- 
neur des  dieux  du  paganisme.  Il  est  également  défendu 
aux  hommes  de  se  déguiser  en  femmes  et  aux  femmes 
de  se  déguiser  en  hommes.  Il  est  également  prohibé 
de  porter  des  masques  comiques,  tragiques  ou  saty- 
riques.  On  ne  doit  pas  non  plus  invoquer  Bacchus  en 
pressant  le  raisin  ou  en  mettant  le  vin  en  tonneaux. 
Ces  prohibitions  sont  portées  sous  peine  de  déposition 
pour  les  clercs  et  d'excommunication  pour  les  laïcs. 
Balsamon  et  Zonaras  s'étendent  longuement  sur  ces 
usages  défendus.  P.  G.,  t.  cxxxvn,  col.  725  sq. 

Canon  63.  —  Les  histoires  de  martyrs  écrites  par  des 
«  ennemis  de  la  vérité  »  ne  doivent  pas  être  lues  dans 

T.  —  XIII  —  51. 


1591 


QUINISEXTE    (CONCILE) 


1592 


l'église,  mais  être  brûlées.  Ceux  qui  les  reçoivent 
comme  vraies  sont  frappées  d'anathènie. 

Canon  64.  —  Il  est  défendu  aux  laïcs  sous  peine  de 
40  jours  d'excommunication  d'enseigner  publique- 
ment la  religion. 

Canon  65.  —  Il  est  défendu  d'allumer  des  feux  à  l'oc- 
casion de  la  nouvelle  lune  pour  danser  autour.  Cette 
prohibition  est  portée  sous  peine  ('e  déposition  pour 
les  clercs  et  d'excommunication  pour  les  laïcs. 

Canon  66.  - —  Tous  les  jours  de  la  semaine  qui  suit  le 
dimanche  de  Pâques  doivent  être  fériés;  les  courses  de 
chevaux  et  les  spectacles  sont  défendus  pendant  cette 
semaine. 

Canon  67.  — ■  Ce  canon  rappelle  sous  peine  de  dépo- 
sition pour  les  clercs  et  d'excommunication  pour  les 
laïcs,  la  défense  portée  par  Act.,  xv,  29,  de  se  nourrir 
du  sang  des  animaux. 

Canon  68.  —  Sous  peine  d'une  année  d'excommuni- 
cation, il  est  défendu  de  détruire  ou  de  couper  les 
livres  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  ainsi  que 
les  écrits  des  saints  docteurs;  il  est  défendu  de  les 
vendre  aux  marchands  de  papier,  aux  parfumeurs  ou  à 
qui  que  ce  soit  qui  se  propose  de  les  détruire,  à  moins 
que  ces  livres  n'aient  été  rendus  inutilisables  par  les 
vers  ou  par  l'eau.  La  même  peine  doit  frapper  ceux  qui 
font  l'acquisition  de  ces  livres  en  vue  de  leur  destruc- 
tion. 

Canon  69.  —  Aucun  laïc  ne  doit  s'approcher  de 
l'autel;  exception  est  faite  pour  l'empereur  qui  peut 
«  selon  une  très  ancienne  coutume  y  déposer  son 
offrande  ». 

Canon  70.  —  Ce  canon  renouvelle  la  défense  faite 
aux  femmes  de  prendre  la  parole  pendant  l'office 
divin  (I  Cor.,  xiv,  34  sq.). 

Canon  71.  —  Sous  peine  d'excommunication  il  est 
défendu  aux  étudiants  en  droit  civil  de  se  conformer 
aux  usages  helléniques,  de  paraître  sur  la  scène  des 
théâtres  et  de  porter  un  costume  étranger.  Ce  canon 
défend  aussi  aux  mêmes  étudiants  de  célébrer  ou 
d'accomplir  les  xûXiaTpœi..  Déjà  Balsamon  et  Zonaras 
ne  pouvaient  dire  ce  qu'il  faut  entendre  par  ce  terme. 

Canon  72.  —  Le  mariage  contracté  entre  un  homme 
orthodoxe  et  une  femme  hérétique  ou  entre  un  homme 
hérétique  et  une  femme  orthodoxe  doit  être  considéré 
comme  non  valide,  fotupoç,  et  les  conjoints  doivent  se 
séparer,  et  la  partie  orthodoxe  devra  dorénavant 
encourir  l'excommunication.  Par  contre,  quand  deux 
conjoints  hérétiques  ont  contracté  un  mariage  légi- 
time, si,  après  la  conversion  de  l'un  d'eux  à  l'orthodoxie, 
ils  veulent  continuer  la  vie  commune,  on  ne  doit  pas 
les  séparer,  en  vertu  de  la  parole  de  saint  Paul,  I  Cor., 
vu,  12-14.  Ce  canon  assimile  ce  que  le  droit  actuel 
nomme  empêchement  de  religion  mixte  à  l'empêche- 
ment de  disparité  de  culte.  On  notera  que  les  mariages 
mixtes  sont  déclarés  non  valides. 

Canon  73.  —  Il  est  défendu  sous  peine  d'excommu- 
nication de  reproduire  l'image  de  la  sainte  Croix  sur  le 
pavé  d'un  édifice. 

Canon  74.  —  Il  est  défendu  de  célébrer  ce  qu'on 
appelle  les  agapes  dans  les  églises.  Ceux  qui  s'obsti- 
neraient à  le  faire  devront  être  excommuniés. 

Canon  75.  —  Ceux  qui  prennent  part  au  chant  dans 
les  églises  ne  doivent  ni  crier  ni  ajouterquoi  que  ce  soit 
au  texte  liturgique. 

Canon  76.  —  Sous  peine  d'excommunication  il  est 
défendu  d'établir  dans  l'enclos  qui  entoure  les  églises 
des  magasins  (échoppes),  d'y  vendre  des  comestibles  ou 
quelque  marchandise  que  ce  soit. 

Canon  77.  —  Il  est  défendu  à  tout  chrétien  laïc  ou 
clerc  de  se  baigner  avec  une  femme  sous  peine  de 
déposition  pour  le  clerc  et  d'excommunication  pour  le 
laïc.  Le  canon  30  de  Laodicée  avait  porté  la  même 
défense,  mais  sans  édicter  de  sanction. 


Canon  78.  —  Les  catéchumènes  doivent  apprendre 
le  symbole  de  la  foi  et  le  réciter  le  jeudi  saint  devant 
l'évêque  et  les  prêtres.  Ce  canon  répète  mot  pour  mot 
Je  canon  40  de  Laodicée. 

Canon  7  9.  —  Il  est  défendu  c'e  se  donner  des  pré- 
sents à  Noël  (Xoyeïtx)  en  l'honneur  des  couches  de  la 
sainte  Vierge,  l'enfantement  du  Sauveur  ayant  eu  lieu 
d'une  manière  miraculeuse  et  totalement  différente  de 
celui  clés  enfants  des  hommes.  Cette  défense  est  portée 
sous  peine  de  déposition  pour  les  clercs  et  d'excommu- 
nication [jour  les  laïcs. 

Canon  80.  —  Tout  clerc  ou  laïc  qui,  sans  empêche- 
ment grave  et  n'étant  pas  en  voyage,  reste  «  trois 
dimanches  en  trois  semaines  »,  donc  trois  dimanches 
consécutifs  sans  aller  à  la  synaxe  (y.rt  cuvépyotvTo), 
doit  être  puni,  le  clerc  de  déposition,  le  laïc  d'excom- 
munication. Le  canon  grec  11  (latin  14)  de  Sardique 
portait  déjà  une  semblable  pénalité. 

Canon  81.  —  Il  est  défendu  sous  peine  de  déposition 
pour  les  clercs  et  d'excommunication  pour  les  laïcs, 
d'ajouter  au  Trisagion  la  clansule  «  qui  a  été  crucifié 
pour  nous  ». 

Canon  82.  —  Dorénavant  on  ne  devra  plus  représen- 
ter le  Christ  sous  la  forme  d'un  agneau,  mais  unique- 
ment «  sous  sa  forme  humaine  ».  Duchesne  suppose  que 
le  pape  Sergius  Ier  introduisit  dans  la  liturgie  romaine 
le  chant  de  l'Agnus  Dei  pour  protester  contre  cette 
prohibition.  Cf.  Liber  pentif.,  t.  r,  p.  381,  n.  42. 

Canon  83.  —  11  est  défendu  de  donner  l'eucharistie 
aux  morts. 

Canon  84.  —  Quand  on  ne  peut  acquérir  la  certitude 
qu'un  enfant  a  reçu  le  baptême,  on  doit  le  baptiser. 

Canon  8ô.  ■ —  L'affranchissement  d'un  esclave  doit 
avoir  lieu  en  présence  de  trois  témoins. 

Canon  86.  —  Ceux  qui  tiennent  une  maison  de  pros- 
titution doivent  être  déposés  et  excommuniés,  s'ils 
sont  clercs;  s'ils  sont  laïcs,  ils  doivent  être  excommu- 
niés. 

Canon  87.  —  Celui  qui  quitte  sa  femme  pour  en 
épouser  une  autre  devra  faire  sept  années  de  pénitence 
canonique. 

Canon  88.  —  A  moins  d'extrême  nécessité,  on  ne 
doit  pas  faire  entrer  de  bétail  dans  une  église.  Le  clerc 
qui  enfreint  cette  défense  sera  déposé  et  le  laïc  excom- 
munié. 

Cancn  89.- —  Pendant  la  semaine  sainte  le  jeûne  doit 
durer  ju:  qu'à  minuit  du  «gn.i  d  ;  ;  1  bat  «(samedi  saint). 

Canon  90.  —  En  l'honneur  de  la  résurrection  du 
Sauveur,  on  ne  doit  pas  fléchir  le  genou  depuis  les 
complies  du  samedi  jusqu'à  celles  du  dimanche.  Ce 
canon  précise  le  canon  20  de  Nicée. 

Canon  91.  —  Les  femmes  qui  donnent  des  remèdes 
pour  procurer  l'avortement  ainsi  que  celles  qui  les 
prennent  doivent  être  soumises  aux  pénalités  qui 
frappent  les  meurtriers. 

Canon  92.  —  Ce  canon  reproduit  le  canon  27  de 
Chalcédoir.e,  édictant  des  pénalités  contre  ceux  qui 
commettent  le  rapt.  Cf.  Hefele-Leclereq,  Hist.  des  eon- 
ciles,  t.  il,  p.  814  sq. 

Canon  93.  —  Une  femme  q^'i  se  remarie  avant  d'a- 
voir acquis  la  certitude  de  la  mort  de  son  premier 
époux  disparu  au  cours  d'un  voyage  ou  d'une  guerre 
est  adultère.  Cependant  la  probabilité  de  la  mort  de 
son  premier  époux  la  rend  partiellement  excusable. 
Une  femme  qui  de  bonne  foi  a  épousé  un  homme 
abandonné  par  son  épouse  a  forniqué,  mais  par  igno- 
rance. Après  son  renvoi  causé  par  le  retour  de  la  pre- 
mière femme,  elle  ne  peut  être  e  mpêchée  de  contracter 
un  autre  mariage,  bien  qu'elle  fît  mieux  de  s'en  abste- 
nir, t'n  soldat  qui,  au  retour  d'une  longue  absence. 
trouve  sa  femme  mariée  à  un  autre  est  dans  son 
droit  en  la  reprenant  après  lui  avoir  pardonné  ainsi 
qu'à  celui  qui  l'avait  épousée  en  seconde  noces. 


1593 


QUINISEXTE    (CONCILE) 


1594 


Canon  94.  —  Ceux  qui  prêtent  des  serments  païens 
doivent  être  excommuniés. 

Canon  93.  —  Ce  canon  reproduit  le  canon  7  du  con- 
cile de  Constantinople  de  l'année  381.  Voir  Hefele- 
Leclercq,  Hist.  des  conciles,  t.  n,  p.  35  sq.  Il  y  ajoute 
ce  qui  suit  :  «  Les  manichéens,  les  valentiniens,  les  mar- 
cionites  et  autres  hérétiques  semblables  qui  se  con- 
vertissent (doivent  être  traités  comme  des  païens  et 
rebaptisés;  les  nestoriens,  euty chiens  et  sévériens), 
doivent  donner  une  profession  de  foi  par  écrit  et  jeter 
l'anathème  à  l'hérésie,  à  Nestorius,  à  Eutychès,  à 
Dioscore,  à  Sévère,  à  tous  les  chefs  d'hérésie  sem- 
blables et  à  leurs  adhérents  ainsi  qu'à  toutes  les  héré- 
sies nommées  plus  haut;  ensuite,  ils  peuvent  recevoir 
la  sainte  communion.  » 

Le  membre  de  phrase  entre  parenthèses  ne  se  lit  pas 
dans  le  texte  des  collections  des  conciles;  il  provient 
du  commentaire  de  Balsamon,  mais  il  est  réclemé  par 
le  sens,  car  on  ne  voit  pas  pour  quelle  raison  on  exige- 
rait des  marcionites  et  des  gnostiques  une  réprobation 
de  Nestorius  et  d'Eutychès.  D'autre  part,  il  est  avéré 
que  le  baptême  des  gnostiques  n'était  pas  reçu  par 
l'Église. 

Canon  96.  —  Il  est  défendu  sous  peine  d'excommu- 
nication de  friser  ses  cheveux  d'une  manière  provo- 
quante en  vue  de  séduire  le  prochain. 

Canon  97.  —  Ceux  qui  ont  commerce  avec  leur 
femme  dans  les  lieux  saints,  ou  qui  profanent  ces  der- 
niers d'une  manière  quelconque,  doivent  être  frappés 
de  déposition,  s'ils  sont  clercs,  et  d'excommunication, 
s'ils  sont  laïcs. 

Canon  98.  —  Celui  qui  épouse  la  fiancée  d'un  autre 
du  vivant  de  celui-ci,  doit  être  puni  comme  adultère. 

Canon  99.  —  L'usage  arménien  de  cuire  des  viandes 
à  l'intérieur  des  églises  et  d'en  offrir  aux  prêtres  est 
prohibé  sous  peine  d'excommunication. 

Canon  100.  —  Les  images  et  peintures  qui  excitent 
les  sens  à  la  lubricité  sont  interdites.  Leurs  auteurs 
devront  être  frappés  d'excommunication. 

Canon  101.  - —  On  doit  recevoir  la  sainte  commu- 
nion sur  les  mains  tenues  en  forme  de  croix  et  non  sur 
un  récipient,  fût-il  d'or  ou  d'argent.  Cette  prescrip- 
tion oblige  sous  peine  d'excommunication  celui  qui 
distribue  la  sainte  communion  comme  celui  qui  la 
reçoit. 

Canon  102.  —  Ceux  qui  ont  reçu  le  pouvoir  de  lier 
et  de  délier  doivent  étudier  le  caractère  eu  pécheur, 
afin  de  pouvoir  employer  les  moyens  propres  à  l'ame- 
ner à  s'amender. 

Appréciation  d'ensemble.  —  11  suffit  d'un  rapide 
coup  d'oeil  sur  ces  canons  pour  se  convaincre  que  le 
Quinisexte  avait  en  vue  l'unification  et  un  essai  de 
codification  de  la  législation  canonique  imposant 
les  usages  et  la  pratique  de  Byzance  à  l'Église  univer- 
selle. Après  l'énumération  des  autorités  dogmatiques  et 
canoniques,  canons  1  et  2,  les  canons  3-39  fixent  la 
discipline  du  clergé,  les  canons  40-50,  celle  des  moines 
et  des  religieux,  enfin  les  canons  51-102  visent  l'tmen- 
dement  du  peuple  chrétien. 

Les  canons  concernant  le  clergé  supposent  l'organi- 
sation de  l'Église  en  patriarcats,  can.  36;  prescrivent 
la  conformité  de  la  division  territoriale  ecclésiastique 
avec  la  division  territoriale  civile,  can.  37;  règlent  la 
tenue  des  conciles  provinciaux,  can.  8;  ainsi  que  l'attri- 
bution des  paroisses  rurales,  can.  25,  et  la  conserva- 
tion des  patrimoines  ecclésiastiques,  can.  35.  Nom- 
breux sont  les  canons  concernant  la  chasteté  des  clercs, 
can.  3,  4,  5,  6,  12,  13,  30,  et  la  dignité  de  leur  vie, 
can.  9,  11,  24,  27.  Enfin  l'obligation  de  la  stabilité  et 
de  la  résidence  est  rappelée,  can.  17,  19,  37.  Plusieurs 
canons  règlent  différents  usages  liturgiques,  can.  28, 
29,  31,  32,  et  prohibent  les  ordinations  simoniaques 
ainsi  que  la  simonie  dans  l'administration  des  sacre- 


ments, can.  22,  23.rPour  ce  qui  concerne  les  religieux, 
le  Quinisexte  fixe  l'âge  requis  pour  la  profession  reli- 
gieuse, can.  40,  43,  réglemente  la  clôture  des  monas- 
tères, can.  46,  47,  la  vie  érémitique,  can.  41,  42,  voire 
la  toilette  des  religieuses  à  l'occasion  de  leur  profes- 
sion, can.  49.  La  partie  concernant  la  discipline  géné- 
rale est  moins  systématique.  Le  concile  déclare  vouloir 
unifier  la  pratique  du  jeûne,  can.  55.  Il  rappelle  l'obli- 
gation d'assister  à  la  messe  le  dimanche,  can.  81.  Il 
précise  les  empêchements  de  mariage,  de  parenté  spi- 
rituelle, can.  53,  de  consanguinité  et  d'affinité,  can.  54, 
de  religion  mixte,  can.  77.  Il  règle  les  rapports  des 
chrétiens  avec  les  Juifs,  can.  11,  et  réprouve  un  grand 
nombre  de  pratiques  superstitieuses,  can.  61,  62,  65, 
71.  et  d'autres  abus. 

Un  semblable  essai  de  codification  et  d'unification 
de  la  législation  canonique  était  conforme  à  la  menta- 
lité byzantine  et,  en  692,  la  situation  paraissait  fort 
propice  à  sa  réalisation.  En  effet,  le  VIe  concile  général 
avait  liquidé  les  controverses  dogmatiques;  les  pays 
infectés  de  monophysisme  avaient  été  détachés  de 
l'empire  au  courant  du  vne  siècle.  Bien  qu'amoindri 
celui-ci  était  devenu  plus  cohérent  et  plus  uni,  surtout 
par  la  réforme  administrative,  première  ébauche  de 
l'organisation  des  »  thèmes  »  byzantins.  Enfin,  la  cam- 
pagne heureuse  de  Constantin  Pogonat  semblait  avoir 
éloigné  tout  danger  d'invasion  de  la  part  des  Arabes. 

III.  Le  Quinisexte  et  l'Église  romaine.  —  La 
législation  du  Quinisexte  heurtait  les  conceptions 
romaines  en  plus  d'un  point.  Le  canon  36  reproduisait 
le  canon  28  de  Chalcédoine  qui  donnait  au  patriarche 
de  Constantinople  la  seconde  place  dans  l'Église  uni- 
verselle, immédiatement  après  celle  du  pontife  romain. 
Or,  Rome  n'avait  pas  admis  le  can.  28  de  Chalcédoine. 
En  outre,  la  pratique  romaine  du  célibat  ecclésias- 
tique était  réprouvée,  can.  13,  ainsi  que  la  coutume 
romaine  du  jeûne  du  samedi,  can.  55.  Enfin  bien  des 
usages  liturgiques  de  Rome  étaient  prohibés,  can.  28, 
57,  82.  En  outre  le  fait  que  dans  l'énumération  des 
autorités  canoniques,  can.  2,  les  décrétaJes  des  papes  et 
la  plupart  des  conciles  latins  étaient  passés  sous 
silence  ne  pouvait  que  déplaire  à  Rome. 

1°  Sous  Serge  I".  —  A  en  croire  la  biographie  du 
pape  Serge  Ier  (687-701)  au  Liber  pontificalis,  des  légats 
romains  auraient  assisté  au  Quinisexte  et,  induits  en 
erreur,  auraient  souscrit  ses  canons.  Duchesne,  Lib. 
pont.,  t.  i,  p.  378,  n.  18,  admet  la  véracité  de  ce  rensei- 
gnement et  suppose  que  «  les  légats  auraient  été  désa- 
voués et  que  leur  signature  aurait  été  bifiée  par  la 
suite  ».  Mais  l'empereur  voulait  plus  que  la  signature 
des  légats  romains;  il  fit  expédier  à  Rome  six  exem- 
plaires des  canons  du  Quinisexte,  munis  de  la  signa- 
ture impériale  et  de  celles  des  patriarches  de  Constan- 
tinople, d'Alexandrie  et  d'Antioche.  Le  pape  était 
invité  à  mettre  la  sienne  à  la  prtmière  place  qui  avait 
été  laissée  en  blanc  à  cette  fin.  Mais  Serge  Ier  refusa 
d'obtempérer  à  la  demande  impériale,  parce  que  le 
concile  qui  lui  était  soumis  contenait  quelques  canons 
qui  «  s'écartaient  de  l'usage  ecclésiastique  ».  C'est 
pourquoi  il  ne  voulut  ni  le  recevoir,  ni  le  faire  lire 
publiquement  et  il  le  rejeta  comme  entaché  de  «  nou- 
veautés et  d'erreurs  ». 

Pour  intimider  le  pape  et  l'amener  à  ses  fins,  Justi- 
nien  II  fit  enlever  de  Rome  et  transporter  à  Constan- 
tinople Jean,  l'évêque  de  Porto  qui  avait  représenté 
le  pape  au  VIe  concile  général,  ainsi  que  le  conseiller 
Boniface.  Ensuite  arriva  à  Rome  le  protospathaire 
Zacharie  qui  avait  l'ordre  d'enlever  le  pape  lui-même 
et  de  l'amener  à  Constantinople;  mais  les  milices  de 
Ravenne  et  de  la  Pentapole  qui  avaient  eu  connais-  • 
sance  des  intentions  du  protospathaire  marchèrent  sur 
Rome  pour  l'empêcher  de  réaliser  son  dessein.  Effrayé 
Zacharie  demanda  au  pape  de  faire  fermer  les  portes 


1595 


QUINISEXTE    (CONCILE; 


1596 


de  la  ville  de  Rome  et  se  réfugia  dans  la  chambre  à 
coucher  du  pontife  au  palais  du  Latran.  Les  troupes  de 
Ravenne  entrèrent  néanmoins  dans  la  ville  et,  comme 
la  rumeur  s'était  répandue  que  le  pape  avait  été  em- 
barqué sur  un  navire  en  partance  pour  Constantinople, 
elles  entourèrent  le  Latran,  demandant  à  voir  le  pon- 
tife et  menaçant  d'enfoncer  les  portes.  Tout  tremblant, 
le  protospathaire  se  blottit  sous  le  lit  du  pape.  Celui-ci 
sortit  et  parvint  à  calmer  les  miliciens.  Zacharie 
obtint  la  vie  sauve,  mais  fut  chassé  ignominieusement 
de  la  ville  de  Rome.  Voir  Vie  de  Serge  Ier,  au  Liber 
pontificalis,  t.  I,  p.  372  sq.  ;  Paul  Diacre,  Historia  Lan- 
gobardorum,  1.  VI,  c.  xi,  P.  L.,  t.  xcv,  col.  G30;  Bède, 
Chronique,  P.  L.,  t.  xc,  col.  568  sq.  La  révolution  qui 
renversa  Justinien  II  en  695  l'empêcha  de  poursuivre 
l'affaire  du  Quinisexte.  Ses  deux  successeurs  Léonce  et 
Tibère  Apsimare  ne  s'en  occupèrent  pas. 

Nous  avons  noté  plus  haut  que  l'introduction  faite 
par  le  pape  Serge  Ier  du  chant  de  VAgnus  Dei  à  la 
messe  semble  être  une  protestation  liturgique  contre 
le  canon  82  du  Quinisexte. 

2°  Sous  Jean  VII.  — -  Rétabli  sur  le  trône  impérial 
en  705,  Justinien  II  n'oublia  pas  son  concile.  Il  envoya 
deux  métropolites  au  pape  Jean  VII  (705-707)  «  pour 
traiter  l'affaire  des  tomes  qu'il  avait  envoyés  à  Rome 
sous  le  pontificat  de  Serge  d'apostolique  mémoire, 
dans  lesquels  se  trouvaient  certains  chapitres  qui 
étaient  en  opposition  à  l'Église  romaine  ».  Vie  de 
Jean  VII,  dans  Lib.  pont.,  t.  i,  p.  385  sq.  Ces  deux 
métropolites  étaient  porteurs  d'une  lettre  dans  laquelle 
l'empereur  conjurait  le  pape  de  rassembler  son  concile, 
d'examiner  les  canons  en  question,  de  confirmer  ceux 
qui  lui  sembleraient  dignes  d'approbation  et  de  casser 
ceux  qu'il  jugerait  répréhensibles.  Mais  le  pape  «timoré 
par  fragilité  humaine,  ne  les  amenda  en  aucune  façon 
et  les  renvoya  tels  quels  au  prince  par  le  ministère  des 
métropolites  susnommés  ».  Lib,  pont.,  loc.  cit.  Sans 
doute,  dans  la  phrase  citée  ci-dessus,  le  biographe  de 
Jean  VII  ne  dit  pas  que  ce  pape  ait  donné  sa  signature 
aux  canons  du  Quinisexte;  il  ne  dit  pas  non  plus 
expressément  qu'il  les  ait  approuvés  d'une  manière 
quelconque;  mais,  si  Jean  VII  s'était  contenté  de  les 
renvoyer  purement  et  simplement  sans  ajouter  quoi 
que  ce  soit,  son  attitude  aurait  été  analogue  à  celle  de 
Serge  Ier  et  on  ne  voit  pas  comment  son  biographe 
aurait  pu  lui  reprocher  sa  pusillanimité  à  cette  occa- 
sion. Nous  ne  croyons  pas  que  Jean  VII  ait  donné  sa 
signature  aux  canons  du  Quinisexte,  car  s'il  l'avait 
fait,  les  commentateurs  et  les  polémistes  byzantins  du 
Moyen  Age  n'auraient  pas  manqué  de  le  rappeler; 
mais  nous  estimons  qu'il  ressort  de  la  biographie  de 
Jean  VII  que  ce  pape,  ne  fût-ce  que  de  vive  voix,  a 
donné  une  certaine  approbation  au  concile  Quinisexte, 
que  l'empereur  s'en  est  contenté,  mais  que  le  clergé 
romain  l'a  pris  en  mauvaise  part.  Ceux  qui  doutent  de 
l'approbation  du  Quinisexte  par  Jean  VII  mettent  en 
avant  que,  si  elle  avait  vraiment  eu  lieu,  Justinien  II 
n'aurait  pas  repris  cette  affaire  avec  le  pape  Constan- 
tin successeur  de  Jean  VII. 

3°  Sous  Constantin  Ier.  —  Nous  lisons  en  effet  dans 
le  Liber  pontificalis  qu'en  710  le  pape  Constantin 
(708-715)  reçut  de  l'empereur  une  lettre  le  convoquant 
à  Constantinople.  Parti  de  Rome  le  5  octobre  de  la 
IXe  indiction,  le  pape  rencontra  à  Naples  le  patricc 
Jean  Rhizocopus  qui  se  dirigeait  lui-même  vers  Rome, 
où  il  fit  mettre  à  mort  quatre  membres  influents  du 
clergé  romain.  Constantin  ne  fut  sans  doute  pas  mis 
au  courant  des  instructions  impériales  dont  le  patrice 
était  porteur.  Il  continua  son  voyage  vers  la  ville 
impériale,  où  il  fut  reçu  avec  de  grands  honneurs  au 
printemps  suivant.  A  Nicomédie,  le  pape  Constantin 
rencontra  l'empereur,  qui  lui  baisa  les  pieds,  voulu I 
recevoir  la  communion  de  sa  main,  confirma  tous  les 


privilèges  de  l'Église  romaine  et  l'autorisa  à  retourner 
à  Rome.  Liber  pont.,  t.  i,  p.  389;  Bède,  Clironique, 
P.  L.,  t.  xc,  col.  570.  Rien  dans  ce  récit  n'indique  que 
l'affaire  du  Quinisexte  ait  été  pour  quelque  chose  dans 
la  convocation  du  pape  Constantin  à  Constantinople. 
Il  y  avait  à  cette  époque,  à  Rome,  à  Ravenne  et  dans 
le  reste  de  l'Italie,  assez  de  troubles,  de  difficultés  et 
d'intrigues   qui  rendent    compréhensible    la    mesure 
prise  par  l'empereur  Justinien,  voire  la  manière  forte 
employée  par  Jean  Rhizocopus.  Sans  doute,  le  bio- 
graphe de  Grégoire  II  raconte  que  ce  pape  étant  diacre 
avait  accompagné  son  prédécesseur  Constantin  lors  de 
son  voyage  à  Constantinople  et  que  «  interrogé  par 
l'empereur  Justinien  sur  certains  chapitres,  il  donna 
une  très  bonne  réponse  et  fournit  une  solution  pour 
chaque  question  ».  Liber  pont.,  t.  i,  p.  396.  Il  est  pos- 
sible, probable  même,  que  ces  «  chapitres  »  aient  été  les 
canons  du  Quinisexte,  mais  il  n'est  pas  nécessaire  d'ad- 
mettre que  la  conversation  de  l'empereur  et  du  diacre 
Grégoire  ait  roulé  sur  l'approbation  pontificale;  il  est 
plus  probable,  comme  il  s'agissait  de  «  solutions  »  à 
donner  à  diverses  «  questions  »,  que  les  interlocuteurs 
ont  traité  de  l'interprétation  de  certains  de  ces  canons 
ou  de  leur  mise  en  vigueur  dans  l'Église  romaine.  Quoi 
qu'il  en  soit  de  cette  question,  le  pape  et  l'empereur 
se  séparèrent,  comme  on  vient  de  le  voir,  en  très  bons 
termes;  et  le  Liber  pontificalis  a  gardé  un  bon  souvenir 
du  féroce  Justinien  II,  qu'il  appelle  «un  bon  prince»,  «un 
empereur  orthodoxe  et  très  chrétien  ».  Id.,  ibid.,  p.  391. 
4°  Discussions  ultérieures.  —  Les  troubles  qui  agi- 
tèrent l'empire  après  la  mort  de  Justinien  II,  la  que- 
relle des  images  qui  survint  peu  après  (dès  726),  firent 
rentrer  dans  l'ombre  la  question  du  Quinisexte.  On 
n'en  reparla  plus  qu'en  787,  au  IIe  concile  de  Nicée.  Le 
canon  82  du  Quinisexte  prescrit  que  le  Sauveur  ne  doit 
être  représenté  que  sous  sa  forme  humaine.  Citant  ce 
canon  à  la  session  iv  du  IIe  concile  de  Nicée,  Taraise, 
patriarche  de  Constantinople,  expliqua  «  que  quatre 
ou   cinq  ans   après  le  VIe  concile    œcuménique,  les 
mêmes  évêques  s'étant  de  nouveau  réunis  en  assemblée 
avaient  porté  les  susdits  canons   »   (ceux  du  Quini- 
sexte). Mansi,  Concil.,  t.  xin,  col.  219.  L'adresse  du 
Quinisexte  à  l'empereur,  ibid.,  t.  xi,  col.  933,  dit  bien 
que  ce  concile  voulait  compléter  l'œuvre  des  Ve  et 
VI«  conciles,  en  formulant  des  décrets  disciplinaires; 
mais  Taraise  à  Nicée  va  plus  loin.  Pour  lui,  les  canons 
du  Quinisexte  sont  à  considérer  comme  émanant  du 
VIe  concile  général,  puisqu'ils  ont  été  élaborés  par  les 
Pères  de  ce  concile,  réunis  au  bout  de  quelques  années 
pour  parachever  son  œuvre.  L'assertion  de  Taraise  eut 
un  plein  succès;  elle  obtint  l'adhésion  du  VIIe  concile 
ainsi  que  celle  du  pape  Adrien   Ier.  Dans  la  longue 
lettre  qu'il  écrivit  aux  évêques  de  l'Église  franque, 
pour  répondre  aux  critiques  qu'ils  avaient  formulées 
contre  l'œuvre  du  VIIe  concile  général,  Adrien  Ier  dit 
au  c.  xxxv,  que  «  les  Pères  du  VIIe  concile  ont  cité  un 
témoignage  du  VIe  concile,  pour  démontrer  clairement 
que  déjà  à  l'époque  de  celui-ci...  les  saintes  images 
étaient  vénérées  ».  P.  L.,  t.  xcvm,  col.  1264  A.  Ici  le 
pape  fait  évidemment  allusion  au  can.  82  du  Quini- 
sexte, qu'il  croit  être  le  VIe  concile.  Déjà  avant  la  réu- 
nion du  IIe  concile  de  Nicée,  dans  sa  Lettre  à  Taraise, 
qui  fut  lue  à  la  ne  session  de  cette  assemblée,  Adrien  Ier 
avait  écrit  :  «  Je  reçois  le  VIe  concile  avec  tous  ses 
canons,  dans  lesquels  il  est  dit  que  certaines  images 
représentent  un  agneau  désigné  du  doigt  par  le  Précur- 
seur... »  Il  est  clair  qu'ici  aussi  le  pape  vise  le  can.  82 
du  Quinisexte,  qu'il  croit  être  du  VIe  concile.  Ainsi  que 
nous  l'avons  dit  plus  haut,  ce  ne  peut  être  que  Taraise 
qui  a  amené  le  pape  à  attribuer  au  VIe  concile  les 
canons  du  Quinisexte,  car  il  n'est  guère  admissible 
qu'à  Rome, au  courant  du  vin*  siècle, cette  attribution 
ait  été  communément  admise. 


159: 


QUINISEXTE    (CONCILE)    —    QUIROGA    (DIEGO    DE; 


1598 


A  partir  de  cette  époque,  les  canons  du  Quinisexte 
furent  généralement  attribués  au  VIe  concile  général 
et  le  concile  Quinisexte  lui-même  fut  considéré  comme 
un  appendice  de  ce  dernier.  C'est  sans  doute  pour  cette 
raison  qu'aucun  chroniqueur  byzantin  du  haut 
Moyen  Age  ne  le  mentionne.  George  Hamartolos,  dans 
la  notice  qu'il  consacre  à  Constantin  Pogonat,  cite  le 
can.  82  du  Quinisexte,  mais  l'attribue  au  VIe  concile 
général. 

Enfin,  nous  avons  signalé  plus  haut,  dans  l'analyse 
des  canons,  que  Gratien  attribue  au  VIe  concile  les 
nombreux  canons  du  Quinisexte  qu'il  cite.  Seul  le 
pape  Jean  VIII  (872-882)  semble  avoir  émis  quelque 
doute  sur  le  bien  fondé  de  cette  attribution.  Dans  sa 
préface  de  la  traduction  des  Actes  du  VIIe  concile 
général,  Anastase  le  Bibliothécaire  lui  fait  dire  qu'il 
n'approuve  «  les  canons  que  les  Grecs  prétendent  être 
<iu  VIe  concile  »  qu'autant  qu'ils  ne  sont  pas  contraires 
aux  décrets  des  papes  et  aux  bonnes  mœurs.  Mansi, 
Concil.,  t.  xn,  col.  982.  Ce  n'est  que  plus  tard,  au 
courant  de6  controverses  entre  Latins  et  Byzantins, 
que  l'existence  indépendante  du  Quinisexte  fut  recon- 
nue. 

Les  canons  du  Quinisexte  se  trouvent  dans  Mansi, 
Concil.,  t.  xi,  col.  929  sq.  Meilleure  édition  dans  Lauchert, 
Die  Ktmones  der  allkirchlichen  Konzi/i>n,-Fribourg-en-B., 
1896,  p.  97  sq.  Sur  l'histoire  du  Quinisexte,  Hefele-Le- 
clercq,  Hisl.  des  conciles,  t.  in,  p.  560  sq.;  Duchesne, 
L'Eglise  au  VI'  siècle,  p.  477  sq.;  Er.  Caspar,  Geschichle 
des  Papsttums,  t.  n,  Tubingue,  1933,  p.  633-640. 

G.  Fritz. 

QUINTANADUENAS  Antoine,  théologien 
moraliste  espagnol,  né  à  Alcantara  en  1599.  Il  entra 
dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1615,  professa  les 
humanités  et,  appliqué  au  saint  ministère,  se  signala 
par  son  dévouement  aux  prisonniers  et  aux  pestiférés; 
il  fut  recteur  du  Collège  irlandais  à  Séville  et  y  mourut 
en  1651. 

Il  est  surtout  connu  par  une  instruction  pratique, 
écrite  en  castillan  en  vue  de  la  préparation  aux 
ordres  sacrés  et  plusieurs  fois  rééditée  :  Instruction 
de  ordinandes  y  ordenados...,  avec  appendice  Del 
examen  de  confessores  y  predicadores,  Séville,  1640, 
et  par  deux  ouvrages  latins  de  morale  casuistique 
auxquels  se  réfère  parfois  saint  Alphonse  :  Singularia 
théologies  moralis  ad  septem  Ecrlesiœ  sacramenta, 
accessit  appendix  adeelebriora  christiani  orbis  jubilœa, 
Séville,  1645;  Venise,  1648;  Singularia  moralis  theo- 
logise ad  quinque  Ecclesiœ  prœcepta,  neenon  ad  eccle- 
siasticas  censuras  et  pœnas,  Madrid,  1652  (posthume). 

Nous  avons  en  outre  de  cet  auteur,  en  castillan  : 
deux  petits  écrits  canoniques  de  circonstance,  Casos 
occurrenles  en  los  jubileos  de  dos  semanas...,  Séville, 
1642;  Explication  de  la  bula  de  Vrbano  VIII  contra 
il  usu  del  tabaco  en  los  templos,  Séville,  1642  (par  la 
constitution  Cum  Ecclesiœ,  30  janv.  1642,  Urbain  VIII 
avait  défendu  l'usage  du  tabac  sous  quelque  forme 
que  ce  fût  dans  les  églises  du  diocèse  de  Séville; 
cf.  Ferraris,  Prompla  bibliotheca,  art.  Tabaccum, 
éd.  Migne,  t.  vu,  1857,  col.  777;  Gaspard,  Codicis 
juris  canonici  fontes,  1. 1,  1923, n. 222,  p.  422),  et  divers 
ouvrages  d'hagiographie  et  d'ascétique,  Vida  de  la 
infanta  D.  Sancha  Al/onso,  1631  ;  Gloriosos  martyres 
de  Osuna...,  1632;  Santos  de  la  ciudad  de  Sevilla..., 
1637  ;  Santos  de  la  impérial  ciudad  de  Toledo,...  1651; 
Nombre  santissimo  de  Maria  :  son  excelencia,  signi- 
ftcados,  vénération  y  efeclos,   1643. 

Ce  jésuite  est  à  distinguer  d'un  homonyme,  le 
canoniste  Antoine  de  Quintanaduenas,  né  à  Burgos, 
consulteur  des  vice-rois  de  Sicile  et  senator  italicus  à  la 
cour  madrilène,  mort  vers  1 628,  qui  composa  un  ouvrage 
sur  les  bénéfices.  Ecclesiasticon  lib.  IV,  Salamanque, 
1592.  Cf.   Hurter,  Nomenclator,  t.   m,   col.   867. 


Sommervogel,  Bibliothèque  de  la  Comi>agnie  de  Jésus, 
t.  vi,  col.  1345  sq.;  Hurter,  Nomenclator,  3e  éd.,  1907, 
t.  m,  col.  1188;  Astrain,  Historia  de  la  Compania  de  Jésus, 
t.  v,  1916,  p.  89,  102,  note  2. 

R.  Brouillard. 

QUINTILLIENS.  —  Parmi  les  compagnes  de 
Montan,  saint  Épiphane  est  seul  à  signaler  une 
certaine  Quintilla,  qu'en  plusieurs  endroits  il  associe 
avec  Maximilla  et  Priscilla.  Cf.  Hœres.,  xlix,  1,  P.  G., 
t.  xli,  col.  880;  Hœres.,  li,  33,  col.  949;  Hœres., 
lxxix,  1,  t.  xlii,  col.  741.  Au  premier  passage  cité, 
il  fait  de  cette  femme  l'éponyme  d'une  secte  qu'il 
appelle  l'hérésie  des  quintilliens,  appelés  encore 
pépuziens,  artotyrites,  priscilliens.  Épiphane,  à  la 
vérité,  n'est  pas  très  sûr  si  c'est  Priseille  ou  Quintille 
qu'il  faut  mettre  à  l'origine  de  la  secte.  Ces  hésita- 
tions montrent  que  l'évêque  de  Salamine  n'avait  sur 
les  communautés  en  question,  qu'il  distingue,  on  ne 
sait  trop  pourquoi,  des  montanistes,  que  des  rensei- 
gnements très  vagues.  On  accueillera  donc  avec 
quelque  scepticisme  les  données  qu'il  fournit  tant 
sur  Quintilla  et  les  apparitions  du  Christ  qu'elle 
prétendait  avoir  eues  que  sur  les  pratiques  de  la 
secte  qu'il  rattache  à  cette  femme.  Tout  ce  qu'il  dit, 
soit  du  rôle  que  jouaient  les  «  prophétesses  »  dans 
les  communautés  susdites,  soit  de  la  cérémonie  où 
sept  vierges,  de  blanc  vêtues  et  portant  un  flambeau, 
exhortaient  les  fidèles  à  la  pénitence,  soit  enfin  de 
rites  sanglants  qui  se  célébraient  dans  certaines 
assemblées  quintilliennes  (voir  Hœres.,  xlviii,  15, 
col.  880  B),  a  été  dit  en  général  des  montanistes. 
Si  les  deux  premiers  points  au  surplus  demeurent 
assurés,  le  dernier,  qui  est  relatif  à  un  enfant  dont  on 
exprimait  le  sang  par  des  piqûres  d'épingles  pour  le 
mêler  au  pain  eucharistique,  n'est  rien  moins  que 
certain.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  sans  hésitation  que, 
après  avoir  laissé  cette  grave  accusation  suspendue 
sur  les  montanistes  en  général,  Épiphane  se  décide  à 
l'imputer  aux  quintilliens.  Saint  Augustin,  qui  a  trop 
de  confiance  en  Épiphane,  aurait  pu  lui  laisser  la 
responsabilité  de  cette  assertion.  Voir  De  hœresibus, 
n.  26  et  27,  P.  L.,  t.  xlii,  col.  30-31. 

S.  Épiphane,  Hœres.,  xlix,  «  Centre  les  quintilliens  ou 
pépuziens  que  l'on  appelle  encore  priscilliens,  à  qui  se 
rattachent  les  artotyrites  »;  cf.  Anacephalœosis,  P.  G., 
t.  xlii,  col.  864. 

Voir  ce  qui  a  été  dit  aux  art.  Artotyrites,  t.  i,  col.  2035, 
et  Montanisme,  t.  x,  col.  2355  sq.,  en  particulier  col.  2368; 
voir  la  bibliographie,  col.  2370. 

É.  Amann. 

QUIROGA  (Diego  de),  capucin  de  la  province 
de  Castille.  Originaire  de  Quiroga,  où  il  naquit  en  1572 
de  la  noble  famille  Somoza  Quiroga,  il  fut,  avant  son 
entrée  en  religion,  capitaine  des  troupes  espagnoles  en 
Flandre.  Il  revêtit  l'habit  de  capucin  en  1598  au  cou- 
vent de  Figueras,  où  il  fit  profession  le  30  juin  1599. 
Ordonné  prêtre  en  1605,  il  contribua  à  la  fondation  des 
couvents  de  Tolède  (1611),  du  Pardo  (1613)  et  de  Sala- 
manque (1614),  dont  il  fut  aussi  supérieur.  En  1615,  il 
fut  provincial  de  Valence  et  en  1622, 1624, 1626  de  Cas- 
tille et  d'Andalousie.  Il  peut  être  considéré  comme  un 
des  fondateurs  de  la  province  de  Castille,  qui,  en  1625, 
fut  séparée  de  celle  de  l'Andalousie.  En  1628  il  fut 
nommé  gardien  de  Madrid  et  élu  premier  définiteur. 
A  partir  de  cette  date  on  ne  le  rencontre  plus  parmi  les 
prélats  de  l'ordre.  Le  P.  Diego  s'illustra  encore  comme 
confesseur  et  théologien  de  Philippe  II,  Philippe  III, 
Philippe  IV,  de  son  épouse,  Marie-Anne  d'Autriche,  et 
de  sa  fille  Marie-Thérèse,  épouse  de  Louis  XIV.  Il  mou- 
rut à  Madrid  le  10  octobre  1649.  D'après  les  biblio- 
graphes il  serait  l'auteur  d'un  certain  nombre  d'ou- 
vrages de  théologie,  de  philosophie  et  de  politique, 
qui,  restés  manuscrits,  n'ont  jusqu'ici  pu  être 
retrouvés. 


1599 


QUIROGA    (DIEGO    DE)  —   QUISTELLI    (AMBROISE; 


11,111» 


Bernard  de  Bologne,  Bibl.  scriplorum  ord.  min.  capacc, 
Venise,  1747,  p.  71-72  ;  Erario  divino  de  la  sagrada  religion 
de  los  fr.  men.  capuch.  en  la  prou,  de  Castilla,  Salamanque, 
1909,  p.  4-16;  Estadistlca  gen.  de  los  fr.  men.  capuch.  de 
la  proo.  de  Castilla,  Salamanque,  1910,  p.  1  ;  Docum. 
para  la  cranica  de  los  fr.  men.  capuch.  de  Castilla,  Sala- 
manque, 1910,  p.  25,  29,  35-36,  42,  60-65;  Andres  de 
Palazuela,  Vilalidad  serâfica,  1"  série,  Madrid,  1931, 
p.  198-199. 

A.  Teetaert. 
1  .  QU  IROS  (Antoine  Bernard  de) ,  jésuite  espa- 
gnol. Né  à  Torrelaguna  au  diocèse  de  Tolède  en  1613, 
il  entra  dans  la  Compagnie  en  1627,  enseigna  la 
philosophie  et  la  théologie  à  Valladolid,  où  il  mourut 
en  1668.  Il  était,  dit  son  contemporain  le  P.  Sotwell, 
vir  ingenii  admodum  sublimis.  Nous  avons  de  lui  : 
Seleclx  disputationes  theologicx  de  Deo  (essence  et 
attributs,  vision  de  Dieu,  science  et  volonté),  in-fol., 
Lyon,  1654;  Selectse  disputationes  de  prxdestinalione, 
Trinitate  et  angelis,  in-fol.,  Lyon,  1658;  Opus  philo- 
sophicum,  in-fol.,  Lyon,  1666,  comprenant  la  Logique, 
la  Physique  et  la  Métaphysique,  suivies  d'un  traité  De 
opère  sex  dierum.  De  Backer  et  Sommervogel  men- 
tionnent un  autre  Opus  philosophicum  édité  à  Lyon  en 
1658;  mais  il  semble  être  identique  avec  celui  de  1666 
dont  la  première  approbation  est  datée  de  1658  et  dont 
le  titre  porte  la  mention  nunc  primum  in  lucem  prodit. 
Les  mêmes  auteurs  indiquent  en  outre,  sans  date  ni 
lieu  de  publication,  Disputationes  selectse  in  /im-j/ae 
D.  Thomas,  et  De  incarnatione,  in  III*™  partent 
D.  Thomx.  Plusieurs  ouvrages  du  P.  de  Quiros  sont 
restés  inédits,  en  particulier  Tractatus  de  efjicacia 
auxiliorum  divinx  gratise  congruentis  cum  libertate 
humanx  voluntatis,  contre  Jansénius,  Valladolid, 
1653. 

Sotwell,  Bibl.  scriplorum  Soc.  Jesu,  1676,  p.  67  ; 
Antonio,  Bibl.  hispana  nova,  t.  i,  p.  104  ;  De  Backer, 
Bibl.  des  écrivains  de  la  Comp.  de  Jésnt,  t.  Il,  col.  2213- 
2214  ;  Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  vi, 
col.  1352-1353;  Hurter,  Nomenclalor,  3e  éd.,  t.  iv, 
col.  8. 

J.  P.  Grausem. 

2.  QUIROS  (Hyacinthe-Bernard  de) ,  théologien, 
historien  et  canoniste.  D'origine  espagnole,  il  enseigna 
d'abord  à  Rome  sous  l'habit  dominicain.  Il  passa 
ensuite  au  protestantisme  et  enseigna  à  Lausanne. 
Dans  cette  dernière  période  de  sa  vie  il  composa  des 
écrits  peu  favorables  à  l'Église  romaine  :  De  malis  ex 
Ecclesix  romanx  dogmalibus,  disciplina  et  praxi  dia- 
tribse    XII,    1752,    in-4°;     Kirchengeschichte,    1756, 


3  vol.  in-12;  De  mysterio  S.  Trinilatis  revelato,  1757, 
in-4°. 

Hoefer,  Notwclle  biographie  générale. 

M.-M.  Gorce. 

QU  ISTELLI  Ambroise,  de  Pistallis  ou  Pisteolis, 
de  l'ordre  des  ermites  de  Saint-Augustin  (t  1549).  Né 
à  Padoue,  il  eut,  de  son  temps,  réputation  de  savant, 
gouverna  avec  sagesse  les  augustins  d'Italie,  au  titre 
de  vicaire  général,  en  l'absence  de  Seripando,  le 
célèbre  général  de  l'ordre. /Il  avait  fait  de  bonnes 
études  de  philosophie  à  l'université  avant  de  prendre 
l'habit  des  augustins  et  acheva  dans  leur  couvent  de 
Padoue  ses  cours  de  théologie,  avec  un  tel  succès  que, 
bien  vite,  dans  leurs  maisons  d'Italie  et  de  toute  l'Eu- 
rope, dit  Ghilini,  il  passa  pour  un  maître.  Dès  lors,  il  se 
livre  tout  entier  à  la  prédication,  avec  un  remarquable 
succès.  Des  infirmités  précoces  l'obligent  à  une  vie  plus 
sédentaire  :  il  se  fait  professeur  et  explique  aux  jeunes 
religieux  le  Maître  des  Sentences;  puis  il  commente  en 
public  à  la  cathédrale  les  Épîtres  de  saint  Paul  et 
l'Évangile  de  saint  Jean,  devant  des  auditoires  en- 
thousiastes, nous  disent  les  chroniqueurs  augustins. 
Mais  il  ne  put  occuper  une  chaire  de  théologie  à  l'uni- 
versité, observe  Papadopoli,  cette  chaire  n'ayant  pas 
été  créée  avant  1555.  Il  fut  appelé  à  Rome  par  le  car- 
dinal Nicolas  Ridolfi  (ce  neveu  de  Léon  X,  qui  avait 
au  mains  cinq  évêchés).  Le  cardinal  en  fit  son  secré- 
taire. Quistelli  trouvait  des  loisirs  pour  expliquer 
encore  au  psuple  l'Écriture  sainte,  avec  le  même  succès 
qu'autrefois  à  Padoue.  Paul  III  l'avait  remarqué  et  se 
proposait  de  le  mettre  au  nombre  des  légats  qu'il 
envoyait  en  Allemagne  pour  y  rétablir  la  paix  reli- 
gieuse. Mais,  repris  de  la  goutte,  l'augustin  ne  put  se 
mettre  en  voyage  et  mourut  à  Rome,  le  8  juillet  1549. 

Œuvres.  —  Imprimés  :  Opus  adversus  philosophos 
eos  qui  asserunt  divinam  Scripturam  nequaquam  percipi 
posse  nisi  ab  his  qui  bonam  vitx  partem  in  Aristotelis  et 
aliorum  philosophorum  leclione  contriverint,  Venise, 
1537;  Ds  modo  prxdicandi  evangelium,  Venise,  1537  et 
1544. 

Manuscrits  :  Comm-ntarium  super  Aristoiel.  de  Gé- 
nère et  corrupt.;  De  controversia  de  unica  et  tribus 
Mariis;  Expositio  super  IV  Sentent,  tibris;  Lecliones 
super  nmnes  Pauli  epistolas  ;  Sermons  ;  Papadopoli 
ajoute  un  livre  :  De  veritate  alchimix  (?). 

Elssius,  Encomiasticon  augustin.,  1654,  p.  47;  N.  Com- 
nène  Papidopoli,  Hist.  gymn.  Patavini,  1726,  p.  196; 
Hurter,  Momenclator,  3e  éd.,  t.  il,  col.  1478. 

F.    BONNARD. 


R 


RABAN  MAUR,  célèbre  polygraphe  du  ixe  siè- 
cle. I.  Vie.  II.  Action.  III.  Œuvres. 

I.  Vie.  —  La  vie  de  Raban  Maur  fut  écrite,  peu 
de  temps  après  sa  mort,  par  Rudolfe,  son  disciple; 
mais  elle  est  si  incomplète  que  Trithème,  soit  qu'il 
l'ignorât,  soit  qu'il  ne  la  considérât  point  comme  une 
véritable  biographie,  se  tient,  en  1515,  comme  son  pre- 
mier biographe.  Le  texte  de  Rudolfe  et  celui  de 
Trithème  se  lisent  dans  P.  L.,  t.  cvn,  col.  39-106. 

Raban,  ou  Hraban,  ou  Rhaban,  surnommé  Maur 
par  Alcuin,  naquit  à  Mayence,  vers  776,  si  l'on  adopte 
la  date  proposée  par  Mabillon,  P.  L.,  t.  cvn,  col.  12; 
vers  784,  d'après  Diïmmler,  dans  Mon.  Germ.  hist., 
Epislolœ,  t.  v,  p.  379.  Dès  son  enfance,  il  fut  confié 
à  l'abbaye  de  Fulda,  d'où  on  l'envoya  à  Tours,  pour 
y  étudier  sous  la  direction  d'Alcuin.  Alcuin  mourut 
en  804;  un  billet  de  lui,  adressé  à  Maur,  «  benoît 
enfant  de  saint  Renoît  »,  nous  indique  que  le  disciple 
était  rentré  à  Fulda,  avant  la  mort  du  maître,  et 
que,  déjà,  il  y  enseignait.  Valeas  féliciter  cam  pueris 
tuis.  P.  L.,  t.  c,  col.  399. 

En  814,  il  est  ordonné  prêtre.  Écolàtre  de  Fulda, 
il  eut  à  souffrir  de  la  part  de  son  abbé,  Ratgar,  qui, 
«  saisi  d'une  véritable  passion  pour  les  bâtiments, 
supprima  l'école,  et  obligea,  parfois  même  par  des 
sévices,  tous  ses  moines  à  travailler  à  ses  nombreuses 
constructions  ».  Hefele-Leclercq,  Hist.  des  conciles,  t.  iv, 
p.  131.  Raban  vit  ses  notes  et  ses  cahiers  confisqués; 
il  s'en  plaignit  en  vers  latins,  mais  n'obtint  pas  gain 
de  cause.  Carminu  Rabani,  P.  L.,  t.  cxn,  col.  1600. 
Martène  et  Mabillon  pensent  que,  durant  cette  crise, 
Raban  quitta  l'abbaye  pour  voyager;  un  texte  du 
Commentaire  de  Raban  sur  Josué  semble  faire  allu- 
sion à  un  pèlerinage  en  Terre  sainte  :  Ego  quidem, 
cum  in  locis  Sidonis  aliquoties  demoratus  sim...  P.  L., 
t.  cvm,  col.  1000  et  1053.  Finalement,  les  moines 
obtinrent  que  leur  abbé  fût  déposé,  et  ils  élirent  à  sa 
place  Eigil,  qui  rétablit  la  paix.  Raban  Maur  reprit 
tranquillement  ses  travaux.  Eigil  mourut  en  822,  et 
Raban  fut  élu  pour  lui  succéder.  Pendant  les  vingt 
ans  qu'il  resta  à  la  tête  de  l'abbaye,  ce  fut  pour  celle-ci 
une  période  très  brillante  de  rayonnement  intellec- 
tuel. En  842,  il  donna  sa  démission;  les  causes  de  cette 
démission  sont  assez  difficiles  à  élucider,  vraisem- 
blablement, les  difficultés  politiques  y  furent  pour 
beaucoup  :  Raban  Maur  avait  toujours  entretenu  de 
bons  rapports  avec  Louis  le  Débonnaire;  à  la  mort 
de  celui-ci,  fidèle  à  l'idée  impériale,  sa  sympathie 
le  portait  plutôt  vers  Lothaire,  ce  qui  lui  valut, 
semble-t-il,  la  disgrâce  momentanée  de  Louis  le 
Germanique.  Cl.  Kleinclausz,  L'Empire  carolingien, 
p.  334  et  372;  Dùmmler,  Mon.  Germ.  hist.,  Poelse, 
t.  ii,  p.  155.  Son  ami,  Hatton,  qui  avait  été  avec  lui 
élève  d'Alcuin,  lui  succéda,  et  Raban  mena  une  vie 
de  prière  et  d'étude  dans  une  solitude  relative  au 
Petersberg,  non  loin  de  Fulda. 

C'est  là  qu'on  vint  le  chercher,  en  847,  pour  le  faire 
archevêque  de  Mayence.  Les  difficultés  qui  avaient 
provoqué  sa  démission  étaient  apaisées,  et  l'abbé 
Hatton  put  écrire  au  pape  Léon  IV,  que  cette  éléva- 


tion s'était  faite  «  par  le  choix  des  princes  francs,  et 
l'élection  du  clergé  et  du  peuple.  »  Son  épiscopat  fut 
marqué  par  trois  synodes  importants,  tenus  à  Mayence, 
sur  lesquels  nous  aurons  à  revenir.  Hefele-Leclercq, 
op.  cit.  p.  131,  137,  190.  Il  mourut  le  4  février  856. 
Son  nom  se  trouve  dans  plusieurs  martyrologes.  Les 
Rollandistes,  au  t.  ier  de  février,  lui  consacrent  une 
longue  étude,  et  donnent  ensuite  les  deux  Vies  par 
Rudolfe  et  par  Trithème,  signalées  ci-dessus. 

II.  Action.  —  Les  Allemands  ont  qualifié  Raban 
Maur,  de  Preeceptor  Germanise.  L'expression  est 
heureuse;  Raban  Maur  est  bien,  en  effet,  «  le  fonda- 
teur des  études  théologiques  en  Allemagne  ».  Dom 
Ursmer  Berlière,  L'ordre  monastique  des  origines  au 
XIIe  siècle,  p.  119.  Moine,  abbé,  archevêque,  parmi 
la  multiplicité  des  affaires,  tant  religieuses  que  sécu- 
lières, auxquelles  il  fut  mêlé,  on  peut  discerner  dans 
sa  vie,  ce  qui  en  fait  l'unité,  l'idée  directrice,  autour 
de  laquelle  s'ordonne  tout  le  reste  :  «  Raban  est  avant 
tout  pédagogue;  ce  qui  lui  importe,  c'est  de  trans- 
planter sur  le  sol  de  la  Germanie  l'amour  des  lettres, 
et  aussi  la  culture  théologique  qu'il  a  hérités  d'Al- 
cuin ».  Cependant,  abbé  d'une  des  plus  grandes 
abbayes  de  la  chrétienté,  puis  archevêque,  il  ne  pou- 
vait se  désintéresser  des  difficultés  politiques  qui 
troublaient  alors  l'empire  d'Occident;  d'autre  part, 
il  eut  à  continuer  activement  l'évangélisation  de  son 
diocèse  ;  et,  placé  aux  frontières  de  la  chrétienté,  le  pro- 
blème missionnaire  se  posa  pour  lui. 

1°  Action  politique.  —  Raban  Maur  ne  chercha  jamais 
à  jouer  un  rôle  politique.  Sincèrement  attaché  à  l'idée 
impériale,  il  laissa  à  d'autres  le  soin  d'en  développer  la 
théorie.  Il  est  en  relations  suivies  avec  Louis  le 
Débonnaire  et  l'impératrice  Judith,  puis  avec  Lothaire 
et  Louis  le  Germanique;  il  correspond  avec  eux,  leur 
dédie  ses  ouvrages;  ses  lettres  et  dédicaces  montrent 
son  loyalisme,  elles  révèlent  aussi  la  pensée  qui  le 
domine  :  l'aspect  moral  des  choses;  les  combinaisons 
politiques,  la  solution  pratique  des  questions  litigieuses 
ne  sont  pas  de  son  ressort. 

Le  préambule  de  son  étrange  Liber  de  Cruce  nous 
présente,  au  seuil  même  du  poème,  «l'image  de  César  ■>, 
l'empereur  Louis,  en  majesté  :  le  souverain  est 
debout,  le  front  couronné  et  entouré  d'un  nimbe, 
il  appuie  la  main  gauche  sur  son  bouclier,  et  de  la 
droite,  il  tient  une  longue  croix;  dans  le  nimbe  est 
inscrite  cette  invocation  :  Tu  Hludovicum  Criste 
corona.  C'est  là,  une  figuration  naïve  de  l'idée 
impériale.  P.  L.,  t.  cvn,  col.  141.  En  834,  à  la  suite 
de  la  déposition  de  Louis,  il  lui  envoie  une  lettre  de 
consolation,  que  l'on  trouve  parfois  marquée  sous 
ce  titre  :  De  reverenlia  filiorum  erga  patres,  Diïmmler, 
Mon.  Germ.  hist.,  Epist.,  t.  v,  p.  403.  Raban  explique, 
à  l'aide  de  citations  scripturaires,  que  la  dignité 
royale  devrait  inspirer  aux  enfants  plus  de  respect 
encore  qu'on  n'en  doit  aux  parents  ordinaires,  mais 
la  cupidité  des  biens  terrestres  produit  l'orgueil  et  la 
sédition  ;  il  conclut  en  exhortant  Louis  au  pardon, 
car,  peut-être,  s'est-il  montré  lui-même  .trop  dur  à 
l'égard  de  ses  fils. 


1603 


RABAN    MAUR.    ACTION 


1604 


Dans  I'épitre  dédicatoire  des  livres  d'Esthcr  et  de 
Judith,  à  l'impératrice  Judith,  il  lui  donne  discrète- 
ment des  conseils  de  sagesse  et  de  prudence,  plutôt 
que  de  force  :  «  Ces  deux  femmes,  écrit-il,  à  cause  de 
leur  vertu  insigne,  sont  des  modèles  pour  les  hommes 
comme  pour  les  femmes;  leurs  ennemis  spirituels, 
elles  les  ont  vaincus  par  leur  énergie,  mais  leurs 
ennemis  temporels,  elles  les  ont  vaincus  par  la  solidité 
de  leur  jugement.  Ainsi  donc  votre  louable  sagesse, 
qui  déjà  a  remporté  sur  ses  ennemis  une  victoire 
non  petite,  dominera  heureusement  tous  ses  adver- 
saires, pourvu  qu'elle  continue  l'œuvre  commencée, 
et  s'efforce  toujours  de  se  rendre  elle-même  meil- 
leure ».  P.  L.,  t.  cix,  col.  540.  Au  c.  xv  du  Pénitenliel 
adressé  à  Otgar,  il  ne  craint  pas,  au  lendemain  de  la 
bataille  de  Fontanet,  de  qualifier  d'homicides  les 
meurtres  commis  «  pendant  les  derniers  troubles  et 
révoltes  de  nos  princes  ».  «  Ceux,  dit-il,  qui  pour 
plaire  à  leurs  maîtres  temporels  ont  méprisé  le  Maître 
éternel, ...  ont  commis  un  homicide,  non  pas  accidentel, 
mais  bien  volontaire.  »  P.  L.,  t.  cxn,  col.  1411,  1412. 

De  Lothaire,  il  fut  particulièrement  l'ami;  mais 
avec  ce  prince  qui  eut  quelquefois  des  allures  de 
moine  et  de  théologien,  les  échanges  de  lettres  ont 
pour  objet,  non  la  politique,  mais  la  sainte  Écriture. 
Une  fois,  cependant,  à  propos  de  ce  texte  de  l'Épître 
aux  Hébreux  :  Obedite  preepositis  vestri.s...  Ipsi  enim 
pervigilanl,  quasi  ralionem  pro  animabus  vestris  reddi- 
turi  (xin...  17),  il  remarque  que  ce  texte  expose  les 
devoirs  des  sujets  et  les  devoirs  des  princes  :  les 
sujets  doivent  être  obéissants  pour  faciliter  la  tâche 
difficile  des  princes;  ceux-ci  doivent  être  vigilants 
et  conscients  de  leurs  responsabilités;  mais  ils  ne 
doivent  pas  se  venger  s'ils  sont  méprisés  par  leurs 
sujets  :  ils  doivent  prier  et  gémir  devant  Dieu,  qui 
se  chargera  du  châtiment.  P.  L.,  t.  ex,  col.  181. 

Avec  Louis  le  Germanique,  les  rapports  furent 
d'abord  tendus.  Mais  la  disgrâce  ne  dura  pas  :  arche- 
vêque de  Mayence,  qui,  malgré  sa  situation  sur  la 
rive  gauche  du  Rhin,  faisait  partie  du  nouveau 
royaume  de  Germanie,  Raban  eut  à  collaborer  avec 
le  roi  d'une  manière  continue;  il  lui  rend  compte  par 
lettre  du  synode  de  847;  Louis  assiste  aux  synodes 
de  848,  852  (ou  851)  à  Mayence.  Raban  lui  envoie  ses 
ouvrages  et  les  dédicaces  nous  montrent  les  préoccu- 
pations liturgiques  et  théologiques  du  prince  qui, 
à  ce  point  de  vue,  semble  bien  rester  dans  la  tradition 
carolingienne. 

Ces  quelques  exemples  suffisent  pour  délimiter 
l'action  politique  de  Raban  Maur.  Préoccupé  d'apos- 
tolat intellectuel,  soucieux  de  travailler  sur  les  moines 
et  le  clergé,  et  par  eux,  sur  le  peuple  chrétien,  il 
s'efforce  d'intéresser  les  princes  à  son  action  et,  par 
ses  instances,  il  contribue  efficacement  à  la  conti- 
nuation de  l'œuvre  de  Charlemagne.  Mais  il  se  can- 
tonne, autant  qu'il  est  possible  à  l'époque,  dans  le 
domaine  religieux.  De  ce  point  de  vue,  il  ne  ressemble 
guère  à  son  grand  contemporain,  Hincmar  de  Reims, 
dont  le  curriculum  vilœ  a  tant  d'analogie  avec  le  sien. 

2°  Action  apostolique  et  missionnaire.  —  L'évangéli- 
sation  de  la  Germanie,  si  puissamment  poussée  par 
saint  Boniface,  était  loin  d'être  achevée.  Raban, 
abbé  de  Fulda,  ne  pouvait  oublier  que  son  abbaye 
avait  été  fondée  pour  servir  de  base  d'opérations  aux 
missionnaires.  A  l'époque  qui  nous  intéresse,  la  partie 
occidentale  de  la  Germanie  était  organisée  hiérar- 
chiquement, mais  au-delà,  vers  l'est,  et  surtout  vers 
le  nord,  un  immense  territoire  restait  à  conquérir. 
D'autre  part,  malgré  la  hiérarchie  régulière,  il  y  avait 
fort  à  faire  dans  la  région  de  Fulda  et  dans  celle  même 
de  Mayence,  pour  maintenir  la  foi  et  la  vie  chrétiennes 
dans  leur  intégrité.  Haban  connut  donc  ces  deux 
préoccupations   :    maintien   et   développement   de  la 


foi  dans  le  pays  chrétien  et  expansion  missionnaire. 

Son  biographe,  Rudolfe,  nous  le  montre  faisant 
construire  églises  et  oratoires,  et  organisant  des 
cérémonies  solennelles  de  translations  de  reliques 
pour  la  prise  de  possession  de  ces  nouveaux  lieux  de 
culte.  Raban  conservait  le  souvenir  de  ces  «  dédi- 
caces »,  souvent  marquées  par  des  miracles,  en  des 
poèmes  qu'il  faisait  graver  sur  les  murs  de  l'édifice. 
L'importance  qu'il  attachait  à  cette  partie  de  son 
activité  montre  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  d'actes 
de  dévotion,  mais  de  la  constitution  de  paroisses 
ou  de  centres  religieux,  L'état  moral  des  populations 
laissait  beaucoup  à  désirer,  si  nous  nous  en  rapportons 
aux  «  pénitentiels  »  de  Raban  ou  aux  dispositions  prises 
par  les  conciles  réformateurs  qu'il  tint  à  Mayence. 
Mais  la  réforme  des  fidèles  ne  pouvait  être  réalisée 
que  par  un  clergé,  lui-même  formé,  et  c'est  ce  à  quoi 
vise  la  plus  grande  partie  de  l'œuvre  écrite  de  Raban, 
comme  nous  le  verrons  au  paragraphe  suivant. 

Deux  de  ces  conciles  eurent  à  s'occuper  d'une 
question  missionnaire  assez  épineuse  :  après  la  des- 
truction de  Hambourg  par  les  Danois,  en  844,  Ans- 
chaire,  nommé  par  le  pape  Grégoire  IV  archevêque 
de  cette  ville,  avait  repris  le  siège  de  Brème,  vacant 
par  la  mort  de  Leuderich  (24  août  845),  et  l'on  avait 
uni  les  deux  ressorts  de  Hambourg  et  de  Brème.  Le 
concile  de  847  compléta  cette  mesure,  toute  de  circon- 
stance, en  supprimant  le  siège  de  Hambourg,  qui 
avait  été  fondé  en  831  précisément  en  vue  des  missions 
du  Nord;  aussi  les  mesures  prises  durent-elles  être 
révisées  l'année  suivante  :  le  synode  de  848  trouva  la 
solution  équitable.  Cf.  De  Moreau,  Saint  Anschaire, 
Louvain,  1930,  p.  70  sq. 

La  correspondance  de  Raban  montre  l'intérêt  qu'il 
portait  à  ces  problèmes  missionnaires.  En  832, 
Gauzbert  était  parti  pour  la  Suède,  soutenu  par 
l'empereur  Louis  le  Débonnaire  et  par  l'archevêque 
de  Reims,  Ébon.  «  De  Fulda...  Raban  Maur  écrivit 
plusieurs  fois  à  l'évèque  et  à  ses  compagnons;  il  les 
exhortait  à  persévérer  dans  leur  pénible  apostolat, 
en  dépit  de  la  haine  des  hommes;  il  leur  envoyait 
divers  présents  :  ainsi  un  sacramentaire,  un  lection- 
naire,  un  psautier,  les  Actes  des  apôtres,  des  orne- 
ments et  vêtements  liturgiques,  des  linges  d'autel 
et  des  cloches  ».  De  Moreau,  op.  cit.,  p.  61;  Cf.  Mon. 
Germ.  hist.,  Episl.,  t.  v,  p.  522,  523. 

Frédéric,  évêque  d'Utrecht,  qui  devait  mourir 
martyr  en  834,  eut  recours  à  l'abbé  de  Fulda  pour 
procurer  à  sa  bibliothèque  des  textes  scripturaires; 
Raban  lui  envoya  plusieurs  de  ses  commentaires 
pour  qu'il  les  fît  copier,  entre  autres  un  Commentaire 
sur  Josuê;  en  le  lui  envoyant,  il  rappelle  le  souvenir 
du  «  très  saint  évêque  et  bienheureux  martyr  Boni- 
face  »  parti  autrefois  de  Fulda  pour  l'évangélisation 
de  ces  peuples.  P.  L.,  t.  cvm,  col.  999. 

Mais  les  «  évèques  missionnaires  »  n'étaient  pas  les 
seuls  à  qui  cette  assistance  intellectuelle  fût  nécessaire, 
lui  bien  des  régions  du  pays  franc,  le  besoin  de  livres, 
traités,  manuels  se  faisait  sentir  et  les  sollicitations  arri- 
vaient à  Baban  Maur,  comme  à  un  spécialiste  apprécié. 

3°  Action  intellectuelle.  —  La  vocation  intellec- 
tuelle de  Raban  Maur  lui  fut  révélée,  à  Tours,  par 
Alcuin.  On  sait  quel  fut  le  rôle  de  celui-ci  dans  ce 
qu'on  a  appelé  la  renaissance  carolingienne.  Il  s'agis- 
sait de  ne  laisser  tomber  dans  l'oubli  ni  les  lettres 
antiques,  ni  les  ouvrages  des  Pères  :  l'effort  accompli 
fut  animé  beaucoup  plus  par  une  pensée  de  conserva- 
tion que  par  un  esprit  de  progrès;  il  est  cependant 
très  estimable.  Raban  ne  dissimule  pas  ce  qu'il  doit 
à  Alcuin;  dans  une  miniature  du  Liber  de  cruce  déjà 
cité,  il  se  fait  représenter  à  genoux  devant  le  pape, 
lui  offrant  son  livre;  derrière  lui,  son  maître  Alcuin, 
à    genoux    également,    lui    appuie    affectueusement 


RABAN    MAUR.    ACTION 


1606 


la  main  sur  l'épaule  et  patronne  l'œuvre  du  disciple. 
Dict.  d'hist.  et  de  ge'oyr.  eccl.,  art.  Alcuin,  col.  32; 
P.  L.,  t.  cvn,  col.  137.  A  Fulda,  il  se  sert  des  cahiers 
qu'il  a  rédigés  à  Tours  :  quœcumque  docuerunt  ore 
magistri,  ne  vaga  mens  perdat,  cuncla  dedi  (oliis, 
P.  L.,  t.  cxn,  col.  1600  :  il  voudra  réaliser  dans  son 
abbaye  ce  qu'il  a  vu  à  Tours,  en  faire  un  centre  de 
culture  intellectuelle,  à  la  fois  sacrée  et  profane, 
capable  de  rayonner  au  dehors;  nous  avons  vu 
quelles  difficultés  il  rencontra  d'abord  de  la  part  de 
son  abbé  Ratgar,  mais  la  mauvaise  volonté  de  celui- 
ci  ne  doit  pas  faire  oublier  ce  qui  avait  été  accompli 
à  Fulda  même  par  son  prédécesseur  Baugulfe  :  la 
question  était  posée,  une  tradition  naissait.  A  l'œuvre 
commencée,  Raban  Maur  donna  une  extension  consi- 
dérable. Pour  en  apprécier  toute  la  portée,  il  nous 
faut  examiner  successivement  :  le  point  de  départ 
et  les  conditions  de  cette  action  intellectuelle,  son 
esprit  et  la  méthode  suivie,  enfin  sa  valeur  réelle. 

1 .  Point  de  départ  et  conditions.  —  La  «  renaissance 
carolingienne  »  part  de  très  bas,  les  lettres  de  saint 
Boniface  nous  permettent  d'apprécier  la  triste  situa- 
tion qui  se  présentait  sous  Charles  Martel  et  les 
derniers  Mérovingiens.  Un  certain  relèvement  com- 
mença à  se  produire  sous  Pépin  le  Bref,  mais  c'est 
Charlemagne  qui,  aidé  d'Alcuin  et  de  quelques 
autres,  entreprit  le  gros  elïort  dont  il  vit  les  résultats 
appréciables.  Son  but  n'était  pas  de  propager  la 
haute  culture  intellectuelle,  il  était  beaucoup  plus 
modeste  :  donner  au  clergé,  aux  moines,  aux  diri- 
geants laïques,  un  minimum  de  culture,  pu«r  qu'ils 
fussent  capables  d'instruire  les  peuples,  de  les  tirer 
de  la  barbarie  ou  les  empêcher  d'y  retomber.  On  ne 
doit  pas  oublier  cette  situation  initiale,  si  l'on  veut 
comprendre  le  sens  de  l'action  de  Raban  Maur. 
Parmi  les  lettres  circulaires  que  Charlemagne  adressa, 
en  787,  au  clergé  séculier  et  régulier,  celle  qui,  préci- 
sément, était  adressée  à  Baugulfe,  abbé  de  Fulda, 
nous  a  été  conservée  :  elle  marque  bien  ce  que  se 
propose  Charlemagne,  la  portée  et  les  limites  de  son 
effort  ;  cf.  Léon  Maître,  Les  écoles  épiscopales  et 
monastiques  en  Occident  avant  les  universités,  p.  8. 
Charlemagne  revient  à  la  charge  en  789,  insistant 
pour  que  chaque  abbaye  entretienne  une  école.  En 
802,  un  concile  d'Aix-la-Chapelle  donne  tout  un 
programme  d'études  ecclésiastiques.  A  Fulda,  les 
désirs  et  les  ordres  de  l'empereur  ne  furent  pas  lettre 
morte;  c'est  vraisemblablement  avec  la  pensée  de 
faire  de  lui  un  écolâtre  que  l'on  avait  envoyé  le  jeune 
Raban  à  Tours  :  de  fait,  après  la  déposition  de  l'abbé 
Ratgar,  nous  voyons,  sous  la  direction  de  Raban, 
écolâtre,  puis  abbé,  l'organisation  scolaire  de  Fulda 
fonctionner  à  plein  rendement  :  un  corps  professoral 
nombreux  distribuait  l'instruction  aux  moines,  aux 
oblats,  aux  étudiants  du  dehors;  la  bibliothèque  était 
importante  et  s'augmentait  progressivement  des  copies 
sorties  du  scriptorium.  L.  Maître,  op.  cit.,  p.  125, 
133,  167. 

Attirés  par  la  renommée  de  Fulda,  les  étudiants 
vinrent,  comme  autrefois  à  Tours.  De  Raban  Maur, 
Éginhard  fait  ainsi  l'éloge  dans  une  lettre  à  son  fils, 
alors  novice  à  Fulda  :  «  Applique-toi  aux  exercices 
littéraires,  et  cherche  à  acquérir,  autant  que  tu  le 
pourras,  le  savoir  de  ce  professeur  dont  les  leçons  sont 
si  claires,  si  substantielles;  mais  imite  surtout  les 
mœurs  pures  qui  le  distinguent,  car  les  arts  libéraux 
sont  vains  et  nuisibles  s'ils  ne  reposent  sur  une  sage 
conduite.  »  L.  Maître,  op.  cit.,  p.  36.  Parmi  les  dis- 
ciples de  Raban  qui  devinrent  célèbres  à  leur  tour,  il 
faut  citer  :  Rudolfe,  son  biographe,  YValafrid  Stra- 
bon,  Loup,  abbé  de  Ferrières,  etc.  En  830  fut  fondée 
par  Fulda  l'abbaye  d'Hirsauge  près  de  Spire;  grâce 
aux  maîtres  venus  de  Fulda,  cette  abbaye  devint  à 


son    tour    un    centre    de    rayonnement    intellectuel. 

Nous  pouvons,  par  les  lettres  d'envoi  ou  dédicaces 
qui  précèdent  toutes  les  œuvres  de  Raban,  nous  faire 
une  idée  de  l'importance  de  son  action  intellectuelle 
et  de  la  manière  dont  elle  s'exerce.  De  divers  côtés, 
il  est  sollicité  d'écrire  et  de  composer  ces  ouvrages, 
que  nous  appellerions  aujourd'hui  des  manuels, 
fonds  obligé  d'une  bibliothèque  ecclésiastique.  Fré- 
culfe,  évêque  de  Lisieux,  lui  dépeint  sa  détresse 
intellectuelle  :  la  population  de  son  diocèse,  écrit-il, 
est  très  ignorante  et  l'évêché  pauvre  en  livres  :  il 
ne  possède  même  pas  tous  les  livres  canoniques  ; 
à  plus  forte  raison  manque-t-il  de  commentaires  ; 
il  supplie  donc  Raban  de  composer  pour  lui  un 
commentaire  sur  le  Pentateuque;  Raban  répond  que, 
malgré  les  occupations  multiples  que  lui  donne  sa 
charge  d'abbé,  il  ne  peut  rien  lui  refuser  et  il  envoie 
successivement  chacun  des  cinq  livres  avec  son 
commentaire;  il  ne  revendique  pas  la  propriété 
littéraire  :  Obsecro,  ut  commissum  tibi  opus  ca  mente 
accipias.  qua  tibi  directum  est,  et  lam  tuis  quam  tuorum 
utilitalibus  ipsum  accommodes  :  nec  etiam,  si  alicui 
de  a/fmibus  tuis  illud  placueril,  prœstare  ei  deneges. 
P.  L.,  t.  evu,  col.  441,  442.  Il  arrive  qu'on  lui  envoie, 
des  parchemins,  pour  qu'il  fasse  exécuter  les  copies 
à  Fulda,  mais  souvent,  il  envoie  son  manuscrit  en 
communication  pour  que  son  correspondant  en  fasse 
prendre  copie.  Dans  ce  dernier  cas,  il  a  soin  de  recom- 
mander que  l'on  veille  à  l'exécution  des  copies,  ne 
scriptoris  vitium  dictatoris  dereputetur  errori.  A  Hais- 
tulfe,  Commentaire  sur  S.  Matthieu,  P.  L.,  t.  cvn, 
col.  730.  Humbert  de  Wurzbourg  ne  manque  pas 
de  livres,  il  donne  une  longue  liste  de  ceux  que  pos- 
sède sa  bibliothèque,  mais  il  voudrait,  pour  l'étude 
des  Livres  saints,  un  abrégé,  plus  facile  à  consulter 
que  les  grands  auteurs,  comme  Origène,  Jérôme, 
Ambroise,  Augustin,  etc..  Il  envoie  donc  à  Raban 
des  parchemins  pour  qu'il  fasse  copier  son  commen- 
taire sur  l'Heptateuque  (Pentateuque,  plus  Josué, 
plus  Juges  et  Ruth).  11  désire  que  sa  lettre  de  demande 
soit  placée  en  tête  de  l'ouvrage  (on  sent  d'ailleurs 
que  la  lettre  a  été  composée  pour  être  publiée,  elle 
est  soignée  et  même  un  peu  pompeuse)  ;  il  envoie  en 
même  temps  les  reliques  demandées.  Raban  répond 
qu'il  n'a  sous  la  main  présentement  que  les  Juges 
et  Ruth,  c'est  un  travail  récent  qui  n'a  encore  été 
dédié  à  personne  :  qu'il  veuille  donc  en  accepter  la 
dédicace;  il  lui  enverra  copie,  plus  tard,  dès  qu'ils 
seront  de  retour,  des  commentaires  sur  le  Penta- 
teuque, composés,  non  sans  travail,  à  la  demande  de. 
Fréculfe;  de  même  le  commentaire  sur  Josué  com- 
posé pour  Frédéric,  évêque  d'Utrecht,  n'est  pas 
encore  revenu,  il  le  lui  enverra  aussi,  et  très  volon- 
tiers, tout  autre  travail  qui  pourra  lui  être  utile. 
P.  L.,  t.  cvm,  col.  1107-1110. 

On  pourrait  dire  de  Raban  Maur  qu'il  travaille 
sur  commande;  cela  est  vrai  de  ses  ouvrages  d'une 
certaine  étendue,  tous  précédés  d'une  et  parfois  de 
plusieurs  dédicaces;  mais  aussi,  et  plus  encore, 
peut-être,  de  ses  petits  traités,  qui  se  présentent  sous 
forme  de  réponse  à  une  consultation,  la  simple  liste 
de  ses  œuvres  nous  le  montrera. 

2.  Esprit  et  méthode.  —  Saint  Benoît  prévoit  dans 
sa  règle  que  les  moines,  en  dehors  des  heures  consa- 
crées à  l'office  divin,  s'occuperont  au  travail  manuel 
et  à  la  lectio  divina  :  on  se  rappelle  la  manière  dont 
Ratgar  comprenait  la  chose.  Raban  Maur,  au  rebours, 
considère  qu'après  l'office  divin,  l'occupation  essen- 
tielle des  moines  est  la  lectio  divina,  c'est-à-dire  la 
lecture  des  Livres  saints,  et  d'une  manière  plus 
générale,  l'étude  des  sciences  sacrées.  Par  la  lecture 
intelligente  de  l'Écriture  sainte,  les  moines  nourri- 
ront leur  piété,  s'entretiendront  dans  la  contempla- 


1607 


RABAN    MAUR.    ACTION 


1608 


tion.  Mais  au  souci  d'édification  personnelle  s'ajoute 
inévitablement  le  souci  apostolique  :  l'ordre  béné- 
dictin, alors,  embrasse  tout  l'ordre  chrétien,  il  n'est 
pas  spécialisé  :  Anschaire  est  moine  et  missionnaire; 
Raban  Maur  est  moine  et  apôtre  intellectuel.  D'autre 
part  on  ne  conçoit  pas,  ni  pour  la  piété,  ni  pour  l'apos- 
tolat, une  étude  strictement  limitée  aux  sciences 
sacrées.  Ne  serait-ce  que  pour  comprendre  la  sainte 
Écriture,  il  faut  une  certaine  initiation  intellectuelle 
d'ordre  général  que  donne  l'étude  de  sciences  auxi- 
liaires, telles  que  la  grammaire,  l'histoire,  etc.;  c'est 
la  voie  ouverte  vers  l'humanisme.  Les  textes  nous 
montrent  toutes  ces  préoccupations  chez  Raban  Maur. 

A  ses  correspondants  qui  lui  demandent  des  com- 
mentaires sur  les  Livres  saints,  il  a  soin  de  marquer 
sa  satisfaction  de  leur  zèle  pieux  :  à  Samuel,  évêque 
de  Worms,  à  qui  il  envoie  un  commentaire  sur  saint 
Paul,  il  indique  discrètement  son  impression  person- 
nelle :  (Scripturarum  divinarum)  lectio  semper  mihi 
dulcis  eral.  P.  L.,  t.  exi,  col.  1273.  Il  écrit,  au 
1.  III  de  son  De  eccksiaslica  disciplina  :  Lectio  (Scrip- 
turarum) assidua  purifical  animant,  timorem  incutit 
gehennee,  ad  superna  gaudia  cor  instigat  legentis.  Qui 
vult  cum  Deo  semper  esse,  fréquenter  débet  orare  et 
légère.  Kam,  cum  oramus,  ipsi  cum  Deo  loquimur, 
cum  vero  legimus,  Deus  nobiscum  loquilur...  Sicul  ex 
carnalibus  escis  alitur  caro,  ila  ex  divinis  eloquiis  in- 
lerior  homo  nutritur  ac  pascitur.  P.  L.,t.  cxn,  col.  1233. 
On  trouve  le  même  texte  dans  l'hom.  xlviii,  De 
studio  sapientife  et  meditatione  divinie  legis.  P.  L., 
t.  ex,  col.  89.  Envoyant  à  Louis  le  Germanique  un 
commentaire  sur  les  Machabées,  il  note  la  coïnci- 
dence liturgique  :  Nunc  vero,  lempus  est  illud,  quo 
Romana  Ecclesia  constituil  libros  Machabœorum  legi 
in  ecclesia.  P.  L.,  t.  cix,  col.  1127.  Ainsi  pour  lui,  la 
prière  contemplative  suppose  nécessairement  une 
préparation  intellectuelle. 

L'édification  personnelle  compte  pour  beaucoup  : 
à  elle  seule,  elle  serait  un  motif  suffisant  d'étudier; 
mais  à  ce  premier  motif  l'idée  apostolique  venant 
s'ajouter  fait  de  l'étude  un  devoir  impérieux  pour 
les  moines.  Dans  la  disette  intellectuelle  de  l'époque, 
les  moines  seuls,  ou  à  peu  près,  sont  en  mesure  de 
donner  au  clergé  et  au  peuple  la  nourriture  intellec- 
tuelle, la  théologie,  dont  ils  ont  besoin.  Raban  Maur 
eut  conscience  que  c'était  là  sa  vocation  particu- 
lière. A  Haymon,  évêque  d'Halberstadt,  son  ami,  il 
envoie  son  traité  De  universo,  composé  pour  lui, 
et  il  lui  présente  ainsi  son  travail  :  Neque  enim  mihi 
ignotum  est  qualcm  infeslationem  habeas,  non  solum 
a  paganis  qui  fibi  confines  sunt,  sed  cliam  a  populorum 
turbis,  quse  per  insolcnliam  et  improbilalem  morum 
tuœ  Patcrnitali  non  parvam  molestiam  ingerunt, 
et  ob  hoc,  frequenti  orationi  atque  assiduœ  lectioni  te 
viirare  non  permillunl.  Hœc  enim  omnia  mihi  sollicite 
traclanli  venil  in  menlem  ut...  ipse  libi  aliquod  opus- 
culum  conderem.  P.  L.,  t.  exi,  col.  12.  Dans  la  même 
lettre  il  déplore  que  les  hommes  d'Église  soient 
beaucoup  plus  occupés  des  affaires  séculières  que 
du  soin  de  leur  ministère  spirituel.  De  toute  néces- 
sité, ceux  que  l'évêque  appelle  à  l'ordination  devraient 
être  suffisamment  formés  aux  points  de  vue  spirituel 
et  intellectuel,  Ut,  cum  ordinati  /urrint  et  sacris  ordi- 
nibus  sublimati,  magis  populo  l)ei  prosint  quam  no- 
ceant.  Ad  Iïcginbaldum  episcopum,  De  ecclesiastica 
disciplina,  P.  L.,  t.  r.xn,  col.  1102.  Moine,  Raban 
compose  des  homélies,  ou  plutôt  des  plans  d'homélies 
à  l'usage  des  prédicateurs;  il  donne  sur  ce  point 
d'excellents  conseils  dans  le  De  clericorum  inslitutione; 
il  y  revient  dans  le  De  ecclesiastica  disciplina,  eu  un 
long  chapitre,  d'ailleurs  emprunté  ;'i  saint  Augustin  : 
Quomodo  rudes  catechizandi  sunt,  et  il  s'en  explique 
dans  la  préface  à  l'évêque  Réginbald,  son  jeune  ami  : 


il  veut,  dans  son  traité,  dit-il,  instruire  d'abord  le 
maître  lui-même  et,  par  lui,  les  simples  auxquels 
celui-ci  doit  son  enseignement.  Dans  le  De  clericorum 
inslitutione,  que  nous  venons  de  citer,  il  a  condensé 
en  trois  livres  tout  ce  qu'un  clerc  doit  savoir  :  Raban 
était  à  cette  époque  écolàtre  de  Fulda  et  travaillait 
pour  Haistulfe,  archevêque  de  Mayence;  plus  tard, 
devenu  archevêque  à  son  tour,  il  sait  qu'une  de  ses 
fonctions  les  plus  importantes  est  l'enseignement, 
mais  il  n'a  plus  beaucoup  de  temps  pour  composer 
des  choses  nouvelles,  il  vit  sur  son  acquis;  il  reprend 
alors  son  De  clericorum  inslitutione  et  l'adresse,  après 
quelques  retouches  et  additions,  à  Thiotmar,  qu'il 
a  choisi  pour  le  suppléer  dans  la  charge  d'instruire 
les  prêtres  :  Quia  mei  cooperalorem  in  sacro  minis- 
lerio  le  elegi,  hortor  ut,  quod  pro  infirmitale  corporis 
coram  mullis  exponere  non  possum,  tu,  qui  junior 
œtale  et  validior  es  corpore,  illis  qui  ad  sacerdolium 
ordinati  sunt,  et  ministerium  sacerdotale  agere  debent, 
nolum  facias  et  eis  persuadeas,  imo  jubeas,  ut  dili- 
genter  discant  quod  in  hoc  opusculo  conscriplum  est. 
Liber  de  sacris  ordinibus,  P.  L.,  t.  cxn,  col.  1165.  En 
de  telles  dispositions,  Raban  ne  pouvait  se  désin- 
téresser de  l'enseignement  à  donner  en  langue  vul- 
gaire. Pendant  qu'il  était  abbé  de  Fulda,  un  groupe 
de  six  traducteurs  mit  en  langue  germanique  le 
Diatessaron  de  Tatien,  d'après  un  manuscrit  latin 
ayant  appartenu  à  saint  Boniface.  Laistner,  Thought 
and  Lcllers  in  Western  Europe,  A.D.  500-900,  p.  322. 
Migne  cite,  d'après  Lambecius,  un  fragment  d'un 
glossaire  latin-tudesque,  attribué  à  Raban  Maur  : 
l'ouvrage  entier  comprendrait  l'Ancien  et  le  Nouveau 
Testament. 

Dans  cet  ensemble  de  culture  intellectuelle,  les 
sciences  profanes  ont  nécessairement  leur  place,  ne 
serait-ce  que  comme  préparation  à  l'étude  de  la 
théologie  et  de  l'Écriture  sainte.  Raban  s'en  explique 
longuement  au  1.  III  du  De  clericorum  inslitutione,  où 
il  passe  en  revue  le  trivium  et  le  quadrivium.  Dans 
la  préface  du  De  unioerso,  à  Haymon  d'Halberstadt, 
il  lui  rappelle  les  lectures  qu'ils  ont  faites  ensemble  : 
Memor  boni  studii  lui,  sancle  Pater,  quod  habuisli  in 
puerili  atque  juvenili  œtale,  in  lillerarum  exercilio  et 
sacrarum  Scripturarum  meditatione,  quando  mecuin 
legebas  non  solum  divinos  libros  et  sanclorum  Patrum 
super  eos  expositiones,  sed  etiam  hujus  mundi  sapien- 
tium  de  rerum  naturis  soieries  inquisitiones,  quas  in 
liberalium  arlium  descriplione  et  caeterarum  rerum 
investigatione  composuerunt.  P.  L.,  t.  exi,  col.  11. 
Le  scrupule  si  brillamment  exposé  par  saint  Jérôme 
à  propos  de  l'utilisation  des  auteurs  païens  se  pré- 
sente aussi  à  l'esprit  de  Raban  Maur,  mais  il  ne  s'y 
arrête  guère  :  le  chrétien,  dit-il,  ne  doit  pas,  en  se 
séparant  de  la  société  des  païens,  se  faire  scrupule 
de  les  piller  pour  mettre  au  service  de  l'Évangile  ces 
richesses  dont  ils  n'ont  pas  su  se  servir;  Dieu  n'a-t-il 
pas  donné  aux  I  lébreux  sur  le  point  de  quitter  l'Egypte 
l'ordre  d'emprunter  aux  Égyptiens  tout  ce  qu'ils 
pourraient,  avec  l'arrière-pensée  de  s'approprier  les 
objets  ainsi  empruntés.  P.  L.,  t.  cvn,  col.  404.  La 
comparaison  deviendra  classique,  à  supposer  qu'elle 
ne  le  soit  pas  encore.  Il  n'est  pas  sûr  que  Raban 
connût  le  grec,  ce  qui  empêche  de  le  qualifier,  à 
strictement  parler  d'  «  humaniste  »;  quoi  qu'il  en 
soit,  il  eut  le  grand  mérite  de  comprendre  et  de  faire 
comprendre  qu'il  ne  peut  exister  de  véritable  culture 
théologique  et  scripturaire  sans  une  culture  «  pro- 
fane  »  proportionnée. 

3.  Valeur.  — -  Pour  apprécier  d'une  manière  équitable 
l'œuvre  de  Raban  Maur,  il  importe  de  ne  pas  oublier 
le  but  qu'il  se  proposait  et  qui  en  explique  à  la  fois 
l'intérêt  et  les  lacunes.  De  cette  <ruvre  on  peut  dire 
qu'elle  est  pratique,  encyclopédique  et  traditionnelle. 


1609 


RABAN    MAUR.    ACTION 


1610 


La  pure  érudition  est  absente  des  préoccupations 
de  Raban  Maur;  cette  œuvre  intellectuelle  si  vaste 
n'est  pas  animée  par  ce  qu'on  appelle  la  curiosité 
intellectuelle;  l'idée  de  connaître  pour  connaître  ne 
semble  pas  être  en  lui.  Cela  se  comprend,  si  l'on  se 
rappelle  qu'il  est  avant  tout  un  moine;  il  n'enseigne 
pas  dans  une  université,  mais  dans  un  monastère 
situé  aux  confins  de  la  chrétienté;  son  enseignement 
est  un  apostolat.  D'autres  moines  sont  missionnaires, 
plusieurs  deviennent  évêques  en  des  régions  difficiles, 
aux  uns  et  aux  autres,  Raban  s'est  donné  la  mission 
de  fournir  des  instruments  de  travail,  les  éléments 
essentiels  d'une  culture  générale  théologique,  indis- 
pensable à  la  vie  religieuse  et  à  la  vie  apostolique. 

Pour  la  même  raison  que  nous  venons  de  dire, 
Raban  Maur  s'intéresse  à  toutes  les  branches  du 
savoir  humain.  Son  traité  De  clericorum  institutione, 
outre  la  théologie  proprement  dite,  la  liturgie  et  d'une 
manière  générale  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  les 
sciences  ecclésiastiques,  passe  en  revue  le  trivium 
et  le  quadrivium.  Le  De  universo  fait  un  peu  songer 
à  un  autre  ouvrage  d'une  autre  «  Renaissance  »,  et 
dont  le  titre  est  resté  fameux  :  De  omni  re  scibili... 
Pourtant  il  ne  faudrait  pas  le  croire  atteint  de  cette 
espèce  de  boulimie  intellectuelle  que  l'on  constate 
parfois  chez  les  hommes  du  xvie  siècle;  la  «  renais- 
sance carolingienne  »,  nous  l'avons  déjà  signalé,  est 
beaucoup  plus  modeste;  le  mot  «  encyclopédique  » 
pourrait  d'ailleurs  prêter  à  équivoque  :  il  ne  s'agit 
pas  d'une  universelle  érudition,  mais  d'un  ensemble 
de  connaissances  superficielles  considérées  comme 
nécessaires.  La  science  de  Raban  Maur,  en  apparence 
un  peu  disparate,  se  rassemble  sous  une  idée  direc- 
trice :  «  faire  tourner  toutes  les  sciences  profanes 
au  profit  des  divines  Écritures.  »  Léon  Maître,  op.  cit., 
p.  141.  Les  Livres  saints  sont  la  source  de  toute 
doctrine  et  de  toute  vie,  ils  sont  le  «  manuel  »  par 
excellence. 

On  a  fait  remarquer  enfin,  à  propos  des  théolo- 
giens de  l'époque  carolingienne,  «  l'impossibilité  où 
l'on  se  trouve...  de  fixer  la  pensée  personnelle  d'un 
auteur  déterminé  ».  Cette  remarque  est  particulière- 
ment vraie  de  Raban  Maur.  Son  œuvre  est  vaste,  mais, 
il  faut  bien  le  reconnaître,  elle  est  peu  personnelle; 
même  quand  il  prend  parti  dans  une  controverse, 
il  suit  l'opinion  et  souvent  prend  les  expressions  de 
tel  ou  tel  des  auteurs  qui  l'ont  précédé  :  Alcuin,  Rède 
le  Vénérable,  Isidore  de  Séville,  les  Pères  de  l'Église 
latine,  et  leurs  disciples  immédiats.  Les  Pères  grecs 
lui  sont  moins  connus  et,  vraisemblablement,  il  les 
lit  dans  une  traduction  latine.  Le  titre  de  compila- 
teur ne  lui  a  pas  été  épargné  :  il  est  vrai  qu'il  l'est 
souvent,  et  à  la  lettre.  Cependant,  il  convient  ici 
d'ôter  à  ce  mot  ce  qu'il  peut  avoir  de  péjoratif  et 
d'un  peu  méprisant.  De  ce  caractère  de  son  œuvre 
Raban  Maur  a  parfaitement  conscience,  il  ne  se  pose 
jamais  comme  un  créateur  de  système,  sa  méthode 
est  une  méthode  de  professeur,  il  explique  des  textes, 
à  l'aide  de  commentaires  anciens,  recueillant  les 
passages  les  plus  intéressants,  les  plus  adaptés  aux 
disciplesjprésents  ou  lointains,  pour  qui  il  travaille. 
11  cite  indéfiniment,  il  condense,  il  résume.  Chez 
lui,  rien  de  cette  espèce  d'enivrement  que  l'on  remar- 
que chez  les  exégètes  de  la  Renaissance  du  xvie  siècle; 
il  travaille  lentement,  sans  émotion  apparente,  ali- 
gnant ses  références;  il  est  modeste  dans  ses  formules, 
sans  doute,  et  l'on  pourrait  penser  qu'elles  sont  de 
style  :  elles  sont  sincères,  mais  il  est  tout  aussi  modeste 
dans  son  âme  et  dans  ses  prétentions.  Dom  Wilmart 
s'est  plu  à  relever  par  exemple  dans  les  commen- 
taires sur  le  Pentateuque,  composés  pour  Fréculfe, 
évêque  de  Lisieux,  «  sa  manière  bien  caractéristique, 
d'exprimer   son   espérance   de   la   récompense  céleste 


pour  tant  d'humbles,  mais  coûteux  travaux  ».  Une 
invocation  de  Raban  Maur,  dans  Rev.  bénéd..  1931, 
p.  218.  Il  n'est  pas  d'ailleurs  tellement  timide  qu'il 
ne  mette  jamais  du  sien,  mais  son  rôle  essentiel  est  de 
disposer  à  la  portée  des  autres  l'enseignement  des 
maîtres.  Sur  cette  fonction  qui  est  la  sienne,  il  s'expli- 
que souvent.  Quelques  exemples  seulement,  choisis 
parmi  bien  d'autres. 

Dans  une  lettre  au  roi  Louis  pour  lui  envoyer  un 
commentaire  sur  les  Paralipomènes,  il  écrit  :  Quid  ego, 
quasi  doclus  magisler,  per  omnia  ipsius  flibri)  mysteria 
indagare  aut  explanare potuissem?  Sed  Patrum  vestigia 
sequens,  ea  quœ  explanala  ab  eis  inveni,  et  ad  similitu- 
dinem  sensus  eoruni  (gratia  Dei  annuenle)  per  me  inves- 
iigare  potui,  in  ordinem  disposui,  alque  in  unum  opus- 
culum  colligere  curavi.  P.  L.,  t.  cix,  col.  280.  Dans  la 
préface  du  De  clericorum  institutione,  il  avait  dit  plus 
clairement  encore  :  nec  per  me,  quasi  ex  me,  ea  proluli, 
sed  auctoritati  innilens  majorum,  per  omnia  itlorum 
vestigia  sum  seculus,  Cyprianum  dico  atque  Hilarium, 
Ambrosium,  Hieronymum,  Augustinum,  Gregorium, 
Joannem,  Damasurn,  Cassiodorum,  et  cœteros  nonnullos 
quorum  dicta  alicubi  in  ipso  opère,  ita  ut  ab  eis  scripla 
sunt  per  convenientiam  posui,  alicubi  quoque  eorum 
sensum  meis  verbis  propter  brevilutem  operis  strictim 
enunliavi,  inlerdum  vero,  ubi  necesse  fuit,  secundum 
exemplar  eorum  quœdam  meo  sensu  proluli.  P.  L.,  t.  cvn, 
col. 296.  Cependant,  s'il  n'a  pas  pourson  compte  per- 
sonnel le  souci  de  la  propriété  littéraire,  il  a  soin  de 
noter  ses  emprunts,  pour  rendre  à  chacun  ce  qui  lui 
est  dû  ;  les  passages  cités  sont  donc  accompagnés  des 
premières  lettres  du  nom  de  l'auteur;  de  même,  ce 
qui  est  de  lui  est  marqué  de  son  nom;  ces  indications 
des  manuscrits  ont  malheureusement  été  souvent 
négligées  par  les  copistes. 

Ce  procédé  des  «  morceaux  choisis  »  est  reconnu 
et  apprécié  par  les  contemporains  :  témoin  Fréculfe, 
demandant  à  Raban  un  commentaire  sur  le  Penta- 
teuque. Ce  devra  être  un  travail  sommaire,  un  abrégé 
où  l'on  retrouvera  les  textes  patristiques  susceptibles 
d'élucider  et  le  sens  littéral  et  la  signification  spiri- 
tuelle de  l'Écriture.  Les  noms  des  auteurs  anciens 
utilisés  seront  soigneusement  notés  à  la  marge;  quant 
à  ses  réflexions  personnelles,  Raban  voudra  bien 
les  signaler  par  l'initiale  de  son  nom.  P.  L.,  t.  cvn, 
col.  439.  Raban  répond  qu'il  procédera  comme  il  est 
indiqué.  Cependant,  si  cette  méthode  trouve  de  nom- 
breux admirateurs,  elle  rencontre  aussi  ses  critiques. 
Raban  le  constate,  et  c'est  pour  lui  l'occasion 
d'affirmer  davantage  l'utilité  pratique  du  système  : 
d'autres,  peut-être,  travaillent  d'une  manière  plus 
personnelle;  lui,  compose  des  florilèges.  Les  critiques 
sont  d'ailleurs  contradictoires  :  les  uns  l'accusent  de 
n'être  pas  assez  personnel,  à  quoi  il  répond  que  sa 
vocation  est  d'être  un  abréviateur,  un  vulgarisateur; 
les  autres  l'accusent  au»  contraire  de  mettre  trop  du 
sien  dans  son  œuvre  :  il  est  inutile  et  présomptueux, 
disent-ils,  d'ajouter  des  ouvrages  à  tant  d'autres  qui 
existent  déjà;  Raban  réplique  que  les  ouvrages  des 
Pères  existent  en  effet  mais  que,  pour  diverses  raisons, 
ils  sont  souvent  difficilement  utilisables  tels  quels  ; 
d'ailleurs,  la  chose  est  très  simple,  les  gens  délicats 
n'ont  qu'à  délaisser  ses  modestes  élucubration-,  et  à 
recourir  directement  aux  sources.  Préface  au  commen- 
taire sur  S.  Matthieu,  P.  L.,  t.  cvn,  col.  730. 

Pour  lui,  il  aime  mieux  supporter  la  critique  que 
de  négliger  paresseusement  la  grâce  du  Christ.  Op. 
cit.,  col.  729.  La  «  torpeur  »  d'esprit  lui  paraît  être  la 
maladie  de  l'époque,  et  c'est  pourquoi,  nous  le  voyons 
soutenir  le  zèle  des  princes  pour  la  continuation  de 
l'œuvre  intellectuelle  de  Charlemagne;  les  préfaces 
et  dédicaces  à  eux  adressées  n'ont  pas  d'autre  raison 
d'être  :  plusieurs  font  allusion  aux  critiques  faites  à 


1 1  ;  I  I 


RABAN     MAUR.    ŒUVRES 


1612 


l'auteur;  il  s'en  plaint,  par  exemple  à  Louis  le  Germa- 
nique, en  lui  envoyant  son  commentaire  sur  les 
Paralipomènes  et  il  lui  demande  de  se  faire  son  défen- 
seur. P.  L..  t.  cix,  col.  281,  282.  De  même,  dans  une 
lettre  à  Lothairc,  en  lui  offrant  un  commentaire  sur 
Ézéchiel,  t.  ex,  col.  497,  498;  aussi,  dans  la  préface 
du  commentaire  sur  Jérémie  qu'il  lui  adresse,  il  le 
fait  juge  de  sa  méthode,  t.  exi,  col.  793. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  critiques,  elles  ne  furent 
pas  capables  de  ruiner  le  prestige  de  Raban  ;  il  fit 
œuvre  utile  et  la  plupart  de  ses  contemporains  lui  en 
furent  reconnaissants.  Pour  apprécier  cette  œuvre,  il 
faut  tenir  compte  des  nécessités  du  moment  :  Dùmmler 
exprime  les  préoccupations  de  Raban  en  une  formule 
heureuse  :  Doclrinam  non  augere,  sed  in  poslerilalem 
propagare  ei  cordi  fuit.  Mon.  Germ.  hisl.,  Epist.,  t.  v, 
p.  379. 

III.  Œuvres.  —  Il  n'existe  pas  d'édition  complète 
des  œuvres  de  Raban  Maur  et,  même  encore  aujour- 
d'hui, il  est  assez  difficile  d'en  établir  la  liste  inté- 
grale, à  plus  forte  raison  de  les  classer  suivant  l'ordre 
chronologique. 

Le  premier  essai  d'édition  d'ensemble  eut  lieu  à 
Cologne  en  1532  où  un  certain  nombre  d'ouvrages  de 
Raban  Maur,  ou  à  lui  attribués,  furent  rassemblés 
en  deux  volumes. 

Une  autre  édition,  beaucoup  plus  intéressante, 
parut,  à  Cologne  encore,  en  1627.  Elle  comprend 
6  volumes.  L'auteur,  Georges  Colvener,  accomplit 
certainement  un  gros  effort,  mais  son  édition,  d'une 
part,  est  loin  d'être  complète  et,  d'autre  part,  elle 
contient  beaucoup  trop  d'œuvres  faussement  attri- 
buées à  Raban. 

L'édition  de  Migne  (P.  L.,  t.  cvii-cxii)  est  plus 
complète.  Aux  ouvrages  déjà  rassemblés  par  Colve- 
ner, elle  en  ajoute  d'autres  empruntés  aux  recueils 
de  d'Achery,  Mabillon,  Martène,  Pez;  d'autre  part, 
elle  restitue  à  leurs  véritables  auteurs  plusieurs  écrits 
qui  figuraient  indûment  dans  l'édition  de  Colvener; 
mais  elle  conserve  à  tort  la  Vie  de  Marie- Madeleine, 
et  la  Lettre  à  Égil,  abbé  de  Priim,  sur  l'eucharistie. 
En  ce  qui  concerne  la  Vie  de  Marie-Madeleine  qui 
figure  au  t.  cxn,  d'après  Faillon,  dans  ses  Monuments 
inédits  sur  l'apostolat  de  sainte  Madeleine,  les  Bollan- 
distes  protestent  contre  son  attribution  à  Raban 
Maur,  (cf.  Biblioth.  hag.  lai.,  Bruxelles,  1900,  1901, 
p.  810).  L'authenticité  de  la  Lettre  à  Égil  n'est  plus 
acceptée  aujourd'hui,  (cf.  Joseph  Geiselmann  Die 
Eucharistielehre  der  Vorscholastik,  Paderborn,  1926, 
p.  222,  sq.  ;  voir  aussi  du  P.  de  La  Taille,  Mysterium 
fidei,  editio  tertia,  p.  xi,  277).  Dom  Morin  propose 
de  l'attribuer  à  Gottschalk;  c'est  très  vraisemblable. 
(Cf.  Revue  bénédictine,  octobre  1931,  p.  310.)  Par 
contre,  Aligne  omet  des  ouvrages  qui  sont  certaine- 
ment ou  très  vraisemblablement  de  Raban  et  qu'on 
trouve  édités  ailleurs  ou  encore  inédits.  Nous  nous 
efforcerons  de  leur  donner  leur  place  dans  la  nomen- 
clature générale,  sans  prétendre  toutefois  résoudre 
ces  problèmes  d'attribution. 

L'ordre  chronologique  étant  assez  problématique, 
nous  grouperons  les  œuvres  de  la  façon  suivante  : 
1.  Travaux  et  commentaires  sur  l'Écriture;  — -  2.  Trai- 
tés et  opuscules  divers;  —  3.  Consultations  et  corres- 
pondance. 

1°  Travaux  et  commentaires  sur  l'Écriture.  — 
Au  dire  de  son  biographe  Rudolfe,  suivi  en  cela  par 
Trithème,  Raban  Maur  aurait  composé  des  com- 
mentaires sur  toute  l'Écriture;  de  fait,  il  commenta  la 
plus  grande  partie  des  Livres  saints;  mais  on  peut 
difficilement  croire  que  les  lacunes  constatées  dans 
la  série  viennent  de  ce  que  les  ouvrages  ont  étéjpcrdus. 

En  ce  qui  concerne  l'Ancien  Testament,  nous 
avons  de  lui  des  commentaires   sur  ce  qu'on  appelle 


l'Heptatcuque,  c'est-à-dire  le  Pentateuque  plus  le 
livre  de  Josué  et  le  livre  des  Juges,  auquel  s'ajoute 
comme  un  appendice  le  livre  de  Ruth;  les  livres  des 
Rois  et  des  Paralipomènes;  le  livre  de  Judith  et 
celui  d'Esther;  Jérémie;  Ézéchiel;  le  livre  de  la 
Sagesse;  les  Proverbes;  l'Ecclésiastique;  les  Macha- 
bées.  Tous  ces  commentaires  se  trouvent  dans  Migne; 
ils  sont  précédés  d'une  dédicace  au  personnage  qui 
les  a  demandés,  sauf  cependant  Y Exposilio  in  Pro- 
verbia  Salomonis,  P.  L.,  t.  exi,  col.  679,  qui  se  pré- 
sente sans  préface  ni  dédicace  et  que,  par  ailleurs, 
Raban  ne  cite  pas  dans  sa  lettre  à  Otgar,  arche- 
vêque de  Mayence,  en  lui  envoyant  son  commentaire 
sur  la  Sagesse  et  sur  l'Ecclésiastique.  P.  L.,  t.  cix, 
col.  671.  Il  ne  le  cite  pas  non  plus  dans  sa  lettre  à 
Lothaire  pour  lui  offrir  son  commentaire  sur  Jérémie, 
alors  qu'il  indique  son  travail  sur  la  Sagesse  et  l'Ec- 
clésiastique. P.  L.,  t.  exi,  col.  793.  Ce  silence  laisse 
donc  une  incertitude  sur  l'authenticité  de  l'écrit  en 
question. 

Les  commentaires  sur  Isaïe  et  sur  Daniel  sont 
encore  inédits;  Dummler  en  a  publié  les  préfaces  dans 
Mon.  Germ.  hisl.,  Epist.,  t.  v,  p.  467-469  (Daniel)  et 
p.  501-502  (Isaïe).  Il  donne  en  même  temps  les  indi- 
cations utiles  concernant  les  manuscrits.  Dummler 
publie  aussi  la  préface  d'une  Cœna  Cypriani  refaite 
par  Raban  Maur  et  dédiée  par  lui  au  roi  Lothaire  II. 
Ibid.  p.  506. 

Aux  écrits  sur  l'Ancien  Testament,  il  conviendrait 
de  rattacher  un  traité  De  agno  pascali,  ms.  n.  441 
(xme  s.),  de  Corpus  Christi  Collège,  à  Cambridge. 

Sur  un  commentaire  d'Esdras  et  sur  un  traité 
De  benedictionibus  patriarcharum  signalés  par  Sigebert 
de  Gembloux  et  par  Trithème  (P.  L.,  t.  cvn,  col.  109, 
114),  nous  ne  savons  rien. 

En  ce  qui  concerne  le  Nouveau  Testament,  nous 
avons  de  lui  un  commentaire  sur  saint  Matthieu  et 
un  commentaire  sur  les  Épîtres  de  saint  Paul,  tous 
deux  dans  Migne,  et  il  y  faut  peut-être  ajouter  un 
opuscule  sur  la  passion,  recueilli  par  Pez  et  reproduit 
dans  Migne,  P.  L.,  t.  cxn,  col.  1425.  Un  commen- 
taire sur  les  Actes  des  apôtres,  encore  inédit,  se  trouve 
à  Balliol  Collège,  Oxford,  ms.  n.  167  (xme  siècle)  et 
Trithème  signale  encore  un  commentaire  sur  l'évan- 
gile de  saint  Jean  qui  n'a  pas  été  retrouvé. 

En  ajoutant  à  cette  liste  les  Commenlaria  in  can- 
tica  quse  ad  matulinas  laudes  dicunlur,  plus  le  Magni- 
ficat et  le  Nunc  dimillis,  œuvre  à  la  fois  scripturaire 
et  liturgique,  composée  à  la  demande  de  Louis  le 
Germanique,  P.  L.,  t.  cxn,  col.  1090,  nous  pouvons 
clore  la  liste  des  commentaires  scripturaires  de  Raban 
Maur. 

Raban  explique  lui-même  sa  méthode  d'inter- 
prétation des  Livres  saints;  il  en  fait  la  théorie  dans 
un  ouvrage  particulier,  intitulé  :  Allégories  in  Scrip- 
luram  sacram.  P.  L.,  t.  cxn,  col.  849.  Il  y  explique 
que  le  texte  renferme  quatre  sens  différents  et  complé- 
mentaires :  le  sens  littéral  ou  historique;  le  sens  allé- 
gorique, qui  révèle  à  l'âme  contemplative  des  vérités 
surnaturelles  cachées  au  profane;  le  sens  tropolo- 
gique,  qui  incite  cette  âme  à  b^n  agir;  le  sens  ana- 
gogique,  qui  la  conduit  à  sa  fin  dernière,  en  lui  révé- 
lant la  raison  d'être  de  sa  vie.  Dans  plusieurs  pré- 
faces ou  lettres  précédant  les  divers  commentaires, 
nous  retrouvons  ces  idées  et  nous  remarquons  que  le 
commentaire  met  plus  ou  moins  en  valeur  l'un  ou 
l'autre  de  ces  sens,  suivant  le  désir  ou  les  besoins 
spirituels  du  correspondant.  C'est  ainsi  que  Lothaire 
demande,  un  commentaire  littéral  sur  le  début  de  la 
Genèse,  secundum  liltcnc  sensum;  un  commentaire 
spirituel  sur  les  chapitres  de  Jérémie  non  commentés 
par  saint  Jérôme  :  rogo  ut  spiritali  sensu  exponas; 
un  commentaire  sur  Ézéchiel,  à  partir  de  l'endroit 


1613 


RABAN    MAUR.    ŒUVRES 


li.l  \ 


où  cessent  les  homélies  du  pape  saint  Grégoire  :  le 
pape  saint  Grégoire  a  développé  surtout  le  sens  ana- 
gogique,  l'empereur  demande  que  Raban  insiste  sur 
le  sens  moral  et  pratique  :  etiam  ethicam  quam  queeri- 
mus,  tua  largitio  aperiat.  P.  L.,  t.  ex,  col.  495-496. 
On  trouve  ces  diverses  distinctions  bien  marquées 
dans  les  préfaces  des  livres  du  Pentateuque  adressés  à 
Fréculfe  :  celui-ci,  en  efïet,  a  précisé  qu'il  désirait 
d'abord  une  interprétation  littérale,  puis  l'explica- 
tion spirituelle  laquelle  comporte  les  différents  sens 
indiqués  plus  haut;  on  ne  s'étonnera  pas  que  dans 
ce  sens  spirituel  les  «  ligures  »  tiennent  une  large 
place.  A  la  suite  des  principes  généraux  d'interpré- 
tation du  texte  sacré,  le  même  traité  des  Allégories 
donne  l'explication,  conformément  aux  différents  sens, 
d'un  grand  nombre  de  mots  classés  par  ordre  alpha- 
bétique. Est-il  besoin  de  faire  remarquer  que  Raban 
Maur  ici  n'invente  pas?  Comme  souvent  il  copie,  et 
sans  faire  remonter  jusqu'à  Méliton  de  Sardes  cette 
manière  d'allégoriser,  ainsi  que  le  fait  dom  Pitra  au 
t.  m  du  Spicilegium  Solesmense,  il  faut  reconnaître 
qu'à  l'époque  de  Raban  Maur  elle  est  déjà  ancienne 
et  qu'il  n'a  eu  qu'à  la  recueillir,  ne  serait-ce  que  d'Isi- 
dore de  Séville  en  ces  célèbres  Étymologies.  L'attribu- 
tion des  Allegorias  à  Raban  Maur  a  été  mise  en  doute, 
non  sans  raison  semble-t-il.  Voir  Petit,  «  Ad  viros 
religiosos.  »  Quatorze  sermons  d'Adam  Scot,  Tongerloo, 
1934;  cet  auteur  propose  de  les  attribuer  à  Adam 
Scot,  op.  cit.,  p.  27.  Voir  aussi  dom  Wilmart,  dans 
Mélanges  Mandonnet,  t.  n,  p.  161. 

2°  Traités  et  opuscules  divers.  —  1.  De  clericorum 
inslitutione  (P.  L.,  t.  cvn,  col.  293-420).  —  Ce  traité 
fut  composé  vers  819,  quand  Raban  Maur  était 
encore  à  la  tête  de  l'école  de  Fulda.  Il  est  dédié  à 
Haistulfe,  archevêque  de  Mayence,  et  Raban  déclare 
qu'il  l'a  composé  à  la  demande  de  plusieurs  religieux 
de  Fulda  qui,  venant  souvent  le  consulter  pour  des  dif- 
ficultés particulières,  le  prièrent  finalement  de  rédiger 
un  ouvrage  d'ensemble,  où  les  principales  questions 
seraient  traitées.  De  fait,  cet  ouvrage,  divisé  en  trois 
livres,  étudie  les  questions  les  plus  diverses,  sans  en 
approfondir  aucune;  il  est  une  somme,  un  manuel 
assez  bien  ordonné,  où  clercs  et  moines  peuvent 
trouver  les  connaissances  et  les  conseils  dont  ils  ont 
besoin.  L'analyse  suivante  en  donnera  un  aperçu. 

L.  I.  —  Après  un  court  préambule  sur  l'unité  et  la 
catholicité  de  l'Église,  l'auteur  distingue  dans  l'Église 
trois  ordres  :  les  laïques,  les  moines,  les  clercs;  ces 
derniers  constituent  la  hiérarchie  et  de  cette  hiérar- 
chie Raban  étudie  les  degrés  depuis  la  tonsure  jusqu'à 
l'épiscopat.  C.  i-xm.  Les  c.  xiv-xxiii  traitent  des 
vêtements  sacerdotaux.  Puis  viennent  les  sacre- 
ments, dont  la  définition  est  empruntée  textuelle- 
ment à  Isidore  de  Séville,  c.  xxiv;  ce  mot  semble 
ici  réservé  aux  rites  de  l'initiation  chrétienne,  et  à 
l'eucharistie  :  Sunl  autem  sacramenta,  baplismum  et 
chrisma,  corpus  et  sanguis.  Col.  309.  Les  c.  xxiv-xxx 
décrivent  donc  l'initiation  chrétienne,  ou  catéchu- 
ménat.  La  fin  du  livre  I  (c.  xxxi-xxxm)  est  consacrée 
à  l'eucharistie.  Pour  l'exposé  de  la  pensée  de  Raban 
sur  les  différents  problèmes  que  pose  l'eucharistie 
sacrement  et  sacrifice,  se  reporter  à  l'art.  Messe, 
col.   1004-1021. 

L.  II.  —  Les  c.  i-ix  traitent  de  la  prière  publique 
et  des  heures  canoniales.  Viennent  ensuite  les  diverses 
prières  privées,  c.  x-xvi,  puis  les  jeûnes  obligatoires 
et  de  dévotion,  les  aumônes,  c.  xvii-xxvm.  Les 
c.  xxix  et  xxx  décrivent  la  pénitence,  la  satisfaction 
et  la  réconciliation  des  pécheurs  par  l'Église  :  à  ces 
chapitres,  il  convient  de  rattacher  le  c.  xiv,  dans 
lequel  l'exomologèse  est  présentée  comme  l'une  des 
meilleures  prières.  Pour  l'étude  d'ensemble  de  la 
discipline  pénitentielle  d'après   Raban   Maur,   on   se 


reportera  à  l'art.  Pénitence,  col.  871-891.  Les  c.  \xxi- 
xlvi  passent  en  revue  les  fêtes  et  temps  liturgiques, 
la  liturgie  dominicale,  les  fêtes  des  saints,  les  sacrifices 
offerts  pour  les  défunts,  les  dédicaces,  etc.  Les  élé- 
ments de  la  prière  liturgique,  cantiques,  psaumes, 
hymnes,  antiennes,  répons,  leçons,  bénédictions,  etc., 
sont  décrits  dans  les  c.  xlvii-lv  :  à  propos  des  leçons 
ont  trouvé  place  deux  chapitres  sur  les  livres  des  deux 
Testaments  et  leurs  auteurs.  Le  livre  s'achève,  c.  i.vi- 
lviii,  par  quelques  considérations  sur  la  règle  de  foi, 
le  symbole,  et  un  catalogue  des   principales  hérésies. 

L.  III.  —  C'est  un  traité  des  études  du  clergé. 
Ce  que  les  clercs  doivent  d'abord  étudier,  c'est  l'Écri- 
ture sainte  :  étude  indispensable  en  vérité,  mais  qui 
présente  bien  des  difficultés.  C.  i-xv.  Par  suite,  une 
préparation  intellectuelle,  profane  en  apparence,  est 
très  utile  pour  aborder  les  Livres  saints;  cette  pré- 
paration comporte  l'étude  de  la  grammaire,  de  la 
rhétorique,  de  la  dialectique,  de  la  mathématique, 
cette  dernière  se  subdivise  en  arithmétique,  géomé- 
trie, musique  et  astronomie  :  ce  sont  là  les  sept  arts 
libéraux  que  l'on  trouve  développés  dans  les  écrits  des 
philosophes  et  dont  il  faut  savoir  tirer  le  meilleur  parti 
possible.  C.  xvi-xxvi.  La  fin  du  livre  est  consacrée  à  la 
prédication. 

Plus  tard,  entre  842  et  847,  retiré  dans  la  solitude  du 
Petersberg,  Raban  Maur  reprendra  son  œuvre,  ajou- 
tant, supprimant,  répartissant  autrement  la  matière. 
Il  offre  à  Réginbald  l'ouvrage  ainsi  refondu  et  nous 
l'avons  sous  le  titre  :  De  ecclesiastica  disciplina.  P.  L., 
t.  cxn,  col.  1191-1262.  Deux  longs  morceaux  du  I.  I 
sont  empruntés  à  saint  Augustin  :  Quomodo  rudes  cule- 
chizandi  sunl  et  De  duabus  civilalibus.  Le  1.  III  s'in- 
titule :  De  agone  chrisliano  :  c'est  un  traité  de  spiritua- 
lité sur  l'effort  et  le  progrès  à  réaliser  dans  la  vie  chré- 
tienne ;  le  raccord  avec  ce  qui  précède  est  ainsi  marqué: 
Descriplis  ergo  sacramenlis  divinis,  in  quibus  homo 
christianus  efficitur...  qualiler  Mi  postea  in  agone  cliris- 
tiano  cerlandum  sit,  consequenler  scribendum  esse  arbi- 
tramur.   Ibid.,  col.  1229. 

Plus  tard  encore,  devenu  archevêque  de  Mayence, 
Raban  enverra  à  Thiotmar,  son  collaborateur,  sous  le 
titre  de  Liber  de  sacris  ordinibus,  sacramentis  divinis, 
et  veslimentis  sacerdolalibus,  la  même  œuvre  revue  en- 
core et  augmentée;  le  chapitre  sur  le  catéchuménat  et 
sur  le  baptême,  mais  surtout  celui  sur  la  messe  ont 
reçu  de  plus  amples  développements.  P.  L.,  t.  cxn,  col. 
1165-1192. 

2.  Homélies  (P.  L.,  t.  ex,  col.  9-468).  —  Sous  le 
titre  d'Homélies,  nous  avons  deux  recueils  assez  diffé- 
rents :  il  n'est  pas  sur,  d'ailleurs,  que  tout  y  soit  de 
Raban  Maur,  et  d'autre  part,  nous  ne  possédons  pas 
toutes  les  homélies  qu'il  a  composées.  Le  premier 
recueil,  col.  9-134,  est  adressé  à  Haistulfe,  archevêque 
de  Mayence.  Chacune  des  pièces  a  été  composée  et 
envoyée  séparément;  il  s'agit,  d'ailleurs,  non  pas  de 
sermons  proprement  dits,  entièrement  rédigés,  mais  de 
plans  à  l'usage  des  prédicateurs;  le  groupement  en  a 
été  réalisé  finalement  par  Haistulfe  lui-même  et  Raban 
le  pria  de  faire  précéder  le  recueil  de  sa  propre  lettre, 
pour  servir  de  préface.  Ces  homélies  traitent  des  divers 
mystères  de  l'année  liturgique,  puis  d'un  certain  nom- 
bre de  vertus  et  de  vices  :  on  y  peut  glaner  des  indica- 
tions théologiques  intéressantes.  Raban  Maur  trouve 
ici  l'occasion  de  mettre  en  œuvre  certains  principes  du 
De  clericorum  instilulione  sur  la  prédication  ;  il  repren- 
dra plus  tard  certains  développements  dans  le  De  agone 
chrisliano  signalé  plus  haut. 

Le  second  recueil  est  dédié  à  l'empereur  Lothaire; 
sur  ce  recueil,  les  indications  données  par  Migne  sont 
heureusement  complétées  par  Dummler,  Mon.  Cerm. 
hist.,  Epist.,  t.  v,  p.  503-506.  Lothaire  avait  demandé 
à  Raban  des  homélies  sur  le  Lectionnaire  de  toute 


1615 


RABAN     M.VUR.    ŒUVRES 


1616 


l'année  liturgique;  il  nous  en  manque,  malheureuse- 
ment, une  très  grosse  partie. 

3.  De  virtulibus  et  vitiis.  —  Deux  ouvrages  distincts 
se  présentent  avec  le  même  titre.  Le  premier  De  virtu- 
libus et  vitiis  fut  composé  en  834  et  adressé  par  Raban 
à  l'empereur  Louis  le  Débonnaire,  alors  au  plus  fort  de 
ses  difficultés  avec  ses  fils;  il  consiste  dans  une  série 
d'exhortations  morales  en  40  chapitres  ou  paragra- 
phes. Une  longue  lettre  accompagne  ce  traité,  elle  est 
connue  sous  ce  titre  :  De  reverenlia  filiorum  erga  patres; 
nous  l'avons  déjà  signalée  à  propos  de  l'action  politi- 
que de  Raban.  Ni  le  traité,  ni  la  lettre  ne  se  trouvent 
dans  Migne;  le  De  virtulibus  et  vitiis  a  été  publié  par 
Lazius  dans  ses  Fragmenta  quœdam  Caroli  Magni, 
Anvers,  1560,  p.  190.  La  lettre,  par  Baluze,  avec  le  De 
concordia  Sacerdolii  et  Imperii  de  Pierre  de  Marca,  Pa- 
ris, 1704,  col.  13C7-1382,  et  par  Dûmmler,  op.  cit., 
p.  403-415. 

On  trouve  dans  Migne,  au  t.  cxn,  col.  1335-1398,  un 
De  vitiis  et  virtulibus,  et  peccatorum  satisfactione,  en 
trois  livres.  L'éditeur  restitue  les  deux  premiers  à  Halit- 
gaire,  évèque  de  Cambrai,  le  troisième  serait  de  Ra- 
ban, mais  il  ne  porte  aucune  indication  qui  permette 
de  le  lui  attribuer  d'une  manière  certaine. 

4.  Liber  de  computo  (P.  L.,  t.  cvn,  col.  669-728).  — 
Ce  traité,  composé  à  la  demande  du  moine  Marchaire, 
est  une  adaptation  du  De  ralione  compuli  de  Bède  le 
Vénérable.  11  se  présente  sous  la  forme  d'un  dialogue 
entre  un  maître  et  son  disciple  :  le  but  premier  est  de 
découvrir  à  quelle  date  on  doit  célébrer  la  fête  de  Pâ- 
ques qui  commande  les  dates  de  la  plupart  des  autres 
fêtes:  mais  la  question  s'élargit  et  le  maître,  pour  ré- 
pondre aux  questions  du  disciple,  en  vient  à  parler  de 
tout  ce  qui  concerne  le  calendrier  :  théorie  du  calen- 
drier, puissance  des  nombres,  le  temps  et  ses  divisions, 
l'astronomie,  etc. 

5.  De  universo  (P.  L.,  t.  exi,  col.  9-614).  —  Cet  ou- 
vrage, un  des  plus  considérables  de  Raban  Maur  (22  li- 
vres), se  présente  sous  plusieurs  titres;  le  plus  complet 
et  le  plus  significatif  est  celui-ci  :  De  rerum  naturis  et 
verborum  proprielalibus,  neenon  etium  de  myslica  eoriun 
significalione.  Cet  ouvrage  fut  composé  entre  842  et 
847,  pendant  la  retraite  de  Raban  :  il  est  dédié  à  Hay- 
mon,  évêque  d'Halberstadt  et  à  Louis  le  Germanique. 
Sa  dépendance  est  étroite  à  l'égard  des  Étymologies 
d'Isidore  de  Séville;  cependant,  la  préoccupation  éty- 
mologique y  est  un  peu  moins  accusée;  d'autre  part, 
l'ordre  suivi  n'est  pas  l'ordre  alphabétique.  Après  avoir, 
dans  un  premier  livre,  parlé  de  Dieu,  des  noms  divins, 
des  attributs  divins,  des  personnes  divines,  l'auteur 
passe  en  revue  la  création  tout  entière,  en  une  vaste 
encyclopédie;  on  passe  d'une  question  à  une  autre,  en 
vertu  des  lois  un  peu  capricieuses  de  l'association  des 
idées  plutôt,  semble-t-il,  qu'en  vertu  de  la  stricte  lo- 
gique. L'ensemble  est  assez  superficiel,  mais  la  lecture 
en  est  fort  intéressante  :  on  y  découvre  une  conception 
mystique  du  monde  :  le  monde  est  plein  de  Dieu  et  la 
réalité  spirituelle  y  a  plus  d'importance  que  la  réalité 
matérielle,  tout  est  symbole  et  l'esprit  doit  s'appliquer 
à  saisir  la  véritable  signification  des  mots  et  dos  choses  : 
la  connaissance  ne  doit  pas  s'en  tenir  à  la  stricte  ma- 
térialité des  objets,  mais  comprendre  qu'ils  sont  des 
signes.  Le  De  universo  de  Raban  Maur  eut  un  succès 
considérable;  il  prélude  aux  diverses  «  Sommes  »,  «  Mi- 
roirs ..,  «  Trésors  »,  que  le  Moyen  Age  nous  a  transmis, 
sous  forme  de  textes  écrits  ou  sons  forme  d'images 
peintes  ou  taillées:  cf.   É.   Maie,   L'art  religieux  au 

\  111'  siècle,  p.  46,  el  Cli.  V.  Langlois,  I.a  vie  en  France 
au  Moyen  Age,  La  connaissance  de  la  nature  ri  du 
monde,  p.  xvn. 

6.  Martyrologe  (P.  /...  t.  CX.,  col.  1121-1188).  — 
Composé  à  la  demande  de  Rartleik,  abbé  de  Seligen- 
stadt,  puis  dédié  à  Grimold,  archichapelain  de  Louis  le 


Germanique,  ce  martyrologe  appartient,  dit  dom  Quen- 
tin, à  la  catégorie  des  martyrologes  historiques,  c'est- 
à-dire  que,  aux  noms  et  aux  dates,  il  ajoute  une  notice 
sur  le  saint,  sa  vie  ou  sa  passion.  «  Sous  l'influence  des 
décisions  conciliaires  et  des  ordonnances  épiscopalcs, 
la  littérature  spéciale  des  martyrologes  historiques  se 
développait  de  toutes  parts.  Rhaban  Maur...  prenait 
pour  base  de  son  travail  un  manuscrit  de  la  première 
famille  de  Jiède  >.  Dom  Quentin,  Martyrologes  histori- 
ques, p.  683.  Le  savant  auteur  écrit  encore  :  «  La  dé- 
pendance du  Martyrologe  de  Rhaban  Maur  visa  vis 
de  celui  de  Bède  a  été  souvent  constatée  et  elle  est  évi- 
dente »,  p.  3.  Raban  a  puisé  aussi  à  d'autres  sources, 
mais  sans  grand  esprit  critique.  Op.  cit.  p.  131. 

7.  Pénitentiels.  —  Nous  avons  de  Raban  Maur  deux 
pénitentiels  :  l'un  adressé  à  Otgar,  archevêque  de 
Mavence  (t.  exil,  col.  1397-1424),  l'autre  à  Héribald, 
évêque  d'Auxerre,  (t.  ex,  col.  467-494).  Sur  ses  deux 
pénitentiels  on  lira  l'appréciation  donnée  à  l'article 
Pénitence,  col.  863,  883-894;  et  à  l'art.  Péniten- 
tiels, col.  1173.  Du  pénitentiel  à  Héribald  le  33e  arti- 
cle demande  une  mention  particulière,  t.  ex,  col.  492  : 
à  propos  d'une  question  posée  par  Héribald,  «  Utrum 
eucharislia,  postquam  consumitur.  et  in  secessum  emit- 
litur  more  aliorum  ciborum,  iterum  redeat  in  naturam 
prislinam,  quam  habueral,  anlequam  in  allari  consecra- 
retur  »;  Raban  répond  qu'il  s'est  expliqué  longuement 
sur  diverses  questions  touchant  l'eucharistie,  dans  sa 
lettre  à  Égil.  Cette  lettre  à  Égil,  Mabillon  croyait  pou- 
voir la  reconnaître  dans  un  opuscule  anonyme  intitulé 
Dicta  cujusdam  sapientis  de  corpore  el  sanguine  Domini. 
Or,  il  paraît  maintenant  établi  que  cet  opuscule  a 
pour  auteur,  non  pas  Raban  Maur  mais  Gottschalk; 
la  lettre  à  Égil  est  donc  perdue.  Cf.  Dom  Cappuyns, 
Jean  Scot  Erigène,  Louvain,  1933,  p.  87.  On  voit  du 
moins  dans  ce  court  passage  que  Raban  ne  partage 
pas  l'opinion  de  Radbert  sur  l'identité  du  corps  eu- 
charistique et  du  corps  historique  du  Christ.  Cf.  art. 
Messe,  col.  1016. 

8.  De  anima  (P.  L.,  t.  ex,  col.  1109-1120). —C'est 
un  petit  traité  de  psychologie  et  de  morale;  l'auteur 
y  définit  l'âme  et  ses  facultés,  il  étudie  l'origine  de 
l'âme,  sa  localisation  dans  le  corps,  sa  spiritualité; 
puis  il  examine  successivement  les  vertus  morales, 
prudence,  force,  justice,  et  tempérance.  Cet  ouvrage 
nous  fournit  un  exemple  caractéristique  de  la  méthode 
de  travail  de  Raban  :  presque  toute  la  matière,  en 
effet,  en  est  empruntée  à  Cassiodore  et  à  saint  Augus- 
tin. 

9.  De  videndo  Deum  (P.  L.,  t.  cxn,  col.  1262-1332). 
—  Le  titre  complet  est  :  De  videndo  Deum,  de  purilate 
cordis  el  modo  pœnilentiœ  libri  1res  ad  Bonosum  abba- 
tem.  C'est  un  ouvrage  de  spiritualité  dont  la  substance 
est  empruntée  à  saint  Augustin.  Les  trois  livres  ont 
entre  eux  le  rapport  suivant  :  la  vision  de  Dieu  est  le 
but  de  nos  efforts,  la  récompense  de  notre  foi;  les 
cœurs  purs  verront  Dieu;  la  pureté  du  cœur  se  main- 
tient et  se  répare  par  la  pénitence. 

10.  Traités  grammaticaux,  glossaires,  etc.  —  Dans 
le  De  clericorum  institulione  et  dans  le  De  universo,  les 
considérations  sur  la  grammaire  ne  manquent  pas; 
mais  pour  fournir  aux  écoliers  un  manuel  facile  à  uti- 
liser, Raban  emprunta  à  Priscien,  grammairien  du 
vie  siècle,  les  éléments  essentiels  de  son  De  arle  gram- 
malica.  P.  L.,  t.  exi,  col.  613-678.  On  attribue  aussi 
à  Raban  sous  le  titre  :  De  invenlione  linguarum  une 
collection  d'alphabets;  de  même,  plusieurs  glossaires 
pour  la  traduction  des  Livres  saints  et  des  prières  chré- 
tiennes en  dialecte  germanique  (P.  L.,t.  cxn,  col.  1575- 
1583). 

1 1 .  Poésies.  —  L'œuvre  poétique  de  Raban  Maur 
est  assez  abondante.  On  la  trouve  rassemblée  par  Mi- 
gne. t.  cxn,  col.  1583-1676,  mais  surtout,  par  Di'mim- 


1617 


RABAIS'     MAUR.    ŒUVRES 


1618 


1er  dans  Mon.  Germ.  hisl.,  Poelie,  t.  n.  Les  poèmes  de 
Raban  célèbrent  ses  amis,  ses  bienfaiteurs;  d'autres 
sont  des  inscriptions  pour  les  églises  ou  les  autels  con- 
sacrés par  lui;  ce  sont  encore  des  épitaphes,  la  sienne 
en  particulier;  des  hymnes  religieux  :  il  est  fort  possi- 
ble que  le  Veni,  Creator  soit  de  lui.  Suivant  l'habitude 
de  son  maître  Alcuin,  il  fait  précéder  bon  nombre  de 
ses  ouvrages  d'une  dédicace  en  vers.  Dans  l'ensemble, 
l'inspiration  et  la  forme  sont  assez  médiocres  :  imita- 
tion ou  réminiscences  des  devanciers,  classiques  ou 
non,  y  tiennent  une  grande  place. 

Parmi  les  œuvres  poétiques,  il  faut  faire  une  place 
à  part  à  une  œuvre  étrange,  qui  s'apparente  de  très 
près  à  nos  mots  carrés,  en  losange,  etc.,  mais  sur  une 
vaste  échelle.  Il  s'agit  du  poème  intitulé  Liber  de 
Cruce  ou  encore,  De  laudibus  sanclse  Crucis.  P.  L., 
t.  cvn,  col.  133-294.  C'est  une  œuvre  de  jeunesse,  mais 
le  nombre  de  manuscrits  qui  nous  restent  et  qui  furent 
exécutés  à  Fulda,  sous  les  yeux  de  l'auteur,  montrent 
qu'il  n'était  pas  peu  fier  de  sa  virtuosité.  De  fait,  un 
pareil  travail  suppose  une  connaissance  extrêmement 
riche  de  la  langue.  Raban  l'offrit  à  un  grand  nombre 
d'amis  et  de  personnages  divers,  comme  en  témoignent 
les  multiples  dédicaces  qui  précèdent  le  texte  imprimé. 
Comme  le  titre  l'indique,  le  poème  est  destiné  à  glori- 
fier la  croix  du  Sauveur;  il  se  compose  d'un  texte  en 
vers  et  en  prose,  et  de  figures  :  les  vers  se  lisent  nor- 
malement de  gauche  à  droite  ;  mais,  au  milieu  des  vers 
sont  inscrites  des  figures  variées,  les  unes  purement 
géométriques,  les  autres  représentant  des  personnages: 
l'empereur,  Notre-Seigneur  en  croix,  des  chérubins, 
Raban  lui-même,  les  animaux  prophétiques,  etc.  Dans 
ces  figures,  d'autres  vers  sont  inscrits,  suivant  les 
lignes  diverses,  et,  offrant,  avec  des  lettres  empruntées 
au  fond,  un  sens  spécial,  et  comme  un  second  poème. 
Une  notice  explicative  (qui  n'est  pas  superflue)  accom- 
pagne chaque  tableau.  La  typographie  de  Migne  per- 
met de  se  faire  une  idée  des  originaux,  mais  le  dessin 
évidemment  ne  rend  pas  les  miniatures,  qui  sont  fort 
belles.  Cf.  Boinet.  Notice  sur  deux  manuscrits  à  minia- 
tures exécutés  à  l'abbaye  de  Fulda,  dans  Bibliothèque  de 
l'École  des  Chartes,  année  1904,  t.  lxv. 

3°  Consultations  et  correspondance.  —  Il  n'existe  pas 
un  recueil  des  lettres  de  Raban  Maur,  comme  il  existe 
par  exemple  une  «  Correspondance  de  Loup  de  Fer- 
rières  ».  Dummler,  qui  en  a  rassemblé  cinquante-sept, 
dans  Mon.  Germ.  hisl.,  Epist.,  t.  v,  p.  377-516, 
cf.  p.  517-533,  est  obligé,  pour  obtenir  ce  chiffre,  de  faire 
iigurer  dans  sa  collection  les  dédicaces  et  lettres  d'en- 
voi qui  précèdent  les  différents  traités;  quant  aux  au- 
tres, il  reconnaît  que  ce  sont  plutôt  de  petits  traités 
que  des  lettres  proprement  dites;  ainsi,  le  premier 
mot  que  nous  avons  placé  comme  titre  de  ce  paragra- 
phe paraît  plus  exact  que  le  second  :  il  arrive  fréquem- 
ment que  Raban  soit  consulté  sur  une  question  ou  sur 
une  autre;  tantôt,  il  répond  par  un  véritable  ouvrage, 
c'est  ainsi  que  l'ensemble  de  son  œuvre  donne  l'im- 
pression d'avoir  été  exécutée  sur  commande;  tantôt 
il  répond  par  un  simple  mémoire.  Cependant,  de  nom- 
breux fragments,  recueillis  par  Dummler  et  publiés 
par  lui,  à  la  suite  des  Epislolœ,  montrent  que  la  corres- 
pondance de  Raban  fut  très  vaste.  Les  «  Centuriateurs 
de  Magdebourg  »  avaient  entre  les  mains  une  collec- 
tion de  ces  lettres  qui  a  disparu  depuis. 

1.  Lettre  à  Drogon,  archevêque  de  Metz,  sur  les  choré- 
vêques  (P.  L.,  t.  ex,  col.  1198-1206;  Epist.,  p.  431-439). 
—  Les  chorévêques,  collaborateurs  des  évêques,  appa- 
raissent en  Occident,  vers  le  milieu  du  vme  siècle.  Peu 
à  peu,  des  prélats,  peu  empressés  à  s'acquitter  de  leurs 
fonctions,  ou  retenus  près  du  souverain  pour  suivre  les 
affaires  publiques,  se  déchargèrent  de  leurs  devoirs  sui- 
de tels  auxiliaires.  Il  dut  en  résulter  des  abus,  des  em- 
piétements; aussi  un  mouvement  d'opinion  se  créa-t-il 


contre  eux  et  il  arriva  que  des  préoccupations  de 
discipline  ecclésiastique  faussèrent  les  principes  de  la 
théologie  patristique  sur  la  validité  des  actes  accomplis 
par  les  chorévêques.  Raban  Maur  prend  leur  défense  : 
pour  lui,  ils  ont  réellement  des  pouvoirs  épiscopaux, 
mais  qu'ils  ne  doivent  exercer  qu'en  dépendance  de 
l'évêque  dont  ils  sont  les  collaborateurs.  Cf.  Saltet, 
Les  réordinations,  Paris,  1907,  p.  109-124.  Dans  le 
royaume  de  Charles  le  Chauve,  où  les  proceres  ecclé- 
siastiques étaient  fort  animés  contre  eux,  les  Fausses 
décrétales  leur  portèrent  un  coup  fatal. 

2.  Consultations  diverses  sur  le  mariage  et  la  péni- 
tence. — ■  Lettre  à  Humbert  de  YV'urzbourg  sur  les  de- 
grés de  parenté  qui  empêchent  le  mariage.  P.  L., 
t.  ex,  col.  1083-1088;  Epist.,  p.  445-447.  —  Reprise 
de  la  même  question,  dans  une  lettre  à  Lionose,  abbé 
de  Fulda,  son  successeur;  puis  examen  de  quelques 
difficultés  concernant  la  magie  et  la  superstition.  P.  L.. 
t.  ex,  col.  1087-1096;  1097-1108;  Epist.,  p.  455-462.  — 
Lettre  à  Réginbald,  chorévêque,  réponse  à  plusieurs 
questions  sur  la  pénitence.  P.  L.,  t.  ex,  col.  1187-1196; 
Epist.,  p.  448-454.  — Au  même  sur  divers  sujets.  P.  L., 
t.  cxii,  col.  1507-1510;  Epist.,  p.  479-480.  —  Lettre  au 
chorévêque  de  Strasbourg  sur  la  pénitence  à  imposer 
à  l'inceste  et  au  parricide.  Epist.,  p.  507-508. 

3.  Lettres  concernant  l'affaire  de  Gottschalk.  — ■  Cette 
affaire  de  Gottschalk  occupa  théologiens,  évêques  et 
conciles  pendant  une  bonne  partie  du  siècle.  Raban 
Maur  qui  la  déclencha  n'en  vit  pas  l'issue;  il  se  retira 
d'ailleurs  de  la  controverse,  bien  avant  de  mourir,  soit 
lassitude  résultant  de  son  état  de  santé,  soit  qu'il  con- 
sidérât l'affaire  comme  assez  mal  conduite  par  Hinc- 
mar. 

Gottschalk  encore  enfant  avait  été  offert  —  obla- 
tus  —  à  l'abbaye  de  Fulda,  au  temps  de  l'abbé  Égil, 
pour  devenir  moine.  Plus  tard,  arrivé  à  l'âge  d'homme, 
il  soutint  que  ses  vœux  ne  l'engageaient  pas,  faute  de 
consentement;  il  fit  discuter  son  cas  au  concile  de 
Mayence  de  829.  Le  concile  lui  donna  raison,  mais  Ra- 
ban Maur,  qui  était  alors  son  abbé,  protesta  dans  une 
lettre  à  l'empereur,  lettre  qui  constitue  un  véritable 
mémoire  sur  l'oblature  des  enfants.  P.  L.,  t.  evn, 
col.  419-440,  Liber  de  oblalione  puerorum.  La  question 
est  traitée  en  termes  généraux  et  Raban  conclut  que 
les  engagements  pris  ainsi  au  nom  des  enfants  par  leurs 
parents  peuvent  être  parfaitement  valides.  Quoi  qu'il 
en  soit,  Gottschalk  ne  resta  pas  à  Fulda,  il  partit  pour 
le  monastère  d'Orbais,  au  diocèse  de  Soissons,  où  il 
fit  profession.  Là,  il  se  mit  à  l'étude  de  saint  Augustin, 
se  fit  bientôt  un  certain  renom  de  compétence  et  en- 
tra en  relations  avec  quelques-uns  des  meilleurs  esprits 
de  son  temps.  C'est  au  cours  d'un  voyage  qu'il  fit  en 
Italie  que  ses  prédications  et  ses  discussions  commen- 
cèrent à  inspirer  des  doutes  sur  son  orthodoxie.  A  son 
retour  de  Rome  (date  incertaine)  il  séjourna  quelque 
temps  dans  le  Frioul,  chez  le  gouverneur  Éberhard. 
Celui-ci  était  un  ami  personnel  de  Raban  Maur  qui  lui 
avait  peu  auparavant  envoyé  en  hommage  son  Liber 
de  Cruce.  Au  Frioul,  Gottschalk  rencontra  par  hasard 
l'évêque  nommé  de  Vérone,  Noting,  et  eut  avec  lui  des 
discussions  théologiques.  La  gemina  prsedestinatio  est 
déjà  son  leit-motiv.  Quelque  temps  après,  Noting  se 
rencontra  avec  Raban  auprès  de  Louis  le  Germanique 
et  lui  demanda  son  opinion  sur  la  question.  Raban  ré- 
pondit par  une  lettre  dans  laquelle,  d'après  Prosper 
d'Aquitaine,  et  d'après  Y Hijpomnesticutn  qu'il  croit 
être  de  saint  Augustin,  il  réfute  la  thèse  de  Gottschalk  : 
Epislola  ad  Nolingum,  cum  libro  de  prœdeslinalione. 
P.  L.,  t.  exil,  col.  1530-1553.  Cette  lettre  serait  de  840, 
à  l'estimation  de  Dummler.  Epist.,  p.  428.  Plus  tard, 
vers  846-847,  Raban  écrivit  à  Éberhard,  lui  expliquant 
que  Gottschalk  a  trahi  la  pensée  de  saint  Augustin, 
que  celui-ci  n'a  jamais  enseigné  la  double  prédestina- 


1619 


RABAN     MAUR    —    RABBOULA 


1020 


tion,  et  qu'il  ne  faut  pas  confondre  prédestination  et 
prescience  :  Dieu  prédestine  au  salut  ceux  qui  seront 
sauvés,  mais  il  prévoit  seulement  ia  damnation  des 
autres,  qui  n'aura  pour  cause  que  leur  mauvaise  vo- 
lonté. Epislola  ad  Heberardam  comitem,  ibid.,  col.  1553- 
1562;  Episl.,  p.  481-187. 

Là-dessus,  Gottschalk  viril  à  Mayence  vraisembla- 
blement pour  s'y  justifier,  et  le  synode  d'octobre  848 
eut  ù  se  prononcer  sur  la  controverse.  Le  résultat  fut 
la  condamnation  de  Gottscbalk,  lequel  fut  mis  en  état 
d'arrestation  et  expédié  à  Hincmar,  métropolitain  de 
Reims,  de  qui  il  dépendait  comme  moine  d'Orbais. 
Une  lettre  de  Haban,  qualifiée  de  «  synodale  »  expose 
à  Hincmar  les  conclusions  du  concile.  Epislola  sy- 
nodatis  ad  Hincmarnm  archiepiscopum  lUicmcnscm, 
P.  L.,  t.  cxii,  col.  1574-1575. 

Après  diverses  péripéties  que  nous  n'avons  pas  à 
raconter  ici,  Gottschalk  réussit  à  répandre  ses  idées 
en  divers  opuscules  et  à  intéresser  à  sa  cause  des  théo- 
logiens de  valeur,  comme  Ratramne  de  Corbie,  et 
Loup  de  Ferrières,  des  évoques  comme  Prudence  de 
Troyes,  etc.,  de  telle  façon  qu'Hincmar  se  vit  dans 
une  situation  fâcheuse,  suspect,  à  son  tour,  d'avoir 
altéré  dans  un  sens  pélagien  la  pensée  de  saint  Augus- 
tin, ce  qui  était  évidemment  la  plus  grave  infidélité 
que  l'on  pût  commettre  à  l'égard  de  la  doctrine  du 
maître.  D'autre  part,  on  l'accusait  d'avoir  manqué 
de  douceur  envers  son  prisonnier,  qu'un  concile  de 
Quierzy  avait  fait  fouetter,  et  qu'il  détenait  sous  sa 
surveillance  directe,  non  pas  à  Orbais,  au  diocèse  de 
Soissons  dont  l'évêque  Rothade  lui  était  suspect,  mais 
à  Hautvillers  dans  son  propre  diocèse.  Inquiet  de  la 
tournure  que  prenaient  les  choses,  Hincmar  écrivit 
donc  à  Raban  pour  avoir  son  opinion  sur  le  fond  du 
problème  et  des  indications  pratiques  sur  la  conduite 
à  tenir.  Nous  sommes  un  peu  avant  Pâques  de  l'an- 
née 850.  A  la  lettre  de  Hincmar,  Raban  répondit 
aussitôt,  lui  envoyant  ses  propres  écrits  sur  la  pré- 
destination, à  savoir  la  lettre  à  Noting  et  la  lettre  à 
Éberhard,  promettant  une  réponse  plus  complète  plus 
tard.  C'est  la  seconde  lettre  de  Raban  à  Hincmar,  elle 
n'est  pas  dans  Migne;  mais  on  la  trouve  dans  Diimm- 
ler,  Episl.,  p.  487-489. 

La  réponse  promise  fut  envoyée  un  peu  plus  tard  : 
P.  L.,  t.  cxii,  col.  1518-1530;  Episl.,  p.  490-499.  Elle 
n'ajoute  rien  de  bien  nouveau  à  ce  que  nous  savions 
déjà  par  les  lettres  précédentes  à  Noting  et  à  Eberhard, 
auxquelles,  d'ailleurs,  Raban  renvoie;  il  affirme  être 
tout  à  fait  d'accord  avec  Hincmar  contre  Prudence  et 
Ratramne,  qui  ont  tort  de  soutenir  Gottschalk.  Mais 
la  vieillesse,  dit-il,  et  la  maladie  l'empêchent  d'inter- 
venir désormais  activement  dans  le  débat. 

De  fait  il  n'interviendra  plus,  mais  ses  lettres  cons- 
titueront des  pièces  importantes  pour  le  procès  qui  va 
se  continuer  sans  lui;  Hincmar  sera  heureux  de  pou- 
voir s'appuyer  sur  son  autorité,  mais  un  adversaire. 
Florus  de  Lyon,  écrira  que  Raban  dans  sa  lettre  à 
Noting  est  «  tout  à  fait  en  dehors  de  la  question  ».  Dont 
Cappuyns,  Jean  Scol  Erigènc,  p.  120. 

Une  lettre  de  Raban  à  Hincmar  sur  la  Trina  Dr i las 
et  publiée  par  Dummler,  op.  cit.,  p.  499-500,  se  place 
vraisemblablement  avant  celle  que  nous  venons  de 
citer  :  c'était  là  encore  un  des  points  de  doctrine  que 
Hincmar  reprochait  à  Gottschalk.  Dom  Cappuyns, 
op.  cil.,  p.  84  et  109. 

I.  Éditions.  -  I.e  célèbre  érudit  .1.  do  Pamèle  (t  1587) 
avait  préparé  lis  matériaux  d'une  édition  complète  de 
Raban  Maur;  celle-ci  ne  parut  que  quarante  ans  après  la 
mort  de  PanuMe,  par  les  soins  de  Colvener,  chancelier  de  l'u- 
niversité  de  Douai.  Rabani  Maurl  opéra,  a. Pamelio  collecta, 
emissa studio  G.  Colvenerll,  Cologne,  1626-1827,6  vol.,in-fol. 
C'est  cette  édition  qui  a  servi  de  base  à  celle  de  la  /'.  L., 
t.  CVH-CXII,  1851-1852.  — ■  E.  I>  miniler  a  donné  une  édition 


très  soignée  des  œuvres  poétiques  dans  Mon.  Gertn.  hist., 
Poètes  Ici.,  t.  n,  1894,  p.  159-258;  et  des  lettres,  même  collec- 
tion, Iii>ist.,  I.  v,  1899.  p.  379-533.  —  A.  Knopfler  a  donne 
une  édition  du  De  inslitnlione  clcricorum  libri  1res,  Munich, 
1900  =  Vcrôfljnllichungen  aus  dem  kirclienhisloriselien 
Semiimr  Munelien,  n.  5. 

II.  Travaux.  — ■  1°  Généraux.  —  Mabillon,  Acta  sanctor. 
ord.  S.  Ben.,  éd.  de  Venise,  t.  vi,  p.  1-45;  du  même  Annales 
un/.  .S'.  Ben.,  t.  n,  passim,  voir  la  table,  p.  7Ô0-761  ;  R.  Ceil- 
lier,  Histoire  des  auteurs  sacrés  et  eccles.,  2e  éd.,  t.  xu:  Kbert, 
Allgemeine  Gesch.  der  Lilerat.  des  M.  A.,  t.  n,  p.  120-145; 
A.  Hauck,  Kirchengesch,  Deulschlands,  3C-4C  éd.,  t.  n, 
Leipzig,  1912,  passim,  voir  table  alphabétique,  p.  846i 
M.  Manitius,  Gesclt.  der  lat.  Lileratur  des  M.  A.,  1. 1,  Munich, 
1911,  p.  283-302;  I..  Maître,  Les  écoles  épiscopalcs  et  monas- 
tiques en  Occident  avant  les  universités  =  Archives  de  la 
hranee  monastique,  t.  xxvi,  1924;  Laistner,  Thought  and 
lelters  in  Western  Europe  A.  D.  500  to  900,  Londres,  1931. 

2°  Particuliers.  — ■  Outre  les  introductions  de  Dummler  et 
Knopllcr,  aux  éditions  citées,  voir  surtout  :  E.  Dummler, 
Hrabanstudien  dans  Siizungsberichle  der  Berliner  Akademie, 
1898,  t.  i,  p.  24-43;  Kunsttnann,  Hrabanus  Magnentius 
Maurus,  Mayence,  1841  ;  E.  Kohler,  Hrabanus  Mourus  und 
die  Schule  zu  Fulda,  Leipzig  (dissert,  inaug.);  sur  les  com- 
mentaires scripturaires  :  Schônbach,  dans  Silznngsbrrirhle 
der  Wiener  Akademie,  phil.-hist.  Klasse,  t.  cxlvi,  1903, 
fasc.  4,  p.  79  sq.;  .1.  llablitzel,  Hrabanus  Maurus,  ein 
Beitrag  zur  mittelall.  Exégèse  =  Biblische  Sludien,  t.  xi, 
fasc.  3,  FrK>ourg-en-R.,  1906;  sur  la  doctrine  sacramentelle  : 
F.  J.  Scliell,  Hrabani  Mnuri  de  sacramentis  Ecclesiœ  doclrina 
(programme  de  Fulda),  18-lf>. 

H.  Peltier. 

RABAUDY  (Bernard  de),  dominicain  mort  en 
1731.  Il  appartenait  à  l'une  des  principales  familles 
de  Toulouse,  ville  où  il  fut  prieur,  inquisiteur,  profes- 
seur à  la  faculté  de  théologie.  Sa  doctrine  était  un 
thomisme  strict  et  appuyé  sur  l'augustinisme,  mais 
sans  esprit  étroit  de  polémique  dans  les  controverses 
de  son  temps.  Comme  les  questions  relatives  à  la 
méthode  de  la  théologie  l'intéressaient  grandement,  au 
point  que  les  ouvrages  qu'il  a  publiés  concernent  en 
grande  partie  ces  questions  de  méthode,  U  savait  faire 
leur  part  à  la  théologie  positive  et  à  l'histoire.  Le  plan 
de  son  ouvrage  ou  plutôt  de  son  monument  théolo- 
gique était  grandiose,  mais  la  réalisation  s'avérait 
extrêmement  compliquée.  II  voulait  répandre  sous  le 
titre  de  Exercitationes  theologicœ  ad  singulas  parles 
summœ  sancli  Tlwmse  docloris  angelici,  toutes  les  idées 
de  saint  Thomas,  les  commenter,  les  doubler  d'une 
théologie  positive  et  d'une  casuistique  thomiste.  Aussi, 
des  trois  volumes  qui  parurent  à  Toulouse,  in-8°, 
1713,  1713,  1715  :  654  p.,  800  p.,  931  p.,  les  deux 
premiers  étaient  entièrement  consacrés  aux  prolégo- 
mènes et  le  troisième  ne  contenait  que  le  traité  De 
Deo  uno.  Le  P.  de  Rabaudy  n'en  publia  pas  davan- 
tage. D'autres  parties  de  son  œuvre,  déjà  préparée 
et  concernant  la  théologie  des  sacrements,  demeurè- 
rent manuscrites.  D'une  lettre  du  maître  général  des 
dominicains,  le  P.  Cloche,  il  semble  résulter  que  c'est 
le  courage  plus  que  le  temps  qui  fit  défaut  au  P.  de 
Rabaudy  pour  mener  à  bien  l'énorme  entreprise. 

R.  Coulon,  Scriptores  ord.  prtedicatorum...  suppl.,  fasc.  7, 
Paris,  1914,  p.  507-508. 

M. -M.  Gorce. 

RABBOULA,  évêque  d'Édesse  (t  7  août  436). 
I.  Vie.   II.  (Euvrcs  et  doctrines. 

I.  Vie.  —  Sur  la  vie  de  Rabboula,  l'on  est  renseigné 
soit  par  un  panégyrique,  œuvre  d'un  contemporain 
et  d'un  admirateur  assez  fortement  teinté  de  mono- 
physisme,  soit  par  un  long  épisode  de  la  Vie  du  moine 
Alexandre,  fondateur  du  couvent  des  Acémètes  à 
Constantinople.  Cette  dernière,  qui  parle  surtout  de  la 
conversion  de  Kabboula,  se  raccorde  mal  avec  la  pré- 
cédente, qui  ne  laisse  pas  d'être  suspecte,  elle  aussi. 

Il  naquit  à  KenneSrin  (le  nid  des  aigles),  le  Chalcis 
des  Romains,  près  de  Bérée  (Alcp).  Son  père  était  un 


1621 


RABBOULA 


1622 


prêtre  païen,  qui,  dit-on,  aurait  offert  un  sacrifice  à 
la  demande  de  Julien  l'Apostat,  quand  celui-ci  tra- 
versa  la  région  pour  aller  combattre  les  Perses  en  363. 
Sa  mère  était  au  contraire  une  chrétienne  accomplie. 
L'enfant  fit  de  très  bonnes  études,  soit  en  grec,  soit  en 
syriaque  (le  syriaque  était  sa  langue  maternelle).  Ces 
études  lui  permettront  un  jour  de  prendre  la  parole 
en  grec  devant  l'empereur  à  Constantinople;  en  atten- 
dant elles  lui  ouvrirent  l'accès  des  fonctions  publiques; 
il  finit  par  devenir  préfet.  Cependant  son  père  et  sa 
mère  s'efforçaient,  chacun  de  son  côté,  d'amener  le 
jeune  homme  à  leur  foi:  sa  mère  crut  réussir  en  lui  fai- 
sant épouser  une  chrétienne.  La  mère,  la  femme  et 
surtout  la  grâce  divine  travaillèrent  à  amener  Rab- 
boula  à  la  foi  du  Christ.  On  l'adressa  d'abord  à  l'évê- 
que  de  KenneSrin,  Kusèbe,  qui,  désespérant  de  le  faire 
céder,  l'amena  au  vieil  Acace,  évêque  de  liérée  (Alep). 
Cf.  Bedjan,  Acla  marlyrum  et  sanctorum,  t.  i,  p.  1020 
sq.;  t.  v,  p.  628  sq.;  J.-J.  Overbeck,  S.  Ephrœmi  syri, 
liabulœ  episcopi  Edesseni,  Balsei  aliorumque  opéra  se- 
lecla,  Oxford,  1865,  p.  159-162.  Ces  deux  évêques 
l'éclairèrent  et  le  guidèrent  dans  la  recherche  de  la 
vraie  religion.  Ce  qui  contribua  beaucoup  à  l'y  amener 
ce  furent  les  miracles  opérés  par  un  saint  reclus  du 
nom  d'Abraham,  au  monastère  de  Markianos  à  Ken- 
nesrin  même.  Enfin  il  trouva  définitivement  la  foi 
alors  qu'il  priait  dans  le  sanctuaire  des  saints  Cosme 
et  Damien,  et  après  y  avoir  été  témoin  d'un  grand 
prodige. 

Vers  l'an  400,  ce  prosélyte  fit  partie  d'un  pèlerinage 
en  Terre  sainte  et  profita  de  la  circonstance  pour  se 
faire  baptiser  dans  le  Jourdain.  Ame  ardente  et  cœur 
généreux,  dès  son  retour  dans  son  pays,  il  vendit  ses 
biens,  les  distribua  aux  pauvres,  quitta  sa  mère,  sa 
femme,  ses  enfants  et  se  retira  au  couvent  de  Markia- 
nos sous  la  direction  du  moine  Abraham.  A  son  exem- 
ple sa  mère  et  son  épouse  en  firent  autant  et  entrèrent 
dans  un  monastère  de  religieuses.  Trouvant  la  vie  cé- 
nobitique  trop  facile  et  avide  de  perfection,  Rabboula 
se  fit  ermite  et  pénétra  dans  le  désert  avec  son  ami 
Eusèbe  pour  mener  une  vie  d'ascétisme  plus  intense. 
Héliopolis  (Baalbeck),  la  ville  païenne,  le  tenta;  il  y 
vint  avec  son  compagnon  pour  y  briser  les  idoles  et  v 
recevoir  la  couronne  du  martyre;  mais  sa  tentative 
échoua.  Cf.  M.-J.  Lagrange,  Mélanges  d'histoire  reli- 
gieuse :  Un  évéque  syrien  du  Ve  siècle,  Rabulas  d'Edesse, 
Paris,  1915,  p.  195.  L'authenticité  de  l'épisode  est 
suspectée,  à  bon  droit,  par  le  P.  Peeters.  La  Vie 
d'Alexandre  l'Acémète  attribue,  au  contraire,  la  con- 
version de  Rabboula,  qui  était  prêtre  païen  dans  sa 
ville  natale,  à  l'action  d'Alexandre.  Ses  argumenta- 
tions, ses  miracles  surtout,  arrivent,  non  sans  peine, 
à  convertir  Rabboula. 

En  411  ou  412,1e  siège  d'Edesse  étant  devenu  va- 
cant par  la  mort  de  Diogène,  les  évêques  d'Orient, 
réunis  à  Antioche,  choisirent  pour  l'occuper  le  moine 
Rabboula;  Acace  de  Bérée  alla  l'arracher  à  sa  retraite 
pour  l'élever  au  siège  d'Edesse.  Dieu  l'avait  ainsi  pré- 
paré pour  une  mission  délicate.  Humble,  zélé,  dévoué, 
charitable  et  austère,  tel  fut  ce  saint  évêque.  Sa  mort, 
d'après  son  biographe,  eut  lieu  le  7  août  435.  Le  quan- 
tième du  mois  est  exact;  pour  l'année,  il  vaudrait 
mieux  au  dire  du  P.  Peeters  s'arrêter  a  436. 

L'Église  syriaque  le  considère  comme  l'un  de  ses 
grands  saints  et  célèbre  sa  fête  le  17  décembre.  Peu 
après  sa  mort,  un  de  ses  familiers  entreprit  d'écrire  la 
biographie  que  nous  avons  signalée:  elle  a  passé  pour 
l'un  des  meilleurs  morceaux  du  genre,  dans  la  littéra- 
ture syriaque.  Publiée  par  Overbeck,  op.  cit..  p.  160  sq., 
elle  a  été  reproduite  par  Bedjan,  Acla  n.artyrum  et 
sanctorum  t.  iv,  p.  396  sq,  et  traduite  en  allemand  par 
Bickell,  Bibliothek  der  Kirchenvaler  de  Tallhofer.  n.  1 02- 
104.  D'après  Rubens  Duval.  «  l'ascétisme  rigoureux 

DICT.     DE    TllÉOL.     CATHOL. 


dont  Rabboula  fut  le  modèle  à  Édesse,  semble  avoir 
été  personnifié  sous  une  forme  vivante  par  la  légende 
syriaque  de  L'homme  de  Dieu,  légende  qui  eut  un  grand 
retentissement  aussi  bien  en  Occident  (elle  y  est  deve- 
nue la  légende  de  saint  Alexis)  ([n'en  Orient  ».  La  lit- 
tér.  syriaque,  p.  161. 

II.  OiuviŒS  et  doctrine.  —  L'œuvre  écrite  de 
Rabboula  est  assez  mince.  Telle  qu'elle  a  été  publiée 
par  Overbeck,  op.  cit.,  p.  210-250;  p.  362-380,  elle 
peut  se  répartir  de  la  façon  suivante  :  1.  Un  groupe 
de  textes  canoniques.  2.  Des  lettres.  3.  Un  discours 
prononcé  à  Constantinople.  4.  Enfin  quelques  hymnes. 
Mais  l'action  de  l'évèque  d'Edesse  n'a  pas  laissé  d'être 
considérable.  Nous  étudierons  cette  action  dans  le 
domaine  de  la  théologie',  dans  le  domaine  scriptu- 
raire,  enfin  dans  le  domaine  canonique,  en  signalant 
au  fur  et  à  mesure  les  ouvrages  qui  entrent  en  ligne 
de  compte. 

1°  Action  théologique.  —  Pour  en  bien  comprendre 
l'importance,  il  faut  se  souvenir  qu'Édesse  était  le 
siège,  au  moment  où  Rabboula  en  était  évêque,  île  la 
célèbre  «  école  des  Perses  »,  inféodée  dès  cette  époque 
à  la  théologie  antiochienne,  dont  Théodore  de  Mop- 
sueste  était  le  représentant  le  plus  brillant  et  le  plus 
autorisé.  Peu  après  la  mort  de  Théodore,  cette  théolo- 
gie trouvait  en  Nestorius,  devenu  archevêque  de  Cons- 
tantinople en  428,  un  interprète  qui  allait  très  vite  la 
discréditer.  La  lutte  ne  tardait  pas  à  éclater  entre  lui 
et  le  patriarche  d'Alexandrie,  saint  Cyrille.  Voir  art. 
Nestorius,  t.  xi.  col.  9  1  sq.  A  la  sommation  adressée 
a  Nestorius  par  le  pape  saint  Célestin  d'avoir  à  se  ré- 
gler sur  l'enseignement  traditionnel  de  Rome  et 
d'Alexandrie,  Cyrille  ajoutait,  de  son  chef,  à  l'hiver 
de  430,  les  «  douze  anathématismes  «dont  la  publica- 
tion, au  moins  intempestive,  allait  liguer  contre  la 
théologie  alexandrine  les  représentants  les  plus  en 
vue  de  la  théologie  antiochienne.  Quelle  fut  dans  ces 
conjonctures   l'attitude    de    Rabboula? 

S'il  faut  en  croire  son  biographe  —  ou  plutôt  son 
panégyriste,  —  il  aurait  pris  parti,  dès  le  principe, 
contre  Nestorius.  On  aimerait  d'ailleurs  avoir  d'autre 
garant  que  cet  auteur,  qui  manque  totalement  de  doc 
trine,  au  sujet  d'une  intervention  (pie  Rabboula  au- 
rait faite  à  Constantinople  même  en  faveur  de  la  doc- 
trine de  la  maternité  divine  de  Marie,  menacée,  pen- 
sait-il, par  les  incartades  de  l'archevêque.  Le  biographe 
raconte,  en  effet,  qu'avant  eu  l'occasion  d'aller  à  la 
capitale,  Rabboula  y  prêcha  dans  la  Grande-Église, 
en  présence  même  de  Nestorius  (le  tyran,  comme  il 
l'appelle),  alors  protégé  par  le  souverain,  et  qu'il  pré- 
vint le  peuple  et  tes  souverains  (Théodosc  II  et  sa  sœur 
Pulchérie?)  contre  les  cireurs  de  l'archevêque.  Un 
fragment  s'est  conservé,  de  lait,  d'un  sermon  de  Rab- 
boula (Overbeck,  op.  cit.,  p.  233-244),  qui  pourrait 
avoir  été  tenu  dans  la  capitale,  et  qui  contient  une 
affirmation  explicite  de  l'unité  de  personne  dans  le. 
Christ,  et  de  la  légitimité  du  terme  théotocos  appliqué 
à  la  Vierge.  Peut-être  quelques  expressions  donnent- 
elles  à  penser  que  l'orateur  est  moins  ferme  sur  la  dua- 
lité des  natures,  et  il  y  a  un  passage  assez  dangereux 
sur  «Celui  qui,  impassible  par  nature,  a  souffert  dans 
son  corps  selon  qu'il  le  voulait  ».  Somme  toute,  la  Uni  m 
du  sermon  correspond  assez  bien  a  la  situation  qui 
existait  à  Constantinople  en  429-130;  un  voyage  de 
Rabboula  dans  la  capitale  n'a  rien  d'absolument  in- 
vraisemblable. On  remarquera  d'ailleurs  qu'aux  dires 
mêmes  du  biographe,  l'évèque  d'Edesse  n'a  pas  lait 
ce  voyage  pour  aller  combattre  Nestorius,  ce  qui,  à 
cette  date,  n'aurait  aucun  sens,  mais  pour  des  raisons 
d'ordre  surtout  financier.  Il  n'est  pas  étonnant  que, 
venu  à  Constantinople,  il  ait  été  invité  à  prêcher; 
son  sermon  a  d'ailleurs  la  modération  qui  convient 
à   un    étranger    parlant  dans    une  des    églises  de   la. 


T.  —  XIII 


52. 


1623 


RABBOULA 


1624 


capitale.  Mais  le  discours  ne  serait-il  pas  un  faux? 
Cf.  E.  Schwartz,  Konzilstudien,  Strasbourg,  1914, 
p.  23,  n.  1. 

Mais,  dans  l'hiver  de  430-431,  Rabboula  va  être 
amené  à  prendre  plus  catégoriquement  position.  An 
die  de  Samosate  vient,  sur  l'ordre  de  Jean  d'Antioche, 
de  composer  sa  réfutation  des  anathématisines  cyril- 
liens.  Rabboula  s'en  émeut  et  écrit  à  son  voisin  une 
Ici  Ire  partiellement  conservée.  Overbeck,  op.  cit., 
p.  222.  La  doctrine  soutenue  par  André  lui  paraît 
inquiétante,  pour  ne  pas  dire  plus.  La  distinction  des 
natures,  après  l'union,  risque,  dit-il,  d'introduire  la 
vieille  distinction  (déjà  condamnée)  des  deux  fils.  A 
la  suite  de  cette  lettre,  Overbeck  publie  un  fragment 
d'une  missive  d'André  à  Rabboula,  ibid.,  p.  223,  mais 
ce  ne  peut  être  une  réponse  à  la  lettre  précédente;  il 
y  est  fait  allusion  à  une  condamnation  publique  que 
Rabboula  aurait  prononcée  contre  son  collègue  de 
Samosate,  geste  certainement  prématuré  à  cette  date. 

Cependant  le  concile  qui,  dans  la  pensée  de  Théo- 
dose, devait  dirimer  le  conflit  entre  Nestorius  et  Cyrille 
se  réunissait  à  Éphèse,  à  la  Pentecôte.  Rabboula  s'y 
rendit  avec  les  autres  évoques  «  orientaux  »,  conduits 
par  Jean  d'Antioche.  On  sait  que  la  représentation 
antiochienne  arriva  avec  du  retard,  alors  que  la  con- 
damnation de  Nestorius  avait  déjà  été  prononcée  par 
la  majorité  groupée  autour  de  Cyrille.  Art.  Nesto- 
rius, col.  114.  Les  «  Orientaux  »  se  forment  eux-mêmes 
en  un  concile  rival  qui  condamne  l'œuvre  de  l'assem- 
blée cyrillienne.  Or,  il  semble  bien  que  Rabboula,  dans 
l'occurrence,  ait  suivi  son  chef,  le  patriarche  d'Antio- 
che. Cela  résulte  du  fait  que  sa  signature  se  lit,  avec 
celle  de  ses  collègues  d'Orient,  au  bas  de  deux  lettres 
adressées  par  le  concile  de  Jean,  l'une  au  peuple  de 
Hiérapolis,  l'autre  aux  délégués  qui  avaient  été  en- 
voyés à  Constantinople.  Voir  Synodicon  Casinense, 
n.  96,  116,  dans  Schwartz,  Acla  concil.  œcum.,  t.  i, 
vol.  iv,  p.  45  et  67.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'arrêter  à  une 
conjecture  faite,  il  y  a  longtemps  déjà,  par  M.-J.  La- 
frange,  selon  laquelle  le  nom  de  Rabboula  aurait  été 
indûment  ajouté  à  la  liste  des  signataires.  Mélanges 
d'histoire  religieuse,  p.  214. 

Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs,  Rabboula,  qui  ne  sem- 
ble pas  avoir  eu  d'hésitation  au  point  de  vue  doctri- 
nal, ne  tarderait  pas  à  se  rallier  complètement  à  la 
personne  même  de  Cyrille.  Si  l'autorité  de  Jean  d'An- 
tioche avait  pu  le  retenir,  à  Éphèse,  dans  le  groupe 
des  «  Orientaux  »,  à  peine  fut-il  rentré  à  Édesse 
qu'il  changea  brusquement  d'attitude.  Cf.  Wright, 
A  short  history  of  syriac  lileralure,  p.  47.  Très  vite, 
il  fut  considéré  dans  la  Syrie  euphratésienne  comme 
le  grand  défenseur  de  Cyrille,  le  grand  adversaire  de 
la  théologie  antiochienne.  Dans  une  lettre  adressée 
par  André  de  Samosate  à  Alexandre  de  Hiérapolis, 
un  peu  avant  Pâques  432,  Rabboula  est  dénoncé 
comme  ayant  cédé  à  des  sollicitations  venues  de  Cons- 
tantinople, et  comme  s'étant  déclaré  ouvertement 
contre  la  doctrine  antiochienne.  Syn.  Cas.,  n.  132  (43), 
Act.  conc.  œcum.,  loc.  cit.,  p.  86;  P.  G.,  t.  lxxxiv, 
col.  649.  (Le  texte  fourni  par  Schwartz  supprime  une 
difficulté  que  Laissait  le  texte  revu  :  il  faut  lire  non  pas 
in  Constantinopoli  suscipiens  lilteras,  ce  qui  suppose- 
rait un  voyage  de  Rabboula  à  la  capitale,  mais  a 
Conslantinopolim  (sic)  suscipiens  lilteras).  Dans  les 
milieux  «orientaux  «on  envisagea  même  L'hypothèse 
de  rompre  la  communion  avec  l'évèque  d'Édcssc; 
cf.  Syn.  Cas.,  n.  133(44),  ibid.,  p.  87  et  col.  650; 
n.  189  (101),  ibid.,  p.  136  et  col.  71(5.  Les  négociations 
qui  se  nouèrent  alors  autour  de  «  l'Acte  d'union  »  cal- 
mèrent un  instant  les  esprits. 

S'il  était  mis  de  côté  par  ses  collègues  de  l'Orient, 
Rabboula  se  rattachait  avec  d'autant  plus  de  force  à 
Cyrille.  Des  relations  assez  suivies  se  nouèrent    entre 


eux  dont  il  nous  reste  quelques  témoignages  dans  des 
fragments  de  lettres.  Rabboula  signalait  au  patriar- 
che le  regain  de  faveur  que  trouvaient  en  ce  moment 
les  écrits  des  premiers  docteurs  antiochiens,  Diodore 
et  Théodore,  (pie  les  partisans  de  Nestorius  mettaient 
en  circulation.  Fragment  dans  Overbeck,  op.  cit., 
p.  225;  plus  complète  dans  les  Actes  du  Ve  concile. 
Mansi,  Concil.,  t.  ix,  col.  247.  Cyrille  répondit  en  en- 
courageant les  efforts  de  l'évèque  d'Édesse,  et  en  lui 
adressant  son  traité  De  incarnalionc  Unigenili,  de 
même  qu'il  lui  avait  expédié  antérieurement  le  Ilepl 
-rîjç  op07(ç  raoTecoç.  Une  traduction  syriaque  de  ces 
ouvrages  sciait  très  opportune  pour  combattre  les 
erreurs  des  Antiochiens.  Overbeck,  op.  cit.,  p.  226, 
texte  plus  complet  que  celui  qui  est  donné  dans  les 
Actes  du  Ve  concile.  Mansi,  ibid.,  col.  245.  Au  cours 
des  négociations  relatives  à  l'accord  avec  Jean,  Cy- 
rille prit  encore  l'évèque  d'Édesse  pour  son  confident. 
Voir  Syn.  Cas.,  n.  196  (108),  Acl.  conc.  œcum.,  loc.  cit., 
p.  140;  P.  L.,  t.  lxxxiv,  col.  721  ;  cf.  une  autre  lettre 
de  Cyrille  à  Rabboula  publiée  par  I.  Guidi  d'après 
le  Val.  si/r.  107  dans  Rendiconli  délia  li.  Accademia 
dei  Lincei,  1886,  p.  546,  note  2.  L'évèque  d'Edesse  en- 
treprit alors  la  traduction  des  œuvres  cyrilliennes. 
Il  est  certain  que  la  version  syriaque  du  Ilspi  tîjç 
ôpQîjç  7TÎCTTea)ç,  contenue  dans  Vadd.  14  557  du  Rritish 
Muséum,  est  de  lui.  Texte  publié  dans  Bedjan,  Acla 
marlyrum  et  sanclorum,  t.  v,  p.  628-696;  cf.  Wright, 
Catalogue  of  syriac  mss.  in  British  Muséum,  t.  il, 
p.  719.  A.  Baumstark  est  d'avis  qu'on  pourrait  attri- 
buer aussi  à  Rabboula  la  traduction  d'autres  écrits 
cyrilliens  :  IIpx  roùç  tîjç  àvaToXîjç  èmax<$7rouç;  Hpôç 
toÙç  ToXjxc7jv-aç  auvv)Yopsïv  toïç  Nsaropîou  S6y(i.a(Jt.v  ; 
"On  elç  ô  Xpiaxôç;  Ilspl  èvxvOpoOTïjascoç  toj  Movo- 
yevo'jç.  Gesch.  der  syr.  Lilcr.,  p.  72,  où  l'on  trouvera 
l'indication  des  mss.  contenant  ces  traductions. 

En  même  temps  qu'il  diffusait  ainsi  la  «  bonne  doc- 
trine »,  Rabboula  combattait  énergiquement  la  doc- 
trine opposée.  11  faisait  aux  écrits  des  Antiochiens  une 
guerre  acharnée.  Dans  sa  ville  épiscopale  même  il  au- 
rait ordonné  la  destruction  des  livres  de  Théodore. 
Cf.  Assémani,  liibl.  orient.,  t.  m  a,  p.  86;  t.  m  b,  p.  73. 
Il  interdisait  à  ses  moines  et  à  ses  prêtres  de  jamais 
posséder  ces  ouvrages,  leur  ordonnant  de  s'adonner  à 
l'étude  de  la  vraie  foi.  Canons  10,  26,  75.  Overbeck, 
op.  cit.,  p.  215;  cf.  Nau,  Les  canons  et  résolutions  de 
Rabboula,  p.  79-91.  André  de  Samosate,  dans  sa  lettre 
citée  plus  haut,  .Syn .  Cas.,  n.  132  (43),  et  adressée  à 
Alexandre  de  Hiérapolis,  déclare  qu'à  Édesse  Rab- 
boula se  comporte  comme  un  tyran.  Mais  son  action 
contre  la  doctrine  antiochienne  s'exerce  aussi  à  dis- 
tance; il  semble  bien  être,  avec  Acace  de  Mélitène, 
L'instigateur  de  la  lutte  contre  les  écrits  des  maîtres 
antiochiens  qui  se  déclenche  alors  en  Arménie.  Voir 
la  lettre  de  Proclus  aux  Arméniens,  dans  Mansi,  Con- 
cil.. t.  v,  col.  421.  Le  panégyriste  de  Rabboula  dé- 
clare avoir  réuni  «  quarante-six  lettres  de  l'évèque 
adressées  aux  prêtres,  aux  empereurs,  aux  principaux 
personnages  et  aux  moines  »;  il  se  proposait  de  les  tra- 
duire du  grec  en  syriaque  <  afin  que  ceux  qui  les  liront 
apprennent  quelle  ardeur  enflammait  son  zèle  divin  ». 
Cette  collection,  qui  serait  précieuse  pour  l'étude  des 
origines  du  monophysisme  syrien  ne  s'est  pas  conser- 
vée comme  telle. 

Cette  action  se  heurtait  d'ailleurs,  à  Édesse  même, 
à  une  rude  opposition;  1'  «  École  des  Perses  »  n'enten- 
dait pas  se  laisser  déposséder  de  la  théologie  à  laquelle 
elle  s'était  ralliée.  Ibas,  prêtre  de  Rabboula,  en  était 
alors  le  docteur  le  plus  en  vue.  C'est  vers  ce  moment, 
peu  après  la  conclusion  de  l'accord  de  133,  qu'il  adres- 
sait a  Mari  le  Perse,  évêque  d'ArdaSir,  la  fameuse 
lettre  où  Cyrille  est  si  malmène  cl  où  Uabboula  est 
appelé   le       tyran   d'Édesse    ».    Voir   Mansi,   op.    cit., 


1625 


RABBOULA 


RABESANUS    (LIÉVIN) 


1626 


t.  vu,  col. 24 1 .  Or,  en  435  (ou  436),  ce  sera  Ibas  lui-même 
qui  succédera  à  Rabboula.  Il  entreprendra  dès  lors  une 
vive  réaction  contre  l'œuvre  de  ce  dernier,  traduisant 
en  syriaque  les  oeuvres  de  Théodore,  propageant  avec 
ardeur  les  idées  qu'avait  combattues  son  prédécesseur. 
Cette  activité  se  heurterait  d'ailleurs,  elle  aussi,  à  une 
très  forte  opposition.  Voir  Ibas  et  Trois  Chapitres. 

Il  nous  reste  à  relever  dans  ce  qui  s'est  conservé 
des  œuvres  de  Rabboula  les  autres  indications  dogma- 
tiques. 

Outre  la  maternité  divine,  Rabboula  loue  dans  ses 
Hymnes,  encore  en  usage  dans  la  liturgie  syriaque,  la 
virginité  de  Marie,  il  l'appelle  «  parfaitement  sainte 
ou  sainte  de  toute  manière  ».  Cf.  Overbeck,  p.  245  sq. 

Dans  ces  mêmes  hymnes,  il  glorilie  le  courage  des 
martyrs,  parle  des  âmes  des  défunts  qui  attendent  et 
nos  prières  et  la  résurrection,  de  la  pénitence  et  du 
ciel.  On  possède  encore  de  lui  un  discours  inédit  sur 
les  aumônes  offertes  pour  soulager  les  âmes  des  défunts, 
et  par  conséquent  on  y  trouve  une  preuve  en  faveur 
du  dogme  du  purgatoire;  il  y  prône  la  célébration  des 
fêtes  à  propos  de  la  commémoraison'des  morts  ;  cf.  ms. 
de  la  Laurentienne  de  Florence,  Év.  Assémani,  Cat. 
cod.  mss.  Bib.  Palat.  Medic,  p.  107;  voir  aussi  les  ca- 
nons 33  et  36  dans  Nau,  op.  cit.,  p.  86  sq. 

Sa  pensée  sur  la  présence  réelle,  le  sacrifice  de  la 
messe  et  ses  effets  n'est  pas  moins  explicite.  11  semble 
que  de  son  temps  l'Église  syriaque  employait  le  pain 
azyme  dans  la  liturgie.  En  eiTet  il  blâme  les  moines  de 
Perrhes,  dans  sa  Lettre  à  Gamalinus,  et  leur  reproche 
de  faire  fermenter  le  pain  devant  servir  au  saint  sacri- 
fice et  de  s'en  nourrir  trois  fois  par  jour  apaisant  ainsi 
leur  faim  et  leur  soif,  avec  le  corps  et  le  sang  de  Notre- 
Seigneur.  .Mais  il  ne  leur  reproche  pas  de  mettre  de 
l'eau  chaude,  dans  le  calice,  comme  cela  se  pratique 
encore  dans  la  liturgie  byzantine;  il  dit  aussi  que  l'on 
ne  doit  pas  célébrer  la  liturgie  les  jours  de  jeûne. 
Cf.  Overbeck,  op.  cit.,  p.  230  sq.  ;  Land,  Hisloria  miscel- 
lanea  dans  Analecla  sijriaca,  t.  m,  p.  316;  Assémani, 
Bibliotheca  orientalis,  1. 1,  p.  197  et  409. 11  est  intéressant 
de  noter  que  Rabboula  recommande  à  ses  clercs  et 
moines  de  bien  nettoyer  l'endroit  où  serait  tombée 
une  parcelle  du  saint  corps;  il  faut  même  gratter  la 
table,  enlever  la  poussière  et  la  distribuer  aux  fidèles, 
y  placer,  s'il  le  faut,  des  charbons  ardents.  Cf.  can.  85, 
Nau,  op.  cit.,  p.  91.  On  a  pu  chicaner  Rabboula  sur  ses 
idées  relatives  au  mode  de  présence;  sa  pensée  est 
peut-être  hésitante,  elle  n'est  pas  hétérodoxe.  —  Il 
prescrit  à  ses  moines  la  vénération  des  reliques  des 
martyrs  et  le  culte  des  saints.  Can.  21,  ibid.,  p.  85. 

2°  Action  dans  le  domaine  scripluraire.  —  Rabboula 
rétablit  dans  la  liturgie  le  texte  original  des  saintes 
Écritures.  Le  Diulessaron  avait  fait  fortune  en  Syrie 
jusqu'à  l'époque  de  Rabboula;  mais  on  commençait 
déjà  à  le  combattre,  l'on  ordonnait  d'en  brûler  les 
exemplaires.  C'est  ce  que  firent  Théodoret  de  Cyr  et 
Rabboula.  P.  G.,  t.  lxxxiii,  col.  372  A.  Ce  dernier  obli- 
gea ses  moines  et  ses  clercs  à  mettre  un  exemplaire  des 

Évangiles  séparés  »  dans  chaque  église.  Can.  68,  Nau, 
op.  cit.,  p.  90.  Pour  ce  faire,  il  traduisit  le  Nouveau  Tes- 
tament du  grec  en  syriaque,  ou  tout  au  moins  revisa  une 
ancienne  traduction;  ainsi  nous  laissa-t-il  le  Nouveau 
Testament  delà  Peshitto;  cf.  Overbeck,  op.  cit.,  p.  220. 

Rurkitt  croit  que  vers  200  l'évêque  d'Édesse,  Pa- 
lout,  avait  traduit  du  grec  Y Evangelion  da  Mephar- 
reshe  (Évangiles  séparés)  et  que  Rabboula  n'a  fait  que 
reprendre  cette  traduction  pour  la  conformer  davan- 
tage au  texte  grec  lu  à  Antioche  au  ve  siècle  et  nous 
légua  ainsi  la  Peshilto  publiée  par  son  autorité  comme 
substitut  du  Dialessaron.  Rubens  Duval  cite  Rurkitt 
et  le  critique  au  sujet  de  la  version  de  Palout,  mais  il 
ajoute  :  «  plus  vraisemblable  est  l'hypothèse  que  la  ver- 
sion  du  Nouveau   Testament  attribuée   à    Rabboula 


par  le  biographe  de  cet  évêque  d'Édesse,  est  la  Peshilto 
du  Nouveau  Testament,  devenue  la  vulgate  des  Sy- 
riens. »  Cf.  Rubens  Duval,  op.  cit.,  p.  38  sq.  Le  P.  La- 
grange  est  plus  explicite  :  le  Nouveau  Testament  de  la 
Peshilto  est  très  probablement  de  Rabboula;  cf.  M.-J. 
Lagrange,  Histoire  ancienne  du  canon  du  Nouveau 
Testament,  Paris,  1933,  p.  130,  162. 

Rabboula  est  l'un  des  premiers,  parmi  les  Pères  de 
l'Église  syriaque,  à  parler  des  Actes  de  Paul  comme 
Écriture;  cf.  ibid.,  p.  128;  Overbeck,  op.  cit.,  p.  237. 

3°  Action  dans  le  domaine  canonique.  —  Rabboula 
évêque,  n'oublia  pas  qu'il  était  moine  :  sévère  et  aus- 
tère pour  lui-même,  il  voulait  l'être  pour  ses  religieux, 
son  clergé  et  son  diocèse.  Outre  son  petit  traité  inti- 
tulé Canons,  il  écrivit  des  Avertissements  aux  moines  et 
des  Ordonnances  et  avertissements  relatifs  aux  clercs  et 
religieux.  Texte  dans  Overbeck,  op.  cil.,  p.  210-221: 
traduction  française  dans  Nau,  op.  cit.,  p.  83  sq.  Il  y 
parle  de  l'obéissance,  de  la  chasteté,  de  la  pauvreté, 
de  l'office  à  réciter  le  jour  et  la  nuit  (can.  15),  du  jeûne, 
de  la  prière  et  de  l'aumône  (can.  36). 

A  ses  prêtres  il  donne  des  règles  pour  bâtir  des  égli- 
ses avec  abside  et  asile  adjacent,  can.  16,  41,  47,  79. 
Il  crée  des  hôpitaux  et  des  asiles  avec  des  frères  hos- 
pitaliers, des  diaconesses  et  des  religieuses,  cf.  La- 
grange, Mélanges,  p.  207,  et  ordonne  que  les  biens  des 
clercs  demeurent  à  l'Église  après  leur  mort,  can.  65.. 
Pour  lui,  l'indissolubilité  du  mariage  n'est  nullement 
discutable;  il  énumère  aussi  certains  degrés  de  parenté 
interdisant  le  mariage.  Can.  81,  Nau,  p.  83-90.  Enfin 
il  mentionne  avec  les  prêtres,  les  périodeutes. 

Sa  vie  de  privation  et  de  sévérité  le  lit  beaucoup  esti- 
mer, mais  il  était  plus  craint  qu'aimé.  Après  sa  mort  un 
grand  relâchement  eut  lieu  dans  le  clergé  et  les  monas- 
tères d'Édesse;  aussi  faudra-t-il  attendre  Jacques 
d'Édesse  au  VIIe  siècle  pour  tenter  une  nouvelle  réforme. 

I.  Textes  et  traductions.  —  J.-J.  Overbeck,  S.  Ephrae- 
mi  syri,  Rabulve  episcopi  Edesseni,  Batxi  aliorumque  opéra 
selecta,  Oxford,  1865,  donne  le  texte  de  la  Vita,  p.  159  sq., 
les  œuvres  en  prose  conservées,  p.  210  sq.,  et  quelques 
textes  poétiques,  p.  245-250;  p.  362  sq.,  370  sq.;  on  trouvera 
une  traduction  allemande  des  textes  en  prose  par  Bickell, 
dans  la  Bibliothek  der  Kirclierwàler  deTallhOler, n.  102,  Aus- 
gewâ'dte  syrische  Texte,  Kempten,  1874;  Bcdjan,  Acta  mar- 
tyrum.  et  sanclorum,  t.  iv,  Paris,  1894,  p.  396-470,  donne 
aussi  le  texte  syriaque  de  la  biographie,  cf.  ibid.,  t.  v,  p.  628- 
696;  la  biographie  grecque  d'Alexandre  l'Acompte,  dans 
P.  O.,  t.  vi,  p.  663-675;  les  Canons  et  résolutions  canoniques 
de  Rabboula,  dans  F.  Nau,  Ancienne  littérat.  syriaque,  fasc.  2, 
Paris,  1906,  p.  79-91. 

II.  Travaux.  —  1°  Histoires  littéraire*.  — ■  Assémani, 
Biblioth.  orient.,  t.  i,  p.  197,  409;  Wright,  A  short  bistory  of 
sijriae  lileruture,  Londres,  1894;  Rulens  Duval,  La  litté- 
rature syriaque,  3e  éd.,  Paris,  1907;  A.  B  îumstark,  Gesch.  der 
syrischen  Literatur,  Bonn,  1922;  O.  Bardenliewer,  Allkir- 
chliche  Literatur,  t.  IV,  Fribourg-en-B.,  1924,  p.  388-392. 

2°  Monographies.  —  Lamy,  s.  Rabulas,  dans  la  Renne 
catholique  de  Louvain,  1868,  p.  519  sq.;  M.-J.  Lagrange. 
Rabulas,  évêque  d'Édesse,  dans  Mélanges  d'hist.  rclig.,  Paris, 
1915,  p.  185-226  (réimpression  d'un  article  de  la  Science 
catholique  de  1888);  P.  Peeters,  La  vie  de  Rabboula,  dans 
Recherches  de  se.  rel.,  1928,  p.  170-204,  a  soumis  à  une 
sévère  critique  les  données  de  la  Vita, 

I.    Ziadk. 

RABESANUS  Llévfn,  frère  mineur  de  la  pro- 
vince de  Venise  (xvn«  siècle).  Originaire  de  Montorso 
(province  de  Vicencc),  il  publia  un  Cursus  philoso- 
phicus  ad  mentent  Scoti,  Venise,  1664. 

J.  H.  Sbaralea,  Supplementum  ad  scriplores  ord,  minnrum, 
t.  n,  Home,  1921,  p.  120;  S.  Dupasquier,  Summa  philoso- 
phise  scholasticœ  et  scotisticm,  t.  i,  Lyon,  1692,  préface,  où  à 
la  suite  de  Mastrius,  Bellutus,  Columbus,  Sonnenus,  Pon- 
cius,  Frassen,  il  cite  Rabesanus  parmi  les  auteurs  qui  récem- 
ment ont  composé  des  ouvrages  ad  tnentem  Scoti. 

A.  Teetaert. 


1627 


RACINE    (BONAVENTURE)    —    RADBERT    (PASCHASE 


1628 


RACINE  Bonaventure  (1708-1755),  naquit  à 
Chauny,  diocèse  de  Noyon,  le  25  novembre  1708;  il 
lit  ses  premières  études  dans  sa  province,  puis  au  Col- 
lège Mazarin,  à  Paris.  11  s'adonna  d'abord  à  l'enseigne- 
ment et  il  devint  principal  au  collège  de  Rabastens, 
diocèse  d'Albi.  Dénoncé  pour  ses  opinions  jansénistes, 
il  se  retira  chez  l'évèque  de  Montpellier,  Colbert  de 
Croissy,  puis  il  vint  à  Paris,  où  il  fut  mêlé  aux  contro- 
verses du  temps;  il  fut  appelant  de  la  bulle  par  un  acte 
du  11  juillet  1731,  et  passa  dans  le  diocèse  d'Auxerre 
(1734)  puis  revint  à  Paris,  où  il  mourut  le  15  mai  1755. 

Racine  intervint  dans  les  polémiques  soulevées, 
en  1734,  parmi  les  appelants,  pour  la  question  de  la 
crainte  et  de  la  confiance  et  il  publia,  sur  ce  sujet,  les 
écrits  suivants  :  Simple  exposé  de  ce  qu'on  doit  penser 
sur  la  confiance  cl  la  crainte,  in-12,  1734;  Mémoire  sur 
la  confiance  et  la  crainte  et  Suite  du  Mémoire  sur  la 
confiance,  in-12,  1734;  Instruction  familière  sur  la  con- 
fiance et  l'espérance  chrétienne,  in-12,  Paris,  1735;  cet 
écrit  eut  plusieurs  éditions.  Mais  l'ouvrage  capital  de 
Racine  est  V. Abrégé  de  l'histoire  ecclésiastique,  conte- 
nant les  événements  considérables  de  chaque  siècle, 
avec  des  réflexions,  13  vol.  in-12,  Utrecht,  1748-1751. 
Les  neuf  premiers  volumes  ont  une  grande  valeur,  mais 
les  derniers  sont  une  apologie  constante  du  jansé- 
nisme. On  attribue  à  Troya  d'Assigny  les  deux  vo- 
lumes in-12  qui  sont  la  suite  de  cet  Abrégé;  c'est  un 
extrait  du  Journal  de  Dorsanne  et  des  Nouvelles  ecclé- 
siastiques, tout  à  fait  favorable  au  parti,  mis  à  l'Index 
par  un  décret  du  27  avril  1756. 

Après  la  mort  de  Racine,  Clémencet  édita  ses 
Œuvres  posthumes  comprenant  un  Abrégé  de  la  vie  de 
Racine,  un  Abrégé  de  l'histoire  ecclésiastique  avec  des 
réflexions  et  l'Analyse  du  catéchisme  historique  et  dog- 
matique sur  les  contestations  qui  divisent  maintenant 
l'Église  (Nouv.  ccclcs.  du  25  sept.  1759,  p.  160).  Ron- 
det  édita  le  Discours  sur  l'histoire  universelle  de  l'Église, 
depuis  l'origine  du  monde  jusqu'à  nous  et  sur  chacun 
des  dix-sept  siècles  depuis  Jésus-Christ,  avec  une  histoire 
abrégée  de  l'arianisme  et  du  pélagianisme,  2  vol.  in-8°, 
Cologne,  1759;  le  t.  ier  contient  l'histoire  universelle 
de  l'Église  et  les  réflexions  sur  les  treize  premiers 
siècles;  le  t.  n  contient  les  réflexions  sur  les  quatre 
derniers  siècles,  avec  l'histoire  abrégée  de  l'arianisme 
et  du  pélagianisme.  Les  Nouvelles  ecclésiastiques  du 
2  octobre  1759,  p.  163-164,  protestent  avec  quelque 
vivacité  contre  les  modifications  importantes  qui  au- 
raient été  faites  à  l'œuvre  de  Racine. 

Morcri,  I.e  grand  dict.  hist.,  1759,  t.  IX,  p.  15-16;  Richard 
et  Giraud,  Bibl.  sacrée,  t.  xx,  p.  356-357;  Ladvocat,  Dict. 
hist.  portatif,  t.  m,  p.  258-259;  Barrai,  Dicl.  hist.  critique, 
t.  IV,  p.  50-52;  Nouvelles  ecclésiastiques  du  24  juill.  17.~>5, 
I».  117-120  et  du  3  déc.  1756,  p.  10S;  Nécrologe  des  /dus 
célèbres  défenseurs  et  confesseurs  de  la  vérité  du  XVIIIe  siècle, 
1760,  p.  337-338. 

.1.  Carreyre. 
RACON  IS  (Ange  de) ,  frère  mineur  capucin  de  la 
province  de  Paris,  qu'il  faut  distinguer  de  son  cousin 
germain  Charles  François  d'Abra  de  Raconis  (1590- 
1646),  voir  t.  icr,  col.  93,  qui  fut  évêque  de  Lavaur. 
Ange  naquit  vers  1567  au  château  de  Raconis,  près 
de  Montfort-l'Amaury  (Seine-et-Oise)  de  parents  no- 
bles appartenant  à  la  religion  réformée,  de  sorte  qu'il 
fut  élevé  dans  le  calvinisme.  Il  en  fut  même  un  défen- 
seur acharné  dans  sa  jeunesse,  jusque  mis  1598.  Il  se 
convertit  vers  cette  époque  au  catholicisme  et  ne  se 
contenta  pas  d'abjurer  le  calvinisme,  mais  entra  dans 
l'ordre  des  capucins,  où  il  se  signala  par  son  zèle  pour 
attirer  les  protestants  dans  l'Église  catholique  et  com- 
battre sans  relâche  les  réformés  dans  ses  sermons  et 
ses  écrits.  Il  mourul  à  Paris  le  15  janvier  1637.  Il 
laissa  quelques  ouvrages  de  controverse,  qui  lurent 
tous  écrits  en   français.   Nous    n'avons  toutefois    pu 


retrouver  le  litre  français  que  d'un  seul  :  Réveil- 
malin  catholique  aux  dévoués  de  la  foi,  Caen,  1613,  in-8°, 
conservé  a  la  bibl.  munie,  de  Colmar,  dans  lequel 
il  s'elTorce  de  réveiller  les  catholiques  endormis  et 
les  engage  à  défendre,  leur  foi  contre  les  protestants. 
Une  autre  édition  faite  a  Caen,  en  1621,  in-4°,  est  si- 
gnalée par  Bernard  de  Pologne,  J.  II.  Sbaralea  et 
II.  Hurter.  Le  P.  Ange  a  composé  encore  les  ouvrages 
suivants  dont  nous  ne  pouvons  donner  que  les  titres 
en  latin  :  Calvinismus  de lar valus,  2  vol.  in-8°,  Pa- 
ris, 1627  (1629  d'après  Bernard  de  Bologne)  et  1630, 
dans  lequel  il  dénonce  les  erreurs  calvinistes;  Duo 
emblemata  et  figura'  symboliese  hœreticorum,  in-4°, 
Paris,  1627:  Xurralio  conversionis  Joannis  Rochetce 
in  urbe  Trecensi  judicialium  causarum  palroni,  in-8°, 
Troyes,  1633. 

Bernard  de  Bologne,  Bibl.  scriplorum  ord.  min.  capuccino- 
rum,  Venise,  17  17,  p.  15-16;  J.  H.  Sbaralea,  Suppl.  ad  scrip- 
tores  ord.  minorum,  t.  i,  Rome,  1908,  p.  47;  L.  Moreri,  Le 
grand  dict.  hist.,  t.  vu,  p.  331;  II.  Hurter,  Nomenchdor, 
3*  éd.,  t.  m,  col.  992;  Roch  de  Césinale,  Storia  délie  missioni 
dei  cappuccini,  t.n,  Rome,  1872,  p.  364-365.  Dicl.  de  biogr. 
franc.,  t.  i,  col.  191. 

A.    Teetaeht. 

RADBERT  Paschase,  moine  de  Corbie,  ixe  siè- 
cle. —  I.  Sa  personne.  II.  Son  œuvre.  III.  Sa  théologie 
eucharistique. 

I.  Sa  personne.  —  Paschase  naquit  vers  790,  sans 
doute  dans  la  région  de  Soissons.  Son  vrai  nom  est 
Radbert,  mais,  comme  les  humanistes  de  son  temps, 
il  trouvait  barbare  ce  nom  germanique  et  prit  un  sur- 
nom latin,  Paschasius.  Alcuin,  de  même  s'était  appelé 
Albinus;  Raban  était  surnommé  Maurus.  Il  devint 
moine,  puis  écolàtre  à  Corbie  sous  le  gouvernement  du 
grand  abbé  Adalhard.  En  822,  il  accompagne  en  Saxe 
Adalhard  et  son  frère  Wala,  et  prend  part  à  la  fonda- 
tion de  Corvey,  la  Nouvelle-Corbie.  En  844,  il  est  abbé 
de  Corbie.  A  ce  titre,  il  assiste  au  concile  de  Paris, 
en  847,  et  il  obtient  de  cette  assemblée  une  confirma- 
tion des  droits  et  privilèges  de  son  abbaye.  En  849,  il 
est  au  synode  de  Quierzy,  qui  condamne  Gottschalk. 
Vers  851,  à  la  suite  de  difficultés  assez  obscures,  il 
donne  sa  démission  et  se  retire  à  Saint-Riquier.  Plus 
tard,  il  revient  à  Corbie,  comme  simple  moine,  et  y 
meurt  vers  865. 

Telle  fut  dans  ses  grandes  lignes  la  vie  de  Paschase 
Radbert.  Associé  à  la  politique  des  deux  frères,  Adal- 
hard et  Wala,  il  fut  leur  ami  et  leur  confident,  mais  il 
n'eut,  personnellement  qu'un  rôle  secondaire.  Abbé, 
il  n'eut  pas  le  génie  d'Adalhard,  qui  fut  comme  un 
second  fondateur  de  l'abbaye  de  Corbie  :  il  fut  un 
moine  purement  et  simplement;  c'est-à-dire  un  homme 
de  prière  et  d'étude.  Son  activité  est  surtout  d'ordre 
théologique,  et  dans  ce  domaine,  il  réussit  à  être  plus 
personnel  et  original  que  la  plupart  de  ses  contempo- 
rains. 

H.  Son  œuvre.  —  Une  partie  des  ouvrages  de  Rad- 
bert a  été  insérée  dans  la  Bibliothèque  des  Pères.  Nous 

devons  à  Sirm I  le  premier  essai  d'édition  complète  : 

11118.  in-fol.,  à  Paris,  chez  Cramoisy.  Migne,  P.  L., 
t.  cxx,  a  repris  cette  édition  et  l'a  complétée,  mais 
sur  bien  des  points  cette  publication  laisse   à  désirer. 

1°  De  viia  sancti  Adalhardi  (P.  /..,  t.  cxx,  col.  1507- 
1556).  —  Personne  n'était  plus  qualifié  que  Radbert 
pour  composer  la  vie  du  grand  abbé,  oncle  de  Char- 
lemagne,  qui  jouit  de  son  vivant  et  après  sa  mort  d'un 
tel  prestige.  L'œuvre  de  Radbert  est  plutôt  un  pané- 
gyrique qu'une  biographie  :  on  y  trouve  à  glaner  quel- 
ques renseignements  historiques,  malheureusement 
noyés  dans  une  prose  assez  diffuse.  A  la  suite,  de  cette 
Vie,  on  lit  dans  les  manuscrits,  un  poème,  en  forme 
d'églogue,  dans  laquelle  C.orbie-la-Ncuve  et  Corbie 
l'Ancienne,   sous   les   noms   de    Philis   et   de   Galathée 


1629 


RADBERT    (PASCHASE 


1630 


pleurent  la  mort  l'une  de  son  père,  l'autre  de  son 
époux,  en  la  personne  d'Adalhard.  Mabillon  et  Migne 
après  lui  ont  publié  ce  poème  à  la  suite  de  la  Vila; 
Traube  a  montré  que  la  composition  de  cette  églogue 
est  bien  due  à  Radbert.  Cf.  Mon.  Germ.  hist.,  Poetx 
lai.,  t.  m,  p.  42. % 

2°  Epilaphium  Arsenii  seu  vila  Walx  (ibid.,  col. 
1559-1 G50).  —  A  cause  du  sujet,  il  faut  placer  ici  cet 
ouvrage,  dont  la  date  est  beaucoup  plus  tardive  :  il 
présente,  en  effet,  la  vie  de  Wala,  frère  d'Adalhard, 
qui  fut  étroitement  uni  à  l'activité  de  celui-ci  et  lui 
succéda  à  la  tète  de  l'abbaye.  Il  n'y  a  plus  d'hésitation 
sur  l'attribution  de  cet  ouvrage  à  Paschase  Radbert: 
l'argumentation  de  Mabillon  a  paru  convaincante,  on 
la  lira  dans  Migne  (col.  1557).  Cf.  Himly,  Wala  et 
Louis  le  Débonnaire,  I'aris,  1849,  p.  1»;  Mobilier,  Les 
sources  de  l'histoire  de  ]-'rance,  t.  i,  p.  234. 

Cet  Éloge  funèbre,  divisé  en  deux  livres,  est  dia- 
logué; les  interlocuteurs  ne  sont  d'ailleurs  plus  les 
mêmes  au  second  livre,  car  un  intervalle  assez  long 
s'est  écoulé.  Le  premier  livre,  en  effet,  fut  composé 
peu  de  temps  après  la  mort  de  Wala,  survenue  en  835, 
et  axant  la  mort  de  Louis  le  Débonnaire  en  840;  le 
second  a  été  écrit  après  la  démission  de  Radbert,  donc 
après  851.  Les  interlocuteurs  sont  Radbert  lui-même  et 
quelques  moines  de  Corbie  qui  égrènent  leurs  souvenirs. 

A  première  vue,  cette  œuvre  paraît  obscure;  mais 
tout  s'explique  quand  on  a  compris  qu'il  s'agit  d'un 
livre  à  clef  :  les  personnages  sont  présentés  sous  un 
nom  d'emprunt  :  Wala  lui-même  est  Arsénius,  ou  Jé- 
rémias;  Adalhard  est  Antonius;  Louis  le  Débonnaire, 
Justinien;  l'impératrice  Judith,  Justine,  etc.  Ces 
noms  ont  été  interprétés  pour  la  première  fois  par  Ma- 
billon. Ce  style  voilé,  cet  écart  entre  les  deux  livres 
étaient  commandés  par  la  prudence.  Si  l'on  se  rap- 
pelle le  rôle  politique  si  tourmenté  de  Wala  et  l'atti- 
tude d'opposant  qu'il  eut  souvent  à  l'égard  de  Louis 
cl  surtout  de  Judith,  on  comprendra  que  son  panégy- 
riste ait  été  tenu  à  une  grande  réserve  dans  le  compte- 
rendu  des  faits,  et  dans  le  blâme  de  personnages  encore 
vivants;  le  premier  livre,  à  la  rigueur,  peut  se  suf- 
fire à  lui-même;  il  fait  l'éloge,  en  Wala,  de  l'homme 
et  du  moine;  Radbert,  qui  l'avait  connu  intimement, 
et  mieux  encore  qu'il  n'avait  connu  Adalhard,  pou- 
vait, là-dessus,  entreprendre  un  panégyrique  peu 
compromettant.  Le  second  livre  est  beaucoup  plus 
historique  et,  partant,  plus  intéressant  pour  le  lecteur 
averti.  Mais,  s'il  est  précieux  pour  reconstituer  l'his- 
toire d'une  période  particulièrement  troublée,  il  n'ap- 
porte que  peu  de  choses  au  théologien. 

3°  Commentaire  sur  saint  Matthieu  (ibid.,  col.  31- 
994).  —  Ce  commentaire  est  l'œuvre  la  plus  consi- 
dérable de  Radbert.  Il  est  réparti  en  douze  livres  et  sa 
composition  s'échelonne  tout  au  long  de  la  vie  de  l'au- 
teur, ainsi  qu'on  peut  le  constater  par  les  préfaces  et 
les  conclusions  des  divers  livres. 

Il  fut  parlé  avant  d'être  écrit.  Au  prologue  du  I.  Ier, 
Radbert  nous  dit  qu'on  l'avait  chargé  de  prêcher  aux 
fêles  solennelles  sur  quelques  passages  de  l'évangile, 
mais  il  est  certain  que  cette  prédication  ne  fut  pas  la 
seule  raison  d'être  de  ce  commentaire  :  celui-ci,  en 
effet,  suppose  une  explication  suivie,  telle  qu'elle  peut 
être  donnée  par  un  professeur  dans  un  cours.  Laistner 
remarque  que  l'évangile  de  saint  Matthieu  était  sou- 
vent considéré  comme  le  texte  de  base  pour  l'expli- 
cation des  trois  autres,  Thought  and  lelters  in  West- 
ern Europe,  A.  D.  ~)00-900,  p.  247  à  252.  C'est  le  cas 
par  exemple  du  Commentaire  sur  saint  Matthieu  de 
Christian  de  Stavelot  qui  connut  Paschase  Radbert  à 
Corbie  :  de  fréquentes  citations  de  Marc,  Luc  et  Jean 
viennent  compléter  l'histoire  évangélique  telle  que  la 
donne  saint  Matthieu;  chez  Paschase  Radbert,  l'im- 
pression est  la  même. 


Radbert  commença  donc  à  commenter  saint  Mat- 
thieu, alors  qu'il  était  écolàtre  de  Corbie;  à  la  demande 
de  ses  frères,  il  rédigea  les  quatre  premiers  livres 
et  les  dédia  à  Guntland,  moine  de  Saint-Riquier.  Plus 
tard,  lorsqu'après  sa  démission  il  se  retira  à  Saint- 
Riquier,  les  nouveaux  frères  qui  l'avaient  accueilli  lui 
demandèrent  de  continuer  son  travail,  il  composa 
alors  les  quatre  livres  suivants.  Les  derniers  furent 
terminés  plus  tard,  après  son  retour  à  Corbie  :  au  pro- 
logue du  1.  IX,  il  se  présente  lui-même  comme  un 
vieillard.  Ces  livres,  comme  les  précédents,  sont  dédiés 
aux  moines  de  Saint-Riquier. 

La  méthode  habituelle  de  ces  commentaires  chez 
nos  auteurs  du  ixe  siècle  consiste  à  recueillir  les  meil- 
leurs passages  des  Pères,  à  les  abréger  en  un  florilège 
assez  impersonnel.  Radbert  est  cependant,  dans  son 
commentaire  sur  Matthieu,  plus  personnel  que  beau- 
coup de  ses  contemporains;  il  utilise  les  Pères,  évi- 
demment, mais  il  ne  se  prive  pas  de  les  critiquer  quand 
l'occasion  s'en  présente;  il  indique  ses  références  en 
plaçant  près  du  texte  cité  les  premières  lettres  du 
nom  de  l'auteur;  si  l'on  ne  peut  pas  dire  que  tout  soit 
de  lui  dans  cette  œuvre,  il  y  a  beaucoup  de  lui;  il  ne 
dissimule  pas  ses  idées  :  le  récit  de  la  cène,  par  exem- 
ple, lui  permet  de  revenir  et  d'insister  sur  la  thèse 
qu'il  a  soutenue  dans  son  De  corpore  et  sanguine 
Domini.  Voir  col.  890. 

4°  Liber  de  corpore  et  sanguine  Domini  (ibid., 
col.  1267-1350).  —  C'est  l'ouvrage  fondamental  de 
Radbert,  celui  dans  lequel  il  a  mis  le  plus  de  lui-même. 
Migne  reproduit  le  texte  publié  par  les  P.  P.  Martène 
et  Durand,  au  t.  îx  de  V Amplissima  collectio.  Cette 
édition  a  été  établie  très  sérieusement  sur  un  grand 
nombre  de  manuscrits,  dont  plusieurs  contemporains 
de  Radbert.  Le  traité  fut  composé  à  la  demande  de 
Warin,  ou  Placide,  abbé  de  Corbie  la  Neuve,  pour 
l'instruction  des  moines  saxons,  chrétiens  de  date 
récente  et  encore  peu  instruits  de  la  doctrine;  cette 
première  édition  est  de  rSlil ,  la  préface  taisant  allusion  a 
l'exil  de  Wala, nommé  ici  Arsénius.  Il  ne  semble  pas  que 
l'œuvre,  a  cette  date,  ait  fait  grand  bruit.  Des  extraits, 
cependant,  en  furent  faits  et  circulèrent  sans  nom 
d'auteur  ou  même  sous  le  nom  de  saiuL  Augustin,  ce 
qui  provoqua  plus  tard  un  singulier  quiproquo  :  on 
alléguera  contre  Radbert  ses  propres  textes  comme 
étant  de  saint  Augustin  et  on  lui  fera  le  reproche  d'a- 
voir mal  compris  et  tiré  à  lui  la  pensée  du  maître.  Noir 
sur  cette  curieuse  question  :  Lepin,  L'idée  du  sacrifice 
de  la  messe  d'après  les  théologiens,  Paris,  1926,  appen- 
dice, p.  759. 

En  844,  devenu  abbé  de  Corbie,  Radbert  reprit  son 
œuvre  et  en  lit  hommage  à  Charles  le  Chauve  :  elle  re- 
cevait ainsi  une  publicité  qu'elle  n'avait  pas  connue 
jusque  là.  Il  en  résulta  une  controverse  qui  dura  plu- 
sieurs années;  on  reprochait  à  Radbert  un  réalisme 
excessif,  lorsqu'il  affirmait  que  le  corps  du  Christ  pré- 
sent dans  l'eucharistie  est  le  corps  même  du  Christ 
vivant,  né  de  la  vierge  Marie  et  immolé  au  Calvaire, 
et  d'autre  part  que  le  sacrifice  de  la  messe  «  renou- 
velle »  le  sacrifice  de  la  croix.  Les  principaux  oppo- 
sants lurent  Ratramne,  moine  de  Corbie,  Raban 
Maur,  Pénitenliel  à  Héribald,  P.  L.,  t.  ex,  col.  192,  et 
Gottschalk,  auteur  des  Dicta  cujusdam  sapienlis,  au- 
trefois attribués  à  Raban  Maur  et  publiés  parmi  les 
œuvres  de  ce  dernier  sous  le  titre  de  Lettre  à  Égil, 
P.  L.,  t.  c.xii,  col.  1510. 

Ainsi  attaqué,  Radbert  non  seulement  maintint 
sa  position,  mais  il  l'accentua.  Nous  pouvons  connaî- 
tre l'état  de  sa  pensée  d'alors  par  le  commentaire  qu'il 
donne  du  c.  XXVI  de  saint  .Matthieu,  où  il  prend  à  parr 
tie  ses  adversaires  :  Audiant  qui  volunt  exlenuare  hoc 
verbum  corporis,  quod  non  sit  vera  caro  Christi,  qu.se 
nunc  in  sacramento  celebralur  in  Ecclesia  Chrisli,  neque 


1631 


RADBERT    (PASCHASE 


1632 


verus  sanguis  ejus.  P.  L.,  t.  cxx,  col.  890  B.  Nous 
avons  un  autre  document  dans  la  lettre  à  Frudegard, 
qui  sera  analysée  plus  loin;  mais  aussi,  dans  des  addi- 
tions fort  intéressantes  au  texte  du  De  corpore  et  san- 
guine Doinini  et  qui  constituent  réellement  une  troi- 
sième édition.  Les  éditeurs  bénédictins  ne  pouvaient 
pas  ne  pas  le  remarquer,  et  ils  ont  soin  de  le  signaler 
en  note.  Cf.  P.  L.,  col.  1283,  1294,  1298,  1318,  1339, 
1346. 

5°  Epistola  ad  Frudegardum  de  corpore  et  sanguine 
Domini  (ibid.,  col.  1351-1360).  —  La  lettre  à  Frude- 
gard est  postérieure  aux  derniers  chapitres  du  Com- 
mentaire sur  saint  Matthieu  auquel  elle  renvoie;  elle 
est  donc  tout  à  fait  de  la  fin  de  la  vie  de  Radbert.  Fru- 
degard, moine  de  Corvey  avait  écrit  à  Radbert  pour 
lui  soumettre  quelques  dillicultés  au  sujet  de  la  façon 
oV>nt  il  présentait  le  mystère  eucharistique.  Peut-on 
dire  réellement  que  nous  recevons  dans  l'eucharistie 
la  même  chair  du  Christ  qui  est  née  de  la  vierge  Marie, 
qui  a  souffert  sur  la  croix?  Frudegard  se  déclare  tout 
disposé  à  le  croire,  mais  il  a  entendu  dire  que  c'était  là 
une  théorie  audacieuse,  contraire  à  la  tradition  et 
tout  particulièrement  à  la  doctrine  de  saint  Augus- 
tin, lequel  condamne  avec  indignation  le  réalisme 
grossier  des  gens  de  Capharnaùm.  Radbert  répond  en 
renouvelant  les  précisions  qu'il  a  données  dans  son 
traité.  Beaucoup,  dit-il,  lisent  Augustin,  qui  ne  le 
comprennent  pas.  Augustin  ne  veut  pas  dire  que  le 
Christ  n'est  pas  réellement  présent,  mais  seulement, 
qu'il  n'y  est  pas  d'une  manière  charnelle;  le  Christ 
est  présent  dans  l'eucharistie  à  la  manière  des  esprits, 
corpus  (Christi)  non  comunpilur,  quia  spiritale  est. 
Col.  1356B.  L'explication  du  fait,  Radbert  l'emprunte 
à  Fauste  de  Riez  cité  sous  le  nom  d'Eusèbe  d'Émèse  : 
le  Christ,  prêtre  invisible,  change  ces  créatures  visibles 
que  sont  le  pain  et  le  vin  en  la  substance  de  son  corps 
et  de  son  sang  par  la  puissance  de  sa  parole,  Invisibi- 
lis  saccrdos,visibiles  crealuras  in  substantiam  corporis 
et  sanguinis  sui  verbo  suo  sécréta  polestate  convertit. 
Col.  1354  B. 

Le  texte  de  Sirmond,  reproduit  par  Migne,  est  in- 
complet. Dom  "Wilmart,  donne  dans  les  Analecla  Re- 
ginensia,  Città  del  Vaticano,  1933,  p.  267-278,  un  long 
passage  que  Sirmond  n'a  pas  connu. 

6°  De  fide,  spe  et  carilate  libri  III  (ibid.,  col.  1387- 
1490).  —  Ce  sont  des  considérations  sur  les  vertus 
théologales,  composées  à  la  demande  de  Warin  pour 
l'instruction  des  novices  de  Corvey  :  un  livre  est  con- 
sacré à  chacune  d'elles. 

7°  De  parlu  Virginis  (ibid.,  col.  1307-1386).  — 
Vers  850-855,  une  opinion  étrange  s'était  répandue 
en  Allemagne,  sur  la  virginité  in  partu  de  Marie.  Pour 
respecter  la  virginité  de  sa  mère,  le  Christ  aurait  quitté 
le  sein  de  celle-ci,  non  pas  pet  viam  naturœ,  mais  d'une 
manière  anormale  et  tout  à  fait  prodigieuse.  Ra- 
tramne,  un  des  moines  de  Corbie,  persuadé  que  si  on 
laissait  s'accréditer  cette  erreur,  le  dogme  de  l'incar- 
nation et  de  la  vérité  de  l'humanité  de  .Jésus  en  subi- 
rait une  atteinte,  s'efforça  de  démontrer  que,  le  Chrisl 
étant  réellement  homme,  il  s'en  suivait  que  sa  nais- 
sance s'était  produite  dans  les  conditions  ordinaires; 
la  virginité  de  Marie  étant  sauve  en  ce  sens  que,  après 
comme  avant  la  naissance  de  .Jésus,  vinun  mm  cogno 
vit.  Cette  thèse  ne  satisfit  point  Paschase  Radbert.  M 
répondit  à  Ratramne  par  un  traite,  dédié  à  des  reli- 
gieuses et  dans  lequel  il  établit  que  .Marie  a  été  vierge 
non  seulement  dans  la  conception  de  son  lils.  mais 
encore  dans  l'enfantement  lui-même;  ainsi  la  nais- 
sance de  .Jésus  est  réellement  miraculeuse  comme  sa 
conception;  elle  ne  l'est  pas  cependant  de  la  manière 
que  disent  les  Germains  combattus  par  Ratramne; 
le  Christ,  en  effet,  a  quitté  le  sein  de  sa  mère  par  les 
\oics   naturelles,   mais   clauso   utero,   sans   rompre   la 


virginité  de  sa  mère.  Ratramne  n'est  pas  nommé  dans 
la  réplique  de  Radbert,  mais  il  est  évident  qu'elle  est 
dirigée  contre  lui.  Cf.  Dom  Cappuyns,  Jean  Scot  Éri- 
gène,  Louvain,  1933,  p.  101. 

Le  texte  donné  par  Migne  d'après  L.  d'Achery  est 
très  incomplet.  11  figura  longtemps- en  effet,  parmi 
les  œuvres  de  saint  Hildefonse  et  entièrement  boule- 
versé. 

8°  Exposilio  in  psalmum  XLIV  (ibid.,  col.  993-1060). 

—  Cet  interminable  commentaire  du  Psaume  Erucla- 
vil  fut  composé  à  la  même  époque  que  le  De  partu 
Virginis.  La  préface  fait  corps  avec  le  début  du  1.  I  :  on 
y  trouve  des  pensées  analogues  à  celles  qui  sont  expri- 
mées dans  les  préfaces  des  1.  IV  à  VIII  du  Commentaire 
sur  saint  Matthieu.  Ces  trois  ouvrages  ont  été  compo- 
sés dans  la  dernière  partie  de  la  vie  de  Radbert.  Il 
s'agit  moins  ici  d'un  commentaire  proprement  dit  que 
d'une  suite  d'élévations  sur  la  vie  religieuse  des  monia 
les.  L'œuvre  est  dédiée  aux  mêmes  religieuses  à  qui 
était  adressé  le  De  partu  Virginis. 

9°  Œuvres  mariâtes.  —  Dom  Lambot,  dans  Revue 
bénédictine,  avril  et  juillet  1934,  a  attiré  l'attention 
sur  les  œuvres  mariales  de  Paschase  Radbert,  jus- 
qu'ici à  peu  près  insoupçonnées;  il  y  a  sans  doute  de 
ce  côté  des  découvertes  intéressantes  à  faire.  Le  travail 
de  dom  Lambot  permet  de  considérer  comme  acquise 
l'attribution  à  Radbert  d'une  Homélie  sur  l'Assomp- 
tion publiée  parmi  les  œuvres  de  saint  Jérôme,  P.  L., 
t.  xxx,  col.  126-147,  et  de  l'Historia  de  ortu  sanctse 
Mariœ,  un  des  remaniements  latins  du  Protévangile 
de  Jacques,  qui  figure  également  parmi  les  œuvres 
de  Jérôme,  ibid.,  col.  308-315.  Voir  aussi  É.  Amann, 
Le  Protévangile  de  Jacques  et  ses  remaniements  latins, 
Paris,  1910.  Peut-être  faudrait-il  également  attribuer 
à  Radbert  le  Sermon  sur  l'Assomption  donné  parmi 
les  œuvres  de  saint  Augustin,  P.  L.,  t.  xl,  col.  1141. 
En  examinant  avec  soin  les  homélies  attribuées  à 
saint  Hildefonse  et  qui  ont  déjà  servi  à  reconstituer 
le  De  ortu,  on  trouverait  sans  doute  de  quoi  compléter 
le  texte  incomplet  de  cette  œuvre  et  d'autres  dévelop- 
pements de  Radbert  sur  l'assomption. 

10°  Exposilio  in  Lamenlalioncs  Jeremise  (ibid., 
col.  1059-1256).  —  Ce  commentaire  est  considéré 
comme  le  dernier  ouvrage  de  Radbert.  Dans  sa  dédi- 
cace au  moine  Odilmann,  il  dit  qu'il  s'est  déterminé 
à  expliquer  les  Lamentations  dans  la  persuasion  qu'il 
pourrait  y  apprendre  à  pleurer  ses  misères,  accrues 
avec  l'âge,  avec  autant  de  douleur  que  le  prophète 
pleurait  celles  des  autres.  Son  commentaire  est  à  la 
fois  littéral,  Jérémie  annonçant  la  ruine  de  l'ancienne 
Jérusalem,  et  mystique,  puisque  l'on  peut  faire  l'appli- 
cation de  ce  que  dit  le  prophète  aux  malheurs  de 
l'Église  de  Jésus-Christ  en  général  et  aux  épreuves  que 
doit  subir  chacune  des  âmes  chrétiennes  en  particulier. 

11°  De  passione  sanctorum  Ruflni  et  Valcrii  (ibid., 
col.  1489-1508).  —  Étant  abbé,  Radbert  eut  l'occa- 
sion de  visiter  une  des  terres  de  l'abbaye  à  Bazoches 
dans  le  Soissonnais.  Les  habitants  le  prièrent  de  revi- 
ser le  texte  des  actes  de  leurs  saints  patrons  Rufin  et 
Valère,  martyrs.  Radberl  rétablit  le  texte,  mais  ne  se 
livra  à  aucun  travail  de  critique,  et  cet  ouvrage  est 
sans  intérêt. 

12°  De  benediclionibus  palriarcharum.  —  Dom 
Blanchard  propose,  dans  Revue  bénédictine,  juillet- 
octobre  1911,  p.  125,  d'attribuer  à  Radbert  un  Liber 
Rodberti  abbatis.  de  benediclionibus  palriarcharum, 
qui  existe  dans  un  manuscrit  du  xn0  siècle  conservé 
dans  la  bibliothèque  de  l'évêché  de  Portsmouth.  L'ar- 
gumentation de  l'auteur  rend  vraisemblable  cette 
attribution. 

III.  La  théologie  eucharistique  i>k  RAniiEiir, 

—  A  propos  des  différentes  œuvres  de  Radbert,  nous 
avons  indiqué  les  problèmes  théologiques  qui  l'ont 


1(133 


RADBERT    (PASCHASE) 


1634 


préoccupé.  Mais  il  faut  faire  une  place  toute  particu- 
lière à  sa  théologie  de  l'eucharistie.  On  sait  comment 
Michelet  présente  Radbert  sur  ce  point  :  il  serait  le 
créateur  du  dogme  de  la  présence  réelle  :  «  Ce  fut  au 
ixe  siècle,  dit-il,  Paschase  Radbert,  qui,  le  premier, 
enseigna  d'une  manière  explicite  cette  prodigieuse 
poésie  d'un  Dieu  enfermé  dans  un  pain,  l'esprit  clans 
la  matière,  l'infini  dans  l'atome.  Les  anciens  Pères 
avaient  entrevu  cette  doctrine,  mais  le  temps  n'était 
pas  venu.  Ce  ne  fut  qu'au  ixe  siècle  que  Dieu  sembla 
descendre  pour  consoler  le  genre  humain  dans  ses 
extrêmes  misères,  et  se  laissa  voir,  toucher  et  goûter  ». 
(Michelet,  Histoire  de  France,  Paris,  1876,  t.  i,  p.  238). 
Nous  n'avons  plus,  grâce  à  Dieu,  comme  au  temps  du 
chanoine  Corblet,  à  prendre  au  sérieux  le  lyrisme  de 
Michelet;  la  vérité  est  plus  simple  et  plus  paisible: 
en  fait,  Radbert  est  le  premier  qui  ait  composé  une 
i  monographie  scientifique  de  l'eucharistie.  »  Lepin, 
op.  cit.,  p.  6. 

Aux  articles  :  Etciiakistie  et  Messe  de  ce  diction- 
naire, l'œuvre  de  Radbert  a  été  placée  dans  l'ensemble 
de  la  théologie  eucharistique  du  ixe  siècle;  et  l'on  a 
marqué  l'importance  de  la  controverse  qui  s'éleva 
alors.  Certains,  en  effet,  n'ont  voulu  voir  dans  cette 
agitation  théologique  qu'une  simple  querelle  de  mots. 
Il  y  a  beaucoup  plus  :  en  réalité  deux  conceptions  très 
différentes  du  mode  de  présence  du  Christ  dans  l'eu- 
charistie, et  subsidiairement,  de  la  nature  du  sacrifice 
de  la  messe  sont  en  conflit;  d'un  côté  :  une  conception 
n'alisle,  accentuée:  l'eucharistie  nous  donne  le  Christ 
lui-même,  celle  de  Radbert;  de  l'autre  une  concep- 
tion, non  pas  symboliste,  non  pas  sacramentaire  au 
sens  protestant,  mais  mystique:  d'une  manière  infini- 
ment mystérieuse,  l'eucharistie  nous  met  en  contact 
avec  la  divinité,  il  s'y  trouve  une  virtus  divina,  une  sub- 
stantia  Dei,  une  potentia  divina;  c'est  la  pensée  de 
Ralramne  et,  avec  des  nuances,  celle  de  Gottschalk. 

Leur  maître  à  tous  est  saint  Augustin.  S'il  est  per- 
mis de  ramasser  en  quelques  formules  la  pensée  du 
docteur  d'Hippone,  on  dira  que  pour  lui  l'eucharistie 
nous  donne  le  vrai  corps  et  le  vrai  sang  du  Christ, 
mais  d'une  manière  spirituelle,  sacramentelle,  car  il 
faut  surtout  éviter  l'erreur  des  Capharnaïtes;  Augus- 
tin est  donc  réaliste  et  non  pas  symboliste,  toutefois, 
la  relation  entre  ce  corps  et  ce  sang  du  Christ  présents 
dans  l'eucharistie  et  le  corps  historique  du  Christ  est 
peu  indiquée  :  ce  «  réalisme  spirituel  »  laisse  en  sus- 
pens plusieurs  problèmes.  D'autre  part,  la  messe  est 
le  mémorial  efficace  du  sacrifice  rédempteur,  mais  il 
est  évident  que  le  Christ  n'y  souffre  plus.  Saint  Am- 
broise  apporte  cette  précision  que  la  présence  du  corps 
et  du  sang  du  Christ  dans  l'eucharistie  s'opère  par 
une  mutation,  naturam  convertere,  mulare,  mais  il  n'in- 
siste pas.  Il  s'en  faut  donc  de  beaucoup  que  la  ques- 
tion eucharistique  ait  été  résolue  par  les  maîtres  et  il 
y  avait  place  après  eux  pour  un  important  travail 
d'explicitation.  S'appliquant  à  ce  travail,  nos  théolo- 
giens du  ixe  siècle  s'engageront  sur  deux  lignes  diver- 
gentes :  Radbert,  disciple  d'Augustin,  mais  aussi  d'Am- 
broise  et  d'Hilaire,  poussant  le  réalisme  dans  le  sens  que 
nous  allons  étudier  fera  un  peu  étrangement  figure  de 
novateur;  ses  adversaires,  soucieux  de  sauvegarder  le 
"  spiritualisme  »  d'Augustin,  auront  de  la  peine  à  res- 
ter réalistes,  et  ils  s'engageront  plus  ou  moins  cons- 
ciemment dans  une  thèse  dynamiste,  d'après  laquelle, 
ce  n'est  pas  précisément  le  corps  même  du  Christ  que 
nous  avons,  mais  bien  plutôt  une  vertu  qui  en  serait 
comme  une  émanation  ou  un  prolongement. 

La  théologie  de  Radbert  peut  se  rassembler  sous  ces 
trois  titres  :  Qui  est  présent  dans  l'eucharistie?  Le 
Christ  historique,  en  personne.  —  Comment  cst-il  pré- 
sent? Par  mutation  substantielle,  il  se  rend  présent 
d'une  manière  immatérielle.  —  Pourquoi  cette  pré- 


sence? Pour  nourrir  les  âmes  des  justes  et  expier  poul- 
ies pécheurs,  sans  toutefois  souffrir  de  nouveau.  — 
Cette  dernière  question  ayant  été  étudiée  à  l'art. 
Messe  (col.  1009-1022),  nous  n'y  reviendrons  pas. 
Mais  il  faut  s'y  reporter  si  l'on  veut  comprendre  la 
connexion  entre  le  réalisme  de  la  <«  présence  »  et  le 
réalisme  du  «  sacrifice  ». 

1°  Qui  est  présent  dans  l'eucharistie  ? —  «  Ce  qu'il 
faut  croire,  dit  Radbert,  c'est  que,  après  la  consé- 
cration, il  n'y  a  dans  le  sacrement  rien  d'autre  que  la 
chair  du  Christ  et  son  sang.  »  Affirmation  fondamen- 
tale maintes  fois  répétée;  mais  en  voici  une  autre, 
aussitôt  après,  »  ...pour  parler  d'une  façon  qui  étonnera 
davantage,  cette  chair  n'est  autre  que  la  chair  née 
de  Marie,  qui  a  souffert  sur  la  croix,  et  qui  est  ressus- 
citée...  »  Col.  1269  R.  Sur  le  premier  point  Radbert  ne 
pense  pas  qu'il  puisse  y  avoir  de  difficulté,  mais  il 
n'avance  la  seconde  affirmation  qu'en  la  faisant  précé- 
der d'un  ut  mirabilius  loquar,  montrant  la  conscience 
qu'il  a  d'exprimer  une  vérité  moins  accessible  ou  moins 
universellement  reconnue.  De  fait,  c'est  là-dessus  que 
portera  la  controverse  :  aux  objections  des  adver- 
saires est  toujours  sous-jacente  cette  pensée  que  Rad- 
bert innove  en  posant  si  nettement  l'identité  du  corps 
eucharistique  avec  le  corps  historique. 

L'argumentation  se  déroule  ainsi.  11  est  bien  vrai 
que  l'eucharistie  est  une  figure  et  un  symbole,  mais 
non  pas  figure  et  symbole  vides  :  elle  est  à  la  fois  fi- 
gure et  réalité.  Qu'est-ce,  en  effet,  qu'un  sacrement? 
Sacramentum...  est  quidquid  in  aliqua  eclebratione  di- 
vina, nobis  quasi  pignus  salutis  traditur,  cum  res  gesln 
visibilis  longe  aliud  invisibilc  intus  operatur,  quod 
sancte  accipiendum  sil  :  unde  cl  sacramenla  dicuntur 
a  secreto,  eo  quod  in  re  visibili  divinitas  intus  aliquid 
ultra  seerctius  jccil  per  speciem  corporalem.  Col.  1275  A. 
Un  sacrement  est  donc  toute  action  sanctificatrice  de 
Dieu,  cachée  sous  des  apparences  sensibles,  un  secret 
voilé  sous  un  symbole.  Ainsi,  le  baptême,  la  confirma- 
tion sont  des  sacrements;  l'Écriture  sainte  est  un  sa- 
crement, parce  que,  sous  la  lettre  des  Écritures,  l'Es- 
prit-Saint  agit  efficacement;  l'incarnation  aussi  est 
un  sacrement...  Constatons  en  passant  que  la  théolo- 
gie sacramentaire  est  loin  d'être  achevée  :  tout  ceci 
d'ailleurs  dérive  directement  d'Isidore  de  Séville. 
Parmi  tous  ces  sacrements  ou  gestes  mystérieux  de 
Dieu  (sacramentum  vel  myslerium),  il  en  est  deux  qui 
ont  entre  eux  une  étroite  connexion  :  le  baptême  et 
l'eucharistie  :  Simili  modo,  et  in  baplisir.o  per  aquum  r.c 
illo  (Chrislo)  omnes  regenerainur,  deinde  virlulc  ipsius 
Christi  corpore  quotidie  pascimur,  et  potamur  sanguine. 
Col.  1277  A.  Nous  renaissons  par  le  baptême,  nous 
sommes  nourris  dans  cette  vie  nouvelle  par  le  corps 
et  le  sang  du  Christ  lui-même,  qui  nous  sont  donnés 
dans  l'eucharistie.  Il  ne  faudrait  cependant  pas  trop 
pousser  la  comparaison  entre  les  i\vu\  sacrements, 
sous  peine  de  minimiser  l'eucharistie.  Radbert  n'est 
pas  tenté  de  ce  côté. 

Nous  sommes  nourris  de  l'eucharistie,  mais  il  est 
évident  que  nous  ne  pouvons  dévorer  la  chair  du 
Christ  avec  les  dents  :  Christian  vorari  fas  dentibus 
non  est.  Col.  1277  C.  11  est  donc  nécessaire  que  cette 
chair  et  ce  sang  nous  soient  donnés  d'une  manière 
figurative,  sous  un  symbole  qui  ne  répugne  pas.  Ainsi, 
l'eucharistie  est  une  figure,  un  symbole,  mais  elle  est 
aussi  une  réalité  :  quamvis  myslerium  hujusmodi  res 
appellari  debeat...  figurant  videlur  esse...  dum  in  specie 
visibili  aliud  intelligitur  quant  quod  visu  carnis  et  guslu 
sentilur.  Ce  mystère  est  une  réalité  qui  s'exprime  dans 
un  symbole,  mais  qu'il  soit  une  réalité  on  ne  peut  pas 
en  douter  :  illud  fidei  sacramentum  jure  veritas  uppel- 
lalur  :  veritas  vero,  dum  corpus  Christi  cl  s/m  guis  vir- 
lulc Spiritus  in  verbo  ipsius  ex  punis  vinique  substantia 
efjlcilur.  Col.  1278  R. 


1635 


RADBERT    (PASCHASE) 


1636 


Cette  réalité  frcs,  verilas)  cachée  sous  les  apparen- 
ces du  pain  et  du  vin,  c'est  le  Christ  en  personne,  ce 
corps  toujours  vivant  qui  est  né  de  la  vierge  Marie,  qui 
a  été  crucifié  et  qui  est  ressuscité.  Radbert  apporte 
ici  pour  appuyer  son  affirmation  un  texte  de  saint 
Ambroise  :  «  Vera  ulique  Chrisli  caro,  quœ  cruci/ixa  est 
et  sepulla,  vere  illius  carnis  sacranientum  :  Vraie  était 
la  chair  du  Christ  qui  fut  crucifiée  et  ensevelie,  vrai- 
ment de  cette  chair-là  nous  avons  ici  le  sacrement.  » 
C'est  la  même;  le  Christ  n'a-t-il  pas  dit  :  «  ceci  est  mon 
corps  »?  Il  n'y  a  pas  lieu  d'en  être  surpris  :  Si  carnem 
Main  vere  credis  de  Maria  virgine  in  utero,  sine  semine, 
poteslate  Spiritus  Sancli  creatam,  ut  Verbum  caro 
fieret,  vere  crede  et  hoc  quod  conpcilur  in  verbo  Christi 
per  Spiritum  Sanclam  corpus  ipsius  esse  ex  virgine. 
Col.  1279  B.  Si  l'on  croit  que  cette  chair  du  Christ  cru- 
cifiée et  ensevelie  fut  créée  miraculeusement  par  l'Es- 
prit-Saint  dans  le  sein  de  la  Vierge,  on  peut  croire 
aussi  en  toute  vérité  que  ce  qui  est  produit  sur  l'autel 
par  le  même  Esprit-Saint,  d'après  la  parole  du  Christ, 
est  le  corps  même  du  Christ  né  de  la  Vierge.  Ratramne 
contestera  l'interprétation  que  Radbert  donne  de  la 
pensée  de  saint  Ambroise,  mais  ce  qui  nous  intéresse 
ici,  c'est  l'opinion  de  Radbert,  laquelle  n'est  pas  dou- 
teuse; au  surplus  il  semble  bien  que  son  interprétation 
soit  la  bonne. 

Au  c.  vu,  Radbert  répond  à  la  question  suivante  : 
Qui  bus  modis  dicitur  corpus  Christi?  L'expression 
«  corps  du  Christ  »,  répond-il,  désigne  dans  le  langage 
des  fidèles  trois  choses  fort  différentes  :  d'abord,  il 
signifie  l'Église  :  Corpus  Chrisli,  sponsa  videlicet  Dei 
Ecclesia  jure  dicitur,  conformément  à  la  théologie  de 
saint  Paul.  Ensuite,  le  mot  désigne  «  le  corps  eucha- 
ristique »  et  Radbert  constate  qu'il  n'est  pas  permis 
à  celui  qui  n'appartient  pas  au  corps  du  Christ  qu'est 
['Église  de  manger  cet  autre  corps  mystérieux  du 
Christ  qu'est  l'eucharistie.  Col.  1284  D;  1285  A.  Enfin 
le  mot  désigne  le  corps  du  Christ  historique,  né  de  Ma- 
rie par  l'opération  de  l'Esprit-Saint.  C'est  le  corps 
sacré  qui  fut  cloué  sur  la  croix,  qui  fut  mis  au  tombeau 
et  qui  ressuscita  le  troisième  jour.  Actuellement  il  est 
au  ciel,  devenu  prêtre  pour  toujours  et  intercédant 
pour  nous  chaque  jour.  C'est  à  lui  que  se  rattache,  que 
s'unit  ce  »  corps  »  qui  est  l'Église,  in  quod  islud  trans- 
ferlur.  C'est  vers  lui  que  nous  dirigeons  notre  pensée, 
que  nous  tournons  notre  àme,  de  telle  sorte  que,  de 
lui,  par  lui,  nous  qui  sommes  son  «  corps  »,  nous  rece- 
vions en  nourriture  sa  propre  chair,  sans  qu'il  en 
soit,  lui,  modifié  :  ...ut  ex  ipso  et  ab  ipso,  nos  corpus 
ejus,  carnem  ipsius,  Mo  manenle  integro,  sumamus. 
Col.  1285  R.  Reprenant  l'antique  figure  de  l'arbre  de 
vie,  on  peut  dire  que  le  Christ  est  à  la  fois  l'arbre  et  le 
fruit  :  quaz  nimirum  caro  ipse  (plutôt  que  ipsa)  est  et 
fruclus  ipsius  carnis,  ut  idem  semper  maneat  et  univer- 
sos  qui  sunt  in  eorpore  posait...  Arbor  quidem  ligni  vitse 
Christus  mine  in  Ecclesia  est.  Le  Christ  uni  à  l'Église 
s'incorpore  véritablement  tous  ces  membres  de  l'Église 
qu'il  nourrit  de  sa  propre  chair.  Et  rrunl  duo  in  corne 
una  :  le  Christ  et  l'Église,  chacun  des  membres  de 
l'Église  et  le  Christ.  C'est  donc  la  personne  même  du 
Christ  toujours  vivant  que  nous  atteignons  directe- 
ment, à  qui  nous  nous  unissons  dans  l'eucharistie  et 
non  pas  quelque  chose  du  Christ  :  une  vertu,  une  puis- 
sance émanée  du  Christ. 

Mais  une  question  se  pose  à  présent  que  Radbert 
ne.  pouvait  passer  sous  silence  :  comment  le  Christ 
peut-il  être  présent,  en  personne,  avec  sa  vraie  chair 
et  son  vrai  sang,  dans  le  sacrement? 

2°  Comment  le  Christ  est-il  présent  ?  -  Par  sa  divinité, 
par  son  àme  humaine  elle-même,  le  Christ  peut  être 
présent  «  spirituellement  »  en  tout  lieu  à  la  fois  :  il  esl 
dans  l'Église  el  l'Église  est  son  »  corps  »;  mais  ce  qu'il 
faut  expliquer,  c'est  la  présence  réelle  de  sa  chair  el  de 


son  sang  dans  l'eucharistie,  de  telle  façon  que  le  corps 
eucharistique  soit  vraiment  sa  personne  humaine,  se- 
lon les  mots  qu'il  a  employés  :  «  ceci  est  mon  corps,  ceci 
est  mon  sang  ».  Lumineuses  sont  à  ce  propos,  cons- 
tate Radbert,  les  «  multiplications  »  racontées  dans  les 
Livres  saints  :  si  enim  hydria  farinse  vel  lecylus  olei  seu 
panes  secundo  (ou  mieux  edendo,  ou  encore  eundo) 
crescunl,  el  non  minuuntur  dum  satianl,  quid  pulas  facit 
caro  Chrisli?  Col.  1285  R.  La  difficulté  existe  donc 
seulement  pour  la  «  chair  »  du  Christ,  mais  si  nous 
savons  que  Dieu  peut,  par  miracle,  multiplier  les  sub- 
stances matérielles,  pourquoi  ne  ferait-il  pas  ce  miracle 
pour  la  chair  du  Christ,  de  telle  façon  qu'elle  soit 
présente  partout  où  l'appelle  la  prière  de  l'Église,  se 
servant  de  ses  propres  paroles  ? 

Présence  réelle,  présence  personnelle  du  Christ  his- 
torique, donc  présence  corporelle,  puisque  —  et  Rad- 
bert ne  cesse  de  le  répéter  —  c'est  son  vrai  corps  et 
son  vrai  sang  que  nous  donne  l'eucharistie;  mais  ce 
corps  et  ce  sang  sont  l'objet  d'un  double  miracle  :  ils 
sont  «  multipliés  »  comme  autrefois  Jésus  multiplia  les 
pains,  et,  surtout,  ils  sont  «  spiritualisés  ». 

Radbert  qui  a  le  souci  de  ne  pas  atténuer  la  portée 
des  paroles  de  Jésus,  en  tombant  dans  le  symbolisme, 
a  aussi  celui  d'éviter  un  réalisme  grossier.  Au  c.  vm, 
nous  rencontrons  des  textes  importants.  Les  paroles 
du  prêtre  à  la  messe  :  jubé  hsec  perferri  per  manus  sancli 
angeli  lui  in  sublime  allure  tuum,  in  conspeclu  divi- 
nie  majestatis  luœ  lui  fournissent  l'occasion  de  s'expli- 
quer. Radbert  souligne  avec  soin  que  la  «  translation  » 
est  seulement  métaphorique  :  il  n'y  a  pas  translation 
réelle  pour  cette  raison  que,  dans  tout  ce  mystère  eu- 
charistique, il  n'y  a  rien  de  matériel  :  Disce  quia  Deus 
spiritus  illocaliter  u bique  esl.  Intellige  quia  spiritalia 
hsec,  sicul  nec  localiler,  sic  ulique  nec  carnaliter  ante 
conspeelum  divinœ  majestatis,  in  sublime  /eruntur. 
Col.  1287  C.  La  chair  et  le  sang  du  Christ  sont  donc 
présents  mais  d'une  manière  spirituelle  :  spiritalia 
hxc.  Ailleurs  il  dit  :  ce  que  nous  recevons  est  tout  en- 
tier spirituel  :  lalum  spiritale  esl  el  divinum  in  eo  quod 
percipit  homo.  Col.  1280  C.  Et  un  peu  plus  loin  :  Dibi- 
mus...  spirilaliler  ac  comedimus  spirilalem  (ou  :  spiri- 
tualiter)  Christi  carnem.  Col.  1281  C.  Au  c.  xx,  le. 
«  stercoranistes  »  sont  attaqués  directement.  Radbert 
pose  la  question  :  pourquoi  faut-il  être  à  jeun  pour 
communier?  Les  hérétiques  disent  que  c'est  afin  que 
le  corps  et  le  sang  de  Christ  ne  subissent  pas  avec  les 
autres  aliments  le  cours  ordinaire  de  la  digestion.  Or, 
ceci  n'est  pas  à  craindre,  en  effet,  la  chair  et  le  sang 
du  Christ  ne  nourrissent  en  nous  que  ce  qui  est  né  de 
Dieu  et  non  de  la  chair  :  hoc  sane  nutriunt  in  nobis, 
quod  ex  Deo  natum  est  et  non  quod  ex  carne  et  sanguine... 
hxc  mysteria  non  carnalia,  licet  caro  el  sanguis  sint, 
sed  spiritalia  jure  intelligunlur.  Col.  1330  C. 

Mais  commenl  celle  spiril ualisation  »  se  réalise-t- 
elle?  Il  ne  semble  pas  que  sur  ce  point  la  pensée  de 
Radbert  se  soit  précisée,  à  mesure  qu'il  avançait  en 
âge  et  réfléchissait  sur  le  problème.  Au  contraire,  la 
dernière  édition  de  sou  traité,  qu'il  donna  vers  la  fin 
de  sa  vie,  si  elle  témoigne  de  la  vigueur  de  sa  foi  en  la 
présence  personnelle  du  Chrisl  dans  l'eucharistie,  mon- 
tre aussi  une  confusion  plus  grande  dans  l'essai  d'ex- 
plication  qu'il  tente.  Pour  illustrer  sa  thèse,  il  multi- 
plie exemples  et  anecdotes,  or  ces  exemples,;!  vrai  dire, 
ne    sont     pas    très    heureux. 

Le  Christ,  dil  Radbert,  parfois  a  voulu  se  montrer 
lui  même  dans  l'eucharistie  pour  fortifier  la  foi  des 
fidèles.  (Voir  c.  vi,  3,  col.  1283;  rx,  7-12,  col.  1298  sq.j 
xiv,  1-5.  col.  1316 sq.).  I'orl  bien,  mais,  telles  quelles,  ces 
anecdotes  présentent  le  liés  grave  inconvénient  de 
laisser  croire  à  une  présence  matérielle  :  le  vrai  corps 
el  le  vrai  sang  du  Christ  étanl  là,  comme  eu  miniature, 
réduits  aux  dimensions  de  l'hostie,  les  membres  pou- 


1G37 


RADBERT    (PASCHASE] 


1638 


vant  être  coupés,  le  sang  pouvant  couler,  etc..  Est-ce 
vraiment  la  pensée  de  Radbert?  Ce  serait  le  cas  de 
rappeler  le  proverbe  «  comparaison  n'est  pas  raison  »;  il 
ne  faut  jamais  trop  presser  une  image  ou  une  histo- 
riette destinée  à  illustrer  une  thèse  difficile;  aux  textes 
dogmatiques  de  Radbert,  il  n'y  a  rien  à  redire  :  spiri- 
lalia  jure  inlelliguntur.  11  eût  été  préférable  qu'il  s'en 
tînt  là  :  les  «  additions  »  qui,  d'ailleurs,  se  séparent  bien 
du  texte  auquel  les  rattache  une  quelconque  formule 
de  transition,  laissent  une  impression  assez  trouble. 

Sous  l'action  des  paroles  divines  un  changement  se 
produit  dans  le  pain  et  dans  le  vin,  en  vertu  de  la  con- 
sécration. Quelle  est  la  nature  de  ce  changement?  Ce 
pain  et  ce  vin  restent-ils  du  vrai  pain  et  du  vrai  vin, 
puisque  les  apparences  demeurent?  Le  changement 
est-il  «  transsubstantiation  »  suivant  la  formule  du  con- 
cile de  Trente?  Peut-être,  sous  diverses  influences, 
a-t-on  eu  tendance,  même  chez  les  catholiques,  à  exa- 
gérer l'importance  de  Radbert  dans  l'élaboration  de 
la  doctrine  de  la  «transsubstantiation».  On  trouve  en 
effet  chez  lui  une  belle  formule,  toute  proche  de  la 
«  transsubstantiation  »,  mais  cette  formule  est  une  cita- 
tion, Radbert  lui-même  note  sa  référence,  il  s'agit  d'un 
texte  emprunté  à  Fauste  de  Riez.  (Radbert  dit  :  Eu- 
sèbe  d'Émèse;  il  se  trompe  sur  l'attribution,  mais  peu 
importe  ici).  Cette  citation  se  trouve  dans  la  lettre  à 
Frudegard  :  (Christus)  invisibilis  sacerdos,  visi biles 
creaturas  in  substantiam  corporis  et  sanguinis  sui, 
verbo  suo,  sécréta  poteslate,  convertit.  Col.  1354  R.  A  la 
vieille  idée  de  «  mutation  »,  de  «  conversion  »  s'est 
ajoutée  cette  précision  extrêmement  intéressante, 
qu'il  s'agit  d'une  mutation  substantielle.  A  cette 
thèse,  qu'il  n'a  pas  inventée,  Radhert  adhère  pleine- 
ment, comme  nous  pouvons  le  constater  par  les 
textes  suivants. 

Licet  figura  (plutôt  que  in  figura)  panis  et  vtni  ma- 
neat,  hœc  sic  esse  omnino,  nihilque  aliud  quam  caro 
Christi  et  sanguis,  post  consecralionem  credenda  sunl. 
Col.  12G9  R.  Après  la  consécration,  il  n'y  a  donc  plus 
ni  pain  ni  vin,  mais  seulement  la  figure,  l'apparence 
du  pain  et  du  vin.  Sans  chercher  là  une  théorie,  à  la- 
quelle Radbert  ne  songe  certainement  pas,  il  est  per- 
mis cependant  de  constater  que  les  termes  employés 
excluent  «  l'impanatinn  »  et  la  <•  consubslantiation  »  : 
nihil  aliud  quam  caro  Christi.  Comme  saint  Ambroise 
et  d'autres  l'avaient  dit,  une  mutation  s'est  produite. 
Radbert,  qui  a  emprunté  sa  formule  à  Fauste  de  Riez, 
s'exprime  ainsi  pour  son  compte  personnel  :  Substan- 
tiel panis  et  vini  in  Christi  carnem  et  sanguinem  efflea- 
eiter  (effectivement,  en  réalité)  intérim  eommiilutur. 
Col.  1287  C.  Le  changement  porte  sur  la  substance  du 
pain  et  du  vin,  il  est  réel,  mais  sous  le  voile  des  appa- 
rences qui,  elles,  ne  changent  pas.  Nous  avons  noté 
plus  haut,  à  propos  d'un  texte  qui  précède  immédia- 
tement celui-ci,  comment  cette  chair  et  ce  sang  du 
Christ  sont  mis  dans  un  mode  d'être  spirituel  :  spiri- 
talia  hœc:  toute  cette  réalité  qui  est  spirituelle  n'a  vrai- 
ment pas  besoin  d'être  transportée  in  sublime,  devant 
le  trône  de  Dieu,  n'a-t-elle  pas  été  «  sublimisée  »  de  la 
manière  la  plus  merveilleuse  qui  soit,  puisque  un  être 
corporel  a  été  changé  en  la  chair  et  au  sang  du  Christ. 
Cogita  igilur  si  quippiam  corporeum  potest  esse  subli- 
mius,  cum  substantia  panis  et  vini  in  Christi  carnem  et 
sanguinem  efficaciler  interius  commulalur.  Col.  1287  C. 

Mais  comment  une  réalité  corporelle  peut-elle  avoir 
un  mode  d'être  spirituel?  N'y  a-t-il  pas  contradiction? 
D'autre  part  que  sont  ces  apparences  qui  demeurent? 
Si  l'intérieur  est  «  substance  »,  ne  seraient-elles  pas  des 
«  accidents  »?  C'est  beaucoup  trop  demander  à  Rad- 
bert. A  la  première  question,  il  ne  répond  que  par  ce 
qui  a  été  dit  avant  lui  :  hsec  spiritalia  sunt,  et  l'on  peut 
croire  qu'il  n'hésite  pas  là-dessus  malgré  l'étrangeté 
de  quelques-unes  des  histoires  qu'il  rapporte.  L'élé- 


ment corporel  est  spiritualisé,  sublimisé,  mais  nous  ne 
savons  pas  comment.  Il  ignore  le  mot  «  accident  »; 
dans  l'expression  :  speciem  et  colorem  non  mulavil, 
col.  1306  A,  speciem  signifie  aspect  extérieur,  et,  rap- 
proché de  colorem,  il  désigne  plus  spécialement  la 
forme.  Si  nous  cherchons  ensuite  le  mot  désignant 
cette  action  qui  rend  présents  le  corps  et  le  sang  du 
Christ,  nous  trouvons  plusieurs  fois  celui  de  «  créa- 
tion »:  Quia  Christian  vorari  fas  denlibus  non  est,  voluil 
in  myslerio  hune  panem  et  vinum  vere  carnem  suam  et 
sanguinem  consecratione  Spirilus  Sancti  potentialiter 
creari,  creando  vero  quolidie  pro  mundi  vita  myslice 
immolari.  Col.  1277  CD.  Ailleurs  il  écrit  :  Neque  ab 
alio  caro  ejus  creatur  cl  sanguis,  nisi  a  quo  creala  est  in 
utero  virginis.  Col.  1311  A.  L'Esprit-Saint  opère-t-il 
donc  une  nouvelle  création  à  chaque  consécration? 
Il  ne  s'agirait  donc  plus  de  mutation  ni  de  transsub- 
stantiation, mais,  à  chaque  fois,  d'annihilation  de  la 
substance  du  pain  et  du  vin  et  de  création  du  corps 
du  Christ?  Non,  le  fond  de  la  doctrine  de  Radbert 
est  la  «  mutation  substantielle  »,  mais  il  s'exprime  mal. 
t  Créer  »  ne  signifie  pas  chez  lui  :  faire  quelque  chose  de 
rien,  ex  nihilo;  il  emploie  souvent  l'expression  :  creare 
ex  aliquo;  il  suffit  d'ailleurs  de  se  rappeler  que  la  for- 
mation du  corps  de  Jésus  dans  le  sein  de  Marie  ne 
fut  pas  une  «  création  »,  et  l'on  verra  qu'il  n'y  a  pas 
lieu  de  presser  l'analogie. 

3°  Conclusion.  —  Si,  en  achevant  cet  exposé,  nous 
cherchons  la  raison  qui  a  pu  engager  Radbert  dans  ce 
réalisme  eucharistique,  si  fortement  marqué  —  pres- 
que trop  marqué  —  nous  constaterons  que  ce  n'est 
pas  une  pensée  spéculative,  une  nécessité  purement  lo- 
gique. Radbert  n'est  pas  un  philosophe  et  sa  contri- 
bution à  l'explication  philosophique  du  mystère  eu- 
charistique est  fort  mince.  Mais  il  a  été  très  frappé  par 
la  grande  idée  du  corps  mystique  du  Christ,  qu'il  lion 
vait  magnifiquement  développée  dans  saint  Augustin 
et,  mieux  encore  peut-être  à  son  point  de  vue,  dans 
saint  Hilaire.  L'incorporation  au  Christ  de  chaque 
fidèle  régénéré  par  le  baptême,  nourri  par  l'eucharis- 
tie, telle  est  son  idée  dominante,  explicative.  l'A  cnuil 
duo  in  carne  una,  dit-il  en  un  sens  accommodai  ice 
mais  très  expressif.  Saint  Hilaire  trouvait  insuffisante 
la  pensée  d'une  union  simplement  morale  du  Adèle 
avec  le  Christ;  pour  lui  «  l'incorporation  »  suppose  une 
union  »  physique  »  (cf.  Mersch,  Le  corps  mystique  du 
Christ,  Louvain,  1933,  t.  i,  p.  a.")1.)),  un  rattachement. 
une  adhérence,  non  pas  charnelle,  certes,  mais  réelle, 
de  chaque  fidèle  à  la  personne  même  du  Christ  Jésus, 
fils  de  Marie,  toujours  vivant  et  le  même.  Ainsi,  pour 
Radbert,  il  apparaît  tout  à  fait  insuffisant  que  l'eu 
charistie  nous  donne  «  quelque  chose  »  du  Christ,  une 
vertu,  une  puissance.  Elle  le  donne  lui-même  :  lui- 
même  nourrit  notre  vie  par  communication  directe  de 
sa  propre  vie,  en  multipliant  spirituellement  sa  propre 
chair  et  son  propre  sang,  comme  il  a  multiplié  les 
pains  :  Pullulât  ergo  illa  uberlas  carnis  Christi,  et  manet 
inleger  Christus.  Col.  1311  H.  Et,  parce  que  nous 
sommes  faibles,  cette  nourriture  doit  nous  être  fré- 
quemment donnée;  c'est  ce  qui  explique  le  renouvelle- 
ment, à  la  discrétion  de  l'Église,  de  l'acte  de  Jésus  à  la 
Cène.  L'effet  extraordinaire  de  cette  nourriture  est  de 
nous  assimiler  à  elle-même  :  de  même  que  la  substance 
du  pain  et  du  vin  a  été  merveilleusement  «  sublimisée  . 
«  spiritualisée  »,  en  devenant  réellement  la  chair  et  le 
sang  non  plus  charnels  mais  spiritualisés  du  Christ, 
ainsi,  pauvres  êtres  charnels,  nous  nous  acheminons 
vers  une  spiritualisation,  qui  d'ailleurs  ne  se  réalisera 
parfaitement  qu'après  la  vie  présente.  Constat  igitur 
quia,  etsi  tria  (panis,  l'inum  et  aqua)  prius  poniinlur. 
non  nisi  caro  et  sanguis  poslea  recte  creditur,  dans  indi- 
cium  quod  animalis  homo  totus  de  beat  Iransire  in  spi- 
rilum  et  spirilalis  fleri.  Col.  1309  C. 


1639 


HADBERT    (PASCHASE)    —    RADINUS 


L640 


I.  Histoire  littéraire.  — •  1"  Éditions  des  textes.  —  Le 
rassemblement  des  textes  a  été  commencé  par  Sirmond,  qui 
public,  en  1619,  les  Commentaires  sur  saint  Matthieu;  sur 
le  Ps.  XL/  V;  sur  les  Lamentations;  la  Passio  SS.  liufmi  et  Va- 
lerii.  cl  1  i  lettre  à  Lrudcgard;  Mabillon  dans  les  Acta  sanct. 
ord.  S.  Ben.,  t.  v,  donne  la  Vita  Adalhardi  et  VEpitaphium 
Arsenii;  Martène  et  Durand,  Ampliss.  collecl.,  t.  ix,  donnent 
le  De  eorpore  et  sanguine  Christi  et  le  Ile  fide,  spe  el  carilate; 
L.  d'Achery,  au  t.  i.du  Spicileginm, donne  le  De  partit  Vir- 
ginis. 

Comme  éditions  critiques  récentes  il  faut  signaler  :  1 .  Celle 
des  pièces  poétiques  par  Traube,  dans  Mon.  (ierm.  hist., 
Poetœ  lat.,  t.  m,  p.  .'{8  sq.;  2.  celle  des  diverses  lettres-pré- 
faces Cmais  pas  la  lettre  a  Frudegard),  y  compris  les  pro- 
logues aux  diverses  sections  du  Commentaire  sur  Matthieu, 
par  E.  Dtimmler,  dans  la  même  collection,  Episl..  t.  vi, 
p.  132-149;  3.  celle  de  VEpitaphium  Arsenii,  par  K.  Dùmm- 
ler,  dans  les  Abhandlnngen  de  l'Académie  dcBerlin  (philos, 
et  hist.),  1900,  t.  n    p.  18-98. 

2°  Travaux. — -Outre  les  histoires  littéraires  pi  us  anciennes 
(Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  v;  dom  Ceillier,  His- 
toire des  auteurs  écriés..  2*  éd.,  t.  XII),  voir  A.  Ebert,  Allqem. 
Gesch.  der  I. itérai,  des  M.  A., t. Il, p.  230;  M.  .Maintins,  Gesch. 
der  lutein.  [.itérai,  des  M.  A.,  t.  i,  1911  ;  Corblet,  Hagiogra- 
phie du  diocèse  d'Amiens,  t.  m;  dom  Grenier,  Histoire  de  la 
mile  et  du  comté  de  Corble,  Amiens,  1910. 

TI.  Doctrine  eucharistique.  —  Parmi  les  travaux  an- 
ciens voir  suitout  la  Perpétuité  de  la  foi  de  l'Église  catho- 
lique, éd.  Migne;  Eli.  du  Pin,  Histoire  des  controverses  et  des 
matières  ecclésiastiques  traitées  dans  le  IXe  siècle;  dom  Char- 
don, Histoire  des  sacrements,  éd.  Migne;  Corblet,  Histoire 
du  sacrement  de  l'eucharistie. 

Les  travaux  récents  sont  nombreux;  voir  surtout  : 
1'.  Batiffol,  Études  d'histoire  et  de  théologie  positive,  2e  série, 
dans  les  diverses  éditions;  Pourrai,  La  théologie  sacramen- 
laire,  Paris,  1907;  lleurtcvent,  Durand  de  Troarn  el  les  ori- 
gines de  l'hérésie  bérengarienne,  Paris,  1912;  Jacquin,  ().  P., 
/.c  i  Ile  eorpore  el  sanguine  Domini  »  de  Paschase  Kadbert, 
dans  Hev.  des  sciences  phil,  el  théol.,  janvier  1914;  l'n  pro- 
fesseur de  séminaire,  Le  corps  (le  ./.-(..  présent  dans  l'eucha- 
ristie, dans  La  prière  et  la  vie  liturgiques,  Avignon,  1926; 
Ceiselmann,  Die  Eucharisticlchre  der  Vorscholaslik,  Pader- 
born.  1926;  J.  Lecordier,  La  doctrine  de  l'eucharistie  chez 
saint  Augustin  (thèse),  Paris,  1930;  Macdonald,  Berengar 
and  Ihc  rejorm  oj  the  sacramental  doctrine,  Londres,  1930; 
IL  Lang,  S.  Augustini  textus  eucharistie!  selecli,  dans  J'Iori- 
legium  pairislicum,  Bonn,  1933;  Laistner,  Thought  and  let- 
ters  in  Wcsfern  Europe,  A.  D.  500-000,  Londres,  1931; 
Lepin,  L'idée  du  sacrifice  île  la  messe,  Paris,  1926;  H.  P.  de  la 
Taille.  «  Mgsterium  fidei  »,  3e  éd.,  Paris,  1931;  dom  Cap- 
puyns,  Jean  Seat  Érigène,  Louvain,  1933;  Mersch,  Le 
corps  mystique  du  Christ,  Louvain,  1933;  Geiselmann,  Isidor 
von  Sevilla  und  das  Sacramenl  der  Eucharistie,  Munich,  1933. 

H.  Pei.tier. 

RADCLIFFE  Nicolas,  bénédictin  du  xive  siècle. 
.Moine  de  Saint-Alban,  il  fréquenta  l'université 
d'Oxford,  où  il  prit  le  doctorat  en  théologie,  fut  nom- 
mé le  5  février  1368  prieur  de  Wymondham  (Nor- 
folk), qui  dépendait  de  son  abbaye.  Il  rentra  dans 
celle-ci  en  1380,  et  y  fit  fonction  d'archidiacre.  Deux 
ans  plus  tard,  il  était  au  nombre  des  docteurs  qui,  au 
printemps  de  1382,  examinèrent  et  condamnèrent 
24  propositions  de  Wiclcf  (réunion  dite  des  Black- 
friars).  Nicolas  était  encore  en  vie  en  1396,  où  il  prit 
part  en  qualité  d'archidiacre  à  l'élection  d'un  nouvel 
abbé  de  Saint-Alban.  Peut-être  mourut-il  avant  1401; 
à  l'élection  de  Guillaume  Heywortb.  qui  eut  lieu  cette 
année,  on  signale  un  autre  archidiacre. 

Nicolas  fut  par  la  parole  et  la  plume  un  adversaire 
acharné  de  Wiclcf,  qui  l'appelait  le  «  chien  noir  », 
lundis  que  le  carme  Pierre  Stokes  était  le  «  chien 
blanc  ».  Dans  une  série  de  dialogues  censés  tenus  entre 
lui-même  et  ce  dernier,  Nicolas  prit  en  cflet  la  défense 
des  principales  thèses  catholiques  attaquées  par  le  no- 
vateur. Dans  un  ms.  qui  figurait  à  Westminster  sous  la 
cote  6  D,  x  se  lisaient  des  dialogues,  i .  De  primo  (tonti- 
ne; 2.  De  dominio  nalurali;  3.  De  obedienliali  dominio; 
4.  De  dominio  regalt  ci  judiciali;  5.  De  poteslaie  Pelri 
aposloli  el  successorum;  (>.  De  eodem  argumenlo  contra 


Wiclcvum.  A  la  suite  venait  :  7.  De  vialico  animée 
(c'est  selon  toute  vraisemblance  le  même  ouvrage  qui 
est  signalé  ailleurs  comme  Vialicum  salubre  animœ 
immortalis  sive  De  sacramento  eucharisties)  ;  8.  De  volis 
monachorum:  9.  De  imaginum  cullu;  10.  De  schismate 
papali.  On  trouvera  les  incipits  de  ces  traités  dans 
Tanner.  Le  ms.  Ilarl.  635,  fol.  205,  cite  aussi  de  lui  des 
Invectiones  contra  Wiclevi  opinioncs. 

Les  données  historiques  sont  fournies  par  les  Gesla  Abba- 
lum  monasl.  S.  Albani  (Bolls  séries),  t.  m,  p.  123,425,  480, 
•186;  par  les  Fasciculi  zizaniorum  M.  J.  Wyclif  (môme  col- 
lection), p.  289,  332.  ■  Les  données  littéraires  par  Leland, 
Collectanea,  t.  m.  p.  18.  —  Voir  Tanner.  Biblioth.  britann. 
hiherniea,  Londres.  1748,  p.  612-613;  Dictionarg  of  national 
biography,  t.  xi.vii,  1896,  p.  133. 

É.  Amann. 

RADER  Mathieu,  jésuite.  Né  en  1561,  à  Inni- 
chen  au  Tyrol,  admis  dans  la  Compagnie  de  Jésus 
en  1581,  il  enseigna  dans  divers  collèges  les  humani- 
tés, le  grec  et  la  rhétorique.  Son  érudition,  surtout  en 
philologie  et  en  littérature  classique  et  patristique,  lui 
valut  l'admiration  des  plus  célèbres  savants  de  son 
temps.  Il  mourut  à  Munich,  le  22  décembre  1634. 

On  lui  doit  plusieurs  importantes  publications  ha- 
giographiques et  une  série  d'éditions  de  textes  clas- 
siques et  surtout  patristiques  dont  on  trouvera  la 
liste  dans  Sommervogel.  Voici  les  principales  :  Bava- 
ria  sancta,  3  vol.  in-fol.,  .Munich,  1615-1627;  Bavaria 
pia,  in-fol.,  Munich,  1628.  Ces  deux  ouvrages  très  esti- 
més (réédités  ensemble  a  Dillingen  en  1704)  contien- 
nent plus  de  deux  cents  vies  de  saints  et  bienheureux 
ou  de  personnes  mortes  en  odeur  de  sainteté.  Un  autre 
recueil  hagiographique  a  pour  titre  Viridarium  sanc- 
lonim  ex  menœis  Grœcorum,  Munich,  1604,  in-8°; 
Pars  altéra  :  De  simplici  obedienlia  el  contemlu  stti...  ex 
tnlinis,  ilalicis,  grsecis  delibala,  Augsbourg,  1610;  Pars 
tertia  :  Illustria  sanclorum  exernpla  ex  grœcis  el  lalinis 
scriploribus  deprompta,  Dillingen,  1614.  (Réédition  à 
Munich,  en  1614,  avec  plusieurs  traités  patristiques, 
sous  le  titre  général  Opuscula  sacra).  Parmi  les  édi- 
tions de  textes  mentionnons  :  Pelri  Siculi  hisloria  Ma- 
nichœorum,  texte  grec  et  traduction  latine,  Ingolstadt, 
1604;  Acta  sacros.  el  œcum.  concilii  VIII,  Conslanli- 
nopolitani  IV,  édités  pour  la  première  fois,  avec  tra- 
duction latine  et  annotations,  Ingolstadt  1604  (édi- 
tion reproduite  dans  les  Concilia  de  Labbe  et  Cossart); 
sur  cette  édition,  voir  ici  art.  Piiotius,  t.  xn,  col.  1552. 
C.hronicon  Alcxandriiuun  fvulgo  Siculum  seu  Fasli 
siculi),  texte  grec  et  traduction  latine,  Munich,  1615; 
Opéra  omnia  de  saint  Jean  Climaque,  texte  grec  et 
traduction  latine,  Paris,  1633,  réimprimé  dans  P.  G., 
t.  i.xxxvm. 

Sommervogel,  liihl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1371- 
1382;  Hurter,  Komenclalor,  3«  éd.,  t.  ni,  col.  850-851. 

J.-P.  Grausem. 

RADINUS,  dominicain  lombard  né  à  Plaisance, 
mort  en  1527.  Humaniste,  poète,  orateur,  théolo- 
gien, il  était  ami  et  collaborateur  du  maître  du  sacré- 
palais.  Silvestre  Priérias.  Celui-ci  fut  le  premier,  peut- 
être,  à  signaler  que  Luther  ne  manquait  pas  seulement 
à  la  discipline,  mais  que  son  système  était  entièrement 
hérétique.  Radinus  seconda  Priérias  dans  sa  lutte 
antiluthérienne.  Il  écrivit  contre  le  novateur,  en  style 
cicéronien,  une  lettre  :  Ad  illustrissimos  et  invictissimos 
principes  et  populos  Germanise  in  Martinum  Lulherum 
Vittembcrgcnsem,  ordinis  eremilarum,  nalionis  gloriam 
violantem...  Selon  Cochléus  (Philippica  VII  ad  Carn- 
Inm  V.  p.  553)  à  une  réponse  dilatoire  de  Mélanchton, 
Radinus  aurait  si  vertement  répliqué  que  la  dispute 
en  resta  la. 

Quétif-Échard,  Scriptores  ord.  preed.,  t.  n.  1721.  p.  7:;  7.">. 

M. -M.    GORCE  . 


1641 


RAGGI    (JACQUES) 


KAINIER    DE    PISE 


L642 


RAGGI  Jacques,  frère  mineur  capucin  de  la  pro- 
vince de  Gènes,  frère  du  cardinal  Octavien  Raggi  cl 
oncle  du  cardinal  Laurent  Raggi.  Né  à  Gênes  le 
7  août  1593,  il  étudia  la  philosophie  chez  son  frère  le 
cardinal,  jusqu'à  ce  qu'à  l'exemple  d'un  autre  de  ses 
frères,  le  P.  Marcel,  il  fut  reçu  dans  l'ordre  des  capu- 
cins  par  le  général  Clément  de  Noto,  qui  l'envoya  au 
noviciat  de  Saint-Barnabe  à  Gênes,  où  il  prit  l'habit 
le  17  avril  1617.  Il  fut  à  plusieurs  reprises  supérieur 
de  différents  couvents  et,  en  1653,  il  fit  partie  du  défi- 
nitoire  provincial.  Il  publia  De  regimine  reyularium, 
Lyon,  1647;  Gênes,  1653,  in-4°,  638  p.  Cet  ouvrage 
est  divisé  en  deux  centuries,  dont  la  première  (363  p.) 
comprend  trois  parties  :  in  prima  incommoda,  quœ  in 
regularium  eleclionibus  oriri  possunt,  nec  usque  in  liane 
diem  prœlo  subjecla,  enucleaniur;  in  secunda  remédia 
assignantur;  in  terlia  nonnulla  selecla  elucidanliir ;  la 
deuxième  centurie  a  13  traités  (275  p.).  La  première 
édition  porte  le  pseudonyme  «  Giragi  ».  Quand  en  1657 
la  peste  sévit  à  Gênes,  le  P.'  Jacques  s'offrit  aussitôt 
pour  soigner  les  malades,  les  assister  et  leur  distribuer 
les  secours  de  la  religion.  Dans  l'exercice  de  cette  œu- 
vre de  charité  il  contracta  lui-même  la  maladie  et 
mourut  cette  même  année  au  couvent  de  la  SS.  Con- 
cezione.  Pendant  l'épidémie,  il  composa  pour  les  con- 
fesseurs qui  assistaient  les  pestiférés  un  ouvrage,  dans 
lequel  il  leur  donne  des  conseils  pour  se  prémunir  con- 
tre  l'infection  de  la  maladie  :  Monila  necessaria 
con/essariis  lempore  pestis  ad  sacramentel  ministranda, 
ne  morbo  afficiantur,  in  summum  animarum  bonum, 
Cènes,  1657.  Il  aurait  rédigé  encore  plusieurs  autres 
traités  théologiques,  principalement  de  morale,  qui 
sont  demeurés  inachevés.  Notons  en  tin  que  c'est  à 
tort  que  L.  Wadding  et  J.-H.  Sbaralea  affirment  qu'il 
s'appelait  François  de  son  nom  de  religion  et  Jac- 
ques de  son  nom  de  baptême.  C'est  le  contraire  qui 
correspond  à  la  vérité,  puisque  dans  le  siècle  il  s'appe- 
lait François  et  en  religion  Jacques. 

L.  Wadding,  Scriptores  ord.  minorum,  Rome,  1900,  p.  92; 
.1.  H.  Sbaralea,  Suppl.  ad  scriptores  ord.  minorum,  t.  l, 
Rome,  1908,  p.  297-298;  Bernard  de  Bologne,  Bibl.  scriplo- 
rum  ord.  min.  eapuccinorum,  Venise,  1747,  p.  130;  II.  Hur- 
ter,  Nomenclator,  3e  éd.,  t.  in,  col.  1206;  Fr.  Z.  Molfino, 
I  cappuccini  Genovesi.  Noie  biograflche,  Gênes,  1912,  p.  50- 
51,  239. 

A.   Teetaert. 

RAGUSA  Joseph,  né  à  Giuliano  (Sicile)  en  1560, 
entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  septembre  1575, 
enseigna  les  humanités  et  la  philosophie  à  Paris,  puis, 
pendant  quatorze  ans,  la  théologie  scolastique  à  l'a- 
doue,  Messine  et  Païenne;  il  mourut  dans  ce  dernier 
collège  le  25  septembre  1624,  après  y  avoir  rempli 
pendant  huit  ans  la  charge  de  préfet  des  études.  Au- 
près de  ses  contemporains  il  jouit  d'une  haute  répu- 
tation de  science,  de  prudence  et  de  piété. 

Il  publia  un  commentaire  estimé  et  rare  des  ques- 
tions de  la  Somme  de  saint  Thomas  concernant  l'in- 
carnation :  Commentariorum  ac  dispulationum  in  ter- 
liam  partem  D.  Thomœ  tomus  unus,  sacra  incarnali 
Yerbi  myslcria  perlractans,  in-fol.,  Lyon,  1619;  Com- 
mentariorum... traclatio  poslerior,  qum  est  de  Christo 
Domino  per  se,  hoc  est  de  ejus  unilate,  of]icio,  in-fol., 
Lyon,  1620.  Il  laissa  en  outre  divers  traités  restés  iné- 
dits :  De  juslificatione,  De  pœnilentia,  De  baptismo,  De 
eucharislia,  Commentaria  in  primam  secundse,  De  na- 
tura  et  gratia,  De  sacramenlis. 

Sotwell,  Bibl.  scriptorum  Soc.  Jesu,  1676,  p.  525;  Mongi- 
tore,  Bibl.  Sicula,  t.  i,  1708,  p.  400-401  ;  Sommervogel, 
Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  vi,  1398  (1573  comme  date  de 
naissance  est  une  faute  d'impression)  ;  Hurter,  Nomenclator, 
3"  éd.,  t.  ni,  col.  646. 

J.-P.    Grausem. 


RAISCANI  Jean,  jésuite  hongrois.  Né  en  1670, 
il  entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1688  (un  an 
après  son  frère  Georges,  auteur  de  plusieurs  traités  de 
vulgarisation  philosophique  et  de  spiritualité,  1669- 
1734);  il  enseigna  la  grammaire,  les  mathématiques, 
la  philosophie  et  la  théologie  morale,  fut  recteur  à 
Klausenbourg  et  à  Kaschau  et  mourut  à  Tvrnau, 
le  12  mars  1733. 

Nous  avons  de  lui  divers  ouvrages  d'apologétique 
et  de  controverse,  en  particulier  :  Ilinerarium  athei  ad 
verilatis  viam  deducti,  Vienne,  1704;  Opusculum  de 
vera  et  falsa  fidei  régula,  in  quo  ostendilur  nihil  posse 
fide  divina  credi...  nisi  ad  Ecclesix  sensum  et  traditio- 
nem  recurratur,  Kaschau,  1723,  plusieurs  fois  réédité; 
Peregrinus  catholicus  de  peregrina  unitaria  religione 
discurrens.  Kaschau,  1726;  Signa  Ecclesix  seu  via 
facilis  in  notiliam  Ecclesix  cathoUcœ  perveniendi,  Ka- 
schau. 1728:  Fides  salutaris  soli  religioni  romano- 
càtholiçsç  propria,  Tvrnau,  1731. 

Stôger,  Scriptores  prov.  Auslriacœ  soc.  Jesu,  1856,  p.  291  ; 
Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1402- 
1404;  Hurter.  Nomenclator,  3e  éd.,  t.  rv,  col.  1051-1052. 

J.-P.  Grausem. 

RAIIMIER  DE  LOMBARDIE,  dominicain, 
évêque  de  Maguelone  qui  mourut  en  1249  pour  avoir 
communié  à  sa  messe  avec  une  hostie  qu'on  avait 
empoisonnée  à  cette  intention.  Il  ne  faut  pas  le  confon- 
dre avec  deux  autres  «  Rainier  de  Lombardie  »,  tous 
deux  dominicains  comme  lui  :  Rainier  de  Plaisance 
et  Rainier  de  Pise,  qui  suivent. 

Touron,  llist.  des  hommes  illustres  de  l'ordre  de  Saint- 
Dominique,  t.  i,  1743,  p.  310-313;  Gallia  christ.,  t.  VI,  col. 
7(17. 

M. -M.    GORCE. 

RAINIER  DE  PISE,  très  probablement  domi- 
nicain qui  vécut  dans  la  première  moitié  du  xive  siè- 
cle. Il  a  laissé  un  ouvrage  extrêmement  important,  sa 
Panthcologia.  C'est  un  dictionnaire  de  théologie  où  les 
matières  sont  disposées  par  ordre  alphabétique,  trai- 
tées succinctement,  mais  assez  à  fond  néanmoins, 
pour  qu'apparaisse  clairement  la  doctrine  personnelle 
de  l'auteur.  Il  ne  suffit  pas  d'alléguer,  comme  on  le 
fait  habituellement,  (pie  Rainier  s'est  borné  «  au  choix 
des  auteurs  les  plus  estimés  et  les  plus  recommandables 
par  leur  orthodoxie  et  la  solidité  de  leur  doctrine  pour 
composer  un  seul  ouvrage  qui  renfermât  en  abrégé 
tout  ce  qui  se  trouve  répandu  en  une  infinité  d'autres  ». 
Ce  jugement  superficiel  est  dû,  sans  doute,  à  une  in- 
terprétation erronée  du  prologue  du  livre.  En  vérité, 
ce  n'est  pas  seulement  un  dictionnaire  de  théologie, 
c'est  un  dictionnaire  d'inspiration  thomiste.  Par  la 
disposition  des  matières,  il  se  trouve  même  que  le  do- 
minicain Hainier  de  Pise  est  un  témoin  facile  à  consul- 
ter (plus  facile  à  consulter  par  exemple  que  Capréolus, 
d'ailleurs  plus  tardif)  sur  l'état  du  thomisme,  ou  du 
moins  d'une  théologie  traditionnelle,  moins  d'un  siècle 
après  saint  Thomas,  à  une  époque  où  le  grand  théo- 
logien était  déjà  canonisé  par  Jean  XXII  et,  avant  le 
succès  de  Scot  parmi  les  franciscains,  était  considéré 
comme  le  premier  des  maîtres  en  théologie  le  doclor 
communis.  Répandu  peu  à  peu  en  copies  manuscrites, 
la  Panthéologie  devint  célèbre  au  xve  siècle.  Elle  a  été 
éditée  plusieurs  fois  en  incunables  (1474,  Nuremberg; 
1477  et  1486,  Cologne).  Le  xvie  siècle  lui  maintint  sa 
faveur  (rééditions  en  1519,  1529, 1583).  Au  xvne  siècle, 
elle  n'était  décidément  plus  au  courant  des  nouveaux 
travaux  des  théologiens.  Aussi  Jean  Nicolai  qui  la 
réédita,  3  in-fol.,  en  1655  (voir  Nicolaï  Jean)  dut-il 
ajouter  des  développements  sur  diverses  matières  con- 
troversées depuis  l'entrée  dans  la  lice  théologique  des' 
jésuites  et  des  jansénistes.  Il  n'en  reste  pas  moins 
qu'en  dehors  de  ces  points  spéciaux  l'ouvrage  médié- 


1643 


RAINIER    DE    PISE 


RAINOLDS    (GUILLAUME 


1644 


val  gardait  sa  valeur,  et  que,  si  l'on  voulait  faire,  non 
pas  un  dictionnaire  de  théologie  générale,  mais  un 
dictionnaire  thomiste,  comme  on  en  a  parfois  émis  la 
prétention,  le  mieux  serait  encore  de  reprendre  la 
vénérable  Pantheologia  déjà  complétée  par  Nicolaï. 
Cependant  le  principal  intérêt  de  la  Pantheologia  (qui 
a  peut-être  été  commencée  dès  1301),  n'est  pas  là. 
Il  est  dû  a  ce  (pie  ce  livre  représente  une  interpréta- 
tion pour  ainsi  dire  authentique  de  la  théologie  tra- 
titionnelle,  avant  qu'on  ait  essayé  de  l'utiliser,  de 
l'accentuer  contre  des  théologies  modernes.  On  s'aper- 
çoit  alors  (pie  la  probabilité  morale  est  au  Moyen  Age 
presque  une  certitude  morale,  ce  qui  n'est  pas  sans 
intérêt  pour  les  thèses  du  probabiliorisme.  On  s'aper- 
çoit aussi  que  la  théorie  thomiste  de  la  liberté  humai- 
ne n'a  rien  à  voir  avec  la  théorie  des  jansénistes  sur  ce 
sujet,  tout  en  sauvegardant  l'active  présence  de  Dieu 
partout,  dans  les  destinées  comme  dans  les  conscien- 
ces. Nicolaï  jouait  un  tour  aux  jansénistes  en  réédi- 
tant Rainier.  Le  thomisme  de  Rainier  est  d'ailleurs 
accueillant,  en  particulier  pour  saint  Bonaventure  et 
pour  la  Somme  dite  d'Alexandre  de  Halès. 

Quétif-Écliard,.S'en'p/orcs  orrf.  prxd.,t.  i,  1710,  p.  633-036. 

M. -M.  GORCE. 

RAINIER  DE  PLAISANCE  ou  RAINIER 
SACCHONI  (1190-1258),  ancien  évèque  /autistes) 
cathare,  devenu  inquisiteur  dominicain  à  Plaisance, 
après  avoir  été  dix-sept  ans  non  seulement  hérétique, 
mais  ■  hérésiarque  ».  Il  procéda  avec  une  telle  rigueur 
contre  ses  anciens  coreligionnaires  qu'il  fut  chassé  de 
la  ville  par  le  tyran  l'berto  l'alavicini  et  par  ses  alliés 
1rs  Turriani  de  Milan  qui  s'appuyaient  sur  les  héré- 
tiques. Rainier  de  Plaisance  a  laissé  deux  ouvrages  : 
1°  Une  Summa  de  catharis  et  leonistis  seu  pauperibus  de 
Lugduno,  éditée  à  Paris,  1548;  rééditée  dans  Martène 
et  Durand,  Thésaurus  noiuis  anerdolorum.  t.  v,  1719, 
col.  1559-1775;  2°  Un  Liber  aduersus  waldenses,  édité 
par  Gretser  en  1613,  puis  dans  la  Bibliotheca  Patrum, 
Lyon,  t.  xxv.  Les  livres  de  Rainier  de  Plaisance,  en 
particulier  pour  ce  qui  concerne  les  cathares,  sont 
d'une  grande  exactitude  et  d'une  grande  netteté  dans 
l'exposé  des  doctrines  hérétiques.  On  a  pu  s'en  rendre 
compte  là  où  il  était  corroboré  par  d'autres  ouvrages, 
par  exemple  dans  l'exposé  de  la  doctrine  docète  con- 
traire à  la  maternité  de  Marie.  Nous  connaissons  par 
Rainier  les  idées  précises  d'un  doctrinaire  cathare, 
Jean  de  Lugio.  L'ancien  évêque  cathare  Rainier  avait 
lu  le  livre  de  Jean  de  Lugio,  et  il  était  sur  ce  point 
mieux  renseigné  (pie  les  autres  cathares,  car  on  n'avait 
pas  osé  publier  parmi  eux  cette  théologie  plus  appro- 
fondie de  leur  doctrine,  de  crainte  que  des  controver- 
ses opposassent  davantage  encore  ceux  qui  étaient 
plus  manichéens  et  ceux  qui  l'étaient  moins.  A  la  dif- 
férence de  Monéta  de  Crémone,  (voir  art.  Moneta) 
qui  expose  longuement  les  doctrines  cathares  et  les 
réfute  plus  longuement  encore,  Rainier  ne  réfute  pas 
du  tout  et  se  borne  à  exposer  brièvement  ces  diverses 
thèses  cathares,  pour  que  les  inquisiteurs  puissent  les 
reconnaître.  Mais  il  est  néanmoins  assez  analytique 
pour  distinguer  les  diverses  écoles  cl  opinions  des  héré- 
tiques. C'est  en  cela  surtout  qu'il  nous  est  précieux  et 
qu'il  a  été  utilisé  pertinemment  par  E.  Broeckx.  Il  mé 
rite  bien  l'intérêt  que  lui  porte  Ch.  Mobilier  dans  ses 
études  sur  l'Inquisition.  Encore  faut-il  le  compléter 
par  Monéta.  surtout  si  l'on  veut  se  faire  une  idée  des 
polémiques  entre   cathares  et   orthodoxes. 

Il  est  un  point  sur  lequel  la  Summa  de  Rainier  laisse 
dans  un  grand  embarras  ;  c'est  en  ce  qui  concerne  le 
nombre  total  des  hérétiques  cathares  dans  la  chré- 
tienté :  In  toto  mundo  non  sunt  calhari  utriusque  seras 
numéro  quatuor  millia  et  diela  eompulatio  pluries  nlini 

fada  es/  inler  eos.    C.  vu,  On  ne   peul    se  résoudre 


à  admettre  que  les  croyances  cathares  au  nom  des- 
quelles des  villes  entières  se  sont  soulevées  contre  la 
chrétienté  n'aient  jamais  entraîné  en  tout  que  quatre 
mille  personnes.  Cependant,  il  ne  faudrait  pas  faire 
état  de  cette  anomalie  apparente  dans  le  texte  de  Rai- 
nier pour  discréditer  d'une  manière  ou  d'une  autre  son 
témoignage  sur  la  théologie  cathare.  En  réalité  ca- 
thare, du  grec  xaôocpoç  signifie  pur.  Les  cathares  pro- 
prement dits  étaient  ceux  qui  avaient  reçu  le  consola- 
mentum,  c'est-à-dire,  les  clercs,  les  ascètes,  les  théolo- 
giens du  système.  Comme  dans  toutes  les  formes  de 
manichéisme,  la  différence  était  grande  entre  les  per- 
sonnages régulièrement  religieux  et  l'ensemble  du 
peuple  qui  méritait  moins  le  nom  de  fidèle  que  le  nom 
de  sympathisant.  Et  voilà  comment  une  apparente 
anomalie  d'un  texte  de  Rainier  peut  permettre  de  ré- 
soudre vraiment  un  problème  parfois  agité  par  les  his- 
toriens, celui  du  nombre  des  cathares.  Il  n'y  a  jamais 
eu  plus  de  quatre  mille  clercs  à  connaître  la  théologie 
compliquée  et  à  pratiquer  la  morale  inhumaine  des 
albigeois.  Mais  au  peuple  on  demandait  moins  une 
affiliation  qu'une  sympathie.  Une  bonne  partie  des 
populations  du  Nord  de  l'Italie  et  du  Midi  de  la  Fran- 
ce flottaient  ainsi  entre  des  restes  d'affiliation  au  ca- 
tholicisme et  des  poussées  de  sympathies  en  faveur  des 
clercs  cathares.  C'est  ce  qui  explique  à  la  fois  le  danger 
de  l'hérésie  subtilement  proposée,  la  vigueur  de  la 
répression,  la  complète  disparition  non  seulement  de 
l'hérésie  mais  de  ses  traces,  par  exemple  de  ses  livres 
qui  étaient  peu  répandus  et  que  l'Inquisition  put  faci- 
lement faire  brûler. 

Ch.  Mobilier,  Un  traité  inédit  du  XIII'  siècle  contre  les  albi- 
geois, dans  Annales  de  lu  faculté  des  lettres  de  Bordecux, 
1RS?,,  p.  15;  E.  Brœckv,  l.e  catharisme,  Hoogstraten,  1916; 
.1.  Guiraud,  Histoire  de  l' Inquisition  au  Moyen  Age,  t.  i, 
Paris,  1035,  p.  xxm-xxiv;  Fabricius,  Bibliotheca  lalina 
média-  et  in  futur  latinitatis,  t.  v,  p.  350-351  ;  Quétif-Échard, 
Scriptnres  ord.  pned.,  t.  i,  1717,  p.  154-155;  Touron,  His- 
toire des  hommes  illustres  de  l'ordre  de  Saint-Dominique,  t.  i, 
1743,  p.  313-310. 

M.-M.  Gorce. 

RAINOLDS  Guillaume,  né  vers  1544  aux  en- 
virons d'Exeter,  fit  ses  études  à  Oxford,  à  Winchester 
School  et  à  New-Collège,  où  il  devint  fellow  en  1560, 
bachelier  es  arts  en  1563,  et  maître  es  arts  en  1567.  Il 
reçut  vers  ce  moment  les  ordres  dans  l'Église  anglicane 
et  exerça  pendant  quelque  temps  le  ministère  pastoral. 
Sous  l'influence  d'Allen,  le  futur  cardinal,  il  se  conver- 
tit au  catholicisme,  passa  sur  le  continent  à  Louvain, 
puis  à  Douai;  c'est  à  Rome  qu'en  1575  il  fut  reçu  dans 
l'Église.  Rentré  à  Douai,  il  s'inscrivit  au  collège  an- 
glais, en  1  577,  puis  au  même  collège,  à  Reims.  Ordonné 
prêtre  à  Douai  en  1580,  il  ne  tarde  pas  à  devenir  pro- 
fesseur de  théologie  au  collège  anglais  de  Reims.  Les 
dernières  années  de  sa  vie  se  passèrent  à  Anvers,  où 
il  administrait  l'église  du  béguinage.  C'est  là  qu'il 
mourut  le  24  août  1594. 

Il  a  laissé  :  1.  .1  réfutation  of  sundry  reprehensions, 
awils  and  false  sleighles  by  which  M.  Whilaker  tabou- 
ret h  In  de/ ace  Ihe  laie  english  translation  and  catholic 
annotations  of  the  New  Testament,  and  Ihe  Book  of 
discoverg  of  heretical  corruptions,  Paris,  1583,  in-8°; 
c'est  une  défense  de  la  traduction  anglaise  du  Nou- 
veau Testament,  qu'avait  entreprise  Gr.  Martin,  et  à 
laquelle  il  avait  lui-même  travaillé;  cette  traduction 
avait  paru  à  Reims  en  1582.  — ■  2°  De  jusla  Reipu- 
blicce  <hris/ian:c  in  reges  impies  et  lucreticos  aulhoritale, 
Anvers,  1592.  in-8°,  sous  le  pseudonyme  de  Guliel- 
mus  Rossœus.  3.  Treatise  contegning  Ihe  truc  calho- 
like  and  apostolike  faith  of  Ihe  Holg  Sacrifice  and  Sacra- 
mcni  ordegned  loi  Christ  al  lus  last  Suppcr,  with  a  decla 
ration  of  Ihe  Berengarian  hérésie  renewed  in  our  age, 
Anvers,  1593.  ln-8°.         I"  Caloino-Turcismus,  /.  e.  cal- 


1645 


RAINOLDS    (GUILLAUMK 


RAISON 


1646 


vinislicas  pcrfidiœ  cum  mahumelana  collatio  et  ulrius- 
que  seclœ  confutatio,  Anvers,  1597,  Cologne,  1603,  in-8°. 

Pits,  De  illustribus  Anglia-  scriptoribus,  an.  1594;  source 
où  ont  puisé  Feller,  Richard  et  Giraud,  Glaire;  notice  plus 
complète  dans  Dictionary  o/  national  biography,  t.  XXVII, 
1896,  p.  182. 

É.  Amann. 

RAISON.  —  Cet  article  veut  être  simplement 
une  sorte  de  répertoire  des  points  de  doctrine  touchés 
par  le  magistère  de  l'Église  relativement  à  la  raison 
humaine.  Nous  rappellerons  donc  l'enseignement  de 
l'Église  touchant  :  1°  La  valeur  et  l'usage  de  la  rai- 
son en  matière  religieuse.  2°  Les  rapports  mutuels  de 
la  raison  et  de  la  foi. 

I.  Valeur  et  usage  de  la  raison  humaine  en 
matière  religieuse.  —  La  valeur  de  la  raison  hu- 
maine en  vue  d'une  connaissance  certaine  des  vérités 
religieuses  étant  une  question  primordiale  dans  l'éco- 
nomie du  salut,  l'Église  a  défendu  contre  les  scepti- 
ques, les  idéalistes  et  les  fidéistes  la  valeur  de  la  rai- 
son, précisant  même  quelles  vérités  religieuses  d'ordre 
naturel  notre  raison  était  capable  d'atteindre  sans  le 
secours  de  la  grâce  et  sans  la  lumière  de  la  foi,  tout 
en  rappelant  les  limites  dans  lesquelles  doit  se  mainte- 
nir la  raison,  qui,  étant  faillible,  peut  errer  et  doit 
savoir  s'imposer  ces  limites. 

1°  Possibilité  d'une  connaissance  certaine  de  vérités 
naturelles  par  la  seule  raison.  —  Il  y  a  d'autres  certi- 
tudes pour  l'homme  que  celles  de  la  foi.  Prop.  1 1  de 
Nicolas  d'Autrecourt,  condamnée  par  Clément  VI, 
Denzinger-Bannwart,  n.  558.  Sur  la  doctrine  de  Nico- 
las d'Autrecourt,  voir  ici  t.  xi,  col.  561  sq.  —  Sans 
la  révélation  et  la  grâce,  la  raison,  même  non  éclairée 
par  la  foi,  peut  connaître  certaines  vérités  religieuses. 
Prop.  22  de  Baïus,  condamnée  par  saint  Pie  V,  Denz.- 
Bannw.,  n.  1022.  Voir  t.  n,  col.  70;  prop.  41  de  Ques- 
nel,  condamnée  par  Clément  XI,  Denz.-Bannw., 
n.  1391.  Les  thèses  que  Bautain  dut  souscrire  sont 
une  manifestation  nouvelle  et  plus  explicite  de  cet 
enseignement.  Denz.-Bannw.,  n.  1622-1627.  On 
notera  tout  particulièrement  la  promesse  que  la  S.  C. 
des  Évêques  et  Béguliers  lui  fit  souscrire,  le  26  avril 
1844,  de  ne  jamais  enseigner  «  qu'avec  la  raison  seule 
on  ne  puisse  avoir  la  science  des  principes  ou  de  la 
métaphysique,  ainsi  que  des  vérités  qui  en  dépendent, 
comme  science  tout  à  fait  distincte  de  la  théologie  sur- 
naturelle qui  se  fonde  sur  la  révélation  divine  ».  Denz.- 
Bannw.,  n.  1627,  note.  Voir  ici,  t.  n,  col.  482,  483. 
Bonnetty  dut  pareillement  reconnaître  que  «  l'usage 
de  la  raison  précède  la  foi  ».  Denz.-Bannw.,  n.  1651. 
Voir  ici,  t.  n,  col.  1024,  et  Foi,  col.  189-190.  —  Même 
enseignement  relatif  à  la  part  que  la  philosophie,  par 
l'usage  de  la  seule  raison,  peut  avoir  normalement 
dans  l'acquisition  de  la  vérité,  dans  l'encyclique  Gra- 
uissimas  inler  de  Pie  IX  contre  Frohschammer.  Denz.- 
Bannw.,  n.  1670.  — Le  concile  du  Vatican  ne  fait  que 
confirmer  ces  enseignements  antérieurs  en  déclarant 
dans  la  session  in,  c.  iv,  De  fide  et  ratione  :  «  L'Église 
catholique  s'est  toujours  accordée  à  admettre  et  elle 
tient  qu'il  y  a  deux  ordres  de  connaissance  distincts, 
non  seulement  par  leur  principe,  mais  encore  par  leur 
objet  :  par  leur  principe,  parce  que  nous  connaissons 
dans  l'un,  au  moyen  de  la  raison  naturelle,  dans  l'autre 
au  moyen  de  la  foi  divine;  par  leur  objet,  parce  que, 
outre  les  vérités  auxquelles  la  raison  naturelle  peut 
atteindre,  l'Église  propose  à  notre  foi  des  mystères 
cachés  en  Dieu,  qui  ne  peuvent  être  connus  que  par 
la  révélation  divine...  »  Denz.-Bannw.,  n.  1795. 

2°  Précisions  fournies  par  le  magistère  relativement 
aux  vérités  déterminées,  dont  la  connaissance  certaine 
est  du  domaine  de  la  raison.  —  L'Église  ne  signale 
expressément  que  les  vérités  qui  ont  un  rapport  avec 
la  foi  et  la  vie  religieuse.  Sans  doute,  la  connaissance 


de  ces  vérités  présuppose  la  valeur  objective  des 
grands  principes  directeurs  de  la  connaissance  :  prin- 
cipe d'identité,  principe  de  raison  suffisante  et  de  cau- 
salité, principe  de  finalité.  La  valeur  de  ces  principes 
pour  la  raison  humaine  est  suffisamment  marquée 
dans  les  assertions  générales  rappelées  au  paragraphe 
précédent  et  dans  les  déterminations  plus  précises 
qui  suivent. 

1.  La  première  et  la  plus  importante  des  vérités 
signalées  par  l'Église  comme  pouvant  être  connue 
avec  certitude  par  la  raison  humaine  est  l'existence  de 
Dieu.  Thèses  de  Bautain,  n.  1,  Denz.-Bannw.,  n.  1622; 
prop.  2,  contre  Bonnetty,  Denz.-Bannw.,  n.  1650; 
encyclique  Gravissimas  inler,  Denz.-Eannw.,  n.  1670. 
Le  concile  du  Vatican  a  même  fait  de  cette  assertion 
un  dogme  de  la  foi.  Sess.  m,  c.  n  et  can.  2,  Denz.- 
Bannw.,  n.  1785,  1806.  Voir  ici  Dieu,  t.  iv,  col.  824  sq. 
Le  serment  antimoderniste  de  Pie  X  a  précisé  que 
cette  connaissance  de  l'existence  de  Dieu  par  la 
lumière  naturelle  de  la  raison  était  réalisée  par  une 
véritable  démonstration  :  cerlo  cognosci,  adeoque  de- 
monstrari  etiam  posse  pro/ileor.  Denz.-Bannw.,  n.  2145. 
La  thèse  1  souscrite  par  Bautain  portait  d'ailleurs 
que  «  le  raisonnement  peut  prouver  avec  certitude 
l'existence  de  Dieu  ».  11  avait  également  promis  «  de 
ne  pas  enseigner  que,  avec  les  seules  lumières  de  la 
droite  raison...,  on  ne  pût  donner  une  véritable  dé- 
monstration de  l'existence  de  Dieu  ».  Denz.-Bannw., 
n.  1622,  1627,  note  2.  Même  formule  dans  la  deuxième 
assertion  contre  Bonnetty,  n.  1650,  et  dans  l'ency- 
clique contre  Frohschammer,  n.  1670.  Tant  de  concor- 
dance dans  l'explication  philosophique  du  cerlo 
cognosci  posse  font  incliner  certains  auteurs  à  proposer 
la  possibilité  de  la  démonstration  de  l'existence  de 
Dieu  également  comme  un  dogme  de  foi,  alors  que  la 
majorité  des  théologiens  la  considèrent  simplement 
comme  une  vérité  proche  de  la  foi.  Pie  XI  se  contente 
d'affirmer  que  «  le  dogme  solennellement  promulgué 
au  concile  du  Vatican  a  été  interprété  parfaitement 
(prœclare)  par  Pie  X  ».  Encycl.  Studiorum  ducem, 
29  juin  1923,  Acta  sanclœ  Sedis,  1923,  p.  317. 

2.  L'infinité  des  perfections  divines  (contre  Bau- 
tain, thèse  1,  Denz.-I5annw.,  n.  1622);  la  nature  et  les 
attributs  divins  (encycl.  Gravissimas  inler.,  n.  1670); 
Dieu  principe  et  fin  de  toutes  choses  (Conc.  du  Vatican, 
sess.  m,  c.  n,  n.  1785)  vraisemblablement  aussi  l'attri- 
but de  créateur  (id.,  can.  1,  n.  1806),  telles  sont  les 
autres  vérités  se  rapportant  à  Dieu  et  que  le  magistère 
considère  comme  accessibles  à  la  raison  laissée  à  ses 
seules  lumières. 

3.  Parmi  les  vérités  anthropologiques,  le  magistère 
a  indiqué  comme  accessibles  à  la  raison  humaine,  la 
spiritualité,  l'immortalité  de  l'âme  (troisième  proposi- 
tion souscrite  par  Bautain,  sur  l'ordre  de  la  S.  C.  des 
Évêques  et  Béguliers,  Denz.-Bannw.,  n.  1627,  note 
2).  La  deuxième  proposition  contre  Bonnetty  rap- 
pelle que  la  raison  peut  «  prouver  la  spiritualité  et  la 
liberté  de  l'âme  raisonnable  ».  Denz.-Bannw.,  n.  1650. 

4.  L'Église  a  surtout  insisté  sur  la  possibilité  pour 
la  raison  humaine  d'arriver  par  ses  seules  lumières  à  la 
connaissance  certaine  des  motifs  de  crédibilité,  ou  pré- 
ambules de  la  foi.  Voir  prop.  21  janséniste,  condamnée 
par  Innocent  XI,  Denz.-Bannw.,  n.  1171  (cf.  ici 
l'art.  Foi,  col.  192),  dont  il  faut  rapprocher  la  prop.  25 
du  décret  Lamentabili,  Denz.-Bannw.,  n.  2025  (cf.  Foi, 
col.  194).  Certains  documents  énumèrent  divers  motifs 
de  crédibilité  :  la  divinité  de  la  révélation  mosaïque. 
prouvée  avec  certitude  par  la  tradition  orale  et 
écrite  de  la  synagogue  et  du  christianisme  (thèse  2 
souscrite  par  Bautain,  Denz.-Bannw.,  n.  1623)  ;  la 
vérité  de  la  révélation  chrétienne,  prouvée  par  les 
miracles  de  Jésus-Christ,  et  dont  la  réalité  nous  est 
attestée   avec   certitude   par   des   témoins   oculaires, 


1647 


RAISON 


1648 


eurs  affirmations  nous  étant  rapportées  dans  le 
Nouveau  Testament  et  la  tradition  orale  et  écrite  de 
tous  les  chrétiens  (thèse  3,  n.  1624;  cf.,  th.  G,  n.  1627). 
Préludant  aux  déclarations  du  concile  du  Vatican, 
Pie  IX,  dans  l'encyclique  Qui  plnribus,  contre  les 
hermésiens,  9  novembre  1846,  rappelle  que  le  rôle  de 
la  raison  est  de  «  chercher  avec  soin  le  fait  de  la  révéla- 
tion,  de  sorte  qu'il  lui  apparaisse  avec  certitude  que 
Dieu  a  parlé  »,  ou  encore  qu'  «  elle  connaisse  claire- 
ment et  ouvertement,  par  des  arguments  très  solides, 
que  Dieu  lui-même  est  l'auteur  de  la  foi  »,  c'est-à-dire 
de  la  vérité  révélée.  Denz.-Bannw.,  n.  1G37,  1639. 
En  tin,  le  concile  du  Vatican  expose  et  canonise  la 
doctrine  du  magistère  sur  ce  point,  et  ici  encore,  le 
texte  conciliaire  a  été  rappelé  par  Pie  X  dans  le  ser- 
ment antimoderniste.  Voir  les  textes  à  Miracle, 
t.  x,  col.  1799,  et  Denz.-Bannvv.,  n.  1707,  1790,  21  15. 
On  peut  ajouter  aussi  le  paragraphe  concernant  le 
motif  de  crédibilité  constitué  par  l'Église  elle-même. 
Denz.-Bannvv.,  n.  1794.  Voir  Propagation  admi- 
rable du  christianisme,  t.  xiii,  col.  693. 

Léon  XIII  a  bien  mis  en  relief  le  rôle  de  la  raison 
dans  la  connaissance  des  préambules  de  la  foi.  Encycl. 
.Elerni  Palris.  Voir  Foi,  col.  190. 

3°  Limites  dans  lesquelles  doit  se  maintenir  la  raison. 
—  C'est  le  troisième  point  touché  par  le  magistère. 
Contre  le  rationalisme  de  toute  sorte,  l'Église  rappelle 
que  la  raison  n'est  pas  le  seul  moyen  de  connaître  la 
vérité  religieuse.  Elle  doit  donc  cantonner  son  acti- 
vité dans  le  domaine  qui  lui  est  proportionné,  et  ne 
pas  vouloir  pénétrer,  prétendant  les  expliquer  par- 
faitement, dans  le  domaine  des  vérités  surnaturelles. 
Encycl.  Mirari  vos,  15  août  1832,  Denz.-Bannw., 
u.  1G16;  bref  Dum  acerbissimas,  26  septembre  1835, 
n.  1618;  encycl.  Qui  pluribus,  n.  1636;  allocution 
Singulari  quadam,  9  décembre  1854,  n.  1642;  bref 
Eximiam  luam,  15  juin  1857,  n.  1655;  epist,  Gravis- 
simas  inter,  n.  1669,  1671,  1673;  epist.  Tuas  libenler, 
21  décembre  1863,  n.  1682;  Syllabus,  prop.  9,  n.  1709; 
prop.  25  de  Bosmini,  n.  1915.  La  vérité  qui  se 
trouve  rappelée  dans  ces  différents  documents  est 
authentiquement  proposée  par  le  concile  du  Vatican, 
sess.  in,  c.  iv  :  «  Jamais  la  (raison  humaine)  n'est 
rendue  capable  de  pénétrer  (les  mystères)  comme  des 
vérités  qui  constituent  son  objet  propre  »,  et  can.  1, 
Denz.-Bannw.,  n.  1796,  1806.  Voir  Mystère,  t.  x, 
col.  2587-2588. 

Puisque  la  vérité  révélée  relève  d'un  autre  domaine 
que  de  celui  de  la  raison,  il  s'ensuit  donc  que  la  raison 
n'est  pas  absolument  autonome  :  elle  doit  être,  comme 
le  déclare  le  concile  du  Vatican,  entièrement  soumise 
à  la  Vérité  incréée  et  donc  aux  vérités  que  celte 
Vérité  se  plaît  à  nous  faire  connaître.  Sess.  m,  c.  m, 
De  fide,  n.  1789,  de  telle  sorte  que  l'anathôme  est 
prononcé  contre  «  quiconque  affirme  une  telle  indé- 
pendance de  la  raison  humaine,  que  la  foi  ne  lui 
puisse  pas  être  commandée  par  Dieu  »,  n.  1810. 
Impossible  donc  de  confondre  la  raison  et  la  religion. 
Allocution  Singulari  quadam,  n.  1642;  cf.  Syllabus, 
prop.  8,  n.  1708. 

Aussi  Grégoire  XVI  et  Pie  IX  ont-ils  à  plusieurs 
reprises  mis  en  garde  contre  une  trop  grande  confiance 
en  la  raison,  laquelle,  étant  humaine,  est  faillible. 
Cf.  bref  Dum  acerbissirnas,  n.  1618;  encycl.  Qui  pluri- 
bus, n.  1634.  C'est  même  sur  cette  constatation  que  le 
concile  du  Vatican  fondera  sa  doctrine  de  la  nécessité 
morale  de  la  révélation  pour  les  vérités  religieuses 
d'ordre  naturel.  Voir  plus  loin. 

De  cette  dépendance  de  la  raison  par  rapport  à  la 
vérité  révélée  découlent  aussi  les  considérations 
pontificales  sur  la  limite  à  imposer  à  la  liberté  d'opi- 
ner, de  dire,  d'écrire.  Cf.  encycl.  Mirari  uns,  n.  161  1; 
epist.    Gravissimas  inter,  n.    1666,   1674;  epist.    Tuas 


libenler,  n.  1679;  encycl.  Quanta  cura,  n.   1690;  Syl- 
labus,   prop.    79,    n.    1779;    encycl.    Immorlale    Dei, 
n.   1877;  encycl.  Liberlas,  prœstantissimum,  n.  1932. 
II.  Bapports  mutuels  de  la  raison  et  de  la  foi. 

—  L'enseignement  du  magistère  sur  ce  point  peut  se 
résumer  en  quelques  assertions  : 

1°  La  raison  et  la  révélation  (la  foi),  provenant  tou- 
tes deux  de  la  même  Vérité  incréée,  ne  peuvent  se  contre- 
dire. —  Déclaration  du  Ve  concile  du  Latran,  Denz.- 
Bannw.,  n.  738;  et  surtout  du  concile  du  Vatican  : 
«  Bien  que  la  foi  soit  au-dessus  de  la  raison,  il  ne  sau- 
rait pourtant  y  avoir  jamais  de  véritable  désaccord 
entre  la  foi  et  la  raison,  attendu  que  le  Dieu  qui 
révèle  les  mystères  et  répand  la  foi  en  nous  est  le 
même  qui  a  mis  la  raison  dans  l'esprit  de  l'homme, 
et  qu'il  est  impossible  que  Dieu  se  renie  lui-même,  ou 
qu'une  vérité  soit  jamais  contraire  à  une  autre  vérité.  » 
Sess.  m,  c.  iv,  n.  1797;  can.  2,  n.  1817. 

2°  La  raison  prêle  son  concours  à  la  foi.  —  1.  Pour 
défendre  les  vérités  de  foi  du  reproche  de  contradiction. 
C  est  en  ce  sens  qu'on  peut  dire  que  la  raison  protège 
et  justifie  en  quelque  sorte  la  foi.  Cette  idée  est  sous- 
jacente  dans  l'encyclique  de  Pie  IX  Qu;  pluribus  sur 
les  rapports  de  la  foi  et  de  la  raison,  Denz.-Bannw., 
n.  1634;  et  elle  est  rappelée  d'un  mot  par  le  concile 
du  Vatican,  sess.  ni,  c.  iv,  n.  1799.  Saint  Thomas  l'a 
exprimée  d'une  heureuse  façon  dès  le  début  de  la 
Somme  théologique  :  «  La  science  sacrée  n'ayant  pas 
de  supérieure,  devra  elle  aussi  disputer  contre  celui 
qui  nie  ses  principes.  Elle  le  fera  au  moyen  de  preuves 
proprement  dites  si  l'adversaire  concède  quelque 
chose  de  la  révélation;  c'est  ainsi  que  par  des  appels 
à  la  doctrine  sacrée,  nous  formons  des  arguments 
d'autorité  contre  les  hérétiques  et,  au  moyen  d'un 
dogme,  combattons  ceux  qui  en  nient  un  autre.  Que  si 
l'adversaire  ne  croit  rien  des  choses  révélées,  il  ne  reste 
plus  de  moyen  de  lui  prouver  par  la  raison  les  articles 
de  foi;  mais  on  peut  réfuter,  s'il  y  a  lieu,  les  raisons 
qu'il  y  oppose.  Comme  en  effet  la  foi  s'appuie  sur 
l'infaillible  vérité  et  comme,  évidemment,  le  contraire 
du  vrai  n'a  jamais  de  bonne  preuve,  il  est  manifeste 
que  les  preuves  prétendues  qu'on  apporte  ne  sont  pas 
de  vraies  démonstrations,  mais  des  arguments  solu- 
bles.  »  la,  q.  r,  a.  8. 

2.  Pour  entrer  dans  quelque  intelligence,  des  mystères. 

-  ■  Ce  rôle  de  la  raison  par  rapport  à  une  certaine 
intelligence  des  vérités  révélées  a  été  maintes  fois 
rappelé  par  le  magistère.  Il  suffit  de  rappeler  ici  l'as- 
sertion capitale  du  concile  du  Vatican,  sess.  m,  c.  iv, 
Denz.-Bannw.,  n.  1796.  Voir  le  texte  dans  l'art. 
Mystère,  t.  x,  col.  2587-2588,  avec  son  commentaire, 
col.  2594-2598. 

3°  La  foi  prête  son  concours  à  la  raison.  —  1.  En  lui 
facilitant  l'acquisition  des  vérités  religieuses  même 
d'ordre  simplement  naturel.  —  Étant  données  la  fai- 
blesse de  l'intelligence  humaine,  la  facilité  avec  la- 
quelle, surtout  après  le  péché  originel,  elle  est  encline 
à  l'erreur,  la  difficulté  pour  le  grand  nombre  de  s'appli- 
quer à  l'étude  des  vérités  religieuses  et  morales,  la 
révélation  vient  au  secours  de  la  raison.  C'est  en  se 
plaçant  à  ce  point  de  vue  concret  (pie  le  concile  du 
Vatican  définit  la  nécessité  morale  de  la  révélation 
pour  l'acquisition  des  vérités  qui,  par  elles-mêmes,  ne 
dépasseraient  cependant  pas  la  capacité  de  la  raison 
humaine  :  «  On  doit,  il  est  vrai,  attribuer  a  cette 
divine  révélation  (pie  les  points  qui,  dans  les  choses 
divines,  ne  sont  pas  par  eux-mêmes  inaccessibles  à  la 
raison  humaine,  puissent  aussi  dans  la  condition  pré- 
sente du  genre  humain,  élre  connus  de  tous  sans  diffi- 
culté, avec  une  ferme  certitude  ri  à  l'exclusion  de  toute 
erreur  ».  Sess.  m,  c.  n,  Denz.-Bannw.,  n.  1786.  Voir 
Révélation. 

2.   En  lui  apportant  un  surcroît  de  lumière,  même 


1649 


RAISON 


RAMIÈKK     (HENRI 


1650 


dans  l'élude  des  vérités  d'ordre  naturel.  -  En  elïet,  les 
mystères  proprement  dits,  enseignés  par  la  révéla- 
tion, sont  traduits  en  notre  esprit  çn  des  idées  em- 
pruntées aux  données  rationnelles.  Notre  raison  en 
possède  ainsi,  comme  on  l'a  dit  plus  haut,  une  cer- 
taine intelligence.  Et  cette  intelligence  même  nous 
oblige  à  appliquer  aux  mystères  les  notions  philoso- 
phiques reçues  et  ainsi  à  en  préciser  la  signification  et 
la  portée,  afin  d'éliminer  du  dogme  toute  contradic- 
tion. Ainsi,  dans  l'exposé  du  mystère  de  la  Trinité,  la 
philosophie  chrétienne  trouve  occasion  de  préciser  la 
notion  philosophique  de  relation;  clans  le  mystère  de 
l'incarnation,  les  notions  de  personne  et  de  nature; 
dans  le  mystère  de  l'eucharistie,  les  notions  de  sub- 
stance et  d'accident,  ainsi  que  la  notion  de  présence 
locale;  dans  l'étude  des  sacrements,  la  notion  du 
siyne  et  de  la  cause  instrumentale;  dans  l'étude  des 
vertus,  celle  des  habitudes,  etc. 

Ce  double  rôle  de  la  foi  par  rapport  à  la  raison  est 
clairement  indiqué  par  le  concile  du  Vatican  :  «  Éclai- 
rée de  la  lumière  (de  la  foi),  la  raison  cultive  la  science 
des  choses  divines  et  la  foi  délivre  et  préserve  la  raison 
des  erreurs  et  l'instruit  de  connaissances  multiples.  » 
Sess.  m,  c.  iv,  Denz.-Bannw.,  n.  1 79*->. 

Tout  ce  paragraphe  du  concile  du  Vatican  serait 
d'ailleurs  à  transcrire  ici  en  mode  de  conclusion.  Car, 
tout  en  rappelant  le  soutien  mutuel  que  doivent  se 
donner  foi  et  raison,  il  maintient  la  distinction  fon- 
damentale du  champ  d'investigation  de  l'une  et  de 
l'autre  et  pose  ainsi  le  principe  cpii  discrimine  la 
méthode  rationnelle  de  la  méthode  d'autorit'-,  tout 
en  affirmant  le  primat  de  la  vérité  révélée  sur  la 
vérité  rationnelle,  celle-ci  ne  devant  jamais  professer 
d'erreurs  qui  la  mettent  en  opposition  avec  celle-là  et 
devant  toujours  s'interdire  de  sortir  de  son  domaine, 
pour  envahir  et  troubler  le  domaine  de  la  foi.  En  ces 
quelques  notes  sur  les  rapports  de  la  foi  et  de  la  rai- 
son se  trouvent  condensés  les  éléments  de  solution  du 
problème  si  discuté  de  nos  jours  de  la  possibilité 
d'une  ■  philosophie  chrétienne  ».  Voir  l'art.  Philo- 
sophie, t.   xii,   col.    1460-1494. 

.T. -M.  Vacant,  Éludes  théologiques  sur  les  constitutions  du 
concile  du  Vatican,  Paris,  1895,  t.  i,  art.  20-25;  30-32; 
55-60;  65-67;  t.  n,  art.  97-100;  114-116;  122;  124-135; 
R.  Garrigou-La-îranse,  De  revelatione,  Paris,  1918,  t.  i, 
C.  xm,  xv;  t.  Il,  p  issim;  J.-V.  Bninvel,  Foi,  Fidéisrn",  d  ins 
le  Dictionnaire  apologétique  de  ht  foi  catholique,  l.  il,  col.  17- 
94. 

A.  Michel. 

RAM  1ÈRE  Henri,  né  à  Castres,  diocèse  d'Albi, 
en  1821,  entré  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1839, 
enseigna  longtemps  la  théologie  au  scholasticat  de 
Vais,  près  Le  Puy,  puis,  les  quatre  dernières  années  de 
sa  vie,  à  l'Institut  catholique  de  Toulouse,  où  il  mou- 
rut en  1884.  Organisateur  de  V Apostolat  de  la  prière  et 
fondateur  du  Messager  du  Cœur  de  Jésus,  il  assista  au 
concile  du  Vatican  comme  théologien  de  l'évêque  de 
Beauvais  et  comme  procureur  de  l'archevêque  de 
Chambéry;  à  cette  occasion,  il  publia  de  Rome,  en  sup- 
plément hebdomadaire  au  Messager,  un  Bulletin  du 
concile,  dont  les  36  numéros  (16  décembre  1869- 
20  août  1870)  constituent  une  source  d'histoire  qui 
n'est  pas  à  dédaigner.  On  peut  y  suivre,  en  particu- 
lier, les  controverses  sur  l'infaillibilité,  dans  lesquelles 
il  intervint  lui-même  par  plusieurs  écrits  :  Les  contra- 
dictions de  Mgr  Maret.  L'abbé  Gratry  et  Mgr  Dupan- 
loup:  —  L'abbé  Gratrij,  le  pseudo- Isidore  et  les  défen- 
seurs de  l'Église  romaine;  —  La  mission  du  concile 
révélée  par  l'abbé  Gratry;  —  Le  programme  du  concile 
tracé  par  Mgr  l'évêgue  d'Orléans. 

En  dehors  de  ces  brochures  et  de  ses  cours  de  pro- 
fesseur, son  œuvre  proprement  théologique  n'a  rien  de 
technique  ou  de  spéculatif.  Le  P.  Ramière  est  d'abord 


un  publiciste,  qui  sait  la  théologie  a  fond  et  qui  la  fait 
parler  sur  les  questions  à  l'ordre  du  jour  des  préoccu- 
pations catholiques.  Ainsi  prend-il  position  contre  le 
traditionalisme  et  contre  l'ontologisme,  en  se  fai- 
sant le  promoteur  du  retour  à  la  philosophie  tradition- 
nelle, surtout  dans  saint  Thomas  :  De  l'unité  dans 
l'enseignement  de  la  philosophie  au  sein  des  écoles  ca- 
tholiques d'après  les  récentes  décisions  des  congrégations 
romaines  (1852).  Ainsi  fait-il  voir  où  est  l'erreur  fonda- 
mentale du  libéralisme  catholique  dans  :  L'Église  et  la 
civilisation  moderne,  repris  quelques  mois  après  dans 
Les  espérances  de  V  Église  (1861).  Les  doctrines  romaines 
sur  le  libéralisme  envisagées  dans  leurs  rapports  avec  le 
dogme  chrétien  et  avec  les  besoins  des  sociétés  moder- 
nes (1869),  et  articles  nombreux  dans  les  Études 
de  1874-1875  et  juillet  1879.  Nombreux  articles  aussi 
sur  divers  sujets  d'actualité,  surtout  après  1870,  dans 
les  revues  catholiques  de  l'époque  :  Lettre  à  M.  le  che- 
valier Bonnetty  (Annales  de  philosophie  chrétienne, 
avril  1873>;  —  La  doctrine  de  l'école  franciscaine  sur  le 
sacrement  de  pénitence  (Rev.  des  se.  ecclés.,  1873  et 
1874);  —  La  théologie  scolastique  (Études,  1858);  — 
Les  études  ecclésiastiques  en  France  (ibid.,  décem- 
bre 1873);  — •  Le  mouvement  catholique  de  l'angli- 
canisme (Rev.  du  monde  cathol.,  t.  xiv  et  xv);  —  Les 
«  courants  de  la  pensée  religieuse  »  de  Gladstone  (Études, 
juillet  1876);  —  Le  prêt  d'argent  des  anciens  théologiens 
comparé  à  celui  des  moralistes  modernes  (Bulletin  de 
l'Institut  catholique  de  Toulouse,  1884);  — -  La  question 
sociale  et  le  Sacré-Cœur;  —  L'ordre  social  chrétien  (As- 
sociation catholique,  t.  i  et  vu,  et  Rev.  calh.  des  institu- 
tions et  du  droit,  t.   xii). 

Mais  le  P.  Ramière  est  surtout  le  théologien  de  l'É- 
glise, de  la  vie  surnaturelle  et  du  Sacré-Cœur.  Son  ou- 
vrage :  Les  espérances  de  l'Église  (1861)  unit  fortement 
entre  eux  ces  trois  objets  de  son  incessante  activité. 
Le  but  immédiat  du  livre  est  de  rechercher  si  les  exi- 
gences et  les  aspirations  du  monde  moderne  peuvent 
faire  craindre  pour  l'avenir  de  l'Eglise.  La  réponse  est 
franchement  optimiste.  La  tendance  dans  laquelle  se 
résument  les  aspirations  nouvelles  des  peuples  est 
celle  qui  les  pousse  à  l'unité.  Or,  c'est  aussi  à  cpioi  est 
ordonnée  l'Église.  Cependant,  le  vrai  fondement  des 
espérances  à  avoir  pour  elle  est  le  rôle  qui  lui  est  assi- 
gné dans  le  plan  de  Dieu  sur  chaque  homme  en  parti 
culier  et  sur  l'humanité  tout  entière  :  continuer  et 
communiquer  la  vie  de  Jésus-Christ,  afin  qu'en  lui  et 
par  lui  s'établisse  le  règne  de  Dieu.  Tel  est  le  point  où 
le  P.  Ramière  demande  aux  catholiques  de  se  placer 
pour  apprécier  le  rôle  et  les  espérances  de  l'Église  :  au 
point  de  vue  d'où  le  souverain  ordonnateur  du  monde 
dirige  les  événements  humains.  Le  théologien  se  tient 
donc  lui-même  au  centre  de  la  doctrine  catholique.  Et 
telle  est,  en  efi'et,  la  note  propre  du  P.  Ramière  :  à 
une  époque  où  les  écrivains  catholiques  semblent 
n'aborder  la  question  religieuse  que  les  yeux  fixés  sur 
ceux  du  dehors,  lui  s'adresse  d'abord  à  ceux  du  dedans. 
Le  livre  L'apostolat  de  la  prière,  publié  en  1859  et  fré- 
quemment réédité  depuis,  est  aussi  tout  pour  eux;  il 
leur  rappelle  le  devoir  et  le  moyen  de  contribuer  eux- 
mêmes  à  la  réalisation  du  plan  de  Dieu  dans  la  créa- 
tion et  l'incarnation.  Pour  cela,  il  leur  est  indispensa- 
ble de  s'unir  à  celui  cpii  est  le  chef  et  le  centre  de  cet 
ordre  surnaturel  et  de  s'associer  aux  incessantes  aspi- 
rations de  son  cœur  vers  V Advenial  regnum  tuum. 
Ainsi  l'homme  atteint-il  sa  fin  personnelle,  qui  est  la 
participation  à  la  vie  même  de  Dieu,  et  ainsi  concourt- 
il  à  faire  pénétrer  partout  les  principes  chrétiens,  qui 
assurent  le  règne  du  Christ  dans  la  société  comme  dans 
les  individus. 

Cette  doctrine,  incessamment  reprise  dans  les  arti- 
cles du  Messager  d'où  ont  été  tirés  ensuite  les  deux 
volumes  :  Le  cœur  de  Jésus  et  la  divinisation  du  chré- 


lil.M 


RAMIÈRE    (HENRI)    —    RANGÉ    (ARMAND    DE; 


1G52 


tien  et  Le  règne  social  du  cœur  de  Jésus,  résume  toute 
sa  théologie  et  exprime  le  sens  auquel  il  s'est  fait  l'apô- 
tre du  culte  du  sacré-cœur.  Il  ne  s'agit  pas  pour  lui  de 
confrérie  à  promouvoir  ou  d' œuvre  surérogatoire  à 
accomplir;  sa  préoccupation  unique  est  de  faire  saisir 
au  commun  des  chrétiens  les  réalités  sublimes,  que  met 
à  leur  portée  le  christianisme  considéré  dans  ce  qu'il  a, 
à  la  fois,  de  plus  simple,  de  plus  élevé  et  de  plus  central. 
Le  succès  répondit  à  ses  elïorts.  L'optimisme  chaleu- 
reux et  confiant  qui  anime  ses  publications  leur  assura 
un  rayonnement  considérable.  Peu  de  théologiens  ont 
exercé  plus  d'influence  sur  le  développement  de  la 
piété  catholique;  aucun  n'a  autant  contribué  à  lui 
donner  le  goût  de  la  doctrine. 

E.  Rcgnault  et  Cavallera  :  Henri  Ramière,  dans  le  Messa- 
ger d'à  cœur  de  Jésus,  juillet  1021  ;  Sommervogel,  Bibl.  de  la 
Comp.  de  Jésus,  t.  vi,  col.  1416-1432;  Bumichon,  La  Com- 
pagnie de  Jésus  en  France,  t.  iv;  Parra,  Galtier,  Romeyer 
et  Di.don,  Le  P.  IL   Ramière,  Toulouse,  1934. 

P.  Galtier. 

RAM  IREZ  Vincent,  jésuite  espagnol.  Né  a 
Madrid  en  1652,  il  entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus 
en  1667,  enseigna  pendant  28  ans  la  théologie  à  Alcala 
et  mourut  recteur  de  Madrid  en  1721.  Au  dire  des 
Mémoires  de  Trévoux  (1703,  p.  562),  il  était  «  un  des 
plus  habiles  théologiens  »  d'Espagne. 

Nous  avons  de  lui  deux  ouvrages  :  De  divina  prsedes- 
tinalione  sanclorum  et  impiorum  reprobalionc,  2  vol. 
in-fol.,  Alcala  1702;  De  scienlia  Dei,  2  vol.  in-fol.,  Ma- 
drid 1708.  Dans  le  premier  l'auteur  applique  au  pro- 
blème de  la  prédestination  le  système  de  la  science 
moyenne  et  réfute  les  solutions  opposées.  La  prédes- 
tination à  la  gloire  est  antérieure  à  la  prévision  des 
mérites.  Il  n'y  a  pas  de  réprobation  avant  la  prévision 
des  péchés.  L'autre  ouvrage  traite  de  la  science  divine 
en  général;  le  deuxième  volume  est  consacré  spéciale- 
ment à  établir  et  défendre  la  science  moyenne.  Dans 
ces  questions  difficiles  l'auteur  fait  preuve  d'une 
grande  pénétration,  de  clarté  et  d'une  louable  modéra- 
tion dans  la  controverse. 

Mémoires  de  Trévoux,  avril  1703,  p.  562-573;  sept.  1710, 
p.  1632-1641  (analyse  des  deux  ouvrages);  Sommervogel, 
Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  vi,  col.  1432;  Ilurter,  Nomen- 
clalor,  3e  éd.,  t.  IV,  col.  1018. 

J.-P.  Grausem. 

RAM  IS  Antoine,  frère  mineur  espagnol  de  la 
province  de  Majorque,  dont  l'activité  littéraire  doit 
se  situer  dans  la  seconde  moitié  du  xviii6  siècle.  Parmi 
les  rares  détails  que  nous  avons  pu  trouver  au  sujet  de 
son  existence,  il  faut  noter  qu'en  1768  il  habitait  au 
couvent  de  l'aima  de  Majorque,  où  il  composa  un 
Tractalus  summulislicus  juxta  nientetn  solisEcclesiir  seu 
Augustinus  intuitus,  ms.  de  212  p.  conservé  dans  le 
cod.  413  de  la  bibliothèque  provinciale  de  Majorque. 
Il  est  aussi  l'auteur  d'un  Viridarium  scoiieum,  rédigé 
en  1769,  ms.  de  150  p.  conservé  dans  la  même  biblio- 
thèque. 

Samuel  d'Algaida,  Documents  pera  lu  historia  de  lu  flloso- 
lia  catalana,  dans  Criterion,  t.  ix.  1933.  p.  :;2s;  t.  x.  1934, 

p.  238. 

A.  Teetaert. 
RAMON  Thomas,  dominicain  aragonais  mort 
en  1631.  Il  écrivit  :  lu  De  primatu  S.  Pétri  aposioli  et 
summorum  pontificum  romanorum,  ln-4°,  Toulouse, 
1617;  —  2°  r'inres  nuevas  cogidas  del  vergel  de 
lus  divinas  //  humanas  letras,  2  vol.  de  805  et  736  p.. 
1611,  1612;  ■ —  3°  Puntos  escriplurales  de  las  divinas 
letras...,  2  vol.  de  798  et  693  p..  1618;—  1"  Conceplos 
extravagantes...,  ln-4°,  Barcelone,  1619;       5"  Nuevas 

y  dii'imis  initiées  de  las  ullissiinas  ni éludes  de  Maria..., 

in-  i-,  Saragosse,   1621;        6°  Del  santissimo  nombre 

,],,  /.  //.  s.;        7"  Devocionario  del  santissimo  suera 
menlo;        8"  Cadena  de  ara...  para  confirmar...  en  la 


santafé,  in-8°,  Barcelone,  1610  et  1612,  276  p.;  — 
9°  Nueva  pramatica  de  reformacion  contra  los  abusos 
de  los  af entes,  calçado...  y  excesso  en  cl  uso  del  tabaco, 
Saragosse,  1635. 

Quétif-Échard,  Scriplores  ord.  pried..  t.  h.  1721,  \i.  480. 

M. -M.  Gorce. 
RANCÉ  (Armand  Jean  Le  Bouthillier  de)  (1626- 
1700),  naquit  à  Paris,  le  9  janvier  1626,  et  manifesta 
de  bonne  heure  des  talents  extraordinaires.  Tonsuré 
le  21  décembre  1635  et  chanoine  de  Paris,  l'année 
suivante,  il  fut  revêtu  de  nombreuses  dignités  ecclé- 
siastiques; il  se  livra  d'abord  à  la  dissipation  et  aux 
plaisirs,  surtout  au  plaisir  de  la  chasse,  dans  son  châ- 
teau de  Véretz,  aux  environs  de  Tours;  ordonné  prêtre 
le  22  janvier  1651  par  son  oncle,  l'archevêque  de 
Tours,  il  fut  docteur  en  théologie,  le  10  juillet  1654. 
Élu  député  du  second  ordre  à  l'assemblée  du  clergé 
de  1655,  il  signa  «  sans  restriction  et  sans  équivoque  » 
le  formulaire  rédigé  par  l'assemblée  et  approuvé  par  le 
pape  Alexandre  VII,  qui  condamnait  le  jansénisme. 
Il  assista,  le  28  avril  1057,  à  la  mort  de  la  duchesse  de 
Montbazon,  et  cette  mort  le  fit  réfléchir.  Il  fit  d'abord 
une  retraite  à  Tours,  sous  la  direction  du  P.  Ségue- 
not,  de  l'Oratoire  et,  bientôt  après,  il  commença  à 
se  dépouiller  de  ses  bénéfices  et  de  son  patrimoine 
personnel  et  se  lia  avec  des  religieux  de  l'Oratoire  et 
des  amis  de  Port-Royal.  La  mort  de  Gaston  d'Or- 
léans, dont  il  était  l'aumônier,  2  février  1660,  acheva 
de  le  détacher  du  monde.  Il  fit  alors  un  voyage  dans 
le  midi  pour  consulter  ses  amis,  Pavillon,  évêque 
d'Aleth,  Caulet,  évêque  de  Pamiers,  et  Choiseul,  évê- 
que de  Comminges,  et  se  retira  chez  les  oratoriens  de 
Paris  (déc.  1660-juin  1662).  A  cette  date,  il  vint  à  son 
prieuré  de  Boulogne  et  entra  au  noviciat  de  Perseigne, 
23  juin  1663,  où  il  fit  profession,  le  6  juin  1664;  il  se 
retira  à  Notre-Dame  de  la  Trappe,  le  14  juillet  1664. 

Le  30  septembre  1 664,  il  partit  pour  Rome  en  vue  d'y 
défendre  les  réformes  de  l'étroite  observance  contre 
l'abbé  de  Cîteaux;  après  de  nombreuses  démarches  et 
bien  des  déboires,  il  obtint  gain  de  cause.  A  son  retour, 
il  établit  la  réforme  à  la  Trappe,  avec  des  austérités 
que  certains  jugèrent  excessives.  Dès  ce  moment, 
Rancé  eut  une  influence  considérable  sur  les  hommes 
de  son  temps  et  sa  correspondance  fut  très  active  avec 
te  plupart  des  grands  personnages  :  Bossuet  vint  au 
moins  huit  fois  à  la  Trappe.  Après  avoir  eu  d'excel- 
lentes relations  avec  les  jansénistes,  surtout  au  mo- 
ment delà  paix  de  Clément  IX,  Rancé  se  détacha  d'eux, 
dès  qu'il  s'aperçut  de  leur  opposition  à  l'Église  :  la  lettre 
qu'il  écrivit  au  maréchal  de  Bellefonds,  le  30  novem- 
bre 1678,  et  surtout  celle  qu'il  écrivit  à  l'abbé  Nicaise, 
après  la  mort  d'Arnauld,  montrent  son  état  d'esprit 
par  rapport  au  jansénisme  lui-même.  Rancé  fut  égale- 
ment opposé  au  quiétisme,  comme  le  prouvent  les 
deux  lettres  qu'il  écrivit  à  Bossuet,  en  1697. 

Rancé  donna  sa  démission  en  mai  1695,  à  cause  de 
son  élat  de  santé,  mais  il  continua  à  jouir  d'une  grande 
autorité  à  la  Trappe,  sous  ses  successeurs,  dom  Zosime 
(1695  1696),  dom  Armand  François  Gervaisc  (1696- 
1698)  cl  dom  Jacques  de  La  Cour  (1698).  Rancé  mou- 
rut le  27  octobre  I70i  i,  après  avoir  exercé  sur  la  seconde 
moitié  du  xvne  siècle  une  influence  considérable. 

Ouvrages.  La  plupart  des  écrits  de  Rancé  ont 
pour  objet  l'œuvre  capitale,  qui  fut  la  préoccupation 
constante  de  Imite  sa  vie,  après  sa  conversion,  la 
Trappe  cl  sa  concept  ion  personnelle  de  la  vie  religieuse. 
Constitution  de  l'abbaye  de  la  Trappe,  avec  un  dis- 
cours sur  la  réforme,  in-12,  Paris,  1671  ;  —  Éclaircisse- 
ment sur  l'état  présent  de  l'ordre  de  Liteaux,  1674.  Cet 
écrit  est  imprimé  dans  le  Recueil  de  plusieurs  lettres  de 
l'abbé  de  la  Trappe,  in  12;  c'est  un  Mémoire  pour  dé- 
fendre l'étroite  observance.        Lettre  du  R.  P.  abbé  de 


1653 


RANGÉ    (ARMAND    DE 


1654 


la  Trappe  à  M.  Le  Roy,  abbé  de  Haute  fontaine,  sur  les 
humiliations  et  autres  pratiques  de  religion,  in-12,  Pa- 
ris, 1672.  C'est  une  réponse  à  un  écrit  de  Guillaume 
Le  Roy,  abbé  de  Hautefontaine,  intitulé  :  Disserta- 
tion si  c'est  une  pratique  légitime  et  sainte  de  mortifier  et 
d'humilier  les  religieux  par  des  fictions,  en  leur  attri- 
buant des  fautes  qu'ils  n'ont  point  commises  et  des  dé- 
fauts qu'on  ne  voit  point  en  eux.  La  querelle  menaçait 
de  s'aggraver,  mais  Bossuet  intervint  et  mit  fin  à  la 
discussion;  cependant  Le  Roy  avait  composé  des  Re- 
marques sur  la  réponse  à  la  Dissertation  touchant  les 
humiliations  imposées  par  fiction.  Ces  Remarques  se 
trouvent  à  la  bibliothèque  de  Troyes,  ms.  1128,  p.  4  et  5 
(fond  Bouhier).  Rancé  d'ailleurs  a  repris  quelques- 
unes  de  ses  thèses  dans  son  écrit  sur  la  Sainteté.  La 
lettre  de  Rancé  se  trouve  à  la  bibl.  Mazarine,  mss. 
n.  1240  et  1241,  et  à  l'Arsenal,  ms.  n.  2067.  Sur  cette 
polémique,  voir  Serrant,  p.  138-155;  Bremond,  p.  105- 
109,  et  Sainte-Beuve,  Port-Royal,  t.  iv,  p.  51-67:  Dicl. 
de  théol.  calh.,  t.  ix,  col.  447-448. 

De  la  sainteté  et  des  devoirs  de  la  vie  monastique,  2  vol. 
in-4°,  Paris,  1683,  réédité  en  1684  et  en  1701;  traduit 
en  italien,  2  vol.  in-4°,  Rome,  1731  par  Malachie  d'In- 
guimbert  et  dédié  au  pape  Clément  XII.  Cet  écrit  ren- 
ferme les  thèses  essentielles  de  Rancé  sur  la  vie  mo- 
nastique, sous  la  forme  de  23  conférences  :  Rancé  y 
trace  le  portrait  du  religieux  parfait,  tel  qu'il  le  con- 
çoit, ne  vivant  que  pour  Dieu  et  complètement  séparé 
du  monde,  se  délassant  surtout  par  des  travaux  ma- 
nuels. L'écrit,  patronné  par  Bossuet,  eut  un  succès 
immense  et  souleva  de  très  vives  attaques  de  la  part 
des  bénédictins  surtout  et  des  chartreux.  Mabillon  fut 
l'interprète  de  ces  critiques,  dans  ses  Réflexions  sur  tes 
devoirs  monastiques  avec  les  réponses  de  l'auteur  de  ce 
livre,  ms.  de  34  pages,  à  la  Bibl.  nationale,  ms.  jr. 
n.  23  947,  publié  par  le  chanoine  Didio,  dans  son  ou- 
vrage La  querelle  de  Mabillon  et  de  l'abbé  de  Rancé, 
ln-8°,  Amiens,  1892,  p.  440-456.  Mabillon  critique  la 
tendance  de  Rancé  a  la  sévérité  excessive  et  au  for- 
malisme archaïque.  Dora  Innocent  Le  Masson,  généra] 
des  chartreux,  critiqua  également  l'écrit  de  Rancé, 
dans  les  Annales  de  l'ordre  des  chartreux.  Pour  répon- 
dre à  ces  critiques,  Rancé  reprit  et  précisa  sa  pensée 
dans  des  Éclaircissements  sur  quelques  difficultés  que 
l'on  a  formées  sur  le  livre  De  la  sainteté  et  des  devoirs  de 
la  vie  monastique,  in-4°,  Paris,  1685,  et  nouvelle  édi- 
tion corrigée  et  augmentée,  en  1686;  cet  écrit  a  été 
traduit  en  italien  par  Malachie  d'Inguimhert,  in-4", 
Rome,  1735,  sous  le  titre  Dilucidazione  di  alcunc  dif- 
ficulta.  Rancé  répondit  aussi  à  Innocent  Le  Masson, 
dans  sa  Lettre  à  un  évéque,  au  sujet  des  allégations  fai- 
tes de  leurs  anciens  statuts  dans  le  livre  de  la  sainteté  et 
des  devoirs  de  la  vie  monastique.  Cette  Lettre,  adressée 
à  l'évêque  de  Grenoble,  Le  Camus,  fut  insérée  dans  les 
Nouvelles  de  la  république  des  lettres,  mai-juin  1710.  Le 
Masson  répliqua  dans  ses  Explications  sur  quelques 
anciens  statuts  de  l'ordre  des  chartreux,  avec  des  éclair- 
cissements donnés  sur  le  sujet  d'un  libelle,  qui  a  été  com- 
posé contre  eux  et  qui  s'est  divulgué  secrètement.  Un  mi- 
nistre de  l'Église  réformée,  Daniel  de  Larroque,  attaqua 
la  personne  de  Rancé  dans  un  libelle  anonyme,  inti- 
tulé :  Les  véritables  motifs  de  la  conversion  de  l'abbé 
lu  Trappe,  avec  quelques  réflexions  sur  sa  vie  et  sur  ses 
écrits,  ou  Entretiens  de  Timocrate  et  de  Philandre  sur 
un  livre  qui  a  pour  titre  «  Les  saints  devoirs  de  la  vie  mo- 
nastique ».  D'après  ce  libelle,  Rancé,  déçu  dans  ses  am- 
bitions, trompé  dans  ses  espérances,  froissé  dans  ses 
affections,  s'était  retiré  dans  la  solitude  par  dépit  et 
par  désespoir,  mais  il  continue  à.  faire  du  bruit  dans  le 
monde  par  ses  écrits  exagérés  sur  la  vie  monastique, 
où  il  attaque  les  autres  religieux;  c'est  dans  ce  livre 
qu'on  trouve  la  légende  de  la  tête  coupée  de  Mme  de 
Montbazon.  L'abbé  de  Maupeou,  curé  de  Nonancourt, 

DICT.     DE    THÉOL.    CATHOL. 


réfuta  cet  écrit  dans  son  livre  La  conduite  et  les  senti- 
ments de  M.  l'abbé  de  la  Trappe,  pour  servir  de  réponse 
aux  calomnies  de  l'auteur  des  Entreliens  de  Timocrate 
et  de  Philandre,  in-12,  s.  1.,  1685.  Sur  les  discussions 
soulevées  par  le  livre  De  la  sainteté,  voir  Bibliothèque 
des  auteurs  ecclésiastiques  du  XVIIe  siècle,  t.  iv,  p.  165- 
194;  Journal  des  savants  du  3  mai  1683,  p.  117-120; 
Didio,  La  querelle  de  Mabillon  et  de  l'abbé  de  RaJicé, 
p.  88-138;  Bremond,  L'abbé  Tempête,  p.  148-205; 
l'abbé  Dubois,  Histoire  de  l'abbé  de  Rancé,  t.  n,  p.  1-97. 

En  1686,  Rancé  publia  Les  instructions  de  saint  Do- 
rothée, Père  de  l'Eglise  grecque  et  abbé  d'un  monas- 
tère de  la  Palestine,  in-8°,  Paris,  1685.  Puis  les  polé- 
miques vont  reprendre  sur  un  terrain  nouveau,  mais 
voisin,  au  sujet  de  la  Règle  de  saint  Benoit.  Le  P.  Mège. 
bénédictin  de  Saint-Maur,  publia  en  1687,  un  Com- 
mentaire sur  lu  règle  de  saint  Benoit,  où  les  senti- 
ments et  les  maximes  de  ce  saint  sonl  expliqués,  in-12, 
Paris,  1687;  il  attaquait  assez  vivement  Rancé  sur 
quelques  points  de  cette  règle  :  le  silence,  la  récréa- 
tion, le  rire,  les  humiliations  et  surtout  le  travail  des 
mains.  Rancé,  pour  répondre  à  cet  écrit,  publia  La 
règle  de  saint  Benoît,  avec  des  notes  de  dom  Claud"  de 
Vert,  trésorier  de  Cluny,  in-12,  Paris,  1687  et  Bruxelles, 
1703,  et  La  règle  de  saint  Benoît,  nouvellement  traduite 
et  expliquée  selon  son  véritable  esprit  par  l'auteur  des 
Devoirs  de  la  vie  monastique,  2  vol.  in-4°,  Paris,  1689, 
avec  des  Méditations  sur  la  règle  de  saint  Benoît,  tirées 
du  Commentaire  sur  la  même  règle.  Cet  écrit  fut  publié 
avec  les  encouragements  de  Bossuet  et  de  l'archevê- 
que de  Reims.  Rancé  y  expose  les  règles  de  saint  Be- 
noit dans  toute  leur  pureté  et  leur  sévérité  :  silence 
absolu,  travail  manuel,  mortifications  corporelles  (Di- 
dio, op.  cit.,  p.  138-147);  enfin  Rancé  publia  Les  règle- 
ments de  l'abbaye  de  Notre Uame-de-la-Trappe,  en 
forme  de  constitutions,  in-8°,  Paris,  1690,  et  réédités 
en  1718.  Ces  constitutions  diffèrent  en  plusieurs  points 
de  celles  de  1671.  Dans  ces  divers  écrits,  Rancé,  sou- 
tient d'une  manière  générale,  que  les  moines  doivent 
s'abstenir  de  toute  étude  proprement  dite. 

Les  bénédictins,  par  la  plume  de  dom  Martène  et 
surtout  de  Mabillon,  firent  un  commentaire  beau- 
coup plus  doux  des  règles  de  saint  Benoît.  Ce  fut  l'ori- 
gine de  la  célèbre  querelle  des  études  monastiques.  En 
juin  1691,  Mabillon  publia  le  Traité  des  études  monas- 
tiques dans  les  cloîtres,  in-12,  Paris,  1691,  où  il  prend 
la  défense  des  études  :  elles  sont  utiles  et  même  néces- 
saires pour  maintenir  l'ordre  et  l'économie  dans  les 
communautés  religieuses;  il  examine  quelles  études 
conviennent  aux  solitaires  et  la  méthode  qu'ils  doi- 
vent employer,  avec  le  but  qu'ils  doivent  se  proposer, 
pour  qu'elles  soient  utiles  et  avantageuses.  Il  dresse 
le  catalogue  d'une  bibliothèque  monastico-ecclésias- 
tique  qui  renferme  plus  de  3.000  volumes.  Mabillon 
est  très  modéré,  mais  on  trouve  des  expressions  dures 
et  blessantes  contre  Rancé,  dans  les  lettres  d'approba- 
tion signées  par  des  docteurs  de  Sorbonne.  L'ouvrage 
fut  assez  mal  accueilli  à  Rome.  Des  amis,  en  particu- 
lier le  P.  Gourdan,  demandèrent  à  Rancé  de  répondre 
ù  cette  attaque.  L'abbé  de  la  Trappe  publia  la  Réponse 
au  Traité  des  éludes  monastiques  de  Mabillon,  2  vol. 
in-12  et  1  vol.  in-4°,  Paris,  1692.  Cet  écrit,  plein  de 
vivacité,  est  tout  à  fait  caractéristique  de  la  manière 
de  Rancé  :  il  y  a  des  longueurs,  des  redites,  des  digres- 
sions, comme  chez  les  écrivains  de  Port-Royal,  mais 
avec  de  la  chaleur,  du  mouvement,  de  l'onction  et  par- 
fois une  véhémence  extraordinaire;  c'est  presque  du 
Pascal  et  Sainte-Beuve  fait  un  très  bel  éloge  de  cel 
écrit. 

Un   anonyme,   très   probablement  le  P.   Denys   de  • 
Sainte-Marthe,  répliqua  à  Rancé  dans  quatre  Lettres 
à  M.  l'abbé  de  la  Trappe,  où  l'on  examine  sa  Réponse 
au  traité  des  études  monastiques  et  quelques  endroits  de: 

T.  —   XIII.   —   53. 


L655 


RANCE    (ARMAND    DE 


RANST    (FRANÇOIS    VAN; 


1656 


son  commentaire  sur  lu  règle  de  saint  Benoit,  in-12, 
Amsterdam,  16.92.  L'auteur  attaque  personnellement 
Rancé.  «  C'est  un  homme  rempli  d'orgueil,  infatué  de 
lui-même,  avide  de  relations  mondaines,  et  exerçant 
une  autorité  tyrannique  sur  de  pauvres  moines...  » 
.Jean-Baptiste  Thiers,  curé  du  dioeèse  de  Chartres, 
répliqua  à  ce  libelle  par  une  Apologie  de  M.  l'abbé  de 
la  Trappe.  Mabillon  lui-même  répondit  à  Rancé  dans 
une  seconde  édition  de  son  Traité  des  éludes  monas- 
tiques, par  des  Réflexions  sur  la  réponse  de  M.  l'abbé 
de  la  Trappe,  in-12,  Paris,  1693  :  .Mabillon  trace  le  ta- 
bleau de  la  vie  studieuse,  laborieuse  el  régulière  des 
moines  de  la  congrégation  de  Saint-Maur  et  de  Saint- 
Vannes;  en  plusieurs  endroits,  d'ailleurs,  il  se  rappro- 
che du  point  de  vue  de  Rancé.  Après  quelques  hésita- 
tions et  sur  les  conseils  de  ses  amis,  Rancé  se  décida 
à  répondre  à  ce  second  écril  de  Mabillon,  mais  une 
visite  de  Mabillon  à  la  Trappe  mil  lin  a  la  polémique 
et  Rancé  ne  publia  pas  son  écril  qui  est  resté  manus- 
crit :  Examen  des  Réflexions  du  R.  P.  Mabillon  sur  la 
réponse  au  traité  îles  études  monastiques.  Sur  cette  que- 
relle, voir  Dubois,  op.  cit.,  t.  n,  p.  261-387;  Didio, 
p.  176-403,  et  Bremond,  p.  1  18-186. 

Les  autres  écrits  de  Rancé  font  parfois  allusion  aux 
thèses  qu'il  a  défendues  dans  les  écrits  précédents, 
mais,  en  général,  ils  sont  beaucoup  plus  calmes  :  Ins- 
tructions sur  les  principaux  sujets  de  la  piété  el  de  la 
morale  chrétienne,  in-12,  Paris,  1693,  publié  sans  l'aveu 
de  Rancé  et  avec  des  altérations;  -  Conduite  chré- 
lienne.  adressée  à  S.  A.  R.  la  duchesse  de.  Guise,  in-12, 
l'aris,  1697  et  1703;  Rancé  y  parle  de  l'abus  des 
sciences;  -  Maximes  chrétiennes  el  morales,  2  vol.  in- 
12,  l'aris,  1698  et  1702;  ce  sont  des  extraits  des  lettres 
écrites  par  Rancé;  —  Conférences  ou  Instructions  sur 
les  épitres  el  évangiles  des  dimanches  el  principales 
fêtes  de  Tannée,  el  sur  les  vèlures  el  professions  religieu- 
ses. 3  vol  in-12,  Paris,  1698  et  1720;  Réflexions  mo- 
rales sur  les  quatre  évangiles,  4  vol.  in-12,  Paris,  1699, 
que  l'on  a  pu  comparer  aux  Méditations  de  Bossuet; 
—  Traité  abrégé  des  obligations  des  chrétiens,  in-12, 
Paris,  1699  (Journal  des  savants  du  16  nov.  1699, 
p.  738);  —  Lettres  de  piété  écrites  à  diverses  personnes, 
2  vol.  in-12,  Paris,  1701  et  1702;  d'autres  Lettres  ont 
été  publiées  par  Gonod,  1  vol.  in-8°,  Paris,  1846  (voir 
Sainte-Beuve,  Portraits  littéraires,  t.  ni,  p.  424-436); 
—  Lettres  de  piété  choisies,  in-12,  l'aris,  1702  (Journal 
des  savants  du  6  mars  1702,  p.  145-151);  —  Relations 
de  la  mort  de  quelques  religieux  de  la  Trappe,  diverses 
éditions  publiées  en  167.S  et  1681,  2  vol.  in-12,  1696 
et  1702,  3  vol.  in-12,  1713  et  1716,  en  lin  5  vol.  in-12, 

17;,;,  et  1758. 

On  a  attribué  à  Rancé  les  Entretiens  de  l'abbé  Jean 
cl  du  prêtre  Eusèbe,  in-8",  Lyon,  1678:  mais  cet  écrit  a 
pour  auteur  M.  de  Suel,  curé  de  Chaires,  qui  raconte 
<lcs  conversations  qu'il   a  eues  avec  l'abbé  de  Rancé. 

De  nombreux  écrits  de  Rancé  sonl  rcslés  manus- 
crits; ce  sont  surtout  des  Lettres  de  direction  et  de 
piété  ;Bibl.  nationale,  ms.  fr.  n.  13252,  15172,  15180, 
S  ;/.'/,-,-  Arsenal, n.  2064,  2106,  1852,  5172,6040,6626; 
bibl.  Sainte-Geneviève,  n.  1522,  1570  el  bibl.  Maza- 
rinc,  n.  12 1 1. 

Les  biographies  de  Rancé  sonl  très  nombreuses;  aussitôt 
après  sa  mort,  ses  amis  souhaitent  que  Bossuet  écrive  sa 
vie;  mais  Bossuet  étall  âgé,  ci.  dans  une  lettre  à  l'abbé  de 
Saint-André  (Corresp.,  t.  xv,  i>.  27-31)  il  déclare  qu'il  fau- 
dra -  une  main  habile  pour  faire  l'histoire  de  ce  saint  per- 
sonnage el  une  tète  qui  soit  au-dessus  de  toutes  les  vues 
humaines...  Tous  les  pariis  voudront  tirer  a  soi  le  saint 
abbé...  •.  l.e  gouvernement  lui-même  surveille  la  publica- 
tion de  cette  vie.  Voici  les  principales  biographies  :  Pierre  de 
Maupéou,  La  oie  du  T.  R.  P. dom  Armand  Jean  Le  Boulhillter 
île  Bancé,  abbé  et  réformateur  du  monastère  de  lu  Trappe, 
2  vol.  in-12,  Paris,  1702  (Journal  des  savants,  du  20  nov. 
1702,  |>  645-652;  le  même  avait  publié  Lu  conduite  et  les  sen- 


timents de  M.  l'abbé  de  lu  Trappe,  pour  servir  de  réponse  aux 
calomnies  de  l'auteur  des  Entretiens  de  Timncrale  el  de  Pki- 
landre  sur  te  liure  de  lu  Sainteté  et  des  devoirs  de  la  vie  monas- 
tique, in-12,  s.  1.,  16S5);  Marsollier,  t.n  vie  de  dom  Armand 
Jeun  l.e  Boutliillier  de  Pince,  abbé  régulier  et  réformateur  du 
monastère  de  la  Trappe,  de  l'étroite  observance  de  Cltcuax, 
in-t°  ou  2  vol.  in-12,  Paris,  1703  (Journal  des  savants,  du 
7  mai  1703,  p.  278-285);  ces  deux  biographies  ont  été  appré- 
ciées par  dom  Gervaise,  dans  l'écrit  intitulé  Jugement  eri- 
tique,  mah  équitable  des  vies  de  jeu  M.  l'abbé  de  la  Trappe, 
dom  Armand  de  Rancé,  contre  les  calomnies  de  dom  Vincent 
Tliuillier.  religieux  de  lu  congrégation  de  Saint-Maur,  divisé 
en  deux  parties,  oii  l'on  voit  toutes  les  fautes  qu'ils  ont  com- 
mises contre  lu  vérité  de  l'histoire,  contre  te  bon  sens,  contre  la 
vraisemblance,  contre  l'honneur  même  de  M.  de  Bancé,  et  de 
la  maison  de  la  Trappe,  in-12.  Londres,  1742;  dom  Gervaise 
a  composé  lui-même  une  \'ie  du  T.  H.  P.  dom  Armand  Jean 
l.e  Iloulliillier  de  Rancé,  abbé  régulier  el  réformateur  du 
monastère  de  lu  Trappe,  ordre  de  Cileanx.  écrite  sur  les  Mé- 
moires plus  cruels  et  plus  amples  que  ceur  sur  lesquels  ont 
travaillé  les  premiers  auteurs  de  la  même  histoire,  2  vol.  in-8", 
ms.;  le  même  a  composé  Défense  de  la  nouvelle  histoire  de 
l'abbé  Sugsr  avec  l'apologie  de  feu  M.  l'abbé  de  la  Trappe... 
contre  les  calomnies  et  les  invectives  de  dom  Vincent  Tliuillier, 
religieux  de  la  congrégation  de  Saint-Maur,  répandues  dans 
son  Histoire  des  contestations  sur  les  ordres  monastiques,  insé- 
rée dans  son  premier  loin'  des  Œuvres  posthumes  de.  dom 
Mabillon,  in-12,  l'aris,  1721;  Le  Nain  de  Tillemont, La  vie  du 
R.  P.  Armand  Jean  l.e  Bouthiltier  de  Rancé,  in-12,  Nancv, 
170."),  et  3  vol.  in-12,  Rouen,  ou  2  vol.  in-12,  Paris,  171(1; 
Gôcking,  l.eben  des  Armand  Joannes  Le  Boutliillier  de 
Rancé,  in-8".  Berlin,  1S20;  Chateaubriand,  Vie  de  Bancé, 
in-8",  Paris,  1844  (Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains, 
I.  m.  p.  36-59);  Kxauvillez,  Vie  de  l'abbé  de  Rancé,  in-12, 
Paris,  1811;  Abbé  Dubois,  Histoire  de  l'abbé  de  Rancé  ci  de 
sa  réforme,  2  vol.,  in-8".  Paris,  1866,  et  autre  édition  en  186'); 
Em.  de  Broglie,  Mabillon  el  la  société  de  Saint- Germain-des- 
Prês  ù  lu  /in  du  XVII-  siècle.  2  vol.,  in-8"  Paris,  1888;  Didio, 
La  querelle  de  Mabillon  et  de  l'abbé  de  Rancé,  in-8",  Amiens, 
1802;  II.  Tournouer,  Bibliographie  de  Notre-Dami  de  tu 
Trappe,  in-8",  Mortagne,  189  l;  Schmidt,  A.  J.  Le  Boutliillier 
de  Rancé,  Abl  and  Ite/ormalor  von  la  Trappe,  in-8",  Katis- 
bonne,  1807;  Frantz  BUttgenbach,  Armand  J.  B.  de  Rancé, 
Reformalor  der  Cislercenser  von  la  Trappe,  and  er.sler  Abl  der 
Trappisten,  in-8".  Aix-la-Chapelle,  1897;  Marie-Léon  Ser- 
rand.  L'abbé  de  Rancé  el  Bossuet,  Le  grand  moine  cl  le  grand 
évèque  du  grand  siècle,  in-8",  Paris,  1903;  Péret,  La  faculté  de 
théologie  de  l'aris  et  ses  docteurs  les  plus  célèbres,  t.  IV,  1906, 
p.  109-128;  IT.  Hreniond,  L'abbé  Tempête,  Armand  de  Rancé, 
réformateur  de  la  Trappe,  in-8°,  Paris.  1929;  Albert  Clierel, 
Rancé,  in-16,  Paris,  1930;  Du  Jeu,  M.  de  la  Trappe,  Essai 
sur  la  vie  de  l'abbé  de  Rancé,  in-16,  Paris,  1932. 

J.  Carreyre. 

RANST  (François  Van)  (vers  1660-1727)  naquit 
a  Anvers  aux  environs  île  1660,  prit  l'habit  domini- 
cain dans  sa  ville  natale  et  fut  licencié  en  théologie  à 
l'université  de  Louvain.  Il  enseigna  les  sciences  sa- 
crées el  fut  régent  des  études  au  couvent  d'Anvers. 
en  1715.  Il  élait  théologien  de  la  Casanate,  au  couvent 
de  la  Minerve,  à  Borne,  en  1725;  il  mourut  en  1727. 

Il  a  publié  un  certain  nombre  d'écrits  en  faveur  de 
saint  Thomas,  dont  la  plupart  sont  dirigés  contre  les 
thèses  de  Quesnel  :  Oralio  panegijrica  in  laudetn 
I).  Thomœ,  Anvers,  in-12,  1711;  Veritas  in  medio,  seu 
D.  Thomas,  doctor  ungelicus,  propositiones  omnes  circa 
theoriam  ci  praxim,  rigorem  ac  laxitalem  versantes  in 
medio,  a  Baianis  usque  ad  Quesnellianas  nu  inclusive... 
prœdamnans,  in  8".  Anvers,  1715;  De  hseresibus  ab 
incunubulis  Ecclesiœ  usque  ad  turc  (empora,  f>er  I).  Thit- 
mam  el  Scripluras  sacras  prsedebellatis,  in-12,  Anvers. 
1717;  Responsio  brevis  m!  Palrem  Quesnel,  in-8",  An- 
vers, 1718;  Lux  fid-i,  seu  I).  'Thomas,  doctor  Angelicus, 
splendidissimus  calholiese  fidei  alhleta,  in-8°,  Anvers, 
1718;  à  Rome,  Ranst  prépara  une  seconde  édition, 
mais  il  n'eut  pas  le  temps  de  l'achever;  elle  fut  publiée 
plus  tard,  2  vol.  in-8",  Maestricht,  1735;  Opusculus 
hislorico-thcologicus  de  indulgenliis  et  jubilieo,  in-12, 
Borne,  1721  el  Anvers,  1731;  Curminu  cl  oraliones  in 
/esta  l).  Thomœ  de  Aquino  pronuntiatee  et  éditée,  Anvers. 


l(i  5  7 


RANST    (FRANÇOIS    VAN) 


RAOUL    DE    REIMS 


1658 


Quétif  et  Échard,  Scriptores  ord.  praedic,  t.  n,  p.  798; 
Richard  et  Giraud,  Bibliothèque  sacrée,  t.  xx,  p.  379-380; 
Biographie  nationale  de  Belgique,  t.  xvm,  Bruxelles,  1004, 
col.  679-680. 

J.  Carreyre. 

RANULPHE  DE  LOCKYSLE  ou  DE  LO- 
CKELEYE,  frère  mineur  de  la  province  d'Angle- 
terre. Originaire  de  Loxley,  dans  le  comté  de  War- 
wick,  appelé  Lockysley  dans  le  ms.  Colton  Nero  A 
IX  du  British  Muséum  à  Londres  et  Lockeleye  dans 
le  ms.  Phillipi>s  '1119,  il  fut  le  trente-septième  maître 
régent  des  mineurs  à  l'université  d'Oxford,  où  vers 
1310  il  commenta  les  Sentences.  Il  est  enseveli  à  Wor- 
cester.  D'après  L.  Wadding  il  serait  l'auteur  d'un 
Commentarium  super  magistrum  senlentiarum,  de  plu- 
sieurs commentaires  Super  Arislotelis  opéra  varia  et 
de  quelques  autres  écrits.  Selon  le  même  L.  Wadding 
et  Jean  Baie  il  aurait  composé  un  ouvrage  intitulé  : 
De  pauperlale  evangelica,  dans  lequel  il  aurait  pris 
position  dans  l'acre  controverse  sur  la  question  de 
savoir  si  le  Christ  et  les  apôtres  avaient  possédé  en 
privé  et  en  commun.  La  thèse  négative,  soutenue  par 
les  fraticelli  fut  condamnée  comme  hérétique  par 
Jean  XXII,  dans  sa  constitution  Cum  inter  nonnullos 
du  13  nov.   1323. 

L.  Wadding,  Scriptores  ord.  minorum,  Rome,  1906,  p.  196; 
Thomas  d'EccIeston,  De  adventu  fr.  minorum  in  Angliam, 
éd.  A.  G.  Little,  dans  Collection  d'études  et  de  documents, 
t.  vu,  Paris,  1909,  p.  69;  éd.  .1.  S.  Brewer,  dans  Monumenta 
francise. ,  1. 1,  Londres,  1858,  p.  366  et  553;  J.Bahvus,  Illus- 
trium  Majoris  Britanniœ  scriptorum  summarium,  Bâle,  1559  ; 
Hurter,  Nomenclalor,  3«  éd.,  t.  n,  col.  468;  A.  G.  Little,  The 
Grey  Friars  al  Oxford,  Londres,  1892,  p.  165;  M.  Schmaus, 
Die  Quœsiio  des  Peints  Sutton,  O.  F.  M.,  iiber  die  Univoka- 
lion  des  Seins,  in  Collectanca  francise,  t.  ni,  1933,  p.  5-6. 

A.  Teetaert. 

RANZI  Candide,  frère  mineur  italien,  cousin  du 
cardinal  Mercure  Gattarina.  Originaire  de  Verceil,  il 
s'adonna  au  droit  à  Turin  avant  de  revêtir  l'habit 
franciscain.  Il  évangélisa  la  Corse  et  le  Milanais  et 
refusa  avec  énergie  la  dignité  épiscopale,  qui  lui  fut 
proposée  par  son  cousin.  Mort  en  1515  à  Yalperga 
dans  le  Piémont,  il  est  enterré  au  couvent  de  San- 
Giorgio  Canavese  où  il  passa  les  dernières  années  de  sa 
vie.  11  est  l'auteur  d'un  ouvrage  intitulé  De  slatu  spiri- 
tuali  mundi,  divisé  en  trois  parties  traitant  successive- 
ment De  mundi  erroribus,  De  hominis  miser ia,  De 
relalione  disciplinée  ecclesiaslicœ;  ainsi  que  de  Salula- 
liones  septem  ad  H.  V.  Mariam  dont  le  texte  italien  a 
été  publié  par  B.  Cimarella,  O.  F.  M.,  dans  Quarla 
pars  chronicorum  S.    Francisci,   t.   ut,  3e  part.,   Xa- 

ples,  1080. 

,- 

L.  Wadding,  Annales  minorum,  t.  xv,  an.  1515,  n.  xv, 
Ouaracchi,  1933,  p.  559-560;  le  même,  Scriptores  ord.  mino- 
rum. Rome,  1906,  p.  (il  ;  .1.  IL  Sbaralea,  Supplem.  ad  scri/t- 
tores  ord.  minorum,  t.  i.  Home.  1008,  p.  199. 

A.  Teetaert. 

1.  RAOUL  DE  COLEBRUGE,  frère  mineur 
de  la  province  anglaise  de  la  première  moitié  du 
xine  siècle.  Originaire  peut-être  de  Colbridge  dans  le 
Kent,  il  fut  le  second  maître  régent  franciscain  qui  en- 
seigna à  l'université  d'Oxford.  D'après  Thomas  d'Ec- 
cIeston, il  entra  dans  l'ordre  des  frères  mineurs  pendant 
qu'il  était  maître  régent  et  enseignait  la  théologie  à 
l'université  de  Paris,  où  il  s'était  acquis  une  certaine 
renommée.  Les  circonstances  dans  lesquelles  il  prit  la 
décision  de  s'enrôler  chez  les  franciscains  sont  racon- 
tées par  Bernard  de  Besse  dans  la  Chronica  XXIV 
Generalium  et  le  Liber  exemplorum  fr.  minorum  sœ- 
culi  xill ;  le  récit  diffère  cependant  légèrement  chez 
le  dernier  et  les  deux  premiers.  Pendant  son  noviciat 
il  fut  envoyé  par  le  général  à  Oxford  pour  y  enseigner 
la  théologie.  Il  y  fut  maître  régent,  probablement  en- 
tre 12  49  et  1252,  d'après  A.  G.  Little,  et  y  a  enseigné 


vraisemblablement  avec  Adam  de  Marisco.  11  faut 
noter  cependant  que,  d'après  le  Liber  exemplorum, 
Baoul  serait  entré  chez  les  mineurs  entre  1240  et  1245. 
Il  y  est  dit  en  effet,  d'un  côté,  qu'il  raconta  sa  voca- 
tion à  Alexandre  de  Halès  et,  d'un  autre  côté,  que 
saint  Bonaventure  l'a  vu  novice  quand  lui-même  était 
pour  ainsi  dire  encore  novice.  Or  le  Docteur  séraphi- 
que  a  fait  son  noviciat,  soit  en  1238,  soit  plus  pro- 
bablement en  1243.  Baoul  toutefois  n'enseigna  pas 
longtemps  à  Oxford,  puisque  d'après  le  Liber  exem- 
plorum il  mourut  peu  de  temps  après  son  arrivée  en 
Angleterre. 

A.  G.  Little,  The  Grey  Friars  in  Oxford,  Oxford,  1892, 
p.  139;  Thomas  d'EccIeston,  De  advenlu  fr.  minorum  in 
Angliam,  édit.  A.  (L  Little.  dans  Collection  d'études  et  de 
documents  sur  l'histoire  religieuse  et  littéraire  tin  Moyen  Age, 
t.  vu,  Paris,  1909,  p.  64  et  91  ;  éd.  J.  S.  Brewer,  dans  Monu- 
menta francise,  t.  i,  Londres,  1858, p.  39  et  542;  Chronica 
XXIV  generalium,  dans  Analecia  frajicisc.,t.  m,  Ouaracchi, 
1897,  p.  221  ;  A.  (i.  Little,  The  franciscan  school  at  Oxford  in 
llie  thirlcenlli  cenlury,  in  Arch.  francise,  hist.,  t.  xix,  1926, 
p.  837-838;  L.  Oliger,  Liber  exemplorum  fr.  minorum  su>- 
culi  XIII,  dans  Antonianum,  t.  n,  1927,  p.  261-205. 

A.  Teetaert. 

2.  RAOUL  DE  MAIDSTONE,  frère  mineur 
de  la  province  d'Angleterre.  Maître  en  théologie  de 
l'université  de  Paris,  où  il  s'acquit  un  nom  par  son 
enseignement,  il  fut  parmi  les  «  fameux  anglais  »  qui 
quittèrent  Paris  à  la  suite  des  disputes  de  1229.  A  la 
demande  de  Henri  III  il  s'établit  à  Oxford.  Il  fut  archi- 
diacre de  Chester  probablement  vers  1230  et  doyen 
d'Hereford  en  1231.  Élevé  au  siège  épiscopal  d'Here- 
ford  en  1234,  il  résigna  sa  charge  le  17  décembre  1239 
pour  entrer  dans  l'ordre  des  frères  mineurs,  dans  le- 
quel il  fut  reçu  par  Haimo  de  Faversham,  qui  fut  alors 
provincial  d'Angleterre.  Quant  aux  mobiles  qui  au- 
raient déterminé  Radulphe  à  revêtir  l'habit  francis- 
cain, d'après  les  uns  il  l'aurait  fait  à  la  suite  d'une  vi- 
sion, d'après  les  autres  pour  accomplir  un  vœu,  fait 
probablement  avant  de  devenir  évéque.  D'après  Bar- 
thélémy de  Pise  (De  conformitale,  fructus  vin,  2), 
il  aurait  contribué  de  ses  propres  mains  à  construire 
l'église  du  couvent  d'Oxford.  Il  vécut  cependant  pres- 
que sans  interruption  dans  le  couvent  de  Gloucester, 
où  il  mourut  le  8  janvier  1240  et  fut  enseveli  dans  le 
chœur  de  l'église.  D'après  une  citation  trouvée  dans 
un  Traclalus  de  sacramenlis  conservé  dans  le  cod.  14, 
fol.  28-32,  de  la  Gray's  Inn  Library  à  Londres,  Baoul 
aurait  composé  un  Commentarius  super  Sentenlias 
quand  il  était  archidiacre  de  Chester.  On  y  lit  en  effet  : 
secundum  mag.  R.  de  MaidinsLon  archidiacotvam  Ces- 
trensem  super  Sentenlias. 

A.  G.  Little,  The  Grey  Friars  at  Oxford,  Oxford,  1892, 
p.  182;  Thomas  d'EccIeston,  De  adventu  fr.  minorum  in 
Angliam.  éd.  A.  G.  Little,  dans  Collection  d'études  et  de  docu- 
ments, t.  vu,  Paris,  1909,  p.  107  et  139;  éd.  J.  S.  Brewer, 
dans  Monumenta  francise,  1. 1,  Londres,  1858,  p.  58-59  et  542  ; 
Barthélémy  de  Pise,  De  conformitale  vital  beati  Francisci  ad 
vitam  Domini  Jesu,  dans  Analecia  francise,  t.  iv,  Ouaracchi. 
1906.  p.  20,  307,  330.  344,  429;  Chronica  XXIV  generalium 
ord.  minorum,  dans  Anal,  franc,  t.  m,  Ouaracchi,  1897, 
p.  26  et  220;  Bernard  de  Besse,  Liber  de  laudibus,  c.  vil, 
dans  Anal,  franc,  t.  ni,  p.  679;  Mathieu  Paris,  Chronica 
majora,  éd.  Luard,  t.  m,  Londres,  1876,  p.  168  et  305;  t.  iv, 
Londres,  1878,  p.  163;  le  même,  Historia  Anglorum,  éd. 
Pr.  Madden,  t.  n,  Londres,  1867,  p.  374. 

A.  Teetaert. 

3.  RAOUL  DE  REIMS,  frère  mineur  de  la  pro- 
vince d'Angleterre.  Né  à  Reims  d'une  famille  origi- 
naire d'Angleterre  et  maître  en  théologie,  il  fut  en- 
voyé en  1233  par  Grégoire  IX  avec  un  autre  mineur 
Haymo  de  Faversham  et  deux  dominicains  Pierre  de 
Sézanne  et  un  certain  Hugues  au  patriarche  des  Grecs, 
Germain  II,  pour  y  travailler  à  l'union  des  deux 
Églises.  Arrivés  à  Nicée  vers  la  mi-janvier  1231,  ils 


1659 


RAOUL    DE    REIMS 


RAPHAËL    DE    DIEPPE 


1660 


furent  bien  revus,  remirent  au  patriarche  une  lettre 
du  pape  et  eurent  avec  les  Grecs  plusieurs  conférences, 
soit  à  Nicée  en  Bithynie,  soit  à  Nympha  en  Lydie  sur 
les  deux  principaux  dissentiments,  qui  séparaient  les 
Églises  grecque  et  latine,  à  savoir  la  procession  du 
Saint-Esprit  et  l'emploi  du  pain  azyme  ou  du  pain 
levé  pour  célébrer  la  messe.  Ne  pouvant  arriver  à 
un  compromis  les  envoyés  ponti beaux  regagnèrent 
Home  après  avoir  consigné  par  écrit  leurs  discussions  : 
Dispuialio  latinorum  et  grœcorum  seu  relatio  aprocri- 
siariorum  Dni  papse  Gregorii  IX  de  gestis  Nicsem  in 
Bithynia  et  Nymphœœ  in  Lydia,  1234. 

Thomas  d'Eccleston,  /,'<•  advenlu  fr.  niinoruin  in  Angliam, 
éd.  A.  G.  Llttle,  dans  Collection  d'études  el  de  documents, 
t.  vu,  Paris,  1909,  p.  35,  90,  91,  95;  dans  Anal,  franc.,  t.  I, 
Quaracchi,  1885,  p.  229,  244-246;  I  lefele-Leclercq,  Histoire 
<les  conciles,  t.  v,  2e  part.,  Paris,  1913,  p.  1567-1572;  L.  Wad- 
ding,  Annales  minorum,  t.  n,  an.  1233,  n.  vin-xxv,  p.  300- 
399,  Quaracchi,  1931  ;  Quétif-Échard,  Hibl.  scriptorum  ord. 
prmdicatorum,  1. 1,  Paris,  1712,  p.  911-927;  Mansi,  Concil., 
t.  xxiii,  Venise.  1779,  col.  277-320;  G.  (ïohibovich, 
Biblioteca  bio-bibliograflca  délia  Terra  santa,  I"  série.  I.  i, 
Quaracchi.  1906,  p.  163-169;  le  même,  Dispuialio  latinorum 
et  grœcorum  seu  relatio  apocrisiariorum  Gregorii  IX,  dans 
Areh.  fnaic.  hist.,  t.  xn,  1919,  p.   118-470. 

A.  Teetaert. 

4.  RAOUL  DE  RODINGTON,  frère  mineur 
de  la  province  d'Angleterre  appelé  aussi  Rodimpton, 
Hadiutorius,  Radimptorius,  Oroipton,  maître  en  théo- 
logie de  l'université  d'Oxford  et  lecteur  de  son  ordre 
dans  la  môme  ville  vers  1350.  Il  y  commenta  les  Sen- 
tences et  à  cause  de  la  grâce  et  de.  la  facilité  de  son 
langage,  il  fut  dénommé  facundus  Apollo.  D'après 
L.  Wadding  et  H.  Hurter  il  serait  l'auteur  de  com- 
mentaires sur  plusieurs  livres  de  la  sainte  Écriture, 
d'un  Commenturium  super  Magislrum  Seiilentiarum, 
de  Lecturx  scholasticœ  et  de  Quœsliones  ordinariœ. 
Notons  toutefois  que  Thomas  d'Eccleston  ne  l'énu- 
mère  pas  parmi  les  lecteurs  franciscains  qui  ensei- 
gnèrent à  Oxford.  Il  signale  cependant  vers  la  même 
époque  un  autre  frère  mineur,  dont  le  nom  ressemble 
beaucoup  à  celui  du  précédent,  à  savoir  Jean  de  Ru- 
dington  ou  Ruddington,  dans  le  comté  de  Nottin- 
gham  ou  de  Lincoln,  qui  fut  le  cinquante-sixième  lec- 
teur des  mineurs  à  Oxford  et  le  dix-neuvième  minis- 
tre provincial  et  qui  fut  à  Bàle  le  10  juillet  1340. 

L.  Wadding,  Scriplores  ord.  minorum,  Rome,  1906, 
p.  196;  Barthélémy  de  Pise,  75c  conjormitaic  vilœ  b.  l'raii- 
cisci  ad  vitam  Domini  Jesu,  dans  Anal,  franc.,  t.  iv,  Qua- 
racchi, 1900,  p.  339  et  547;  Thomas  d'Kccleston,  De  adventu 
fr.  minorum  in  Angliam,  éd.  A.  G.  Little,  dans  Collection 
d'études  el  de  documents,  t.  vu,  Paris,  1909,  p.  70;  Hurter, 
Xomenclalor,  3e  éd.,  t.  Il,  col.  531. 

A.  Teetaert, 

1 .  RAPHAËL  DE  CLAYES,  frère  mineur  ca- 
pucin de  la  province  de  Normandie  du  XVIIe  siècle.  Issu 
de  la  noble  famille  des  marquis  de  Clayes,  il  se  lit  un 
nom  comme  prédicateur  et  composa  un  certain  nom- 
bre d'ouvrages  dont  le  suivant  seul  fut  édité  :  Subli- 
mes et  profundœ  theologicœ  ac.  morales  veritates  de  au- 
guslissimo  eucharisties  sacramento  super  quatuor  Irans- 
cendenlia  enlis,  unilalis,  veritatis  et  bonitatis,  quic  in 
sublimi  hoc  mgsterio  elucescunt,  Rouen,  1 649  :  Avran- 
ches,  1653,  4  vol.  in-4°. 

Bernard  de  Bologne,  llibl.  scriplorum  ord.  min.  capuccino- 
rum,   Venise.    1747,   p.   220. 

A.  Teetaert. 

2.  RAPHAËL  DE  DIEPPE,  frère  mineur 
capucin  de  la  province  de  Normandie.  Originaire  de 
Dieppe,  ou  il  doit  être  né  vers  1588.  il  s'est  distingué 
par  son  zèle  apostolique  tant  en  France  OÙ  il  combattit 
les  réformés,  (pic  dans  les  missions  lointaines  où  il 
travailla  à  convertir  les  païens.  En  1636  il  partit  avec 
cinq  autres  capucins  pour  l'Ile  Saint-Christophe,  où  il 


exerça  pendant  un  certain  temps  la  charge  de  supé- 
rieur de  la  mission.  En  1642  cette  mission  fut  incor- 
porée à  celle  que  les  capucins  possédaient  en  Acadie. 
Par  suite  de  la  révolte  de  M.  de  Poincy,  gouverneur 
de  l'île,  contre  M.  de  Thoisy,  le  nouveau  lieutenant- 
général  de  Saint-Christophe,  auquel  il  défendit  de 
mettre  pied  à  terre  dans  son  île,  les  capucins  se  virent 
obligés  de  (put  1er  leur  mission  de  Saint-Christophe. 
Comme  ils  avaient  contribué  de  tout  leur  pouvoir  à 
faire  relever  de  Poincy  de  ses  fonctions,  la  révolte  de 
ce  dernier  ruinait  toutes  leurs  espérances.  Au  lieu  de 
rentrer  en  vainqueurs  à  Saint-Christophe,  les  derniers 
capucins  qui  s'y  trouvaient  encore,  furent  à  cette 
occasion,  le  25  janvier  1646,  emprisonnés  et  expulsés. 
D'après  Roch  de  Cesinale,  le  P.  Raphaël  se  serait 
retiré  au  Canada,  où  il  serait  mort  en  1648. 

Le  P.  Raphaël  s'est  acquis  une  célébrité  peu  ordi- 
naire par  un  ouvrage  qui  au  xvn°  siècle  fut  très  estimé 
et  exerça  une  grande  influence  :  Méthode  très  facile 
pour  convaincre  toutes  sortes  d'hérétiques,  mais  parti- 
culièrement les  modernes,  Rouen,  1640,  in-4°;  ibid., 
1657,  in-8°,  687  p.;  ibid.  1663,  in-8°,  ix-687-25  p.; 
Paris,  1665,  in-8°,  ix-754  p.;  ibid.,  1682,  in-8°,  ix- 
954  p.;  Lyon,  1669  et  1671.  Tandis  que  les  trois  pre- 
mières éditions  ne  comprennent  que  deux  parties,  la 
quatrième  en  possède  trois,  dont  la  dernière  a  été 
ajoutée  par  les  éditeurs.  Dans  la  première  partie  le 
P.  Raphaël  veut  démontrer  que  la  religion  réformée  est 
fausse.  Il  fait  précéder  le  texte  de  quatre  prolégomè- 
nes, dans  lesquels  il  expose  quatre  questions  prélimi- 
naires, nécessaires  pour  disposer  l'esprit  à  la  vérité  : 
dans  le  premier  il  examine  si  le  Christ  a  institué  plu- 
sieurs Eglises;  dans  le  second  si  l'on  peut  être  sauvé 
dans  n'importe  quelle  religion;  dans  le  troisième  si 
l'on  peut  reconnaître  la  vérité  d'une  Église  par  rap- 
port à  une  autre  par  la  note  (pue  les  ministres  réformés 
donnent  pour  la  distinguer  de  toutes  les  autres  sociétés 
qui  s'attribuent  faussement  ce  titre,  à  savoir  par  la 
promesse  que  l'on  fait  de  ne  vouloir  prêcher  que  l'Écri- 
ture dans  sa  pureté;  flans  le  quatrième  il  établit  par 
où  il  faut  commencer  pour  reconnaître  la  vérité  ou  la 
fausseté  d'une  Église. 

L'auteur  passe  ensuite  à  l'exposé  de  la  première  par- 
tie en  supposant  que  l'on  est  encore  au  temps  où  la 
religion  réformée  a  fait  son  apparition  en  France,  où 
les  prétendus  réformateurs  accusèrent  l'Église  ro- 
maine d'avoir  abandonné  son  époux  et  publièrent 
qu'elle  s'était  prostituée  aux  idoles  et  partant  que 
c'était  une  Église  adultère  et  idolâtre.  Le  P.  Ra- 
phaël la  défend  comme  un  avocat  défend  une  princesse 
accusée  d'avoir  manqué  de  fidélité  à  son  époux  et  dé- 
montre que  les  ministres  protestants  qui  ont  accusé 
l'Église  romaine  d'être  une  Église  adultère  sont  des 
hérétiques.  Il  le  prouve  par  huit  raisons,  qui  consti- 
tuent autant  de  traités  :  1.  ces  ministres  n'étaient 
point  envoyés  de  Dieu;  2.  ils  ont  répandu  une  fausse 
doctrine  en  disant  que  l'Église  était  tombée  en  ruines; 

3.  ils  ont  rejeté  presque  le  tiers  de  la  parole  de  Dieu; 

4.  ils  ont  falsifié  ce  qu'ils  en  ont  conservé;  5.  ils  ne  peu- 
vent trouver  dans  la  parole  de  Dieu  les  principaux 
fondements  de  leur  prétendue  réforme;  6.  ils  ont  rete- 
nu quelques  doctrines  et  en  ont  rejeté  d'autres  sans 
raisons  plausibles;  7.  ils  se  sont  mariés  après  avoir 
fait  a  Dieu  le  vœu  de  chasteté  perpétuelle;  8.  sur  les 
fondements  établis  par  eux  on  peut  fonder  toutes 
sortes  d'hérésies.  L'auteur  conclut  qu'il  ne  faut  point 
écouler  les  ministres  protestants,  mais  les  fuir  et  se 
retirer  de  leur  société. 

Dans  la  deuxième  partie  le  P.  Raphaël  défend 
l'Église  romaine  contre  les  injustes  attaques  des  ré- 
formés et  démontre  en  dix  traites  qu'elle  n'a  jamais 
failli  dans  son  enseignement  et  qu'elle  seule  possède 
la  doctrine  véritable  telle  qu'elle  fut  proposée  par  le 


1661 


RAPHAËL    DE    DIEPPE    —    RAPHAËL    DE    TUSCULUM 


1662 


Christ,  les  apôtres  et  les  saints  Pères.  Ainsi  dans  le 
premier  traité  il  prouve  que  l'Église  visible  du  Christ 
ne  peut  pas  errer  en  matière  de  foi;  dans  le  deuxième 
il  démontre  la  vérité  du  corps  du  Christ  dans  l'eucha- 
ristie; dans  le  troisième  la  vérité  de  la  transsubstan- 
tiation; dans  le  quatrième  la  vérité  du  sacrifice  de  la 
messe;  dans  le  cinquième  la  vérité  de  la  communion 
sous  une  espèce;  dans  le  sixième  il  prouve  qu'on  peut 
prier  les  anges  et  les  saints;  dans  le  septième  que  l'on 
peut  faire  des  images  des  saints;  dans  le  huitième  que 
l'on  peut  honorer  les  images  du  Christ  et  des  saints; 
dans  le  neuvième  qu'il  y  a  un  purgatoire;  dans  le 
dixième  il  répond  à  plusieurs  objections  des  adver- 
saires touchant  la  défense  de  manger  la  chair  en  ca- 
rême,  de  lire  la  Bible,  au  sujet  de  la  coutume  de  dire 
les  prières  en  latin,  de  la  confession,  des  indulgences, 
du  mérite  des  bonnes  œuvres,  des  œuvres  de  subro- 
gation, de  la  célébration  des  fêtes  en  dehors  du  di- 
manche, des  pèlerinages.  Quant  à  la  méthode  suivie 
par  l'auteur  dans  la  démonstration  de  ces  vérités,  il 
explique  dans  un  premier  chapitre  la  doctrine  catho- 
lique en  question,  prouve  dans  trois  chapitres  suivants 
la  doctrine  exposée  :  1.  par  la  sainte  Écriture;  2.  par 
les  témoignages  des  Pères  des  cinq  premiers  siècles: 
3.  par  la  raison  et,  dans  un  dernier  chapitre,  il  rapporte 
les  théories  des  protestants  et  leurs  objections  contre 
la  doctrine  catholique  ainsi  que  les  réponses  et  les 
réfutations  alléguées  par  les  auteurs  catholiques. 

Dans  la  troisième  partie,  qui  n'est  pas  du  P.  Ra- 
phaël et  ne  faisait  point  partie  de  l'ouvrage  primitif, 
les  éditeurs  de  la  quatrième  édition  (1665)  ont  ajouté 
la  profession  de  foi  catholique  de  Pie  IV  et  des  textes 
des  Pères  des  premiers  siècles  du  christianisme,  tout 
cela  devant  prouver  que  les  articles  de  la  profession 
de  foi  de  Trente  concordent  avec  l'enseignement  du 
Christ,  des  apôtres  et  de  la  primitive  Église. 

La  grande  influence  qu'a  eue  cet  ouvrage  et  l'estime 
universelle  dont  il  a  joui  s'expliquent  du  fait  qu'il  fut 
d'une  grande  utilité  non  seulement  pour  les  catholiques, 
qui.  dans  la  première  partie,  trouvaient  des  armes 
pour  attaquer  les  hérétiques  et,  dans  la  deuxième, 
des  moyens  pour  se  défendre  contre  eux,  mais  aussi 
pour  les  réformés,  qui,  dans  la  première  partie 
voyaient  que  leur  religion  est  fausse  et,  dans  la  se- 
conde, que  l'Église  romaine  est  la  seule  véritable 
Église  de  Dieu.  Une  traduction  latine  de  cet  ouvrage 
a  paru,  à  Rouen  et  Paris,  en  1645,  1652,  1661  et  une 
version  allemande  des  deux  premières  parties  à 
Lintz,  en  1738,  in-4°,  xn-173  et  n-311  p.;  Lintz- 
Vienne.  1740,  in-4°,  xvi-173  et  n-311  p. 

L.  Wadding,  Scriptores  ord.  minorum,  Rome,  1906, 
p.  197;  Bernard  de  Bologne,  Bibl.  scriptorum  ord.  min. 
capuccinorum,  Venise,  1747,  p.  220-221  ;  H.  Hurter,  Nomen- 
clatar,  3e  éd.,  t.  m,  col.  991  ;  Roch  de  Cesinale,  Storia  délie 
missioni  dei  eappuecini,  t.  m,  Rome,  1873,  p.  683-f»85; 
.1.  Renard,  Les  missions  calhnliqnes  aux  Antilles,  dans  Rev. 
d'hisl.  des  missions,  t.  ni,  1933,  p.  242-249.  407-418. 

A.  Teetaert. 

3. RAPHAËL  DE  PORNAXIO, théologien  et 
canoniste  dominicain.  —  Originaire  de  Pornasio  (Ligu- 
rie),  où  il  dut  naître  vers  la  fin  du  xive  siècle,  il  entra 
chez  les  dominicains  de  Gênes  :  d'où  son  surnom  de 
(itnuensis.  Maître  en  théologie  et  professeur,  il  jouit 
d'un  crédit  assez  considérable  pour  être  souvent  con- 
sulté d'un  peu  partout.  Le  cardinal  Jean  de  Casanova, 
par  exemple,  recourait  à  ses  lumières  sur  les  problè- 
mes posés  par  le  concile  de  Râle.  Presque  tous  ses  ou- 
vrages doivent  leur  origine  à  ces  sortes  de  consulta- 
tions. De  1430  à  1450,  il  remplit  les  fonctions  d'inqui- 
siteur dans  le  territoire  de  Gênes  et  les  Marches.  Sa 
mort  était  autrefois  approximativement  fixée  à  1465; 
M.  Chevalier  donne  la  date  précise  du  20  février  1467. 

Dès  1 470,  le  général  de  l'Ordre  faisait  réunir  ses  prin- 


cipaux traités.  Propriété  de  l'évèque  de  Toul,  A.  du 
Saussay,  le  manuscrit  fut  légué  par  sa  nièce  aux  do- 
minicains de  Paris.  Le  contenu  intégral  n'en  fut 
jamais  publié;  mais  un  inventaire  minutieux  en  est 
dressé  dans  Quétif-Échard,  t.  i,  p.  831-834;  cf.  t.  n, 
p.  823.  Cette  collection  comprenait  trente  opuscules 
ou  lettres,  la  plupart  de  minime  étendue,  adressés, 
d'ordinaire  sur  leur  demande,  à  divers  correspon- 
dants. Les  questions  canoniques  y  tiennent  une  grande 
place,  notamment  celles  de  la  propriété  religieuse  et 
de  la  pauvreté.  Seul  un  Traclatus  de  pauperlale  valde 
utilis  a  été  imprimé  de  très  bonne  heure  s.  1.  n.  d., 
ainsi  que  la  première  partie  d'un  autre  intitulé  :  De 
commimi  et  proprio,  Venise,   1503. 

Parmi  les  plus  notables  de  ceux  qui  traitent  des  ma- 
tières théologiques,  il  faut  signaler  :  n.  1-3  :  De  poles- 
tale  concilii  (au  cardinal  Jean  de  Casanova),  suivi  d'une 
première  lîesponsio  ad  nationes  Basileensis  concilii  et 
d'une  autre  où  est  résolue  la  question,  alors  actuelle,  de 
savoir  Quœ  sit  illa  Ecclesia  cui  omnes  fidèles  obedire 
lenenlur;  n.  8  :  Traclatus  de  prœrogalivis  D.-N.  J.-C. 
(aux  chartreux),  où  l'auteur  approuvait  la  pratique 
de  ne  pas  célébrer  liturgiquement  d'autre  conception 
que  celle  du  Christ  :  à  compléter  par  le  n.  1 9  :  Epislola  de 
conceptione  B.  M.  V.  (à  l'évèque  et  au  chapitre  d'Avi- 
gnon); n.  10  :  Rcgulse  ad  intelligentiam  S.  Scriptural 
(à  son  neveu  étudiant);  n.  25  :  Traclatus  nolabilis  de 
/lagellis  chrislianorum  (aux  dominicains  d'Orient 
après  la  chute  de  Constantinople);  n.  29  :  De  hœrelicis 
post  Christum  (à  un  religieux  inconnu),  liste  en  94  nu- 
méros qui  se  termine  sur  le  nom  de  Michel  de  Césène; 
n.  30  :  Epislola  ad  nobilem  quemdam  de  electionc  divina. 

Son  contemporain  R.  Fazio,  De  viris  illustribus, 
édit.  Mehus,  p.  42,  faisait  allusion  à  un  traité  apolo- 
gétique où  Raphaël  montrait  l'accord  entre  l'Évan- 
gile et  les  philosophes  païens.  Il  s'agit  d'un  Liber  de 
consonancia  nalurœ  et  graciœ,  dédié  au  pape  Nico- 
las V  (1447-1455),  qui  n'était  pas  entré  dans  le  corpus 
officiel  de  ses  œuvres  et  ne  devait  être  retrouvé  que 
par  L.  Pastor  dans  le  ms.  69  de  la  bibliothèque  de 
Francfort,  en  attendant  que  M.  Grabmann  le  signalât 
encore  dans  le  ms.  Cent.  III  59  de  Nuremberg.  Cette 
découverte  a  valu  au  vieux  maître  dominicain  un 
retour  momentané  d'attention,  dont  témoigne  l'étude 
qui  lui  fut  consacrée  par  K.  Michel.  Prenant  pour 
base  le  texte  même  de  l'Évangile  d'après  le  Dialessaron 
du  pseudo-Ammonius,  Raphaël  en  rapproche  des 
extraits  pris  dans  divers  auteurs  profanes,  avec  par- 
fois un  bref  commentaire  destiné  à  établir  le  fait  ou 
à  préciser  la  nature  de  la  convergence  entre  ce  qu'il 
nomme  lui-même  la  doctrina  gracia;  et  la  doclrina  na- 
lurœ. L-  tout  en  vue  de  réagir  contre  ceux  qui  trou- 
vaient excessive  ou  imprudente  l'estime  qu'on  faisait 
alors  des  anciens.  En  même  temps  qu'il  atteste  l'hu- 
manisme et  l'érudition  de  son  auteur,  l'ouvrage  est  un 
document  de  première  main  sur  les  remous  provo- 
qués par  la  Renaissance  dans  les  milieux  ecclésias- 
tiques. De  ce  chef,  cette  compilation  n'est  pas  sans 
offrir  un  certain  intérêt  de  curiosité. 

Quétir-l'xhard,  Scriptores  ord.  prœdic,  Paris,  1719-1721; 
L.  Pastor,  Geschicbte  der  Pâpsle,  t .  i,  4e  éd.,  Fribourg-en-B., 
1901  ;  M.  Grabmann,  Dii  Geschichtr  der  scholastischen 
Méthode,  t.  u.  Fribouin-en  Br.,  1911  ;  K.  Michel,  !><r  Liber 
de  consonancia  nature  cl  qr,  rie  des  Raphaël  von  Pornaxio, 
Munster-en-W.,  1915  (dans  Cl.  Bâumker,  Bcitrâne  zur  Ge- 
schichte  der  Pliilos.  des  Miltelalters,  t.  xvm,  fase.  1>. 

J.     Rivière. 

4.  RAPHAËL  DE  TUSCULUM,  frère  mineur 
capucin  de  la  province  romaine,  dans  laquelle  il 
exerça  les  charges  de  lecteur,  définiteur  et  custode 
général.  Il  mourut  à  Albano  le  20  avril  1730.  Il  est 
l'auteur  de  deiix  ouvrages  de  théologie  morale  publiés 
après  sa  mort  :  Resolutiones  praclico-morales  in  deçà- 


1663      RAPHAËL    l>K   TUSCUUJM 


RAPPERSWIL    (JOACHIM    DE)      1664 


logi  prœcepla  et  Ecclesia  sacramenia,  en  deux  parties, 
dont  Ja  première.  Home,  1711,  in-8°,  xn-159  p.,  traite 
des  dix  commandements  de  Dieu;  la  seconde,  égale- 
ment à  Rome,  1741,  in-8°,  260  p.,  des  sacrements  en 
général  et  en  particulier;  liesoluliones  praclir.o-morales 
in  quinque  Ecclesix  prœcepla,  in  censuras  lam  in  génère 
quant  in  specie,  in  casus  reservalos  cl  sollicilalionem 
in  confessione  sacramentali,  Rome,  1743,  in-8°,  vm- 
334  p.    Les  trois  parties  sont  dédiées  à  Benoît  XIV. 

Bernard  de  Bologne,  liibl.  scriptorum  ord.  min.  capuccino- 
rnm,  Venise,  1717,  |>.  221  ;  Aloysius  a  Forano,  Necrol.  seru- 
phicum  p<drum  et  jndrum  ord.  min.  cupuccinorum  aimes 
l'rbis  provinciœ  ab  initio  reformalionis  incceplum  et  dein- 
eeps  semper  prosequendum,  Velletri,  18(50,  au  20  avril; 
II.  îlurtcr,  Nomenclatar,  3"  éd..  t.  iv,  col.  1649. 

A.  Teetaert. 

RAPIN  René,  jésuite  Irançais,  né  à  Tours  en 
1621,  mort  à  Paris  en  1(587.  Écrivain  très  fécond  et 
très  goûté  dans  les  milieux  littéraires  du  xvne  siècle, 
il  a  composé  aussi  quelques  traités  ascétiques  :  L'es- 
prit du  christianisme  (1672).  La  perfection  du  chris- 
tianisme (1(573).  L'importance  du  salut  (1675).  La  foi 
des  derniers  siècle*  (1679).  /.'/  vie  des  prédestinés  dans 
la  bienheureuse  éternité  (1(187).  L'oraison  sans  illu- 
sion (1687). 

C'est  surtout  comme  historien  du  jansénisme  qu'il 
intéresse  la  théologie.  D'abord  un  résumé  de  la  doc- 
trine :  Dr  nova  doctrina  disserlalio  scu  evangelium  jan- 
senistarum  (1656);  puis  deux  ouvrages  restés  inédits 
jusqu'au  xixe  siècle  :  L'histoire  du  jansénisme  (éditée 
en  18(51  par  l'abbé  Domenech)  et  Mémoires  sur 
l'Église,  la  société,  la  cour,  la  ville  et  le  jansénisme 
(édités  en  18(55  par  Léon  Aubineau,  3  vol.).  Le  pre- 
mier, en  10  livres,  va  jusqu'à  la  mort  de  Saint-Cyran 
et  du  pape  Urbain  VIII  (1644)  :  l'édition,  faite  sur 
une  copie  fautive  de  la  bibliothèque  de  l'Arsenal,  est 
à  corriger  d'après  le  texte  autographe  conservé  à  la 
Bibliothèque  nationale.  Le  second,  en  20  livres,  con- 
servé également  en  autographe,  s'étend  jusqu'à  la 
paix  dite  de  Clément  IX  (1669).  Le  manuscrit  est  suivi 
des  extraits,  analyses  et  copies  de  documents  recueil- 
lis par  l'auteur  en  Flandre  et  à  Rome  en  vue  de  son 
ouvrage;  ils  ont  été  publiés  par  la  revue  :  Documents 
d'histoire,  à  partir  de  1010.  L'ensemble  de  cette  œuvre 
constitue,  pour  la  première  phase  de  la  querelle  jan- 
séniste, une  source  d'information  qui  s'impose  même 
aux  esprits  les  plus  prévenus.  C'est  pour  en  avoir 
appris  l'existence,  au  dire  de  M.  Gazier,  et  en  vue 
d'y  opposer  «  antidote  »  ou  contrepartie  »,  que  le  jan- 
séniste Godefroi  Hermant  entreprit  d'écrire  ses  Mé- 
moires (t.  i.  Introduction,  p.  vi).  Dans  la  confrontation 
des  deux  auteurs,  qui  s'impose,  il  s'impose  donc  aussi 
de  ne  pas  oublier,  pour  le  dernier,  cette  intention  de 
rédiger  un  plaidoyer  préventif. 

Sommcrvo^cl,  lîibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1443- 
1  157;  !••  Aubineau,  Mémoires  du  P.  Rapin,  Introduction, 
1. 1,  p.  i-xxvu;  ('..  Dejob,  De  Renato  Rapino  (1881  );  11.  Ché- 
rot,  Janséntus  et  le  P.  Rapin,  dans  les  Précis  historiques  de 
Bruxelles,  1890. 

I\  Galtier. 

1.  RAPINE  Charles,  frère  mineur  récollet  fran- 
çais de  la  province  de  Saint-Denis  (XVIIe  siècle).  Né 
à  Chàlons-sur-Marne  selon  .I.  II.  Sbaralea,  ;i  \ovon, 
selon  I  lurter,  d'une  des  principales  familles  de  Ncvers. 
selon  la  Bibliothèque  sacrée,  t.  xx.  Le  grand  diction- 
naire historique,  l.  vu,  et  l'Enciclopedia  europeo-ame- 
ricana,  t.  xi.ix,  il  exerça  dans  l'ordre  les  charges  de 
lecteur  en  théologie  et  de  provincial.  Il  composa  divers 
ouvrages  tant  en  lai  in  qu'en  français  :  Xuclciis  philo- 
sophix  Scoti,  in-8°,  Paris,  1625;  Epitome  librorum  et 
lectionum  commentant  s.  Thomx  Aquinatis  in  octo 
Hhros  politicos   Arislotelis,   Paris,   1660;   Les  annales 

ecclésiastiques  île  < .hâtons  en  Champagne  par  la  succes- 


sion des  évêques  de  celte  Église  depuis  saint  Menje  jus- 
qu'en 1630,  in-8°,  Paris,  163(5:  Discours  de  la  vie,  mort 
et  miracles  de  saint  Menje,  avec  un  catalogue  des  évê- 
ques qui  lui  ont  succédé,  in-12,  Chàlons,  1 625,  allégué 
parles  Hollandistes  dans  Acta  sanclorum,  mois  d'août, 
t.  il,  p.  4-11  ;  Histoire  générale  de  l'origine  et  progrès  des 
frères  mineurs  vulgairement  appelés  récollets  réformés 
ou  déchaussés...  divisée  en  douze  décades  d'années  depuis 
1486  jusqu'èi  l'année  16  30,  précédée  d'un  mémorial  de 
l'ordre  des  fr.  mineurs  depuis  1206  jusqu'en  1500,  in- 
fol.,  Paris,  1631;  Psaltes  purpuralus  Jésus  Christus 
in  50  priori  bu  s  psalmis  davidicis  paliens  et  psallens, 
seu  Paraphraslica  exposilio  mgslica  primas  psalmorum 
quinquagense,  in-8°,  Paris,  1630;  Paraphrase  sur  l'épi- 
tre  de  saint  Paul  aux  Romains,  in-8°,  Paris,  1632,  sur 
l'épilre  aux  Hébreux,  in-8°,  Paris,  1636;  sur  les  épilres 
de  saint  Paul  èi  Timothée,  èi  Tite,  et  à  Philémon,  in-8°, 
Paris,  1 632  ;  Paraphrase  sur  toutes  les  épilres  de  saint 
Paul,  avec  une  introduction  et  la  doctrine  de  cet  apôtre: 
Exposition  de  la  règle  de  saint  François  tirée  de  ses  pa- 
roles et  de  sa  doctrine,  Paris.  1640,  etc.  Il  est  encore 
l'auteur  de  plusieurs  ouvrages  de  dévotion  en  français 
et  en  latin. 

L.  Wadding,  Scriptores  ord.  minorum,  Borne,  1906,  p.  (51  ; 
.1.  II.  Sbaralea,  Supplem.  ad  scriptores  ord.  minorum,  t.  i. 
Borne,  1908,  p.  200-201  ;  Hurter,  Nomenclator,  3"  éd.,  t.  i\ , 
col.  171;  Bibliothèque  sucrée,  t.  xx,  p.  38(5;  Le  grand  dict. 
Iiist.,  t.  vu,  p.  348. 

A.   Teetaert. 

2.  RAPINE  Pascal,  frère  mineur  français  (xvn* 
siècle)  et  parent  de  Charles  Hapine,  avec  lequel  il  ne  peut 
point  être  confondu,  comme  les  auteurs  l'ont  fait  trop 
souvent  jusqu'ici.  Tandis  que  l'activité  littéraire  du 
dernier  tombe  pendant  la  première  moitié  du  xvae  siè- 
cle, comme  on  le  voit  à  la  notice  précédente,  il  faut 
placer  celle  de  Pascal  pendant  la  dernière  moitié  du 
même  siècle.  Entre  autres  ouvrages  il  composa  Le 
christianisme  naissant  dans  la  gentilité,  Paris,  1655, 
3  vol.  in-1".  Le  christianisme  florissant  d<ms  la  primi- 
tive Église,  Paris,  1663,  in-8°. 

I  lutter,  Nomenclator,  :i'  éd.,  I.  iv,  col.  471. 

A.  Teetaert. 

RAPPERSWIL  (Joachimde)  (Kuonzdeson  nom 
de  famille),  frère  mineur  capucin  de  la  province  suisse. 
Originaire  de  Rapperswil,  où  il  naquit  en  1654,  il  avait 
conquis  le  doctorat  en  théologie  avant  d'entrer  chez 
les  capucins,  où  il  se  distingua  comme  lecteur,  mais 
surtout  comme  prédicateur  et  polémiste.  Il  mourut  en 
1728.  Il  publia  un  ouvrage  assez  important  contre  les 
réformés  :  Reformalio  difformis  cl  deformis  sive  De- 
monslralio  qua  lum  theologicis  argumenlis,  lum  ex  his- 
loricis  rclalionibus  luculenlcr  oslendiiur,  pnrlensam 
novalorum  reformationem  esse  gratis  et  perperam  fac- 
tam,  S.  Scripturse  et  primitivse  Ecclesix  prorsus  incon- 
formem,  3  vol.  in-4°,  Strasbourg,  172(5.  Le  but  de  l'au- 
teur esl  de  démontrer  cpie  la  religion  soi-disant  réfor- 
mée est  opposée  dans  sa  doctrine  et  dans  ses  pratiques 
tant  à  l'enseignemenl  de  la  sainte  Écriture  qu'à  celui 
de  la  primitive  Église.  Pour  démontrer  cette  thèse,  il 
a  recours  à  la  méthode  théologico-historique  et  em- 
prunte ses  arguments  non  seulement  à  la  théologie 
mais  aussi  à  l'histoire,  parce  que  les  preuves  histori- 
ques donnent  à  la  vérité  une  importance  plus  grande 
et  une  évidence  plus  considérable.  L'ouvrage  com- 
prend deux  parties  principales,  dont  la  première,  sub- 
divisée en  deux  autres  parties,  est  intitulée  Reforma- 
lio difformis,   la  deuxième  Reformalio  deformis. 

Dans  la  première  partie  le  P.  .loachim  prouve  la 
■  difformité  »  de  la  réforme  par  deux  arguments. 
D'abord  toute  réforme  suppose  un  sujet  réformable. 
Or  ce  sujet  lait  défaul  a  la  réforme  protestante.  En 
effet,  s'il  existait,  ce  ne  peut  être  que  l'Église  romano- 
cat Indique.  Or.  celle-ci  en  matière  de  foi  et  de  mœurs 


1665      HAPPERSWIL  (JOACHIM   DE; 


RAPT  (EMPÊCHEMENT   DE)      1666 


ne  peut  être  sujette  à  des  réformes  et  par  conséquent 
ne  peut  être  réformée.  Il  prouve  cette  dernière  asser- 
tion par  la  sainte  Écriture,  le  témoignage  des  saints 
Pères  et  la  raison.  Ensuite  la  réforme  protestante  doit 
être  considérée  comme  «  difforme  »,  parce  qu'il  lui 
manque  une  règle  suffisante  de  réforme.  En  effet, 
d'après  elle  cette  règle  n'est  constituée  que  par  la 
sainte  Écriture  seule.  Or  cette  règle  est  tout  à  fait 
insuffisante,  comme  le  démontre  l'auteur,  pour  pro- 
céder à  la  réforme  de  l'Église  catholique. 

Dans  la  seconde  partie  la  «  déformité  »  de  la  religion 
réformée  est  prouvée  par  son  opposition  aux  livres 
canoniques  de  la  sainte  Écriture  dont  quelques-uns 
ont  été  rejetés  et  les  autres  mutilés;  au  texte  de  la 
même  sainte  Écriture  qui  fut  falsifiée;  au  sens  voulu 
par  le  Saint-Esprit  auquel  un  autre  fut  substitué:  à 
l'interprétation  infaillible  du  sens  scripturaire  qui  fut 
laissée  au  jugement  privé  de  chacun  ou  confiée  à  l'au- 
torité politique;  aux  conciles  oecuméniques;  à  l'ensei- 
gnement  de  la  primitive  Eglise,  des  Pères,  des  histo- 
riens ecclésiastiques  les  plus  éprouvés. 

Dans  la  troisième  partie  le  P.  Joachim  déduit  la 
«  difformité  »  du  protestantisme  des  principes  absur- 
des sur  lesquels  il  repose  et  qui  sont  en  opposition  for- 
melle avec  la  règle  de  foi  et  la  saine  raison;  des  théo- 
ries néfastes  qui  lui  ont  donné  naissance;  de  la  manière 
dont  la  réforme  a  été  opérée  dans  l'Église,  les  dogmes 
et  la  doctrine,  le  culte  divin,  le  culte  de  la  sainte 
Vierge  et  des  saints,  la  vie  sacerdotale  et  religieuse,  la 
vie  chrétienne  en  général;  des  fruits  funestes  qu'elle 
a  produits;  des  conséquences  néfastes  auxquelles  elle 
a  donné  lieu.  L'auteur  oppose  explicitement  la  ré- 
forme produite  par  Luther  à  celle  qui  fut  opérée  par  le 
concile  de  Trente,  qui  d'après  le  P.  Joachim  ne  cons- 
titue pas  tant  une  contre-réforme  ■■  dirigée  contre  le 
protestantisme  qu'une  véritable  réforme  catholique 
voulue  et  décrétée  par  l'Église  elle-même.  Il  compare 
les  fruits  prodigieux  et  les  conséquences  heureuses  de 
la  réforme  catholique  aux  suites  malheureuses  et  aux 
effets  néfastes  du  protestantisme  et  conclut  que,  si  la 
réforme  protestante  doit  être  rejetée  comme  illégi- 
time, absurde  et  opposée  à  la  sainte  Écriture  et  à  la 
tradition,  la  réforme  catholique  doit  être  acceptée 
comme  absolument  légitime,  sainte  et  conforme  à  l'en- 
seignement du  Christ,  des  apôtres  et  de  la  tradition 
primitive  de  l'Église. 

Le  P.  Joachim  a  encore  traduit  en  allemand  la  vie 
de  saint  Félix  de  Cantalice,  publiée  en  italien  par  le 
P.  Maxime  de  Valenza  :  Dos  Lebvn.  Wunderwerk  und 
Heiligsprechung  des  heiligen  lir.  Félix  von  Cantalicio, 
Capuciner-Ordens-Beichtigers,  Soleure,  1713,  in-12, 
xv  1-502  p. 

Bernard  de  Bologne,  Bibl.  scriptorum  uni.  min.  capucci- 
norurn,  Venise,  1747,  p.  133:  R.  Steimer,  Geschichte  des 
Kapuziner-Klosters  Bapperswil,  l'ster,  1il27,  p.  221;  !..  Si- 
gner, Die  Vfieqr  des  Schrifttums  in  der  Schweizer  Provins, 
dans  Die  schweizerische  Kapuxinerprovinz.  Jlir  Werden  und 
Wirken.  Festschrift,  éd.  M.  Kunzle,  Einsiedeln,  1928, 
p.  :î:.;î-354. 

A.    Teetaert. 

RAPT  (Empêchement  de).  I.  Notion.  IL  Vicissi- 
tudes historiques.  III.  L'empêchement  de  mariage. 
IV.  Le  crime. 

I.  Notion.  —  D'après  son  étymologie,  le  mot  rapt, 
de  rapere,  ravir,  énonce  l'idée  d'un  enlèvement  accom- 
pli par  violence.  Aliud  esse  uulem  ropi,  aliud  amoveri 
palam  est.  Siqui<lem  amoveri  aliquid  elium  sine  vi  pos- 
sit,  rapi  aulem  sine  vi  non  potesl.  Dig.,  1.  XLVII, 
tit.  ix,  lex  3,  §  5.  Lorsque  l'enlèvement  porte  sur  une 
chose  matérielle  appartenant  à  autrui,  il  prend  le  nom 
de  rapine  ou  de  vol;  si  au  contraire  c'est  une  personne 
humaine  qui  est  enlevée,  on  a  le  rapt.  Dans  son  sens 
premier  et  originel,  le  rapt  peut  s'entendre  de  l'enlè- 


vement d'un  homme  ou  d'une  femme;  c'est  ainsi  que 
l'on  parle,  en  droit  civil,  du  rapt  des  mineurs.  Code 
pénal,  art.  554-557,  et  en  droit  ecclésiastique  du  rapt 
d'impubères  de  l'un  et  l'autre  sexe,  can.  2354.  Mais, 
dans  le  langage  théologique  et  canonique,  le  terme  est 
employé  le  plus  souvent  dans  un  sens  restreint  pour 
désigner    exclusivement    l'enlèvement    d'une   femme. 

Le  droit  actuel  de  l'Église  considère  le  rapt  soit  sous 
l'aspect  de  crime,  can.  2353,  soit  sous  l'aspect  d'e/n 
pèchemenl  dirinuml  du  mariage,  can.  1074. 

En  tant  que  crime,  le  rapt  est  l'enlèvement  violent 
d'une  femme  du  lieu  où  elle  se  trouve  en  sûreté  pour 
la  transporter  en  un  autre  dépourvu  de  cette  sûreté, 
aux  fins  de  l'épouser  ou  seulement  de  satisfaire  la  pas 
sion.  Sous  cet  aspect,  on  distingue  le  rapt  de  violence 
et  le  rapt  de  séduction.  Le  premier  se  vérifie  lorsque 
l'enlèvement  se  fait  de  force  ou  par  ruse,  contre  la 
volonté  de  la  femme  :  c'est  le  rapt  proprement  et  stric- 
tement dit.  Le  rapt  de  séduction  se  vérifie  lorsqu'il 
porte  sur  une  mineure,  enlevée  de  son  plein  gré  grâce 
à  des  flatteries  ou  à  des  promesses,  mais  à  l'insu  ou 
contre  la  volonté  de  ses  parents  ou  tuteurs.  Ces  deux 
formes  de  rapt  sont  également  réputées  «  crime  i  dans 
le  droit  canonique  actuel  et  tombent  sous  des  peines 
analogues,  can.  2353. 

Considéré  comme  empêchement  de  mariage,  le  rapi 
est  l'enlèvement  ou  la  détention  violente  d'une  femme, 
en  vue  (le  contracter  mariage  avec  elle.  Il  ressort  de 
là  que  la  notion  du  rapt-empêchement  ne  coïncide  pas 
exactement  avec  celle  du  rapt-crime.  Ainsi,  le  rapi  de 
séduction,  bien  que  considéré  comme  crime,  ne  cons- 
titue cependant  pas  un  empêchement  de  mariage; 
inversement,  la  détention  ou  séquestration  d'une 
femme  en  vue  de  l'épouser  est  classée  au  nombre  des 
empêchements  dirimants,  mais  n'est  pas  considérée 
comme  un  crime. 

II.  Vicissitudes  historiques.  —  On  ne  saurait 
légitimement  prétendre,  ainsi  que  l'ont  fait  certains 
historiens  ou  sociologues,  que  le  rapt  a  été  la  forme 
primitive  de  l'union  matrimoniale,  cf.  De  Smet,  De 
spons.  et  malrim.,  n.  81.  Il  n'est  pourtant  pas  douteux 
que  l'enlèvement  des  femmes  ait  été  connu  et  pratiqué 
chez    les    peuples    anciens. 

Chez  les  Hébreux,  on  ne  trouve  pas,  dans  la  légis- 
lation, de  peines  expressément  formulées  contre  les 
ravisseurs;  cependant,  à  lire  celles  qui  sont  prévues 
contre  les  violateurs  de  vierges,  Ex.,  xxn,  1G-Î7, 
Deut.,  xxn,  22-29,  à  rappeler  également  la  terrible 
vengeance  que  tirèrent  Siméon  et  Lévi  du  rapt  de  leur 
sœur  Dina,  Gen.,  xxiv,  2  sq.,  on  peut  conjecturer  que 
pareil  crime  ne  devait  pas  rester  habituellement  impuni. 

(.liez  les  Romains,  la  législation  fut  d'abord,  sem- 
ble-t-il,  tolérante  à  cet  égard.  Elle  devint  plus  sévère 
à  l'époque  impériale;  aux  ir  et  IIIe  siècles,  des  peines 
très  graves  étaient  prévues  contre  les  ravisseurs,  y 
compris  la  peine  de  mort,  Dig.,  1.  XLVIII,  tit.  vi, 
lex  5,  §  2.  Cependant,  jusqu'à  Constantin  (320),  la 
femme  enlevée,  qui  donnait  son  consentement,  pou- 
vait devenir  l'épouse  du  ravisseur.  A  partir  du  ive  siè- 
cle, les  rapts  devenant  plus  fréquents,  on  adoucit  la 
peine,  mais  en  revanche  on  interdit  le  mariage  entre 
le  ravisseur  et  la  femme  enlevée  :  nihil  ci  (raptori) 
secundum  jus  velus  prosit  puellm  responsio...,  ordonne 
un  édit  de  Constantin,  daté  de  320.  Cod.  Theod., 
1.  IX,  tit.  xxiv,  lex  1.  Bien  plus,  on  en  vint  à  consi- 
dérer un  tel  mariage  comme  absolument  nul,  le  rapt 
devint  empêchement  dirimant;  c'est  chose  faite  au 
temps  de  Justinien.  Cod.  de  rapi.  virg.,  1.  IX,  tit.  xm, 
lex  1  ;  Cod.  de  episcopis,  1.  I,  tit.  m,  lex  54;  Nov.  1  13, 
de  raplis  mulier.,  et  150. 

L'Église,  durant  les  trois  premiers  siècles,  ne  sem- 
ble pas  avoir  porté  de  lois  spéciales  contre  le  rapt, 
(le  67e  des  Canons  dits  apostoliques,  est  postérieur  de 


1667 


RAPT    (EMPÊCHEMENT    DE 


IlitiS 


deux  siècles  environ).  Sans  doute,  la  violation  de  la 
liberté  matrimoniale  était-elle  chose  rare  parmi  les 
chrétiens  de  cette  époque,  à  moins  que  la  sévérité  des 
lois  civiles  en  la  matière  fût  jugée  suffisante.  Pourtant, 
à  partir  du  ivc  siècle.  l'Église  joignit  ses  elïorts  à  ceux 
des  empereurs  pour  enrayer  le  mal  croissant.  Le  11e  ca- 
non du  concile  d'Ancyre  (314)  ordonne  la  restitution  au 
fiancé  légitime,  de  la  fiancée  injustement  ravie; on  peut 
lire  une  décision  semblable  dans  la  lettre  canonique 
de  saint  Basile  à  Amphiloque,  can.  22.  Hef ele-Leclercq, 
ilist.  des  conciles,  t.  i,  p.  313;  (irai.,  caus.  XXVII, 
q.  h,  c.  46.  Le  concile,  de  Chalcédoine  (451)  prononce 
contre  les  ravisseurs  el  leurs  complices,  la  déposition 
s'ils  sont  clercs,  l'anathème  ou  excommunication  s'ils 
sont  laïques,  can.  27.  (irai.,  caus.  XXXVI,  q.  II,  c.  1. 
Môme  peine  portée  par  le  pape  Symmaque  en  513, 
ibid.,  q.  ii,  c.  2. 

Dans  le  droit  des  peuples  germaniques,  le  rapt  d'une 
femme,  fiancée  ou  non,  constituait  un  délit  dont  la 
punition  ne  dépassait  ordinairement  pas  l'amende 
ou  la  composition  pécuniaire.  Le  ravisseur,  après 
avoir  composé  avec  les  parents,  les  tuteurs  ou  le 
fiancé,  pouvait  ensuite  librement  contracter  mariage 
avec  la  femme  qu'il  avait  enlevée.  Chez  les  Wisigoths 
cependant  se  retrouvent,  relativement  au  rapt,  les 
sévérités  du  droit  romain.  Le  caractère  généralement 
bénin  de  la  loi  germanique  en  cette  matière,  explique 
que,  dans  les  contrées  où  elle  était  en  vigueur,  l'Église 
et  le  pouvoir  civil,  spécialement  chez  les  Francs,  se 
soient  unis  pour  édicter  des  prescriptions  plus  sévères 
contre  les  ravisseurs.  Le  2e  canon  d'Orléans  (511)  sup- 
pose que  la  peine  capitale  pourrait  être  prononcée 
contre  ceux  qui  enlèvent  une  femme  ou  essayent  de  con- 
tracter mariage  avec  elle.  Le  concile  de  Paris  de  557 
prononce  l'anathème  contre  ceux  qui  oseraient  enle- 
ver ou  obtiendraient  du  roi  la  permission  d'enlever 
une  veuve  ou  une  fille  contre  le  gré  de  ses  parents. 
(irai.,  caus.  XXXVI,  q.  H,  c.  3,  6.  Voir  aussi  le  20e  ca- 
non de  Tours  (567).  Hcfele-Leclercq,  Hisl.  des  conciles, 
t.  m,  p.  190.  C'était  une  réaction  contre  l'ère  de  vio- 
lences qui  commença  à  la  chute  de  l'empire  romain  et 
alla  s'accentuant  jusqu'au  xe  siècle;  de  cette  réaction, 
les  écrits  d'Hincmar  sont  un  précieux  témoignage. 
Cf.  De  coercendo  rnplu  viduarum,  puellaram  cl  suncli- 
monialium.  P.  L.,  t.  c.xxv,  col.  1007  sq. 

A  partir  du  IXe  siècle,  dans  l'Église  d'Occident,  le 
mariage  est  interdit  de  façon  absolue  et  perpétuelle 
entre  le  ravisseur  et  sa  victime,  et  même  toute  autre 
femme.  Cette  prohibition,  qui  avait  un  caractère 
pénal,  emportait-elle  également  la  nullité  du  mariage 
ainsi  contracté?  Beaucoup  d'auteurs  anciens  l'ont 
pensé,  impressionnés  qu'ils  étaient  par  certains  tex- 
tes cités  par  Gratien  :  par  exemple,  le  capitulaire  23  du 
concile  d'Aix-la-Chapelle  (817),  que  Gratien  attribue 
à  tort  au  concile  de  Chalon,  et  qui  s'exprime  ainsi  : 
ad  conjugia  légitima  raplas  sibi  jure  vindicare  nulla- 
lenus  possunl.  (irai.,  caus.  XXXVI,  q.  Il,  c.  4.  Le 
24e  capitulaire  de  ce  même  concile  parlant  du  ravisseur 
dit  encore  :  sine  spe  conjugii  maneat.  Ibid.,  caus. 
XXVII,  q.  il.  c.  34.  Cependant  le  synode  de  Ver  (in 
palatio  Vemo,  844)  ne  fait  que  reproduire,  dans  son 
6<  canon,  les  prescriptions  du  concile  d'Ancyre.  He- 
f ele-Leclercq,  op.  cit.,  t.  rv,  p.  117-118.  Mais  c'esl  sur 
tout  le  concile  de  Meaux-Paris  (845-846),  llefele- 
Leclercq,  op.  cit.,  t.  iv,  p.  124-125,  qui  dans  ses  64«  el 
65e  canons,  semble  porter  un  empêchement  dirimant 
Gral.,  caus  XXXVI,  q.  n,  c.  10  el  11;  cf.  caus.  I, 
q.  vu,  c.  17.  Il  se  trouva  pourtant  des  canonistes  an 
riens  pour  penser  que  ces  textes  pouvaient  parfaite- 
ment s'entendre  dans  le  sens  d'une  simple  prohibi- 
tion. C'était  l'avis  de  Sanchez,  De  malrimonii  sucra 
mento,  I.  VII.  disp.  XII,  n.  Il:  Non  video  in  as  feano 
nibus)  verbum,  pet  quod  laie  matrimonium  denoteiur 


fuisse  irrilum;  et  il  est  appuyé  par  Schmalzgrueber, 
Jus  eccl.  uniu.,  I.  V,  tit.  xvn,  n.  10.  On  peut  dire  tout 
au  plus  que  ces  canons,  s'ils  statuent  la  nullité,  ne 
sont  que  l'expression  d'une  législation  particulière  à 
l'Église  franque,  mais  ne  représentent  pas  la  disci- 
pline de  l'Église  universelle.  En  effet,  les  canons  10 
et  1 1  du  synode  romain  de  721  ne  mentionnent  d'au- 
tre peine  que  l'excommunication.  IIcfele-Leclercq, 
op.  cil.  t.  m,  p.  597.  D'autre  part,  dans  la  discipline 
de  l'Église  d'Orient  instaurée  par  le  concile  Quini- 
Sexte  (692),  il  n'est  pas  question  d'irritation  du  ma- 
riage par  le  rapt,  can.  92.  Cf.  Wernz-Vidal,  Jus 
mulr..  p.  'Mu,  note  13. 

A  côté  de  la  tendance  rigide  cjui  interdisait  sévère- 
ment, annulait  peut-être,  le  mariage  entre  le  ravisseur 
et  sa  victime,  il  nous  faut  noter  un  courant,  plus  en- 
clin à  l'indulgence,  qui  cherche  à  favoriser  le  mariage 
même  dans  le  cas  de  rapt,  au  moins  sous  certaines 
conditions.  Déjà  le  pape  Gélase  (494)  avait  déclaré 
qu'il  n'y  avait  pas  rapt  lorsque  l'enlèvement  avait  été 
précédé  des  fiançailles  ou  de  toute  autre  tractation 
matrimoniale,  Gral.,  caus.  XXXVI,  q.  i,  c.  2.  De  là 
un  axiome  qui  fut  plus  tard  reçu  dans  le  droit  :  Non 
fil  raplus  proprise  sponsee.  Le  consentement  subsé- 
quent donné  par  les  parents  ou  l'accomplissement 
par  le  coupable  de  la  pénitence  prescrite  pouvaient 
également  rendre  le  mariage  possible.  Cf.  caus. 
XXXV I,  q.  n,  c.  7-8.  C'est  cette  seconde  tendance, 
favorable  au  mariage,  qui  finit  par  l'emporter  à  partir 
de  Gratien  (xnc  siècle),  ibid.,  q.  n,  c.  11. 

Déjà  le  pape  Lucius  III  (1181-1185)  avait  déclaré 
qu'il  ne  pourrait  y  avoir  de  rapt  si  la  femme  était 
consentante,  encore  que  l'enlèvement  fît  violence  aux 
parents.  Decr.,  1.  V,  tit.  xvn,  de  raploribus,  c.  6.  Et 
cette  discipline  fut  authenliquement  confirmée  par 
Innocent  III  en  ces  termes  :  La  jeune  fille  enlevée 
pourra  légitimement  contracter  avec  le  ravisseur  lors- 
qu'en  elle  le  désaveu  aura  fait  place  au  consentement, 
...pourvu  que  par  ailleurs  les  deux  parties  soient  aptes 
à  contracter.  Décret.,  1.  V,  tit.  xvn,  c.  7.  Point  n'était 
donc  nécessaire  que  la  femme  fût  rendue  à  la  liberté; 
il  suffisait  qu'elle  donnât  son  libre  consentement  tout 
en  restant  au  pouvoir  du  ravisseur;  on  alla  môme 
jusqu'à  se  contenter  d'un  consentement  tacite,  selon 
le  commentaire  de  Panormitanus  sur  ce  passage  des 
décrétâtes  :  Sed  quœro,  numquid  sujjlciat  lacilus  con- 
sensus ad  inducendum  matrimonium  inler  istos?  Doc- 
tores  quod  sic  et  bene.  Ainsi,  dans  le  droit  canonique,  le 
rapt  avait  cessé  d'être  un  empêchement  de  mariage 
en  tant  que  distinct  de  celui  de  vis  et  melus.  Et  cepen- 
dant, dans  le  droit  civil  de  l'époque,  au  moins  en 
France,  le  rapt  constituait  un  empêchement  dirimant. 
L'Église,  qui  à  la  vérité,  détestait  ce  crime  et  le  frap- 
pait de  peine  variées,  semblait  vouloir  défendre  avant 
tout  la  liberté  du  mariage. 

Le  concile  de  Trente,  principalement  à  la  demande 
des  évêques  et  des  envoyés  du  roi  de  France,  réagit 
contre  ce  droit  complaisant,  voulant  également  sau- 
vegarder la  liberté  du  mariage,  mais  d'une  meilleure 
manière.  Après  avoir  examiné  et  discuté  plusieurs  pro- 
jet s,  cf.  Esmein,  Le  mariage  en  droit  canonique,  t.  n. 
p.  250-252,  les  Pères  décidèrent  «  qu'il  ne  pourrait  y 
avoir  mariage  entre  le  ravisseur  et  sa  victime,  tant 
((lie  celle-ci  demeurerait  au  pouvoir  du  ravisseur; 
mais,  une  fois  séparée  el  remise  en  lieu  sûr,  elle  pou- 
vait, si  elle  y  consentait,  devenir  l'épouse  de  celui  qui 
l'avait  enlevée.  ■  Sess,  xxiv,  De  réf.  malr.,  c.  vi.  Le 
concile  statuait  en  outre  contre  le  ravisseur  des  peines 
1res  graves,  qui  sont  pour  la  plupart  un  rappel  de  la 
discipline  des  anciens  conciles.  Enfin,  il  obligeait  le 
coupable  à  doter  convenablement,  au  gré  du  juge,  la 
femme  qu'il  avait  enlevée,  soit  qu'elle  consentit  à 
l'épouser,  soit  qu'elle  refusât 


1669 


RAPT    (EMPÊCHEMENT    DE 


1070 


Cette  discipline  demeura  telle  jusqu'à  la  promul- 
gation du  Code.  Aujourd'hui,  c'est  au  canon  1074  qu'il 
faut  chercher  le  droit  en  vigueur;  il  n'a  apporté  aucune 
modification  substantielle  au  droit  antérieur;  il  l'a 
seulement  amplifié  et  précisé  en  assimilant  au  rapt 
proprement  dit  la  détention  violente  en  vue  du  ma- 
riage, ainsi  que  nous  allons  le  voir  en  détail. 

III.  L'empêchement  de  mariage.  —  1°  Nature.  — 
Selon  la  teneur  du  canon  1074,  il  est  hors  de  doute  que 
le  rapt  est  un  empêchement  dirimant  :  inler  virtun 
rtiptorem  et  mulierem  raptam...  nullum  polest  consis- 
tere  malrimonium.  Quelques  auteurs  ont  prétendu  que 
c'était  un  empêchement  de  droit  naturel,  étant  fondé 
sur  le  défaut  de  consentement  de  la  femme;  cette  opi- 
nion est  insoutenable,  car  il  est  certain,  d'après  les 
ternies  mêmes  du  concile  de  Trente  et  du  Code,  que 
l'empêchement  subsiste  tant  que  la  femme  reste  au 
pouvoir  du  ravisseur,  même  si  elle  consent  librement 
au  mariage.  Donc,  à  la  différence  de  l'empêchement  de 
pis  et  mctus,  qui  touche  au  droit  naturel,  le  rapt  est 
un  empêchement  de  droit  purement  ecclésiastique, 
créé  par  le  concile  de  Trente;  il  peut  coexister  avec 
celui  de  pis  et  metus,  mais  il  s'en  distingue  parfaite- 
ment. 

Le  concile  de  Trente  l'a  institué,  nous  dit  une  ins- 
truction du  Saint-Office  aux  évêques  d'Albanie  (15  fé- 
vrier 1901),  tum  ex  prœsumptione  non  consensus,  turn 
in  odium  tanti  jacinoris.  Ces  paroles  demandent  une 
explication.  —  1.  11  n'est  pas  douteux  que  les  Pères 
du  concile  n'aient  voulu,  par  le  moyen  de  cet  empê- 
chement, sauvegarder  la  liberté  et  la  dignité  du  sacre- 
ment de  mariage:  mais  il  est  non  moins  certain  qu'ils 
n'ont  pas  voulu  créer  par  là  une  présomption  de  droit 
concernant  le  non-consentement  de  la  femme.  L'em- 
pêchement est  une  véritable  inhabileté  qui  lie  les  con- 
tractants indépendamment  de  l'existence  ou  du  dé- 
faut de  consentement:  c'est  pourquoi,  à  la  différence 
de  la  présomption,  il  ne  cède  pas  à  la  vérité,  c'est-à- 
dire,  il  ne  cesse  pas  même  lorsque  la  femme  a  con- 
senti. Ce  que  le  Saint-Office  a  voulu  dire  c'est  donc 
que  cette  présomption  a  pu  être  le  principal  motif  de 
créer  l'empêchement,  mais  non  que  l'empêchement 
était  fondé  sur  la  présomption  de  non-consentement. 
Cf.  Gasparri,  Tract,  canon,  de  matrimonio,  t.  i.  1932, 
n.  638.  —  2.  Il  faut  ajouter  que  l'empêchement,  bien 
qu'établi  in  odium  tanti  jacinoris,  n'a  pas  précisément 
le  caractère  d'une  peine  vindicative,  attendu  qu'il 
cesse  dès  que  la  femme  est  rendue  à  la  pleine  liberté  et 
replacée  en  lieu  sûr.  Plus  encore  qu'à  punir  le  coupa- 
ble, la  loi  irritante  vise  à  décourager  les  malintention- 
nés en  leur  ôtant  par  avance  tout  espoir  de  réaliser  un 
mariage  valide  au  moyen  du  rapt.  Wernz- Vidal,  Jus 
matrim.  n.  307,  note  3. 

Étant  donnée  son  origine  purement  ecclésiastique, 
l'empêchement  de  rapt  ne  lie  pas  les  infidèles  lorsqu'ils 
contractent  entre  eux,  à  moins  que  la  loi  civile,  elle 
aussi,  ne  considère  le  rapt  comme  un  empêchement 
dirimant.  C'est  le  cas  des  codes  civils  autrichien  et 
espagnol.  Mais  l'irritation  du  mariage  est  certaine 
lorsque  le  ravisseur  est  infidèle  et  la  victime  baptisée, 
ou  réciproquement,  et  cela  indépendamment  de  l'em- 
pêchement de  disparité  de  culte;  car,  dans  l'un  et 
l'autre  cas,  l'une  des  parties  est  inhabile  à  contracter, 
et  cela  suffît  à  rendre  le  mariage  nul;  la  partie  bap- 
tisée est  liée  par  l'empêchement  directement,  l'infidèle 
indirectement.  Cf.  Gasparri.  Tract,  can.  de  matr.,  t.  n, 
n.  613;  Wernz-Vidal,  op.  cit.,  n.  310,  note  17. 

2°  Conditions.  —  Selon  la  définition  que  nous  en 
axons  donnée  et  aux  termes  du  canon  1074,  l'empê- 
chement de  rapt  se  vérifie  lorsqu'il  y  a  enlèvement  ou 
rétention  violente  d'une  femme  en  vue  du  mariage  : 
■d'où   cinq   conditions   requises. 

1.  L'enlèvement  ou  abductio  est  le  transfert  de  la 


femme  d'un  lieu  dans  un  autre,  d'un  lieu  où  elle  était 
en  sécurité  dans  un  autre  où  elle  est  au  pouvoir  du 
ravisseur.  Cette  diversité  des  lieux,  qui  doit  être  au 
moins  morale,  est  dans  la  notion  même  du  rapt;  on 
tiendra  compte  cependant  moins  de  la  distance  qui 
les  sépare  que  de  la  sécurité  ou  de  la  sujétion  qu'y  ren- 
contre la  femme.  Théologiens  et  canonistes  disser- 
taient jadis  longuement  sur  les  conditions  requises  pour 
qu'il  y  ait  véritablement  abductio.  Cf.  S.  Alphonse 
de  Liguori,  Theol.  mor.,  1.  VI,  n.  1107.  Le  transfert 
d'une  chambre  à  une  autre  dans  l'intérieur  de  la  même 
maison  n'était  pas  regardé  comme  suffisant;  de  même 
le  fait  de  passer  simplement  de  la  voie  publique  dans 
un  champ  avoisinant.  Cependant,  dit  encore  de  nos 
jours  Gasparri,  Tract,  can.  de  matr.,  éd.  1932,  n.  645, 
il  n'est  pas  impossible  qu'une  distance  même  aussi 
restreinte,  suffise,  dans  un  cas  particulier,  à  constituer 
un  rapt;  car,  d'une  part,  les  lieux  sont  physiquement 
différents,  et  d'autre  part,  il  peut  se  faire  que  la  femme 
perde  sécurité  et  liberté  en  passant  du  premier  au 
second.  Aujourd'hui,  les  auteurs  s'accordent  à  regar- 
der comme  suffisant  par  lui-même  le  fait  de  trans- 
porter la  femme  dans  une  maison  voisine,  celle-ci  fût- 
elle  distante  seulement  de  quelques  pas;  et  même,  dit 
Gasparri,  ibid.,  d'un  étage  de  la  même  maison  à  un 
autre  étage,  habité  par  une  famille  distincte.  Depuis 
la  promulgation  du  Code,  ces  précisions  et  distinctions 
n'ont  plus  la  même  importance,  attendu  qu'au  rapt 
proprement  dit  ou  enlèvement  est  assimilée,  en  ma- 
tière matrimoniale,  la  détention  violente  ou  séques- 
tration, qui  peut  être  réalisée  même  sans  qu'il  y  ait 
eu  enlèvement  par  violence. 

2.  La  détention,  retentio,  dont  il  est  question  au 
canon  1074,  §  3,  est  une  seconde  forme  de  l'empêche- 
ment de  rapt,  non  prévue  par  le  concile  de  Trente,  et 
ajoutée  par  le  Code.  Elle  consiste  à  garder  une  femme 
malgré  elle,  dans  un  lieu  où  elle  n'a  plus  son  entière 
liberté,  en  vue  de  l'amener  au  mariage;  ce  lieu  peut 
être  sa  propre  demeure,  ou  un  autre  où  elle  s'était 
rendue  librement,  mais  où  elle  subit  actuellement  la 
contrainte  du  ravisseur.  La  contrainte  ne  cesse  pas  du 
fait  des  proportions  plus  ou  moins  vastes  du  lieu  de 
détention  :  celui-ci  fût-il  un  immense  palais,  un  parc 
très  étendu,  la  raison  de  l'empêchement  reste  la  même, 
à  savoir  l'absence  de  sécurité  et  de  liberté  où  se  trouve 
réduite  la  femme  en  face  du  mariage  qui  lui  est  pro- 
posé. 

3.  Enlèvement  ou  détention  doivent  être  violents, 
c'est-à-dire  opérés  contre  la  volonté  de  la  femme.  La 
violence  peut  s'exercer  par  la  force  physique  ou  la 
contrainte  morale  :  menaces,  crainte  grave.  Il  suffit 
que  la  femme  refuse  de  se  laisser  entraîner  ou  garder: 
ou  bien,  si  elle  accepte  l'enlèvement  ou  la  détention, 
grâce  aux  promesses,  aux  flatteries  ou  à  la  ruse,  il 
suffit  qu'elle  refuse  le  mariage  qui  en  serait  la  conclu- 
sion. La  violence  existerait  à  plus  forte  raison,  si  la 
femme  était  opposée  et  à  l'enlèvement  et  au  mariage. 
S.  C.  Conc,  in  Olomucen.,  14  mars  1772;  cf.  Capello. 
De  matrimonio,  n.  461. 

Il  importe  peu,  en  cette  matière,  que  les  parents 
soient  consentants  à  la  violence  faite  à  leur  fille  ou 
même  en  soient  les  complices,  si  l'intéressée  s'y  refuse. 
Cf.  S.  C.  Conc,  in  Parisien.,  27  avril  1864,  dans  Acla 
S.  Sedis,  t.  i,  p.  23.  Au  contraire,  si  la  jeune  fille,  même 
mineure,  consent  à  se  laisser  enlever  en  vue  du  ma- 
riage, alors  que  les  parents  s'y  opposent,  on  se  trouve 
en  présence  d'une  fugue,  souvent  concertée,  laquelle 
ne  constitue  pas  un  empêchement.  Le  raplus  in  pa- 
rentes du  droit  du  Moyen-Age,  cf.  Grat.,  caus.  XXXVI, 
q.  i,  c.  2,  n'est  donc  plus  aujourd'hui  un  obstacle  au 
mariage,  encore  qu'il  puisse  exposer  son  auteur  aux 
peines  prévues  par  le  canon  2353.  Voir  §  IV,  Le  rapt- 
crime  ci-dessous,  col.  1673. 


1671 


KAPT    (EMPÊCHEMENT    DE) 


1672 


Lorsqu'une  femme,  qui  tout  d'abord  a  refusé  de  se 
laisser  enlever  en  vue  du  mariage,  se  laisse  gagner  en- 
suite par  les  flatteries  et  les  promesses  du  ravisseur  et 
accepte  enfin  de  le  suivre  librement,  on  a  le  rapt  de 
séduction,  qui  n'est  pas  un  empêchement.  L'empêche- 
ment existerait  au  contraire,  si  la  femme  qui  avait 
d'abord  consenti  à  son  enlèvement  en  vue  du  mariage, 
se  ressaisissait  et  refusait  ensuite  tout  consentement; 
à  ce  moment  en  effet  commencerait  au  moins  la  déten- 
tion violente,  c'est-à-dire  contre  le  gré  de  la  femme, 
en  vue  du  mariage,  can.  Î074,  §  3.  Gaspard,  op.  cit., 
éd.  1932,  n.  655. 

La  violence  dont  il  est  ici  question,  ne  saurait  résul- 
ter de  simples  prières,  même  pressantes,  ni  de  pro- 
messes flatteuses  de  la  part  du  ravisseur.  La  crainte 
révérenticlle  ne  suffit  pas  non  plus  par  elle-même,  à 
moins  que  ne  viennent  s'y  ajouter  des  circonstances 
capables  de  créer  une  contrainte  relativement  grave. 
La  ruse  ou  la  fraude,  dont  le  séducteur  a  usé  pour 
l'enlèvement  ou  la  détention,  équivalent  à  la  violence, 
toutes  les  fois  que  la  femme,  ignorant  où  l'on  veut  en 
venir,  refuse  de  consentir  aux  manœuvres  qui  l'encer- 
clent, en  même  temps  qu'elle  se  trouve  dans  l'impossi- 
bilité de  s'en  débarrasser.  Wernz- Vidal,  op.  cil.,  p.  370: 
Capello,  op.  cit.,  n.  464. 

4.  Aux  termes  du  canon  1074,  l'empêchement  de 
mariage  existe  inter  virum  raptorem  et  mulierem  rap- 
lam;  c'est  dire  que  le  ravisseur  sera  un  homme,  la  vic- 
time une  femme.  On  discuta  autrefois  pour  savoir 
si  l'enlèvement  d'un  jeune  homme  pusillanime  par 
une  femme  autoritaire  constituait  un  rapt;  quelques 
auteurs  osèrent  l'affirmer,  mais  la  majorité  tint  pour 
la  négative.  Après  le  texte  du  Concile  de  Trente, 
sess.  xxrv,  c.  vi,  et  celui  du  Code  que  nous  avons  cité, 
aucun  doute  ne  peut  subsister  à  cet  égard  et  il  est 
facile  de  comprendre  la  raison  de  la  loi  :  la  femme 
subissant  plus  facilement  que  l'homme  la  contrainte 
physique  ou  morale  en  vue  du  mariage,  le  législateur 
n'a  voulu  retenir  que  les  cas  habituels,  non  les  cas 
exceptionnels.  Sanchez,  De  sacr.  matr.,  1.  VII.  disp. 
XIII,  n.  1(>. 

S'il  arrive  que  le  ravisseur  fasse  opérer  l'enlève- 
ment ou  la  détention  par  un  autre  ou  par  d'autres,  on 
applique  la  règle  :  qui  per  alium  facit  est  perinde  <tc  si 
facial  per  scipsum,  Reg.  72,  in  Vl°;  d'où  il  suit  que 
l'empêchement  lie  le  mandant,  non  les  exécutants: 
l'un  de  ceux-ci  pourrait  donc  validement  contracter 
avec  la  victime  si  elle  y  consent.  Dans  le  cas  où  un 
individu,  de  son  propre  chef  et  sans  en  avoir  reçu 
mandat,  aurait  enlevé  une  femme  pour  le  compte  d'un 
tiers,  il  n'y  aurait  aucun  empêchement  de  rapt,  ni 
pour  le  tiers,  qui  n'y  est  pour  rien,  ni  pour  le  ravisseur 
qui  n'a  pas  enlevé  la  femme  en  vue  de  l'épouser  lui- 
même;  mais  l'empêchement  naîtrait  dès  que  le  ravis- 
seur, changeant  de  sentiment,  commencerait  à  détenir 
la  femme  malgré  elle  pour  l'amener  à  contracter  avec 
lui. 

Du  côté  de  la  femme  violentée,  l'empêchement 
existe,  quelle  que  soit  la  qualité  de  cette  femme, 
virgo,  corrupta,  honesta,  inhonesfa,  même  meretrix:  le 
Code  ne  distingue  pas,  à  rencontre  du  droit  romain 
qui  ne  punissait  pas  les  ravisseurs  de  femmes  publi- 
ques. Cependant,  en  présence  de  l'enlèvement  d'une 
femme  majeure  et  perdue  de  mœurs,  on  présumera, 
jusqu'à  preuve  contraire,  que  celte  f  en  une  a  consent  i  a 
se  laisser  enlever  et  qu'en  conséquence  il  s'agit  d'une 
fuite,  fut/a,  et  non  d'un  rapt.  Le  Code  actuel  ne  dis 
lingue  pas  non  plus  entre  la  femme  libre  cl  la  liancée, 
fût-ce  la  propre  fiancée  du  ravisseur,  car  l'obligation 
qui  naît  du  contrat  de  fiançailles  ne  saurait  cire  urgée 
par  la  force  privée;  l'ancien  adage  du  droit  classique  : 
non  /il  rapius  proprise  sponsse  a  donc  définitivement 
vécu. 


5.  Enfin,  rapt  et  détention  doivent  être  opérés  l'un 
et  l'autre  en  vue  du  mariage,  intuitu  matrimonii,  et. 
non  pour  une  autre  fin,  par  exemple  :  pour  satisfaire 
une  passion  coupable,  une  vengeance,  dérober  de 
l'argent,  extorquer  une  rançon,  etc.  La  loi  en  effet  n'a 
été  portée  que  pour  sauvegarder  la  dignité  et  la  liberté 
du  mariage.  Lorsqu'il  y  aura  doute  sur  les  intentions 
du  ravisseur,  on  présumera  que  le  rapt  a  été  fait  en 
vue  du  mariage,  non  seulement  lorsqu'il  y  aura  eu 
auparavant  un  contrat  de  fiançailles,  mais  encore  en 
l'absence  de  toute  promesse  antérieure  ou  de  tracta- 
tions matrimoniales;  dans  le  doute  en  effet,  c'est  la' 
liberté  du  mariage  qui  doit  prévaloir.  Cette  présomp- 
tion d'ailleurs,  fondée  sur  l'expérience  et  la  doctrine 
plutôt  (pie  sur  un  texte  du  droit,  ne  doit  jamais  être 
considérée  comme  juris  cl  de  jure;  elle  cède  toujours 
à  la  vérité.  Cf.  Feije,  De  matr.  impedimenlis  et  dispen- 
sationibus,  n.  1  IN. 

Il  en  faut  dire  autant  des  autres  doutes  qui  peuvent 
porter  soit  sur  la  violence  subie  par  la  femme  soit  sur  le 
consentement  donné  à  l'enlèvement.  Les  circonstances 
ambiantes  aideront  à  éclaircir  ce  doute,  et,  si  quelque 
obscurité  subsiste,  on  aura  recours  aux  présomptions. 
La  présomption  ayant  pour  but  de  sauvegarder  et 
favoriser  la  liberté  du  mariage,  sera  toujours  contre 
le  ravisseur,  et  par  conséquent  pour  la  violence  exercée 
et  l'opposition  de  la  femme:  à  cette  présomption,  les 
circonstances  comme  l'âge  de  la  femme,  les  tracta- 
lions  antérieures  pourront  donner  une  consistance 
plus  ou  moins  forte;  mais  toute  preuve  contraire  sera 
admise,  ainsi  (pic  nous  l'avons  dit  plus  haut.  Cf.  Wernz- 
Vidal,  Jus  malriin.,  n.  31  I. 

Pour  la  pratique,  le  curé  chargé  de  l'enquête  préli- 
minaire au  mariage  n'oubliera  pas  les  prescriptions  du 
canon  1031,  §  1,  3°;  et,  dans  le  cas  où  quelque  doute 
subsisterait,  il  n'assistera  pas  au  mariage  sans  avoir 
consulté   l'Ordinaire. 

3°  Cessation.  -  -  L'empêchement  de  rapt  dure  •<  tant 
que  la  femme  reste  au  pouvoir  du  ravisseur»,  can.  1074, 
§  1,  pour  quelque  raison  que  ce  soit. 

Il  ne  saurait  donc  y  avoir  de  mariage  valide  tant 
que  la  femme  continue  à  habiter  la  maison  où  elle  avait 
été  transférée  ou  détenue,  alors  même  que  le  ravisseur 
la  laisserait  libre  et  qu'elle  pourrait  s'enfuir;  il  en 
serait  de  même  si  elle  était  transportée  dans  une  autre 
maison  appartenant  à  cet  homme  ou  louée  par  lui,  ou 
bien  dans  la  maison  de  sa  famille  ou  d'un  de  ses  amis, 
encore  que  la  victime  ait  la  possibilité  de  s'en  aller  et 
d'agir  librement  :  dans  tous  ces  cas,  la  femme  n'est  pas 
considérée  comme  suffisamment  dégagée  de  l'in- 
fluence du  ravisseur,  surtout  quand  celui-ci,  ainsi 
qu'il  arrive  fréquemment,  charge  quelqu'un  de  la 
garder  ou  de  la  surveiller.  Iîicn  plus,  l'empêchement 
peut  subsister,  même  contre  la  volonté  de  la  femme, 
en  dépit  du  consentement  qu'elle  pourrait  donner 
dans  la  suite;  ni  une  longue  cohabitation  librement 
consentie,  ni  l'acte  conjugal  accepté  par  la  femme,  ni 
la  célébration  du  mariage  dans  la  forme  prescrite  ne 
peuvent  purger  le  rapt. 

L'empêchement  cesse  au  contraire  normalement 
et  immédiatement  par  la  restitution  de  la  femme  à  la 
pleine  liberté  et  à  la  complète  sécurité;  il  peut  cesser 
aussi,  bien  que  rarement,  par  la  dispense. 

1.  Si  rapta  a  raptore  separata  et  in  loco  luto  ac  tibero 
constilula...,  can.  1074.  S  2.  Il  faut  donc  que  la  femme 
soit  séparée  du  ravisseur,  soustraite  totalement  à  son 
influence  et.  pour  cela,  placée  en  un  lieu  sûr  où  elle 
soil  complètement  libre.  Ce  lieu  peut  être  soit  sa  pro- 
pre maison,  d'où  clic  a  été  enlevée,  soit  celle  d'un  pa- 
rent ou  d'un  ami  totalement  étranger  aux  manœuvres 
du  ravisseur.  A  la  rigueur,  elle  pourrait  même  rester 
dans  le  local  OÙ  elle  était  détenue,  à  condition  que 
celui-ci  soit  purgé  de  toute  influence,  directe  ou  indi- 


1673 


RAPT    (EMPÊCHEMENT    DE 


L674 


recte,  de  l'homme  qui  la  détenait.  A  ce  moment-là 
seulement,  la  femme  pourra,  si  elle  le  veut,  donner 
un  consentement  valide  au  mariage. 

2.  Dispense.  — L'empêchement  de  rapt,  pour  autant 
qu'il  est  distinct  de  l'empêchement  de  vis  el  melus,  est 
de  droit  ecclésiastique;  l'Église  peut  donc  en  dispen- 
ser. La  dispense  ne  saurait  jamais  suppléer  à  la  liberté 
du  consentement  de  la  femme;  mais,  ce  consentement 
étant  supposé,  elle  peut  rendre  valide  et  licite  le  ma- 
riage du  ravisseur  et  de  sa  victime,  alors  que  celle-ci 
n'a  pas  encore  été  remise  en  lieu  sûr.  Disons  tout  de 
suite  que  l'octroi  de  cette  dispense,  normalement 
réservé  au  Saint-Siège,  est  rare;  plus  rare  encore  est 
l'octroi  de  la  faculté  de  dispenser.  Attendu  qu'il 
existe  un  moyen  très  sûr  de  faire  cesser  l'empêche- 
ment, à  savoir  la  restitution  de  la  femme  à  une  pleine 
autonomie,  il  va  de  soi  que  seules  des  causes  très  gra- 
ves, dans  des  cas  exceptionnels,  pourront  légitimer 
une  dispense;  telle  serait,  l'impossibilité  morale,  vu 
les  circonstances  très  particulières,  pour  les  fiancés 
de  se  séparer,  à  laquelle  s'ajouterait  l'urgence  de  célé- 
brer le  mariage. 

L'Église  est  si  peu  empressée  d'accorder  dispense 
de  cet  empêchement,  que,  dans  les  anciens  rescrits 
envoyés  par  la  Daterie  pour  des  causes  matrimoniales, 
on  lisait  cette  clause  :  dummodo  millier  propler  hoc 
rapta  non  sil;  et  il  était  convenu  que  la  clause,  même 
non  exprimée,  devait  toujours,  ex  stylo  dulariu-,  être 
sous-entendue;  la  vérification  de  la  condition,  c'est-à- 
dire  l'existence  du  rapt,  entraînait  la  nullité  du  res- 
crit.  Des  formules  identiques  se  trouvaient  dans  les 
facultés  générales  de  dispenser  des  autres  empêche- 
ments. Aujourd'hui  et  depuis  la  réforme  de  la  Curie 
par  Pie  X,  semblables  restrictions  ne  se  lisent  plus 
dans  les  formulaires  de  pouvoirs  accordés  par  la 
Sacrée  Congrégation  des  Sacrements,  ni  dans  les 
facultés  de  la  Propagande. 

Il  n'est  d'ailleurs  pas  inouï  que  le  Saint-Siège  ait 
accordé  dispense  et  même  pouvoir  de  dispenser  de  cet 
empêchement,  alors  que  la  femme  n'a  pas  encore  re- 
trouvé un  lieu  sûr,  pourvu  que  son  consentement  soit 
certain;  voir,  par  exemple,  la  réponse  donnée  par  la 
Propagande  aux  missionnaires  des  Indes  et  de  la 
Chine  le  31  janvier  1796,  Collectanea,  n.  1268.  Cepen- 
dant, dans  une  instruction  aux  évêques  d'Albanie, 
contrée  où  les  rapts  étaient  fréquents,  le  Saint-Office, 
15  février  1891,  ne  voulut  pas  admettre  comme  règle 
générale  que  le  mariage  fût  célébré  alors  que  la  femme 
était  encore  sous  l'influence  du  ravisseur,  même  si 
cette  femme  affirmait  par  serment  qu'elle  consentait 
librement.  Le  Saint-Siège  se  réservait  d'accorder  des 
dispenses  dans  des  cas  particuliers.  Cf.  également 
dans  le  même  sens  l'instruction  du  Saint-Office  t\u 
26  février  1901.  Wernz- Vidal,  op.  cit.,  p.  376,  note  32; 
Gasparri,  Tract,  can.  de  malrimonio,  1932,  p.  398- 
399. 

Aujourd'hui,  outre  les  pouvoirs  qui  peuvent  être 
obtenus,  par  concessions  générales  ou  induits  particu- 
liers, soit  de  la  Sacrée  Congrégation  des  Sacrements, 
soit  de  celle  de  la  Propagande,  il  n'est  pas  douteux 
que  les  facultés  très  étendues  accordées  par  les  canons 
1043-1045  n'excluent  pas  le  pouvoir  de  dispenser  du 
rapt.  Ordinaires,  curés  ou  même  simples  prêtres  pour- 
ront donc  en  user  dans  les  limites  prévues  par  ces 
mêmes  canons,  et  après  avoir  acquis  la  certitude  de  la 
liberté  du  consentement  chez  la  femme. 

IV.  Le  ckime.  —  Nous  avons  vu,  col.  1666,  que  le 
droit  romain  impérial  considérait  le  rapt  d'une  femme 
honnête  comme  un  crime  punissable  de  la  peine  capi- 
tale. Les  anciens  canons  de  l'Église  recueillis  par 
Gratien  dans  son  Décret,  cf.  surtout  caus.  XXXVI, 
q.  il,  c.  1-6,  édictaient  des  peines  très  sévères  au  for 
ecclésiastique:  les  principales  étaient  l'excommunica- 


tion, l'infamie,  l'inhabilité  aux  charges  et  dignités,  et, 
pour  les  clercs,  la  déposition.  Sanchez,  De  matr.  su- 
cramento,  1.  VII,  disp.  XII,  n.  1;  clisp.  XIII,  n.  3  sq. 
Après  les  variations  du  droit  au  .Moyen  Age,  le  concile 
de  Trente,  qui  avait  fait  du  rapt  de  violence  un  em- 
pêchement dirimant,  lui  reconnut  aussi  la  qualité  de 
crime;  il  frappa  en  conséquence  le  ravisseur  et  tous  ses 
complices  de  pénalités  dont  voici  la  teneur  :  raptor 
ipse  ac  omnes  illi  consilium,  auxilium  cl  favorem  pnv- 
bcnles,  sinl  ipso  jure  excommimicali  ac  perpétua  in- 
fâmes omniumque  dic/nilatum  incapaces;  et,  si  clerici 
juerint,  de  proprio  gradu  décidant.  Sess.  xxiv,  de  réf. 
matr.,  c.  ni.  C'était  le  retour  à  la  sévérité  des  anciens 
canons.  L'excommunication  était  encourue  ipso  facto, 
mais  n'était  pas  réservée.  Quant  à  la  déchéance  des 
clercs,  elle  devait  être  prononcée  par  la  sentence  du 
juge;  l'infamie  perpétuelle  et  l'inhabileté  aux  dignités 
étaient  lativ  sententise.  Ces  pénalités  n'atteignaient 
que  la  seule  forme  de  rapt  qui  avait  été  spécifiée 
comme  empêchement,  c'est-à-dire  le  rapt  de  violence 
inlttitu  matrimonii ;  ni  le  rapt  de  séduction,  ni  l'enlève- 
ment opéré  libidinis  causa  ne  tombaient  sous  ces 
peines.  Le  ravisseur,  mais  non  ses  complices,  avait  en 
outre  l'obligation  de  doter  convenablement  sa  victime, 
arbilrio  judicis,  soit  que  celle-ci  acceptât  de  devenir 
son  épouse,  soit  qu'elle  s'y  refusât. 

L'excommunication  portée  par  le  concile  de  Trente 
fut  maintenue  par  la  Constitution  \p<  slolicse  Salis. 
12  octobre  1869,  au  nombre  des  censures  nemini  ré- 
servâtes. Le  droit  du  (Iode  a  élargi  la  notion  du  crime 
(le  rapt  ;  il  l'applique  au  rapt  de  séduction  comme  au 
rapt  de  violence,  et  ne  distingue  pas  entre  le  rapt  per- 
pétré en  vue  du  mariage  ou  seulement  pour  satisfaire 
la  passion  :  qui  iniuiiu  matrimonii  vel  explendœ  libidi- 
nis causa  rapucril  muliercm  nolentem  vi  aul  dolo,  vel 
inuliercm  minoris  wl<dis  consentienlem  quidem,  sed 
insciis  vel  contradicenlibus  parenlibus  aul  lutoribus..., 
can.  2353.  Les  peines  sont  de  deux  sortes  :  les  unes 
lalw  sententise,  à  savoir  l'exclusion  des  actes  légitimes 
tels  qu'ils  sont  énumérés  au  canon  2256,  2",  peine  vin- 
dicative; les  autres,  ferendœ  sententise,  ne  sont  pas  dé- 
terminées, mais  doivent  être  proportionnées  à  la  gra- 
vité de  la  faute.  Les  lois  pénales  étant  de  stricte  inter- 
prétation, can.  PI  el  2219.  §  1,  il  est  certain  que  les  pé 
nalités  susdites  ne  devront  pas  être  étendues  a  la  dé 
tention  ou  séquestration;  il  va  de  soi  également  que 
les  peines  d'excommunication  el  d'infamie  perpé- 
tuelle, portées  jadis  par  le  concile  de  Trente,  ne  sont 
plus  encourues  aujourd'hui,  le  Code  n'en  taisant  nulle 
mention,  can.  6,  5". 

Et  les  complices?  Le  concile  de  Trente  les  ennuierait 
expressément;  il  n'en  est  pas  question  dans  le  ca- 
non 2353.  Faut-il  dire  qu'ils  sont,  dans  le  droit  actuel. 
exempts  de  toute  pénalité?  Gasparri  répond  oui.  sans 
hésiter  :  eum  de  his  pœnis  tin  alios  prseter  raptorem) 
Coder  taceai  omnino,  cas  suppressas  esse  dicendum  est. 
Tract,  can.  de  matr.,  1932,  p.  391,  n.  651.  Qu'il  nous 
soit  permis,  salva  reverenlia,  d'être  d'un  avis  contraire, 
en  nous  appuyant  sur  les  principes  énoncés  au  ca- 
non 2231  :  lorsque  plusieurs  ont  coopéré  à  la  perpé- 
tration du  délit,  encore  qu'un  seul  soit  nommé  dans  la 
loi  pénale,  tous  ceux  qui  sont  nommés  au  canon  2209, 
§  1-3,  sont  tenus  aux  mêmes  peines,  à  moins  (pie  la  loi 
ne  statue  expressément  le  contraire.  D'où  il  suit  (pic 
le  mandant,  ainsi  (pic  tous  les  coopérateurs  princi- 
paux et  nécessaires,  sont  englobés  dans  les  peines  por- 
tées contre  le  ravisseur.  Quant  aux  complices  secon- 
daires, can.  2209,  §  4-7,  le  supérieur  devra  leur  in- 
fliger d'autres  peines  convenables.  Le  crime  de  rapt 
étant  déjà  puni  par  les  lois  de  la  plupart  des  nations 
modernes,  cf.  Code  pénal  français,  art.  331,  355-357: 
—  italien,  art.  340-344,  349-352;  —  allemand.  S  230- 
238;  autrichien,  §  96-97,  il  y  aura  lieu,  selon  les  cas. 


L675        RAPT    (EMPÊCHEMENT    DE)    —    BASSLER    (CHRISTOPHE; 


1676 


à  mitigation  ou  à  suppression  de  la  peine  canonique, 
conformément  au  canon  2223,  §  3,  2°  et  3°. 

Le  Code  prévoit  enfin  des  peines  destinées  à  réprimer 
le  rapt  des  impubères  pratiqué  pour  une  autre  fin  que 
le  mariage  ou  la  satisfaction  de  la  luxure,  can.  2354; 
c'est  ce  que  les  codes  des  diverses  nations  appellent 

enlèvement,  détournement  de  mineurs  »,  cf.  Code 
pénal  français,  art.  354;  —  italien,  art.  148; 
allemand,  §  235;  —  autrichien,  §  90.  Si  le  délinquant 
est  un  laïc,  on  a  un  délit  du  for  mixte,  pour  la  punition 
duquel  les  deux  pouvoirs  civil  et  ecclésiastique  sont 
également  compétents;  l'Église  accepte  les  peines  légi- 
timement portées  par  l'autorité  séculière,  si  elle  s'est 
prononcée  en  premier  lieu;  elle  y  ajoute  l'exclusion  des 
actes  légitimes  et  la  déchéance  de  tout  emploi  ecclé- 
siastique, nonobstant  l'obligation  de  réparer  le  dom- 
mage causé.  Si  le  ravisseur  est  un  clerc,  l'Église  (dans 
la  théorie)  le  jugeant  seule,  le  punira  de  peines  pouvant 
aller,  suivant  la  gravité  du  cas,  jusqu'à  la  déposition, 
can.  2354  §  2:  dans  le  cas  où  le  clerc,  nonobstant  le 
privilège  du  for  (lequel  ne  fonctionne  pas  partout), 
aurait  déjà  élé  condamné  par  le  tribunal  séculier,  le 
juge  ecclésiastique  procédera  en  toute  équité  suivant 
les  règles  tracées  au  canon  2223,  §  3,  2°. 

On  notera  enfin  que  les  peines  ainsi  encourues  ou 
inlligées  ne  cessent  pas  par  la  purgation  du  rapt,  ni 
même  par  la  libre  célébration  du  mariage;  même  après 
la  cessation  de  l'empêchement,  elles  gardent  leur 
vigueur  et  devront  être  observées  jusqu'à  expiation,  à 
moins  que  n'intervienne  une  absolution  ou  une  dis- 
pense. 

I.  Histoire  du  rapt.  — ■  Corpus  jtiris  eanonici,  éd. 
Friedberg,  Leipzig,  1881  ;  Hefele-Leclercq,  Histoire  des  con- 
ciles, Paris,  1907  et  sq.;  Esmein,  I.e  mariage  en  droit  cano- 
nique, 2  vol..  Paris,  1801  ;  Wernz-Vidal,  Jus  canonicum,  t.  v, 
Jus  matrimoniale,  Rome,  1925. 

Parmi  les  auteurs  anciens  :  Schmalzgrueber,  Jus  ecclesias- 
licnm  universum,  t.  iv,  Naples,  17:58;  Sanchez,  De  sancto 
matrimonii  sacramento,  Nuremberg,  1706;  Reiffenstuel,  Jus 
canonicum,  t.  iv,  Venise,  172R. 

II.  Ijroit  actuel.  —  Les  principaux  commentaires  des 
1.  III  et  V  du  Code,  spécialement  ;  Capello,  Traclalus  cano- 
nico-moralis  de  sacramentis,  t.  ni.  De  matrimonio,  Turin- 
Home,  1927;  De  Smet,  De  sponsatibus  cl  matrimonio, 
Bruges,  1927;  Vlaming,  Pnvlcclioncs  juris  matrimonii. 
2  vol.,  Bussum  (Hollande),  1919;  Farrugia,  De  matrimonio 
et  causis  matrimonialibus,  Turin,  1921;  Vcrmecrsch-Creu- 
sen,  Epitome  juris  eanonici,  t.  n  et  m.  Malines  1925;  Clayes 
Simenon,  Manuale  juris  eanonici,  Gand-Louvain,  1931; 
(iasparri,  Tractatus  canonieus  de  matrimonio,  2  vol.,  Paris, 
1932;  Fourneret,  Le  mariage  chrétien,  Paris,  1921  ;  Chrétien, 
De  matrimonio,  Metz,  1927;  Cocclii.  Commentarium  in 
Codicem  juris  eanonici,  t.  vin,  Turin,  1925;  Chelodi,  Jus 
prenale.  Trente,  1925. 

A.   Bkide. 

RASSLER  Christophe,  jésuite,  né  à  Constance, 
le  12  août  1654,  admis  dans  la  Compagnie,  province 
de  Germanie  supérieure,  le  30  septembre  1669;  il  en- 
seigna la  grammaire  et  les  humanités,  puis  de  1685  à 
1714  la  théologie  dogmatique,  la  théologie  morale, 
l'exégèse  à  Ingolstadt  et  à  Dillingen;  il  fut  préfet  des 
<'tudcs  et  enfin  recteur  (1714-1716)  de  cette  dernière 
université.  Appelé  à  Home  par  le  P.  général  Tamburini, 
il  y  exerça  les  charges  de  réviseur  général,  de  conseil- 
ler (héologique  du  cardinal  jésuite  Tolomcï  cl  de  pré- 
fet des  études  au  Collège  romain.  C'est  là  qu'il  mou- 
rut, emporté  soudainement  par  le  typhus,  le  lli  juil- 
let 1723,  en  grande  réputation  de  travailleur  acharné, 
d'esprit  prudent  cl  loyal. 

Ouvrages.  I"  Rassler  publia  de  1688  a  1701  une 
série  fie  huit  opuscules  et  volumes  Intitulés  Controver- 
si;c.  où  il  examine  avec  plus  ou  moins  de  développe- 
ments des  questions  philosophiques  ou  théologiques 

discutées  publiquement  sous  sa  direct  ion  par  ses  (lèves 

d'Ingolstadl  et  de  Dilligen.  Le  plus  Intéressant  de  ces 


ouvrages  paraît  être  celui  qui  a  pour  titre  :  Contro- 
versia  theologica  de.  régula  exlerna  fidei  divirue...  In- 
golstadt, 1701,  in-8°,  422  p.  La  déclaration  du  clergé 
français  de  1682  contre  l'infaillibilité  du  pontife  ro- 
main y  est  attaqué  sous  une  forme  du  reste  modérée  et 
avec  des  arguments  positifs. 

2°  Mais  ce  sont  surtout  l'oeuvre  du  moraliste  et  ses 
interventions  dans  les  luttes  alors  si  vives  de  la  théolo- 
gie morale,  qui  méritent  d'être  signalées. 

1.  En  1693,  parmi  ses  Conlroversiœ,  Rassler  voulut 
faire  paraître  une  Conlroversia  theologica  Iripartita  de 
reclo  usu  opinionum  probabilium...,  dirigée  contre  le 
probabiliorisine  du  P.  Thyrsc  Gonzalez,  général  de  la 
Compagnie  depuis  1687.  Voir  l'art.  Gonzalez  de  San- 
tanf.i.ia,  col  1494.  A  cette  date  le  célèbre  ouvrage  de 
ce  dernier,  Fundamentum  Iheologiœ  moralis...,  n'avait 
pas  encore  vu  le  jour;  mais  un  écrit  plus  court  de  Gon- 
zalez destiné  à  en  être  la  préface,  Traclalus  succinctus 
de  reclo  usu  opinionum  probabilium,  avait  été  imprimé 
en  1691  à  Dillingen  même.  Cet  écrit  fut  supprimé  de- 
vant les  protestations  des  PP.  assistants.  Rassler  put 
le  connaître,  et  c'est  vraisemblablement  contre  lui 
qu'allaient  ses  thèses.  Approuvées  à  Dillingen,  elles 
furent  envoyées  à  Rome  pour  dernière  revision.  Celle- 
ci  fut  défavorable;  l'impression  du  livre  commencée 
fut  arrêté  à  la  16e  feuille.  Dôllinger-Reusch  ont  publié 
dans  leur  Geschichte  der  Moralslrciligkeiten,  t.  Il,  p.  90- 
91,  des  Observaliones  sur  l'ouvrage  de  Rassler,  qui  pa- 
raissent être  le  résumé  des  critiques  faites  par  les  revi- 
seurs romains,  et  une  série  de  huit  lettres  très  intéres- 
santes, adressées  par  Rassler  en  1694-1695,  à  l'occa- 
sion de  cette  affaire,  au  P.  assistant  Truchsesz  et  au 
secrétaire  de  la  Compagnie,  le  P.  François  Guarini. 
Op.  cil.,  p.  169-191,  216-219.  Une  seule  des  réponses 
de  ce  dernier  y  est  jointe  (p.  177).  Cette  correspon- 
dance est  résumée  et  commentée  par  les  mêmes  au- 
teurs au  t.  i,  p.  236-245,  de  leur  ouvrage;  certains  dé- 
tails du  commentaire  prêteraient  à  discussion. 

2.  En  1703,  M.  de  Sève  de  Rochechouart,  évêque 
d'Arras,  avait  porté  une  censure  très  sévère  contre 
32  propositions  extraites  des  œuvres  du  célèbre  casuiste 
jésuite,  Georges  Gobât  (t  1679),  œuvres  complètes, 
Ingolstadt  et  Munich,  1678-1681,  Douai,  1700;  voir 
dans  ce  dict.  l'art.  Gobât  Georges,  col.  1469,  1470.  La 
censure  de  M.  de  Rochechouart  est  du  17  août  1703  et 
se  trouve  dans  le  Recueil  des  ordonnances,  mandements 
et  censures  de  M.  V évêque.  d'Arras...  Arras,  1710,  p.  162- 
191.  Après  le  P.  Charles  Daniel  (Liège,  1703),  Rassler 
prit  la  défense  de  son  confrère  et,  en  1706,  publia,  sans 
nom  d'auteur  ni  indication  de  lieu,  les  Vindiciœ  Goba- 
Hanse,  sive  Examen  proposilionum,  quas  ex  operibus 
P.  Georgii  Gobai  exe.erplas  Illuslrissimus  Atrebatensis 
Episcopus  severissima  censura  nolavit,  et  ipsius  censurée 
crisis  a  quodam  sacrée  Iheologiœ  doclore  édita,  in-4°, 
417  p.  Rassler  reconnaît  que  certaines  des  proposi- 
tions censurées  sont  exagérées  ou  fausses;  mais  il  sou- 
tient (pie  de  bons  auteurs  les  ont  également  admises 
avant  les  condamnations  de  l'Église,  que  d'autres 
sont  acceptables  et  que  de  toute  manière  les  censures 
de  I  évêque  sont  trop  rigoureuses. 

3.  Enfin  dans  les  dernières  années  de  son  enseigne- 
ment en  Allemagne  cl  avant  son  rectorat  de  Dillingen, 
Rassler  composa  un  ouvrage  destiné  à  exposer  sa 
pensée  complète  sur  la  question  du  probabilisme.  Le 
titre  en  est  long;  nous  le  liions  en  entier  parce  qu'il 
résume  tout  l'ouvrage  :  Norma  recli  seu  traclalus  théo- 
logiens, in  quo  lum  de  objectiva,  tum  eliam  de  formait 
régula  honeslalis  ac  prsecipue  de  reclo  usu  opinionum 
probabilium  magna  accuratione  ila  disseritur,  ut  et  ri- 
gore  le  ni  las  cl  lenilate  rigor  salubriler  tempcrelur,  osten- 
dendo  scilicel,  quod  in  concursu  opinionum  ulrinque 
probabilium  cirea  honestatem  cl  licentiam  alicujus  actio- 
nis  parlent   minus  lulam  seu  faventem  libertati  fas  sil  in 


1(177        RASSLER    (CHRISTOPHE 


RASTIGNAC    (LOUIS    DE    CHAPT    DE)         H178 


opcrundo  scqui  non  lune  solum,  cum  eadem  operanli 
magis  probabilis  apparet,  sed  elium  quundo  sequalem 
prœ  se  /,  ;•.'  probabilitatem  cum  opposita  lutiore,  stante 
pro  lege,  non  tamen  ctiam,  quundo  hubere  videtur  nota- 
bililer  minorent.  Auclorc  R.  P.  Chrislophoro  Rassler, 
Societalis  Jesu...  Ingolstadt,  1713,  in-fol.,  830  p.,  le 
volume  est  complété  par  une  Synopsis  de  60  pages. 
Rassler  soutenait  donc  dans  ce  livre  ce  qu'on  appel  1er;! 
plus  tard  l'équiprobabilisme;  il  prenait  rang  dans  ce 
groupe  de  jésuites  allemands,  qui  s'efforçaient  de  faire 
prévaloir  ce  système  comme  la  via  média  si  recherchée 
alors  de  tous  les  esprits  pondérés  entre  rigorisme  et 
laxisme. 

Saint  Alphonse  de  Liguori,  croyons-nous,  ne  cite 
pas  Rassler  dans  son  traité  de  la  théologie  morale  sur 
la  conscience;  mais  il  a  pu  subir  son  influence  au  moins 
par  l'intermédiaire  d'Eusèbe  Amort,  qui  manifeste- 
ment s'est  inspiré  de  lui  et  de  son  groupe.  Quoiqu'il  en 
soit,  l'équiprobabilisme  de  Rassler  était  bien  oublié  et 
sa  Norma  recli  devenue  un  livre  rare,  quand  les  ré- 
centes discussions  sur  la  doctrine  de  saint  Alphonse 
les  ont  remis  en  quelque  lumière.  Cf.  J.  de  Caigny, 
('..  SS.  R.,  Apologelica  de  œquiprobabilismo  S.  \l- 
phonsi...  disserlalio,  1894;  F.  Ter  Haar,  C.  SS.  R..  De 
morali  systemate  S.  Alphonsi,  1894;  G.  Arendt,  S.  J., 
Crisis...  1897;  ce  dernier  ouvrage  reproduit,  Append., 
p.  325-349,  d'importants  passages  de  la  Norma  recli 
et  de  sa  Synopsis. 

Concina  (Apparatus,  1.  III,  diss.  I,  c.  7,  n.  9,  édit.  1773, 
p.  201)  donne  une  lettre  d'Amort,  où  ce  dernier,  après  un 
grand  éloge  de  Rassler  —  vir  moribus  suavis  et  in  scienliis 
theologicis  eximie  versatus  —  présente  la  \ormti  recli  comme 
une  grosse  déception  apportée  aux  tenants  du  probabi- 
lisme  :  à  un  ami  qui  manifestait  sa  surprise  lors  de  la  publi- 
cation du  livre,  «  le  bon  vieillard,  rendu  vénérable  par  son 
âge  avancé  »,  aurait  répondu  «  qu'il  avait  consulté  Dieu  avec 
ferveur  dans  la  prière  une  année  entière  avant  de  le  faire 
paraître  et  qu'en  conscience  il  n'avait  pas  trouvé  d'autre 
doctrine  a  enseigner...  ».  Rassler  n'était  pas  si  avancé  en 
âge,  quand  il  aurait  fait  cette  réponse;  il  n'avait  que  59  ans. 
De  plus  il  semble  bien,  d'après  l'intéressante  étude  du 
P.  Kratz,  (pie  dans  la  Norma  recli,  il  reste  aussi  opposé  aux 
vues  du  P.  Gonzalez,  —  que,  d'autre  part,  quand  il  écrivait 
contre  celui-ci,  il  était  déjà  équiprobabiliste  —  et  qu'il 
fallait  toute  la  passion  des  luttes  du  temps  pour  invoquer 
sa  doctrine  en  faveur  du  probabiliorisme. 

En  outre  de  ces  ouvrages  imprimés,  il  existe  de 
Rassler  en  diverses  bibliothèques  (Munich,  Eichstaedt, 
Dillingen,  Louvain)  plusieurs  cours  manuscrits,  soit 
dictés  par  lui,  soit  recueillis  par  ses  élèves;  ils  commen- 
tant diverses  parties  de  la  Somme  théologique  de  saint 
Thomas.  Voir  Sommervogel,  col.   1464. 

Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1461- 
1464;  Hurter,  Nomenclalor,  3e  éd.,  t.  iv,  col.  1298-1299; 
Dollinger-Reuscb,  Geschichte der  Moralsireitigkeilen...,  1889, 
t.  i,  p.  236-245.  t.  n,  ]>.  90-91,  169-191,  216-219;  YVilhelm 
Kratz,  S.  .T.,  P.  Ckristoph  Tiasslcr,  dans  Zeitschrift  fur 
katb.  Thcol.,  Inspruck,  1916,  p.  48-66. 

R.  Brouillard. 

1.  RASTIGNAC  (Armand  Anne-Auguste-An- 
toine-Sicaire  de  Chapt  de)  (1720-1792)  naquit  au 
château  de  Laxion,  près  de  Sarlat,  dans  le  Périgord, 
en  1726;  il  fut  docteur  de  Sorbonne,  abbé  de  Saint- 
Mesmin  d'Orléans,  prévôt  de  Saint-Martin  de  Tours, 
grand  archidiacre  et  grand  vicaire  d'Arles.  11  fut 
député  du  second  ordre  aux  assemblées  de  175.")  et 
de  1760  et  il  s'associa  aux  votes  de  l'assemblée  de  1  755 
pour  le  refus  de  sacrement  aux  opposants  à  la  bulle 
Unigenilus.  Il  fut  député  par  le  clergé  d'Orléans  aux 
États  généraux  de  1789.  Enfermé  à  l'Abbaye,  le 
26  août   1792,  il  fut  massacré  le  5  septembre   1792. 

Tous  les  écrits  de  Rastignac  sont  dirigés  contre  les 
prétentions  de  l'Assemblée  constituante,  relatives  aux 
biens  du  clergé  et  à  la  discipline  ecclésiastique  :  Questions 


sur  lu  propriété  des  biens-fonds  ecclésiastiques  en  France, 
in-8°,  Paris,  1789,  où  il  se  prononce  fortement  contre 
l'Assemblée  au  sujet  des  biens  ecclésiastiques  :  l'admi- 
nistration des  biens  appartient  non  à  la  Nation,  mais 
aux  Églises  qui  les  possèdent.  —  Accord  de  lu  révélation 
et  de  la  raison  contre  le  divorce,  Paris,  1790,  in-8°  :  il 
montre  les  funestes  conséquences  du  divorce  pour  les 
familles,  pour  les  enfants,  les  bonnes  mœurs  et  il  éta- 
blit que  l'Assemblée  nationale  est  incompétente  sur 
cette  question.  Questions  envoyées  de  France  en  Polo- 
gne et  Réponses  envoyées  de  Pologne  en  France  sur  le 
divorce  en  Pologne,  in-8°,  Paris,  1792.  -  -  Lettre  syno- 
dale de  Nicolas,  patriarche  de  Conslantinople ,  à  l'empe- 
reur Alexis  Comnène  sur  le  pouvoir  des  empereurs,  rela- 
tivement à  l'érection  des  métropoles  ecclésiastiques,  tra- 
duite du  grec,  in-8°,  Paris,  1792,  avec  des  notes  et 
observations.  Cette  traduction  faite  par  Rastignac 
était  suivie  d'une  Réfutation  de  quelques  erreurs  capi- 
tales soutenues  dans  l'écrit  intitulé  :  Accord  des  vrais 
principes  de  l'Église,  de  la  morale  et  de  la  raison  sur  la 
Constitution  civile  du  clergé,  écrit  signé  par  dix-huit 
évêques  constitutionnels. 

Michaud,   Biographie   universelle,    t.   xxxv,    p.   219-220; 

Feret,  La  faculté  de  théologie  de  P(U-is  et  ses  docteurs  les  plus 
célèbres.  Époque  moderne,  t.  vu,  p.  291-298. 

J.   Carreyre. 
2.   RASTIGNAC   (Louis-Jacques  de  Chapt  de) 

(1684-1750),  oncle  du  précédent,  né  en  Périgord, 
en  1684,  fît  ses  études  au  séminaire  Saint -Sulpice  et  à 
la  Sorbonne.  11  devint  évêque  de  Tulle  en  1722,  et  fut 
promu  à  l'archevêché  de  Tours  en  1723;  il  fut  un  ad 
versaire  décidé  des  jansénistes  et  Benoît  XIII  le  féli- 
cita par  un  bref  du  22  août  1723;  il  assista  aux  assem- 
blées du  clergé  de  1726  et  de  1734,  et  présida  celles 
de  1745,  17  17  et  17  18.  Cependant  il  eut  quelques  dis 
eussions  avec  les  jésuites  au  sujet  du  livre  du  P.  Pi- 
chon,  et  il  accorda  sa  confiance  à  des  amis  des  jansé- 
nistes. 11  mourut  le  3  août  1750,  empoisonné,  au  dire 
de  quelques  historiens. 

Rastignac  a  composé  plusieurs  Discours  et  Haran- 
gues, qui  se  trouvent  dans  les  Procès-verbaux  des 
assemblées  du  clergé,  et  il  a  publié  des  mandements 
(jui  provoquèrent  d'assez  vives  polémiques,  en  parti- 
culier, celui  de  1715  contre  le  livre  de  Travers.  Il  a 
publié  contre  le  P.  Pjchon  un  Mandement,  en  date  du 
15  décembre  17  17:  un  Mandement  sur  lu  pénitence 
du  30  janvier  1718,  où  il  attaque  Pichon  au  sujet  de 
l'absolution  donnée  aux  habitudinaires  (Nouvelles 
ecclésiastiques  du  2  mars  1718,  p.  55-56);  Mandement 
sur  la  communion,  du  18  février  1748  (Xouv.  ceci,  du 
23  avril  17  18.  p.  65-67);  instruction  sur  la  justice  dire 
tienne,  par  rapport  aux  sacrements  de  pénitence  et  tien 
eharislie,  23  février  17  19:  cette  Instruction  fut  rédigée 
en  grande  partie  par  l'appelant  Gourlin,  qui  y  insé- 
ra des  thèses  suspectes;  mais  elle  obtint  les  éloges  des 
Nouvelles  ecclésiastiques  des  15  mai  17  19,  p.  77-79. 
29  mai,  p.  85-87,  5  juin.  p.  89-90,  10  juif,  p.  112  et 
3  juillet  1750,  p.  106.  Les  polémiques  se  poursuivirent 
dans  les  Nouvelles  ecclésiastiques.  Lettre  de  M***  à  un 
de  ses  amis,  au  sujet  de  l' Instruction  pastorale  de 
Mgr  l'archevêque  de  Tours  sur  la  justice  chrétienne. 
Xouv.  ceci,  du  6  mars  1750,  p.  37,  contre  laquelle  Ras- 
tignac  publia  un  mandement,  daté  du  15  novembre 
1749,  ibid.,  p.  37-39,  mais  il  y  eut  une  réplique  intitu- 
lée :  Réponse  de  J.  ('..  à  un  de  ses  anus.  Lettre  de 
M.  l'archevêque  de  Tours  à  M.  l'évêque  de  ***,  au  sujet 
de  son  Instruction  pastorale  sur  la  justice  chrétienne. 
du  5  février  1750,  dans  laquelle  Rastignac  renouvelle 
son  acceptation  de  la  bulle  {Xouv.  ceci,  du  17  avril  1750, 
p.  (il,  et  du  3  juil.  1750.  p.  106-108).  Sur  toute  cette 
question  voir  Dudon,  Le  livre  de  la  fréquente  commit-' 
nion,  ix  :  le  cas  Rastignac,  dans  les  Recherches  de  science 
religieuse,  t.  vin,  1918,  p.  102-122,  256-265,  415-417; 


L679         RASTIGNAC    (LOUIS    DE   CHAPT    DE)    —    RATHIER   DE   VÉRONE 


L680 


t.  ix,  1919,  p.  243-254,  373-381.  Le  cardinal  de 
Rohan,  qui  mourut  le  19  juillet  1749,  avait  critiqué 
les  écrits  de  l'archevêque  de  Tours  et  rédigé  un  Exa- 
men théologique.  Il  y  avait  eu  auparavant  une  Dénon- 
ciation à  Nosseigneurs  les  cardinaux,  archevêques  et 
évêques  du  royaume  de  quelques  propositions  extraites 
des  ouvrages  de  Mqr  Louis  Jacques  de  Chapt  de  Rasti- 
gnac,  archevêque  de  Tours  et  de  Mgr  François  Filz- 
.lames,  évêque  de  Soissons  :  on  dénonce  trois  proposi- 
tions de  Rastignac,  dont  l'une  tirée  de  son  discours  à 
l'assemblée  de  17  15,  à  propos  du  livre  de  M.  Travers, 
intitulé  :  Les  pouvoirs  légitimes  du  clergé  du  second 
ordre,  et  les  deux  autres  de  V  Instruction  pastorale  sur 
la  communion. 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxv,  p.  219;  Richard 
cl  Giraud,  Bibliothèque  sacrée,  t.  xx,  p.  391-392;  Feller, 
Dictionnaire,  arl.  Chapt,  t.  m,  p.  325-326;  Nouvelles  ecclé- 
siastiques du  9  octobre  1750,  p.  161-164;  Gazier,  Histoire 

du  mouvement  janséniste,  t.  u,  p.  1(1;  Picot,  Mémoires  pour 

servir  à  l'histoire  ecclésiastique  du  XVIII'  siècle,  t.  IV,  p.  22  1- 
225. 

.1.  Carreyre. 
RATFORD  (Jean  de),  frère  mineur  de  la  pro- 
vince anglaise  (xive  siècle).  Originaire  de  Ratford 
(comté  de  Nottingham)  ou  de  Radford  (comté  de 
Warwick),  il  fut  le  cinquante  et  unième  lecteur  des 
mineurs  à  Oxford.  Dans  le  cod.  216,  fol.  40  sq.,  de  la 
bibl.  Rodléienne  d'Oxford  sont  conservées  trois  ques- 
tions, qui  portent  en  tète  le  nom  de  Ratford,  à  sa- 
voir :  1.  An  quilibel  adullus  teneatur  laudare  Deum; 
2.  Ulrum  ex  sui  meriti  vel  demeriti  circumslantiis  juste 
debeal  augeri  vel  minui  jxrna;  3.  Ulrum  ad  omnem 
aclum  crealurœ  ralionalis  conr.urral  necessario  Dei 
efficientia  spiritualis.  Mais  comme  dans  la  liste  des 
lecteurs  de  théologie  de  l'université  d'Oxford  il  est 
fait  mention  aussi  d'un  Thomas  Ratford,  qui  fut  le 
soixante-troisième  lecteur,  il  est  difficile  de  déterminer 
si  ces  questions  doivent  être  attribuées  à  Jean  ou  à 
Thomas  de  Ratford.  Le  nom  Radford  (Jean  ou  Tho- 
mas) se  lit  en  marge  du  Commenlarium  in  II um  Sent., 
q.  v,  d'Adam  Wodham,  dans  le  Vatic.  lai.  1110, 
fol.  24  r°. 

Thomas  d'Eccleston,  De  adventu  jr.  minorum  in  Angliam, 
éd.  A.  G.  Little,  dans  Coll.  d'études  et  de  docum.  sur  l'hisl, 
reliq.  et  litl.  du  Mouin  Age,  t.  vu.  Paris.  1909,  p.  70;  éd. 
.1.  S.  lîrewer,  dans  Monumenla  franciscana,  t.  i,  Londres, 
1X58,  p.  554;  A.  G.  Little,  The  C-reg  Friars  in  Oxford,  Oxford, 
1892,  p.  169,  171;  A.  Pelzer,  Codices  Valicani  laltni,  t.  i, 
1"-  part.,  Codices  679-1134,  Home,  1931,  p.  729. 

A.  Teetaert. 
RATHIER  DE  VÉRONE,  moine  de  Lobbes, 
évêque   de   Vérone,    puis   de   Liège,    puis   de    Vérone 

(8877-974). 

I.  Vie.  —  C'est  un  véritable  roman  que  la  vie  de  ce 
personnage;  son  existence  se  déroule  à  une  des  pério- 
des les  plus  agitées  de  l'histoire  de  l'Occident;  par  lis 
aspérités  de  son  caractère,  par  son  incapacité  à  se  plier 
aux  circonstances,  Rathier,  d'autre  part,  ajoute  de 
nouvelles  difficultés  à  celles  (pie  pouvaient  lui  créer 
les  événements. 

Il  est  né  dans  la  région  de  Liège,  sans  que  l'on  puisse 
préciser  exactement  ni  le  lieu,  ni  la  date.  Cette  der- 
nière peut  être  lixée  avec  assez  de  vraisemblance  aux 
alentours  de  890.  Offert  tout  jeune  par  ses  parents  à 
l'abbaye  de  Lobbes,  sur  la  Sambre,  il  grandit  dans  un 
milieu  monastique  alors  très  vivant,  et  y  acquiert 
une  culture  intellectuelle,  qui  le  mettra  hors  pair  par- 
mi ses  contemporains.  C'esl  en  92(5  que  commence  sa 
vie  d'aventures.  Ililduin,  son  abbé,  débouté  de  lève 
ché  de  Liège  auquel  il  était  arrivé  à  se  faire  élire  et 
même  consacrer,  part  pour  l'Italie,  afin  de  tenter  la 
fortune  auprès  du  nouveau  roi  de  Pavie,  Hugues  de 
Provence,  (ils  de  Louis  l'Aveugle.  Rathier  accompagne 
son  abbé,  lequel  ne  larda  pas  à  recevoir  du  roi  lève 


ché  de  Vérone.  Il  est  entendu  d'ailleurs  qu'au  cas  où 
l'on  pourrait  donner  un  archevêché  à  Hilduin,  celui-ci 
résignerait  son  siège  à  Rathier.  Ainsi  fut  fait  en  931, 
Hilduin  devient  archevêque  de  Milan;  Rathier  part 
pour  Rome  demander  le  pallium  pour  son  ami  au 
pape  Jean  XI  (931-936)  et  pour  l'intéresser  en  même 
temps  à  sa  propre  nomination.  Il  rapporte  au  roi 
Hugues  une  lettre  de  recommandation  de  Jean  XI, 
qui  prie  le  souverain  de  donner  à  Rathier  le  siège  qu'il 
convoitait.  Non  sans  peine,  car  il  avait  maintenant 
d'autres  candidats,  Hugues  se  décide  pour  Rathier 
qui  dut  être  sacré  en  août  931.  Ses  tribulations  allaient 
commencer. 

Imposé  au  roi,  il  entre  de  plus  en  lutte  avec  lui  pour 
des  questions  de  redevances  ecclésiastiques.  La 
brouille  est  bientôt  complète  entre  l'évèque  et  le  sou- 
verain. Une  occasion,  dès  935,  s'olïre  à  Hugues  de  se 
débarrasser  de  Rathier.  Lors  de  l'expédition  tentée  sur 
l'Italie  par  le  duc  de  Bavière,  Arnulf,  en  934,  l'évèque 
de  Vérone  a  paru  favoriser  l'envahisseur.  Arnulf  est 
battu;  Rathier  expiera  par  une  rude  captivité,  dans 
une  tour  aux  environs  de  Pavie,  sa  félonie  vraie  ou 
prétendue.  Il  y  reste  deux  ans,  935-937,  et  ne  sortira 
de  sa  tour  que  pour  être  envoyé  en  exil  à  Côme.  Ce 
n'est  qu'en  939  que  liberté  complète  lui  est  rendue. 
sans  qu'il  ait  pourtant  l'autorisation  de  rentrer  à 
Vérone.  Rathier  songe  alors  à  retourner  à  son  cou- 
vent de  Lobbes;  mais  il  s'arrête  d'abord  en  Provence, 
où  on  lui  aurait  offert  un  évéché  ou  quelque  bénéfice 
important.  Après  diverses  pérégrinations,  il  est  a 
Lobbes,  en  946. 

Il  n'y  resterait  pas  longtemps.  Vers  cette  date  en 
effet  Hugues,  dont  la  situation  en  Italie  est  de  plus  en 
plus  ébranlée  (il  devra  abandonner  la  partie  en  947;, 
rappelle  Rathier  à  Vérone  pour  l'opposer  au  puissant 
archevêque  Manassé,  qui  tient  entre  ses  mains  les 
sièges  les  plus  importants.  Mais,  durant  ce  deuxième 
séjour  à  Vérone,  Rathier  connaît  des  dillicultés  bien 
pires  encore  que  la  première  fois.  Le  comte  Milon  lui 
fait  endurer  des  avanies  qui  font  presque  regretter  à 
Rathier  la  tour  de  Pavie.  Finalement  le  roi  Lothaire, 
qui  a  remplacé  Hugues  son  père,  intime  à  l'évèque 
l'ordre  de  céder  son  siège  à  Manassé.  Voici  Rathier  de 
nouveau  sur  les  grands  chemins.  On  le  retrouve 
en  951  dans  la  suite  de  Liudolf,  fils  aîné  du  roi  de  Ger- 
manie, Othon  Ior,  et  duc  de  Souabe,  alors  que  celui-ci. 
sans  l'aveu  de  son  père,  lente  un  coup  de  main  sur 
l'Italie  du  Nord.  L'entreprise  échoue;  ce  n'est  pas 
par  ce  moyen  que  Rathier  pourra  réoccuper  le  siège 
de  Vérone.  Il  rentre  donc  à  Lobbes  pour  la  seconde 
fois  vers  la  lin  de  951.  Au  milieu  de  l'année  suivante. 
la  fortune  lui  sourit  de  nouveau.  Othon  l'appelle  à  la 
cour  germanique;  bientôt  il  accompagne  à  Cologne 
le  jeune  frère  du  roi,  qui  est  consacré  archevêque  de  la 
capitale  rhénane  le  25  septembre  953.  Le  siège  épisco- 
pal  de  Liège  est  vacant;  Rathier  y  est  installé.  Il  ne 
tardera  pas  à  J  rencontrer  les  mêmes  oppositions  qu'à 
Vérone.  Dès  Pâques  955.  le  comte  de  Hainaut  fait 
nommer  son  neveu  Baldric  à  la  place  de  Rathier,  qui 
se  relire  à  Mayence.  auprès  du  jeune  archevêque 
Wilhelm  :  il  a  trouvé  un  protecteur  désintéressé.  Mais 
Lobbes  l'attire  une  troisième  fois;  on  lui  donne  alors 
à  gouverner  l'abbaye  d'Aulne,  une  filiale  du  monas- 
tère, où  il  passe  quelques  années  de  calme  relatif. 

Cependant,  le  roi  Othon  de  Germanie  a  repris,  à 
l'été  de  961,  la  route  de  l'Italie.  Hathier,  qui  n'a  pas 
oublié  les  liens  qui  le  rattachent  à  Vérone,  est  rétabli 
une  troisième  fois  sur  son  siège  par  la  grâce  du  futur 
empereur  (Othon  va  être  couronné  à  Rome  par 
Jean  XII,  le  2  février  962).  Assuré  de  la  protection 
impériale,  confiant  dans  les  bonnes  dispositions  du 
souverain  qui  se  pique  de  vouloir  travailler  à  la  réforme 
de  l'Église,   Patiner  se   croit   en   mesure  d'appliquer 


1681 


RATHIER    DE    VERONE 


1682 


au  clergé  de  Vérone  ses  idées  personnelles  relative- 
ment à  la  restauration  de  la  morale  et  de  la  vie  ecclé- 
siastiques. Il  dut  s'y  prendre  avec  trop  de  rudesse;  le 
mécontentement  est  bientôt  à  son  comble.  Après  une 
émeute  où  sa  maison  est  détruite,  il  ne  peut  être 
rétabli  que  par  l'autorité  de  l'empereur  (janvier  905). 
il  promulgue  des  ordonnances  maladroites,  celle  par 
exemple  qui  prescrit  la  réordination  des  clercs  ordon- 
nés par  l'évèque  usurpateur  Milon,  neveu  de  ce  comte 
Milon  que  nous  avons  vu  acharné  jadis  contre  lui.  Ses 
ordonnances  contre  les  clercs  mariés  ou  concubinaires, 
encore  qu'inspirées  par  une  théologie  plus  saine,  n'ont 
pas  meilleur  succès.  Après  sept  ans  de  lutte,  se  sen- 
tant abandonné  par  l'autorité  impériale,  il  songe  à 
reprendre  le  chemin  de  sa  patrie.  En  908,  Lobbes  le 
voit  revenir  une  quatrième  l'ois;  il  obtient  du  roi  de 
France,  Lothaire,  l'abbaye  de  Saint-Amand,  dont  les 
moines  le  chassent  au  bout  de  deux  jours;  revient  à 
Aulne,  qu'il  avait  jadis  gouverné  et  qu'il  ne  garde  pas 
bien  longtemps.  Rentré  à  Lobbes,  il  se  brouille  avec 
Folcuin  le  nouvel  abbé,  repart  pour  Aulne.  Après  de 
multiples  tribulations  il  meurt  à  Namur,  lors  d'un 
séjour  qu'il  faisait  chez  le  comte.  Ce  devait  être  en  971. 
Son  corps  fut  ramené  à  Lobbes,  où  il  fut  enseveli  avec 
les  honneurs  dus  à  la  dépouille  d'un  évêque. 

II.  Œuvres.  —  L'activité  littéraire  de  Kathier  est 
le  reflet  de  la  vie  mouvementée  que  nous  avons  très 
sommairement  décrite.  De  bonne  heure  l'abbé  Fol- 
cuin en  a  donné  un  aperçu  dans  les  Gesta  abbalum 
Laubiensium,  n.  20,  24,  28,  P.  L.,  t.  cxxxvn,  col.  502- 
573,  en  rapportant  les  divers  ouvrages  à  leur  date  de 
composition.  Sigebert  de  Gembloux,  un  siècle  plus 
tard,  est  moins  complet  et  moins  précis  dans  la  notice 
qu'il  consacre  à  Rathier.  Descriptor.  eccles.,  c.  cxxvn, 
P.  L.,  t.  CLX,  col.  574. 

Doué  d'une  culture  qui  dépasse  de  beaucoup  la 
moyenne  de  son  époque,  héritier  de  l'érudition  de  la 
renaissance  carolingienne,  comparable  pour  l'ampleur 
de  son  savoir  à  un  Alcuin  et  à  un  Raban  Maur,  les 
dépassant  par  sa  connaissance  de  la  littérature  classi- 
que, Rathier  n'a  pourtant  jamais  été  un  homme  de 
lettres.  Toute  considérable  qu'elle  est,  sa  production 
est  œuvre  de  circonstances,  et  ne  prend  son  sens  que 
replacée  dans  le  cadre  de  sa  vie.  Les  frères  Ballerini, 
qui,  au  xvni''  siècle,  ont  rassemblé  avec  beaucoup  de 
diligence  l'œuvre  de  Rathier,  jusque  là  dispersée,  ont 
réussi  à  marquer  avec  assez  de  bonheur  les  dates  des 
diverses  productions;  une  étude  très  poussée  de 
A.  Vogel,  en  1854,  a  mis  au  point  ces  résultats,  cpie 
l'on  peut  regarder  désormais  comme  à  peu  près  assu- 
rés. Ralherius  von  Verona  und  dus  zehnte  Jahrhundert, 
2  vol.  Les  Ballerini,  dont  l'édition  est  purement  et 
simplement  reprise  par  P.  L.,  t.  cxxxvi,  col.  9-766, 
ont  groupé  les  œuvres  sous  trois  rubriques,  les  livres 
et  opuscules,  les  lettres,  les  sermons,  en  ordonnant 
dans  chaque  catégorie  les  divers  numéros  selon  la 
chronologie.  Nous  nous  en  tiendrons  à  cette  division. 
On  trouvera  dans  A.  Vogel,  t.  n,  p.  190-218.  un  ordre 
plus  strictement  chronologique. 

1°  Livres  et  opuscules.  —  1.  Preeloquioriun  libri  sex, 
dont  le  titre  complet,  tel  que  Rathier  l'avait  mis  en 
tête  de  son  œuvre  s'énonce  ainsi  :  Meditationes  cordis 
in  exsilio  cujusdam  Ralherii  Veronensis  quidem  Eccle- 
sise  episcopi,  sed  Lobiensis  monacfri,  quas  in  sex  di- 
ijestas  libellis  volumen  censuit  appellari  Prseloquiorum, 
eo  quod  ejusdem  quoddam  prwloquunlur  opusculum  quod 
nocatur  Agonisticum,  (col.  145-344).  —  Cet  ouvrage, 
le  plus  volumineux  de  tous,  a  été  composé  par  Rathier 
lors  de  son  emprisonnement  à  Pavie  (935-937).  Le 
titre  développé  semblerait  indiquer  qu'il  s'agit  seule- 
ment de  prolégomènes  à  un  ouvrage  qui  aurait  porté 
le  nom  d' Agonisticum  «  le  combat  spirituel  ».  Cet  ou- 
vrage n'a  jamais  été  rédigé;  mais  les  Prwloquia  n'en 


gardent  pas  moins  un  vif  intérêt.  Il  est  impossible  de 
leur  trouver  un  parallèle  dans  toute  la  littérature  mé- 
diévale. C'est  un  immense  examen  de  conscience  qui 
pose  aux  chrétiens  de  tous  états,  de  toutes  conditions, 
de  tout  âge,  des  questions  propres  à  les  faire  réfléchir 
sur  leur  devoirs,  donne  à  chacun  les  conseils  propres 
à  le  guider  dans  les  combats  de  la  conscience.  Les 
moralistes  y  trouveront  une  description  fort  intéres- 
sante de  la  vie  chrétienne  et  morale  au  xe  siècle;  les 
historiens  de  l'Église  s'arrêteront  de  préférence  aux 
livres  III  et  IV,  qui  détaillent  les  devoirs  des  souve- 
rains, tout  spécialement  en  ce  qui  concerne  leurs  rap- 
ports avec  les  évêques.  C'est  ici  que  s'expriment  au 
mieux  les  idées  réformatrices  de  Rathier,  comme  l'a 
fait  très  bien  ressortir  A.  Fliche.  L'évèque  prisonnier 
se  rend  parfaitement  compte  (pie  l'indépendance  du 
pouvoir  ecclésiastique  par  rapport  à  l'autorité  sécu- 
lière est  la  condition  primordiale  de  la  réforme  de 
l'Églisç.  Encore  qu'il  soit  prématuré  de  chercher  ici, 
même  à  l'étal  de  germe,  les  idées  que  mettront  en  cir- 
culation les  réformateurs  de  la  période  grégorienne, 
il  faut  reconnaître  en  Rathier  un  sentiment  très  vif 
de  la  supériorité  du  spirituel  sur  le  temporel.  Bien  en- 
tendu, ce  n'est  pas  le  seul  intérêt  de  cet  ouvrage,  et 
l'on  se  tromperait  en  y  voyant  seulement  un  des  pre- 
miers manifestes  de  la  querelle  du  Sacerdoce  et  de 
l'Empire. 

2.  Viia  sancti  Ursmari  (col.  345-352).  Rédigée 
durant  l'exil  à  Cômc  (937-9391  et  adressée  aux  moines 
de  Lobbes,  cette  vie  n'est  qu'un  remaniement  d'une 
vie  d'un  des  premiers  abbés  de  Lobbes,  saint  t'rsmer, 
qu'il  convenait,  parait-il,  de  remettre  en  un  latin  con- 
venable. 

3.  Conclusio  deliberativu  Leodici  acta,  sive  climax  syr- 
matis  (col.  353-304).  —  Ce  titre  obscur  désigne  un 
manifeste  rédigé  par  Rathier  en  955,  après  son  expul- 
sion de  Liège,  au  prolit  deRaldric.  L'évèque  dépossédé 
n'entendait  point  s'éloigner  et  il  énumère  les  raisons 
qui  lui  dictent  son  attitude.  La  finale  qui  se  lit  col.  304 
a  été  ajoutée  après  coup,  quand,  revenu  à  Vérone, 
Rathier  renouvela  sa  protestation  contre  les  événe- 
ments de  955.  Il  y  est  fait  allusion  à  <  l'autorité  impé- 
riale «le  César  .  ce  doit  donc  être  après  le  couronne- 
ment d'Othon  en  902.  Revendication  très  énergique 
des  droits  des  évêques,  qui  sont  la  conséquence  de 
leurs  devoirs. 

t.  Plirenesis  (col.  365-392).  Rédigé  lors  du  séjour  à 
Mayence  qui  suivit  l'expulsion  de  Liège;  cf.  col.  368  A. 
Dans  l'intention  première,  ce  titre  devait  s'appliquer 
à  un  ensemble  de  douze  livres,  où  Rathier  exposait  sa 
situation  relativement  aux  (\vu\  sièges  épiscopaux 
de  Vérone  et  de  Liège.  Sachant  qu'il  y  travaillait,  ses 
adversaires,  tout  spécialement  Baldric,  l'avaient  traité 
de  fou  furieux  fphreneticum).  Rathier  releva  le  gant  et 
choisit  pour  titre  du  recueil,  où  ses  ennemis  n'étaient 
pas  ménagés,  le  mot  de  frénésie.  Nous  n'avons  plus 
cpie  le  sommaire  de  cet  ensemble,  cf.  col.  372-373,  cl 
quelques  parties  qui  ont  pris  place  ailleurs;  ainsi  la 
»  profession  de  foi  ,  qui  est  passée  dans  les  Prseloquia, 
I.  III,  n.  31.  col.  240;  ainsi  les  deux  lettres  au  pape  et 
aux  évêques  d'Italie,  de  Gaule  et  de  Germanie  (voir 
ci-dessous),  qui  ont  été  conservées  indépendamment; 
ainsi  enfin  la  Conclusio  deliberuliva,  qui  a  été  éditée  à 
part.  Les  quelques  pages  qui  portent  maintenant  le  nom 
de  Plirenesis  ne  correspondent  plus  qu'au  1.  Ier  du 
recueil  projeté.  Après  qu'il  se  fut  réconcilié  avec  Rai 
dric,  Rathier  fit  disparaître  tout  le  reste.  On  trouvera, 
dans  cet  opuscule,  plus  de  questions  personnelles  (pie 
de  doctrine. 

5.  Excerplum  ex  dialogo  confessionali  (col.  393-444). 

Composé  au  moment  où  Rathier  fait  fonction  d'ab- 
bé à  Aulne,  et  vers  le  temps  de  Pâques  957.  Le  titre 
ne  doit  pas  donner  le  change;  ce  n'est  pas  un  extrait 


L683 


KATHIER    DE    VÉRONE 


illS' 


d'un  ouvrage  plus  considérable,  mais  un  abrégé  de  la 
confession  que  fait  Râteler  à  son  père  spirituel  en  vue 
de  se  préparer  à  célébrer  convenablement  la  fête  pas- 
cale. C'est  le  pendant,  somme  toute,  des  Confessions 
de  saint  Augustin.  Il  y  a  pourtant  des  différences  consi- 
dérables. Pour  la  forme,  d'abord  :  Augustin  épanche 
son  àme  en  Dieu  dans  une  prière  continue;  Kathier 
converse  avec  son  confesseur;  pour  le  fond  aussi, 
comme  le  fait  très  justement  remarquer  Hauck  : 
quand  il  rédige  ses  Confessions,  l'évèque  d'Hippone  a 
trouvé  le  repos  de  son  àme;  quand  il  écrit  le  Dialogus, 
l'évèque  en  disponibilité  de  Vérone  en  est  encore  à 
chercher  sa  voie;  il  ne  sait  encore  à  quel  parti  se  résou- 
dre, scrupuleux,  en  proie  aux  anxiétés  de  la  conscience, 
il  se  demande  encore  comment  organiser  sa  vie;  son 
passé  est  loin  de  lui  donner  confiance  dans  l'avenir. 
Presque  septuagénaire,  comme  il  le  dit  lui-même 
(n.  31,  col.  424  A),  il  connaît  encore  les  tentations  de 
la  chair,  surtout  il  est  sensible  aux  appâts  de  la  vaine 
gloire.  Enchaîné  par  sa  profession  à  la  vie  monastique, 
il  se  rend  bien  compte  de  toutes  les  entorses  qu'il  a 
données  à  ses  vœux,  de  toutes  celles  à  quoi  il  est  encore 
exposé.  Tragique  débat,  qui  n'a  d'ailleurs  pas  de  con- 
clusion. C'est  une  erreur,  pensons-nous  de  dire,  comme 
le  fait  Bauzon,  dans  sa  réédition  de  dom  Ceillier  : 
«  Rathier  y  exagère  ses  crimes  pour  reprendre  plus 
librement  ceux  des  autres,  ou  plutôt  c'est  la  censure 
des  vices  d'autrui  sous  son  nom  ».  Hist.  des  auteurs 
sacrés  et  ecclés.,  2e  éd.,  t.  xn,  p.  859,  n.  5.  Hauck  nous 
paraît  avoir   trouvé  la  note  juste. 

La  finale  du  Dialogus  confessionalis  (col.  444)  intro- 
duit «  des  extraits  des  opuscules  d'un  certain  Paschase 
Kadbert  »  sur  l'eucharistie  et  sa  réception  fructueuse. 
En  fait  l'un  des  mss.  qui  avait  fourni  aux  Ballerini  le 
texte  des  Confessions,  insérait  ici,  non  point  «  des  ex- 
traits »  de  Radbert,  mais  l'ensemble  de  son  traité  De 
c.orpore  et  sanguine  Domini.  Voir  ici  art.  Radbert, 
col.  1630.  A  quoi  faisaient  suite  quelques  pages  conte- 
nant une  Exhortatio  et  des  Preces  de  sumendo  sacra- 
menlo  corporis  et  sanguinis  Domini.  Dans  P.  L.,  ibid., 
col.  443-450.  C'est  la  suite  évidente  du  Dialogus;  le 
confesseur  adresse  à  son  pénitent  une  admonestation 
finale,  à  quoi  celui-ci  répond  par  des  prières  fort  belles 
et  qui  expriment  les  sentiments  de  regret,  d'humilité, 
d'amour  dont  il  est  animé.  Il  faut  les  lire  pour  con- 
naître le  vrai  Rathier. 

6.  Invectiva  de  translatione  sancli  cujusdam  Metro- 
nis  (  col.  451-476).  —  A  la  fin  de  961,  Rathier  était 
remonté  pour  la  troisième  fois  sur  le  siège  de  Vérone. 
Le  27  janvier  de  l'année  suivante  le  corps  d'un  saint 
est  enlevé  d'une  église  de  la  ville;  on  accuse  l'évèque 
nouvellement  restauré  d'être  l'auteur  du  pieux  larcin; 
il  s'en  défend  dans  cette  pièce  et  en  prend  occasion 
pour  raconter  les  miracles  dus  à  l'intervention  du 
saint. 

7.  De  contemptu  canonum  (col.  485-522).  —  Le  titre 
primitif  semble  bien  avoir  été  :  Volumen  perpendieu- 
lorum  Ratherii  Veronensis  vel  visas  cujusdam  appensi 
cum  aliis  multis  in  ligno  tatronis;  il  fait  image,  sans 
être  très  clair.  L'ouvrage  a  été  composé  au  cours  de 
963,  avant  le  concile  réuni  à  Rome  par  Othon  l"  à 
l'automne  de  cette  année  pour  juger  le  pape  Jean  XII. 
Voir  ici,  t.  vm,  col.  624.  Rathier  vient  de  se  heurter  à 
l'opposition  de  son  clergé,  qui  refuse  d'accepter  les 
réformes  imposées  par  l'évèque.  II  rappelle  donc  à  ses 
subordonnés,  en  se  fondant  sur  les  textes  canoniques, 
leurs  devoirs  de  soumission;  il  constate  avec  irrita- 
tion l'impossibilité  où  il  se  trouve  de  se  faire  obéir. 
Hélas  I  l'exemple  de  la  violation  des  canons  vient  de 
bien  haut,  puisque  le  pape  lui-même  manque  à  tous 
ses  devoirs.  Cf.  P.  L.,  t.  cit.,  col.  500-501.  Ces  misères 
tiennent  au  mode  fâcheux  de  recrutement  du  clergé. 
et  tout  spécialement  a  la  nomination  d'évêques  sans 


vocation  ni  piété.  Nulle  part  le  mal  n'est  plus  développé 
qu'en  Italie;  les  dernières  pages  sont  une  attaque  viru- 
lente contre  les  mœurs  du  clergé  de  ce  pays. 

8.  De  proprio  lapsu  (col.  481-486)  et  De  otioso  ser- 
mone  (col.  573-578).  -  Prompt  à  censurer  les  autres, 
Rathier  ne  laissait  pas  de  reconnaître  ses  propres  dé- 
fauts. Ayant  laisse  échapper  en  pleine  église  des  pa- 
roles blessantes,  l'évèque  confesse  sa  faute  en  ces  deux 
petits  écrits  qui  se  complètent,  vers  la  Pentecôte 
de  963. 

9.  Decreluni  de  clericis  a  Milone  ordinalis  et  allerum 
decrelum  de  iisdem  (col.  477-478).  —  Le  12  février  965, 
Rathier  déclarait  nulles  les  ordinations  faites  par 
l'évèque  Milon,  qui  avait  usurpé  le  siège  de  Vérone; 
les  clercs  ainsi  promus  devraient  s'abstenir  d'exercer 
leur  office  usque  ad  venluram  légitimée  ordinalionis 
diem,  jusqu'au  jour  où  ils  auraient  reçu  une  ordination 
régulière.  Devant  le  trouble  que  causa  ce  décret,  Ra- 
thier dut  reculer;  dès  le  lcndeman  il  promulguait  une 
autre  ordonnance,  qui  annulait  la  précédente.  Les 
clercs  en  question  étaient  laissés  au  jugement  de  leur 
conscience.  Toutefois,  en  août,  Rathier  adressait  à 
Rome  une  lettre,  censée  écrite  par  le  clergé  de  Vérone, 
pour  soumettre  ses  doutes  au  Saint-Siège  et  solliciter 
son  jugement.  Libellus  cleri  Veronensis  nomine  in- 
scriptus  ad  Romanam  Ecclesiam  (col.  479-482).  On  y 
rappelait  les  textes  canoniques  ou  historiques  qui 
avaient  semblé  prescrire  en  certains  cas  les  réordina- 
tions; et  l'on  se  soumettait  par  avance  aux  décisions 
que  donnerait  le  Saint-Siège. 

10.  Qualilalis  conjectura  cujusdam  (col.  521-548).  — 
Cette  «  Conjecture  sur  l'étal  d'une  certaine  personne  », 
du  début  de  966,  est  une  réponse  sur  le  mode  satirique, 
aux  attaques  dont  Rathier  est  l'objet.  Comment  Vé- 
rone pourrait-il  conserver  un  évêque  qui  a  le  front 
d'appeler  adultères  les  mariages  illégitimes  (il  s'agit 
vraisemblablement  des  mariages  de  prêtres),  de  pres- 
crire pour  le  dimanche  l'abstention  des  œuvres  ser- 
viles,  qui  vit  comme  un  pauvre  homme,  qui  couche 
sur  la  dure,  qui  ne  va  pas  à  la  cour,  ne  chasse  point, 
ne  donne  pas  de  dîners?  Tout  l'opuscule  est  sur  ce  ton; 
c'est  le  pendant  ou,  si  l'on  veut,  la  contre-partie  des 
Confessions,  cjui  d'ailleurs  y  sont  citées,  col.  530  C. 

11.  Synodica  (col.  553-574).  —  Au  carême  de  966, 
Rathier  avait  réuni  un  synode  diocésain;  il  avait  pu  y 
constater  l'extrême  ignorance  et  le  peu  de  valeur  mo- 
rale de  son  clergé.  Peu  avant  Pâques  il  fit  donc  paraî- 
tre cette  ordonnance  synodale,  où  il  rappelle  aux 
ecclésiastiques  les  vérités  essentielles  de  la  foi,  les  pré- 
ceptes de  la  morale  dont  ils  doivent  se  pénétrer  eux- 
mêmes  et  qu'ils  doivent  enseigner  à  leurs  ouailles. 
Document  capital  pour  l'étude  des  mœurs  au  x«  siè- 
cle; Rathier  n'ose  pas  encore  imposer  le  célibat  ecclé- 
siastique. 

12.  De  nuplu  cujusdam  illicilo  (col.  567-574).  -  Est 
sensiblement  de  la  même  date.  Le  mariage  illicite  dont 
il  s'agit  est  celui  d'un  fils  de  prêtre,  clerc  lui-même, 
avec  une  fille  de  prêtre;  le  mariage  avait  de  plus  été 
célébré  en  carême.  C'est  cette  dernière  circonstance 
de  temps  prohibé  qui  émeut  surtout  Rathier;  s'il  pro- 
teste d'autre  part  contre  l'union  célébrée,  c'est  parce 
qu'elle  perpétue  c'était  une  coutume  invétérée  — 
la  tradition  des  familles  sacerdotales.  Quelques  mots 
de  l'évèque  ne  laissent  aucun  doute  sur  la  situation 
courante  en  ces  pays,  à  cette  époque  :  le  mariage  des 
prêtres  (il  s'agit  bien  plus  de  mariage  que  de  concubi- 
nage) est  chose  habituelle:  Monendi  et  obsecrandi, 
fralrcs,  ut  (/nia  prohibai,  proh  dolor !  a  mulieribus  ra- 
idis nullo  modo,  filios  de  imbis  i/eneratos  dimitleretis 
saltem  esse  laicos,  filias  taicis  jungerelis,  ut  vel  in  fine 
saltem  vestro  terminaretur  et  nusquam  in  (inem  sseculi 
durant  adullerium  uestrum.  Col.  572  A.  Tout  en  con- 
sidérant le  mariage  des  prêtres  comme  illicite  fadul- 


1685 


RATHIER    DE    VÉRONE 


168G 


terium),  Rathier  ne  voit  pas  le  moyen  de  l'empêcher; 
du  moins  voudrait-il  que  les  dégâts  fussent  limités. 
Bientôt  il  va  se  montrer  plus  exigeant,  sans  plus  de 
succès  d'ailleurs. 

13.  Itinerarium  Ratherii  Romam  euntis  (col.  579- 
600).  — A  la  fin  de  966,  il  était  question,  en  Italie,  d'un 
grand  concile  que  le  pape  Jean  XIII  et  l'empereur 
Othon  devaient  réunir  à  Rome.  Rathier  décida  de  s'y 
rendre  et  prévint  son  clergé  de  ce  qu'il  allait  faire  dans 
la  Ville  éternelle.  Il  ne  cache  pas  qu'il  soulèvera  la 
question  du  mariage  des  prêtres,  et  d'autres  aussi  qui 
ont  causé  quelque  émoi  dans  son  diocèse.  On  remar- 
quera le  bel  éloge  qu'il  fait  de  l'autorité  romaine;  sou- 
tenue comme  elle  l'est  maintenant  par  le  pouvoir  im- 
périal, elle  peut  beaucoup  entreprendre.  Col.  582.  C'est 
tout  un  plan  de  réforme  ecclésiastique  que  l'évêque 
esquisse  dans  la  seconde  partie  de  ce  court  traité. 
En  fait  le  concile  prévu  ne  put  se  tenir  à  Rome;  mais 
il  y  eut  à  Ravenne,  à  la  mi-avril  967,  une  grande  as- 
semblée présidée  par  le  pape  et  l'empereur.  S'il  faut 
en  croire  une  lettre  de  Rathier  adressée  un  peu  plus 
tard  au  chancelier  impérial,  on  aurait  décidé  d'impo- 
ser aux  clercs  mariés  le  choix  entre  l'abandon  de  leurs 
femmes  et  la  renonciation  à  leur  office.  P.  L.,  ibid., 
col.  679-680.  A  vouloir  faire  exécuter  cette  décision, 
Rathier  se  créerait  les  pires  difficultés.  C'est  de  quoi 
parlent  les  opuscules  suivants. 

14.  Judicalum  seu  fundalio  et  dotalio  clericorum 
Ecclesiœ  Veronensis  (col.  605-614).  —  Une  des  raisons 
alléguées  par  les  clercs  mariés  pour  persévérer  dans  le 
statu  quo,  c'était  la  modicité  de  leurs  ressources;  la  dot 
apportée  par  leurs  femmes,  les  services  que  celles-ci 
leur  rendaient  leur  étaient,  disaient-ils,  indispensables 
pour  vivre.  Il  y  avait  quelque  chose  de  fondé  en  ces 
réclamations.  Après  s'être  heurté  à  l'opposition  de 
ses  clercs,  dont  témoigne  la  lettre  au  chancelier,  Ra- 
thier songea  à  une  meilleure  distribution  des  revenus 
ecclésiastiques.  Un  décret  rendu  à  l'automne  de  967 
attribue  à  un  certain  nombre  de  prêtres,  de  sous- 
diacres  et  de  clercs  inférieurs  les  émoluments  attachés 
à  des  bénéfices  dont  les  titulaires  avaient  été  récalci- 
trants aux  ordres  de  l'évêque. 

15.  De  clericis  sibi  rebellibus  (col.  613-618)  et  Dis- 
cordia  inter  ipsum  et  clericos  (col.  617-630).  —  Nonob- 
stant les  précautions  prises,  l'opposition  des  clercs  de 
Vérone  allait  croissant.  Le  De  ctericis  est  une  sérieuse 
admonestation  lancée  par  l'évêque  aux  rebelles,  à 
l'A  vent  de  967;  la  Discordia,  rédigée  au  carême  de 
l'année  suivante,  est  un  mémoire  adressé  au  chance- 
lier impérial  pour  le  mettre  au  clair  sur  l'origine  des 
troubles  ecclésiastiques  de  Vérone;  les  ennemis  de 
l'évêque  se  flattaient  d'obtenir  de  l'empereur  sa  dépo- 
sition, il  fallait  les  prévenir. 

16.  Liber  apologeticus  (col.  629-642).  —  Parmi  les 
griefs  qui  se  colportaient  en  haut  lieu  contre  Rathier, 
il  en  était  un  qui  semblait  grave.  L'évêque  aurait  dé- 
tourné de  sa  destination  un  don  considérable  fait  par 
l'empereur.  Dans  une  sorte  de  lettre  publique,  écrite 
un  peu  avant  Pâques  968,  Rathier  justifie  l'emploi 
fait  par  lui  des  munificences  impériales. 

Mais  la  situation  à  Vérone  était  trop  tendue,  et 
Rathier,  au  cours  de  cette  année  968,  abandonnait  défi- 
nitivement son  siège  épiscopal.  Nous  ne  possédons  plus 
d'écrits  postérieurs  a  cette  date.  Folcuin  signale,  il  est 
vrai,  un  opuscule  écrit  avant  son  départ  et  adressé  par 
Rathier  à  Lobbes;  ce  Conflictus  duorum,  où  le  pauvre 
évêque  mettait  en  balance  ses  raisons  de  rester  à  Vérone 
et  ses  motifs  de  partir,  ne  s'est  pas  conservé.  Cf.  Gesta 
abb.   Laubien.,   n.   28,  P.  L.,  t.  cxxxvn,  col.  572  B. 

2°  Correspondance.  —  Dans  la  IIe  partie  de  leur  édi- 
tion, les  Ballerini  ont  groupé  14  lettres  de  Rathier;  il 
faut  y  ajouter  une  pièce  insérée  dans  les  Prœloquia. 
Nous  allons  ranger  ces  lettres  dont  quelques-unes  ont 

DICT.    DE   THÉOL.    CATHOL. 


une  certaine  importance  doctrinale,  dans  l'ordre  chro- 
nologique restitué  par  Vogel;  nous  leur  donnerons  le 
numéro  d'ordre  fourni  par  les  Ballerini. 

1.  Lettre  à  Urson,  insérée  dans  les  Prœloquia,  1.  III, 
n.  25-28,  col.  239-245,  écrite  pendant  la  captivité  à 
Pavie  et  sans  doute  au  début.  Rathier  fait  au  destina- 
taire qui  l'a  trahi  de  vifs  reproches. 

2.  Lettres  d'envoi  des  Prœloquia,  aux  archevêques 
Guy  de  Lyon  et  Sobbon  de  Vienne  et  à  deux  évêques 
(Episl.,  ii,  col.  648),  écrite  de  Côme  en  937-939;  à 
Brunon,  frère  d'Othon  Ier  (Epist.,  iv,  col.  651),  vers 
939-940;  à  Robert  archevêque  de  Trêves  (Epist.,  m, 
col.  649,  écrite  peu  après  l'Episl.  n).  —  Rathier  avait 
également  adressé  son  ouvrage  au  célèbre  Flodoard 
de  Reims,  cf.  Folcuin,  op.  cit.,  n.  20,  col.  562  B;  la 
lettre  d'envoi  ne  s'est  pas  conservée. 

3.  Lettre  au  pape  (Episl. ,\, col.  656).  Le  destinataire 
n'est  pas  autrement  désigné,  quoique  les  Ballerini,  à 
la  suite  des  précédents  éditeurs,  écrivent  :  Ad  Joan- 
nem  summum  ponli/icem  (il  ne  pourrait  s'agir  dans 
leur  pensée  que  de  Jean  XII,  955-963).  En  fait  la 
lettre  écrite  au  moment  où  Rathier  désespère  de  re- 
couvrer son  siège  usurpé  par  Milon,  après  sa  vaine  ten- 
tative de  951,  ne  peut  s'adresser  qu'au  pape  Aga- 
pet  II  (946-955).  Elle  lui  demande  de  trancher  de  son 
autorité  apostolique  le  différend  pendant  entre  lui  et 
Milon  :  il  ne  peut  y  avoir  qu'un  évêque  de  Vérone  : 
quis  autem  nostrum  sit  veslrœ  pastoralilatis  decernere 
débet  provisio. 

4.  Deux  lettres  à  tous  les  fidèles  et  à  tous  les  évêques 
d'Italie,  de  Gaule  et  de  Germanie  (Epist.,  vi  et  vu, 
col.  665-670),  rédigées  à  la  même  date  et  dans  les  mê- 
mes conditions  que  la  précédente,  comme  un  appel  à 
l'opinion  publique. 

5.  Lettre  à  Patrice  (Epist.,  i,col.  643-648),  écrite  alors 
que  Rathier  dirigeait  l'abbaye  d'Aulne,  dans  les  der- 
niers jours  de  957  ou  tout  au  début  de  l'année  suivan- 
te. Un  clerc,  inconnu  par  ailleurs,  a  demandé  à  Ra- 
thier pourquoi  il  ne  dit  pas  plus  souvent  la  messe. 
C'est,  répond  l'évêque,  qu'il  a  conscience  de  la  pureté 
nécessaire  pour  recevoir  l'eucharistie.  Peut-être  son 
correspondant  ne  se  rend-il  pas  un  compte  exact  de 
ce  qu'est  le  sacrement  et  ne  «  réalise-t-il  »  pas  le  mys- 
tère de  la  présence  réelle.  Et  Rathier  de  lui  exposer 
que,  «  par  la  bénédiction  de  Dieu,  le  vin  devient  en 
vérité  et  non  en  figure  le  sang  du  Christ,  le  pain  de- 
vient sa  chair  ».  Affirmation  très  précise  de  la  transsub- 
stantiation, encore  que  le  mot  ne  soit  pas  prononcé, 
cette  lettre  coupe  court  à  certaines  chicanes  qu'au- 
raient pu  justifier  d'autres  expressions  de  Rathier. 
Voir  en  particulier,  De  contemptu  canonum,  i,  20, 
col.  509,  un  passage  où  l'auteur  semblerait  dire  que 
l'indigne  communiant  ne  mange  point  la  chair  du 
Seigneur,  ni  ne  boit  son  sang. 

6.  Lettre  à  Martin,  évêque  de  Ferrure  (Epist.,  x, 
col.  675),  écrite  vraisemblablement  à  l'avent  de  963;  de 
Vérone,  Rathier  met  en  garde  son  voisin  contre  les 
ordinations  simoniaques  et  la  pratique  d'ordonner  de 
tout  jeunes  enfants. 

7.  Deux  lettres  à  Milon,  usurpateur  du  siège  de  Vé- 
rone (Epist.,  ix,  col.  674;  Epist.,  vm,  col.  670),  la  pre- 
mière n'est  conservée  que  de  façon  fragmentaire;  elle 
date  de  965,  vraisemblablement  de  l'automne;  la  se- 
conde est  de  quelques  mois  plus  tard,  très  peu  avant 
Noël;  sérieux  avertissements  à  Milon  qui  ne  cesse  pas 
ses  intrigues. 

8.  Lettres  occasionnées  par  les  graves  difficultés 
de  968  (Episl.,  xm  à  l'impératrice  Adélaïde,  col.  686; 
Epist.,  xi,  au  comte  de  Vérone,  Nannon,  col.  676; 
Epist.,  xii,  au  chancelier  impérial  Ambroise,  col.  679). 
La  dernière  lettre  de  la  collection  Ballerini  (Episl.,  xiv, 
col.  687)  est  une  réponse  de  l'évêque  de  Liège,  Évé- 
racle,  à  une  lettre  non  conservée  de  Rathier,  qui  lui 

T.  —  XIV  —  54. 


1687 


RAT  HIER    DE    VÉRONE 


RATIONALISME 


1688 


a  manifesté,  au  milieu  de  968,  son  intention  de  rentrer 
à  Lobbes. 

3°  Sermons.  —  Les  Ballerini  ont  recueilli  onze  ser- 
mons de  Rathier,  tous  prêches,  seinble-t-il,  après  le 
troisième  retour  à  Vérone.  Vogel  en  a  public  un  autre 
op.  cit.,  t.  il,  p.  231-238. 

De  l'année  903,  nous  avons  un  sermon  prononcé  en 
carême  (Serm.,i,  col.  689),  un  pour  Pâques (Serm., iv, 
col.  719),  un  pour  l'Ascension  (Scrm.,  vin,  col.  734), 
un  pour  la  Pentecôte  (Serm.,x,  col.  745);  ils  ne  pré- 
sentent rien  de  particulier. 

A  l'année  964  se  rapporte  un  long  sermon  de  carême 
(Serm.,  il,  col.  (592-714),  qui  porte  dans  un  ms.  ce  litre 
singulier  :  Sermo  valde  prolixus  de  quadragesimo 
Ratherii  Veronensis  vel  inefflcax  se  vivente,  ut  est  sibi 
visum  garritus;  il  n'a  certainement  pas  été  prononcé 
tel  quel,  et  nous  avons  affaire  avec  un  opuscule  mis  en 
circulation  dans  le  public.  La  première  partie  traite  de 
divers  abus  qui  se  glissent  dans  l'observance  du 
carême  ou  d'autres  préceptes,  n.  1-28.  Une  seconde 
partie  s'élève  contre  «  l'hérésie  des  anthropomor- 
phites  »,  dont  Rathier  avait  perçu  quelques  échos  dans 
son  voisinage;  elle  s'élève  aussi  contre  une  supersti- 
tion qui  attribuait  une  valeur  très  spéciale  à  la  messe 
célébrée  le  lundi  en  l'honneur  de  l'archange  saint 
Michel,  dans  tel  sanctuaire  de  Vérone.  Les  précisions 
doctrinales  fournies  par  l'évêque  furent  mal  com- 
prises. Il  dut  s'expliquer  dans  un  petit  tract,  où  il 
voulut  être  plus  clair  encore;  cf.  col.  713-714.  En  plu- 
sieurs manuscrits,  la  sortie  de  l'évêque  contre  les 
anlhropomorphiles  figure  comme  un  opuscule  spécial. 
—  De  la  même  année  963  nous  avons  aussi  un  sermon 
pour  le  jeudi  saint  (.Serm.,  ni,  col.  714-719);  il  faut 
compléter  le  texte  très  lacuneux  des  Ballerini  par 
l'édition  donnée  par  Vogel.  Le  sermon  roule  non  sur 
l'eucharistie,  mais  sur  la  réconciliation  des  pénitents 
et  l'absolution  qui  se  donnait  ce  jour-là,  comme  pré- 
lude à  la  communion.  Intéressant  pour  l'histoire  de  la 
pénitence. 

Pour  965,  nous  n'avons  qu'un  seul  sermon  (Serm.,\i, 
col.  749)  intitulé  De  Maria  et  Marlha,  et  prononcé  le 
dimanche  qui  avait  suivi  la  fête  du  15  août.  Il  n'y  est 
pas  question  de  la  sainte  Vierge  et  l'histoire  de  Marthe  et 
de  Marie  ne  vient  guère  que  pour  permettre  à  l'évêque 
de  répondre  à  diverses  accusations  portées  contre  lui. 

L'année  968  est  l'année  des  grandes  difficultés; 
toute  une  série  de  sermons  en  traitent  qui  permettent 
de  préciser  et  les  vues  réformatrices  de  Rathier  et  les 
oppositions  auxquelles  il  se  heurte  :  sermon  de  Pâques 
(Serm.,  v,  col.  723),  très  dur  à  l'égard  de  ceux  que  le 
carême  n'a  pas  amendés;  sermon  de  Quasimodo 
(Ser/7?.,vi,  col.  726),  où  l'évêque,  reprenant  le  mot  de 
Jésus  à  Judas,  demande  à  ses  ennemis  dont  il  n'ignore 
pas  les  agissements  de  «  faire  vite  »;  sermon  pour  un 
des  dimanches  après  Pâques  (Serm.,  \  u,  co\.  732),  de 
même  inspiration  que  les  deux  précédents;  semblable- 
ment  le  sermon  pour  l'Ascension  (Serm.,  ix,  col.  740), 
et  celui  pour  la  Pentecôte  (il  n'est  pas  dans  P.  L.,  le 
voir  dans  Vogel,  t.  n,  p.  231-238),  qui  se  termine  par 
un  hymne  à  la  charité,  cette  vertu  dont  avaient  tant 
besoin  les  diocésains  de  Rathier. 

Tel  est  l'ensemble  de  la  production  littéraire  de 
Rathier,  de  celle  du  moins  qui  est  venue  jusqu'à  nous. 
Elle  permet  de  se  faire  une  idée  du  personnage.  Admi- 
rablement armé  pour  la  lutte  —  aucun  de  ses  contempo- 
rains ne  saurait,  pour  la  culture  intellectuelle,  lui  être 
comparé  —  animé  des  meilleures  intentions,  pénétré 
de  l'urgence  qu'il  y  avait  de  travailler  à  la  réforme  de 
l'Église,  il  laisse  néanmoins  l'impression  d'une  vie 
gâchée.  Peut-être  lui  manquait-il  surtout  le  sens  des 
réalités,  le  souci  de  la  mesure,  la  claire  vue  des  possi- 
bilités. Il  réfléchissait  pourtant  beaucoup;  mais  il 
réfléchissait  trop.  Hauck  le  caractérise  fort  bien  quand 


il  le  nomme  «  un  génie  de  la  réflexion  ».  Le  reploiement 
sur  soi-même,  l'habitude  de  tout  soupeser,  de  voir  les 
diverses  faces  des  choses  n'est  pas  toujours  favorable 
à  l'action;  l'hésitant,  après  de  multiples  tâtonnements, 
se  décide  tout  à  coup  pour  une  solution,  qui  n'est  pas 
toujours  celle  qui  convient.  Trop  préoccupé  de  son 
moi,  d'ailleurs,  Rathier  ne  pouvait  que  susciter  au- 
tour de  lui  des  antipathies  qui  ne  pardonneraient  pas, 
des  oppositions  qui  ne  désarmeraient  jamais.  Il  ne 
semble  pas  qu'il  ait  jamais  été  aimé,  ni  qu'il  ait  aimé 
personne.  Et  pourtant  il  apparaît  au  milieu  du  xc  siè- 
cle comme  l'un  des  hommes  qui  comptent;  s'il  n'a,  de 
son  vivant,  abouti  à  rien,  il  est  resté  quelque  chose  des 
idées  qu'il  a  mises  en  circulation.  Il  n'est  guère  vrai- 
semblable, sans  doute,  qu'il  ait  été  beaucoup  lu.  Mal 
écrite,  mal  composée,  obscure  à  plaisir,  sa  production 
littéraire  n'a  pas  dû  sortir  des  milieux  monastiques  qui 
seuls  pouvaient,  non  sans  effort,  y  entendre  quelque 
chose.  Il  ne  faut  donc  pas  se  hâter  d'en  faire  un  des 
précurseurs  au  sens  propre  du  mot  de  la  réforme  gré- 
gorienne. Ce  dont  on  s'est  entretenu  longtemps  dans 
les  monastères  de  Basse-Lorraine,  c'est  bien  plutôt, 
pensons-nous,  de  son  énergie,  de  sa  résistance  aux 
puissants,  de  son  désir  de  faire  triompher,  envers  et 
contre  tous,  la  cause  qui  lui  était  chère  de  la  réforme 
de  l'Église. 

1.  Vie.  —  1 .  Sources  essentielles.  —  Elles  sont  constituées 
d'abord  par  les  ouvrages  mêmes  de  Rathier,  qui  abondent 
en  indications;  la  lettre  v,  au  pape  Agapet,  en  particulier 
donne  une  tranche  considérable  du  curricidurn  vitiv  de  l'au- 
teur. Folcuin,  dans  les  Gesta  abbatum  Laubiensium,  com- 
plète ces  renseignements,  n.  19,  20,  22-24,  28,  P.  L.. 
t.  cxxxvn,  col.  560  sq.;  quelques-uns  aussi,  dans  Liutprand. 
Anlapodosis,  1.  III,  n.  43  et  52,  P.  L.,  t.  cxxxiv,  col.  852. 
856. 

2.  Travaux.  —  Mabillon,  Acta  sanctor.  ord.  S.  Bened., 
siec.  v,  p.  478-487;  Fabricius,  Bibl.  latina  medim  et  infimes 
wtatis,  t.  vi,  p.  144-149;  P.  et  .T.  Ballerini,  Rutherii  vila,  dans 
les  prolégomènes  de  leur  édition,  reproduite  dans  P.  L., 
t.  cxxxvi,  col.  27-142,  travail  sérieux  et  qui  a  servi  de  base 
aux  études  ultérieures;  R.  Ceillier,  Hist.  des  auteurs  ecclés., 
t.  xix,  p.  633-658,  antérieur  au  travail  des  Ballerini  et  quiest 
fort  insuffisant,  même  dans  la  nouvelle  édition;  Histoire  lit- 
téraire de  lu  France,  t.  vi;  Biographie  nationale  île  Belgique, 
t.  xvni,  col.  772;  Alb.  Vogel,  Ratherius  von  Verona  und  das 
zehnte  Jahrhundert,  2  vol.,  Iéna,  1S54;  fi.  Pavani,  Un  vescovo 
belga  in  Italia  net  secolo  X.  Studio  storico-critico  su  Raterio  di 
Verona,  Turin,  1920. 

II.  Œuvres.  — -  1°  Éditions.  — ■  Le  rassemblement  des 
œuvres  de  Rathier  s'est  fait  lentement  :  Surins,  Vitœ  sancl. 
april.,  1572,  donne  la  Vila  Ursmari;  .1.  Chapeauville,  dans 
les  Gesta  poniif.  Tungren.,  t.  i,  1613,  donne  les  lettres,  v,  vi, 
iv  et  xiv  (Évéracle  à  Rathier);  I..  d'Achery,  Spicilcgium, 
t.  n  (de  la  lrr  éd.)  donne  la  plus  grande  partie  des  opuscules, 
et  les  plus  importants  des  sermons;  B.  Pez,  en  1729,  au 
t.  vi  de  son  Thésaurus  (—  Cod.  diplomatico-historico-epis- 
tolaris),  donne  les  décrets  sur  les  réordinations,  les  lettres 
xii,  xin,  xi.  et  le  .Judicalum;  c'est  à  Martène  et  Durand  que 
l'on  doit  l'édition  des  Pnvloquia,  et  de  trois  lettres,  n,  m, 
vu,  dans  Ampliss...  collectio,  t.  ix,  1733.  Ce  sont  les  Balle- 
rini qui  fournissent  l'édition  définitive,  Vérone,  170">,  à 
laquelle  il  y  a  eu  peu  d'apports  nouveaux,  en  dehors  du 
Sermon  sur  la  Pentecôte  de  968,  édité  par  Vogel,  t.  n, 
p.  231  sq.,  et  d'un  fragment  de  lettre  àBaldtïc  de  Liège  édité 
par  R'immlcr  dans  Xenes  Archiv,  t.  iv,  1879.  p.  178-180. 

2°  Études.  -  Outre  les  travaux  cités  ci-dessus,  voir  les 
modernes  histoires  de  la  littérature  médiévale  :  Ebert, 
Literatur  des  M.  A.,  t.  in.  p.  373;  Hauck,  Kirchengesch. 
Deutschlands,  3-1"  éd.,  t.  m,  1900,  p.  284-295;  A.  Eliche, 
l.a  réforme  grégorienne,  t.  i,  1920  (=  Spieil.  l.ovan.,  fasc.  6), 
passim  et  surtout  p. 75-92;  Manitius,  Gesch.  derlat.  Littéral. 
des  M.    I ..  I .  n,  192.'!,  p. 34-52  (étude  littéraire  très  soignée). 

É.    Amann, 

RATIONALISME.  —  I.  Idée  générale.  II.  Les 
origines  (col.    1690).    III.   Le  xvi8  siècle  (col.   1697). 

IV.  Le  xvir  siècle  :  liberl  ins  et  esprits  forts  (col.  1720). 

V.  Le   xvme  siècle   :   le   philosophisme    (col.    1737). 

VI.  Le  xix°  siècle  :  le  scientisme  (col.  1765). 


1689 


RATIONALISME.    LES    ORIGINES 


1<»90 


I.  Idée  générale.  —  Dans  son  sens  général,  le  mot 
rationalisme  signifie  l'emploi  exclusif  et  à  tout  le  moins 
prédominant  de  la  raison,  c'est-à-dire  de  la  spéculation 
et  de  la  critique  rationnelles,  ainsi  que  du  raisonnement, 
dans  l'étude  des  questions  religieuses,  morales  et  méta- 
physiques. Le  rationalisme  suppose  donc  la  valeur  des 
principes  premiers  et  des  méthodes  appelées  ration- 
nelles, autrement  dit,  de  la  raison  humaine. 

Ainsi  entendu.il  s'oppose  d'une  part  au  scepticisme, 
au  pyrrhonisme,  au  criticisme,  à  l'agnosticisme,  au 
phénoménisme  de  toute  espèce...  et  dans  le  même 
ordre  au  fidéisme  et  au  traditionalisme;  d'autre  part, 
au  Magister  dixit;  enfin  à  l'intuitionnisme,  à  l'expé- 
rience religieuse  et  au  mysticisme,  ainsi  qu'au  prag- 
matisme; à  ces  derniers  points  de  vue,  le  rationalisme 
a  pour  synonyme  le  mot  «  intellectualisme  ». 

C'est  un  rationalisme  de  cet  ordre  que  supposent  les 
traités  classiques  dits  De  vera  religione,  introduction  à 
la  théologie,  et  aussi  les  apologies  classiques  du  chris- 
tianisme. C'est  en  ce  sens  que  l'on  peut  parler  du  ratio- 
nalisme et  de  l'intellectualisme  de  saint  Thomas,  puis- 
que le  Docteur  angélique  tente  de  faire  rentrer  le  donné 
révélé  dans  le  cadre  des  choses  intelligibles  :  Fides  quse- 
rens  intellectum.  C'est  en  ce  sens  encore  que  l'on  a  pu 
poser  cette  question  :  Y  a-t-il  une  philosophie  chré- 
tienne ?;  cf.  É.  Bréhier,  Revue  de  métaphysique  et  de  mo- 
rale, 1931,  p.  133-162;  et  les  réponses  de  :  M.  Blonde), 
même  Revue,  octobre-décembre  1931,  et  dans  Cahiers 
de  la  nouvelle  journée,  1932,  cahier  n°  20,  consacré  au 
Problème  de  la  philosophie  catholique;  L.  Gilson,  L'esprit 
de  la  philosophie  médiévale,  1932,2  vol.  in-8°;  M.  Souriau, 
Qu'est-ce  qu'une  philosophie  chrétienne?  dans  Revue  de 
métaphysique  et  de  morale,  1932,  p.  353-385.  Certains 
même  ont  exagéré;  ils  ont  prétendu  ramener  au  ration- 
nel tout  le  donné  révélé  et  faire  des  mystères  eux 
aussi  des  vérités  intelligibles.  Ainsi,  Guillaume  Postel 
dans  son  De  orbis  terrée  concordia  libri  quatuor,  Baie, 
1544,  in-8°,  avant  plusieurs. 

Le  rationalisme  dont  il  va  être  ici  question  est  tout 
autre.  Il  est  la  prétention  de  résoudre  la  question  reli- 
gieuse et  morale  avec  les  seules  lumières  naturelles, 
en  excluant  tout  secours,  toute  influence  de  l'autorité 
quelle  qu'elle  soit,  même  et  surtout  de  l'autorité  divine, 
manifestée  dans  la  révélation.  On  le  résumerait  exac- 
tement dans  cette  formule  que  Kant  donne  pour  titre 
à  l'un  de  ses  ouvrages  :  De  la  religion  dans  les  limites  de 
la  raison,  Die  Religion  innerhalb  der  Grenzen  der  blossen 
Vernunft,  en  la  dégageant,  il  est  vrai,  de  l'interpréta- 
tion particulière  qu'en  donne  son  auteur.  Sa  première 
règle  serait  la  première  règle  de  la  méthode  cartésienne, 
en  l'interprétant,  il  est  vrai  encore,  en  son  sens  obvie, 
sans  tenir  compte  de  la  pensée  propre  à  son  auteur,  et 
en  l'appliquant  aux  choses  religieuses  que,  justement, 
cet  auteur  écarte;  elle  se  formulerait  ainsi  :  «  Je  n'ac- 
cepterai pour  vraie  aucune  doctrine  religieuse  qui  ne 
1  me  soit  évidente  par  elle-même  et  dont  je  ne  puisse 
avoir  l'intelligence  entière.  » 

Le  rationalisme  ainsi  entendu  sépare  la  religion  du 
surnaturel.  Affirmant  l'homogénéité  du  savoir  humain 
«t  de  la  connaissance  religieuse,  il  n'accepte  plus  la 
révélation  comme  source  de  vérité  —  puisque  l'homme 
ne  peut  avoir  l'intelligence  du  mystère  et  que  le  donné 
révélé  accessible  à  la  raison  est  accepté  par  le  croyant, 
non  parce  qu'intelligible,  mais  parce  qu'enseigné  de 
Dieu  —  et  la  théologie  n'a  plus  de  place  dans  le  savoir 
humain.  Non  seulement  la  philosophie  n'est  plus 
Vancilla  theologiœ  des  scolastiques,  mais  la  théologie 
est  hétérogène  au  savoir  humain  que  couronne  dès 
lors  la  philosophie.  Puis,  si  les  lumières  naturelles  peu- 
vent démontrer  l'existence  d'un  Dieu  créateur,  «auteur 
des  vérités  géométriques  et  de  l'ordre  des  éléments, 
grand  et  puissant  et  éternel  »,  Pascal,  Pensées,  fr.  556, 
de  cette  notion  on  ne  saurait  déduire  nécessairement 


la  paternité  divine,  la  providence  particulier,',  l'effica- 
cité île  la  prière,  qu'enseigne  seule  la  révélation.  Il  s'en- 
suit que  le  rationaliste  comprend  tout  autrement  que 
le  chrétien,  l'économie  de  ce  monde  et  les  rapports  de 
l'homme  avec  Dieu.  Le  miracle  lui  apparaît  métaphy- 
siquement  impossible,  dans  un  monde  qui  est  soumis  à 
des  iois  immuables,  et  la  prière,  qui  demande,  lui 
semble  inutile.  Enfin,  le  rationalisme  écarte  également 
la  notion  de  la  grâce,  lumière  de  l'intelligence,  soutien 
de  la  volonté,  vie  de  Dieu  en  nous,  non  seulement  parce 
qu'il  n'admet  pas  la  théorie  pascalienne,  que  l'âme, 
pour  avoir  de  Dieu  une  connaissance  certaine  doit 
s'être  placée  dans  l'ordre  de  la  charité,  voir  ici,  t.  xn, 
col.  2135,  mais  parce  que  l'on  ne  saurait  tirer  de  la 
notion  d'un  Être  suprême,  comme  conséquence  néces- 
saire, la  notion  «  du  Dieu  des  chrétiens.  Dieu  d'amour 
et  de  consolation  qui  remplit  l'âme  et  le  cœur  qu'il  pos- 
sède, qui  s'unit  au  fond  de  leur  âme...  qui  la  rend  inca- 
pable d'autre  lin  que  lui-même  ».  Pascal,  ibid.  «  In- 
croyable que  Dieu  s'unisse  à  nous!  »  M.,  ibid.,  fr.  130. 

Toute  l'économie  morale  s'en  trouve  également  mo- 
difiée. Avec  le  rationalisme,  il  n'est  plus  vrai  de  dire 
que  «  l'homme  passe  infiniment  l'homme  ».  /(/.,  ibid., 
fr.  434.  L'idéal  moral,  créé  par  l'homme,  ne  peut  plus 
être  qu'à  la  proportion  directe  de  sa  nature. 

Tous  les  rationalistes  sont  unanimes  à  déclarer  le 
surnaturel  irrecevable.  Mais  il  s'en  faut  qu'ils  soient 
d'accord  pour  formuler  une  doctrine  religieuse.  Les 
lumières  naturelles  sont  loin  de  projeter  en  chacun  les 
mêmes  clartés  et  la  raison  fort  loin  de  rendre  les  mêmes 
oracles.  1  Vaucuns  s'en  tiennent  à  l'agnost  icisme  :  Dieu 
est  ['inconnaissable,  cf.  t.  i,  col.  595-605;  ou  au  pyrrho- 
nisme. au  scepticisme,  au  criticisme,  la  raison  est  inca- 
pable de  sortir  de  cette  antinomie  :  Dieu  existe,  Dieu 
n'existe  pas.  D'autres  concluent  à  des  affirmations, 
mais  combien  différentes!  Les  uns  abouti  .eut  à  la  reli- 
gion naturelle  ou  déisme,  cf.  t.  iv,  col.  231-2  11,  mot 
qu'ils  ne  comprennent  pas  tous  cependant  de  la  même 
manière  ;  autre  est  le  déisme  de  Voltaire,  autre  celui  de 
Rousseau  :  les  plus  religieux  d'entre  eux  acceptent 
l'existence  d'un  Dieu  créateur,  rémunérateur  et  ven- 
geur, et  l'immortalité  de  l'âme.  D'autres  concluent, 
avec  des  nuances  encore,  au  panthéisme,  t.  xi, 
col.  1855-1874;  d'autres  enfin  à  cette  affirmation  que 
Dieu  n'existe  pas,  non  plus  que  l'âme;  c'est  l'athéisme, 
t.  i,  col.  2190-2209,  la  libre-pensée,  et  le  monisme  ma- 
térialiste, t.  x,  col.  282-33  1,  qui  lui  aussi  est  loin  de 
n'avoir  qu'une  formule  et  dans  lequel  se  rangent 
l'évolutionnisme  matérialiste,  le  scientisme.  Le  moder- 
nisme, de  son  côté,  t.  x,  col.  2009-2047  est  un  rationa- 
lisme subtil. 

C'est  de  cet  état  d'esprit  complexe  et  si  difficile  à 
déluiir  que  le  présent  article  voudrait  esquisser  la 
genèse  et  les  formes  diverses  dans  leur  évolution  his- 
torique. 

II.  Les  origines  :  du  xiiic  a.u  xvie  siècle.  — ■  Le 
rationalisme,  celui  qui  s'oppose  ainsi  au  christianisme, 
date  du  xvie  siècle.  Il  a  des  origines  psychologiques  : 
tout  aussi  bien  que  l'hérésie,  il  est  dans  la  logique  de  la 
nature  humaine.  A  sa  base,  il  y  a  le  sentiment  de  l'au- 
tonomie de  la  personne  humaine.  La  personne  humaine 
ne  relevant  que  de  soi,  même  si  dans  le  domaine  de  la 
connaissance  elle  dépend  de  l'objet,  elle  ne  saurait 
dépendre  d'une  autorité  en  dehors  d'elle-même.  Une 
question  historique  se  pose  cependant  :  sous  quelles 
influences  l'esprit  humain  discipliné  par  l'Eglise, 
habitué  à  croire  durant  tout  le  Moyen  Age,  s'est-il 
déshabitué  de  la  foi  et  de  ses  disciplines?  Aucun  mou- 
vement philosophique  ne  naît  spontanément;  il  a  des 
racines  dans  un  passé  parfois  très  lointain. 

«  Le  xvie  siècle  n'a  eu  aucune  mauvaise  pensée  que 
le  xme  siècle  n'ait  eue  avant  lui.  »  C'est  le  mot  vrai  et 
connu  de  Benan,  Averroës  et  l'averroïsme,  Paris,  1852, 


L691 


RATIONALISME.    LES    ORIGINES,    Xllie    SIÈCLE 


1692 


p.  183.  Mais  d'où  le  xme  siècle  à  son  tour  tira-t-il  «  ses 
mauvaises  idées  »? 

1°  //  y  a  du  ¥ine  au  XIIe  siècle  —  de  la  renaissance 
carolingienne  à  lu  renaissance  du  xme  siècle  —  un  tra- 
vail de  réflexion  philosophique,  qui  avec  Scol  Érigène  et 
Abélard  prépare  un  terrain  favorable.  —  Sans  doute  le 
Moyen  Age  eut  ses  enfants  perdus,  ses  libertins  de 
mœurs  et  de  paroles,  que  l'on  devine  à  la  lecture  des 
fabliaux  et  de  ce  Renard  le  contrefait,  qui  ne  ménage 
guère  les  gens  d'Église,  même  les  plus  hauts  en  dignité 
et  dont  Rabelais,  sous  plusieurs  rapports,  ne  sera  que 
le  continuateur.  Mais  la  chrétienté  a  alors  une  façon 
commune  de  penser  et  qui  est  chrétienne  et,  durant  cet 
intervalle  de  quatre  siècles,  on  ne  saurait  indiquer 
aucun  rationaliste,  pas  même  Jean  Scot  Érigène  et 
Abélard,  dont  quelques-uns  ont  fait  les  pères  du  ratio- 
nalisme moderne. 

Érigène  (ixe  siècle),  cf.  t.  V,  col.  401-434,  principale- 
ment col.  422-426,  «  lettré...,  érudit...,  logicien  et  sur- 
tout penseur  »,  F.  Picavet,  Esquisse  d'une  histoire  géné- 
rale et  comparée  des  philosophies  médiévales,  Paris,  1 907, 
p.  134,  est  un  mystique  qui  se  rattache  au  pseudo-Deny s 
l'Aréopagite;  spéculant  d'après  Platon  sur  le  principe 
du  plus  pur  réalisme,  esprit  complexe,  «  sphinx  placé 
au  seuil  du  Moyen  Age  »,  Real-Encyclopâdie,  t.  xiv, 
1861,  p.  155,  il  a  inspiré  directement  ou  indirectement 
les  mystiques  plus  ou  moins  hétérodoxes,  «  et  pour  les 
panthéistes  modernes  depuis  Spinoza,  il  en  est  de 
même  que  pour  les  mystiques  ».  Picavet,  loc.  cit., 
p.  140.  B.  Hauréau,  dans  son  Histoire  de  la  philosophie 
scolaslique,  Paris,  1872,  t.  i,  p.  153-154,  l'appelle  «  un 
très  libre  penseur  dont  le  nom  doit  être  inscrit  le  pre- 
mier sur  le  martyrologe  de  la  philosophie  moderne  ». 
Or,  si  Érigène  fut  condamné,  ce  fut  :  au  xie  siècle,  pour 
ses  doctrines  touchant  l'eucharistie  (on  lui  attribua 
par  erreur  le  traité  sur  l'eucharistie  de  Ratramne)  et 
la  grâce;  au  xmc  pour  son  panthéisme,  sur  lequel 
Amaury  de  Chartres  et  David  de  Dinant  avaient 
ramené  l'attention,  cf.  G.  Théry,  Autour  du  décret  de 
1210,  t.  i,  David  de  Dinant,  Paris,  1925,  mais  nulle- 
ment parce  que  rationaliste.  Deux  de  ses  paroles  sem- 
bleraient cependant  justifier  cette  qualification  :  l'une 
de  son  De  divisione  naturie,  1.  I,  c.  lxix,  P.  L.,  t.  cxxn, 
col.  513,  où  il  paraît  faire  bon  marché  de  l'autorité  en 
matière  d'enseignement  :  Omnis  aucloritas  quœ  vera 
ralione  non  approbalur  infirma  vidclur  esse;  l'autre  de 
son  De  prœdestinalione,  c.  i,  n.  1,  col.  357,  où  il 
paraît  identifier  la  philosophie,  recherche  de  la  sagesse, 
et  la  théologie  :  Quid  est  aliud  de  philosophia  traclare 
nisi  vene  religionis...  régulas  exponere.  Mais  il  suflit, 
pour  voir  que  c'est  là  une  fausse  interprétation,  de  lire 
le  contexte  et  de  connaître  le  fond  même  de  la  pensée 
d'Érigène  :  s'il  tente,  et  d'une  manière  très  personnelle 
et  très  indépendante,  la  philosophie  de  la  doctrine 
révélée,  il  n'est  pas  tenté  de  nier  la  valeur  surnaturelle 
de  cette  doctrine.  Cf.  Dom  Cappuyns,  Scot  Érigène, 
Louvain,  1933. 

Abélard  (1079-1142),  cf.  t.  i,  col.  37-55,  dont  Cousin 
fait  l'égal  de  Descartes  :  «  Ce  sont  incontestablement 
les  deux  plus  grands  philosophes  qu'ait  produits  la 
France  »,  Introduction  aux  ouvrages  inédits  d' A  briard, 
1836,  p.  6,  passe  également  pour  un  rationaliste  avant 
l'heure.  «  Tous  deux,  continue  Cousin,  ils  doutent  et  ils 
cherchent;  ils  veulent  comprendre  le  plus  possible  et 
ne  se  reposer  que  dans  l'évidence.  »  L'historien  d' Abé- 
lard, Ch.  de  Rémusat,  écrit  de  son  coté  :  «Chrétien  de 
cœur,  orthodoxe  d'intention,  il  était  rationaliste  par 
la  nature  et  les  antécédents  de  son  génie.  »  Abélard. 
t.  n,  p.  355. 

Qu' Abélard  ait  jugé  supérieure  à  la  foi  du  charbon- 
nier la  foi  s'appuyant  sur  l'intelligence  personnelle  des 
Choses  :  i  Seuls  les  ignorants  recommandent  la  foi  avant 
de  comprendre  »  Inlroductio,  I.  1 1,  n.3,  P.  L.,t.  CLXXVIII, 


col.  1046-1047,  qu'il  ait  tenté  de  faire  rentrer  tout  le 
donné  révélé  dans  ses  conceptions  philosophiques,  cela 
paraît  incontestable.  On  lui  a  reproché  d'avoir  :  1 .  sub- 
ordonné la  théologie  à  la  philosophie,  d'avoir  glorifié 
les  représentants  delà  raison,  les  philosophes  antiques, 
à  l'égal  des  prophètes  et  les  sages  «  dont  les  vertus 
reproduisent  la  perfection  à  l'égal  des  saints  »,  Theol. 
christ.,  P.  L.,  t.  clxxviii,  col.  1179-1206;  2.  d'avoir 
reconnu  des  droits  excessifs  à  la  critique,  en  interpré- 
tant dans  ce  sens  le  mot  de  saint  Paul  aux  Thessaloni- 
ciens  :  Omnia  probaie,  quod  bonum  est  lenete,  I  Thess., 
v,  21,  disant  dans  le  prologue  du  Sic  et  non  :  «  Non 
doctoris  opinio  sed  doctrime  ratio  ponderanda  est  », 
ibid.,  col.  1318  D,  et  opposant  dans  ce  livre  que  l'on  a 
rapproché  du  Dictionnaire  de  Rayle,  les  raisons  pour  et 
contre  158  affirmations  religieuses  importantes,  ibid.. 
3,  d'avoir  faussé  le  dogme  pour  le  faire  rentrer  dans  le 
cadre  de  sa  pensée  philosophique,  si  bien  que  sa  théo- 
logie fut  condamnée  par  l'Église,  et  d'avoir  interprété 
les  mystères  de  la  manière  où  il  les  voyait  plus  acces- 
sibles à  la  raison,  si  bien  que  saint  Bernard  pourra  dire  : 
Cum  de  Trinilale  loquitur  sapit  Arium,  cum  de  gratia 
Pelagium,  cum  de  persona  Chrisli  Nestorium,  cf.  art. 
Abélard,  t.  i,  col.  43-47.  Mais  de  tout  ceci  et  de  la 
grande  confiance  qu'il  eut  en  son  sens  personnel,  on  ne 
saurait  conclure  qu'il  fut  un  rationaliste.  Si  l'Église  le 
condamna,  ce  fut  pour  des  erreurs  théologiques  et  non 
pour  une  erreur  fondamentale  comme  le  rationalisme. 
Il  fut  un  homme  de  son  temps  ;  il  eut  la  foi,  mais  il  crut 
aussi  à  la  philosophie  et  au  savoir  et  son  Sic  et  non  est 
tout  simplement  un  de  ces  exercices  de  disputation, 
familiers  à  ses  contemporains.  En  somme,  Abélard  fut 
un  croyant  qui  s'égara  parfois.  Cf.  P.  Lasserre,  Un 
conflit  religieux  au  XIIIe  siècle.  Abélard  contre  saint  Ber- 
nard, Paris,  1930. 

Érigène  et  Abélard,  s'ils  ne  furent  pas  des  rationa- 
listes pour  leur  compte,  créèrent  cependant  un  état 
d'esprit  favorable  au  rationalisme  :  confiance  en  la  rai- 
son, droit  supérieur  de  la  raison  par  rapport  à  l'auto- 
rité enseignante,  interprétation  personnelle  des  doc- 
trines religieuses,  ces  principes  latents  en  leurs  théories 
ne  demeurèrent  pas  sans  influence. 

2°  Au  XIIIe  siècle,  la  philosophie  arabe  prépare  la  doc- 
trine et  les  méthodes  du  rationalisme.  Averroës  et  l'aver- 
roïsme.  —  Du  vme  siècle,  après  la  conquête,  au  xne,  il 
se  fit  chez  les  Arabes  un  grand  travail  intellectuel.  Il 
porta  sur  le  Coran  et  la  théologie,  sur  les  sciences  :  les 
Arabes  cultivèrent  les  mathématiques,  la  chimie,  l'as- 
tronomie et  l'astrologie  et,  à  ce  point  de  vue,  ils 
influèrent  déjà  sur  la  formation  de  l'esprit  moderne. 
Quand,  par  l'intermédiaire  des  traducteurs  syriens,  ils 
connurent  les  oeuvres  d'Aristote,  du  moins  interpré- 
tées par  les  néo-platoniciens,  il  naquit  chez  eux  et  se 
développa  une  philosophie  qui  ne  se  rattache  pas  au 
Coran.  Son  ambition  est  «  de  bien  connaître  Aristote  », 
que  «  souvent  elle  altère  par  des  éléments  pris  aux  néo- 
platoniciens, aux  gnostiques,  aux  médecins  grecs  et  à 
leur  psychologie  matérialiste  ».  Picavet,  loc.  cit.,  p.  302. 
Cette  philosophie,  on  l'appelle  arabe,  alors  qu'elle  n'est 
guère  qu'un  emprunt  à  la  Grèce  »  irf.,  ibid.,  et  aver- 
roïsme  encore  qu'elle  ne  soit  pas  du  seul  Averroës. 
Averroës  (1126-1198),  cf.  t.  i,  col.  2007-2638,  ne  fut  pas 
en  effet  une  sorte  de  Descartes  ou  de  Kant  détermi- 
nant en  son  pays  un  mouvement  philosophique  origi- 
nal. «  Il  ne  fut  nullement  une  étoile  de  première  gran- 
deur au  ciel  de  la  philosophie  arabe  »;  d'autres  philo- 
sophes arabes  plus  grands  que  lui  l'avaient  précédé, 
mais  après  lui  s'éteignit  le  mouvement.  Et  lui,  le 
commentateur,  il  a  résumé  les  résultats  de  la  philoso- 
phie arabo  aristotélique  dans  ses  commentaires  sur 
Aristote.  Lange,  Geschichte  des  Materialismas,  Solin- 
gen,  1866,  traduction  française  par  H.  Pommerol,  t.  i, 
Paris,  1877,  p.  166. 


llill.'i 


RATIONALISME.    LES    DEBUTS    DE    LA    RENAISSANCE 


li.it'i 


L'averroïsme  est  en  opposition  avec  la  pensée  chré- 
tienne sur  les  points  suivants  :  1.  il  affirme  la  supério- 
rité de  la  philosophie  sur  la  théologie  et  par  conséquent 
de  la  raison  sur  la  révélation.  Pour  Averroës,  dit  Renan, 
loc.  cit.,  p.  131-132,  «  la  philosophie  est  le  but  le  plus 
élevé  de  la  nature  humaine:  ...  la  révélation  prophé- 
tique y  supplée  pour  le  vulgaire  ».  Et  le  prophète  n'est 
pas  un  personnage  surnaturel.  «  Le  prophétisme  n'est 
pas  l'inspiration  divine  mais  une  faculté  de  la  nature 
élevée  à  sa  plus  haute  puissance.  »  Id.,  ibid.,  p.  134. 
Renan  ajoute  :  Cette  théorie  «  se  retrouve  dans  tous  les 
philosophes  arabes  et  forme  un  des  points  les  plus  im- 
portants et  les  plus  caractéristiques  de  leur  doctrine  ». 
Ibid.  ;  2.  Il  tend  à  mettre  sur  le  même  pied  d'infériorité 
en  regard  de  la  philosophie  les  trois  religions  que  con- 
naissent les  Arabes  :  christianisme,  judaïsme,  isla- 
misme. D'où  le  Moyen  Age  fera  d'Averroës  le  symbole 
de  l'incrédulité  et  du  blasphème,  et  lui  attribuera  le 
livre  des  Trois  Imposteurs.  Voir  plus  loin.  3.  Il  donne 
cette  explication  du  monde  :  le  monde  n'a  été  créé  ni 
dans  le  temps,  ni  ub  asterno;  la  matière  est  éternelle 
par  elle-même;  4.  Il  n'y  a  pas  de  providence  :  Dieu  est 
confiné  dans  la  sphère  suprême  qui  couronne  les  sphères 
inférieures;  5.  Il  n'y  a  pas  d'âme  individuelle  immor- 
telle. L'âme  individuelle  est  matérielle;  elle  meurt 
avec  l'homme.  L'intellect  actif,  qui  crée  en  chacun  l'in- 
telligence des  choses  et  le  savoir,  à  l'action  de  qui 
l'âme  individuelle  se  trouve  prédisposée,  est  immortel, 
mais  il  est  un  pour  tous  les  hommes.  L'intellect  actif 
est  aux  âmes  humaines  ce  qu'est  la  lumière  aux  objets 
par  lesquels  elle  se  réfléchit  sans  rien  perdre  de  son 
unité.  Ainsi  sont  ruinées  l'immortalité  de  l'âme,  telle 
que  l'entend  l'Église,  l'éternité  des  peines  et  des  récom- 
penses. L'orthodoxie  musulmane  coupa  court  à  ces 
doctrines  dans  le  monde  arabe. 

Mais  il  y  eut  bientôt  des  averroïstes  latins.  Vers  le 
milieu  du  xme  siècle,  en  effet,  presque  tousles  ouvrages 
importants  d'Averroës  ont  été  traduits  de  l'arabe  en 
latin.  Ces  averroïstes  dépassèrent  même  la  position 
d'Averroës.  Ils  enseignèrent  l'éternité  du  monde, 
l'unité  de  l'intellect,  la  négation  de  la  transcendance  du 
christianisme,  de  l'immortalité  et  de  la  providence 
mais  aussi  le  déterminisme  (la  volonté  est  une  faculté 
passive)  et  le  principe  de  la  double  vérité  qui  fournira  à 
l'averroïsme  padouan  sa  grande  tactique  :  il  peut  y 
avoir  opposition  entre  la  philosophie  et  la  foi,  mais  une 
chose  peut  être  vraie  en  philosophie  qui  ne  l'est  pas 
selon  la  foi.  Ces  choses  s'enseignèrent  dans  la  seconde 
moitié  du  xme  siècle  à  l'Université  de  Paris,  où  elles 
rencontraient  les  tendances  héritées  de  Scot  Érigène  et 
d'Abélard.  Leur  principal  tenant  y  fut  Siger  de  Bra- 
bant,  à  côté  de  qui  l'on  voit  figurer  Boèce  de  Dacie; 
cf.  t.  ii,  col.  922-924  ;  P.  Mandonnet,  O.  P.,  Siger  de  Bra- 
banl  et  l'averroïsme  latin  au  XIIIe  siècle,  2e  édit.,  Lou- 
vain,  1911,  2  vol.  in  4°.  Ce  mouvement,  combattu  par 
saint  Albert  le  Grand  et  par  saint  Thomas  d'Aquin,  fut 
condamné  une  première  fois  en  1270  par  l'évêque  de 
Paris,  Etienne  Tempier,  et  une  seconde  fois  en  1277. 
Cf.  Renan,  loc.  cit.;  Mandonnet,  loc.  cit.,  1. 1,  p.  196  sq., 
et  231  sq.  ;  Ehrle,  Der  Kampf  um  die  Lehre  des  hl.  Tho- 
mas von  Aquins,  dans  Zeitschr.  f.  kath.  Theol.,  t.  xxxvn, 
1913,  p.  266,  et  Stephen  d'Irsay,  Histoire  des  univer- 
sités françaises  et  étrangères,  t.  I,  Moyen  Age  et  Renais- 
sance, p.  169-170.  C'était  le  triomphe  de  saint  Thomas, 
que,  deux  siècles  après,  le  peintre  Benozzo  Gozzoli 
représentait  foulant  aux  pieds  Averroës.  Ses  erreurs 
ne  sont  point  mortes  cependant.  Pierre  d'Abano  (1250- 
1320)  les  introduira  à  Padoue,  où  elles  trouveront  un 
terrain  favorable.  II  y  professera  également  des  doc- 
trines occultistes  qu'enseigneront  encore  au  xvie  siècle 
plusieurs  rationalistes  italiens  et  qui  se  rattachent  plus 
ou  moins  à  la  métaphysique  néo-platonicienne.  L'uni- 
vers est  vu  divisé  en  deux  sphères,  la  sphère  céleste  et 


le  monde  sublunaire.  Celui-ci  dépend  de  celle-là.  Qui 
connaîtrait  à  fond  la  nature  intime  des  astres,  leurs 
mouvements,  leurs  conjonctions  aurait  le  chiflre  de 
tous  les  événements.  Et,  après  l'astronome  arabe, 
Aboul  Nazar,  Pierre  d'Abano  tirait  de  ce  principe  cette 
application  où  le  blasphème  des  Trois  Imposteurs  rece- 
vait une  forme  nouvelle  :  «par  la  conjonction  de  Saturne 
et  de  Jupiter  au  commencement  du  signe  du  Bélier,... 
tout  le  monde  inférieur  est  bouleversé,  comme  cela  eut 
lieu  à  l'avènement  de  Moïse,...  du  Nazaréen,  de  Maho- 
met. »  Concilialor  controversiarum  quœ  inler  philosophos 
et  medicos  versantur,  in-fol.,  Venise,  1565.  Ainsi  étaient 
résolus  le  problème  de  l'origine  des  religions  et  la  ques- 
tion de  l'incarnation.  Sur  Pierre  d'Abano,  voir  Tira- 
boschi,  Storia  délia  letteratura  italiana,  t.  v,  Milan, 
1823,  et  les  ouvrages  qui  vont  être  cités  de  V.  Rossi 
et  de  J.  Burckhardt. 

3°  Dès  la  fin  du  XI  Ie  siècle,  l'humanisme  et,  au  XVe,  la 
Renaissance,  modifiant  la  mentalité  et  les  mœurs,  favo- 
risent l'apparition  du  rationalisme. 

L'humanisme,  cet  effort  passionné  pour  mieux  con- 
naître les  littératures  antiques,  la  latine  d'abord,  puis 
et  surtout  la  grecque,  pour  mieux  imiter  leur  art  et 
même  leur  langue,  n'était  en  soi  ni  croyant  ni  rationa- 
liste. Certes,  il  y  eut  parmi  les  premiers  humanistes,  des 
Italiens,  des  personnages  scandaleux,  le  Pogge  (1380- 
1459),  Laurent  Valla.  Ce  dernier  (1405-1457)  esprit 
critique,  ne  ménagea  ni  les  textes  sacrés  dont  se  sert 
l'Église,  dénonçant  dans  ses  Adnotationes  in  novum 
Testamentum  les  erreurs  de  la  Vulgate,  ni  les  ordres 
religieux,  blâmant  leur  institution  et  le  vœu  de  chas- 
teté dans  son  De  professione  religiosorum  dialogus,  ni  la 
tradition,  faisant  rentrer  la  Donation  de  Constantin 
au  nombre  des  légendes;  dans  son  De  voluplate  et  vero 
bono,  il  fit  même  du  plaisir  le  but  de  la  vie,  mais  il  ne 
songera  nullement  à  nuire  à  l'Église  et  il  s'elTorcera  de 
concilier  sa  doctrine  du  plaisir  avec  le  christianisme. 
Cf.  son  Antidoton  in  Poqgium  et  son  Apologia  pro  se 
et  contra  calumniatores,  ad  Eixgenium  IV,  dans  ses 
Opéra,  Bâle,  1543,  1.  IV.  En  fait  ces  premiers  huma- 
nistes, à  peu  près  tous,  furent  des  littérateurs  et  des 
érudits  qui  s'inquiétaient  moins  de  ce  qu'ils  disaient 
que  de  la  manière  de  le  dire.  Ils  sont  «  indifférents  au 
contenu  ».  Erancesco  de  Sanctis,  Storia  délia  letteratura 
italiana,  t.  i,  Naples,  1873,  p.  3<iK,  cité  par  Brunetièrf , 
qui  ajoute  :  «  Cela  ressemble  beaucoup  à  ce  qu'on 
appelle  la  théorie  de  l'art  pour  l'art.  "Histoire  de  la 
littérature  française  classique,  t.  i,  p.  18-19.  Ils  ne 
pensent  pas  au  dogme;  derrière  Pétrarque,  leur  maître 
à  tous,  ils  se  montrent  même  hostiles  à  l'averroïsme. 
Cf.  Pierre  de  Nolhac,  Pétrarque  et  l'humanisme,  Paris, 
1907,  2  vol.  in-8°;  V.  Rossi,  Il  Quattrocento,  Milan, 
1897,  in-8",  dans  la  Storia  letleraria  d'halia;  J.  Bur- 
ckhardt, Die  Kultur  der  Renaissance  in  Italien,  10e  éd., 
Leipzig,  1910;  G.  Voigt,  Die  Wiederbelebung  des  clas- 
sischen  Alterthums  oder  dus  erste  Jahrhundert  des  Humu- 
nismus,  3e éd.,  Berlin,  1893;  R.  Charbonnel,  La  pensée 
italienne  en  France  au  XVIe  siècle  et  le  courant  libertin, 
Paris,  1911,  et  encore  Renan,  loc.  cit. 

Cependant,  il  y  avait  dans  le  principe  même  de  l'hu- 
manisme —  l'admiration  pour  les  littératures  antiques 
—  quatre  choses  qui  devaient  provoquer  un  ébranle- 
ment des  croyances  traditionnelles  :  1.  on  proclamait  la 
supériorité  de  la  culture  antique  sur  les  formes  habi- 
tuelles de  la  pensée  chrétienne  et  sur  ses  méthodes. 
Comment  ne  pas  préférer  aux  dures  règles  de  l'École 
les  formes  d'exposition  simples  et  naturelles  des  an- 
ciens —  ars  disscrendi  —  de  Cicéron,  par  exemple,  qui 
pour  cette  raison  jouira  de  toute  vogue.  Cf.  Marius 
Nizolius,  1 198-1576,  Antibarbarus  sive  de  veris  prin- 
cipiis  et  vera  ralione  philosophandi  contra  pseudo- 
philosophos,  Parme,  1553.  D'aucuns  iront  jusqu'à  un 
véritable  esprit  de  combat  contre  le  Moyen  Age;  2.  on 


1695 


RATIONALISME.    LES    DEBUTS    DE    LA    RENAISSANCE 


1696 


ramenait  à  l'étude  des  textes.  Ainsi  les  adversaires  du 
Moyen  Age  s'elTorceroiit  de  prouver  que  l'Aristote 
incorporé  dans  la  synthèse  scolastique  n'est  pas  l'Aris- 
tote authentique,  celui  des  textes,  en  opposition  avec 
la  pensée  chrétienne,  en  attendant  qu'ils  contestent 
à  Aristote  son  titre  de  Magister;  3.  on  ramenait  aussi 
à  l'étude  des  textes  sacrés,  prônant  leur  révision,  jetant 
ainsi  une  suspicion  sur  l'enseignement  de  l'Église  :  la 
révision  des  textes  semblait  appeler  la  révision  des 
doctrines;  puis,  subordonnant  en  fait,  le  théologien  et 
même  l'Église  aux  philologues,  assimilant  l'Écriture 
dans  la  manière  rie  l'étudier  aux  textes  antiques,  les 
humanistes  feront  descendre  vers  l'humain  les  textes 
sacrés  et  les  croyances  qui  naissent  d'eux.  Par  tout 
cela  ils  se  rapprocheront  d'un  coté  de  la  Déforme  et  de 
l'autre,  ils  aideront  au  rationalisme;  4.  enfin  et  surtout, 
l'antiquité  n'étant  pas  seulement  «  une  littérature  mais 
une  philosophie  »,  autrement  dit,  une  conception  de  la 
divinité,  du  monde,  de  l'homme,  de  l'idéal  moral  où 
l'homme  peut  s'élever,  n'offrant  pas  seulement  des  mo- 
dèles du  bien-dire  mais  des  types  d'action,  le  contact 
prolongé  avec  les  textes  ne  pouvait  pas  être  «  sans 
action  sur  l'idéal  religieux  ou  moral  dont  avait  vécu 
l'F.urope  ».  Certains  passeront  de  l'admiration  pour  le 
style  à  l'admiration  pour  les  idées.  Surtout  qu'à  ce 
moment  l'Église  ne  cesse  d'être  dénoncée  comme  infé- 
rieure à  sa  tâche.  Cf.  Imbart  de  La  Tour,  Les  origines  de 
la  Informe,  1.  n,  L'Église  catholique,  la  crise  et  la  Ke- 
naissance,  1909,  1.  III,  La  culture  nouvelle,  p.  334.  Dès 
la  première  heure,  ce  fut  la  crainte  de  quelques-uns  que 
l'étude  des  auteurs  antiques  ne  conduisît  les  âmes  mal 
affermies  dans  la  foi  à  l'incrédulité.  Au  début  du 
xve  siècle,  Florence  eut  sa  querelle  du  Ver  rongeur. 
Voir  ici,  t.  vi,  col.  1170.  Contre  le  chancelier  Salutati 
qui  a  vanté  la  culture  nouvelle,  le  livre  intitulé  Lucula 
noclis  du  dominicain  Dominici  soutiendra  que  l'étude 
des  textes  antiques  faisant  courir  un  péril  à  la  culture 
chrétienne,  ces  textes  ne  peuvent  être  remis  aux  mains 
des  jeunes  gens  indifféremment.  Le  xvr3  siècle  ne  s'y 
trompera  pas  non  plus  :  il  désignera  les  premiers  ratio- 
nalistes de  noms  qui  rappellent  leurs  maîtres  païens  : 
cicéroniens,  lucianistes... 

Toutefois,  si  un  Gémisthe  Pléthon  (1350-1152) 
nourri  de  Platon,  préfère  en  somme  le  paganisme  au 
christianisme,  dont  il  annonce  la  disparition,  les  pre- 
miers humanistes  ne  se  crurent  pas  condamnés  à  choi- 
sir entre  le  christianisme  et  la  culture  antique,  il  était 
impossible  d'ailleurs  de  revenir  à  la  seule  culture  an- 
tique après  quinze  siècles  chrétiens:  ils  tentèrent  de  les 
concilier;  ils  furent  des  «  humanistes  chrétiens  ».  Mais 
alors  où  les  situer  sur  le  plan  chrétien?  Un  moment,  ils 
auront  avec  les  réformateurs  une  apparente  commu- 
nauté d'aspiration  :  comme  les  réformateurs,  ils  par- 
leront d'un  christianisme  renouvelé,  retrempé  à  sa 
source  primitive,  l'Écriture:  ils  attaqueront  les  théolo- 
giens qui  faussent  la  religion,  les  moines  qui  la  cor- 
rompent, les  pratiques  qui  nuisent  au  sentiment  reli- 
gieux. Mais,  comme  ils  ont  une  haute  idée  de  la  raison, 
de  la  bonté  de  la  nature  humaine,  de  la  sagesse  et  de 
la  volonté  humaines, ils  se  heurteront  à  la  protestation 
passionnée  des  réformateurs,  convaincus  de  la  corrup- 
tion radicale  de  la  nature  humaine  et  de  l'inutilité  des 
prétendues  vertus  morales  acquises  par  l'homme.  Si 
l'on  excepte,  car  son  orthodoxie  est  à  tout  le  moins 
douteuse,  ce  Lefèvre  d'Étaples  (1450-1536),  dont  «  la 
pensée  demeure  l'expression  la  plus  haute  de  l'huma- 
nisme français  ».  Renaudet,  Préréforme  et  humanisme, 
Paris,  1910.  p.  384,  les  humanistes,  loi  Érasme  (1464 
1530)  qui  fut  «  dans  lo  premier  tiers  du  xvi"  siècle, 
comme  le  chef  et  le  guide  do  l'humanisme  Internatio- 
nal »,  H.  Sée  et  Reblllon,  Le  \  i /'  siècle,  Paris,  s.  d. 
(1934),  p.  4,  tel  John  Colet  (1467-1519),  ■  qui  introdui- 
sit le  platonisme  dans  les  cercles  universitaires  d'Ox- 


ford »,  Stephen  d'Irsay,  loc.  cit.,  p.  270,  et  bien  d'autres 
restent  dans  l'Église.  Ce  n'est  pas  cependant  sans 
quelque  dommage  pour  l'orlhodoxie.  L'un  des  pre- 
miers effets  de  leur  contact  plus  complet  avec  les 
anciens  avait  été  la  restauration  du  platonisme,  qui 
avait  paru  «  le  résumé  de  la  sagesse  humaine,  la  clef  du 
christianisme  et  le  seul  moyen  efficace  de  rajeunir  et  de 
spiritualiser  la  doctrine  catholique  ».  Lefranc,  Le  pla- 
tonisme et  la  littérature  en  France  à  l'époque  de  la 
Renaissance.  Paris,  1890,  p.  3.  Marsile  Ficin  (1433- 
1499)  qui  traduisit  Platon,  Plotin,  Porphyre,  etc.  et 
l'Académie  de  Florence,  cf.  A.  Délia  Torre,  Storia  dell' 
Academia  platonica  di  Firenze,  Florence,  1902,  incli- 
naient à  un  mysticisme  où  se  mêlaient  avec  l'Évangile, 
le  platonisme,  le  néoplatonisme  et  quelques  vues  d'as- 
trologie et  de  magie.  Pic  de  la  Mirandole  (1409-1553), 
tentera  également  de  fondre  le  platonisme  et  les  philo- 
sophies  antiques  dans  un  christianisme  plus  ou  moins 
interprété  à  la  lumière  de  la  Cabale,  puisque  l'une  de 
ses  neuf  cents  Conclusiones  philosophicse,  cabalisticse, 
theologicœ,  est  :  «  Nulle  science  ne  peut  nous  convaincre 
plus  fermement  de  la  divinité  du  Christ  que  la  Cabale  »; 
cf.  T.  G.  H.  Box,  Les  éludes  juives  au  temps  de  la  Ré- 
forme, dans  le  Legs  d'Israël,  études  de  sir  G.  A.  Smith, 
traduit  de  l'anglais  par  .1.  Rabillot  et  J.  Marty,  Paris, 
1931,  p.  300-305.  Érasme  et  ses  semblables  donnent  à 
leurs  croyances  l'allure  d'une  philosophie,  se  mettent, 
eux,  savants,  philosophes,  érudits,  au-dessus  des  théo- 
logiens et  même  de  TËglise  et,  s'ils  ontun  désirsincère 
de  réveiller  le  sentiment  religieux,  c'est  en  laissant 
volontairement  tomber  les  dogmes  sur  lesquels  on  se 
divise  et  en  ne  voyant  dans  les  cérémonies  qu'un 
moyen  d'agir  sur  le  peuple. 

L'humanisme  se  fondra  finalement  dans  le  mouve- 
ment de  la  Renaissance,  qui,  sous  l'influence  du  déve- 
loppement économique,  emportait  les  peuples  vers  une 
vie  facile,  amie  des  arts,  du  luxe,  des  plaisirs,  raffinée, 
éloignée  de  l'ascétisme  chrétien.  Cf.  Burckhardt, op. cit. 
En  même  temps  les  progrès  de  la  science  et  de  l'esprit 
scientifique,  à  la  suite  de  Roger  Bacon,  (1210-1294), 
ainsi  que  les  découvertes  maritimes  font  voir  les  choses 
sous  un  autre  aspect  que  le  traditionnel,  bouleversent 
certaines  conceptions  arrêtées,  posent  des  pro- 
blèmes nouveaux  et  augmentent  la  confiance  de 
l'homme  individuel  en  lui-même. 

Sur  Lefèvre,  cf.  ici  t.  ix,  col.  131-159;  sur  Érasme,  t.  V, 
col.  388-397;  l'.-S.  Allen  et  Mme  H.-M.  Allen,  Opns  episto- 
larum  Dr.  Erasmi,  Oxford  et  Londres,  1 904-1 026,  5  vol.; 
W.-K.  Ferguson,  Erasmi  opuscula,  La  Haye,  1933;  P. -S.  Al- 
len, The  Age  of  Erasmus,  Oxford,  1914;  Erasmus,  Lectures, 
Oxford,  1934;  P.  Mestwerdt,  Die  An/ange  des  Erasmus; 
Humanismus  und  Devotio  moderna,  Leipzig,  1917;  Renau- 
det, Érasme,  sa  nie  et  son  œuvre  jusqu'en  1517.  dans  Revue 
historique,  1912  et  1913;  Érasme,  sa  pensée  religieuse  et  son 
action,  1518-1521,  Paris,  1926;  Pineau,  Érasme,  sa  pensée 
religieuse,  et  Érasme  et  lu  papauté,  Paris.  1924;  M.  Mann. 
Érasme  et  les  débuts  de  la  Réforme  française,  1517-1536, 
Paris,  1033;  Th.  Quoniam,  Érasme,  Paris,  1035;  St.  Zweig, 
Érasme.  Grandeur  et  décadence  d'une  idée,  traduit  par  A.IIel- 
la,  Paris.  1935.  Sur  Colet.  ici  t.  in,  col.  362-363  ;  F.  See- 
bohm,  The  Oxford  Reformers,  John  Colet,  Erasmus  and 
Thomas  More,  1"  éd.,  Londres,  1911;  Daniel  Sargent,  Th<>- 
mas   More,  traduction   de  M.  Rousseau.  Paris,  s.  d.  (1035). 

Sur  ces  humanistes  en  général,  voir  Voigt,  op.  cit.:  Renau- 
det, Préréforme  et  humanisme:  Paquier,  L'humanisme  et  la 

Réforme.   Jérôme   Méandre,   Paris,   1000. 

4°  La  Réforme.  Est-elle  à  l'origine  du  rationalisme 
moderne?  —  Héritière  des  mystiques  allemands  du 
xivc  siècle,  sortie  do  l'expérience  religieuse  de  Luther, 
répondant  à  certains  besoins  religieux  qui  ne  trou- 
vaient plus  satisfaction,  la  Réforme  paraît  à  l'opposé 
du  rationalisme.  Telle  que  la  voulurent  les  grands 
réformateurs,  cela  est  certain.  S'ils  rejettent  en  effet 
le  primat   de  rivalise,  ils  proclament  le  primat  sans 


1697 


RATIONALISME.    L'ECOLE    DE    PADOUE 


1698 


appel  de  l'Écriture;  ils  posent  en  principe  l'infirmité 
totale  de  la  raison  humaine  en  matière  religieuse  de- 
puis le  péché  originel;  la  religion  qu'ils  proposent 
heurte  sur  plus  d'un  point  la  raison;  enfin,  ils  ne  sont 
nullement  disposés  à  abandonner  la  notion  d'ortho- 
doxie et  ils  acceptent  très  bien  une  orthodoxie  d'État. 
Toutefois  l'on  a  pu  écrire  :  «  II  n'y  a  certainement  pas 
un  mouvement  qui  dans  ses  derniers  résultats  ait 
contribué  plus  que  la  Réforme  à  l'émancipation  de  l'es- 
prit humain.»  Lecky,  History  nf  the  rise  and  influence  of 
ralionalism  in  Europe,  Londres,  1900,  t.  i,  p.  57.  En 
effet,  «  rejetant  une  partie  des  conceptions  dogma- 
tiques et  rituelles  de  l'Église,  diminuant  le  pouvoir  du 
clergé,  le  protestantisme  a  préparé  la  voie  à  la  sécula- 
risation générale  de  l'esprit  humain,  qui  est  la  marque 
la  plus  caractéristique  de  la  civilisation  moderne  »  Id., 
ibid.  D'autre  part,  les  controverses  entre  catholiques 
et  réformés,  qui  se  traitent  mutuellement  d'hérétiques, 
les  «  variations  des  Églises  protestantes  »  conduiront 
certaines  âmes  à  chercher  la  religion  en  dehors  des 
Églises,  dans  le  déisme.  Enfin  et  surtout  le  protestan- 
tisme libéral  si  proche  du  rationalisme,  cf.  E.  Buisson 
et  Wagner,  Libre  pensée  et  protestantisme  libéral,  Paris, 
1913,  prouve  qu'en  elle-même,  et  quels  qu'aient  été  la 
pensée  et  l'effort  contraires  des  réformateurs,  la  Ré- 
forme portait  un  principe  favorable  au  rationalisme  : 
«  la  curiosité  humaine  entièrement  abandonnée  à  elle- 
même  »,  dira  Bossuet,  Histoire  des  variations,  1.  IX, 
n.  123,  d'où  naîtront  la  tolérance  de  toutes  les  doc- 
trines et  l'indifférence,  si  bien  que  certains  réformés  en 
viendront  à  «  tirer  les  sociniens  du  nombre  des  héré- 
tiques ».  Id.,  Sixième  avertissement,  III'  part.,  n.  ix.  Ce 
principe  opposera  Castellion  à  Calvin,  cf.  E.  Buisson, 
Sébastien  Castellion,  1515-1563,  Paris,  1891,  et,  quand 
un  climat  favorable  lui  sera  donné,  deviendra  le  prin- 
cipe courant  du  libre  examen. 

III.  Au  XVIe  siècle  :  les  Padouans  et  les  ratio- 
nalistes de  la  Renaissance  française.  —  Le  ratio- 
nalisme qu'ont  préparé,  après  quelques  théologiens  du 
Moyen  Age,  l'averroïsme  et  l'humanisme  et  que  va 
favoriser  dans  une  certaine  mesure  le  protestantisme 
prend,  au  xvie  siècle,  forme  et  consistance. 

1°  L'université  de  Padoue.  —  Il  naît  sous  la  forme 
d'un  enseignement  philosophique.  Et  non  à  l'univer- 
sité de  Paris,  bien  qu'elle  ait  été  le  foyer  de  la  pensée 
spéculative  philosophico-religieuse  du  Moyen  Age, 
mais  en  Italie,  à  l'université  de  Padoue.  Cette  univer- 
sité doit  de  vivre  aux  Carrare.  Venise,  qui  a  occupé 
Padoue  en  1405,  n'a  rien  négligé  pour  en  faire  une 
grande  université  à  laquelle,  en  1119,  Eugène  IV 
reconnaîtra  les  privilèges  des  universités  de  Paris, 
Oxford  et  Salamanque. 

1  Caractères  généraux.  —  A  proprement  parler,  les 
philosophes  de  l'école  de  Padoue  n'ont  pas  construit 
une  doctrine  philosophique  personnelle.  En  face  du 
courant  platonicien  et  néo-platonicien,  ils  prétendent 
simplement  exposer  et  commenter  la  parole  d'Aris- 
tote.  En  cette  tâche,  ils  subissent  l'influence  de  l'hu- 
manisme, et  surtout  des  deux  grands  interprétateurs 
de  la  pensée  du  maître,  Averroës,  qui  leur  est  connu 
par  Pierre  d'Abano,  Alexandre  d'Aphrodisias  dont  les 
commentaires  sur  Aristote  viennent  d'être  publiés  chez 
Aide  Manuce.  Cf.  Nourrisson,  Essai  sur  Alexandre 
d'Aphrodisias,  Paris,  1870.  Us  seront  donc  averroïstes 
ou  alexandristes.  Il  y  a  entre  eux  des  divergences,  sur- 
tout sur  la  question  de  l'âme;  elles  ne  seront  pas  telles 
cependant  qu'on  ne  puisse  leur  trouver  une  doctrine 
commune. 

Par  le  fait  d'abord  qu'ils  s'inspirent  d'Alexandre 
d'Aphrodisias  ou  d'Averroës,  ils  s'écartent  de  la  sco- 
lastique  et  du  dogme,  puisque  le  principe  de  la  scolas- 
tique  est  l'accord  de  la  raison  et  de  la  foi,  par  la  subor- 
dination  de  la  première  à  la  seconde.    Us  rompent 


ainsi  la  synthèse  édifiée  par  saint  Thomas  entre  la  doc- 
trine de  l'Église  et  celle  du  Lycée  et  ils  cessent  de 
subordonner  la  raison  à  la  foi  avec  leur  théorie  —  qu'ils 
ont  reprise  des  averroïstes  du  xme  siècle  —  de  la 
double  vérité  :  une  chose  peut  être  vraie  en  philosophie 
et  son  contraire  faux  en  théologie  et  inversement,  prin- 
cipe dont  ils  donnent  parfois,  sous  la  pression  des  cir- 
constances, cette  version  adoucie  :  une  vérité  de  foi, 
même  quand  elle  n'a  rien  du  mystère,  peut  n'être  pas 
démontrée  par  la  philosophie  :  et  cette  autre,  plus  inof- 
fensive encore  :  une  vérité  de  foi  peut  n'être  pas  dé- 
montrée par  la  philosophie  d'Aristote. 

Deux  questions  les  préoccupent  :  1.  celle  de  l'âme, 
qui  passionnait  les  universités  d'alors  :  qu'est  l'âme? 
quelle  est  la  nature  de  l'intellect  agent  par  lequel  se 
conçoit  l'universel?  L'âme  est-elle  immortelle?  Tous, 
partant  de  ces  faits  psychologiques  que  l'âme  ne  sau- 
rait penser  sans  image  et  que  la  connaissance  part  de 
la  sensation,  rejettent  la  solution  thomiste  que  l'âme 
humaine  est  individuelle,  qu'elle  a  la  puissance  de  con- 
naître par  elle-même  l'universel  et  qu'elle  est  immor- 
telle. Us  se  divisent  lorsqu'il  s'agit  de  préciser  leurs 
idées  :  ceux-ci  soutiennent  la  solution  averroïste,  qu'il 
y  a  dans  l'homme  deux  âmes  en  quelque  sorte,  l'une 
individuelle  mais  matérielle  et  mortelle,  l'autre,  l'in- 
tellect agent,  influx  en  elle  d'une  intelligence  transcen- 
dante et  immortelle  qui  se  communique  à  tous  sans  se 
diviser  —  telle  la  lumière  ■ —  et  leur  survit  une  et 
entière;  ceux-là,  s'inspirant  d'Alexandre  d'Aphrodi- 
sias, interprètent  ainsi  Aristote  :  l'âme  est  la  forme 
du  corps,  en  ce  sens  qu'elle  en  est  «  la  perfection  »,  le 
couronnement  Fille  a  par  nature  la  puissance  de  con- 
naître l'universel,  mais  réalisé  en  dehors  d'elle  et  anté- 
rieurement à  elle  par  l'intellect  agent  unique,  qui  est 
Dieu.  Elle  n'est  donc  pas  en  soi  immatérielle  et  immor- 
telle. Mais  si  l'homme  n'a  pas,  à  proprement  parler, 
une  âme  individuelle  et  la  liberté  au  sens  théologique 
du  mot,  un  de  ses  principaux  fondements  n'est-il  pas 
enlevé  à  la  morale  traditionnelle?  Et  ces  théories  n'ap- 
pellent-elles  pas  une  morale  indépendante? 

2.  L'autre  question  est  plus  étendue.  C'est  celle  que 
toute  philosophie  se  doit  de  résoudre  :  l'explication 
rationnelle  de  l'univers,  autremeitf  dit,  la  question 
du  monde  et  de  ses  rapports  avec  Dieu.  Ces  questions, 
les  Padouans  vont  les  résoudre  en  des  spéculations  où 
se  mêlent  les  doctrines  d'Aristote,  le  principe  de  per- 
fection si  capital  chez  Plotin,  le  panpsychisme  et  ses 
accompagnements,  la  magie  et  l'astrologie,  et  un  déter- 
minisme spécial.  Le  monde  leur  apparaît  comme  une 
synthèse  de  causes  et  d'effets,  que  ne  commandent 
sans  doute  ni  le  déterminisme  scientifique,  ni  même  le 
fatum  stoïcien,  mais  où  la  nature  obéit  à  des  lois.  Ce 
monde  et  son  ordre  sont-ils  l'œuvre  d'une  pensée  et 
d'une  puissance  antérieure  et  supérieure?  Autrement 
dit,  le  monde  a-t-il  été  créé  et  est-il  gouverné  par  la 
providence?  Partant  de  la  théorie  aristotélicienne  de 
la  matière  et  de  la  forme,  les  Padouans  soutiennent, 
d'après  le  principe  ex  nihilo  nil  fit,  que  la  matière  n'a 
pas  été  créée.  Elle  est  le  sujet  éternel,  nécessaire  de 
toute  génération.  Ce  passage  de  la  puissance  à  l'acte, 
de  la  matière  indéterminée  à  la  matière  informée,  c'est 
la  nature  qui  le  réalise,  d'après  les  lois  de  chaque  être 
et  obéissant  au  «  désir  »,  c'est-à-dire  à  l'aspiration  de 
chaque  être  à  sa  perfection.  Le  «  désir  »  appelle  de 
même  l'ensemble  de  l'univers  à  l'unité  et  à  l'ordre;  son 
objet  final  est  l'Acte  pur,  l'Absolu,  Dieu,  immobile  lui- 
même  puisqu'il  est  tout  acte,  toute  réalité,  toute  per- 
fection. Ce  Dieu  n'est  pas  le  créateur  de  ce  monde;  il 
en  est,  suivant  le  mot  d'Aristote,  le  premier  moteur, 
non  qu'il  lui  ait  donné  «  la  chiquenaude  »  initiale,  puis- 
qu'il est  «l'Immobile  »  nécessaire,  mais  en  ce  que,  sans 
le  savoir,  sans  le  vouloir,  par  le  fait,  indépendant  de  sa 
volonté,  qu'il  est  la  perfection,  l'Absolu,  il  le  fait  pas- 


1699 


RATIONALISME.    L'ECOLE    DE    PADOUE 


1700 


ser  de  la  puissance  à  l'acte.  Ce  Dieu  est  vraiment  le 
Dieu  «  des  philosophes  et  des  savants  ».  Après  cela, 
peut-on  parler  encore  de  la  providence?  De  la  provi- 
dence générale,  peut-être,  à  la  condition  de  ne  pas  ser- 
rer de  trop  près  la  question.  De  la  providence  parti- 
culière, assurément  non  :  dans  le  monde  ainsi  conçu, 
quelle  place  pourrait-il  y  avoir  pour  le  miracle  et  même 
pour  la  prière?  D'autant  plus  que,  dans  leur  désir  d'ex- 
pliquer naturellement  toutes  choses,  les  I'adouans 
invoquent  l'influence  des  astres  et  des  forces  occultes  : 
l'astrologie  et  la  magie  sont  des  pièces  essentielles  de 
leur  système  philosophique.  Il  y  a,  disent-ils,  des  forces 
mystérieuses;  qui  les  connaît  obtient  des  effets  mer- 
veilleux. Et  comme  l'homme  est  un  microcosme,  en  lui 
peuvent  se  retrouver  les  mêmes  forces  mystérieuses. 
Bien  mieux  :  par  son  imagination,  il  est  lui-même  une 
force  qui  peut  agir  sur  la  nature.  D'autre  part,  ils  dis- 
tinguent avec  Aristote  le  monde  céleste,  au  centre 
duquel  est  Dieu,  et  distribué  en  plusieurs  sphères  com- 
mandées chacune  par  une  intelligence  ou  par  une  force 
mue  elle-même  par  l'appel  de  l'Absolu,  et  le  monde 
sublunaire  qui  subit  lui  aussi  l'attrait  de  l'Absolu,  mais 
par  l'intermédiaire  de  ces  intelligences  et  de  ces  forces, 
si  bien  que  tel  homme  agit  sous  l'influence  de  tel  astre 
qui  met  en  branle  son  activité,  tel  grand  événement 
surgit  dans  la  conjonction  de  tels  astres  :  ainsi  l'appa- 
rition d'un  fondateur  de  religion,  ainsi  tel  prodige.  Les 
mouvements  des  astres  expliquent  même  les  révolu- 
tions des  empires  et  leurs  alternances  de  grandeur  et 
de  décadence.  Cf.  Ragnisco,  Carattcre  délia  filosopa 
palavina,  dans  Alti  del  Istiluto  Veneto,  t.  v,  ser.  vi, 
disp.  3,  1886-1887;  Charbonnel,  La  pensée  italienne 
en  France  au  a  y  i°  siècle  et  le  courant  libertin,  Paris,  1 919  ; 
H.  Busson,  Les  sources  et  le  développement  du  rationa- 
lisme dans  la  littérature  française  de  la  Renaissance, 
Paris,  1922,  et  Rabelais  et  le  miracle,  dans  Revue  des 
cours  et  conférences,  1929,  p.  385-400. 

2.  Principaux  représentants.  —  a )  Le  prophète  prin- 
cipal de  ce  rationalisme  est  le  professeur  de  Padoue, 
Pietro  Pomponazzi  (1462-1525).  Il  n'est  pas  un  philo- 
sophe de  premier  plan,  mais,  par  l'intermédiaire  des 
étudiants  qu'il  attire,  il  exercera  une  incroyable 
influence  en  France  comme  en  Italie.  Cf.  L.  Picot,  Les 
Français  italianisants  au  XVIe  siècle,  Paris,  1906-1907; 
Busson,  loc.  cit.,  c.  in,  iv,  v.  Il  consacre  à  la  question 
de  l'âme  son  fameux  traité  De  immortalitate  animée, 
Bologne,  1510,  dont  il  faut  rapprocher  les  deux  livres 
où,  en  1520,  il  justifie  ce  traité  du  reproche  d'incrédu- 
lité que  lui  ont  adressé  Contarini  et  Niphus  :  Apologia 
adversus  C.onlarinum  et  Defcnsarium  adversus  iXiphum, 
ainsi  que  son  De  nutritione  et  auctione,  Bologne,  1521. 
Il  y  rejette  comme  nedum  in  se  falsissima,  verum  inin- 
telligibilis  et  monstruosa  l'opinion  d'Averroés  que  sou- 
tient son  collègue  Achillini  (f  1512).  Mais,  s'il  juge 
concluants  les  arguments  de  saint  Thomas  contre 
Averroës,  il  n'admet  point  avec  saint  Thomas  une  plu- 
ralité d'âmes  immortelles.  Sans  se  prononcer  très  net- 
tement, et  pour  cette  raison  que  la  pensée  ne  pouvant 
s'exercer  sans  images  est  liée  au  corps,  il  penche  pour 
la  solution  d'Alexandre  d'Aphrodisias  que  l'âme  est 
matérielle  et  mortelle.  Voir  dans  Charbonnel,  loc.  cit., 
p.  245-249,  et  p.  xxxii-xxxix,  la  controverse  élevée 
entre  les  deux  historiens  italiens  Fîorentino  et  L.  Ferri, 
le  premier  soutenant  que  Pomponazzi  est  matérialiste, 
le  second  qu'il  s'en  tient  au  doute.  Pomponazzi  insiste 
sur  ce  point  que  les  preuves  morales  et  sociales  de  l'im- 
mortalité de  l'âme  lui  paraissent  sans  valeur  pbiloso- 
phique.  1.  Preuve  par  le  consentement  universel.  Des 
masses  d'hommes  peuvent  être  dans  l'erreur.  Des  trois 
religions,  judaïque,  musulmane  et  chrétienne,  deux  au 
moins  ne  sont-elles  pas  fausses?  (L'on  voit,  ici  pourquoi 
Pomponazzi  figure  parmi  les  auteurs  des  Trois  Impos- 
teurs.)   Ce    n'est    pas    sans    raison    d'ailleurs    (pie    la 


croyance  à  l'immortalité  est  née  et  a  vécu  :  les  chefs 
des  peuples,  avaient  tout  intérêt  à  l'insinuer  et  à  la 
conserver.  2.  Preuve  par  la  nécessité  des  sanctions  de 
l'au-delà.  Philosophiquement,  l'homme  n'a  pas  à  cher- 
cher un  idéal  et  un  bonheur  qui  le  dépassent.  Qu'il 
accomplisse  sa  tâche  humaine  :  là  est  un  bonheur  dans 
la  logique  de  sa  nature.  D'ailleurs  agir  pour  une  récom- 
pense ou  par  crainte  d'un  châtiment  venant  du  dehors 
est  irrationnel.  La  vertu  est  à  elle-même  sa  récompense 
et  le  vice  à  lui-même  son  châtiment.  Ainsi,  après  avoir 
séparé  la  raison  de  la  foi  spéculative,  il  sépare  la  reli- 
gion de  la  raison  pratique  et  appelle  une  morale  sinon 
sans  obligation  du  moins  sans  sanction. 

Son  De  Fato,  qu'il  date  du  25  novembre  1520,  exa- 
mine la  question  du  libre  arbitre  en  face  de  la  provi- 
dence et  de  la  prédestination.  Comment  les  concilier? 
A  la  manière  d'un  Bayle,  il  expose  les  solutions  pro- 
posées, les  objections  soulevées  et  finalement  se  rallie 
au  déterminisme  stoïcien  qui  soumet  toutes  choses  à  la 
loi  de  cette  nécessité  interne  que  crée  Dieu,  âme  du 
monde.  Cette  solution  explique,  mieux  que  toute  autre, 
l'enchaînement  nécessaire  de  causes  et  d'effets  qu'offre 
la  nature.  Si  l'on  objecte  :  Dieu  est  donc  l'auteur  du 
mal  ;  que  l'on  y  réfléchisse  :  le  Dieu  stoïcien  est  imper- 
sonnel et,  dans  l'ordre  universel,  le  mal  est  comme  la 
rançon  du  bien.  Seulement  le  stoïcisme  se  heurte  à  ce 
fait  que  nous  sommes  libres.  Force  nous  est  donc  de  re- 
garder ailleurs  et,  dans  la  carence  d'une  solution  ra- 
tionnelle indiscutable,  d'accepter  les  solutions  de  la  foi. 

Fnfin  dans  son  De  naturalium  effectuum  causis  seu  de 
incantationibus  liber,  terminé  en  1520  mais  publié  seu- 
lement en  1550,  il  traite  du  gouvernement  de  ce  monde 
par  la  providence,  autrement  dit,  du  miracle.  Tous  les 
phénomènes  ont  des  causes  naturelles,  il  y  a  des  phé- 
nomènes ordinaires  :  leurs  causes  sont  connues  de  tous; 
des  phénomènes  extraordinaires  :  on  les  explique  par 
l'intervention  de  Dieu,  de  la  sainte  Vierge,  des  saints 
et  par  des  incantations.  Rien  de  plus  irrationnel.  Il  n'y 
a  pas  de  miracle  au  sens  théologique  du  mot,  mais  des 
insueta  et  rarissime  fada...  in  longissimis  peracta,  qui 
ont  leurs  causes  dans  la  nature  tout  comme  les  autres  : 
parfois  ces  forces  mystérieuses  mais  naturelles  rayon- 
nent des  êtres,  des  plantes,  des  hommes  et  de  l'imagi- 
nation de  l'homme  :  ainsi  s'expliquent,  quand  ils 
ne  sont  pas  le  fruit  de  la  supercherie  des  uns  et  delà 
naïveté  des  autres,  les  miracles  qui  sont  à  l'origine  de 
toutes  les  religions,  qui  caractérisent  les  thaumaturges, 
et  aussi  les  effets  indiscutables  obtenus  par  la  prière; 
la  prière  agit  à  la  manière  d'une  force  de  la  nature. 
Une  réserve  toutefois  :  nous  devons  croire  l'Église,  dit 
Pomponazzi,  quand  elle  proclame  que  certains  faits 
sont  des  miracles.  Voltaire  a  fait  de  semblables  réser- 
ves mais  ont-elles,  au  XVIe  siècle,  le  même  sens  qu'au 
xviiie?  Sur  Pomponazzi,  cf.  ici  I.  xm,  col.  2545-2546; 
Charbonnel,  loc.  cit..  p.  227-231,  245-248,  267-270; 
Busson,  loc.  cit.,  p.  32-56,  60-63  ;  du  même,  L'influence 
du  De  incantationibus  sur  la  pensée  française,  1560- 
16f>0,  dans  Revue  de  littérature  comparée,  1929,  p.  308- 
347. 

b)  Hériteront  de  ses  idées,  à  l'adoue  même,  Lazaro 
Bonamico,  (1479-1552),  professeur  non  de  philosophie 
niais  de  littérature  latine  cl  grecque,  tout  pénétré  des 
théories  de  Pomponazzi  et  qui  eut  Dolet  pour  élève; 
cf.  Busson.  lor.  cit.,  p.  58-62;  Zarabella  (1533-1589), 
mathématicien,  astrologue  et  qui  enseigna  la  philoso- 
phie. H  traita  des  mêmes  questions  que  son  maître  dans 
son  De  rébus  naturalibus  libri  triginla,  Cologne,  1589, 
in-fol.  ;1594,in-4°;  ses  Opéra logica,  Cologne,  1579,in-4°; 
Commentaria  in  A  ristotelis  libros  Physicorum,  Francfort , 
1601  ,in-4°  :  In  A  ristotelis  libros  De  anima,  Padoue,  1606, 
in-4°;  De  inventionc  interni  motoris  ex  operibus,  Franc- 
fort. 1618;  cf.  Charbonnel,  loc.  cil.,  p.  384,  n.  1.  Et  sur- 
tout Cremonini,  (1550-1631),  que   ses  contemporains 


170  L 


RATIONALISME.    LA    PENETRATION    EN    FRANCE 


1702 


appellent  «  le  génie  d'Aristote,  le  prince  des  philo- 
sophes »  et  Balzac  «  le  grand  Cremonini  ».  Il  a  beaucoup 
écrit.  Voir  dans  Charbonnel,  loc.  cit.,  p.  230  sq.,le  cata- 
logue de  ses  œuvres  imprimées  et  manuscrites.  Cremo- 
nini qui  a  pris  pour  règle  pratique  :  Foris  ut  moris  est, 
intus  ut  libet,  s'écarte  cependant  des  croyances  chré- 
tiennes. Il  précise  en  les  modifiant  parfois,  mais  non 
dans  l'essentiel,  les  doctrines  de  Pomponazzi.  Ainsi 
pour  l'âme  et  sa  vie,  il  précise  :  l'âme  est  la  forme  du 
composé  vivant;  «elle  est  le  faisceau  de  toutes  les  éner- 
gies d'un  degré  suréminent  que  peuvent  apporter  les 
puissances  matérielles  diversement  actuées  qui  entrent 
dans  l'organisme  physique.  »  Elle  finit  donc  à  la  disso- 
lution de  l'organisme.  En  un  sens  cependant  on  peut 
la  dire  spirituelle  et  immortelle  :  spirituelle,  en  ce 
qu'attirée  par  le  modèle  suprême,  Dieu,  elle  projette 
ses  énergies  coordonnées  vers  l'idéal.  Immortelle,  en 
ce  que  «  l'intellection  est  l'actuation  de  la  puissance 
dernière  de  l'âme  sous  l'influence  d'une  forme  suprême 
qui  est  l'Universel  ».  et  que  cette  actuation  sous  cette 
influence  la  fait  rentrer  dans  le  concert  des  êtres  éter- 
nels. Cf.  Charbonnel,  loc.  cit.,  p.  230-274;  Mabilleau. 
Cesare  Cremonini,  Paris,  1881. 

Faut-il  ranger  Machiavel  (1409-1527),  comme  le  veut 
Nourrisson,  loc.  cit.,  préface,  p.  u  et  m,  parmi  les 
disciples  des  Padouans?  Il  ne  semble  pas,  quoique  l'on 
puisse  rapprocher  du  rationalisme  padouan  ce  que 
R.  Charbonnel  appelle  «le  positivisme  »  de  Machiavel, 
à  condition,  bien  entendu,  que  l'on  n'oublie  pas  la  dis- 
tance qui  sépare  de  Comte  le  XVIe  siècle,  loc.  cit.,  p.  389. 
Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'en  1559  les  jésuites,  entrés 
à  l'université  d'Ingolstadt,  brûlaient  Machiavel  en 
effigie,  que  Paul  IV  et  le  concile  de  Trente  mettaient 
ses  œuvres  à  l'Index  :  ses  principaux  ouvrages,  Dis- 
cours, Du  Prince,  Istorie,  publiés  à  Rome  en  1531  et 
1532,  après  sa  mort  par  conséquent,  mais  qui  avaient 
circulé  manuscrits  et  où  il  s'inspire,  en  les  dépassant, 
des  anciens,  de  Polybe  en  particulier,  sont  en  complète 
opposition  avec  les  principes  chrétiens.  Autant  que 
l'homme  privé,  dit  le  christianisme,  l'homme  d'État 
doit  se  conformer  à  la  loi  de  justice  ;  d'autre  part  l'État 
doit  faire  parvenir  l'homme  à  son  but  le  plus  élevé,  le 
salut  éternel.  Machiavel  estime-t-il  qu'il  y  a  une  loi  de 
justice?  que  cette  loi  commande  l'homme  d'État?  Il 
ne  tranche  pas  la  question  théorique.  Pratiquement, 
l'homme  politique  lui  paraît  inférieur  à  son  rôle  quand 
il  poursuit  un  autre  but  que  son  intérêt  :  la  raison 
d'État  est  la  règle  suprême.  De  là,  un  renversement 
des  valeurs.  La  qualité  idéale  du  politique  est  la 
virtù,  la  force.  Le  prince  ne  doit  reculer  pour  assurer 
son  succès  devant  aucune  considération  :  la  terreur,  le 
crime,  les  massacres,  la  trahison,  le  parjure  sont  jus- 
tifiés par  le  fait  qu'ils  sont  utiles.  De  là  encore  un  ren- 
versement des  buts  :  l'État  est  à  lui-même  sa  propre 
fin.  Il  n'a  pas  à  se  préoccuper  de  l'au-delà.  Un  renver- 
sement aussi  dans  la  valeur  des  religions.  Le  chris- 
tianisme, tel  du  moins  que  l'interprète  la  lâcheté  hu- 
maine, a  émasculé  les  âmes  en  exaltant  l'humilité, 
l'abnégation,  la  souffrance,  en  plaçant  dans  l'au-delà 
le  but  de  la  vie.  Supérieures  à  lui  étaient  les  religions 
antiques  qui  exaltaient  la  force  des  corps,  l'énergie  des 
âmes,  toutes  les  qualités  qui  rendent  l'homme  redou- 
table, glorifiaient  les  héros  et  par  leurs  sacrifices  san- 
glants apprenaient  à  ne  pas  craindre  de  verser  le  sang. 
Le  prince  comptera  toutefois  avec  la  religion.  Non  que 
la  Providence  préside  au  destin  des  peuples,  puisque 
ce  destin  dépend  de  la  fortune  et  du  hasard,  des  volon- 
tés de  qui  l'astrologue  nous  avertit  parfois;  mais 
l'homme  peut  aider  ces  puissances  ou  ruser  avec  elles, 
lutter  contre  elles;  et  un  excellent  moyen  d'action, c'est 
la  religion,  le  christianisme,  à  la  condition  de  le  retrem- 
per à  ses  sources,  l'Église  l'ayant  amené  à  la  décadence. 
Machiavel  a  donc  séparé  la  politique  de  la  religion  et 


même  de  la  morale,  proclamé  le  droit  absolu  de  la  rai- 
son d'État  à  l'heure  où  se  constituaient  les  États  mo- 
dernes qui  allaient  user  largement  de  la  doctrine.  Sur 
Machiavel,  les  ouvrages  les  plus  importants  sont  ceux 
de  Pasquale  Villari,  Kicolo  Macchiavelli  e  i  suoi  lempi, 
Florence,  3e  édit.,  Milan,  1914,  1877-1878,  3  vol.; 
Ch.  Benoist,  Le  machiavélisme,  Paris,  1934,  t.  ii,  Ma- 
chiavel; sur  le  Prince,  Federico  Chabod,  Del  Principe 
di  Macchiavelli,  Milan,  1926;  Charbonnel,  loc.  cit., 
p.  389-438. 

Le  contemporain  de  Machiavel,  l'historien  florentin, 
François  Guichardin  (1482-1540)  partage  les  mêmes 
conceptions  morales  et  religieuses.  Ses  Opère  inédite... 
illusirate  da  Giuseppe  Canestrini  e  publicatc  per  cura  dei 
conti  Pielro  e  Luigi  Guicciardini,  Florence,  1857-1807, 
10  vol.,  surtout  au  t.  i,  les  Ricordi  politici  c  civili,  le 
montrent  ébloui  non  par  la  victoire  morale,  mais  par 
le  seul  attrait  du  succès  pratique,  ne  connaissant  que 
la  doctrine  de  l'intérêt  et  conseillant  la  dissimulation, 
le  mensonge,  la  perfidie,  les  moyens  les  plus  atroces 
quand  ils  paraissent  nécessaires  et,  d'autre  part,  niant 
le  surnaturel  sous  toutes  ses  formes,  blâmant  l'Église, 
tout  en  gardant  comme  beaucoup  les  habitudes  reli- 
gieuses de  son  siècle.  Cf.  E.  Benoist,  Guichardin  histo- 
rien et  homme  d'État  italien,  Paris,  1802;  A.  Getïroy. 
Revue  des  lieux-Mondes,  du  15  août  1801,  Un  politique 
italien  de  la  Renaissance,  et  du  1er  février  1874,  Une 
autobiographie  de  Guichardin  d'après  ses  œuvres  iné- 
dites; sur  Machiavel  et  Guichardin,  V  Poirel,  Essai 
sur  les  discutas  de  Machiavel  avec  les  considérations  de 
Guicciardini.  Paris,  1809;  P.  Mesnard,  L'essor  de  la 
philosophie  politique  au  a  i/f  siècle,  Paris,  1930. 

2°  La  pénétration  en  France.  —  D'Italie,  les  idées 
padouanes  pénètrent  en  France  par  l'intermédiaire  des 
étudiants  et  des  maîtres  qui  vont  d'un  pays  à  l'autre; 
les  œuvres  d'Aristote  commentées  par  les  Padouans 
sont  imprimées  à  Lyon  ou  à  Paris:  mais  c'est  surtout 
après  1542  que  leur  philosophie  s'enseigne  et  se  répand. 

Cette  année-là,  l'un  d'entre  eux,  Vicomercato  (1500- 
1570)  annoncera  au  Collège  de  France  Aristote  selon 
Pomponazzi,  tandis  qu'à  la  Sorbonne  s'enseigne  la  sco- 
lastique.  Vicomercato  expose  avec  quelque  ménage- 
ment, mais  aussi  une  malice  agressive,  les  points  où 
l'aristotélisme  s'oppose  au  dogme  :  Dieu,  la  création, 
la  providence,  l'âme.  Sur  la  question  de  l'intellect 
agent,  il  se  sépare  de  Pomponazzi;  la  vérité  —  encore 
qu'il  cite  quelques  textes  d'Aristote  d'où  l'on  peut 
conclure  à  l'immortalité  personnelle  —  lui  semble  être 
avec  Averrocs  plutôt  qu'avec  Alexandre  d'Aphrodi- 
sias.  Son  enseignement  sera  altaqué  dès  1543  par  Ra- 
mus  (1515-1572),  qui  n'est  pas  encore  son  collègue  au 
Collège  de  France,  et  en  1552  par  Postel  (1510-1581). 
Voir  Vicomercato  :  In  terlium  librum  Aristotelis  de 
anima,  Paris,  1543,  in-8°;  In  octo  Aristotelis  de  naturali 
auscultalione  commentarii...,  Paris,  1550,  in-fol.;  In 
eam  partem  duodecimi  libri  metuphysiav  Aristotelis  in 
qua  de  Deo  et  cœteris  mentibus  disserilur,  Paris,  1551, 
in-4°  ;  In  quatuor  libros  Aristotelis  meteorologicorum  com- 
mentarii, Paris,  1556,  in-fol.  ;  De  principiis  rcrum  natu- 
ralium  libri  1res,  Padoue,  1590,  in-4°.  Et  sur  Vicomer- 
cato, Busson,  loc.  cit.,  p.  203-207,  208-231. 

Plus  personnel  est  Jérôme  Cardan  (1501-1576).  Il 
n'enseigna  pas  en  France  mais  il  y  séjourna,  aussi  bien 
qu'en  Grande-Bretagne,  aux  Pays-Bas  et  en  Allemagne. 
Cf.  Cardan,  De  propria  vita,  Paris,  1543,  in-8°.  Mathé- 
maticien, cf.  Libri,  Histoire  des  sciences  mathématiques 
en  Italie,  Paris,  1838-1841,  t.  m,  p.  167,  médecin,  natu- 
raliste, philosophe,  il  a  beaucoup  écrit,  entre  autres  : 
De  sapientia  libri  V,  Genève,  1544,  in-4°;  De  immorta- 
litate  animarum,  Lyon,  1545,  in-8°;  De  subtilitate, 
Nuremberg,  1550,  in-fol.;  De  rerum  varietate,  Bâle,' 
1557.  Voir  les  écrits  philosophiques,  t.  i,  n,  m,  x,  des 
Œuvres  complètes,  Lyon,  1663,  10  in-4°.  Pour  Cardan, 


1703 


RATIONALISME.    LA     PÉNÉTRATION    EN    FRANCE 


1704 


qui  subit  avec  l'influence  de  Padoue  celle  de  Nicolas  de 
Gusa,  ce  qui  existe  forme  un  tout,  oiï  le  principe  d'unité 
est  l'Ame  universelle.  L'univers  s'explique  en  efïet  par 
ces  trois  principes, l'espace,  la  matière,  principe  passif, 
l'Ame  universelle,  principe  actif  on  céleste,  dont  les 
âmes  ou  formes  immatérielles  des  êtres  sont  des  fonc- 
tions. Cette  Ame  universelle  s'assimile-t-elle  avec 
Dieu?  Cardan  ne  le  dit  pas;  mais  il  a  rendu  Dieu  inu- 
tile. Sur  l'âme  humaine,  il  varie  :  il  accepte  d'abord  la 
doctrine  d'Averroés,  puis,  dans  le  De  consolalione,  1.  V, 
l'immortalité  personnelle;  enfin  dans  le  Theonoston, 
une  solution  conciliatrice  :  l'âme  universelle  s'indivi- 
dualise en  chacun.  Au  reste  la  croyance  à  l'immortalité 
personnelle  n'est  nullement  nécessaire,  l'homme  peut 
arriver  sans  elle  à  la  valeur  morale.  Cardan  croit  à 
l'astrologie  et  à  la  magie,  au  profit  de  laquelle  Agrippa 
de  Nettesheim  (1487-1535),  dans  son  De  incertitudine 
et  uanitate  scientiarum,  Cologne,  1527,  avait  tenté  de 
montrer  le  néant  du  savoir  humain.  L'influence  des 
astres  explique  même  les  religions;  elle  justifie  les 
sciences  occultes  et  les  arts  magiques  et  donne  au 
miracle  des  explications  naturelles.  Il  faut  se  garder 
toutefois  d'ébranler  la  religion  du  peuple  :  si  l'homme 
cultivé  a  droit  à  la  pleine  indépendance  de  sa  pensée,  la 
foule  doit  être  maintenue  dans  l'obéissance,  par  consé- 
quent dans  la  religion. 

3°  La  réaction  plus  particulière  de  la  France.  —  En 
France  cependant  la  poussée  rationaliste  n'aura  pas 
pour  point  de  départ  unique  Arislote  et  ses  commen- 
tateurs padouans;  née  du  mouvement  général  des 
esprits  et  de  la  Renaissance,  elle  y  devancera  même 
leur  influence  :  le  De  incanlalionibus  de  Pomponazzi 
n'est  publié  qu'en  1556  et  Dolet.bien  avant  cette  date, 
attaque  le  miracle.  Les  Padouans  donneront  au  ratio- 
nalisme français  plus  de  consistance,  préciseront  les 
points  à  discuter  et  la  façon  de  poser  la  discussion. 
Cf.  Imbart  de  La  Tour,  lac.  cit.,  c.  v,  et  vi.  Paris,  Lyon, 
Toulouse,  Bordeaux  seront  les  principaux  centres  de  ce 
mouvement.  Briand  Vallée,  Antoine  Govéan,  Jules- 
César  Scaliger  seront  de  purs  déistes.  Mais  trois  noms 
dominent  ici  :  Rabelais,  Bonaventure  des  Périers, 
Dolet. 

1.  Rabelais.  —  Le  plus  populaire  est  François  Rabe- 
lais (14947-1554)  passé  de  l'ordre  de  Saint-François, 
cf.  Gilson,  Rabelais  franciscain,  dans  Revue  d'histoire 
franciscaine,  1924,  n°  3,  à  l'ordre  de  Saint-Benoît,  puis 
moine  en  rupture  de  vœux,  étudiant  la  médecine  à 
Montpellier,  1530,  l'exerçant  à  Lyon,  1532-1533, 
accompagnant  à  Rome  le  cardinal  Jean  du  Bellay, 
évêque  de  Paris,  en  1531,  puis  en  1535-1530,  où  il  se 
fait  relever  des  censures  encourues  et  même  de  ses 
vœux  religieux,  reprenant  l'étude  et  l'exercice  de  la 
médecine,  séjournant  à  Rome  une  troisième  fois  de 
1548  à  1550,  nommé  en  1551  par  du  Bellay  aux  cures 
de  Saint-Martin  de  Meudon  et  de  Saint-Christophe-de- 
Jambet  clans  la  Sarthe,  qu'il  n'administra  jamais  et 
dont  il  démissionna  en  1553,  mort  en  1554,  cf.  F.  Plat- 
tard,  François  Rabelais,  Paris,  s.  d.  (1932).  Il  a  laissé 
d'inoubliables  écrits  :  dans  l'ordre  chronologique  : 
1.  Les  horribles  et  espoventables  jaicts  et  prouesses  du 
très-renommé  Pantagruel,  roi  des  Dipsodes,  fils  du  grand 
géant  Gargantua,  composez  nouvellement  par  maître 
Alcofrtjbas  Masicr  (anagramme  de  François  Rabelais), 
Lyon,  1532?;  2°  La  vie  Irès-horri/icque  du  grand  Gar- 
gantua, père  de  Pantagruel,  sous  le  même  pseudonyme, 
Lyon,  1534?  En  1542,  parut  une  édition  subreptice  des 
deux  ouvrages,  œuvre  de  Dolet,  elle  était  intitulée  : 
1°  La  plaisante  et  joyeuse  histogre  du  géant  Gargantua, 
prochainement  reveue  cl  de  beaucoup  augmentée  par 
l'autheur  mesme.  2°  Pantagruel,  roi  des  Dipsodes,  res- 
titué à  son  naturel.  l'eu  après  était  donnée  à  Lyon  par 
Rabelais  lui-même,  une  édition  des  deux  mêmes  ou- 
vrages mais  amendés.  3°  Le  tiers  livre  des  faicts  eldicls 


héroïques  du  noble  Pantagruel;  composez  par  M.  Franc. 
Rabelais,  docteur  en  médecine,  Paris,  1546;  4°  Le  quart 
livre  des  jaicls  et  dicls  héroïques  du  bon  Pantagruel, 
Paris,  1518.  édit.  incomplète;  1552,  édit.  complète; 
5°  Le  cinquième  livre  ou  l'Isle  sonnante  par  M.  François 
Rabelais,  qui  n'a  point  encore  esté  imprimé,  1562. 
Cf.  P.  P.  Plan,  Les  éditions  de  Rabelais  de  1532  à  1571, 
Paris,  1906.  Les  principales  éditions  récentes  des 
Œuvres  de  Rabelais  sont  :  l'édition  Marty  Laveaux, 
Paris,  1869-1903,  6  vol.  in-8°;  J.  Plattard,  Paris,  1929, 
5  vol.  in-8°  et  surtout  l'édition  critique  qui  sera  citée 
ici,  de  A.  Lefranc,  Oiuvres  de  François  Rabelais,  7  vol. 
in-4°,  dont  5  ont  paru  :  t.  i  et  n,  Gargantua,  avec  une 
Introduction,  t.  i,  p.  i-lxxxvii,  1912;  t.  ni  et  iv,  Panta- 
gruel, avec  une  Introduction,  t.  ni,  p.  i-cxxxvn,  1922] 
t.  v,  Le  tiers-livre,  1931. 

Quelle  est  la  pensée  religieuse  de  ces  ouvrages?  Assu- 
rément, écrits  pour  amuser,  ils  n'exposent  pas  un  sys- 
tème philosophico-rcligieux  à  la  manière  padouane; 
mais  Rabelais  y  faisant  naître,  grandir,  agir,  voyager  et 
mourir  ses  personnages,  rencontre  les  croyances  et  les 
habitudes,  les  hommes  et  les  choses  de  la  religion. 
Humaniste  passionné,  homme  de  la  Renaissance,  avec 
sa  mentalité  de  moine  récalcitrant  et  son  fonds  gau- 
lois, il  ne  pouvait  toucher  à  ces  questions  dans  le  sens 
traditionnel.  Dès  1533  et  en  1543,  la  Sorbonne  censu- 
rera son  œuvre.  Jusqu'où  Rabelais  est-il  donc  allé?  Il 
condamne  le  Moyen  Age,  ses  idées,  ses  principes,  ses 
institutions  et  en  particulier  la  scolastique  et  les  théo- 
logiens de  Sorbonne;  cf.  t.  i,  c.  xiv  et  xv,  l'aspect 
grotesque  qu'il  donne  à  la  culture  selon  la  tradition, 
et  ibid.,  c.  xvi-xx,  la  mission  de  maître  Janotus  de 
Bragmardo  auprès  de  Gargantua;  il  s'élève  contre 
le  monachisme,  institution  inutile,  ibid.,  c.  xl,  et 
dont  frère  Jean  des  Entommeures  «  vray  moine  si 
onques  en  feut  »  ,  ignorant,  malpropre,  grossier, 
glouton,  est  encore  le  meilleur  produit,  ibid., 
c.  xxxix;  il  rend  ridicules  les  gens  d'Église  :  le  moine 
qui  dit  la  messe,  t.  iv,  c.  xvi;  les  papes,  ibid.,  c.  xxx; 
aux  enfers  renversement  des  situations;  il  tourne  en 
dérision  les  pratiques  religieuses  populaires  :  les  pro- 
cessions, t.  m,  c.  ii,  pour  conjurer  la  sécheresse;  ibid., 
c.  xxn,  du  Saint-Sacrement;  les  visites  jubilaires,  ibid., 
c.  xvn ;  voire  le  culte  des  saints,  non  seulement  de 
ceux  à  qui  la  superstition  de  la  foule  attribuait  cer- 
tains fléaux,  comme  à  saint  Sébastien,  la  peste,  t.  n, 
C.  xi,v,  mais  de  tous  en  général,  ibid.  et  t.  i,  c.  vi; 
il  bafoue  le  dogme,  ainsi  le  dogme  de  l'enfer,  dont  il 
parle  à  la  manière  de  Lucien,  t.  iv,  c.  xxx;  etl'Écriture 
sainte  elle-même.  Il  n'y  a  guère  de  chapitres  où  il  ne 
l'emploie  d'une  façon  irrévérencieuse  :  la  généalogie 
de  Pantagruel,  t.  m,  c.  i,  est  une  parodie  de  celle  du 
Christ  ;  la  résurrection  miraculeuse  d'Épistémon,  t.  iv, 
c.  x\x.  reproduit  les  résurrections  de  la  fille  de  Jaïre 
et  de  Lazare;  le  miracle  du  salut  de  Panurgc  condamné 
par  les  Turcs  au  supplice  de  saint  Laurent  et  leur 
échappant,  ibid.,  c.  xiv,  rappelle  la  délivrance  de  saint 
Pierre-ès-liens.  N'a-t-il  pas  tenté  même  de  ruinerl'idée 
de  miracle,  ce  qui  était  dans  l'air  depuis  Pomponazzi, 
en  rapprochant  les  miracles  de  l'Évangile  de  ces  fables 
évidentes?  Cf.  II.  Busson,  Les  sources...  du  rationa- 
lisme, p.  179-189.  et  Rabelais  et  le  miracle,  loc.  cit.  Par- 
tant de  ces  faits,  de  la  condamnation  de  Pantagruel  par 
la  Sorbonne  dès  1533,  des  jugements  sévères  de  Calvin, 
de  Robert  Estienne  et  de  certains  catholiques  sur  Ra- 
belais, A.  Lefranc,  Pantagruel,  Introduction,  c.  m, 
La  pensée  secrète  de  Rabelais,  fait  de  lui  un  «lucianiste  » 
mil  i  tan  t.  un  rationaliste  matérialiste  qui  cache  derrière 
son  rire  une  arrière-pensée  de  propagande.  Faut-il, 
d'autre  pari,  rattacher  à  la  Réforme  l'auteur  du  Gar- 
gantua et  du  Pantagruel?  11  a  «  goûté  à  la  Réforme  », 
dira  de  lui  Calvin  dans  le  Traité  des  scandales.  Cf. 
Thuasne,  Études  sur  Rabelais,  Paris,  1904,  p.  400-447. 


1705 


RATIONALISME.    LA    PENETRATION    EN    FRANCE 


1706 


En  réalité,  quand  il  écrit  ses  deux  premiers  livres,  où  il 
ne  faut  pas  prendre  au  tragique  ses  facéties  scriptu- 
raires,  Rabelais  est  simplement,  mais  avec  son  tempé- 
rament propre,  un  humaniste  hostile  à  tout  ce  qui 
vient  du  Moyen  Age  et  qu'enthousiasment  la  culture 
antique  et  les  mœurs  nouvelles.  Il  n'en  faut  d'autres 
preuves  que  l'opposition  entre  Gargantua  élevé  selon 
l'ancienne  mode  et  Épistémon  élevé  selon  la  nouvelle, 
t.  i,  c.  xiv  et  xv,  la  lettre  où  Gargantua  fixe  à  Panta- 
gruel le  programme  de  son  éducation,  t.  ni,  c.  vin,  la 
vie  à  l'abbaye  de  Thélème,  t.  11,  c.  lii-lvii.  S'il  est 
exagéré  de  voir  sous  cette  description  une  philosophie 
optimiste  de  l'homme  opposée  au  pessimisme  ascé- 
tique du  Moyen  Age,  on  peut  à  tout  le  moins  y  voir 
un  idéal  moral  qui  n'a  rien  de  chrétien  :  l'honneur  suf- 
fisant pour  rendre  la  vie  belle  et  digne.  Et,  parce 
que  c'était  l'illusion  des  humanistes  que  les  «  évangé- 
liques  »  poursuivaient  comme  eux  une  réforme  reli- 
gieuse, inspirée  par  l'étude  directe  de  l'Évangile  inté- 
gral, interprété  par  des  esprits  cultivés,  libres,  hostiles 
aux  pratiques  extérieures,  il  n'y  a,  malgré  tout,  rien 
d'étonnant  à  ce  que  Rabelais  ait  manifesté  de  la  sym- 
pathie pour  la  Réforme  naissante.  Voir  le  vœu  de  Pan- 
tagruel, t.  iv,  c.  xxix.  Sur  toute  cette  question,  cf.  Gil- 
son,  loc.  cit.;  P.  Villey,  Œuvres  de  François  Rabelais, 
compte-rendu,  dans  Revue  d'histoire  littéraire,  1924, 
p.  528-536;  J.  Plattard,  François  Rabelais,  1932,  p.  160- 
162  et  188-192.  Mais  «l'évangélisme  de  l'auteur  de  Gar- 
gantua n'était  que  superficiel.  Il  était  la  forme  qu'avait 
prise  son  christianisme  sous  la  poussée  de  sa  raison  qui 
tendait  au  déisme  ».  J.  Plattard,  loc.  cit.,  p.  193.  Après 
que  «  l'affaire  des  placards  »,  octobre  1534,  eut  affirmé 
l'intransigeance  de  la  Réforme  et  sa  rupture  avec  la 
royauté,  Rabelais,  comme  d'autres  humanistes,  n'eut 
donc  aucune  peine  à  se  détacher  de  l'évangélisme 
comme  il  était  déjà  détaché  du  catholicisme.  Cf.  P.  Vil- 
ley, loc.  cit.,  p.  535.  Douze  ans  plus  tard,  dans  son 
Tiers  Livre,  condamné  dès  son  apparition,  en  dehors 
de  quelques  passages  où  la  Sorbonne  vit  sans  doute  des 
attaques  contre  l'immortalité  de  l'âme,  cf.  Busson, 
Les  sources...  du  rationalisme,  p.  266-268,  de  quelques 
charges  contre  les  moines,  t.  v,  c.  xv,  il  ne  touche  pas  à 
la  question  religieuse.  Dans  le  Quart  livre  de  1552,  en 
revanche,  excité  peut-être  parles  attaques  d'un  béné- 
dictin de  Fontevrault,  Puits-Herbault,  Pulherbeus,  qui, 
dans  un  livre  intitulé  Theotimus,  Paris,  1549,1e  dénonce 
comme  un  écrivain  immoral  et  un  homme  plus  immoral 
encore,  et  de  Calvin  qui  dans  son  De  scandalis  le  qua- 
lifie de  «  lucianiste  »,  il  ne  ménage  plus  ni  Papefigues 
ni  Papimanes.  Contre  ceux-ci,  profitant  des  conflits 
survenus  entre  Rome  et  le  roi,  il  ridiculisait  le  respect 
des  catholiques  pour  le  pape,  les  exigences  financières 
de  la  cour  romaine  et  aussi  l'autorité  de  cette  cour  sur 
l'Église,  établie  par  les  Décrétâtes.  Cf.  c.  xlviii-liii. 
Contre  les  uns  et  les  autres  il  affirme  son  culte  pour 
Physis  ou  la  Nature,  source  inépuisable  de  beauté, 
d'harmonie,  de  bonté,  de  santé  physique  et  morale,  sa 
haine,  pour  Antiphysis  qui  prétend  discipliner,  redres- 
ser la  Nature  et  qui  aboutit  seulement  à  ces  monstres 
«les  démoniacles  Calvinotes,  imposteurs  de  Genève,  les 
enragés  Putherbes...  »,  c.  xxxn.  Quant  au  Cinquième 
livre,  est-il  de  Rabelais?  On  en  peut  douter.  Il  offre  en 
tous  cas,  avec  une  violente  satire  du  seul  catholicisme, 
représenté  par  l'Isle  sonnante,  c.  i-ix,  une  théorie  où  la 
reine  Quinte-Essence  attribue  à  tous  les  miracles  une 
cause  naturelle.  Si  donc  il  est  difficile  de  saisir  en  sa  pro- 
fondeur et  en  toutes  ses  nuances  la  pensée  religieuse 
de  Rabelais,  ceci  du  moins  demeure  incontestable  qu'il 
fut  un  penseur  libre  qui  en  prit  à  son  aise  avec  les 
religions  d'autorité,  y  compris  le  calvinisme.  Il  n'a  rien 
attaqué  d'ailleurs  que  n'ait  attaqué  son  temps,  dont 
il  connaissait  les  théories  philosophiques  sur  l'immor- 
talité de  l'âme,  la  providence  et  le  miracle  et  dont  il 


partagea  les  engouements  et  les  haines  :  de  là,  le  carac- 
tère militant  et  agressif  de  ses  livres.  Il  y  a  en  lui  des 
survivances  chrétiennes  —  Pantagruel  s'émeut  de  la 
mort  du  grand  Pan,  notre  unique  Servateur...,  sous  le 
règne  de  Tibère  César  —  néanmoins  à  ses  yeux  la  vraie 
sagesse  est  le  pantagruélisme,  le  bon  sens  éclairé  par 
le  savoir  humain,  libéré  de  la  scolastique;  la  vraie  règle 
de  la  vie  c'est  la  nature,  libérée  des  contraintes  chré- 
tiennes, guidée  par  cette  sagesse  humaine.  C'est  là  ce 
qu'on  a  appelé  le  naturalisme  de  Rabelais.  Cf.  Brune- 
tière,  Sur  un  buste  de  Rabelais,  dans  Revue  des  Deux- 
Mondes,  1887,  t.  m,  p.  204-214. 

2.  Ronaventure  des  Périers  (15107-1544).  — Bourgui- 
gnon, valet  de  chambre  de  Marguerite  de  Navarre;  il 
a  écrit  à  côté  de  Joyeux  devis  et  récréations,  un  petit 
livre  intitulé  Cymbalum  mundi,  qui,  imprimé  en  mars 
1537,  fut  saisi  et  anéanti  par  arrêt  du  Parlement  du 
19  mai  1538,  puis  déféré  par  le  Parlement  à  la  Sor- 
bonne qui  en  prononça  la  suppression.  Cf.  Cymbalum 
mundi,  édition  du  bibliophile  Jacob,  in-16,  Paris,  1858; 
et  dans  Œuvres  françaises  de  Ronaventure  des  Périers, 
revues  sur  les  éditions  originales  et  annotées  par  M.  Louis 
Lacour,  Paris,  1856.  2  in-16,  t.  i,  p.  301-377.  Cymbalum 
mundi  en  français  contenant  quatre  dialogues  poétiques 
fort  antiques,  joyeux  et  facétieux.  Dès  1543,  Postel,  dans 
son  Alcurani  se.  Muhometi  legis  et  Cenevangelistarum 
(luthériens)  concordise  liber,  en  1550,  Calvin  dans  son 
De  scandalis,  en  1566,  Henry  Estienne,  dans  son  Apo- 
logie pour  Hérodote  comptent  le  Cymbalum  parmi  les 
œuvres  impies.  Toutefois,  jusqu'en  1823,  ce  petit  livre 
parut  une  énigme.  Cette  année-là  un  amateur,  Éloi 
Johanneau,  Lettre  à  M.  de  Schonen,  émit  l'idée  qu'il 
était  une  attaque  contre  le  christianisme  et  Jésus- 
Christ,  dépassant  en  violence  les  attaques  du  temps. 
L'idée  a  été  acceptée.  F.  Franck,  un  éditeur  du  Cym- 
balum, l'appelle  «  un  Contre-Évangile  ».  Cité  par 
A.  Chenevière,  Ronaventure  des  Périers.  Sa  vie,  ses 
poésies,  Paris,  1886,  p.  61-62.  «  Il  est  hors  de  doute,  a 
écrit  A.  Lefranc,  Œuvres  de  François  Rabelais,  t.  III, 
Pantagruel,  Prologue,  p.  LXI,  qu'il  doit  être  considéré, 
d'un  bout  à  l'autre,  comme  l'attaque  la  moins  déguisée 
et  la  plus  violente  qui  ait  été  dirigée,  au  cours  du 
xvie  siècle,  contre  l'essence  même  du  christianisme.  Le 
Cymbalum  comprend  en  effet,  à  la  manière  de  Lucien, 
quatre  dialogues  —  comme  il  y  a  quatre  Évangiles  — 
Les  trois  premiers  dialogues  se  tiennent,  ayant  pour 
personnage  central  Mercure  qui  est  Jésus-Christ.  On  y 
trouve  les  attaques  habituelles  confie  la  scolastique, 
les  moines,  les  pratiques  religieuses.  Mais  il  y  a  plus. 
Dans  le  premier,  à  propos  «  du  livre  d'immortalité  »  que 
ses  compagnons  vont  dérober  à  Mercure,  et  qui  a  pour 
titre  :  Qun-  in  hoc  libro  continentur :  Chronica  rerum 
memorabiliumquas  Jupiter  gessitantequam  esset  ipse. — 
Fatorum  prescriptum,  sive  eorum  quee  futura  sunt  certœ 
dispositiones.  —  Catalogus  heroum  immortalium  qui 
cum  Jove  vilam  victuri  sunt  sempiternam,  des  Périers 
attaque  les  dogmes  de  la  création,  de  la  providence,  et 
soutient  l'évhémérisme.  Dans  le  second,  le  plus  impor- 
tant des  trois,  il  s'en  prend  directement  à  Jésus-Christ 
et  à  l'Évangile.  Mercure  —  Jésus-Christ  ■ —  a  montré 
aux  hommes  la  pierre  philosophale  —  l'Évangile.  Mais 
cette  pierre  philosophale  il  l'a  réduite  en  poudre  et  ren- 
due inutilisable.  Il  a  promis  aux  philosophes  toutes 
sortes  d'avantages  merveilleux  s'ils  la  retrouvaient. 
Naïfs,  ils  se  sont  mis  à  la  chercher.  Rhetulus  (Luther), 
Cubercus  (Bucer),  Drarig  (Gérard  Roussel?),  les  trois 
interlocuteurs  de  Mercure  en  ce  dialogue,  s'y  sont  vai- 
nement essayés.  Mercure  s'est  moqué  d'eux,  parce  que, 
leur  a-t-il  dit,  ils  cherchent  l'impossible.  Le  troisième 
dialogue  n'apprend  rien.  Dans  le  quatrième,  deux 
chiens,  Hylador  et  Pamphagus  (Rabelais,  dit  A.  Le- 
franc, loc.  cit.,  p.  lxi-lxii)  qui  ont  tous  deux  la 
parole  se  rencontrent  et  Hylador  presse  Pamphagus  de 


1707 


RATIONALISME.    L'ITALIE    DU    XVI*    SIÈCLE 


1708 


dire  tout  ce  qu'il  pense,  c'est-à-dire,  presse  Rabelais 
d'exprimer  sans  réserve  l'idée  qu'il  a  du  christianisme. 
Mais  J.  Delaruelle,  dans  un  article  de  la  Revue  d'his- 
toire littéraire,  janvier-mars  1925,  p.  1-23,  intitulé  : 
Étude  sur  le  problème  du  Cymbalum  mundi,  n'admet 
pas  cette  interprétation.  Pour  lui,  le  Cymbalum  est 
«  l'œuvre  d'un  aimable  esprit  qui  n'a  eu  en  l'écrivant 
aucun  dessein  pernicieux  ».  Sans  doute,  des  Périers 
s'est  moqué  des  moines,  de  certaines  pratiques  reli- 
gieuses, mais  quel  est  l 'humaniste  qui  n'a  pas  fait  cela? 
Il  n'y  a  qu'un  endroit  «  où  la  satire  indique  un  dessein 
suivi  »;  c'est  dans  le  dialogue  second,  les  passages  où 
Mercure  démontre  à  Rhetulus  (Luther)  la  vanité  de  ses 
prétentions  réformatrices.  «  Le  Cymbalum  n'est  donc 
pas  un  «  monstre  »  qui  ait,  du  premier  coup,  révolté  à  la 
fois  catholiques  et  protestants.  Il  a  dû  trouver  de  l'écho 
chez  tous  ces  laïques  éclairés  qui  ne  voulaient  pas 
quitter  les  pratiques  de  leurs  frères  et  qui  voyaient 
dans  les  chefs  luthériens  des  novateurs  dangereux.  » 
La  Sorbonne  lui  paraît  avoir  jugé  comme  lui,  à 
l'apparition  du  livre,  puisqu'en  le  condamnant,  elle 
déclara  qu'il  ne  contenait  pas  «  d'erreurs  expresses  ». 
En  tous  cas,  un  écrivain  autrichien,  Ph.  A.  Becker, 
dans  son  Bonaventure  des  Périers  als  Dichler  und  Erzâh- 
ler  (publié  en  1924  dans  les  Silzungsbericlite  de  l'Aca- 
démie de  Vienne,  t.  ce,  arrive  aux  mêmes  conclu- 
sions que  lui.  Cf.  Busson,  loc.  cit.,  p.  193-201,  374-375. 
Sur  la  vie  de  des  Périers,  voir  A.  Chcnevière,  op.  cit., 

3.  Etienne  Dolet  (1509-1546),  élève  des  Padouans 
mais  aussi  des  Anciens — -«il  est  le  chef  du  cicéronia- 
nisme  français  »,  Busson,  loc.  cit.,  p.  121  —  et  qui 
appartint  successivement  aux  groupes  humanistes  de 
Toulouse  et  de  Bordeaux,  se  posa,  dès  1533,  à  Tou- 
louse, en  défenseur  des  droits  de  l'intelligence  et  du 
savoir  en  face  de  ce  qu'il  jugeait  l'intolérance  et  la 
crédulité.  Cf.  St.  Doleti  oraliones  in  Tholosam,  ejusdem 
epistolarum  libri  duo,  s.  1.  (Lyon,  1531).  De  bonne 
heure,  donc,  il  eut  une  réputation  d'impiété  et  Calvin 
dans  le  passage  déjà  cité  dira  :  Dolelum  et  similes 
vulgo  nolum...  Evangelium  semper  fastuose  sprevisse. 
Dans  son  De  imilatione  ciccroniana,  Lyon,  1535,  il 
affirme  qu'aux  yeux  de  beaucoup,  à  la  suite  des  dis- 
cussions religieuses,  les  dogmes,  tels  ceux  de  la  provi- 
dence et  de  l'immortalité,  ont  perdu  toute  valeur.  Si 
maintenant  l'on  ouvre  ses  deux  livres  Commenlario- 
rum  linguœlalinœ,  Lyon,  1535  et  1536,  2  vol.  in-f°,  où  il 
fait  un  commentaire  de  chaque  mot,  l'on  voit  au  mot 
Fatum,  par  exemple,  qu'il  est  bien  de  ceux  qui  ne 
croient  plus  à  la  providence.  Le  monde  est  un  enchaî- 
nement nécessaire  de  causes  et  d'effets  et  il  n'y  a  pas 
de  place  ici  pour  le  miracle.  La  vraie  paix  de  l'âme  est 
de  voir  les  choses  sous  cet  aspect.  Il  n'est  pas  athée 
cependant;  il  croit  en  un  Dieu  indifférent.  Croit-il  à 
l'immortalité  de  l'âme?  Il  ne  semble  pas.  C'est  d'ail- 
leurs à  propos  de  cette  question  qu'en  raison  de  sa 
traduction  du  dialogue  Axioclius,  faussement  attribué 
à  Platon,  Lyon,  15 44,  on  l'accusa  de  nier  l'immortalité. 
Comme  il  avait  imprimé  et  vendu  à  Lyon  des  livres 
proscrits  et  comme,  l'année  précédente,  il  avait  déjà  été 
condamné  pour  crime  de  droit  commun,  mais  gracié 
par  François  Ior,  tout  permit  cette  fois  d'en  finir  avec 
lui.  Il  fut  en  somme  un  libre-penseur  à  la  pensée  par- 
fois flottante.  Cf.  J.  Boulmier,  Esiienne  Dolet.  Sa  vie, 
ses  œuvres,  son  martyre,  Paris,  1857  ;  B.  Coplet  Christ  ie, 
Etienne  Dolet,  martyr  de  la  Renaissance  (traduction 
Stryenski),  Paris,  1886;  Galtier,  Etienne  Dolet,  sa  vie, 
son  œuvre,  son  caractère,  ses  croyances,  in-12.  Paris, 
1907. 

4.  Quelques  noms  moins  importants  sont  à  citer  : 
Antoine  Govéan  qui  enseigna  la  philosophie  à  Paris 
en  1541  et  1542  et  qui  fut  choisi  avec  Vicomcrcato pour 
défendre  Aristotc  contre  Bamus.  Calvin  le  cite  avec 
Babelais  et  des  Périers  comme  étant  passé  au  ratio- 


nalisme après  avoir  goûté  à  l'Évangile;  cf.  Mugnier, 
Antoine  Govéan,  professeur  de  droit,  Paris,  1901,  et 
I  tusson,  loc.  cit.,  p.  114-116.  — Briand  Vallée,  président 
au  tribunal  de  Saintes,  puis  conseiller  à  Bordeaux, 
ami  de  Govéan,  que  celui-ci  accusera  d'athéisme.  Id., 
ibid.  —  Sadolet,né  à  Modène, que  Léon  X  nommera  en 
1517  évêque  de  Carpentras,  qui  sera  cardinal  en  1536 
et  qui  publiera  un  traité  De  liberis  recle  instituendis, 
Lyon,  1532,  et  Plucdrus,  sive  de  laudibus  philosophiœ 
libri  duo,  Lyon,  1538.  Il  écrira  dans  ce  dernier  livre  : 
«  La  raison  est  notre  maîtresse  et  notre  reine;  tout  ce 
que  nous  sommes,  nous  le  devons  à  la  raison,  en  sorte 
que  la  raison  est  tout  l'homme.  Comme  le  propre 
objet  est  de  rechercher  la  vérité  et  que  la  vérité  est 
surtout  dans  les  choses  religieuses,  la  recherche  des 
vérités  religieuses  appartient  à  la  philosophie.  » 
P.  640  et  652.  Id.,  ibid.,  p.  105-109. 

5.  Les  adversaires.  —  Cette  philosophie  qui  oppose 
les  solutions  de  la  raison  aux  solutions  de  la  foi  et 
même  la  raison  à  la  foi,  a  tellement  pénétré  les  esprits 
que  les  croyants  eux-mêmes  s'en  inquiétaient.  Ou  bien 
comme  Postel  (1510-1581),  dans  son  De  ralionibus  Spi- 
rilus  sancli  libri  duo,  Paris.  1542,  in-8°  et  surtout  dans 
son  De  orbis  terrœ  concordia  liber  primus,  1542?  et  De 
orbis  terrœ  concordia  libri  quatuor,  in-8°,  Bàle,  1544,  ils 
soutiennent  que,  la  raison  étant  la  voix  de  Dieu  en 
nous,  les  vérités  de  la  religion  loin  de  lui  être  opposées 
sont  au  contraire  démontrées  par  elle.  Sur  Postel,  voir 
ici,  t.  xii,  col.  2658-2662,  et  Busson,  loc.  cit.,  p.  288- 
296.  Ou  bien,  considérant  que  l'incrédulité  s'autorise 
du  nom  d'Aristote,  qu'en  s'appuyant  sur  ce  philosophe, 
saint  Thomas  en  conséquence  s'est  trompé  et  qu'Aris- 
tote  conduit  tout  droit  à  nier  les  dogmes,  ils  s'atta- 
quent au  Stagirite.  Ainsi  Bamus  (1515-1572),  qui,  dans 
sis  Animadversiones  in  Dialecticam  Arislotelis  et  ses 
Dialecticœ  insliluliones,  1543,  inaugure  contre  Aristote 
et  son  influence  philosophique  une  lutte  fameuse  au 
profit  du  platonisme.  Voir  son  Pro  philosophica  Pari- 
siensis  Academiœ  disciplina,  Paris,  1551,  in-8°;  sa 
Prœfalio  physica  7a,  en  tête  des  Scolarum  physicarum 
libri  oclo,  1565,  sa  Prœfalio  physica  II*,  en  tête  des 
Scolarum  metaphysicarum  libri  qualuordecim,  1566, 
après  son  Somnium  Scip'ionis...  explicatum,  Lyon, 
1556,  et  où  il  aura  en  face  de  lui  P.  Gallain,  professeur 
au  collège  de  France,  voir  son  Pro  scola  parisiensi 
conlra  novam  academiam  P.  Rami  oralio,  Paris,  1551, 
in-8°.  Ainsi  encore  Vicomercato.  Sur  Bamus,  cf.  Wad- 
dington.De  Pclri  Kami  vila,scriptis,philosophia,  Paris, 
1848;  Lefranc,  Le  Collège  de  France,  1893;  A.  Darmes- 
teter  et  A.  Hatzfeld,  Le  XVIe  siècle  en  France,  Paris, 
1887,  p.  14  sq.,et  Gassendi,  Exercitaliones  peripatetiese 
adversus  Aristotelem,  Paris,  1624,  Préface.  —  Enfin 
certains  abandonnaient  la  raison,  passaient  aupyrrho- 
nisme  et  se  réfugiaient  dans  le  fidéisme.  Bunel,  Regi- 
nald  Pôle  commenceront;  les  controverses  entre  philo- 
sophes, l'exaltation  de  la  foi  par  le  calvinisme,  achè- 
veront de  pousser  les  esprits  dans  cette  voie.  Cf.  Bus- 
son, op.  cil. 

4°  La  seconde  partie  du  siècle.  —  1.  En  Italie.  — 
a)  André  Césalpin  (1519-1603),  discute  les  mêmes  ques- 
tions que  les  Padouans  et  dans  le  même  esprit.  Dans 
ses  Quœsliones  peripaleticœ  et  Dœmonum  invesligalio, 
Florence,  1569  et  1580,  en  effet,  à  l'abri  derrière  cette 
idée  qu'il  développe  la  pensée  même  d'Aristote  —  et 
non,  comme  les  scolastiques,  cette  pensée  ordonnée  à 
la  théologie  — ■  il  expose  ainsi  la  question  des  rapports 
de  Dieu  et  du  monde  :  le  monde  est  éternel  et  tout  y 
est  régi  par  la  nécessité.  Dieu,  intelligence  première, 
est  le  premier  moteur.  Par  son  seul  attrait,  il  imprime 
aux  sphères  célestes,  par  l'intermédiaire  des  intelli- 
gences qui  en  sont  L'âme,  un  mouvement  nécessaire 
qui  passe  des  cicux  aux  éléments  (Bayle  rapprochera 
pour  ces  vues  Césalpin  de  Spinoza).  Ces  intelligences, 


1709 


RATIONALISME.    L'ITALIE    DU    XVie    SIÈCLE 


1710 


comme  d'ailleurs  l'âme  humaine  et  l'âme  de  tous  les 
êtres,  sont  des  individuations  de  l'âme  universelle 
grâce  à  la  matière  qui  est  «  étendue  ».  Mais,  tandis  que, 
dans  les  âmes  célestes,  «  la  participation  au  divin  est 
éternelle  au  même  titre  que  la  chose  qui  y  participe  », 
dans  le  monde  sublunaire,  les  genres  et  les  espèces 
jouissent  seuls  de  la  pérennité.  L'âme  humaine  toute- 
fois est  proprement  immortelle,  grâce  à  sa  puissance  de 
concevoir  l'universel  puisque  l'intellect  agent  s'assi- 
mile à  Dieu.  Césalpin  admet  aussi  l'existence  de  dé- 
mons, esprits  privés  d'un  corps  mais  agissant  néan- 
moins sur  la  nature  par  des  moyens  pris  dans  cette 
nature  elle-même.  La  magie  serait  l'art  de  leur  fournir 
ces  moyens  ou  de  les  leur  ravir.  Cf.  Charbonnel,  op. 
cit.,  p.  100-101,  299-302;  M.  Derolle,  Questions  péripa- 
téticiennes par  A.  Césalpin,  traduction  et  introduction, 
Paris,  1929. 

b)  Vanini.  —  Pompeio  Ucilio  Jules-César  Vanini 
(1586-1619)  est  le  dernier  disciple  de  l'école  de  Padoue. 
Ce  Napolitain  d'esprit  souple,  carme,  théosophe  et 
astrologue,  péripatéticien  selon  Pomponazzi  qu'il  pro- 
clame son  maître,  familier  du  Louvre,  dont  on  connaît 
les  pérégrinations,  l'apostasie  en  Angleterre,  le  retour 
en  France  comme  catholique  martyr  de  sa  foi  et  la  fin 
tragique,  et  qui  aurait  beaucoup  écrit, si  on  l'en  croit, 
a  laissé  deux  livres  :  d'abord  V Amphitheatrum  leiermv 
providenlise,  divino-magicum,  cliristianophysicum ,  astro- 
logico-calholicum  adversus  veteres  philosophos,  alheos, 
epicureos,  peripaleticos,  stoicos,  etc.,  Lyon,  1615,  in-12, 
qu'il  écrivit  pour  se  concilier  les  jésuites  et  par  eux 
obtenir  le  droit  de  vivre  en  France,  après  son  apos- 
tasie en  Angleterre.  Non  sans  de  multiples  attaques 
contre  les  idées  et  les  méthodes  scolastiques,  «  chi- 
mères nées  de  l'ignorance  et  nourries  d'obstination  », 
saint  Thomas  compris,  il  affirme  :  Dieu,  non  pour  «  la 
nécessité  d'un  premier  moteur  »  —  il  n'accepte  pas 
cette  preuve  aristotélicienne  —  mais  parce  que  des 
êtres  finis  et  contingents  supposent  un  être  infini  et 
éternel;  la  création  :  le  monde,  fini,  n'est  pas  éternel, 
quoi  qu'en  disent  Démocrite  et  certains  commenta- 
teurs d'Aristote;  la  providence  :  incorporel,  donc 
intelligent,  Dieu  créateur  a,  de  toute  éternité,  réglé 
toutes  choses.  Pour  finir,  Vanini  proteste  de  sa  sou- 
mission au  jugement  de  l'Église.  La  censure  ne  trouva 
rien  à  blâmer  dans  ce  livre,  où,  cependant,  tout  en 
réfutant,  et  parfois  vigoureusement,  les  objections  de 
Diagoras,  de  Protagoras,  de  Cicéron,  contre  la  provi- 
dence, il  semble  se  complaire  à  les  mettre  en  pleine 
lumière. 

L'autre  livre  est  intitulé  :  Julii  Cœsaris,  (heologi, 
philosophi  et  juris  utriusque  doctoris,  de  admirandis 
naturœ,  reginas  deseque  morlalium,  arcanis,  libri  qua- 
tuor, ou  simplement  Dialogues,  Paris,  1616,  in-12.  Ce 
livre  et  le  précédent,  sous  le  titre  A'Œuvres  philoso- 
phiques de  Vanini  ont  été  traduits  pour  la  première 
fois  en  français  par  X.  Rousselot,  Paris,  1842,  in-12. 
Les  Dialogues  livrent  la  vraie  pensée  de  Vanini,  qui  y 
affirme  (trad.  Rousselot,  p.  426),  «  avoir  écrit  beau- 
coup de  choses  dans  l'Amphithéâtre  auxquelles  il 
n'ajoutait  pas  la  moindre  foi  ».  Aucun  doute  n'est  per- 
mis sur  cette  pensée  :  «  Nous  avons  lu  ce  livre  d'un 
bouta  l'autre  avec  attention,  écrit  Cousin,  et,  dans 
l'ensemble  comme  dans  le  détail,  dans  le  ton  général 
comme  dans  les  principes,  nous  le  trouvons...  coupable, 
envers  le  christianisme,  envers  Dieu,  envers  la  mo- 
rale. »  Vanini.  Ses  écrits,  sa  vie  et  sa  mort,  dans  Revue 
des  Deux-Mondes,  1843,  t.  iv,  p.  699  sq.  Dans  ces  Dia- 
logues, où,  comme  déjà  le  remarque  Descartes,  cité 
par  Cousin,  ibid.,  l'objection  de  l'athée  annule  la  ré- 
ponse, le  monde  est  donné  comme  éternel,  nécessaire, 
vivant  de  sa  propre  vie,  Dieu,  en  quelque  sorte;  il  est 
gouverné  par  ses  propres  lois,  les  lois  de  la  nature, 
«  reine  et  déesse  ».   Qu'est-ce  que  l'âme?   Si  Vanini 


n'ose  soutenir  ouvertement  «  qu'esprit  vient  de  respirer 
et  que  respirer  est  un  phénomène  qui  tient  fort  à  la 
matière  »,  car  il  a  fait  vœu,  dit-il  «  de  ne  pas  traiter 
cette  question,  avant  d'être  vieux, riche  et  Allemand», 
Dialogues,  p.  492,  du  moins  sa  pensée  est  claire.  D'ail- 
leurs, la  vertu  et  le  vice  sont  non  les  fruits  de  notre 
liberté  mais  les  fruits  nécessaires  de  la  nourriture,  «  les 
esprits  animaux  dépendant  d'elle,  les  esprits  animaux 
étant  les  instruments  de  l'âme,  et  tout  agent  opérant 
conformément  à  son  instrument  »,  ibid.,  p.  147;  du 
climat,  du  tempérament  hérité,  et  surtout  des  astres. 
11  n'y  a  d'autre  loi  morale  que  celle  de  la  nature;  les 
autres  sont  les  inventions  intéressées  des  princes  et 
des  prêtres.  Jésus-Christ  n'est  qu'un  habile  :  on  le  voit 
à  ses  réponses  à  propos  de  la  femme  adultère,  du  tribut 
à  César...  Que  l'on  n'invoque  point  ses  miracles:  des 
miracles,  les  religions  païennes  en  invoquent  tout  au- 
tant et  il  n'y  en  a  pas,  au  sens  strict  du  mot  :  tous  sont 
ou  des  impostures  ou  les  effets  de  puissances  occultes 
mais  naturelles.  Ibid.,  p.  227.  Au  reste,  le  christia- 
nisme n'a  rien  de  divin  :  il  est  né  à  l'heure  marquée  par 
la  conjonction  de  Jupiter  avec  le  soleil.  Ibid.,  p.  218. 
Cf.  Charbonnel,  loc.  cit.,  p.  302-383. 

c)  Le  courant  issu  de  la  Réforme.  —  Mais  déjà  deux 
courants  se  mêlaient  au  padouan  et  emportaient  les 
esprits  vers  la  religion  naturelle,  telle  que  vont  la 
comprendre  les  modernes  :  le  protestantisme  et  le 
progrès  scientifique. 

Après  une  alliance  de  courte  durée, les  humanistes  et 
les  réformateurs  s'étaient  opposés,  ceux-ci  reprochant 
à  ceux-là  de  s'en  remettre  à  la  nature  humaine  et  de 
faire  mésestimer  la  révélation  et  la  rédemption.  Mais, 
sous  l'influence  du  principe  qu'a  posé  la  Réforme  de  la 
libre  interprétation  de  l'Écriture  —  dont  Luther  et 
Calvin  se  sont  efforcés  de  limiter  les  effets,  en  procla- 
mant «  orthodoxes  »,  c'est-à-dire,  exigées  par  la  pensée 
même  du  Christ,  d'essentielles  doctrines  traditionnel- 
les, car  ils  sentent  bien  que  c'en  est  fait  de  toute 
croyance,  si,  après  avoir  anéanti  l'autorité  de  l'Église, 
on  laisse  les  livres  saints  au  libre  examen  —  l'on  voit 
alors  apparaître,  après  les  anabaptistes  et  les  mysti- 
ques à  eux  apparentés,  héritiers  des  mystiques  alle- 
mands des  xme  et  xive  siècles,  que  Calvin  appelle  «  la 
secte  fantastique  et  furieuse  des  libertins  dits  spiri- 
tuels »,  cf.  ici  t.  ix,  col.  703-705,  les  achristes,  qui,  venus 
de  la  Réforme,  interprétant  l'Écriture  à  leur  fantaisie, 
ou  même  en  niant  l'inspiration,  ressuscitent  l'antitri- 
nitarisme  ou  l'arianisme.  Ils  rejoignent  ainsi  le  ratio- 
nalisme existant  et  lui  donnent  un  nouvel  aspect. 

a.  Le  prophète  de  la  libre  interprétation  est  alors 
Caslellion  (1515-1563).  Passé  jeune  de  l'humanisme  à 
la  Réforme,  élève  de  Calvin  à  Strasbourg  en  1540, 
directeur  du  collège  de  Genève,  il  devenait  vite  sus- 
pect au  réformateur  qui  l'écartait  du  ministère  parois- 
sial. Se  basant  en  effet  sur  le  droit  proclamé  du  libre 
examen,  il  refusait  de  reconnaître  pour  inspiré  le 
Cantique  des  cantiques  et  pour  article  de  foi  la  descente 
du  Christ  aux  enfers.  Il  dut  quitter  Genève.  Il  fut  le 
principal  rédacteur  de  l'ouvrage  paru  en  1554  sous  le 
pseudonyme  de  Martin  Ballie,  intitulé,  en  latin  :  De 
hœrelicis,  an  sinl  persequendi,  Magdebourg  (Bàle);  en 
français  :  Traité  des  hérétiques,  ù  savoir  si  on  doit  les 
persécuter,  Rouen  (Lyon),  où,  à  propos  du  supplice  de 
Servet,  27  octobre  1553,  il  soutient  la  thèse  de  la 
liberté  absolue  des  croyances.  D'après  l'Évangile,  dit-il, 
ce  qui  fait  le  chrétien,  ce  ne  sont  pas  les  croyances  posi- 
tives mais  l'esprit.  Nul  ne  doit  donc  être  puni  pour  ses 
croyances.  Dans  un  ouvrage  non  publié,  De  arte  dubi- 
landi,  il  soutiendra  le  principe  fondamental  du  futur 
protestantisme  libéral  :  la  règle  dernière  des  croyances 
est  la  raison  individuelle.  «  C'est...  de  la  lettre  des 
textes  à  la  raison  que  Jésus-Christ  amène  les  hommes, 
dira-t-il,  comme  plus  tard  saint  Paul  les  renverra  à  la 


1711 


RATIONALISME.    L'ITALIE    DU    XVIe    SIÈCLE 


1712 


conscience,  cette  autre  forme  de  la  raison  individuelle.! 
Dans  ses  Dialogi  quatuor,  que  Fauste  Socin  édita  en 

157<S  et  dont  Cooinkert  donna  en  1581  une  traduction 
néerlandaise,  il  fournir  i  à  Anninius  (15G0-1G09), 
cf.  ici  t.  i,  col.  1968-1971,  ses  thèses  sur  la  prédestina- 
tion, l'élection,  le  libre  arbitre  et  la  foi,  par  où  s'accen- 
tuait la  poussée  rationaliste  dans  la  Réforme.  Castel- 
lion  n'cst-il  pas  allé  jusqu'à  l'antitrinitarisme?  On  le 
voit  en  elîet  dans  son  De  urlr  du.bitan.di  l'aire  combattre 
le  dogme  de  la  Trinité  que  sont  ient  saint  Alhanase  par 
un  adversaire  vigoureux,  qui  lui  est  de  toute  évidence 
sympathique  et  qui  est  ou  lui-même  ou  un  antitrini- 
taire  avec  qui  il  était  fort  lié.  En  tous  cas,  il  voyait 
l'homme  comme  le  voyaient  les  humanistes,  capable 
d'atteindre  la  perfection  morale,  et  il  ramenait  b 
christianisme  à  n'être  guère  qu'un  esprit  ou  mieux  la 
volonté  du  bien,  la  seule  vraie  foi  étant  celle  qui  lait 
agir.  Lecky  a  donc  eu  raison  de  voir  en  Castellion  «  un 
des  plus  éminents  précurseurs  du  rationalisme  ».  Loc. 
cit.,  p.  46.  Sur  Castellion,  voir  F.  Buisson,  Sébastien 
Castellion,  Paris,  1892,  2  vol.  in-8". 

Vers  la  fin  de  1542,  Antoine  Fumée,  conseiller  au 
Parlement,  cf.  Haag.  La  France  protestante,  envoyait 
de  Paris  à  Calvin  une  lettre  où  déjà  il  signalait  le  nom- 
bre croissant  des  achristes,  comme  il  les  appelait,  qui 
necroyaient  plus  au  christianisme."  Ils  n'acceptent  pas, 
dit-il,  que  l'Écriture  soit  inspirée  :  l'Ancien  Testament 
a  les  pages  immorales  du  Cantique  des  cantiques,  le 
Nouveau  est  l'œuvre  d'un  sage,  rien  de  plus.  Jésus- 
Christ  n'a  rien  d'un  Uieu;  ses  discours  ne  sont  pas  de 
la  qualité  littéraire  voulue  et  ses  miracles  sont  de 
faux  miracles  II  a  été  divinisé  par  ses  admirateurs.  » 
Hermingard,  Correspondance  des  réformateurs,  t.  vm, 
p.  228.  «  C'est,  conclut  H.  Hauser,  la  religion  tout 
entière  avec  ses  dogmes  fondamentaux,  dans  son  prin- 
cipe, dans  ses  preuves  historiques,  dans  ses  preuves 
morales  que  ces  nouveaux  libertins  s'attachent  à  ren- 
verser. »  Éludes  sur  la  Réforme  française,  Paris,  1909, 
p.  57. 

b.  Les  noms  de  Servcl,  d'Ochin  et  des  deux  Socins 
dominent  l'histoire  de  ce  mouvement. 

L'Aragonais  Michel  Servct  (1509-1553)  avait  eu  de 
bonne  heure  l'idée  d'une  réforme  religieuse.  En  1531, 
après  avoir  pris  contact  avec  Mélanehthon,  Bucer, 
Œcolampade,  qui  blâment  ses  idées,  il  publie  à  Hague- 
nau  son  premier  ouvrage,  De  erroribus  Trinitalis  libri 
scplem,  bientôt  suivi,  1532,  à  Haguenau  également, 
de  Dialogorum  de  Trinilale  libri  duo.  Ses  livres  font 
un  tel  scandale  qu'il  prend  le  nom  de  Michel  de  Ville- 
neuve sous  les  initiales  duquel  il  publiera  en  1547  son 
grand  ouvrage,  Cliristiani  reslitulio  :  'l'olius  Ecclesiœ 
aposlolicx  ad  sua  limina  vocalio  in  inlcgruin  restiluta 
cognitipne  Dei,  fidei  christianee,  juslificalionis  noslrse, 
regeneralionis  baplismi et cœnte Domini  manducalionis. 
Reslilulo  denique  nobis  regno  cœlesli  Babylonis  impie 
captivilale  soluta  et  Antichristo  cum  suis  penilus  des- 
truclo,  Vienne.  Ayant  échappé  à  la  justice  catholique 
il  n'échappa  point  à  Calvin.  Formées  sous  l'influence 
d'idées  mystiques  et  rationalistes,  dérivées  du  millé- 
narisme  et  de  l'humanisme  (cf.  Harnack,  Dogmen- 
geschiclde,  4e  éd.,  t.  III,  p.  775),  nourries  de  platonisme 
alexandrin  et  de  fantaisies  cabalistiques,  les  I  héories  de 
Scrvet  sont  parfois  confuses.  Ayant  rompu  totalement 
avec  Rome,«  il  eût  voulu  amener  Calvin,  c'esl  I  expres- 
sion de  Harnack,  loc.  cit.,  p.  780,  à  franchir  le  pas  déci- 
sif». Sa  Jtesiitulio  était  une  réponse  à  r  institution  chré- 
tienne. Le  christianisme  n'eût  plus  été  qu'un  déisme  ou 
plutôt  un  panthéisme.  Dieu  est  indivisible,  niais  il  s'est 
manifesté  aux  hommes  de  trois  manières  principales  : 
c'est  à  cela  qu'il  faut  ramener  l'idée  chrétienne  de 
Trinité.  Jésus-Christ,  c'est  Dieu  manifesté  de  la  ma- 
nière la  plus  parfaite.  La  création,  éternelle,  est  le 
développement  éternel  de  Dieu.  Dieu  s'est  incarné  en 


produisant  la  nature;  son  incarnation  dans  le  Christ 
est  du  même  ordre  mais  infiniment  supérieure.  Jésus 
est  le  Fils  de  Dieu,  en  ce  sens;  il  est  Dieu  mais  Dieu, 
participant  des  créatures,  Dieu  visible  dans  la  chair, 
le  centre  de  tout  le  reste  de  la  création.  Sur  Servet 
cf.  tous  les  ouvrages  consacrés  à  Calvin;  F.  Buisson, 
Castellion;  Saissct,  Servet,  dans  Revue  des  Deux- 
Mondes.  1848,  I.  I,  p.  585-618,  817-848;  Busson,  loc. 
cit.,  p.  353-358. 

La  Réforme  s'était  répandue  rapidement  en  Italie. 
Des  moines  s'y  laissèrent  même  gagner  et  s'en  firent 
les  apôtres.  Bernardino  Ochino  (I  187-1564),  francis- 
cain puis  capucin,  prédicateur  qui  tenait  toute  l'Italie 
sous  le  charme  de  sa  parole,  fut  le  type  le  plus  achevé 
de  ces  moines.  Cf.  t.  xi,  col.  916-928.  Il  crut  bon  de  se 
réfugier  a  (ieiiève  en  1542.  Il  n'y  demeurera  pas.  Ce 
qu'il  demandait  à  la  Réforme,  c'était  non  pas  une 
doctrine  mais  le  droit  de  penser  librement.  A  l'abri 
derrière  le  principe  de  la  justification  par  la  foi,  il 
reconnaît  a  chaque  fidèle  le  droit  de  se  faire  sa 
croyance  et  sa  loi,  blâmant  la  peine  de  mort  pour 
crime  <  d'hérésie  ».  Dans  son  dernier  grand  ouvrage, 
Dialogi  XXX  in  duos  libros  divisi,  quorum  primas  est 
de  Messia  continetque  Dialogos  XVIII,  secundus  est 
lum  de  rébus  variis  tum  de  Trinilale,  pour  son  compte 
personnel,  il  se  montre  incertain  de  la  Trinité  que  n'en- 
seigne pas  l'Écriture,  de  la  divinité  de  Jésus-Christ  et 
accepte  la  polygamie.  On  lui  attribua  les  Trois  impos- 
teurs. Ses  idées  sur  la  Trinité  et  sur  le  Christ  furent 
reprises  et  propagées  par  ses  deux  compatriotes,  les 
Socins. 

Les  Socins,  nés  à  Sienne  comme  lui,  l'oncle  Lelio 
(1525-1562)  et  surtout  le  neveu,  Fausto  (1539-1604), 
tendent  eux  aussi  à  la  religion  naturelle.  Partant 
de  ce  principe  que  l'Écriture  doit  être  interprétée  selon 
la  raison  ou,  si  c'est  impossible,  d'une  manière  allégo- 
rique, ils  aboutissent  à  ces  conclusions  que  le  dogme 
de  la  Trinité  doit  être  interprété  dans  le  sens  du  moda- 
lisme,  mais  nient  l'union  hvpostatique.la  préexistence 
ou  l'éternité  du  Verbe.  Le  Christ,  chargé  d'une  mission 
divine,  pour  laquelle  Dieu  l'a  assisté,  fut  l'apôtre  d'une 
doctrine  de  vérité  cl  d'amour.  Fausto  soutint  ces  idées 
dans  son  De  Christo  servalore  et  dans  le  Catéchisme  de 
Rakow,  ou  Catéchisme  socinien.  Cf.  Ribliolheca  fra- 
trum  Polonorum,  t.  i,  p.  651-676  et  t.  n,  p.  115-246. 
La  secte  des  sociniens  à  laquelle  il  donna  sou  nom  lui 
survécut  en  Pologne.  Si  ces  transfuges  du  christia- 
nisme n'avaient  pas  rompu  toute  attache  avec  lui,  du 
moins  ils  attaquaient  ses  dogmes  fondamentaux,  en 
particulier  la  divinité  de  son  chef  et  proclamaient  la 
souveraineté  de  la  raison. 

d)  Le  courant  scientifique.  —  C'est  le  progrès  scienti- 
fique qui  appellera  plus  encore  le  rationalisme  mo- 
derne. -1.  Mettant  à  la  base  du  savoir  l'étude  directe 
des  choses,  l'expérience,  il  affranchira  définitivement 
l'esprit  humain  de  l'aveugle  admiration  vouée  à  l'anti- 
quité, particulièrement  à  Aristote  —  à  travers  lequel 
on  voyait  la  nature  —  en  attendant  qu'il  l'affranchisse 
du  panpsychisme  des  Padouans  et  des  croyances 
astrologiques  et  magiques  par  où  ils  expliquaient  les 
choses.  2.  11  amènera  a  séparer  les  sciences  expéri- 
mentales de  la  philosophie  et  de  la  théologie  en  atten- 
dant qu'il  oppose  la  science  et  la  foi.  3.  Par  le  fait  qu'il 
ruine  des  théories  aveuglément  soutenues  jusque-là,  il 
développera  l'esprit  critique  qui  dénonce  les  facteurs 
subjectifs  intervenant  spontanément  mais  faussant  la 
véritable  vue  des  choses.  4.  Et  dès  sou  apparition,  il 
posera  ce  problème: est-il  possible  de  concilier  les  résul- 
tat s  de  la  science  avec  les  données  de  la  théologie  et 
L'interprétation  traditionnelle  des  Livres  saints?  Et  si 
cette  conciliation  apparaît  impossible,  quelle  attitude 
prendre?  Sur  de  lui-même,  dans  de  telles  conditions, 
n'acceptant  plus  ni  la  tradition,  ni  l'autorité,  l'esprit 


1713 


RATIONALISME.    L'ITALIE    DU    XV  le    SIÈCLE 


1714 


ne  sera-t-il  pas  logiquement  amené  à  la  religion  natu- 
relle ou  à  l'athéisme?  11  faudra  du  temps  sans  aucun 
doute  pour  que  penseurs  et  savants  arrivent  à  un  tel 
état  d'esprit,  mais  dès  le  xvi°  siècle  il  se  fait  déjà 
saisir. 

Léonard  de  Vinci.  —  Au  xme  siècle,  Roger  Bacon 
(1214-1294),  cf.  t.  il,  col.  8-31,  tout  en  acceptant  les 
croyances  astrologiques  de  son  temps,  avait  déjà  indi- 
qué la  valeur  et  quelques  traits  de  la  méthode  scienti- 
fique. Après  lui,  le  travail  avait  continué,  entravé  ou 
caché  par  le  mouvement  philosophique  ou  théolo- 
gique. Mais  à  la  fin  dû  xvc  siècle,  Léonard  de  Vinci 
(1452-1519)  olTre  déjà  tous  les  caractères  du  savant 
moderne;  il  est  au-delà  de  la  scolastique  :  la  science  de 
la  nature  n'est  plus  ramenée  à  la  logique,  elle  est  pour 
lui  la  science  des  phénomènes  et  de  leurs  causes  don- 
nées par  l'expérience;  au-delà  de  l'humanisme  :  s'il 
connaît  Aristote,Euclide,  Vitruve,  Archimède  surtout, 
qui  lui  apprend  à  ne  poser  que  des  problèmes  limités 
afin  de  les  pouvoir  vérifier,  il  contrôle  toujours  l'auto- 
rité par  le  fait.  11  semble  cependant  —  mais  n'est-ce 
pas  simplement  la  théorie  de  la  double  vérité?  — 
mettre  à  part  l'Écriture  sainte  :  «  Je  laisse  de  côté  les 
Écritures  sacrées,  parce  qu'elles  sont  la  suprême  véri- 
té. »  Cité  par  Séailles,  Léonard  dcVinci...,  Paris,  1892, 
p.  195.  Il  aboutira  à  cette  conception  générale  des 
choses  :  le  monde  est  un  ensemble  de  phénomènes  unis 
par  des  rapports  nécessaires  que  les  mathématiques 
peuvent  traduire  en  nombres,  mais  plutôt  un  vivant 
qu'une  machine.  Une  âme  anime  le  monde,  âme 
artiste  qui  fait  de  lui  une  œuvre  harmonieuse,  raison 
souveraine  dont  la  «  quintessence  »  est  l'effort  vers  un 
bien  pressenti,  la  cause  finale.  L'homme  est  un  micro- 
cosme surtout  par  son  âme;  il  aide  à  comprendre  la  vie 
universelle.  Sa  loi  morale  est  la  nature  mais  réglée;  sa 
vraie  fin,  la  science  qui  lui  donne  la  mesure  des  choses. 
Le  sage  est  donc  celui  qui  sait.  Évidemment,  il  n'y  a 
place  dans  ce  système  pour  aucune  forme  du  surna- 
turel. Vasari,  Délia  vila  de  piu  excellenti  piliori..., 
Venise,  1550,  accuse  même  le  Vinci  d'impiété  :  il  a 
contre  les  moines  et  les  prêtres,  dit-il,  contre  les  pra- 
tiques religieuses,  contre  les  saints  et  la  sainte  Vierge, 
■des  paroles  qui  annoncent  Luther  et  tout  le  XVIe  siècle; 
mais  de  plus,  sa  façon  devoir  l'univers  lui  permet  même 
■de  ss  passer  d'un  Dieu  personnel.  L'un  des  derniers 
historiens  du  Vinci,  Franeesco  Crestano,  Leonardo  da 
Vinci,  Rome,  s.  d.  (1920),  a  rattaché  ses  conceptions 
philosophiques  à  la  philosophie  du  Portique.  Cf.  Char- 
honnel,  loc.  cit.,  p.  438-453.  Les  contemporains  du 
Vinci  ne  connurent  pas  ses  écrits  mais  sa  pensée  ne 
fut  pas  sans  influence  sur  eux.  Plus  tangible  est  l'in- 
fluence immédiate  de  Copernic,  dont  le  De  orbium 
■cœleslium  revolulione  paraît  à  Nuremberg,  1543. 
Ruinant  la  foi  dans  la  valeur  absolue  de  la  percep- 
tion sensible,  qui  faisait  supposer  la  terre  et  L'homme 
•centres  du  monde,  affirmant  le  principe  de  la  simpli- 
cité de  la  nature  —  la  nature  atteint  son  but  par 
les  moyens  les  plus  simples  —  il  aboutissait  à  l'hélio- 
centrisme  auquel  semblait  se  refuser  la  Bible  el 
bouleversait  ainsi  de  fond  en  comble  les  opinions 
reçues  sur  les  rapports  de  la  terre  et  du  ciel. 

e)  Enfin  le  stoïcisme  a  passé  au  premier  plan  de 
l'humanisme. —  Si,  de  Juste  Lipse  (1547-1606),  cf.  t.  ix, 
col.  778-783,  à  Guillaume  du  Vair  (1556-1621),  tra- 
ducteur du  Manuel  d'Épictèle,  1585?,  auteur  de  La 
Philosophie  morale  des  stoïciens,  1586?,  du  Traité  de  la 
Sainte  l'hilosopliie,  1603,  des  penseurs  tentent  de  conci- 
lier stoïcisme  et  christianisme,  d'autres  s'éprennent 
du  stoïcisme  :  de  sa  morale,  ou  parce  que,  détachés  du 
christianisme  divisé,  il  leur  plaît  de  rencontrer  une 
morale  élevée  et  qui  exalte  la  nature  humaine,  ou 
parce  que  cette  morale  est  une  protestation  contre  la 
■  corruption  du  siècle  et  un  refuge  dans  le  malheur  des 


temps  ■ —  de  sa  métaphysique  ensuite,  avec  son 
concept  du  destin,  son  Dieu  immanent  au  monde. 
C'est  une  poussée  vers  la  laïcisation  de  la  morale  el 
vers  le  panthéisme. 

En  Italie,  les  trois  principaux  représentants  du 
mouvement  ainsi  créé  sont  Telesio,  Bruno,  Campa- 
nella.  Hostiles  à  l'aristotélisme,  s'inspirant  du  néo- 
platonisme el  du  stoïcisme,  n'ayant  point  encore  l'es- 
prit scientifique,  mais  restés  dans  la  tradition  pa- 
douane,  tous  trois  son  l  avec  des  nuances  diverses  imma- 
nentistes;  ils  ont  une  conception  animiste  des  choses; 
enfin,  s'ils  tiennent  compte  encore  des  dogmes,  c'esl 
pour  les  interpréter  dans  le  sens  de  leur  philosophie. 

a^Bernardino  Telesio  de  Cosenza  (1508-1588),  prin- 
cipalement dans  son  De  rerum  natura  jttxla  propria 
principia,  Rome,  1555,  Genève,  1558,  luttera  contre 
l'aristotélisme  pour  l'étude  indépendante  de  la  nature 
et  pour  l'expérience.  Non  ratione  sed  sensu,  il  voit  le 
monde  comme  un  animal  gigantesque,  OÙ  chaque  être, 
organisé  suivant  les  nécessités  de  sa  lin  particulière 
et  doué  de  sensibilité  et  de  conscience,  s'harmonise 
suivant  des  lois  nécessaires  avec  les  êtres  voisins  en  vue 
de  la  lin  commune.  L'homme,  organisé  lui  aussi  sui- 
vant sa  fin,  est  âme  el  corps.  11  a  deux  âmes  :  une  âme 
de  matière  subtile  dans  les  cavités  cérébrales,  par  où 
il  reçoit  l'impression  des  choses  extérieures,  et  une  aulre 
immortelle  —  concession  sans  doute  à  l'orthodoxie  — 
par  où  l'homme  s'élève  moralement.  L'âme  réagit  dans 
le  sens  de  la  conservation  :  de  là  viennent  la  science  et 
la  morale.  Comme  cette  conservation  suppose  en  effet 
l'entente  avec  autrui,  à  côté  de  la  sapientia  qui  nous 
donne  la  mesure  des  choses  par  rapport  à  nous,  il  y  a 
Vliumanitas  qui  résume  les  vertus  sociales;  la  subli- 
mitas les  comprend  l'une  et  l'autre  sous  leur  forme 
parfaite.  Ces  vertus  donnent  à  l'homme  une  satisfac- 
tion qui  constitue  la  sanction  morale.  Spinoza  renou- 
vellera  ces  vues  morales.  Le  De  rerum  natura,  1.  IX, 
De  somno.  Quodanimal  universum  ah  unica  anima  sub- 
staniia  gubernetur,a  été  mis  à  l'Index  par  le  concile  de 
Trente  :  App.  Donec  expurgentur.  Cf.  Charbonnel,  loc. 
cit..  ]>.  453-458. 

b)  GiordanoBruno  (1548-1600), cf.t. n, col.  1148-1160, 
ce  dominicain  suspect  dès  son  noviciat,  cherchant 
dans  la  Réforme  dès  1576  L'absolue  liberté  d'agir  et  de 
penser,  rompant  avec  elle  parce  qu'elle  trompait  cet 
espoir,  revenu  ensuite  non  à  la  doctrine  catholique 
mais  en  pays  catholique,  où  il  liait  comme  l'on  sait, 
sans  mériter  l'éloge  enthousiaste  qu'ont  fait  de  lui 
Jacobi,  Schelling  et  Hegel,  est  néanmoins  «l'homme 
en  qui  le  génie  de  la  Renaissance  se  produit  avec  le 
plus  d'éclat  ».  Saisset,  Giordano  Bruno,  dans  Revue  des 
Deux-Mondes,  1847,  t.  n,  p.  1085.  On  ne  connaît  pas 
de  façon  certaine  les  huit  raisons  par  quoi  le  Saint-Office 
motiva  sa  condamnation.  Mais  de  ses  écrits  où  se 
mêlent  Platon,  Plotin,  Scot  Érigène,  saint  Thomas  et 
surtout  Raymond  Lulle,  Nicolas  de  Casa  et  Copernic 
et  pour  quelques  détails,  Aristote,  où  les  plus  récentes 
données  de  l'astronomie  et  de  la  cosmographie  et  des 
théories  très  anciennes  s'associent  dans  une  synthèse 
parfois  confuse,  flottante,  et  où  T0CCO,  éditeur  de  ses 
Œuvres  latines,  édition  nationale,  8  tomes  en  3  volu- 
mes, Naples  et  Florence,  1879-1891,  a  distingué  trois 
phases,  ceci  ressort  :  1.  Bruno,  s'inspirant  de  Telesio, 
condamne  l'aveugle  soumission  à  Aristote  et  même 
à  toute  la  tradition.  Cf.  Cabala  del  Cavallo,  dans 
Œuvres  latines,  t.  Il,  p.  143  :  «  Si  l'âge  est  la  marque  et 
la  mesure  du  vrai,  dit-il,  puisque  le  monde  a  aujour- 
d'hui vingt  siècles  de  plus»,  les  modernes  sont  supé- 
rieurs aux  anciens.  Cité  par  Saisset,  loc.  cit.,  p.  1090. 
«  Le  juge  suprême  du  vrai  »,  ce  n'est  pas  l'autorité, 
«  c'est  l'évidence...  si  les  sens  et  la  raison  sont  muets, 
sachons  douter  et  attendre  ».  Mais  cette  manière  de 
voir  toute  moderne  n'est  pour  rien  dans  sa  condam- 


RATIONALISME.    L'ITALIE    DU    XVI*   SIÈCLE 


1716 


nation.  Cf.  Gilson,  Descartes  en  Hollande,  dans  Revue 
de  métaphysique  cl  de  morale,  juillet  1921,  p.  547.  Il  ne 
s'en  tient  pas  cependant  aux  données  de  l'expérience; 
il  est  entraîné  bien  au-delà  par  la  spéculation  philo- 
sophique et  par  les  sciences  occultes  auxquelles  il  croit 
et  qui  concordent  avec  son  animisme  universel.  2.  Il 
distingue  dans  l'univers  la  matière  qui  est  la  base 
éternelle  de  l'être,  l'âme  qui  ordonne  tout  sans  jamais 
se  morceler,  l'intelligence  qui  est  la  cause  formelle  des 
êtres,  puisqu'elle  les  produit  suivant  un  plan  préconçu, 
leur  cause  efficiente,  et  leur  cause  finale,  puisqu'elle 
s'identifie  au  principe  platonicien  de  perfection. 
3.  Mais  ce  ne  sont  pas  là  trois  substances  distinctes; 
elles  sont  trois  aspects  de  l'Unité  infinie  ou  Dieu.  En 
Dieu,  qui  peut  se  définir  l'absolue  coïncidence  »,  De 
minimo,  1581,  p.  132,  le  monde  des  choses  et  le  monde 
de  la  pensée  trouvent  leur  unité.  Immanent  à  l'univers, 
il  le  produit  en  vertu  d'une  nécessité  interne.  La  nature 
«  être  vivant,  saint,  sacré,  vénérable  »,  De  immenso, 
I.  V,  c'est  Dieu  incarné,  «  nature  de  la  nature  ».  Spaccio 
dans  les  Opère  publiées  par  Wagner,  Leipzig,  2  vol., 
1830,  t.  ii,  p.  220.  Il  est  nalura  naturans,  la  nature 
saisie  dans  sa  force  génératrice;  l'univers  est  nalura 
nalurala.  4.  Conséquences  :  a)  Dieu  ne  se  définit  pas: 
ce  serait  l'enfermer  dans  des  limites:  on  ne  le  repré- 
sente pas  :  tous  les  symboles  sont  imparfaits;  on  ne  le 
démontre  pas  :  l'âme  ne  le  saisit  que  dans  l'universelle 
harmonie,  b)  On  a  vu  que  sans  cesser  d'être  un,  il  est 
triple  :  matière,  âme,  intelligence  ou  encore  unité, 
âme,  intelligence  :  voilà  la  Trinité.  Cf.  É.  Namer,  Les 
aspects  de  Dieu  dans  la  philosophie  de  Giordano  Bruno, 
Paris,  1926 ; c) l'univers  est  infini  dans  l'espace  et  dans 
le  temps.  Le  monde  solaire  n'est  qu'un  monde  parmi 
les  mondes  infinis.  Bruno  conduisait  le  système  de 
Copernic  à  des  conséquences  devant  lesquelles  Coper- 
nic s'était  arrêté,  d)  Jésus-Christ  n'est  donc  pas  le 
Verbe  incarné,  mais  un  fondateur  de  religion  en  qui  il 
y  a  comme  une  présence  efficace  de  Dieu.  5.  Le  sage 
n'a  pas  à  espérer  le  ciel  ou  à  craindre  l'enfer  :  la  vraie 
religion  est  une  gnose,  la  connaissance  que  «  Dieu  est 
voisin  de  l'homme,  avec  lui  et  plus  intérieur  à  lui  que 
lui-même  ».  Cité  par  Blanchet,  Campanella,  Paris,  1920, 
p.  452.  Et  le  but  dernier  de  la  vie  morale  est  la  fusion 
de  l'âme  avec  l'Être  divin.  Cf.  Eroïci  furori,  dans 
Opère,  t.  n.  Le  christianisme  a  tort  de  diminuer  la 
nature  humaine  par  la  théorie  du  péché  originel  et  de 
lui  imposer  un  rigoureux  ascétisme.  L'échelle  des  va- 
leurs qu'a  établie  la  sagesse  antique  est  bien  supé- 
rieure. 6.  Que  le  catholicisme  cesse  de  s'opposer  à  la 
philosophie  et  se  contente  de  remplir  auprès  des  masses 
sa  mission  morale  et  sociale  :  une  vérité  dite  de  foi  est 
l'enveloppe  d'une  idée  morale.  Qu'il  garde  les  formules 
traditionnelles  qui  assurent  l'efficacité  de  ces  idées  sur 
le  peuple,  mais  qu'il  laisse  les  philosophes  les  inter- 
préter à  leur  manière.  Cf.  Delta  causa  dans  Opère,  t.  i, 
p.  275;  Cena  de  la  Ceneri,  ibid.,  p.  175;  Spaccio,  ibid., 
t.  ii,  p.  172.  Sur  Bruno,  voir  Bartholmess,  Giordano 
Bruno,  2  vol.,  Paris,  1847;  Charbonnel,  loc.  cit., 
p.  459-565,  et  L'éthique  de  Giordano  Bruno  et  le  second 
Dialogue  du  Spaccio,  Paris,  1919;  Xénia  Athanassié- 
vitch,  La  doctrine  métaphysique  et  géométrique  de 
Bruno  exposée  dans  son  ouvrage  «  De  triptici  minimo  », 
Belgrade;  1923,  É.  Namer,  Giordano  Bruno,  De  la 
causa,  principio  et  uno,  traduction  française,  Préface, 
Paris,  1926. 

c)  Campanella  (1568-1639),  bien  que  du  xvn»  siècle, 
reste  de  la  Renaissance  italienne  par  sa  pensée.  «  Sa 
doctrine,  dit  son  plus  récent  historien,  L.  Blanchet, 
est  bien  le  legs  de  la  philosophie  du  xvip  siècle,  à  celle 
du  xvn6.  »  La  penser  italienne  au  x  VI'  siècle,  dans  Revue 
de  métaphysique  et  de  morale,  1920,  p.  230.  Ce  domi- 
nicain, que  le  Saint-Office  condamnera  à  la  prison 
perpétuelle  pour  avoir  tenté  en  Calabre  une  révolte 


politico-religieuse,  suivit  de  bonne  heure  le  natura- 
lisme et  le  panpsychisme  de  Telesio.  Dans  son  De 
sensu  rerum  et  magia  libri  IV,  pars  mirabilis  occultée 
philosophiez,  ubi  demonslratur  mundum  esse  Dei  vivam 
statuant,  beneque  cognoscentem,  omnesque  illius  partes 
partiumque  particulas  sensu  donatas  esse...  quantus 
su/peit  ipsarum  conservalioni  ac  lolius  in  quo  consen- 
tant, Francfort,  1620,  in-4°,  on  retrouve,  accentuées, 
les  théories  de  Telesio  sur  Dieu  immanent  au  monde 
et  sur  l'univers  pénétré  d'intelligence  et  de  sensibilité. 
On  y  retrouve  aussi  la  théorie  qui  se  rattache  à  cette 
conception  de  la  magie,  puissance  naturelle.  Mais  c'est 
une  question  débattue  de  savoir  si  Campanella  doit 
être  rangé  parmi  les  libertins.  B.  Charbonnel,  loc.  cit., 
p.  574-614,  et  C.  Dejob,  Est-il  vrai  que  Campanella  fut 
simplement  déiste?  dans  Bulletin  italien,  t.  xn,  1911, 
p.  124-140,  232-245,  277-286,  soutiennent  qu'il  fut  un 
catholique,  mais  avec  quelques  inconséquences  qui 
expliqueraient  ses  condamnations  par  le  Saint-Office. 
L.  Blanchet  affirme  au  contraire  que,  «  sous  le  masque 
de  formules  orthodoxes  »,  il  a  une  doctrine  «  déiste, 
panthéiste  et  toujours  naturaliste  ».  Loc.  cit.,  p.  242. 
La  révolte  de  la  Calabre,  dont  Campanella  fut  l'inspi- 
rateur sous  le  nom  de  Messie,  eût  été  alors  le  premier 
pas  vers  l'avènement  d'une  république  universelle,  dé- 
mocratique et  communiste,  dont  tous  les  peuples  eus- 
sent été  unis  par  une  religion  sans  dogmes  ou  à  peu 
près.  Cf.  la  Cité  du  soleil,  qu'il  écrit  en  1602,  publiée 
en  1623  à  Francfort,  à  la  suite  de  ses  Realis  philosophise 
epilogislirœ,  et  où  il  s'inspire  del'Ulopia  de  Thomas 
Morus.  Et  Campanella  demeura  fidèle  à  son  esprit 
rationaliste.  Dans  son  Atheismus  triumphalus,  Borne, 
1631,  in-fol.,  il  soutient  si  faiblement  les  dogmes  atta- 
qués par  l'athéisme,  qu'on  l'a  soupçonné  d'hostilité 
voulue  envers  ces  dogmes.  En  tous  cas,  il  entasse  au 
c.  ii  les  objections  faites  au  christianisme  et  à  toute 
religion  en  général;  l'effet  était  déplorable;  ses  supé- 
rieurs l'obligèrent  à  mettre  la  réponse  en  face  de  l'ob- 
jection. Enfin,  il  est  moderniste  avant  l'heure.  Consi- 
dérant les  découvertes  faites  par  Copernic  du  système 
solaire,  par  Galilée  de  nouvelles  étoiles,  par  Colomb 
d'un  nouveau  monde,  De  gentilismo  novo  relinendo, 
Paris,  1636,  in-4°  :  Utrum  liceat  novam  post  Genliles 
conderc  philosophiam?,  il  tire  deux  conclusions:  1.  la 
philosophie  et  la  théologie  ont  des  domaines  distincts; 
2.  la  théologie  ne  doit  plus  s'appuyer  sur  aucune 
philosophie,  et  moins  que  sur  toute  autre  sur  celle 
d'Aristote  qui  lui  a  valu  tant  de  déboires.  Elle  doit  se 
présenter  non  comme  fondée  en  raison  mais  comme 
fondée  sur  le  Christ,  «  première  Baison,  première  Sa- 
gesse, première  et  éternelle  Philosophie  ». 

Somme  toute  :  «  distinguer  de  la  foi  le  domaine  de 
la  raison  »,  revendiquer  pour  la  raison  l'indépendance, 
à  tout  le  moins  soumettre  à  la  critique  les  données  de 
la  foi  ef  aboutir  à  nier  la  divinité  de  Jésus-Christ,  «  à 
montrer  par  des  considérations  historiques  ou  logiques 
que  la  religion  chrétienne,  loin  de  jouir  d'un  privilège 
surnaturel,  n'est  ni  plus  ni  moins  que  les  autres...,  dé- 
couronner  la  religion  de  son  prestige  surnaturel  pour 
la  ramener  à  n'être  qu'une  affaire  politique  »  et  pour 
la  réduire  à  une  fonction  sociale  auprès  du  peuple, 
«  nier  l'immortalité  personnelle  de  l'âme,  dont  la  durée 
ne  saurait  dépasser  celle  de  chaque  organisme,  ou  y 
substituer  un  retour  anonyme  au  foyer  de  l'âme  uni- 
verselle, sinon  une  métempsycose  indéfinie,  de  ma- 
nière à  faire  apparaître  comme  chimériques...  les  ré- 
compenses du  ciel  et  les  châtiments  de  l'enfer...  sup- 
primer la  providence  pari  iculière,  si  bien  que  la  prière 
devient  inefficace  et  le  miracle  illusoire,  métamorpho- 
ser le  Dieu  du  christianisme  en  une  force  immanente 
mêlée  au  corps  de  l'Universel,  amorcer  ainsi  le  pan- 
théisme»; affirmer  que  la  nature  vit  par  elle-même  sou- 
mise à   l'action   interne  de  l'âme  des  choses  et  des 


1717 


RATIONALISME.    LA    FRANCE    DU    XVfe    SIÈCLE 


1718 


forces  occultes;  que  l'homme,  loin  d'être  diminué  par 
un  péché  originel,  se  suffit  à  lui-même  et  peut,  par  lui- 
même,  se  fixer  une  règle  morale  élevée;  telles  sont  »  les 
leçons  que  les  penseurs  italiens  (chacun  avec  la  nuance 
originale  de  son  génie,  directement  ou  par  des  inter- 
médiaires) ont  semées  d'un  geste  hardi  et  dont  les 
libertins  les  plus  sérieux  firent  leur  bagage  intellectuel». 
Charbonnel,  loc.  cit.,  p.  715-716. 

2.  La  France.  —  a)  Bodin.  —  Quoiqu'il  y  eût  des 
aclirisles  assez  nombreux,  à  Lyon  par  exemple,  cf.  Bus- 
son,  loc.  cit.,  p.  539  et  540  et  n.  2,  un  seul  écrivain 
est  nettement  tel,  Jean  Bodin  (1530-1596).  Cet  ex- 
carme,  relevé  de  ses  vœux  pour  les  avoir  prononcés 
avant  l'âge  canonique,  ce  juriste  qui  devait  publier 
un  traité  De  la  République,  Paris,  1577,  où  il  s'efforce 
de  montrer  contre  Machiavel  que  l'homme  politique 
reste  soumis  au  droit  naturel  (cf.  R.  Chauviré,  Jean 
Bodin,  auteur  de  la  «  République  »,  Paris,  1914  ; 
L.  Feist,  Weltbild  und  Staatsidee  bei  Jean  Bodin, 
Halle,  1930;  J.  Moreau-Reibel,  Jean  Bodin  et  le  droit 
public  comparé  dans  ses  rapports  avec  la  philosophie  de 
l'histoire,  Paris,  1933),  qui  écrivit  une  Démonomanie 
des  sorciers,  1582,  où  il  a  toute  la  crédulité  de  son 
époque,  un  Universœ  nalurœ  theatrum,  1596,  a  écrit 
également  un  Colloquium  heplaplomeres  de  abdilis  re- 
rum  sublimium  arcanis,  où  il  attaque  la  divinité  de 
Jésus-Christ.  Marguerite  de  Navarre  (1492-1549),  avait 
professé  le  platonisme  mystique,  Postel,  un  platonisme 
rationnel  :  il  avait  voulu  réaliser  l'unité  religieuse  de  la 
terre,  De  orbis  terrœ  concordia,  1542,  en  montrant  que 
toutes  les  vérités  enseignées  par  le  christianisme,  y 
compris  les  mystères,  se  démontrent  rationnellement. 
Bodin  a  repris  l'idée  de  Postel,  mais  en  la  dépassant. 
S'il  veut  réaliser  l'unité  religieuse  des  esprits,  c'est 
dans  la  religion  purement  naturelle.  Distinguant  la 
raison  de  la  foi,  il  établit  que  les  vérités  de  la  foi  ne 
sauraient  avoir  aucune  autorité  fondée.  Il  soumet  à 
une  âpre  critique  les  religions  positives,  judaïsme,  isla- 
misme mais  surtout  le  christianisme  et,  dans  le  chris- 
tianisme, la  divinité  de  Jésus-Christ.  Sa  critique  est 
moderne:  il  attaque  la  valeur  historique  des  Évangiles, 
nie  la  valeur  probante  des  miracles  et  des  prophéties; 
il  conteste  que  la  vie  et  «  la  mort  de  Jésus  soient  d'un 
Dieu  »  et  que  même  le  Christ  ait  eu  conscience  de  sa 
divinité.  Mais  il  affirme  Dieu,  les  anges  et  les  démons, 
la  création  et  la  providence,  ainsi  que  l'immortalité 
de  l'âme,  toute  la  religion  naturelle.  «Sous  une  forme 
diffuse  et  savante,  dit  H.  Busson,  qui  consacre  à  Bodin 
le  chapitre  xvn  de  son  livre,  l' Heplaplomeres  est  la 
somme  de  la  théologie  libertine  de  la  Renaissance.  » 
P.  565.  L' Heplaplomeres  cependant  ne  fut  publié  pour 
la  première  fois  qu'en  1841,  à  Berlin,  par  Guhrauer;  en 
1914, R.  Chauviré  en  a  publié  des  extraits  en  français, 
Colloque  de  Jean  Bodin.  Des  secrets  cachez  des  choses 
sublimes,  Paris.  Le  livre  circula  cependant  manuscrit, 
assez  pour  que  Bodin  eût  au  xvne  siècle  la  réputation 
d'un  achrisle.  Cf.  A.  Garosci,  Jean  Bodin;  polilica  e 
diretlo  nel  rinascimento  francese,  Milan,  1934. 

b)  Montaigne.  —  Si  V Heplaplomeres  est  surtout  un 
témoin,  les  Essais  de  Montaigne  sont  «  un  livre  dont 
les  libertins  ont  fait  pendant  deux  siècles  leur  bréviaire 
et  qui  n'a  pas  cessé  d'être  encore  aujourd'hui  le  meil- 
leur instrument  que  la  littérature  de  notre  pays  nous 
présente  pour  former  des  esprits  libres  »,  c'est-à-dire 
incroyants.  G.  Lanson,  Les  essais  de  Montaigne,  Paris, 
s.  d.  (1930).  Catholique  de  pratique  —  et  de  volonté, 
quoi  qu'en  aient  dit  le  Dr  Armaingaud  et  A.  Gide, 
Essai  sur  Montaigne,  Paris,  1929  —  il  a  écrit  un  livre 
«  incroyant  ».  Lanson,  ibid.,  p.  264.  Il  est  loin  de  s'at- 
taquer à  quelque  dogme,  mais  séparant,  lui  aussi,  la 
foi  en  dehors  de  laquelle  il  n'y  a  point  de  certitude,  de 
la  raison,  qui  ne  peut  nous  en  donner  aucune,  il  livre 
la  foi  sans  défense  aux  attaques  de  l'incrédulité.  D'un 

DICT.    DE   T1IF.OI..  CATHOL. 


côté,  il  sépare  également  la  religion  de  la  vie;  c'est 
d'une  sagesse  tout  humaine,  de  bonne  qualité  humaine, 
ne  se  rattachant  précisément  à  aucune  école  philoso- 
phique, qu'il  fait  la  source  profonde  des  pensées  et  des 
actes.  S'il  est  sceptique  en  théorie  sur  la  valeur  de  la 
raison,  il  ne  l'est  pas  sur  la  valeur  de  la  raison  pra- 
tique; il  ne  pense  guère  au  péché  originel.  L'homme, 
en  suivant  simplement  sa  nature  raisonnable,  peut 
réaliser  un  idéal  d'honnêteté,  qui  n'aura  peut-être 
rien  de  transcendant  mais  qui  lui  assurera  la  vraie 
récompense  de  toute  vie,  les  joies  de  la  conscience. 
Cf.  J.  Plattard,  Montaigne  et  son  temps,  Paris,  s.  d. 
(1933);  M.  Villey,  Montaigne  devant  la  postérité,  Paris, 
1935. 

c)  Charron.  —  Les  mêmes  leçons  se  dégagent  de 
l'œuvre  de  Pierre  Charron  (1541-1603).  Ce  chanoine, 
qui  copie  Montaigne,  Juste  Lipse,  du  Vair,  cet  apolo- 
giste du  catholicisme  (cf.  Les  trois  vérités,  1593),  sépare 
la  religion  de  la  morale  dans  son  livre  intitulé  Sagesse, 
1601  :  il  donne  comme  base  à  l'éthique  la  nature  hu- 
maine; la  morale  est  la  perfection  de  l'homme  comme 
homme.  C'est  donc  la  sécularisation  de  la  morale. 
Cf.  Dcdieu,  Les  origines  de  la  morale  indépendante,  dans 
Revue  pratique  d'apologétique,  juin-juillet  1909.  Dans 
ce  même  livre,  il  met  également  bien  au-dessus  des 
religions  positives,  à  l'exception  de  la  chrétienne,  — 
mais  les  lecteurs  prendront-ils  l'exception  au 
sérieux?  —  la  religion  naturelle,  celle  «  de  l'homme 
comme  homme  ».  Heureusement,  ayant  professé  dans 
les  Trois  vérités,  dans  ses  Discours  chrétiens,  1601,  et 
surtout  dans  Sagesse,  un  certain  agnosticisme,  concer- 
nant la  nature  divine  et  l'immortalité  de  L'âme,  encore 
que  parlai!  eût  nuià  la  foi  en  lui  refusant  l'appui  de 
la  raison,  il  conclut,  plus  ou  moins  logiquement, 
qu'étant  donné  la  misère  de  la  raison,  il  faut  s'en  tenir 
à  la  vieille  doctrine  de  l'Église.  Malgré  cela  son  œuvre 
porta  ses  fruits  naturels  et  Garasse  la  déclarera 
«  traîtresse,  brutale,  cynique,  athéiste,  libertine  ».  Voir 
ici,  t.  xii,  col.  1906-1916. 

Note  sur  «  les  Trois  Imposteurs  ».  —  Au  xine  siècle, 
en  face  du  conte  des  Trois  anneaux  qui,  rapprochant 
les  trois  religions  monothéistes  :  christianisme,  ju- 
daïsme, islamisme  et  attribuant  à  chacune  une  origine 
divine,  conclut  à  la  tolérance,  on  parle  du  blasphème 
des  Trois  Imposteurs  :  Moïse,  Jésus-Christ,  Mahomet, 
auraient  sciemment  trompé  le  peuple  en  se  donnant 
dans  une  mesure  inégale  mais  également  fausse  comme 
les  messagers  de  Dieu.  L'on  parla  d'abord,  d'un  propos, 
puis  d'un  livre,  attribué  successivement  aux  person- 
nages suivants  :  Avcrroës,  Frédéric  II  de  I  lohen- 
staufen  ou  son  secrétaire  Pierre  des  Vignes,  Simon  de 
Tournai,  Arnauld  de  Villeneuve,  Symphorien  Cham- 
pier,  Pomponace,  Cardan,  Bernardino  Ochino,  Herman 
Ryswick,  Boccace,  le  Pogge,  Pierre  Arétin,  Machiavel, 
Rabelais,  Érasme,  Dolet,  Guillaume  Postel,  Campa- 
nella,  Muret,  Bruno,   Yanini,  Hobbes,   Spinoza... 

Si  l'on  en  croit  Lange,  Histoire  du  matérialisme,  trad. 
Pominerol,  1877,  t.  i,  p.  471,  n.  22,  le  propos  aurait  été 
inventé  et  répandu  à  dessein  «  pour  faire  délester  les 
libres-penseurs  »  et  aurait  mis  «  une  arme  terrible  entre 
les  mains  des  mendiants  ».  Il  est  difficile  cependant  de 
nier  que,  dès  le  xnie  siècle,  le  propos  eût  été  tenu. 
Grégoire  IX  l'attribue  formellement  à  Frédéric  II  : 
«  Quod  ille  rex  pestilenlise  dixit  :  A  tribus  impostoribus, 
scilicel  Jesu  Chrislo,  Moyse  et  Mahomete,  lolum  mun- 
dum  fuisse  deceplum.  Ad  Mogunt.  archiep.,  anno  1239, 
dans  Huillard-Bréholles,  Hisloria  diplomalica  Fride- 
rici  secundi,  t.  v,  p.  336.  Frédéric  II  aurait  pris  le  mot 
de  Simon  de  Tournay,  théologien  qui,  par  virtuo- 
sité de  dialecticien,  aurait  avancé  que  Jésus  était  un. 
imposteur,  afin  d'avoir  à  ruiner  cette  affirmation. 
Cf.  A.  Rambaud,  L'empereur  Frédéric  II,  dans  Revue 
des  Deux-Mondes,  1887,  t.  iv,  p.  4 45.   L'empereur  se 


Xlll 


55. 


17  1!» 


RATIONALISME.    LES    LIBERTINS    DU    XVII*    SIECLE 


1720 


défendit  d'ailleurs  d'avoir  tenu  ce  blasphème,  et  Inno- 
cent IV  ne  le  lui  attribua  pas  lorsqu'il  le  condamna 
au  concile  de  Lyon,  1245. 

Quant  au  livre,  au  moment  où  l'on  commença  à 
parler  de  lui  il  n'existait  certainement  pas.  Merscnne 
prétend  en  avoir  eu  entre  les  mains  un  texte  arabe, 
mais  il  ne  connaissait  pas  l'arabe  et  il  était  facile  à 
tromper.  Dans  une  Lettre  au  président  Bouhier,  datée 
du  10  juin  1712  et  qui  se  lit  à  la  suite  des  Menagiana 
réédités, .t.  iv,  p.  283-312,  LaMonnoye  affirmera  encore 
qu'au  xve  et  au  xvia  siècle  des  écrivains  ont  répété  le 
thème  fondamental  du  fameux  livre,  mais  que  ce  livre 
n'exista  jamais.  En  1712  cependant,  il  pouvait  exister. 
Ce  n'est  point  évidemment  le  livre  intitulé  Les  trois 
imposteurs  et  qui  circula  en  France  à  partir  de  1785. 
Ce  livre  est  un  extrait  d'un  ouvrage  intitulé  :  La  vie 
et  l'esprit  de  M.  Benoît  de  Spinoza,  in-12,  paru  en  1719 
en  très  peu  d'exemplaires.  La  Vie,  qui  était  du  médecin 
Lucas  parut  de  nouveau  à  Hambourg  en  1735  ;  l'Esprit 
fut  publié  également  à  part  sous  le  titre,  Les  trois 
imposteurs.  Six  chapitres  :  I.  De  Dieu.  Fausses  idées 
que  l'on  a  de  la  divinité,  parce  qu'au  lieu  de  consulter 
le  bon  sens  et  la  raison,  on  a  la  faiblesse  de  croire  aux 
imaginations  des  gens  intéressés  à  tromper  le  peuple. 
ii.  Des  raisons  qui  ont  engagé  les  hommes  à  se  figurer 
un  être  invisible  qu'on  nomme  Dieu.  De  l'ignorance 
des  causes  physiques  et  de  la  crainte  produite  par  des 
accidents  naturels  est  née  l'idée  de  l'existence  de  quel- 
que puissance  invisible  :  idée  dont  la  politique  et 
l'imposture  n'ont  pas  manqué  de  profiter,  ni.  Toutes 
les  religions  sont  l'ouvrage  de  la  politique.  Conduite  de 
Moïse  pour  établir  la  religion  judaïque.  Examen  de  la 
naissance  du  Christ,  de  sa  politique,  de  sa  morale,  de 
sa  réputation  après  sa  mort.  Artifices  de  Mahomet 
pour  établir  sa  religion;  succès  de  cet  imposteur,  plus 
grands  que  ceux  du  Christ.  Cf.  Lanson,  Questions 
diverses  sur  l'histoire  de  l'esprit  philosophique  en  France 
avant  1750,  dans  Revue  d'histoire  littéraire,  1912, 
p.  19  sq.  Mais  en  1716,  Arpe,  dans  une  Réponse  à  la 
dissertation  de  La  Monnoije,  Leyde,  affirmait  avoir  eu 
entre  les  mains,  en  1706,  à  Francfort,  un  manuscrit 
latin  —  dix  cahiers  in-8°  —  des  Trois  Imposteurs. 
Renouard,  Catalogue  de  la  bibliothèque  d'un  amateur 
soutint  qu'Arpe  était  tout  simplement  l'auteur  de  ce 
manuscrit.  Or,  vers  1689,  Trentzelius,  au  dire  de  l'un 
de  ses  amis,  aurait  fourni  d'un  manuscrit  latin  de 
même  titre  une  description  correspondant  exactement 
à  la  description  faite  par  Arpe.  Le  Journal  des  savants 
de  1691,  p.  327,  annoncera  comme  venant  de  paraître  : 
Joannis  Frederici  Meyer  dissertationes  seleclœ  Kilo- 
nienses  et  Hamburgenses,  quibus  prsemitlilur  prislino 
de  libro  De  tribus  imposloribus  commenlarius,  una  cum 
sciographa  et  parle  cjusdem  libri,  Francfort,  in-4°.  Au 
début  du  xixe  siècle,  on  connaissait  t  rois  copies  manus- 
crites du  livre  dont  l'une  avait  été  publiée  à  Vienne 
chez  Straube,  en  1753,  et  dont  une  autre,  vendue  chez 
le  duc  de  la  Vallière  en  1784,  fut  publiée  à  Paris  en 
1861,  De  tribus  imposloribus,  27  pages  de  texte  et 
notes  i-lv  et  29-75,  par  Philomneste  Junior  (G.  Bru- 
net);  une  traduction  française  fut  publiée  par  le  même 
en  1867.  Le  texte  latin  fut  réédité  par  Weller  à  Hcil- 
bronn  en  1876  :  De  tribus  imposloribus...,  zweite,  mit 
einem  ncuen  Vorworl  versehene  Au/lage,  39  p.  in-12. 

Le  manuscrit  était  daté  de  1598,  mais  c'est  évidem- 
ment une  date  supposée.  11  est  question  dans  le  livre 
de  saint  Ignace,  canonisé  en  1622,  des  Chinois,  «  qui 
Boni  seulement  entrés  dans  la  littérature  courante 
avec  l'édition  de  1595  des  Essais  et  par  une  simple  note 
de  Montaigne  »,  de  la  question  de  L'intelligence  des 
animaux  qui,  mise  en  route  vers  1596,  ne  deviendra 
populaire  que  vers  1645  et  enfin  des  Védas  el  avec 
une  précision  que  l'on  ne  pouvait  avoir  en  l:V.),S.  I.st  il 
delà  fin  du  xvne  siècle?  Du  commencement  du  x\  IH»1 


Ce  livre  nie  simplement  la  valeur  des  religions  posi- 
tives et  tend  à  réduire  la  religion  à  un  déisme  très 
large.  Comment  choisir  entre  Jésus,  Moïse  ou  Maho- 
met? Et  à  quoi  bon?  Si  Dieu  existe  —  car  le  monde 
peut  s'expliquer  sans  lui,  par  la  série  indéfinie  des 
causes,  et  le  consentement  universel  a  pour  source 
l'autorité  des  princes  dont  la  croyance  en  Dieu  favo- 
rise l'action  -  qu'a-t-il  à  faire  des  pratiques  du  culte? 
Il  ne  peut  exiger  que  l'homme  l'aime,  puisqu'il  a  créé 
le  mal  dans  le  inonde,  tenté  l'homme  et  permis  sa 
chute,  sacrifié  son  propre  (ils.  On  retrouve  ici  la  pensée 
de  Y Heptaplomeres  et  des  Quatrains  du  déiste.  Voir 
plus  loin.  Cf.  H.  Iiusson,  La  pensée  religieuse  française 
de  Charron  à  Pascal,  Paris,  1932,  p.  94  sq. 

On  trouvera  une  bibliographie  abondante  sur  la  plupart 
de  ces  questions  et  de  ces  personnages  dans  les  ouvrages 
cites  de  :  J.-Il.  C  îarbonnel,  p.  O-UU  et  de  H.  Basson  :  Les 
sources...  du  rationalisme,  p.  635-654.  Voir  particulièrement 
Du  Plessis  d'Argentré,  Colleclio  judiciorum  denovis  erroribus 
gui  nh  inilio  duodecimi  seculi  posl  incarnationem...  usque  ad 
anniim  1632,  in  Ecclesia  proscripli  sunt  et  nolali,  Paris, 
1724-1736,  :i  vol.  in-fol. ;  Reinmann,  Historia  universalis 
atheismi  et  atheorum  falso  et  merito  suspectorum  apud  judœos, 
ethnicos,  chrisiianos,  mahumedanos,  ordine  chronoloqico  des- 
cripta  cl  a  suis  iniliis  ad  nostra  tempora  deducta,  Hildesheim, 
1725,  in-S»;  J.  Burckhardt,  Oie  Kulturder  Renaissance  in  Ita- 
lien, Stuttgart,  1860,  trad.  franc.  M.  Schmitt,  La  civilisation 
italienne  au  temps  de  la  Renaissance,  Paris,  1885, 2  vol.  in-8°; 
Lecky,  Historg  oj  the  ri.se  and  influence  cij  rationalisai  in  Eu- 
rope, 2  vol.,  Paris,  1900;  Cournot,  Considérations  sur  la  mar- 
che des  idées  et  des  événements  dans  les  temps  modernes,  texte 
revu  et  présenté  par  F.  .Ment ré,  2  vol.,  Paris,  s.d.  (1934), 1. 1; 
les  Flistoires  de  la  philosophie,  dont  É.  Bréhier,  t.  i  :  Anti- 
quité et  Moyen  Aqe,  Paris,  1930;  les  Histoires  de  la  littérature 
française  au  XVIe  siècle;  le  Dictionnaire  deBayle;  le  Diction- 
naire philosophique  de  Franck;  la  France  protestante  de 
Haag...,les  diverses  Revues  de  l'histoire  de  la  philosophie  et 
des  lettres,  en  particulier  Revue  des  éludes  rabelaisiennes, 
1903-1912;  Revue  du  XVIe  siècle,  1913...;  Revue  de  la  Renais- 
sance, 1902-1906;  Humanisme  et  Renaissance,  1. 1  et  n,  1934- 
1935. 

IV.  AU  DIX-SEPTIÈME  SIÈCLE  :  LIBERTINS  ET  ES- 
PRITS forts.  —  1°  Idée  générale.  —  Dans  l'histoire  du 
rationalisme,  le  xvne  siècle  semble  marquer  un  temps 
d'arrêt.  Cela  tient  à  l'effort  déployé  par  l'Église  pour 
ressaisir  les  esprits,  à  toute  la  poussée  rel  igieuse  connue 
sous  le  nom  de  Contre-Réforme,  et  aussi  au  carac- 
tère religieux  des  gouvernements  :  partout  il  y  a  une 
Église  d'État,  donc  une  censure  et  des  peines.  En  réa- 
lité, les  incrédules  ne  manquent  pas,  mais  ils  se  dissi- 
mulent plus  ou  moins.  Ils  ne  constituent  pas  d'ailleurs, 
une  secte,  au  credo  bien  précis,  bien  délimité,  mais  plu- 
tôt un  courant.  Ce  qu'ils  ont  de  commun,  c'est  la 
tendance  à  rejeter  l'autorité  de  la  révélation  et  de 
l'Église,  de  son  enseignement  et  de  sa  morale.  Leurs 
contemporains  ne  s'y  sont  pas  trompés;  ils  les  appe- 
lèrent libertins,  c'est-à-dire,  affranchis  des  croyances 
et  des  règles  morales  traditionnelles.  Vers  la  fin  du 
siècle,  prévaudra  le  nom  d'esprits  forts;  un  peu  tout  le 
long  du  siècle,  on  les  appellera  aussi  parfois  beaux 
esprits.  Quelques-uns  écrivent  en  elïct  et  fréquentent 
les  milieux  littéraires.  On  les  suit  surtout  en  France. 
Ils  sont  les  héritiers  de  la  pensée  du  xvi«  siècle,  qui 
survit  un  temps  au  milieu  d'eux,  comme  on  l'a  vu, 
c'est-à-dire,  des  Padouans,  des  épicuriens,  des  stoï- 
ciens —  sans  cependant  se  préoccuper  comme  eux  des 
problèmes  métaphysiques  —  les  héritiers  aussi  des 
sociniens;  mais  ils  seront  surtout  les  héritiers  de  Mon- 
taigne et  de  Charron.  Ils  évolueront  d'ailleurs. 

2°  Les  libertins.  —  1.  Ceux  du  début  sont  de  qualité 
nettement  inférieure.  Ce  sont  ceux  dont  le  jésuite 
Garasse,  La  doctrine  curieuse  des  beaux  esprits  de  ce 
temps,  1623,  in- 4",  el  Merscnne,  Qua-sliones  ccleberri- 
mic  in  Gcnesim,  1623,  in  fol.,  L'impiété  des  déistes  et 
libertins  du  temps  combattue  et  renversée  de  point  en 
point  par  des  raisons  Urées  de  la  philosophie  et  de  la 


1721 


RATIONALISME.    LES    LIBERTINS    DU     XYII*   SIÈCLE 


1722 


théologie,  1624, 2  vol.  in-8°;  Lessius,  De  providentia  Nu- 
minis  et  animi  immortalilate,  libri  duo  adversus  alheos  et 
polilicos,  Anvers,  1613,  in-8°,  ont  dénoncé  ou  réfuté  — 
Garasse,  on  sait  avec  quelle  violence — les  erreurs. Voir 
aussi  :  Mersenne,  Vérité  des  sciences,  1625;  Correspon- 
dance, publiée  par  Mme  P.  Tannery,  t.  i,  1617-1627, 
Paris,  1934:  J.  de  Selhan,  Les  deux  vérités,  1626.  Non 
seulement  ces  libertins  n'ont  plus  cette  érudition  ou  ce 
sens  métaphysique  qui  caractérisaient  les  hommes  du 
xvie  siècle,  mais  ils  professent  l'incrédulité  sous  sa 
forme  la  plus  vulgaire. 

Blasphémateurs  —  sur  le  scandale  du  blasphème  à 
cette  époque,  cf.  Busson,  De  Charron  à  Pascal,  c.  i, 
§  ii  —  vulgaires  débauchés,  se  moquant  des  miracles, 
des  mystères,  niant  la  divinité  de  Jésus-Christ,  s'ils 
acceptent  Dieu,  ils  n'acceptent  ni  sa  providence,  ni  sa 
justice,  ni  l'immortalité  de  l'àme  et  la  notion  de  péché 
est  loin  d'eux.  Ils  ont  peu  écrit.  Cf.  les  publications 
bien  connues  de  F.  Lachèvrc;  leur  doctrine  fonda- 
mentale semble  contenue  dans  la  pièce  appelée  Les 
quatrains  du  déiste  ou  V  Anti-Bigot,  publiée  pour  la  pre- 
mière fois  par  F.  Lachèvre  dans  son  Voltaire  mourant, 
et  au  t.  ii  du  livre  dont  il  va  être  parlé  :  Le  libertinage 
devant  le  Parlement  de  Paris.  Le  procès  de  Théophile  de 
Viau,  11  juillet  1623-1"  septembre  1625,  Paris,  1909, 
2  in-4°.  Ces  1 06  quatrains  s'élèvent  d'abord  contre  l'idée 
que  le  «  bigot  »  se  fait  de  Dieu  :  le  superstitieux  (le 
croyant)  n'est-il  pas  insensé  d'imaginer  Dieu  constant 
et  variable,  gouvernant  le  monde  et  cédant  aux  pas- 
sions, tout  comme  un  homme?  (3-4)  effronté,  d'exalter 
son  amour  et  de  le  voir  plus  cruel  qu'un  barbare?  (5-6) 
Il  n'y  a  pas  d'enfer.  Si  Dieu  est  infiniment  bon,  quelle 
vraisemblance  qu'il  punisse  d'un  châtiment  éternel? 
S'il  est  juste,  peut-il  punir  plus  que  l'offense  ne  le 
mérite?  (7-14).  N'a-t-il  pas  d'ailleurs,  puisqu'il  est 
prescient,  accepté  d'être  offensé?  (41-43).  Il  serait  peu 
glorieux  pour  lui  d'user  à  ce  point  de  sa  puissance 
contre  un  inférieur  (58-62,  68-71).  L'enfer  n'est  qu'une 
invention  des  religions  (72).  Si  l'invention  est  utile  en 
ce  que  la  crainte  oblige  ceux  qui  ne  réfléchissent  pas  à 
dompter  leurs  passions  (52),  ceux  qui  pensent  savent  à 
quoi  s'en  tenir  (78-83).  Que  le  déiste  écoute  la  nature 
et  ne  se  mortifie  pas.  Si  Dieu  lui  réserve  un  bonheur 
infini,  pourquoi  lui  interdirait-il  les  bonheurs  d'ici-bas? 
(84-86).  Sans  crainte  et  sans  espoir  de  récompense, 
comme  le  demande  la  vraie  vertu  qui  n'est  «  ni  servile, 
ni  mercenaire  »,  tandis  que  le  bigot  n'agit  que  dans  la 
crainte  ou  dans  l'espoir  du  gain  (92-101),  en  paix  avec 
tout  le  monde  tandis  que  le  bigot  ne  cesse  de  condam- 
ner (102-103),  le  déiste,  au-dessus  de  l'athée,  car  il 
adore  Dieu,  est  également  au-dessus  du  bigot,  car  il 
adore  Dieu  en  vérité  (106).  Cette  pièce  qui  circula 
manuscrite  eut  assez  de  succès  pour  que  Mersenne  crût 
devoir  y  répondre  par  les  deux  volumes  de  son  Impiété 
des  déistes.  Y  eut-il  alors  des  athées?  En  1623,  .Mer- 
senne dans  ses  Quœsliones  celeberrimse  en  compte 
50  000  à  Paris;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  l'on 
désigne  alors  du  nom  d'athées  tous  ceux  qui  ne  par- 
tagent pas  toutes  les  croyances  chrétiennes. 

L'écrivain  qui  donne  le  mieux  l'idée  de  ces  libertins, 
fanfarons  de  vice  et  d'impiété  est  ce  Théophile  de 
Viau  (1590-1626),  dont  F.  Lachèvre  a  publié  la  plu- 
part des  œuvres.  Cf.  op.  cil.  Ce  huguenot  de  bonne 
famille,  poète  non  dépourvu  de  talent,  libertin  de  très 
bonne  heure,  scandalisant  par  ses  débauches  et  ses 
propos  impies,  ayant  néanmoins  ses  entrées  à  la  cour 
de  Marie  de  Médicis  et  la  protection  du  grand  amiral 
Montmorency,  finit  par  être  compromis  comme  l'un 
des  auteurs  des  recueils  licencieux  qui  se  multipliaient 
alors.  Cf.  Lachèvre,  Les  recueils  de  poésies  libres  et  sati- 
riques publiées  de  1600  à  la  mort  de  Théophile,  1626, 
Paris,  1914.  Exilé  de  Paris  en  1619,  obligé  de  passer  en 
Angleteire  en  1620,  il  en  revient  converti  au  catholi- 


cisme en  1622.  A  propos  de  la  publication  du  Parnasse 
salyrique  en  avril  1623,  il  ne  put  échapper  à  Garasse 
qui  dénonçait  ce  livre  comme  «  une  boutique  de  toute 
impiété  et  saleté  »,  et  à  Mathieu  Molé;|il  était  condam- 
né le  19  août  1623  par  le  Parlement  de  Paris  à  être 
brûlé  vif  pour  les  «  impiétés,  blasphèmes  et  abomina- 
tions »  de  ses  poèmes.  Il  se  sauvait  du  bûcher,  mais 
appréhendé  le  13  septembre  de  la  même  année,  il  était 
condamné  le  1er  septembre  1625  au  bannissement  à 
perpétuité.  Il  mourut  en  septembre  1G26.  Cf.  La- 
chèvre, op.  cit.;  C.  Vergniol,  L'affaire  Théophile  de 
Viau,  dans  Revue  de  France,  1er  novembre  1925,  p.  77- 
104;  Perrens,  Les  libertins  en  France  au  xvna  siècle, 
Paris,  s.  d.  (1896),  in-8°. 

2.  Gassendi?  ■ —  Faut-il  compter  Gassendi  (1592- 
1655),  parmi  les  libertins?  Si  ce  professeur  de  philo- 
sophie aristotélicienne  combattit  l'aristotélisme  enlui 
opposant  toutes  les  objections  possibles  dans  ses 
Exercilaliones  parudoxœ  adversus  Arislolelem,  Aix, 
1624,  s'il  contredit  Descartes,  repoussant  avant  tout 
l'innéisme  et  soutenant  l'empirisme,  Disquisitio  mela- 
phijsica  seu  dubitaliones  et  inslantiœ  adversus  Renati 
Carlesii  melaphysicam  et  Responsa,  Amsterdam,  1644, 
s'il  restaura  î'épicurisme  :  De  vita  et  moribus  Epicuri, 
libri  oclo,  Lyon,  1647;  Animadversioncs  in  librum  deci- 
mum  Diogenii  Laërtii  qui  est  de  vita, moribus  placitisque 
Epicuri.  Continent  autem  quas  ille  1res  slatuil  partes  : 
1.  Canonicam;  II.  Physicam;  III.  Elhicam,  Lyon, 
1649,  il  ne  restaura  pas  l'irréligion  et  le  matérialisme 
d'Épicure,  comme  le  prouve  son  Syntagma  philoso- 
phise  Epicuri  cum  refutationibus  dogmatum,  qute  con- 
tra fidem  christianam  ab  eo  asserla  sunt,  opposilis  per 
Pelrum  Gassendum,  Lyon,  1649.  S'il  avait  en  effet 
restauré  le  système  atomiste  d'Épicure,  c'était  pour 
substituer  au  péripatétisme  le  système  philosophique 
qui  répondait  le  plus  complètement  aux  tendances 
empiriques  des  temps  modernes,  cf.  Lange,  op.  cit., 
1. 1,  p.  230,  et  non  pour  nuire  au  christianisme.  Il  rend 
même  I'épicurisme  chrétien.  A  l'origine  des  atomes,  il 
met  Dieu,  un  Dieu  personnel,  infiniment  parfait,  créa- 
teur et  providence;  écartant  l'hypothèse  arbitraire  du 
clinamen  qui  remet  tout  au  hasard,  il  montre  les 
atomes  doués  du  pouvoir  de  se  diriger  suivant  une  loi 
intime  et  de  réaliser  ainsi  le  plan  divin.  D'autre  part, 
il  reconnaît  à  l'homme  avec  une  âme  sensitive  maté- 
rielle, une  âme  raisonnable,  incorporelle  et  immortelle. 
Même  tentative  de  conciliation  en  morale  mais  avec 
moins  de  bonheur  :  le  plaisir,  dit-il,  est  le  souverain 
bien.  La  vertu  elle-même  ne  vaut  que  par  le  plaisir 
qu'elle  procure.  Tous  les  plaisirs  ne  sont  pas  à  recher- 
cher de  même  façon  :  seule  la  vertu  nous  donne  un 
bonheur  durable,  exempt  d'inquiétude  et  d'angoisse 
—  indolence  et  ataraxie  d'Épicure  —  et  de  qualité 
supérieure. 

3.  L'influence  de  Gassendi.  —  Gassendi  ne  fut  pas 
un  chef  d'école,  mais  il  exerça  une  grande  influence. 
En  1674,  un  de  ses  disciples,  François  Bernier,  donnera 
un  Abrégé  ae  la  philosophie  de  AI.  Gassendi;  il  devra 
le  rééditer  plusieurs  fois.  Bernier  avait  résumé  la  vraie 
doctrine  de  Gassendi  :  I'épicurisme  corrigé  par  l'Évan- 
gile. Beaucoup  se  contenteront  de  I'épicurisme  pur  et 
simple,  surtout  de  sa  morale,  tels  Chapelle,  Molière,  le 
prieur  de  Vendôme,  Chaulieu.  Les  gassendistes  se 
fondront  ainsi  avec  les  libertins.  Car,  si  la  condamna- 
tion de  Théophile  de  Viau  a  imposé  à  ceux-ci  quelque 
contrainte,  ils  n'ont  pas  cessé  de  se  multiplier.  D'au- 
cuns même  sont  demeurés  grossiers  et  cyniques  :  ainsi 
des  Barreaux,  neveu  de  ce  Geoffroy  Vallée,  d'Orléans, 
un  libertin  spirituel,  brûlé  en  1674  pour  les  audacieuses 
négations  de  sa  Béatitude  des  chrétiens  ou  Le  fléo  de  la  ' 
foi.  Cf.  Lachèvre,  Le  prince  des  libertins  :  Jean  Vallée 
des  Barreaux,  1599-1673,  Paris,  1907.  En  général 
cependant  une  évolution  se  produira  chez  eux;  avec 


1723 


RATIONALISME.    LES    LIBERTINS    DU    XVIIe    SIÈCLE 


1724 


raffinement  général  des  mœurs  ils  tendront  à  plus  de 
retenue.  D'autre  part,  à  moins  qu'ils  n'aboutissent  au 
scepticisme  sur  la  portée  de  l'esprit  humain,  c'est  à 
leur  raison  —  et  non  plus  à  leurs  seuls  instincts  ni, 
d'un  autre  côté  à  la  simple  érudition  —  qu'ils  remet- 
tront le  soin  de  déterminer  leur  attitude  à  l'égard  des 
grands  problèmes  que  pose  la  vie,  des  problèmes  reli- 
gieux comme  des  autres.  Évidemment,  leur  raison  se 
laissera  influencer  ou  par  leur  désir  d'une  vie  facile,  ou 
par  ce  sentiment  à  la  mode  que  la  distinction  de  l'esprit 
et  sa  force  consistent  à  nier  des  croyances  que  le  vul- 
gaire accepte  par  tradition.  Ainsi  finalement  se  forma 
le  libertin  «  honnête  homme  »,  homme  du  monde  ac- 
compli, trouvant  dans  sa  politesse  le  moyen  de  se 
contraindre,  ayant,  comme  le  dira  Molière,  «  des  clartés 
de  tout  »,  mais  n'acceptant  d'autre  lumière  que  sa  rai- 
son, ne  croyant  donc  pas  que  «  l'homme  passe  infini- 
ment l'homme  »  et  gagne  à  l'ascétisme,  n'acceptant  pas 
la  divinité  de  Jésus-Christ,  parce  que,  vraiment  d'une 
humanité  trop  humble,  pas  assez  chargée  de  grandeur, 
jugeant  même  que  la  raison  ne  pouvait  leur  donner  la 
certitude  de  l'existence  de  Dieu  et  de  l'immortalité  de 
l'âme.  On  reconnaît  ici  ce  Méré  à  qui  répondait  certai- 
nement Pascal,  lorsque  ses  Pensées  affirmaient  les 
«  trois  ordres  »  et  que  Jésus-Christ  avait  toute  la  gran- 
deur de  son  ordre  ou  qu'elles  donnaient  à  l'incrédule  le 
moyen  de  sortir  des  antinomies  où  il  prétendait  se 
heurter  :  «  impossible  que  Dieu  soit;  impossible  qu'il 
ne  soit  pas  »,  ou  qu'elles  signalaient  que  la  perfection 
mondaine  laisse  subsister  la  corruption  de  l'àme. 

Ces  libertins  écrivent  peu  :  ils  parlent.  Cf.  Divers 
propos  du  chevalier  de  Méré  en  1674-1675,  dans  Revue 
d'histoire  littéraire,  1922  sq.  Dans  V Encyclopédie,  ar- 
ticle Épicurc,  Diderot  énumère  les  principaux  salons 
libertins  du  xvne  siècle  français  :  rue  des  Tournclles, 
chez  Ninon  de  Lenclos  (1620-170.")),  qui  fut  persuadée 
toute  sa  vie  qu'elle  n'avait  pas  d'âme  et  qui  tint,  pour 
ainsi  dire,  école  d'incrédulité;  puis  à  Auteuil  où  se 
réunissaient  les  premiers  épicuriens,  disciples  de  Gas- 
sendi. Des  libertins  se  réuniront  plus  tard  à  Neuilly, 
et  bientôt  se  fondront  avec  d'autres  qui  se  réunissent 
à  Anet  et  au  Temple.  Parmi  eux,  Chapelle,  Chaulieu, 
les  Vendôme,  La  Fare,  Campistron.  A  Sceaux,  égale- 
ment, mais  c'est  un  monde  plus  élégant,  plus  ralliné. 
Cf.  M.  Magendic,  La  politesse  mondaine  et  les  théories  de 
l'honnêteté  en  France  au  XVIIe  siècle  de  1600  à  1660, 
Paris,  1935,  in-8°;  J.  Vianey,  L'éloquence  de  Bossuel; 
il.  L'apologie  des  dogmes  catholiques  contre  les  libcrlins; 
m.  Les  oraisons  funèbres,  dans  Revue  des  cours  et 
conférences,  28  février  1929,  p.  81-498;  sur  Gassendi  et 
ses  premiers  disciples,  voir  Sortais,  La  philosophie 
moderne  de  Bacon  à  Leibniz,  t.  u,  Paris. 

Parmi  ceux  de  ces  libertins  qui  ont  écrit,  quelques- 
uns  sont  à  citer  :  deux  qui  ont  des  traits  du  libertin 
sans  les  avoir  tous,  deux  médecins,  l'un,  auteur  de 
Lettres  utilisées  par  tous  les  historiens,  Guy  Pal  in 
(1601-1672),  frondeur  et  gallican,  l'homme  des  demi- 
réformes,  comme  dit  Sainte-Beuve,  qui  lui  consacre 
deux  articles,  Causeries  du  lundi,  t.  vin,  et  l'autre 
Naudé  (1600-1653),  érudil,  disciple  de  Crcmonini  et  de 
Machiavel  qui,  dans  son  Instruction  à  la  France  sur  la 
vérité  de  l'histoire  des  Frères  de  la  Rose-Croix,  1023; 
dans  {'Apologie  pour  les  grands  personnages  accusés  de 
magie,  1625;  dans  les  Considérations  politiques  sur  les 
coups  d'Étal,  1630,  donne  aux  questions  qu'il  pose  1rs 
solutions  des  Padouans  et  de  Machiavel,  mais  dont  la 
pensée  fuyante  ne  permet  pas  d'affirmer  qu'il  est  plei- 
nement libertin.  Cf.  Sainte-Beuve,  Portraits  littéraires, 
t.  n,  p.  466-512;  J.  Denis,  Sceptiques  et  libertins  au 
temps  de  Louis  XI  Y,  Caen,  1884,  p.  15-28.  Plus  reliai 
nement  libertin  est  ce  poète  Jean  Dehesnaull  (i  1682), 
le  conseiller  de  cette  Mme  Deshoulières  qui  attendit 
vingt-neuf  ans  avant  de  faire  baptiser  sa  Bile,  et  sur  le 


compte  duquel  Dubos  écrivait  à  Bayle  le  27  avril  1696  : 
«  C'était  un  homme  d'esprit  et  d'érudition,  débauché 
avec  art  et  délicatesse.  Mais...  il  se  piquait  d'athéisme 
et  faisait  parade  de  son  sentiment  avec  une  fureur  et 
une  affectation  abominables.  Il  avait  composé  trois 
différents  systèmes  de  la  mortalité  de  l'âme.  »  Cité 
par  P.  Hazard,  La  crise  de  la  conscience  européenne, 
1680-1715,  3  vol.  in-8°,  1935,  t.  i,  p.  168,  n.  1;  cf.  La- 
chèvre,  Les  œuvres  de  Jean  Dehénault,  parisien,  Paris, 
1922;  La  vie  de  Jean  Dehénault,  Paris,  1922,  in-8°.  De 
même  Cyrano  de  Bergerac  (1619-1655),  qui  est  peut- 
être  de  tous  les  libertins  de  ce  temps  le  plus  audacieux. 
Cf.  Lachèvre,  Œuvres  libertines  de  Cyrano  de  Bergerac, 
parisien,  1619-1655,  2  vol.,  Paris,  1921.  Dans  ses  œu- 
vres, surtout  L'autre  monde  qui  comprend  :  1°  Étals 
et  empires  de  la  Lune;  2°  Étals  et  empires  du  Soleil, 
et  où  il  a  pillé  Campanella  et  Morus,  non  seulement  il  re- 
jette le  géocentrisme  et  l'anthropocentrisme,  adopte 
toutes  les  conséquences  possibles  du  système  de  Gali- 
lée, y  compris  l'infinité  de  l'univers  et  la  pluralité  des 
mondes  habités,  attaque  les  jésuites,  mais  hanté, 
comme  beaucoup  de  ses  contemporains,  par  les  ques- 
tions de  Dieu,  de  l'àme,  de  la  création,  du  miracle,  il  fait 
siennes  les  solutions  les  plus  opposées  au  christianisme. 

Faut-il  ranger  parmi  les  libertins  ce  La  Mothe  Le 
Vayer  (1588-1672)  qui,  héritier  de  Mlle  de  Gournay, 
lille  adoptive  de  Montaigne,  a  poussé  jusqu'au  para- 
doxe le  système  de  Montaigne  et  prêché  la  «  sceptique 
chrétienne  ».  Cf.  Discours  pour  montrer  que  les  données 
de  la  philosophie  sceptique  sont  d'un  grand  usage  dans  les 
sciences,  1668;  Du  peu  de  certitude  qu'il  y  a  dans  l'his- 
toire, 1671.  On  sait  combien  son  livre  De  la  vertu  des 
païens  scandalisa  Port-Royal  et  que  ses  Cinq  dialogues 
d'Oratius  Tubero  semblent  mettre  toutes  les  reli- 
gions, sauf  la  chrétienne,  sur  le  même  pied.  Quant  à 
Méré  (1610-1685),  ce  type  du  libertin  «  honnête 
homme  »,  qui  se  vantera  —  à  tort  d'ailleurs  —  d'avoir 
appris  à  Pascal  l'esprit  de  finesse,  il  contribua  par  son 
exemple  à  répandre  cette  idée  que,  sans  être  chrétien 
et  sans  imiter  les  anciens,  par  lui-même,  l'homme  peut 
atteindre  une  véritable  perfection  et  vivre  en  paix  dans 
la  société  par  le  fait  seul  d'une  politesse  purement 
humaine.  Cf.  Œuvres  complètes  de  Méré,  publiées  par 
Ch.-H.  Boudhors,  Paris,  1930,  3  in-12;  Chamaillard, 
Le  chevalier  de  Méré,  Niort,  1921. 

Pour  finir,  l'ami  de  Ninon  de  Lenclos,  Saint-Évre- 
mond  (1610-1703),  avec  qui  s'éteint  le  type  du  libertin 
du  xvne  siècle.  C'est  un  «  honnête  homme  »,  à  la  Méré, 
plus  sensuel  cependant.  Il  «  ne  connut,  dit  de  lui 
P.  Hazard,  loc.  cit.,  p.  162,  d'autre  idéal  que  d'être 
libertin  :  aussi  eut-il  le  temps  de  devenir  le  libertin- 
type,  le  libertin  par  excellence,  apparaissant  comme 
tel  aux  Français  qui  le  regrettaient,  aux  Anglais  qui 
l'aimaient  et  aux  Hollandais  encore  chez  lesquels  il 
séjourna  longuement  ».  Cet  épicurien,  qui  entendait 
obéir  à  sa  raison,  mais  dans  lu  recherche  du  plaisir  et 
de  manière  à  conquérir  «  l'agréable  indolence  du  bon 
Épicure  »,  rejoignant  les  Padouans,  prétendait  n'abou- 
tir sur  Dieu,  sur  l'âme  qu'à  des  antinomies.  La  foi,  en 
dehors  de  la  raison,  nous  donne  seule  ces  certitudes. 
Cf.  Œuvres  de  Saint-Évreinond,  éd.  Planhol,  3  vol.  in- 
8»,  Paris,  1927. 

3°  Le  x  vme  siècle  préparé.  —  Mais  le  xvir»  siècle  n'a 
pas  seulement  prolongé,  en  l'affinant  pour  terminer,  le 
rationalisme  du  wic;  il  a  une  tout  autre  portée  :  il  a 
surtout  préparé  le  philosophisme  du  xvin*.  Le  philo- 
sophe du  XVIIIe  siècle  en  ciîet  n'est  pas  simplement  le 
libertin  prolongé  :  «  dans  Voltaire  il  y  aura  autre  chose 
et  plus  qu'un  libertin.  »  P.  Hazard,  loc.  cit.,  p.  169;  le 
mot  de  libertin  cesse  d'être  employé  dans  son  sens  an- 
térieur; il  ni'  signiiie  plus  que  le  débauché; l'incrédule 
devient  l'esprit  fort,  puis  le  philosophe.  Quatre  in- 
fluences sont  à  l'origine  de  cette  évolution  : 


1725        RATIONALISME.    LA    PRÉPARATION    DU    XVIIie    SIÈCLE         1726 


1.  Descartes  (1596-1650)  et  le  cartésianisme.  —  De- 
puis Huet,  Censura  philosophiœ  carlesianœ,  1689,  et 
Alnetanee  quœstiones  sive  de  concordia  rationis  et  fldei, 
libri  III,  1690,  et  depuis  Bossuet  qui  écrivait  à  ce 
même  Huet,  le  18  mai  1689  :  «  Ce  que  je  pense  de  la 
doctrine  de  Descartes?  Il  y  a  des  choses  que  j'im- 
prouve  fort,  parce  qu'en  effet  je  les  crois  contraires  à 
la  religion  t,  cf.  Brunetière,  Études  critiques,  5e  série, 
Jansénistes  et  cartésiens,  p.  176  sq.,  jusqu'à  nos  jours, 
personne  —  à  l'exception  de  L.  Dimier,  Descartes, 
1917,  p.  303,  qui  apporte  des  réserves  —  ne  croit 
pouvoir  nier  que  le  philosophisme  et  par  conséquent 
le  rationalisme  contemporains  se  rattachent  au  carté- 
sianisme. Pourtant,  quoi  qu'en  aient  dit  après  sa  mort 
quelques-uns  de  ses  contemporains  et  récemment 
M.  Leroy,  Descartes,  le  philosophe  au  masque,  Paris, 
1929,  2  vol.,  Descartes  n'est  pas  un  libertin  qui,  par 
crainte  des  sanctions  ecclésiastiques  et  civiles,  cache 
son  incrédulité,  ni,  quoi  qu'en  ait  dit  C.  Adam,  Vie  de 
Descartes  au  t.  xn  et  dernier  de  l'édition  Adam-Tan- 
nery  des  Œuvres  de  Descaries,  1897-1910,  12  vol.  in-8°, 
p.  553,  un  catholique  «  demeuré  de  la  religion  de  sa 
nourrice  »,  parce  que  «  c'était  là  quelque  chose  d'exté- 
rieur qui  tenait  surtout  aux  circonstances  et  ne  valait 
pas  la  peine  qu'on  en  changeât  ».  Sans  doute,  il  ne  fut 
pas  «  un  saint  qui  n'est  que  dévotion  »,  comme  dit  le 
même  M.  Leroy,  résumant  le  livre  d'A.  Espinas,  Des- 
cartes et  la  morale,  Paris,  1925,  2  vol.;  il  scandalisa 
même  des  catholiques  en  allant  vivre  en  Hollande, 
1628-1649,  cf.  G.  Cohen,  Écrivains  français  en  Hol- 
lande pendant  la  première  moitié  du  .xvne  siècle,  Paris, 
1920,  p.  357-692;  il  en  irrita  quelques  autres  par  ses 
attaques  contre  la  scolastique  ;  mais,  s'il  fut  un  croyant 
banal  en  regard  de  Pascal,  il  fut  néanmoins  un  croyant 
sincère.  Au  début,  dès  1626,  il  donna  même  à  ses  tra- 
vaux un  but  apologétique  et  si,  suivant  le  mot  de 
L.  Blanchet,  Les  antécédents  historiques  du  :  Je  pense 
donc  je.  suis,  Paris,  1920,  «  les  projets  du  savant  prirent 
bientôt  le  pas  sur  les  visées  de  l'apologiste  »,  jamais,  il 
n'écrivit  rien  que  pussent  condamner  les  théologiens 

—  on  sait  le  soin  avec  lequel  il  leur  soumit  ses  Médila- 
iioncs  de  prima  philosophia,  in  quibus  Dei  exislenlia  et 
animœ  immortalitas  demonslranlur,  1641,  par  crainte 
sans  doute  après  la  condamnation  de  Galilée,  mais 
aussi  par  conviction  sincère.  Évidemment,  il  ne  philo- 
sophe pas  en  tant  que  croyant;  mais,  comme  il  se 
refuse  à  «la  sceptique  chrétienne  »,  qui,  exagérant  la 
défiance  envers  la  raison  en  choses  de  foi,  détourne  la 
religion  de  la  pensée  et  lui  confie  la  direction  de  la  vie, 
comme  il  se  refuse  à  la  théorie  de  la  double  vérité, 
convaincu  qu'entre  la  foi  et  la  raison  bien  conduite 

—  sa  philosophie  par  conséquent  —  il  ne  peut  y  avoir 
de  conflit,  «  il  ne  lui  déplaît  pas  de  penser  que  son  sys- 
tème philosophique...  donnera  à  la  foi  une  précieuse 
confirmation.  Il  fait  même  de  la  philosophie  la  préface 
de  la  théologie...  en  ce  sens  qu'il  met  Dieu  au  point 
de  départ  de  sa  physique;  sa  mathématique  est  inter- 
dite aux  athées;  sa  métaphysique  prouve  l'existence 
de  Dieu  d'une  manière  aussi  certaine  que  2  fois  2 
font  4  ».  H.  Gouhier,  La  pensée  religieuse  de  Descartes, 
Paris,  1924,  p.  235.  Elle  montrait  aussi  que  l'âme, 
pensée,  et  le  corps,  étendue,  étaient  irréductibles  l'un 
à  l'autre.  La  philosophie  de  Descartes  apportait  donc 
à  la  religion  un  précieux  appui  contre  les  libertins 
sceptiques  et  négateurs.  Or,  au  premier  moment,  cela 
passa  inaperçu;  on  se  passionna  pour  des  questions  de 
détail,  les  tourbillons,  les  animaux-machines,  mais 
l'influence  profonde  fut  restreinte.  Cinquante  ans  plus 
tard,  tout  est  changé  :  le  cartésianisme  travaille  en 
faveur  du  rationalisme.  On  a  rejeté  la  métaphysique 
cartésienne  —  on  sait  les  critiques  qu'en  formulait 
déjà  Pascal  ■ —  mais  on  a  gardé  la  méthode  du  carté- 
sianisme et  ses  tendances  favorables  au  rationalisme. 


Descartes,  dira  Fontenelle,  «  a  amené  cette  nouvelle 
manière  de  raisonner  beaucoup  plus  estimable  que  sa 
philosophie  même  ».  Cf.  P.  Hazard,  op.  cit.,  p.  171-173. 
Non  seulement,  le  cartésianisme  a  achevé  de  discré- 
diter les  arguments  et  les  positions  traditionnels  des 
théologiens,  mais  son  esprit  est  la  confiance  en  la  rai- 
son. Cette  confiance,  Descartes  ne  la  créa  pas  sans 
doute,  cf.  G.  Lanson,  Le  héros  cornélien  et  le  généreux 
selon  Descaries,  dans  Revue  d'histoire  littéraire,  1894, 
p.  397,  mais  il  a  fait  de  la  raison  l'instrument  unique  de 
la  connaissance  certaine,  l'instrument  tout-puissant  du 
progrès  indéfini.  Et,  comme  les  vérités  de  la  foi  sont 
d'un  autre  ordre,  il  s'ensuit  qu'elles  sont  rejetées  du 
nombre  des  vérités  certaines  :  leur  acceptation  ne  dé- 
pendra que  de  la  volonté.  D'autant  plus  que,  par  res- 
pect plus  encore  peut-être  que  par  crainte,  Descartes 
les  a  mises  lui-même  en  dehors  de  son  doute.  Même 
conclusion  de  son  principe  de  l'unité  de  la  science,  de  la 
méthode,  laquelle  a  sa  première  application  dans  les 
mathématiques,  et  de  cet  autre  que  l'évidence  est  dans 
l'idée  claire  et  distincte.  Il  n'y  a  plus  de  préparation  ra- 
tionnelle à  l'acte  de  foi.  Par  ailleurs,  le  doute  métho- 
dique, qui  n'est  pour  Descartes  qu'un  procédé,  faisait 
appel  à  l'esprit  de  libre  examen  et  de  critique.  Reste  sa 
conception  mécanique  du  monde,  où  tout,  jusqu'à 
l'animal,  devient  machine.  Dans  ce  monde,  Pascal  le 
signalait  déjà,  il  n'y  a  plus  de  place  pour  la  providence 
particulière  et  Dieu,  vraiment  le  Dieu  des  philosophes 
et  des  savants,  n'est  plus  que  l'explication  de  l'ordre 
universel.  Sa  morale  enfin  est  une  sagesse  purement 
humaine.  D'abord  donnée  comme  une  «  morale  par 
provision  »,  Discours  sur  la  méthode,  1037,  IIIe  partie, 
puis  comme  définitive,  Lettres  <i  la  princesse  Elisabeth, 
Correspondance  avec  Chanut,  Traité  des  passions,  repo- 
sant sur  une  conception  raisonnée  de  l'homme  eu  tant 
qu'homme,  à  travers  Charron,  du  Vair,  Montaigne 
même,  elle  rejoint  les  morales  antiques.  Elle  est  en 
somme  une  morale  du  bonheur  et  île  la  tranquillité. 
Étudiant  l'homme  du  point  de  vue  social,  elle  lui 
commande  le  conformisme  social  et  le  juste  milieu,  un 
pur  relativisme  donc;  l'étudiant  en  lui-même,  elle  lui 
commande  la  constance  dans  la  volonté  :  une  fois  une 
décision  [irise,  s'y  tenir;  la  modération  dans  les  désirs 
et  la  soumission  aux  choses,  puisqu'elles  sont  réglées 
par  l'ordre  du  monde.  Cf.  P.  Mesnard,  La  monde  de 
Descartes,  Paris,  1936,  in-8°,  et  sur  Descartes  en  général 
.1.  Chevalier,  Descartes,  Paris,  1921  ;  G.  Sortais,  op.  cit., 
t.  m,  1929  ;  Larberthonnière,  Éludes  sur  Descartes, 
2  vol.  in-8°,  Paris,  1935  ;  G.  de  Giuli,  Carlesio,  Florence, 
1933;  Louis  Berthé  de  Bésaucèle,  Recherches  sur  l'in- 
fluence de  la  philosophie  de  Descartes  dans  l'évolution  de 
la  pensée  italienne  aux  dix-septième  et  dix-huitième 
siècles,  Paris,  1920;  M.  Nicholson,  The  early  stage  of 
Cartesianism  in  England,  dans  Sludies  in  philology, 
t.  xxvi,  3  juillet  1929. 

2.  Spinoza  (1632-1677)  «  le  premier  qui  ait  réduit 
l'athéisme  en  système  »,  dépasse  de  beaucoup  Des- 
cartes —  à  qui  le  rattachent  certains  caractères; 
cf.  P.  Lachèze-Rey,  Les  origines  cartésiennes  du  Dieu 
de  Spinoza,  1932  —  dans  ses  ouvrages,  dont  les  princi- 
paux sont  le  Tractatus  theologico-polfticus,  1  [ambourg, 
1670,  in-4°,  et  VEthica  ordine  geomelrico  demonstrata, 
qui  parut  dans  les  Opéra  posthuma,  ibid.,  1677.  Cf.  déli- 
vres de  Spinoza,  traduction  Saisset,  l'aris,  1870,  3  vol. 
in-12;  traduction  Ch.  Appuln,  Paris,  1904,3  vol.  in-8°; 
Spinoza  Werke,  édition  Gebhardt,  Heidelberg,  1923, 
4  vol.  in-8°.  Juif  élevé  dans  toutes  les  traditions  de  sa 
race,  ayant  traversé  des  milieux  chrétiens,  surtout  ceux 
affranchis  de  la  théologie  et  animés  de  l'esprit  socinien, 
connaissant  la  physique  et  la  philosophie  de  Descaries,  ' 
Spinoza  a  fait  une  critique  destructrice  des  religions 
révélées.  11  n'y  a  pas  d'autre  révélation  que  la  lumière 
naturelle  de  la  raison.  La  Bible  n'est  donc  pas  l'exprès- 


172 


RATIONALISME.    LA    P  H  É  P  A  RATION     DU    XVIII*   SIÈCLE        1728 


sion  d'une  révélation  divine  spéciale,  mais  bien  du  sen- 
timent religieux  d'Israël  aux  divers  moments  de  son 
existence.  Elle  est  donc  une  révélation  nationale  qui 
s'explique  par  ses  conditions  historiques.  Les  dogmes 
qui  y  sont  enseignés,  providence,  rétribution,  accom- 
modent à  la  faiblesse  des  humbles  des  réalités  que  leur 
entendement  ne  saurait  comprendre.  Il  en  est  de  même 
des  histoires  qu'elle  raconte.  Les  prophètes  sont  tout 
simplement  des  hommes  doués  d'une  imagination  plus 
vive.  Quant  aux  miracles,  ils  sont  une  illusion  des 
simples.  Le  cours  des  choses,  nalura  nalurala,  comme 
disait  G.  Bruno,  est  immuable.  Tous  les  miracles  de 
l'Écriture  sont  susceptibles  d'une  interprétation  natu- 
relle. A  quoi  serviraient-ils  d'ailleurs?  Une  doctrine 
n'a  d'autre  justification,  au  regard  du  sage,  que  sa 
conformité  avec  la  lumière  intérieure.  L'indépendance 
du  philosophe  à  l'égard  de  l'Écriture  est  donc  absolue 
et  la  Bible  doit  être  interprétée  comme  tout  autre 
ouvrage  humain,  non  pas  d'après  des  indications  prises 
du  dehors,  mais  en  elle-même.  Pour  cela,  il  faut  donc 
bien  connaître  l'histoire  de  la  langue  et  ses  lois;  celle 
de  l'Écriture  et  ses  caractères  généraux;  l'histoire  du 
canon,  et  aussi  de  chaque  auteur,  de  chaque  livre  pour 
en  établir  le  degré  exact  de  créance.  En  appliquant  ces 
règles,  Spinoza  arrivait  à  conclure  que  «  les  cinq  pre- 
miers livres  de  la  Bible  n'ont  point  été  écrits  par  Moïse, 
ni  ceux  de  Josué,  des  Juges,  de  Ruth,  de  Samuel,  des 
Rois  par  ceux  dont  ils  portent  le  nom,  que  les  auteurs 
du  Nouveau  Testament  l'ont  écrit  non  en  tant  qu'apô- 
tres, mais  comme  hommes  privés  :  cela  se  voit  à  leurs 
divergences.  La  religion  est  donc  indépendante  des 
croyances  théologiques,  des  rites,  où  les  Églises  l'en- 
ferment et  par  lesquels  elles  s'opposent,  et  l'État  n'a 
pas  à  prendre  parti. 

Mais  qu'est  donc  vraiment  ce  Dieu  au  nom  duquel 
prétendent  parler  les  religions?  Cf.  G.  Huan,  Le  Dieu 
de  Spinoza,  Arras,  1913.  Il  n'est  pas  le  Dieu  personnel, 
transcendant,  qui  a  créé  et  gouverne  librement,  inter- 
venant dans  le  cours  des  choses  pour  aboutir  à  des  fins 
voulues  par  lui.  Si  l'on  entend  par  substance  ce  dont  le 
concept  peut  être  conçu  sans  avoir  besoin  du  concept 
d'une  autre  chose,  et  par  attribut  ce  que  la  raison 
conçoit  dans  la  substance  même  comme  constituant 
son  essence,  Dieu  est  a  l'Être  absolument  infini,  la 
substance  unique  douée  d'une  infinité  d'attributs  dont 
chacun  exprime  une  essence  éternelle  et  infinie  ».  Des 
attributs  infinis  de  Dieu,  nous  ne  connaissons  que  la 
pensée  et  l'étendue.  Tout  ce  qui  existe  est  un  mode  de 
la  pensée  ou  de  l'étendue  divines.  Immanent  au  monde, 
Dieu  est  la  cause  universelle,  natiira  nalurans,  non  par 
un  acte  libre  de  sa  volonté,  mais  en  vertu  de  la  néces- 
sité qui  définit  son  être  et  suivant  un  ordre  qui  ne  peut 
être  autre. 

Mode  de  l'étendue  et  de  la  pensée  divines,  l'homme 
n'a  pas  à  devenir  le  saint  :  la  religion  se  réduit  à  la 
morale  et  la  morale  à  la  justice  et  à  la  charité,  mais  le 
sage  se  connaît  sub  specie  seternilatis,  en  son  essence 
éternelle,  et  il  aboutit  par  là  à  la  béatitude.  Cf.  V.  Bro- 
chard,  L'élernilé  des  âmes  dans  la  philosophie  de  Spinoza, 
Études  de  philosophie  ancienne  et  moderne,  p.  371  sq. 

L'influence  de  Spinoza  ne  fut  pas  grande  sur  les  pen- 
seurs de  son  temps  ou  sur  les  philosophes  du  xvme  siè- 
cle. On  le  trouvait  obscur.  Mais  ses  négations  agirent  sur 
les  jeunes  et  fortifièrent  L'incrédulité.  En  1731,  dans  sa 
prétendue  Réfutation  des  erreurs  de  Benoît  de  Spinoza. 
Avec  ta  vie  de  Spinoza  par  Jean  Coterus,  Bruxelles, 
in-12,  Boulainvilliers  tentera  même  de  vulgariser  les 
idées  de  V Éthique..  Sur  Spinoza,  cf.  L.  Brunschvicg, 
Spinoza  et  ses  contemporains,  3'  éd.,  Paris,  1923,  in-8°; 
Delbos, Le  spinozisme,  1926;  Van  der  Linden,  Mblio- 
grafie  van  Spinoza,  La  Haye,  1871;  J.-R.  Carré,  .Spi- 
noza, dans  Revue  des  cours  et  conférences,  1936,  en 
particulier,  30  juillet  :  La  religion  de  Spinoza. 


Après  Spinoza,  de  qui  les  contemporains  le  rappro- 
cheront déjà,  il  faut  citer  Malebranche  (1638-1715). 
Bien  que,  dans  sa  volonté,  ses  œuvres,  en  particulier, 
Recherche  de  la  vérité,  1 674-1675,  3  in-12,  Entretiens  sur 
ta  métaphysique  et  sur  la  religion,  Rotterdam,  1688, 
in-12,  et  Conversations  chrétiennes  dans  lesquelles  on 
justifie  la  vérité  de  la  religion  et  de  la  morale  de  Jésus- 
Christ,  Paris,  1670,  in-12,  fussent  une  apologie  des 
dogmes  chrétiens,  Arnauld,Bossuet,Fénelon  lui  repro- 
cheront d'avoir  fait  la  part  trop  grande  à  la  raison.  Et, 
comme,  dans  la  pensée  de  rendre  inattaquables  les 
dogmes  fondamentaux  du  christianisme,  incarnation, 
rédemption,  il  les  fait  nécessaires,  ainsi  il  aggrave  les 
difficultés  traditionnelles  touchant  la  déchéance  de 
l'homme  et  l'incarnation  et  il  fournit  des  armes  aux 
incrédules.  Bayle  en  usera.  Cf.  Gouhier,  La  philosophie 
de  Malebranche  et  son  expérience  religieuse,  Paris,  1926, 
in-8°;  E.  Allard,  Die  Angriffe  gegen  Descartes  und  Male- 
branche im  Journal  de  Trévoux,  1701-1715,  dans 
Abhandl.  zur  Philosophie  und  ihrer  Geschichte,  fasc.  43, 
1924. 

3.  Le  progrès  scientifique. — 11  a  commencé  au  xvre  siè- 
cle. Sous  l'influence  de  Copernic,  Telesio,  Giordano 
Bruno,  après  d'autres,  la  physique  péripatéticienne  et 
scolastiquc  a  perdu  de  son  autorité  et  l'étude  de  la 
nature  a  été  libérée  de  principes  qui  la  faussaient  ou 
la  stérilisaient.  D'autre  part,  son  domaine  a  été  élargi. 
Mais  le  xvi«  siècle  ne  voit  dans  le  mouvement  des 
choses  qu'une  forme  delà  vie  :  les  choses  sont  vivantes; 
une  âme  les  anime;  elles  ont  des  antipathies  ou  des 
sympathies,  des  influences  mystérieuses  que  la  science 
se  charge  de  découvrir. 

Au  XVIIe  siècle,  le  progrès  continue.  Il  se  fait  en  ce 
sens  qu'à  l'interprétation  vitale  des  phénomènes  et 
du  monde  se  substitue  l'interprétation  mécanique. 
Toute  cause  de  changement  physique  apparaît  une 
force  mécanique  mesurable;  toute  loi,  un  rapport 
constant  mesurable  et,  par  conséquent,  ramené  à  une 
formule  mathématique  entre  deux  phénomènes  ou  un 
groupe  de  phénomènes;  le  monde,  un  ensemble  de 
rapports  nécessaires  et  constants  se  traduisant  en  lois 
de  plus  en  plus  générales.  C'est  Kepler  (1571-1630), 
ce  disciple  de  Tycho-Brahé  (1546-1601),  qui  oriente  de 
ce  côté  la  science  :  «  Je  croyais  d'abord,  dira-t-il,  que 
la  cause  motrice  des  plantes  est  une  âme.  Mais  lorsque 
j'en  suis  venu  à  considérer  que  cette  cause  motrice 
s'affaiblit  avec  la  distance,  j'ai  conclu  que  cette  force  ne 
pouvait  être  que  quelque  chose  de  corporel.»  Mais  c'est 
Galilée  (1564-1612)  qui  conduira  au  mécanisme  uni- 
versel. Gassendi,  astronome  et  physicien,  et  Descartes 
parleront  dans  le  même  sens,  chacun  avec  ses  nuances 
propres.  En  même  temps,  François  Bacon  (1561-1626), 
partant  de  cette  idée  que  la  subtilité  de  l'esprit  ne 
saurait  égaler  celle  de  la  nature  et  que,  par  rapport 
aux  choses,  l'esprit  est  comme  un  miroir  déformateur, 
dans  le  Novum  organum,  1620,  le  De  dignilate  et  aug- 
mentas scientiarum  libri  IX,  1624,  et  toutes  les  œuvres 
qui  forment  V Instauratio  magna,  donne  comme  buta 
la  science  la  connaissance  des  causes  (efficientes,  il 
exclut  la  cause  finale),  comme  moyens  de  connaissance 
l'expérience  ou  l'étude  directe  des  phénomènes  et  leur 
réduction  à  des  phénomènes  constants  et  mesurés. 
Cf.  (i.  Sortais,  op.  cit.,  t.  i,  Paris,  1912.  Le  rationalisme 
allait  s'emparer  de  celte  conception  du  monde  pour 
en  exclure  non  seulement  le  miracle,  mais  encore,  puis- 
que le  principe  du  mouvement  est  dans  les  choses,  la 
création  et  la  providence  générale.  Cf.  A. -A.  Cournot, 
op.  cit.,  1.  III,  xviie  siècle. 

I.  L'influence  anglaise.  -  -  A  ce  moment  même  l'An- 
gleterre entre  en  scène.  C'est  pour  affirmer  le  rationa- 
lisme; mais  un  rationalisme  qui  croit  en  Dieu,  le 
déisme,  la  religion  naturelle,  et  qui  même  ne  rompt 
pas  tout  lien  avec  l'Écriture.  Ce  déisme  est  spécial; 


1729 


RATIONALISME.    LA    PREPARATION    DU    XVIIJe    SIECLE 


1730 


on  l'appellera  le  déisme  anglais,  le  christianisme  ra- 
tionnel. "Voir  ce  mot,  t.  n,  col.  2415-2417.  Des  Anglais 
religieux,  mais  venus  d'une  secte  protestante,  gémis- 
sent de  voir  les  sectes  de  cet  ordre  s'excommunier  l'une 
l'autre  et  vont  chercher  à  constituer  «  la  religion  », 
c'est-à-dire,  à  retrouver  au  fond  de  toutes  les  formes 
religieuses  chrétiennes  des  croyances  communes  que 
tous  puissent  accepter  et  qui  seraient  entre  les  hommes 
un  lien  et  non  une  cause  de  division.  Sur  eux  a  passé 
l'influence  du  socinianisme,  entaché  de  pensée  libre  et 
qui  réclame  l'interprétation  purement  rationnelle  de 
l'Écriture. 

a)  Cherbury.  — Tandis  que,  en  Hollande,  Grotius 
préparait  son  traité  De  veritale  religionis  chrislianœ 
(1627),  tendant  à  ramener  la  foi  chrétienne  à  une  ma- 
nière de  rationalisme  universel,  assez  pénétré  cepen- 
dant de  christianisme  pour  que  l'on  ait  pu  y  voir 
comme  une  apologie  d'un  christianisme  libéral,  l'An- 
glais Herbert  de  Cherbury  (1582-1648),  voir  Cher- 
bury, publiait  à  Paris  un  livre  qui  indiquait  bien  sa 
pensée  :  De  veritale  proul  distinguilur  a  revelatione, 
1624,  et  que  Grotius  approuvait.  En  1645,  il  publiera 
à  Londres  un  autre  traité  déiste,  De  religione  gentilium, 
où  il  s'efforce  de  retrouver  dans  les  religions  antiques 
l'essence  de  la  religion.  La  religion  se  résume  pour  lui 
en  ces  cinq  choses  :  1.  Existence  de  Dieu;  2.  nécessité 
de  lui  rendre  un  culte;  3.  ce  culte  ne  consiste  pas  en 
pratiques  extérieures;  la  vertu  et  la  piété,  voilà  le  vrai 
culte;  4.  faire  le  mal  est  contraire  à  la  conscience, 
autrement  dit  à  la  raison;  il  faut  donc  se  repentir  du 
mal  que  l'on  a  fait;  5.  il  y  a  une  vie  future  et  des 
sanctions.  Cf.  C.  Rémusat,  Lord  Herbert  de  Cherbury, 
sa  vie,  ses  œuvres,  Paris,  1874,  in-12. 

b)  Hobbes  (1588-1679),  voir  son  article,  dépasse  cette 
position.  L'auteur  du  Levialhan,  1631,  et  du  De  cive, 
1642,  qui  met  à  l'origine  de  la  société  non  pas  Dieu  ou 
la  nature,  son  œuvre,  mais  la  volonté  libre  de  l'homme, 
un  pacte  social,  et  qui  donne  au  souverain  un  pouvoir 
absolu  s'appuyant  sur  la  force,  en  vertu  de  cette 
conception  et  dans  le  désir  d'assurer  la  paix  religieuse, 
reconnaît  à  ce  même  souverain  le  droit  d'interdire 
dans  ses  États  toutes  les  religions  qui  lui  paraîtraient 
contraires  à  la  paix  publique,  à  sa  propre  autorité, 
et  d'imposer  à  tous  ses  sujets  la  religion  qu'il  jugerait 
utile.  D'ailleurs,  la  religion  ne  s'impose  pas  à  l'homme 
au  nom  de  la  raison;  les  Livres  saints,  dont  se  récla- 
ment toutes  les  sectes  chrétiennes,  soumis  à  la  critique 
rationnelle,  apparaissent  bien  ne  pas  mériter  la 
croyance  qu'on  leur  apporte,  et  donner  comme  pro- 
diges des  choses  dont  tout  simplement  les  contem- 
porains ignoraient  les  causes.  Cf.  G.  Sortais, 
op.  cit.,  t.  n,  Paris,  1922;  Ad.  Levi,  La  filosofia  di 
Tommaso  Hobbes,  Milan,  1929;  Landry,  Hobbes, 
Paris,  1930. 

c)  Charles  Blount,  qui  se  suicida  en  1693,  s'inspirant 
d'Herbert  de  Cherbury  et  de  Hobbes,  compléta  leur 
œuvre.  Son  grand  ouvrage  est  la  Vie  d'Apollonius  de 
Tyane  qu'il  traduisit  de  Philostrate,  en  y  ajoutant 
notes  et  commentaires,  1680.  L'analogie  y  est  latente 
entre  Apollonius  et  Jésus-Christ.  Et,  si  l'on  rapproche 
de  cet  ouvrage  les  lettres  de  Blount  publiées  après  sa 
mort  sous  ce  titre  Oracles  de  la  raison,  1705,  et  les 
œuvres  moins  importantes,  qu'il  publia  lui-même, 
Anima  mundi,  1679,  La  grande  Diane  d'Éphèse,  on 
le  voit  faisant  une  critique  moqueuse  ou  acerbe  des 
croyances  surnaturelles,  juives  et  chrétiennes,  atta- 
quant leurs  preuves  intrinsèques  et  historiques  et  sans 
ménagement  les  miracles  de  l'Ancien  Testament,  avec 
quelque  modération  ceux  du  Nouveau. 

4°  Période  de  transition  (1680-1715).  —  L'incrédu- 
lité du  xvme  siècle  ne  sortit  pas  toute  faite  cependant 
de  ces  influences.  Elles  en  constituent  comme  la  pré- 
paration lointaine.  De  1680  à  1715,  dans  une  période 


de  transition,  se  formeront  les  idées,  les  arguments 
qu'émettront  les  rationalistes  du  xvnr3  siècle. 

1 .  Les  relations  de  voyage  :  la  relativité  des  religions 
contre  la  transcendance  du  clirislianisme.  —  Le  xvie  siè- 
cle avait  commencé  la  découverte  du  monde;  le  xvne 
avait  continué  :  pour  Dieu,  pour  le  roi,  pour  le  com- 
merce, pour  l'aventure,  Hollandais,  Anglais,  Français 
ont  parcouru  le  monde,  surtout  l'Orient  et  l'Extrême- 
Orient.  De  là  de  multiples  récits  de  voyages.  Cf.  Bou- 
cher de  la  Richarderie,  Bibliothèque  universelle  des 
voyages,  Paris,  1808.  P.  Martino,  L'Orient  dans  la  litté- 
rature française,  Paris,  1906,  compte,  de  1660  à  1735, 
cent  relations  de  voyage;  L.  Bourgeois  et  L.  André, 
Les  sources  de  l'histoire  de  France,  i,  Géographie,  en 
comptent  cent  soixante-neuf  de  1670  à  1715.  Mais  alors 
c'est  toute  une  revision  des  jugements  et  des  prin- 
cipes. C'était  un  lieu  commun  de  l'apologétique  que  la 
transcendance  du  christianisme.  Cf.  De  Chaumont,  an- 
cien évêque  d'Acqs,  Ré  flexions  sur  le  christianisme  ensei  - 
gné  dans  V Église  catholique,  Paris,  1692,  2  vol.  in-12.  Or 
les  voyageurs  vantent  en  général  les  peuples  qu'ils  ont 
vus.  On  a  le  «  bon  sauvage  »  :  Baron  de  Lahontan,D/'a- 
logues  curieux  entre  l'auteur  et  un  sauvage  de  bon  sens 
(Iroquois)  qui  a  voyagé  et  Mémoires  de  l'Amérique  sep- 
tentrionale, La  Haye,  1703,  2  vol.  in-12;  le  sage  Égyp- 
tien :  Marana,  Les  entreliens  d'un  philosophe  avec  un 
solitaire  sur  plusieurs  matières  de  morale  et  d'érudition, 
1696;  le  bon  musulman  :  A.  Reland  (Hollandais),  De 
religione  mahommedica  libri  duo;  quorum  prior  exhibel 
compendium  theologiœ  mahonunedicie ;  poslcrior  exa- 
minai nonnulla  quœ  falso  Mohammedanis  Iribuunlur, 
Utrecht,  1715,  traduit  eu  français,  en  1721,  par  le 
pasteur  David  Durand,  sous  ce  titre  :  La  religion  des 
mahoméluns  exposée  par  leurs  propres  docteurs  avec  des 
éclaircissements  sur  les  opinions  qu'on  leur  a  faussement 
attribuées;  le  bon  Chinois  à  qui  va  la  vogue.  Cf.  l'art. 
Cérémonies  chinoises,  t.  ii,  col.  2364-2391.  De  là, 
deux  conclusions  :  1.  La  relativité  des  religions.  Déjà 
Chardin,  Voyage  en  Perse,  Londres,  1696,  écrit  :  «  Le 
climat  de  chaque  peuple  est  toujours,  à  ce  que  je  crois, 
la  cause  principale  des  inclinations  et  de  la  coutume 
des  hommes.  »  2.  La  sagesse  des  autres  religions  égale 
celle  du  christianisme.  C'est  la  conclusion  même  que 
tire  Boulainvilliers  de  sa  Vie  de  Mahomet  avec  des 
réflexions  sur  la  religion  mahomélanc  et  les  coutumes  des 
musulmans,  Londres  et  Amsterdam,  1730  :  chaque 
nation  possède  une  sagesse  qui  lui  est  particulière. 
Mahomet  ligure  la  sagesse  des  Arabes  comme  le  Christ 
figure  la  sagesse  des  Juifs.  3.  D'aucuns  exalteront 
même,  au-dessus  du  christianisme,  la  religion  naturelle 
qu'ils  affecteront  de  trouver  chez  ces  peuples  :  «  Vive 
le  Huron!  »,  s'écrie  Lahontan;  le  sauvage  s'élève  par 
la  religion  naturelle,  la  morale  naturelle,  la  société 
simple;  c'est  le  civilisé  qui  est  le  barbare.  Le  philo- 
sophe et  le  solitaire  de  Marana  étalent  une  sagesse  qui 
n'a  rien  de  chrétien  et,  des  débats  sur  les  cérémonies 
chinoises,  un  Boulainvilliers,  loc.  cit.,  p.  180-181,  tirera 
ces  deux  leçons  :  les  Chinois  ont  une  civilisation  admi- 
rable et  ils  l'ont  sans  le  christianisme,  puisqu'ils  sont 
athées.  Cf.  V.  Pinot,  La  Chine  et  la  formation  de  l'es- 
prit philosophique  en  France,  1640-1740,  Paris,  1932. 

Il  y  eut  aussi  des  romans  de  voyages  du  même  esprit. 
L'auteur  se  transporte  dans  un  pays  imaginaire  dont 
il  étudie  l'état  religieux  —  en  fait,  la  religion  natu- 
relle —  politique,  social,  et  il  montre  qu'en  face  de  cet 
état  le  christianisme  et  plus  particulièrement  le  catho- 
licisme, les  institutions  politiques  et  sociales  sont 
absurdes  et  barbares.  «  Ce  qui  frappe  en  ces  romans 
c'est  une  volonté  continue  de  détruire.  Pas  une  tradi- 
tion qui  ne  soit  contestée.  De  sages  vieillards  vantent  • 
la  religion  sans  prêtres,  sans  églises,  dogmatisent  contre 
les  dogmes,  prônent  la  sagesse...  des  hommes  qui  ont 
perdu  la  notion  du  péché.  »  P.  Hazard,  op.  cit.,  1. 1,  p.  33. 


1731       RATIONALISME.    LES    PRÉCURSEURS    DU    XVIIle    SIÈCLE       1732 


Tels,  Les  voyages  et  aventures  de  Jacques  Massé, 
Bordeaux-Cologne  (Hollande),  1710,  ouvrage  anonyme 
mais  dont  l'auteur  est  Tyssot  de  Patot,  Genevois,  pro- 
fesseur de  mathématiques  à  Dcventer.  Massé  est  un 
libertin.  En  passant  à  Lisbonne,  il  se  convertit  au 
catholicisme,  ressaisi  par  la  religion  de  son  enfance, 
mais  non  convaincu  par  sa  raison,  la  Bible  lui  appa- 
raissant «  un  roman  mal  concerté  »,  les  prophètes  un 
«  galimat  ias  ridicule  »,  l'Évangile  une  «  fraude  pieuse  ». 
Un  naufrage  le  jette  ensuite  «au  beau  pays  du  déisme  », 
où  l'incarnation  est  déclarée  une  «idée  insupportable  », 
indigne  de  Dieu,  la  création  une  «  allégorie  »,  Jésus- 
Christ  un  grand  homme,  l'enfer  une  absurdité, 
l'homme  ne  pouvant  offenser  Dieu,  les  mystères,  «  ce 
que  nous  ne  pouvons  pas  définir  »,  la  religion  chrétienne 
en  somme  une  imposture,  utile  à  certains  égards,  des 
rois  et  des  prêtres.  Enfin  Massé  arrive  à  Goa,  terre 
d'Inquisition  et  un  prisonnier  de  l'Inquisition  s'y  pro- 
clame «  universel,  de  la  religion  des  honnêtes  gens. 
J'aime  Dieu,  dit-il,  je  l'adore  et  je  fais  du  bien  aux 
hommes  ».  Quoi  de  mieux?  Thèmes  semblables,  dans 
la  Terre  australe,  de  Gabriel  de  Foigny,  1676, l' Histoire 
des  Sévérambes,  de  Denis  Verras,  1677,  1678,  1679. 
Cf.  G.  Lanson,  Origines  de  l'esprit  philosophique  en 
France,  dans  Revue  des  cours  et  conférences,  décembre 
1907-avril  1910;  G.  Atkinson,  The  exlraordinarg 
Voyage  in  French  literature  before  1700,  New- York, 
1920;  F.  Lachèvre,  Les  successeurs  de  Cyrano  de  Ber- 
gerac. La  vie  de  Gabriel  de  Foigny,  Paris,  1922;  N.  Van 
Wyngaarden,  Les  odyssées  philosophiques  en  France 
entre  1616  et  1789,  Harlem,  1932. 

Il  y  a  même  vers  ce  moment  un  essai  d'une  histoire 
comparée  des  religions,  traitées  toutes  comme  des 
phénomènes  de  semblable  origine  dans  hs  Cérémonies 
et  coutumes  de  tous  les  peuples  du  monde,  1723-1737, 
11  in-fol.,  de  Jean-François  Bernard.  Toutes  les  reli- 
gions se  valent,  dit-il,  dans  toutes  les  choses  qui  méri- 
tent le  mépris  du  sage,  mais  «  il  faut  avoir  pour 
elles  les  égards  que  l'on  a  pour  des  personnes  fort 
âgées  ». 

2.  La  critique  biblique  :  Richard  Simon.  —  La  Bible 
a  cessé  d'être  le  livre  sacré  que  la  chrétienté  entendait 
tout  entière  dans  le  même  sens.  Les  réformateurs  ont 
déjà  contesté  certaines  interprétât  ions  traditionnelles; 
les  sociniens  ont  réclamé  le  droit  de  libre  examen. 
Mais  le  fait  que  la  Bible  est  entre  toutes  les  mains,  que 
la  Benaissance  a  appelé  à  une  revision  des  textes,  et 
surtout  la  difficulté  de  faire  concorder  la  chronologie 
des  Chinois,  des  Égyptiens,  qu'ont  fait  connaître  les 
explorateurs,  les  missionnaires,  avec  la  chronologie 
biblique  —  ou  plutôt  avec  son  interprétation  tradi- 
tionnelle — ■  va  provoquer  la  naissance  de  l'exégèse 
biblique,  pour  mettre  la  Bible  en  contradiction  avec 
les  traditions  des  autres  peuples,  avec  elle-même  et 
détruire  son  autorilé. 

Sans  parler  de  Capellc,  dont  l'orthodoxie  n'est  pas 
douteuse,  qui  a  écrit  un  Dr  crilica  sacra  sive  de  variis 
quse  in  sacris  Velrris  Tcstamcnli  libris  occurrunt  lectio- 
nibus  libri  VI,  Paris,  1650,  in-fol,  les  initiateurs  sont 
Hobbes  (pli  traite  dans  son  Levialhan,  III,  33,  «  du 
nombre,  de  l'ancienneté,  de  l'autorité  et  de  l'interpré- 
tation des  livres  de  la  Bible  »;  le  protestant  [saac  de 
La  Peyrèrc  (1591-1670),  voir  La  Pkyhère  et  aussi 
Préadamites,  de  Bordeaux,  qui,  sur  un  passage  de 
V Épitre  aux  Romains,  c.  v,  soutient  qu'Adam  n'est  pas 
le  premier  homme  et  qu'il  y  a  des  préadamiles  :  Prœa- 
damilse,  primi  homines  ante  Adamum  conditi,  1055. 
in-4°;  Spinoza  qui  proposera  d'interpréter  la  Bible  «par 
une  méthode  semblable  a  celle  qui  sert  à  interpréter  la 
nature  »,  où  l'on  étudie  les  phénomènes  pour  aboutir 
à  d'exactes  définit  ions.  Mais  le  vrai  Fondateur  de1  l'exé- 
gèse biblique,  celui  dont  elle  tient  sa  méthode  et  son 
esprit,  c'est  l'oral orien  Richard  Simon  (1638-1712), 


Arguant  de  ce  que  l'Église  s'appuie  sur  la  tradition 
et  de  ce  que  le  protestantisme  ne  peut  que  perdre  à 
une  revision  scientifique  des  livres  sacrés,  il  se  livra 
à  cette  re vision  —  malgré  Bossuet  — ■  dans  l'Histoire 
critique  du  Vieux  Testament.  1085;  V Histoire  critique 
des  textes  du  Nouveau  Testament,  Botterdam,  1089, 
in-4° ;  l'Histoire  critique  des  versions  du  Nouveau  Testa- 
ment, Botterdam,  1090.  in  1" ;  {'Histoire  critique  des 
principaux  commentateurs  du  Nouveau  Testament,  Bot- 
terdam, 1093.  in- 1",  (contredite  par  Bossuet  dans  sa 
Défense  de  la  Tradition  des  saints  Itères,  1703);  le  Nou- 
veau Testament  de  Xolre-Scigneiir  Jésus-Christ,  traduit 
sur  l'ancienne  édition  latine  avec  des  remarques,  Tré- 
voux, 1702-1703,  2  vol.  in-4°,  dit  Version  de  Trévoux, 
condamné  par  Bossuet  et  le  cardinal  de  Noailles.  «Ceux 
qui  font  profession  de  critique,  dit-il  lui-même,  His- 
toire critique  du  Vieux  Testament,  1.  III,  c.  xv,  ne  doi- 
vent s'arrêter  qu'à  expliquer  le  sens  littéral  de  leurs 
auteurs  et  éviter  tout  ce  qui  est  inutile  à  leurs  desseins. 
Ils  n'ont  donc  pas  à  tenir  compte  de  considérations 
I  héologiques  ou  morales  mais  à  traiter,  tout  comme  ils 
le  feraient  pour  un  livre  profane,  ces  questions  :  1.  Les 
livres  donnés  sont-ils  bien  de  l'auteur  à  qui  la  tradition 
les  attribue?  Ainsi,  Moïse  n'est  pas  l'auteur  du  Penta- 
tcuque  tout  entier:  il  a  fait  les  lois  et  les  ordonnances; 
des  scribes  ont  rédigé  sur  son  ordre  et  peut-être  après 
lui  la  partie  historique;  2.  les  textes  nous  sont-ils  par- 
venus intégralement?  Il  y  a  dans  tous  des  altérations, 
des  interpolations;  3.  il  faut  retrouver  la  pensée  même 
de  l'auteur.  Kntre  le  sens  traditionnel  et  théologique 
donné  a  tel  passage  et  le  sens  •  grammatical  ou  littéral», 
le  critique  n'a  pas  à  hésiter.  «  Il  doit  toujours  avoir 
devant  les  yeux  le  sens  littéral.  Autrement  chacun 
prendrait  la  liberté  de  traduire  l'Écriture  selon  ses  pré- 
jugés et  alors  ce  ne  serait  plus  interpréter  la  parole  de 
Dieu,  mais  l'expliquer  selon  ses  idées.  »  Histoire  cri- 
tique des  versions  du  Nouveau  Testament,  1690, 
p.  447. 

Un  protestant,  [saac  Leclere  (1057-1736),  professeur 
à  Amsterdam,  tout  en  combattant  certaines  de  ces  idées 
tit  écho  à  Bichard  Simon  en  le  dépassant.  Dans  les  Sen- 
timents de  quelques  théologiens  de  Hollande  sur  l'Histoire 
critique  du  Vieux  Testament  composée  par  Richard  Si- 
mon, Amsterdam,  1085,2  in-8°,  et  dans  ses  Parrliasiana 
un  pensées  diverses  sur  des  matières  de  critique,  d'his- 
toire..., Amsterdam,  1099,  in-8°,  après  avoir  critiqué 
l'hypothèse  de  Richard  Simon  sur  le  Pcntatcuque  pour 
en  avancer  une  autre  plus  radicale,  il  soutient  que,  là 
où  la  Bible  ne  s'accorde  pas  avec  la  conscience  et  la 
raison,  elle  n'esl  pas  inspirée.  Ainsi,  les  livres  histo- 
riques ne  sont  pas  inspirés;  les  Proverbes  sont  un  livre 
de  sagesse  purement  humaine.  Ses  attaques  contre 
Bichard  Simon  furent  pour  celui-ci  l'occasion  d'une 
nouvelle  publication  :  De  l'inspiration  des  livres  sacrés 
avec  la  Réponse  au  livre  intitulé  :  Défense  des  senti- 
ments, Rotterdam,  1087,  in-4°.  L'œuvre  de  Bichard 
Simon  obligera  les  catholiques  à  une  nouvelle  exégèse 
et  fournira  aux  libertins  un  nouveau  terrain  de  combat 
et  de  nouvelles  armes.  Sur  B.  Simon,  cf.  A.  Bcrnus, 
Richard  Simon  cl  son  liisloire  critique  du  Vieux  Testa- 
ment. La  critique  biblique  au  siècle  de  Louis  XIV, 
Lausanne,  1809;  J.  Denis,  Critique  et  controverse  ou 
Richard  Simon  cl  Bossuet,  Caen,  1870;  Margival,  Essai 
sur  Richard  Simon  cl  la  critique  biblique  au  XVIIIe  siècle, 
Paris,  1900,  in-8°;  H.  Fréville,  R.  Simon  et  les  protes- 
tants, dans  Revue  d'histoire  moderne,  janvier-février, 
1931. 

3.  Bayle  :  la  critique  des  croyances,  «  le  préjugé  de  la 
raison  »  cl  l'apologie  de  l'athéisme.  -  Pierre  Bayle, 
(1647-1700).  voir  son  article,  avec  ses  écrits  Sur  la 
comète.  1082  1705,  ses  Nouvelles  de  la  République  des 
lettres,  108  1-1087.  son  Commentaire  philosophique  sur 
le  Compclle  inlrare.  1686-1687,  et  surtout  son  Diction- 


1733        RATIONALISME.    LES    PRECURSEURS    DU    XVIII*    SIÈCLE        1734 


naire  historique  et  critique,  1697,  «  qui  a  peut-être  été 
la  plus  grande  œuvre  de  la  première  moitié  du 
xvme  siècle  »  (D.  Moinet,  La  pensée  française  au 
xvme  siècle,  Paris,  1926),  vaut  à  lui  tout  un  groupe. 
Il  ne  formule  pas  une  doctrine  :  il  détruit  en  jetant 
le  doute.  Ses  armes  sont  la  critique  rationnelle.  «  La 
raison,  a-t-il  écrit  dans  le  Commentaire,  est  le  tribunal 
suprême  et  qui  juge  en  dernier  ressort  et  sans  appel.  » 
Il  ruine  toute  démonstration  a  priori  des  thèses  méta- 
physiques, spiritualistes  et  religieuses,  en  montrant 
toutes  les  contradictions,  les  incertitudes  de  la  raison 
quand  elle  s'attaque  à  ces  problèmes,  toutes  les  contra- 
dictions aussi  des  croyants,  catholiques  et  protestants  , 
qui  ne  cessent  de  se  combattre.  Sa  tactique  est  celle-ci: 
il  expose  les  thèses  avec  toute  leurforec,  puis  il  s'efforce 
d'y  découvrir  des  contradictions  philosophiques  ou 
historiques,  des  impossibilités  et  les  privant  ainsi  «  de 
tout  point  d'appui  dans  la  nature  et  dans  la  raison 
humaine,  il  les  renvoie  à  la  seule  autorité  divine  ». 
É.  Bréhier,  loc.  cit.,  t.  n,  p.  300.  Mais  alors,  interpré- 
tant les  faits  que  lui  fournissent  l'expérience  et  son 
érudition  qui  est  immense  et  ramenant  le  problème  du 
christianisme  à  un  problème  historique,  il  ruine  par  le 
doute  également  les  preuves  externes  de  la  croyance. 
Il  est  donc  impossible,  soutient-il,  d'établir  d'une  façon 
incontestable  :  l'existence  de  Dieu,  aux  preuves  de  la- 
quelle la  raison  peut  opposer  d'insolubles  objections; 
la  providence  —  il  y  revient  toujours  —  inconciliable 
avec  la  permission  du  mal  et  la  liberté  de  l'homme,  et 
par  conséquent,  l'incarnation  et  la  rédemption:  l'im- 
mortalité de  l'âme  :  le  péripatétisme,  Pompanace  l'a 
prouvé,  ne  l'établit  pas  et  aux  preuves  de  Descartes 
Gassendi  a  opposé  une  réplique  que  l'on  n'invoque  pas 
en  faveur  des  dogmes;  le  miracle  :  il  y  a  affinité  entre 
les  miracles  auxquels  croit  l'Église  et  les  comètes  au 
pouvoir  de  prédiction  desquelles  croit  le  vulgaire.  En 
réalité,  il  n'est  pas  arrivé  plus  de  malheurs  que  d'ordi- 
naire dans  les  années  à  comètes.  La  croyance  univer- 
selle n'y  fait  rien  :  c'est  «  une  illusion...  de  prétendre 
qu'un  sentiment  qui  passe  de  siècle  en  siècle  ne  peut 
être  faux».  De  même  le  miracle  répugne  à  la  raison.  Rien 
n'est  plus  digne  de  Dieu  que  de  maintenir  l'ordre  du 
monde.  Que  l'on  n'invoque  pas  non  plus  en  faveur  des 
dogmes  leur  utilité  morale.  L'immoralité  la  plus 
flagrante  ne  se  concilie-t-elle  pas  dans  la  pratique  avec 
la  religion  et  des  athées  ne  sont-ils  pas  d'honnêtes 
gens?  C'est  un  fait.  On  peut  concevoir  d'ailleurs  une 
société  d'athées  supérieure  à  une  société  de  croyants  : 
de  véritables  chrétiens  ne  formeraient  pas  un  État  qui 
pût  subsister.  «  C'est  que...  les  motifs  religieux  sont  loin 
d'être  nos  seuls  motifs  d'action  »,  Art.  Sadducéens, 
rem.  E.,  et  la  nature  doit  être  réhabilitée.  Dans  le 
domaine  moral  et  pratique,  la  raison,  qui,  dans  l'ordre 
métaphysique,  est  impuissante,  est  pleinement  et  posi- 
tivement souveraine.  Elle  pose,  indépendamment  de 
toute  religion,  la  loi  morale,  éternelle  qui  fixe  le  bien  et 
le  mal,  le  vice  et  la  vertu.  Cette  loi  fait  partie  de  notre 
nature.  «  S'il  y  a  des  règles  certaines  pour  les  opérations 
de  l'entendement,  il  y  en  a  aussi  pour  les  actes  de  la 
volonté.  Ces  règles  ne  sont  pas  toutes  arbitraires;  il  y 
en  a  qui  émanent  de  la  nécessité  de  la  nature.  »  La 
conscience  est  donc  juge  de  la  foi,  juge  de  l'Écriture, 
dont  bien  des  récits  prouvent  la  relativité;  la  morale 
est  indépendante  de  tout  credo,  heureusement,  car  le 
christianisme  est  anti-social.  D'une  part,  il  a  inspiré 
d'atroces  violences;  d'autre  part,  il  a  livré  ses  tenants 
sans  défense.  Enfin,  comme  les  passions,  non  les  idées, 
conduisent  les  hommes,  dit-il,  il  faut  réhabiliter  les 
passions. 

Bayle,  on  le  voit,  fut  non  pas  un  sceptique  mais  un 
rationaliste,  plus  près  de  l'athéisme  que  du  déisme. 
Cf.  J.  Delvolvé,  Essai  sur  Pierre  Bayle  (religion,  cri- 
tique et  philosophie  positive),  Paris,  1919;  L.  Lévy- 


Bruhl,  Les  tendances  générales  de  Bayle  et  de  Fonte- 
nelle,  dans  Bévue  d'histoire  de  la  philosophie,  janvier- 
mars,  1927;  Ducros,  Les  Encyclopédistes,  1900;  Bru- 
neti^re,  Études  critiques,  v. 

Une  société  de  vrais  chrétiens,  avait  dit  Bayle, 
ne  saurait  subsister,  étant  donné  l'état  présent  du 
monde,  sans  le  luxe  et  le  vice.  L'idée  fut  reprise  par 
Mandeville,  1670-1733,  dans  la  Fable  des  abeilles,  pu- 
bliée d'abord  en  1705,  puis  en  1716  et  en  1723,  accompa- 
gnée alors  de  Hemarques,  en  tout  2  vol.  in-8°.  Des  abeilles 
prospèrent  parce  que  vicieuses;  elles  deviennent  ver- 
tueuses :  c'est  la  misère  et  la  dispersion.  «L'orgueil, 
source  des  dépenses,  est  une  source  de  félicité  publique  ; 
l'envie  et  la  vanité  sont  des  ministres  de  l'industrie; 
la  frugalité  n'est  pas  autre  chose  qu'une  suite  de  la 
pauvreté.  »  Il  y  a  donc  accord  parfait  entre  l'égoïsme 
naturel  et  l'utilité  sociale.  Le  Mondain  de  Voltaire 
répondra  au  mondain  dont  Mandeville  dessine  le  por- 
trait et  montre  l'utilité  sociale.  Cf.  A.  Morize,  L'apolo- 
gie du  luxe  au  xvnr  siècle.  Le  Mondain  et  ses  sources, 
Paris,  1909. 

4.  Fon.ten.elle  :  lu  notion  de  loi  et  le  déterminisme.  — - 
Fontenelle  (1657-1757),  auteur  d'une  tragédie,  deDi'a- 
logues  des  morts,  d'Opéras,  de  Pastorales,  sans  grande 
valeur,  publia  en  1686  une  œuvre  de  vulgarisation 
scientifique  dans  le  goût  du  temps.  Entretiens  sur  la 
pluralité  des  mandes;  en  1687,  son  Histoire  des  oracles. 
Secrétaire  de  l'Académie  des  sciences  de  1697  à  1740, 
il  donnera  une  Histoire  de  V  Académie  royale  des  sciences 
depuis  le  règlement  fait  en  1699  et  des  Eloges  historiques 
des  Académiciens  de  1708  à  1739.  Son  Histoire  des 
oracles,  suite  des  Pensées  sur  la  comète ,  émut  beaucoup 
le  monde  chrétien.  Ces  l'ères  de  l'Église, estimant  (pie 
les  oracles  païens  étaient  rendus  par  les  démons  et 
qu'ils  avaient  cessé  a  la  venue  du  Christ,  avaient  tiré  de 
ce  fait  un  argument  en  faveur  du  christianisme.  Mais, 
en  1683,  le  Hollandais,  Van  Dale,  De  oraculis  veterum 
ethnicorum  dissertationes  duo,  Amsterdam,  avait  sou- 
tenu que  les  oracles  anciens  étaient  une  imposture  des 
prêtres  et  avaient  cessé  non  à  l'apparition  du  Christ, 
mais  sous  les  empereurs  chrétiens.  Fontenelle,  le  Cy- 
dias  de  I.a  Bruyère,  avait  repris  ce  livre  très  lourd  pour 
en  faire  une  œuvre  très  claire.  La  thèse  des  Pères, 
soutient-il,  est  une  explication  commode  des  miracles 
du  paganisme,  mais  par  là  même  elle  est  suspecte.  La 
vérité  est  que  les  oracles  n'ont  point  cessé  à  l'avène- 
ment du  Christ.  Ils  n'avaient  même  pas  à  cesser, 
n'étant  (pie  des  impostures  sacerdotales,  Lt  une  assimi- 
lation s'insinue  tout  le  long  du  livre  entre  le  christia- 
nisme et  les  religions  antiques.  Et  ainsi,  non  seulement 
est  enlevé  à  l'apologétique  un  de  ses  arguments  et 
atteinte  l'autorité  des  Pères,  mais  l'action  de  Dieu  dans 
l'histoire  est  niée  :  donc  ni  prophéties,  ni  miracles,  ni 
surnaturel:  niée  aussi  l'existence  des  démons,  assimilés 
les  prêtres  chrétiens  aux  prêtres  païens,  les  fidèles  à 
des  dupes  et  encouragé  l'esprit  de  critique.  Mais  plus 
grave  peut-être  est  la  leçon  qui  découle  de  la  Pluralité 
des  mondes  et  de  l'œuvre  scientifique  de  Fontenelle. 
Cartésien  convaincu,  il  voit  le  monde  soumis  à  un 
unique  système  de  lois  et  la  connaissance  du  monde 
pouvant  être  ramenée  à  une  science  unique  de  forme 
déductive.  Évidemment  on  est  loin  de  cela,  mais  l'on 
y  tend.  C'est  la  loi  de  l'esprit  humain,  dit  Fontenelle, 
de  chercher,  dans  le  connu,  l'explication  de  l'inconnu. 
Les  mythes,  les  fables  ne  sont  que  cela.  A  mesure  que 
l'homme  connaîtra  mieux  les  faits,  à  mesure  ses  expli- 
cations entreront  dans  la  science.  On  peut  même  con- 
cevoir une  histoire  a  priori,  où,  de  la  nature  humaine 
scientifiquement  connue,  on  pourra  déduire  les  faits 
historiques  à  venir.  Fontenelle  a  l'idée  complète  du 
déterminisme.  Cf.  Maigron,  Fontenelle,  1906;  Laborde- 
Milaa,  Fontenelle,  1905;  Faguet,  Dix-huitième  siècle; 
Brunetière,  Éludes  critiques,  v;  Fontenelle,  Œuvres, 


173! 


RATIONALISME.    LES    PRÉCURSEURS    DU     XVIIIe    SIECLE       1736 


1790,  8  in-8°;  Trublct,  Mémoires  pour  servir  à  l'his- 
toire de  la  vie  el  des  ouvrages  de  M.  de  Fonlenelle,  1761, 
in-12. 

5.  Newton  et  Locke  :  expérience  et  empirisme,  méca- 
nisme et  matérialisme.  —  Newton  (1642-1727)  et  Locke 
(1632-1704),  furent  vraiment  les  maîtres  du  xvm»  siè- 
cle, qui  ne  les  entendit  pas  toujours  comme  ils  eussent 
voulu  :  ils  étaient  croyants,  même  Locke,  latitudina- 
ristc  plutôt  que  déiste,  mais  tels  qu'i!  plut  aux  philo- 
sophes anti-chrétiens.  Newton  n'admettant  d'autre 
explication  des  phénomènes  que  celle  «  déduite  d'eux- 
mêmes  »,  par  l'expérience,  non  fîngo  hypothèses,  il  sera 
permis  d'exclure  les  causes  finales.  De  son  côté  la  loi 
de  la  gravitation,  bien  que  Newton  l'ait  complétée  par 
l'appel  à  ce  Dieu  géomètre  et  architecte  qu'acceptera 
Voltaire,  permet  de  réduire  l'univers  à  un  mécanisme 
universel,  où  il  n'y  aura  place  pour  aucune  action  sur- 
naturelle et  à  peine  pour  une  action  ordinaire  de  Dieu. 
Enfin  l'attraction  pouvant  s'expliquer  par  une  pro- 
priété de  la  matière,  la  matière  apparaîtra  comme 
pouvant  avoir  des  propriétés  «  à  l'infini  »,  dira  "Vol- 
taire, Philosophie  de  Newton,  2e  partie;  et  alors  pour- 
quoi pas  la  pensée?  Cf.  L.  Bloch,  La  philosophie  de 
Newton,  Paris,  1008;  D.  Mornet,  Les  sciences  de  la 
nature  au  XVIIIe  siècle,  1911. 

Locke,  (1632-1704)  Essai  sur  l'entendement,  1690,  Le 
christianisme  raisonnable,  1696,  combat  la  théocratie 
anglicane  et  réserve  les  droits  de  la  conscience,  affirme 
que  laBible  suffit  au  salut,  mais  interprétée  par  la  cons- 
cience humaine  qu'aucun  système  humain  ne  satisfait 
et  qui  trouve  ici  la  parfaite  morale;  il  accepte  le  mi- 
racle, mais  le  fait  relatif  à  la  doctrine  et  au  témoin,  et 
ramène  en  somme  le  christianisme  à  l'humain,  à  un 
véritable  déisme.  D'autre  part,  jugeant  que  tout  cela 
suppose  fixés  les  pouvoirs  et  les  limites  de  notre  enten- 
dement, il  établit  la  valeur  et  la  dignité  supérieure  du 
fait.  Au  point  de  départ  de  toute  opération  intellec- 
tuelle est  la  sensation.  L'esprit  n'enferme  ni  idée,  n: 
principe  à  l'état  de  virtualité.  La  pensée  est  l'action 
de  l'âme,  non  son  essence.  Et  à  ce  propos,  il  ajoute  : 
«  Nous  ignorons  à  quelle  espèce  de  substance  Dieu  a 
trouvé  à  propos  d'accorder  cette  puissance...,  il  aurait 
pu  la  donner  à  quelques  amas  de  matière  disposés 
comme  il  le  juge  à  propos.  »  Cette  réflexion  qui  rejoi- 
gnait la  découverte  newtonienne  d'une  propriété  incon- 
nue de  la  matière  sembla  autoriser  le  matérialisme  et 
les  Encyclopédistes  parleront  avec  foi  de  la  matière 
pensante.  Cf.  Carlini,  La  filosofia  di  Locke,  Florence, 
1920;  Ch.  H.  Morris,  Locke,  Berkeley,  Hume,  Oxford, 
1931;  Al.  Campbell  Frazer,  Locke,  Londres,  1932; 
H.  Ollion,  La  philosophie  générale  de  John  Locke,  Paris, 
1 908  ;  Ascoli,  La  Grande-Bretagne  devant  l'opinion  fran- 
çaise au  XVIIIe  siècle,  Paris,  1930,  et  ici  l'article 
Locke. 

6.  Grotius,  Pufendorf,  Cumberland  :  les  droits  de 
l'homme  el  de  la  société  fondés  sur  la  nature;  séculari- 
sation du  droit.  —  La  chrétienté  avait  trouvé  dans 
l'Évangile  le  fondement  des  droits  de  l'homme  et  des 
sociétés.  Machiavel  et  Hobbcs  avaient  opposé  à  cette 
doctrine  la  théorie  du  droit  absolu,  unique  du  prince, 
que  rien  ne  limite  ni  du  côté  de  Dieu,  ni  du  côté  de 
l'homme.  Or,  dès  1625,  Grotius,  dans  le  De  jure  belli  el 
pacis  libri  duo,  revendiquait  contre  Machiavel,  pour 
l'homme  et  les  sociétés,  des  droits  imprescriptibles, 
mais  à  ces  droits  il  donnait  comme  fondement  premier 
la  nature  considérée  en  elle-même  en  dehors  du  Créa 
tcur.  On  peut  aussi,  ajout  ait-il  cependant,  voir  en 
Dieu  l'auteur  de  ce  sentiment  des  droils  de  l'homme  et 
de  la  société.  En  1640,  dans  son  Truite  théologlco- 
politique,  il  écrivait  :  Propositlo  vi,  Unaquœque  res, 
quantum  in  se  est,  in  suo  esse  perseverare  conatur.  Res 
enim  singulares  modi  surit  quibus  Del  allribnta  certo  et 
determinalo  modo  exprimuntur;  hoc  est  res  polenliam, 


qua  Deus  est  el  agit  certo  et  determinalo  modo,  expri- 
munl;  neque  ulla  res  aliquid  in  se  habel,  a  quo  possil 
destrui,  sive  quod  ejus  exislcntiam  tollal;  sed  contra 
omne,  quod  ejus  exislcntiam  potest  tollere,  opponitur; 
adeoque  quantum  potest,  et  in  se  est,  in  suo  esse  perse- 
verare conatur.  Même  note  dans  Pufendorf.  De  jure 
naturee  el  genlium  libri  octo,  1672;  dans  Cumberland, 
De  legibus  naiurœ  disquisilio  philosophica,  1672, 
répondant  à  Ilobbes;  dans  Thomasius,  h'undamenta 
juris  natures  et  genlium,  ex  sensu  commuai  deducta, 
1 705  ;  dans  Gravina,  Origines  juris  ciuilis  quibus  orlus  et 
progressus  juris  civilis...  explicanlur,  1708  ;  dans  Locke, 
Du  gouvernement  civil,  1689,  où  il  est  dit  en  effet  : 
«  La  raison...  enseigne  à  tous  les  hommes...  qu'étant 
égaux  et  indépendants  tous,  nul  ne  doit  nuire  à  un 
autre  au  regard  de  sa  vie,  de  sa  santé,  de  son  bien... 
lex  insita  ralione  ».  Jurieu,  Seizième  lettre  pastorale  de 
la  troisième  année,  15  avril  1689  :  De  la  puissance  du 
souverain,  de  son  origine  et  de  ses  bornes,  ira  jusqu'à 
reconnaître  aux  peuples  le  droit  à  l'insurrection; 
cf.  Possuet,  Cinquième  avertissement  aux  prolestants  : 
Le  fondement  des  empires  renversé  par  le  minisire  Ju- 
rieu, 1690.  Voir  Franck-Puaux,  L'évolution  des  théories 
politiques  du  protestantisme  français,  pendant  le  règne 
de  Louis  XIV,  dans  Bulletin  de  la  société  d'histoire  du 
protestantisme  français,  1913,  et  Les  défenseurs  de  la 
souveraineté  du  peuple  sous  le  règne  de  Louis  XIV, 
ibid.,  1917;  .J.  Dedicu,  Le  rôle  politique  des  protestants 
français,  Paris,  1920.  —  Sur  l'ensemble  de  la  question, 
cf. E.  Wolf,  Grotius,  Pufendorf,  Thomasius. ..,Tubingue, 
1927;  G.  Gurvitch,  L'idée  du  droit  social,  Histoire 
doctrinale  depuis  le  XVIIe  siècle  jusqu'à  nos  jours,  1931  ; 
L.  Le  Fur,  La  théorie  du  droit  naturel  depuis  le  XVIIe  siè- 
cle..., dans  Recueil  des  cours  de  V Académie  de  La  Haye, 
t.  xviii,  1927,  p.  393  sq. 

7.  Bayle,  Locke.  :  l'idée  de  la  tolérance.  —  Si  la  vraie 
religion  est  la  religion  naturelle,  telle  que  la  demande 
la  simple  raison  humaine  et  par  rapport  à  laquelle  les 
religions  positives  ne  sont  que  des  superfétations, 
comm?  le  veut  Bayle,  et  si,  de  par  la  nature,  tous  les 
hommes  ont  le  droit  de  penser  librement,  et  si,  entre 
le  souverain  et  le  sujet,  il  y  a  un  pacte  bilatéral,  comme 
le  veut  Locke,  la  tolérance  se  déduit  de  là  nécessai- 
rement. Locke,  Essai  sur  la  tolérance,  1666  ;  Epistolœ  de 
toleranlia,  Ve,  168»;  2%  1690;  3%  1692,  soutient  que  le 
droit  du  mandataire  se  réduit  à  interdire  les  attitudes 
religieuses  contraires  au  pacte  social  :  en  Angleterre, 
par  exemple,  le  papisme,  qui  appelle  l'intervention 
d'un  souverain  étranger  et  l'athéisme  puisque  la 
croyance  en  Dieu  garantit  l'ordre.  D'ailleurs,  la  vraie 
religion  ignore  hs  prêtres,  la  véritable  Église  étant  une 
«  société  volontaire  d'hommes  qui  se  réunissent  de  leur 
propre  gré,  afin  d'adorer  publiquement  Dieu  de  la 
façon  qu'ils  pensent  lui  être  agréable  »  et  à  cela,  ces 
hommes  ont  de  par  la  nature  un  droit  absolu.  Cf.  Ch. 
Bastide,  Jolin  Locke.  Ses  théories  politiques  el  leur  in- 
fluence en  Angleterre,  Paris,  1906.  Au  xvnr3  siècle, 
Fénelon  passera  pour  un  apôtre  de  la  tolérance.  Il 
devra  cette  réputation  a  l'Écossais  Hamsay,  qu'il 
avait  converti  en  1709.  Cf.  A.  Chérel,  Ramsay  et  la  tolé- 
rance de  Fénelon,  dans  Revue  du  xvme  siècle,  janvier- 
juin  1918;  Fénelon  au  xviii"  siècle  en  France,  1917; 
A. -M.  Ramsay,  Paris,  1926,  in-8°.  Comparer  ce  que  dit 
Bossuet  de  la  tolérance,  dans  une  lettre  de  1692  à 
Leibniz  :  »  .le  crois  que  ceux  qu'on  appelle  sociniens  et 
avec  eux  ceux  qu'on  nomme  déistes  et  spinozistes,  ont 
beaucoup  contribué  à  répandre  celte  doctrine  qu'on 
peul  appeler  la  plus  grande  des  erreurs,  parce  qu'elle 
s'accorde  avec  toutes.  Car  craignant  de  n'être  pas 
soufferts  et  que  les  lois  civiles  ne  s'en  mêlassent,  ils  ont 
été  bien  aises  d'établir  qu'il  fallait  tout  soufTrir.  Delà 
est  né  le  dogme  de  la  tolérance...  »  Cité  par  P.  Hazard, 
op.  cit.,  t.  n,  p.  95. 


1737 


RATIONALISME.    LE    XVIIle    SIÈCLE.   CARACTÈRES   GÉNÉRAUX 


1738 


8.  La  querelle  des  anciens  el  des  modernes  (1690- 
1720)  :  la  nolion  du  progrès  naturel  indéfini.  —  Cette 
fameuse  querelle  où  Fontenelle,  Digression  sur  les 
anciens  et  les  modernes,  1688,  intervint  aux  côtés  de 
Perrault,  fut  autre  chose  qu'une  querelle  purement 
littéraire.  Elle  traduit  ce  sentiment  du  progrès,  qu'au- 
torisaient les  découvertes  scientifiques  et  autres  du 
temps,  que  Pascal  exprimait  déjà  dans  l'image  bien 
connue  :  «  Toute  la  suite  des  hommes  doit  être  consi- 
dérée comme  un  même  homme...  qui  apprend  conti- 
nuellement »,  Fragment  d'un  traité  sur  le  vide.  Mais 
aussi  ce  sentiment  de  progrès,  qui  faisait  descendre  sur 
la  terre  l'objet  de  l'espérance  chrétienne,  se  tournait 
contre  la  tradition  et  par  conséquent  contre  le 
christianisme,  l'homme,  ayant  pris  confiance  en  ses 
facultés,  a  non  seulement  perdu  le  sentiment  de  la 
déchéance  originelle,  mais  des  limites  et  des  contra- 
dictions de  sa  nature,  sur  lesquelles  Pascal  encore  avait 
tant  insisté.  Et  l'homme  entend  poursuivre  ce  progrès 
indéfini  en  dehors  du  christianisme  et  même  contre  lui. 
Tout  cela  est  senti  au  moins  confusément.  Cf.  H.  Ri- 
gault,  Histoire  de  la  querelle  des  Anciens  el  des  Mo- 
dernes, Paris,  1859,  in-8°;  A.  Comte,  Cours  de  philo- 
sophie positive,  t.  m,  47e  leçon;  Brunctière,  L'évolution 
des  genres,   Paris,   1890,  in-12,   4e  leçon.   Ce   dernier 

I  signale  comme  conséquence  de  la  querelle,  «  l'idée 
d'une  certaine  relativité  des  choses  littéraires  ».  On 
verra  plus  loin  l'idée  de  relativité  s'introduire  dans  les 
questions  de  religion. 
Sur  l'ensemble  de  cette  période  cf.  Busson,  op.  cit.;  Coxir- 
not,  op.  cit;  A.  Monod,  l>e  Pascal  à  Chateaubriand.  Les  dé- 
fenseurs français  du  christianisme  de  1670  à  1802,  Paris, 
1916;  (i.  I.anson,  Origines  et  premières  manifestations  de 
l'esprit  philosophique  dans  la  littérature  française  de  1675  à 
1748,  dans  Revue  des  cours  el  conférences,  déc.  1907-avriI 
1910;  La  transformation  des  idées  morales  et  la  naissance  des 
morales  rationnelles  de  1680  à  1715,  dans  Revue  du  mois,  jan- 
vier 1910;  Questions  diverses  sur  l'histoire  de  l'esprit  philo- 
sophique en  France  avant  1750  dans  Revue  d'histoire  litté- 
raire, 1912;  P.  Hazard,  op.  cit.,  t.i;  D.  Mornet,  Les  origines 
intellectuelles  de  la  Révolution  française,  Paris,   1933. 

V.  Au  xvmc  siècle  (1715-1815).  Le  philoso- 
phisme. —  1°  Les  principes  et  les  caractères  généraux 
du  xvme  siècle;  2°  Première  période,  de  1715  à  1750; 
3°  Deuxième  période,  de  1750  à  1780;  4°  Troisième 
période,  de   1780  à  1815. 

C'est  vers  1750  seulement  que  se  manifestera  dans 
toute  son  étendue,  sa  force  et  son  ardeur  au  combat  Le 
philosophisme  antichrétien  du  xvme  siècle.  Mais,  dès 
1715,  les  principes  du  siècle  sont  fixés  et  ses  caractères 
généraux. 

1°  Les  principes  et  les  caractères  généraux  du 
XVIIIe  siècle.—  1 .  La  souveraineté  de  la  raison.  —  Ce  mot , 
on  l'oppose  à  préjugé,  ignorance,  crédulité,  super- 
stition, en  réalité  à  la  révélation  et  à  l'autorité.  Aucune 
conciliation  mais  une  irréductible  opposition  entrela 
raison  et  la  foi.  Pas  de  «  double  vérité  ».  La  raison 
décide.  N'est-elle  pas  la  lumière  donnée  par  la  nature? 
«  Partout  où  nous  avons  une  décision  claire  et  évidente 
de  la  raison,  nous  ne  pouvons  être  obligés  d'y  renoncer 
sous  prétexte  que  c'est  une  matière  de  foi.  Nous 
sommes  hommes  avant  d'être  chrétiens.  »  Encyclopédie, 
art.  Raison.  «  Qu'importe  que  d'autres  aient  pensé  de 
même  ou  autrement  que  nous,  pourvu  que  nous  pen- 
sions selon  les  règles  du  bon  sens.  »  Ibid.,  art.  Philo- 
sophie. «  Philosopher,  c'est  rendre  à  la  raison  toute  sa 
dignité  et  la  faire  rentrer  dans  ses  droits.  »  Ibid.  «  La 
philosophie  consiste  à  préférer. ..la  raison  à  l'autorité.» 
Ibid.  On  est  loin  du  «  Taisez-vous,  raison  imbécile  ». 

La  foi  en  la  raison  remplace  la  foi  en  la  révélation 
et  enl'Église.  La  raison  est  commune  à  tous,  puisqu'elle 
vient  de  la  nature  universelle  :  rien  n'est  hors  de  son 
domaine;  elle  se  suffit  à  elle-même  :  «  il  n'y  a  plus  lieu 


de  parler  des  raisons  du  cœur  »,  et  pour  qu'elle  puisse 
prononcer  en  toute  sécurité  sur  toute  matière,  il  ne 
saurait  plus  être  question  de  dispositions  morales 
nécessaires  au  jeu  de  l'intelligence.  «  Toutes  les 
sciences  réunies,  dit  le  Discours  préliminaire  de  l'Ency- 
clopédie, ne  sont  autres  que  l'intelligence  humaine, 
toujours  une,  toujours  la  même,  si  variés  que  soient 
les  objets  auxquels  elle  s'applique.  »  Et  cette  raison 
souveraine,  ce  n'est  pas  la  puissance  spéculative  qui 
édifie  la  métaphysique  :  Newton  et  Locke  ont  détrôné 
Descartes;  c'est  le  bon  sens.  Une  chose  est  vraie  qui 
est  évidente  pour  le  bon  sens  ou  qu'a  rendue  évidente 
l'expérience.  «  Le  philosophe...  aime  mieux  faire  l'aveu 
de  son  ignorance  toutes  les  fois  que  le  raisonnement 
ne  saurait  le  conduire  à  la  vraie  raison  des  choses...  Il 
ne  se  rend  qu'à  la  conviction  qui  naît  de  l'évidence.  » 
Ibid.  «Le  xvme  siècle,  dira  Brunctière,  Histoire  et 
littérature,  a  cru  à  deux  choses  :  ayant  nié  ce  qu'il  y  a 
de  fixe  et  de  solide,  il  a  mis  sa  complaisance  dans  ce 
qu'il  y  a  de  plus  trompeur  et  de  plus  changeant  dans 
l'homme,  l'expérience  de  l'œil  et  de  la  main,  et  dans  ce 
qu'il  y  a  de  plus  illusoire  et  de  plus  faillible  au  monde, 
la  raison  raisonnante.  » 

Ce  principe  a  pour  corollaire  les  droits  absolus  de  la 
libre  discussion  et  de  l'esprit  critique.  Les  dogmes  que 
Descartes  a  soustraits  soigneusement  à  son  doute 
seront  de  toute  nécessité  soumis  à  la  critique  ration- 
nelle. «  Notre  âge,  écrira  Kant,  est  vraiment  l'âge  de 
la  critique;  rien  ne  peut  échapper  à  son  tribunal,  ni  la 
religion  avec  sa  sainteté,  ni  le  législateur  avec  sa 
majesté.  » 

2.  La  morale  fixée  par  la  raison  pratique  ou  la  cons- 
cience. L'hédonisme  cl  la  morale  sociale.  Le  progrès  mo- 
ral lié  au  progrès  de  la  raison.  —  La  morale  est  indé- 
pendante de  la  religion,  antérieure  et  supérieure  à  elle. 
«  Toutes  les  nations  civilisées  s'accordent  sur  les  points 
essentiels  de  la  morale,  autant  qu'elles  diffèrent  sur 
ceux  de  la  foi.  »  Encyclopédie,  art.  Morale.  D'ailleurs 
les  athées  ne  peuvent-ils  pas  être  aussi  vertueux  que 
des  croyants?  Enfin,  «  la  foi  tire  sa  principale  sinon  sa 
seule  vertu  de  l'influence  qu'elle  a  sur  la  morale  ». 
Ibid.  La  crainte  des  sanctions  annoncées  par  la  religion 
peut  en  effet  retenir  dans  le  devoir  ceux  qui  ne  pensent 
pas.  C'est  donc  la  raison  pratique  ou  la  conscience 
individuelle  qui  fixe  la  loi  morale.  La  vertu  n'est  autre 
chose  que  l'habituelle  soumission  à  la  conscience.  «  La 
grâce  détermine  le  chrétien  à  agir;  la  raison  détermine 
le  philosophe.  »  Ibid.,  art.  Philosophie.  Or,  d'une  part, 
la  conscience  éclairée  par  la  nature  invile  l'homme  a 
chercher  le  bonheur  :  «  Le  vrai  philosophe  ne  se  croit 
pas  en  exil  en  ce  monde;  il  veut  jouir  en  sage  philo- 
sophe des  biens  que  la  nature  lui  ofïre...  11  n'est  pas 
tourmenté  par  l'ambition,  mais  il  veut  avoir  les  com- 
modités de  la  vie,  ...un  honnête  superflu.  »  l'as  d'ascé- 
tisme. Suivre  la  nature;  obéir  même  à  ses  passions, 
mais  soumises  à  la  raison.  «  Les  autres  hommes  sont 
emportés  par  leurs  passions;  ils  marchent  dans  les 
ténèbres;  ...le  philosophe,  dans  les  passions  mêmes, 
n'agit  qu'après  la  réflexion;  il  marche  dans  la  nuit, 
mais  un  flambeau  le  précède.  »  Ibid.  «  L'homme  est 
fait  pour  le  bonheur  et  il  n'est  point  vrai  que  l'homme 
passe  infiniment  l'homme.  »  D'autre  part,  il  vit  en 
société,  c'est  un  fait;  quelle  que  soit  l'origine  de  ce 
fait,  «  la  raison  exige  du  philosophe  qu'il  travaille  à 
acquérir  les  qualités  sociales.  La  société  civile  est,  pour 
ainsi  dire,  une  divinité  pour  lui  ».  Ibid.  11  sait  en  effet 
que  les  autres  hommes  ont  des  droits  qu'il  doit  respec- 
ter, s'il  veut  que  ses  droits  soient  respectés,  et  lui  ren- 
dent des  services  qu'il  doit  reconnaître,  s'il  veut  en 
profiter.  En  somme,  l'homme  n'a  qu'à  suivre  sa  na-' 
turc;  il  n'a  de  devoirs  pour  le  contraindre  qu'envers  ses 
semblables;  le  droit  de  la  nature  s'arrête  où  commence 
le  droit  de  la  société.  La  loi  morale  est  uniquement 


I  739 


RATIONALISME.    LE    DEISME    ANGLAIS 


1740 


sociale.  Le  progrès  moral  intérieur  qui  fait  le  vrai  philo- 
sophe —  il  n'est  plus  question  du  saint  :  «  l'idée  de  la 
sagesse  n'est  demeurée  liée  à  celle,  de  la  théologie  que 
dans  l'esprit  des  prêtres  orgueilleux  et  de  leurs  imbé- 
ciles esclaves  »,  Encyclopédie,  loc.  cit.  —  dépend  uni- 
quement des  lumières  de  la  raison.  Plus  un  homme  es1 
éclairé,  meilleur  il  est.  «  Plus  vous  trouverez  la  raison 
dans  un  homme,  plus  vous  trouverez  en  lui  de  probité. 
Il  est  pétri,  pour  ainsi  dire,  avec  le  levain  de  l'ordre  et 
de  la  règle;  il  est  rempli  des  idées  du  bien  de  la  société 
civile.  Le  crime  trouverait  en  lui  trop  d'opposition.  » 
Cf.  G.  Lanson,  La  transformation  des  idées  morales  ri 
la  naissance  des  morales  rationnelles  de  1680  à  1715, 
dans  Revue  du  mois,  janvier  11)10;  P.  Pellisson,  La 
sécularisation  de  la  morale  au  xvui"  siècle,  dans  La 
Révolution  française,  1903;  La  question  du  bonheur  nu 
xvnie  siècle,  dans  La  grande  revue,  1906;  W.  Menzel, 
Der  Kampf  gegen  den  Epicureismus  in  der  franzôsisrhen 
Lileratur  des  xvm.  Jahrhundcrls,  Breslau,  1931. 

3.  La  Nature  remplace  Dieu  et  la  Providence.  —  La 
nature!  mot  dont  usent  beaucoup  les  «  philosophes  », 
mais  qui  est  vague.  En  laissant  de  côté  ces  sens  :  ce 
qui  est  spontané,  primitif  —  l'ensemble  des  choses  et 
des  êtres,  tels  qu'ils  nous  apparaissent  —  l'ensemble 
des  forces  conscientes  ou  inconscientes  qui  conduisent 
un  être  vers  sa  fin,  ils  font  signifier  à  ce  mot  —  après 
Rabelais,  Molière  —  d'abord  l'ensemble  des  forces 
saines  et  vitales  qui,  dans  l'âme  comme  dans  le  corps, 
appellent  l'homme  à  une  activité  sans  souffrances, 
sans  sacrifices,  qui  satisfera  son  âme  et  son  corps. 
«  O  Nature,  dira  Diderot,  souveraine  de  tous  les  êtres, 
et  vous,  ses  filles  adorées,  Vertu,  liaison,  Vérité,  soyez 
à  jamais  mes  seules  divinités.  Montre-nous,  ô  Nature, 
ce  que  l'homme  peut  faire  pour  obtenir  le  bonheur  que 
tu  lui  fais  désirer.  »  Évidemment,  cet  homme  naît  bon, 

—  il  ne  saurait  être  question  du  péché  originel  —  et, 
comme  il  vient  d'être  dit,  il  n'a  qu'à  suivre  la  nature. 

La  nature,  c'est  encore  cette  puissance  mystérieuse 
qui  assure  l'ordre  du  monde  —  le  Système  de  la  nature 

—  qui  peut  même  en  être  l'explication;  puissance 
aveugle,  que  ne  conduit  aucun  but  moral;  immuable 
puisqu'elle  régit  tout  suivant  des  lois  nécessaires,  sui- 
vant un  invincible  déterminisme.  De  cette  conception 
des  choses  découlent  ces  conséquences  :  a)  Le  miracle 
est  impossible,  la  providence  particulière  ne  peut 
s'exercer  et  la  prière  est  inutile.  «  Tu  es  en  délire,  écrit 
Diderot,  Supplément  au  voyage  de  Bougainville,  si  tu 
crois  qu'il  y  ait  rien  soit  en  haut,  soit  en  bas,  dans 
l'univers,  qui  puisse  ajouter  ou  retrancher  aux  lois  de 
la  nature.  »  b)  Les  causes  finales  seront  exclues  du 
savoir.  Elles  ne  sauraient  entrer  dans  l'explication  des 
choses,  c)  L'histoire  se  développe  suivant  des  lois 
nécessaires,  «  qui  découlent  de  la  nature  même  des 
choses  »,  et  non  suivant  les  volontés  libres  et  morales 
du  Dieu  de  l'Histoire  universelle,  d)  Dieu  est-il  même 
nécessaire  à  l'origine  des  choses?  e)  Kl  l'homme  est-il 
vraiment  libre? 

4.  La  religion  naturelle  supérieure  aux  religions  posi- 
tives. —  Niant  tout  le  surnaturel,  la  révélation,  le 
miracle  et  même  la  grâce,  puisque  l'homme  se  suffit  à 
lui-même,  les  philosophes  qui  acceptent  Dieu  parlent 
de  la  religion  naturelle  ou  du  déisme.  Au  début  du 
siècle,  Pénelon  écrivait  :  -  l.es  libert  ins  de  notre  temps 
se  font  honneur  de  reconnaître  un  Dieu  créateur,  dont 
la  sagesse  saute  aux  yeux  dans  sesouyrages,  mais,  selon 
eux.  ce  Dieu  ne  serait  ni  bon,  ni  sage  s'il  avait  donné 
a  l'homme  le  libre  arbitre,  c'est-à-dire  le  pouvoir  de 
pécher,  de  renverser  l'ordre  et  de  se  perdre  éternel 
lement  (on  reconnaît  ici  l'objection  que  Bayle  répète). 
En  ôtanl  toute  liberté  réelle,  on  se  débarrasse  de  tout 
mérite,  de  tout  blâme,  de  toul  enfer;  on  admire  Dieu 
sans  le  craindre  el  on  vit  sans  remords  au  gré  de  ses 

passions.  »  Lit  l'évêque  anglican  Gastretl  :  «  Le  déiste 


est  celui  qui,  admettant  un  Dieu,  nie  la  providence... 
el  ne  se  croit  obligé  au  devoir  que  pour  des  raisons 
d'intérêt  public  ou  particulier,  sans  la  considération 
d'une  autre  vie.  »  Cité  par  É.  Bréhier,  loc.  cit.,  t.  n, 
p.  323.  Ces  idées  demeureront  jusqu'au  bout  du  siècle, 
celles  des  philosophes  déistes,  chacun  d'eux  leur  don- 
nant une  nuance  particulière. 

Que  sont  donc  les  religions  positives  et,  pour  préci- 
ser, le  christianisme?  Les  religions  positives  ont  pour 
origine,  d'une  part,  l'ignorance  des  causes  naturelles, 
de  l'autre,  l'ambition  des  prêtres  et  des  rois.  Elles  ont 
été  funestes  à  l'humanité.  Cf.  Encyclopédie,  art. 
Prêtres  :  «  Dieu  est  trop  bon  essentiellement,  avait  dit 
Bayle,  Ce  que  c'est  que  la  France  toute  catholique  sous 
le  règne  de  Louis  le  Grand,  Saint-Omer,  1686,  pour  être 
l'auteur  d'une  chose  aussi  pernicieuse  que  les  religions 
positives,  il  n'a  révélé  à  l'homme  que  le  droit  natu- 
rel, mais  des  esprits  ennemis  de  notre  repos  sont 
venus  de.  nuit  semer  la  zizanie  dans  le  champ  de  la 
religion  naturelle,  par  l'établissement  de  certains  cuit  es 
particuliers,  semence  éternelle  de  guerres,  de  carnages 
et  d'injustices.  »  Cf.  Voltaire,  Dictionnaire  philoso- 
phique, art.  Religion...  C'est  donc,  un  devoir  de  com- 
battre les  religions  positives.  Les  attaques  des  philo- 
sophes portèrent  en  particulier  sur  les  miracles  rap- 
portés dans  l'Écriture.  Ils  en  contestèrent  ou  la  possi- 
bilité, ou  l'authenticité,  ou  la  possibilité  de  les  cons- 
tater, ou  la  valeur  démonstrative. 

5.  La  valeur  absolue  du  droit  naturel,  fondé  sur  la 
raison  et  la  nature  souveraines  —  par  elles-mêmes  — 
en  dehors  de  Dieu.  Et  par  conséquent  de  la  personne 
humaine.  Parmi  ces  droits,  celui  de  pratiquer  la  reli- 
gion qui  semble  bonne.  Ce  droit  impose  l'obligation  de 
la  tolérance  à  tous.  L'homme  est  indéfiniment  perfec- 
tible, comme  sa  raison. 

l.es  philosophes  n'affirmèrent  souvent  ces  idées  que 
sous  des  formes  cachées,  ou  dans  des  ouvrages  ano- 
nymes, craignant  la  censure  et  ses  conséquences.  Leurs 
rases  furent  multiples. 

2°  Première  période,  de  1715  à  1750.  —  1.  Le  ratio- 
nalisme  anglais  :  le  christianisme  rationnel.  —  De  1715 
à  173  1,  c'est  l'Angleterre  qui  donne  le  ton.  Ses  déistes 
s'y  sont  mis  à  l'école  de  Bayle,  l'ennemi  de  la  révé- 
lation et  des  dogmes,  le  champion  de  la  raison  et  de  la 
conscience;  ils  vulgariseront  ses  thèses  en  Angleterre 
et  plus  encore  en  France  où  ils  seront  influents.  Ils  don- 
neront à  ces  thèses  cependant  un  aspect  tout  spécial, 
on  l'a  vu  :  ils  les  rattacheront  aux  Livres  saints  et  aux 
croyances  dont  ces  Livres  sont  la  base.  Convaincus  que 
la  raison  et  la  conscience  sont  les  lumières  supérieures 
de  l'homme,  ils  s'efforceront  de  ramener  les  ensei- 
gnements de  l'Écriture  sur  le  plan  de  la  raison  et  par 
conséquent  le  christianisme  à  la  religion  naturelle,  ses 
preuves  extrinsèques,  prophéties  et  miracles,  à  des 
événements  selon  la  nature,  sinon  ils  les  expliqueront 
par  la  faiblesse  intellectuelle  des  croyants  et  l'impos- 
ture des  prêtres.  Les  institutions  religieuses  qui  se 
réclament  du  christianisme,  le  culte  et  le  clergé, 
deviennent  ainsi  des  institutions  tout  humaines  et 
arbitraires.  Vivant  dans  un  pays  où  le  clergé  est  riche- 
ment doté  et  très  influent,  les  déistes  anglais,  qui 
viennent  la  plupart  des  sectes  dissidentes,  sont  violem- 
ment anticléricaux.  Aucun  d'entre  eux  cependant  ne 
traite  la  question  dans  toute  son  ampleur.  L'un  s'en 
prend  à  tel  caractère  surnaturel  du  christianisme,  un 
autre  à  tel  autre. 

a)    Toland.  Le   premier  en   date   des   écrivains 

déisles.  qui  vont  cont  iniier  l'œuvre  inaugurée  par  1 1er 
berl  «le  Cherbury  et  Blount,  est  Toland  (1669-1722). 
Irlandais  catholique,  il  apostasie  en  Ecosse,  et  il  arrive. 
bientôt  au  christ  ianisme  purement  rationnel,  dans  son 
livre,  Le  christianisme  sans  mystères,  Londres,  1696. 
Sa  thèse  est   la  suivante  :   Le  christianisme  vient  de 


1741 


RATIONALISME.    LE    DEISME    ANGLAIS 


1742 


Dieu,  comme  le  prouvent  les  miracles  du  Nouveau 
Testament  —  les  autres  miracles,  «ceux  qu'acceptent 
les  papistes,  les  juifs,  les  brahmanes  et  les  mahomé- 
tans  »,  il  ne  les  accepte  pas.  Par  ailleurs,  la  raison 
est  la  lumière  que  Dieu  nous  a  donnée.  La  révélation 
n'en  est  pas  une  autre,  mais  un  moyen  d'information. 
Nous  devons  donc  l'interpréter  avec  notre  raison,  la 
dépouillant  de  tout  ce  que  n'accepte  pas  cette  raison. 

Mais  il  va  dépasser  cette  position  relativement 
conservatrice.  Dans  sa  Vie  de  Millon,  1698,  il  jette  le 
doute  sur  l'authenticité  de  l'Écriture  et  dans  VAmyn- 
tor,  1699,  qu'il  écrit  pour  se  défendre,  devançant 
l'école  de  Tubingue,  il  répand  sur  les  Évangiles  cano- 
niques l'ombre  des  apocryphes.  Ses  Lettres  à  Séréna, 
1704,  que  traduira  d'Holbach  en  1768,  sont  pires 
encore.  11  soutient  dans  la  première,  Origine  et  force 
des  préjugés,  que  les  prêtres  trompent  sciemment  les 
peuples;  dans  la  seconde,  que  l'immortalité  de  l'âme 
et  la  vie  future  sont  des  dogmes  »  inventés  chez  les 
païens  »,  à  une  époque  tardive  :  les  Égyptiens  les  ont 
professés  tout  d'abord;  dans  la  troisième,  qu'à  l'ori- 
gine la  religion  était  très  simple,  c'était  la  religion  natu- 
relle, mais  «  on  l'a  chargée  de  fables  qui  l'ont  rendue 
mystérieuse,  d'offrandes  qui  l'ont  rendue  lucrative, de 
sacrifices  et  de  spectacles  qui  permirent  aux  prêtres 
de  faire  bonne  chère  ».  En  1709,  L' Adeisidœmon  sioe 
Titus  Liuius  a  superslitione  vindicalus.  Annexée  sunt 
Origines  judaïae,  soutient  que,  <  le  mouvement  étant 
essentiel  à  la  matière  »,  il  ne  saurait  y  avoir  un  Dieu, 
premier  moteur.  Les  religions,  la  juive  comme  les 
autres,  sont  donc  des  inventions  humaines  et  le  Penta- 
teuque  n'est  pas  même  un  livre  à  prendre  à  la  lettre  : 
où  il  met  le  surnaturel,  il  n'y  a  que  du  très  simple.  11 
attaquera  de  même  les  miracles  de  la  Bible  dans  son 
Tetradymus,  «  les  quatre  jumeaux  »,  1720.  Mais  il  ira 
plus  loin  encore.  D'une  part,  dans  le  Nazarenus,  1718, 
trompé  par  une  traduction  apocryphe  de  l'Évangile 
dit  de  saint  Barnabe,  il  soutient  ce  paradoxe  que  les 
musulmans  ont  du  christianisme  une  notion  plus  saine 
que  les  chrétiens.  Le  véritable  christianisme  en  effet 
est  celui  des  ébionites  et  des  nazaréens,  où  Jésus  était 
représenté  comme  un  simple  homme  et  auquel  l'isla- 
misme a  emprunté.  D'autre  part,  dans  le  Panlheisticon, 
1720,  il  aboutit  au  panthéisme  le  plus  formel.  Il  avait 
combattu  Spinoza  :  il  le  rejoint.  C'est  même  lui  qui 
met  en  usage  le  mot  panthéiste.  Le  monde  est  comme 
un  immense  animal  dont  tout  ce  qui  existe  est  une 
sorte  d'organe.  Toland  dans  son  évolution  avait  ainsi 
touché  à  tous  les  thèmes  dont  vivra  le  déisme  anglais. 

b)  Sha/lesbury. —  Différent  est  Shaftesbury  (1671- 
1713).  Cet  élève  de  Locke,  correspondant  de  Bayle  et 
protecteur  de  Toland,  que  Voltaire  appellera  cependant 
«  l'un  des  plus  hardis  philosophes  de  l'Angleterre  », 
Homélies  prononcées  à  Londres,  1765,  est  un  homme  du 
monde.  Aimant  les  stoïciens  et  Platon,  il  les  concilie 
avec  un  christianisme  large,  quelque  peu  idéaliste.  Lui- 
même  a  réuni  ses  œuvres  sous  ce  titre  :  Caractéristiques, 
1713, 3  vol.  in-8°.  Se  plaçant  sur  le  terrain  des  principes, 
parlant  plutôt  sous  une  forme  ironique,  c'est  au  nom 
du  scepticisme  qu'il  fait  la  guerre  au  christianisme  et 
à  l'Écriture.  Protestant  qu'il  se  soumet  «  aux  opinions 
établies  par  la  loi  »,  il  se  réserve  le  droit  de  les  juger 
intérieurement.  Or,  il  n'accepte  pas  une  religion  fondée 
sur  des  témoignages  historiques  ou  des  spéculations 
métaphysiques;  il  ne  croit  avec  Locke  qu'à  l'expé- 
rience personnelle.  D'autre  part,  il  ne  reconnaît  pas 
au  miracle  une  valeur  démonstrative  :  la  contempla- 
tion de  l'univers  est  une  preuve  autrement  convain- 
cante de  Dieu;  le  miracle  porterait  plutôt  à  l'athéisme, 
puisqu'il  suppose  un  Dieu  corrigeant  ce  qu'il  a  fait. 
Enfin  les  auteurs  des  Livres  saints  ne  sont  pas  inspirés 
autrement  que  ne  le  sont  les  autres  écrivains.  Leurs 
œuvres  n'ont  donc  pas  une  valeur  spéciale.  D'autre 


part,  il  était  optimiste.  La  vie  doit  donner  le  bonheur. 
Comment?  Une  condition  est  de  ne  pas  prendre  au  tra- 
gique la  religion,  comme  le  font  «  ces  prophètes  fran- 
çais »,  les  Camisards,  réfugiés  en  Angleterre,  et  qui  se 
livrent  à  de  ridicules  excentricités.  Lettre  sur  l'enthou- 
siasme, 1705.  Dieu  n'est  pas  le  Dieu  tragique  du  pari  de 
Pascal,  ni  le  Dieu  injuste  que  suppose  la  prédestina- 
tion, ou  chargé  de  ressentiment  que  crée  la  crainte  de 
l'enfer.  Il  n'oblige  pas  non  plus  les  hommes  à  être  des 
égoïstes,  faisant  le  bien  en  vue  de  récompenses  futures. 
Il  faut  sourire  de  ces  imaginations;  faisons  appel  à 
notre  raison  et  à  l'expérience.  Nous  sommes  portés  à 
rechercher  notre  bonheur  et  aussi  le  bonheur  des  autres. 
Mais  nous  éprouvons  encore  des  sentiments  d'estime 
ou  de  mépris  pour  la  beauté  ou  la  laideur  morales 
et  ces  sentiments  sont  accompagnés  d'impressions  de 
joie  ou  de  déplaisir.  Nous  avons  donc  une  sorte  de  sens 
moral  du  bien  et  du  mal.  La  vertu  consiste  non  dans  la 
contrainte  ou  l'ascétisme,  mais  dans  l'accord  de  notre 
amour  du  bonheur  et  de  nos  penchants  bienveillants 
sous  la  direction  de  ce  sens  moral.  La  vertu  ainsi 
entendue  et  le  bonheur  se  confondent.  Essai  sur  le 
mérite  et  la  vertu.  Diderot  le  traduira  librement  en  1745. 
Hutcheson  dans  ses  Recherches  sur  l'origine  des  idées 
que  nous  avons  de  la  beauté  et  de  la  vertu,  1725,  a  donné 
un  tour  plus  systématique  aux  idées  de  Shaftesbury  et 
ramené  davantage  la  vertu  au  bien  social. 

c)  Collins  (1676-1729),  reprend  bien  des  idées  de 
Shaftesbury,  mais  il  réclame  d'une  façon  plus  pressante 
le  droit  à  la  pensée  libre.  C'est  l'objet  de  son  Discours 
sur  la  liberté  de  penser,  1713,  d'où  naquirent  les  mots  de 
libre  pensée  et  de  Libres  penseurs.  Pour  Collins,  la 
lumière  naturelle  de  la  raison  doit  juger  les  vérités  de 
la  foi  comme  les  autres.  Il  attaque  l'autorité  des  Livres 
saints  :  leurs  innombrables  variantes,  dit-il,  les  rendent 
«  douteux  autant  qu'on  veut  l'imaginer  ».  Que  l'on 
n'invoque  pas  les  miracles  en  faveur  du  christianisme  : 
les  autres  religions  en  invoquent  également .  Enfin  dans 
les  Discours  sur  les  fondements  de  la  religion  chrétienne 
1724,  il  s'attaque  spécialement  aux  prophéties.  S'il  y 
en  avait  de  véritables,  dit-il,  elles  prouveraient  l'ori- 
gine divine  du  christianisme,  mais  il  n'y  en  a  pas.  Il 
en  étudie  cinq;  il  les  discute  et  il  conclut  qu'on  ne  peut 
les  prendre  dans  le  sens  prophétique  qu'en  les  inter- 
prétant d'une  manière  allégorique  et  mystique.  Enfin, 
dans  des  Lettres  à  Dodwell,  1707,  —  un  théologien  qui 
soutenait  en  1706  que  «  l'âme  est  un  principe  naturel- 
lement mortel  »  et  qu'avait  combattu  Clarke,  —  il 
montre  l'union  du  matérialisme  et  du  sensualisme.  «La 
pensée  étant  une  suite  de  l'action  de  la  mal  iére  sur  nos 
sens,  c'est  là  une  propriété  ou  affection  de  la  matière, 
occasionnée  par  l'action  de  la  matière,  i 

d)  Thomas  Woolston  (1669-1731)  aura  ceci  de  spé- 
cial, qu'il  interprétera  d'une  façon  allégorique  les  mi- 
racles de  l'Évangile,  y  compris  la  résurrection  de 
Notre-Seigneur.  Dans  son  premier  ouvrage.  L'ancienne 
apologie,  1705,  il  soutient  que,  si  le  christianisme  est 
attaqué,  c'est  qu'on  entend  dans  un  sens  littéral  ce  que 
l'on  ne  devrait  entendre  que  dans  un  sens  figuré,  et  il 
cite  en  exemple  les  miracles  de  l'Exode.  Vingt  ans  plus 
tard,  dans  le  Modérateur,  où  il  se  posait  en  médiateur 
entre  Collins  et  ses  adversaires,  il  soutenait  que  c'est 
par  la  seule  interprétation  allégorique  des  prophéties 
que  l'on  peut  établir  que  le  Christ  est  le  .Messie,  les 
miracles  de  Jésus,  même  sa  résurrection  pouvant  être 
mis  en  question.  De  1727  à  1729,  en  six  Discours  sur 
les  miracles  de  Jésus-Christ,  accumulant  contre  l'inter- 
prétation littérale  des  récits  évangéliques  concernant 
les  miracles  toutes  les  objections,  parlant  d'impossi- 
bilité, d'absurdité,  il  conclut  :  «  L'histoire  de  Jésus-, 
telle  qu'elle  est  racontée  par  les  évangélistes,  est  une 
représentation  emblématique  de  sa  vie  spirituelle  dans 
l'âme  de  l'homme,  et  ses  miracles  sont  les  figures  de  ses 


L743 


RATIONALISME.    LE    DEISMK    ANGLAIS 


1744 


opérations  mystérieuses.  »  Dans  la  controverse  que 
provoquera  ec  livre  interviendra  en  sa  faveur  Pierre 
Annet,  qui* soutiendra  en  1744  dans  son  livre,  La 
résurrection  de  Jésus-Chrisl,  que  sa  résurrection  était 
simplement  la  guérison  de  ses  blessures. 

e)  Tindal  (1657-1733),  -  le  plus  ferme  soutien  de  La 
religion  naturelle», a  dit  Voltaire,  Lellres  au  prince  de 
Brunswick,  faisait,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  la  philo- 
sophie de  ees  publications  dans  son  Christianisme  aussi 
ancien  que  le  monde  ou  V Évangile,  nouvelle  publication 
de  la  loi  naturelle,  1730.  Il  n'y  a  pas  d'autre  religion 
vraie  que  la  religion  naturelle,  révélée  à  l'homme  par 
sa  raison.  Cette  religion  se  réduit  à  la  morale  :  devoirs 
envers  Dieu,  devoirs  envers  ses  semblables;  c'est  tout. 
Dans  le  christianisme  se  retrouvent  ces  éléments  de  la 
religion  naturelle;  en  ce  sens  donc,  il  est  aussi  «  ancien 
que  le  monde  ».  Comme  cette  religion,  chemin  faisant, 
s'était  chargée  de  superstitions,  Jésus  est  venu  pro- 
mulguer une  seconde  fois  la  religion  naturelle.  En 
conséquence  :  1 .  Nous  avons  le  droit  de  rejeter  tous  les 
dogmes  qui  dépassent  la  raison.  2.  La  Bible  n'est  pas 
un  livre  inspiré.  Aux  défauts  que  l'on  peut  relever  en 
elle  etaux  infériorités  de  la  moralequ'elle  enseigne, elle 
apparaît  bien  comme  une  œuvre  purement  humaine. 
L'Évangile  aussi,  avec  ses  hyperboles  et  son  langage 
figuré.  3.  On  ne  saurait  croire  aux  miracles  ;  ce  sont  des 
inventions  humaines.  Combien  de  soi-disant  inter- 
ventions divines  rapportées  dans  la  Bible  sont  ridi- 
cules 1  4.  Non  moins  extraordinaires  sont  les  ordres 
donnés  aux  prophètes  par  le  Seigneur.  Les  prophéties 
sont  d'ailleurs  incompréhensibles. 

f)  Thomas  Morgan  (f  1768)  lit  écho  à  Tindal  dans 
son  Philosophe  moral,  3  in-8°,  1737,  1739,  1740.  Il 
exalte  la  raison  :  la  révélation  est  simplement  la  décou- 
verte de  la  vérité  rationnelle.  Ce  qu'il  a  de  particulier, 
c'est  qu'il  multiplie  les  attaques  contre  l'Ancien  Testa- 
ment, dont  les  miracles  sont  des  événements  naturels, 
des  contes  ou  des  mythes,  de  la  réalité  de  qui  les  au- 
teurs, poètes  ou  orateurs,  ne  s'inquiétaient  guère,  et 
dont  les  prophètes  firent  un  instrument  de  parti.  Le 
Nouveau  Testament,  c'est  la  vraie  religion,  la  religion 
naturelle,  la  pure  morale  fondée  sur  la  raison.  Le  vrai 
chrétien,  c'est  Paul,  qui  combattit  le  judaïsme,  mit 
la  raison  à  la  première  place  et  fut  «  le  plus  grand  libre 
penseur  de  son  temps,  le  vaillant  champion  de  la 
raison  contre  l'autorité  et  la  superstition  », 

g)  Chubb  (1679-1747),  gagné  à  l'arianisme  que  fai- 
sait revivre  en  Angleterre  le  livre  de  Whiston,  Préface 
historique,  1710,  public  en  1715  un  écrit  arien  :  La 
suprématie  du  Pire,  mais  bientôt  dans  son  Véritable 
Évangile  de  Jésus-Chrisl,  popularisant  les  idées  du 
rationalisme,  il  ramène  l'Évangile  à  la  prédication  de 
Jésus-Christ,  et  il  comprend  cette  prédication  de  telle 
manière  que  Voltaire  a  pu  dire  :  «  Thomas  Chubb  ose 
penser  que  Jésus-Christ  est  de  la  religion  de  Thomas 
Chubb,  mais  il  n'est  pas  de  la  religion  de  Jésus-Christ.  » 
Dans  ses  Œuvres  posthumes,  il  s'attaque  aux  miracles 
du  Nouveau  Testament;  il  en  nie  la  valeur  démons- 
trative ou  l'authenticité;  il  attaque  saint  Paul  l'accu- 
sant de  fourberie.  Aucune  religion  positive  ne  vaut 
mieux  qu'une  autre,  l.a  vraie  religion  est  fondée  sur 
la  raison,  «  ce  guide  infaillible,  cette  règle  éternelle 
et  invariable  du  bien  cl  du  mal  ». 

h)  Bolingbroke.  Voici  enfin  Bolingbroke  (1672- 
1751),  l'ami  de  Voltaire.  Voir  son  article.  Ce  n'est  pas 
un  philosophe;  c'est  un  homme  du  monde  qui  traite 
des  sujets  de  religion,  louL  comme  Shal'lesburv,  mais 
sans  la  même  suite  dans  les  idées.  Il  est  déiste.  1, 'exis- 
tence de  Dieu  lui  est  garantie  non  par  les  preuves  </ 
priori  de  Clarkc,  mais  par  l'ordre  et  la  beauté  de  ce 
monde  —  les  causes  finales     -  et  par  le  consentement 

universel.  Mais  son  Dieu  a  est   plus  puissant   que  bon, 
plus    souverainement    imposant    que    présent    et    (pu- 


juste  ».  C'est  «  un  Dieu  qu'on  admet  mais  qu'on 
n'adore  point  ».  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  x, 
p.  26.  Son  œuvre  est  belle  :  toute  l'ordonnance  en  est 
bien.  On  ne  peut  aller  plus  loin  sans  «  faire  de  Dieu  un 
homme  infini  ».  Il  est  clair  dès  lors  que  Bolingbroke  ne 
saurait  accepter  les  dogmes  chrétiens.  Il  s'en  prend 
surtout  au  judaïsme.  Ni  la  Bible  n'est  authentique,  ni 
les  miracles  qu'elle  raconte  ne  sont  vrais;  on  y  saisit 
à  chaque  page  une  déformation  de  Dieu;  elle  réédite 
les  superstitions  del'Égypte.  En  frappant  le  judaïsme, 
Bolingbroke  atteignait  déjà  —  Voltaire  fera  de  même 
—  le  christianisme.  Mais  il  l'attaque  en  lui-même  :  les 
dogmes  chrétiens  de  la  rédemption,  de  l'éternité  des 
peines,  sont  absurdes,  indignes  de  Dieu,  inconciliables 
avec  ses  attributs.  Au  reste,  le  christianisme  contem- 
porain ne  lui  parait  plus  le  christianisme  primitif  qui 
était  une  seconde  promulgation  de  la  loi  naturelle. 
Saint  Paul  a  faussé  l'Évangile  du  Christ. 

Peu  lu  en  Angleterre,  cet  auteur  eut  plus  d'influence 
en  France,  grâce  à  Voltaire,  qui  lui  attribue  du  reste  un 
de  ses  écrits  polémiques  :  Examen  de  milord  Boling- 
broke, 1767.  Cf.  Hassal,  Life  of  Bolingbroke,  1915; 
Butler,  The  Tory  tradition  (Bolingbroke...),  1914.  A  ces 
déistes  faut-il  ajouter  Pope  (1688-1744)?  Dans  son 
Essai  sur  l'homme,  Londres,  1733,  traduit  en  France, 
en  prose  par  Silhouette,  en  vers  par  l'abbé  Renel,  plus 
ou  moins  inspiré  du  déisme  de  Bolingbroke  et  de 
l'optimisme  de  Shaftesbury,  il  affirme  que  Dieu  a  créé 
le  meilleur  monde  possible  pour  le  bonheur  de  tous  les 
êtres,  qu'il  gouverne  le  monde  par  des  lois  générales 
auxquelles  il  ne  saurait  toucher  sans  se  désavouer  et 
qu'en  conséquence  l'homme  doit  céder  aux  lois  de  la 
nature,  sous  la  modération  de  la  raison,  des  passions 
devant  sortir  les  vertus;  il  fut  pour  cela  rangé  en 
France  parmi  les  déistes,  quoiqu'il  s'en  défendît. 

Tel  fut  le  déisme  anglais.  Au  nom  de  la  raison,  il  ne 
laissait  rien  subsister  du  christianisme  surnaturel.  Ses 
principaux  adversaires  anglais  comprirent  bien  où  était 
le  mal.  Clarkc  (1675-1729),  maintenant  les  attributs 
moraux  de  Dieu,  ce  dont  se  moquera  Bolingbroke, 
s'efforcera  de  montrer  que  la  raison  conduit  l'homme 
à  accepter  les  vérités  chrétiennes  :  Discours  concernant 
l'existence  et  les  attributs  de  Dieu,  1704,  dirigé  plus 
particulièrement  contre  Spinoza  et  Hobbes;  Discours 
concernant  les  obligations  de  la  loi  naturelle  et  la  certi- 
tude de  la  religion  révélée,  1705.  Warburton  (1698- 
1779)  démontrera  au  contraire  que  la  religion  révélée 
produit  ses  bienfaits  en  l'absence  des  motifs  d'agir  que 
la  raison  juge  nécessaires.  Moïse  n'a  pas  enseigné  à  son 
peuple  l'immortalité  de  l'âme,  cette  vérité  surlaquelle 
se  fonde  rationnellement  la  morale.  Dieu  a  donc  surna- 
turellemenl  rendu  ce  peuple  capable  de  se  passer  de 
cet  enseignement  :  la  M ission  divine  de  Moïse  démon- 
trée sur  les  principes  des  déistes,  1737-1741,  5  vol.  in-8°. 
En  lin,  Joseph  I  Sut  1er  (1602-1752)  dans  son  Analogie 
de  la  religion,  naturelle  ou  révélée,  avec  la  constitution  et 
le  cuirs  de  la  nature,  1736,  s'applique  a  démontrer  —  ce 
qui  rappelle  le  Pascal  du  pari  —  qu'en  religion,  si  l'on 
ne  saurait  at  teindre  toujours  une  certitude  rationnel  le, 
partout  égale  -  telle  que  la  supposait  Clarkc  — ■  il 
fallait  se  contenter  de  cette  probabilité  dont  on  se 
contente  partout  ailleurs.  Sur  l'ensemble  du  sujet, 
cf.  Lanson,  op.  cit.,  et  ici  Christianisme  rationnel. 

ï;  Hume  (171 1-1776),  Écossais  qui  s'est  pénétré  des 
idées  de  Locke  et  de  Berkeley,  terminera  plus  tard  la 
série  des  déistes  anglais.  Dans  ses  ouvrages,  Traité  de 
la  nature  humaine,  173!»  17  tu,  3  vol.  in-8°;  Essais  mo- 
raux et  politiques,  17  11-17  13,3  vol.  in-8°,  et  surtout  His- 
toire naturelle  de  la  religion,  1757,  Dialogues  sur  la  reli- 
gion naturelle,  composés  sans  doute  vers  1749,  mais 
publiés  seulement  après  sa  mort,  en  1779,  il  soumet  les 
idées  religieuses  a  sa  méthode  critique  et  il  n'en  laisse 
rien  subsister,  quelles  qu'aient  été  ses  croyances  prati- 


1 


RATIONALISME.    LE    PHILOSOPHISME    FRANÇAIS 


1746 


ques  et  même  si  l'on  en  croit  Compayré,  La  philosophie 
de  D.  Hume,  Toulouse,  1873,  Du  prétendu  scepticisme 
de  Hume,  dans  Revue  philosophique,  1879,  t.  n,  p.  449,  sa 
volonté  d'en  sauver  quelque  chose  pour  les  autres.  Il 
s'en  prend  d'abord  aux  dogmes  de  la  religion  naturelle, 
que  Clarke  considérait  comme  une  introduction  à  la 
religion  révélée  :  l'existence  de  Dieu.  Il  n'accepte  pas 
la  preuve  ontologique  qui  serait  la  négation  de  son 
idéalisme  phénoméniste;  il  n'accepte  pas  davantage 
l'argument  cosmologique  de  Clarke  :  Comment  conce- 
voir un  être  nécessairement  existant?  L'imagination 
est  toujours  libre  de  nier  cette  existence.  Pourquoi 
d'ailleurs  cet  être  ne  serait-il  pas  la  matière?  Si  nous 
connaissions  toutes  ses  propriétés,  «  sa  non-existence 
nous  paraîtrait,  peut-être,  aussi  contradictoire  que  la 
proposition  :  deux  fois  deux  font  cinq  »;  il  rejette 
l'argument  des  causes  finales  que  Voltaire  répétait. 
C'est  un  raisonnement  par  analogie  entre  un  méca- 
nisme de  fabrication  humaine  et  l'univers.  Or  cette 
analogie  conduit  à  tout  ce  que  l'on  veut,  sauf  à  cette 
conclusion  certaine  :  Dieu  existe.  La  providence? 
Contre  elle  il  y  a  l'objection  du  mal.  Or,  dit  Hume, 
rien  n'empêche  de  concevoir  un  univers  d'où  le  mal 
disparaîtrait  par  une  action  régulière  ou  volontaire  de 
Dieu.  Nous  restons  donc  libres  de  conclure  que  la  cause 
suprême  des  choses  est  indifférente  à  l'homme.  L'im- 
matérialité de  l'âme?  Toutes  les  solutions  se  heurtent 
à  d'insolubles  objections.  La  preuve  historique  ne  sup- 
porte pas  davantage  l'examen.  Les  déistes  pouvaient 
révoquer  en  doute  les  récits  de  la  Bible,  tous  accep- 
taient comme  un  fait  primitif  le  monothéisme.  Dans 
son  Essai  sur  l'histoire  naturelle  de  la  religion,  Hume 
avance  cette  théorie  qu'ont  soutenue  depuis  Tylor, 
Lubbock,  Spencer...,  que  le  polythéisme  a  partout 
précédé  le  monothéisme,  «  la  multitude  ignorante  ne 
pouvant  s'élever  tout  d'un  coup  à  la  notion  de  l'Être 
tout  parfait,  qui  a  mis  de  l'ordre  et  de  la  régularité 
dans  toutes  les  parties  de  la  nature,  d'un  être  pur, 
tout  sage,  tout  puissant,  immense,  avant  de  se  le 
représenter  comme  un  pouvoir  borné,  avec  des  pas- 
sions, des  appétits,  des  organes  même  semblables  aux 
nôtres  ».  Le  polythéisme  primitif  était  donc  anthropo- 
morphique.  Fontenelle,  qui  soutenait  la  même  thèse, 
prétendait  que  l'homme  était  arrivé  au  polythéisme 
par  la  recherche  spontanée  des  causes.  C'est  le  senti- 
ment, l'espoir  et  surtout  la  crainte  qui  ont  conduit 
l'homme  au  polythéisme  et  de  là  au  monothéisme, 
dans  le  désir  de  se  concilier  un  Dieu  plus  puissant  que 
les  autres,  tout-puissant.  Quant  aux  religions  révélées, 
peut-on  s'y  réfugier,  comme  l'ont  fait  quelques  scep- 
tiques? Non.  Évidemment  on  invoque  des  arguments 
en  leur  faveur,  mais  le  raisonnement  qui  aboutit  à 
l'existence  des  spectres  vaut-il  le  raisonnement  qui 
aboutit  à  l'existence  des  corps?  Quant  aux  miracles 
rapportés  dans  l'Écriture,  le  témoignage  sur  lequel  ils 
reposent  ne  saurait  contrebalancer  la  certitude  que 
tout  événement  se  produit  selon  des  lois  naturelles; 
ceux  affirmés  par  les  contemporains  —  ceux  du  diacre 
Paris,  par  exemple  —  se  heurtent  à  la  même  difficulté. 
De  même  les  prophéties.  Et  ainsi  «  quiconque  est  pous- 
sé par  la  foi  à  lui  donner  son  assentiment,  a  cons- 
cience qu'il  s'opère  en  lui-même  un  vrai  miracle  per- 
pétuel, qui  renverse  tous  les  principes  de  son  intelli- 
gence et  le  détermine  à  croire  ce  qui  est  le  plus 
contraire  à  la  coutume  et  à  l'expérience  ».  Cf.  H.  Mei- 
nardus,  D.  Hume  als  Religionsphilosoph,  Erlangen, 
1897;  J.  Didier,  Hume,  Paris,  1912;  A.-E.  Taylor, 
D.Hume  and  themiraculous,  Cambridge,  1927;  R.  Metz, 
D.  Hume,  Leben  und  Philosophie,  Stuttgart,  1929; 
A.  Leroy,  La  critique  et  la  religion  chez  David  Hume, 
Paris,  1930. 

2.  En  France.  C'est  avec  la  Régence,  la  réaction  qui 
suit  le  règne  de  Louis  XIV  et  le  bouleversement  de 


fortunes  provoqué  par  le  système  de  Law,  un  abais- 
sement des  mœurs  et  par  conséquent  un  affaiblisse- 
ment des  croyances.  Le  milieu  est  favorable  au  ratio- 
nalisme, d'autant  plus  que  l'influence  anglaise  com- 
mence à  s'exercer. 

a)  Tout  d'abord  cependant,  il  n'y  a  pas  d'écrivains 
rationalistes  de  marque.  L'on  vit  sur  le  passé.  «  Les 
œuvres  de  Fontenelle  sont  rééditées  dix  ou  douze  fois 
de  1C86  à  1724.  Les  Pensées  sur  la  comète  de  Bayle  ont 
sept  éditions  jusqu'en  1749  »;  son  Dictionnaire  figure 
dans  288  bibliothèques  sur  500;  Spinoza  est  lu.  Une 
transformation  s'est  faite  dans  les  esprits,  sous  l'action 
des  maîtres  que  l'on  a  vus.  Il  y  a  aussi  «  des  maîtres 
cachés  »,  dont  les  œuvres  sont  imprimées  clandesti- 
nement ou  répandues  sous  la  forme  de  manuscrits. 
Ainsi  :  Le  militaire  philosophe  ou  difficultés  sur  la  reli- 
gion proposées  au  R.  P.  Malebranche  de  l'Oratoire,  par 
un  ancien  officier  (Naigeon),  imprimé  à  «  Londres  » 
en  1768  :  dix-huit  difficultés,  soi-disant  proposées  à 
Malebranche  et  prouvées  chacune  par  une  «  démons- 
tration »  syllogistique.  Il  faut  examiner  les  questions 
religieuses  avec  la  lumière  que  Dieu  nous  a  donnée  : 
la  raison.  Puisque  le  christianisme  est  souvent  en  oppo- 
sition avec  laraison.il  est  injurieux  à  Dieu, contraire,  à 
tout  le  moins  inutile  à  la  morale.  Ainsi  encore  Le  testa- 
ment du  curé  Meslier  —  mort  en  1725  —  que  Voltaire 
publiera  en  1762,  non  sans  atténuation  et  qui  s'inspire 
de  Spinoza.  Les  choses  sont  possibles  ou  impossibles 
par  elles-mêmes;  elles  existent  donc  par  elles-mêmes. 
La  substance  est  une;  le  mal  est  nécessaire  comme 
tout  est  nécessaire.  Les  religions  sont  l'œuvre  d'im- 
posteurs. Le  néant  est  la  destinée  de  l'homme.  Dans 
les  notes  qu'il  a  mises  aux  marges  des  Œuvres  philo- 
sophiques de  Fénelon,  Meslier  affirme  :  «  Il  n'est  rien 
autre  chose  que  la  matière  ou  la  nature  elle-même 
qui  est  tout  en  tout.  »  Même  esprit  dans  la  Lettre  de 
Trasibule  à  Leucippe  de  Fréret  (1688-1749),  composée 
vers  1725;  l'Examen  critique  des  apologistes  de  la  reli- 
gion chrétienne,  attribué  à  Fréret  par  son  auteur, 
Lévesque  de  Burigny  (1692-1785),  composé  vers  1730, 
imprimé  plus  tard  ';  l'Examen  de  la  religion  de  La  Serre, 
publié  en  1745;  l'Analyse  de  la  religion  chrétienne  de 
Dumarsais  (1676-1756),  publiée  en  1743;  les  Lettres  à 
Eugénie,  vers  1720?  où  se  trouvent  attaqués  la  Bible 
comme  grossière  et  absurde,  les  miracles  comme  invrai- 
semblables, les  prophéties  comme  dépourvues  de  sens, 
la  morale  chrétienne  comme  contre-nature,  la  théo- 
logie comme  un  galimatias  et  la  religion  comme 
l'œuvre  des  prêtres  et  des  rois  pour  asservir  les  peu- 
ples; Le  ciel  ouvert  à  tous  les  hommes  de  Pierre  Cuppée, 
publié  en  1732,  plus  modéré,  qui  se  contente  de  pro- 
tester contre  l'ascétisme  de  la  religion  et  contre  l'en- 
fer. «  Ces  ouvrages  seront  réédités  après  1760,  par  les 
soins  de  Voltaire,  Diderot,  Naigeon,  d'Holbach  et 
parfois  confondus  avec  leurs  œuvres.  Ils  n'avaient  pas 
tort  de  les  associer  a  leur  entreprise  philosophique;  ces 
écrivains  parlaient  exactement  comme  eux;  il  ne 
manquait  a  leur  déisme  ou  leur  athéisme  que  quelques 
arguments  de  physique  ou  de  politique  pour  se  con- 
fondre avec  le  leur.  »  D.  Mornet,  Les  origines  intellec- 
tuelles de  la  Révolution  française,  Paris,  2e  édit.,  1934, 
p.  28.  Furent  écrits  dans  le  même  sens  de  1730  à  1740  : 
Les  princesses  malabares  ou  le  célibat  philosophique, 
anonyme,  Andrinople  (Paris),  1734,  condamnées  par  le 
Parlement,  le  31  décembre  de  la  même  année;  réédi- 
tion de  la  vie  de  Spinoza  (Les  trois  imposteurs),  1735; 
les  Dialogues  critiques  et  philosophiques,  de  l'abbé  de 
Charte-Livry,  dialogues  satiriques  entre  Neptune  et 
saint  Antoine  de  Padoue,  prêchant  aux  poissons, 
entre  Homère  et  le  pape  sur  l'infaillibilité  et  la  tradi- 
tion, entre  saint  Paul  et  Moïse,  sur  les  prédictions 
vagues  dont  il  est  facile  de  trouver  l'accomplissement  ; 
en  1736,  le  Recueil  de  divers  écrits,  de  saint  Hyacinthe, 


174  7 


RATIONALISME.    LE    P  H  I  LOSO  P  H  IS  M  E    FRANÇAIS 


1748 


dont  :  Agathon  ou  de  la  volupté  par  liémond  le  Grec;  le 
Recueil  de  pièces  curieuses  sur  les  matières  les  plus 
intéressantes,  dirigées  surtout  contre  les  prêtres,  de  De 
Badicati  qui  donne  encore  en  1741,  ['Examen  sur  la 
religion  en  général  dont  on  cherche  de  bonne  foi  l'éclair- 
cissement, rééd.  en  1745  et  1761;  en  1748,  Nouvelles 
libertés  de  penser,  recueil  d'opuscules  :  une  Lettre  sur 
l'argument  de  Pascal  et  de  M.  Locke  (le  pari),  les  Sen- 
timents des  philosophes  sur  la  nature  de  l'âme  (la  matière 
peut  penser).  Cf.  Monod,  op.  cit.,  p.  293,  n.  3.  Mais 
déjà  quelques  grands  noms  émergent,  ceux  de  Mon- 
tesquieu (1689-1755)  et  de  Voltaire  (1694-1778). 

b)  Montesquieu,  voir  son  article.  — ■  En  1721,  parais- 
saient les  Lettres  persanes,  Montesquieu  y  adopte  toutes 
les  thèses  du  déisme.  Seules  sont  vraies  les  choses  que 
la  raison  démontre  clairement.  Dès  lors  comment 
croire  aux  religions.au  catholicisme  surtout,  car  le  pro- 
testantisme lui  est  supérieur?  Que  valent  en  eilet  ses 
doctrines  :  «  histoire  de  l'Éternité  »,  révélation  «  d'une 
petite  partie  de  la  bibliothèque  divine  »?  Ses  descrip- 
tions du  Paradis  «  capables  d'y  faire  renoncer  les  gens 
de  bon  sens  »?  Son  surnaturel  :  on  montre  le  miracle, 
là  où  il  serait  simple  de  «  voir  la  véritable  cause  »? 
Son  clergé,  le  pape,  «  magicien  qui  fait  croire  que 
trois  ne  font  qu'un  »,  les  évêques,  qui  passent  leur 
temps  à  dispenser  des  lois  qu'ils  ont  faites?  Sa  disci- 
pline ridicule,  avec  le  célibat  des  prêtres  et  les  vœux 
monastiques?  Les  discussions  religieuses  de  ses  théolo- 
giens, avec  les  tendances  mystiques  et  quiétistes  d'un 
certain  nombre?  Ses  prétentions  à  la  transcendance, 
alors  que  les  voyageurs  établissent  les  ressemblances 
entre  l'Évangile  et  le  Coran?  Sa  morale  ascétique  qui 
ne  sert  à  rien,  alors  que  la  loi  de  l'homme  est  la  loi  du 
bonheur  et  du  devoir  social?  Avant  cinq  cents  ans  le 
catholicisme  aura  vécu.  En  attendant,  le  mieux  que 
puisse  faire  l'État,  c'est  de  laisser  les  religions  se  multi- 
plier autour  de  la  religion  dominante.  Obligée  de  se 
défendre,  elle  sera  plus  facile  à  dominer.  La  tolérance 
sera  une  garantie  d'ordre. 

L'Esprit  des  lois,  écrit  sous  les  influences  opposées 
de  Warburton  et  de  Bolingbroke,  en  1748,  infiniment 
plus  respectueux  des  choses  religieuses,  du  catholi- 
cisme en  particulier,  que  les  Lettres  persanes,  n'est  pas 
plus  religieux.  Voltaire  dira  :  ce  livre  «  semble  fondé 
sur  la  loi  naturelle  et  sur  l'indifférence  des  religions. 
C'est  depuis  l'Esprit  des  lois  qu'on  vit  les  progrès  du 
déisme  qui  jetait  depuis  longtemps  de  profondes 
racines  ».  En  réalité,  ce  n'est  pas  sur  le  droit  naturel, 
mais  sur  la  nature  des  choses,  que  Montesquieu  fait 
reposer  les  lois.  Elles  ont  entre  elles  une  interdépen- 
dance, comme  il  y  en  a  entre  les  rouages  d'une  ma- 
chine. Elles  s'appellent  l'une  l'autre,  non  pas  fatale- 
ment :  c'est  aux  gouvernements  à  saisir  cet  appel.  Elles 
n'ont  pas  à  réaliser  un  idéal  moral  identique,  dont  les 
conditions  essentielles  sont  :  le  dévouement  de  tous  à 
l'intérêt  général  et  l'esprit  de  liberté,  mais  le  bonheur 
des  sociétés.  Elles  seront  donc  commandées  par  le  cli- 
mat, le  terrain,  l'esprit  général,  les  mœurs,  les  tradi- 
tions, parfois  pour  réagir  contre.  Tout  sera  donc  rela- 
tif, les  religions  comme  le  reste.  Rencontrant  les  reli- 
gions, Montesquieu  rejette  le  paradoxe  de  Bayle  qu'un 
peuple  d'athées  serait  supérieur  à  un  peuple  de  mau- 
vais chrétiens.  «  Même  fausse,  la  religion  est  le  meilleur 
garant  que  les  hommes  puissent  avoir  de  la  probité  des 
hommes.  »  Parmi  les  religions,  la  chrétienne  paraît  la 
plus  apte  à  «  faire  notre  bonheur  dans  cette  vie  ».  Il 
soutient  même  que  «  les  principes  du  christianisme, 
bien  gravés  dans  le  cœur,  seraient  infiniment  plus 
forts  »  que  tous  les  ressorts  laïques,  que  «  ce  faux  hon- 
neur des  monarchies,  ces  vertus  humaines  des  répu- 
bliques »,  à  plus  forte  raison  que  «  cette  crainte  servile 
des  États  despotiques  ».  Le  christianisme,  en  effet,  au 
dessus  delà  justice  humaine  a  montré  une  justice  supé- 


rieure, fondé  les  droits  de  l'homme  et  le  droit  des  gens, 
condamné  l'esclavage,  etc.  Il  n'est  pas  question  de  la 
transcendance  du  christianisme.  Et  son  efficacité 
sociale,  Montesquieu  ne  l'attribue  pas  à  la  puissance 
divine  de  la  vérité.  Il  ne  parte  pas  davantage  de  ses 
droits  de  société  divine  :  il  est  un  rouage  dans  l'État, 
l'État  doit  donc  le  tenir  dans  la  soumission.  D'autre 
part,  que  de  choses  encore  à  critiquer  dans  le  christia- 
nisme! son  esprit  de  propagande  et  d'intolérance,  cer- 
taines de  ses  prescriptions,  son  ascétisme,  etc.  Quant 
à  la  loi  morale  qu'il  prône,  Montesquieu  la  voit  égale- 
ment relative,  dans  «  l'harmonie  qui  s'établit  entre  la 
vie  individuelle  et  le  principe  du  gouvernement  »  et  il 
condamne,  au  point  de  vue  de  l'intérêt  social,  cer- 
taines institutions  d'Église  comme  le  monachisme  et 
l'opposition  de  l'Église  au  divorce.  Le  livre  sera  mis 
à  l'Index,  le  3  mars  1752.  Il  enlevait  à  l'Église  — 
autant  qu'à  la  monarchie  traditionnelle  —  son  pres- 
tige divin  et  la  livrait  comme  une  institution  pure- 
ment humaine,  sujette  à  des  erreurs,  aux  discussions 
humaines. 

c)  Voltaire.  —  Avant  1733,  Voltaire  ne  fut  guère 
connu  du  public  que  comme  poète  dramatique,  épique, 
cl  poursesaventures.  DansŒdipc,l718,  quelques  traits, 
indiquent  déjà  les  tendances  de  l'ancien  élève  des 
jésuites,  de  l'habitué  du  salon  de  Ninon  de  Lenclos  et 
du  Temple  :  «  Ne  nous  endormons  point  sur  la  foi  de 
leurs  prêtres  — Qui  nous  asservissant  sous  un  pouvoir 
sacré  —  Font  parler  les  destins,  les  font  taire  à  leur 
gré...  Notre  crédulité  fait  toute  leur  science.  »  En  1722, 
il  écrit,  mais  pour  ne  la  publier  que  dix  ans  plus  tard, 
V Épitre  à  Uranie,  Le  pour  et  le  contre,  destinée  à  éclai- 
rer Mme  de  Ruppelmonde,  incertaine  de  ce  qu'elle 
devait  croire.  Il  y  expose,  en  deux  tableaux  opposés, 
les  raisons  qui  militent  en  faveur  du  christianisme  et 
contre  lui,  celles-ci  avec  plus  de  complaisance  que 
celles-là.  D'une  part,  il  conclut  —  le  contre  —  s'adres- 
sant  à  Dieu  :  «  Je  ne  suis  pas  chrétien  mais  c'est  pour 
t'aimer  mieux  »  —  de  l'autre,  parlant  à  Jésus-Christ  : 
«  C'est  un  bonheur  encor  d'être  trompé  par  lui.  »  La 
seule  certitude  c'est  «  la  religion  naturelle  »  —  Dieu 
«  nous  juge  sur  nos  vertus.  Et  non  pas  sur  nos  sacri- 
fices ».  Mêmes  tendances  dans  la  Henriade,  1723  :  Cri- 
tique de  «  Rome,  qui,  sans  soldat,  porte  en  tous  lieux 
la  guerre  »;  inutilité  du  catholicisme  pour  la  vertu  : 
du  protestant  Mornay  il  dit  :  «  Au  milieu  des  vertus 
l'erreur  fut  son  partage  »;  foi  en  Dieu  cependant,  dont 
la  providence  «  change,  élève  et  détruit  les  empires  du 
monde  ».  C'est  en  Angleterre  seulement,  de  1726àl729, 
qu'il  se  fixe  dans  son  incrédulité.  Il  a  vécu  dans  l'inti- 
mité de  Bolingbroke;  il  a  été  le  témoin  des  contro- 
verses que  provoquaient  les  négations  de  Collins  tou- 
chant les  prophéties  et  de  Woolston  touchant  les 
miracles.  Ses  idées  sont  arrêtées;  il  combattra  pour  la 
raison  contre  la  Bible  et  contre  l'Église.  Cinq  ans  après 
son  retour,  il  publiait  les  Lettres  philosophiques  ou 
Lettres  anglaises.  Il  y  en  a  vingt-quatre,  sans  parler  de 
celle  consacrée  aux  Pensées  de  Pascal.  Sept  sont  réser- 
vées aux  questions  religieuses  :  quatre  aux  quakers, 
une  à  la  religion  anglicane,  une  aux  presbytériens,  la 
septième  aux  sociniens  ou  ariens  ou  antitrinitaires. 
Le  tout  pour  aboutir  :  1.  A  conclure  en  faveur  de  la 
tolérance.  Le  nombre  des  sectes  appelle  la  paix  reli- 
gieuse et  rend  l'État  maître  sans  qu'il  soit  obligé  de 
persécuter;  2.  A  attaquer  toutes  les  formes  du  chris- 
tianisme — ■  leurs  Livres  saints,  leurs  croyances,  leurs 
rites  —  leur  clergé,  quand  elles  en  ont  un,  même  le 
clergé  catholique  dénoncé  comme  intrigant  et  vénal. 
Lettre  v.  Il  n'y  a  d'inattaquable  que  la  religion  natu- 
relle. La  Lettre  xxv,  sur  les  Pensées  de  M.  Pascal,  n'a 
aucun  rapport  avec  l'Angleterre,  mais  elle  concorde 
très  bien  avec  les  idées  que  Voltaire  rapportait 
d'Outre- .Manche  et  qui  l'inspireront  toujours.  En  Pas- 


1749 


RATIONALISME.    LE    PHILOSOPHISME    FRANÇAIS 


1750 


cal,  il  visait  l'apologétique  chrétienne  la  plus  gênante 
pour  lui,  celle  qui  considère  la  croyance  chrétienne 
comme  répondant  aux  exigences  de  la  nature  hu- 
maine. Sa  thèse  est  simple.  Le  catholicisme,  selon  le 
jansénisme  que  défend  Pascal,  ou  tout  simplement  le 
catholicisme,  ne  soutient  pas  l'examen  de  la  raison. 
A  la  base  de  sa  démonstration,  Pascal  met  l'énigme  de 
l'homme  qu'explique  seul  le  péché  originel.  Mais 
l'homme  n'est  nullement  une  énigme  et,  si  le  péché 
originel  est  l'objet  de  la  foi,  la  raison  ne  me  le  démontre 
pas.  Le  pari?  mais  il  est  faux,  indécent,  puéril.  Il  vaut 
mieux  démontrer  Dieu  par  la  raison.  D'ailleurs,  quel 
intérêt  aurais-je  à  croire  en  Dieu,  s'il  prédestine  à  la 
damnation  la  plus  grande  partie  de  l'humanité?  La 
misère  de  l'homme?  Mais  elle  n'existe  pas  pour  qui 
n'est  pas  «  un  misanthrope  sublime  ».  Voltaire  soumet 
également  à  la  critique  les  preuves  que  Pascal  tire,  en 
faveur  de  la  divinité  de  Jésus-Christ,  des  Juifs,  de  leurs 
espérances,  de  leurs  prophéties.  Il  y  a  lv  remarques  de 
ce  genre  auxquelles  s'ajouteront  dans  la  suite  dix-huit 
autres.  «  C'était  la  nature,  dit  Sainte-Beuve,  Port- 
Royal,  t.  m,  p.  399,  qui  secouait  la  religion  et  ressai- 
sissait en  jouant  toute  sa  liberté,  tout  son  libertinage.  » 
A  ce  moment  Voltaire  est  bien  en  possession  de  ses 
idées,  de  sa  méthode.  Il  est  dégagé  du  christianisme  et 
résolu  à  le  combattre. 

d)  Autour  de  ces  noms,  il  faut  en  citer  quelques  autres 
plus  ou  moins  retentissants  alors,  aujourd'hui  bien 
oubliés.  — •  Mirabaud  (1675-1760),  ancien  militaire, 
ancien  oratorien,  précepteur  des  filles  de  la  duchesse 
d'Orléans  et  qui  sera  secrétaire  perpétuel  de  l'Aca- 
démie, 1742.  De  lui  circulaient  plusieurs  manuscrits  : 
Le  monde,  son  origine  et  son  antiquité;  De  l'âme  et  de 
son  immortalité,  qui  tous  deux  seront  publiés  en  1740, 
par  J.-F.  Bernard,  l'auteur  de  Cérémonies  et  coutumes, 
dans  un  recueil  intitulé  :  Dissertations  mêlées;  enfin  : 
Existence  de  la  foi  chrétienne  ou  Motifs  pressants  pour 
exciter  la  foi  des  chrétiens  et  pour  leur  en  faire  produire 
les  actes,  que  Naigeon  publiera  en  1769  sous  ce  titre  : 
Opinions  des  anciens  sur  les  Juifs.  Réflexions  impar- 
tiales sur  i Évangile.  Cf.  Lanson,  Revue  d'histoire  litté- 
raire, avril  1912.  Mirabaud  y  attaque  le  Nouveau  Tes- 
tament et  la  divinité  de  Jésus-Christ.  Contre  la  divinité 
de  Jésus-Christ,  il  invoque  son  obscurité,  le  refus  des 
Juifs  de  croire  en  lui,  le  silence  de  Philon  et  de  Josèphe. 
Il  relève  les  discordances  des  évangiles.  11  nie  la  vérité 
des  miracles  évangéliques  :  peut-être,  dit-il,  devançant 
les  modernes,  n'ont-ils  existé  que  dans  l'imagination 
des  disciples.  Les  contemporains  de  Mirabaud  l'appe- 
lèrent le  Celse  moderne.  —  D'Argens  (1704-1771),  ce 
vulgarisateur  forcené  des  théories  déistes  —  il  déteste 
les  athées  autant  que  les  inquisiteurs  et  les  moines  — 
de  ses  contemporains.  En  1768,  ses  Œuvres  complètes 
comprendront  24  volumes  :  Lettres  chinoises,  1738; 
Lettres  cabalistiques,  1739;  Le  législateur  moderne,  La 
philosophie  du  bon  sens,  1739.  Cf.  E.  Johnston,  Le 
marquis  d'Argens,  1928.  —  Toussaint  (1715-1772),  fu- 
tur collaborateur  de  l'Encyclopédie.  Dans  un  livre,  Les 
mœurs,  1748,  il  refuse  à  l'autorité  et  à  la  foi  tout  crédit; 
il  affirme  sa  confiance  en  la  nature  humaine  et  le 
souverain  domaine  de  la  raison.  Il  ne  voit  lui  aussi 
comme  vertus  de  l'homme  que  le  bonheur  par  la 
satisfaction  des  passions  et  l'humanité,  la  bonté  envers 
les  autres.  «  Les  passions  ne  sont  point  mauvaises  en 
elles-mêmes  »,  quoi  qu'en  disent  les  dévots,  mais 
«  bonnes,  utiles,  nécessaires  ».  A  la  vérité,  on  ne  peut 
les  suivre  aveuglément  :  il  y  faut  la  tempérance.  Il  y 
faut  aussi  «  l'humanité  »  :  il  n'y  a  pas  de  bonheur 
égoïste.  Il  n'y  a  de  bonheur  parfait  que  pour  qui  «  aime 
les  hommes,  les  traite  avec  bonté,  en  leur  simple  quali- 
té d'hommes  »,  et  non  en  considération  de  Dieu.  La 
religion  concourt  «  à  donner  des  mœurs  »,  c'est  vrai; 
mais  pour  cela,  la  religion  naturelle  suffit.  «  Je  ne  vais 

DICT,    DE    THÉOL.   CATHOL. 


donc  pas  plus  loin  »,  dit  Toussaint.  D'ailleurs,  «  s'il  y  a 
quelque  culte  qui  suppose  des  dogmes  contraires  à 
ceux  de  la  religion  naturelle,  Dieu  les  réprouve  ».  — 
En  1748  encore,  La  Mettrie  publie  Y  Homme-machine. 
La  Mettrie  (1709-1751)  avait  déjà  publié  une  Histoire 
naturelle  de  l'âme,  1745,  pour  laquelle  il  avait  dû  fuir 
en  Hollande;  il  composera  plus  tard  à  Berlin,  où  il  s'est 
réfugié  après  V Homme-machine,  V Homme-plante,  1748  ; 
...Vénus  métaphysique  ou  essai  sur  l'origine  de  l'âme 
humaine,  1751.  Par  la  brutalité  audacieuse  de  la  doc- 
trine —  et  même  des  titres  ■ — il  dépasse  la  mesure  habi- 
tuelle. «  L'homme  est  une  machine.  Il  n'y  a  dans  tout 
l'univers  qu'une  seule  substance  diversement  modifiée», 
la  matière.  Nos  fonctions  mentales  sont  des  fonctions 
organiques.  L'homme  ainsi  fait  ne  peut  exister  que 
pour  le  bonheur  et  le  bonheur  par  les  sens.  Pour  ce 
bonheur,  «  il  est  égal  qu'il  y  ait  un  Dieu  —  La  Mettrie 
juge  son  existence  probable  —  ou  qu'il  n'y  en  ait  pas  », 
ou  plutôt  «  l'univers  ne  sera  jamais  heureux  à  moins 
qu'il  ne  soit  athée  ».  Dans  le  cœur  des  athées,  la  vertu, 
l'humanité  ont  pris  les  plus  profondes  racines.  Que  l'on 
n'invoque  point  la  morale  chrétienne.  Elle  n'a  rendu 
les  hommes  ni  plus  honnêtes  ni  plus  heureux.  En  1749, 
Didirot  publiera  sa  Lettre  sur  les  aveugles.  Cf.  DrB.  Bois- 
sier,  La  Mettrie,  médecin,  pamphlétaire  et  philosophe, 
1931,  et  ici  l'art.  La  Mettrie,  t.  vm,  col.  2537. 

3°  Deuxième  période.  De  1750  à  1780.  Le  triomphe  du 
rationalisme.  —  La  France  durant  cet  te  période  domine 
tout.  Sa  pensée  est  la  pensée  européenne.  Le  rationa- 
lisme n'y  modifie  rien  de  ses  doctrines  :  c'est  toujours 
l'opposition  de  la  raison  et  de  la  foi;  la  malfaisance  des 
religions  révélées,  du  catholicisme  surtout;  la  sépara- 
tion de  la  religion  et  de  la  morale,  ramenée  à  être  la 
morale  du  bonheur  terrestre,  trouvé  dans  la  satisfac- 
tion des  passions  sous  la  modération  de  la  raison  et 
dans  «  l'humanité  »,  c'est-à-dire  dans  la  tolérance  reli- 
gieuse, élevée  à  la  hauteur  d'une  vertu  et  dans  le  dé- 
vouement à  ses  semblables,  sur  le  plan  de  l'humanité 
plutôt  que  de  la  patrie.  L'homme  est  donc  toujours 
appelé,  au  nom  de  la  raison,  à  s'affranchir  du  surnatu- 
rel, des  croyances  et  de  la  morale  traditionnelles,  de 
l'obéissance  à  l'Église,  du  respect  des  Livres  saints  et  à 
réaliser  le  type  de  l'homme  nouveau  dont  les  philo- 
sophes lui  tracent  le  modèle  et  lui  donnent  l'exemple. 
Conduit  par  sa  raison,  confiant  en  son  savoir  —  la 
science  ne  cesse  de  progresser  —  affranchi  par  là  de 
toute  crainte  superstitieuse,  ne  voyant  plus  dans  le 
monde  qu'un  mécanisme,  obéissant  à  la  nature,  il  de- 
mandera à  la  vie  tout  le  bonheur  qu'elle  peut  donner, 
sans  s'inquiéter  de  la  qualité,  qui  d'ailleurs  n'existe  pas 
à  proprement  parler,  sans  remettre  au  lendemain  et 
sans  chercher  au-delà.  Ce  qu'il  y  a  de  modifié,  c'est 
l'effort.  Les  philosophes  font  tout  pour  répandre  leur 
idéal  et  le  faire  triompher.  Ils  ont  un  mot  d'ordre  : 
«  Écrasons  l'infâme  ».  Ils  luttent  avec  acharnement, 
sans  se  départir  cependant  de  toute  prudence.  En  1750 
justement,  est  arrivé  à  la  direction  de  la  librairie,  un 
de  leurs  amis,  Maleshcrbes  (1721-1794)  :  cela  leur  faci- 
lite les  choses;  en  cas  d'alerte  Frédéric  II  leur  offre  un 
asile;  cf.  J.-P.  Bel  in,  Le  commerce  des  livres  prohibés  à 
Paris  de  1750  à  1789,  1913;  Brunetière,  La  direction  de 
la  librairie  sous  M.  de  Malesherbes  dans  Études  critiques, 
ne  série,  p.  144  sq.  En  1763,  quand  Malesherbes  quitta 
son  poste,  la  partie  était  à  peu  près  gagnée.  Elle  l'était 
totalement  en  1770.  A  partir  de  là  jusqu'à  la  Bévolu- 
tion,  ce  fut  l'exploitation  de  la  victoire. 

Les  philosophes  ne  laissèrent  pas  d'avoir  de  chaudes 
alertes.  L'Église  avait  ses  défenseurs  qui,  pour  n'avoir 
pas  le  talent  des  assaillants,  n'en  luttaient  pas  moins 
vaillamment.  Quelque  neuf  cents  ouvrages  furent 
publiés  de  1715  à  1789  pour  la  défense  du  christia- 
nisme. Cf.  Monod,  op.  cit.  On  connait  les  attaques 
répétées  contre  les  philosophes  du  Journal  de  Trévoux, 

T.  —  XIII  —  56. 


.1 


I!  \TI()N  A  LISME.    L'ENCYCLOPEDIE 


1752 


eell<  s  de  Fréron,  dans  l'Année  littéraire  de  1754  à  177G, 
cf.  F.  Cornou,  Êlie  Fréron,  Paris,  1921;  la  comédie  des 
Philosophes,  1760,  de  Palissot,  cf.  Delafarge,  La  vie  et 
l'œuvre  de  Palissot,  Paris,  1913;  le  Mémoire  pour  servir 
à  l'histoire  des  Cacouas,  1757,  de  l'avocat  Morcau;  le 
Déisme  réfuté  par  lui-même,  1765,  la  Certitude  des 
preuves  du  christianisme,  1767,  l'Apologie  de  la  religion 
chrétienne,  1769,  de  l'abbé  Bergier.  Surtout  ces  défen- 
seurs de  l'Église  exploitèrent  contre  leurs  adversaires 
quelques  audaces  exagérées  :  la  thèse  de  l'abbé  de 
Prades  en  1751,  plus  encore  la  publication  de  l'Esprit 
en  1758.  Les  philosophes  connaissent  aussi  des  divi- 
sions mais  ces  divisions  ne  sont  pas  telles  que  leurs 
adversaires  puissent  en  profiter. 

Avant  les  philosophes  et  les  œuvres  où  s'incarne 
cette  période  :  Diderot  et  l'Encyclopédie,  Voltaire  et  le 
Dictionnaire  philosophique,  Helvétius  et  l'Esprit...,  il 
faut  citer  deux  penseurs  qui,  sans  partager  toutes  les 
idées  des  philosophes,  facilitèrent  leur  tâche  et  à  tout 
le  moins  montrent  l'esprit  du  jour  :  Vauvenargues 
(1715-1747),  qui  meurt  quand  s'ouvre  cette  période,  et 
Condillac  (1715-1780),  qui  la  traverse  tout  entière. 
Dans  son  Introduction  à  la  connaissance  de  l'esprit 
humain,  1746,  suivie  de  Réflexions  et  maximes,  11  Al, 
dans  le  Traité  du  libre  arbitre,  les  Dialogues,  la  Corres- 
pondance avec  Mirabeau,  publiés  après  sa  mort,  voir 
Œuvres,  éd.  Varillon,  Paris,  1929,  3  vol.  in-8°,  Vauve- 
nargues se  montre,  dit  Lanson,  Littérature  française, 
5e  édit.,  p.  720,  «  irréligieux  sans  tapage,  déiste  avec 
gravité  »;  «  il  demeure,  dit  Sainte-Beuve,  Causeries  du 
lundi,  t.  m,  p.  109,  dans  des  sentiments  religieux  phi- 
losophiques et  libres  ».  En  réalité,  il  fut  un  croyant 
mais  qui,  ambitieux  de  gloire  littéraire,  à  défaut,  de 
gloire  militaire,  sacrifie  aux  idées  du  jour,  sans  en  être 
néanmoins  l'aveugle  tenant.  Ainsi,  il  fait  confiance  à 
l'homme,  à  sa  nature,  mais  il  ne  croit  pas  au  progrès 
par  la  diffusion  des  lumières.  Ce  qui  fait  la  valeur  d'un 
homme,  c'est  sa  puissance  d'action.  Or,  ce  sont  les 
passions  qui  font  agir  et  rien  n'est  plus  faux  que  le 
stoïcisme  qui  suppose  au-dessus  des  passions  une 
volonté  libre.  La  puissance  d'action  d'un  homme,  sa 
valeur  par  conséquent  dépend  donc  de  cette  force 
instinctive  qu'est  le  cœur.  Vauvenargues  prépare  ainsi 
Jean- Jacques  Rousseau  et  de  loin  Nietzsche.  Il  rejoint 
d'autre  part  les  philosophes  en  ne  voyant  à  l'homme 
d'autres  obligations  que  les  sociales.  Cf.  Paléologue, 
Vauvenargues,  1890;  G.  Zieler,  Vauvenargues,  ein  Vor- 
gànger  Nietzsches,  dans  Hamburger  Korrcspondenz, 
1907,  n.  9;  Borel,  Essai  sur  Vauvenargues,  Neuchâtel, 
1910;  R.  Lenoir,Les  historiens  de  l'esprit  humain,  1926. 

Condillac,  dans  l'Essai  sur  l'origine  des  connaissances 
humaines,  1746,  dans  le  Traité  des  sensations,  1754; 
cf.  Œuvres  complètes,  23  vol.  in-12, 1798,  bornant,  après 
Locke  qu'il  simplifie  et  avec  tout  son  siècle,  la  méta- 
physique «  à  l'élude  de  l'esprit  humain,  non  pour  en 
découvrir  la  nature  niais  pour  en  connaître  les  opé- 
rations», Essai,  Introd.,  s'en  tient  à  un  sensualisme 
radical.  Il  dénie  toute  activité  à  l'esprit  dans  la 
connaissance,  faisant  dériver  des  sensations  non  seule- 
ment les  idées  niais  même  les  facultés.  Cela  ne  l'em- 
pêchait pas  de  croire  à  l'immortalité  mais  plusieurs 
conclurent  de  son  sensualisme  au  matérialisme.  Cf.  Ba- 
guenault  de  Puchesse,  Condillac,  su  vie,  sa  philosophie, 
son  influence,  1910;  .1.  Didier,  Condillac,  1911  ;  I',.  Le- 
noir,  Condillac,  192  1. 

1.  L'Encyclopédie,  il  vol.  in-fol.,  sans  parler  de  1 1  vo- 
lumes de  planches  terminés  en  1772,  est  le  centre 
autour  duquel  se  déroule  l'histoire  du  rationalisme  en 
France  de  1750  à  1765,  «  On  ne  saurait  exagérer  son 
importance.  Avant  son  apparition,  les  philosophes  sont 
quelques    hommes    de    lettres   isolés    et    peu    écoutés. 

(  fuand  son  dernier  volume  a  paru,  ils  forment  un  parti 
puissant  et  universellement   respecté.  »  J.-P.  Belin, 


Le  mouvement  philosophique  de  1748  à  1789,  Paris, 1913, 
p.  53.  «  Sa  publication  fut  sinon  la  cause  essentielle,  du 
moins  la  marque  la  plus  éclatante  du  triomphe  des 
philosophes.  »  D.  Mornet,  op.  cit.,  p.  75. 

Commcnça-t-elle  comme  une  simple  entreprise  de 
librairie,  ainsi  qu  il  paraît?  Comme  une  œuvre  de  pro- 
pagande voulue?  La  franc-maçonnerie  eut-elle  quelque 
part  à  l'entreprise?  Cf.  Lanson,  Revue  d'histoire  litté- 
raire, 1912,  Questions  diverses.  Peu  importe.  (En  1746, 
l'abbé  J.-B.  Gaultier  (1685-1755),  un  janséniste  au  ser- 
vice de  Colbert,  évêque  de  Montpellier,  dans  son  livre, 
Le  poème  de  Pope  intitulé  Essay  sur  l'homme  convaincu 
d'impiété  «  lance  un  des  premiers  l'idée  qui  fera  son 
chemin  d'un  immense  complot  tramé  contre  la  religion, 
et  le  premier  à  notre  connaissance,  dit  A.  Monod, 
op.  cit.,  p.  302,  il  soupçonne  les  francs-maçons  d'en  être 
les  auteurs  »). 

Deux  hommes  ont  fait  l'Encyclopédie,  Diderot  et 
d'Alembert.  Quand  Diderot  (1713-1784),  Langrois, 
élève  des  jésuites  à  Louis-le-Grand,  esprit  curieux  de 
tout,  prit  la  charge  de  l' Encyclopédie, il  avait  déjà  publié 
un  Essai  sur  le  mérite  et  la  vertu,  traduit  de  l'anglais 
(imité  de  Shaftesbury),  1745,  des  Pensées  philoso- 
phiques, 1746,  beaucoup  plus  hardies  que  les  Lettres 
philosophiques,  tirant  vers  le  matérialisme  et  épuisant 
le  principe  de  la  raison  souveraine.  Nourri  de  Bayle,  il 
y  parle  du  Dieu  cruel,  de  l'athéisme  préférable  à  la 
superstition,  des  passions  bienfaisantes,  il  y  fait  la  cri- 
tique de  l'Écriture  où  vraiment  le  Saint-Esprit  parle- 
rait trop  mal,  de  la  croyance  au  miracle  :  même  accom- 
pli sous  nos  yeux, le  miracle  est  inadmissible  parce  que 
la  raison  est  supérieure  aux  sens.  Diderot  esquisse  aussi 
tout  un  programme  de  morale  indépendante.  Deux  ans 
plus  tard,  dans  sa  Lettre  sur  les  aveugles,  il  déclarait 
Dieu  insaisissable.  Émettant  cette  idée  que  la  matière 
douée  par  elle-même  d'une  puissance  de  vie  avait  créé, 
après  une  série  d'essais,  les  êtres  et  les  espèces,  il  ren- 
dait Dieu  inutile.  Dans  ses  Pensées  sur  l'interprétation 
de  la  nature,  1754,  sous  l'influence  de  la  loi  de  conti- 
nuité qu'a  formulée  Leibnitz  et  en  vertu  de  laquelle 
d'une  forme  à  l'autre  il  y  a  passage  insensible,  et  aussi 
de  la  Thèse  sur  la  formation  des  corps  organisés,  1751, 
écrite  en  latin  mais  traduite  en  français  par  l'abbé 
Trublet,  où  Maupertuis,  sous  le  pseudonyme  du  doc- 
teur Baumann,  de  l'Université  d'Erlangen,  note  que  la 
nature  procède  par  une  série  de  créations  successives 
qui  s'enchaînent,  Diderot,  «  sous  l'adroit  prétexte  de 
réfuter  Baumann,  pousse  les  conséquences  de  ces  pré- 
misses aussi  loin  qu'elles  peuvent  aller  ».  Belin,  op.  cit., 
p.  75  «  Il  trace  déjà  tout  le  programme  en  quelque  sorte 
de  la  doctrine  évolutionniste  ».  Faguet,  Le  xvii!e siècle, 
1890,  p.  286.  Ainsi,  il  est  matérialiste  et,  dans  la 
conception  des  choses,  athée,  sans  peut-être  nier  Dieu 
spéculativement,  sans  l'affirmer  non  plus.  Il  est  évi- 
demment affranchi  de  toute  morale  surnaturelle  et 
même  de  toute  morale  convenue.  Cela,  c'est  de  l'artifi- 
ciel :  «  La  morale  est  une  invention  d'anciens  tyrans 
subtils.  Si  cependant  vous  voulez  une  règle...  fiez-vous 
à  vous-même,  scrupuleusement  interrogé;  quelque 
chose  de  bon  parlera  en  vous  qui  vous  dirigera  bien, 
même  contre  le  gré  de  la  loi  civile.  »  Faguet,  toc.  cit., 
p.  295.  Ce  quelque  chose  vous  fera  chercher  le  bonheur 
pour  vous  et  vous  rendra  bienveillant  pour  autrui.  Il 
était  enfermé  à  la  Bastille,  1719,  lorsque  vint  le  mo- 
ment pour  lui  de  diriger  l'Encyclopédie.  On  lui  rendit 
la  liberté  et  en  1750,  il  lançait  le  Prospectus. 

D'Alembert  (1717-1783),  membre  de  l'Académie  des 
sciences  depuis  1712.  de  l'Académie  de  Berlin  depuis 
17  16,  partageait  ces  idées,  mais  avec  moins  d'imagina- 
l  ion,  moins  d'intelligence  aussi  et  plus  de  prudence.  Ce 
fut  lui  qui  rédigea  le  Discours  préliminaire  de  l'Ency- 
clopédie, qui  parut  au  début  du  t.  i.  Voir  ici,  t.  i, 
col.  706-707.  Leurs  collaborateurs  partageaient  leurs 


1753 


RATIONALISME.    L'  E  NC  YC  LO  PÉ  D I  E 


1754 


principes  :  souveraineté  de  la  raison,  autonomie  de  la 
science,  certitude  du  progrès  indéfini,  basé  sur  la 
science,  morale  du  bonheur  et  du  devoir  social,  déisme 
mais  pas  de  providence,  matérialisme  en  somme  et 
par-dessus  tout  anticatholicisme.  Cf.  M.  Muller,  Essai 
sur  la  philosophie  de  Jean  d'Alembert,  Paris,  1926. 

Le  Discours  préliminaire,  destiné  à  mettre  l'unité 
entre  les  articles  du  Dictionnaire,  n'exposera  ces  idées 
qu'avec  la  plus  grande  réserve.  Faisant  tout  sortir  de 
la  sensation,  d'Alembert  arrive  à  la  notion  de  Dieu.  Il 
la  salue  en  passant,  mais  il  a  soin  de  noter  que,  lorsque 
nous  sortons del'expérience  personnelle  et  des  sciences, 
nous  sommes  dans  l'obscur,  dans  l'inconnaissable 
même.  Après  cela  il  peut  affirmer  :  «  Rien  ne  nous  est 
plus  nécessaire  qu'une  religion  révélée  qui  nous  ins- 
truise. A  la  faveur  des  lumières  qu'elle  a  communiquées 
au  monde  le  peuple  même  est  plus  décidé  sur  un  grand 
nombre  de  questions.  »  Dans  le  texte  même  des  articles 
peu  d'audaces  ouvertes.  Les  articles  théologiques  ont 
été  confiés  à  des  théologiens  :  à  un  abbé  Yvon  (1714- 
1791),  docteur  en  Sorbonne,  qui  fournira  les  articles 
Ame,  Athée,  à  l'abbé  Morellet.  Quelques  audaces  :  à 
l'article  Propagation  de  l'Évangile  et  aux  articles  Tolé- 
rance, Persécuteur,  mais  ici  les  Encyclopédistes  sentent 
l'opinion  avec  eux.  Et  toujours  le  principe  de  la  souve- 
raineté de  la  raison  est  rappelé.  Mais,  à  part  cela,  la 
négation  se  fait  sournoise.  Aux  articles  Bible,  Canon, 
une  doctrine  orthodoxe  est  formulée,  mais  toutes 
les  difficultés  soulevées  sont  longuement  exposées, 
les  preuves  si  faiblement  données  que  la  thèse  est 
condamnée;  ailleurs  «  la  superstition,  le  fanatisme  », 
— ■  les  croyances  ■ —  sont  combattus  à  propos  des 
fausses  religions  de  telle  manière  que  le  christianisme 
se  trouve  assimilé.  Même  tactique  en  morale.  L'article 
Bonheur  fait  l'éloge  de  la  vertu  et  affirme  qu'elle 
apporte  le  bonheur.  Mais  l'Encyclopédie  répète  que  la 
vertu  n'est  pas  nécessairement  ascétique,  et  qu'  «  il  ne 
faut  pas  confondre  immoralité  et  irréligion.  La  morale 
peut  être  sans  la  religion  et  la  religion  peut  être,  même 
souvent,  avec  l'immoralité  ».  Elle  enseigne  la  bienfai- 
sance et  l'humanité.  Ses  collaborateurs  ont  été  réunis 
«  par  l'intérêt  général  du  genre  humain  ».  Quand  le 
premier  volume  eut  paru,  pour  calmer  les  inquiétudes 
naissantes,  Malesherbes  proposa  trois  censeurs  ecclé- 
siastiques, les  abbés  Tamponnet,  Millet  et  Cotterel  et 
«  pas  un  seul  article  des  sept  premiers  volumes  ne 
parut  sans  avoir  été  paraphé  par  un  des  trois!  »  Males- 
herbes, Liberté  de  la  presse,  p.  90,  cité  par  J.-P.  Bel  in,  op. 
cit.,  p.  58.  Malgré  ces  précautions  l'Encyclopédie  laissa 
percer  dès  l'origine  son  rationalisme.  Et  dès  novembre 

1751,  elle  était  frappée  quand  éclata  l'affaire  de  L'abbé 
de  Prades  —  cet  ami  de  Diderot  qui  lui  avait  fourni 
quelques  articles,  entre  autres  Certitude  pourl' Encyclo- 
pédie et  qu'il  avait  aidé  à  préparer  ses  thèses  de  licence. 
—  Naturellement,  les  thèses  avancèrent  des  proposi- 
tions scandaleuses,  entre  autres,  que,  sans  les  prophé- 
ties, les  guérisons  miraculeuses  opérées  par  Jésus- 
Christ  ne  différeraient  pas  des  guérisons  opérées  par 
Esculape.  De  Prades  fut  reçu  néanmoins.  Protesta- 
tions. Les  thèses  étaient  condamnées,  le  27  janvier 

1752,  par  la  Sorbonne.  le  29  par  un  mandement  de 
l'archevêque  de  Paris,  le  11  février  par  le  Parlement, 
tandis  quel'abbé  s'enfuyait  à  Berlin.  Comme  ses  thèses, 
suivant  l'arrêt  du  Parlement,  «  soumettaient  la  foi  à  la 
raison  et  la  raison  aux  sens,  attribuaient  une  origine 
empiiique  aux  lois,  à  la  société,  à  la  conscience,  affai- 
blissaient les  preuves  victorieuses  de  la  religion  »,  en 
un  mot,  «  étaient  pleines  d'échos  des  philosophes  à  la 
mode  »,  il  fut  facile  de  leur  assimiler  l'Encyclopédie 
dont  le  second  volume  venait  de  paraître.  Le  12  février, 
un  arrêt  du  Conseil  supprimait  les  deux  volumes  parus 
de  l'Encyclopédie.  La  publication  reprit  cependant  en 

1753,  En  1757,  nouvelle  alerte  à  propos  de  l'article 


Genève  écrit  par  d'Alembert,  voir  ici,  t.  i,  col.  707,  où 
l'auteur  du  Discours  préliminaire,  sous  l'inspiration  de 
Voltaire,  traçait,  en  louant  les  pasteurs  de  Genève,  le 
portrait  idéal  des  ministres  de  la  religion,  selon  le  cœur 
des  Encyclopédistes.  Non  seulement,  il  y  eut  la  reten- 
tissante protestation  de  la  Lettre  sur  les  spectacles,  mais 
<■  le  parti  dévot  »  dénonça  encore  une  fois  les  audaces 
rationalistes  du  Dictionnaire.  Cela  n'aboutit  cependant 
qu'à  l'inefficace  Déclaration  royale  du  23  avril  1757 
contre  les  écrits  irréligieux  et  au  départ  de  d'Alembert, 
qui  sortit  de  l'affaire  inquiet  pour  sa  tranquillité. 
En  1758,  nouvelle  crise,  provoquée  par  l'apparition  de 
l'Esprit.  L'Encyclopédie  était  englobée  dans  la  condam- 
nation qui  frappait  ce  livre  et  sept  autres  le  7  fé- 
vrier 1759;  le  8  mars  suivant,  un  arrêt  du  Conseil 
révoquait  purement  et  simplement  le  privilège  de 
l'entreprise.  Cf.  ici,  t.  vi,  col.  2134-2135.  Dans  la 
polémique,  le  nom  de  l'Esprit  sera  souvent  inséparable 
de  celui  de  V Encyclopédie.  Ainsi,  les  Préjugés  légitimes 
et  réfutation  de  l'Encyclopédie,  avec  un  examen  critique  du 
livre  de  l'Esprit,  1758,  8in-12,  d'Abraham  Chaumeix. 
dont  quatre  attaquent  l'Esprit,  quatre  l'Encyclopédie, 
ou  plutôt  Locke  en  qui  l'auteur  voit  le  vrai  père  de 
l'Encyclopédie.  Les  Encyclopédistes,  Diderot  en  tète, 
firent  front.  La  publication  du  Lutionnaire  s'acheva  et 
l'on  sait  quelle  réponse  cruelle  constitue  aux  Préjugés 
légitimes  le  Mémoire  pour  Abraham  Chaumeix  contre 
les  philosophes  Diderot  et  d'Alembert,  1759,  qui  est, 
croit-on,  de  Morellet. 

Diderot  ne  borne  pas  son  activité  à  l'Encyclopédie. 
Il  aide  tout  le  monde  autour  de  lui.  11  fournit  à  de 
Prades  la  troisième  partie  de  son  Apologie,  1752;  il 
inspire  Rousseau  et  d'Holbach,  écrit  un  quart  de 
l'Histoire  philosophique  de  Raynal;  il  rédige  une  série 
d'ouvrages  dont  les  plus  importants  ne  seront  publiés 
qu'après  sa  mort,  mais  qui  montrent  du  moins  quelles 
idées  il  semait  autour  de  lui  :  le  Supplément  au  voyage 
de  Bougainville,  1796,  le  Rêve  de  d'Alembert,  1830,  la 
Promenade  du  sceptique,  1830,  sans  parler  de  ses  contes, 
romans  et  des  Salons.  Le  Rêve  de  d'Alembert  est  le  plus 
important  de  ces  ouvrages.  Diderot  y  complète  la  théo- 
rie évolutionniste  ébauchée  dans  l'Interprétation  de  la 
nature.  «  La  matière  vivante,  éternelle  et  éternellement 
douée  de  force,  et  sans  plan  préconçu,  sans  but,  sans 
«  cause  finale  »,  sans  intelligence  ordonnatrice,  évo- 
luant indéfiniment,  créant  des  êtres,  puis  d'autres 
êtres,  des  espèces,  puis  d'autres  espèces;  versant  l'élé- 
ment nutritif  dans  l'animal  et  en  faisant  de  la  sensa- 
tion et  des  passions,  dans  l'homme  et  en  faisant  de  la 
sensation,  de  la  passion,  de  la  pensée;  rejetant  l'animal 
et  l'homme  dans  l 'éternel  creuset,  et  de  ces  fibres  qui 
pensèrent  faisant  des  végétaux,  qui  deviendront  plus 
tard,  sous  l'orme  d'animal  ou  d'hommes,  des  choses 
sentantes  et  pensantes  à  leur  tour  :  c'est  le  système 
qui  séduit  son  esprit  et  la  vision  où  son  imagination 
se  complaît.  Il  est  matérialiste  comme  un  Lucrèce. 
Faguet,  toc.  cit.,  p.  287.  Cf.  Assezat  et  Tourneux, 
Œuvres  de  Diderot ,  1 875-1 877, 20  vol.  in-8°  ;  au  tome  xm, 
Notice  sur  l'Encyclopédie;  J.  Reinach,  Diderot,  1894; 
Ducros,  Diderot,  1894;  Les  Encyclopédistes,  1900;  Mor- 
ley,  Diderot  and  (lie  Encyclopedisls,  Londres,  1890, 
2  vol.  in-8°;  F.  Mauveaux,  Diderot,  l'encyclopédiste  et  le 
penseur.  Montbéliard,  1914;  F.  Le  Gras,  Diderot  et 
l'Encyclopédie,  Amiens,  1928. 

2.  Voltaire.  —  Durant  cette  période,  Voltaire  passe 
au  premier  rang  parmi  les  protagonistes  de  la  lutte 
contre  l 'Infâme.  Le  mot  est  de  lui  et  de  cette  période; 
il  apparaît  pour  la  première  fois  dans  une  lettre  à 
d'Alembert  du  23  juin  17G0,  mais  Voltaire  dut  le  pro- 
noncer plus  tôt,  à  Potsdam,  où  sans  doute  il  l'apprit. 
De  1750  à  1753,  il  vit  à  la  cour  de  Frédéric  II.  En  1758, 
il  s'installe  à  Ferney.  Dans  l'intervalle,  il  s'est  fait  his- 
torien. Mais  l'histoire  lui  sert  à  combattre.  Le  Siècle  de 


1755 


RATIONALISME.    VOLTAIRE 


1756 


Louis  XIV,  1751,  lui  fournit  l'occasion  non  de  nier 
quelque  dogme  mais  d'attaquer  l'Église,  ses  chefs,  ses 
moines,  ses  missionnaires,  de  l'accuser  de  superstition, 
de  fanatisme.  Le  chapitre  final  lui  est  un  moyen  de 
rappeler  que  des  moines  et  des  missionnaires  ont  eu 
des  querelles  pendant  plus  de  cent  ans  et  d'exalter 
en  conséquence  la  religion  naturelle.  L'Essai  sur  les 
mœurs,  1756,  le  Discours  sur  l'histoire  universelle, 
sont  également  l'apologie  de  la  tolérance  et  du  déisme 
et  une  attaque  contre  la  transcendance  du  christia- 
nisme. «  Incapable  de  percevoir  les  grandes  forces  et, 
par  elles,  les  grandes  explications  mystiques  soit  de 
race  ou  de  nature,  soit  surtout  de  religion  »,  Mornet, 
loc.  cit.,  p.  83-84,  Voltaire  s'occupe  de  prouver  que  les 
hommes  ont  eu  grand  tort  de  se  laisser  duper  «  par  les 
tyrans-rois  et  parles  tyrans-prêtres  ».  Id.,  ibid.  Ils  ont 
été  ainsi  les  victimes  du  fanatisme  religieux  et  de  l'in- 
tolérance. Quant  au  christianisme,  sous  des  témoi- 
gnages de  respect,  il  le  montre  —  avec  quelque  dissi- 
mulation —  plus  funeste  que  toutes  les  autres  religions 
et  à  tout  le  moins  n'ayant  rien  de  bon  qu'elles  ne  l'aient 
eu.  Le  salut  des  hommes  sera  d'écouter  désormais  les 
sages.  Il  se  fait  aussi,  toujours  pour  combattre,  poète 
philosophe,  sans  cesser  cependant  de  détester  la  méta- 
physique. Il  publie  en  1756  la  Loi  naturelle,  composée 
en  1752  et  dont  la  morale  toute  déiste  est  :  «  Enfants 
du  même  Dieu,  vivons  au  moins  en  frères  ».  Puis  ce  fut 
le  poème  sur  le  Désastre  de  Lisbonne,  décembre  1755. 
"Voltaire  n'avait  jamais  été  optismiste,  du  moins  à  la 
façon  dont  l'avait  été  Malebranche.  Cette  fois,  en  face 
du  mal  dans  ce  monde,  il  voit  «  un  terrible  argument  » 
contre  la  théorie  providentialiste  du  Tout  est  bien.  Il  se 
refuse  cependant  à  conclure  sur  les  choses  en  soi  :  «  Un 
jour  tout  sera  bien,  voilà  notre  espérance  ».  C'est  éga- 
lement la  leçon  de  Candide,  1759.  Mais  il  est  à  Ferney  ; 
il  ose  davantage.  On  est  au  plus  fort  de  la  mêlée,  après 
la  condamnation  de  l'Esprit  et  de  l'Encyclopédie.  Sans 
parler  des  petites  pièces  qu'il  publie  pour  défendre  les 
Cacouas,  surnom  que  leurs  ennemis  ont  donné  aux 
philosophes,  contre  les  attaques  de  Palissot,  Le  Franc  de 
Pompignan,  Fréron,  ni  de  la  Pucelle  dont  il  donne  en 
1762  une  édition  définitive,  d'où  ont  disparu  les  pas- 
sages contre  le  roi  mais  non  les  impiétés  ou  les  obscé- 
nités, il  mène  le  combat  par  trois  voies  convergentes 
contre  l'Infâme.  Dès  1762,  à  propos  des  Calas,  au  nom 
de  l'humanité  et  de  la  nature,  du  droit  laïc,  si  l'on  peut 
ainsi  dire,  il  se  fait  l'apôtre  de  la  tolérance,  qui  égalise 
les  religions,  et  de  l'unité  religieuse  dans  le  déisme. 
Cf.  Traité  sur  la  tolérance,  1763,  en  particulier,  c.  xxm, 
Prière  à  Dieu.  Puis  il  s'attaque  aux  Juifs,  à  l'Ancien 
Testament,  qu'il  arrange  et  au  besoin  travestit  pour 
lui  faire  signifier  contradiction,  cruauté  sans  motif, 
absurdité,  galimatias,  obscénité.  «  Puisque,  dit-il, 
Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers,  le  christianisme  est 
fondé  sur  le  judaïsme,  voyons  donc  si  le  judaïsme  est 
l'ouvrage  de  Dieu.  »  Cf.  le  Précis  de  l'Ecclésiasle,  le 
Précis  du  Cantique  des  Cantiques,  dialogue  entre  le 
Chaton  et  la  Sulamite,  1759,  Sermon  du  Rabi  Akeb, 
1761,  Satil,  1763;  cf.  également,  Guénée,  Lettres  de 
quelques  Juifs...,  1769,  à  qui  Voltaire  répondra  par  Un 
chrétien  contre  six  Juifs,  1776,  par  des  additions  au  Dic- 
tionnaire philosophique.  Enfin,  il  attaque  de  front,  non 
parfois  sans  avoir  esquissé  une  révérence  ou  s'être  dis- 
simulé sous  un  nom  d'emprunt  ou  l'anonymat;  l'Église 
est  bien  affaiblie,  avec  la  destruction  des  jésuites. 
Vaincue  sur  ce  terrain,  elle  est  plus  facile  à  battre  sur 
tous.  Il  publie  donc  coup  sur  coup,  Extrait  des  senti- 
ments de  Jean  Meslier,  1762;  Sermon  des  cinquante, 
1762;  Catéchisme  de  l'honnête  homme  ou  Dialogue  entre 
un  caloyer  et  un  homme  de  bien,  1763;  le  Dictionnaire 
philosophique  portatif,  1764,  ou  «la  raison  paralphabet», 
auquel  se  mêleront  des  Questions  sur  l'Encyclopédie  de 
1770  et  l'Opinion  par  alphabet,  si  bien  que  le  Diction- 


naire comprendra  plus  de  cinq  cents  articles;  Questions 
sur  les  miracles,  1765;  l'Examen  important  de  milord 
Bolingbroke,  1766  ;  le  Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers, 
1766.  Le  christianisme,  soutient-il,  est  déraisonnable 
et  malfaisant.  Ses  croyances  choquent  la  raison,  et  son 
fondateur  est  un  paysan  illettré.  Si  l'on  juge  de  l'arbre 
à  ses  fruits,  le  christianisme  est  à  rejeter  :  il  n'a  su 
apporter  à  la  terre  que  la  haine,  la  guerre,  les  ruines  et 
de  vaines  disputes  théologiques.  Ses  titres  de  créance  : 
les  miracles,  impossibles  puisqu'ils  vont  contre  l'ordre 
des  choses  —  et  Voltaire  a  le  sentiment  de  la  fixité  des 
choses;  le  Dieu  horloger  la  lui  garantit  —  irréels,  puis- 
qu'ils n'ont  jamais  été  rigoureusement  constatés;  les 
prophéties,  qui  prêtent  à  Dieu  un  langage  indécent  et 
que  l'on  est  obligé  de  torturer  pour  leur  faire  dire  ce 
que  l'on  veut,  et  le  judaïsme,  son  fondement  historique, 
ne  sauraient  l'accréditer  auprès  des  gens  sensés.  «  Il  est 
impossible  que  le  point  dans  lequel  tous  les  hommes  de 
tous  les  temps  se  réunissent  ne  soit  l'unique  centre  de 
la  vérité  et  que  les  points  dans  lesquels  ils  diffèrent 
tous  ne  soit  l'étendard  du  mensonge  »,  Sermon  des 
cinquante,  début.  La  vraie  religion  ne  serait-elle  pas 
«  celle  de  servir  son  prochain  pour  l'amour  de  Dieu,  au 
lieu  de  le  persécuter...  au  nom  de  Dieu;  celle  qui  tolé- 
rerait toutes  les  autres  et  qui,  méritant  ainsi  la  bien- 
veillance de  toutes,  serait  seule  capable  de  faire  du 
genre  humain  un  peuple  de  frères  »?  Dictionnaire  philo- 
sophique, art.  Religion,  section  première.  Et  ce  fut 
ainsi  jusqu'à  sa  mort  dans  ce  que  l'on  a  appelé  la  «  Ma- 
nufacture de  Ferney  ».  Belin,  op.  cit.,  p.  253.  Cf.  en  plus 
des  ouvrages  cités,  le  Manuel  bibliographique  de  Lan- 
son  et  Norman,  L.  Torrey,  Voltaire  and  the  English 
Deisls,  1930,  et  sur  ce  livre  le  compte  rendu  qu'en  a 
donné  F.  Baldensperger,  dans  Revue  de  littérature  com- 
parée, 1931. 

3.  Écrivains  de  second  plan.  La  secte  holbachique.  — 
Autour  de  Diderot  et  de  Voltaire,  de  l'Encyclopédie  et 
du  Dictionnaire  philosophique,  des  auteurs  et  des 
œuvres  de  moindre  importance  mènent  le  même  com- 
bat, sans  toutefois  garder  toujours  la  position  du  chef. 
C'est  le  cas  d'Helvétius  (1715-1771)  et  de  d'Holbach. 
Voir  leurs  articles. 

Compte  seul,  parmi  les  œuvres  d'Helvétius,  son 
livre  de  l'Esprit,  1758,  dont  il  a  été  indiqué  plus  haut 
les  conséquences  pour  l'Encyclopédie.  Une  direction 
nouvelle  est  donnée  au  mouvement  philosophique. 
C'est  le  matérialisme  en  chose  intellectuelle.  L'homme 
n'est  que  matière;  tout  vient  à  l'esprit  de  l'impression 
physique,  de  la  sensation.  Ce  qui  fait  les  différences 
entre  les  hommes,  c'est  que,  sous  l'influence  de  l'édu- 
cation, du  milieu  et  des  mœurs  sociales,  la  sensibilité 
physique  s'est  développée  différemment  en  eux.  D'Hol- 
bach (1725-1789)  est  également  matérialiste.  Peu 
importe  que  Diderot,  Naigeon  l'aient  aidé  :  les  livres 
qui  portent  son  nom  sont  violemment  et  obstinément 
dirigés  «  contre  l'Infâme  ».  Pour  cette  guerre,  il  a 
recueilli  tous  les  arguments  des  déistes  ou  matérialistes 
français  et  anglais.  Dans  son  Antiquité  dévoilée,  1766, 
3  in-4°,  se  souvenant  de  Boulanger,  Recherches  sur  l'ori- 
gine du  despotisme  oriental,  1761  (posthume),  il  attri- 
buait la  naissance  des  religions  à  la  crainte  qu'avaient 
ressentie  les  premiers  hommes  en  face  des  calamités 
et  des  catastrophes.  Son  Christianisme  dévoilé,  1767, 
fait  du  christianisme  la  même  critique  que  Voltaire, 
de  sa  source,  l'Écriture  sainte,  de  sa  préparation,  le 
judaïsme,  de  ses  preuves  historiques,  de  ses  dogmes,  de 
ses  rites.  Il  déclare  sa  morale  et  son  organisation  dan- 
gereuses pour  la  société  avec  son  idéal  de  vie  ascétique 
et  paresseuse,  et  son  clergé  autoritaire  et  fanatique.  Et, 
tandis  que  sont  publiées,  1768-1770,  par  lui,  par  Nai- 
geon (1738-1810),  ou  Bordes  (1720-1781)  par  toute  la 
secte  holbachique,  «  les  capucins  athées  »,  comme  dit 
(.ri mm,    des   brochures    dont   quelques-unes   avaient 


1757 


RATIONALISME.    ROUSSEAU 


1758 


auparavant  circulé  manuscrites  et  dont  l'esprit  était 
le  même  :  l' Esprit  du  clergé,  les  Prêtres  démasqués, 
l'Imposture  sacerdotale,  les  Doutes  sur  la  religion,  le 
Militaire  philosophe,  les  Lettres  à  Eugénie,  les  Opinions 
des  anciens  Juifs,  l'Examen  des  prophéties,  l'Enfer 
détruit,  le  Catéchumène,  Réflexions  impartiales  sur 
l'Évangile,  la  Contagion  sacrée  ou  histoire  naturelle  de 
la  superstition,  d'Holbach  préparait  et  publiait  son 

»  fameux  Système  de  la  nature,  <■  lois  du  monde  physique  et 
du  monde  moral  »,  dit  le  sous-titre,  1770,  2  vol.  in-8°, 
dont  l'apparition  fut  un  scandale  sans  précédent.  «C'est 
l'exposé  le  plus  complet  qu'on  eût  vu  jusqu'alors  du 
matérialisme  et  de  l'athéisme.  Il  n'y  a  dans  le  monde 
que  la  matière  douée  de  la  faculté  de  sentir.  Ni  âme,  ni 
liberté.  L'ordre  des  choses  est  non  pas  l'effet  d'un  plan 
divin,  mais  une  disposition  rigoureusement  nécessaire 
de  la  matière  dans  ses  parties.  Dieu  est  donc  inutile  et 
la  religion  naturelle  sans  objet  et  toutes  les  religions 
manquent  ainsi  de  leur  base.  Or,  dans  l'humanité 
ainsi  dégagée  des  religions,  naît  une  morale  sociale 
toute  naturelle.  L'homme  agit  par  amour  du  plaisir; 
son  voisin  aussi  mais  différemment.  L'un  par  l'autre 
leur  plaisir  grandit.  Toute  une  morale  —  qui  consistera 
à  vouloir  le  bien  d'autrui  —  peut  s'édifier  sur  ce  fait, 
contraignante  au  même  degré  que  la  morale  religieuse, 
pourvu  que  «  les  puissances  de  la  terre  lui  prêtent  le 
secours  des  récompenses  et  des  peines  dont  elles  sont 
dépositaires  ».  En  1772,  sous  ce  titre,  Le  bon  sens  ouïes 
lumières  naturelles  opposées  aux  lumières  surnaturelles, 
d'Holbach  vulgarisait,  en  les  accentuant  encore,  les 
idées  maîtresses  de  son  livre;  en  1773,  sous  cet  autre 
titre,  Le  système  social,  ou  Principes  naturels  de  la 
morale  et  de  la  politique  avec  un  examen  de  l'influence  du 
gouvernement  sur  les  mœurs,  il  prêchait  le  droit  au 
bonheur  et  enseignait  que  les  devoirs  ne  sont  que  des 
moyens  de  satisfaire  plus  complètement  notre  sensibi- 
lité physique. 

Pendant  que  Grimm  (1723-1807),  dans  sa  Correspon- 
dance, 1754-1790,  traduisait  pour  l'Europe,  les  idées 
«  du  corps  des  philosophes  »,  à  Paris,  des  salons  leur 
permettaient  de  s'entendre  et  servaient  à  leur  propa- 
gande. Fontenelle,  Diderot,  d'Alembert,  Raynal,  Mo- 
rellet,  Boulanger,  Saint-Lambert,  Galiani  se  rencon- 
traient dans  les  salons  de  Mme  Geofîrin,  de  Mme  du 
Deffand  qui  ne  croit  à  rien,  de  Mlle  de  Lespinasse  qui 
est  celui  de  d'Alembert,  d'Helvétius  et  de  d'Holbach, 
de  Mme  Necker  qui,  elle,  est  très  chrétienne.  Surtout, 
l'Académie  est  leur  domaine  ;  ils  y  exposent  leurs  théo- 
ries; ils  n'entendent  pas  y  être  attaqués  et  ils  le 
prouvent  bien  à  Le  Franc  de  Pompignan.  Cf.  Brune!, 
Les  philosophes  et  l'Académie  française  au  xvni'  siècle, 
in-8°,  1884. 

4.  Rousseau.  Le  protestantisme  rationaliste  et  pieux. — 
A  part  est  Jean- Jacques  Rousseau  (1712-1758).  Né 
calviniste  et  de  Genève,  converti  à  seize  ans  au  catho- 

klicisme,  mais  au  catholicisme  de  Mme  de  Warens, 
piétiste  convertie,  qui  a  séparé  la  piété  de  la  morale 
et  qui  garde  quelque  chose  du  libre  examen,  autodi- 
dacte, il  arrive  à  Paris  en  1741,  se  lie  avec  les  philo- 
sophes, plus  particulièrement  avec  Diderot,  1745, 
qui  le  détache  de  «  l'abominable  »  croyance,  mais  non 

»  totalement  du  christianisme.  En  1754,  à  Genève,  il 
abjurera  son  catholicisme  et  recouvrera  ses  droits 
de  citoyen,  autrement  dit,  son  caractère  de  calviniste. 
Il  n'aura  pas  accepté  cependant  tout  le  Credo  genevois  : 
il  aura  pris  la  position  de  chrétien  libéral  ou,  si  l'on 
veut,  rationaliste.  Dans  le  Discours  sur  les  sciences  et 
les  arts,  1750,  et  le  Discours  sur  l'origine  de  l'inégalité, 
1755,  il  condamne  ce  dogme  du  progrès,  au  nom 
duquel  les  philosophes  ont  déclaré  la  guerre  à  la  reli- 
gion, mais  en  même  temps,  il  formule  ce  principe  dont 
il  s'inspirera  toute  sa  vie  :  l'homme  est  naturellement 
bon.  En  d'autres  termes  l'homme  primitif,  tel  qu'il 


est  sorti  des  mains  du  Créateur,  était  fait  pour  vivTe 
sans  souci,  sans  cupidité,  sans  haine,  ne  soupçonnant 
pas  le  mal;  la  société  —  c'est-à-dire  le  progrès,  les 
livres,  la  philosophie  —  a  rendu  cet  homme  impossible 
et  a  dépravé  le  type  humain.  C'est  la  négation  du 
péché  originel,  tel  du  moins  que  l'entendaient  les  cal- 
vinistes de  Genève.  En  1756,  dans  sa  Lettre  sur  la 
Providence,  répondant  au  Poème  sur  le  désastre  de  Lis- 
bonne, il  affirmera  Dieu,  la  providence,  la  vie  future. 
En  1758,  dans  sa  Lettre  à  d'Alembert  sur  les  spectacles, 
en  sa  réponse  à  son  article  Genève  dans  l'Encyclopédie 
qui  louait  les  successeurs  de  Calvin  de  leurs  tendances 
sociniennes,  mais  les  blâmait  de  ne  pas  ouvrir  leur  ville 
au  théâtre,  s'il  proteste  contre  l'idée  d'introduire  à 
Genève  cet  élément  de  perversion  civilisée  qu'est  le 
théâtre,  s'il  affirme,  pensant  peut-être  à  l'Esprit  qui 
vient  de  paraître  :  «  On  ne  peut  être  vertueux  sans 
religion  »,  Préface,  du  moins  il  ne  s'élève  point  contre 
le  socinianisme,  c'est-à-dire,  contre  la  négation  de  la 
divinité  de  Jésus-Christ  :  son  christianisme  sera  sans 
dogmes. 

A  côté  du  socinianisme,  une  autre  forme  de  rationa- 
lisme s'est  infiltrée,  en  effet,  dans  le  protestantisme  : 
le  rationalisme  pieux,  le  piétisme.  Né  en  Souabe,  à  la 
fin  du  xviie  siècle,  sous  l'impulsion  de  l'Alsacien  Spe- 
ner  (1635-1705),  ce  rationalisme,  faisant  bon  marché 
du  dogme,  identifiait  la  religion  avec  la  piété  intérieure, 
individuelle  par  conséquent.  Il  avait  gagné  en  Suisse, 
liàlc,  Zurich,  Berne,  la  Suisse  romande.  Cf.  Ritter, 
Mémoires  et  documents  publiés  par  la  Société  d'histoire 
de  la  Suisse  romande,  IIe  série,  t.  ni,  Magny  et  le  pié- 
iisme  romand.  Certes  Rousseau  a  une  religion  person- 
nelle, mais  il  rentre  bien  dans  la  catégorie  de  ces  ratio- 
nalismes  pieux,  à  côté  de  Béat  de  Murait,  l'auteur  de 
l'Instinct  divin  recommandé  aux  hommes,  1727,  et  sur- 
tout de  Marie  Huber  (1695-1753),  qui  distingue  la  reli- 
gion chrétienne  de  ses  formes  confessionnelles,  l'assi- 
mile à  la  religion  naturelle,  non  pas  telle  que  la  consti- 
tue la  raison,  mais  telle  que  l'accepte  l'assentiment  de 
notre  conscience,  d'après  la  nature  et  nos  affirmations 
intéiieurcs  et  ainsi  religion  avant  tout  pratique.  Lettre 
sur  la  religion  naturelle  à  l'homme,  distinguée  de  ce  qui 
n'en  est  que  l'accessoire,  Amsterdam,  1738,  in-12;  édit. 
plus  complète,  Londres,  1739,  2  vol.  in-8°,  et  édit.  défi- 
nitive avec  Supplément  et  Lettres  posthumes,  Londres, 
1756,  4  vol.  in-8°  et  6  vol.  in-12.  C'est  la  formule, 
personnelle  à  Rousseau,  de  ce  christianisme  que  don- 
nera la  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard. 

Une  première  idée  de  cette  profession  de  foi  est  don- 
née dans  la  Nouvelle  Héloïse,  1761.  Julie  mourante, 
«  raisonnable  et  sainte  »,  dit  qu'au  jour  de  son  mariage 
elle  a  rejeté  sa  religion  positive  (le  calvinisme  ortho- 
doxe genevois),  ses  dogmes  et  ses  pratiques,  pour  s'en 
tenir  à  la  religion  que  lui  dicte  sa  raison  guidée  par  son 
cœur.  Elle  a  lu  la  Bible,  mais  elle  l'a  interpiétée  avec 
sa  raison  et  son  cœur.  Elle  croit  à  l'immortalité,  mais 
elle  meurt  sans  crainte,  non  pour  les  promesses  que  lui 
fait  le  pasteur,  mais  parce  qu'elle  a  le  sentiment  d'une 
bonté  divine  qui  ne  peut  guère  damner.  Ainsi,  elle 
n'accepte  pas  le  protestantisme  dogmatistc  officiel. 
Chemin  faisant,  Rousseau  avait  porté  son  jugement  sur 
le  catholicisme  qu'il  juge  vénal,  chargé  de  croyances 
et  de  règles  inutiles.  Dans  le  Contrat  social,  1762,  orga- 
nisant la  société,  c'est  la  même  note.  Contre  Bayle  et 
ses  disciples,  il  affirme  :  Un  État  doit  avoir  une  religion 
pour  maintenir  l'État  dans  la  justice  et  les  citoyens 
dans  l'obéissance.  Cette  religion  ne  saurait  en  aucun 
cas  être  le  catholicisme,  qui  donne  aux  citoyens  deux 
souverains,  deux  lois,  brise  l'unité  sociale  et  l'accord 
de  l'homme  avec  lui-même  et  met  en  scène  un  clergé 
ambitieux.  Le  théisme  évangélique  conviendrait  mieux, 
puisqu'il  n'oppose  aucun  souverain,  aucune  loi,  au 
souverain,  à  la  loi  de  l'État  ;  il  créerait  une  vraie  frater- 


1759 


RATIONALISME.    LES    DERNIERS    PHILOSOPHES 


1760 


uité.  Il  est  vrai  que,  mettant  le  but  de  la  vie  en  dehors 
de  la  vie,  il  semble  peu  s'adapter  à  l'État,  mais  les 
chrétiens  ne  sont  pas  si  absolument  chrétiens  qu'ils  ne 
puissent  être  de  vrais  citoyens.  Quant  à  son  Credo 
complet,  il  le  donne  à  la  suite  de  V Emile,  1762,  dans  la 
Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard,  complétée  par  sa 
Lettre  à  Christophe  de  Beaumonl,  1763,  et  ses  Lettres 
écrites  de  la  montagne,  1764,  où  il  répond  aux  condam- 
nations qu'ont  faites  de  V Emile,  l'archevêque  de  Paris 
et  les  pasteurs  de  Genève.  La  vraie  lumière  religieuse, 
celle  qui  ne  trompe  pas,  ce  n'est  pas  la  raison  qui  ne 
vient  qu'en  second  lieu  et  au  nom  de  laquelle  des  philo- 
sophes ont  pu  nier  Dieu,  c'est  le  sentiment,  c'est  le 
cœur,  c'est  la  conscience,  «  instinct  divin  ».  Rousseau 
acceptera  «  pour  évidentes  toutes  les  idées  auxquelles, 
dans  la  sincérité  de  son  cœur,  il  ne  pourrait  refuser  son 
consentement  et  pour  vraies  toutes  celles  qui  lui 
paraîtraient  avoir  une  liaison  nécessaire  avec  ces  pre- 
mières ».  Il  laissera  «  toutes  les  autres  dans  l'incerti- 
tude, sans  se  tourmenter  à  les  éclairer,  quand  elles  ne 
mènent  à  rien  d'utile  dans  la  pratique  ».  Sûr  ainsi  de 
Dieu,  sans  s'inquiéter  de  le  connaître  davantage,  et  de 
l'âme,  pour  laquelle  il  admet  l'immortalité,  les  récom- 
penses mais  pas  l'enfer,  suivant  dans  sa  vie  morale  les 
commandements  de  sa  conscience,  écho  de  la  volonté 
divine,  Rousseau  juge  que  toute  autre  révélation  est 
superflue,  impossible  à  prouver.  Dans  cette  religion 
idéale  peut  rentrer  le  christianisme,  un  certain  chris- 
tianisme. Non  pas  le  catholicisme,  qui  ne  se  prouve  ni 
parles  faits  extérieurs,  ni  parles  prophéties,  toujours 
difficiles  à  interpréter  et  dont  on  ne  saurait  assurer  la 
force  probante,  ni  par  les  miracles,  difliciles  à  discerner 

—  il  y  a  dans  les  choses  tant  de  forces  inconnues!  —  et 
sans  véritable  force  démonstrative,  ni  par  ses  dogmes, 
qui,  ne  pouvant  être  conçus,  ne  peuvent  être  crus.  Les 
mêmes  raisons  valent  contre  le  protestantisme  ortho- 
doxe. Reste  le  christianisme  qui,  ayant  rejeté  tout 
l'irrationnel  de  la  révélation,  parle  au  cœur  :  «  La  sain- 
teté de  l'Évangile  est  un  argument  qui  parle  à  mon 
cœur.  »  Le  christianisme  «  a  sa  véritable  certitude  dans 
la  pureté,  la  sainteté  de  sa  doctrine  et  dans  la  sublimité 
toute  divine  de  celui  qui  en  fut  l'auteur  ».  Dans  l'Évan- 
gile, «  je  reconnais  l'esprit  divin,  cela  est  immédiat 
autant  qu'il  peut  l'être;  il  n'y  a  point  d'hommes  entre 
cette  preuve  et  moi  ».  Quoi  qu'il  paraisse,  ce  rationa- 
lisme pragmatiste  et  sentimental  fut  plus  funeste  fina- 
lement à  l'orthodoxie  que  le  rationalisme  brutal  de 
Voltaire  et  de  d'Holbach.  Cf.  Correspondance,  générale 
de  J.-J.  Rousseau,  publiée,  commentée  et  annotée  par 
T.  Dufour,  1924-1935,  20  in-8°;  P.  M.  Masson,  La 
religion  de  J.-J.  Rousseau,  Fribourg-Paris,  3  vol., 
1914,  et  la  bibliographie,  t.  m,  p.  401  sq.;  A.  Schinz, 
La  pensée  religieuse  de  Rousseau  et  ses  récents  inter- 
prètes, Paris,  1927;  La  pensée  de  J.-J.  Rousseau,  Paris, 
1929;  Metzger,  Marie  Huber,  sa  vie,  ses  œuvres,  sa 
théologie,  Genève,  1887,  in-8°. 

Sur  le  rationalisme  au  xvnr-  siècle,  voir  LanJfrey,  L'Église 
ri  les  philosophes,  1857;  Damiron,  Mémoires  pour  servir  (i 
l'histoire  de  lu  philosophie  au  XVIII-  siècle,  1857-1862,  :i  vol.; 
Bami,  Histoire  îles  idées  morules  ri  politiques  en  France  an 
XViih  siècle,  1865-1867,  2  vol.;  Les  moralistes  français  au 
XVIII-  siècle,  1 873  ;Bersot,  Éludes  sur  le  XVIII»  siècle,  L855; 
Portails,  "'•  l'usage  et  de  l'abus  de  l'esprit  philosophique  itu- 
rant  te  XVIII' *iècle,  Paris,  1820;  Desnoireterres,  Voltaireetla 
société  du  XVIII  siècle,  L867-1876,  8  vol;  Aubertin,  L'esprit 
public  au  XVIII  siècle, 8'  relit..  LS7:i;  Roustan,  Les  philoso- 
phes ri  la  société  française  au  XVIII'  siècle,  1906;  Pellisson, 
Les  hommes  de  lettres  au  XVIII' siècle,  1911,  in  12;  Féret,  La 
faculté  de  théologie  de  Paris,  t.  vi,  1909;  A.  Monod,  op.  cit., 
I).  Mornet,  op.  ctt. 

4°  Troisième  période:  De  1780  à  1815.  Les  derniers 
philosophes  et  l'apparition  de  l'Allemagne.   Transition. 

—  1.  En  France.  —  Les  protagonistes  de  la  philosophie 


vont  quitter  la  scène  :  Voltaire  en  1778,  non  sans  avoir 
reproduit  une  fois  de  plus  ses  critiques  habituelles 
contre  l'Ancien  Testament  dans  sa  Bible  enfin  expli- 
quée, 1776;  mais  l'édition  de  Kehl  de  ses  Œuvres  com- 
plètes, 1783-1790,  va  prolonger  son  influence.  En  1783, 
c'est  d'AIembert  qui,  devenu  le  chef  du  parti, en  publie 
hautement  les  idées  dans  ses  Éloges.  En  1784,  c'est 
Diderot  qui  donne  comme  préface  à  une  traduction  de 
Sénèque,  faite  par  d'Holbach  et  Naigeon,  un  Essai  sur 
la  vie  de  Sénèque  le  philosophe,  sur  ses  écrits  et  sur  les 
règnes  de  Claude  et  de  Néron,  1778,  où  il  reprend  l'idée 
de  la  relativité  de  la  morale,  exalte  la  morale  de  Sénè- 
que, attaque  les  prêtres  qui  vendent  le  mensonge,  se 
félicite  des  progrès  de  la  philosophie  qui  a  empêché  les 
peuples  de  tomber  plus  bas  dans  la  superstition  et  leur 
a  enfin  appris  ce  que  c'est  que  la  vertu.  En  1789,  ce 
sera  le  tour  de  d'Holbach.  Avant  sa  mort,  deux 
ouvrages  impies  paraissent  encore  à  Paris  :  Le  Naza- 
réen ou  le  christianisme  des  Juifs,  des  Gentils  et  des 
Mahométans,  traduit  de  l'Anglais  Toland;  les  Lettres 
philosophiques  sur  saint  Paul,  sur  sa  doctrine  politique, 
morale  et  religieuse,  et  plusieurs  points  de  la  religion 
chrétienne,  considérée  politiquement.  Ceux  de  leurs  dis- 
ciples qui  leur  survivent  ou  les  remplacent  n'ont  pas 
la  même  valeur.  Marmontel  (1723-1799),  La  Harpe 
(1739-1803),  Delislc  de  Sales  (1743-1816),  qui,  dans  sa 
Philosophie  de  la  nature  ou  traité  de  morale  pour  te  genre 
humain  tiré  de  la  philosophie,  laquelle  a  cinq  éditions 
au  moins  de  1770  à  1789,  déclare  une  fois  de  plus  la 
guerre  à  la  «  superstition  »  et  au  «  fanatisme  »;  Raynal 
(1713-1796),  dont  V Histoire  philosophique  et  politique 
des  établissements  et  du  commerce  des  Européens  dans 
les  Indes,  1772,  est  avant  tout  une  histoire  «des  crimes  » 
du  «  fanatisme  et  de  la  superstition  »,  un  éloge  de  la 
tolérance  et  de  «  l'humanité  »  et  que  Morellet  résume 
ainsi  :  «  La  morale  chrétienne  est...  barbare,  puisqu'elle 
met  les  plaisirs  qui  font  supporter  la  vie  au  rang  des 
plus  grands  forfaits;  abjecte,  puisqu'elle  impose  l'obli- 
gation... de  l'humiliation;  extravagante,  puisqu'elle 
menace  des  mêmes  supplices  les  faiblesses  de  l'amour 
et  les  forfaits  les  plus  atroces;  superstitieuse...  inté- 
ressée'. »  I  lernardin  de  Saint-Pierre  (1737-1814)  est  bien 
un  disciple  de  Rousseau  ;  il  est  plus  près  néanmoins 
que  son  maître  du  catholicisme. 

.Mais  de  graves  événements  surviennent  :  la  Révo- 
lution. En  août  1789,  la  Déclaration  des  droits  proclame 
les  libertés  des  cultes,  de  la  presse,  l'égalité  de  tous, 
quelle  que  soit  leur  religion,  devant  la  loi.  Puis  la  Révo- 
lution met  en  action  le  philosophisme  du  xvme  siècle. 
C'est  la  déchristianisation,  le  culte  de  la  Raison,  dont 
la  fête  inaugurale  se  célèbre  à  Paris  le  20  brumaire 
an  II  (10  novembre  1793).  L'Encyclopédie  triomphe. 
Vient  ensuite  le  triomphe  de  Rousseau,  avec  le  culte  de 
l'Être  suprême,  la  loi  du  18  floréal  an  II  (7  mai  1794) 
et  la  fête  du  20  prairial  suivant  (8  juin).  Après  le  9  ther- 
midor, s'installe  le  régime  de  la  séparation  de  l'État  et 
des  Églises,  suivant  la  formule  convenue,  autrement 
dit  de  la  laïcisation  de  l'État.  Mais  alors,  en  face 
du  catholicisme  qui  cherche  à  revivre,  l'État  cherche 
à  créer  le  culte  laïque  de  la  patrie  dans  le  cadre  du 
calendrier  révolutionnaire  :  ce  fut  le  culte  décadaire. 
Cf.  Constitution  de  l'an  III,  art.  301.  Au  début  de 
1797,  apparaît  le  culte  des  théophilanthropes,  établi 
par  des  citoyens,  mais  bientôt  adopté  par  l'État. 
C'était  la  religion  naturelle  en   pratique. 

Tout  cela  disparut  avec  le  Concordat,  devenu  la  loi 
du  18  germinal  an  X  (H  avril  1802).  De  1800  à  1815, 
Ronald  (1754-1810),  Joseph  de  Maistrc  (1753-1821), 
après  Chateaubriand  (1768-1848)  qui  s'efforcent  de 
rendre  à  la  France  une  pensée  chrétienne,  se  heurtent 
aux  «  idéologues  »,  héritiers  du  sensualisme  de  Condil- 
lac  et  de  la  pensée  du  xvme  siècle,  ceux-ci  maintien- 
nent les  traditions   des   philosophes.    Ils   régneront  à 


1761 


RATIONALISME.    L'APPARITION    DE    L'ALLEMAGNE 


1762 


l'Institut,  comme  ceux-là  régnaient  à  l'Académie;  un 
journal,  la  Décade  philosophique  répandra  leurs  idées. 
La  première  génération  des  idéologues,  ceux  qui  sont 
morts  avant  la  fin  du  siècle  comprend  :  Condorcet,  Vol- 
ney,  Dupuis. 

Condorcet  (1743-1794)  est  l'auteur  d'une  Vie  de 
Voltaire,  1787,  où  il  loue  Voltaire  d'avoir  combattu 
toute  sa  vie  contre  les  préjugés,  d'une  édition  des 
Pensées  de  Pascal,  précédée  d'un  Éloge  de  Pascal,  où 
il  fait  de  Pascal  un  sceptique  et  un  malade,  où  il  met 
en  valeur  dans  un  groupe,  sans  les  correctifs  et  les 
éclaircissements  donnés  par  Pascal,  tout  ce  que  celui- 
ci  a  dit  des  obscurités  de  la  foi,  des  controverses  sur  les 
miracles,  et  où  beaucoup  de  notes  sont  simplement  les 
Remarques  de  Voltaire  ;  il  est  l'auteur  aussi  deY  Esquisse 
d'un  tableau  historique  des  progrès  de  l'Esprit  humain, 
1795.  «  A  un  moment  donné  le  soleil  n'éclairera  plus 
que  des  hommes  libres,  ne  reconnaissant  de  maître  que 
leur  raison...  La  perfectibilité  de  l'homme  est  indéfinie, 
en  ne  lui  supposant  que  les  facultés  et  l'organisation 
dont  il  est  aujourd'hui  pourvu.  Mais  les  facultés  et 
l'organisation  elles-mêmes  peuvent  s'améliorer.  »  Pro- 
grès indéfini  donc  dans  les  sciences  physiques,  où  l'es- 
prit n'aura  jamais  épuisé  tous  les  faits  de  nature,  dans 
leurs  applications  techniques  et  aussi  dans  les  sciences 
morales,  où  l'on  peut  toujours  chercher  une  plus  exacte 
combinaison  de  l'intérêt  de  chacun  avec  l'intérêt  de 
tous,  et  par  conséquent  un  progrès  dans  le  bonheur. 
Condition  :  une  éducation  bien  orientée  qui  protège 
l'homme  des  préjugés  religieux  car  ils  l'enferment  dans 
d'étroites  limites.  —  Volney  (1757-1820)  est  l'auteur 
des  Ruines  ou  méditations  sur  les  révolutions  des  empires, 
1791,  où,  cherchant  l'origine  des  religions,  afin  de  dé- 
terminer leur  rôle,  il  voit  en  elles  avant  tout,  suivant 
la  tradition  de  Fontenelle  et  avant  Auguste  Comte,  une 
fausse  physique.  En  quête  d'une  solution  à  l'énigme  du 
monde,  l'homme  a  divinisé  les  forces  physiques,  de  là 
le  culte  astiologique  d'où  tous  les  autres  sont  dérivés. 
Le  progrès  de  la  science  expliquant  les  choses  dissipera 
l'erreur  et  assurera  le  bonheur  de  l'homme.  Comme 
Condorcet,  il  voit  dans  les  sciences  physiques  et  mora- 
les l'indispensable  moyen  pour  rendre  l'homme  heu- 
reux; il  est  l'auteur  encore  du  Catéchisme  du  citoyen 
français,  1793,  qui  deviendra  plus  tard  la  Loi  naturelle 
ou  les  principes  physiques  de  la  morale.  La  loi  naturelle 
où  l'ordre  régulier  et  constant  des  faits  avertit  l'homme 
que  Dieu  existe;  l'homme  rend  à  Dieu  ses  devoirs  en  se 
conformant  à  l'ordre  qu'il  a  fixé.  La  douleur  et  le  plai- 
sir, seuls  guides  de  l'homme,  qui  vit  d'ailleurs  en  socié- 
té, lui  enseignent  ce  principe  fécond  :  le  devoir  de 
l'homme  est  de  se  conserver  et  de  développer  ses  facul- 
tés; de  là  dérivent  en  effet  les  idées  de  bien  et  de  mal, 
de  vice  et  de  vertu,  de  juste  et  d'injuste,  qui  fondent  la 
morale  de  l'homme  individuel  et  social.  —  Dupuis 
(1742-1809)  est  connu  pour  son  livre  De  l'origine  de 
tous  les  cultes  (3  vol.  in-4°  et  atlas,  1794, 12  in-8°).  Il  en 
donnera  en  1798  un  Abrégé.  11  pose  ce  principe  :  «  On 
écrivit  autrefois  l'histoire  de  la  nature  et  de  ses  phéno- 
mènes comme  on  écrivit  depuis  celle  des  hommes  et  le 
soleil  fut  le  principal  héros  de  ces  romans  merveilleux  ». 
Les  mystères  païens  de  Mithra,  d'Isis  et  Osiris  sont 
des  mythes  solaires.  Or  le  Christ  est  identique  à  ces 
dieux  païens,  avec  cette  différence,  que  ceux-ci  ont  été 
chantés  avec  plus  de  génie  que  lui  ne  l'est  dans  les 
évangiles.  Le  Christ  est  donc  le  Soleil.  «  De  toutes  les 
formes  du  culte  rendu  au  Soleil,  c'est  avec  celle  des 
Perses  que  la  secte  du  Christ  semble  avoir  plus  de 
ressemblance.  »  Le  christianisme  traditionnel  est  donc 
à  rejeter  d'autant  plus  qu'il  prêche  une  morale  révol- 
tante; il  faut  le  détruire.  —  Sylvain  Maréchal  (1750- 
1803),  donna  en  1797  son  Almanach  des  honnêtes  gens, 
où,  avant  Auguste  Comte,  il  remplace  les  saints  par  des 
hommes  illustres,  et  en  1800  un  Dictionnaire  des  athées 


où  figurent  Jésus-Christ  et  saint  Justin,  Bossuet  et 
Bellarmin...! 

Une  seconde  génération  d'idéologues,  comprendra 
Laplace,  Cabanis,  Destutt  de  Tracy.  —  Laplace  (1749- 
1827)  faisait  servir  la  science  à  son  rationalisme.  Dans 
son  Exposition  du  système  solaire,  179C,  et  son  Traité 
de  mécanique  céleste,  1799,  «  avec  Volney  et  Dupuis,  il 
fait  des  connaissances  astronomiques  la  base  de  toutes 
les  théogonies.  Il  parle  du  fanatisme  et  de  la  supersti- 
tion (autrement  dit,  du  christianisme)  comme  Volney 
ou  Naigeon;  des  causes  finales  comme  l'expression  de 
l'ignorance  où  nous  sommes  des  véritables  causes;  de 
l'esprit  philosophique  comme  Voltaire...  »  Picavet,  Les 
idéologues,  p.  170.  — Le  médecin  Cabanis  (1757-1808), 
dont  le  principal  ouvrage  est  fait  de  ses  mémoires  sur 
les  Rapports  du  physique  et  du  moral  de  l'homme,  1802, 
et  répond  «  à  un  espoir  très  vif  à  cette  époque,  celui  de 
constituer  des  sciences  morales  qui,  égalant  en  certi- 
tude les  sciences  physiques,  puissent  fournir  une  base 
suffisante  à  une  morale  indépendante  du  dogme  et 
ramenée  à  la  recherche  du  bonheur  individuel  que 
l'on  considérait  d'ailleurs  comme  indissolublement  lié 
au  bonheur  de  tous  »,  est  non  seulement  un  moniste, 
mais  il  partage  l'optimisme  naturaliste  du  xvmc  siècle  : 
«  la  nature  a  en  elle-même  les  conditions  nécessaires  et 
suffisantes  de  son  progrès».  É.Bréhier, op.  cit.,  t. n,  p. 607- 
610.  —Destutt  de  Tracy  (1754-1836),  qui  s'occupa  sur- 
tout de  dresser  des  plans  d'éducation,  était  convaincu 
que  «  la  théologie  est  la  philosophie  de  l'enfance  du 
monde;  il  est  temps,  disait-il,  qu'elle  fasse  place  à  celle 
de  son  âge  de  raison;  elle  est  l'ouvrage  de  l'imagination, 
comme  la  mauvaise  physique  et  la  mauvaise  métaphy- 
sique qui  sont  nées  avec  elle,  dans  des  temps  d'igno- 
rance et  qui  lui  servent  de  base,  tandis  que  l'autre  est 
fondée  sur  l'observation  et  l'expérience  ».  Cité  par 
É.Bréhier,  ibid.,p.  600.  Ainsi  se  préparait  le  positivisme. 
Cf.  Damiron,  La  philosophie  en  France  au  .\/.\e  siècle, 
1828;  Joyau,  La  philosophie  en  France  pendant  la 
Révolution,  1893;  Chabot,  Destutt  de  Tracy,  Moulins, 
1895;  Chinard,  Jefferson  et  les  idéologues,  1923.  Cepen- 
dant, Laromiguière  (1756-1837),  Maine  de  Biran  (1766- 
182  1),  qui  comptaient  alors  parmi  les  idéologues,  asso- 
ciaient le  sensualisme  de  Condillac  au  spiritualisme, 
surtout  Maine  de  Biran  qui  devait  aboutir  à  un  spiri- 
tualisme chrétien  et,  dès  1803,  portera  un  coup  décisif 
au  sensualisme  par  son  mémoire  intitulé  :  Ce  qu'est 
l'influence  de  l'habitude  sur  la  faculté  de  penser.  Sur 
Laromiguière,  voir  Laini.  Philosophie  de  Laromiguière, 
1867;  Alfaric,  Laromiguière  et  son  école,  1929.  Sur 
Maine  de  Biran,  A.  de  La  Valette-Monbrun,  Maine 
de  Biran.  Essai  de  biographie,  1914;  Maine  de  Biran, 
critique  et  disciple  de  Pascal,  1914;  E.  Bostan,  La 
religion  de  Maine  de  Biran,  1890. 

2.  En  Allemagne.  De  ^Yolf  à  Kant.  —  Absorbée  par 
la  question  confessionnelle,  l'Allemagne  fut  jusqu'au 
xvm«  siècle  en  dehors  de  la  pensée  moderne  et  de  ses 
mouvements.  Au  xvnic  siècle,  cette  pensée  lui  arrive 
sous  la  forme  du  rationalisme  anglais,  dont  le  piétisme 
de  Spener  (1635-1705),  faisant  bon  marché  du  dogme, 
facilitait  l'acceptation.  Si  quelques-uns  s'employèrent 
à  l,i  réfuter  —  ainsi  Kortholt,  De  tribus  impostoribus 
(Herbert,  Spinoza,  Hobbes),  Kiel,  1679;  Musseus,  Exa- 
men Cherburianismi,  Wittemberg,  1708;  Mosheim,  De 
vita,  fatis  et  scriptis  Tolandi,  en  tête  des  Vindiciœ  anti- 
quse  chrislianorum  disciplina',  Hambourg,  1720;  Fôker, 
Examen  paralogismorum  Woolstoni,  Leipzig,  1730  — 
tandis  que  la  France  entrait  également  dans  la  voie  du 
déisme,  le  rationalisme  se  faisait  écouter  également  de 
l'Allemagne,  Wolf  lui  servit  d'introducteur. 

a)  Wolf  (1679-1754)  était  le  disciple  de  Leibnitz 
(1646-1716),  cet  éternel  conciliateur,  qui  se  proposai  t  de 
réconcilier  la  raison  et  la  foi  et  de  donner  à  tous  les  pro- 
blèmes religieux  qui  divisaient  l'humanité  chrétienne 


1763 


RATIONALISME.    L'APPARITION    DE    L'ALLEMAGNE 


1764 


une  solution  qui  fût  acceptée  de  tous.  Wolf  donc,  qui 
enseignait  à  l'Université  de  Halle  y  publia  une  sorte 
de  théodicée  de  tendance  rationaliste,  Pensées  philoso- 
phiques sur  Dieu,  1719.  Lui  aussi  avait  cru  trouver  le 
moyen  de  réconcilierles  confessions  religieuses  hostiles, 
en  établissant  rationnellement  des  vérités  religieuses 
acceptables  pour  tous,  édifiant  ainsi  une  religion 
«  naturelle  »,  c'est-à-dire  rationnelle.  Il  y  cherchait  aussi 
à  édifier  une  morale  qui  garderait  sa  valeur,  même  si 
Dieu  n'existait  pas.  Il  fut  ainsi  amené  à  nier  le  surna- 
turel :  c'est  notre  raison,  dit-il,  qui  juge  de  la  vérité 
d'une  doctrine  révélée.  Quant  au  miracle,  il  serait 
contraire  à  la  gloire  de  Dieu  et  ne  prouverait  rien  : 
l'ordre  du  monde  étant  infiniment  supérieur.  Enfin, 
en  1726,  après  avoir  formulé  une  morale  dont  la  règle 
essentielle  était  :  «  Fais  ce  qui  te  rend  plus  parfait  toi  et 
ton  prochain  et  abstiens-toi  de  l'opposé  »,  c'est-à-dire 
une  morale  individualiste  et  naturaliste,  il  proclama 
la  morale  de  Gonfucius  supérieure  à  celle  du  Christ. 
Dans  les  universités  et  dans  le  monde  lettré  d'Alle- 
magne, ce  fut  alors  l'A  u//r/ârun<7,  l'époque  des  lumières, 
que  Kant  définissait  «  l'émancipation  de  l'homme  sor- 
tant de  la  minorité  intellectuelle  où  il  a  vécu  jus- 
qu'alors du  fait  de  sa  propre  volonté.  Ose  faire  usage  de 
ton  jugement!  Voilà  la  formule  de  VAufklârung  ».  Cité 
par  J.-L.  Spenlé,  La  pensée  allemande,  1934,  p.  31. 

Mais  en  Allemagne  le  christianisme  s'identifiait  avec 
l'Écriture.  Comme  en  Angleterre  l'on  va  y  chercher  à 
l'interpréter  rationnellement.  Hermann  von  derHardt 
(1660-1746),  dès  1723,  dans  ses  JEnigmata  prisci  orbis, 
s'efforcera  d'éliminer  le  surnaturel  de  la  Sainte  Écri- 
ture. 

b)  L'entourage  de  Frédéric  II.  —  En  1740,  l'avène- 
ment de  Frédéric  II  (1712-1786),  le  roi  philosophe,  le 
protecteur  de  Maupertuis,  de  La  Mettrie,  de  l'abbé  de 
Prades,  l'ami  de  Voltaire,  ne  pouvait  que  donner  une 
impulsion  au  rationalisme  allemand.  Humilié  de  voir 
ses  États  en  retard  sur  les  autres  nations,  «  il  se  disait 
que  c'était  à  lui  d'inaugurer  cette  nouvelle  ère  de 
Renaissance  dans  le  Nord  ».  Sainte-Beuve,  Causeries 
du  lundi,  t.  m,  p.  146.  Et,  dans  la  lettre  où  il  sollicitera 
Voltaire,  alors  à  Cirey,  d'entrer  en  relation  avec  lui,  à 
la  louange  de  Voltaire  il  unira  celle  de  Wolf.  Dès  lors, 
l'Allemagne  intellectuelle  marche  à  grands  pas  dans  la 
voie  ouverte.  Baumgarten  (1706-1757),  professeur  de 
théologie  à  Halle,  sera  un  disciple  de  Wolf,  ainsi  que  son 
élève  Semler  (1721-1791),  qui  publia  171  écrits  théolo- 
giques dont  le  principal  est  un  Traité  du  libre  usage  du 
canon,  1771-1775,  4  in-8°.  Il  y  soutenait  que  la  Bible 
n'est  pas  la  règle  de  la  foi,  mais  le  catalogue  des  livres 
officiellement  désignés  pour  être  lus  dans  l'Église. 
L'autorité  de  la  Bible  est  conventionnelle.  Est  inspiré 
tout  ce  qui  édifie  le  lecteur.  La  Bible  contient  la  vérité 
religieuse  sans  la  constituer  elle-même.  Quelques  an- 
nées auparavant,  un  professeur  de  théologie  et  de  litté- 
rature comparée  à  Leipzig,  Erncsti  (1707-1781),  dans 
son  Institulio  interpretis  Novi  Testamcnti,  1761,  avait 
récusé,  pour  l'interprétation  de  la  Bible,  l'autorité  de 
l'Église,  le  sentiment  propre,  la  méthode  allégorique, 
les  systèmes  philosophiques  et  repris  la  règle  de  Richard 
Simon  :  Una  eademquc  ratio  interpretandi  communis  est 
omnibus  libris,  qu'il  avait  lui-même  reçue  de  Wettstein 
de  Bàle  (1693-1754). 

c)  Lcssing.  —  D'une  tout  autre  envergure  fut  Les- 
sing(1729-1781),élèvcd'Ernesti. C'était  un  sceptique, à 
la  manière  de  Bayle,  avec  l'accent  de  Voltaire.  Il  était 
connu  de  toule  l'Allemagne  pour  ses  travaux  litté- 
raires, lorsqu'il  devint,  en  1770,  bibliothécaire  de  Wol- 
fenbuttel.  C'est  là  qu'il  publie  de  177  1  à  1777,  Les  frag- 
ments de  Wolfenbiillel,  écrit  du  déiste  Heimarus  (1694- 
1768),  l'auteur  du  livre  intitulé  Les  principales  vérités 
de  la  religion  naturelle,  1760,  où  il  soutenait  que  la  reli- 
gion doit  être  cherchée  dans  le  cœur  humain  et  dans 


la  nature,  autant  que  dans  le  catéchisme.  Cet  écrit 
n'était  pas  destiné  à  être  publié.  Il  attaquait  en  effet 
tout  ce  que  vénérait  l'Allemagne  chrétienne,  protes- 
tante ou  catholique,  les  Livres  Saints  et  la  personne 
même  du  Sauveur.  Dans  la  controverse  queLessingeut 
à  cette  occasion  avec  le  premier  pasteur  de  Hambourg, 
Goeze,  il  affirme  l'égalité  de  toutes  les  religions,  parce 
que  toutes,  le  christianisme  comme  les  autres,  ont  leur 
fondement  véritable  dans  le  cœur  de  l'homme.  Le 
christianisme  n'est  pas  vrai  parce  qu'il  est  dans  la 
Bible;  il  est  dans  la  Bible  parce  qu'il  est  vrai.  Au  reste, 
appliquant  à  la  religion  la  théorie  du  progrès  indéfini, 
il  soutient  dans  sa  brochure,  l'Éducation  du  genre 
humain,  1780,  que  le  christianisme  n'est  qu'un  stade 
dans  révolution  religieuse  de  l'humanité.  Ce  qui  im- 
porte plus  que  d'atteindre  la  vérité  absolue  c'est  de 
vivre  la  vérité  que  l'on  détient.  A  Lessing  s'opposera 
Jacobt  (1743-1819),  d'accord  avec  Herder  (1744-1803) 
dans  son  aversion  pour  le  rationalisme,  avec  la  cons- 
cience profonde  qu'il  avait  du  mystère  partout  répandu 
et  au  nom  du  sentiment  très  vivant  en  lui  des  vérités 
morales. 

d)  Kant.  —  «  Tiré  de  son  sommeil  dogmatique  par 
Hume  »,  plus  encore  peut-être  par  Rousseau,  cf.  Del- 
bos,  La  philosophie  pratique  de  Kant,  Paris,  1905,  p.  125, 
Kant  (1724-1804),  (voir  son  article),  refuse  à  la  raison 
théorique  le  droit  d'établir  les  bases  de  la  religion  et 
repousse  l'idée  que  la  religion  puisse  dépendre  de  tradi- 
tions historiques  quil'imposent  à  l'homme  passif.  Mais 
il  a  été  élevé  dans  le  piétisme  et  il  est  disciple  de  Rous- 
seau :  il  maintiendra  donc  la  religion,  mais  uniquement 
sur  le  plan  de  la  morale  qui  la  crée;  disciple  de  Wolf, 
il  ne  l'admettra  que  «  dans  les  limites  de  la  raison  ».  «La 
religion  consiste  pour  lui  dans  la  volonté  stable  d'ac- 
complir nos  devoirs  pour  plaire  à  Dieu.  »  É.  Bréhier, 
loc.  cit.,  p.  554.  Il  ne  refuse  pas  au  christianisme  le  droit 
d'être  «  la  religion  »  ainsi  entendue,  parce  qu'il  peut 
s'adapter.  Pour  exprimer  ses  théories,  Kant  usera  du 
langage  chrétien.  «  Au  moment  de  rédiger  la  Religion 
dans  les  limites  de  la  simple  raison,  1793,  il  relira  le  caté- 
chisme qui,  quelque  soixante  ans  auparavant,  lui  avait 
fait  connaître  les  thèmes  fondamentaux  du  christia- 
nisme. »Brunschv/ieg,  L'idée  critique  et  lesystème  kantien, 
dans  Revue  de  métaphysique  et  de  morale,  avril-juin  1 924, 
p.  197.  Mais,  si  «  la  religion  »  n'est  que  le  bon  vouloir 
moral  se  rapportant  à  Dieu,  le  christianisme  ne  peut 
être  la  religion,  qu'en  laissant  tomber  tout  ce  qui  ne  va 
pas  à  cela  :  ses  données  et  ses  preuves  historiques; 
l'idée  de  révélation  qui  d'ailleurs  n'est  pas  d'une  expé- 
rience possible;  l'inspiration  des  Écritures,  qui  n'ont 
aucune  valeur  dans  tout  ce  qui  est  autre  chose  qu'une 
leçon  de  morale;  le  miracle,  qu'on  ne  peut  d'ailleurs 
constater  dans  le  déterminisme  phénoménal  universel; 
ses  affirmations  doctrinales;  ses  exigences  cultuelles,  la 
prière  même.  Vaines  sont  donc  les  querelles  entre  théo- 
logiens; vaine  la  prétention  du  christianisme  d'être 
transcendant  et  vrai  par  rapport  aux  autres  religions 
positives.  Et  même  dans  les  dogmes  qu'affirment  en- 
semble le  christianisme  et  la  religion  kantienne,  quelles 
différences  1  Comme  le  Dieu  de  Kant  est  loin  du  Dieu 
de  Luther I  loin  de  la  Providence  de  Bossuet.  Cette 
Providence,  Kant  la  condamne  spécialement,  puis- 
qu'elle subordonnerait  l'effort  moral  de  l'homme  auto- 
nome à  des  desseins  définis  de  toute  éternité.  Le  chris- 
tianisme est  donc  bien  la  religion  en  tant  qu'il  satisfait 
à  l'idée  de  moralité.  Toutefois,  «  ce  n'est  pas  seulement 
d'une  façon  négative,  parce  qu'il  en  respecte  les  exi- 
gences, c'est  aussi  dans  ce  sens  positif  qu'il  ajoute  à  ce 
que,  par  lui-même,  l'homme  est  capable  de  déterminer, 
même  de  concevoir.  »Brunsch\vicg,  op.  cit.,  p.  192.  Kant 
adapte  à  sa  doctrine  le  dogme  du  péché  originel  et  le 
transforme  en  «  mal  radical  ».  «  Le  mal  radical,  c'est  la 
volonté  mauvaise,  en  son  fond,  soumise  aux  passions 


1765 


RATIONALISME.    LE    XIXe   SIÈCLE,    FRANCE 


1766 


que  chaque  homme  apporte  en  naissant.  »  Bréhier,  loc. 
cit.  Ce  mal  se  constate  en  ce  que  l'impératif  de  la  raison 
se  présente  comme  une  «  contrainte  assumée  à  contre- 
cœur ».  On  est  loin  ainsi  du  péché  originel,  tel  surtout 
que  l'entendit  Luther,  et  de  la  théorie  rousseauiste  : 
c'est  la  société  qui  déprave  l'homme.  Il  y  a  aussi  la 
notion  d'Église.  L'acte  moral,  qui  complaît  à  Dieu,  dit 
Kant,  qui  garde  autant  que  possible,  on  l'a  vu,  les  for- 
mules chrétiennes,  nous  fait  entrer  dans  le  royaume  de 
Dieu.  «  En  méditant  Rousseau,  Kant  a  compris  que 
l'un  des  aspects  essentiels  du  problème  moral  était 
dans  la  liaison  entre  la  destinée  propre  de  l'individu 
et  l'orientation  de  la  culture  dans  la  société  et  qu'il  ne 
pouvait  être  résolu  pour  l'homme  à  part  de  l'huma- 
nité. »  De  là,  il  garde  la  notion  de  l'Église.  Il  la 
définit  à  la  manière  de  Luther  :  l'ensemble  des  hommes 
de  bonne  volonté,  animés  d'une  foi  pure.  Mais  «  une 
faiblesse  particulière  de  la  nature  humaine  a  cette 
conséquence  qu'il  ne  faut  jamais  compter  sur  cette  foi 
pure,  autant  qu'elle  le  mérite,  pour  fonder  une  Église 
sur  elle  seule  ».  Dès  lors,  il  faut  des  Églises,  créations 
humaines,  qui  soutiennent  l'humaine  faiblesse,  mais 
qui  doivent  se  rapprocher  autant  que  possible  de  ce  que 
serait  l'Église  universelle.  »  Cf.  W.  Reinhard,  Ueberdas 
Verlidltnis  von  Sittliclikeit  und  Religion  bei  Kant,  Berne, 
1927;  E.  Boutroux,  La  philosophie  de  Kant,  1926. 

VI.  Le  xixe  siècle.  —  Deux  périodes  :  1°  De  1815 
à  1850;  2°  Depuis  1850. 

1°  Première  période  de  1815  à  1850.  —  1.  En  France  : 
Les  grands  systèmes  constructeurs.  —  De  1815  à  1848, 
sous  les  Bourbons  où  le  catholicisme  a  recouvré  son 
titre  de  religion  d'État,  sous  la  monarchie  de  Juillet 
où,  la  crise  anticléricale  de  1830  passée,  l'Église  est 
néanmoins  une  puissance,  le  rationalisme  du  xvme  siè- 
cle n'est  pas  mort.  Il  est  à  l'arrière-plan,  mais  il  vit, 
d'autant  plus  que  certains  partis  politiques  en  font 
une  arme  de  combat.  On  l'appelle  alors  plutôt  le  vol- 
tairianisme.  Il  affecte  souvent  en  effet  cette  forme  que 
donnait  Voltaire,  mais  combien  supérieurement,  â  sa 
critique  religieuse  :  atteindre  une  idée  en  la  rendant 
ridicule.  Ce  rationalisme,  fidèle  au  xvme  siècle,  se 
nourrit  de  ceux  qui  l'ont  créé  :  «  Du  mois  de  février 
1817  jusqu'au  mois  de  décembre  1824,  écrit  A.  Nette- 
ment, Histoire  de  la  littérature  française  sous  la  Restau- 
ration, t.  il,  3e  édit.,  1874,  p.  359,  on  publia  31  600 
exemplaires  des  œuvres  de  Voltaire  »,  soit  «  1  598  000 
volumes.  Les  ouvrages  les  plus  sceptiques  de  cet  écri- 
vain furent  publiés  à  part,  sous  le  titre  de  Voltaire 
des  chaumières.  »  Toutefois,  tandis  que  les  écrivains 
romantiques  sont  opposés  à  la  tradition  rationaliste  du 
xvme  siècle  —  encore  que  quelques-uns  rendent  par- 
fois un  son  plutôt  en  accord  avec  le  siècle  qu'ils  com- 
battent —  Paul-Louis  Courier  (1772-1825),  dans  ses 
pamphlets,  Béranger  (1780-1857),  dans  ses  chansons, 
excitent  le  sentiment  antichrétien.  Enfin,  en  1828, 
Broussais  (1772-1838)  osera,  dans  son  célèbre  Traité  de 
l'irritation  et  de  la  folie,  attaquer  le  spiritualisme  et 
reprendre  les  thèses  matérialistes  de  Cabanis.  Au  pre- 
mier plan,  dans  le  conflit  des  idées,  en  face  de  l'école 
catholique  dont  Lamennais  prend  la  tête,  figurent 
l'école  éclectique  et  aussi  les  écoles  socialistes  et  posi- 
tivistes. C'est  le  temps  des  grandes  doctrines  construc- 
tives. 

L'éclectisme  s'incarne  dans  Victor  Cousin  (1792- 
1867).  De  1815  à  1820,  de  1828  à  1852,  il  occupa,  sauf 
quand  il  fut  ministre,  la  chaire  de  philosophie  à  la  Sor- 
bonne.  Ce  véritable  pontife  de  l'Université,  désireux 
d'échapper  à  l'empirisme,  mais  aussi  au  subjectivisme 
kantien,  eût  voulu,  remarque  Sainte-Beuve,  fonder  une 
grande  école  de  philosophie,  école  du  juste  milieu, 
«  qui  ne  choquât  point  la  religion,  qui  existât  à  côté, 
qui  fût  indépendante,  souvent  auxiliaire,  en  apparence, 
mais  encore  plus  protectrice  et  par  instants  domina- 


trice, en  attendant  peut-être  qu'elle  en  devint  héri- 
tière ».  Cité  par  É.  Bréhier,  loc.  cit.,  p.  666.  Or  le  clergé 
ne  cessa  de  lui  reprocher  le  caractère  antireligieux  de 
sa  philosophie,  un  peu  sans  doute  parce  que,  désireux 
de  conquérir  la  liberté  d'enseignement,  il  n'était  pas 
fâché  de  souligner  ce  caractère  dans  le  chef  reconnu  de 
la  philosophie  universitaire,  mais  aussi  parce  que  la 
philosophie  de  ce  chef  appelait  cette  critique.  Cousin 
en  effet  oppose  sans  cesse  au  «  Dieu  abstrait  de  la  sco- 
lastique  »  le  Dieu  a  de  la  conscience  partout  présent 
dans  la  nature  et  l'humanité  ».  «  Incompréhensible 
comme  formule  et  dans  l'École,  dit-il,  Dieu  est  clair 
dans  le  monde  qui  le  manifeste  et  pour  l'âme  qui  le 
possède  et  qui  le  sent.  Partout  présent,  il  revient  en 
quelque  sorte  à  lui-même  dans  la  conscience  de 
l'homme  qui  en  exprime  les  attributs  les  plus  sublimes, 
comme  le  fini  peut  exprimer  l'infini.  »  «  L'n  Dieu  sans 
monde,  dit-il  encore,  est  aussi  incompréhensible  qu'un 
monde  sans  Dieu — La  création  n'est  pas  seulement  pos- 
sible, mais  elle  est  nécessaire  —  Dieu  est  à  la  fois  Dieu, 
nature  et  humanité.  »  Cousin  ne  put  donc  échapper  au 
reproche  de  panthéisme. 

C'est  pour  d'autres  raisons  que  son  disciple  le  plus 
célèbre,  Joutïroy  (1796-1842),  fut  également  combattu. 
Tout  en  défendant  la  spiritualité  de  l'âme  contre 
l'école  de  Cabanis  et  de  Broussais,  il  était  détaché  du 
christianisme  et  émettait  des  théories  en  conséquence. 
En  1825,  parut  dans  le  Globe,  organe  des  libéraux  du 
temps,  son  célèbre  article  :  Comment  les  dogmes  finissent. 
En  1830,  dans  ses  leçons  sur  Le  problème  de  la  destinée 
humaine,  posant  en  principe  que  chaque  être  a  une  des- 
tinée, il  affirme  que  la  solution  chrétienne  de  la  ques- 
tion ne  saurait  plus  suffire  et  que  la  philosophie  est  loin 
de  pouvoir  donner  la  réponse  définitive.  En  attendant, 
que  chacun  prenne  le  parti  qui  lui  paraîtra  le  mieux 
répondre  à  l'état  présent  de  l'humanité.  Cf.  P.  Janel, 
Victor  Cousin  et  son  œuvre,  1877;  Barthélémy-Saint 
Hilaire,  Victor  Cousin,  sa  vie,  sa  correspondance.  3  vol., 
1885  ;  L.  Ollé-Laprune,  Théodore  Jouffroy,  1899  :  M.  Sa- 
lomon,  Théodore  Jouffroy,  1907. 

Dans  ses  Éludes  de  philosophie  et  d'histoire,  1836,  un 
autre  professeur  de  philosophie,  ancien  rédacteur  du 
Globe,  I.erminier,  continuera  Jouffroy,  affirmant,  lui 
aussi,  que  le  christianisme  a  fini  son  temps  et  que  la 
philosophie  est  appelée  â  le  remplacer. 

Enfin  le  socialisme  naissait,  qui  écartait  également 
le  christianisme  et  faisait  appel  à  la  raison  et  à  la 
science.  Fourier  (1772-1837),  rattache  ses  projets  de 
réforme  sociale  à  des  théories  philosophiques  du 
xvme  siècle.  La  Providence,  dit-il,  a  mis  une  harmonie 
parfaite  dans  les  mouvements  des  mondes  matériel, 
organique  et  animal.  Or  «  le  mouvement  social  »  est 
désordonné.  Il  n'est  donc  pas  ce  que  veut  la  Provi- 
dence. L'homme  est  fait  pour  le  bonheur.  Le  bonheur, 
il  ne  peut  le  trouver  que  dans  l'accord  entre  sa  nature, 
autrement  dit,  les  passions  primitives  qu'il  tient  de  la 
nature,  et  les  conditions  de  son  existence  assurées  par 
la  productivité  du  travail.  Or,  jusqu'ici,  la  loi,  la 
morale,  la  religion  enserrent  les  passions  de  l'homme 
dans  leurs  contraintes.  Pour  le  bonheur  de  l'homme,  il 
faut  doue  laisser  ses  passions  se  développer.  Pour 
Saint-Simon  (1760-1825),  autre  prophète  d'une  ré- 
forme sociale,  il  préconise  l'action  d'un  «  nouveau 
christianisme  »  ou  plus  exactement  du  vrai  christia- 
nisme avec  un  personnel  renouvelé.  Le  christianisme 
se  résume  pour  lui  dans  le  précepte  :  «  Aimez-vous  les 
uns  les  autres  »,  qu'il  traduisait  pour  son  époque  dans 
celui-ci  :  <■  La  religion  doit  diriger  la  société  vers  le  grand 
but  de  l'amélioration  la  plus  rapide  possible  du  sort  de 
la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  plus  pauvre.  »  Or  le 
christianisme  sous  toutes  ses  formes  a  perdu  le  sens  de 
sa  mission.  Le  catholicisme  s'est  laissé  absorber  par 
ses   préoccupations    dogmatiques    ou    cultuelles,   par 


1767 


RATIONALISME.    LE    X I  Xe   SIÈCLE,    ALLEMAGNE 


1768 


l'ambition  de  dominer  et  il  s'est  fait  l'instrument  des 
puissants.  Le  luthéranisme  est  plus  coupable  encore. 
Le  personnel  religieux  doit  être  remplace  par  un  per- 
sonnel nouveau  :  les  «  philanthropes  »,  savants  et 
industriels,  remplaceront  les  prêtres.  L'âge  de  la  con- 
naissance théologique  ou  métaphysique  fera  place 
ainsi  à  un  état  positif,  c'est-à-dire,  reposant  sur  la 
science  expérimentale.  Cf.  le  Système  industriel,  1821; 
le  Nouveau  christianisme,  1825. 

Son  disciple.  Auguste  Comte  (  1 708-1857)  a  une  bien 
autre  importance,  puisque  son  influence  dominera  la 
seconde  moitié  du  xixe  siècle.  Cf.  Cours  de.  philosophie 
positive,  1830-1812;  Discours  sur  l'esprit  positif,  1844; 
Discours  sur  l'ensemble  du  positivisme,  1848;  Système 
de  politique  positive,  1851-1854;  Catéchisme  positiviste, 
1852;  Synthèse  subjective  ou  système  universel  des 
conceptions  propres  à  l'étal  normal  de  l'humanité,  1856. 
Son  but  est  la  réorganisation  de  la  société  pour  le  bon- 
heur de  l'humanité.  Le  xvm0  siècle  avait  attendu  ce 
bonheur,  soit,  avec  l'Encyclopédie,  d'un  développement 
général  de  la  raison,  affranchie  des  croyances  reli- 
gieuses, éclairée  parles  sciences,  selon  la  loi  du  progrès; 
soit,  avec  les  économistes,  des  sciences  se  rapportant 
directement  aux  faits  sociaux.  Comte  unit  les  deux 
courants.  Il  y  a  dans  le  positivisme  des  négations  et 
une  partie  constructive.  Suivant  une  loi  nécessaire 
d'évolution  intellectuelle,  l'humanité  a  passé  par  deux 
phases  :  la  phase  théologique,  où,  pressé  par  son  besoin 
d'explication,  l'homme  a  eu  recours  aux  causes  sur- 
naturelles ou  anthropomorphiques;  la  phase  méta- 
physique, où  à  ces  causes  il  a  substitué  des  causes  abs- 
traites, occultes,  causes  premières  et  causes  finales, 
créations  de  son  esprit.  Il  est  arrivé  avec  les  progrès 
de  la  science  à  un  troisième  stade,  l'âge  positif,  où, 
répudiant  toutes  les  hypothèses  métaphysiques,  n'ac- 
ceptant pas  plus  l'athéisme  et  le  panthéisme  que  la 
providence,  excluant  toute  recherche  des  causes  pre- 
mières ou  des  causes  finales,  cessant  de  chercher  l'ex- 
plication de  l'univers  en  dehors  de  lui,  la  science  se 
contentera  «  de  découvrir,  par  l'usage  bien  combiné  du 
raisonnement  et  de  l'observation,  les  lois  effectives  des 
phénomènes,  c'est-à-dire  leurs  relations  invariables  de 
succession  et  de  similitude  ».  Cours  de  philosophie  posi- 
tive, lrc  leçon.  C'est  la  négation  de  la  théologie  cl  de  la 
métaphysique.  Dieu  devient  l'inconnaissable;  l'âme 
humaine  également.  Kant  avait  précédé  le  positivisme 
dans  cette  voie.  D'autre  part,  la  religion  étant  le  pou- 
voir de  régler  les  volontés  individuelles  et  de  les  rallier, 
Comte  sera  amené  par  ses  déductions  à  la  religion  de 
l'Humanité.  Cette  religion  mettra  fin  à  «  la  régence  de 
Dieu  »,  indispensable  pendant  la  minorité  de  l'huma- 
nité, et  dès  lors  au  conflit  entre  l'intelligence  critique 
et  la  théologie. 

2.  En  Allemagne.  —  a)  Les  philosophes.  ■ —  Il  n'y  a 
pas  à  s'arrêter  longuement  à  Goethe  (1749-1833)  et  à 
Schiller  (1759-1805).  Il  faut  parler  d'eux  cependant 
car  ils  orientèrent  la  pensée  allemande  dans  le  sens 
d'une  culture  purement  humaine.  Pris  d'abord  dans  le 
mouvement  romantique  du  Slurm  und  Drang,  réaction 
contre  Y Aujldàrung  et  le  classicisme,  ils  revinrent,  à 
peu  près  en  même  temps,  à  l'idée  (l'humaniser  l'âme 
allemande  — ■  nullement  de  la  christianiser  —  et  pour 
cela  de  la  mettre  à  L'école  de  la  Grèce  antique.  C'est  la 
qu'il  fallait  chercher  «  le  Canon  éternel  de  l'humanité  », 
«  l'Universel  humain  »;  c'est  a  celle  école  qu'ils  réali- 
sèrent «  la  sagesse  de  Goethe  ». 

De  ce  momenl  datent  également  trois  penseurs 
continuateurs  de  Kant,  Fichte(1762  181  I),  Schelling 
(1775-1854),  Hegel  (1770-1831).  Fichte,  professeur  a 
l'université  d'Iéna,  finit  par  devenir  professeur  à  l'I  Ini 
versité  de  Berlin  où  il  prononça  ses  fameux  Discours 
(i  la  nation  allemande,  Dans  son  livre  Sur  la  croyance 
d'un  gouvernement  divin  du  monde,  1798,  reproduisant 


la  critique  de  Kant  contre  les  preuves  de  l'existence  de 
Dieu,  il  ramenait  le  divin  à  l'ordre  moral  ou  à  la  Raison 
suprême  qui  rend  le  monde  intelligible.  Faire  ce  qu'on 
doit  sans  songer  aux  conséquences,  se  conformer  par 
conséquent  à  l'ordre  moral,  voilà  le  divin  pour  nous; 
n'agir  qu'en  vue  des  conséquences  heureuses  ou  mal- 
heureuses, voilà  l'athéisme.  Celui  qui  croit  au  devoir 
croit  à  Dieu.  Plus  tard,  il  fait  de  Dieu  l'Absolu  dont 
nous  tirons  lumière  et  béatitude  .«  Le  philosophe  voit 
comme  du  dehors  et  par  ré  flexion  l'éternelle  production 
du  Verbe  par  l'Absolu;  il  la  voit  dans  la  mesure  où  ce 
Verbe  se  réfracte  en  des  consciences  individuelles, 
dont  l'une  est  lui-même,  et  où  l'aspiration  libre  de  sa 
conscience  vers  la  vie  spirituelle  se  pose  comme  devoir 
moral.  Mais,  ni  mystique,  ni  naturaliste,  la  pensée  de 
Fichte  trouve  son  expression  dernière  dans  le  dogme 
fondamental  du  christianisme:  ce  dogme  c'est  l'incar- 
nation du  Verbe;  et  cette  incarnation,  c'est  le  déve- 
loppement progressif  de  la  moralité  et  de  la  raison  dans 
le  monde. i  L'homme  devient  l'instrument  de  Dieu.  • 
É.  Hréhier,  loc.  cit.,  p.  710. 

Schelling,  comme  Fichte,  professe  un  panthéisme 
idéaliste  pour  qui  Dieu,  l'Absolu,  est  tout.  Nature  et 
Esprit  ne  diffèrent  de  l'Absolu  qu'en  ceci  :  dans  le 
sujet-objet  Nature,  il  y  a  un  excès  d'objectivité;  dans 
l'Esprit,  il  y  a  un  excès  de  subjectivité.  Plus  tard,  sans 
renoncer  à  l'unité  de  substance,  mais  pour  se  séparer 
du  panthéisme  logique  de  Hegel,  Schelling  revient  à 
une  certaine  notion  de  la  personnalité  divine.  Et  il 
affirme  que,  de  la  religion  telle  qu'elle  est  donnée  parle 
christianisme,  la  philosophie  doit  tirer  la  religion  plei- 
nement spirituelle.  Von  Hartmann  appelle  ce  système 
le  panthéisme  de  la  personnalité.  Cf.  Weber,  Examen 
critique  de  la  philosophie  religieuse  de  Schelling, 
Strasbourg,  1860. 

Plus  abstrait  encore  est  le  panthéisme  de  Hegel. 
Dieu,  pour  Hegel,  n'est  pas  seulement  l'Être  en  soi,  la 
Substance:  il  est  surtout  l'Esprit  absolu.  Il  n'y  a  de 
réel  que  l'Idée.  L'Esprit  c'est  l'Idée  prenant  conscience 
d'elle-même.  Où  l'Idée  prend-elle  conscience  d'elle- 
même?  Cène  peut  être  qu'en  l'homme;  l'esprit  humain, 
c'est  donc  l'esprit  universel  lui-même.  L'Art,  la  Reli- 
gion, la  Philosophie  expriment  l'Idée  d'une  manière 
de  plus  en  plus  parfaite.  Parmi  les  religions,  la  religion 
absolue,  vraie,  où  1'Ksprit  se  dévoile,  c'est  le  christia- 
nisme, mais  le  sommet  c'est  la  philosophie,  qui  traduit 
le  christianisme  en  langage  spéculatif  et  Dieu  ne  se 
connaît  que  dans  et  par  cette  culture.  Cf.  Renan  qui 
fera  de  Dieu  la«  catégorie  de  l'idéal  ».  Voir  P.  Roques, 
Hegel,  sa  vie,  ses  œuvres,  1912;  B.  Hermann,  System 
und  Méthode  in  Hegels  Philosophie,  Leipzig,  1927; 
P.  Wahl,  Le  malheur  de  la  conscience  dans  la  philosophie 
de  Hegel,  1931. 

Ces  théories  provoquèrent  des  réactions  de  la  part 
des  orthodoxes  assurément,  mais  aussi  de  la  part  de 
non  orthodoxes.  Tel  Schleicrmacher  (1768-1834).  Il  est 
loin  d'être  un  rationaliste  à  proprement  parler,  mais 
son  christianisme  se  ramène  au  fond  à  une  religion 
naturelle.  Le  christianisme  c'est  moins  le  dogme  —  la 
dogmatique  chrétien  ne  doit  comprendre  uniquement  les 
croyances  indispensables  —  que  le  sentiment  qui  nous 
unit  au  Christ  historique,  tel  du  moins  qu'il  se  présente 
dans  l'évangile  de  saint  Jean.  Manière  de  voir  qui 
reconnaît  la  valeur  de  la  critique  historique.  Peu  im- 
porte maintenant  que  l'Être  suprême  dont  nous  nous 
sentons  dépendants  soit  un  être  personnel  ou  non.  La 
religion  c'esl  le  sentiment  de  notre  dépendance  et  nous 
nommons  Dieu,  l'être  multiple  ou  un,  personnel  ou 
non,  selon  les  religions,  dont  nous  dépendons.  Schleicr- 
macher pense  d'ailleurs  que  Dieu  et  le  monde  ne  sont 
que  deux  valeurs  pour  une  même  chose,  sans  accepter 
cependant  d'être  panthéiste. 

D'autres   ramenèrent  le   matérialisme.    Feucrbach 


1769 


RATIONALISME.    LE     XIXe    SIÈCLE,    ALLEMAGNE 


1770 


(1804-1872),  un  de  ces  jeunes  hégéliens  de  gauche, 
comme  on  les  a  appelés,  qui  tirèrent  les  conséquences 
extrêmes  des  doctrines  du  maître,  après  avoir  critiqué 
Hegel  d'avoir  dit  que  religion  et  philosophie  ont  le 
même  objet  traduit  en  deux  langages  différents,  montre 
dans  son  Essence  du  christianisme,  1841,  qu'en  réalité 
l'homme  crée  Dieu.  «  Pour  trouver  un  Dieu  dans  la 
nature  — ■  comme  avaient  fait  les  déistes  du  XVIIIe  siècle 
—  il  faut  d'abord,  dit  Feuerbach,  l'y  mettre.  »  Dieu 
n'est  rien  que  l'ensemble  des  attributs  élevés,  sagesse, 
amour...,  qui  appartiennent  à  l'espèce  humaine  et  que 
l'homme  projette  au  dehors  de  lui-même,  les  attribuant 
à  un  sujet  personnel,  Dieu.  Feuerbach  ne  condamne 
pas  cependant  le  christianisme,  «  révélation  solennelle 
des  trésors  du  cœur  humain  »  et  besoin  de  ce  cœur.  Il 
lui  refuse  le  droit  de  se  dire  la  vérité  et  de  devenir  une 
théologie.  Il  faut  remplacer  la  théologiepar  une  anthro- 
pologie positiviste,  qui  montrera  dans  le  fait  religieux 
un  fait  simplement  humain  et  l'intégrera,  dépouillé  des 
illusions  qui  le  transforment,  dans  la  science  générale 
de  l'homme.  A  côté  de  cela,  dans  ses  Grundsàtze  der 
Zukunft,  il  incline  vers  un  sensualisme  qui  logiquement 
conduisait  au  matérialisme.  —  Vogt  (1817-1805),  dans 
la  Foi  du  charbonnier  et  la  science,  déclare  :  «  Les  acti- 
vités spirituelles  ne  sont  que  les  fonctions  du  cerveau  »; 
et  encore  :  «  La  physiologie  se  déclare  catégoriquement 
contre  une  immortalité  individuelle,  comme  en  géné- 
ral contre  toutes  les  hypothèses  qui  se  rattachent  à 
l'existence  d'une  âme  distincte  ».  —  Moleschott  (1822- 
1803),  dans  son  livre  sur  la  Circulation  de  la  vie,  1852, 
va,  comme  Feuerbach,  du  sensualisme  au  matéria- 
lisme. La  matière  et  la  force  sont  inséparables,  dit-il,  et 
il  y  a  une  circulation  perpétuelle  de  la  matière  et  de  la 
force.  —  Buchner  enfin  (1824-1890)  part  également  de 
l'empirisme.  La  force  et  la  matière,  aflumc-t-il,  sont 
inséparables,  éternelles  :  «  L'âme  n'est  qu'un  ensemble 
de  forces  converti  en  unité.  »  D'autre  part,  désordres  de 
la  création,  organes  inutiles  ou  nuisibles,  monstruosi- 
tés, tout  semble  prouver  que  les  énergies  fatales  de  la 
matière  ont  donné  naissance  â  d'innombrables  formes, 
dont  seules  ont  survécu  celles  qui  se  sont  trouvées 
appropriées  aux  conditions  environnantes.  Cf.  Force  et 
matière,  1852.  Il  retournait  ainsi  en  arrière  jusqu  à 
d'Holbach. 

D'autres  enfin  aboutissent  au  pessimisme  :  Scho- 
penhauer  (1788-1 860),  dans  ses  ouvrages  :La  quadruple 
racine  du  principe  de  raison  suffisante,  1813;  Le  monde 
comme  volonté  et  comme  représentation,  1818;  La  volonté 
dans  la  nature,  1836;  Les  deux  problèmes  fondamentaux, 
1841  ;  les  Parerga  und  Paralipomena,  1851.  Sa  doctrine 
est  une  construction  du  monde  :1e  seul  réel, c'est  nous- 
mêmes  et  c'est  la  volonté  qui  constitue  la  substance  et 
l'essence  de  l'homme.  Voltairien,  il  écartera  toute  phi- 
losophie chrétienne,  »  ce  centaure  »,  comme  il  dit,  de  la 
construction  du  monde.  Il  n'admet  ni  l'idée  du  libre 
arbitre  contradictoire  dans  son  système,  ni  la  règle 
morale,  puisque  la  volonté  n'est  déterminée  en  toute 
occasion  que  par  le  vouloir-vivre,  au  fond  l'égoïsme. 
Puisque  d'autre  part  les  obstacles  que  rencontre  le  vou- 
loir-vivre font  du  monde  un  mauvais  rêve,  le  moyen 
de  le  g.iérir  c'est  de  considérer  l'identité  absolue  des 
êtres,  dont  chacun  a  la  volonté  absolue,  inconditionnée 
de  conserver  son  existence;  cette  connaissance  s'ac- 
compagne de  la  piété  qui  a  trouvé  son  expression 
dans  l'Évangile;  mais  cela  est  insuffisant;  il  faut 
aller  jusqu'à  la  suppression  du  vouloir-vivre,  dont 
l'ascète  hindou  nous  donne  le  modèle  puisqu'il  sup- 
prime en  lui  l'humanité.  Cf.  Ribot,  La  philosophie  de 
Schopenhauer,  1874  ;  J.  Volkelt,  A.  Schopenhauer,  seine 
Persônlichkeil,  seine  Lehre,  sein  Glaube,  Stuttgart,  1000; 
Ruyssen,  Schopenhauer,  1011. 

bj  Les  exégètes.  —  Mais  l'attaque  principale  menée 
alors  en  Allemagne  contre  la  révélation  vint  de  la  cri- 


tique biblique.  L'éditeur  des  Fragments  de  Wolfen- 
biitlel  avait  fait  bon  marché  des  miracles.  Qu'importe, 
avait-il  dit,  qu'ils  soient  faux.  N'est-on  pas  assuré  de 
l'origine  divine  de  la  morale  chrétienne  par  ses  fruits? 
Dans  la  voie  ainsi  ouverte,  des  commentateurs  entrè- 
rent aussitôt,  enlevant  au  christianisme  ses  preuves 
protectrices.  Ainsi  Eichhorn  (1752-1827).  Il  ne  s'en 
prend,  il  est  vrai,  qu'à  l'Ancien  Testament,  mais  il  en 
nie  tous  les  récits  surnaturels  en  vertu  de  ces  trois 
principes  :  1.  Les  peuples  anciens,  incapables  d'expli- 
quer par  leurs  causes  naturelles  les  phénomènes  qui 
les  frappaient,  les  attribuaient  à  la  Divinité;  2.  les 
Sémites  tout  particulièrement;  3.  dans  la  conviction 
où  ils  étaient  que  Dieu  intervenait,  les  Hébreux  ont 
négligé  de  rapporter  certains  caractères  qui  mon- 
traient dans  les  soi-disant  miracles  des  phénomènes 
naturels.  Paulus  (1761-1851),  va  plus  loin.  Nourri  de 
Spinoza,  dont  il  a  traduit  les  œuvres,  et  de  Kant,  il 
ramène  le  christianisme  «  aux  limites  de  la  raison  ».  Il 
s'en  prend  au  Nouveau  Testament  et,  dans  les  mira- 
cles de  Jésus,  il  cherche  à  distinguer  les  faits,  tous 
naturels,  des  jugements  qui  les  transformaient  pour 
des  causes  diverses  en  miracles.  A  cette  explication,  de 
Wette  substitue  l'explication  mythique.  Mythes  histo- 
riques, mythes  philosophiques,  mythes  poétiques  al- 
laient maintenant  expliquer  les  faits  surnaturels  ra- 
contés par  les  Livres  saints.  De  Wette  (1780-1849), 
Introduction  à  l'Ancien  Testament,  1806,  rappelle  ce 
principe  cher  à  tous  les  rationalistes,  que  les  Livres 
saints  doivent  être  interprétés  comme  les  ordinaires  et 
pose  celui-ci,  que.  dans  l'interprétation  de  l'Ancien 
Testament,  il  n'y  a  pas  à  tenir  compte  des  données  de 
la  tradition,  incontrôlables,  mais  uniquement  de  la 
critique  interne.  Il  concluait  de  là  :  le  Pentateuquc 
n'est  pas  de  Moïse  et  les  miracles  de  l'Exode  sont  des 
mythes.  En  1817,  dans  son  Introduction  historique  et 
critique  à  l'Ancien  Testament,  il  portait  ce  jugement  : 
i  Au  pragmatisme  historique  est  substitué  le  pragma- 
tisme  théocratique.  Un  plan  divin  domine  l'histoire 
d'une  manière  visible  et  tous  les  événements  sont 
subordonnés  à  ce  plan;  bien  plus,  Dieu  lui-même  inter- 
vient immédiatement  dans  l'histoire  par  des  révé- 
lations et  des  miracles  ;  ...l'histoire  cède  la  place  à  la 
mythologie.  Strauss  (1808-1874),  étendit  le  système 
au  Nouveau  Testament.  Étudiant  à  Tubingue,  il  avait 
perdu  la  foi  à  la  lecture  de  Schleiermachcr  et  surtout 
de  Hegel,  pour  qui,  on  s'en  souvient,  christianisme  et 
philosophie  ont  même  contenu,  le  premier  sous  la 
forme  de  l'image,  le  second  de  l'idée.  En  1835  cl  1836, 
paraissaient  a  Tubingue  les  deux  volumes  de  sa  Vie  de 
Jésus,  Das  Leben  Jesa,  kritisch  bearbcilel.  Les  croyants, 
disait-il,  ont  une  foi  entière  aux  récits  évangéliques ; 
ils  ont  tort.  Soumis  à  la  critique,  les  évangiles,  en 
raison  de  leurs  contradictions,  perdent  toute  valeur 
de  témoignages,  lue  vie  de  .lésas  basée  sur  de  tels 
témoignages  s'écroule  d'elle-même.  Les  critiques  qui 
ont  interprété  comme  des  faits  naturels  les  miracles 
évangéliques  n'y  ont  rien  vu.  Les  miracles  racontés 
sont  vraiment  tels,  mais  ils  sont  des  mythes,  création 
collective  et  impersonnelle  des  premiers  disciples  de 
Jésus,  convaincus  de  sa  messianité.  désireux  de  faire 
partager  leur  certitude  et  de  glorifier  leur  Maître. 
Christian  Baur  (1792-1860)  opposa  une  explication 
soi-disant  historique  mais  pas  plus  orthodoxe  au 
mythisme  de  Strauss  :  l'explication  des  tendances 
doctrinales.  Les  premiers  temps  de  l'Église  nous  la 
montrent  partagée  :  il  y  a  le  pétrinisme  des  judaïsants, 
le  paulinisme  des  partisans  de  la  conciliation  avec  les 
païens.  Les  trois  évangiles  dils  synoptiques  sont  les 
fruits  postérieurs  de  ce  conflit.  Quant  à  l'évangile  de 
Jean,  c'est  une  œuvre  théologique  tardive,  synthèse  de 
toutes  les  tendances  de  l'âge  apostolique. 

3.  En  Angleterre.    -  Durant  cette  période,  la  seule 


1771 


RATIONALISME.    LA    FIN    DU    XIX*    SIÈCLE 


1772 


nouveauté  «  rationaliste  »,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  c'est 
l'organisation  en  système  de  la  morale  utilitaire  avec 
Bentham  (1748-1832).  Sans  parler  des  applications 
pénales  et  législatives  qu'il  fait  de  sa  théorie,  il  pose 
comme  règle  suprême  de  la  morale  :  le  plus  grand 
bonheur  du  plus  grand  nombre.  Est  bon  l'acte  d'où 
nous  pouvons  prévoir  que  nous  retirerons  le  plaisir  et 
que  la  société,  qui  sert  l'intérêt  de  tous,  approuvera 
pour  le  profit  qui  lui  en  revient.  Bentham  a  établi 
l'arithmétique  morale,  c'est-à-dire  une  science  qui  étu- 
die la  valeur  comparative  des  plaisirs,  et  il  condamne 
«  la  doctrine  étrange  »  qui  considère  le  plaisir  comme 
un  mal  et  la  douleur  comme  un  bien.  Cf.  Introduction 
to  the  Principles  of  Morals  and  Législation,  1789. 
Stuart  Mill  (1806-1873)  complétera  cette  doctrine.  Il 
s'efforcera  de  prouver  que  la  morale  de  l'intérêt  peut 
rendre  compte  du  préjugé  moral  de  l'humanité,  satis- 
faire les  âmes  élevées  et  devenir  sans  contradiction  une 
morale  sociale.  De  la  même  époque  et  se  plaçant  au 
seul  point  de  vue  économique  sont  Malthus  (1766- 
1834)  Essay  of  the  principle  of  population,  1798; 
Ricardo  (1772-1823),  Principles  of  polilical  Economy 
and  Taxation,  1827,  et  James  Mill  (1773-1836)  Eléments 
of  political  Economy,  1821.  Cf.  E.  Halévy,  La  formation 
du  radicalisme  philosophique,  1901-1904,  3  vol.  in-4°. 

2°  Deuxième  période  :  Après  1850.  —  1.  Caractères 
généraux.  —  Abandonnant  les  grands  systèmes  méta- 
physiques, l'esprit  revient  à  la  critique.  Il  soumet  à  la 
discussion  toutes  les  croyances  chrétiennes,  les  affirma- 
tions des  Livres  Saints,  les  données  de  l'histoire  reli- 
gieuse. On  retourne  au  xvm«  siècle.  Mais  ce  n'est  plus  au 
nom  du  bon  sens  que  se  fait  cette  critique  ;  c'est  au  nom 
de  la  «  Science  ».  A  Fichte,  à  Hegel,  on  préfère  Kant, 
Condillac,  Comte,  et  les  doctrines  favorites  seront  le 
darwinisme  et  l'évolutionnisme  de  Spencer.  On  soumet 
donc  toutes  les  idées  au  contrôle  des  faits.  Le  positi- 
visme domine.  C'est  le  règne  du  scientisme,  suivant  le 
mot  de  Renouvier,  c'est-à-dire  de  la  science  qui  dépasse 
ses  droits. 

Devant  les  indéniables  progrès  de  la  science,  conçue 
comme  la  connaissance  de  faits  bien  observés  et  de 
leurs  lois,  ramenées  elles-mêmes  à  des  lois  de  plus  en 
plus  générales,  en  attendant  —  le  progrès  ne  permet-il 
pas  cette  espérance?  —  que  l'on  arrive  à  formuler  la  loi 
suprême  du  Tout,  l'axiome  éternel,  ses  représentants 
ont  formulé  les  affirmations  suivantes  comme  d'incon- 
testables postulats  : 

1.  La  certitude  scientifique  est  la  certitude-type.  En 
dehors  d'elle,  il  n'y  en  a  pas.  Les  données  de  la  révé- 
lation ne  sont  donc  pas  certaines. 

2.  Les  seuls  objets  de  la  science  sont  du  domaine  de 
l'observation  et  de  l'expérience.  Dieu  et  l'âme  sont 
donc  exclus  du  connaissable. 

3.  Rien  de  ce  qui  existe  n'est  en  dehors  de  la  science. 
Elle  doit  fixer  les  lois  de  la  morale  comme  les  lois  de  la 
physiologie. 

4.  Puisque  la  science  englobe  tout  le  réel  et  en  fixe  les 
lois  selon  la  même  méthode,  elle  est  une. 

5.  Les  lois  qu'elle  proclame  ont  ce  caractère  d'être 
universelles,  nécessaires  donc  immuables.  Le  miracle 
ne  peut  jamais  être  qu'une  supercherie  et  une  illusion. 
Il  n'y  a  pas  de  surnaturel  :  c'est  un  fait. 

6.  La  religion  n'est  donc  qu'une  affaire  de  sentiment 
sans  objet. 

2.  La  théorie  de  l'évolution  :  Inutilité  de  la  création  et 
monisme  matérialiste.  —  La  théorie  scientifique  qui  a 
la  vogue  est  certainement  la  théorie  de  l'évolution. 

Elle  a  été  entrevue  par  Diderot  et  préparée  par 
Buffon  (1707-1788).  Aux  trois  premiers  volumes  de  son 
Histoire  naturelle,  1749-1788,36  vol.  in-4°,  où  il  expose 
la  Théorie  de  la  Terre,  il  émet  cette  idée  que  la  terre  n'est 
point  sorlic  toute  faite  des  mains  du  Créateur  :  elle 
s'est  constituée  par  une  lente  superposition  de  couches 


géologiques  en  60  000  ans  au  moins  —  au  lieu  des 
6  000  que  l'on  croyait  lire  dans  la  Bible.  Il  émettait 
également  l'idée  non  de  la  filiation  des  espèces  mais  de 
leur  suite  :  elles  constituent  pour  lui  une  série  parfai- 
tement une,  comme  si  leur  formation  correspondait  à 
un  plan.  Le  15  janvier  1751,  la  Sorbonne  censura 
quatorze  propositions  de  l'Histoire  naturelle,  dont 
quatre  relatives  à  l'origine  du  monde.  Dix-sept  ans 
plus  tard,  quand  parurent  les  Époques  de  la  nature, 
Buffon  fut  menacé  de  censure  pour  les  mêmes  raisons. 
A  vrai  dire,  le  danger  n'était  pas  dans  les  propositions 
condamnées,  mais  dans  ce  fait  que  la  science  des  ori- 
gines s'organisait  en  dehors  du  christianisme.  Buffon 
avait  parlé  comme  si  la  Genèse  n'existait  pas,  non 
qu'il  voulût  du  mal  au  christianisme,  mais  la  foi  ne 
l'intéressait  pas.  Cf.  D.  Mornet,  Les  sciences  de  la 
nature  au  xvine  siècle,  1911,  in-8°.  —  A  Buffon,  fit 
écho  F.-B.  Robinet  (1735-1820),  qui  devait  publier 
en  1770  une  Analyse  raisonnée  de  Bayle  et  qui,  dans 
son  livre  De  la  nature,  Amsterdam,  1761-1768,  4  vol. 
in-8°,  revenant  aux  théories  de  la  Renaissance,  voit 
dans  la  nature  un  vivant  qui  réalise  des  formes  de 
l'être  de  plus  en  plus  parfaites,  dont  l'homme  est  le 
sommet  visible.  Au-delà  de  lui,  il  n'y  a  plus  que  des 
intelligences  dématérialisées.  —  Laplace  (1749-1827), 
dansV Exposition  du  système  du  monde,  1796,  la  Méca- 
nique céleste,  1799-1805,  5  vol.  in-8°,  en  même  temps 
qu'il  aidera  au  déterminisme  en  démontrant  la  stabi- 
lité de  l'univers  au  point  de  vue  mécanique,  préparera 
lui  aussi  les  théories  de  l'évolution  par  son  hypothèse 
sur  l'origine  du  monde  planétaire.  —  Peu  après, 
Lamarck  (1744-1829),  Philosophie  zoologique,  1809,  for- 
mula la  théorie  transformiste.  Il  n'y  eut  primitive- 
ment, dit-il,  que  quelques  espèces  animales,  peut-être, 
une  seule.  Mais,  étant  donné  le  milieu  (climat,  nourri- 
ture...), la  loi  du  besoin,  sous  l'action  de  ce  principe  d'ac- 
tivité interne  qu'est  le  pouvoir  de  la  vie,  créa  dans  les 
espèces  primitives  des  modifications  que  fixa  l'habitude 
et  d'où  sortit,  à  la  longue,  en  vertu  du  même  mécanisme, 
la  variété  des  espèces.  —  Darwin  (1809-1882)  explique 
cette  même  évolution  par  la  sélection  naturelle  qui 
s'opère  par  une  puissance  interne  de  variation  agissant 
seulement  pour  l'adaptation,  et  sous  l'action  de  la  con- 
currence vitale  ou  lutte  pour  la  vie.  Cf.  On  the  origin 
of  Sprcies,  1859.  L'espèce  humaine,  comme  les  autres, 
est  née  de  là  et  les  caractéristiques  de  l'homme  :  le 
développement  intellectuel,  les  facultés  morales,  le 
sentiment  religieux  s'expliquent  comme  des  variations 
utiles.  Cela,  Darwin  l'avance  timidement.  —  H.  Spen- 
cer (1820-1903),  qui  rejoint  la  pensée  de  Comte,  fait, 
pour  ainsi  dire,  la  synthèse  de  toutes  ces  hypothèses 
en  soumettant  toutes  choses  à  la  loi  de  l'évolution. 
Pour  Laplace  l'évolution  est  la  loi  de  la  formation  de 
notre  monde  planétaire;  pour  Lamarck  et  Darwin  elle 
est  la  loi  de  la  nature  vivante  ;  pour  Spencer,  elle  est  la 
loi  universelle,  la  loi  de  la  formation  des  mondes,  du 
développement  des  êtres,  des  idées,  des  institutions,  des 
sociétés.  La  même  force  mécanique  fait  passer  toutes 
choses  »  d'une  homogénéité  indéfinie  et  incohérente  à 
une  hétérogénéité  définie  et  cohérente  ».  Dans  ce  monde 
que  devient  la  morale?  Spencer  rejoint  la  morale  utili- 
taire. Les  lois  mêmes  de  la  nature  dirigent  spontané- 
ment l'être  vers  son  bien.  Le  bien  consistera  donc  dans 
l'ajustement  aux  conditions  du  milieu.  Quant  à  Dieu, 
Spencer  ne  le  nie  pas.  Dieu  est  l'Inconnaissable  — 
c'est  Spencer  qui  a  créé  le  mot  agnostique  —  idée  dans 
laquelle  il  voit  autre  chose  que  du  négatif  :  l'Inconnais- 
sable, c'est  l'Être  sans  aucun  des  caractères  positifs 
dont  les  religions  entourent  Dieu.  C'est,  si  l'on  veut,  le 
fond  des  choses,  la  Force,  dont  la  réalité  est  une  mani- 
festation. La  science  est  ainsi  complètement  dégagée 
de  la  religion  et  la  religion  n'a  plus  rien  à  voir  en  ce 
domaine  qu'est  le  monde,  y  compris  société  et  morale. 


1773 


RATIONALISME.    LA    FIN    DU    XIX*   SIÈCLE 


1774 


Les  disciples  de  Darwin  et  de  Spencer  modifient  par- 
fois leurs  positions.  Huxley  (1825-1895)  dans  Man's 
place  in  nature,  1863,  Collected  essays,  1894,  veut  la 
rupture  de  la  science  avec  toute  hypothèse  métaphy- 
sique ou  religieuse  :  «  Mon  axiome  fondamental  de 
philosophie,  dit-il,  est  que  matérialisme  et  spiritua- 
lisme sont  deux  pôles  opposés  de  la  même  absurdité, 
l'absurdité  de  penser  que  nous  connaissons  n'importe 
quoi  de  l'esprit  ou  de  la  matière  ».  —  John  Fiske,  dans 
Darvinisme,  1879,  The  desliny  of  man,  1884,  voit  dans 
l'évolution  une  finalité  immanente,  puisqu'elle  tend  au 
développement  de  la  conscience  et  de  l'intelligence  : 
l'expérience  nous  fait  donc  connaître  un  Dieu  imma- 
nent, âme  du  monde.  —  L'Allemand  Hœckel  (1834- 
1919),  Naturliche  Schôpfungsgeschichte,  1868,  Anthro- 
pogenie,  1874,  Énigmes  du  monde,  1899,  professe  un 
monisme  mécanique  qui  rend  nettement  inutiles  Dieu, 
la  liberté  et  l'immortalité  :  l'homme  n'est  qu'un 
agrégat  de  matière  et  d'énergie.  Par  une  évolution  de 
ce  monisme,  dans  les  Lebensivundern,  1904,  il  verra  la 
vie  dans  la  matière  brute  elle-même  et  Dieu  identique 
au  monde.  Mécaniste,  matérialiste  et  athée,  tel  se  pré- 
senta tout  d'abord  l'évolutionnisme.  Cf.  Le  Dantec, 
Lamarckiens  et  Darwiniens,  1899;  A.  \V.  Benn,  History 
of  English  rationalism  in  the  xixia  century,  1906;  Car- 
rau,  La  philosophie  religieuse  en  Angleterre  depuis  Locke 
jusqu'à  nos  jours,  1888  ;  Nédoncelle,  La  philosophie  reli- 
gieuse en   Grande-Bretagne  de  1850  à  nos  jours,  1934. 

3.  En  France,  influence  du  positivisme.  L'histoire 
contre  les  croyances.  —  Tandis  qu'en  Angleterre  le 
rationalisme  faisait  siens  le  transformisme  et  l'évolu- 
tionisme,  en  France  le  positivisme  d'Auguste  Comte 
dominait  certains  esprits  qui  s'en  faisaient  les  apôtres. 
Littré  (1801-1881),  disciple  de  Comte  — ■  sauf  en  ce  qui 
concerne  la  religion  de  l'humanité,  que  Pierre  Lafiîte 
au  contraire  acceptait  pleinement  —  ne  raisonne  dans 
ses  ouvrages,  Conservation,  révolution,  positivisme, 
1852;  La  science  au  point  de  vue  philosophique,  1873; 
Fragments  de  philosophie  positive  et  de  sociologie  contem- 
poraine, 1876;  Auguste  Comte  et  le  positivisme,  1873, 
et  dans  ses  articles  du  National,  où  il  collaborait  avec 
Armand  Carrel,  1844,  1849-1851,  que  d'après  les  prin- 
cipes de  son  maître  :  «L'immutabilité  des  lois  naturelles 
à  rencontre  de  la  théologie,  qui  introduisait  des  inter- 
ventions surnaturelles;  le  monde  spéculatif  limité,  à 
rencontre  de  la  métaphysique  qui  poursuit  l'infini  et 
l'absolu  ». 

Mais  c'est  dans  l'histoire  surtout  que  se  manifeste 
l'influence  du  positivisme.  Certes,  Michelet  (1798-1874) 
à  partir  de  1843  et  son  ami  Quinet  qui  l'avait  aidé  à 
composer  le  livre  Des  jésuites,  1843,  n'avaient  pas 
ménagé  l'Église.  Mettant  en  scène  le  peuple  de  France, 
Michelet  voulait  trouver  la  force  mystérieuse  incoer- 
cible qui  en  explique  la  vie.  Or,  «  dans  la  banalité  des 
fdées...,  avec  la  violence  d'un  encyclopédiste  »,  Bru- 
netière,  Manuel  de  l'histoire  de  la  littérature  française, 
2e  édit.,  1899,  p.  455,  Michelet  dénonçait  comme  enne- 
mie du  progrès  l'Église,  bannissait  toute  intervention 
divine  de  la  vie  de  la  France  et  donnait  comme  force 
historique,  suffisant  à  expliquer  tout  l'esprit,  l'âme  du 
peuple  de  France.  Cf.  Le  prêtre,  la  femme  et  ta  famille, 
1845;  Le  peuple,  1846;  Histoire  de  la  Révolution  fran- 
çaise, 1847-1853,  7  in-8°;  La  Bible  de  l'humanité,  1864. 
—  Autre  est  Taine  (1828-1893),  philosophe,  critique 
et  historien  dont  les  œuvres  principales  sont  Essai 
sur  les  fables  de  La  Fontaine,  1853;  Les  philosophes 
français  du  xvm*  siècle,  1856;  Histoire  de  la  littérature 
anglaise,  1863,  5  vol.  in-12;  De  l'intelligence,  1870;  Les 
origines  de  la  France  contemporaine,  1876-1890,  6  vol. 
in-8°.  Taine  est  déterministe  absolument,  sans  restric- 
tions ni  réserves.  «  Dans  la  pensée  du  philosophe,  a-t-on 
dit  en  reprenant  un  de  ses  mots,  l'univers  se  ramenait 
à  une  hiérarchie   de  lois  inexorables,   enfonçant   au 


cœur  de  toutes  choses,  sans  excepter  le  cœur  de 
l'homme,  les  tenailles  d'acier  de  la  nécessité.  »  «  Au 
suprême  sommet  des  choses,  a-t-il  dit  lui-même,  se  pro- 
nonce l'axiome  éternel,  et  le  retentissement  prolongé 
de  cette  formule  créatrice  composé  par  ses  ondulations 
inépuisables,  l'immensité  de  l'univers.  Toute  forme, 
tout  changement,  tout  mouvement  est  un  de  ses 
actes.  L'indifférente,  l'immobile,  l'étemelle,  la  toute- 
puissante,  la  créatrice,  aucun  nom  ne  l'épuisé.  »  Les 
philosophes  français,  p.  371.  C'est  donc  en  naturaliste 
qu'il  étudie  l'homme,  ses  œuvres,  les  sociétés.  Toute 
intention,  toute  préoccupation  morale  doit  donc  être 
bannie.  Au  reste,  le  savoir  crée  la  moralité,  «  la  lumière 
de  l'esprit  »  procure  partout  «  la  sérénité  du  cœur  ». 
Pour  comprendre  un  homme,  une  époque,  l'historien, 
le  critique  doit  se  souvenir  des  lois  qu'a  fixées  la  nature 
elle-même  :  loi  de  la  corrélation  des  formes  ou  de 
connexion  nécessaire  :  toutes  les  aptitudes  et  inclina- 
tions d'un  homme,  d'une  époque  sont  interdépendantes  ; 
aucune  ne  peut  varier  sans  que  les  autres  varient  d'au- 
tant; loi  du  caractère  dominateur  :  chaque  homme  est 
le  produit  de  sa  race,  de  son  moment,  de  son  milieu, 
mais  il  y  a  en  lui  une  faculté  maîtresse  que  le  critique 
doit  rechercher.  La  psychologie  devient  l'histoire  natu- 
relle des  esprits;  la  morale,  celle  des  mœurs.  Cf.  V.  Gi- 
raud,  Essai  sur  Taine,  1904;  Hippolyte  Taine,  1928; 
A.  Chevrillon,  Taine,  formation  de  sa  pensée,  1932. 

Renan  (1823-1892)  intéresse  cette  étude  à  deux 
titres;  parce  qu'il  croit  à  la  science  ou  plutôt  au  scien- 
tisme et  qu'il  s'est  fait  l'historien  des  origines  chré- 
tiennes. On  connaît  ce  livre,  L'avenir  de  la  science,  qu'il 
composa  en  1848,  aux  premiers  temps  de  son  amitié 
avec  Berthelot,  lui  aussi  pénétré  de  la  religion  de  la 
science.  Il  y  formulait  ces  principes  :  Il  n'y  a  pas  de 
surnaturel.  «  Ce  n'est  pas  d'un  raisonnement  mais  de 
tout  l'ensemble  des  sciences  modernes  que  sort  cet 
immense  résultat.  »  Pas  de  révélation  :  «  La  science  ne 
comprend  son  but  et  sa  fin  qu'en  dehors  de  toute 
croyance  surnaturelle.  »  Pas  de  miracle  :  la  croyance  au 
miracle  est  la  conséquence  des  conceptions  anthropo- 
morphiques  de  l'humanité  primitive.  La  loi  des  trois 
états  est  incontestable.  Non  moins  incontestable,  la  loi 
du  progrès  indéfini.  Et,  à  ce  point  de  vue,  ce  qu'il  im- 
porte d'étudier,  ce  n'est  pas  l'homme,  c'est  l'humanité, 
comme  l'a  vu  Comte.  Elle  est,  non  un  total  d'individus, 
mais  un  être  organisé  qui  tend  vers  sa  force.  Dans  ce 
développement  organique,  la  Révolution  de  1789 
marque  une  date  capitale.  C'est  le  passage  de  l'huma- 
nité de  l'état  spontané  à  l 'état  réfléchi.  Mais  l'humanité 
n'est  pas  encore  organisée  scientifiquement.  C'est  au 
savant  que  revient  cette  tâche  et  d'abord  au  philo- 
logue (il  appelle  philologie  toutes  les  sciences  qui 
aident  à  reconstituer  le  passé  et  donc  à  construire 
l'avenir).  La  science  a  aussi  pour  tâche  d'organiser  Dieu 
scientifiquement,  c'est-à-dire  de  «  faire  Dieu  parfait  », 
autrement  dit  de  réaliser  la  grande  résultante  défi- 
nitive qui  clora  le  cercle  des  choses  par  l'unité  ».  Le 
mot  Dieu  résume  nos  besoins  suprasensibles,  la  caté- 
gorie de  l'idéal  et  en  même  temps  la  limite  où  l'esprit 
s'arrête  dans  l'échelle  de  l'infini.  Savoir  est  la  première 
condition  pour  s'initier  à  Dieu  et  à  mesure  que  son 
savoir  s'élève,  l'humanité  crée  Dieu. 

Renan  reviendra  sur  la  question  du  miracle  dans  son 
Histoire  des  origines  chrétiennes,  en  particulier  dans 
l'introduction  aux  Apôtres.  Il  y  affirme  qu'il  n'exclut 
pas  le  miracle  au  nom  d'une  métaphysique,  mais  de 
l'expérience.  Puisque  le  miracle  est  un  fait,  il  doit  être 
constaté  selon  les  méthodes  des  sciences  d'observation, 
et  soumis  comme  eux  à  des  expérimentations,  mais  à 
des  expérimentations  officielles,  préparées,  répétées, 
vu  son  importance.  Quel  miracle  a  été  ainsi  constaté? 
Ceux  que  l'on  a  affirmés,  étudiés  de  près,  se  sont  résolus 
en  impostures  ou  en  illusions. 


17  7;, 


NATIONALISME.    LA   FIN    DU    X I  Xe   SIÈCLE 


177G 


Ces  principes  le  guident  dans  son  Histoire  des  origines 
du  christianisme,  1863-1881,  à  laquelle  il  donna  plus 
tard  comme  préface,  l'Histoire  du  peuple  d'Israël, 
1887-1893.  Évidemment  cette  histoire  est  une  his- 
toire critique,  Jésus-Christ  et  son  œuvre  s'y  trouvent 
ramenés  à  des  proportions  purement  humaines.  Le 
Jésus  des  évangiles  n'est  plus  un  personnage  mythique 
comme  pour  Strauss,  mais  un  personnage,  vu  par  ses 
Apôtres,  tel  qu'ils  le  racontent,  non  tel  cependant  qu'il 
était  dans  la  réalité  de  la  vie.  Il  se  place  parmi  les 
hommes  que  l'on  peut  appeler  divins  mais  qui  restent 
des  hommes. 

Enfin  dans  sa  Prière  sur  l'Acropole,  parue  pour  la 
première  fois  dans  la  Bévue  des  Deux  Mondes  du  1er  dé- 
cembre 1876,  il  exaltait  la  sagesse  antique,  la  sagesse 
purement  rationnelle  des  Grecs  au  détriment  de  la 
sainteté  chrétienne,  la  raison  au  détriment  de  la  foi. 
C'est  ainsi  que  de  multiples  manières  il  prêcha  le  ratio- 
nalisme à  ses  contemporains.  Cf.  G.  Séailles,  Renan, 
1895;  F.  Pommier,  La  pensée  religieuse  de  Renan,  1925. 

Le  rationalisme  spiritualiste  classique,  si  l'on  peut 
ainsi  dire,  aura  son  prophète  dans  Jules  Simon  (1814- 
1896)  avec  ses  livres  de  La  religion  naturelle,  1856;  La 
liberté,  1859;  La  liberté  de  conscience,  1857. 

4.  En  Allemagne,  Nietzsche  ou  l'amoralisme.  — 
Nietzsche  (184  1-1900),  fils  et  petit-fils  de  pasteur,  élève 
puis  maître  dans  différentes  universités  allemandes, 
puis  obligé  de  quitter  l'enseignement  en  1879  pour  rai- 
sons de  santé,  ne  s'occupa  dans  les  années  qui  lui 
restaient  à  vivre,  que  de  cette  question  :  quelle  cul- 
ture l'homme  doit-il  se  donner?  Quelle  valeur  doit-il 
acquérir?  Dans  ses  livres  Humain  trop  humain,  1878; 
Le  voyageur  et  son  ombre,  1880;  Aurore,  1881  ;  Le  gai 
savoir,  1882;  Généalogie  de  la  morale,  1887;  Par  delà  le 
bien  et  le  mal.  Prélude  d'une  philosophie  de  l'avenir, 
1886,  et  surtout  Ainsi  parla  Zarathoustra,  1883-1891, 
il  répond  à  cette  question.  Dans  Aurore,  au  paradoxe 
de  Rousseau,  «  Cette  civilisation  déplorable  est  cause 
de  notre  mauvaise  moralité  »,  il  oppose  :  «  C'est  notre 
bonne  moralité  qui  est  cause  de  notre  mauvaise  civili- 
sation. Nos  conceptions  sociales  du  bien  et  du  mal, 
faibles  et  efféminées,  leur  énorme  prépondérance  sur 
le  corps  et  sur  l'âme  ont  fini  par  affaiblir  tous  les  corps 
et  toutes  les  âmes  et  par  briser  les  hommes,  capables 
d'une  civilisation  forte.  »  Pour  lui,  la  valeur  d'un 
homme  consiste  dans  la  somme  des  forces  dont  il  dis- 
pose et  non  dans  l'usage  qu'il  fait  de  son  libre  arbitre, 
par  où  la  faiblesse  est  changée  en  mérite.  L'humanité 
doit  réformer  tous  ses  jugements  de  valeur.  Christia- 
nisme, pessimisme,  science,  rationalisme,  inorale  du 
devoir,  démocratie,  socialisme,  tout  cela  est  à  rejeter. 
Le  vrai,  le  bien,  Dieu,  le  péché,  mots  par  lesquels  on 
affaiblit  l'humanité.  Vivre  en  s'efforçant  de  conformer 
sa  vie  à  ces  choses,  c'est  se  condamner  à  rentrer  dans 
le  type  grégaire  d'une  humanité  médiocre,  dans  ce 
troupeau  d'esclaves  que  conduit  le  prêtre.  Rien  n'a  de 
valeur  en  soi.  Une  seule  chose  compte  :  la  volonté  de 
puissance,  autrement  dit,  la  puissance  des  instincts, 
des  désirs,  des  passions  qui  commandent  nos  actes. 
L'homme  en  qui  est  cette  force  ne  recule,  pour  aboutir 
à  la  grandeur,  à  la  domination,  à  la  vie  pleine,  devant 
aucun  risque  à  courir,  aucun  effort  à  produire,  aucun 
sacrifice  à  accomplir,  aucune  souffrance  même  à  impo- 
ser :  «  Devenez  durs.  La  pitié  est  la  plus  terrible  tenta- 
tion, le  dernier  péché.  »  Toutefois  l'homme  ne  doit  pas 
se  disperser,  «  être  l'homme  faible  et  multiple  »,  mais 
«  l'homme  synthétique  »,  qui  est  maître  de  toutes  ses 

forces,  les  conduit  vers  un  but  que  sa  force  lui  aura  l'ail 
choisir  et  qui  sera  d'autant  mieux  choisi  que  sa  torce 
sera  plus  grande.  A  ce  prix  l'homme  sort  de  la  catégo- 
rie des  esclaves  pour  passer  dans  la  catégorie  des  maî- 
tres, des  aristocrates.  Il  sera  le  surhomme.  Cf.  Ch.  And- 
ler,  Nietzsche,  6  vol.  in  8°,  i.  /."  philosophie  <lr  Nietzsche, 


1920;  il.  La  jeunesse;  ni.  Le  pessimisme  esthétique, 
1921;  iv.  Nietzsche  et  le  transformisme  intellectualiste, 
1922;  v.  La  maturité,  1928;  vi.  La  dernière  philosophie, 
1930.  Sur  son  influence  en  France,  G.  Bianquis,  Nietz- 
sche en  France,  1929. 

Guyau  (1854-1888)  en  France  fera  écho  à  Nietzsche, 
sur  plus  d'un  point.  Dans  ses  livres  :  Manuel  d'Épic- 
tète,  1875;  Morale  d'Épicure  dans  ses  rapports  avec  les 
doctrines  contemporaines,  1878;  Esquisse  d'une  morale 
sans  obligation  ni  sanction,  1885;  L'irréligion  de 
l'avenir,  1887;  L'art  au  point  de  vue  social,  1889,  il  est 
immoralistc  comme  Nietzsche.  Revenant  à  l'idée  du 
xvmc  siècle  que  ce  qu'on  appelle  morale  est  simple- 
ment l'obligation  pour  l'homme  de  s'adapter  à  la  vie 
sociale  où  il  se  trouve  pris,  Guyau,  faisant  appel  aux 
forces  inconscientes,  s'efforcera  de  montrer  que  la  loi 
de  la  vie,  une  loi  tout  aussi  générale  que  l'attraction 
newtonienne,  amène  l'homme,  sous  une  poussée  obs- 
cure, à  se  sentir  partie  solidaire  d'un  tout  vivant,  l'hu- 
manité. Que  l'éducation  fasse  bien  entrer  dans  la 
conscience  réfléchie  de  l'homme  ce  sentiment  spontané, 
l'hérédité  le  fixera  dans  l'espèce  et  l'espèce  aura  la 
morale  sans  obligation  ni  sanction  métaphysique  ou 
religieuse.  Cf.  Fouillée,  La  morale,  l'art  et  la  religion 
d'après  Guyau,  1889. 

5.  Karl  Marx  ou  l'athéisme  et  le  matérialisme  social. 
—  Karl  Marx  (1818-1883)  procède  de  Hegel  et  de 
Feuerbach.  Dans  son  Essence  du  christianisme,  1841, 
Feuerbach  avait  voulu  être  le  philosophe  de  l'athéisme. 
C'est  sur  l'athéisme  que  Marx  veut  élever  la  société 
nouvelle.  La  religion  étant  «  l'opium  du  peuple  »  et 
encore  «  une  réalisation  purement  imaginaire  de  la 
nature  humaine  »,  il  faut  donc  la  supprimer.  Mais 
Feuerbach  avait  conservé  le  culte  de  l'humanité;  il 
parlait  de  Droit,  de  Justice  et  de  Fraternité.  Ce  sont 
des  choses  dont  la  science  économique  n'a  pas  à  se  sou- 
cier. La  science  économique  condamne  aujourd'hui  le 
capital  que  la  loi  économique  historique  a  édifié  autre- 
fois. Il  disparaîtra  par  l'effet  de  la  même  loi.  La  puis- 
sance qui  réalisera  cette  évolution,  c'est  la  force,  la 
violence  du  prolétariat.  Quelques  phrases  de  Marx 
sont  caractéristiques  :  «  Le  moulin  à  bras  vous  don- 
nera la  société  féodale,  le  moulin  à  vapeur  le  capita- 
lisme individuel.  Ce  n'est  pas  la  conscience  de  l'homme 
qui  détermine  son  mode  d'existence,  c'est  son  mode 
d'existence  qui  détermine  sa  conscience  ». 

Il  s'opposait  à  Proudhon  (1809-1865),  un  Français, 
qui  réclamait  une  réforme  sociale  au  nom  de  la  justice  : 
«  La  propriété  c'est  le  vol  »,  et  qui  combattait  le  com- 
munisme. Œuvres  :  Qu'est-ce  que  la  propriété?  1840; 
Système  des  contradictions  économiques,  1846;  Solution 
du  problème  social,  1 848  ;  De  la  justice  dans  la  Révolution 
et  dans  l'Église,  1850.  Ce  qui  importe  ici,  c'est  que  tout 
en  affirmant  Dieu,  Proudhon  ne  croit  pas  à  la  provi- 
dence. Dieu  n'a  rien  de  commun  avec  nous,  son  intelli- 
gence parfaite  et  immuable  ne  connaissant  que  le  par- 
fait et  l'immuable.  La  justice  n'a  donc  pas  son  siège 
en  Dieu  et  en  l'Église.  Elle  a  son  siège  dans  rame 
humaine,  et  la  Révolution,  écho  de  l'âme  humaine, ins- 
pirée par  Diderot  et  Volney,  Voltaire  et  Condillac,  a 
rêvé  la  réalisation  de  cette  justice.  Hélas!  l'immora- 
lité du  temps  a  éloigné  ce  rêve.  Entre  la  justice,  telle 
que  la  conçoit  l'Église  et  la  justice  telle  que  l'ont  con- 
çue les  grands  hommes  du  XVIIIe  siècle  et  de  la  Révolu- 
tion, il  n'y  a  pas  à  hésiter. 

Vers  1890,  le  rationalisme  était  orienté  dans  la  voie 
des  négations  radicales  cl  matérialistes.  Rien  ne  semble 
alors  demeurer  debout  des  croyances  traditionnelles. 
Le  spiritualisme  lui-même  semble  fini.  Tout  est  ma- 
tière; tout  est  régi  par  les  lois  d'un  inexorable  déter- 
minisme; au-delà,  il  n'y  a  rien  ou  rien  que  l'Incon- 
naissable. Depuis,  les  croyances  chrétiennes  n'ont  cessé 
d'être  soumises  à  une  critique  qui  conclut  toujours 


1777 


RATIONALISME 


RATISBONNE 


1778 


contre  elles,  au  nom  de  la  raison,  de  la  science,  de  l'his- 
toire. F.  Le  Dantec  (1869-1917),  par  exemple,  soutient 
toujours  le  matérialisme.  Tous  les  phénomènes  biolo- 
giques se  ramènent  à  des  phénomènes  physico-chi- 
miques et  les  phénomènes  dits  intellectuels  se  ramènent 
aux  biologiques.  Un  combat  se  livre  toujours  autour  des 
Livres  saints,  à  propos  surtout  de  la  question  des  ori- 
gines, cela  se  comprend,  tout  le  reste  est  suspendu  à 
cette  question  ;  cf.  Houtin,  La  question  biblique  chez  les 
catholiques  de  France  au  XIXe siècle,  1902;  des  évangiles 
et  de  la  personne  du  Christ  :  ainsi  Ch.  Guignebert  qui 
réduit  à  très  peu  de  chose  les  données  de  l'histoire  sur 
la  personne  de  Jésus  et  laisse  à  ses  disciples  le  soin  de 
l'auréoler,  cf.  Ch.  Guignebert,  Jésus,  1933,  et  le  Dr  Cou- 
choud,  qui,  au  nom  de  l'histoire,  refuse  à  Jésus  l'exis- 
tence, 1926,  tandis  qu'autour  de  lui  l'Union  rationa- 
liste soumet  à  la  critique  «  scientifique  «les  thèses  des 
origines  chrétiennes.  Une  histoire  des  religions  a  été 
entreprise  qui  essaie  de  faire  rentrer  le  christianisme 
dans  le  cadre  des  religions  les  plus  humaines.  Une  réac- 
tion s'est  produite  cependant.  Non  seulement  les  apolo- 
gistes maintiennent  leurs  positions;  mais  du  dehors,  on 
a  secoué  le  joug  de  la  raison  et  de  la  science  et  revendi- 
qué les  droits  de  l'âme  humaine  qui  ne  saurait  se  limi- 
ter à  la  raison,  montré  que  la  science  dépassait  de 
beaucoup,  dans  ses  affirmations  ou  ses  négations,  ses 
conclusions  légitimes  et  affirmé  l'irréductibilité  de  la 
conscience  et  de  la  liberté.  Et  pour  atteindre  Dieu  on  a 
cherché  d'autres  voies,  fidéisme,  pragmatisme.  Cf.  les 
œuvres  de  Lachelier,  Boutroux,  Bergson,  Blondel, 
James.  Le  modernisme  enfin  a  essayé  une  conciliation 
malheureuse  entre  les  doctrines  qui  se  réclamaient  de 
la  raison  et  de  la  science  et  les  doctrines  révélées,  sacri- 
fiant celles-ci  à  celles-là.  Cf.  Modernisme. 

Conclusion.  —  C'est  tout  le  traité  De  vera  religione 
qu'il  faudrait  exposer  en  l'adaptant  à  chaque  époque 
pour  réfuter  les  doctrines  rationalistes.  En  tous  cas 
l'Église  n'a  cessé  de  les  condamner.  Sans  parler  des 
œuvres  mises  à  l'Index  et  des  condamnations  particu- 
lières qui  ont  frappé  telle  ou  telle  doctrine,  il  faut 
remarquer  que  le  Syllabus,  dans  ses  quatre  premiers 
paragraphes  :  i.  Panthéisme,  naturalisme  et  rationa- 
lisme absolu,  ii.  Rationalisme  modéré,  ni.  lndifjéren- 
tisme,  latiludinarisme.  iv.  Socialisme,  communisme, 
rappelle  les  condamnations  solennelles  faites  par  les 
papes  des  principes  et  des  théories  du  rationalisme. 
Enfin,  la  Conslitulio  dogmatica  de  fide  calholica  du 
Concile  du  Vatican,  et  les  canons  qui  la  suivent  : 
i.  De  Deo,  rerum  omnium  créature,  u.  De  reuelatione. 
m.  De  flde.iw  De  ratione  et  fide  portent  exclusivement 
sur  le  rationalisme. 

On  a  cité,  à  propos  tics  principaux  auteurs  ou  des  princi- 
pales périodes,  les  ouvrages  les  plus  récents.  D'ailleurs  bon 
nombre  des  écrivains  signalés  ont  eu  ou  auront  leur  article 
spécial  dans  le  Dictionnaire.  Le  lecteur  y  est  renvoyé. 

Il  y  a  peu  d'ouvrages  a  citer  sur  l'ensemble  de  la  ques- 
tion. Voir  cependant  :  Ollé-Laprune,  La  raison  ei  l<  ratio- 
nalisme, Paris.  1906;  A.  Bremond,  S.  J.,  Nationalisme  et 
religion,  cahier  4,  du  volume  xi  des  Archives  de  philoso- 
phie; Bartholmess,  Histoire  critique  des  doctrines  religieuses 
de  la  philosophie  moderne,  Paris,  1895,  2  vol.;  VigOUIOUX, 
Les  Livres  saints  et  la  critique  rationaliste,  1rc  édit.,  188t>- 
1890,  4  vol.;  3e  édit.  revue  et  augmentée,  18S0-1891,  .">  vol., 
t.  i  et  u;  Lange,  op.  cit.;  Cournot,  op.  cit.;  Lecky,  op.  cit.; 
dans  ce  Dictionnaire  les  articles  Apologétique,  t.  i, 
col.  1511-1580;  Athéisme,  t.  i,  col.  2190-2210;  Du  i  .  t.  iv. 
col.  755-1300;  Matérialisme,  t.  \.  col.  282-X54;  Pan- 
théisme, t.  xi.  col.  1858-1874;  dans  le  Dictionnaire  apolo- 
gétique  d'A.  d'Alés,  les  articles  Déterminisme,  Évolution, 
Monisme,   Libre   pensée.   Panthéisme,   Providence. 

Voir  aussi,  Haag,  La  France  protestante,  1847-1859,  9  vol.; 
2e  édit.,  1877-1886;  Lichtenberger,  Encyclopédie  des  sciences 
religieuses,  1K77-18S2.  13  vol.  in-S»;  rîerzog  et  Hauck,  Pro- 
testant.  Real-Encyclopeedie...,  Franck;  Dictionnaire  dis  scien- 
ces philosophiques:  les  histoires  de  la  philosophie    en  parti 


culier  :  Renouvier,  Philosophie  analytique  de  l'histoire.  Les 
idées,  les  religions,  les  systèmes,  1S'.i7,  t.  ni  et  iv,  4  vol.  in-8°; 
É.Biéhier,  op.  cit.;  les  Histoires  de  l'Église;  les  Histoires  des 
littératures  et  les  Histoires  des  différentes  nations  et  des  xvi8, 
xviie,  xvme  et  xixe  siècles.  „    _ 

C.  Constantin*. 

RATISBONNE  (Berthold  de),  frère  mineur, 
un  des  plus  grands  prédicateurs  allemands  du  Moyen 
Age,  appelé  aussi  Ruslicanus,  nom  qu'il  s'était  donné 
à  lui-même  par  amour  pour  le  peuple  et  par  humilité. 
Originaire  de  Ratisbonne,  où  il  dut  naître  avant  1210, 
il  fut  probablement  un  des  premiers  Allemands  qui, 
dans  son  pays,  sont  entrés  dans  l'ordre  des  mineurs. 
Malgré  de  patientes  recherches,  les  données  historiques 
acquises  sur  la  vie  de  Berthold  sont  presque  nulles 
avant  1246  et  restent  rares  après  cette  date.  Si  les 
auteurs  du  Moyen  Age  ne  tarissent  pas  d'éloges  sur  sa 
personne  et  sur  son  éloquence,  ils  oublient  de  nous 
renseigner  sur  ses  parents,  sur  ses  premières  années  de 
vie  religieuse,  sur  les  circonstances  dans  lesquelles  il  a 
vécu,  sur  le  milieu  qui  l'a  formé  et  dans  lequel  il  a 
reçu  la  formation  littéraire  et  la  science  qui  se  mani- 
festent dans  ses  sermons.  Pour  la  plupart  de  ces  détails 
nous  sommes  réduits  à  des  conjectures.  Entré  dans 
l'ordre,  à  une  date  inconnue,  à  Ratisbonne,  il  y  eut 
probablement  pour  maître  des  novices  le  célèbre  mys- 
tique David  d'Augsbourg,  qui  plus  tard  sera  son  ami 
et  son  compagnon  de  mission.  Fr.  M.  Henquinet 
admet  qu'il  doit  avoir  été  envoyé  de  bonne  heure  au 
Sludium  générale  de  Magdebourg,  où  il  eut  pour 
professeurs  Barthélémy  l'Anglais,  dont  il  a  mis 
abondamment  à  profit  dans  ses  sermons  le  De  proprie- 
tatibus  rerum,  et  un  certain  frère  Marquardus,  qui 
l'initia  au  droit.  Le  même  auteur  affirme  que  Berthold 
fut  peut-être  lecteur  dans  le  court  espace  qui  va  de  la 
fin  de  ses  études  jusqu'au  début  de  son  ministère,  et 
qu'il  aurait  composé  à  cette  époque  une  Expositio 
super  Apocalypsim,  non  encore  retrouvée,  mais  louée 
par  Salimbene.  Toujours  d'après  le  même  auteur, 
Berthold  aurait  commencé  le  ministère  de  la  parole 
vers  1235-1237  en  Bavière  (Dicl.  hist.  géogr.  ecclés., 
t.  vin,  col.  980).  La  première  donnée  précise  touchant 
Berthold  est  une  notice  d'une  chronique  d'Augsbourg, 
qui  signale,  comme  un  événement,  qu'en  1240  il  prêcha 
dans  cette  ville.  Les  archives  du  monastère  de  Nieder- 
miinster  à  Ratisbonne  rapportent  que,  le  31  décem- 
bre 1246,  Berthold  et  David  d'Augsbourg,  avec  deux 
chanoines  de  Ratisbonne,  furent  chargés  par  le  légat 
pontifical  Philippe  de  faire  la  visite  des  communautés 
des  nobles  moniales  de  Niedermiinster  et  d'Ober- 
munster  à  Ratisbonne.  Il  faut  conclure  qu'à  cette 
époque  Berthold  devait  déjà  être  un  homme  mûr 
et  que,  par  conséquent,  il  a  dû  naître  tout  au  début 
du  xme  siècle,  et  non  en  1220  comme  le  soutiennent 
les  anciens  auteurs. 

A  partir  de  cette  époque  les  chroniques  fournissent 
des  renseignements  sur  la  date  des  tournées  succes- 
sives de  Berthold.  Après  1240,  il  évangélisa  l'Alle- 
magne du  Sud  et  la  Suisse;  en  1253,  il  poussa  jusqu'en 
Bohème.  Dès  lors  les  missions  lointaines  le  prennent 
tout  entier  et  nous  le  voyons  parcourir  sans  relâche 
toutes  les  régions  de  langue  allemande,  flagellant  le 
vite  et  exhortant  le  peuple  à  la  vie  chrétienne  inté- 
grale, soutenant  les  faibles  et  les  pauvres,  luttant 
contre  les  nombreuses  sectes  hérétiques,  s'efforçant  de 
rétablir  la  paix  et  la  concorde.  En  1254,  il  est  à  Spire 
et,  en  1255,  des  documents  authentiques  le  signalent 
en  Bavière,  en  Suisse,  dans  la  vallée  du  Rhin,  en 
Bohème,  où  il  eut  fr.  Pierre  pour  interprète.  En  1257- 
1258,  il  évangélise  la  Silésie  et,  en  1262-1263,  il  prêche 
en  Hongrie,  où  il  ramena  à  l'Église  un  grand  nombre 
de  chrétiens  déchus  et  combattit  les  flagellants  et  les 
juifs  usuriers.  Pendant  ses  pérégrinations  apostoliques 
Berthold  exerça  aussi  les  fonctions  de  diplomate  et 


1779 


RATISBONNE 


RAT RAM NE 


1780 


de  pacificateur.  En  1253  il  travailla  à  réconcilier  avec 
l'Église  le  duc  Othon  de  Bavière,  qui  avait  embrassé 
la  cause  de  l'empereur  contre  le  pape.  En  1257,  il 
obtint  d'Albert  de  Saxe  le  Jeune  la  restitution  de  la 
forteresse  de  Wartenstein,  enlevée  à  l'abbaye  cister- 
cienne de  Pfoeffer.  En  1258,  il  opéra  la  réconciliation 
de  Boleslas,  duc  de  Silésie,  avec  Thomas,  évêque  de 
Breslau,  que  le  duc  détenait  en  prison.  En  1259,  il 
servit  d'arbitre  entre  Louis  de  Lebenzell  et  Irmen- 
garde,  veuve  d'Henri  IV,  margrave  de  Bade.  Par  un 
bref  du  21  mars  1263,  il  fut  adjoint  par  Urbain  IV  à 
saint  Albert  le  Grand  pour  prêcher  la  croisade  pour 
le  recouvrement  des  Lieux  saints.  A  cette  occasion 
il  parcourut  de  nouveau  toute  l'Allemagne  et  la  Suisse 
et  poussa  même  jusqu'à  Paris,  où  il  se  rencontra  avec 
saint  Louis  et  le  roi  de  Navarre.  Berthold  semble  avoir 
passé  les  dernières  années  de  sa  vie  à  Batisbonne,  où 
il  mourut  le  13  ou  le  14  décembre  1272.  Le  peuple 
l'honora  comme  un  saint  et  des  pèlerinages  de  tous  les 
pays  allemands  se  rendaient  tous  les  ans  à  son  tom- 
beau, où  d'après  la  tradition  des  miracles  se  seraient 
opérés.  Il  fut  l'objet  d'un  culte  ininterrompu  jusqu'à 
la  sécularisation  sous  Napoléon,  et  jouit  du  nom  de 
bienheureux  dans  l'ordre  des  frères  mineurs  et  en 
Bavière. 

La  merveilleuse  et  surprenante  prédication  de  Ber- 
thold est  conservée  dans  une  multitude  de  sermons 
allemands  et  latins.  Les  premiers  n'ont  point  été 
rédigés  par  Berthold  lui-même,  ni  prononcés  tels 
qu'ils  sont  conservés,  mais  ils  constituent  des  notes 
prises  par  quelque  auditeur,  qui  a  négligé  tout  ce  qui 
lui  semblait  pur  incident  de  la  vie  intérieure  et  n'a 
jugé  digne  de  passer  à  la  postérité  que  les  grands 
mouvements  oratoires.  Les  sermons  allemands  cons- 
tituent donc  plutôt  un  florilège.  Plusieurs  cependant 
semblent  provenir  de  notes  de  Berthold  lui-même, 
développées  plus  tard  par  des  franciscains,  qui  vrai- 
semblablement appartenaient  au  groupe  mystico- 
littéraire,  sans  doute  du  couvent  d'Augsbourg,  où  se 
sont  élaborés  les  recueils  juridiques  Deulschcnspiegel 
et  Schwabenspiegel.  Cf.  I.  Frisse,  Die  Franziskaner 
und  die  deulschen  Redits  biicher  des  Miltelallers,  dans 
Franziskanische  Studien,  t.  xxi,  1934,  p.  185-186. 
D'autres  ne  sont  que  des  fragments  brillants,  cousus 
tant  bien  que  mal  les  uns  aux  autres,  des  ébauches, 
de  simples  plans.  Il  s'en  suit  que  les  sermons  allemands 
semblent  amorphes,  que  les  différentes  parties  sont 
décousues  et  disproportionnées,  que  l'ossature  fait 
défaut.  Souvent  même  le  point  principal  n'est  qu'in- 
diqué et  la  partie  doctrinale  et  instructive  est  passée 
sous  silence.  Cependant,  malgré  leur  état  fragmentaire, 
les  interpolations  et  les  mutilations  qu'ils  ont  subies, 
les  sermons  allemands  sont  les  plus  belles  pages  de 
prose  populaire  du  xm°  siècle  allemand.  Ils  ont  été 
édités  en  vieil  allemand  par  F.  Pfeilïcr  et  J.  Strobl, 
en  2  vol.,  à  Vienne,  en  1862  et  1880;  en  allemand 
moderne  par  F.  Gôbel,  à  Batisbonne,  en  1873  (5e  éd. 
en  1929),  et  par  O.-H.Brandt,  à  Leipzig,  en  192  1. 

Les  sermons  latins  ont  Berthold  pour  auteur  et 
leur  authenticité  n'est  mise  en  doute  par  personne.  Il 
les  a  mis  lui-même  par  écrit  parce  que  la  rédaction, 
qu'en  avaient  faite  des  clercs  et  des  religieux  au  fur 
et  à  mesure  de  ses  voyages,  fourmillait  d'erreurs. 
Berthold  s'y  donne  le  nom  de  Ruslicanus  et  appelle  ces 
sermons  ruslicani.  D'après  G.  Jakob,  Die  laleinischen 
Reden  des  sel.  B.  v.  R.,  Batisbonne,  1880,  il  y  aurait 
393  sermons  latins,  à  savoir  :  2.">S  ruslicani,  répartis 
en  trois  groupes  :  Rusticanus  de  dominicis  ou  Velus  vcl 
anliquus  Ruslicanus  (58  sermons);  Rusticanus  de 
sanclis  (125  sermons);  Ruslicanus  de  communi  (75  ser- 
mons); 87  sermoncs  ad  religiosos;  48  serrnones  spé- 
ciales ou  extravagantes.  Les  Ruslicani  ne  sont  toute- 
fois pa;  les  sermons  tels  qu'ils  furent  prononcés  par 


Berthold,  qui  d'ordinaire  improvisait.  Ce  ne  sont  à 
proprement  parler  que  des  plans  de  sermons  admira- 
blement ordonnés  et  d'une  proportion  parfaite,  riches 
en  citations  de  l'Écriture  et  des  Pères,  des  philosophes, 
surtout  d'Aristote,  de  la  liturgie,  des  poètes  latins,  des 
juristes,  des  scolastiques.  Ils  abondent  en  aperçus 
profonds,  en  matériaux  de  toute  espèce,  en  compa- 
raisons bibliques,  en  détails  folkloriques,  qui  en  font 
une  source  importante  pour  l'histoire  du  peuple 
allemand  au  xme  siècle.  La  langue  en  est  châtiée  et 
le  style  soigné.  Les  idées  toutefois  n'y  sont  indiquées 
que  sommairement  et  aucune  n'est  développée.  Outre 
la  sainte  Écriture,  les  Pères  (surtout  saint  Augustin 
et  saint  Bernard),  Alexandre  de  Halès,  Baymond  de 
Penafort,  Hugues  et  Bichard  de  Saint- Victor,  Ber- 
thold a  principalement  utilisé  le  De  proprielalibus 
rerum  de  Barthélémy  l'Anglais.  Les  Ruslicani  auraient 
été  composés  entre  1250  et  1256,  et  des  extraits  en 
ont  été  édités  par  A.  Schônbach,  dans  Silzungsberichte 
d.  kais.  Akademie  d.  Wissenschaflen  in  Wien,  Philos. - 
hist.  Klasse,  t.  cxlii,  1900  ;  t.  cxlvii,  1904  ;  t.  cli-cliii, 
1905-1906;  t.  cliv-clv,  1906-1907,  et  par  G.  Jakob, 
op.  cil.  L'édition  critique,  commencée  par  H.  Felder, 

0.  M.  cap.,  et  continuée  par  A.  Baumgartner,  cap.,  a 
été  reprise  par  K.  Moser  du  même  ordre  à  Fribourg 
en  Suisse.  Les  Serrnones  ad  religiosos  ont  été  rédigés 
sur  des  notes  et  des  canevas  de  sermons  prêches  par 
Berthold.  Les  Serrnones  spéciales  dérivent  d'esquisses 
de  sermons  que  Berthold  n'a  pas  corrigées.  Bien  que 
d'après  A.  Schônbach  ces  derniers  sermons  y  compris  les 
Extravagantes  ne  méritent  pas  d'être  édités,  P.  Hoetzl 
a  publié  20  Serrnones  ad  religiosos  (Munich,  1882). 
Enfin  dans  plusieurs  manuscrits  on  trouve  des  ser- 
mons qui  ont  été  rédigés  à  l'aide  des  Ruslicani,  ainsi 
que  des  sermonnaires  composés,  sous  l'influence  de 
Berthold,  par  ses  compagnons,  ses  amis,  ses  imitateurs, 
ses  continuateurs;  cf.  Dict.  hist.  géogr.  ecclés.,  t.  vm, 
col.  985. 

Pour  la  bibliographie  se  reporter  à  l'article  Berthold  de 
Ratisbonne,  par  Fr.  Henquinet,  dans  IJicl.  hist.  géogr.  eccl., 
t.  vm,  col.  985-987.  Y  ajouter  la  5e  éd.  de  41  sermons  alle- 
mands faite  par  Fr.  Gôbel,  Vie  Predigten  des  Franziskancrs 
Berthold  von  Regensburg,  Ratisbonne,  1929;  E.  W.  Keil, 
Deutsche  Siite  und  Sittlichkeit  im  13.  Jahrhundert  nach  den 
datnaligen  deutschen  Prcdigern,  Dresde,  1931;  A.  Hiibner, 
VoTsludien  zur  Ausgabe  des  Bûches  der  Kônige  in  der  Deutsch- 
spiegelfassung  und  sàmllichen  Schwabenspiegellassungen, 
dans  Abhandlungen  d.  Gesellschafl  d.  Wissenschallen  z.  Gol- 
tingen,   Philol.-histor.  Klasse,  sér.  III,  n.  2,  Berlin,  1932; 

1.  Frisse,  Die  Franziskaner  und  die  deutschen  Rechtsbiicher 
îles  Mitlelalters,  dans  Franziskanische  Studien,  t.  xxi,  1934, 
p.  181-180. 

A.  Teetaert. 

RATRAMNE,  moine  de  Corbie,  ixe  siècle.  I  Vie. 
II.  Œuvres. 

I.  Vie.  —  Sur  la  vie  de  Batramne  nous  savons  fort 
peu  de  chose  :  il  fut  moine  de  Corbie  où  il  a  dû  entrer 
après  825.  Sa  profession  monastique  se  place  vraisem- 
blablement au  temps  de  l'abbé  Adalhard  ou  de  son 
successeur  Wala;  il  fut  prêtre.  Il  fut  aussi  disciple  de 
Paschase  Radbert,  mais,  comme  dit  dom  Grenier,  de 
disciple,  il  devint  son  émule  et  son  censeur.  Il  a  ensei- 
gné à  Corbie,  où  il  eut  sans  doute  Gottschalk  comme 
élève;  il  fut  en  relations  avec  Loup  de  Ferrières.  Su 
réputation  de  théologien  était  grande  :  on  voit  à  di- 
verses reprises  Charles  le  Chauve  le  consulter. 

Son  nom  a  été  défiguré  de  plusieurs  manières  :  les 
uns  écrivant  Ratram,  d'autres,  Botram;  d'autres 
enfin,  Bertram;  sans  compter  diverses  modifications 
orthographiques  secondaires.  Il  a  été  confondu  avec 
un  abbé  de  Neuviller  en  Alsace,  avec  un  abbé  d'Orbais, 
avec  un  moine  de  Saint-Denis  de  Paris.  A  cause  de 
cela  un  certain  nombre  de  faits  lui  sont  attribués,  qui 
n'ont   rien  de  commun  avec  lui.  En  réalité,  nous  ne 


1-781 


RATRAMNE 


1782 


savons  rien  sur  son  activité  extérieure  et  c'est  unique- 
ment par  ses  ouvrages  qu'il  nous  est  connu. 

II.  Œuvres.  ■ —  Son  œuvre  conservée  n'est  pas  très 
étendue  :  elle  occupe  dans  Migne  le  tiers  du  t.  cxxi, 
col.  9-346,  et  les  pièces  publiées  ailleurs  ne  grossissent 
pas  considérablement  le  lot;  mais  elle  touche  à  toutes 
les  questions  controversées  du  moment  :  Ratramne 
prend  chaque  fois  une  part  active  à  la  discussion. 
Esprit  vif  et  pénétrant,  il  lance  ses  idées  avec  vigueur, 
il  est  discuté,  combattu,  mais  il  combat  lui  aussi;  cela 
naturellement  lui  vaut  des  adversaires  mais  aussi 
d'ardents  amis  et  admirateurs,  qui  tiennent  à  con- 
naître son  opinion  et  la  sollicitent.  Moine  de  Corbie 
comme  Radbert,  et  son  disciple,  puisque  Radbert  fut 
d'abord  son  écolàtre  puis  son  abbé,  il  prend  place  en 
face  de  lui  parmi  les  personnages  qui  font  autorité;  il 
faut  bien  reconnaître  que  les  deux  «  maîtres  »  ne  sont 
pas  souvent  du  même  avis;  leur  tempérament  intel- 
lectuel est  en  effet  assez  différent  :  Radbert  est  plus 
réaliste,  plus  simpliste  aussi,  pourrait-on  dire;  Ra- 
tramne est  plus  subtil,  plus  logicien,  plus  «  théolo- 
gien ».  La  différence  apparaît  surtout  dans  la  manière 
dont  l'un  et  l'autre  prétendront  suivre  le  «  Maître  » 
saint  Augustin.  La  pensée  intuitive  et  parfois  un  peu 
imprécise  de  saint  Augustin  prendra  sous  la  plume  de 
nos  auteurs  des  contours  plus  fermes  et  plus  accentués 
en  sens  divers.  Par  son  réalisme  un  peu  candide,  Rad- 
bert sera  mieux  protégé  contre  les  écarts  que  Ratramne 
par  sa  dialectique  trop  facilement  poussée. 

1°  Trina  Deilas.  —  L'archevêque  de  Reims,  Hinc- 
mar,  trouvait  malsonnante  la  conclusion  de  l'hymne 
Sanctorum  meritis  inclyta  gaudia  des  premières  vêpres 
du  commun  des  martyrs,  qui  commence  ainsi  :  Te 
trina  Deilas  unaque  poscimus...  L'expression  parais- 
sant chère  à  GottschalU,  c'était  une  raison  de  plus  pour 
la  combattre.  Ratramne  écrivit  là-dessus  une  Compi- 
lation qui  ne  nous  a  pas  été  conservée  et  dans  laquelle 
il  établit  le  caractère  traditionnel  de  la  formule.  C'est 
Hincmar  qui  nous  révèle  l'existence  de  ce  travail, 
dont  il  parle  en  termes  méprisants  dans  le  prologue 
de  son  De  una  et  non  trina  Deilale,  P.  L.,  t.  cxxv, 
col.  475  A.  Ratramnus  Corbeiœ  monaslerii  monachus 
ex  libris  bealorum  Hilarii  et  Auguslini,  dicta  eorum- 
dem  detruncando  et  ad  pravum  suum  sensum  incongrue 
inflexendo...  ex  hoc  volumen  quantitatis  non  modicœ  scri- 
bens  ad  Uildegarium  Meldensem  episcopum  compilavit. 

2°  De  corpore  et  sanguine  Domini  (P.  L.,  t.  cxxi, 
col.  125-170).  —  On  sait  comment  la  publication, 
en  844,  du  De  corpore  et  sanguine  Domini  de  Rad- 
bert (cf.  art.  Radbert)  provoqua  une  controverse 
eucharistique  importante.  Le  traité  de  Radbert  est 
dédié  à  Charles  le  Chauve;  celui-ci,  théologien  à  sa 
manière,  comme  l'avait  été  Charlemagne,  institua 
une  sorte  d'enquête  sur  la  question  et  Ratramne  en 
particulier  fut  sollicité  de  donner  son  opinion,  ainsi 
que  le  montre  la  lettre-préface  de  son  ouvrage  adres- 
sée au  souverain.  Radbert  avait  choqué  les  augusti- 
niens  de  stricte  observance  par  son  «  réalisme  »,  par 
l'insistance  qu'il  mettait  à  affirmer  l'identité  du  corps 
eucharistique  avec  le  corps  historique  du  Christ. 
C'était  là,  pensait-on,  outrepasser  singulièrement  la 
pensée  de  saint  Augustin.  Celui-ci  disait  bien  que 
l'eucharistie  est  à  la  fois  figure  et  réalité,  res  et  figura, 
mais  il  ne  disait  nullement  que  cette  res  fût  la  per- 
sonne même  du  Christ  historique.  Ratramne  entre- 
prend donc  de  mettre  les  choses  au  point.  Par  un  pro- 
cédé de  composition  qui  paraît  un  peu  étrange,  il  pose 
le  problème  comme  s'il  s'agissait  d'éviter  deux  erreurs 
contraires  :  d'après  certains,  il  n'y  aurait  dans  l'eu- 
charistie aucun  mystère,  ne  s'y  produisant  rien  d'autre 
que  ce  qui  frappe  les  sens;  d'après  les  autres,  sous  le 
voile  des  apparences,  nous  aurions  réellement  présent 
le  corps  même  de  Jésus,  né  de  Marie  et  mort  sur  la 

DICT.    DIÎ    TIIÉOL.    CAT1I0L. 


croix.  La  seconde  opinion  que  Ratramne  qualifie 
d'erreur  est  celle  de  Radbert,  et  elle  est  bien  connue; 
quant  à  la  première,  il  semble  qu'elle  ait  été  inventée 
pour  la  symétrie,  pour  permettre  à  Ratramne  de  situer 
sa  propre  pensée  dans  un  juste  milieu.  Pour  lui,  en 
effet,  il  est  absurde  de  parler  de  «  corps  et  de  sang  »  du 
Christ  si,  après  la  consécration,  il  n'y  a  sur  l'autel  rien 
de  changé,  ces  mots  alors  n'auraient  plus  qu'un  sens 
métaphorique  sans  objet  réel,  ne  serait-ce  pas  là  un 
rationalisme  inavoué,  conservant  le  vocabulaire  chré- 
tien? Mais  d'autre  part,  la  réalité  cachée  sous  la  figure 
ne  saurait  être  le  corps  même  du  Christ  historique. 

En  effet,  le  corps  et  le  sang  du  Christ  dans  l'eucha- 
ristie sont  appelés  «  mystères  ».  Qu'est-ce  à  dire,  sinon 
qu'ils  paraissent  une  chose  aux  sens,  mais  qu'ils  en 
opèrent  une  autre  intérieurement  et  invisiblement? 
Sous  le  voile  des  choses  corporelles  une  «  vertu  divine  » 
est  cachée  :  legumenlo  corporalium  rerum  virtus 
divina  secrelius  salulem  accipienlium  /ideliter  dis- 
pensât. Col.  147  A.  L'eucharistie,  ressemblant  en  cela 
aux  autres  sacrements,  communique  donc  aux  fidèles 
une  réalité  secrète  qui  est  véritablement  divine.  Mais 
quelle  est  ici  plus  spécialement  la  «  puissance  divine  » 
communiquée,  qu'on  appelle  corps  et  sang  du  Christ? 

Ce  serait  une  grave  erreur  de  penser  que  c'est  le 
Christ  en  personne.  Prenant  dans  un  sens  tout  diffé- 
rent un  texte  de  saint  Ambroise  utilisé  par  Radbert, 
Ratramne  pose  cette  affirmation  :  «  Vraie  était  la 
chair  du  Christ  qui  fut  crucifiée,  mais  sacramentelle 
est  la  chair  du  Christ  que  nous  avons  dans  l'eucha- 
ristie :  vera  utique  caro,  quœ  crucijixa,  est,  quœ  sepulta 
est;  vere  ergo  carnis  illius  sacramentum.  Col.  150  A. 

Jésus  a  pu  donner  lui-même  son  corps,  précisément 
parce  qu'il  ne  donnait  pas  l'être  historique  de  ce  corps, 
de  son  corps  charnel,  vrai,  tangible,  sensible;  il  don- 
nait un  élément  spirituel  de  vie  pour  nourrir  en  nous 
ce  qui  est  spirituel  et  divin  :  donc,  quand  nous  disons 
que  nous  avons  le  corps  du  Christ,  il  faut  entendre  le 
mystère  d'une  présence  purement  spirituelle  :  l'eucha- 
ristie est  le  corps  du  Christ  en  ce  sens  que  l'Esprit  du 
Christ  devient  présent,  /il  (ou  s/7)  in  eo  spiritus  Chrisli, 
id  est,  diuini  potentia  Verài.  Col.  153  A.  Il  est  assez 
piquant  de  remarquer  (pie  toute  l'argumentation  de 
Ratramne,  augustinien  s'il  en  est,  est  empruntée  à 
saint  Ambroise;  c'est  qu'il  s'agit  de  retourner  contre 
Radbert  les  textes  de  l'évêque  de  Milan  allégués 
par  lui. 

Ratramne  n'est  donc  pas  «  symboliste  ».  Il  affirme 
une  présence  spirituelle,  une  présence  divine.  Mais  il 
faut  reconnaître  que  l'on  ne  voit  pas  très  bien  com- 
ment cette  présence  est  plus  réelle  dans  l'eucharistie 
que  dans  les  autres  sacrements  qui  contiennent  eux 
aussi  une  vertu  divine,  qui  réalisent  l'action  de 
l'Esprit  du  Christ  dans  l'âme  des  fidèles.  Il  semble 
bien  que  pour  lui  le  «  sacrement  »  ou  «  mystère  »  eucha- 
ristique ne  soit  qu'une  forme  particulière  de  l'action 
de  l'Esprit  dans  l'Église,  dont  il  est  dit  qu'elle  est  le 
corps  du  Christ.  Car,  si  Ratramne  se  fait  de  la  pré- 
sence eucharistique  une  idée  qui  paraît  trop  peu 
«  réaliste  »,  il  se  fait  des  «  sacrements  »  en  général  une 
idée  très  haute  :  le  secret  du  mystère  divin,  caché 
dans  les  choses  sensibles  est  adorable;  les  sacrements 
ne  sont  pas  seulement  des  signes,  ils  contiennent 
réellement  le  mystère  de  la  présence  et  de  l'action 
divine  dans  les  âmes,  et  l'on  conçoit  que  l'eucharistie 
apparaisse  ainsi  comme  le  mystère  par  excellence, 
celui  où  la  puissance  de  l'Esprit  du  Christ,  du  Verbe 
divin,    se    communique    davantage. 

La  comparaison  qu'il  établit  entre  baptême  et 
eucharistie  nous  permettra  de  mieux  saisir  sa  pensée. 
Dans  l'eau  du  baptême,  il  y  a  quelque  chose  de  sen- 
sible, un  élément  fluide,  sujet  à  la  corruption  et  qui 
n'est  capable  que  de  laver  le  corps  de  ceux  qu'on  y 


T. 


X!II 


57. 


1783 


RAT RAM NE 


1784 


plonge,  mais,  outre  cela,  il  y  a  au  dedans  de  cette  eau 
une  vertu  de  vie,  une  vertu  de  sanctification,  une 
vertu  d'immortalité  :  virlus  vitalis,  virlus  sunctifica- 
lionis,  virlus  immortaliledis.  Col.  136  A.  Cette  vertu  qui 
est  dans  l'eau  vient  directement  de  l'Esprit-Saint, 
lequel,  à  la  prière  du  prêtre,  a  communiqué  à  l'eau 
cette  efficacité  surnaturelle.  Dj  7iiême  le  corps  et  le 
sang  du  Christ  considérés  clans  leur  extérieur  et  en  sur- 
face sont  des  créatures  sensibles  et  corruptibles;  mais 
si  on  les  considère  par  rapport  à  la  vertu  du  mystère 
qui  est  en  eux,  ils  sont  aliment  de  vie  immortelle. 
Si  mysterii  per pendus  virtutem,  vita  est  parlicipantibus 
se  tribuens  immoTialitatem.  Col.  136  A.  H  y  a  donc 
dans  le  baptême  une  vie  mystérieuse  qui  nous  est 
communiquée,  cette  vie  est  entretenue  par  l'eucha- 
ristie; pour  indiquer  l'origine  de  cette  vie,  et  aussi  sa 
nature,  un  mot  revient  comme  un  leit-motiv  :  virlus 
divina  :  c'est  une  réalité  divine,  toute  spirituelle. 

Interprétant  à  la  lettre  le  texte  de  saint  Paul  : 
omnes  in  Mose  baptizali  sunt  in  nubc  et  in  mûri,  et 
omnes  eamdem  escam  spiritualem  manducaverunl... 
(I  Cor.,  x,  1-14),  Ratramne  n'hésite  pas  à  affirmer  que 
les  Hébreux  participèrent  réellement  à  celte  «  puis- 
sance spirituelle  »  qui  est  contenue  dans  nos  sacre- 
ments, quonium  inerut  corporeis  illis  substantiis  spi- 
ritualis  Verbi  poleslas,  col.  137  B;  ...nimirum  ipsam 
qunm  hodie  populus  credentiun  in  Ecclesia  mundu  :al  et 
bibit.  Col.  138  A. 

Dans  ces  conditions,  il  n'est  plus  nécessaire  de  par- 
ler de  «  mutation  »  ou  de  «  conversion  ».  Le  pain  et  le 
vin  ne  subissent  aucun  changement,  ils  restent  ce 
qu'ils  sont,  l'eucharistie  n'est  aucunement  un  miracle 
matériel,  mais  sous  le  voile  de  ces  créatures  matérielles 
se  réalise  le  mystère  divin  auquel  on  a  donné  le  nom 
de  corps  et  de  sang  du  Christ.  Il  suit  de  là  également 
que  la  messe  sans  la  présence  corporelle  du  Christ  ne 
peut  être  qu'une  action  de  grâces,  une  commémorai- 
son  du  sacrifice  passé,  un  rappel  de  l'unique  oblation 
offerte  au  Calvaire.  Voir  art.  Messe,  col.  1014  sq. 

Étant  données  les  idées  qu'il  soutenait,  le  petit 
traité  de  Ratramne  devait  avoir  une  destinée  assez 
complexe.  Au  xe  siècle,  il  est  encore  cité  sous  le  nom 
de  son  auteur  par  l'écrivain  anonyme  de  l'opuscule  : 
Sicut  unie  nos  dixil  quidum  supiens.  Après  avoir 
rappelé  la  composition  du  traité  de  Paschase  Rad- 
bert,  l'anonyme  marque  en  effet  l'opposition  que 
celui-ci  rencontra  de  la  part  de  Raban  Maur,  dans  sa 
lettre  à  l'abbé  Égilon,  et  de  Ratramne  dans  un  petit 
livre  adressé  au  roi  Charles.  P.  L.,  t.  c.xxxix,  col.  179  D. 
L'anonyme  s'efforce  d'ailleurs  d'atténuer  la  différence 
entre  les  thèses  soutenues  de  part  et  d'autre.  A  partir 
de  ce  moment,  le  De  corpore...  de  Ratramne  ne  sera 
plus  cité  sous  son  nom  que  par  deux  auteurs  du 
Moyen  Age.  Sigebert  de  Gembloux  (t  1112)  lui  fait 
une  place  dans  ses  Scriptores  ecclesiastici,  a.  95  :  Ber- 
trumus  (des  mss.  lisent  Ratramus)  lihrum  scripsit  «  De 
corpore  et  sanguine  Domini  •>  et  ud  Carolum  librum 
«  De  prœdeslinutionc  ».  P.  L.,  t.  c.i.x,  col.  569.  Peu  de 
temps  après  l'Anonymus  Mellicensis,  vers  1135, 
s'exprime  ainsi  :i  son  sujet  :  Rulrumnus,  vir  dodus, 
scripsit  libellum  cuidam  principi  «  De  corpore  cl  san- 
guine Domini  »,  a  cujus  llbelli  intérim  laude  cessamus, 
donec  perlecto  a.  si  furie  ud  manum  veneril,  an  sanœ 
et  callwlicœ  fidei  concordel  agnoscamus.  P.  L.,  t.  ccxiii, 
col.  961.  Cette  notice  semble  indiquer  que  l'anonyme 
a  eu  vent  de  quelques  discussions  sur  le  compte  de 
l'ouvrage. 

En  fait  l'opuscule  de  Ratramne  avait  été  condamné 
une  centaine  d'années  auparavant,  mais  sous  un  autre 
nom.  Lors  de  la  controverse  bérengarienne,  il  circu- 
lait en  effet  sous  le  nom  de  Jean  Scot  (Érigène). 
Bérenger  dans  son  argumentation  s'appuyait  sur  lui, 
et  tout  naturellement  le  livre  était  pris  à  partie  par  les 


adversaires  catholiques  de  l'écolàtre  de  Tours,  en  par- 
ticulier par  Lanfranc.  Aussi  fut-il  condamné  au 
concile  de  Verceil,  tenu  par  le  pape  saint  Léon  IX,  en 
septembre  1050.  Voir  les  références  dans  Jafîé, 
Regesta  PP.  RR.,  post  n.  4233. 

Au  début  de  la  Renaissance,  Trithème  fait  mention 
du  livre  et  de  l'auteur,  qu'il  appelle  Rertrame;  mais 
la  façon  dont  il  en  parle  ne  semble  pas  indiquer  qu'il 
ait  eu  en  main  l'ouvrage;  il  recopie  simplement  la 
notice  de  Sigebert  de  Gembloux.  Voir  P.  L.,  t.  c.xxr, 
col.  11-12.  Comment  le  bienheureux  Jean  Fisher, 
évèquc  de  Rochester,  en  eut-il  connaissance,  c'est  ce 
que  nous  ne  saurions  dire:  le  fait  est  qu'il  allègue  au 
moins  le  nom  de  Ratramne  et  de  son  traité  dans  la 
préface  de  son  De  verilale  corporis  et  sunguinis  Christi 
in  eucliarisliu,  Cologne,  1527.  Mais,  quand  le  texte  de 
Ratramne  eut  été  publié  à  Cologne,  en  1532,  et  que  des 
traductions  en  langue  vulgaire  en  eurent  facilité  la 
diffusion,  les  protestants  s'en  emparèrent,  trouvant 
dans  Ratramne  un  de  ces  premiers  «témoins  de  la  vé- 
rité »,  comme  ils  disaient,  entendons  un  précurseur  de 
leurs  négations.  Les  catholiques  lui  firent,  on  le  com- 
prend, mauvais  accueil  et  plusieurs  émirent  l'idée  que 
l'on  avait  affaire  soit  avec  un  faux  d'origine  protes- 
tante, soit  avec  l'ouvrage  perdu  de  Jean  Scot,  lequel, 
ayant  laissé  une  réputation  assez  fâcheuse,  pouvait 
être  plus  facilement  réputé  coupable.  Le  traité  fut 
inscrit  à  l'Index  de  1559.  Le  xvne  siècle  amena  une 
réaction.  En  1655,  Jacques  de  Sainte-Beuve,  profes- 
seur royal  en  Sorbonne,  entreprit  dans  son  cours  la 
réhabilitation  de  Ratramne.  Profitant  de  ses  travaux, 
l'abbé  Jacques  Boilcau  (frère  du  poète),  donna  en  1680 
une  édition  du  traité  avec  une  traduction  française  et 
des  notes  copieuses.  C'est  une  traduction  latine  de 
cette  édition,  parue  en  1712,  et  complétée  par  une 
série  de  dissertations  dirigées  contre  Hardouin,  qui 
est  reproduite  dans  P.  L.,  t.  cxxi.  Le  souci  de  retirer 
aux  protestants  l'appui  de  Ratramne  — -  nous  sommes, 
il  ne  faut  pas  l'oublier,  à  l'époque  de  la  Perpétuité  de 
In  foi  calholique  —  a  empêché  l'abbé  Boileau  de  saisir 
la  vraie  pensée  de  l'auteur  qu'il  commente.  Sa  thèse 
essentielle,  à  savoir  que  Ratramne  polémique  non 
contre  Radbert,  mais  contre  un  auteur  inconnu  (où 
lioileau  veut  voir  l'Érigène),  est  radicalement  fausse 
et  les  efforts  qu'il  fait  pour  ramener  les  dires  du  moine 
de  Corbic  aux  alignements  de  la  théologie  moderne  se 
révèlent  inopérants.  C'est  donc  avec  beaucoup  de 
défiance  —  le  conseil  n'est  pas  inutile  —  qu'il  faut 
lire  les  notes  copieuses  qui  encombrent  le  bas  des 
colonnes  de  l'édition  de  Migne  et  plus  encore  les  disser- 
tations ex  professo  qui  suivent.  Même  en  tenant  compte 
du  développement  normal  du  dogme  chrétien,  il  est 
difficile  non  seulement  de  concilier  le  point  de  vue  de 
Ratramne  avec  celui  de  Radbert,  ce  qui  n'aurait 
somme  toute  qu'un  intérêt  secondaire,  mais  de  décer- 
ner à  Ratramne  un  brevet  d'orthodoxie  :  alors  qu'il 
croit  rester  fidèle  a  saint  Augustin,  Ratramne  apparaît 
en  dehors  du  mouvement  de  croissance,  d'explicitation 
par  la  pensée  chrétienne  du  mystère  eucharistique. 

3°  De  unima.  —  Deux  ouvrages  de  Ratramne  sont 
connus  sous  ce  titre.  Le  premier  a  été  signalé  par  Ma- 
billon  qui  nous  en  a  conservé  quelques  extraits.  Voir 
Mon.  Germ.  hist.,  Epist.,  I.  vi,  p.  153,  154.  Le  manu- 
scrit (pie  put  lire  Mabillon  est  perdu  :  nous  savons  que 
Ratramne  combattait  une  théorie  suivant  laquelle  une 
seule  àmc  serait  commune  à  tous  les  hommes. 

Le  second  De  unima  a  élé  publié  pour  la  première 
fois  par  dom  Wilmart  dans  la  Revue  bénédictine, 
juillet  1931,  d'après  un  ms.  de  Corpus  Christi  Collège 
à  Cambridge.  Le  destinataire  de  ce  traité  semble  avoir 
été  Charles  le  Chauve.  «  Le  roi  des  Francs,  dit  dom 
Wilmart,  vers  l'année  850,  au  lendemain  du  synode  de 
Quierzy,  doit  avoir  consulté  les  gens  d'Église  au  sujet 


1785 


RATRAMNE 


17  SU 


de  diverses  questions  soulevées  plus  ou  moins  directe- 
ment par  l'affaire  de  Godesealc.  La  seconde  de  ces 
questions  aurait  eu  pour  objet  la  nature  de  l'âme.  » 
P.  208.  Ratramne  démontre  donc,  à  l'aide  de  textes 
patristique  set  de  raisonnements  personnels,  que  l'âme 
humaine  n'est  pas  corporelle,  il  suit  de  là  qu'elle  n'est 
pas  localisée.  Ce  dernier  point  demande  des  précisions; 
Ratramne  semble  dire  que  l'âme  n'est  pas  circons- 
crite et  comme  enfermée  dans  son  corps,  puisque  la 
pensée  humaine  n'est  limitée  ni  par  le  temps  ni  par 
l'espace  :  son  argumentation  et  les  témoignages  allé- 
gués démontrent,  dit-il,  inlocalitatem  animée  et  incir- 
cumscriptionem.  Cette  philosophie  ne  fut  pas  du  goût 
de  tout  le  monde,  et  de  Reims,  peut-être  d'Hincmar 
lui-même,  partit  une  réfutation  de  ce  second  point  : 
on  doit  admettre  que  l'âme  est  incorporelle,  mais  elle 
n'en  est  pas  moins  «  dans  son  corps  »  et  elle  en  subit  la 
limitation. 

4°  De  nativilate  Christi  (P.  L.,  t.  cxxi,  col.  81-102). 
—  Cet  opuscule  se  présente  encore  sous  un  autre 
titre  :  De  eo  quod  Chrislus  de  Virgine  natus  est.  Il  étudie 
non  pas  le  problème  de  la  conception  virginale  de 
Jésus  par  l'opération  de  l'Esprit-Saint,  mais  le  «  com- 
ment »  de  la  «  naissance  »  virginale  de  Jésus.  Ratramne 
nous  avertit  en  effet  dans  son  introduction  qu'une 
opinion  étrange  venait  de  se  répandre  en  Allemagne, 
d'après  laquelle  Jésus,  pour  respecter  la  virginité  de 
sa  mère,  serait  sorti  de  son  sein  d'une  manière  tout  à 
fait  extraordinaire  (quelques-uns  disaient  :  par  l'ais- 
selle). Ratramne  estima  que  cette  opinion,  si  elle  se 
répandait,  pourrait  provoquer  une  véritable  hérésie  : 
on  conclurait  en  effet,  de  ces  considérations  fabuleuses, 
à  la  non-naissance  du  Christ  et  la  vérité  de  l'incarna- 
tion serait  compromise.  Pour  lui,  puisque  le  Christ 
eut  réellement  un  corps  humain,  une  nature  humaine, 
il  dut  naître  à  la  manière  des  hommes  :  per  uleri  /«- 
nuarn,  aperlo  utero.  Autrement,  Marie  ne  pourrait  pas 
être  sa  mère;  il  n'y  a  d'ailleurs  rien  d'impur  et  de  cho- 
quant dans  l'œuvre  de  Dieu,  là  où  le  péché  n'est  pas 
intervenu.  La  virginité  perpétuelle  de  Marie  consiste 
donc  en  ceci  qu'elle  ne  connut  jamais  le  commerce  char- 
nel, ni  avant  ni  après  la  naissance  de  Jésus.  On  peut 
voir  à  l'article  Radbert  comment  cette  opinion  ne 
satisfit  point  l'ancien  abbé  de  Corbie,  et  comment  il  y 
répondit,  dans  le  sens  conforme  à  la  doctrine  catho- 
lique. 

5°  De  prœdeslinalione  Dei  libri  duo  (P.  L.,  t.  cxxi, 
col.  13-80).  ■ —  La  controverse  prédestinatienne  est 
certainement,  parmi  les  controverses  théologiques 
du  ixe  siècle,  celle  qui  présenta  la  plus  vive  ardeur, 
dura  le  plus  longtemps  et  mit  aux  prises  le  plus  d'an- 
tagonistes. Parmi  ceux-ci,  Ratramne  tient  une  place 
importante  aux  côtés  de  Gottschalk  contre  l'arche- 
vêque de  Reims  Hincmar.  Nous  n'avons  pas  à  racon- 
ter en  détail  et  à  suivre  toute  l'histoire  de  la  querelle, 
mais  seulement  à  situer  les  interventions  de  Ratramne. 
Voir  l'art.  Prédestination,  §  IV,  La  controverse  du 
IJP  siècle,  t.  xn,  col.  2901-2935. 

Gottschalk,  livré  à  Hincmar  par  l'archevêque  de 
Mayence  Raban  Maur,  condamné  par  un  synode  de 
Mayence  et  par  un  synode  de  Quierzy,  était  empri- 
sonné au  monastère  de  Hautvillers,  sous  la  garde  de 
l'archevêque  de  Reims.  La  surveillance  sans  doute 
n'était  pas  très  stricte,  puisque  le  prisonnier,  utilisant 
ses  loisirs  à  étudier  les  problèmes  théologiques,  pou- 
vait communiquer  avec  quelques-uns  des  meilleurs 
théologiens  du  moment,  et  ainsi,  au  désespoir  d'Hinc- 
mar, continuer  à  répandre  ses  idées.  Parmi  ses  corres- 
pondants et  amis  figurait  en  bonne  place  Ratramne. 
Nous  en  avons  pour  témoignage  le  Carmen  ad  Ratram- 
num  de  Gottschalk  qui  montre  une  amitié  ancienne 
qu'il  faut  faire  remonter  à  l'époque  où  Gottschalk 
était  à  Corbie.  Texte  de  Gottschalk  dans  Mon.   Germ. 


hist.,  Poetœ,  t.  m,  p.  735  sq.  Vn  autre  moine  de  Corbie, 
Gislemar  était  en  relations  avec  lui  et  nous  savons  par 
Hincmar  lui-même  que  Gottschalk  lui  écrivit  au  sujet 
de  la  prédestination.  Hincmar  crut  donc  nécessaire  de 
mettre  en  garde  les  «  simples  »  de  son  diocèse  contre 
les  erreurs  de  son  prisonnier;  puis  il  consulta  plusieurs 
théologiens.  Il  n'est  pas  probable  que  Ratramne  fut 
consulté  :  mais,  ayant  eu  connaissance  de  l'écrit  d'Hinc- 
mar et  de  la  réponse  que  Gottschalk  lui  avait  déjà 
faite  dans  sa  Confessio  prolixior,  il  entra  dans  la  que- 
relle par  une  lettre  ad  amicum,  c'est-à-dire  à  Gottschalk. 
Cette  lettre  est  perdue,  mais  nous  savons* qu'elle  déplut 
vivement  à  Hincmar  qui  en  écrivit  à  Raban  Maur. 
Cf.  Raban  Maur,  Epislola  ad  Hincmarum,  P.  L.,  t.  cxn, 
col.  1522  R.  Charles  le  Chauve  était  au  courant  de 
l'affaire  de  Gottschalk,  il  eut  donc  l'idée  de  s'informer 
auprès  de  Loup  de  Ferrières,  et  aussi  de  Ratramne  qu'il 
avait  déjà  consulté  sur  l'eucharistie.  La  réponse  de 
Loup  fut  défavorable  à  Hincmar  et  celle  de  Ratramne 
plus  encore. 

Hincmar  sans  doute  ne  se  faisait  pas  d'illusion  sur 
les  dispositions  de  Ratramne  à  l'égard  de  sa  doctrine 
et  il  ne  voyait  pas  d'un  très  bon  œil  le  crédit  dont  ce 
moine  jouissait  auprès  de  Charles  le  Chaîne.  Un  peu 
auparavant,  en  819.  la  nomination  de  l'évêque 
d'Amiens,  Hilmerade,  avait  provoqué  le  mécontente- 
ment de  l'archevêque;  la  compétence  doctrinale  de 
l'évêque  était  en  effet  quelque  peu  douteuse,  aussi 
Loup  de  Ferrières  écrivit -il  à  Ratramne  pour  lui 
recommander  de  lui  rendre  tous  les  services  qu'il 
pourrait  dans  cet  ordre,  et  il  avait  déjà  écrit  à  Hinc- 
mar dans  le  même  sens,  P.  L.,  t.  exix.  col.  540;  il  est 
probable  que  l'archevêque  ne  fut  rassuré  ni  sur  l'ortho- 
doxie de  son  suffragant,  ni  sur  celle  du  théologien 
qu'on  lui  donnait  comme  conseiller. 

Ratramne  donc,  consulté  par  Charles  le  Chauve, 
rédigea  en  850  les  deux  livres  De  prœdeslinatione.  Cet 
ouvrage  nous  montre  clairement  sa  méthode  de  tra- 
vail habituelle.  Tout  d'abord,  il  s'efforce  de  suivre 
la  ligne  de  la  tradition  par  une  suite  de  citations  choi- 
sies avec  soin.  C'est  ainsi  que  nous  voyons  figurer 
dans  l'argumentation  non  seulement  saint  Augustin, 
comme  il  est  naturel  de  l'attendre,  mais  saint  Grégoire 
le  Grand,  Prosper  d'Aquitaine,  Salvien,  Fulgence  de 
Ruspe  et  Isidore  de  Séville.  Après  qu'il  a  fait  le  recen- 
sement des  textes,  il  pose  en  manière  de  conclusion 
sa  synthèse  personnelle,  et  elle  est  toute  favorable 
à  Gottschalk  :  Il  faut  croire  à  une  double  prédesti- 
nation, l'une  pour  les  élus,  l'autre  pour  les  réprouvés. 
La  prédestination  de  ces  derniers  n'est  pas  au  péché 
mais  à  la  peine  due  au  péché  qu'ils  ont  commis  libre- 
ment. En  effet,  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  bon  dans 
les  actes  humains  doit  être  attribué  à  la  grâce  de  Dieu  : 
les  bonnes  œuvres  et  le  salut  qui  en  est  la  suite  sont  le 
résultat  de  sa  bienveillance  toute  gratuite,  Dieu  ayant 
voulu  d'un  vouloir  éternel,  immuable,  antécédent  à  la 
prévision  de  tout  mérite,  tirer  tel  et  tel  de  la  masse  de 
damnation  dans  laquelle  la  faute  originelle  a  jeté  tous 
les  hommes.  Les  autres,  les  réprouvés  ont  été  simple- 
ment laissés  à  eux-mêmes,  à  leur  libre  arbitre,  à  leurs 
péchés  volontaires,  mais  ils  ne  sauraient  échapper  a 
Dieu  qui,  connaissant  de  toute  éternité  les  péchés  qu'ils 
commettent  librement,  dispose  en  conséquence  leur 
sort  éternel  et  ses  propres  plans  sur  le  monde.  La  que- 
relle prédestinatienne  se  prolongea,  mais  nous  ignorons 
si  Ratramne  y  intervint  encore. 

6°  Contra  Grsecorum  opposila  libri  quatuor  (P.  L  , 
t.  cxxi,  col.  223-346).  —  En  867,  au  lendemain  de  la 
violente  offensive  de  Photius  contre  Rome,  le  pape 
Nicolas  1er  avait  envoyé  une  lettre  simultanément  aux 
évêques  des  Gaules  et  à  ceux  de  Germanie  pour  leur 
demander  la  solution  des  difficultés  théologiques,  sou- 
levées par  les  Orientaux  et  spécialement  la  question 


1787 


RATRAMNE 


RAUSCHER 


1788 


du  Filioquc.  Cf.  Jaflé,  n.  2879-2883.  Dans  la  province 
de  Reims,  nous  savons  qu'Odon,  évêque  de  Beauvais, 
ancien  moine  de  Corbie  écrivit  sur  la  question.  Ra- 
tramne  laisse  entendre  qu'il  fut  sollicité  d'écrire  lui 
aussi,  mais  nous  ne  savons  par  qui. 

Ratramne  remarque  d'abord  qu'il  est  toujours 
gênant  pour  une  Église  que  les  empereurs  se  mêlent 
d'intervenir  et  de  légiférer  en  matière  dogmatique. 
Sur  le  Filioquc,  il  s'applique,  suivant  sa  manière  habi- 
tuelle, à  montrer  par  des  citations  des  Pères  grecs  que 
les  Latins  ont  tout  à  fait  raison  d'enseigner  que  le 
Saint-Esprit  procède  à  la  fois  du  Père  et  du  Fils  et 
non  du  Père  seulement.  Il  passe  ensuite  en  revue  la 
masse  des  griefs  plus  ou  moins  ridicules  que  les  Orien- 
taux accumulent  contre  les  Occidentaux.  Parmi  ceux- 
ci,  la  justification  du  célibat  ecclésiastique  occupe 
une  place  importante.  Enfin,  il  démontre  par  des 
considérations  scripturaircs,  patristiques,  historiques, 
que  la  primauté  de  l'Église  n'a  pas  passé  de  Rome  à 
Constantinople  avec  l'Empire. 

7°  Epistola  de  cynocephalis  (P.  L.,  t.  cxxi,  col.  1153- 
1156;  mieux  dans  .lion.  (ierm.  hist.,Epist.,t.vi,  p.  155). 
- —  Cette  lettre  adressée  à  Rimbert  prêtre,  sans  doute 
le  disciple  de  saint  Anschaire,  et  qui  devint  après  lui 
archevêque  de  Brème,  et  écrivit  la  vie  de  son  maître, 
indique  que  toute  une  correspondance  s'était  échan- 
gée sur  le  sujet  des  cynocéphales,  dont  il  est  question 
dans  la  «  Cité  de  Dieu  »  de  saint  Augustin,  1.  XVI, 
c.  vin.  Ces  êtres  étranges  auraient  la  tête  et  l'aboie- 
ment du  chien  et  le  reste  du  corps  comme  les  hommes. 
Rimbert  en  a-t-il  jamais  rencontré?  Sont-ils  des 
humains  ou  des  bêtes?  Rimbert  a  répondu  qu'il  avait 
entendu  dire  que  ces  êtres  présentaient  plus  d'intelli- 
gence que  les  animaux  n'en  peuvent  montrer  et 
Ratramne  d'après  ses  indications  conclut  qu'en  effet, 
il  y  a  en  eux  plus  que  l'instinct  animal  :  quod  agricul- 
luram  exercent,  quod  ex  frugum  messione  colligitur; 
quod  verenda  non  besliarum  more  deleganl,  sed  humane 
vêlent  verecundia,  quod  in  usu  tegminis  non  solum  pelles 
verum  etiam  vestes  eos  habere  scripsistis;  hœc  omnia 
ralionalem  quodammodo  tesli/icari  videntur  eis  inesse 
animam.  S'il  en  est  ainsi  on  ne  saurait  douter  qu'ils  ne 
descendent  d'Adam.  La  lettre  est  curieuse  à  bien  des 
points  de  vue. 

Pour  l'ensemble  de  la  bibliographie  se  référer  à  l'art. 
Radbkrt  ;  tous  les  ouvrages  qui  y  sont  cités,  traitent  plus  ou 
moins  de  Ratramne. 

De  l'œuvre  de  Ratramne,  c'est  le  De  corpore  et  sanguine 
Domini,  qui  a  été  connu  le  premier,  il  paraît  à  Cologne,  1532  : 
Berlrami  pr.sbglcri  de  corpore  et  sanguine  t'omini  ad  Caro- 
litm  Magnum  (sic),  le  texte,  reproduit  plus  ou  moins  fidèle- 
ment, a  été  traduit  en  allemand,  en  néerlandais. en  français 
et  en  anglais;  on  trouvera  une  ennuierai  ion  sommaire  des 
diverses  éditions  dans  Fabricius,  Dibl.  med.  et  infini,  lutin., 
t.  H,  reproduit  dans  P.  /..,  t.  cxxi,  col.  0-10;  en  1608,  il  est 
inséré  par  S.  Goulart,  dans  le  Catalogus  teslium  neritatis, 
col.  1657-1 075;  l'édition  latine  de  .I.Boileau  est  de  1712,  c'est 
celle  qui  est  reproduite  dans  P.  L.  — ■  Le  De  prœdestinutionc 
paraît  d'abord  dans  les  Vindiciœ  preedeslinaiionis  de  Mau- 
guln,  1. 1,1650,  d'où  il  passe  dans  la  Bibtiolh.  maxima  Palrum 
de  Lyon,  t.  xv,  et  de  la  dans  P.  L.;  c'est  6  I..  d'Achery  que 
l'on  doit  l'édition  du.  De  nalivltate  Chrisii  cl  du  Contra  Grsecos 
dans  Spicilegium,  1. 1,  p.  52  sq.,  63  sq.  Il  n'y  a  pas  d'éditions 
critiques  récentes  à  signaler  en  dehors  des  publications 
d'inédits  par  dom  Wilmart,  et  des  lettres  rassemblées  dans 
Mon.  Ccrm.  hlst.,  Epist.,  t.  vi,  p.  140-161. 

II.  Peltier. 

RAUSCHER  Joseph-Othmar,  archevêque  de 
Vienne  et  cardinal  (1707-1875).  Né  à  Vienne,  le 
(i  octobre  1797,  d'une  famille  de  hauts  fonctionnaires, 
il  fit  ses  premières  études  à  Vienne  même,  où  il  se  des- 
tina d'abord  a  la  carrière  du  droit.  Amené  à  l'état 
ecclésiastique  par  l'action  de  saint  Clément  Hofbauer, 
il  émigra  de  la  faculté  de  droit  à  celle  de  théologie  et 
fut  ordonné  prêtre  en    1X23.   Après   un   passage  très 


court  dans  le  ministère  pastoral,  il  fut,  en  1826, 
nommé  professeur  de  droit  canonique  et  d'histoire 
ecclésiastique  au  lycée  de  Salzbourg,  dont  il  devint  rec- 
teur en  1830.  Appelé  à  Vienne  en  1832  pour  diriger 
l'Académie  orientale,  école  préparatoire  à  la  carrière 
diplomatique  et  consulaire,  il  devait  entrer  en  des  rela- 
tions assez  suivies  avec  la  haute  administration;  en 
1814,  il  fut  chargé  de  donner  l'enseignement  philoso- 
phique à  l'archiduc  François-Joseph,  le  futur  empe- 
reur, et  à  ses  deux  frères.  C'était  le  chemin  des  hon- 
neurs; ceux-ci  lui  vinrent  rapidement.  En  1849,  l'ar- 
chevêque de  Salzbourg,  Schwarzenberg,  le  faisait 
prinec-évêque  de  Scckau.  Quatre  ans  après,  l'empe- 
reur François-Joseph  l'appelait  au  siège  archiépis- 
copal de  Vienne,  1853,  et  Pie  IX  lui  donnait  la  pour- 
pre en  1855.  Ce  fut  le  cardinal  Rauscher  qui  négocia, 
avec  pleins  pouvoirs,  le  concordat  autrichien  de  1855, 
d'abord  à  Vienne,  puis  à  Rome.  Ce  traité  entendait 
mettre  fin  au  joséphisme,  qui  avait  dominé  à  Vienne 
pendant  toute  le  première  moitié  du  xixe  siècle;  il 
reconnaissait  le  droit  pour  l'Église  de  porter  des  ordon- 
nances, sans  avoir  besoin  de  recourir  à  l'État,  admet- 
tait son  droit  en  affaires  matrimoniales,  lui  accordait 
la  direction  de  l'enseignement  primaire  et  secondaire. 
A  ces  diverses  causes  le  cardinal  consacra  une  bonne 
partie  de  son  activité.  Très  opposé  à  ce  que  l'on  appe- 
lait alors  les  idées  libérales,  il  voyait  l'idéal  dans  une 
collaboration  étroite  de  l'État  et  de  l'Église,  à  qui 
l'État  reconnaîtrait  une  certaine  supériorité.  Absolu- 
tiste d'autre  part,  il  ne  comprenait  guère  qu'une  mo- 
narchie à  peu  près  sans  contrôle,  et,  pour  ce  qui  regar- 
dait la  situation  de  l'Autriche  à  ce  moment,  il  faisait 
bon  marché  des  droits  des  diverses  nationalités  incor- 
porées dans  l'empire.  Le  réveil  même  du  nationalisme 
hongrois  lui  inspirait  de  la  défiance.  Hostile  à  la 
Prusse  protestante,  il  fut  durement  affecté  par  les 
événements  de  1866;  volontiers  il  eût  interdit  à  ceux 
qui  dépendaient  de  lui  de  faire  cause  commune  avec 
les  catholiques  allemands.  Il  vécut  assez  pour  connaî- 
tre l'échec  des  grandes  idées  qu'il  avait  défendues,  en 
particulier  il  vit  en  1870  la  rupture  du  concordat  dont 
il  avait  été  le  grand  artisan. 

Sans  être  ultramontain  au  sens  précis  du  mot,  il  a 
fait  beaucoup  pour  introduire  dans  la  double  monar- 
chie, en  réaction  contre  le  joséphisme  de  l'âge  anté- 
rieur, un  esprit  moins  éloigné  des  tendances  générales 
du  catholicisme  romain.  Cela  ne  l'empêcha  pas,  lors 
du  concile  du  Vatican,  de  faire  partie  de  la  fraction 
antiinfaillibilistc.  Les  Observationes  de  infallibiliiatis 
Ecclesiœ  subjecto,  publiées  par  lui  à  Naples  et  à  Vienne 
en  1870,  font  surtout  état  des  divers  faits  historiques 
que  l'on  pouvait  alléguer  contre  l'infaillibilité  »  sépa- 
rée »  du  pape  (affaires  de  Vigile,  d'Honorius;  réordi- 
nations  pratiquées  par  certains  papes;  décisions  prises 
par  d'autres  dans  les  affaires  mixtes  relatives  à  l'Église 
et  à  l'État).  Au  scrutin  du  13  juillet  il  vota  non  placet 
et,  comme  les  évêques  de  la  minorité,  rentra  aussitôt 
dans  son  diocèse.  Mais  c'est  vainement  que  les  vieux 
catholiques  auraient  compté  sur  lui;  dès  le  8  août, 
il  faisait  publier  dans  le  périodique  diocésain  la  consti- 
tution Pastor  ivternus.  Le  cardinal  survécut  encore 
quelques  années  au  concile,  il  mourut  le  24  novem- 
bre 1875.  Il  laissa  à  Vienne  et  en  Autriche  le  souvenir 
d'un  prélat  très  intelligent,  fort  instruit,  d'une  culture 
générale  dépassant  de  beaucoup  la  moyenne  de  ses 
collègues  de  l'épiscopal,  autoritaire,  un  peu  distant 
aussi;  malgré  sa  générosité  qui  était  très  grande  et  sa 
vertu  qui  était  très  réelle,  il  s'était  acquis  plus  d'admi- 
ration que  de  sympathie. 

Jeune  professeur  il  avait  commencé  la  publication 
d'une  Geschichte  der  christlichen  Kirchc,  dont  deux 
volumes  (jusqu'à  Justinien)  parurent  à  Sulzbach, 
1829;   celle  publication  ne  fut   pas  continuée;  dom 


1789 


RAUSCHER 


RAUTENSTRAUCH 


1790 


Célestin  Wolfsgruber  a  donné,  en  1898,  un  Augustinus, 
Paderborn,  1  vol.,  952  p.,  étude  assez  ample  sur  la 
vie,  l'œuvre,  la  doctrine  de  saint  Augustin,  arrangée 
d'après  les  papiers  laissés  par  le  cardinal.  Le  même 
éditeur  a  publié  de  la  même  manière,  en  1891,  à  Saul- 
gau  (Wurtemberg)  une  Darstellung  der  Philosophie, 
qui  représente  vraisemblablement  les  leçons  données 
au  futur  François-Joseph.  Le  reste  des  publications 
du  cardinal  appartient  à  son  activité  pastorale.  On  a 
fait  longtemps  état  de  ses  deux  opuscules  :  Anwcisung 
fur  die  geistlichen  Gerichle  in  Œsterreich  bezùglich  der 
Ehesachen  et  Die  Ehe  und  das  zweite  Hauplstùck  des 
bùrgerlichen  Gesetzbuches,  Vienne,  1868,  sorte  d'apo- 
logie ou  de  commentaire  de  VAmveisung.  Ses  œuvres 
pastorales  ont  été  réunies  à  diverses  reprises;  l'édition 
complète,  Vienne,  1875-1889  compte  9  volumes. 
Beaucoup  de  ses  opuscules  ont  été  publiés  séparé- 
ment :  citons  au  moins  :  Der  Papst  und  Italien,  1860; 
Der  Staat  ohne  Gotl,  1865,  sorte  de  commentaire  du 
Syllabus  de  Pie  IX;  Œsterreich  ein  katholischer  Staat, 
1866;  Das  allgemeine  Concil,  1870. 

Il  y  a  une  biographie  considérable  :  C.  Wolfsgruber,  Jo- 
seph Ollimnr  Cardinal  Rauscher,  Fribourg-en-B.,  1888 
(tourne  volontiers  au  panégyrique)  ;  il  faut  encore  lire  la 
notice  de  von  Schulte,  qui  donne  quelques  souvenirs  person- 
nels, dans  Allgemeine  deutsche  Biographie,  t.  xxvii,  1888, 
p.  449-457,  parue  antérieurement  au  volume  précédent; 
Hurter,  Komenclalor,  3e  éd.,  t.  v  b,  col.  1027. 

É.  Amann. 

RAUTENSTRAUCH  (Franz  Stephan  von) 
naquit  à  Platten  en  Bohême,  le  26  ou  le  29  juillet  1 734  ; 
il  entra  assez  jeune  dans  l'ordre  bénédictin,  au  monas- 
tère de  Braunau,  où  il  fit  profession  le  14  novembre 
1751,  et  fut  ordonné  prêtre  le  15  octobre  1758.  Puis  il 
étudia  le  droit  canonique  à  Prague  où  il  prit  le  doc- 
rat  en  théologie.  Il  enseigna  ensuite  à  ses  confrères 
de  Braunau  la  philosophie,  puis  le  droit  canonique  et 
la  théologie.  Ses  premières  publications  de  droit  cano- 
nique, qui  datent  de  1769,  faillirent  être  condamnées 
à  Borne  sur  la  demande  de  l'archevêque  de  Prague, 
Antoine  Prichowsky;  mais  elles  lui  valurent  à  Vienne 
une  médaille  d'or  de  la  grande  Marie-Thérèse,  qui  jeta 
les  yeux  sur  ce  religieux  pour  réformer  les  études  clé- 
ricales dans  l'Empire.  Ces  premières  marques  de  fa- 
veur l'encouragèrent  à  approfondir  les  questions 
canoniques,  laissées  en  jachère  en  Allemagne  depuis 
la  fin  des  disputes  du  Moyen  Age,  tout  spécialement 
celles  qui  concernent  les  rapports  de  l'Église  et  de 
l'État.  En  1773,  prenant  parti  définitivement  en 
faveur  de  l'empereur,  il  publia  une  dissertation  lui 
reconnaissant  le  droit  de  retarder  l'âge  de  la  profes- 
sion solennelle  des  religieux. 

En  1773,  il  fut  nommé  abbé  de  son  monastère,  et 
la  même  année  ou  l'année  suivante,  directeur  de  la 
faculté  de  théologie  de  Prague,  et  aussi  assistant  de  la 
commission  impériale  des  études.  En  1774,  il  fut 
appelé  à  Vienne  avec  le  titre  de  recteur  de  la  Faculté 
de  théologie  et  de  président  de  la  section  des  cultes  à  la 
chancellerie.  Il  avait  en  même  temps  la  cure  de 
Wollstadt  en  Silésie  et  il  devint  visiteur  de  son  ordre 
dans  les  provinces  de  Silésie  et  de  Moravie.  En  1782, 
il  fut  nommé  par  Joseph  II  conseiller  de  la  chancel- 
lerie impériale.  Il  mourut  prématurément  à  Erlau  en 
Hongrie,  le  30  septembre  1785,  au  cours  d'une  visite 
qu'il  faisait  des  monastères  de  la  région. 

Cette  carrière  bien  remplie  fut  tout  entière  au  ser- 
vice du  joséphisme.  Inutile  d'y  chercher  des  chemi- 
nements préparatoires,  des  palinodies  ou  des  regrets 
tardifs  :  les  grands  ouvrages  de  Bautenstrauch 
énoncent  sereinement  la  même  doctrine  de  l'omnipo- 
tence de  l'État  sur  les  choses  d'Église  que  ses  pam- 
phlets ou  son  action  réformatrice.  Il  fallait  que  le 
nationalisme  fût  bien  envahissant  dans  ce  milieu  pour 


mettre  ainsi  des  œillères  à  un  esprit  clairvoyant  et 
réaliste,  à  un  religieux  exemplaire,  qui  chercha  de 
bonne  foi  les  progrès  du  royaume  de  Dieu. 

Œuvres.  —  On  a  de  lui  :  1°  un  opuscule  de  com- 
bat, qui  ouvrait  les  portes  des  monastères  aux  intru- 
sions impériales  :  De  jure  principis  prsefigendi  malu- 
riorem  professioni  monaslicœ  solemni  œlatem,  Pra- 
gue, 1773.  —  2°  Instiluliones  juris  ecclesiaslici  cum 
publici  tum  privali,  usibus  Germanise  accommodalœ  : 
c'était  la  somme  de  son  enseignement  à  l'abbaye  de 
Braunau,  dont  il  donna,  sous  des  titres  légèrement 
différents,  au  moins  trois  éditions  presque  identiques 
à  Prague,  en  1769,  1772  et  1774.  Une  fois  nommé  rec- 
teur de  la  faculté  de  théologie  de  Vienne,  il  résuma 
son  cours,  sous  forme  de  manuel  :  3°  Synopsis  juris 
ecclesiaslici,  Vienne,  1776;  puis  4°  Institution  facullalis 
theologicœ  Vindobonensis,  Vienne,  1778  :  c'était  un 
véritable  ratio  sludiorum  ecclesiasticorum,  mais  sous  une 
forme  encore  théorique  et  irénique.  —  5°  Toutes  diffé- 
rentes dans  leur  accent  et  leur  portée  pratique,  signa- 
lons en  allemand  l'Instruction  sur  l'organisation  des 
facultés  de  théologie  des  États  héréditaires  de  l'empereur, 
Vienne,  1776,  et  6°  l'Instruction  sur  l'établissement  des 
séminaires  généraux,  1784. 

Trois  autres  ouvrages  furent  donnés  aux  écoles 
cléricales  de  l'Empire  par  le  moine  réformateur,  les- 
quels ont  rapport  aux  autres  disciplines  théologiques; 
ce  sont  de  simples  sommaires,  sous  des  litres  modestes, 
mais  qui  gardent  leur  intérêt  :  ■ —  7°  Anleitung  und 
Grundriss  der  systematischen  dogmatischen  Théologie, 
Vienne,  1774;  —  8°  Instilulionum  hcrmeneulicarum 
Y.  T.  skiagraphia,  Vienne,  1775,  et  Prague,  1776,  où 
l'auteur  étudie,  non  seulement  l'Ancien  mais  aussi  le 
Nouveau  Testament;  —  9°  Patrologiœ  et  historiœ  litte- 
rariœ  theologicœ  conspeclus,   Vienne,   1786. 

Enfin,  dans  quatre  opuscules  datés  de  1782,  il  se  fit 
le  panégyriste  de  Joseph  II  et  des  concessions  arra- 
chées par  lui  au  pape  :  10°  Sur  le  voyage  du  pape  Pie  VI 
à  Vienne,  et  11°  Pourquoi  le  pape  Pie  VI  vient-il  à 
Vienne?  12°  Représentation  à  S.  S.  Pie  VI,  simple 
traduction  d'une  brochure  française  de  Delauris,  où 
l'auteur  demandait  au  pape  de  bannir  aussi  bien  la 
tyrannie  des  croyances  que  l'incrédulité;  13°  Consi- 
dérations patriotiques,  œuvre  personnelle  de  Bauten- 
strauch, où  il  dénie  au  pape  le  droit  de  paralyser  l'ac- 
tion réformatrice  de  l'empereur  Joseph  II. 

Dans  cette  production  considérable,  où  se  succè- 
dent des  ouvrages  d'ampleur  et  d'importance  très 
diverses,  on  peut  dire  que  les  plus  digues  d'attention 
à  notre  époque,  ce  sont  les  plus  courts.  En  effet,  dans 
les  lourds  traités  canoniques  du  début  de  son  ensei- 
gnement, le  savant  bénédictin  n'a  guère  fait  que 
mettre  en  relief  les  thèses  les  plus  caractéristiques  de 
Van  Espen  et  de  Fébronius,  avec  une  inconscience 
plus  grande  encore  des  droits  de  l'Église  et  du  pape 
dans  les  questions  mixtes.  Sur  ces  ouvrages  d'un  josé- 
phisme intégral,  les  canonistes  du  xixe  siècle  ont  été 
très  sévères  :  «  Sous  prétexte  de  mettre  le  droit  de 
l'Église  en  harmonie  avec  les  vues  confuses  du  droit 
public  de  cette  époque,  l'Église  devrait  être  entière- 
ment soumise  à  ce  qu'on  appelait  «  les  hautes  raisons 
«  de  l'État  »,  comme  une  sorte  d'institution  policière.  » 
Les  enseignements  pontificaux,  et  aussi  les  conces- 
sions plus  récentes  des  papes  nous  ont  montré  que  ces 
deux  forteresses,  qu'on  avait  crues  adverses  et  impé- 
nétrables, à  lire  les  traités  de  Bautenstrauch,  avaient 
des  fenêtres  et  devaient  se  constituer  des  ponts-levis. 

Bautenstrauch  seconda  les  vues  de  Joseph  II  plus 
encore  par  son  action  réformatrice  que  par  sa  doc- 
trine. A  l'instigation  de  l'empereur,  il  dressa  un  plan 
complet  d'enseignement  obligatoire  pour  les  clercs 
séculiers  et  réguliers,  sur  toute  l'étendue  de  l'Empire. 
Il  régenta,  comme  visiteur  impérial  des  monastères 


1791 


RAUTENSTRAUCH 


RAVECHET 


171)2 


bénédictins  et  comme  conseiller  de  la  commission  des 
études,  les  «  séminaires  généraux  »  de  Vienne,  de  l'est, 
de  Prague,  d'Inspruck  et  d'Olmûtz.  Si  d'autres  auxi- 
liaires de  Joseph  11  se  heurtèrent  en  Belgique  à  des 
résistances  victorieuses,  on  doit  dire  qu'avec  l'appui 
des  conseillers  de  l'empereur,  il  réussit  à  faire  accep- 
ter en  Autriche,  en  Hongrie  et  dans  sa  Bohême  natale 
les  idées  qu'il  avait  professées  à  Braunau,  en  177  1, 
dans  son  cours  de  droit  canonique,  et  qu'il  souligna 
encore,  deux  ans  plus  tard,  dans  sa  Synopsis  juris 
ecclesiaslici .  Par  ce  livre,  cependant,  il  ne  prétendit 
pas  supplanter  les  manuels  plus  faciles  d'Eybel  et  de 
Pehem,  les  deux  canonistes  officiels  de  l'université  de 
Vienne,  ni  les  livres  deRiegger,  qui  restèrent  classiques 
jusque  bien  après  la  mort  de  Joseph  II.  C'est  surtout 
par  son  action  personnelle  et  ses  écrits  de  circons- 
tance, que,  pendant  les  dix  dernières  années  de  sa  vie, 
il  se  fit  le  défenseur  convaincu  et  l'organisateur  d'un 
enseignement  canonique  qui  exagérait  les  droits  de 
l'État  au  détriment  de  ceux  de  l'Église.  Les  idées 
n'étaient  pas  neuves,  puisque,  comme  on  l'a  dit  a 
l'article  Joséphisme,  «  le  joséphisme  n'est  qu'une  des 
formes  du  gallicanisme  politique  :  il  ne  diffère  du  gal- 
licanisme des  parlementaires  français  que  par  une 
minutieuse  application  à  faire  passer  dans  le  domaine 
de  la  pratique  des  idées  que  les  légistes  gallicans  étu- 
diaient surtout  en  théorie  ».  Mais,  de  cette  mise  en 
pratique  systématique  et  tracassière,  le  bénédictin 
Rautenstrauch  fut  la  cheville  ouvrière  jusqu'en  1785. 
Il  fut  le  témoin,  sans  regrets  et  non  sans  contente- 
ment, du  voyage  de  Pie  VI  à  Vienne  en  1782  et  des 
premières  concessions  du  malheureux  pape,  relative- 
ment aux  dispenses  matrimoniales,  puis  l'instigateur 
du  voyage  de  l'empereur  à  Home,  à  Noël  1783,  qui 
arracha  au  pape  par  surprise  le  privilège  de  nomina- 
tion aux  évêchés  de  Lombardie,  faveur  analogue  aux 
droits  accordés  jadis  par  le  concordat  aux  rois  de 
France.  Par  cet  exemple,  on  peut  voir  que  certaines 
de  ces  concessions  pouvaient  se  concilier  avec  les  pré- 
rogatives du  pontificat  romain.  Ce  qui  était  inadmis- 
sible, même  dans  le  feu  de  la  polémique,  c'est  qu'un 
homme  d'Église,  instruit  comme  l'était  Rautenstrauch 
de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle  discipline  ecclésiasti- 
que, conseillât  à  l'empereur  de  régler  les  questions 
mixtes  en  dehors  du  pape,  et  encourageât  les  évêques 
autrichiens  à  ne  pas  même  faire  état  des  permissions 
que  Pie  VI  leur  concédait  directement.  11  faut  dire  à 
sa  décharge  qu'il  ne  fut  pas  témoin  des  toutes  der- 
nières réformes  de  Joseph  II,  et  que  nous  ne  pouvons 
savoir  ce  que,  lui,  moine  bénédictin,  aurait  pensé  de  la 
suppression  unilatérale  de  six  cents  monastères  de  son 
pays. 

A  côté  des  réformes  dans  la  discipline,  notre  théolo- 
gien introduisit  — ■  et  cette  fois  par  une  initiative  qui 
porte  sa  marque  —  des  changements  plus  heureux 
dans  l'enseignement  des  clercs.  Il  demande  qu'avant 
d'aborder  l'élude  de  l'Écriture  sainte,  ils  s'initient 
aux  langues  originales.  Ayant  un  mépris  altier  pour 
la  philosophie  et  la  théologie  scolastiques,  fruit  natu- 
rel de  la  formai  ion  livresque  et  mesquine  de  son 
époque,  il  impose  aux  étudiants  des  séminaires  géné- 
raux trois  ans  d'études  pratiques  et  de  ■  théologie 
pastorale  »  avant  de  commencer  la  dogmatique,  qui 
sera  avant  tout  la  mise1  en  ordre  des  définitions  conci- 
liaires. Avec  les  notions  assez  confuses  qu'il  conser- 
vait sur  le  pouvoir  respectif  du  pape  et  des  évêques, 
les  doctrines  de  Jansénius  ne  lui  faisaient  pas  peur, 
non  plus  que  celles  de  Fébronius;  mais  il  demande 
d'éclairer  les  études  canoniques  par  l'histoire  de 
l'Église.  Seulement,  comme  il  n'avait  sous  la  main 
aucun  ouvrage  élémentaire  qui  le  satisfit,  pas  même 
l'équivalent  du  Fleury  gallican,  il  préconisa  des 
manuels  d'inspiration  protestante. 


Au  reste,  on  ne  peut  que  le  féliciter  d'avoir  mis  en 
vogue  la  patristique  et  la  théologie  pastorale.  Plus 
encore  que  son  manuel  de  patrologie,  qui  ne  parut 
qu'au  lendemain  de  sa  mort  (1786),  ses  instructions 
écrites  et  ses  encouragements  favorisèrent  l'éclosion 
timide,  parmi  les  bénédictins  d'Autriche  et  de  Bavière, 
d'historiens  des  Pères  et  d'éditeurs  méritants  comme 
D.  Schram  et  G.  Lumper. 

Hurtcr,  yfomenclator,3'éd.,t.va,  col.  510;  Iiirchenlexicon 
au  mot  Rautenstrauch;  Meusel,  Lexicon,  t.  xi,  p.  64;  Scrip- 
iores  orcl.  S.  Bened.  qui  17 50-1880  fuerunt  in  imperio  Aus- 
triaco-Hungarico,  Vienne,  1881,  p.  362;  A.  Hauck,  Realency- 
klopâdie  fur  proleslanlische  Théologie  und  Kirche,  t.  xvi, 
p.  475;  Wurzbach,  Biograph.  Lexicon,  t.  xxv,  p.  67;  Rulf, 
Kaiser  Joseph  II,  Prague,  1882;  Brunner,  Die  Iheologische 
Dienerschafl  am  Hoje  Josephs  II,  Vienne,  1868,  p.  322  sq.; 
Acla  historlaa  ecclesiœ  noslri  temporis,  t.  m.  Vienne,  1784. 

P.    SÉJOURNÉ. 

RAVECHET  Hyacinthe  (1654-1717)  naquit  à 
Guise,  diocèse  de  Laon,  en  1654;  il  fut  le  précepteur 
de  l'abbé  de  Pomponne,  qu'il  accompagna  à  Rome, 
en  1694,  et  à  Venise,  en  1705.  Il  fut  pourvu  de  la  pré- 
vôté de  Chivres,  près  de  Soissons,  et  resta  toujours  très 
attaché  au  parti  janséniste;  il  fut  à  cause  de  cela  exilé 
à  Saint-Brieuc;  il  mourut  à  Rennes,  le  24  avril  1717, 
alors  qu'il  se  rendait  au  lieu  de  son  exil. 

Ravechet  joua  un  grand  rôle  surtout  comme  syndic 
de  la  faculté  de  théologie,  où  il  fut  nommé  le  1er  oc- 
tobre 1715.  Ce  fut  lui  qui,  en  janvier  1716,  fit  décla- 
rer nul  le  décret,  porté  par  la  faculté  le  5  mars  1714, 
pour  recevoir  la  bulle  Unigenilus  et  il  poursuivit  le 
procès  de  l'ancien  syndic,  Le  Rouge,  accusé  d'avoir 
inventé  ce  décret.  Voir  Picot,  Mémoires  pour  servir  à 
l'histoire  ecclés.  du  xviue  siècle,  t.  i,  p.  380-381.  Il  faut 
citer,  à  ce  sujet,  Relations  des  délibérations  de  la  faculté 
de  théologie  de  Paris  au  sujet  du  prétendu  décret  du 
5  mars  1714,  in-8°,  s.  1.,  1716  et  Suite  de  celle  Relation 
avec  un  recueil  de  pièces  dont  il  est  parlé,  4  vol.  in-12, 
Paris,  1718;  Lettre  d'un  docteur  de  Sorbonne  à  M.  Ra- 
vechet, syndic,  en  date  du  20  septembre  1716,  à  l'occa- 
sion du  discours  prononcé  par  ce  dernier,  le  9  du  même 
mois,  dans  une  assemblée  de  Sorbonne;  Lettre  de 
M.  Hyacinthe  Ravechet,  syndic  de  Sorbonne,  à  M***, 
au  sujet  d'une  Relation  répandue  dans  Paris,  dans  la- 
quelle on  avance  beaucoup  de  choses  contre  lui,  s.  1.,  1716; 
Profession  de  foi  de  M.  Ravechet,  syndic  de  Sorbonne, 
in-8°,  s.  1.,  1717,  donnée  en  annexe  à  la  Réponse  au 
premier  discours  de  M.  le  Régent  par  plusieurs  cardi- 
naux, archevêques  cl  évêques  contre  plusieurs  chapitres, 
livres  et  universités,  in-8°,  s.  I.,  1717;  Remarques  sur  la 
profession  de  foi  de  M.  Ravechet,  adressées  aux  R.  P. 
bénédictins  de  la  congrégation  de  Sainl-Maur;  cet  écrit 
fut  dénoncé  le  12  octobre  1717  au  parlement  de  Bre- 
tagne. Pour  connaître  le  rôle  de  Ravechet,  il  faut 
lire  La  nouvelle  relation  en  forme  de  lettre  de  toutes  les 
assemblées  de  Sorbonne,  sur  le  sujet  de  la  constitution 
Unigenilus,  jusqu'à  la  fin  de  janvier  1716,  où  l'on  dé- 
couvre toutes  les  intrigues  du  syndic  et  de  ceux  de  son 
parti,  in-12,  s.  1.,  1716;  c'est  la  Lettre  d'un  docteur 
de  Paris  à  un  provincial.  Dans  la  première  partie, 
on  raconte  dans  un  sens  très  favorable  la  conduite  du 
syndic  Le  Rouge  (210  p.)  et  dans  la  seconde  partie,  on 
trouve  le  récit  de  l'élection  de  Ravechet  et  sa  conduite 
jusqu'en  janvier  1716;  ,S'(j;7e  de  la  seconde  partie  de 
la  nouvelle  relation  de  toutes  les  assemblées  de  Sorbonne, 
du  2  janvier  1716  jusqu'à  la  fin  de  février,  in-12,  s.  1., 
1716  (80  p.);  Supplément  à  la  nouvelle  relation  de 
Sorbonne,  contenant  ce  qui  s'est  passé  au  mois  de 
mars  1716,  avec  le  procès-verbal,  in-12,  s.  1.  (31  p.). 

Nouvelles  ecclésiastiques  du  9  mars  1737,  p.  37-38;  Rondct 
et  Barrnl,  Appelants  célèbres,  p.  3-13;  Barrai,  Dictionnaire 
historique,  littéraire  cl  critique,  t.  iv,  p.  70-72;  Relation  abré- 
gée de  la  vie  cl  de  la  mort  de  Ravechet,  in-12,  Paris,  1717; 


1793 


RAVECHET 


RAVIGNAN 


1794 


Labelle,  Nécrologe  des  appelants  et  opposants  à  la  bulle  Vni- 
genitus,  1755,  p.  46-75;  Nécrologc  des  plus  célèbres  défenseurs 
et  confesseurs  de  la  vérité  du  XVIII'  siècle,  1760,  p.  39-42; 
Supplément  au  Nécrologe  du  Port-Royal,  avril,  p.  579-585; 
abbé  Pécheur,  Annales  du  diocèse  de  Soissons,  t.  vu,  p.  54- 
60;  Féret,  I.a  faculté  de  théologie  de  Paris  et  ses  docteurs  les 
plus  célèbres.  Époque  moderne,  t.  vi,  p.  77-79. 

J.  Carreyre. 
RAVESTEYN  (Josse  van),  originaire  de  Tielt 
(d'où  son  nom  latin  de  Jodocus  Tilelanus),  où  il  naquit 
vers  1506,  fut  un  des  professeurs  célèbres  de  Lou- 
vain,  où  il  mourut  le  7  février  1570.  Docteur  en  théo- 
logie en  1540,  il  occupa  une  des  chaires  de  cette  facul- 
té, et  fut  chargé  en  1551  de  représenter  l'université  au 
concile  de  Trente,  en  compagnie  de  Ruard  Tapper, 
d'Hasselius  (Van  der  Eycken)  et  de  Yulmar  Bernaerts; 
il  ne  séjourna  pas  longtemps  à  Trente.  De  même  fut-il 
mandé  par  l'empereur  au  colloque  de  Worms  en  1557, 
où  il  se  trouva  avec  Canisius  et  Latomus.  Ravesteyn 
fut  à  Louvain  l'un  des  adversaires  les  plus  décidés  de 
Baius,  dont  il  dénonça  la  doctrine  aux  universités 
espagnoles  d'Alcala  et  de  Salamanque,  à  celle  de 
Douai,  aux  évêques  d'Ypres  (Rythovius)  et  de  Rure- 
monde  (Lindanus).  C'est  ce  qu'il  fit  aussi  dans  une 
Epistola  P.  Lùurenlio  Yillavicenlio,  ord.  ercm.  S.  Au- 
guslini,  datée  de  Louvain,  20  novembre  1564,  et  in- 
sérée dans  les  Baiana  de  Gerberon,  p.  37-38.  On  trou- 
vera dans  le  même  recueil  trois  lettres  de  Ravensteyn 
à  Baius  avec  les  réponses  de  celui-ci.  p.  174-177,  181- 
185,  188-191  (il  s'agit  de  la  nature  de  l'oblation  du 
Christ  dans  le  saint  sacrifice).  Notre  docteur  s'occupa 
très  activement  de  faire  condamner  par  Rome  les 
idées  de  son  collègue,  et  c'est  chez  lui  que  Baius  fit  sa 
soumission  en  décembre  1507.  Ravesteyn  polémiqua 
aussi  contre  les  protestants.  Il  réfute  en  1567  un  ma- 
nifeste des  ministres  paru,  en  janvier,  en  latin  et  en 
néerlandais  :  Confessionis  sive  doctrinœ  quœ  nuper 
édita  est  a  minislris...  succincla  confutalio,  Louvain, 
in-8°,  121  p.,  à  quoi  fait  suite  une  Apologia  calholicw 
confulationis...  contra  inan.es  cavillaliones  Mallhai 
Ftacci  Illijrici,  Louvain,  1508,  in-8°,  438  p.  Du  même 
ordre  d'idées  une  Apologia  seu  defensio  decrelorum  ss. 
C<  ncilii  Tridentini  de  sacramentis  adversus  censuras  et 
examen  Martini  Kcmnilii,  dont  la  première  partie  seule 
parut,  Louvain,  1508,  in-12.  Paquot  signale  les  manus- 
crits d'un  commentaire  sur  les  Sentences  (évidem- 
ment cahiers  de  ses  élèves)  et  une  Admonilio  demeurée 
manuscrite  pour  défendre  la  Vulgate. 

Aubert  le  Mire,  Elogia,  1602,  p.  M  :  Valére  André.  Biblio- 
thecu  belgica,  1643,  p.  .".04  ;  Foppens,  Bibl.  belg. ,1739,  p.  770; 
Paquot,  Mémoires  pour  s(ri>ir  à  l'hist.  litt.  des  dix-sept  pro- 
vinces des  Pays-Bas,  éd.  in-12,  t.  XVI,  p.  306-315;  Biogra- 
phie nat.  de  Belgique,  t.  xvm,  1905,  col.  802-806. 

E.   Amann. 
RAVIGNAN    (Gustave-Xavier  de  La  Croix  de) 
jésuite    et    prédicateur    français.     I.    Biographie.    ■ — 
II.  Conférences  de  Notre-Dame.  —  III.  Influence.  — 
IV.  Écrits  divers. 

I.  Biographie.  ■ —  Gustave-Xavier  de  Ravignan 
naquit  à  Rayonne,  le  1er  décembre  1795,  d'une  noble 
et  chrétienne  famille.  Ses  premières  études  se  firent  à 
Paris,  en  deux  périodes  successives:  puis  il  étudia  le 
droit  avec  le  jurisconsulte  Soujon,  rejoignit  aux  Cent- 
Jours  le  corps  du  général  de  Damas  qui  avait  suivi  en 
Espagne  la  fortune  du  duc  d'Angoulême;  il  reprit  à  la 
Restauration  ses  études  juridiques,  entra  dans  la 
magistrature  et  fut  nommé  conseiller-auditeur  en  1817, 
et  en  1821  substitut  du  procureur  du  roi  à  la  cour  de 
Paris.  Des  paroles  louangeuses  du  président  Viguier 
et  des  lettres  du  procureur-général  Bellart  lui  promet- 
taient le  plus  brillant  avenir.  Il  «  planta  là  »,  selon  son 
expression,  ses  amis  et  protecteurs,  et  s'enferma  le 
5  mai  1822  au  séminaire  d'Issy.  Il  y  trouva  Henri 
Lacordaire  et  Félix  Dupanloup.  D'accord  avec  Frays- 


sinous  son  confesseur  et  le  vénérable  sulpicien  Molle- 
vaut,  qui  encourageaient  tous  deux  sa  détermination, 
il  frappa  le  2  novembre  à  la  porte  du  noviciat  des 
jésuites,  à  Montrouge.  Après  ses  premiers  vœux  pro- 
noncés le  3  novembre  1824,  il  aborda  immédiatement 
l'étude  de  la  théologie.  Il  la  commença  rue  de  Sèvres, 
continua  à  Vitry  dans  la  banlieue  de  Paris,  puis  à 
Dôle  et  finalement  à  Saint-Acheul  (1825-1829).  Ces 
migrations  successives  trahissent  la  difficulté  des 
temps  pour  les  jésuites.  Après  les  ordonnances  de  1828, 
la  révolution  de  1830  y  ajouta  encore.  Le  P.  de  Ravi- 
gnan, qui  était  devenu  professeur  de  théologie  à  Saint- 
Acheul  (1828-1829),  se  transporta  avec  ses  élèves  à 
Brigg,  en  Valais  (1830-1835).  Ces  cinq  années  de  pro- 
fessorat s'achevèrent  par  la  troisième  année  de  pro- 
bation,  à  Estavayer  (Suisse),  sous  la  direction  du 
P.  Godinot,  ancien  provincial  de  Paris  (1835). 

De  retour  en  France,  Ravignan  prêcha  le  Carême 
à  Amiens  (1835),  à  Saint-Thomas  d'Aquin  de  Pa- 
ris (1836)  et  l'A  vent  à  Bordeaux  (1836);  il  fonda  dans 
cette  ville  une  résidence  dont  il  fut  supérieur  (1837- 
1842).  Vers  le  milieu  de  1836,  Mgr  de  Quélen  l'invita 
à  monter,  après  Lacordaire,  dans  la  chaire  de  Notre- 
Dame  de  Paris.  Il  la  tint  dix  ans  (1837-1846).  Mais  ces 
conférences  ne  suffisaient  pas  à  son  zèle.  On  l'entendit 
durant  l'Avent  à  Lyon  (1837),  à  Bordeaux  (1838 
et  1840),  à  Rome  (1811),  à  Besançon  (1842),  à  Rouen 
(1843),  à  Toulouse  (1844),  à  Metz  (1845).  Ces  travaux 
excessifs  amenèrent  une  fatigue  grave,  qui  empêcha 
l'orateur  de  prêcher  à  Paris  le  Carême  de  1847.  Ainsi 
fut  marquée  la  fin  d'un  haut  apostolat  singulièrement 
béni  de  Dieu,  surtout  dans  cette  retraite  pascale  par 
laquelle  il  établit  la  coutume  de  couronner  la  station 
quadragésimale.  Dès  1849,  l'apôtre  se  remit  à  la  beso- 
gne. Les  œuvres  charitables  d'Amiens,  d'Orléans,  de 
Tours,  du  Havre  l'eurent  pour  prédicateur;  il  lit  à 
Poitiers  le  panégyrique  de  saint  Hilaire,  et  à  Bruges  il 
chanta  la  fête  séculaire  du  Saint-Sang  (1848-1849). 
On  le  revit  ensuite  à  Paris.  Les  vendredis  du  Carême 
de  1850,  il  prêcha  à  Saint-Thomas -d'Aquin  ;  les  ven- 
dredis du  Carême  de  1851,  à  la  métropole.  Depuis  18  11. 
Lacordaire.  devenu  (ils  de  saint  Dominique,  avait 
repris  à  Notre-Dame  de  Paris  ses  éclatantes  prédica- 
tions. Durant  les  Avents  de  1843  à  1846  et  les  Carêmes 
de  1848  à  1851,  il  expliqua  magnifiquement  les  effets 
de  la  Rédemption;  mais  il  tint  à  ce  que  son  frère  et 
ami  le  P.  de  Ravignan  organisât  à  sa  mode,  en  1850 
et  1851,  les  retraites  pascales  qu'il  avait  si  heureuse- 
ment inaugurées  jadis.  En  cette  même  année  1851,  pro- 
fitant de  l'occasion  que  lui  offrait  l'exposition  univer- 
selle de  Londres,  le  cardinal  Wiseman  appela  chez  lui 
l'orateur  jésuite.  Celui-ci  fit.  dans  la  chapelle  de  Farm 
Street,  devant  un  auditoire  clairsemé,  une  série  de  ser- 
mons en  français.  Surtout  il  vit  du  monde.  Le  jour  de 
Saint-François-Régis  (10  juin  1851)  il  assista,  à  sa  pre- 
mière messe,  le  docteur  Manning,  récemment  converti 
et  ordonné;  il  noua  amitié  avec  les  grands  catholiques 
anglais  du  moment  (Monsel,  Fullerton,  Wilberforce,  le 
comte  de  Shrewsbury,  le  duc  de  Norfolk)  et  cette 
duchesse  Hamilton  devenue  catholique,  et  qu'il  devait 
diriger  pendant  de  longues  années. 

A  partir  de  1851,  on  peut  dire  que  la  grande  carrière 
oratoire  du  P.  de  Ravignan  est  close.  Le  Carême  aux 
Tuileries  en  1855  sera  une  exception.  L'orateur  y  par- 
lera d'ailleurs  en  homme  de  Dieu,  et  ■  sa  personne  sera 
son  éloquence  »,  comme  dit  fort  justement  son  historien. 
Jusqu'à  la  fin,  ses  prédications  consisteront  désormais 
en  des  allocutions  familières,  à  des  religieuses,  aux 
enfants  de  Marie  de  la  rue  de  Varenne,  à  vingt  autres 
réunions  pieuses.  Par  ailleurs,  il  recevait  beaucoup  de 
visites,  écrivait  beaucoup  de  lettres,  convertissait  beau- 
coup de  protestants;  dans  ses  entretiens  et  sa  corres- 
pondance, comme  en  chaire,  il  demeurait  un  apôtre, 


1795 


RAVIGNAN 


1796 


Le  retentissement  de  sa  parole  à  Paris  et  dans  les 
plus  grandes  villes  de  France,  ses  rares  qualités  per- 
sonnelles devaient  induire  ses  amis  en  tentation  de  le 
mêler  aux  aiïaires  publiques.  En  1848,  on  voulut  le  faire 
député,  comme  Lacordaire;  il  refusa.  Il  refusa  aussi 
l'archevêché  de  Paris  que  lui  oiïrait  le  général  Cavai- 
gnac.  En  1845,  il  avait  eu  une  entrevue  avec  Guizot 
et  écrivit  une  note  pour  Mgr  Aftre,  au  sujet  des  mesu- 
res prises  par  le  gouvernement  contre  les  jésuites;  plus 
tard,  il  verra  Napoléon  III,  quand  celui-ci  ordonnera 
la  fermeture  du  collège  de  Saint-Etienne.  On  sait 
combien  le  projet  de  loi  Falloux,  la  querelle  des  clas- 
siques païens  dans  l'enseignement  secondaire,  la 
direction  à  donner  au  journal  Y  Univers,  divisèrent 
alors  les  catholiques.  Plus  ami  de  Dupanloup,  Monta- 
lembert  et  Berryer,  que  de  Louis  Veuillot  et  de  Pari- 
sis,  le  P.  de  Ravignan  se  tint,  sur  les  trois  questions, 
aux  côtés  de  ses  amis,  quoiqu'il  ait  apporté  à  son  jeu 
la  modération  que  lui  commandait  sa  robe.  L'abbé 
Dupanloup  aurait  beaucoup  voulu  l'associer  à  la 
direction  de  L'Ami  de  la  religion;  mais  le  général  de  la 
Compagnie,  consulté,  n'agréa  point  la  chose.  Le  P.  de 
Ravignan  ne  fournit  à  L'Ami  que  quelques  articles. 
C'est  uniquement  sur  la  question  des  jésuites  qu'il  prit 
publiquement  ses  responsabilités.  Son  livret  De 
l'existence  et  de  l'institut  des  jésuites  (1844)  fut  un  évé- 
nement, encore  qu'il  n'ait  guère  assagi  le  gouverne- 
ment de  Louis-Philippe.  Ses  deux  volumes  Clé- 
ment XIII  et  Clément  XIV  servirent  au  moins  à  mon- 
trer en  quelles  conditions  odieuses  la  Compagnie  des 
Jésus  disparut  au  xvm1  siècle. 

Employée  toute  au  service  de  l'Église,  la  vie  du 
P.  de  Ravignan  finit  admirablement.  Nous  avons  le 
journal  de  sa  dernière  maladie  :  il  chante  la  destruc- 
tion graduelle  de  ses  forces  et  l'espoir  du  ciel  tout  pro- 
che. Jusqu'au  bout  le  souvenir  de  saint  Ignace  lui  fut 
présent.  Le  livre  de  l'Imitation  qu'il  avait  tant  aimé 
demeura  son  livre  de  chevet,  et  il  voulut  que  la  bio- 
graphie du  cardinal  Bellarmin  l'aidât  à  bien  mourir. 
Le  26  février  1858,  les  sacrements  reçus,  tandis  que  le 
P.  de  Ponlevoy  tenait  un  crucifix  devant  ses  yeux,  le 
saint   malade   expira  doucement. 

II.  Les  conférences  de  Notre-Dame.  —  Elles 
furent  publiées  en  1860,  par  le  P.  Aubert.  Avant  de 
mourir,  le  P.  de  Ravignan,  cédant  à  bien  des  instances, 
avait  préparé  l'édition  de  trente-neuf  discours,  en  les 
groupant  dans  un  certain  ordre  logique.  Le  P.  Aubert 
a  respecté  ce  groupement;  aucun  compte  n'est  tenu 
de  l'ordre  chronologique.  Celui-ci  pourtant  a  son  in- 
térêt; et  l'éditeur  l'a  bien  senti,  puisque,  dans  sa  pré- 
face, il  a  inséré  un  tableau  des  conférences,  année  par 
année.  Mais  ce  tableau  doit  être  rectifié;  et  il  est  facile 
de  le  faire,  en  le  contrôlant  par  les  périodiques  de 
l'époque. 

Tout  d'abord,  la  station  de  1838  se  termina  par  une 
conférence  sur  les  Caractères  essentiels  de  l'enseigne- 
ment religieux  et  non  par  la  conférence  sur  l'immor- 
talité. En  1840,  septième  et  dernière  conférence  :  La 
raison  de  l'Église.  En  1841,  l'orateur  parla  du  Centre 
de  l'unité,  avant  de  parler  des  Raisons  d'admettre  l'au- 
toHtéde  l'Église.  En  1841,  4e  conférence  :  L'autorité  de 
l'Église.  Pour  la  station  de  1845,  le  P.  de  Ravignan, 
trop  occupé  peut-être  par  ses  travaux  pour  la  défense 
de  son  ordre  persécuté,  commença  par  reprendre,  en 
les  retouchant,  la  2e,  la  3°,  la  1<\  la  5°  et  la  6e  confé- 
rence de  1837;  il  y  ajouta  deux  conférences  nouvelles  : 
L'esprit  de  la  tulle,  la  notion  vraie  du  christianisme. 
Il  suit  de  là  que  nous  n'avons  pas  le  texte  véritable  des 
conférences  de  1837.  La  station  de  1846  fut  la  der- 
nière que  prêcha  L'orateur;  la  maladie  l'empêcha  de 
prononcer  les  six  discours  qu'il  avait  préparés  pour 
1847;  ils  ont  été  publiés  par  le  P.  Aubert. 

Comme  Lacordaire,  le  P.  de  Ravignan  suppose  un 


auditoire  ignorant,  indifférent,  plus  ou  moins  éloigné 
du  catholicisme.  11  s'agit  donc  de  montrer  que  nos 
croyances  sont  mieux  fondées,  plus  raisonnables,  plus 
heureusement  efficaces  sur  la  conduite  humaine,  que 
n'importe  quel  autre  système  religieux.  Ce  genre  de 
prédication  n'était  pas  dans  les  goûts  d'un  homme 
profondément  apostolique;  il  eût  préféré  exposer  la 
doctrine,  commenter  l'Évangile,  entraîner  les  âmes  à 
une  sincère  pratique  du  christianisme.  Mais  il  se  sou- 
mit aux  conditions  de  l'apologétique  inaugurée  par 
Lacordaire  en  1835  ;  il  en  comprenait  fort  bien  la  néces- 
sité; de  son  mieux,  il  tâcha  de  répondre  aux  besoins 
des  esprits  en  quête  de  la  vérité.  Sa  première  confé- 
rence prouve  qu'il  connaissait  très  exactement  son 
époque.  Pouvait-il  ignorer  que  les  barrages  de  l'Em- 
pire et  de  la  Restauration  avaient  laissé  passer  bien  des 
eaux  troubles  du  torrent  philosophique  et  révolution- 
naire; pouvait-il  douter  que  l'Essai  foudroyant  de 
Lamennais  sur  l'indifférence  n'eût  laissé  debout  bien 
des  incroyants,  quand  Lamennais  lui-même  n'était 
plus  qu'un  pauvre  défroqué?  Xavier  de  Ravignan, 
en  1814,  avait  paru  un  moment  à  l'armée;  dans  les 
salons  de  sa  grand-mère  de  Saint-Géraud,  de  son 
beau-frère  le  général  Exelmans  et  des  grands  magis- 
trats parisiens,  il  avait  vu  beaucoup  de  monde.  Vingt 
ans  passés  à  Paris  l'avaient  mis  à  même  de  savoir,  lui 
chrétien  de  toujours,  si  les  églises  et  les  sacrements 
étaient  fréquentés.  Les  survivants  de  la  grande  Révo- 
lution étaient  encore  nombreux;  et  les  explosions 
d'impiété  qui  suivirent  les  journées  de  juillet  n'étaient 
pas  si  loin  qu'on  les  pût  oublier. 

Aussi  l'orateur  prend-il  résolument  son  parti  :  c'est 
le  mot  de  «  lutte  »  qu'il  met  en  vedette  dès  ses  pre- 
mières conférences;  il  l'y  maintiendra  pendant  les  dix 
années  de  sa  prédication.  On  pourrait  croire  qu'il  cède 
simplement  au  temps,  ou  à  son  tempérament  person- 
nel, ou  à  sa  vocation  de  jésuite  hanté  par  la  méditation 
ignatienne  des  «  deux  étendards  ».  Il  y  a  des  raisons 
plus  profondes  de  son  attitude.  Unum  conlra  unum, 
c'est  la  loi  du  monde  formulée  par  l'Écriture;  c'est 
particulièrement  la  loi  de  la  vie  religieuse.  Pour  le 
comprendre,  il  suffit  de  se  rappeler  Adam  et  Jésus- 
Christ,  les  conséquences  de  la  chute  du  premier  homme 
et  celles  de  la  rédemption  opérée  par  l'Homme-Dieu. 
Qu'il  s'agisse  de  la  vérité  religieuse  dans  son  ensemble 
(conf.  de  1837);  de  la  notion  de  Dieu,  de  sa  provi- 
dence (1838)  et  de  ses  droits  sur  l'intelligence  hu- 
maine (1841);  du  fait  divin  de  l'Évangile,  de  la  per- 
sonne, de  la  doctrine  et  du  caractère  de  Jésus-Christ 
(1839);  de  la  foi  chrétienne  et  de  ses  mystères  (1842), 
de  son  efficacité,  et  de  ses  garanties  (1840);  de  la  vie 
surnaturelle,  de  son  économie  et  de  son  terme  (1843); 
de  l'Église,  de  son  autorité,  de  son  infaillibilité  et  de 
son  chef  suprême  (1841);  de  ses  lois,  de  ses  sacrements, 
de  sa  prière  et  des  vertus  spécifiques  que  le  christia- 
nisme exige  et  obtient  (1846,  1847);  de  la  liberté,  de 
la  raison,  de  l'immortalité  de  l'âme  (1838, 1844, 1846)  : 
tout  est  objet  d'une  dispute  éternelle.  Dans  sa  Lettre 
sur  le  Saint-Siège,  en  1836,  Lacordaire  disait  :  «  La 
guerre  est  entre  les  deux  formes  de  l'intelligence 
humaine,  la  foi  devenue  par  l'Église  une  puissance,  et 
la  raison  devenue  également  une  puissance,  qui  a  ses 
chefs,  ses  assemblées,  ses  chaires,  ses  sacrements.  » 
Il  est  vrai.  Mais  ce  phénomène  est  permanent.  Toutes 
les  erreurs,  les  hérésies,  les  schismes,  et  même  les  per- 
sécutions des  pouvoirs  régnants  ont-elles  d'autres 
racines  que  l'orgueil  de  l'esprit  humain  refusant  de  se 
courber  sous  le  joug  de  la  vérité  divine?  La  position 
des  problèmes  semble  varier  de  génération  en  géné- 
ration; c'est  suit  ont  la  formule  de  l'erreur  qui  change 
partiellement,  tandis  que  la  vérité  divine  demeure 
Identique  à  elle-même  depuis  les  premiers  jours  du 
monde;  le  Nouveau  Testament  n'a  succédé  à  l'An- 


1797 


RAVIGNAN. 


1798 


cien,  que  pour  enrichir  le  trésor  des  vérités  certaines 
sur  Dieu  et  sur  l'homme;  et  l'Église  enseignante  n'a 
succédé  au  Christ  enseignant,  que  pour  illustrer  d'une 
plus  vive  lumière  les  leçons  transmises  par  l'Évangile 
et   la   tradition    apostolique. 

C'est  le  spectacle  de  cette  «  lutte  »,  et  des  deux  cités 
toujours  coexistantes,  que  le  P.  de  Ravignan  oiïre 
sans  se  lasser  aux  regards  de  ceux  qu'il  rassemble  au- 
tour de  sa  chaire.  C'est  à  la  comparaison  constante 
entre  les  doctrines  antérieures  ou  opposées  au  chris- 
tianisme et  celles  de  l'Église,  qu'il  les  invite,  pour  les 
déterminer  à  embrasser  la  foi  catholique  tout  entière. 
Ainsi  procédaient  avec  les  païens  les  premiers  Pères 
apologistes;  et  saint  Augustin,  avec  les  manichéens  de 
son  temps. 

Dans  l'ordonnance  de  ses  démonstrations,  le  P.  de 
Ravignan  aime  à  en  appeler  aux  faits  et  à  l'histoire. 
Il  n'abonde  pas  en  métaphysique.  Sur  la  philosophie 
ancienne  ou  moderne,  et  sur  les  hérésies  qui  ont  divisé 
l'Église  au  cours  des  siècles,  il  va  per  summa  capita, 
dédaignant  la  broutille  des  détails  et  des  textes,  il  cite 
peu,  quoiqu'il  ait  lu  beaucoup,  sans  doute  aucun.  La 
production  en  matière  religieuse  était  considérable. 
Les  philosophes  s'en  mêlaient  avec  Jouffroy,  Cousin 
et  Comte,  les  historiens  avec  Mignet  et  Miehelet,  les 
naturalistes  avec  Geoffroy  Saint-Hilaire,  les  géolo- 
gues avec  Constant  Prévôt,  les  physiologistes  avec 
Magendie,  les  professeurs  de  Sorbonne  avec  Quinet  et 
Villemain,  les  prophètes  de  l'humanité  nouvelle  avec 
Lamennais,  Saint-Simon,  Leroux. 

Hors  de  l'Église,  et  au  besoin  contre  elle,  des  archi- 
tectes audacieux  entreprenaient  de  construire  l'édi- 
fice de  la  philosophie,  de  la  science,  de  l'histoire,  de  la 
politique,  indépendamment  de  toute  croyance.  Des 
revues,  des  livres,  des  cours  en  Sorbonne  mettaient 
en  circulation  ces  propos  et  les  ébauches  de  leur  réali- 
sation. Mgr  de  Quélen  l'avait  dit  dans  son  mande- 
ment de  1834,  c'est  surtout  en  vue  de  la  jeunesse  des 
écoles  que  les  conférences  de  Notre-Dame  avaient  été 
instituées.  Il  fallait  donc  que  le  conférencier,  sans  pré- 
tendre à  être  un  maître  universel,  prît  une  teinture 
de  toute  cette  littérature  de  la  pensée  rationaliste. 

Heureusement,  dans  l'arsenal  des  anciens  contro- 
versistes,  bien  des  armes  étaient  bonnes  encore.  Parmi 
les  hommes  célèbres  du  xixe  siècle,  Ronald,  Joseph 
de  Maistre,  Lamennais  étaient  au  premier  rang:  et 
dans  la  Législation  primitive,  dans  les  Soirées  de 
Saint-Pétersbourg,  dans  l'Essai  sur  l'indifférence 
étaient  ramassés  des  matériaux  précieux.  Depuis  1830, 
Ronnetty  publiait,  avec  des  amis  catholiques,  les 
Annales  de  philosophie  chrétienne;  et  leur  dessein  était 
précisément  de  combattre  les  erreurs  courantes,  et  de 
drainer  au  profit  de  la  religion  catholique,  les  dernières 
nouvelles  apportées  par  les  chercheurs  obstinés  des 
secrets  de  la  nature  et  de  l'histoire,  par  les  savants 
appliqués  à  l'étude  des  monuments  de  l'art  et  des 
institutions  humaines. 

Homme  de  conscience  et  travailleur  acharné,  le 
P.  de  Ravignan  n'a  point  négligé  ces  ressources.  Nous 
avons  les  mémoires  qu'il  rédigea,  au  début  de  sa  car- 
rière juridique,  et  de  son  professorat  en  théologie.  Par 
là,  nous  connaissons  ses  habitudes  intellectuelles  :  la 
sûreté  du  fond  lui  importait  avant  tout.  Par  ailleurs, 
ses  lettres  nous  apprennent  par  quel  labeur  il  prépa- 
rait ses  conférences,  le  martyre  des  recherches  avant 
celui  de  la  composition.  Mais  il  sait  que,  dans  la  masse 
énorme  des  auditeurs  qui  se  pressent  autour  de  sa 
chaire,  peu  sont  habitués  à  la  gymnastique  des  idées, 
et  aptes  à  suivre  des  discussions  compliquées  ou  sub- 
tiles. Même  les  étudiants  des  écoles  seront  vite  em- 
barrassés en  des  problèmes  nouveaux  pour  eux.  Le 
conférencier  de  Notre-Dame  n'est  point  le  professeur 
d'une  élite  et  le  directeur  d'un  séminaire  de  cher- 


cheurs; il  est  l'évangéliste  des  ignorants  dans  une 
matière  vaste  comme  l'histoire  de  l'infini.  Le  P.  de 
Ravignan  va  donc  tout  droit  aux  formules  brèves, 
claires,  significatives,  qui  dégagent  l'essentiel  des  sys- 
tèmes et  des  faits.  Tout  en  étudiant  les  idées  anciennes 
il  ne  manque  point,  par  une  allusion  rapide,  de  mar- 
quer le  point  de  contact  des  formules  de  jadis  avec 
celles  du  jour.  Et  pour  animer  cet  exposé,  parfois 
difficile,  toujours  austère,  il  a  le  don  de  la  clarté,  une 
grande  force  de  logique,  la  vivacité  de  sa  foi,  un  désir 
ardent  de  convaincre,  la  compassion  pour  ceux  qui 
vivent  dans  la  nuit,  l'assurance,  la  fierté,  la  paix  de 
son  âme  croyante. 

III.  Influence.  —  Au  début,  il  faut  le  dire,  le  nou- 
veau prédicateur  de  Notre-Dame  avait  contre  lui 
l'incomparable  éclat  de  la  parole  de  Lacordaire;  le 
fait  d'un  moindre  don  oratoire,  la  défaveur  attachée 
au  nom  même  des  jésuites,  le  mettaient  en  situation 
difficile.  11  le  sentait  mieux  que  personne,  ses  lettres 
de  1837  en  témoignent.  Mais,  fort  de  l'obéissance,  il 
monta  dans  la  chaire  illustre.  Son  auditoire  fut  pris, 
dès  le  premier  contact.  Bonnetty,  triomphant,  disait 
aux  journalistes  incrédules  (Annales  de  phil.  ciirél., 
30  avril  1837,  p.  292)  :  «  Venez  donc  voir,  vous  qui 
disiez  l'année  dernière...  c'est  la  curiosité,  c'est  la 
mode...  le  même  concours  a  eu  lieu,  le  même  empres- 
sement, la  jeunesse  a  tout  d'abord  sympathisé  avec 
l'orateur.  »  L'année  suivante,  saluant  à  la  fois  Ravi- 
gnan et  Lacordaire,  le  même  Ronnetty  leur  criait 
(ibid.,  30  juin  1838,  p.  418)  :  «  Continuez  votre  car- 
rière, c'est  à  vous  qu'était  réservée  la  gloire  toute 
chrétienne  de  réconcilier  le  siècle  avec  la  religion. 
Quant  aux  critiques  isolées,  forts  de  l'approbation  de 
vos  évèques,  laissez-les  passer  inaperçues  et  impuis- 
santes. La  fréquence  de  vos  auditeurs  et  les  conver- 
sions qui  suivent  répondent  assez  pour  vous.  »  L'ensei- 
gnement scientifique  de  la  religion,  observait  encore 
Bonnetty,  «  est  exilé  des  églises  et  des  universités  »,  il 
se  cache  dans  les  séminaires  «  où  il  n'est  pas  toujours 
à  la  hauteur  des  connaissances  actuelles  »,  les  évèques 
essaient  de  le  faire  revivre  dans  les  facultés  de  théolo- 
gie de  l'État;  mais  la  véritable  chaire  de  cet  enseigne- 
ment, elle  est  dressée  dans  »  la  vieille  cathédrale  de 
Paris  »  (ibid.,  avril  1841,  p.  246). 

Donc  un  auditoire  grandissant  était  assuré  au  P.  de 
Ravignan  et  il  faisait  à  Notre-Dame  œuvre  de  lumière. 
C'est  en  l'année  1841,  qu'il  institua,  pour  couronner 
la  station,  la  retraite  pascale.  Des  fruits  merveilleux 
s'ensuivirent.  L'orateur  lui-même  adressait  à  ses 
auditeurs  ces  mots  qui  disent  tout,  sur  les  lèvres  d'un 
homme  si  modeste  :  «  Les  cœurs  se  pressent  comme 
les  rangs  autour  de  la  chaire  sacrée.  Il  y  a  vie  encore 
dans  les  âmes.  La  langue  apostolique  est  acceptée, 
comprise,  les  consciences  heureusement  troublées,  et 
déjeunes  et  nombreux  courages,  recouvrant  toutes  les 
impressions  de  la  foi,  ne  craignent  pas,  en  son  nom,  de 
triompher  hautement  du  monde  et  des  passions.  Mes- 
sieurs, j'ai  besoin  de  vous  le  témoigner  dans  ces  der- 
niers instants  qui  nous  rassemblent,  vous  avez  rempli 
mon  âme  de  joie  et  d'espérance.  Ces  sentiments  avaient 
fui  de  mon  cœur,  je  l'avoue,  mais  vous  avez  montré 
dans  ces  heures  bénies  de  la  retraite  tout  ce  que  la 
religion  conserve  encore  de  force  et  de  puissance... 
Non,  je  ne  veux  plus  désespérer  de  l'avenir.  » 

Comment  en  aurait-il  désespéré?  Quatre  années 
d'expérience  lui  avaient  révélé  qu'il  avait  son  audi- 
toire bien  en  main.  Commencée  dans  la  petite  église 
de  I'Abbaye-aux-Rois,  en  face  de  centaines  d'hommes 
entassés,  la  retraite  avait  continué  dès  le  lendemain  à 
Saint-Eustache.  Écoutons  le  P.  de  Ravignan  :  «  Fer-  ' 
rures  des  portes,  crénelures  des  piliers,  grilles,  tout 
était  couvert  d'hommes  suspendus;  nef  et  bas-côtés 
inondés  et  pressés  plus  que  de  raison;  et  le  plus  pro- 


1799 


RAVIGNAN 


1800 


fond,  le  plus  religieux  silence.  Pas  un  désordre,  point 
de  force  armée.  Trois  ou  quatre  mille  voix  d'hommes 
chantant  le  Miserere  et  le  Slabat...  J'avais  donné  mon 
adresse  et  déterminé  six  heures  par  jour,  que  je  don- 
nerais aux  hommes  qui  voudraient  me  voir;  ils  sont 
venus  en  foule.  J'ai  confessé  toute  la  semaine,  six  à 
sept  heures  par  jour,  des  hommes  jeunes,  âgés,  dis- 
tingués ou  du  commun,  tous  fort  arriérés...  J'ai  reçu 
une  certaine  quantité  de  lettres,  les  plus  touchantes, 
d'hommes  revenus  à  Dieu  et  qui  s'étaient  adressés  à 
d'autres.  »  En  1842,  retraite  et  communion  générale 
eurent  lieu  à  la  cathédrale.  Foule  immense,  écrit  le 
P.  de  Ravignan,  et  conversions  nombreuses. 

Et  le  mouvement  continua  ainsi  grandissant,  jus- 
qu'en 1840.  Au  début,  le  Père  parlait  trois  fois  par 
jour  :  le  matin  à  7  heures  pour  le  peuple,  à  une  heure 
pour  les  dames,  à  7  heures  du  soir  pour  les  hommes. 
Mais  il  fallut,  dès  1842,  renoncera  l'exercice  du  matin; 
les  forces  de  l'apôtre  ne  suflisaient  pas  à  l'elîort.  D'au- 
tant que,  dans  ces  exercices,  il  se  donnait  tout  entier. 
«  Quel  zèle,  quel  amour,  quel  feu!  Quelles  bridantes 
étincelles  nous  sentions  tomber  dans  nos  âmes,  quel 
ascendant  dans  ce  grand  chrétien  »,  a  écrit  Poujoulat 
qui  suivait  ces  retraites.  Dans  le  t.  iv  des  Conférences, 
le  P.  Aubert  a  publié  quelques  instructions  des  retrai- 
tes de  1844,  1845  et  1846.  Ce  sont  des  sténographies 
prises  à  l'audition.  Elles  donnent  une  idée  de  la  ma- 
nière dont  l'apôtre  comprenait  les  exercices  de  la 
semaine  sainte. 

Dans  la  Vie  due  à  la  plume  du  P.  de  Ponlevoy 
on  peut  lire  les  noms  de  quelques  hommes  illustres 
convertis  par  le  P.  de  Ravignan  ;  la  foule  anonyme  des 
pêcheurs  revenus  à  Dieu  est  bien  plus  touchante  et 
glorieuse. 

D'où  venait  à  cet  homme  cet  «  ascendant  »?  De 
rares  qualités  humaines  l'expliquent  en  partie  :  il  avait 
grand  air,  il  était  intelligent  et  instruit,  sa  parole  avait 
une  beauté  mâle,  ses  convictions  étaient  fortes  et  la 
sincérité  de  son  âme  s'échappait  dans  sa  voix  bien 
timbrée  et  une  action  oratoire  impressionnante.  C'était 
un  homme.  A  le  voir,  à  l'entendre,  on  en  était  sûr. 
Personne,  jamais,  ne  l'a  pris  pour  un  charlatan  ou  un 
dilettante  heureux  de  jouer  de  son  instrument  pour 
étonner  le  public.  Il  faut  aller  plus  outre  :  ce  prêtre 
naturellement  énergique,  noble  et  éloquent,  était  un 
saint  religieux.  A  l'école  de  saint  Ignace,  son  âme 
s'était  assouplie,  trempée,  transformée.  Il  priait,  il 
faisait  prier,  il  s'oubliait  lui-même;  Dieu  et  les  âmes 
absorbaient  tout  son  cœur.  Il  disait  en  1846  aux  jeu- 
nes jésuites  de  Vais  :  «  Dieu  seul,  cherché  et  obtenu 
par  un  travail  courageux  et  patient,  par  une  prière 
vive  et  souffrante,  voila  tout  le  secret  de  l'homme 
apostolique.  Beaucoup  parlent  de  la  tête;  peu,  très 
peu,  du  fond  des  entrailles;  les  gens  du  monde  ne  s'y 
méprennent  pas  ».  Sainte-Beuve  ne  s'y  est  pas  mépris  : 
Le  P.  de  Ravignan,  a-t-il  écrit,  «  se  lue  à  faire  le 
bien  ».  Cette  immolation  de  soi  est.  le  propre  des 
saints;  c'est  aussi  le  secret  du  succès  de  leur  apostolat. 
Le  Père  n'avait  pas  l'imagination  et  la  richesse  de  cou- 
leur de  Lacordaire;  il  le  reconnaissait,  en  ajoutant  : 
«  N'est  pas  peintre  qui  veut.  »  Dès  la  première  année 
de  sa  prédication,  on  l'a  appelé  le  Bourdaloue  du 
XIXe  siècle.  Il  en  a  la  langue  claire,  la  véhémence  dia- 
lectique, le  souci  des  conclusions  qui  importent  à  la 
conduite  de  la  vie.  Mais,  aux  dons  humains  qui  lui 
manquaient,  il  suppléa  abondamment  par  le  rayon- 
nement spontané  de  celte  vie  intérieure  qu'il  avait 
profonde,  à  la  manière  des  grands  apôtres,  et  par  le 
crucifiement  de  soi  en  union  avec  Jésus  crucifié,  In 
cruce  salus.  Souvent  il  l'a  rappelé  aux  autres.  C'était 
sa  pensée  la  plus  constante  et  la  plus  intime  dans  le 
gouvernement  de  lui-même,  la  conclusion  de  ses  orai- 
sons et  de  ses  retraites.  Le  journal  spirituel  de  ce  vail- 


lant a  été  brûlé,  lacérées  les  lettres  écrites  à  ses  supé- 
rieurs sur  l'état  de  son  âme.  Seules  ces  pages  nous  au- 
raient révélé  le  martyre  qu'il  souffrit,  par  la  violence 
de  son  naturel,  les  assauts  de  l'enfer  et  la  désolation 
de  sa  prière.  Mais  son  historien  en  dit  assez  (Vie, 
t.  il,  p.  347-368),  pour  que  nous  devinions  ce  que  fut 
cette  tribulation,  presque  aussi  longue  que  la  vie  du 
P.  de  Ravignan.  Et,  au  milieu  de  ce  combat  sans 
trêve,  la  volonté  de  ce  vrai  soldat  du  Christ  demeu- 
rait «  intacte  et  robuste  ».  Ce  sera  sans  doute  par  cette 
fidélité  courageuse  qu'il  aura  mérité  les  grâces  divines 
qui  ont  fécondé  son  apostolat. 

IV.  Autres  écrits.  —  Nous  l'avons  déjà  noté 
dans  l'esquisse  biographique,  quand  il  descendit  de 
la  chaire  de  Notre-Dame  pour  n'y  plus  remonter,  le 
P.  de  Ravignan  consacra  bien  des  jours  de  sa  vie 
apostolique  à  des  religieuses.  Les  filles  de  sainte  Thé- 
rèse, de  sainte  Jeanne  de  Chantai  et  de  sainte  Sophie 
Barat  l'entendirent  souvent.  Deux  recueils  sont  sortis 
de  ces  entretiens,  l'un  dû  aux  soins  des  dames  du 
Sacré-Cœur  de  la  rue  de  Varenncs,  l'autre  aux  soins 
des  carmélites  de  la  rue  de  Messine.  Les  deux  ont  eu 
plusieurs  éditions.  D'après  le  P.  de  Ponlevoy  (Vie, 
t.  n,  p.  305),  le  P.  de  Ravignan  avait  fait  «  un  com- 
mentaire complet  des  méthodes  de  saint  Ignace,  dans 
lequel  il  appropriait  à  des  femmes  l'apostolat  des 
Exercices  ».  Sommervogel  n'en  dit  rien.  En  revanche, 
il  mentionne,  sur  la  vie  chrétienne  des  femmes  dans  le 
monde,  un  opuscule  demeuré  incomplet,  et  qui  fut 
édité  par  le  P.  Aubert.  Des  discours  entendus  ou  des 
conférences  publiées,  divers  auteurs  ont  tiré  des  choix 
de  pensées,  ou  des  réflexions  sur  l'abandon  dans  les 
souffrances.  Mgr  de  Ségur  a  imprimé  des  souvenirs 
d'une  retraite  pascale  du  P.  de  Ravignan.  Pendant 
les  années  1844  et  1845  où  la  Compagnie  en  France 
et  l'Église  de  France  connurent  quelques  secousses, 
le  P.  de  Ravignan  s'employa  à  quelques  travaux  de 
défense  religieuse.  Il  écrivit  sur  la  liberté  de  l'Église  un 
Essai  dont  le  manuscrit  subsiste  encore;  il  le  publia 
en  plusieurs  articles  dans  L'Ami  de  la  religion,  en  ces 
années  de  1848  et  1849,  où  les  catholiques  étaient 
partagés  entre  la  crainte  et  l'espoir  en  face  d'une  révo- 
lution nouvelle.  Il  avait  aussi  entrepris  alors  une 
apologie  étendue  de  son  ordre.  Le  pamphlet  de  Gio- 
berti,  //  gesuita  moderno,  celui  d'Eugène  Sue  et  le 
livre  du  comte  de  Saint- Priest  sur  la  suppre*sion  des 
jésuites,  lui  avaient  paru  exiger  une  réplique.  Mais  le 
loisir  manqua  pour  achever  ce  plaidoyer  estimé  néces- 
saire. Il  s'en  tint  à  sa  brochure  De  l'existence  et  de  l'in- 
stitut des  jésuites.  On  sait  qu'elle  fut  saluée  par  Lacor- 
daire par  un  triple  ban,  dans  une  réunion  du  Cercle 
catholique  que  présidait  l'archevêque  de  Paris.  En 
quatre  chapitres  nerveux,  l'auteur  faisait  connaître 
sous  leur  vrai  jour,  les  Exercices  spirituels  et  les 
Constitutions  de  saint  Ignace,  les  doctrines,  les  missions 
de  la  Compagnie  de  Jésus.  En  terminant,  il  demandait 
hautement  la  revision  morale  d'un  procès,  où  les 
griefs  produits  étaient  imaginaires  et  où  les  accusés 
n'avaient  été  ni  entendus  ni  jugés  par  sentence  moti- 
vée. Assurément  le  livret  du  P.  de  Ravignan  aurait 
sulli  pour  désarmer  les  calomniateurs,  si  la  calomnie 
pouvait  disparaître  de  la  terre.  Vatimesnil  était  un 
jurisconsulte  de  marque  et  un  ami  de  Ravignan.  Il 
prit  occasion  de  la  brochure,  pour  écrire  un  mémoire 
sur  la  situation  légale  des  religieux  en  France;  ce  mé- 
moire figure  en  appendice  dans  quelques  éditions  De 
l'existence  et  de  l'institut  des  jésuites.  Il  y  est  tout  à  fait 
à  sa  place.  A  la  consultation  Vatimesnil  (devenue  dans 
la  suite  celle  de  Demolombe  et  de  Rousse)  aucun 
juriste  n'a  répondu  chose  qui  vaille. 

Sur  le  désir  du  T.  R.  P.  de  Roothaan,  général  de  la 
Compagnie  de  Jésus,  le  P.  de  Ravignan  publia  en  1854 
un    ouvrage   intitulé  Clément   XIII  et  Clément  XIV. 


1801 


RAVIGNAN    —    RAYMOND    GODEFROID 


1802 


Le  titre  seul  fait  deviner  qu'il  s'agit  de  la  suppression 
des  jésuites;  il  suggère  aussi  une  question  :  comment 
Clément  XIV  a-t-il  pu  abolir,  pour  le  bien  de  l'Église, 
en  1773,  un  ordre  religieux  vengé  par  Clément  XIII 
contre  toutes  les  attaques  des  princes  et  muni  par  lui 
d'une  approbation  nouvelle  en  17C5?  Le  travail  de 
l'historien  a  deux  volumes,  un  de  récit,  un  autre  de 
documents.  Il  suffirait  des  documents  pour  révéler  les 
intrigues,  l'emportement  passionné  des  ministres  des 
cours  bourbonniennes,  la  vaillance  de  Clément  XIII 
qui  leur  résista,  la  faiblesse  de  Clément  XIV  qui  leur 
céda.  Le  P.  de  Ravignan  n'use  d'aucune  plainte,  d'au- 
cune violence  de  parole.  A  quoi  bon?  Le  poids  des 
textes  est  assez  accablant.  Mais  il  plaide  pour  la  fai- 
blesse du  pape  destructeur  de  la  Compagnie  les 
circonstances  atténuantes.  C'était  le  vœu  du  P.  de 
Hoothaan,  et  la  pensée  est  dictée  par  la  pitié  filiale. 
Historiquement,  il  est  impossible  de  démontrer  que 
de  1765  à  1773,  les  circonstances  eussent  tellement 
changé  qu'elles  commandassent  deux  attitudes  contra- 
dictoires. Ce  n'est  pas  la  bataille,  ce  sont  les  chefs 
qui  différaient.  Désormais  la  lumière  est  faite  sur  un 
événement  qui  fut  une  erreur;  les  énormes  dossiers 
recueillis  dans  toutes  les  archives  d'Europe,  par  le 
P.  Gaillard,  jésuite  toulousain,  ont  servi  à  L.  Pastor 
pour  une  étude  décisive,  bien  qu'assez  brève.  Avec 
les  pièces  que  le  P.  de  Ravignan  avait  sous  la  main, 
déjà  il  était  manifeste  que  la  suppression  ordonnée 
d'abord  au  Portugal,  en  Espagne,  en  France  et  à 
Parme  par  les  souverains,  et  finalement  accomplie 
par  le  pape,  n'est  point  une  œuvre  de  justice.  Les 
États  s'en  trouvèrent  mal,  et  aussi  l'Église. 

Le  livre  de  l'écrivain  jésuite  rendait  le  même  son 
pur  et  fort  que  les  sermons  de  l'orateur.  Xavier  de 
Ravignan  fut  «  un  homme  qui  faisait  honneur  à 
l'homme  ».  La  noblesse  naturelle  de  son  âme  et  la 
virile  énergie  de  son  caractère  se  haussèrent  encore  à 
l'école  de  saint  Ignace.  De  là  son  indépendance,  son 
calme  et  sa  liberté  d'action,  parmi  les  circonstances 
et  les  hommes  contraires;  sa  vigueur  dans  le  gouver- 
nement de  lui-même;  son  zèle  ardent  et  son  incroyable 
autorité.  On  sait  comment  Mgr  Dupanloup  parla  aux 
funérailles  :  Defunclus  adhuc  loquiliir.  Et  Lacordairc 
écrivit  (Correspondant,  mars  1858,  p.  515)  :  «  Un  res- 
pect dont  tout  le  monde  était  complice  répandait  au- 
tour de  sa  personne  l'inviolabilité  prédestinée  à  ce  qui 
demeure  au-dessus  du  temps.  »  Cet  hommage  honore 
celui  qui  l'a  signé  autant  que  celui  auquel  il  s'adresse. 

I.  Œuvres  du  P.  de  Ravignan.  —  Le  catalogue  en  est 
dressé  par  le  P.  Sommervogel  dans  sa  Dibl.  de  la  Comp.  de 
Jésus,  t.  vi,  col.  1503-1507.  On  en  reproduit  ici  les  articles 
principaux.  (Sauf  indications  contraires  le  lieu  de  publica- 
tion est  Paris.) 

Oraison  funèbre  de  Mgr  Louis-Hyacinthe  de  Quélen,  1840; 
De  l'existence  et  de  l'institut  des  jésuites,  1844  (neuf  réédi- 
tions); Conférences  prêchées  il  Saint-Élienne  de  Toulouse, 
Toulouse,  1814;  Entretiens  du  R.  P.  de  Ravignan  recueillis 
par  les  Enfants  de  Marie  au  Sacré-Cœur,  1859;  Suite  des 
entretiens...,  1803;  Dernière  retraite  du  R.  P.  de  Ravignan 
donnée  aux  religieuses  carmélites  de  la  rue  de  Messine,  1859; 
Conférences  du  R.  P.  de  Ravignan,  1860,  4  vol.;  La  vie  chré- 
tienne d'une  dame  dans  le  monde,  1861;  De  la  liberté  de 
l'Église,  dans  L'Ami  de  la  religion,  t.  cxxxix,  p.  201-204, 
341-346,  685-700;  t.  c.xi.,  p.  45-49,  485-488,  506-510;  Des 
études  ecclésiastiques,  ibid.,  t.  cxliii,  p.  515-519;  t.  cxlvi, 
p.  601-603;  t.  cxi. vu,  p.  13-17;  Souvenirs  d'une  retraite  par 
Mgr  de  Ségur,  1886. 

II.  Sur  lf.  P.  de  Ravignan.  —  Copieux  résumés  des 
conférences  dans  L'A  mi  de  la  religion,  L' Univers,  les  Annales 
de  philosophie  chrétienne;  Maladie  et  morl  du  P.  de  Ravignan 
[par  le  P.  de  Ponlevoy  ],  1858;  Alexandre  de  Saint-Albin, 
Notice  historique  sur  le  R.  P.  de  Ravignan  (suivi  de  l'ornison 
funèbre  prononcée  à  Saint-Sulpice  par  Mgr  Dupanloup), 
1858;  Marquis  de  Dampierre,  Le  R.  P.  de  Ravignan,  1858; 
Lacordaire,  Le  R.  P.  de  Ravigmm,  dans  le  Correspondant, 
mars  1858,  p.  509-515;  A.  de  Ponlevoy,  S.  .T.,  Vie  du  R.  P.  de    I 


Ravignan,  1860;  Poujoulat,  Le  P.  de  Ravigmin,  sa  vie  et 
ses  œuvres;  A.  des  Glaveux,  M.  de  Ravignan  magistrat,  dans 
le  Correspondant,  15  juin  1878;  Abbé  J.  Hibert,  Lettres  du 
R.  P.  de  Ravignan  à  M.  l'abbé  LJupanlonp,  Tours,  1899; 
I..  Ledos,  Le  P.  de  Ravignan,  1908;  Pierre  Fienissollc,  Les 
conférences  de  Notre-Dame,  1935,  t.  i,  p.  191-289. 

P.   DUDON. 

RAYMOND  ALBERTI  Jacques,  frère  mi- 
neur de  l'observance  de  Catalogne,  qui  en  1751  exerça 
la  charge  de  lecteur  au  couvent  Saint-Ronaven- 
ture  de  Majorque.  Il  composa  selon  la  doctrine  de 
Duns  Scot  :  Tractatus  micrologicus  seu  logicte  erudi- 
tionis  summulisiieum  prœlium  ad  universam  Aristotelis 
logicam  facilius  capiendam,  rédigé  en  1751;  Tractatus 
dialecticus;  Brevissima  in  octo  libros  Aristotelis  expla- 
nalio;  Tractatus  in  Aristotelis  melaphysicam.  Tous  ces 
ouvrages  sont  conservés  dans  le  ms.  4138  (400  fol.) 
de  la  bibl.  Ayamans  de  Palma  de  Majorque. 

Samuel  d'Algaida,  Documents  para  la  historia  de  la  fdo- 
snfui  catalana,  dans  Criterion,  t.  ix,  1933,  p.  65. 

A.  Teetaert. 

RAYMOND  GODEFROID,  frère  mineur 
français,  appelé  aussi  Gaufredi,  Gaufridi,  Galfridi, 
Galfredi,  etc.  Né  à  Aix  (Provence)  vers  1250,  d'après 
R.  Hauréau,  Hisl.  lilt.  de  la  France,  t.  xxvn,  p.  113, 
il  appartenait  à  une  famille  noble  et  même  princière, 
puisque,  selon  le  Lanercosl  Chronicle  (éd.  J.  Stevenson, 
Édinbourg,  1839,  p.  141),  il  était  un  proche  parent  de 
la  reine-mère  d'Angleterre,  Éléonore  de  Provence 
(t  24  juin  1291).  Entré  chez  les  mineurs,  il  habita  le 
couvent  de  Marseille  et  en  1286  travailla  à  libérer 
Charles  II  d'Anjou,  alors  prisonnier  du  roi  d'Aragon, 
auquel  il  était  lié  d'amitié.  Appartenant  au  parti 
sévère  de  la  «  Communauté  »,  il  s'opposait  aux  excès 
aussi  bien  des  »  Spirituels  »  que  de  la  «  Communauté  ». 
Ainsi,  vers  1286,  Pierre  Jean  Olieu  répondit  au  Mémoire, 
répandu  en  Provence  par  ses  censeurs,  qui  avaient 
condamné  34  propositions  extraites  de  ses  œuvres, 
par  une  lettre  datée  de  Montpellier  et  adressée  à 
Raymond  Godefroid  et  à  ses  autres  disciples,  qui 
l'avaient  pressé  de  se  justifier.  Cette  lettre  a  été  éditée 
par  le  P.  Gratien,  dans  Éludes  franc,  t.  xxix,  1913, 
p.  414-422.  Probablement  simple  custode  en  1289,  il 
fut  néanmoins  choisi  au  chapitre  général  de  Rieti,  en 
cette  même  année,  pour  succéder  comme  général  de 
l'ordre  à  Matthieu  d'Aquasparta,  élevé  au  cardinalat 
le  16  mai  1288.  Ce  choix,  bien  que  contraire  aux  désirs 
du  pape  Nicolas  IV,  fut  agréable  au  roi  de  France, 
Philippe  le  Rel,  et  aux  «  Spirituels  »,  dont  Raymond 
s'était  toujours  montré  l'ami  et  le  partisan.  Raymond 
Godefroid  entreprit,  aussitôt  après  son  élection,  la 
visite  des  provinces.  Arrivé  dans  la  Marche  d'Ancône, 
un  de  ses  premiers  actes  fut  de  délivrer  les  frères 
emprisonnés  pour  avoir  manifesté  trop  de  zèle  à 
l'égard  de  la  pauvreté.  Le  roi  d'Arménie,  Hayton  II, 
lui  ayant  demandé  que  des  frères  vinssent  s'établir 
dans  son  royaume,  Raymond  lui  envoya  quatre  de  ces 
«  Spirituels  »,  Thomas  de  Tolentino,  Marc  de  Monte- 
lupone,  Pierre  de  Macerata  et  Pierre  de  Fossombrone 
(Ange  de  Clareno),  qui  échappaient  de  la  sorte  à  la 
situation  difficile  qui  leur  était  faite  dans  leur  pro- 
vince après  le  départ  du  général.  Cet  acte  avait  rempli 
d'espoir  tous  les  groupes  des  zelanti.  Plusieurs  histo- 
riens affirment  que  Raymond  a  libéré  aussi  de  prison 
Roger  Racon.  Ils  appuient  leur  assertion  sur  une  note, 
rédigée  par  un  ancien  copiste  et  ajoutée  à  la  fin  du 
Verbum  abbreviatum  de  leone  viridi,  attribué  à  Ray- 
mond Godefroid.  On  y  lit  :  Explicit  Verbum  abbre- 
viatum majoris  operis  fr.  Raymundi  Gaufredi,  ministri 
ordinis  fralrum  minorum.  Quod  quidem  verbum  habùit 
a  fr.  Bogero  Bacone,  anglico,  qui  fuit  de  ordine  fratrum 
minorum.  El  ipse  Bogerus  propler  istud  opus,  ex 
prœcepto  dicli  Baymundi,  a  fratribus  ejusdem  ordinis 


1803 


RAYMOND    GODEFROID 


1804 


erat  captas  et  imprisonalus  ;  sed  Raymundus  exsolvit 
Rogerum  a  carccre  quia  docuil  eum  islud  opus.  Voir 
B.  Hauréau,  op.  cil.,  p.  120;  A.  G.  Little,  The  grey 
friars  in  Oxford,  p.  194. 

Raymond  Godefroid  ne  se  contenta  pas  de  visiter 
les  provinces  italiennes,  mais  se  rendit  aussi  au-delà 
des  Alpes.  Ainsi  d'une  lettre  de  l'archevêque  Jean 
Pecham  (voir  Regislrum  epislolarum  J.  Peckham, 
éd.  C.-T.  Martin,  t.  m,  Londres,  1885,  p.  982),  il  résulte 
que  Raymond  Godefroid  était  en  Angleterre  avant  le 
12  août  1291.  Il  y  présida  le  chapitre  provincial  le 
15  août  suivant  et  assista,  les  8-9  septembre,  aux  funé- 
railles de  sa  proche  parente,  Éléonore  de  Provence, 
reine-mère  d'Angleterre.  Après  quoi,  il  visita  la  pro- 
vince d'Irlande  et  à  la  fin  d'octobre  il  fut  de  nouveau 
en  Angleterre.  Il  prêcha  en  effet  à  l'université  d'Ox- 
ford le  28  octobre  et  le  1er  novembre.  Ces  deux  sermons 
sont  conservés  dans  le  ms.  Q.  46,  fol.  294  r°-298  v°, 
de  la  bibliothèque  de  la  cathédrale  de  Worcester  et 
ont  été  édités  par  A.  G.  Little,  dans  Colleclanea  fran- 
ciscana,  t.  iv,  1934,  p.  165-174.  Un  troisième  sermon 
qui,  d'après  P.  Glorieux  (Répertoire,  t.  n,  p.  136), 
aurait  été  prononcé  par  Raymond  à  Gainsborough,  le 
2  novembre  1291,  est  de  fait  un  sermon  donné  par 
Guillaume  de  Gainsborough.  Voir  A. -G.  Little  et  Fr. 
Pelster,  Oxford  Theology  and  Theologians,  p.  157. 

Puis  Raymond  Godefroid  visita  en  1294  la  province 
d'Aragon  et  y  présida  le  chapitre  à  Barcelone.  A  cette 
occasion  il  rencontra  saint  Louis  d'Anjou,  alors  pri- 
sonnier à  Barcelone,  et  s'entretint  longuement  avec 
lui  au  sujet  de  la  vocation  religieuse  du  prince.  En  1289 
il  présida  le  chapitre  général  des  religieuses  de  Fonte- 
vrault,  dans  lequel  il  prit  la  parole  pour  ramener  les 
esprits  révoltés  à  l'obéissance.  En  1297,  Raymond 
assista  saint  Louis  d'Anjou,  évêque  de  Toulouse, 
pendant  sa  dernière  maladie.  Celui-ci  le  désigna 
comme  l'exécuteur  de  ses  dernières  volontés. 

Malgré  ses  efforts,  Raymond  Godefroid  ne  parvint  à 
contenter  aucune  des  deux  factions  qui  divisaient 
l'ordre  et  s'accusaient  réciproquement  de  menées 
schismatiques.  Aussi  entendit-il  bientôt  murmurer 
contre  lui  non  seulement  les  partisans  de  la  «  Commu- 
nauté »,  parce  qu'il  avait  mis  en  liberté  de  turbulents 
rigoristes,  mais  aussi  les  zelanti,  parce  qu'il  n'avait 
pas  encore  exterminé  tous  les  abus.  Les  premiers  et 
les  plus  graves  embarras  lui  vinrent  des  «  Spirituels  », 
qui,  croyant  pouvoir  compter  sur  l'appui  du  général, 
ne  cessèrent  de  s'agiter  et  d'accuser  les  supérieurs  de 
la  «  Communauté  »  de  graves  manquements  à  la  régu- 
lière observance,  ce  qui  conduisit  en  divers  lieux  à 
des  complots  et  à  des  mutineries.  Cette  recrudescence 
des  idées  réformistes  alarma  la  «  Communauté  »,  qui 
porta  plainte  devant  le  pape.  Par  ordre  de  Nicolas  IV, 
Raymond  dut  procéder  contre  les  «  Spirituels  »  de 
Provence;  il  confia  l'enquête  à  Bertrand  de  Sigottier, 
inquisiteur  franciscain  du  Comtat  Venaissin.  L'enquête 
terminée,  Raymond  Godefroid,  à  la  demande  du  roi 
Philippe  le  Bel,  convoqua  le  chapitre  général  à  Paris, 
le  25  mai  1292.  Pierre- Jean  Olieu  y  comparut  et  y 
défendit  avec  succès  la  théorie  de  l'usage  pauvre. 
Mais,  comme  il  résultait  de  l'enquête  de  Bertrand  de 
Sigottier  que  quelques  disciples  d'Olieu  semblaient 
vouloir  établir  un  schisme  en  Provence  et  soutenaient 
des  doctrines  erronées,  Raymond,  malgré  sa  sympathie 
pour  eux,  se  vit  obligé  de  les  châtier.  Au  même  cha- 
pitre assistèrent  Thomas  de  Tolentino  et  deux  com- 
pagnons, que  Hayton  II  avait  députés  en  Europe 
pour  demander  du  secours  au  pape  et  aux  rois  de 
France  et  d'Angleterre.  Les  délégués  présentèrent  a 
Raymond  des  lettres  du  roi  d'Arménie,  qui  furent  lues 
au  chapitre  et  dans  lesquelles  Hayton  remercia  t  le 
général  du  bien  accompli  dans  son  pays  par  les  mis- 
sionnaires franciscains,  qu'il  lui  avait  envoyés.  Mais 


ni  ces  louanges  à  l'adresse  des  zelanti,  ni  l'appui  du 
général  ne  réussirent  à  désarmer  l'hostilité  de  la 
«  Communauté  »  contre  les  «  Spirituels  ».  Philippe  le 
Bel,  ayant  pu  apprécier  dans  ce  chapitre  général  la 
prudence  et  la  droiture  de  Raymond  Godefroid  et 
voulant  lui  donner  une  marque  de  son  estime,  obtint 
pour  lui  de  l'université  le  titre  de  maître  en  théologie. 

Les  missionnaires  du  parti  des  zelanti  que  Raymond 
avait  envoyés  en  Arménie  après  les  avoir  délivrés  de 
prison,  ne  purent  y  prolonger  leur  séjour.  Sujets  à 
toutes  sortes  de  vexations  de  la  part  des  frères  de  la 
province  de  Romanie,  ils  revinrent  en  Italie  en  1293. 
Le  vicaire  provincial  de  la  Marche,  leur  province 
d'origine,  refusa  de  les  recevoir  avant  qu'ils  ne  se 
fussent  présentés  au  général.  Celui-ci  les  reçut  avec 
bienveillance  et  conseilla  à  Pierre  de  Macerata  et  à 
Pierre  de  Fossombrone  de  demander  une  audience  au 
pape.  Célestin  V,  qui  avait  fondé  un  nouvel  ordre 
d'ermites  (les  célestins),  les  accueillit  avec  bonté,  les 
délia  de  toute  obéissance  à  l'égard  de  l'ordre  francis- 
cain et  ordonna  à  un  abbé  des  célestins  de  mettre  à 
leur  disposition  des  ermitages,  dans  lesquels  ils  pour- 
raient observer  à  la  lettre  la  règle  et  le  testament  de 
saint  François.  Pour  ne  pas  susciter  les  susceptibilités 
des  mineurs,  il  les  appela  du  nom  de  «  Pauvres 
ermites  ».  A  cette  époque  Pierre  de  Macerata  prit  le 
nom  de  Libérât  et  Pierre  de  Fossombrone  celui 
d'Ange  de  Clareno.  Pierre  de  Macerata  leur  fut  donné 
comme  supérieur  en  1294;  c'était  la  première  fois 
qu'un  rameau  se  détachait  du  grand  arbre  franciscain. 
L'existence  en  fut  toutefois  de  courte  durée.  Après 
l'abdication  de  Célestin  V,  le  13  décembre  1294, 
Boniface  VIII,  élu  le  24  décembre  de  la  même  année, 
annula,  dès  le  27  décembre,  tous  les  privilèges  concédés 
par  Célestin  V,  et,  le  8  avril  1295,  il  replaçait  les 
«  Pauvres  ermites  »  sous  la  juridiction  du  général  des 
mineurs.  La  bulle  Ad  augmentum  du  12  novembre 
suivant  ne  fit  que  compléter  les  mesures  destinées  à 
refaire  l'unité.  Entre  temps  Boniface  VIII  s'était 
brouillé  avec  Philippe  le  Bel  et  la  puissante  famille 
romaine  des  Colonna,  tandis  que  Raymond  Godefroid 
avait  gagné  l'amitié  du  roi  de  France.  Boniface  VIII 
prit  ombrage  de  la  faveur  que  Philippe  le  Bel  accordait 
à  Raymond  qui,  se  montrant  sympathique  aux 
«  Spirituels  »,  alliés  des  Colonna,  lui  devint  vite  sus- 
pect. Voulant  lui  enlever  la  direction  de  l'ordre,  le 
pape  lui  offrit  l'évêché  de  Padoue.  Le  général  refusa, 
objectant  qu'il  ne  se  sentait  pas  capable  d'administrer 
un  diocèse.  «  En  ce  cas,  répliqua  Boniface  VIII,  vous 
êtes  encore  moins  apte  à  administrer  l'ordre  des  frères 
mineurs  »  et  il  le  déposa  aussitôt  (29  octobre  1295). 
Jean  Minio  de  Murrovalle  de  la  Marche  d'Ancône  lui 
succéda  comme  général. 

Raymond  Godefroid  devint  dans  la  suite  partisan 
des  «  Spirituels  »,  mais  toujours  modéré  et  raisonnable. 
Le  cardinal  Ehrle  a  publié  le  Mémoire  qu'il  composa 
en  leur  faveur  lors  des  controverses  qui  suivirent  le 
concile  de  Vienne.  Dans  Archiv  fur  Lilteratur-  und 
Klrchengeschichle  des  M.  A.,  t.  m,  1887,  p.  142-144. 
Raymond  Godefroid  n'a  cependant  pas  eu  le  bonheur 
d'assister  au  premier  triomphe  de  la  cause  des  «  Spiri- 
tuels »  qu'il  défendit.  Il  mourut  en  effet  entre  le 
14  avril  1310,  date  de  la  bulle  Dudum  ad  aposlolalus, 
où  il  est  désigné  comme  vivant  encore,  et  le  23  août 
de  la  même  année,  date  d'une  lettre,  dans  laquelle 
Clément  V  annonce  à  Philippe  le  Bel  la  mort  de  Ray- 
mond, qui  devait  témoigner  dans  le  procès  de  Boni- 
face  VIII.  Raymond  tomba  malade  dans  un  château 
appartenant  à  sa  famille  et  mourut  dans  l'espace 
de  cinq  jours.  La  rapidité  de  ce  trépas  frappa  les  es- 
prits. Tandis  que  les  uns  y  virent  un  châtiment  divin, 
d'autres,  les  «  Spirituels  »,  crurent  à  un  empoison- 
nement et  cette  rumeur  circula  à  la  cour  d'Avignon. 


180i 


RAYMOND    GODEFROID 


RAYMOND    DE    PENYAFORT        1806 


Outre  les  ouvrages  déjà  mentionnés,  à  savoir  le 
Mémoire  sur  les  Quatre  Questions  et  les  deux  Sermons, 
B.  Hauréau  et  A.-G.  Little  attribuent  encore  à  Ray- 
mond Godefroid  quelques  ouvrages  d'alchimie.  Ainsi 
ces  deux  auteurs  lui  assignent  un  traité  intitulé 
Verbum  abbreviatum  de  leone  viridi,  qui  constituerait 
un  abrégé  d'un  ouvrage  analogue  de  Roger  Bacon. 
Il  a  été  édité  sous  le  nom  de  Roger  Bacon  (auquel 
d'ailleurs  P.  Glorieux  l'attribue  toujours  dans  son 
Répertoire,  t.  n,  p.  62)  en  1485,  sans  indication  de  lieu, 
avec  le  titre  :  Opéra  chijmica  Rogeri  Bacconis.  Le  même 
volume  fut  réimprimé  en  1603,  à  Francfort,  sous  le 
titre  :  Sanioris  medicinœ  magislri  Rogeri  Bacconis, 
Angli,  de  arte  chymiœ  scripta  et  enfin,  ibid.,  1G20, 
avec  le  titre  :  Sanioris  medicinœ...  thésaurus  chemicus. 
Les  auteurs  déduisent  d'un  passage  de  la  préface  que 
Raymond  Godefroid  doit  être  considéré  comme  l'au- 
teur de  ce  traité.  Il  y  est  dit  :  Islud  verbum,  a  multis 
non  immerito  desideratum,  ab  egregio  doclore  nostro 
Rogero  Bacone  est  primo  declaratum.  Deinde  ego 
fr.  Raymundus  Gaufridus,  ordinis  fralrum  minorum 
minisler  generalis,  ipsum  verbum,  brevius  quam  potui, 
breviter  explanare  filiis  philosophise  curavi.  Voir 
B.  Hauréau,  toc.  cit.,  p.  119,  et  V.  Doucet,  dans  Arch. 
franc,  hist.,  t.  xxvir,  1934,  p.  556,  où  le  texte  diffère 
un  peu  de  celui  de  B.  Hauréau.  C'est  à  tort  que 
J.-H.  Sbaralea  considère  le  Verbum  abbreviatum  et  le 
De  hone  viridi  comme  deux  ouvrages  distincts  et  il  se 
trompe  quand  il  propose  de  corriger  De  leone  viridi 
en  De  colore  viridi.  Raymond  ne  se  serait  pas  seule- 
ment contenté,  selon  B.  Hauréau,  d'abréger  le  traité 
de  Roger  Bacon,  mais  il  aurait  aussi  exposé  des 
théories  personnelles  sur  certains  problèmes  chimiques 
dans  des  ouvrages,  qui  ne  sont  peut-être  pas  tous 
parvenus  jusqu'à  nous.  Roger  Bacon,  en  effet,  a  com- 
posé un  ouvrage  entier,  intitulé  Ad  Raymundum  qui 
scripsit  de  viridi  leone  brève  breviarium  de  dono  Dei, 
pour  réfuter  une  opinion  de  Raymond,  qui,  se  fondant 
sur  un  passage  d'Aristote,  au  1.  IV  des  Météores,  avait 
nié  la  possibilité  de  la  transmutation  des  métaux. 
Bacon  au  contraire  y  démontre  la  possibilité  de  cette 
opération.  Or,  comme  cette  citation  du  1.  IV  des 
Météores  ne  se  rencontre  pas  dans  le  De  leone  viriai, 
elle  doit  se  trouver  dans  un  autre  ouvrage  de  Ray- 
mond, peut-être  dans  le  Tractatus  solis  et  lunse,  qui, 
dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Genève,  est 
attribué  à  Raymond  Godefroid.  Voir  Senebier,  Cata- 
logue des  manuscrits  de  Genève,  p.  215.  Il  est  cependant 
à  noter  que  V.  Doucet  refuse,  et  non  sans  raison, 
d'accepter,  sans  plus,  l'authenticité  de  ces  ouvrages 
d'alchimie,  alléguant  à  propos  que  les  alchimistes  de 
cette  époque  avaient  la  coutume  de  cacher  sous  de 
grands  noms  leurs  expériences  suspectes.  Et  il  conclut 
que,  «  pour  la  même  raison,  il  est  fort  probable  qu'un 
grand  nombre  d'ouvrages  ont  été  attribués  à  Roger 
Bacon,  qui  ne  sont  pas  de  lui  ».  Voir  Arch.  franc, 
hist.,  t.  xxvii,  1934,  p.  26. 

B.  Hauréau  attribue  encore  à  Raymond  un  poème 
astrologique,  commençant  par  les  mots  :  O  qui  stelli- 
geri  cursus  moderaris  Olympi  et  conservé  dans  un 
recueil  du  Corpus  Christi  Collège  à  Oxford,  sous  le 
titre  :  Liber  cursuum  planelarum  capilisque  draconis. 
Il  y  est  attribué  à  Raymond  de  Marseille,  qui  d'après 
Hauréau  doit  être  identifié  avec  Raymond  Godefroid. 

Enfin  J.-H.  Sbaralea  affirme  avoir  vu  dans  quelques 
couvents  de  l'Italie  une  Constitution  de  l'année  1290 
pour  les  mineurs  de  la  province  de  Milan,  ainsi  qu'une 
autre  pièce  administrative,  intitulée  Memorabilia,  qui 
contient  les  instructions  données  par  Raymond  aux 
provinciaux  de  l'ordre,  dans  le  chapitre  général  de 
Paris  en  1292. 

L.  Wadding,  Annales  minorum,  t.  v,  Quaracchi,  1931, 
an.  1278,  n.  xxix,  p.  58;  an.  1289,  n.  xxn,  p.  234;  an.  1290, 


n.  x  et  xi,  p.  263-264;  an.  1295,  n.  xn  et  xiv,  p.  379-381; 
t.  vi,  an.  1310,  n.  m,  p.  188  sq.;  an.  1318,  n.  xm  et  xvi, 
p.  356-358;  .1.  H.  Sbaralea,  Supplementum  ad  scriptores  ord. 
minorum,  Rome,  1806,  p.  626-627;  Salimbene,  Chronica  ord. 
minorum,  éd.  O.  Holder-Egger,  dans  Monum.  Germ.  hist., 
Script.,  t.  xxxii,  Hanovre,  1905-1913,  p.  669,  670,  671,  676; 
Chronicon  de  Lanercost,  éd.  J.  Stevenson,  Edimbourg,  1839, 
p.  141  et  143;  Fr.  Ehrle,  Zur  Vorgeschichle  des  Concils  von 
Vienne,  dans  Archiv  f.  I.itl.  u.  Kirchengesch.  des  M.  A.,  t.  ni, 
1887,  p.  138-160;  Achard,  Dict.  de  la  Provence,  t.  m,  p.  344; 
le  même.  Hommes  ill.de  la  Provence,  1. 1,  Paris,  1786,  p.  344; 
Barthélémy  de  Pise,  Ile  conformitate  vitse  b.  Francisci  ad 
vitam  Domini  Jesu,  1.  I,  fruct.  ix,  2e  part.,  fruct.  xi,  2e  part., 
dans  Analecla  franc,  t.  iv,  Quaracchi,  1906,  p.  440,  541  ; 
H.  Hurter,  S'omenclator,  3e  éd.,  t.  n,  col.  594;  B.  Hauréau, 
Raymond  Gaufridi,  général  des  fr.  mineurs,  dans  Hist.  lilt. 
de  la  France,  t.  xxvii,  Paris,  1877,  p.  112-122;  A.  G.  Little, 
The  grey  friars  in  Oxford,  Oxford,  1892,  p.  194-195,  208;  le 
même,  Letter  of  Bonagratia,  min.  gen.  to  Edward  I,  King  of 
England,  A.  D.  1282.  With  some  noies  on  visitations  of  pro- 
vinces bu  minislers  gênerai  in  the  13lh  cent.,  dans  Arch, 
franc,  hist.,  t.  xxvi,  1933,  p.  238-240;  le  même,  Two  sermons 
of  Fr.  Raymond  Gaujrcdi,  min.  gen.  preachcd  al  Oxford 
in  1291,  dans  Collectanea  franc,  t.  iv,  1934,  p.  161-174; 
le  même  et  Fr.  Pelster,  Oxford  theology  and  theologians 
c.  A.  D.  1282-1302,  Oxford,  1934,  p.  174,  176,  178,  189-190; 
Gratien  de  Paris,  LTiic  lettre  inédite  de  Pierre  Jean  Olivi, 
dans  Études  franc,  t.  XXIX,  1913,  p.  414-1-22;  le  même,  Hist. 
de  la  fond,  et  de  l'èvol.  des  fr.  min.  au  XIII" siècle,  Paris, 1928, 
p.  365,  382,  401,  416,  419,  426,  427,  438,  412,  444,  451,  554, 
579,  629;  L.  Amorôs,  Séries  condemnationum  et  processuum 
contra  doctrinam  et  sequaces  Pétri  Joannis  Olivi,  dans  Arch. 
franc,  hist.,  t.  xxiv,  1931,  p.  504-505;  Raymond  Gaufredi, 
min.  gén.,  dans  France  franc,  t.  v,  1922,  p.  443-444;  P.  Glo- 
rieux, Répert.  des  maîtres  enthéol.  de  Paris  au  XIIIe  siècle,  t.  Il, 
Paris,  1934,  p.  136  et  02;  V.  Doucet,  Maîtres  franciscains 
de  Paris.  Supplément  au  Répert.  des  maîtres...  de  M.  le 
chan.  P.  Glorieux,  dans  Arch,  franc  hist.,  t.  xxvii,  1934, 
p.  26;  M.  R.  Toynbee,  Saint  Louis  of  Toulouse,  Manchester, 
1929,  j).  72,  76,  78,  132,  178,  236-237;  D.  L.  Doule, 
The  nature  and  the  effect  of  the  hercsy  of  the  Fralicelli,  Man- 
chester, 1932,  p.  10-13,  54,  90;  K.  Balthasar,  Geschichte  des 
Armulsstreiies  im  Franziskanerorden  bis  zum  Konzil  von 
Vienne,  Miinster-en-W.,  1911,  p.  90,  95,  174-177,  179-184, 
186-1S.S,  20S  sq.,  213-214, 216, 221,  21-7,263,  265-274,  267  sq. 

A.  Teetaert. 

RAYMOND     DE     PENYAFORT      (Saint), 

ou  Penafort,  Pennafort,  dominicain  catalan  du 
xme  siècle,  qui,  tant  par  la  compilation  des  décrétâtes 
de  Grégoire  IX,  que  par  la  composition  de  sa  célèbre 
Summa  casuum,  a  exercé  sur  le  droit  canonique  et  la 
morale  une  influence  durable,  et  pour  ainsi  dire 
unique  (t  1275). 

I.  Vie.  —  Originaire  de  Villafranca  de  Penades, 
près  de  Barcelone,  où  la  noble  famille  de  Penyafort, 
apparentée  très  étroitement  avec  les  comtes  de  Barce- 
lone et  peut-être  même  avec  les  rois  d'Aragon,  avait 
son  château  fort,  Raymond  doit  y  être  né  vers  1175- 
1180.  De  son  enfance  et  de  sa  jeunesse  nous  ne  possé- 
dons que  des  détails  rares  et  laconiques,  que  nous  ont 
transmis  les  anciennes  chroniques  et  vies,  éditées 
dans  Raymundiana  seu  documenta  quœ  pertinent  ad 
S.  Raymundi  de  Pennaforli  vitam  et  scripta,  recueillis 
et  publiés  par  Fr.  Balme  et  C.  Paban,  O.  P.,  dans 
Monum.  ord.  fr.  prœdicat.  hislorica,  t.  iv,  fasc.  1, 
Rome,  1898.  Il  fréquenta  l'école  de  la  cathédrale  de 
Barcelone,  où  il  fit  le  trivium  et  le  quadrivium.  Ayant 
terminé  ses  études,  il  y  devint  lui-même  professeur,  à 
la  demande  de  l'évêque  et  du  maître  en  chef  et  y 
enseigna  gratuitement  la  rhétorique  et  la  logique.  En 
1210,  au  grand  déplaisir  des  étudiants,  il  renonça  à 
sa  chaire  de  l'école  de  la  cathédrale  pour  se  faire  de 
nouveau  étudiant  et  s'adonner  à  l'étude  du  droit  à 
l'université  de  Bologne.  Quand  il  s'y  rendit  à  pied 
avec  Pierre  Ruber  ou  le  Rouge  par  Arles  et  Turin,  il' 
suspendit  son  voyage  pendant  quelques  jours  à  Brian- 
çon,  pour  constater  de  ses  propres  yeux  un  miracle 
opéré    par    Notre-Dame    de    Delbeza,  qui  venait  de 


1807 


RAYMOND    DE    PENYAFORT 


1808 


restituer  les  yeux  et  les  mains  à  un  jeune  homme,  dont 
les  brigands  avaient  crevé  les  yeux  et  coupé  les  mains. 
La  relation  authentique  de  ce  fait,  écrite  par  Raymond 
lui-même,  est  éditée  dans  Raymundiana,  fasc.  2, 
Rome,  1901,  p.  3-5.  Raymond  s'adonna  à  Bologne 
avec  assiduité  à  l'étude  du  droit  et  il  y  connut  et 
fréquenta  les  professeurs  et  étudiants,  qui  dans  la 
suite  se  sont  acquis  du  renom,  tels  Accurse,  Tancrède, 
Pierre  de  la  Vigne,  Roffredo  le  Gibelin,  Sinnibaldo 
Fieschi  (plus  tard  Innocent  IV),  Claro,  Roland  de 
Crémone,  Moneta,  Paul  de  Hongrie,  Conrad  d'Alle- 
magne, (ces  deux  derniers,  auteurs  eux  aussi  d'une 
Summu  de  pœnitcnlia),  Gilbert  de  Frachinet,  Jacques 
Buoncambio,  Martin  de  Fano,  etc.  ;  ces  sept  derniers 
sont  entrés  dans  la  suite  également  dans  l'ordre  des 
dominicains.  Après  six  ans  d'études,  Raymond  fut 
promu  docteur  en  droit  en  1216  et  obtint  la  licenlia 
ubique  docendi.  Il  resta  à  Bologne  pour  y  enseigner  à 
son  tour  le  droit.  Ses  cours  étaient  fréquentés  surtout 
par  les  nobles  et  les  lettrés.  Comme  il  n'exigeait  aucune 
rémunération  de  la  part  des  étudiants  qui  suivaient 
ses  1  çons,  la  ville  de  Bologne  lui  accorda  un  subside 
annuel. 

En  1218  Bérenger  IV  de  Palou,  évêque  de  Barce- 
lone, était  venu  à  Bologne,  dans  l'espoir  d'y  rencontrer 
saint  Dominique,  afin  de  lui  demander  quelques 
frères  pour  une  fondation  à  Barcelone.  A  peine  entré 
dans  la  ville,  il  entendit  parler  dans  les  termes  les  plus 
élogieux  de  Raymond  de  Pe:iyafort.  Il  conçut  aussitôt 
l'idée  de  le  gagner  pour  lui  et  d'en  faire  un  professeur 
du  séminaire  qu'il  avait  l'intention  de  fonder  à  Barce- 
lone, conformément  aux  décrets  du  IVe  concile  du 
Latran,  pour  l'éducation  du  clergé.  Ce  n'est  toutefois 
qu'après  longue  et  mûre  réflexion  que  Raymond 
accepta  l'offre  de  l'évèque  de  Barcelone.  A  la  fin  du 
mois  d'octobre  1219  ils  partirent  tous  les  deux  pour 
Viterbe,  afin  d'y  rencontrer  saint  Dominique,  qui 
résidait  à  la  cour  pontificale  d'Honorius  III.  Ayant 
obtenu  quelques  frères,  ils  se  mirent  en  marche  pour 
Barcelone,  où  ils  durent  arriver  au  début  de  1220. 
Raymond  fut  bientôt  nommé  chanoine  de  la  cathé- 
drale et,  peu  de  temps  après,  prévôt  du  chapitre  de 
Barcelone.  Il  abandonna  le  clergé  séculier  le  vendredi 
saint  1222  pour  s'enrôler  dans  l'ordre  des  dominicains. 
Au  début  de  sa  vie  religieuse,  Raymond  eut  une  large 
part  dans  la  fondation  de  l'ordre  de  la  Merci.  Après 
un  fervent  sermon  dans  la  cathédrale  de  Barcelone,  il 
revêtit  lui-même  saint  Pierre  Nolasque  et  ses  compa- 
gnons, en  présence  du  roi  Jacques  Ier  et  de  l'évèque 
Bérenger  de  Palou,  de  l'habit  blanc  et  du  scapulaire. 
Parmi  les  différentes  dates  alléguées  par  les  historiens, 
il  semble  qu'il  faudrait  placer  le  fait  de  la  prise  d'habit 
de  saint  Pierre  Nolasque  et  conséquemment  de  la 
fondation  de  l'ordre  de  la  Merci  de  préférence  au 
10  août  1223  ou  1222.  Voir  E.  Vacas  Galinda,  O.  P., 
San  Raimundo  de  Peitaforl,  fundalor  de  la  orden  de  la 
Merced,  Rome,  1919,  p.  460  sq.  Saint  Raymond  rédi- 
gea pour  ce  nouvel  ordre,  dévoué  à  la  rédemption  des 
captifs,  un  corps  de  prescriptions  et  de  règles,  inspirées 
de  celles  de  son  ordre  à  lui.  Les  clercs  récitaient  le 
bréviaire  dominicain  et,  en  dehors  de  la  règle  com- 
mune, ils  avaient  accepté  certains  extraits  des  consti- 
tutions des  frères  prêcheurs,  principalement  par 
rapport  à  la  vie  ecclésiastique.  C'est  encore  saint 
Raymond  qui  obtint  de  Grégoire  IX,  en  février  1235, 
l'approbation  définitive  de  l'ordre  des  mercédaires, 
de  sorte  qu'il  doit  être  considéré  de  fait  et  de  droit 
comme  le  co  fondateur  de  cet  ordre. 

Saint  Raymond  remplit  les  plus  graves  et  les  plus 
importantes  fonctions  et  missions,  d'abord  auprès  du 
cardinal  Jean  Helgrin  d'Abbeville,  légat  du  Saint- 
Siège  en  Espagne,  puis  à  la  cour  pontificale.  En  1229, 
Jean   d'Abbeville   fut   envoyé   en    Espagne   dans   un 


triple  but  :  prêcher  la  croisade  contre  les  Maures 
déclarer  nul  le  mariage  contracté  entre  Jacques  d'Ara- 
gon et  Éléonore  de  Castille,  faire  la  visite  canonique 
des  églises  et  mettre  en  vigueur,  là  où  besoin  était,  les 
décrets  du  concile  du  Latran.  Il  s'attacha  comme 
coopérateur  saint  Raymond,  qui  parcourait  les  villages 
pour  préparer  le  peuple  à  recevoir  le  légat.  Bien  que 
nous  ne  possédions  que  deux  documents  officiels  attes- 
tant que  saint  Raymond  a  participé  aux  actes  de  la 
légation  du  cardinal  Jean  d'Abbeville  en  Espagne, 
nous  savons  cependant  par  l'Ancienne  vie  du  saint 
qu'il  a  coopéré  très  activement  à  tous  les  actes  impor- 
tants de  cette  légation.  Sur  cette  légation  on  peut 
consulter  Potthast,  Regesta  ]>onlificum  romanorum, 
n.  8335,  8336  (6  février  1229)  :  Auvray,  Registres  de  Gré- 
goire IX,  n.  267;  cf.  Guiraud,  Registres  de  Chment  V, 
p,  2.S;  E.  Berger,  Registres  d'Innocent  IV,  p.  212. 
Après  l'accomplissement  de  sa  mission,  Jean  d'Abbe- 
ville retourna  en  septembre  1229  à  la  cour  pontificale 
et  le  25  novembre  il  était  déjà  à  Pérouse,  auprès  du 
pape,  pour  lui  rendre  compte  de  sa  mission  en  Espagne 
et  du  concours  précieux  que  saint  Raymond  lui  avait 
prêté.  Aussi  le  pape  chargea-t-il,  le  28  novembre, 
Raymond  et  le  prieur  de  Barcelone  de  prêcher  dans 
les  provinces  d'Arles  et  de  Narbonne  en  faveur  de 
l'expédition  de  Majorque,  entreprise  contre  les  Maures 
par  le  roi  Jacques  d'Aragon.  Lettre  du  28  novembre 
1229,  dans  Raymundiana,  fasc.  2,  p.  12-13. 

Peu  après,  en  1230,  Grégoire  IX  appela  saint 
Raymond  à  la  cour  pontificale  et  le  choisit  comme 
confesseur.  Il  le  fit  ensuite  son  chapelain  et  péniten- 
cier; en  cette  qualité  Raymond  rédigea  un  grand 
nombre  de  documents,  dont  un  certain  nombre  ont 
été  publiés  dans  Raymundiana,  fasc.  2.  Pendant  son 
séjour  à  la  cour  pontificale,  il  prit  une  part  active  à 
l'introduction  de  l'Inquisition  en  Aragon  et,  le 
30  avril  1235,  il  donna,  sur  l'ordre  de  Grégoire  IX,  une 
consultation  touchant  la  procédure  à  suivre  à  l'égard 
des  hérétiques  de  la  province  ecclésiastique  de  Tarra- 
gone.  Raymundiana,  fasc.  2,  p.  41-45.  Pressé  par  le 
pape  d'accepter  l'archevêché  de  Tarragone,  devenu 
vacant  par  la  mort  d'Esparrago,  Raymond  refusa 
énergiquement  et  fit  nommer  Guillaume  de  Montgri 
à  sa  place,  à  la  fin  de  1234.  Grégoire  IX  adressa  à 
ce  dernier  une  réponse  touchant  1  es  peines  à  infliger 
aux  hérétiques  qui  ont  abjuré  leurs  erreurs.  Raymun- 
diana, fasc.  2,  p.  39-41.  Grégoire  IX  chargea  saint 
Raymond  de  faire  une  nouvelle  collection  de  toutes 
les  décrétales  et  décisions  pontificales,  destinée  à 
remplacer  les  multiples  collections  déjà  existantes. 
Le  nouveau  compilateur  mena  son  œuvre  avec  une 
grande  activité  et  acheva,  dans  le  bref  espace  de 
quatre  ans,  la  nouvelle  collection  qui,  par  la  bulle  Rex 
pari  ficus  du  5  septembre  1234,  envoyée  de  Spolète  aux 
universités  de  Paris  et  de  Bologne,  fut  revêtue  du 
caractère  de  collection  officielle.  Exténué  de  fatigue 
et  brisé  par  la  maladie,  saint  Raymond,  sur  le  conseil 
des  médecins,  quitta  Rome  en  avril  1236  pour  regagner 
son  pays  natal,  où  il  arriva  en  juin  ou  juillet  de  la 
même  année.  Le  15  octobre  il  prit  part  aux  Cortès  de 
Monçon,  convoquées  pour  préparer  l'expédition  de 
Valence  et  présidées  par  le  roi  Jacques  d'Aragon. 
Procès-verbal  clans  Raymundiana,  fasc.  2,  p.  54-59.  Le 
5  février  1237,  Grégoire  IX  chargea  Raymond  d'ab- 
soudre le  roi  Jacques  d'Aragon  de  l'excommunication 
qu'il  avait  encourue  pour  l'attentat,  auquel  il  s'était 
livré,  par  ses  agents,  contre  l'évèque  élu  de  Saragosse 
passant  par  Ilucsca,  pour  aller  se  faire  sacrer  à  Tarra- 
gone. Raymundiana,  fasc.  2,  p.  59-60.  De  nombreux 
documents  publiés  dans  Raymundiana,  fasc.  2,  p.  54- 
72,  il  résulte  que  Raymond  exerça  encore  les  fonctions 
de  pénitencier  pontifical  jusqu'en  1237  et  peut-être 
jusqu'au  début  de  1238, 


1809 


RAYMOND    DE    PENYAFORT 


1810 


Au  chapitre  général,  réuni  à  la  Pentecôte  de  1238 
à  Bologne  pour  élire  un  nouveau  général  à  la  place  d.' 
Jourdain  de  Saxe,  mort  dans  un  naufrage  le  13  fé- 
vrier 1237,  près  de  Saint- Jean  d'Acre,  saint  Raymond, 
bien  qu'il  n'assistât  pas  au  chapitre  et  vécût  retiré 
dans  sa  cellule  à  Barcelone,  fut  désigné  à  l'unanimité 
pour  prendre  la  succession  de  Jourdain  de  Saxe  comme 
maître  général  de  l'ordre.  Une  délégation  de  plusieurs 
provinciaux,  parmi  lesquels  Hugues  de  Saint-Cher, 
provincial  de  France,  fut  envoyée  à  Barcelone  par  le 
chapitre  pour  décider  le  saint  à  accepter  son  élection. 
Après  une  longue  résistance,  il  s'inclina  devant  l'insis- 
tance de  la  commission.  Jaloux  de  la  régulière  obser- 
vance, il  s'adonna  sans  tarder  à  une  nouvelle  rédac- 
tion des  constitutions  approuvées  dans  le  premier 
chapitre  général  tenu  en  1228  sous  Jourdain  de  Saxe. 
La  nouvelle  rédaction  de  saint  Raymond  fut  introduite 
et  approuvée  au  chapitre  général  de  Paris  en  1239, 
sous  forme  d'inchoation,  approuvée  au  chapitre  de 
1240  et  confirmée  enfin  dans  celui  de  1241.  Cette  rédac- 
tion est  restée  jusqu'à  nos  jours  le  fondement  des 
constitutions  et  de  toute  la  partie  législative  de  l'ordre 
des  dominicains,  jusqu'en  1924,  date  de  la  revision 
complète  et  de  la  dernière  codification.  Raymond 
prononça  au  même  chapitre  de  Paris  de  1239  un  ser- 
mon, dont  le  canevas,  conservé  à  la  bibl.  Ambrosienne 
de  Milan,  ms.  A.  11,  fol.  28,  a  été  édité  dans  Raymun- 
diana,  fasc.  2,  p.  80.  En  1240  il  se  démit  du  généralat 
et  retourna  dans  son  couvent  de  Barcelone. 

Dans  sa  retraite,  saint  Raymond  ne  resta  pas  oisif, 
mais,  prédicateur  zélé  et  homme  de  grande  doctrine, 
il  favorisa  et  propagea  l'apostolat  catholique  auprès 
des  Juifs  et  des  infidèles  d'Espagne  et  d'Afrique  et 
travailla  efficacement  et  avec  succès  à  la  répression 
de  l'hérésie  en  Catalogne  et  on  Espagne.  Il  prêcha  avec 
le  plus  grand  succès  les  croisades  et  engagea  Jacques  Ier 
à  introduire  l'Inquisition  en  Espagne.  Le  roi  d'Aragon 
d'ailleurs  l'honorait  de  sa  confiance  et  de  son  amitié 
et  recourait  bien  souvent  à  son  ministère  et  à  ses 
conseils.  Un  des  grands  mérites  de  Raymond  est 
d'avoir  érigé  des  écoles  de  langues  orientales,  afin  de 
procurer  une  éducation  plus  appropriée  aux  futurs 
missionnaires.  Ainsi  il  fonda  et  ouvrit  en  1250,  à  Tunis, 
une  école  d'arabe  et  parmi  les  premiers  élèves  on  cite 
Raymond  Martin,  le  fameux  controversiste  avec  les 
juifs.  De  la  sorte  il  devint  possible  aux  frères  d'exercer 
un  ministère  efficace  auprès  des  Maures  d'Espagne  et 
des  populations  arabes  d'Afrique  et  d'Asie.  Malgré 
l'opposition  de  quelques  frères,  l'entreprise  de  Ray- 
mond obtint  l'approbation  officielle  du  général  de 
l'ordre.  Sur  l'initiative  du  saint,  une  école  d'hébreu 
fut  ouverte  à  Murcie,  pour  faciliter  le  ministère  auprès 
des  Juifs  d'Espagne,  et,  en  1281,  une  autre  fut  fondée 
à  Barcelone.  C'est  à  la  prière  et  sur  les  instances  de 
Raymond  que  saint  Thomas  d'Aquin  composa  sa 
Summa  contra  Gentiles,  qui  fut  étudiée  avec  un  grand 
succès  dans  ces  écoles  de  missionnaires,  fondées  par 
le  saint. 

Après  avoir  mené  une  vie  toute  d'abnégation  et  de 
renoncement,  de  sacrifice  et  de  prière,  après  avoir 
brillé  par  les  vertus  les  plus  admirables  et  les  plus 
héroïques,  le  docteur  catalan  mourut,  en  odeur  de 
sainteté,  le  6  janvier  1275,  dans  sa  ville  même  de 
Barcelone.  Quatre  années  après  sa  mort  édifiante, 
l'archevêque  de  Tarragone  déposa  une  supplique  pour 
sa  canonisation  et,  en  décembre  1297,  le  concile  de 
Tarragone  lit  des  démarches  pour  introduire  sa  cause 
de  béatification.  Celle-ci  cependant  fut  retardée  du- 
rant trois  siècles  et  ne  fut  proclamée  qu'en  1601  par 
le  pape  Clément  VIII. 

II.  Œuvres.  —  Malgré  les  multiples  occupations 
auxquelles  saint  Raymond  était  obligé  de  s'adonner 
comme  professeur,  pénitencier  et  maître  général  de 


son  ordre,  malgré  le  peu  de  santé  dont  il  jouissait  et 
son  œuvre  d'apostolat,  le  grand  docteur  trouva 
encore  les  loisirs  nécessaires  pour  écrire  des  ouvrages 
de  grand  mérite. 

1°  Summa  juris.  — -  Lors  de  son  professorat  à 
Bologne  (1210-1219)  Raymond  doit  avoir  écrit  une 
Summa  juris,  inconnue  jusqu'à  ces  derniers  temps  et 
demeurée  inaperçue  de  la  plupart  de  ses  biographes, 
principalement  anciens.  H.  Denifle,  Die  Entslehung 
der  Universilâten  des  M.  A.  bis  1400,  t.  i,  Berlin,  1885, 
p.  15,  n.  70,  et  Fr.  von  Schulte,  Geschichle  der  Quellen 
und  Literatur  des  canonischen  Rechls,  t.  il,  Stuttgart, 
1877,  p.  410-411,  n.  6,  ont  tiré  cette  somme  de  l'oubli. 
Elle  est  conservée  dans  le  ms.  Borgii.  261  de  la  bibl. 
Vaticane  et  commence  par  les  mots  :  Frcquens  ins- 
lancia  et  ignita  karilas  sociorum,  nexibus  aiireis  indisso- 
lubiliter  vinculala,  meum  diu  pulsaverunl  animum  ut 
quasi  pignus  amoris  aliquod  mei  laboris  memoriale 
relinquercm  eis  et  posteris  profuturum.  Raymond  com- 
posa cette  somme  à  la  prière  de  ses  collègues,  afin  de 
venir  en  aide  aux  étudiants  et  de  les  préparer  à  l'exer- 
cice du  saint  ministère.  Elle  est  divisée  en  sept  parties 
en  l'honneur  des  sept  dons  du  Saint-Esprit.  In  prima 
particula  ponunlur  varies  species  et  difjerentia  juris;  in 
secunda  agitur  de  ministris  canonum,  dif/erentiis  et 
officiis  eorumdem;  in  lerlia  de  ordinc  judiciario;  in 
quarta  de  conlraclibus  et  rébus  lam  ecclesiarum  quam 
ecclesiasticorum;  in  quinla  de  criminibus  et  pœnis;  in 
sexla  de  sacramenlis;  in  septima  de  processione  Spirilus 
Sancli.  La  méthode  suivie  dans  l'exposé  de  la  matière 
est  la  suivante.  Raymond  commence  dans  chaque 
partie  par  donner  les  rubriques,  dans  lesquelles  il  ex- 
pose aussi  amplement  que  possible  la  matière  de 
chaque  rubrique.  Ensuite  il  pose  brièvement  les  ques- 
tions et  donne  les  solutions.  Après  cela  il  ajoute  des 
notes  juridiques  qui  se  rapportent  à  la  rubrique.  Enfin, 
il  indiqua  les  endroits  du  Décret,  des  décrétâtes  et  de 
leurs  gloses,  où  les  lecteurs  pourront  trouver  la  ma- 
tière exposée.  Le  prologue  a  été  édité  dans  Raymun- 
diana,  fasc.  2,  p.  5-6. 

2°  Summa  casuum.  —  L'ouvrage  le  plus  célèbre,  dû 
à  la  plume  du  docteur  catalan,  est  sans  conteste  sa 
fameuse  Somme,  universellement  connue  sous  le  titre 
de  Summa  casuum,  Summa  de  pœnitentia,  ou  Summa 
de  casibus  conscientiw. 

1.  Renseignements  généraux.  —  Peu  de  travaux,  en 
effet,  ont  connu  une  diffusion  aussi  grande  que  cette 
Somme.  On  la  retrouve  en  manuscrit  dans  presque 
toutes  les  bibliothèques  de  l'Europe.  Voir  J.  Dietterle, 
Die  «  Summoe  confessorum  sive  de  casibus  conscientiœ  » 
non  ihren  Anfàngen  an  bis  zu  Silveslcr  Prierias,  dans 
Zeilschr.  f.  Kirchengeschiclite,  t.  xxiv,  1903,  p.  536,  et 
Fr.  von  Schulte,  Die  Geschichle  der  Quellen  und  Lite- 
ratur des  canonischen  Redits,  t.  n,  p.  410,  note  0.  Il 
faut  remarquer  cependant  que  le  plus  grand  nombre 
de  ces  manuscrits  datent  d'entre  1251)  et  la  fin  du 
xive  siècle  et  qu'un  nombre  très  minime  seulement 
sont  du  xve  siècle.  De  plus  il  est  à  noter  que,  pendant 
les  xv°  et  xvi°  siècles,  la  Somme  de  Raymond  n'a 
jamais  été  éditée  et  que  la  lre  édition,  d'après  Fr.  von 
Schulte,  op.  cit.,  t.  n,  p.  536,  daterait  de  1603,  à  Rome. 
Elle  fut  rééditée  à  Rome,  en  1619;  à  Vérone,  en  1744; 
à  Avignon,  en  1715.  Selon  le  même  Fr.  von  Schulte, 
l'édition  de  Louvain,  en  1480,  et  celle  de  Paris  n'au- 
raient jamais  existé. 

D'où  il  faut  conclure  que  l'influence  exercée  par  la 
Somme  est  allée  en  décroissant  et  que  peu  à  peu 
l'œuvre  du  docteur  catalan  a  été  remplacée  par 
d'autres  traités  du  même  genre,  plus  complets  et 
mieux  adaptés  aux  besoins  nouveaux  des  temps  sui- 
vants Telles  sont  les  sommes  de  Jean  de  Fribourg,  de 
Barthélémy  de  San  Concordio,  d'Astesan,  de  Baptiste 
de  Sale  ou  Trovamala,  d'Ange  de  Clavasio,  de  Silvestre 


1811 


RAYMOND    DE    PENYAFORT 


1812 


de  Prierias,  de  saint  Antonin  de  Florence  D'après  les 
critiques,  le  plus  ancien  ms.  de  la  Somme  de  Raymond 
serait  le  cod.  370  de  la  bibl.  de  l'Arsenal  de  Paris; 
d'après  les  Raymundiana,  fasc.  2,  p.  10,  il  daterait 
de  1244  ou  1245.  A  ce  ms.  il  faut  en  ajouter  un  autre 
qui,  à  plusieurs  points  de  vue,  est  beaucoup  plus 
important.  C'est  le  ms.  20-3-17  de  la  bibl.  universi- 
taire de  Barcelone,  écrit  vers  1242,  comme  l'indique 
une  formule  placée  sur  la  première  feuille  :  prima  die 
marlis  aprilis?  anno  Domini  MCCXLII. 

La  Somme  du  docteur  catalan  constitue,  comme 
l'auteur  lui-même  en  convient  dans  le  prologue,  une 
collection  ex  diversis  auctoribus  et  majorum  meorum 
diclis,  parmi  lesquels  il  faut  citer  Vincentius  Hispanus, 
Huguccio,  Jean  le  Teutonique,  Bernard  de  Pavie, 
Laurent  d'Espagne,  Alanus,  Jean  de  Galles,  Rofîrède 
et  Tancrède.  En  dehors  du  droit  canonique  il  a  utilisé 
aussi  le  Corpus  juris  civilis,  c'est-à-dire  les  Pandectes 
et  le  Codex  juris  civilis.  D'après  P.  Mandonnet, 
Raymond  aurait  utilisé  aussi  et  même  dans  une  mesure 
assez  large  la  Summa  de  pœnilenlia  de  Conrad  de  Teu- 
tonie,  O.  P.,  provincial  d'Allemagne,  que  le  docteur 
catalan  a  connu  à  Bologne;  voir  La  «  Summa  de 
pœnilenlia  Magislri  Pauli  S.  Nicolai  »,  dans  Aus  der 
Geisleswell  des  Millelallers,  t.  i,  dans  Beilrâge  z.  Gesch. 
d.  Philos,  u.  Theol.  d.  M. A.,  Supplementband,  m, 
Mûnster-en-W.,   1935,  p.   532-533. 

Le  but  que  s'était  proposé  saint  Raymond,  en  rédi- 
geant sa  Somme,  était  de  venir  en  aide  à  ses  confrères 
et  de  leur  donner  des  règles  utiles  pour  la  direction  de 
leurs  pénitents  et  pour  la  solution  des  cas  de  con- 
science rencontrés  le  plus  habituellement  au  confes- 
sionnal. C'est  dans  ces  termes  d'ailleurs  qu'il  s'exprime 
lui-même  dans  le  prologue  :  ut  si  quando  fratres  ordinis 
noslri  vel  alii  circa  judicium  animarum  in  foro  pœni- 
ienliali  forsilan  dubitaverint,  per  ipsius  exercilium,  lam 
in  consiliis  quam  in  judiciis,  quœsliones  mullas  et 
casus  varios  ac  difficiles  et  perplexos  valeanl  enodare; 
voir  éd.  de  Rome,  1603.  D'après  ce  texte,  saint 
Raymond  ne  se  serait  point  proposé  d'écrire  une 
Somme  destinée  à  l'enseignement  scolaire,  comme  cela 
ressort  d'un  passage  d'un  des  plus  anciens  manuscrits 
de  la  Somme,  où  on  lit  :  lam  in  judiciis  quam  in  scolis 
(ms.  370  de  l'Arsenal),  au  lieu  de  lam  in  consiliis  quam 
in  judiciis,  mais  un  guide  à  l'usage  des  confesseurs, 
comme  il  ressort  des  manuscrits  et  d'un  passage 
de  l'Ancienne  vie.  Voir  Raymundiana,  fasc.  1, 
p.  21-22. 

La  Somme  proprement  dite  de  saint  Raymond,  à 
l'exclusion  du  Traclalus  de  matrimonio,  qui,  comme 
nous  le  dirons  plus  loin,  fut  ajouté  plus  tard,  constitue 
un  travail  systématique  et  est  divisée  en  trois  parties, 
dont  le  docteur  catalan  lui-même  résume  le  contenu 
dans  le  prologue  :  Dislinguilur  ergo  per  1res  parliculas, 
in  quorum  prima  agilur  de  criminibus,  quœ  principa- 
liler  et  directe  commitlunlur  in  Deum;  in  secunda  de  his, 
quœ  in  proximum;  in  lertia  de  minislris  irregularibus 
et  irregularilatibus  et  impedimenlis  ordinandorum, 
dispensalionibus,  purgationibus,  senlentiis,  poenilen- 
liis  et  remissionibus;  éd.  cit.,  p.  2,  col.  1.  La  première 
partie  comprend  16  titres,  qui  en  substance  traitent  : 
de  simonia,  de  magislris  et  ne  aliquid  exiganl  pro  licen- 
lia  docendi,  de  judœis,  etc.,  de  hœreticis,  schismaticis, 
aposlalis;  de  volo  et  votorum  transgressionibus ;  de  jura- 
menlo,  perjurio,  mendacio,  adultcrio,  sorlilegiis;  de 
feriis,  de  immunilale  ecclesiaslica,  de  decimis  primitia- 
rum  el  oblalis,  desrpulluris;  la  seconde  a  8  titres,  dans 
lesquels  il  est  question  :  de  homicidiis,  torneamenlis, 
duello,  ballistariis  ri  sagittariis,  raptoribus,  prtedonibus 
el  incendiariis,  furlis,  usuris,  negotiis  strcularibus  el 
ulrum  de  illicilis  possil  fieri  clcenwsynn  cl  de  (deatori- 
bus;  la  troisième  comprend  34  titres,  dont  la  matière 
a  été  donnée  en  raccourci  plus  haut.  Dans  les  éditions 


de  la  Somme  ces  titres  sont,  à  leur  tour,  subdivisés  en 
paragraphes. 

Quant  à  la  méthode  employée  par  le  docteur  cata- 
lan, il  nous  renseigne  encore  lui-même  à  ce  sujet  dans 
son  prologue  :  il  ne  fait  que  suivre  la  méthode  de  tous 
les  autres  scolastiques.  Il  expose  d'abord  la  matière 
annoncée  dans  chaque  titre  et  dans  chaque  paragraphe 
et  il  y  ajoute  ensuite  des  dubise  quœsliones  et  des 
casus.  Il  s'est  efforcé  de  fournir  un  exposé  clair,  métho- 
tique  et  complet  de  chaque  matière,  donnant  tout 
ce  qui  pouvait  être  utile  ou  nécessaire  pour  une  com- 
préhension plus  détaillée  et  plus  complète  de  la  matière 
traitée,  et  il  a  visé  aussi  à  rejeter  tout  le  superflu  et  à 
éviter  toutes  les  répétitions  inutiles.  Il  a  ajouté  enfin 
des  notes  précieuses  de  droit,  où  sont  exposées  cer- 
taines opinions  touchant  les  questions  qu'il  examine. 

Le  prologue  nous  fournit  également  des  renseigne- 
ments, dont  il  résulte  que  saint  Raymond  doit  avoir 
composé  sa  Somme  proprement  dite  dans  son  couvent 
de  Barcelone.  Il  y  écrit  en  effet  qu'il  a  rédigé  son  œuvre 
ad  honorem  bealœ  Catherinœ,  éd.  cit.,  p.  1.  Or  sainte 
Catherine  était  la  patronne  du  couvent  des  prêcheurs 
de  Barcelone.  Quant  à  la  date  de  composition  — 
nous  excluons  le  Traclalus  de  matrimonio  —  on  tient 
généralement  qu'elle  doit  être  fixée  après  1234,  date  à 
laquelle  Grégoire  IX  a  promulgué  officiellement  les 
Décrétales  collectionnées  par  saint  Raymond.  Le  prin- 
cipal argument  à  l'appui  de  cette  thèse  se  réduit  au 
fait  que  les  Décrétales  de  Grégoire  IX  y  sont  citées 
couramment  et  continuellement  sous  le  sigle  Extra. 
Cette  opinion  est  admise  par  la  généralité  des  auteurs, 
Fr.  von  Schulte,  op.  cit.,  p.  412,  et  J.  Dietterle,  art.  cit., 
p.  535,  en  tête.  Nous  ne  pouvons  toutefois  nous  rallier 
à  cette  opinion,  vu  le  grand  nombre  d'arguments 
contraires;  nous  croyons  plus  fondée  l'opinion,  admise 
par  les  auteurs  des  Raymundiana,  qui  met  la  compo- 
sition entre  1223  et  1229  (fasc.  2,  p.  9,  note  1),  ou  celle 
de  A.  Danzas,  dans  Études  sur  les  temps  primitifs  de 
l'ordre  de  Saint-Dominique,  IIe  sér.,  t.  il,  p.  152,  209, 
n.  1,  275-280,  et  de  B.  Kuhlmann,  dans  Der  Geselzes- 
begriff  beim  heil.  Thomas  von  Aquin,  Bonn,  1912, 
p.  55-56,  qui  soutiennent  que  saint  Raymond  doit 
avoir  commencé  sa  Somme  avant  1234  (c'est-à-dire 
vers  1227),  bien  qu'il  ait  pu  la  terminer  après  1234. 
Nous  avons  apporté  dans  les  Ephemerides  theologicœ 
Lovanienses,  t.  v,  1928,  p.  65-70,  un  grand  nombre  de 
preuves,  empruntées  tant  à  la  critique  externe  qu'à 
la  critique  interne,  qui  permettent  de  fixer  la  compo- 
sition entre  1222  et  1230,  c'est-à-dire  entre  la  date  de 
l'entrée  de  Raymond  dans  l'ordre  des  prêcheurs  et  la 
date  de  son  départ  de  Barcelone  pour  la  cour  pontifi- 
cale. 

2.  Importance  de  la  Somme  dans  l'histoire  de  la 
pénitence.  -=•  Quant  à  la  place  occupée  par  la  Somme 
de  saint  Raymond  dans  l'évolution  des  traités  péni- 
tentiels.elle  est  d'une  importance  exceptionnelle.  Pour 
le  montrer,  nous  donnerons  un  résumé  de  l'exposé 
que  nous  avons  fait  dans  notre  ouvrage  La  confession 
aux  laïques  dans  l'Église  latine  depuis  le  vm*  jusqu'au 
XIVe  siècle,  Bruges,  1926. 

Dans  le  haut  Moyen  Age  prédominaient  les  livres 
pénitentiels  à  but  exclusivement  pratique,  qui  établis- 
saient la  pénitence  à  imposer  pour  les  divers  péchés  et 
constituaient  de  la  sorte  un  livre  indispensable  pour 
les  prêtres.  Plus  tard,  avec  l'introduction  des  péni- 
tences arbitraires,  les  traités  de  pénitence  gardèrent 
leur  caractère  foncièrement  canonique.  Ainsi,  dans  les 
recueils  des  deux  plus  grands  canonistes  de  l'époque 
de  transition,  on  trouve  principalement  des  préoccu- 
pations d'ordre  pratique;  c'est  à  la  partie  morale, 
beaucoup  plus  qu'à  la  dogmatique,  qu'ils  donnent  leur 
attention.  Réginon  de  Priim,  clans  plusieurs  chapitres 
de  son   traité  De  causis  et  disciplinis,   dans  P.   L., 


1813 


RAYMOND    DE    PENYAFORT 


1814 


t.  cxxxn,  col.  175  sq.,  donne  des  recommandations 
pratiques  relatives  à  la  pénitence;  Burchard  de 
Worms  lui  consacre  tout  le  livre  XIX  de  son  Décret 
qui,  pour  cette  raison,  porte  le  titre  de  Correclor  et 
Medicus,  dans  P.  L.,  t.  cxl,  col.  943-1014;  c'est  un  des 
exposés  les  plus  complets  sur  l'administration  de  la 
pénitence  que  nous  ait  légués  le  haut  Moyen  Age.  Le 
point  de  vue  qui  le  domine  est  purement  pratique  :  il 
apporte  les  remèdes  au  pénitent  et  enseigne  à  tout 
prêtre,  même  peu  lettré,  la  façon  de  porter  secours  à 
toutes  les  catégories  des  pécheurs.  Ce  n'est  qu'inci- 
demment que  l'on  peut  y  trouver  des  vestiges  d'une 
doctrine  dogmatique.  Par  contre,  la  partie  que  nous 
appellerions  la  pastorale,  y  est  amplement  représentée  : 
l'examen  de  conscience,  l'interrogatoire  par  le  confes- 
seur, les  modes  de  pénitence,  etc.,  y  sont  longuement 
traités.  Les  auteurs  de  recueils  canoniques  à  l'époque 
de  la  réforme  grégorienne,  tels  Anselme  de  Lucques, 
le  cardinal  Deusdedit  et  Bonizon  de  Sutri,  puis  les 
compilateurs  du  groupe  français,  Yves  de  Chartres 
en  tête,  agirent  comme  Burchard  et  placèrent  au 
premier  plan  les  questions  morales  et  pratiques  dans 
l'administration  du  sacrement  de  pénitence.  Voir  aussi 
J.  deGhellinck,  Le  mouvement  théotogiqite  du  XII  siècle, 
Paris,  1914,  p.  279-306. 

Avec  le  développement  progressif  de  la  doctrine 
pénitentielle,  qui,  vers  cette  époque,  plaça  la  partie 
principale  de  la  pénitence  dans  la  contrition,  et  sous 
l'influence  de  la  méthode  dialectique  abélardienne, 
introduite  en  théologie,  de  nombreuses  discussions 
furent  engagées  entre  les  diverses  écoles  théologiques, 
principalement  touchant  la  nécessité  de  la  confession 
et  la  valeur  de  la  contrition.  Sous  l'influence  de  ces 
discussions  théologiques,  Gratien  donna,  pour  la 
première  fois,  une  extension  notable  aux  questions 
doctrinales  relatives  à  la  pénitence.  De  la  sorte  s'ou- 
vrit une  nouvelle  période  dans  l'histoire  du  droit  péni- 
tentiel  :  la  théologie  y  prit  définitivement  place.  A 
rencontre  de  Burchard,  d'Yves  de  Chartres  et  des 
collections  italiennes,  qui  donnaient  une  large  place 
à  la  partie  pratique  de  la  pénitence,  le  De  pseniteniia 
de  Gratien  aborde  directement  le  côté  dogmatique  du 
problème  et  montre  clairement  le  contre-coup  des 
écoles  de  théologie  dans  le  droit  canonique.  A  partir 
de  cette  époque,  en  effet,  le  traité  de  la  pénitence  gagna 
en  importance  et  en  étendue  chez  les  canonistes  et  les 
théologiens  qui,  grâce  à  une  influence  réciproque,  lui 
consacrèrent  un  exposé  plus  ou  moins  long  et  détaillé. 
De  plus,  une  série  de  théologiens,  Pierre  le  Chantre 
eu  tête,  introduisirent  à  leur  tour  des  questions 
purement  pratiques  et  casuistiques  dans  leurs  traités 
théologiques  de  la  pénitence  et  inaugurèrent  de  la  sorte 
la  casuistique.  Ils  se  posèrent  un  grand  nombre  de 
cas  pratiques  et  une  multitude  d'objections  à  des 
principes  admis,  qu'ils  s'efforcèrent  ensuite  de  solu- 
tionner. Ainsi  l'on  peut  voir  les  cas  les  plus  bizarres 
posés  par  Pierre  le  Chantre  par  rapport  à  la  confession 
aux  laïques.  Voir  A.  Teetaert,  op.  cit.,  p.  164. 

Le  droit  canonique,  de  son  côté,  à  cause  de  son  évo- 
lution continuelle  durant  le  xi°  et  le  xne  siècle,  avait 
pris,  au  début  du  xme  siècle,  une  extension  considé- 
rable et  embrassait  une  multitude  de  matières,  qui 
n'intéressaient  proprement  que  le  droit  civil.  De  plus, 
les  éléments  canoniques  et  théologiques,  nécessaires 
ou  utiles  à  l'administration  des  sacrements,  se  trou- 
vaient dispersés  à  des  endroits  différents  de  volumes 
énormes,  composés  depuis  le  milieu  du  xne  siècle  et 
étaient  éparpillés  dans  diverses  sommes  et  traités 
théologiques  et  dans  diverses  collections  et  gloses  du 
Décret  ainsi  que  dans  les  différentes  compilations,  qui 
étaient  venues  grossir  le  matériel  canonique  rassemblé 
dans  le  Décret.  Les  livres  des  Sentences  et  les  Sommes 
tant  théologiques  que  canoniques,  ainsi  que  les  compi- 

DICT.     DE    THÉOL.     CATHOL. 


lations  et  leurs  gloses,  n'étaient  destinés  d'ailleurs 
qu'aux  savants;  les  simples  prêtres,  souvent  pauvres 
et  sans  instruction  étendue,  ne  pouvaient  se  servir  de 
ces  ouvrages  trop  érudits  et  trop  coûteux.  La  nécessité 
s'imposait  donc,  au  début  du  xmc  siècle,  de  composer 
pour  les  prêtres  une  sorte  de  manuel,  dont  ils  pussent 
se  servir  avec  fruit  dans  l'administration  des  sacre- 
ments et  surtout  du  sacrement  de  pénitence.  Ces  ma- 
nuels ont  reçu  le  nom  de  Summœ  confessorum.  Ces 
nouvelles  Sommes  ne  contiennent  pas  seulement  des 
leçons  théoriques,  mais  aussi  et  principalement  des 
exposés  pratiques,  se  rapportant  aux  différents  sacre- 
ments, mais  surtout  au  sacrement  de  pénitence.  Les 
auteurs  de  ces  Sommes  posent  des  cas  pratiques,  tels 
que  les  confesseurs  peuvent  en  rencontrer,  les  déve- 
loppent et  y  donnent  la  solution  désirée;  ils  y  rassem- 
blent en  même  temps  toutes  les  questions  qui  se 
rapportent  à  l'administration  des  sacrements  et  princi- 
palement du  sacrement  de  pénitence.  Un  des  premiers 
théologiens-canonistes  qui  soit  entré  dans  cette  nou- 
velle voie,  est  l'anglais  Robert  de  Flamesbury,  péni- 
tencier de  l'abbaye  de  Saint-Victor,  près  de  Paris. 
Son  Pœnitentiale,  qui  doit  avoir  été  écrit  avant  le 
l\e  concile  du  Latran  de  1215  (c'est-à-dire  vers  1207- 
1215),  constitue  un  recueil  méthodique  des  cas  de 
conscience,  rencontrés  probablement  lorsque,  d'après 
un  usage  établi  et  approuvé  ensuite  par  Innocent  III, 
il  entendait  à  Saint-Victor  les  confessions  des  étudiants 
de  Paris.  Le  pénitencier  de  Saint-Victor  s'efforça  de 
rassembler  dans  cet  ouvrage  toutes  les  connaissances 
juridiques  nécessaires  au  confesseur.  Cette  nouvelle 
direction,  imprimée  aux  exposés  sacramentaires  et 
pénitenticls,  a  été  suivie  durant  les  siècles  ultérieurs 
par  un  grand  nombre  de  théologiens-canonistes. 

La  nécessité  de  ces  manuels  pratiques  devint  encore 
plus  évidente  après  la  promulgation  du  can.  21  du 
IVe  concile  du  Latran  (1215),  dans  lequel  il  fut  statué 
que  tous  les  fidèles,  arrivés  à  l'âge  de  raison,  étaient 
tenus  de  se  confesser,  au  moins  une  fois  l'an,  à  leur 
propre  prêtre.  Ce  même  canon  contient  en  outre  toute 
une  réglementation  touchant  la  conduite  à  tenir  par  les 
confesseurs  vis-à-vis  des  pécheurs  :  «  le  prêtre  devra 
être  prudent  et  sage,  savoir  verser  le  vin  et  l'huile  sur 
les  blessures,  discerner  les  circonstances  du  péché  et 
l'état  d'âme  du  pécheur,  afin  de  pouvoir  trouver  les 
conseils  à  donner  et  les  moyens  à  employer  pour  guérir 
le  malade  ».  Le  prêtre  avait  donc  le  devoir  d'examiner 
les  consciences  et  de  se  prononcer  sur  les  cas  de  cons- 
cience proposés.  En  outre,  sous  l'influence  de  la  scolas- 
tique,  la  morale  avait  pris  une  forme  casuistique,  de 
même  que  le  droit  ecclésiastique;  il  n'est  donc  pas 
étonnant  que  cette  direction  imprimée  à  la  théologie 
et  au  droit,  avec  les  exigences  pratiques  du  ministère 
sacerdotal,  aient  provoqué  la  casuistique  théologique, 
la  jurisprudentia  divina,  comme  l'appelle  Fr.  von 
Schulte,  op.  cit.,  p.  512-525.  Comme  le  ministère  du 
prêtre  au  confessionnal  présentait  de  multiples  ressem- 
blances avec  l'activité  du  juge  civil,  la  transition  de  la 
casuistique  à  la  jurisprudence  se  faisait  d'autant  plus 
facilement  que  le  droit  et  la  morale  se  rencontrent 
continuellement  sur  un  terrain  commun.  Il  était  d'au- 
tant plus  difficile  de  les  distinguer  que  le  droit  ecclé- 
siastique, dans  sa  préoccupation  de  concilier  les  don- 
nées du  droit  avec  celles  de  la  morale,  amena  bien 
souvent  une  fusion  intime  entre  les  domaines  de  ces 
deux  sciences.  Là  même  où  elles  existaient  séparées, 
il  n'était  souvent  pas  possible  au  confesseur  de  ne  pas 
examiner  le  côte  juridique  d'un  cas  de  conscience 
proposé. 

De  la  sorte  le  droit  était  intimement  lié  à  la  morale 
et  la  connaissance  de  l'un  et  de  l'autre  était  absolument 
requise  chez  le  confesseur.  Les  Summœ  confessorum  la 
lui  offrirent  abondamment  et  lui  donnèrent  tout  ce 


T. 


XIII 


58. 


1815 


RAYMOND    DE    PENYAFORT 


1816 


dont  il  avait  besoin  dans  l'administration  du  sacre- 
ment de  pénitence,  et  même  toutes  les  connaissances 
requises  pour  l'exercice  de  son  ministère  sacerdotal 
en  général;  elles  lui  donnèrent  en  outre  la  solution  des 
divers  cas  de  conscience,  et  lui  offrirent  toutes  les 
déclarations  officielles,  principalement  du  droit  cano- 
nique, nécessaires  pour  l'exercice  de  son  ministère 
auprès  des  fidèles. 

Parmi  les  Summœ  confessorum,  la  Summa  casitum 
de  saint  Raymond  occupe  une  place  d'honneur  et 
constitue  sans  conteste  la  Somme  la  plus  célèbre  et  la 
plus  importante  par  son  intérêt  et  son  influence  consi- 
dérable. Elle  a  un  caractère  foncièrement  canonico- 
moral  et  pratique  :  elle  apporte  les  remèdes  aux 
pénitents  et  enseigne  à  tous  les  prêtres,  même  peu 
lettrés,  la  façon  de  porter  secours  à  toutes  sortes  de 
pécheurs.  Ce  n'est  qu'incidemment  que  l'on  y  trouve 
des  exposés  dogmatiques,  alors  que  la  partie  pastorale 
y  est  amplement  représentée.  Il  est  donc  naturel  que 
dans  la  Somme  de  saint  Raymond  la  profondeur  et 
la  subtilité  de  la  spéculation,  qui  sont  de  mise  dans 
les  problèmes  dogmatiques,  soient  pour  ainsi  dire 
absentes  et  c'est  à  tort  que  J.  Dietterle,  art.  cit.,  en 
fait  un  grief  au  docteur  catalan.  On  ne  peut  d'ailleurs 
nier  que  Raymond  ait  réussi  à  créer,  dans  le  domaine 
où  le  droit  est  uni  intimement  à  la  théologie  morale, 
un  véritable  système,  et  qu'il  ait  exercé  une  influence 
considérable  sur  les  générations  suivantes.  Comme 
J.  Dietterle  lui-même  le  reconnaît,  le  docteur  catalan 
semble  être  le  premier,  qui,  dans  les  Summœ  confes- 
sorum, ait  introduit  des  distinctions  juridiques  dans  le 
domaine  de  la  morale  et  qui  ait  fait  entrer  des  décisions 
et  des  déclarations  du  droit  civil  dans  le  droit  cano- 
nique. Rien  plus  dans  des  questions  purement  civiles 
et  matérielles  il  laisse  au  droit  canonique  de  décider 
et  relègue  à  l'arrière-plan  les  thèses  du  droit  civil.  D'où 
il  suit  que,  dans  saint  Raymond,  l'évolution  du  droit 
canonique,  principalement  en  ce  qui  regarde  le  for  inté- 
rieur, consiste  à  subordonner  le  droit  civil  au  droit 
ecclésiastique  et  à  faire  absorber  le  premier  par  le 
second,  de  sorte  que  le  docteur  catalan  et  son  époque 
sont  à  un  tournant  important  de  l'évolution  du  droit 
canonique. 

On  ne  doit  pas  perdre  de  vue  que  la  Somme  du  saint 
catalan  est  une  compilation,  un  agrégat  de  doctrines 
et  de  thèses  prises  chez  d'autres  auteurs,  que  saint 
Raymond  s'est  elTorcé  d'unir  entre  elles  au  moins  par 
un  lien  logique  externe.  On  ne  peut  donc  lui  reprocher 
le  manque  d'originalité  dans  les  doctrines  exposées, 
comme  l'a  fait  à  tort  J.  Dietterle,  puisque  le  but  pour- 
suivi était  avant  tout  pratique,  à  savoir  rassembler  les 
théories,  thèses  et  sentences  dispersées  dans  des  vo- 
lumes copieux  et  coûteux.  Raymond  est  parvenu  à 
exposer  les  discussions  et  les  débats  d'une  façon  claire 
et  intelligible  et  à  éviter  les  particularités  et  les  diffi- 
cultés superflues.  L'exposé  ne  prend  pas  en  général  la 
forme  d'une  déduction  strictement  juridique,  mais 
plutôt  d'une  instruction  populaire  dans  la  langue  et  le 
style  qui  caractérisent  la  scolastique  du  xme  siècle.  Il 
ne  néglige  pas  de  citer  les  autorités,  entre  lesquelles  se 
trouvent  non  seulement  des  canonistes,  mais  aussi  le 
droit  romain.  Ainsi  dans  le  1.  Il,  De  peccatis  in  proxi- 
mum,  dans  lequel  le  docteur  catalan  introduit  le  droit 
civil  et  aussi  plus  spécialement  le  droit  privé,  on 
rencontre  des  exposés,  dans  lesquels  les  principes  et 
les  thèses  du  droit  romain  occupent  une  place  d'hon- 
neur, comme  par  exemple  dans  les  litres  De  furlis,  de 
usiiris,  de  negoliis  sœcularibus.  Dans  le  titre  De  raplo- 
ribus,  priedonibus  et  incendiariis,  il  existe  une  série  de 
questions,  dont  le  contenu  appartient  essentiellement 
au  droit  privé  et  dans  lesquelles  il  expose  la  doctrine 
de  l'obligation  de  la  restitution  et  de  la  compensation, 
de  l'accomplissement  de  ce  devoir  par  la  cession  de 


l'héritage,  la  doctrine  de  l'héritage,  de  la  prescription 
du  juge,  etc.  Dans  toutes  les  questions  juridiques  le 
dernier  mot  appartient  au  droit  canonique,  auquel  le 
droit  civil  et  privé  est  subordonné.  Ainsi  Raymond 
applique  les  principes  du  droit  canonique  à  la  respon- 
sabilité qu'entraînent  les  héritages  pour  les  débiteurs 
et  les  testateurs,  à  la  relation  qui  existe  entre  le  «  quart 
falcidique  »  et  la  partie  obligatoire,  à  la  bona  fides 
dans  la  prescription  et  surtout  en  matière  d'impôts. 
Il  dénie  toute  valeur  aux  lois  civiles  qui  mettent 
obstacle  à  l'imposition  de  l'impôt  et  applique  les 
principes  canoniques  i  de  très  nombreuses  questions. 
Il  examine  par  exemple  si  et  dans  quelle  mesure  les 
prescriptions  canoniques  ont  été  transgressées  dans  les 
différents  métiers  et  les  diverses  affaires  commerciales. 
Il  déclare  coupables  de  péché  ceux  qui  achètent  des 
produits  à  un  vil  prix  dans  l'intention  de  les  vendre 
plus  chers  à  d'autres  (la  glose  elle-même  fait  observer 
que  cette  sentence  est  nimis  dura,  si  indistincte  intelli- 
gatur).  Quant  à  la  doctrine  pénitentielle  de  saint 
Raymond,  nous  l'avons  exposée  dans  Analecla  sacra 
Tarraconensia,  t.  iv,  1928,  p.  145-182.  L'originalité  de 
saint  Raymond  consiste  donc  moins  dans  la  nouveauté 
des  doctrines  et  des  théories  alléguées  que  dans  les 
procédés  suivis  dans  l'exposé  des  matières  traitées. 

De  la  grande  autorité  dont  jouit  la  Somme  de  saint 
Raymond  dans  l'ordre  des  prêcheurs  témoignent  les 
prescriptions  des  maîtres  généraux  et  des  chapitres 
généraux  et  provinciaux  de  l'ordre  par  rapport  à 
l'emploi  obligatoire  de  la  Summa  casuum  dans  les 
écoles  et  à  l'exposé  des  matières  qui  s'y  rencontrent. 
La  haute  estime  dans  laquelle  les  dominicains  avaient 
cette  Somme  est  une  autre  preuve  en  faveur  de  sa 
grande  autorité.  Ainsi,  tandis  que  dans  l'ordre  quel- 
ques-uns s'insurgeaient  contre  Albert  le  Grand  et  que 
d'autres  s'opposaient  à  la  doctrine  de  saint  Thomas 
d'Aquin,  tous  ont  traité  toujours  avec  la  plus  grande 
bienveillance  la  matière  théologique  pratique  exposée 
dans  la  Somme.  Les  professeurs  dans  les  écoles  et  les 
auteurs  dans  leurs  ouvrages  invoquent  continuelle- 
ment l'autorité  de  Raymond  pour  confirmer  leurs 
doctrines.  Dans  les  bibliothèques  de  l'ordre  une  place 
d'honneur  est  réservée  à  la  Summa  casuum.  Enfin 
l'autorité  peu  commune  dont  jouissait  la  Somme  en 
dehors  même  de  l'ordre  des  prêcheurs,  résulte  du 
nombre  vraiment  prodigieux  des  exemplaires  qu'on 
trouve  dans  toutes  les  bibliothèques  de  tous  les  pays 
de  l'Europe.  Cf.  A.  Walz,  S.  Haymundi  de  Pengafort 
auclorilas  in  re  p  enilentiali,  Rome,  1935,  p.  3LÎ--16. 

La  Summa  casuum  de  saint  Raymond  n'a  pas 
seulement  joui  d'une  grande  autorité  auprès  des 
canonistes  et  théologiens  contemporains  et  posté- 
rieurs au  docteur  catalan,  mais  elle  a  exercé  aussi  une 
influence  considérable  sur  les  Summœ  confessorum  et 
sur  la  littérature  canonique.  De  très  bonne  heure  des 
docteurs  se  sont  appliqués  à  gloser  la  Somme  de 
Raymond.  Telle  est,  par  exemple,  la  glose  universel- 
lement connue  du  prêcheur  Guillaume  de  Rennes.  Un 
grand  nombre  d'auteurs  se  sont  inspirés  de  la  Somme 
de  Raymond,  qu'ils  ont  retravaillée  de  toutes  façons. 
De  nombreuses  Sommes  abrégées  ont  été  composées 
sur  le  type  de  celle  du  «.octeur  catalan  et  en  ont  été 
extraites  en  grande  partie.  Elles  portent  le  nom  de 
Summulœ  S.  Haymundi  ou  de  Summulœ  de  summa 
S.  Raymundi  ou  de  Summulœ  abbrenialœ  S.  Haymundi 
et  elles  se  rencontrent  presque  aussi  nombreuses  que 
la  Somme  elle-même  de  saint  Raymond.  Elles  sont 
généralement  anonymes  et  se  retrouvent  dans  toutes 
les  bibliothèques  d'Europe.  Ainsi,  d.s  avant  1250, 
Arnulphe  de  Louvain,  abbé  de  l'abbaye  cistercienne 
de  Villers,  avait  composé  une  Summa  mclrica  sur 
celle  du  saint  (.odeur.  Vers  le  milieu  du  xme  siècle 
un  clerc  de  Metz  et  vers  la  fin  du  même  siècle  Robert 


1817 


RAYMOND    DE    PENYAFORT 


1818 


de  Corbone  ont  transcrit  pour  ainsi  dire  littéralement 
la  Somme  de  saint  Raymond.  Voir  Recherches  de 
théol.  anc.  et  méd.,  t.  vi,  1934,  p.  202;  B.  Kuhlmann, 
Der  Geselzesbegrif]  beim  heil.  Thomas  von  Aquin  im 
Lichte  des  Rechlssludium*  seiner  Zeit,  Bonn,  1912, 
p.  58;  E.  Goller,  Die  pàpstliche  Pinitenliarie  von  ihrem 
Ursprung  bis  z«  ihrer  Umgestaltung  unter  Pius  V., 
t.  i,  Rome,  1907,  p.  60.  La  plus  célèbre  Summa  melrica 
est  celle  du  dominicain  Adam  (f  1408). 

La  Somme  de  Raymond  a  inspiré  aussi  un  grand 
nombre  d'autres  Summse  confessorum,  dont  elle  cons- 
titue la  source  principale.  Telles  sont,  par  exemple,  les 
Sommes  de  Jean  de  Fribourg,  O.  P.  (1314)  et  du  domi- 
nicain Berthold,  qui  n'a  fait  que  retravailler  la  Somme 
de  Jean  de  Fribourg  en  allemand.  Burchard  de 
Strasbourg,  Guillaume  de  Cayeux,  etc.  ont  utilisé 
dans  une  grande  mesure  la  Somme  de  saint  Raymond 
pour  la  rédaction  de  leur  Summa,  qui,  au  fond,  n'est 
qu'un  abrégé  plus  ou  moins  long  de  l'ouvrage  du 
docteur  catalan.  Enfin  la  Summa  casuum  de  Raymond 
a  constitué  une  des  principales  sources  non  seulement 
pour  les  Summse  confessorum  postérieures,  mais  aussi 
pour  les  autres  auteurs,  principalement  les  canonistes 
et  les  moralistes.  Voir  pour  ce  dernier  point  A.  Walz, 
op.  cil.,  p.  49-55. 

3°  Le  Traclalus  de  malrimonio.  —  Après  l'achè- 
vement de  la  Summa  casuum  proprement  dite,  Ray- 
mond y  a  ajouté  un  Traclalus  de  malrimonio,  qui  fut 
regardé  et  désigné  de  bonne  heure  comme  le  liber 
quartus  ou  la  pars  quarla  de  la  Summa  de  casibus.  Il 
est  cependant  très  douteux  que  saint  Raymond  ait 
eu  primitivement  l'idée  de  faire  du  Traclalus  de-jnatri- 
monio  la  quatrième  partie  de  la  Somme.  Le  contraire 
semble  bien  plus  vraisemblable,  comme  nous  avons 
pensé  le  démontrer  dans  Summa  de  malrimonio  S.  Ray- 
mundi  de  Penyaforl,  dans  Monographiie  juridicœ, 
IIe  sér.,  fasc.  9,  Rome,  1929.  Arguments  de  critique 
interne  :  dans  le  prologue  de  la  Somme,  où  le  i  octeur 
catalan  énumère  les  différentes  matières  qu'il  expo- 
sera, il  ne  dit  pas  un  mot  de  son  intention  d'ajouter 
un  traité  sur  les  flançailles  et  le  mariage.  Il  y  dit  que 
la  Somme  comprendra  seulement  trois  parties  et  déter- 
mine les  sujets  qui  seront  traités  dans  chacune;  il  n'est 
nulle  part  question  de  la  quatrième  partie,  du  Trac- 
lalus de  malrimonio.  D'autre  part,  dans  la  préface,  qui 
précède  le  Traclalus  de  malrimonio,  Raymond  dit 
explicitement  qu'il  a  a;outé  ce  traité  à  sa  Summa  de 
psenilenlia,  parce  qu'il  arrive  fréquemment  que  des 
doutes  et  des  cas  de  conscience  surgissent  chez  les 
confesseurs  touchant  le  mariage;  voir  éd.  cil.,  p.  503. 
Ces  paroles  laissent  entendre  que  le  docteur  catalan 
s'est  seulement  décidé,  après  l'achèvement  de  sa 
Somme  proprement  dite,  à  écrire  un  traité  spécial 
(specialem  Iraclalum  subjeci  i  sur  le  mariage.  Quoi  qu'il 
en  soit  des  motifs  qui  l'ont  déterminé  à  écrire  le  Trac- 
lalus de  malrimonio,  toujours  est-il  que  le  prologue  de 
la  Summa  casuum  proprement  dite  et  la  préface  du 
Traclalus  de  malrimonio  ne  deviennent  intelligibles  que 
dans  le  cas,  où  l'on  admet  que  Haymond  ne  songeait 
nullement  au  début  à  composer  un  traité  sur  le  ma- 
riage. Celui-ci  a  donc  été  ajouté  après  l'achèvement 
de  la  Summa  de  punilenlia  proprement  dite. 

Par  ailleurs,  il  est  certain  que  la  tradition  manus- 
crite constitue  une  forte  preuve  en  faveur  de  notre 
thèse.  Dans  à  peu  près  tous  les  mss.,  le  Traclalus  de 
malrimonio  est  séparé  des  trois  livres  de  la  Summa  de 
punilenlia  par  un  espace  blanc  plus  ou  moins  étendu. 
De  plus,  un  très  grand  nombre  de  mss  ont  un  explicil 
spécial  pour  le  1.  III  de  la  Somme  et  un  incipil  et  un 
explicil  particuliers  pour  le  Traclalus  de  malrimonio. 
Dans  d'autres,  la  Somme  n'a  pas  d'explicil  spécial, 
tandis  que  le  Traclalus  a  un  incipil  et  un  explicil 
particuliers.  Quelques-uns  ont  un  explicil  tout  à  fait 


spécial  pour  la  Somme.  Dans  d'autres  mss.  des  traités 
entiers  sont  intercalés  entre  la  Summa  de  pse.  nlenlia 
et  le  Traclalus  de  malrimonio.  En  outre,  quelques  mss. 
ne  contiennent  que  les  trois  livres  de  la  Somme,  tandis 
que  d'autres  n'ont  que  le  Traclalus  de  malrimonio. 
Dans  d'autres  encore  le  Traclalus  de  malrimonio  pré- 
cède les  trois  livres  de  la  Somme.  Il  résulte  de  ces 
considérations  que  la  tradition  manuscrite  distingue 
explicitement  le  Traclalus  de  malrimonio  des  trois 
livres  de  la  Summa  de  p  i  nitenlia  et  que,  très  proba- 
blement, le  Traclalus  de  malrimonio  n'a  pas  fait  partie 
de  la  Somme  primitive,  mais  qu'il  a  été  composé  dans 
la  suite  par  saint  Raymond  et  ajoutée  comme  I.  IV 
aux  trois  premiers  livres  de  la  Somme.  Cette  conclusion 
devient  encore  plus  évidente,  si  l'on  considère  qu'il 
existe  des  mss.  qui  contiennent,  comme  1.  IV  de  la 
Somme,  la  Summa  de  malrimonio  de  Tancrède,  comme 
c'est  le  cas  pour  le  ms.  XIV.  G.  48  de  la  bibl.  univer- 
sitaire de  Prague,  le  ms.  643 delà  bibl.  munie.  d'Assise, 
le  ms.  lat.  13  466  de  la  Bibl.  nation,  de  Paris.  De  ces 
données  il  résulte  qu'originairement  saint  Raymond 
se  serait  contenté  de  reprendre  simplement  la  Summa 
de  malrimonio  de  Tancrède  et  de  l'ajouter  à  sa  propre 
Somme  comme  quatrième  partie,  pour  subvenir  de  la 
sorte  aux  demandes  de  ceux  qui  le  suppliaient  de 
vouloir  exposer  le  sacrement  de  mariage  en  vue  du 
ministère  sacerdotal.  Le  docteur  catalan  aurait  retra- 
vaillé, dans  la  suite,  la  Summa  de  malrimonio  de  Tan- 
crède et  lui  aurait  donné  la  forme  qu'elle  a  de  nos 
jours.  Il  a  substitué  au  prologue  de  Tancrède  une 
nouvelle  préface,  où  il  expose  les  raisons  pour  les- 
quelles il  a  ajouté  la  Summa  de  malrimonio  aux  autres 
livres,  en  indiquant  également  les  grandes  divisions 
de  ce  traité.  Tout  le  reste  de  la  Summa  de  malrimonio 
du  (  octeur  catalan  correspond  pour  la  plus  grande 
partie,  à  celle  de  Tancrède,  dont  elle  ne  constitue 
d'ailleurs  qu'une  transcription  le  plus  souvent  litté- 
rale. Les  seules  différences  entre  les  deux  Sommes  con- 
sistent en  ce  que  celle  de  saint  Raymond  omet  les 
parties,  qui  n'étaient  plus  en  harmonie  avec  les  Décré- 
tais de  Grégoire  IX,  et  contient  de  nouvelles  décré- 
tais, empruntées  à  la  nouvelle  collection  officielle.  La 
thèse  selon  laquelle  saint  Raymond  s'est  contenté 
d'abord  de  reprendre  la  Summa  de  malrimonio  de  Tan- 
crède comme  quatrième  partie  de  sa  Somme  et  qu'il  a 
retravaillé  dans  la  suite  cette  Summa  pour  l'adapter 
aux  Décrétâtes  de  Grégoire  IX  est  confirmée  par 
V explicil  de  la  Somme,  conservée  dans  le  ms.  lai.  16  117 
de  la  Bibl.  nation,  de  Paris,  où  on  lit  :  «  Explicit 
summa  nova  Remundi  de  malrimonio.  »  Comme  le 
texte  de  cette  Somme  correspond  à  celui  de  la  Summa 
de  malrimonio  actuelle,  Vexplicil  cité  suppose  qu'aupa- 
ravant il  existait  un  autre  texte  de  la  Summa  de 
malrimonio,  distinct  de  celui  qui  se  lit  dans  le  ms.  de 
Paris.  Or  cet  autre  texte,  existant  avant  celui  du  ms. 
parisien  et  celui  que  nous  avons  actuellement,  ne  peut 
être,  d'après  la  tradition  manuscrite,  (pie  la  Summa 
de  malrimonio  de  Tancrède.  De  cet  exposé  il  résulte 
encore  que  le  texte  actuel  de  la  Summa  de  malrimonio 
de  saint  Raymond  ne  peut  avoir  été  redise  qu'après 
1234,  date  de  la  promulgation  des  Décrétâtes  de 
Grégoire  IX.  Quant  à  la  matière  traitée  dans  cette 
Somme,  elle  est  indiquée  par  saint  Raymond  lui-même 
dans  sa  préface  :  Primo,  de  sponsalibus  cl  malrimoniis. 
Secundo,  de  quindecim  impedimenlis  mairin.onii.  Ter- 
tio, qualiler  ad  malrimonium  con  ungendum  vel  dis:un- 
gendum  agatur.  De  filiis  insuper  legilimis,  et  dotibus 
et  donationibus  proplcr  nuplias  :  ordinale  oslenâent 
rubricas  in  locis  debilis,  cl  dubilaliones  diversas  ad. 
rubricas  singulas  pertinentes. 

4°  La  collection  des  Décrétâtes.  —  Saint  Raymond  a 
compilé  et  coordonné  la  collection  des  décrétales,  dite 
de  Grégoire  IX.  Ce  souverain  pontife  le  chargea,  en 


1819 


RAYMOND    DE    PEN'YAFORT 


1820 


1230,  de  faire  une  nouvelle  collection  de  toutes  les 
décrétâtes  et  décisions  pontificales,  destinée  à  rem- 
placer les  nombreuses  autres  compilations  existantes. 
Le  nouveau  compilateur  mena  cette  œuvre  gigantesque 
avec  une  très  grande  activité  et  acheva,  dans  le  bref 
espace  de  quatre  ans,  la  nouvelle  collection  qui,  parla 
bulle  Rcx  paci ficus  du  5  septembre  1234,  envoyée  par 
Grégoire  IX  de  Spolète  aux  universités  de  Paris  et  de 
Bologne,  fut  revêtue  du  caractère  de  collection  offi- 
cielle. La  tâche  de  Raymond  était  double  :  d'abord  il 
devait  collationner  en  un  seul  livre  toutes  les  décré- 
tâtes contenues  dans  les  autres  compilations  en  y  ajou- 
tant les  constitutions  et  les  décrets  de  Grégoire  IX; 
ensuite,  en  ordonnant  et  rédigeant  les  différentes  décré- 
tâtes en  particulier,  il  devait  rejeter  tout  ce  qui  était 
superflu  et  écarter  les  oppositions  et  les  contradictions 
qui  existaient  entre  diverses  décrétâtes.  Quant  au 
premier  point,  il  n'avait  qu'à  se  conformer  au  système 
adopté  par  Bernard  de  Pavie,  maintenu  dans  tes 
collections  postérieures  et  complété  entre  temps  par 
l'addition  du  titre  De  fide  calholica.  En  ce  qui  concerne 
le  deuxième  point,  saint  Raymond  rejeta  toutes  les 
lois  émanées  du  pouvoir  temporel,  ainsi  que  tes  décré- 
tâtes qui  concordaient  avec  celles  d'un  autre  chapitre 
ou  qui  avaient  été  abolies  par  des  constitutions  posté- 
rieures. Il  faut  noter  toutefois  que  le  docteur  catalan 
a  quelquefois  manqué  à  ces  principes  fondamentaux. 
De  ce  que  des  décrétâtes  à  certains  points  de  vue 
s'accordaient  entre  elles  et  à  d'autres  points  de  vue 
différaient  les  unes  des  autres,  saint  Raymond  a  bien 
souvent  conservé  ce  qui  devait  être  négligé  et  a  écarté 
ce  qui  devait  être  retenu.  Souvent  aussi  il  corrigea  le 
texte  des  décrétâtes  pour  les  faire  accorder  entre  elles 
et  ces  décrétâtes  ainsi  corrigées  portent  le  nom  de 
Grégoire  IX.  Mais  ces  corrections  avaient  le  grand 
désavantage  que  bien  souvent  un  texte  devenait  inin- 
telligible ou  recevait  un  tout  autre  sens.  Saint  Ray- 
mond abrégea  aussi  un  certain  nombre  de  décrétales. 
Il  retint  les  mots  du  début,  tandis  que  du  reste  de  la 
décrétale  il  ne  gardait  que  ce  qui  lui  semblait  requis 
pour  donner  une  décision  pouvant  servir  de  norme  au 
juge.  Il  est  à  noter  cependant  que  toutes  ces  abrévia- 
tions ne  proviennent  pas  du  seul  docteur  catalan;  un 
grand  nombre  sont  dues  à  Bernard  de  Pavie.  Enfin,  à 
l'exemple  de  Pierre  de  Bénévent,  il  a  distribué  diffé- 
rentes parties  d'une  même  décrétale  entie  différents 
titres  et  livres,  et  il  a  transporté  des  chapitres  des 
anciennes  compilations  en  d'autres  endroits  et  dans 
d'autres  compilations.  Dans  l'emploi  de  la  collection 
des  Décrétâtes  de  Grégoire  IX,  il  faut  prendre  en 
considération  ces  différentes  remarques.  Voir  à  ce  sujet 
G.  Phillips,  Kirchcnrecht,  t.  iv,  Ratisbonne,  1851, 
p.  271-287. 

Saint  Raymond  a  compilé,  après  l'achèvement  de 
ses  décrétales,  un  certain  nombre  de  décrétales, 
extraites  de  la  collection  récemment  promulguée  par 
Grégoire  IX,  notamment  celles  qu'il  jugeait  le  plus 
utiles  et  le  plus  aptes  à  ses  confrères  pour  l'exercice  de 
leur  ministère,  en  attendant  qu'ils  pussent  avoir  des 
copies  suffisantes  et  authentiques  de  la  collection 
même  des  Décrétales  de  Grégoire  IX.  Ce  recueil, 
intitulé  Décrétâtes  in  consiliis  et  confessionibus  neces- 
sariœ,  est  conservé  dans  le  ms.  K.  12  (J.  CCL)  du  cha- 
pitre métropolitain  de  Prague  et  commence  :  Vene- 
rabilibus  et  carissimis  patribus  et  fratribus  ordinis 
predicatorum.  A  ce  ms.,  considéré  par  Fr.  von  Schultc 
comme  le  seul  existant  (op.  cit.,  p.  97-98),  nous  pou- 
vons en  ajouter  deux  autres  :  le  ms.  Z.  ô()  Sup.  de 
la  bibl.  Ambrosiennc  de  Milan  et  le  ms.  B.  XI.  2  de  la 
bibl.  univers,  de  Baie.  Le  fait  d'avoir  extrait  un  certain 
nombre  de  décrétâtes  de  la  collection  de  Grégoire  IX 
fournit  encore  un  argument  en  faveur  de  la  thèse  que 
saint   Raymond   doit   avoir   composé   sa   Summa   de 


casibus  avant  d'avoir  compilé  les  décrétâtes.  Pourquoi, 
en  effet,  extraire  de  la  collection  de  Grégoire  IX  un 
certain  nombre  de  décrétales,  qu'il  considère  comme 
utiles,  liim  in  consiliis  queun  in  confessionibus  necessa- 
rise,  et  les  envoyer  à  ses  confrères,  si  ces  derniers  ne 
possèdent  pas  encore  un  traité  général,  sur  lequel  ils 
peuvent  se  baser  pour  l'exercice  de  leur  ministère 
au  confessional?  Cet  envoi  s'explique  au  contraire  très 
bien,  si  les  frères  étaient  déjà  auparavant  en  possession 
de  la  Summa  de  casibus.  Dans  ce  cas  saint  Raymond 
aura  trouvé  expédient  d'envoyer  les  décrétales,  qu'il 
estimait  le  plus  utiles  aux  frères  pour  compléter  sa 
Summa  de  casibus  et  favoriser  l'exercice  de  leur  minis- 
tère, en  attendant  qu'ils  pussent  avoir  des  copies  suffi- 
santes et  authentiques  de  la  collection  des  Décrétales 
de  Grégoire  IX. 

5°  Consultations  juridiques.  —  Vers  la  même  époque 
(fin  de  1234),  saint  Raymond  a  rédigé  des  Responsa 
canonica,  données  au  nom  du  pape  Grégoire  IX  au 
prieur  des  frères  prêcheurs  et  au  ministre  des  frères 
mineurs,  demeurant  dans  le  royaume  de  Tunis.  Ce 
sont  des  cas  se  rapportant  au  ministère  exercé  par  les 
ordres  mendiants  auprès  des  chrétiens  de  Tunis  et 
non  auprès  des  mahométans.  Ces  réponses  sont  conte- 
nues dans  le  ms.  K.  12  du  chapitre  métropolitain  de 
Prague  et  éditées  par  Fr.  von  Schulte,  Die  canonischen 
Handschriften  der  Bibliolheken  Prags,  Prague,  1868, 
p.  97-98,  et  dans  les  Raymundiana,  fasc.  2,  p.  29-37. 

Pendant  son  séjour  à  la  cour  pontificale  comme 
pénitencier,  saint  Raymond  donna  aussi  de  nom- 
breuses consultations  juridiques,  qui  rendent  témoi- 
gnage de  son  parfait  esprit  d'équité,  ainsi  que  de  sa 
science  profonde  du  droit.  Quelques-unes  de  ces  ré- 
ponses, pourvues  de  l'approbation  explicite  du  pape, 
sont  venues  jusqu'à  nous  dans  la  collection  intitulée  : 
Dubitalia  cum  responsionibus  ad  quœdam  capila  missa 
ad  ponlificem.  Fr.  von  Schulte  a  retrouvé  cette  collec- 
tion, intéressante  pour  la  jurisprudence  pénitentielle, 
et  l'a  publiée  dans  l'ouvrage  précédemment  cité 
p.  98  sq.  Elle  est  conservée  dans  le  ms.  K.  12  (J.  CCL) 
du  chapitre  métropolitain  de  Prague. 

Saint  Raymond  est  encore  l'auteur  d'une  Consultation 
donnée  par  lui,  sur  l'ordre  de  Grégoire  IX,  touchant  la 
procédure  à  suivre  à  l'égard  des  hérétiques  de  la 
province  ecclésiastique  de  Tarragone.  Elle  débute  : 
Credo  quod  deprehensi  in  hœresi  et,  du  premier  mot  par 
où  elle  commence,  elle  est  citée  souvent  sous  la  déno- 
mination de  Credo.  Éditée  dans  Raymundiana,  fasc.  2, 
p.  41-44.  Il  faut  lui  attribuer  encore  un  Direclorium 
ou  guide  pour  les  inquisiteurs,  dans  lequel  il  détermine 
les  normes  et  tes  règles  à  suivre  et  à  observer  par  tes 
inquisiteurs  de  la  province  de  Tarragone.  Ce  traité 
commence  par  les  mots  :  Cum  nos  Pelrus  et  a  été 
publié  par  F.  Valls  y  Taberner,  dans  Analecla  sacra 
Tarraconensia,  t.  v,  1929,  n.  3. 

0°  Constitutions  religieuses.  —  Saint  Raymond 
composa  aussi  une  nouvejle  rédaction  des  Constitutions 
des  frères  prêcheurs,  qui  fut  proposée  et  acceptée  au 
chapitre  général  de  1239  (inchoalio),  présentée  de 
nouveau  et  approuvée  au  chapitre  général  de  1240 
fapprobalio),  et  présentée  une  dernière  fois  et  confirmée 
au  chapitre  général  de  1241  (  confirmalio ).  La  première 
rédaction  des  Constitutions,  qui  fut  promulguée  par 
Jourdain  de  Saxe  dans  le  chapitre  général  de  1228,  a 
été  éditée  par  H.  Déni  fie,  dans  Archiv  f.  Liller.  u. 
Kirchengeschichle  d.  M. A.,  t.  i,  1885,  p.  193-227.  Saint 
Raymond  changea  dans  sa  nouvelle  rédaction  l'ordre 
adopté  dans  les  premières  Constitutions,  rassembla 
dans  les  mêmes  paragraphes  tout  ce  qui  avait  rapport 
à  la  même  matière  et  se  trouvait  dispersé  à  différents 
endroits  de  la  première  rédaction,  il  donna  à  ces  para- 
graphes, au  moins  en  partie,  de  nouveaux  titres,  il 
précisa  çà  et  là,  sans  transformer  cependant  tes  statuts, 


1821 


RAYMOND    DE    PENYAFORT 


1822 


quelques  phrases,  écarta  quelques  expressions  insigni- 
fiantes, introduisit  les  déterminations  et  les  change- 
ments apportés  depuis  1228.  On  n'a  pu  retrouver  jus- 
qu'ici d'exemplaire  de  la  rédaction  de  saint  Raymond. 
Il  est  cependant  possible  de  la  reconstituer  approxima- 
tivement par  une  comparaison  entre  le  texte  des  Consti- 
tutions de  1228  et  celui  de  la  rédaction  de  1256,  publiée 
par  H.  Denifle,  dans  la  collection  citée,  t.  v,  1889, 
p.  533-564.  Dans  cette  dernière  édition  tous  les  textes 
qui  contiennent  des  statuts  ajoutés  après  1241  sont 
imprimés  en  italique  de  sorte  que  l'on  peut  se  faire 
une  idée  assez  exacte  de  la  rédaction  de  saint  Ray- 
mond. Toutefois  les  parties  des  Constitutions  du  doc- 
teur catalan,  qui  ont  été  écartées  de  la  rédaction  de 
1256,  ne  peuvent  être  reconstruites.  Ces  Constitutions 
comprennent  deux  parties,  dont  la  première  traite  de 
l'observance  régulière  et  la  seconde  de  l'administra- 
tion. La  rédaction  de  saint  Raymond  a  constitué  la 
base  des  constitutions  et  de  la  législation  entière  de 
l'ordre  des  prêcheurs  jusqu'à  la  revision  complète  et  la 
codification  de  1924.  Pour  le  texte  des  Constitutions 
de  saint  Raymond,  voir  aussi  Analecla  ord.  fr.  prœdi- 
catorum,t.ui,p.  26-60,98-122,  162-181.  Dans  le  même 
ordre  d'idées,  il  faut  rappeler  la  part  que  prit  saint 
Raymond  à  la  rédaction  de  la  règle  des  mercédaires. 
7°  Ouvrages  divers.  — •  A  la  demande  de  quelques 
évêques  saint  Raymond  a  composé  une  Summa  pasto- 
ralis,  appelée  encore  Traclalus  de  ralione  visitandee 
diœcesis  et  curandse  subdilorum  salulis,  ou  plus  correc- 
tement Libellus  pasloralis  de  cura  archidiaconi,  d'après 
L.  Delisle,  qui  a  édité  cet  ouvrage  dans  Catalogue  des 
manuscrits,  t.  i,  Paris,  1849,  p.  592-649.  Cette  Summa 
pasloralis,  dont  la  date  de  composition  est  incertaine, 
constitue  un  guide  pratique  et  un  directoire  pour  les 
évêques  dans  la  visite  canonique  des  églises  de  leurs 
diocèses.  Elle  comprend  quatre  parties.  Dans  la  pre- 
mière le  docteur  catalan  expose  les  principaux  devoirs 
des  évêques  dans  leurs  visites  des  églises,  à  savoir 
enseigner  en  exhortant,  en  discutant,  en  réprouvant 
et  surtout  en  prêchant.  Le  saint  ne  perd  pas  son  temps 
en  de  vaines  subtilités  et  de  vagues  spéculations,  mais 
va  toujours  droit  au  nœud  de  la  question.  Dans  la 
deuxième  partie  il  esquisse  la  manière  dont  la  visite 
doit  être  conduite.  Ainsi  l'évêque  doit  s'informer  sur 
les  différents  offices  exercés  par  les  curés,  veiller  à  la 
manière  dont  les  sacrements  sont  administrés  et  le 
chant  ecclésiastique  exécuté,  examiner  les  registres 
paroissiaux,  interroger  les  fidèles  et  les  prêtres  des 
alentours,  enfin  adresser  quelques  paroles  aux  fidèles. 
L'évêque  doit  aussi  prendre  des  informations  sur 
la  vie  privée  du  curé,  sur  sa  conduite  à  l'égard  des 
prêtres  et  des  religieux  des  environs,  de  ses  paroissiens, 
sur  les  membres  de  sa  famille  qui  résideraient  avec 
lui;  sur  l'administration  des  biens  de  la  paroisse, 
l'administration  des  sacrements,  la  prédication  de 
la  parole  de  Dieu,  la  libéralité  envers  les  pauvres.  La 
troisième  partie  contient  des  instructions  au  sujet  du 
temps  et  de  la  méthode  à  suivre  dans  la  réforme  ou  la 
suppression  des  abus  et  indique  les  lois  ecclésiastiques 
qui  doivent  guider  les  visiteurs  dans  cette  action. 
Dans  la  quatrième  partie  toute  la  procédure  à  suivre 
est  soigneusement  décrite  et  les  droits  du  pape,  de 
l'évêque,  du  visiteur  et  du  curé  sont  clairement 
esquissés.  Les  questions  examinées  par  saint  Ray- 
mond embrassent  tous  les  aspects  de  la  vie  médié- 
vale religieux,  social  et  économique.  Voir  L.  Delisle, 
Études  sur  la  condition  de  la  classe  agricole  et  l'étal  de 
l'agriculture  en  Normandie  au  Moyen  Age,  Paris,  1903, 
p.  203-207;  K.  Lessel,  Die  Entwicklungsgeschichle  der 
kanonisch-scholaslischen  Wucherlehre  im  13.  Jahrhun- 
derl,  Luxembourg,  1905,  p.  9,  13-22  et  passim; 
V.  Brant,  Les  théories  économiques  aux  XIIIe  et 
xi  re  siècles,  Louvain,  1895. 


Il  faut  noter  encore  le  canevas  ou  l'esquisse  d'un 
sermon  prononcé  par  saint  Raymond,  lors  du  chapitre 
général  de  Paris  en  1239,  dans  le  couvent  de  Saint- 
Jacques,  après  les  vêpres,  devant  le  clergé.  Il  est 
conservé  dans  le  ms.  A.  11,  fol.  28,  de  la  bibl.  Ambro- 
sienne  de  Milan  entre  les  sermons  d'Humbert  de 
Romans  et  de  Pierre  de  Tarentaise;  il  est  édité  dans 
les  Raymundiana,  fasc.  2,  p.  80.  Depuis  Quétif-Echard, 
Scriplores  ord.  fr.  prœdicalorum,  t.  i,  p.  110,  jusqu'à 
J.-M.  de  Garganta,  L'obra  lileraria  de  Sanl  Ramon  de 
Penijaforl,  dans  Butlleli  del  setè  centenari  de  les  Décré- 
tais, t.  i,  1934,  p.  8-12,  à  peu  près  tous  les  bio- 
bibliographes du  docteur  catalan  lui  attribuent  une 
Summa  quando  p;enilens  remitli  débet  ad  superiorem, 
traitant  des  péchés  réservés;  un  Traclalus  de  bello  et 
duello;  un  Modus  juste  negoliandi  in  gratiam  merca- 
torum.  Fr.  von  Schulte,  op.  cit.,  p.  412-413,  toutefois 
émet  l'opinion  que  le  Traclalus  de  bello  et  duello  ne 
constitue  probablement  qu'un  extrait  de  la  Somme 
de  saint  Raymond  et  que  la  Summa  pasloralis,  le 
Modus  juste  negoliandi  in  gratiam  mercatorum  et  la 
Summa  quando  pamitens  remitli  débet  ad  superiorem 
auraient  été  rédigés  par  d'autres  auteurs  sous  le  nom 
du  docteur  catalan. 

L.  Feliu,  enfin,  a  écrit  et  édité  cinq  documents  rela- 
tifs à  saint  Raymond,  qu'il  a  découverts  dans  les 
archives  du  monastère  de  Sainte-Anne  à  Barcelone 
(aujourd'hui  au  musée  diocésain  du  séminaire  de 
Barcelone).  Ces  documents  datent  de  1249,  1255, 
1264,  1265  et  1270.  C'est  cependant  à  tort  que  l'auteur 
déclare  erronée  la  date  assignée  à  la  mort  de  saint 
Raymond  par  un  nécrologe  du  fonds  de  Santa  Eulàlia 
del  Camp,  à  savoir  VIII  idus  januarii  1274,  puisque, 
dit-il,  d'après  une  bulle  de  Grégoire  IX  du  13  août  1274 
le  docteur  catalan  est  toujours  en  vie  à  cette  date. 
L'auteur,  en  effet,  n'a  pas  remarqué,  observe  avec 
raison  H.  Bascour,  dans  Bulletin  de  theol.  anc.  et  méd., 
t.  ii,  1933,  n.  91,  92,  que  dans  le  nécrologe  est  employé 
le  style  de  l'incarnation  en  usage  à  cette  époque  en 
Catalogne  et  que  par  conséquent  VIII  idus  januarii 
1274  correspond  parfaitement  à  in  die  Epiphaniœ  1275 
d'Etienne  de  Salagnac,  qui  écrivit  en  1278  le  traité 
De  quatuor  in  quibus  Deus  ordinem  prœdicalorum 
insignivit,  dont  la  partie  relative  à  saint  Raymond  a 
été  éditée  dans  Raymundiana,  fasc.  1,  p.  4-5.  Ces 
documents  ont  été  décrits  et  publiés  dans  Vila  cris- 
liana,  t.  xvm,  1930-1931,  p.  296-300,  et  dans  Analecla 
sacra  Tarraconensia,  t.  vin,  1932,  p.  101-109. 

Oiiélif-Échard,  Scriptores  ord.  prœd.,  t.  i,  Paris,  1719, 
p.  106-110;  Fr.  von  Schulte,  Geschichte  der  Quellen  und  Lite- 
ratur  des  canonischen  Rechts,  t.  n,  Stuttgart,  1877,  p.  408- 
413;  Die  canonischen  Handschriften  der  Bibliotheken  Prags, 
Prague,  1868,  p.  97-104;  .1.  Dietterle,  Die  »  Summse  confes- 
sorum  sive  de  casibus  conscienliœ  •  non  ihren  Anjàngcn  an  bis 
zii  Silvesler  Prierias,  dans  /.eitschr.  f.  Kirchengeschichle, 
t.  xxiv,  1903,  p.  530-542;  II.  Stintzlng,  Geschichte  der  popu- 
làren  Literaiurdes  rômisch-kanonischen  Rechts  in  l )euischland 
am  Ende  des  fùnfzelinlcn  und  im  Anfang  des  sechszehnlen 
Jahrhunderts,  Leipzig,  1807,  p.  493-500;  ('..  Phillips,  Kir- 
chenrecht,  t.  rv,  Ratisbonne,  1851,  p.  271-287;  H.  DeniHe, 
Die  Constilulionen  des  Prediger-Ordens  nom  Jahre  1228, 
dans  Arcliiv  j.  I.illcr.  u.  Kirchengeschichte  d.  M.  A.,  t.  i, 
1SST>,  p.  165-227;  le  môme.  Die  Conslitutionen  des  Prediger- 
ordens  in  der  Rédaction  Raim.un.ds  non  PeRafort,  dans  la 
même  collection,  t.  v,  1880,  p.  530-504;  A.  Danzas,  Éludes 
sur  les  temps  primitifs  de  l'ordre  de  Saint-Dominique,  IIe  sér., 
Saint  Raymond  de  Penyafort,  t.  i,  Lyon,  1885;  Fr.  Balme  et 
C.  Paban,  Raymundiana  seu  documenta  quiv  pertinent  ad 
S.  Raymundi  de  Pennaforii  vilain  cl  scripla,  dans  Monum. 
ord.  fr.  prœdic.  historien,  t.  IV,  fasc.  1  et  2,  Rome,  1898  et 
1901,  où  se  trouve  une  copieuse  bibliographie  ;  B.  Kuhl- 
mann,  Der  Gesetzesbegriff  beim  lieil.  Thomas  von  Aquin  im. 
Lichte  des  Rechlssludiums  seiner  '/.vil,  Bonn,  1912,  p.  56  sq.; 
E.  Gôller,  Die  pdpstliehe  Pônitentiarie  non  ihrem  Ursprung 
bis  zn  ihrer  Umgeslallung  unter  Pius  V.,  t.  i,  Rome,  1907; 
A.  Van  Hove,  De  Deerelalium  Gregorii  IX  origine  historica, 


1823 


RAYMOND  DE  PENYAFORT 


RAYNAUD 


1824 


ulililale  cl  momrnln.  in  Jus  pnnlificium.  t.  xiv,  1034,  p.  102- 
120;  11.  Sancho,  San  Raimundo  g  lui  Décrétâtes  de  Grc- 
gorio  IX.  dans  C.nnlrmporanca,  t.  m,  1033,  p.  404-173: 
A.  Farrcll,  SI.  Ragmnnd  and  llic  ['cerclais,  dans  Blackfriars, 
t.  w.  1934,  p.  841-851  :  l.ibas.  Esludios  historiens  g  biblio- 
grapeoi  snbre  San  Ramon  de  Pengafort,  Barcelone,  1890; 
P.  Mandonnet,  La  carrière  scolaire  de  sainl  Raymond  de 
Pcnnnfnrt,  dans  Analecla  ord.  fr.  prœdlcaiorum,  t.  xxvni, 
1020.  p.  277-280;  E.  Vacas  Galinda.  .San  Baimundo  de 
Pefiafort,  fundadnr  de  la  orden  de  la  Merced,  Rome,  1019; 
Douais,  .S.  Raymond  de  Pefiafort  cl  les  hérétiques,  dans  Le 
Moyen  An-,  1800,  p.  305-325;  F.  Valls  y  Taherner,  Diplo- 
malari  de  San!  Ramon  de  Penynforl,  dans  Analecla  sacra 
Tarruconcnsia,  t.  V,  1929,  p.  5-52;  .1.  M.  de  Garganta, 
L'obra  lileraria  de  Sont  Ramon  de  Pengafort,  dans  Rulllcli 
del  setê  centenari  de  les  DccrcUds,  Barcelone,  1034,  p.  8-11; 
Con.it il uiiones  sancii  Ragmundi,  dans  Analecla  ord.  fr. 
prœdic,  t.  m,  p.  20-00,  08-122,  102-181;  L.  RocUinfîer, 
Berthnld  i>on  Rcgensburg  and  Raymond  von  Peàafort  im 
sogenannlen  Schwabenspiegel,  Munich,  1877;  li.  llurter, 
Nonrnrlnlar,  3f  éd.,  t.  71,  col.  301-305;  M.  Grabmann,  Cie 
Missionsidce  bei  den  Vominikaner  Theologen  des  13.  Jahr- 
hiuuPrls,  dans  Zcilschr.  f.  Missionswissenscha.fi,  1911, 
p.  137-147;  B.  Altaner,  Die  Dominikanermissionen  des 
13.  Jahrhunderts,  Habelschwerdt,  1924,  p.  90  et  105  sq.; 
A.  Wnlz,  Comoendium  hist.  ordinis  prsedic,  Rome,  1930;  le 
même.  .S.  Ttaymundi  de  Pengafort  auc  toril  as  in  re  pœniten- 
liidi,  Rome.  1935;  L.  Félin,  Documents  inédits  sobre  Sant 
Ramnn  de  Pengafort,  dans  Vida  crisiiana,  t.  xvm,  1930- 
1931,  p.  290-300;  le  même,  Diplomatari  de  S(Uit  Ramon  de 
Pengafort.  Noua,  documents,  dans  Anidccla  sacra  Tarraco- 
nensia,  t.  vin.  1932,  p.  101-100;  Th.  M.  Schwertnei.  Saint 
Raymond  of  Pcnnaforl  nf  Iheord.  of  fr.  preach.,  revised  and 
edited  by  C.  M.  Antony,  Milwaukee,  1935;  A.  Teetaert,  /  a 
confession  anxlcïines  dans  /' Éql.  lai.  dep.  le  VIII*  jusqu'au 
XIV  s..  Races,  1920,  p.  354-357;  le  même.  La  «  Summa  de 
paciitcnlia  »  de  saint  Raymond  de  Pengafort,  dans  Ephemer. 
theoloq.  I  ovanienses,  t.  v,  1928,  p.  49-72;  le  même,  La  doctr. 
péni'enl.  de  sainl  Raymond  de  Pengafort,  dans  Analecla 
sacra  Tarruconcnsia,  1.  iv,  1928,  p.  121-182;  le  même. 
«  Summa  de  matrimonio  »  S.  Ragmundi  de  Pengafort,  dans 
Monographin'  juridiciv  ex  cphcmrride  «  Jus  ponlificium  « 
excerptw,  IIe  sér.,  l'asc.  9,  Rome,  1929. 

A.  Teetaert. 
RAYNALD  Marc-Antoine,  frère  mineur  conven- 
tuel. Originaire  de  Faenza,  il  appartint  à  la  province 
de  Bologne,  dans  laquelle  il  régit  plusieurs  gymnases 
et  couvents,  enseigna  la  théologie  et  la  philosophie 
et  exerça  la  charge  de  provincial  depuis  1597  jus- 
qu'à sa  mort,  en  1599.  Il  est  l'auteur  d'un  C.ommen- 
larius  in  Inm  librum  Physiconim  Aristotelis,  dont 
J.-H.  Sbaralea  a  vu  un  exemplaire  manuscrit  dans  la 
bibliothèque  du  couvent  de  Saint-François  à  Bologne. 
D'après  le  même  J.-H.  .Sbaralea  il  aurait  composé 
un  commentaire  sur  les  autres  livres  de  la  Physique 
d'Aristote  et  d'autres  ouvrages  non  encore  retrouvés. 
Il  faut  lui  attribuer  aussi  quelques  Carmina  en  latin. 

J.H.  Sbaralea,  Supplem.ad scriptores  ord. min.,  t. n, Rome, 
1921.  p.  208;  !..  C.arhoni,  De  paclftcatione  et  dileclione  ini- 
micorum,  Florence,  1583  ;  J.  Franchini,  Biblio.iofta  c  memo- 
rie  Ic'.l.  di  scritlori  francesc.  courent,  ch'hanno  scrillo  dopo 
l'anno  1585,  Modène,  1093,  n.  14G. 

A.  Teetaert. 
RAYNAUD  Théophile,    jésuite,    l'un    (les    plus 
célèbres  et   des  plus  féconds  théologiens  et  auteurs 
ecclésiastiques  du  xvii«  siècle. 

I.  Vie.  Né  à  Sospello,  dans  le  comté  de  Nice, 
(aujourd'hui  Sospel,  Alpes-Maritimes),  le  15  novem- 
bre 1583,  ou  peut-être  plus  exactement  1587  (Som- 
mervogel.  Hurler,  cf.  Opéra  omnia,  t.  VI,  p.  (128),  il 
entra  dans  la  Compagnie  (province  de  Lyon)  vers  la 
fin  de  1602,  enseigna  les  Ici  1res  au  collège  d'Avignon, 
puis,  ordonne  prêtre  en  1613,  professa  au  collège 
lyonnais  de  la  Trinité  la  philosophie  pendant  six  ans 
et   la  théologie  pendant   huit   ans. 

lui  1631,  le  P.  Raynaud  vint  à  Paris,  appelé  par  le 
prince  Maurice  de  Savoie, qui  l'avait  choisi  pour  confes- 
seur. Le   cardinal   de    Richelieu  s'étant   montré  très 


irrité  d'attaques  dirigées  contre  sa  politique  d'alliance 
avec  les  protestants  par  un  jésuite  espagnol,  Hurtado 
de  Mendoza,  le  P.  Maillan,  récemment  nommé  confes- 
seur de  Louis  XIII,  proposa  au  P.  Raynaud  de  réfuter 
l'ouvrage  espagnol;  celui-ci  refusa  (Fouqueray,  His- 
toire de  la  Comp.  de  Jésus  en  France,  t.  iv,  p.  395,  n.  4), 
ce  qui  le  rendit  suspect  à  Richelieu  et  le  lit  rentrer  à 
Lyon. 

Envoyé  à  Chambéry,  il  quitta  bientôt  la  Savoie 
devant  les  démarches  du  Sénat,  désireux  de  le  donner 
comme  successeur  au  frère  de  saint  François  de  Sales 
sur  le  siège  épiscopal  de  Genève.  Il  y  revint  en  1639 
et  encourut  de  nouveau  la  colère  de  Richelieu  pour 
avoir  secouru  un  confrère,  le  P.  Monod,  enfermé  à  la 
demande  du  tout  puissant  ministre  dans  le  château  de 
Montmélian;  il  en  résulta  que  la  cour  de  Savoie  retint 
le  P.  Raynaud  trois  mois  en  prison.  Quand  il  en  fut 
sorti  et  comme  il  se  rendait  à  Rome,  des  imprudences 
de  langage  —  elles  semblent  lui  avoir  été  coutumières 
—  le  firent  garder  six  mois  à  Avignon  dans  une  cham- 
bre du  palais  pontifical. 

Le  P.  Raynaud  put  cependant  parvenir  à  Rome 
et  y  fit  un  bref  séjour.  Il  y  retourna  une  seconde  fois 
en  1645,  mais  en  partit  précipitamment  quand  le 
pape  le  pressa  d'entreprendre  la  réfutation  du  traité 
de  Pierre  de  Marca,  futur  archevêque  de  Toulouse  et 
de  Paris,  le  De  concordia  sacerdolii  cl  imperii,  paru 
en  1641  et  mis  à  l'Index  le  7  avril  1642.  Revenu  une 
troisième  fois  à  Rome  sur  l'invitation  du  Père  géné- 
ral, il  y  professa  quelques  mois  la  théologie  positive. 
Fort  éprouvé  par  le  climat,  il  n'y  put  demeurer  et 
passa  les  vingt  dernières  années  de  sa  vie  à  Lyon. 

Il  s'y  dévoua  avec  grand  succès  à  la  direction  de  la 
congrégation  des  Messieurs,  au  ministère  de  la  confes- 
sion, à  la  composition  et  à  la  revision  de  ses  nombreux 
ouvrages.  Son  jubilé  sacerdotal  de  cinquante  ans  fut 
célébré  solennellement  en  1653  :  à  sa  messe,  dans  la 
chapelle  de  la  congrégation,  le  P.  Girin,  cordelier  de 
l'Observance,  prononça  en  sa  présence  un  discours 
terminé  par  son  panégyrique;  il  est  reproduit,  avec 
un  autre  éloge  composé  par  le  P.  Roniel,  jésuite,  au 
t.  vi  des  Œuvres  complètes,  p.  621  et  628.  Le  P.  Ray- 
naud mourut  à  Lyon,  au  collège  de  la  Trinité,  le 
31  octobre  1663.  D'après Moncony s,  Voyages,  IRpart., 
p.  394-397,  les  bruits  les  plus  diffamatoires  coururent 
en  Allemagne  sur  cette  mort;  la  vérité  est  qu'elle  fut 
au  contraire  fort  édifiante.  Malgré  son  caractère  vif 
et  même  violent  et  son  esprit  volontiers  original  et 
caustique,  le  P.  Raynaud  laissa  la  réputation  d'un 
excellent  religieux,  dévoué  à  l'Église,  attaché  à  sa 
vocation  et  à  son  sacerdoce,  d'une  ardeur  extrême  au 
travail,  d'une  remarquable  réserve  dans  ses  mœurs. 

II.  Caractéristiques.  —  La  réputation  de  l'écri- 
vain fut  de  son  vivant  plus  grande  encore  :  le  P.  Ray- 
naud passa  aux  yeux  de  ses  contemporains  pour  «  un 
des  plus  savants  hommes  et  des  plus  grands  théolo- 
giens de  son  siècle  »  (abbé  Lambert).  Guy  Patin  l'ap- 
pelle «  un  grand  maître  ».  Dans  l'imprimatur  donné  aux 
œuvres  complètes,  Mgr  de  Yillcroy,  archevêque  de 
Lyon,  déclare  «  l'avoir  pendant  sa  vie  toujours  honore 
comme  le  premier  théologien  de  son  âge  ».  Le  Journal 
des  savants,  1667,  p.  79,  lui  reconnaît,  avec  une  rare 
application  à  l'étude,  prolongée  jusqu'à  la  vieillesse, 
«  un  esprit  hardi  et  décisif,  une  imagination  vive  et 
une  mémoire  prodigieuse.  Mais  il  était  trop  piquant  et 
trop  satirique,  ce  qui  lui  avait  attiré  l'inimitié  de 
quantité  de  gens.  Sa  grande  érudition  lui  fournissait 
une  quantité  de  traits  sur  toutes  sortes  de  matières; 
mais  souvent  il  s'éloigne  du  sujet  sur  lequel  il  s'était 
proposé  d'écrire...  »  Ellies  Du  Pin,  Bibliothèque... 
IIIe  part.,  p.  271,  après  avoir  signalé  lui  aussi  «  sa 
grande  lecture  et  sa  mémoire  prodigieuse  »,  lui  repro- 
che de  manquer  «  de  goût,  de  jugement  et  de  discerne- 


1825 


RAYNAUD 


1826 


ment.  11  ne  fait  aucun  choix  des  auteurs  qu'il  cite  et 
se  contente  de  compiler  quantité  de  passages  et  de 
citer  beaucoup  d'auteurs  anciens  et  modernes,  bons 
et  mauvais  sans  aucune  critique...  11  est  extrêmement 
diffus...  11  s'éloigne  souvent  du  sujet  dont  il  s'était 
proposé  d'écrire;  il  a  des  pensées  et  des  tours  extraor- 
dinaires et  bizarres;  il  avait  la  plume  extrêmement 
satirique  et  mordante  et  ses  ouvrages  sont  pleins 
d'aigreur  et  de  termes  injurieux.  Son  style  n'est  pas 
moins  extraordinaire,  il  affecte  de  se  servir  de  termes 
hors  d'usage  et  de  mots  tirés  du  grec,  il  emploie  sou- 
vent des  expressions  triviales...  Tout  cela,  conclut 
Du  Fin,  n'empêche  pas  que  ses  ouvrages  ne  soient  quel- 
quefois d'usage  et  qu'il  ne  soit  bon  de  les  consulter, 
quand  on  veut  étudier  les  matières  qu'il  a  traitées.  » 

Notre  âge  souscrirait  volontiers  à  ce  jugement  en 
somme  peu  favorable,  si  même  il  n'en  accentuait  la 
rigueur.  Égalé  jadis  aux  Petau  et  aux  Sirmond,  le 
P.  Raynaud  est  maintenant  bien  oublié.  Son  manque 
de  critique,  l'obscurité  et  l'affectation  de  sa  langue, 
ses  perpétuelles  digressions,  l'outrance  déplaisante  de 
sa  polémique  enlèvent  presque  tout  leur  prix  à  sa 
verve  pittoresque,  à  sa  curiosité  d'esprit  parfois  ori- 
ginale, à  son  érudition  incontestable  mais  trouble. 
Sur  aucune  des  grandes  questions  théologiques, 
croyons-nous,  il  n'est  plus  invoqué;  ses  travaux  ne 
gardent  quelque  intérêt  qu'en  des  points  secondaires 
(le  mensonge,  le  martyre,  l'histoire  ecclésiastique  de 
Lyon,  le  costume  liturgique...).  Notons  encore  que  ses 
démêlés  avec  l'Index  et  ce  qu'il  en  écrivit  sont  impor- 
tants pour  l'histoire  de  cette  institution  et  de  son 
action  en  France. 

Far  ses  qualités  et  ses  défauts,  le  P.  Raynaud  reste 
en  défnitive  un  type  très  représentatif  de  toute  une 
classe  de  théologiens  et  d'érudils,  combattifs,  abon- 
dants et  curieux,  qui  ont  marqué  jadis  et  n'ont  pas 
été  sans  contribuer  à  mettre  de  l'ardeur  et  de  la  vie 
dans  les  sciences  religieuses. 

III.  Œu\pes.  —  La  liste  des  ouvrages,  très  divers 
de  genre  et  de  dimension,  composés  par  le  P.  Raynaud 
durant  près  de  quarante-cinq  ans  d'intense  activité,  ne 
tient  pas  moins  de  trente  colonnes  et  de  cent  numéros 
dans  Somme  rvogel;  nous  ne  pouvons  qu'y  renvoyer. 

Dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  le  1'.  Raynaud, 
retiré  à  Lyon,  avait  entrepris  une  édition  d'ensemble 
de  ses  oeuvres  revues,  corrigées,  complétées  soit  par 
des  additions,  soit  par  des  travaux  inédits.  La  mort 
empêcha  l'entière  exécution  de  son  dessein.  Un  de  ses 
confrères,  le  P.  Jean  Bertet,  termina  l'édition  et  la  lit 
paraître,  non  sans  difficultés,  en  1665,  à  Lyon,  sous  le 
titre  :  Thvophili  Rmjnaudi,  Sccielalis  Jesu  theologi, 
opéra  on  nia,  tum  hactenus  inedila  quam  alias  excusa, 
longo  aulhoris  labore  aucta  et  emendata...  sumptibus 
Horalii  Eoissiat  ei  Georgii  Remeus,  19  tonus  in-fol., 
le  dernier  ne  contient  que  des  tables.  Un  t.  xx  fut 
ajouté  en  1669,  formé  d'une  revue  critique  faite  parle 
Père  de  ses  propres  ouvrages  et,  d'autre  part,  de  divers 
écrits,  la  plupart  de  caractère  très  polémique  et  non 
avoués  de  son  vivant  par  l'auteur.  Ce  volume  était 
présenté  comme  édité  à  Cracovie  chez  Annibal  Zan- 
goyski,  mais  venait  manifestement  de  la  même  impri- 
merie et  des  mêmes  éditeurs  que  les  dix-neuf  autres. 

Sans  donner  tout  le  détail  des  vingt  volumes,  nous 
en  citerons  les  titres  et  en  indiquerons  le  contenu  géné- 
ral ainsi  que,  ■ —  s'il  y  a  lieu  avec  la  date  de  la  pre- 
mière publication,  ■ —  les  ouvrages  plus  importants 
ou  plus  curieux,  qui  y  sont  présentés. 

T.  i.  Thcologia  Patrum...  Chrislus  Deus  homo;  t.  il. 
De  altribulis  Christi.  —  Ces  deux  premiers  tomes, 
le  1er  paru  à  Anvers  en  1652,  le  2e  inédit,  constituent 
une  christologie  développée. 

T.  m.  Moralis  disciplina  ad  prœslruendam  theolo- 
gise  practicœ  ac  jurisprudentiee  viam. 


T.  IV.  De  virtulibus  et  vitiis.  —  Ce  sont  deux  traités 
de  morale  plus  philosophique  que  théologique,  qui 
avaient  été  publiés  à  Lyon,  l'un  en  1629,  l'autre  en 
1631.  Raynaud  y  traite  surtout  des  principes,  sans  des- 
cendre à  la  casuistique,  et  s'y  montre  plutôt  rigoureux. 

T.  v.  Theologia  naluralis  siue  enlis  creali  et  iiicreali 
intra  supreniam  abslraclionem  ex  nalurœ  lumine  in- 
vcstigalio.  A  celte  théologie  naturelle,  de  forme  très 
métaphysique,  parue  à  Lyon  en  1622,  est  joint  un 
opuscule  plus  pratique  Scalœ  a  visibili  creatura  ad 
Deum  (Lyon,  1624). 

T.  vi.  Eucharislica.  Ce  tome  comprend  six  écrits  se 
rapportant  à  des  matières  eucharistiques.  Le  3e, 
Exuviee  panis  et  vini  in  eucharislia  (inédit)  défend 
l'existence  réelle  des  accidents  ou  espèces  eucharis- 
tiques contre  la  philosophie  cartésienne.  —  Le  4e, 
Chrisliaiuwi  sacrum  acathistum  (Lyon,  1661)  attaque 
l'usage  de  donner  des  chaises  et  de  s'asseoir  pendant 
le  sacrifice  de  la  messe.  ■ —  Le  8e,  De  la  missa  et  de 
prœrogativis  christiunœ  Penleccslcs  (Lyon,  1658)  pré- 
tend prouver  que  la  première  messe  après  la  Cène  a 
été  célébrée  le  jour  de  la  Pentecôte;  à  ce  propos  il  est 
traité  de  la  lre  messe  de  chaque  prêtre  et  du  jubilé 
sacerdotal  de  cinquantaine;  le  panégyrique  du  P.  Gi- 
rin  et  l'éloge  du  P.  Bonniel,  dont  il  a  été  parlé  plus 
haut,  y  sont  joints.  —  Le  6e,  De  communione  pro 
morluis  traclatus  (Lyon,  1630)  soutient  que  la  commu- 
nion des  fidèles  n'a  pas  d'effet  satisfactoire  direct  pour 
les  fîmes  du  purgatoire;  il  fut  censuré  à  Rome  (18  dé- 
cembre 1646),  mais  l'éditeur  obtint  en  1664  la  permis- 
sion de  le  corriger  et  de  le  réimprimer,  (cf.  t.  xi). 

T.  vu.  Marialia.  Cinq  traités  ayant  pour  objet  les 
perfections  ou  le  culte  de  la  sainte  Vierge.  Le  2e,  Sca- 
pulare  Marianum  illustration  eldefensum  (Paris,  1654) 
fut  écrit  contre  Launoy  à  la  prière  du  procureur  géné- 
ral des  Carmes;  il  valut  à  son  auteur,  à  sa  mort,  des 
prières  de  tout  l'ordre.  Le  3e  est  une  défense  du  privi- 
lège de  l'immaculée  conception, Disserlalio  de  retinendo 
tilulo  in  n  acululœ  conceptionis,  Cologne,  1651.  Le  der- 
nier, O  Parascevaslicum,  etc..  (Lyon,  1661)  donne  le 
précis  de  sept  sermons  prêches  sur  les  sept  antiennes 
solennelles  0  qui  précèdent  la  fête  de  Noël;  le  P.  Ray- 
naud ne  prit  que  cette  seule  lettre  pour  sujet. 

T.  vm.  Hagiologium  Lugdunense  concerne  l'his- 
toire religieuse  lyonnaise  et  renferme  onze  traités  ou 
dissertations. 

T.  ix.  Hagiologium  exoticum.  Six  traités  sur  divers 
saints,  sur  le  bon  Larron,  Judas,  l'ange  gardien. 

T.  x.  Pontifîcia.  Cinq  dissertations  sur  les  titres  des 
papes,  sur  certaines  bénédictions  pontificales  (Agnus 
Dci,  Rose  d'or,  etc.),  contre  l'erreur  du  souverain 
pontificat  attribué  comme  à  un  seul  sujet  à  saint 
Pierre  et  saint  Paul.  Une  phrase,  «  saint  I'icrre  et 
saint  Paul,  ces  chefs  de  l'Église  qui  n'en  font  qu'un  », 
mise  par  Bareos  dans  la  préface  du  livre  d'Arnauld, 
De  la  fréquente  communion,  souleva  de  vives  discus- 
sions et  donna  lieu  à  une  condamnation  du  Saint- 
Office,  décret  du  2  janvier  1647,  Denz.-Bannw.  n.  1091. 
L'opuscule  du  P.  Raynaud,  De  bicipiti  Ecclesia  sub 
S  S.  Pelro  et  Paulo,  etc.,  parut  cette  même  année  à 
Rome. 

T.  xi.  Critica  sacra.  Neuf  traités  dont  le  plus  remar- 
quable est  une  étude  sur  la  censure  des  livres,  De  justa 
et  injusla  confixione  librorum  seu  Erotemala  de  bonis  et 
malis  libris,  (considérations  sur  les  livres  à  condamner, 
conduiteà  tenir  par  les  censeurs,  etc.).  Deux  ouvrages 
du  P.  Raynaud  avaient  été  mis  à  l'Index  en  1646,  le 
De  marlijrio  per  peslem,  cf.  t.  xvn,  et  VError  popularis 
de  communione  pro  morluis,  cf.  t.  vi.  En  1653  il  fit 
paraître  à  Lyon  ces  Erotemala  pour  protester  et  expo- 
ser ses  idées  sur  la  censure  des  livres.  A  leur  tour  les 
Erotemala  furent  condamnés  par  décret  du  3  février 
1 659,  spécialement  à  cause  d'une  censure  satirique  du 


1827 


R  A  Y  N  A  U  D 


1828 


s>  mbole  des  Apôtres,  que  le  P.  Raynaud  avait  du 
reste  empruntée  à  un  théologien  anglais.  Voir  Som- 
inervogel,  n"  4.  Des  démarches  faites  vers  la  fin  de  sa 
vie  aboutirent  à  une  permission  de  réimprimer  les 
trois  ouvrages  après  corrections  (décret  du  20  mars 
1664).  Les  textes  primitifs,  y  compris  le  Credo  sati- 
rique sont  reproduits  dans  le  t.  xx,  p.  120  sr[.  Le 
t.  xi  se  termine  par  des  Tabulée  chronologicie  de  l'his- 
toire ecclésiastique  et  profane,  qui  avaient  été,  sous 
une  forme  moins  complète,  la  première  publication 
du  P.  Raynaud  (Lyon,  1619). 

T.  xn.  Miscella.  Trois  traités  moraux  sur  les  abus 
dans  la  distribution  et  l'usage  des  bénéfices,  —  la  fré- 
quentation des  femmes  par  les  ecclésiastiques,  — -  la 
calomnie,  ses  procédés  et  les  manières  de  s'en  défendre. 

T.  xiii.  Philologica.  Huit  écrits  sur  diverses  ques- 
tions curieuses;  citons  le  2e,  De  stigmalismo  sacra  et 
profano  (Grenoble,  1 6  17),  le  5e,  éloge,  quelque  peu  inat- 
tendu chez  un  tel  auteur,  de  la  brièveté,  le  8e,  traité 
copieux  De  pilieo  cxlerisque  capitis  legminibus  lam 
sacris  quam  profanis  (Lyon,  1655). 

T.  xiv.  Opuscula  moralia.  Six  traités  :  le  Ie",  De  ho- 
nore judicis...  dédié  au  parlement  d'Aix  et  auquel  sont 
jointes  diverses  pièces,  expose  l'obligation  qu'ont  les 
juges  de  rétracter  une  sentence  injuste;  il  fut  écrit  à 
l'occasion  d'une  condamnation  portée  par  le  parle- 
ment d'Aix  contre  le  traité  De  Immunitate  Cyriaco- 
rum,  cf.  t.  xx  ;  —  le  3e,  De  sequivocalione  et  menlali 
restrictione...,  est  dirigé  contre  le  bénédictin  anglais, 
Jean  Rarnesius,  pour  défendre  Lessius  ;  d'abord  publié 
à  Lyon,  en  1627,  sous  le  titre  Splcndor  veritalis 
nwralis...  collatus  cum  lenebris  mendacii  et  œquiuoca- 
lionis,  et  sous  le  nom  de  Stephanus  Emonerius,  il  fut 
reproduit  à  la  suite  de  diverses  éditions  du  De  justitia 
de  Lessius;  il  a  été  mis  à  l'Index,  bien  après  la  mort 
du  P.  Raynaud,  par  décret  du  21  novembre  1681, 
(voir  pour  les  détails  de  cette  condamnation,  Reusch 
Der  Index,  t.  Il,  p.  405).  — ■  Les  5e  et  6e  opuscules  de  ce 
tome  traitent  De  ortu  infantium  contra  naluram  per 
sectionem  cœsaream  (Lyon,  1630)  et  De  triplici  eunu- 
chismo  :  an  ob  musicam  exsectio  puerorum  licita  ? 
(Dijon,  1655). 

T.  xv  et  xvi.  Ileleroclita  spirilualia  et  anomala  pie- 
talis,  ad  solidœ  pielatis  regulam  dirccla.  Recueil  et 
examen  en  quatre  parties  de  diverses  superstitions 
concernant  Dieu,  la  Vierge,  les  saints,  les  âmes  du  pur- 
gatoire, les  sacrements  et  les  sacramentaux,  les  vertus 
chrétiennes,  la  vie  religieuse.  C'est  une  édition,  très 
augmentée,  croyons-nous,  de  deux  ouvrages  publiés 
l'un  à  Grenoble  en  1646,  l'autre  à  Lyon  en  1654. 

T.  xvii.  Ascetica.  Six  traités  sur  diverses  questions 
se  rapportant  à  la  vie  religieuse. 

T.  xvm.  Potcmica.  Neuf  traités  parmi  lesquels  nous 
citerons  :  Noua  liberlatis  explicatio...  (Paris,  1632) 
contre  l'ouvrage  de  l'oratorien  Gibieuf,  De  libertate 
Dei  et  crcalunv  (1630).  —  Arnaldus  de  Dri.via  redivivus 
in  Arnaldo  de  Lutelia  (inédit)  contre  Antoine  Arnauld. 
De  exsolulionc  a  votis  religionis  subslanlialibus  dis- 
sertatio  apologelica  pro  S.  Ignalio  Loyola,  une  Ici  Ire 
du  1'.  général  J.-P.  Oliva  (10  juillet  1666)  protesta 
contre  la  publication  de  cet  opuscule  inédit  (cf.  Dôl- 
linger-Reusch,  Ceschiclite  der  Moralslreiligkeilen,  t.  n, 
p.  355),  —  Joannes  Lonoyus,  Hercules  Commodianus 
repulsus  (Aix,  1646),  contre  Launoy,  comparé  à  l'em- 
pereur Commode  s'habillant  en  Hercule  pour  taire 
croire  à  sa  bravoure,  -  —  De  rnartyrio  per  pestem 
(Lyon,  1630),  destiné  à  prouver  que  ceux  qui  meurent 
au  service  des  pestiférés  sont  de  véritables  martyrs; 
ce  traité  fut  mis  à  l'Index  le  18  décembre  16  16;  la 
réimpression  en  fut  permise  après  correction  v\\  1664, 
cf.  t.  xi  ;  diverses  pièces  se  rapport  nul  aux  polémi- 
ques du  P.  Raynaud  sur  ce  sujet  qui  lui  était  cher  se 
trouvent  au  tome  xx. 


T.  xix.  Indices  générales.  Ces  tables  sont  au  nom- 
bre de  dix-sept,  «  la  plupart,  note  Niceron,  assez  inu- 
tiles... Celles  des  matières,  qui  devrait  être  la  plus 
complète  et  la  plus  exactement  faite,  est  la  plus  courte 
et  la  plus  légère  »  (Mémoires,  p.  286). 

T.  xx.  Apopompseus,  admodum  rara  conlinens, 
lonius  vigesimus  et  poslhumus  per  anonimum  novis- 
sime  digestus,  Cracovie  (en  réalité  :  Lyon),  1669.  Le 
nom  d' Apopompseus  fait  allusion  à  la  victime  que  les 
juifs  chargeaient  de  malédictions  et  chassaient  dans 
le  désert,  Lev.,  xvi,  10.  Ce  tome  est  surtout  destiné  à 
recueillir  des  œuvres,  la  plupart  violemment  polé- 
miques, que  le  P.  Raynaud  n'avait  pas  signées  et  dont 
quelques-unes  avaient  été  frappées  par  l'Index.  Il 
s'ouvre  par  un  examen  critique,  fait  par  l'auteur  lui- 
même,  de  ses  ouvrages,  parus  dans  les  18  premiers 
volumes  et  intitulé  Sijntagma  de  libris  propriis. 

Parmi  les  treize  écrits  qui  suivent,  nous  signalerons 
les  suivants  :  Calvinismus  besliarum  religio,  contre 
le  calvinisme  et  le  dominicain  Rafiez;  publié  à  Paris 
en  1630,  sous  le  nom  du  R.  P.  de  Rivière,  augus- 
tinien,  il  fut  mis  à  l'Index  par  décret  du  26  avril  1632; 
— •  deux  opuscules  où  le  P.  Raynaud  discute  la  dé- 
fense faite  par  l'Inquisition  d'écrire  sur  les  matières 
de  la  grâce  et  cherche  à  montrer  qu'elle  est  périmée 
ou  demande  au  pape  de  la  supprimer;  —  divers  écrits 
de  controverse  à  propos  de  la  communion  pour  les 
morts  ou  du  martyre  par  la  peste;  l'un  d'eux,  dirigé 
contre  Thomas  Hurtado,  Theologia  antiqua  de  vera 
martyrii  notione,  parue  sous  le  nom  de  Leodegardus 
Quintinus  Heduus,  Lyon,  1656,  a  été  mis  à  l'Index 
par  décret  du  27  mars  1658;  —  une  dissertation  pro 
Francisco  Suare  sur  l'absolution  donnée  à  un  malade 
après  confession  épistolaire;  publiée  en  1655  à  la  suite 
du  Traclatus  de  vera  inlelligenlia  auxilii  ejficacis  de 
Suarez,  elle  fut  aussi  mise  à  l'Index  par  décret  du 
10  juin  1658;  —  une  violente  diatribe  contre  les  domi- 
nicains, les  accusant,  grâce  à  leur  position  dans  l'In- 
quisition romaine,  de  mettre  les  autres  à  l'Index  et  de 
s'en  préserver  eux-mêmes,  alors  qu'ils  mériteraient 
par  leurs  ouvrages  et  leurs  actes  bien  des  censures;  cet 
ouvrage,  intitulé  De  immunitate  Cyriacorum  a  censura 
(Cyriaei  est  l'équivalent  grec  de  Dominicani),  fut 
publié  par  le  P.  Raynaud  peu  avant  sa  mort  sous  le 
pseudonyme  de  Petrus  a  Valle  Clara,  S.  T.  D.  ;  il  fut 
désavoué,  d'après  Quétif  et  Échard,  t.  ir,  p.  605,  par 
une  lettre  du  P.  général  J.-P.  Oliva,  en  date  du 
22  mai  1662,  au  P.  provincial  de  Lyon,  mis  à  l'Index 
par  décret  du  20  juin  1662  et  condamné  au  feu  par  les 
parlements  d'Aix  (cf.  t.  xiv)  et  de  Toulouse.  —  Deux 
traités  terminent  ce  tome  complémentaire  des  œuvres  : 
Hipparchus  de  religioso  negolialore  (Francfort,  1642)  et 
Autos  epha,  os  Domini  locutum  est  (Lyon,  1665),  exhor- 
tation faite  aux  jansénistes  de  se  soumettre  à  la  consti- 
tution d'Innocent  X. 

L' Apopompseus  reproduisait  sans  permission  quatre 
écrits  condamnés  par  l'Inquisition  romaine;  il  fut  lui- 
même  mis  à  l'Index  par  décret  du  1er  septembre  1671, 
les  deux  derniers  traités  que  nous  venons  de  citer 
claid  exceptés  de  la  condamnation,  à  condition  d'être 
publiés  à   part. 

Il  faut  enfin  ajouter  que  le  P.  Raynaud  a  en  outre 
édité  quelques  ouvrages  de  Pères  ou  d'auteurs  ecclé- 
siastiques, saint  Anselme,  Léon  le  Grand,  Maxime  de 
Turin,  Pierre  Chrysologue...;  voir  Sommervogel, 
n.    11,    19. 

Sommervogel,  Bibl.  de  lu  Comp.  de  Jésus,  t.  vi,  col.  1517- 
1550;  Hurler.  Nomenclator,  :\-  édit.,  t.  m,  col.  «78-984; 
Journal  des  savants,  14  mars  1067,  p.  69  sq.  (abbé  Gallois); 
l'.  Bayle,  Dictionnaire  historique  et  critique,  3"  édit.,  Rotter- 
dam, 1720,  t.  m,  p.  2420-2424;  EUles  du  Pin,  Bibl.  des 
auteurs  eeclés.  du  A"  17/'  siècle,  1708,  III"  partie,  p.  185-271  ; 
Niceron,  Mémoires...,  t.  xxvi,  1734,  p.  268-293;  Lambert, 


1829 


R  A  Y  N  A  U  D 


R  E  A  D I N  G 


1830 


Histoire  littéraire  du  siècle  de  Louis  XIV,  t.  i,  1751,  p.  31- 
17;  Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxv,  p.267(Weiss); 
Reusch,  Der  Index...,  1885,  t.  n.  p.  434-441,  etc.;  H.  Fou- 
queray,  Histoire  de  la  Comp.  de  Jésus  en  France,  t.  v,  1925, 
p.  281. 

R.   BROUILLARD. 

RAYNIER  Caroli,  frère  mineur  conventuel  ita- 
lien du  xvne  siècle.  Originaire  de  Rimini,  il  appartint 
à  la  province  de  Bologne,  qu'il  gouverna  de  1674 
à  1677,  et  fut  maître  en  théologie.  Il  est  l'auteur  des 
ouvrages  :  De  immaculala  B.M.  V.  conceplione  en  2  vol.  ; 
Traclalus  verilatum  fundamenlalium  ord.  min.  conven- 
lualium,  Rimini,  1693;  Arborum  enaligasis,  qua  status 
religionis  franciscanœ  ab  initio  usque  ad  hsec  tempora 
reprsesentatur,  Rimini,  1697,  in  fol.,  dédié  au  général 
Félix  Rotundo. 

D.  Sparacio,  I'rammenti  bio-bibliografici  di  scritt.  ed  aulo- 
ri  conuentuali  dagli  ultimi  anni  del  600  al  1900,  Assise,  1931, 
p.  51-52;- J.  Franchini,  Bibliosofia,  Modène,  1693.  p.  574. 

A.  Tfftafrt 
RAZENRIEDT  ou  RATZENR IEDT  Qeb- 
hard,  né  à  Razenried  (Wurtemberg)  en  1583,  entra 
dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1603.  Après  avoir 
enseigné  pendant  sept  ans  les  humanités  et  la  rhéto- 
rique, il  fut  recteur  à  Eichstâdt  (1621-1631),  régent 
à  Ingolstadt  et  recteur  à  Augsbourg  (1637-1641).  Il 
remplit  ensuite  les  fonctions  de  confesseur  de  l'archi- 
duchesse Isabelle  Claire  Eugénie,  fille  de  Philippe  II, 
et  mourut  à  Mantoue  le  14  août  1652. 

Razenriedt  publia  de  nombreux  ouvrages  de 
l'on  traverse  contre  les  protestants,  (loutre  un  pamphlet 
du  prédicant  protestant  Laurent  L;elius  intitulé 
Scriplura  loquens  (Nuremberg,  1629),  il  écrivit  en  1629 
et  1630  huit  opuscules  (voir  les  titres  dans  Sommer- 
vogel)  qu'il  réunit  ensuite  en  un  volume  :  Lselius  de 
amicilia  cum  heeresi  contracta  convictus.  in-12,  .Mu- 
nich, 1631;  ils  ont  pour  objet  de  répondre  aux  atta- 
ques de  L;elius  contre  l'Église,  de  prouver  le  pouvoir 
suprême  du  pape,  de  réfuter  la  doctrine  protestante 
que  la  Bible  est  l'unique  source  de  la  révélation.  Plu- 
sieurs autres  ouvrages  écrits  en  allemand  sont  des- 
tinés à  prouver  par  la  foi  et  la  pratique  constante  de 
l'Église  les  principaux  dogmes  attaqués  par  les  pro- 
testants :  Cœna  Domini,  in-4°,  Straubing,  1645;  Pur- 
gatorium,  in-12,  Straubing,  1646;  Maria  mater  admi- 
rabilis,  in-12,  Ingolstadt,  1617;  Wegiveiser  :u  der 
redit  und  waren  au)  Pelrum  (Math.  16)  gebaulen  Kir- 
chc,  in-12,  Straubing,  1618.  Aux  attaques  du  pro- 
testant Théodose  Wider  contre  l'eucharistie  il  répon- 
dit par  un  ouvrage  dont  le  titre,  selon  la  mode  de 
l'époque,  commence  par  un  jeu  de  mots  (Wider  = 
bélier)  :  Aries  inler  vêpres  victima.  Pro  Filio  Dei  et 
hominis  in  SS.  Eucharistia  adorando,  sumendo,  sacri- 
fleando,  in-4°,  Ingolstadt,  1648. 

Sotwell,  Bibl.  scriploruni  Soc.  Je.su,  p.  284-285;  Sommer- 
voRel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  vi,  col.  1551-1553; 
B.  Duhr  S.  J.,  Geseliiehle  der  Jesuiten  in  den  tandem  deut- 
scher  Zunge,  t.  n  a,  p.  228,  239,  610;  t.  n  b,  p.  504. 

J.-P.  Grausem. 
RAZZI  Séraphin,  dit  RADIUS,  dominicain 
de  Saint-Marc  de  Florence,  mort  en  1613.  Il  écrivit 
allègrement  de  nombreux  ouvrages  d'histoire,  de 
parénétique,  de  philosophie  et  de  théologie.  En  his- 
toire, l'histoire  sainte  et  l'histoire  de  son  ordre  eurent 
naturellement  sa  préférence.  En  parénétique  outre  de 
nombreux  sermons  et  des  travaux  d'Écriture  sainte  il 
a  publié  divers  volumes  de  poèmes  religieux  :  // 
Rosario  delta  Madonna...,  Florence,  1583,  etc.  En 
philosophie  il  a  écrit  sur  la  logique  et  surtout  sur  la 
cosmologie.  En  théologie,  outre  des  travaux  demeurés 
manuscrits  sur  les  anges  et  l'incarnation,  il  a  composé 
un  ouvrage  de  morale  pratique  :  Cento  casi  di  cons- 
cienzia  slampali,  Florence,  in-8°,  1578  et  1585,  Ve- 
nise, Gênes,  etc.  souvent  réédité,  et  surtout  un  traité 


sur  les  lieux  théologiques  :  De  locis  theologicis  prœlec- 
tiones,  quibus  RR.  D.  Melchioris  Cano,  O.  P.  de  eisdem 
eruditio  omnis  compressius  tamen,  ac  magis  arcle  col- 
ligilur,  atque  explicalur  cum  vindicationc  quorumdam 
gratrissimorum  palrum,  qui  ab  ipso  D.  Canariensi  epis- 
copo  passim  in  suo  alioqui  erudilissimo  opère  sigil- 
lantur  atque  reprehenduntur;  auctore  F.  Scraphino 
Radio,  O.  P..  ac  gymnasii  Perusini  in  sedibus  S.  Do- 
minici  régente  primario,    Pérouse,  1603,  in-4°,  409  p. 

Quc'tif-Échard,  Scriptores  ord.  i>r;vdicatorum,  t.  n,  1721, 
p.  386-387. 

M. -M.    Gorce. 

READING    (Jean  de),  frère   mineur  anglais  du 
xive  siècle,  qu'il  faut  distinguer  de  Jean  de  Reading, 
abbé  d'Osney,   qui  entra  chez  les  frères  mineurs  à 
Northampton  en  1235  (cf.  Thomas  de  Eccleston,  Trac- 
tât, de  adventu  fr.  minorum  in  Angliam,  éd.  A.  G.  Little, 
dans  Collecl.  d'études  et  de  docum.,  t.  vu,  Paris,  1909, 
p.  24),  et  d'un  autre  Jean  de  Reading,  qui,  en  1229, 
était  visiteur  en  Allemagne  et  en  1231  provincial  de 
Saxe  (cf.  Fr.  Jordani  Chronica,  éd.  H.  Buehmer,  dans 
Collecl.  d'études  et  de  docum.,  t.  vi,  Paris,  1908,  p.  49- 
54).  D'après  une  liste  des  lecteurs  de  l'école  francis- 
caine d'Oxford,  notre  Jean  de  Reading  appartint  à 
l'école  des  mineurs  d'Oxford,  où  il  fut  le  45e  lecteur 
(Th.  de  Eccleston,  op.  cit.,  p.  70).  La  même  chronique 
apprend  qu'il  succéda  à  Thomas  de  Saint-Dunstan  et 
eut  pour  successeurs  Jean  de  Yornton  et  Richard  de 
Drayton.  Bien  que  le  Commentaire  sur  les  Sentences 
de  Jean   de   Reading  soit  tout   à   fait  impersonnel, 
comme  d'ailleurs  la  plupart  des  œuvres  scolastiques, 
et  ne  fournisse  aucune  donnée  biographique  certaine  à 
son  sujet,  il  résulte  du  prologue,  q.  v,  où  il  reproduit 
une  explication  verbale  que  Duns  Scot  lui  aurait  don- 
née, qu'il  aurait  connu  personnellement  le  Docteur 
subtil.  Ce  texte  est  édité  par  E.   Longpré,  O.F.M., 
Jean  de  Reading  et  le  bienh.  Jean  Duns  Scot,  dans  La 
France  franciscaine,  t.  vu,  1924,  p.  102-103.  Quant  à  la 
date  de  l'enseignement  de  Jean  de  Reading,  elle  peut 
être   fixée   approximativement   grâce  à   des  données 
certaines  antérieures.  Nous  savons  en  effet  qu'en  1314 
Jean  de  Wilton  occupa  la  chaire  franciscaine  à  Oxford. 
Comme  d'un  côté  Jean  de  Wilton  occupe  la  quaran- 
tième place  sur  la  liste  des  lecteurs  dans  la  Chronique 
d'Eccleston  (éd.  cit.,  p.  69)  et  que,  d'un  autre  côté,  il 
est  certain  que  la  durée  normale  du  lectorat  ne  pouvait 
être  inférieure  à  une  année,  il  s'ensuit  que  Jean  de 
Reading,  qui,  d'après  la  liste  citée,  fut  le  45e  lecteur, 
ne    peut    avoir   enseigné    les    Sentences    avant    1319. 
D'Oxford  Jean  de  Reading  passa    à  Avignon,  proba- 
blement en  1320,  pour  y  occuper  la  chaire  du  Studium 
générale  des  franciscains.  Il  y  était  certainement  aux 
environs  de  1323,  puisque,  parmi  les  consultations  don- 
nées par  Jean  XXII  aux  évêques  et  théologiens  avant 
la  publication  de  la  décrétale  Anliquœ  concertai ioni  du 
1er  décembre  1323,  on  lit  celle  de  Jean  de  Reading 
dans  le  ms.  79,  fol.  56  v°-58  r°,  de  la  bibl.  Alexandrine 
de  Rome.  De  ce  que  dans  son  Commentaire  sur  les  Sen- 
tences il  cite,  comme  exemple  d'une  boisson  amère, 
appétible  en  tant  que  favorisant  la  santé,  celle  que 
se  fabriquaient  les  habitants  de  la  Terre  du  Labour 
contre  le  choléra,  la  question  peut  se  poser  si  Jean  de 
Reading    n'a   pas    séjourné    également    dans   l'Italie 
méridionale.  On  peut  trouver  ce  texte  dans  E.  Long- 
pré,  art.  cit.,  p.  104,  n.  4.  Il  mourut  à  Avignon  à  une 
date  inconnue  et  y  fut  enterré  d'après  la  Chronique 
d'Eccleston,  éd.  cit.,  p.  70. 

Jean  de  Reading  a  composé  un  Commentaire  sur  le 
premier  livre  des  Sentences,  dont  le  prologue  extraordi- 
nairement  développé  (fol.  1-117  r°)  et  le  commentaire 
jusqu'à  la  dist.  V  sont  conservés  dans  le  ms.  Conv. 
soppr.  D.  IV.  95  de  la  bibl.  nationale  de  Florence, 
dont  le   P.   Longpré  a  donné  une  description  assez 


1831 


READING 


1832 


complète,  arl.  cit.,  p.  105-108.  Il  débute  :  Quia  secun- 
dum Augustinwn,  VI  Confessionum,  c.  v,  ad  inve- 
niendam  siquidem  veritatem,  opus  erit  nobis  auclorilas 
sacrarum  Scripturarum,  in  quibus  traclatur  specialiler 
de  cognilione  ullimi  finis,  ideo  quwro  primo  de  isla 
cognitione  et  Scriplura  tria  secundum  ordinem;  il  finit  : 
Non  aulem  dicil  quod  verbum  est  amor  et  nolilia, 
fol.  279  r°.  Ce  manuscrit,  d'après  E.  Longpré,  re- 
monte à  la  première  moitié  du  xne  siècle  et  semble 
d'origine  anglaise.  Rien  que  jusqu'ici  une  minime 
partie  du  Commentaire  sur  le  premier  livre  des  Sen- 
tences ait  seule  été  retrouvée,  il  résulte  cependant  des 
renvois  que  l'auteur  fait  dans  les  premières  questions 
aux  distinctions  ultérieures,  par  exemple  à  la  dist. 
XVIII  (fol.  271  v°)  et  à  la  dist.  XXXI  (fol.  291  v°), 
qu'il  a  terminé  ce  commentaire.  Que  Jean  de  Rcading 
ait  commenté  les  trois  autres  livres  des  Sentences, 
nous  ne  le  pouvons  point  prouver  avec  certitude  aussi 
longtemps  que  ce  commentaire  ne  sera  pas  découvert. 
Nous  pouvons  toutefois  affirmer  qu'il  a  eu  l'intention 
de  commenter  au  moins  le  1.  II,  comme  cela  résulte 
des  déclarations  faites  dans  la  partie  retrouvée,  telles  : 
ut  alias  palebil,  libro  II  (fol.  16  v°)  et  :  sicul  palebil 
libro  II  in  maleria  de  individuatione  (fol.  191  r°  et 
203  V). 

Le  manuscrit  présente  un  intérêt  tout  spécial  à 
cause  des  nombreuses  notes  marginales,  en  général  de 
première  main,  qui  s'y  lisent,  surtout  au  Prologue  des 
Sentences.  Grâce  à  ces  précieuses  indications,  en  efTet, 
il  nous  est  possible  de  déterminer  les  scolastiques  que 
Jean  de  Reading  approuve  ou  combat  et  de  «  recons- 
tituer ainsi  une  page  très  intéressante  de  l'histoire 
philosophique  et  théologique  de  l'école  franciscaine 
d'Oxford  ».  E.  Longpré,  arl.  cit.,  p.  106.  D'après  ce 
même  auteur,  dans  les  Questions  du  Prologue  des  Sen- 
tences, dont  il  donne  d'ailleurs  la  liste  (arl.  cil.,  p.  107), 
Jean  de  Rcading  étudie  avec  grand  •  oin  «  les  problèmes 
les  plus  importants  relatifs  à  la  connaissance  abstrac- 
tive  et  intuitive,  à  la  nature  de  la  science,  au  rapport 
de  la  théologie  et  des  sciences  »  et  s'y  oppose  direc- 
tement à  Guillaume  d'Oc  am.  Jean  de  Reading  se 
montre  dans  son  commentaire  un  disciple  fidèle  de 
Duns  Scot,  dont  il  fut  d'ailleurs  l'ami  et  dont  il  cite 
un  grand  nombre  d'ouvrages  :  les  Quœsliones  in  Mela- 
physicam,  le  De  primo  principio,  l'Opus  Cxonicnse,  les 
Reportala  Parisiensia  et  un  Quodlibel,  de  sorte  que  ce 
commentaire  présente  un  intérêt  spécial  pour  la  déter- 
mination de  l'authenticité  des  œuvres  du  Docteur 
subtil.  Ailleurs  il  fait  appel  à  un  texte  du  Prologue 
écrit  de  la  main  de  Scot.  Quant  à  la  date  de  compo- 
sition du  commentaire  sur  le  1.  I,  il  résulte  des  indi- 
cations trouvées  dans  la  partie  conservée  que  Jean 
de  Reading  doit  l'avoir  achevé  pendant  la  période  de 
son  enseignement  à  Avignon.  Les  deux  maîtres  fran- 
ciscains qui  lui  ont  succédé  à  Oxford,  Jean  de  Vorton 
et  Richard  de  Drayton,  y  sont  allégués  longuement. 
Ensuite  il  y  combat  la  tendance  nominalisle  de 
Guillaume  d'Occam,  dont  les  Questions  sur  les  Sen- 
tences semblent  avoir  été  rédigées  entre  1318  et  1320. 
Enfin  Gauthier  de  Catton,  dont  le  Commentarius  in 
lVm  Sentenliarum  fut  achevé  peu  après  la  bulle  Ad 
conditorem  de  Jean  XXII  (6  décembre  1322),  n'y  est 
jamais  cité,  bien  que,  comme  Jean  de  Reading,  il 
s'attaquât  au  nominalisme  naissant.  De  ces  diverses 
données  il  est  permis  de  conclure,  avec  E.  Longpré, 
que  la  partie  retrouvée  du  Commentaire  sur  tes  Sen- 
tences de  Jean  de  Reading  fut  rédigée  entre  1310 
et  1322. 

Il  faut  probablement  attribuer  aussi  à  Jean  de 
Reading  les  fragments  de  deux  Quodlibela,  dont  le  texte 
suit  celui  du  Commentaire  sur  le  I.  I  des  Sentences 
dans  le  ms.  cité  de  la  bibliothèque  nationale  de 
Florence  (fol.  282  r°-309  v°).   Du    premier    Quodlitet 


feraient  partie  les  trois  premières  questions  numé- 
rotées m,  iv  et  v  ainsi  que  le  fragment  d'une  autre 
question  (fol.  282  r°-303  v°),  tandis  que  la  dernière 
question  qui  s'y  lit  appartiendrait  au  deuxième 
Quodlibel  (fol.  304  r°-309  v°).  Les  titres  de  ces  ques- 
tions sont  pour  le  Quodlibel  I,  q.  m  :  Utrum  manente 
eodem  actu  beatifico  cognilivo,  possil  variari  nolilia 
cire.a  obiecta  secundaria  (fol.  282  r°  sq.);  q.  iv  :  Utrum 
proprietas  consliluens  primam  personam  in  divinis  sit 
formaliler  absolula  vel  relaliva  vel  relalio (fol. 290 v°  sq.); 
q.  v  :  Utrum  unio  nalurœ  humanœ  in  Christo  lerminetur 
ad  naluram  vel  persenam  (fol.  294  V-302  r°);  suit  alors 
le  fragment  d'une  question,  qui  débute  :  Est  actio  de 
génère  actionis  sed  quantilas  absolula,  et  termine  :  cum 
super  ipsum  erigatur  demonstratio  (fol.  303  r°-303  v°); 
pour  le  Quodlibel  II  :  Utrum  primum  cognilum  a  via- 
tore  via  generationis  sil  Deus  (fol.  304  r°-309  v°).  On 
peut  lire  Vincipit  et  Vexplicil  de  ces  différentes  ques- 
tions dans  E.  Longpré,  arl.  cité,  p.  108,  n.  2.  Bien  que 
l'authenticité  de  ces  questions  ne  soit  pas  encore 
prouvée  avec  toute  certitude,  il  résulte  cependant 
d'une  déclaration  faite  par  Jean  de  Reading,  dans  le 
Prologue  aes  Sentences,  qu'il  doit  avoir  composé  des 
questions  avant  la  rédaction  de  son  Commentaire, 
puisqu'il  y  renvoie  à  la  troisième  question  de  conceptu  : 
secundum  quod  de  hoc  palet  alibi,  Illa  quœstione  de 
conceptu  (ms.  cit.,  fol.  7  r°).  D'après  E.  Longpré  cette 
troisième  question  de  conceptu  correspondrait  à  la 
question  incomplète  mentionnée  plus  haut  (art.  cit., 
p.  109).  Il  faut  noter  enfin  que  les  deux  premières 
questions  du  Quodlibel  I  font  défaut  dans  le  ms.  cité 
et  que  la  quest.  îv  de  ce  même  Quodlibet  a  été  éditée 
par  M.  Schmaus,  dans  Der  Liber  Propu gnalorius  des 
Thomas  Anglicus  und  die  Lchrunlerschicde  zwischen 
Thomas  von  Aquin  und  Duns  Scolus,  dans  Beilrùge 
z.  Gesch.  cl.  Phil.  u.  Theol.  d.M.A.,  t.  xxix,  Miinster-en- 
W.,  1930,  p.  286*-307*. 

En  philosophie  et  en  théologie,  Jean  Reading  fait  la 
critique  du  nominalisme  et  se  rallie  généralement  aux 
thèses  scotistes.  Par  rapport  au  caractère  scientifique 
de  la  théologie,  il  combat  la  thèse  qui  considère  la 
théologie  comme  une  science  proprement  dite  et  admet 
une  double  évidence  en  théologie,  à  savoir  l'évidence 
extrinsèque  c'est-à-dire  la  certitude  de  la  vérité  des 
principes  théologiques  résultant  du  témoignage  divin 
et  l'évidence  négative,  c'est-à-dire  l'intelligence  de  la 
non-répugnance  des  vérités  théologiques.  La  théologie 
ne  peut  pas  être  une  science  proprement  dite,  parce 
que  la  certitude  qu'elle  fournit  des  vérités  de  la  foi 
n'est  point  obtenue  par  l'évidence  intrinsèque  de  ces 
vérités  ni  ex  lerminis  ni  ex  efjeclu  proprio,  comme  c'est 
le  cas  dans  les  sciences  proprement  dites,  mais  par 
l'évidence  extrinsèque  fondée  sur  le  témoignage  divin, 
qui  est  démontré  par  les  miracles  avec  une  certitude 
propre  aux  sciences  expérimentales.  Voici  d'ailleurs 
son  raisonnement:  Dieu,  invoqué  en  témoignage  d'une 
doctrine  ne  peut  point  confirmer  cette  doctrine  par 
une  œuvre  qui  dépasse  toutes  les  forces  naturelles  et 
ne  peut  être  opérée  que  par  lui,  si  cette  doctrine  n'est 
pas  vraie.  Or  Dieu,  invoqué  en  témoignage  par  les 
prophètes,  le  Christ,  les  apôtres  et  les  martyrs  pour  les 
doctrines  contenu  s  dans  l'Écriture  sainte,  qu'ils  pré 
(liaient,  a  accompli  des  œuvres,  seulement  possibles  a 
sa  puissance,  à  savoir  des  miracles,  pour  confirmer 
cette  doctrine.  Donc  cette  doctrine  est  vraie.  Toute- 
fois pour  adhérer  aux  vérités  révélées,  Jean  de  Rea 
ding  exige  la  fides  infusa  et  la  fuies  acquisila,  qui  dis- 
pose et  incline  l'homme  à  admettre  tout  ce  que  Dieu 
a  révélé.  La  théologie  détermine  et  établit  les  vérités 
révélées,  mais  l'adhésion  à  la  révélation  en  général  et 
aux  vérités  révélées  en  particulier  est  l'effet  de  la  foi. 
Jean  de  Reading  rejette  d'une  manière  catégorique 
l'évidence  négative. 


1833 


READING    —    RÉALISME 


1834 


Quant  à  la  sainte  Trinité,  Jean  de  Reading  tient 
qu'elle  ne  peut  pas  être  connue  naturellement.  Il 
combat  les  théories  de  Pierre  Aureoli  et  de  Guillaume 
d'Occam  sur  les  processions  immanentes  et  la  génération 
en  Dieu  pour  se  rallier  à  la  thèse  scotiste.  Il  enseigne, 
avec  le  Docteur  subtil,  que  l'essence  est  le  terme  formel 
de  la  génération,  de  sorte  que  le  Fils  reçoit  l'esse 
formaliter  per  essenliam  et  non  per  filialionem.  L'es- 
sence divine  cependant  n'engendre  pas  et.  pour  le 
prouver,  il  fait  appel  à  la  raison  profonde  alléguée  par 
Scot,  à  savoir,  que,  si  l'essence  divine  engendrait,  il 
faudrait  admettre  la  distinction  et  la  division  en 
Dieu.  Comme  principe  de  la  génération  en  Dieu,  Jean 
de  Reading  admet,  à  la  suite  de  Scot,  la  mémoire  ou 
l'intelligence,  qui  est  une  puissance  opérative  et  pro- 
ductive comme  la  volonté  et  qui  précède  celle-ci  dans 
ses  opérations.  L'intelligence  possède  en  soi  une  fécon- 
dité suffisante  pour  produire  un  effet  adéquat  sans  la 
coopération  de  la  volonté.  Que  la  volonté  ne  puisse 
pas  être  le  principe  de  la  génération  en  Dieu,  Jean  de 
Reading  le  déduit  d'abord  de  ce  qu'un  principe  fécond 
ne  peut  pas  produire  deux  effets  adéquats  et  ainsi  la 
volonté,  qui  est  le  principe  du  Saint-Esprit,  ne  peut 
point  être  le  principe  du  Fils,  et  ensuite  de  ce  qu'un 
effet  ne  peut  pas  être  causé  par  deux  principes  suffi- 
sants. D'où  il  résulte  que  l'intelligence  doit  être  consi- 
dérée comme  le  principe  du  Fils  et  no  1  la  volonté. 
Cependant,  à  côté  de  la  mémoire  ou  de  l'intelligence,  il 
faut  admettre  aussi  la  nature  comme  principe  de  la 
génération  en  Dieu,  parce  que  le  Fils  par  la  génération 
est  semblable  au  Père,  le  générateur.  L'Esprit-Saint 
procède  du  Père  et  du  Fils  par  la  volonté,  à  la  manière 
de  l'amour,  dans  une  activité  libre.  Contre  le  Docteur 
subtil,  Jean  de  Reading  admet  le  caractère  relatif  des 
principes  constitutifs  des  personnes  divines.  Celles-ci 
se  distinguent  entre  elles  non  par  des  propriétés  essen- 
tiellement identiques  et  formellement  distinctes,  mais 
par  des  relations  différentes.  Ainsi  la  paternité  cons- 
titue la  première  personne,  la  filiation  la  seconde,  la 
spiration  la  troisième.  L'étude  des  théories  de  Jean  de 
Reading  présente  un  intérêt  spécial,  parce  qu'il  est 
possible,  à  cause  des  nombreuses  citations  que  l'on  y 
rencontre,  de  reconstituer  les  thèses  des  auteuis 
contemporains,  principalement  de  Duns  Scot,  qui  y 
est  toujours  désigné  par  son  titre  de  «  Docteur  subtil  » 
et  même  de  rendre  avec  certitude  à  leurs  auteurs  les 
ouvrages  dont  des  extraits  y  sont  cités,  comme  V.  Dou- 
cet  l'a  fait  pour  le  Commentaire  sur  le  premier  livre 
des  Sentences  de  Guillaume  Alnwick,  O.F.M.,  dans 
Descriptio  cod.  172  bibl.  communalis  Assisiensis,  dans 
Arch.  franc.  Iiist.,  t.  xxv,  1932,  p.  387-389.  C'est  sans 
conteste  une  des  plus  anciennes  sources  dans  lesquelles 
le  titre  de  Doclor  sublilis  est  donné  au  Docteur  mariai. 

E.  I.ongnré,  Jean  de  Bcadinq  el  le  bienh.  Duns  Seul,  dans 
La  France  franciscaine,t.  vu,  1024,  p.  99-100;  le  même,  Jean 
de  Rearlinq  e  it  beato  Duns  Scoto,  dans  Biv.  di  filosofta  ni  <>- 
scolaslica,  t.  x\  i,  1924,  p.  1-10;  le  mdme,  Gualliero  de  Cation, 
un  maestro  francesc.  (l'Oxford,  dans  Studi  frane.,  t.  ix,  1923, 
p.  101-114:  D.  E.  Sharp,  Francise,  philosophg  al  Oxford, 
Oxford,  1930,  p.  284;  A.  Lang,  Die  Wcae  der  Glaubensbe- 
griïndimg  bei  den  Scholaslikern  des  14.  Jabrhunderts,  dans 
Beitiaqr  z.  Gesch.  d.  Phil.  u.  Thcol .  d.  M.  A.,  t.  x.xx, 
fasc.  1-2.  MUnster-en-W.,  1931,  p.  39,  82.  101-104,  117,  24-1; 
M.  Sclimf  us.  I  er  I  iber  Pmpugnat.  des  Thomas  Anglicus  und 
die  Lehrunterschiede  zwischen  Thomas  non  Aquin  und  Dans 
Scotus,  dans  la  môme  collection,  t.  xxix,  MUnster-on-W., 
1930,  p.  34;  70-71;  139-141 ,  230,  522-525,  664,  286* -307*  j 
P.  Glorieux,  I  a  tittér.  quodlibéiique,  t.  n,  Paris,  1935,  p.  184  ; 
A.  G.  Little,  The  qreij  friars  in  Oxford,  Oxford,  1892.  p.  168. 

A.  Teetaert. 

RÉALISME.  —  Le  réalisme  est  la  doctrine  phi- 
losophique qui  est  contenue  implicitement  dans  le  ca- 
tholicisme et  dans  la  plupart  des  formes  du  christia- 
nisme.  Il  s'oppose  tantôt  au  nominalisme,  tantôt  à 


l'idéalisme.  L'une  de  ces  deux  positions  extrêmes,  le 
nominalisme,  tend  à  nier  la  valeur  des  idées,  du  moins 
des  concepts:  l'autre  position  extrême,  l'idéalisme, 
tend  à  ôter  à  la  connaissance  sensible  sa  valeur  absolue 
de  représentation  d'un  monde  extérieur,  sa  valeur 
indépendante  de  l'esprit  humain. 

Le  réalisme,  non  pas  naïf  mais  philosophique  et 
théologique,  comprend  ce  que  chacune  des  deux  posi- 
tions extrêmes  affirme  comme  positif  et  vrai,  puisqu'il 
admet  à  la  fois  la  valeur  de  certaines  idées  des  plus 
abstraites  et  la  consistance  des  faits  les  plus  matériels. 

Le  réalisme  chrétien  reconnaît  dans  les  richesses  les 
plus  matérielles  de  l'univers  des  traces  d'esprit  invi- 
sible. Selon  les  circonstances  de  temps  et  de  lieux,  il  a 
eu  à  s'opposer  à  l'un  ou  l'autre  des  deux  systèmes 
extrùnistes;  et,  par  le  fait  même,  il  a  paru  ressembler 
à  celui  de  ces  deux  systèmes  qu'il  n'avait  point  à 
combattre.  C'est  comme  une  sorte  d'idéalisme  modéré 
qu'il  s'opposait,  au  Moyen  Age,  au  nominalisme  trop 
terre  à  terre.  C'est  à  titre  de  pluralisme  concret,  et 
comme  légèrement  teinté  de  nominalisme,  qu'il  s'op- 
pose, dans  les  temps  modernes,  aux  idéalismes  outran- 
ciers.  Dans  un  sens  ou  dans  l'autre  il  a  toujours  été  se 
complétant,  se  précisant,  se  perfectionnant.  C'est  un 
système  très  riche  et  qui  pourrait  sembler  un  syncré- 
tisme artificiel  à  qui  ne  saurait  voir  que  ses  richesses, 
en  apparence  antinomiques,  sont  en  réalité  complé- 
mentaires. 

Ainsi  le  réalisme  aboutit  à  la  fois  à  admettre  la  va- 
leur des  idées  générales,  telles  que  les  notions  spéci- 
fiques, et  l'existence  d'individus  irréductibles  aux  es- 
pèces analogiques  dont  ils  font  néanmoins  partie.  De 
même  il  en  vient  à  considérer  que  l'esprit  humain  se 
construit  son  univers  dans  l'activité  de  ses  idées  cl  il 
continue  pourtant  à  admettre  fermement  que,  dans 
l'acte  de  connaître,  chaque  esprit  possède  un  reflet 
exact  de  ce  qui  existe  en  dehors  de  lui. 

En  regard  du  nominalisme  et  du  réalisme,  certaines 
philosophies  plus  modernes,  qui  nient  le  problème  du 
réalisme  en  rejetant  la  valeur  des  sens  aussi  bien  que 
celle  des  concepts,  méritent  une  particulière  attention 
comme  une  des  formes  les  plus  subtiles  et  les  plus 
absolues  d'hétérodoxie. 

I.  Les  philosophies  grecques  et  le  réalisme  chrétien. 
II.  Le  problème  du  réalisme  chrétien  et  la  solution 
d'Abélard  (col.  1814).  III.  La  thèse  hellénistique  de 
l'unité  de  l'intellect  et  le  psychologisme  concret  de 
saint  Thomas  d'Aquin  (col.  1849).  IV.  Le  réalisme 
concret  de  Scot  et  le  nouveau  nominalisme  (col.  1858). 
V.  Le  néo-réalisme  scolastiquc  :  Capréolus,  saint  Vin- 
cent Fenier  (col.  1808).  VI.  De  la  philosophie  réaliste 
de  la  conscience  à  la  critique  idéaliste  moderne  du 
réalisme  médiéval  (col.  1869).  VII.  Les  néo-réalismes  et 
le  réalisme  chrétien  (col.  1877).  VIII.  Le  blondelisme 
et  le  réalisme  intellectualiste  et  théologique  (col.  1881). 
IX.  La  philosophie  nouvelle  d'H.  Bergson  et  son 
apport  à  la  théologie  réaliste  (col.  1889).  X.  Accord  du 
réalisme  avec  les  exigences  des  sciences  positives  et 
des  disciplines  historiques  (col.  1!)04). 

I.  Les  philosi'phies  grecques  et  le  réalisme 
chrétien.  —  Dès  qu'il  émigra  des  milieux  les  plus 
populaires  du  Transtévère  romain,  des  faubourgs 
d'Alexandrie  ou  des  campagnes  palestiniennes,  le 
christianisme  se  trouva  entrer  en  relation  ou  en  conflit 
avec  des  formes  de  philosophie  existantes  :  matéria- 
lisme stoïcien  et  astrologie  déterministe  à  la  manière  de 
Celse,  idéalisme  issu  d'une  simplification  de  la  connais- 
sance sensible  par  la  métaphysique  platonisante.  Il  pa- 
rut d'abord  que  les  ennemis  les  plus  acharnés  du  chris- 
tianisme s'avéraient  parmi  les  partisans  du  matéria- 
lisme. De  fait,  il  y  avait  entre  les  deux  vues  du  monde 
une  incompatibilité  radicale. 

Pour  ce  qui  est  des  rapports  entre  le  platonisme  et 


1835 


RÉALISME.    LES    P  H  I  LOSO  P  H  I  ES    GRECQUES 


1836 


le  christianisme  le  débat  fut  plus  nuancé.  Sans  qu'il  y 
ait  lieu  de  réduire  les  origines  chrétiennes  au  jeu  de 
quelques  mythes  platoniciens,  comme  il  fut  de  mise 
chez  certains  critiques  il  y  a  un  siècle,  on  tend  de  plus 
en  plus  à  admettre  comme  un  lointain  apparentement, 
mieux  :  un  <  halo  »  commun  plutôt  qu'une  atmosphère 
commune.  Les  deux  vues  du  monde  pour  être  vague- 
ment apparentées  n'en  étaient  pas  moins  nettement 
discordantes.  Divers  historiens  récents  de  la  philoso- 
phie ont  compris  qu'il  y  avait,  avec  le  christianisme, 
une  rupture  dans  l'idéal  spéculatif  ou  religieux  de  l'hu- 
manité, soit  qu'on  ait  considéré,  avec  M.  Emile  Bré- 
hier,  comme  une  «  intrusion  »  de  la  philosophie  chré- 
tienne, soit  qu'on  ait  parlé,  avec  Pierre  Lasserre,  du 
Drame  de  la  métaphysique  chrétienne,  soit  qu'on  ait  dé- 
noncé davantage  encore,  le  divorce  entre  la  théorie 
scolastique  thomiste  de  l'essence  et  de  l'existence  dis- 
tinctes et  la  science  philosophique  antique  ou  contem- 
poraine, préféré  par  M.  Louis  Rougier  dans  :  La  sco- 
lastique et  le  thomisme.  Mais,  de  tous  les  philosophes  qui 
ont  su  pressentir  l'irréductibilité  des  philosophies  chré- 
tiennes et  païennes,  celui  qui  semble  avoir  décelé  la 
contradiction  avec  le  plus  d'acuité  est  le  P.  Laberthon- 
nière  dans  son  petit  livre  :  Le  réalisme  chrétien  cl  l'idéa- 
lisme grec.  Laissant  de  côté  l'incompatibilité  manifeste 
des  scientismes  et  du  christianisme  sous  ses  diverses 
formes,  le  P.  Laberthonnière  a  trouvé  le  moyen  de 
dégager,  de  définir,  de  situer  les  deux  termes,  cpii 
révèlent  le  mieux  le  débat  angoissant  et  délicat  :  réa- 
lisme, idéalisme.  Désormais,  sous  ces  désignations  géné- 
rales, deux  courants  d'idées  vont  s'affronter,  mêler 
leurs  eaux,  tourbillonner.  Ce  n'est  pas  seulement  aux 
origines  chrétiennes  que  ces  deux  courants  vont  ainsi 
se  combattre.  Le  christianisme,  qui  sous  sa  forme 
«  intégriste  »  est  réaliste,  luttera  de  toutes  ses  forces 
contre  un  idéalisme  issu  de  Kant  dans  les  temps  mo- 
dernes. Mais  il  est  vrai  que  ce  combat  philosophique 
a  commencé  plus  tôt  et  qu'il  date  de  ce  que  l'on  a  bien 
le  droit  d'appeler  en  effet  l'idéalisme  grec  issu  de 
Platon  avant  Kant.  Le  christianisme  devait  le  rencon- 
trer comme  un  obstacle,  dès  son  essor,  avant  de  le 
briser.  Est-ce  à  dire  que  le  petit  livre  du  P.  Laberthon- 
nière demeure  toujours  parfait?  Le  problème  qu'il  a  vu 
ou  deviné,  en  tout  cas  dont  il  a  désigné  les  termes 
avec  bonheur,  a-t-il  été  très  exactement  situé  par  lui? 
Non.  Le  Saint-Office  le  fit  savoir,  dès  1907,  par  un 
décret  qui  mettait  l'ouvrage  à  l'Index.  C'est  que  —  on 
aura  l'occasion  de  s'en  rendre  compte  —  le  P.  Laber- 
thonnière, après  avoir  montré  les  exigences  réalistes 
du  christianisme,  aboutissait  à  faire  dissoudre  ce  réa- 
lisme dans  une  sorte  de  demi-relativisme,  dans  une  vue 
du  monde  que  beaucoup  jugèrent  atteinte  de  la  défor- 
mation moderniste.  A  un  tout  autre  point  de  vue,  qui 
a  aussi  son  importance,  le  P.  Laberthonnière  exagérait 
beaucoup  lorsqu'il  ne  voulait  voir  dans  la  pensée 
grecque  pas  autre  chose  qu'un  idéalisme  selon  Pla- 
ton. Le  réalisme  chrétien  ne  fait  que  développer  le  réa- 
lisme implicite  du  sens  commun  vulgaire,  assez  réparti 
parmi  tous  les  hommes.  Chez  les  Grecs,  Aristote 
tendait  par  bien  des  points  de  sa  doctrine  a  un  réalisme 
des  plus  nets.  Plolin,  espril  religieux  mais  païen,  est 
même,  à  l'époque  hellénistique,  un  philosophe  réaliste 
qui  servira  à  beaucoup  de  réalistes  de  tous  les  temps. 
Par  de  tels  docteurs  réalistes,  les  Crées  influeront  sur 
les  plus  grands  réalistes  chrétiens.  Saint  Augustin  doit 
beaucoup  à  Plotin,  saint  Thomas  doit  beaucoup  à 
Aristote.  Le  P.  Laberthonnière  qui  a  VU  que  le  réalisme 
convient  au  christianisme  s'est  fourvoyé  en  faisant  du 
réalisme  l'apanage  du  christianisme  seul.  On  pour- 
rait ainsi  concevoir  une  foule  de  positions  philoso- 
phiques nullement  chrétiennes  et  qui  exigeraient  pour- 
tant un  réalisme  ferme.  Ces  réserves  étant  faites,  et 
elles  sont  d'importance,  on  peut  trouver  profil  à  ana- 


lyser, même  avec  le  P.  Laberthonnière,  un  certain 
idéalisme  latent  en  beaucoup  de  pensées  grecques,  et  à 
le  décrire  comme  un  obstacle  au  réalisme  chrétien;  en 
sorte  que,  pour  le  chrétien,  un  certain  choix  philoso- 
phique s'imposait. 

Le  principe  le  plus  général  et  le  plus  simple  de  la 
vieille  tendance  idéaliste  des  Grecs  est  tout  simplement 
la  survivance,  comme  en  tout  esprit  humain,  de  la 
mentalité  primitive.  La  technique  de  M.  Lévy-Brûhl, 
telle  qu'elle  s'est  à  présent  précisée  et  assouplie,  dis- 
cerne dans  la  mentalité  des  primitifs  non  pas  une  men- 
talité absolument  opposée  à  la  mentalité  d'une  huma- 
nité plus  mûrie,  mais  une  sorte  d'infantilisme,  qui 
guette  tous  les  adultes,  et  qui  consiste  à  user  un  peu 
à  tort  et  à  travers  des  grands  principes  de  la  raison.  On 
a  tôt  fait  de  dire  :  post  hoc,  ergo  propler  hoc.  Les  phéno- 
mènes sont  facilement  liés  en  séries  causales  ou  bien 
ils  sont  classés  en  bloc  dans  la  même  catégorie  parce 
qu'ils  se  ressemblent  plus  ou  moins  vaguement.  Bref, 
on  tâche,  au  petit  bonheur,  d'utiliser  ce  fait  qu'il  y  a 
des  analogies  dans  l'univers,  de  quoi,  espère-t-on,  ren- 
dre l'univers  compréhensible,  évaluable,  catalogable. 

A  partir  de  cet  infantilisme  primitif,  la  pensée 
grecque  aboutit  souvent  à  ce  que  l'on  peut  considérer 
comme  une  toute  première  adolescence  de  la  pensée. 
A  ce  stade,  on  maintient,  quoique  avec  plus  de  doigté, 
les  mystifications  commodes  qui  permettent  de  penser 
l'univers  à  bon  compte.  Le  conceptualisme  s'est  créé 
par  mesure  d'économie  pour  éviter  de  penser  les  multi- 
tudes mouvantes  des  phénomènes.  On  éliminera,  de  la 
sorte,  le  mouvement  et  le  temps  difficiles  à  analyser 
logiquement.  Comme  il  existe,  par  ailleurs,  des  aspects 
de  profondes  vérités  éternelles  dans  le  kaléidoscope 
toujours  changeant  de  l'univers,  on  n'en  fut  que  mieux 
fondé  à  se  contenter  d'une  rapide  idéalisation  de  la 
nature.  Voilà  ce  qu'a  si  bien  décelé  le  P.  Laberthon- 
nière en  une  remarque  qui  ne  peut  être  négligée  désor- 
mais, Réalisme  chrétien  et  idéalisme  grec,  p.  14-15  : 
«  Comment  arriver  à  penser  le  monde,  le  monde  qui 
étale  sa  réalité  en  multiplicité  infinie  dans  l'espace  et 
en  mobilité  sans  arrêt  dans  le  temps?  »  D'aucuns  y 
renoncèrent  à  l'époque  grecque,  qui  furent  les  scep- 
tiques. D'autres  utilisèrent  à  leur  insu  le  génie  propre 
à  leur  civilisation.  La  civilisation  grecque  réduit  ou 
plutôt  fixe  toutes  ses  richesses  par  la  précision  de  ses 
canons.  Les  philosophes,  conformément  au  génie  de 
leur  race,  cherchèrent  donc  les  canons  des  phénomènes 
mouvants.  Ils  trouvèrent  des  idées,  des  abstractions. 
«  Pour  penser  le  monde,  à  la  réalité  des  choses  ou  des 
êtres  individuels  qui  ne  peut  être  appréhendée  par 
l'esprit  parce  qu'elle  est  incessamment  fuyante  et  infi- 
niment multiple,  ils  substituèrent  donc  par  abstraction 
les  idées  des  choses  et  des  êtres.  Ainsi  naquit  ce  qu'on 
a  appelé  la  philosophie  des  concepts.  Quel  que  soit  le 
rapport  qu'ils  imaginent  entre  les  idées  et  la  réalité, 
entre  le  monde  intelligible  de  la  pensée  et  le  monde 
sensible  de  l'expérience,  et  si  opposés  par  exemple  que 
soient  sur  ce  point  Aristote  et  Platon,  c'est  toujours  le 
même  service  qu'ils  demandent  aux  idées.  Par  elles, 
dans  le  multiple  ils  trouvent  l'un  et  dans  le  mobile  ils 
trouvent  le  stable  à  quoi  leur  esprit  peut  se  prendre  et 
se  tixer.  Ils  idéalisent  donc  la  matière  pour  la  consi- 
dérer sub  specie  œternitatis,  afin  qu'elle  ne  leur  échappe 
plus.  »  'routes  ces  considérations  méritent  d'être  rete- 
nues pourvu  qu'avec  le  P.  Laberthonnière  lui-même 
(mais  plus  que  lui)  on  insiste  sur  la  différence  entre 
Platon  cl  Aristote,  Aristote  sauvegardant  beaucoup 
plus  (pic  Platon  le  réel  multitudinisme  des  phénomènes 
concrets. 

Qu'on  appelle  comme  on  voudra  :  idéalisme,  ou 
même,  si  l'on  veut,  réalisme  cette  métaphysique  à  bon 
marché  à  laquelle  se  tient  Platon,  on  y  trouvera  tou- 
jours (pic  les  idées  y  sont  présentées  comme  les  absolus 


183: 


RÉALISME.    LES    PHILOSOPHIES    GRECQUES 


1838 


et  que  «  l'esprit  du  sujet  n'est  rien  de  plus  qu'un  récep- 
tacle transitoire  du  monde  intelligible  ».  Cette  nou- 
velle remarque  du  P.  Laberthonnière  est  d'importance 
capitale.  Ibid.,  p.  17.  «  Les  idées  (de  chaque  esprit)  ne 
sont  pas  ses  idées  mais  les  idées.  Et  les  idées  sont  les 
essences  éternelles  dont  il  reçoit  ses  déterminations.  » 
Voilà  la  grande  différence  entre  ce  que  l'on  pourrait 
appeler  V idéalisme  platonicien  et  ce  qui  constitue  l'idéa- 
lisme kantien,  où  la  part  de  l'activité  subjective  cons- 
tructive  dans  la  production  des  idées  est  mise  en  parti- 
culière évidence.  Bref,  le  platonisme  en  reste  à  se 
contenter  d'une  primitive  schématisation  d'idées,  ces 
idées  étant  considérées,  dans  leur  éternité,  comme 
extérieures  à  l'individu  qui  en  ressentirait,  comme  pas- 
sivement, on  ne  sait  trop  quelle  participation  indéfi- 
nissable. 

Il  est  si  vrai  que  les  positions  philosophiques  com- 
mandent déjà  l'accès  des  positions  religieuses,  que  ce 
n'était  pas  seulement  un  vague  spiritualisme  qui  éma- 
nait des  spéculations  platonisantes.  C'était  toute  une 
manière  morale  et  religieuse  de  prendre  la  vie.  De  cette 
proposition,  en  apparence  inoffensive  :  «  Il  n'y  a  de 
science  que  de  l'idée  qui  est  universelle  et  qui,  parce 
qu'elle  échappe  au  temps  et  à  l'espace,  peut  se  définir; 
il  n'y  a  pas  de  science  du  particulier,  de  l'individuel  », 
le  contemplatif  platonicien  tirait  cette  conséquence  : 
«  Le  monde  sensible  est  l'objet  d'opinion  ou  de  conjec- 
ture, mais  non  de  certitude  et  d'affirmation...  Fuyons 
de  ce  monde  en  l'autre.  »  Ce  conseil  de  Platon  suggère 
au  P.  Laberthonnière  une  critique  fondée,  op.  cit., 
p.  20-21  :  «  On  parle  souvent,  écrit-il,  de  l'idéal  des 
philosophes  grecs.  Mais  il  faut  bien  remarquer  que  c'est 
un  idéal  statique;  simplement  beau  à  voir...  11  n'agit 
pas,  il  ne  travaille  pas  du  dedans  la  réalité.  11  est  et 
rien  de  plus.  »  A-t-on  le  droit  de  dire  que  le  devoir, 
au  sens  que  l'on  donne  actuellement  à  ce  mot,  n'a  pas 
de  place  dans  ce  système?  Ce  serait  peut-être  trancher 
un  peu  vite.  A-t-on  même  le  droit  d'imputer  sans  res- 
triction à  Aristote  cette  thèse  que  Dieu  ne  connaît 
pas  la  matière,  parce  que  pour  lui  la  connaître  serait 
participer  à  son  imperfection?  En  tous  cas  le  dédain 
de  la  divinité  pour  les  phénomènes  de  ce  monde  est  une 
thèse  qui  est  en  suspens  dans  la  philosophie  grecque  et 
que  d'aucuns  y  professeront  expressément.  Seulement 
le  P.  Laberthonnière,  en  ne  dénonçant  que  ce  statisme 
de  la  pensée  grecque,  oublie  qu'en  d'autres  occurrences 
cette  pensée  a  produit  —  c'est  le  cas  d'Heraclite  ■ — 
les  plus  déterminés  des  philosophes  du  devenir.  «  Tout 
devient.  Tout  change.  On  ne  se  baigne  jamais  deux 
fois  dans  le  même  fleuve.  »  Le  P.  Laberthonnière,  à 
faire  cette  constatation,  n'en  aurait  eu  que  plus  de 
force  pour  concentrer  sur  le  seul  Platon  (Aristote  lui- 
même  devant  être  laissé  un  peu  en  dehors  du  débat), 
sa  critique  du  hiératisme  simplet.  Il  est  vrai  que  l'his- 
torien peut  considérer  qu'une  théorie  du  devenir  in- 
forme, amorphe  ici-bas,  est  dans  la  pensée  grecque  la 
contre-partie,  gauchement  brutale,  de  la  contem- 
plation des  vérités  éternelles  de  l'au-delà. 

Les  Grecs  auraient  donc  tendance  à  négliger  que 
l'existence  de  chaque  être,  tout  comme  l'existence  de 
l'humanité,  tout  comme  l'existence  du  Cosmos,  cons- 
titue une  série  d'événements,  une  histoire  où,  non 
seulement  tout  devient  et  se  transforme,  mais  où  l'on 
connaît  réellement,  dans  leurs  devenirs  et  leurs  trans- 
formations, des  êtres  distincts,  irréductibles  les  uns 
aux  autres,  irréductibles  à  un  vague  concept.  D'où 
les  choses  viennent-elles  et  où  vont-elles?  Création  et 
fin  du  monde?  Voici  des  problèmes  que  la  pensée 
grecque,  pas  assez  soucieuse  de  faire  collaborer  l'his- 
toire à  la  métaphysique,  ne  s'attarde  guère  à  résoudre. 
Platon  constitue  simplement  dans  les  nuées  avec  beau- 
coup d'art,  un  peu  d'artifice  et  quelque  peu  de  sophisme 
un  idéal  à  contempler.  Son  habileté  consistait  en  une 


superposilion  de  l'idéal  à  la  réalité.  Mais  cette  habileté 
n'est  pas  philosophiquement  honnête  et  il  y  a  du  vrai 
dans  le  blâme  que  prononce  le  P.  Laberthonnière, 
p.  31  :  «  Toute  cette  sagesse  consiste  à  penser  le  monde 
comme  pour  oublier  de  vivre,  à  s'enchanter  de  spécu- 
lations comme  pour  se  soustraire  au  mystère  poignant 
de  l'existence  et  à  la  responsabilité  que  l'existence  im- 
plique. Mais  le  mystère  de  l'existence  et  sa  responsabi- 
lité sont  toujours  là:  et  on  a  beau  oublier  de  vivre,  il 
faut  vivre  quand  même  et  il  faut  aussi  mourir.  La 
philosophie  grecque  n'y  remédie  pas.  Elle  fait  dans  le 
temps  un  rêve  d'éternité.  Mais  le  temps  l'emporte  et 
son  rêve  avec  elle,  impuissante  qu'elle  est  à  se  dérober 
à  ses  atteintes.  » 

Dans  la  suite  de  son  développement,  le  P.  Laber- 
thonnière, qui  a  le  sentiment  d'avoir  été  trop  absolu 
par  son  blâme,  essaie  d'en  restreindre  la  portée.  Il  lui 
eût  fallu  préciser  que,  parmi  des  systèmes  de  penseurs 
grecs  bien  plus  concrets  et  réalistes  que  celui  de  Pla- 
ton, on  peut  admirer  la  pensée  d'un  soi-disant  néo- 
platonicien qui  a  été  surtout  un  néo-aristotélicien,  sur 
lequel  par  ailleurs  des  influences  diverses,  même  chré- 
tiennes, ont  pu  agir  :  Plotin.  On  se  demande  si  parmi 
d'autres  influences  qui  ont  pu  agir  sur  Plotin  ne  se 
trouveraient  pas  les  l'panishads  hindous.  Sa  sagesse 
n'est  pas  seulement  concrète  parce  qu'elle  réussit  à 
expliquer  le  mal  par  des  causes  individuelles.  Elle 
l'est  à  un  autre  titre,  en  ce  qu'elle  réintègre  le  temps 
dans  l'être  a  tilre  d'extension,  de  permanence  et  de 
durée.  Elle  convie  donc  à  une  contemplation  enrichie 
et  comme  historique,  faite  d'histoire.  Certes  les  spécu- 
lations des  philosophes  sur  le  Verbe  alexandrin  avaient 
pu  aider  déjà  saint  Justin,  jusque  là  païen,  à  rallier  le 
christianisme.  Mais,  à  plus  forte  raison,  le  réalisme  plo- 
tinien  trouvait  ce  que  la  spéculation  platonisante  cher- 
chait à  tâtons.  Ainsi  fut-il  précieux  à  saint  Augustin, 
non  seulement  pour  parfaire  sa  conversion,  mais  pour 
élaborer  sa  théologie.  Le  paganisme  religieux  et  réa- 
liste de  Plotin  suffirait  à  prouver,  s'il  en  était  besoin, 
que  l'idéalisme  grec  n'était  pas  absolument  exclusif  de 
tendances  pluralistes  et  concrètes  et  que  le  réalisme 
n'est  pas  une  invention  du  catholicisme. 

Il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  le  christianisme  à 
tendances  totalitaires  suppose,  postule  en  philosophie 
un  réalisme  absolutiste.  Le  P.  Laberthonnière  a  eu 
raison  d'y  insister,  p.  38,  en  termes  qui  méritent  une 
approbation  sans  réserve:  «  Si  nous  regardons,  dit-il. 
le  christianisme  dans  ses  sources  qui  sont  l'Ancien  et 
le  Nouveau  Testament,  nous  constatons  qu'au  lieu  de 
se  présenter,  comme  une  doctrine  abstraite,  comme  un 
système  d'idées  fixe  et  immobile  au-dessus  de  la  réalité 
changeante  du  monde,  il  se  présente  au  contraire 
comme  constitué  par  des  événements  occupant  une 
place  dans  la  réalité  même  du  monde  qui  se  déroule  a 
travers  le  temps.  A  ce  titre,  il  est  une  histoire.  Et  rien 
que  par  là,  au  premier  coup  d'oeil,  se  manifeste  com- 
bien profondément  il  diffère  de  la  philosophie  grecque.  >• 
Sans  doute,  il  y  a  une  part  de  doctrine  dans  le  chris- 
tianisme, mais  c'est  selon  le  mot  du  P.  Laberthon- 
nière «  doctrine  concrète  ».  On  pourrait  dire  :  événe- 
ments, événements  déclenchés  par  leurs  causes,  suivis 
de  leurs  conséquences.  Le  péché  originel,  l'incarnation, 
la  rédemption,  voilà  des  événements.  Dieu  lui-même 
constitue  comme  le  premier,  le  plus  durable  des  évé- 
nements, l'Acte  pur.  Certes,  la  notion  même  d'huma- 
nité ne  disparaît  pas  dans  le  christianisme  qui  insiste 
au  contraire  sur  le  fait  que  tous  les  hommes  sont  soli- 
daires. Mais,  élu  ou  réprouvé,  coopérateur  par  ses 
œuvres  ou  ses  scandales  du  salut  ou  de  la  perte  d'au- 
trui,  chaque  homme  apparaît  au  christianisme  comme 
irréductible  à  ce  voisin  sur  lequel  il  influe.  L'humanité 
n'est  plus  pour  le  chrétien  un  troupeau,  elle  est  une 
machine  organisée  et  chaque  homme  y  est  un  rouage. 


1839 


RÉALISME.    LES    P  IIILOSOP  HIES    GRECQUES 


1840 


Ce  rouage  engrène  sur  les  autres,  mais  il  a  son  rôle 
propre.  Le  P.  Laberthonnière,  p.  40,  a  parfaitement  le 
droit  de  la  dire  :  «  La  Bible  est  essentiellement  une 
explication;  elle  exprime  une  conception  de  la  vie  et 
du  monde  »;  et  il  suint  de  préciser  combien  cette  con- 
ception du  monde  loin  d'être  idéaliste  et  abstraite  à  la 
manière  platonicienne,  est  réaliste  et  concrète.  Parce 
■qu'elle  est  une  histoire,  en  s'occupant  de  religion,  la 
Bible  est  beaucoup  plus  qu'une  histoire.  Elle  est  un 
i  enseignement  métaphysique  et  moral  que  le  récit 
porte  avec  lui  ». 

Bien  entendu,  un  enseignement  porté  par  le  récit 
peut  toujours  se  reprendre,  se  préciser,  se  prolonger 
tant  dans  ses  parties  spécifiquement  religieuses  que 
dans  ses  présupposés  plus  simplement  métaphysiques. 
Ces  deux  aspects  religieux  et  métaphysique  y  restent 
d'ailleurs  non  seulement  parallèles  mais  solidaires;  et 
ceux  qui,  après  les  Pères  de  l'Église,  simples  docteurs 
ou  théologiens  ont  commenté  les  enseignements  de  la 
Révélation  ont  été  du  même  coup  —  Augustin,  Tho- 
mas ou  Scot  —  des  philosophes,  des  moralistes.  Il  fal- 
lait plus  nécessairement  encore  que  ces  philosophes  et 
moralistes  fussent  des  réalistes,  même  lorsqu'ils  ont, 
comme  Occam,  trahi  ce  réalisme  à  force  d'être  des 
réalistes.  Tant  il  est  vrai  que  le  fait  de  la  philosophie 
chrétienne,  étudié  en  ces  dernières  années  par 
MM.  É.  Bréhicr,  Mari  tain,  Blondel,  etc.,  n'est  pas 
celui  d'une  parenthèse  Ihéologique  dans  le  dévelop- 
pement philosophique  des  idées,  mais  celui  de  l'intru- 
sion d'un  système  de  philosophie  concrète  et  réaliste 
parmi  d'autres  systèmes  issus  de  la  spéculation 
grecque,  et  où  le  réalisme,  le  sens  du  concret,  pour 
être  représentés  diversement  et  honorablement,  n'en 
étaient  pas  moins  laissés  au  second  plan.  Ce  qui  comp- 
tait, même  pour  Aristote,  c'était  l'explication  globale 
métaphysique  du  monde  physique.  On  a  parfois  remar- 
qué, et  la  remarque  vaut,  que  pour  les  Grecs  une  seule 
finalité  générale  semble  étendre  son  fatum  à  tout  l'uni- 
vers, tandis  que,  pour  les  chrétiens,  les  finalités  impli- 
quées dans  l'univers  se  morcellent  avec  le  pullulement 
des  destinées  personnelles  diverses.  La  diversité  des 
choses  devient  comme  un  corollaire  du  créationisme 
chrétien  et  juif.  La  Bible  suppose  qu'il  y  a  un  Dieu, 
des  hommes  distincts  el  libres,  des  choses,  des  animaux, 
toutes  sortes  de  réalités  absolues  créées  par  Dieu. 

Certes,  on  peut,  dans  une  sorte  d'éclectisme  chré- 
tien, ne  plus  prendre  la  Bible  à  la  lettre.  Cette  attitude 
plus  fantaisiste  encore  que  critique,  ne  sera  pas  celle 
des  catholiques  à  qui  l'Église  indique  l'absolue  iner- 
rance biblique.  Il  est  vrai  que,  dans  le  cas  où  l'on  ne 
prend  plus  comme  argent  comptant  les  dires  de  la 
Bible,  alors  c'est  le  réalisme  chrétien  lui-même,  avec 
toutes  ses  nuances,  avec  toutes  ses  richesses,  qui  s'es- 
tompe. Or,  il  s'estompe  dans  la  proportion  même  dont 
on  se  sera  éloigné  et  de  la  let  Ire  cl ,  au  fond,  de  l'esprit. 
En  tous  temps,  la  Bible  et  le  christianisme  ont  trouvé 
des  interprètes  larges  jusqu'à  l'inii  élite.  Spinoza 
«  faisait  de  la  religion,  avec  les  dogmes  el  les  préceptes 
qu'elle  enseigne  comme  révélés,  un  équivalent  pra- 
tique de  la  vérité  pour  les  simples  qui  ne  sont  pas  en 
état  de  la  penser  par  eux-mêmes  et  à  qui  l'autorité 
tiendrait  lieu  de  raison  ».  Au  xv  siècle,  Edouard  Le 
Roy  suggérait  encore  que  les  dogmes  sont  moins  des 
vérités  objectives  (pie  des  stimulants  de  l'activité  mo- 
rale, tout  se  passant  comme  s'ils  étaient  vrais  encore 
qu'ils  ne  soient  guère  vrais  :  «  il  y  a  toujours  en  des 
tendances,  continue  avec  lucidité  le  I'.  Laberthon- 
nière, p.  44,  plus  ou  moins  avouées  à  traduire  de  cette 
façon  toute  la  Bible  en  symboles.  Mais  la  Bible  ne  s'y 
prête  pas,  parce  qu'elle  est,  en  elle-même  et  direc- 
tement, une  doctrine;  el  en  lui  appliquant  ce  procédé 
on  n'aboutit  qu'à  la  contredire.  »  Bien  des  modernistes, 
qui  dans  la  Bible  en  prennent  et  en  laissent,  montrent 


tout  simplement,  du  même  coup  que  leur  philosophie, 
n'étant  plus  assez  strictement  réaliste,  ne  peut  plus 
supporter  la  lettre  du  texte.  Par  contre,  il  est  vrai, 
d'autres  penseurs  pourront  théoriquement  être  réa- 
listes et  pourtant  modernistes;  mais  il  n'y  a  pas  de 
contradiction  entre  le  modernisme  par  manque  de 
réalisme  et  le  modernisme  sans  manque  de  réalisme, 
parce  que  le  réalisme,  à  lui  tout  seul,  ne  constitue  pas 
la  condition  suffisante  de  l'orthodoxie  religieuse.  Il 
reste  qu'il  en  est  une  condition  nécessaire,  et  il  en  est 
une  condition  nécessaire  d'abord  puisqu'il  en  est,  si 
l'on  peut  accoler  ces  deux  termes,  une  «  condition 
biblique  ». 

Dans  la  doctrine  chrétienne  dont  la  Bible  est  le  pre- 
mier livre,  ce  sont  les  «  faits  eux-mêmes  »  qui  »  de- 
viennent doctrinaux  ».  Il  ne  s'agit  pas  de  faits  simple- 
ment matériels.  Certes  il  s'agit  d'abord  de  faits  qui  ont 
une  teneur  matérielle.  Mais  ils  sont  reliés  par  des  réali- 
tés spirituelles,  groupés  en  manifestations  d'esprits. 
«  Le  sensible  et  le  matériel,  objets  de  constatations 
empiriques,  ne  sont  que  le  dehors  des  faits.  Les  faits 
ont  aussi  un  dedans.  Et  c'est  par  le  dedans  qu'ils  ont 
une  unité,  un  sens  et  une  vraie  réalité  :  car  par  le  de- 
hors ils  se  dissolvent  en  une  multiplicité  infinie  qui, 
réduite  à  elle  toute  seule,  serait  insaisissable  »  (Laber- 
thonnière, p.  48).  Bref,  tandis  que  le  platonisme  con- 
viait à  abstraire  des  multitudes  de  phénomènes  sem- 
blables l'idée  fixe  de  l'espèce,  le  christianisme  convie 
à  deviner,  à  admettre,  derrière  des  multitudes  de  phé- 
nomènes, des  subsistances  :  des  personnes,  des  anges, 
des  hommes,  un  Dieu.  C'est  un  personnalisme.  Si  c'est 
un  spiritualisme,  ce  n'est  pas  parce  que  l'esprit  y  rem- 
place la  matière  au  point  de  la  supprimer,  mais  au 
contraire  parce  que  l'esprit  la  crée  ou  l'utilise,  s'y  com- 
promet ou  la  dépasse.  La  philosophie  chrétienne  est 
une  philosophie  des  vies,  des  psychologies,  des  inten- 
tions qui  guident  les  actes.  Lorsque  saint  Thomas 
d'Aquin  utilisera  non  seulement  la  terminologie  aris- 
totélicienne (d'ailleurs  classique  en  son  temps),  mais 
des  thèses  même  d' Aristote,  on  verra  que,  pour  trans- 
poser l'aristotélicisme  (pourtant  beaucoup  plus  réa- 
liste que  le  platonisme)  en  christianisme  réaliste,  il 
fera  équivaloir  les  formes  substantielles  (qui  en  fait 
sont  encore  des  idées  dans  la  philosophie  grecque)  à 
des  personnes,  à  des  individus.  Il  multiplie  l'espèce 
humaine  en  individus.  Ces  personnages  qui  sont  singu- 
liers accomplissent  des  actes  qui  ne  sont  pas  moins 
singuliers.  Ainsi  la  philosophie,  avec  le  christianisme, 
quitte  les  abstractions  nuageuses  pour  venir  s'établir 
sur  la  terre  ferme,  dans  le  concret,  in  médias  res.  «  Des 
actes  sont  quelque  chose  de  positif,  de  concret...,  note 
le  P.  Laberthonnière,  p.  47.  Et  à  ce  titre  ils  n'ont  rien 
de  commun  avec  l'universel  des  concepts  logiques  en 
qui  s'unifie  abstraitement  le  multiple  de  l'expérience. 
L'unification  par  interprétation  qui  ramène  une  diver- 
sité extrême  à  l'unité  intérieure  d'un  acte  est  donc 
toute  différente  de  l'unification  par  abstraction.  Dans 
un  cas  la  réalité  donnée  est  subsumée  à  un  concept  qui 
n'est  qu'une  entité  logique,  tandis  que  dans  l'autre  cas 
elle  est  subsumée  à  une  intention  qui  est  concrète  et 
réelle  comme  elle.  »  Une  même  intention,  dans  la 
conduite  d'un  homme,  explique  divers  actes  dont  les 
dehors  paraissaient  dissemblables,  mais  qu'elle  unifie, 
tout  en  restant  concrète  et  singulière.  Sur  ces  bases  de 
l'intentionalité  humaine  tout  un  bouleversement,  re- 
tournement et  remembrement  de  la  métaphysique 
s'institue.  Au  lieu  d'être,  en  tout  et  pour  tout,  le  cha- 
pitre le  plus  général  îles  sciences  physiques,  la  méta- 
physique, pour  sa  meilleure  part,  devient  une  disci- 
pline privilégiée  qui  perce  les  mystères  des  esp.iis. 
L'essentiel  de  la  métaphysique  appliquée  à  l'action 
humaine  est  en  effet  le  discernement  des  esprits,  Tinter 
prétalion  des  intentions.  Toute  intention  étant  un  fac- 


1841 


RÉALISME.    LES    PHILOSOPHIES    GRECQUES 


1842 


teur  de  vie  et  la  vie  tout  entière  étant  suspendue  à 
l'intention  implicite  d'être  heureux,  c'est  toute  une 
biographie  concrète  que  deviendra  la  métaphysique  de 
chaque  activité  humaine  irréductible  (en  un  certain 
sens  au  moins)  aux  autres  activités  humaines. 

Un  tel  discernement  des  esprits,  une  telle  explication 
par  des  causes  spirituelles  concrètes,  voilà  ce  qui  dans 
la  Bible  est  plus  important  que  les  détails  du  récit  lui- 
même.  C'est  que  ce  spiritualisme  n'est  pas  seulement 
philosophie  qu'on  admet,  mais  religion  à  laquelle  on 
croit.  Le  P.  Laberthonnière  fait  observer,  p.  51  :  «  A 
cause  de  cela,  au  lieu  de  dire  que  la  Bible  est  une 
histoire,  ce  qui  peut  induire  en  erreur,  il  serait  plus 
juste  de  dire  simplement  qu'elle  est  historique.  »  On 
pourrait  peut-être  aller  jusqu'à  conjecturer  (ce  serait 
aux  théoriciens  de  l'inspiration  biblique  à  nous  fixer 
sur  ce  point)  que,  même  si  des  erreurs  historiques  de 
détail  se  trouvent  disséminées  dans  la  Bible,  l'appareil 
métaphysique  et  théologique  que  suppose  la  rédaction 
de  ces  détails  douteux  —  fût-elle  conçue  en  termes 
tmthropomorphiques  —  reste  d'un  bout  à  l'autre  des 
Livres  saints  un  appareil  métaphysique  et  théologique 
toujours  semblable  à  lui-même.  11  n'y  a  pas  nécessai- 
rement là  le  seul  objet  de  l'inerrance  biblique.  Mais  qui 
sait  si  ce  ne  serait  pas  avant  tout  l'objet  ultime  et  prin- 
cipal de  cette  inerrance? 

Avec  le  dogme  de  la  création,  cette  métaphysique 
est  celle  de  la  distinction  des  essences  et  des  existences, 
les  essences  analogiques  des  espèces  subsistant.  Le  chré- 
tien sait,  comme  le  païen  que,  pour  recourir  à  des 
exemples  vulgaires,  le  petit  d'une  grenouille  n'est  ja- 
mais un  je  .ne  éléphant.  Les  êtres  sont  réalisés  selon 
de->  types  doués  d'une  certaine  fixité.  Mais  l'individu  ne 
se  réduit  pas  à  son  type  spécifique  :  «  Les  existences  ne 
découlent  pas  d'une  essence,  comme  le  remarque  le 
P.  Laberthonnière,  p.  53;  elles  ne  sont  pas  déduites, 
elles  sont  faites,  elles  sont  créées.  Ce  n'est  pas  logique- 
ment ou  statiquement  qu'elles  s'expriment,  c'est  histori- 
quement ou  dynamiquement.  «Chaque  être  sera  comme 
une  extension  originale  selon  son  temps.  L'épanouis- 
sement sera  plus  visible  encore  aux  frontières  maté- 
rielles de  l'être  que  du  côté  de  sa  source  spirituelle  où 
l'unité  est  plus  durable.  On  reconnaît  là  un  point 
essentiel  de  la  philosophie  explicitée  par  Plotin  et  par 
saint  Augustin. 

L'histori'|Lie  et  le  transitoire  sont  ainsi  révélateurs  du 
transcendant  et  de  l'immuable.  Il  faut  donc  que  l'his- 
torique et  le  transitoire  soient  vrais,  suivant  une  certaine 
vérité  absolue,  afin  que  des  récits  historiques,  comme 
ceux  par  exemple  de  la  Genèse,  aient  assez  de  consis- 
tance p.mr  mouvoir  la  piété  et  aussi  pour  mériter 
l'assentiment.  11  reste  que,  si  cette  matérialité  des  faits 
est  un  absolu  nécessaire,  cet  absolu  est  peu  en  compa- 
raison de  l'absolu  transcendant  divin  ou  même  humain. 

Ce  qui  ainsi  est  vrai  de  la  Genèse  et  de  l'Ancien  Tes- 
tament l'est  plus  encore  de  l'Évangile;  et  il  est  difficile 
sur  ce  point  nouveau  de  donner  tort  au  P.  Laberthon- 
nière lorsqu'il  affirme  p.  55-56  :  «  La  métaphysique  de 
la  Genèse  et  de  l'Ancien  Testament  en  général  est  une 
interprétation  de  la  nature  et  de  l'humanité...  pour  y 
découvrir  la  présence  et  l'action  d'un  Dieu  Créateur  et 
Providence;  la  métaphysique  de  l'Évangile  et  du  mou- 
veau  Testament  est  une  interprétation  directe  du 
Christ  lui-même  pris  dans  sa  réalité  et  ses  manifesta- 
tions temporelles  pour  découvrir  par  lui  la  présence  et 
l'action  en  nous  d'un  Dieu  Père.  »  Il  faut  insister  sur 
le  caractère  de  données  obvies,  indépendantes  des 
interprétations  qu'on  e  i  peut  faire,  que  représentent 
les  scènes  si  concrètes  des  évangiles.  Elles  n'ont  rien 
à  voir  avec  une  construction  de  l'esprit  en  chaque 
lecteur.  Le  P.  Laberthonnière  lui-même  n'insiste  pas 
assez  sur  ce  réalisme  profond;  et  trop  tôt  il  oblique  à 
considérer  le  rôle  sentimental  ou  psychologique  que  le 


texte  évangélique  doit  remplir  pour  la  satisfaction  du 
cœur  humain.  Par  cette  considération  de  l'ordre  affec- 
tif, il  néglige  le  réalisme  de  base  postulé  et  proposé 
dans  l'Évangile.  Il  faut  agréer  à  plein  tout  le  réalisme 
des  anecdotes  de  la  vie  de  Jésus  pour  pouvoir  porter  le 
réalisme  plus  hautement  spirituel  concernant  la  psy- 
chologie réelle  humaine  et  divine  du  Christ.  Sans  quoi 
l'on  aboutirait  à  la  position  encore  trop  moderniste  de 
H.  Bergson  dans  Les  deux  sources  de  la  morale  et  de  la 
religion.  L'Évangile  y  est  réduit  en  effet  à  être  —  que 
le  Christ  ait  existé  ou  non  ■ —  une  recette  valable  d'ex- 
périences intérieures  prestigieuses.  Il  est  exact  de  dire 
avec  Laberthonnière  que  l'Évangile  n'est  pas  qu'un 
témoignage  historique,  puisqu'il  est  dans  son  fond  le 
livre  d'une  religion  métaphysique.  Mais,  encore  une 
fois,  il  ne  réussit  à  être  proprement  le  livre  de  cette 
religion  liée  à  une  métaphysique  qu'à  la  condition 
d'être  d'abord  ce  qu'il  prétend  être  dans  les  termes 
immédiats  de  sa  lettre  :  un  témoignage  historique.  On 
peut  conserver  à  l'Évangile  une  très  grande  estime  en 
lui  faisant  commettre  le  mensonge  de  s'affirmer  comme 
témoignage  objectif  quand  il  ne  serait  pas  témoignage 
objectif.  En  ce  cas,  on  possède  une  sorte  de  religiosité 
de  forme  apparemment  chrétienne.  On  ne  peut  cepen- 
dant plus  dire  qu'on  est  chrétien  radicalement,  inté- 
gralement; et  l'on  devient  idéaliste-moderniste  dans 
la  mesure  même  selon  laquelle,  comme  on  l'a  dit  plus 
haut,  on  quitte  la  lettre  et  l'esprit  réalistes  des  textes. 
Aussi,  parmi  les  réflexions  plus  ou  moins  pertinentes 
que  le  P.  Laberthonnière  fait  en  cet  endroit  de  son 
livre, il  en  est  une  qui  est  incontestablement  saine,  c'est 
celle  où  il  attache  finalement  l'assentiment  de  son 
esprit  au  réalisme  concret  impliqué  par  l'Évangile, 
p.  63-64  :  "  On  ne  pourra  jamais  dire  par  exemple,  sans 
méconnaître  complètement  la  doctrine  chrétienne, 
que  la  conception  virginale  ou  la  résurrection  sont  des 
symboles,  parce  qu'alors  le  Christ  perdrait  son  carac- 
tère et  cesserait  d'apparaître  comme  la  vie  de  Dieu 
s'insérant  dans  la  vie  de  l'humanité  :  les  dogmes  ne 
seraient  plus  que  des  mythes  au  lieu  d'être  des  réalités. 
Et  la  doctrine  chrétienne,  s'évanouissant  elle-même 
dans  un  idéalisme  sans  consistance,  se  superposerait 
encore  au  réel  au  lieu  d'en  être  l'explication.  Elle  de- 
viendrait à  son  tour  une  doctrine  abstraite.  Si  dans  les 
récits  qui  servent  de  véhicule  à  la  doctrine  chrétienne 
il  y  a  lieu  de  distinguer  L'essentiel  de  l'accidentel,  ce 
n'est  donc  pas  du  tout  que  cette  doctrine  puisse  se 
détacher  de  la  réalité  historique.  Et  ce  qui  ressort  au 
contraire  de  ce  que  nous  venons  de  dire,  c'est  qu'elles 
sont  inséparablement   unies.  » 

Le  P.  Laberthonnière  oppose  trop  violemment  le 
Dieu  d'Arislote  au  Dieu  des  chrétiens.  Mais  il  faut 
reconnaître  avec  lui  que  toute  la  métaphysique  relative 
à  Dieu,  à  la  création,  etc.,  devient,  de  par  le  fait  du 
christianisme,  singulièrement  plus  développée  et 
concrète.  La  même  doctrine  de  personnalisme-realisme, 
va  se  développer  tout  aussi  bien  dans  la  philosophie 
naturelle,  p.  71:  «  Les  êtres  de  la  nature,  en  tant  que 
réellement  et  individuellement  existants,  n'ont  pas 
pour  principe  et  pour  fondement  l'union  transitoire 
d'une  matière  avec  une  essence  éternelle  qui  découle- 
rait logiquement  de  l'essence  de  Dieu  ;  mais  ils  ont  pour 
principe  et  pour  fondement  la  volonté  de  Dieu  qui  les 
pose  librement  dans  son  éternité.  «Cet  hiatus  entre  les 
phénomènes  mouvants  de  ce  monde  et  les  vérités  éter- 
nelles, les  Grecs  n'avaient  d'abord  pas  su  l'expliquer. 
Pour  trouver  l'explication,  du  moins  l'explication  va- 
lable, il  fallait  arriver  à  l'époque  de  Plotin  et  à  l'époque 
chrétienne.  Ici  encore  le  P.  Laberthonnière  voit  juste, 
p.  75  :  «  L'éternité  n'est  pas  hors  du  temps,  ce  qui' 
était  avant  le  temps  et  ce  qui  sera  après.  Ainsi  conçue, 
elle  ne  serait  toujours  que  du  temps.  Elle  est  dans  le 
temps  même  pour  en  susciter  et  en  soutenir  le  devenir. 


1843 


RÉALISME      LA    SOLUTION    D'ABÉLARD 


1844 


Le  temps  n'esl  que  la  forme  qu'elle  revêt  en  nous, 
relative  à  nous,  pour  se  rendre  partieipable.  Et  de  cette 
forme  nous  nous  dépouillons  à  mesure  que  nous  y  par- 
ticipons davantage  et  qu'en  vivant  nous  nous  concen- 
trons en  Dieu.  » 

Ce  réalisme  de  la  métaphysique  devient,  en  matière 
plus  strictement  religieuse,  un  traditionalisme.  «Puis- 
que ce  qui  est,  c'est-à-dire  la  réalité  du  monde  et  de  la 
vie  que  nous  expérimentons,  se  trouve  conditionné  par 
des  événements  qui  occupent  une  place  dans  le  passé, 
nous  avons  besoin  de  connaître  ces  événements,  pour 
connaître  ce  que  nous  sommes...  »  L'expérience  per- 
sonnelle devra  donc  être  complétée  par  la  tradition. 
Très  habilement  le  P.  Laberthonnière  montre  combien 
celte  tradition,  de  par  sa  nature  même,  doit  se  révéler 
riche  et  vivante,  p.  70-77  :  «  Comme  ce  n'est  pas  pour 
eux-mêmes  qu'on  retient  et  qu'on  transmet  les  évé- 
nements, mais  pour  les  actes  qui  se  sont  manifestés 
par  eux  et  dont  l'intention,  le  rôle  et  la  portée  dépas- 
sent infiniment  la  place  qu'ils  occupent  dans  le  temps, 
les  événements  ne  sont  pas  toujours  transmis  tradi- 
tionnellement qu'avec  l'interprétation  qui  les  élabore 
en  doctrine.  »  L'interprétation  de  l'un  aidant  à  l'inter- 
prétation de  l'autre,  les  richesses  à  découvrir  étant 
d'autre  part  divines  et  infinies,  tout  un  monde  de  discus- 
sions et  de  progrès  dans  des  démarches  humaines  éclaire 
toujours  de  plus  en  plus  un  monde  divin  qui  se  laisse 
peu  à  peu  pénétrer  par  le  développement  delà  tradition. 

Chacun   interprète   lui-même   les   traditions   inter- 
prétées par  autrui  et  qui  lui  sont  proposées.  Ainsi  la 
commune  orthodoxie  de  la  doctrine  est  repensée  et 
aimée  personnellement.  C'est  toujours  la  même  doc- 
trine; et  elle  va    grandissant   dans    la    connaissance 
explicitée  qu'on  en  a.  Ces  interprétations  qui  pénètrent 
de  la  sorte  le  vital  profond  s'énoncent  en  jugements  où 
se  manifeste  à  plein  la  puissance  de  l'esprit  interpré- 
tateur;  non  seulement  sa  puissance,  mais  plus  encore 
son  activité.  L'intelligence  humaine  dans  le  système 
chrétien,  cesse  d'être  une  sorte  d'appareil  photogra- 
phique pour  idées  séparées.  Elle  devient  une  devine- 
resse en  quête  des  esprits  et  de  leurs  intentions.  Il  y  a 
là  un  effort  prodigieux  et,  ce  qui  est  merveille,  cet 
effort  réussit.  Le  P.  Laberthonnière  biaise  à  ce  sujet 
en  quelques  expressions  réticentes  qui  ont  l'air  de  faire 
de  cette  collaboration  du  connaissant  et  du  connu 
comme  une  compromission  où  chacun  des  deux  perd 
un  peu  de  ses  titres  absolus  à  être  distinct.  Cependant, 
réfléchissant  sur  ce  mystère  de  la  connaissance,  il  y  voit 
bien  que  ce  qui  est  nôtre  y  est  autre  et  que  ce  qui  est 
autre  y  est  nôtre.  Ce  serait  antinomie,  si  ce  n'était 
miracle,  p.  84  :  «  Il  est  vrai  de  dire  que  nous  n'avons 
rien  que  nous  ne  l'ayons  reçu  et  il  est  également  vrai 
de  dire  que  nous  n'avons  rien  que  nous  ne  l'ayons 
acquis.  »  Lorsqu'il  s'agit  de  la  connaissance,  il  n'est 
pas  à  moitié  vrai  de  dire  que  nous  connaissons  notre 
conscience  et  à  moitié  vrai  de  dire  que  nous  connais- 
sons l'objet  extérieur.   Il  est  pleinement  vrai  et  que 
nous  avons  une  activité  de  connaissance  et  que  nous 
avons  une  réalité  de  connaissance.  Ainsi,  il  y  a,  déjà 
dans  la  connaissance,  une  autonomie,  un  autodyna- 
misme et  presque  une  autocréation  ou  plutôt  une  auto- 
recréation  dans  le  cas  de  chaque  homme.  Mais  il  y  a 
bien  plus  :  dans  la  lettre  même  des  textes  saints,  tout 
comme  dans  la  croyance  du  sens  commun  empirique, 
l'idée  autonome  de  chacun  dirige  chaque  acte.  L'auto- 
nomie s'étend  à  l'action;  et  il  faut  dire  avec  le  P.  La- 
berthonnière,  p.  99-100  :  «  Nous  avons  une  autonomie 
dont  la  profondeur  et   l'étendue  doivent    lour  à   tour 
nous  jeter  dans  L'effroi  et  le  ravissement.  Elle  ne  con- 
siste pas  seulement  en  ce  que  nous  disposons  de  notre 
esprit  et  de  nos  idées    Elle  consiste  en  ce  que  nous 
disposons  de   notre  être  même,    et    par   notre   être  de 
toute  réalité  à  laquelle  il  est  lié...  » 


Le  réalisme  chrétien  brise  l'unité  du  monde  où  tout 
le  mouvement,  selon  l'ancien  paganisme,  partait  du 
premier  moteur  et  descendait  de  sphère  en  sphère;  les 
natures  spécifiques  régissaient  les  individus  comme  les 
astres  ailiers  régissaient  les  mouvements  physiques  de 
l'univers, le  tout  à  partir  du  ciel. La  contingence  même, 
dans    l'aristotélisme,   paraît   un   renforcement    de   la 
nécessité,  si  tout  événement  particulier  en  apparence 
sans  cause  est  en  réalité  un  noeud,  une  rencontre,  un 
concours,  une  superposition  de  causalités  diverses.  La 
contingence,  la  liberté,  l'autonomie  morale  deviennent 
au  contraire  les  apanages  de  cette  multitude  de  pre- 
miers moteurs  de  leur  moralité  que  constituent,  selon 
le  christianisme,  les  hommes  créés  chacun  à  part.  Bref, 
au  lieu  du  monisme,  de  la  rigidité  des  lois  rationnelles 
ou  spécifiques,  le  christianisme  met  en  évidence  que  le 
monde  est  fait  d'une  multitude  de  cas  particuliers, 
simplement  plus  ou  moins  semblables.  C'est  un  plura- 
lisme, et  l'action  y  apparaît,  chez  Dieu  comme  chez 
l'homme,  affaire  d'intention  et  pour  ainsi  dire  de  mo- 
rale. Le  P.  Laberthonnière  est  fondé  à  dire,  p.  101  : 
«  D'après  la  philosophie  grecque  tout  se  faisait  d'une 
part  fatalement  et  d'autre  part  logiquement.  D'après 
la  doctrine  chrétienne  au  contraire  tout  se  fait  libre- 
ment et  moralement.  »  Certes,  c'est  nuire  à  une  thèse 
que  de  l'exposer  sans  lui  apporter  les  atténuations 
nécessaires.  Mais  il  demeurera  toujours  ceci  :  tandis 
que  les  systèmes  grecs  sont  des  scientismes  qui  insis- 
tent relativement  peu  sur  les  distinctions  d'essence  et 
d'existences,  au  fond  du  système  chrétien  on  décèle  la 
fameuse   distinction   entre  l'essence   abstraite  et  les 
existences  réalisées.  Cette  distinction  pourra  être  ren- 
due plus  profonde  par  les  thomistes  en  chaque  être 
individuel  doué  d'essence  et  d'existence.  Mais,  sous  sa 
forme  la  plus  simple,  la  plus  grossière  et  absolument 
indispensable  à  litre  de  minimum,  la  distinction  d'es- 
sence abstraite  et  d'existence  concrète  suffirait  déjà, 
impliquant  le  créationisme,  à  impliquer  tout  le  réa- 
lisme pluraliste.  En  tout  ceci,  encore  une  fois,  il  ne 
convient  pas  d'opposer  brutalement  l'hellénisme  et  le 
christianisme.  On  a  fait  remarquer,  au  contraire,  et  de 
plus  en  plus  souvent  en  ces  dernières  années,  que  la 
spéculation  grecque  préparait  le  christianisme.  Tout 
un  vocabulaire  commun  sur  le  Verbe  ou  la  Sagesse  ne 
va  pas  sans  quelques  idées  quelque  peu  parallèles.  Ce 
qui  est  vrai,  c'est  que  le  christianisme  transmuait  ces 
idées  à  la  lumière  de  son  réalisme  :  réalisme  pour  sa 
théodicée,  réalisme  pour  sa  philosophie  de  l'homme, 
réalisme  pour  sa  conception  de  la  nature. 

Seulement  le  réalisme  de  l'Église  resta,  surtout  pen- 
dant les  siècles  de  barbarie,  une  philosophie  implicite. 
Saint  Augustin  eut  à  peine  le  temps,  à  partir  de  Plotin, 
d'inaugurer  une  grande  philosophie  chrétienne.  Déjà 
les  barbares  assiégeaient  Ilippone;  et  ils  eurent  raison 
du  monde  de  culture  raffinée  qui  était  nécessaire  à  la 
mise  au  point  d'une  philosophie.  Réduite  à  la  barbarie 
germanique  pour  plusieurs  siècles,  l'Europe  chrétienne 
subit  une  dépression  sensible  jusque  dans  la  valeur 
même  de  son  christianisme.  Il  fallait  vivre  d'une  ma- 
nière précaire,  prirnum  viuere,  deinde  philosophari.  La 
renaissance  carolingienne,  encore  qu'elle  s'accompa- 
gnât des  spéculations  de  Jean  Scot  Erigène,  fut  plus 
littéraire  que  philosophique.  Il  fallut  attendre  deux 
siècles  pour  qu'on  eût  les  loisirs  de  se  passionner  à 
propos  du  problème  du  réalisme. 

11.  Le  problème  du  réalisme  chrétien  et  la 
solution  d'Abélard.  —  Si  l'on  veut  comprendre  quoi 
que  ce  soil  au  problème  médiéval  du  réalisme  et  du 
nominalisme,  il  y  a  un  ouvrage  auquel  il  faut  toujours 
revenir  parce  qu'il  groupe  les  textes  essentiels  avec 
un  commentaire  pertinent  :  Fragments  philosophiques 
pour  servir  à  l'histoire  de  la  philosophie.  Philosophie  du 
Moyen  Age,  par  Victor  Cousin  (5e  éd.,  1865).  11  est  exact 


1845 


RÉALISME.    LA    SOLUTION    D'ABELARD 


1846 


comme  le  dit  ce  livre,  que  tout  le  problème  du  réalisme 
philosophique  chrétien  et  avec  lui  toute  la  philosophie 
scolastique  sont  sortis  d'une  phrase  de  Porphyre  tra- 
duite par  Boèce. 

Boèce,  en  effet,  au  vie  siècle,  au  moment  où  la  plus 
grande  partie  de  la  civilisation  antique  disparaissait, 
mais  où  il  allait  cependant  en  demeurer  quelque  chose 
dans  le  christianisme  devenu  barbare,  «  avait  traduit 
de  la  philosophie  grecque  ce  qui  pouvait  servir  à  polir 
et  à  façonner  un  peu  la  rude  enfance  de  la  société  bar- 
bare et  chrétienne  ».  P.  56.  Il  s'attacha  surtout  à  la 
grammaire  et  à  la  logique  aristotéliciennes,  peu  com- 
promettantes pour  la  foi  orthodoxe  et  utiles  quand  il 
s'agissait  de  raisonner.  Cependant,  dans  un  système 
philosophique,  tout,  se  tient.  Même  en  laissant  de  côté 
les  aspects  essentiels  de  la  métaphysique  des  Grecs,  il 
arriva  à  Boèce  de  transmettre  à  la  postérité  un  germe 
d'inquiétude  philosophique  à  partir  duquel  la  position 
réaliste  tout  entière  allait  avoir  lieu  de  s'expliciter. 

Cette  phrase  de  Porphyre  qui  allait  porter  ce  germe 
de  discussions  et  d'élaborations  philosophiques  et  que 
Boèce  traduisit  pour  le  Moyen  Age  est  celle-ci  : 

«  Puisqu'il  est  nécessaire  pour  comprendre  la  doctrine  des 
catégories  d'Aristote  de  savoir  ce  que  c'est  que  le  genre,  la 
différence,  l'espèce,  le  propre  et  l'accident,  et  puisque  cette 
connaissance  est  utile  pour  la  définition  et  en  général  pour 
la  division  et  la  démonstration,  .je  vais  essayer  dans  un 
abrégé  succinct  et  en  forme  d'introduction  de  parcourir  ce 
que  nos  devanciers  ont  dit  à  cet  égard,  m'abstenanl  des 
questions  trop  profondes  et  m'arrètant  même  assez  peu  sur 
les  plus  faciles.  Par  exemple,  je  ne  rechercherai  point  si  les 
genres  et  les  espèces  existent  par  eux-mêmes,  ou  seulement 
dans  l'intelligence,  ni,  d<ins  le  rus  où  ils  existeraient  par  eux- 
mêmes,  s'ils  sont  corporels  ou  incorporels,  ni  s'ils  existent 
séparés  des  objets  sensibles  ou  dans  ces  objets  et  en  /(lisant 
partie;  ce  problème  est  trop  difficile  et  demanderait  des 
recherches  plus  étendues;  je  me  bornerai  à  indiquer  ce  que 
les  anciens  et  parmi  eux  surtout  les  péripatéticiens  ont  dit 
de  plus  raisonnable  sur  ce  point  et  sur  les  précédents.  » 

Conférer  une  réalité  aux  genres  et  aux  espèces  et 
une  autre  réalité  irréductible,  très  importante,  aux 
individus  des  espèces,  en  particulier  aux  personnes 
humaines  responsables  de  leur  destinée,  c'était  être 
réaliste  et  facilement  conforme  au  christianisme.  Re- 
jeter les  individus  pour  n'admettre  que  les  idées  géné- 
rales, c'était  revenir  aux  formes  les  plus  rigides  et  les 
plus  conventionnelles  de  l'idéalisme  grec.  Admettre 
les  individus  et  oublier  les  lois  naturelles  de  chaque 
espèce,  c'était  aboutir  non  seulement  à  un  pluralisme 
qui  doit  rester  organisé,  mais  à  un  multitudinisme 
anarchique.  Si  chacun,  par  exemple,  agit  à  sa  guise  et 
se  bâtit  sa  destinée,  comment  peut-il  être  puni  ou 
récompensé  selon  des  lois  qui  valent  pour  l'ensemble 
des  hommes  et  qui  dans  cette  grande  affaire  d'éternité 
distinguent  même,  essentiellement,  l'homme  de  la  bête. 
Ce  multitudinisme  n'est  plus  un  pcrsonnalisme  raison- 
nable, mais  un  individualisme  tel  que  seule  une  reli- 
gion intérieure  y  peut  compter.  Pour  lui,  en  effet, 
toute  religion  collective,  sociale,  rituelle  et  sacramen- 
telle devient  non  seulement  inutile,  mais  inapplicable 
et  même  blâmable.  Certes,  le  Christ  pourrait  à  la  ri- 
gueur sauver  séparément  tels  et  tels  hommes,  chaque 
fois  par  une  sorte  de  rédemption  entièrement  dis- 
tincte, littéralement  «  ineffable  »,  indicible  et  quasi 
irrationnelle.  Mais  alors,  certains  dogmes,  comme  le 
péché  originel  qui  s'attache  à  toute  L'espèce  humaine, 
seraient  inacceptables.  En  même  temps  qu'un  pro- 
blème sur  la  contexture  de  l'univers,  le  problème  sur  la 
nature  des  universaux  est  un  problème  de  théologie. 

Dès  que,  après  les  premiers  siècles  de  barbarie,  avec 
les  facilités  des  ressources  matérielles  accrues,  d'une 
vie  moins  dure  et  moins  troublée,  on  eut  la  possibilité 
de  repenser  et  de  méditer  la  phrase  de  Porphyre  tra- 
duite par  Boèce,  on  comprit  toute  l'importance  du 

DICT.    DE  THÉOL.    CATIIOL. 


débat.  Est-ce  christianisme  foncier  ou  simplement  bon 
sens  de  la  connaissance  vulgaire?  En  tout  cas  il  semble 
prouvé  que,  dès  le  ixe  siècle,  à  l'époque  où  fleurissaient 
les  écoles  de  Tours  dont  Raban  Maur  est  comme  un 
ultime  témoin,  on  tendait  davantage  à  situer  la  réalité 
du  côté  du  concret  divers  qu'à  retourner  à  un  idéalisme 
renouvelé  de  Platon.  Cousin,  op.  cit.,  p.  79. 

Ce  qu'on  a  appelé  le  nominalisme  de  Roscelin  paraît 
même  une  exagération  de  ce  réalisme  polymorphe.  Mais 
en  enlevant  toute  consistance  aux  idées  générales, 
Roscelin  enlevait  tout  caractère  commun  entre  les 
trois  personnes  de  la  Trinité  qui  ne  pouvaient  plus 
apparaître  comme  faites  d'une  même  nature  divine. 
Roscelin  ne  voyait  clans  les  idées  générales  que  des 
mots  creux;  aussi,  plutôt  même  que  le  nom  de  nomi- 
naliste,  ses  contemporains  comme  Othon  de  Freisingen 
lui  attribuaient  comme  marque  distinctive  d'être  l'in- 
venteur de  ce  qu'on  appelait  la  senlentia  vocum.  En  ce 
haut  Moyen  Age,  on  n'aurait  peut-être  pas  discerné 
directement  que  la  position  de  Roscelin  rendait  impos- 
sible le  savoir  humain,  qui  est  obligé  de  prévoir  des 
similitudes  entre  les  êtres,  des  retours  dans  les  situa- 
tions et  les  faits,  des  classifications  aux  tiroirs  com- 
modes. Mais  comme  Roscelin  poussait  son  nomina- 
lisme à  toutes  sortes  de  conséquences  extrêmes  et  que 
sa  doctrine  trithéiste  n'était  guère  compatible  avec 
l'unité  divine,  il  souffrit  persécution.  Malgré  ses  erreurs, 
il  faut  reconnaître  avec  V.  Cousin  qu'il  avait  lancé  en 
circulation  pour  le  service  de  la  vérité  philosophique 
deux  idées  qui  feront  leur  chemin  dans  l'histoire  de  la 
pensée  parce  qu'elles  sont  riches  de  sens  :  «  1.  Il  ne 
faut  pas  réaliser  des  abstractions.  2.  La  puissance  de 
l'esprit  humain  est  en  grande  partie  dans  le  langage.  » 
Op.  cit.,  p.  99. 

Mais,  en  son  temps,  on  ne  retenait  point  ce  qui,  dans 
le  réalisme  de  Roscelin  poussé  jusqu'au  nominalisme, 
servait  l'orthodoxie.  On  ne  voyait  que  ce  qu'il  y  avait 
d'hérétique.  D'où  la  doctrine  opposée  que  formulait 
saint  Anselme.  Ce  dernier  appelle  les  universaux  : 
substantias  universelles.  Par  rapport  à  un  nominaliste, 
il  est  évidemment  réaliste,  mais  ce  réalisme,  outrancier 
à  sa  manière,  est  surtout  un  idéalisme  platonisant, 
ennemi  de  l'empirisme.  Il  accuse  le  nominalisme  de  ne 
point  comprendre  comment  plusieurs  hommes  parti- 
culiers ne  sont  qu'un  seul  et  même  homme  :  «  Nondum 
intelligit  quomodo  plures  homines  in  specie  sinl  unus 
homo.  »  Comme  l'ajoute  Victor  Cousin,  p.  104  :  «  donc 
il  pensait  que  non  seulement  il  y  a  des  individus  hu- 
mains, mais  qu'il  y  a  en  outre  le  genre  humain,  l'hu- 
manité qui  est  une,  comme  il  admettait  qu'il  y  a  un 
temps  absolu  que  les  durées  particulières  manifestent 
sans  le  constituer,  une  vérité  une  et  subsistante  par 
elle-même,  un  type  absolu  du  bien  que  tous  les  biens 
particuliers  supposent  et  réfléchissent  plus  ou  moins 
imparfaitement.  »  Ainsi,  il  ne  poussait  pas  l'idéalisme 
jusqu'à  nier  les  êtres  multiples.  Il  n'était  pas  non  plus 
mauvais  théologien,  lorsqu'il  préparait,  par  une  théorie 
de  l'exemplarisme  divin,  l'étude  de  Dieu.  Mais  du 
même  coup,  il  faisait  la  part  plus  belle  à  l'idéalisme 
qu'au  réalisme  des  êtres  individuels.  En  même  temps 
qu'il  néglige  un  peu  ces  groupes  concrets  de  propriétés 
et  de  phénomènes  qu'est  chaque  être  de  la  nature, 
l'idéalisme  d'Anselme  est  trop  porté  à  isoler  la  «  réalité 
accidentelle  »  et  à  lui  conférer  une  réalité  absolue  en 
dehors  du  sujet  individuel  où  cette  réalité  a  été  per- 
çue. Telle  est  la  manière  dont  on  s'y  prend  pour  hypo- 
stasier  des  abstractions.  C'est  ainsi  qu'Anselme  re- 
proche à  Roscelin  de  ne  pas  savoir  discerner  la  couleur 
d'un  corps  de  ce  corps  comme  tel.  Il  «  admettait  que 
la  couleur  a  de  la  réalité  hors  du  corps  coloré  comme 
le  genre  humain  a  sa  réalité  indépendamment  des  indi- 
vidus qui  le  composent  ». 

Engagé  dans  cette  voie,  le  spéculatif,  avec  quelques 


XIII 


59. 


1847 


RÉALISME.    LA    SOLUTION    D'ABELARD 


1848 


propriétés  ou  plutôt  quelques  entités  abstraites  et  uni- 
verselles se  chargerait  volontiers  de  fabriquer  un  indi- 
vidu concret,  n'ayant  d'autre  subsistance  qu'en  ces 
abstractions.  Le  soi-disant  nominalisme  n'est-il  pas 
quelquefois  plus  réaliste  quand  il  demande  qu'on  évite 
de  prendre  la  paille  des  mots  pour  le  grain  des  choses. 

Bien  entendu,  en  faisant  pressentir  la  réaction  qui 
se  dressera  chez  les  philosophes  chrétiens  contre  cet 
archétypisme  anselmicn,  il  ne  s'agit  pas  d'attenter  à 
la  mémoire  du  célèbre  théologien.  Il  faut  d'ailleurs 
comprendre  qu'il  était  lui-même  dans  son  rôle  d'or- 
thodoxie en  réagissant  avec  toute  la  vigueur  nécessaire 
contre  le  nominalisme  parfaitement  hétérodoxe  de 
Roscelin.  Au  reste,  dans  la  pensée  essentiellement 
théologique  de  saint  Anselme,  l'idéalisme  philoso- 
phique n'est  qu'un  à  côté. 

Or,  voici  que  cette  doctrine  devient  l'essentiel  dans 
le  système  de  Guillaume  de  Champeaux.  Celui-ci  n'est 
pas  un  agnostique  qui  songerait  à  nier  l'existence  des 
individus.  Mais  dans  les  mêmes  individus  d'une  espèce 
il  ne  voit  qu'une  seule  réalité  :  eamdem  rem.  Les  indi- 
vidus ne  diffèrent  aucunement,  selon  lui,  dans  leur 
essence,  mais  seulement  dans  leurs  éléments  acciden- 
tels, quorum  quidem  nulla  cssel  in  essen.Ua  diversilas  sed 
sola  multitudlne  accidenlium  varielas.  Il  alla  même  plus 
loin  et,  dans  une  opinion  qui  prétendait  tenir  compte 
davantage  du  concret,  tout  en  y  maintenant  à  fond 
l'unité  de  l'espèce,  il  disait  :  rem  eamdem  non  essenlia- 
liter  sed  individualiler.  Djpuis  un  siècle,  éditeurs  de 
manuscrits  et  historiens  de  la  scolastique  se  demandent 
comment  Guillaume  de  Champeaux  a  pu  écrire  :  «  une 
chose  est  la  même  chose  qu'une  autre  non  par  son 
essence  mais  par  son  individualité  »  (cf.  V.  Cousin,  op. 
cit.,  p.  1 17).  On  a  même  été  (et  Cousin  se  rangeait  à  cette 
opinion  avec  Baumgarten-Krusius)  jusqu'à  supposer, 
conformément  d'ailleurs  à  d'excellents  manuscrits, 
une  variante  meilleure  :  indiffcrenler  au  lieu  d'indiui- 
dualiler.  Eu  réalité  il  semble  que  Guillaume  de  Cham- 
peaux aurait  admis  la  lecture  la  plus  difficile  :  indiui- 
dualiter.  C'est  en  ellet  sur  le  terrain  de  V individualiler 
qu'Abélard  l'attaquera.  La  doctrine  de  Guillaume  de 
Champeaux  rendait  très  facile  la  théorie  du  péché  ori- 
ginel :  il  n'y  a  qu'un  individu,  nous  avons  péché  en 
Adam;  m  Us  elle  rendait  très  difficile  l'explication  de 
beaucoup  d'autres  points  du  christianisme.  Il  s'était 
produit  que,  croyant  raisonner  à  partir  des  faits, 
Guillaume  de  Champeaux  raisonnait  comme  ces  biolo- 
gistes qui,  à  propos  du  peuplier  d'Italie  (lequel  se  re- 
produit par  boutures  à  partir  d'une  première  bouture 
connue)  déclarent  qu'il  n'existe  qu'un  seul  individu  de 
cette  espèce.  Grattez  dans  Socrate,  si  l'on  peut  dire, 
les  apparences  fragiles  d'une  socraléité  et  vous  y  trou- 
verez tout  de  suite,  selon  Guillaume  de  Champeaux, 
l'individu  humain.  L'idée  générale  n'est  plus  séparée 
des  réalisations  concrètes  dans  ce  système  aussi  ingé- 
nieux qu'incompréhensible.  C'est  pourtant  bien  la 
forme  la  plus  réaliste  qu'ait  prise,  dans  la  maturité  de 
sa  pensée  philosophique,  l'idéalisme  initial  de  Guil- 
laume de  Champeaux.  Sous  les  auspices  de  Guillaume 
et  sous  celles  de  saint  Anselme  ce  réalisme  singulier 
garde  des  adeptes  lois  Odon  de  Cambrai  et  Bernard  de 
Chartres,  jusqu'au  milieu  du  xn°  siècle.  Mais,  dès  les 
premières  années  du  siècle,  l'outrance  simplificatrice 
était  frappée  à  mort. 

Il  y  avait  eu  un  grand  philosophe  :  Abélard.  Désor- 
mais chez  les  chrétiens,  et  en  faveur  de  leurs  dog 
comme  de  la  vérité  des  sciences  physiques  les  plus 
positives,  on  ne  pourrait  plus  maintenir  celle  équi- 
voque de  l'ouata,  substance,  qui  tantôl  désigne  l'es- 
pèce et  tantôt  désigne  l'individu  chez  le  très  concret  et 
réaliste  Aristote.  Par  sa  thèse  absurde  qui  voulait  par 
trop  anémier  la  métaphysique  el  réduire  Le  concret  à 
une  abstraction, Guillaume  il  !  Champeaux  avait  suscité- 


la  protestation  d'Abélard.  Sans  doute,  la  thèse  idéa- 
liste et  simplificatrice  qui  veut  expliquer  le  concret 
par  l'abstrait  au  lieu  d'expliquer  l'abstrait  par  le 
concret  réapparaîtra  sous  d'autres  formes  et  très  sédui- 
santes, au  cours  des  âges.  Cette  tendance  correspond 
à  une  pente  de  l'esprit  humain.  Mais  la  tentative  idéa- 
liste spéciale  de  Guillaume  de  Champeaux  ne  sera  plus 
jamais  reprise  jusqu'au  bout  de  sa  logique.  Abélard  en 
avait  eu  raison;  et  son  raisonnement  mérite  d'être  cité. 
(V.  Cousin,  op.  cil.,  p.  137-139.)  Abélard  chercha  les 
conséquences  qui  découleraient  des  prétentions  de 
Guillaume  de  Champeaux,  si  on  les  admettait.  Ce  serait 
la  confusion  absolue  de  tous  les  hommes  : 

«  Si  l'animal  qui  existe  tout  entier  en  Socrate,  dit  Abélard. 
est  affecté  de  maladie,  il  l'est  tout  entier  puisque  tout  ce 
qu'il  prend  il  le  prend  dans  toute  sa  quantité  et  dans  le 
môme  moment  il  n'est  nulle  part  sans  maladie;  or  ce  môme 
animal  universel  est  tout  entier  dans  l'iaton  :  il  devrait 
donc  y  être  malade  aussi;  mais,  il  n'y  est  pas  malade.  Il 
en  est  de  même  pour  la  blancheur  et  la  noirceur  relativement 
au  corps.  Nos  adversaires  ne  peuvent  pas  échapper  en  di- 
sant :  Socrate  est  malade,  mais  non  pas  l'animal;  car  s'ils 
accordent  que  Sicrate  est  malade,  ils  accordent  que  l'animal 
est  malade  aussi  dans  l'individu...  S'ils  imaginent  que  l'ani- 
mal universel  n'est  point  malade  quand  l'individu  l'est,  ils 
se  tromoent  bien;  car  l'animal  universel  et  l'animal  indi- 
viduel sont  identique  (selon  leur  sophisme).  Ils  ajoutent  : 
l'anlm  il  universel  est  malade  mais  non  pas  en  tant  qu'uni- 
versel. Plaise  à  Dieu,  qu'ils  s'entendent  eux-mêmes.  S'ils 
veulent  dire  l'animal  n'est  pas  malade  en  tant  qu'universel, 
c'est-à-dire  que  son  universalité  l'empêche  d'être  malade, 
il  ne  sera  jamais  malade,  puisqu'il  est  toujours  universel.  Et 
semblablement  son  universalité  l'empêche  d'être  malade 
puisqu'aucun  individu  n'est  malade  en  tant  qu'individu... 
S'ils  ont  recours  à  l'expression  d'clat  et  qu'ils  disent  :  l'ani- 
mal en  tant  qu'universel  n'est  pas  malade  dans  l'état  uni- 
versel, qu'ils  nous  expliquent  ce  qu'ils  veulent  dire  par  ces 
mots  :  l'état  universel.  S'agit-il  d'une  substance  ou  d'un 
accident?  Si  c'est  d'un  accident,  nous  accordons  que  rien 
n'est  m  ilarle  dans  l'accident,  si  d'une  substance,  c'est  de  la 
substance  animale  ou  de  quelque  autre  substance.  Si  c'est 
d'une  autre,  nous  accordons  encore  que  l'animal  n'est  pas 
malade  dans  une  substance  autre  que  la  sienne.  Si  enfin  il 
s'agit  de  l'animal,  il  est  faux  que  l'animal  ne  soit  pas  malade 
dans  l'état  universel,  c'est-à-dire  que  l'animal  en  soi  ne  soit 
pas  malade  quand  l'animal  est  malade.  Je  ne  vois  pas  qu'il 
y  ait  ici  moyen  d'échapper.  » 

Avec  une  verve  inouïe  Abélard  vida  l'école  de  Guil- 
laume de  Champeaux.  Dans  l'ambiance  de  l'hilarité 
déchaînée  contre  la  métaphysique  de  Guillaume  de 
Champeaux,  il  établit  à  Paris,  grâce  à  un  grand 
concours  d'étudiants  enthousiastes,  un  centre  d'études 
qui  ne  cessera  plus  et  qui  sera  l'origine  de  l'Université. 
Abélard  acharné  contre  Guillaume  de  Champeaux,  re- 
tournait sans  cesse  le  fer  dans  la  plaie  (op.  cil.,  p.  150). 
Il  disait  : 

«  Dans  le  système  de  Guillaume,  chaque  individu  humain 
en  tant  qu'homme  est  l'espèce  (et  non  pas  une  espèce,  comme 
traduit  V.  Cousin).  D'où  il  suit  que  l'on  pourrait  dire  de 
Socrate  :  Cet  homme  est  l'espèce.  11  est  certain  que  Socrate 
est  cet  homme;  dont  on  peut  conclure  avec  toute  raison 
suivant  les  règles  de  la  troisième  figure  du  syllogisme  :  So- 
crate est  espèce.  Si  en  effet  une  chose  s'affirme  d'une  autre 
et  qu'il  y  ait  encore  un  autre  sujet  au  sujet,  le  sujet  du  sujet 
sert  de  sujet  au  prédicat  du  prédicat  :  C'est  ce  que  personne 
ne  peut  raisonnablement  nier.  Je  poursuis  :  Si  Socrate  est 
espèce,  Socrate  est  universel  et  s'il  est  universel  il  n'est 
point  Socrate.  Ils  se  refusent  à  cette  conséquence  :  s'il  est 
universel  il  n'est  point  singulier;  car  dans  leur  système  tout 
universel  est  singulier  et  tout  singulier  universel.  » 

Certes  il  se  rencontre  dans  cette  âpre  dialectique  une 
opposition  si  farouche  à  la  théorie  simpliste  des  genres 
et  des  espèces,  qu'on  a  pu  relever,  à  juste  titre  (art. 
Nominalisme,  col.  717-731);  la  tendance  nominaliste 
d'Abélard.  Cependant  (même  art.,  col.  717),  tout  de 
suite,  indubitablement,  on  reconnaît  qu'Abélard  n'est 
pas  un  nominaliste  de  cette  école  de  Roscelin  qui  ne 


1849 


RÉALISME.   SAINT    THOMAS 


IK.-iO 


distinguait  que  des  mots  dans  les  genres  et  les  espèces. 
Abélard  est  beaucoup  plus  perspicace  :  les  hommes, 
comme  il  le  reconnaît,  sont  simplement  semblables; 
mais  cette  similitude  n'est  pas  rien;  elle  constitue  une 
très  importante  réalité.  La  réalité  humaine,  ainsi, 
pourra  apparaître  comme  double  :  il  existe  les  huma- 
nités concrètes  des  personnes  et  il  existe  aussi  cette 
ressemblance  spécifique  où  se  groupent  les  personnes 
(V.  Cousin,  op.  cit.,  p.  164-165)  :  Illud  lantum  humani- 
lalis  informalur  Socralilate  quod  in  Socrale  est.  Ipsum 
autem  species  non  est,  sed  illud  quod  ex  ipsa  et  cœteris 
similibus  essentiis  conftcilur  :  <■  Ce  qui  prend  la 
forme  de  la  socratité,  ce  n'est  pas  l'humanité  en  soi, 
mais  ce  qu'il  y  a  d'humanité  en  Socrate.  L'espèce  en 
effet  n'est  pas  cette  portion  seule  d'humanité  mais 
sa  réunion  avec  toutes  les  humanités  semblables.  » 
Bref,  Abélard  n'est  pas  seulement  un  réaliste  contre 
l'idéalisme  de  Guillaume  de  Champeaux,  il  est  aussi 
un  réaliste  contre  le  nominalisme  outrancier  de  Ros- 
celin.  Il  reprend  expressément  à  son  compte  la  théorie 
des  universaux  qu'avait  esquissée  Porphyre  en  y  déce- 
lant une  collection  d'êtres  semblables.  V.  Cousin,  op.  cit. 
p.  185.  Maisilinsiste  sur  la  réalité  que  représente,  entre 
les  êtres  de  la  collection,  cette  similitude  même.  Seu- 
lement de  cette  ressemblance  il  ne  veut  pas  faire  un 
être  réalisé  à  part  des  indiuidus.  Les  individus  n'étant 
pas  «  mécanisés  »  par  cet  archétype  gardent  leur  li- 
berté, ils  sont  capables  de  destins  propres,  respon- 
sables. Abélard,  grâce  à  son  réalisme  modéré  à  égale 
distance  des  deux  extrêmes,  était  en  état  de  faire 
progresser  la  théologie,  spécialement  la  théologie  mo- 
rale, puisqu'il  maintenait  et  les  lois  de  la  nature  hu- 
maine, et  les  initiatives  des  individus. 

Ce  qu'il  y  avait  d'instable  et  d'imprudent  dans  la 
personnalité  d' Abélard  ne  se  rencontra  heureusement 
plus  chez  certains  de  ses  disciples  bien  avisés,  tel 
Pierre  Lombard.  Le  xn"  siècle  parisien  tout  entier, 
sans  trop  le  dire,  sans  trop  se  l'avouer  peut-être,  car 
Abélard  n'était  pas  en  odeur  de  sainteté,  vécut  de  ces 
grands  principes  abélardiens,  assagis  au  service  de 
l'Église,  service  auquel  d'ailleurs  ils  étaient  si  aptes, 
jusque  dans  leurs  audaces  apparentes.  Mais  après  avoir 
trouvé  chez  elle,  dès  les  temps  carolingiens,  par  Por- 
phyre et  Boèce,  des  problèmes  du  paganisme  où  le 
réalisme  chrétien  pouvait  être  remis  en  question,  la 
chrétienté  se  trouvera  bientôt  en  présence  de  thèses 
païennes  agressives  qui  lui  venaient  par  les  Arabes 
d'Espagne  et  de  Sicile.  Après  Abélard,  il  lui  faudra 
Thomasd'Aquinpourexpliciterà  nouveau  son  réalisme. 
III.  La  thèse  hellénistique  de  l'unité  de  l'in- 
tellect   ET    LA.    PSYCHOLOGIE     CONCRÈTE     DE     SAINT 

Thomas  d'Aquin.  —  Ce  n'étaient  pas  seulement  les  ten- 
dances astrologiques  rénovées  de  l'antiquité  païenne 
et  hostiles  à  l'autonomie  de  chaque  homme  qui  pri- 
rent un  développement  considérable  au  xme  siècle,  à 
l'aurore,  à  l'aube  plutôt  des  sciences  positives.  Cette 
astrologie  elle-même  recevait  l'appui  important  qui  lui 
venait  du  monde  arabe  depuis  les  environs  de  l'an  1000, 
depuis  l'époque  de  Gerbert.  Les  Arabes  avaient  hérité 
en  Syrie  de  la  science  antique  et  ils  avaient  accru  cet 
héritage.  De  même  ils  avaient  acquis  et  amplifié  les 
spéculations  les  plus  mystiques  des  néo-platonisants. 
De  la  sorte  ils  avaient  doublé  leur  panthéisme  maté- 
rialiste et  scientiste  d'une  sorte  de  panthéisme  spiritua- 
liste  et  mystique. 

Déjà,  aux  écoles  chartraines  du  xne  siècle,  l'ortho- 
doxie est  confusément  atteinte  par  l'une  et  l'autre  de 
ces,  deux  tendances,  où  ni  Dieu  ni  la  nature  ne  sont 
oubliés  mais  où  l'on  a  franchement  oublié  l'homme. 
Aux  environs  de  1215,  dans  l'université  naissante  de 
Paris,  au  temps  d'Amaury  de  Bène  et  de  David  de 
Dinant,  c'est,  au  fond,  la  tendance  au  monisme  simpli- 
ficateur, antiréaliste  qui  est  condamnée.  Cependant, 


pendant  plusieurs  décades,  les  réalistes  parisiens  vont 
encore  avoir  de  la  peine  à  expliciter  davantage  les 
conditions  philosophiques  de  cette  croyance  réaliste 
qu'ils  tiennent  de  leur  foi  et  au  service  de  laquelle  ils 
possèdent  déjà  les  découvertes  d' Abélard.  C'est  que  les 
conditions  ne  sont  pas  extrêmement  favorables  à  une 
explication  de  réalisme.  La  raison  en  est  une  tendance 
philosophique  commune  à  tous  les  docteurs  parisiens, 
séculiers  ou  religieux.  Les  nouveaux  religieux  adonnés 
aux  études  (et  au  temps  d'Alexandre  de  Halès  ils  sont 
à  Paris  davantage  peut-être  des  franciscains  que  des 
dominicains),  tout  comme  les  séculiers,  suivent  les  doc- 
trines de  l'arabe  Avicenne,  baptisées  dans  l'augusti- 
nisme  par  l'espagnol  Gundissalinus.  Les  tendances  les 
plus  piétistes  peuvent  s'en  accommoder.  Le  réalisme 
d' Avicenne  peut  d'ailleurs  paraître  suffisant.  Distin- 
guant l'essence  et  l'existence,  ce  philosophe  arabe  dis- 
tingue aussi  les  existences  les  unes  des  autres,  en  parti- 
culier (ce  qui  est  très  important)  il  distingue  les  unes 
des  autres  les  existences  des  êtres  doués  d'intelligence 
comme  les  hommes.  Cf.  Roland-Gosselin,  De  ente  et 
essenlia,  p.  155-157.  Cependant  il  y  a  une  limite  à  ce 
réalisme  d' Avicenne,  parce  que  pour  lui,  du  moins 
pour  ses  disciples  chrétiens,  que  M.  Gilson  appelle  les 
gundissalinistes  ou  les  augustinistes  avicennisants, 
l'activité  de  l'intelligence  demeure  l'apanage  de  Dieu. 
Selon  cette  doctrine,  l'esprit  humain  connaissant  est 
moins  un  poste  émetteur  qu'un  poste  récepteur.  Par 
une  attache  trop  directe  des  cas  humains  divers  à 
l'Intellect  divin,  on  compromettait,  sans  qu'on  s'en 
rendit  compte,  l'indépendance  de  chaque  homme.  A 
cette  époque  où  la  science  débutait  à  peine,  plutôt  que 
les  divergences  des  cas  particuliers  on  était  naturel- 
lement porté  à  observer  d'abord  les  analogies  entre  les 
phénomènes,  d'autant  plus  qu'on  espérait  pouvoir  les 
rattacher  à  quelque  influence  astrale.  De  la  même 
manière,  les  lois  qui  régissent  les  espèces  animales  pa- 
raissaient fort  rigoureuses.  On  les  supposait  simples. 
Pour  peu  qu'on  considérât  les  esprits  humains  comme 
de  simples  postes  récepteurs  de  l'Intelligence  divine, 
on  risquait  de  laisser  s'estomper  le  réalisme  d' Abélard 
et  d'expliquer  de  nouveau,  avec  Aristote,  les  appa- 
rences contingentes  de  la  nature  comme  les  résul- 
tantes, les  nœuds  de  normes  rigides  spécifiques. 

On  ne  mesura  vraiment  l'importance  du  danger  que 
courait  le  réalisme  que  lorsqu'arriva  d'Espagne  une 
nouvelle  doctrine  moins  apparemment  assimilable  au 
christianisme  que  celle  d'Avicenne,  à  savoir  celle 
d'Averroès.  Ce  dernier  était  un  scientiste  plus  encore 
qu'un  philosophe.  Tournant  à  son  côté  physique  la 
métaphysique  d'Aristote,  il  insistait  sur  ces  faits  qui 
lui  paraissaient  patents  :  «  Tout  ce  qui  se  meut  est  mû 
physiquement.  Tout  ce  qui  se  meut  est  mi  par  un 
autre.  »  Les  deux  propositions  sont  en  eiîet  dans  Aris- 
tote. Avec  une  logique  trop  claire,  Averroès  en  tirait 
un  monisme  physique,  l'intelligence  n'étant  plus,  au 
dessus  de  ce  monde,  qu'une  sorte  de  phosphorescence, 
une  représentation  partielle,  un  épiphénomène.  Cha- 
que esprit  humain  n'était  plus  donné  que  comme  un 
reflet  d'une  intelligence  aussi  unifiée  que  le  monde. 
Par  ailleurs  cette  intelligence  était  considérée  comme 
hors  d'état  de  mouvoir  quoi  que  ce  soit. 

Bien  entendu,  en  Italie,  puis  en  France,  où  elles 
parvinrent  peu  à  peu,  les  doctrines  d'Averroès  ne  fu- 
rent pas  partout  acceptées  dans  leur  intégralité  hété- 
rodoxe. On  se  borna  souvent  à  faire  au  profond  com- 
mentateur d'Aristote,  qu'était  en  effet  Averroès,  des 
emprunts  de  détails.  Mais  comment  emprunter  des 
détails  à  un  commentateur  qui  gauchissait  l'autorité 
d'Aristote  dans  un  sens  incompatible  avec  le  réalisme  • 
chrétien,  sans  se  laisser  solliciter  par  la  double  menta- 
lité d'Averroès  et  d'Aristote?  Il  se  produisit  donc  que 
des  averroïstes  parisiens  ne  mirent  pas  toujours  dans 


1851 


RÉALISME.    SAINT    THOMAS 


1852 


leurs  emprunts  au  maître  arabe  cette  discrétion  à  la- 
quelle sut  se  tenir  saint  Thomas  d'Aquin.  Il  se  ren- 
contra môme  qu'«  un  soldat  refusait  en  mourant  les 
consolations  de  la  religion  parce  qu'il  disait  être  sauvé 
avec  saint  Pierre  n'y  ayant  qu'une  âme  au  monde  avec 
lui  ».  Il  se  croyait  sauvé  dans  l'âme  de  l'espèce  hu- 
maine, refaisait  à  son  compte,  sans  le  savoir,  le  raison- 
nement sophistique  qu'Abélard  prêtait  à  Guillaume 
de  Champeaux.  Ce  cas  et  sans  doute  quelques  autres, 
des  conciliabules  fort  peu  chrétiens  qui  réunissaient 
divers  maîtres  parisiens,  souvent  des  plus  jeunes,  tout 
ce  danger  fit  peur.  Dès  1258-1259,  saint  Thomas 
d'Aquin  réagissait  vigoureusement.  Il  préparait  sa 
Summa  contra  genliles,  le  premier  de  ses  grands  tra- 
vaux originaux.  La  Summa  contra  genlilcs  était  moins 
dirigée,  comme  on  l'a  cru  longtemps,  contre  les  Maures 
d'Espagne  que  contre  ceux  qu'elle  désigne  expressé- 
ment comme  genliles.  Dans  le  langage  universitaire 
d'alors,  les  genliles  sont  les  païens  qui  retrouvent  des 
partisans  à  la  faveur  des  diverses  doctrines  philoso- 
phiques ou  scientistes  venues  du  monde  arabe.  Dans 
sa  Summa  contra  genliles,  Thomas  d'Aquin,  après  avoir 
exposé  la  théodicée,  insiste  longuement  sur  les  distinc- 
tions des  choses  et  sur  les  distinctions  des  substances 
intellectuelles.  Surtout,  il  pose  le  grand  principe  de  son 
réalisme  chrétien.  C'est  d'ailleurs  moins  d'un  principe 
qu'il  s'agit  que  d'une  constatation,  plus  importante 
en  faveur  du  réalisme  que  ce  qu'avait  discerné  Abé- 
lard  lui-même.  C'est  cette  constatation  qu'il  convient 
de  dégager  comme  essentielle  au  réalisme  thomiste. 
Thomas  d'Aquin  est,  avant  tout  peut-être,  un  inven- 
teur en  philosophie  réaliste.  Sans  doute,  en  toute  sa 
réflexion  philosophique  il  s'est  beaucoup  servi  de 
l'école  des  philosophes  arabes  :  Aviccnne,  AI-Farabi, 
Al-Gazel,  comme  il  s'est  servi  de  beaucoup  d'auteurs 
latins.  Pourtant  le  gundissalinisme,  qui  était  un  avicen- 
nisme  déjà  christianisé,  fut  rejeté  par  Thomas  d'Aquin 
comme  pas  assez  réaliste,  comme  ouvrant  une  brèche 
par  laquelle  l'averroïsme  lui-même  aurait  pu  trouver 
le  moyen  de  s'infdtrer  dangereusement.  C'est  que,  au 
fond,  malgré  la  multitude  de  ses  informations,  peut- 
être  en  raison  même  de  leur  diversité,  saint  Thomas 
n'est  pas  dans  le  sillage  des  Arabes,  différent  en  cela 
de  la  plupart  des  docteurs  chrétiens  de  son  temps. 
Tout  en  faisant  un  large  emploi  de  certaines  thèses  de 
l'aristotélisme  pur,  il  est  un  penseur  très  personnel  au 
service  du  réalisme  chrétien.  L'augustinisme  le  plus 
dévot  avait  trouvé  à  prendre  dans  les  doctrines  des 
genliles  et  plus  encore  les  «  artistes  »,  jeunes  maîtres 
ou  étudiants  en  humanités  et  en  sciences,  dont  l'ortho- 
doxie au  contact  de  l'averroïsme  paraissait  plus  parti- 
culièrement atteinte.  Albert  le  Grand  et  Bacon  rele- 
vaient des  Arabes  et  Roger  Bacon  trouvait  même  le 
moyen  d'unir  leurs  tendances  dangereuses  les  plus 
opposées,  leurs  mentalités  trop  physiciennes  et  trop 
mystiques.  C'est  au  moment  où  tant  de  syncrétismes, 
qui  laissaient  de  côté  divers  aspects  plus  ou  moins 
essentiels  du  réalisme  chrétien,  arrivaient  a  maturité, 
que  Thomas  d'Aquin  leur  opposa  sa  doctrine  person- 
nelle. 

Le  point  précis  par  où  il  s'opposait  ainsi  à  ses 
contemporains  est  la  théorie  du  nombre  des  intellects 
agents.  En  ce  temps-là,  les  philosophes  chrét  iens,  même 
s'ils  distinguaient  une  multiplicité  d'intellects  passifs 
humains,  se  contentaient  d'admettre  l'existence  d'un 
seul  intellect  agent.  Albert  le  Grand  lui-même,  retenu 
par  ses  sources  gréco-arabes,  n'avait  pas  osé  multiplier 
les  intellects  agents  et  il  n'avait  peut-être  même  pas 
songé  sérieusement  a  considérer  chaque  intellect 
agent,  comme  un  attribut  de  chaque  homme,  comme 
un  élément  essentiel  de  sa  personnalité,  ('.outre  l'augus- 
tinisme mystique  et  contre  la  physique  averroïste, 
Thomas  d'Aquin  invente,  dans   sa  Summa  contra  gen- 


liles, la  philosophie  morale,  et  métaphysique  aussi,  de 
l'individu.  Ainsi  ce  qu'il  faut  voir  dans  la  Summa  con- 
tra genliles,  ce  n'est  pas  seulement  une  polémique 
antimusulmane  ou  antiaugustinienne  ou  antiaver- 
roïste,  polémique  qui  s'y  trouve  en  effet  et  longuement; 
c'est  plus  encore  :  c'est  l'œuvre  où  Thomas  d'Aquin 
est  maître,  pour  la  première  fois,  de  sa  synthèse  réa- 
liste, qui  n'était  qu'ébauchée  dans  son  précédent  ou- 
vrage de  jeunesse,  son  Commentaire  sur  les  sentences  de 
Pierre  Lombard.  Thomas  d'Aquin,  dépassant  en  cela 
Albert  le  Grand,  sut  voir  que  les  similitudes  des  raisons 
individuelles  ne  forment  pas  uniquement  une  seule 
raison  transcendante.  Elles  ne  sont  que  comparables  à 
tous  les  autres  genres  des  similitudes  des  êtres.  Il 
remarque  que,  sous  ses  dehors  les  plus  impersonnels, 
l'intelligence  est  un  des  éléments  les  plus  personnels, 
en  même  temps  que  le  plus  connu,  le  plus  essentiel  de 
la  personnalité  même  du  moi  humain.  Il  lui  arrive  de 
dire  manifcslum  est  quod  hic  homo  singularitcr  intelligit. 
Une  autre  phrase  assez  semblable  lui  est  également 
chère  :  Expcritur  seipsum  esse  qui  intelligit.  (Cf.  A.  Fo- 
rest,  dans  Revue  des  cours  et  conférences,  1932,  p.  381.) 
L'activité  singulière  personnelle  de  chaque  intelligence 
humaine  paraît  à  saint  Thomas  ou  bien  être  un  fait, 
ou  bien  découler  des  faits.  On  pourrait  presque  dire 
qu'il  en  appelle  au  même  critère  d'évidence  que  Des- 
cartes dans  son  Cogilo,  ergo  sum.  Cette  constatation 
ou  plutôt  ce  jugement  de  valeur  porté  sur  les  faits  est 
essentiel  au  réalisme.  Il  faut  qu'un  jugement  de  valeur 
et  d'existence  soit  ainsi  porté,  légitimant  les  appa- 
rences. Ainsi  s'accomplit  le  passage  de  la  personnalité 
psychologique  (qui  se  définit  par  les  apparences  d'uni- 
té et  d'activité  de  la  conscience)  jusqu'à  la  personna- 
lité métaphysique  conçue  comme  substance,  sub- 
stance «  actuée  »  ou  plutôt  «  révélée  »  par  ces  accidents 
que  sont  les  phénomènes  psychiques.  Les  accidents 
étant  d'ordre  intellectuel  et  volontaire,  c'est-à-dire 
concernant  le  dynamisme  de  chaque  intelligence,  la 
volonté  apparaissant  par  ailleurs  comme  essentiel- 
lement liée  à  l'intelligence,  cette  substance  humaine 
personnelle  ne  peut  être  dite  que  substance  intellec- 
tuelle. Ce  terme,  ou  plutôt  ces  deux  termes  accolés  sont 
chers  à  saint  Thomas.  Dans  la  terminologie  et  la  men- 
talité générale  aristotélicienne  dont  celui-ci  continuait 
à  user  abondamment,  l'homme  est  un  «  animal  raison- 
nable »,  mieux  :  «  l'animal  raisonnable  ».  Son  caractère 
spécifique,  qui  caractérise  son  essence  est  la  raison, 
cette  raison  où  Aristote  mettait  bien,  avec  l'intelli- 
ligence,  la  volonté.  Ainsi  l'aristotélisme,  placé  nette- 
ment dans  sa  psychologie  même  sur  le  terrain  méta- 
physique, suggérait  à  Thomas  d'Aquin  son  réalisme 
personnel  et  chrétien. 

Cet  acquis  philosophique  étant  réalise,  cette  véri- 
table découverte  majeure  étant  faite,  Thomas  d'Aquin 
était  en  état  de  réfuter  le  monisme  intellectualiste 
dont  la  philosophie  de  son  temps  était  plus  ou  moins 
atteinte.  Ainsi  put-il  écrire  son  c.  i.xxvi  du  1.  II  de  la 
Summa  contra  genliles  :  Quod  inlellectus  agens  non  sit 
substantiel  separala  sed  aliquid  animée.  Ex  his  aulem 
con.clu.di  potest  quod  nec  intelleclus  agens  est  unus  in 
omnibus  ut  Alexander  eliam  ponit  cl  Avicenna...  Il  pou- 
vait faire  plus  et  édifier  sur  son  réalisme  intellectua- 
liste toute  une  morale  chrétienne.  En  effet,  il  posait 
maintenant  des  équivalences  chrétiennes  entre  cer- 
taines notions  psychologiques  proches  de  l'expérience 
cl  certaines  notions  de  la  métaphysique  aristotéli- 
cienne. Il  mettait,  sous  les  notions  vagues  et  comme 
«  passe-partout  »  de  la  métaphysique  conceptuelle 
issue  des  spéculatifs  grecs,  des  réalités  psychologiques 
concrètes,  repérables,  existantes. 

Ainsi  les  historiens  de  la  pensée  de  saint  Thomas 
d'Aquin  n'ont  en  général  pas  assez  insisté  sur  l'impor- 
tance d'une  équation  posée  par  saint  Thomas  en  mêla 


1853 


RÉALISME.    SAINT    THOMAS 


1854 


physique  et  qui  constitue  le  bouleversement  ou  plutôt 
la  transmutation  de  l'aristotélisme  en  ce  lointain  début 
des  philosophies  modernes.  Cette  équation  philoso- 
phique peut  se  formuler  comme  suit,  'le  premier  mem- 
bre étant  en  terme  de  philosophie  antique,  le  second 
membre  étant  en  terme  de  philosophie  moderne)  :  la 
forme  de  chaque  homme  =  son  intelligence,  sa  cons- 
cience. L'âme  de  chaque  homme  est,  ni  plus  ni  moins, 
sa  raison  individuelle.  Les  textes  de  saint  Thomas  à  ce 
sujet  sont  fréquents,  longs  et  n'apparaîtraient  contra- 
dictoires qu'à  celui  qui  refuserait  de  les  méditer.  Voici 
quelques-unes  de  ces  expressions  dans  la  Summa  con- 
tra gentiles  :  Si  inlellectus  agens  est  quœdam  substantiel 
separata,  manifestum  est  quod  est  supra  naluram  homi- 
nis...  Arisloletes  oslendit  quod  quo  vivimus  et  senlimus 
est  forma  et  actus.  Sed  utraque  aclio  scilicet  intellectus 
possibilis  et  inlellectus  agenlis  convenit  homini...  Inlel- 
lectus possibilis  et  agens  sunt  virtutes  quœdam  in  nobis 
formaliler  exislentes. . .  Forma  aulem  per  quam  Deus  agit 
creaturam  est  forma  inlelligibilis.  Naturœ  inlellecluales 
sunt  formée  subsislenles...  Intelligere  el  raliocinari  est 
operalio  hominis  in  quantum  homo  est...  Homo  est  mo- 
vens  seipsum...  Primum  aulem  movens  in  homine  est 
inlellectus...  Subslantia  inlelleclualis  non  unilur  cor- 
pori  solum  ul  molor  neque  conlinetur  ei  solum  per  phan- 
tasmata,  ut  dixil  Averrhoes  sed  ut  forma...  Anima  huma- 
na  est  inlelleclualis  subslantia  corpori  unita  ut  forma... 
Homo  potesl  definiri  per  hoc  quod  est  inlellectious... 
Intellectus  agens  est  causa  e/ficiens. 

Ce  qui  paraît  ainsi  à  Thomas  d'Aquin  être  l'expres- 
sion d'un  fait,  lui  paraît  également  nécessaire  pour  la 
foi  catholique,  car  il  s'agit  de  sauvegarder  la  liberté 
humaine.  Summa  contra  gentiles,  1.  II,  c.  lxxvi  : 
Operalio  propria  hominis  est  intelligere,  cujus  primum 
principium  est  inlellectus  agens  qui  facit  species  intelli- 
gibiles  a  quibus  patitur  quodammodo  intellectus  possi- 
bilis qui  faclus  in  aclu  mouet  volunlalem.  Si  igilur  inlel- 
lectus agens  est  quœdam  subslantia  extra  homine.m,  lola 
operalio  hominis  dependel  a  principio  extrinseco.  Non 
igilur  crit  homo  agens  seipsum  sed  actus  ab  alio  et  sic 
non  eril  dominus  suarum  operationum  nec  merelur 
laudern  aul  vituperium;  et  pcribil  lola  scientia  moralis 
el  conversalio  politica,  quod  est  inconoeniens.  Non  est 
igilur  inlellectus  agens  subslantia  separata  ab  homine. 
On  trouvera  dans  les  Quicstiones  disputatœ  et  dans  la 
Summa  theologica,  écrite  après  la  Summa  contra  gen- 
tiles, plus  que  des  textes  parallèles  :  la  mise  en  œuvre, 
tout  au  long  des  divers  problèmes  de  la  théologie 
catholique,  du  réalisme  noétique  ainsi  élaboré. 

Il  s'agit  bien  en  effet  de  toute  une  élaboration  d'un 
réalisme  noétique.  Historiquement,  saint  Thomas, 
comme  l'a  indiqué  son  premier  biographe,  Guillaume 
de  Tocco,  est  le  philosophe  qui  a  su  voir  que  l'espèce 
humaine  se  multiplie  en  personnalités  par  la  multipli- 
cation des  activités  intellectuelles.  Pour  l'homme,  aime 
à  répéter  saint  Thomas,  l'intelligence  c'est  la  vie.  Au- 
tant d'intelligences  humaines,  autant  de  vies  humaines, 
autant  d'êtres  humains.  Oser  ainsi  combattre  une 
forme  «  monopsychiste  »,  anémiée,  idéaliste  de  l'aris- 
totélisme, une  forme  de  pensée  qui,  avec  Averroès  et 
même  Avicenne,  faisait  de  l'intelligence  un  épiphé- 
nomène  unique  et  impersonnel,  détruisant  les  préro- 
gatives de  chaque  conscience  au  profit  du  diktat  de 
l'espèce,  c'était  en  réalité,  de  la  part  de  saint  Thomas, 
poser  sur  le  terrain  scientifique  la  philosophie  impli- 
cite du  christianisme,  selon  qui  chacun  a  pour  destinée 
de  finir  par  voir  Dieu  pour  son  propre  compte.  Le 
triomphe  divin  est  la  multiplication  même  de  l'intelli- 
gence parmi  les  hommes  et  cette  «  intelligence  »  doit 
être  considérée  au  sens  le  plus  large  du  mot.  L'intelli- 
gence ne  pouvait  en  effet  être  désignée  par  le  génie  de 
saint  Thomas  comme  étant  quasiment  le  tout  de 
chaque  homme,  qu'à  la  condition  d'être  conçue  par  lui 


au  sens  très  large  de  conscience  mouvante,  à  la  condi- 
tion d'équivaloir  avec  ce  que  E.  Le  Roy  nomme  «  la 
pensée  vivante  ».  L'intelligence  n'est  pas  seulement 
l'art  d'abstraire;  elle  est  l'art  de  se  conduire;  l'inspi- 
ratrice de  la  morale  comme  le  principal  titre  de 
l'homme  à  exister.  Cette  intelligence,  qui  se  trouve 
elle-même  par  une  appréciation  globale,  qui  saisit 
Dieu  par  une  autre  appréciation  globale,  est  aussi  près 
que  possible  d'un  intuitionisme  souple,  à  la  condition 
que  cet  intuitionisme  ne  limite  pas  l'intelligence  au 
«  fonctionnement  bureaucratique  de  l'esprit  ».  Il  faut 
que  cet  intuitionisme  largement  intellectualiste  à  la 
manière  de  saint  Thomas  d'Aquin  sache  distinguer  : 
les  êtres  qui  transcendent  le  temps,  la  durée  des  cou- 
rants de  conscience,  les  permanences  même  dans  la 
mobilité  de  chaque  esprit.  Sur  ce  dernier  point  saint 
Thomas  d'Aquin  a  été  fort  loin,  étudiant  à  fond  les 
habitus,  les  intentions,  les  finalités,  principes  de  per- 
manence par  rapport  aux  moyens  successifs  de  leur 
réalisation. 

Il  faut  bien,  comme  le  voudrait  Bergson,  que  le 
réalisme  thomiste  puisse  s'accorder  là-dessus  avec  le 
réalisme  plotinien,  ou  alors  c'est  la  séparation  défini- 
tive de  l'augustinisme  et  du  thomisme.  Si  cette  vue  des 
choses  de  l'esprit  peut  être  agréée,  le  corps,  très  réel, 
retrouve  sa  place  dans  ce  que  Dwelshauvers  appelle  la 
synthèse  mentale.  En  ce  cas  le  corps  serait  instrument 
à  l'usage  des  fins  de  l'âme,  une  image  pour  le  langage 
vécu  de  l'action.  Il  participerait  aussi  à  ce  rôle  du 
monde  qui  est  d'être  un  langage  que  Dieu  parle  à 
l'homme. 

La  magistrale  analyse  de  l'acte  humain,  cet  accident 
de  la  grande  action  immanente  qu'est  chaque  forme 
humaine,  a  été  faite  par  saint  Thomas,  entièrement 
neuve  et  originale  dans  la  Ia-II»  de  la  Summa  théolo- 
gien. Grâce  à  sou  réalisme,  elle  vaut  non  seulement 
pour  l'ordre  psychologique,  mais  pour  l'ordre  méta- 
physique et  pour  l'ordre  moral,  puisque  cette  intelli- 
gence que  l'on  y  voit  à  l'œuvre  est  la  réalité  essentielle 
de  l'homme.  L'intelligence  dure  comme  le  veut  l'iotin, 
'philosophe  réaliste  de  l'extase  intellectuelle  et  de  la 
durée  spirituelle  opposées  au  temps  matériel.  A  travers 
les  circonstances  transitoires  qui  suggèrent  à  l'esprit 
des  moyens  passagers  pour  des  intentions  plus  du- 
rables, se  l'ont  jour,  parmi  l'écoulement  rapide  des 
cellules  du  corps,  des  p  ■nnaneiices  plus  durables  encore 
d'égolsme  vital.  L'ordre  dynamique  et  l'ordre  statique 
se  mêlent  aussi  intimement  que  l'ordre  intellectuel  et 
l'ordre  volontaire.  Ce  que  l'on  appelle  le  sentiment  (lu 
cœur  comme  ce  (pie  l'on  nomme  intuition  de  l'esprit 
sont  des  éléments  de  celte  unité  a  deux  faces  (intellec- 
tuelle et  volontaire)  qui  englobe  les  multiplicités  les 
plus  variées,  les  plus  réelles,  l.a  psychologie  de  saint 
Thomas,  parce  qu'elle  est  métaphysique,  pourra,  par 
ailleurs,  donner  naissance  ;i  une  morale  profondément 
chrétienne.  11  est  vrai  par  contre  que  son  réalisme  sup- 
pose de  telles  merveilles  qu'il  ne  peut  vraiment  tenir 
qu'avec  une  théodicée  solide,  aux  contins  de  la  théolo- 
gie catholique.  Ainsi  la  foi  viendra,  en  un  sens,  au  se- 
cours de  celui  qui  a  admis  cet  intuitif  et  global  juge- 
ment de  valeur  :  «  Je  pense  et  je  connais  des  êtres 
multiples,  donc  j'existe  et  ces  êtres  existent  comme  je 
les  connais.  » 

On  ne  peut  connaître  ce  qui  n'apparaît  pas  que 
d'après  ce  qui  apparaît.  Mais  que  valent  les  plus  simples 
apparences?  A  un  moderne  tout  le  bel  édifice  du  réa- 
lisme thomiste  paraîtra  reposer  sur  le  miracle  d'une 
connaissance  à  la  fois  entièrement  subjective  et  entiè- 
rement objective;  subjective  par  son  activité,  objec- 
tive par  son  réalisme.  Il  ne  semble  pas  qu'il  faille  cher- 
cher la  justification  de  ce  personnalisme  thomiste  dans 
des  matériaux  empruntés  à  l'aristotélisme.  L'élabo- 
ration des  species  allant  de  l'objet  extérieur  à  l'inté- 


1855 


REALISME.    SAINT    THOMAS 


1856 


rieur  de  l'intellect  expliquerait  à  la  rigueur  une  sorte 
de  bombardement  de  l'esprit  par  des  particules  maté- 
rielles. Elle  n'expliquera;t  pas  la  réaction  toute  psy- 
chique de  la  connaissance,  ni  même  la  présence  des 
images  matérielles  dans  la  conscience.  L'homme,  par 
cette  réaction  intérieure  qui  dépasse  les  agitations  de 
la  matière  et  les  reproduit  dans  la  conscience,  est  un 
petit  dieu,  comme  s'il  refaisait  dans  son  microcosme 
le  vaste  macrocosme.  C'est  un  dieu  partiel,  il  est  vrai, 
puisqu'il  ne  fait  le  monde  que  peu  à  peu,  en  partie  et 
conformément  à  un  modèle  objectif.  Malgré  tout,  c'est 
un  petit  dieu  que  l'homme  connaissant.  Son  prodige 
dans  la  connaissance,  ne  faut-il  d'ailleurs  pas  l'expli 
quer  par  le  fait  que  l'homme  est  comme  fils  de  Dieu 
et  à  son  image?  N'est-ce  pas  finalement  au  miracle  de 
la  puissance  du  Dieu  créateur  à  rendre  compte  des 
merveilles  des  créatures?  Et  quelle  merveille  plus 
grande  que  la  vie  psychique  d'un  esprit  comme 
l'homme  dans  une  ambiance  matérielle?  Dans  l'homme, 
lui-même  corps  et  âme,  qui  pouvait  mettre  cette 
harmonie,  qui  pouvait  répartir  les  indépendances  et 
les  dépendances  des  êtres  surtout  des  «  substances 
intellectuelles  »,  si  ce  n'est  Dieu  en  personne?  Dieu 
crée  non  seulement  chaque  fragment  d'être,  mais  la 
création  tout  entière,  ainsi  que  le  requiert  la  foi  catho- 
lique. La  vraie  relation  entre  chaque  être  isolé  à  la 
manière  d'une  monade  leibnizienne  (le  vinculum,  non 
vinculum  substantiœ,  mais  vinculum  substanliarum) 
c'est  Dieu  lui-même.  La  relation  serait  un  être  de 
pure  raison,  si  elle  n'avait  ses  plus  profonds  titres  à 
être  dans  les  êtres  qui  sont  ses  termes.  Qu'un  être 
hors  série  soit  l'auteur  des  deux  êtres  en  relation,  il  est 
du  même  coup  l'auteur  du  destin  commun  de  ces  deux 
êtres,  liés  en  un  superêtre  créé,  pourvu  qu'on  appelle 
superêtre  la  totalité  des  deux  êtres  en  question,  tota- 
lité h  qui  doit  correspondre  comme  une  spéciale  subsis- 
tance, et  non  pas  une  relation,  privée  arbitrairement 
de  ses  deux  termes  ontologiques.  Si  l'on  ne  veut  pas  de 
ce  Dieu  explicatif  de  saint  Thomas  on  retombe  à 
l'agnosticisme;  saint  Thomas  a  donc  réussi  à  lier  le  réa- 
lisme universel  au  subjectivisme  humain.  Il  a  résolu  le 
problème  de  la  construction  du  monde  parl'esprit,  pro- 
blème auquel  Kant  s'emploiera,  avec  moins  de  succès. 
Chez  saint  Thomas  (et  chez  son  disciple  le  P.  Garrigou- 
Lagrange,  cf.  Le  sens  commun,  la  philosophie  de  l'être 
et  les  principes  dogmatiques),  on  ne  se  contente  pas 
d'étudier  les  principes  du  cheminement  de  l'esprit  dans 
un  ordre  logique.  On  montre  comment  ces  principes 
du  cheminement  de  l'esprit  postulent  tout  le  réalisme. 
Si  l'on  considère,  par  exemple,  le  principe  très  simple 
«  ce  qui  est  est  »,  on  y  trouve  tout  autre  chose  qu'une 
simple  tautologie.  Ce  principe  d'identité  équivaut  à 
cet  énoncé  :  «  ce  qui  apparaît  comme  phénomène  pos- 
sède une  valeur  absolue  métaphysique.  »  Le  principe 
de  raison  d'être  ou  de  raison  suffisante  :  «  Tout  ce  qui 
est  a  sa  raison  d'être  »,  «  tout  est  intelligible  »,  se  rat- 
tache au  principe  d'identité  ainsi  conçu  ontologi- 
quement.  Garrigou,  op.  cit.,  p.  108.  Ce  qui  est  synthé- 
tique a  priori,  c'est  l'affirmation  nécessaire  de  l'intelli- 
gibilité, de  l'ordre  et  de  la  réalité  de  l'univers.  Ce  qui 
est  analytique  a  posteriori,  c'est  la  description  que  l'on 
fait  de  l'univers  par  les  différentes  applications  des 
premiers  principes,  liant  ou  détachant  de  l'ensemble 
du  cosmos  les  divers  ("1res  qui  apparaissent,  les  divers 
événements  qui  se  produisent.  Dans  le  problème  pri- 
mordial de  la  connaissance,  la  philosophie  moderne, 
trop  souvent  à  la  remorque  d'un  kantisme  étroitement 
conceptuel,  n'a  guère  étudié  que  le  de  modis  cogilandi. 
Certes,  cet  aspect  du  grand  problème  n'est  pas  négli- 
geable. Mais  le  tort  de  beaucoup  d'idéalistes  modernes 
a  été  de  trop  se  désintéresser  du  caractère  complexe, 
concret,  sensible,  irréductiblement  donné,  qui  caracté- 
rise les  objets  de  la  connaissance.  Il  eût  fallu  se  soucier 


davantage  de  rébus  cogitatis.  Elles  ne  sont  pas  négli- 
geables si  elles  mènent  au  Dieu  créateur  des  choses  et 
des  esprits,  si  ce  Dieu  trouve  utile  de  penser  les  choses 
et  de  les  faire  penser  aux  autres  esprits. 

Thomas  d' Aquin  avait  largement  ouvert  la  voie  à  un 
réalisme  dans  le  prolongement  de  celui  d'Abélard, 
creusant  plus  profondément  le  sillon  déjà  tracé  par  le 
premier  en  date  des  philosophes  parisiens.  Mais  il  ne 
faut  pas  demander  à  Thomas  d'Aquin  d'avoir  poussé 
le  réalisme  à  ses  ultimes  conclusions  acceptables,  en- 
core moins  à  ses  extrêmes  conclusions  outrancières.  Il 
était  demeuré,  comme  ses  contemporains  et  comme 
beaucoup  d'hommes  de  tous  les  temps,  légitimement 
émerveillé  par  ce  haut  prestige  de  l'intelligence  qui  est 
de  pouvoir  grouper  et  comparer  des  images  matérielles 
afin  d'en  tirer  des  idées  abstraites.  Il  s'ensuivit  que 
ce  même  philosophe,  qui  faisait  équivaloir,  au  sens 
large  du  mot,  l'intelligence  avec  l'âme  humaine,  d'un 
autre  côté  restreignait  le  terme  d'intelligence  à  signi- 
fier la  faculté  d'abstraire.  En  cette  dernière  significa- 
tion, il  était  supposé  implicitement  que  la  connaissance 
des  singuliers,  de  ces  singuliers  que  l'homme  connaît 
pourtant,  ne  constitue  qu'une  simple  connaissance 
sensible  inférieure.  Il  arriva  même  à  saint  Thomas 
d'insister  sur  le  fait  que,  dans  la  connaissance  confuse 
qui  précède  la  connaissance  exacte,  ce  sont  ces  idées 
abstraites  qui,  peu  à  peu,  viennent  s'appliquer  sur  le 
cas  singulier  pour  le  faire  connaître  intellectuellement. 
Le  fait  est  exact.  Mais  les  premières  suggestions,  qui 
se  présentent  à  l'esprit  à  propos  d'un  objet  lointain 
restent  insuffisantes  précisément  tant  qu'on  n'est  point 
parvenu  à  la  connaissance  concrète. 

Saint  Thomas  n'a  pas  eu  le  temps  de  pousser  plus 
loin  sa  théorie  de  la  connaissance.  Mais  son  explication 
réaliste  de  la  multiplicité  des  intellects  était  si  forte 
que  tous  ses  contemporains  y  acquiescèrent  implici- 
tement, tandis  qu'avant  lui  tous  avaient  l'opinion 
contraire.  Aussi, à  ladatede  1270, les  autorités  ecclésias- 
tiques et  universitaires  parisiennes  condamnèrent  tous 
ceux  qui  croyaient  à  l'unité  spécifique  et  idéaliste  de 
l'intelligence.  Les  anciens  avicennisants  ne  furent  pas 
les  derniers  à  porter  cette  condamnation  ou  à  y  applau- 
dir. On  comprenait  maintenant  si  bien,  autour  de  saint 
Thomas,  les  conditions  pluralistes  et  personnalistes  du 
réalisme  philosophique  et  théologique,  qu'on  reprochait 
même  à  Thomas  d'Aquin  ses  timidités,  ses  coquetteries 
partielles  ou  plutôt  apparentes  avec  les  hérétiques  idéa- 
listes qu'il  avait  combattus.  On  affectait  parfois  de  se 
scandaliser  de  quelques  allégations  de  saint  Thomas 
qui  paraissaient  inopportunes  et  même  sans  fonde- 
ment. Thomas  d'Aquin  avait  déclaré  que,  selon  une 
logique  supérieure  et  abstraite,  les  âmes  séparées  appa- 
raîtraient identiques  en  dehors  de  leurs  compromissions 
avec  la  matière,  leurs  différences  provenant  seulement 
des  matières  inégalement  pesantes  qu'elles  ont  à  traî- 
ner, des  corps  plus  ou  moins  fâcheux  où  elles  s'em- 
pêtrent. Cette  «  individuation  par  la  matière  seule  » 
présentait  une  forte  occasion  de  scandale  à  qui  voulait 
se  scandaliser.  C'était,  d'aucuns  ne  voulaient  pas  en 
douter,  supprimer  la  responsabilité  morale  et  faire  dé- 
pendre tout  l'homme  de  son  corps.  Thomas  d'Aquin 
enseignait,  au  contraire,  que  le  corps  est  fait  pour 
l'âme  et  non  l'âme  pour  le  corps.  On  ne  voulait  voir 
que  dans  sa  lettre  sa  thèse  aristotélicienne  sur  l'indivi- 
duation.  On  condamna  donc,  comme  tiop  idéaliste  à 
la  manière  grecque,  ce  philosophe  du  réalisme  chré- 
tien ;  et  on  le  condamna  en  compagnie  des  paganisants, 
des  nécromanciens,  des  pornographes,  peu  de  temps 
après  sa  mort,  en  1277,  à  l'occasion  d'une  sorte  de 
compendium  des  idées  subversives  colllgé  par  l'évêque 
de  Paris,  Etienne  Tempier,  cl  quelques  docteurs  en 
général  boiiaventuriens.  Voici  les  propositions  qu'on 
attribuait,  pour  le  perdre,  à  Thomas  d'Aquin  :  (juml 


1857 


RÉALISME.    DUNS    SCOT 


1858 


Deus  non  polest  mulliplicarc  individua  sub  una  specie 
sine  maleria.  Quod  quia  intelligentise  non  habenl  ma- 
leriam,  Deus  non  posset  facere  plures  ejusdem  speciei. 
Quod  formée  non  recipiunt  divisionem  nisi  per  male- 
riam  :  error  si  intelligatur  de  formis  eductis  de  potenlia 
materiœ.  Quod  Deus  non  posset  facere  plures  animas  in 
numéro.  Quod  individua  ejusdem  speciei  differunl  sola 
posilione  materiœ...  Il  est  assez  piquant  de  constater 
que  les  plus  prompts  à  manier  l'anathème  contre  le 
réaliste  Thomas  d'Aquin  furent  des  avicennisants  ou 
demi-arabisants,  convertis  de  la  veille  au  réalisme  ex- 
plicité par  Thomas.  Il  est  vrai  que  leur  foi  autant  que 
leur  philosophie  les  avaient  aidés,  en  leur  ouvrant  les 
yeux  sur  l'hétérodoxie  de  l'idéalisme  poussé  jusqu'à 
l'averroïsme.  Ils  n'en  étaient  pas  moins,  quoique  à  un 
moindre  degré  que  les  averroïstes,  des  idéalistes  plato- 
nisants.  Ce  n'était  pas  à  eux,  convertis  toujours  prêts 
à  renchérir,  que  revenait  le  droit  de  reprocher  à  Tho- 
mas d'Aquin  d'être  demeuré  trop  grec,  trop  soumis  à 
la  hantise  de  l'unité  de  l'espèce.  Il  est  assez  piquant  de 
constater  de  la  sorte  que  ceux  qui  mettaient  aupara- 
vant le  réalisme  en  péril  par  une  thèse  avicennienne  de 
l'unité  de  l'intellect  agent  ont  fait  condamnei  le  prin- 
cipal docteur  du  catholicisme,  comme  enseignant  que 
les  individus  d'une  même  espèce  se  multiplient  par 
une  simple  contingence  accidentelle  de  matière.  Certes, 
il  y  a  de  cela  dans  l'authentique  thomisme.  Mais  il  y  a 
aussi  beaucoup  plus  ;  et  les  détracteurs  de  saint  Thomas 
avaient  affaire  à  celui  qui  a  analysé  solidement  en 
chaque  homme  une  forme,  une  conscience  scientifi- 
quement discernable.  Il  en  a  étudié  à  fond  mieux  que 
l'anatomie,  la  dynamique.  Il  faut  seulement  concéder 
que  saint  Thomas  reste  attaché,  pour  de  bonnes  rai- 
sons, à  une  certaine  individuation  par  la  matière.  Il  est 
vrai  aussi  que  Thomas  d'Aquin  s'inquiète  assez  peu 
des  genres  et  des  espèces  les  plus  divers  que  retient 
la  philosophie  naturelle,  tandis  qu'il  s'intéresse  à  ce 
qui  concerne  l'espèce  humaine  et  ses  individus.  Il  est 
plus  psychologue  et  moraliste  que  physicien,  ainsi  que 
doit  l'être  un  théologien.  Il  lui  suffit  d'être  frappé  du 
fait  de  l'existence  des  lois  physiques.  Avec  ses  contem- 
porains il  maintient  que  les  lois  physiques,  pour  une 
part  au  moins,  dérivent  de  l'influence  des  astres  sur  les 
êtres  physiques  particuliers.  Évidemment,  il  demeure 
dans  cette  conception,  qui  deviendra  bientôt  archaï- 
que, une  sorte  de  défiance  contre  la  pleine  autonomie 
de  chaque  être  de  la  nature  et  comme  un  souvenir 
vivace  de  cette  vieille  théorie  qui  faisait  évanouir  les 
êtres  au  profit  des  lois,  puisqu'elle  ne  considérait  les 
êtres  contingents  que  comme  des  points  de  rencontre, 
des  carrefours  de  lois  déterministes.  Qu'importe  ceci? 
L'élan  pour  s'émerveiller  davantage  des  richesses 
d'êtres  du  monde  concret  était  donné,  et  c'était  Tho- 
mas lui-même  qui  avait  imprimé  cet  élan  à  la  pensée  de 
ses  contemporains.  L'élan  ira  si  loin  qu'il  emportera 
certains  penseurs  jusqu'à  haïr  l'intellectualisme,  jus- 
qu'à établir  un  réalisme  si  excessivement  anticoncep- 
tuel qu'il  méprisera  les  universaux  et  se  reniera  lui- 
même  dans  l'anarchie  nominaliste.  Cependant,  entre 
l'excès  nominaliste  et  l'essor  thomiste,  le  réalisme  sera 
encore  à  bonne  école  avec  Duns  Scot.  Ce  dernier  philo- 
sophe, franchement  réaliste  aura  pour  rôle  d'établir  la 
philosophie  réaliste  en  métaphysique  naturelle,  comme 
saint  Thomas  l'avait  établie  en  métaphysique  noétique 
et  anthropologique.  Entre  Scot  et  Thomas  lui-même, 
tout  un  groupe  de  penseurs  intermédiaires  aidera  à 
l'explication  progressive  du  réalisme  dans  le  domaine 
delà  philosophie  naturelle.  Soucieux  de  voiries  espèces 
sous  leur  aspect  pluraliste,  cet  effort  de  la  pensée  phi- 
losophique laissera  bien  entendu  par  trop  dans  l'oubli 
les  idées  générales,  les  universaux.  Il  préférera  se  de- 
mander en  quoi  consistent  les  caractères  concrets  inef- 
fables qui  caractérisent  chaque  réalité  que  l'on  expé- 


rimente dans  la  nature,  loin  des  phrases  toutes  faites  et 
des  classifications  reçues.  Cette  tâche,  à  la  condition 
de  ne  pas  être  exclusive,  était  légitime.  On  peut  même 
dire  qu'elle  a  contribué  à  son  tour  à  mettre  en  relief 
un  aspect  notable  des  vérités  du  réalisme  en  aboutis- 
sant jusqu'au  scotisme. 

IV.  Le  réalisme  concret  de  Scot  et  le  nouveau 
nominalisme.  ■ —  Des  penseurs  franciscains,  entre 
Thomas  d'Aquin  et  Duns  Scot,  ont  fait  progresser  le 
réalisme  concret  de  la  philosophie  naturelle  en  se  de- 
mandant comment  l'on  connaît  les  singuliers  maté- 
riels. 

L'un  des  premiers  en  date  de  ces  penseurs,  Guil- 
laume de  La  Mare  (cf.  Landry,  Duns  Scot,  p.  40-41), 
était  un  esprit  compréhensif,  et  en  même  temps  très 
sincèrement  engagé  dans  les  doctrines  de  ses  confrères 
franciscains.  Comme  ceux-ci  se  sont  mis  à  lire  la 
Summa  de  saint  Thomas,  les  autorités  de  leur  ordre, 
plutôt  que  de  faire  renoncer  à  la  lecture  d'un  ouvrage 
où  il  se  rencontre  tant  de  richesses  théologiques,  pré- 
fèrent amender  le  thomisme  sur  les  points  qui  ne 
conviennent  pas  à  leurs  doctrines  traditionnelles. 
Guillaume  de  La  Mare  se  charge  (.ou  est  chargé)  de 
cet  arrangement  qui  paraît  dès  1278  sous  le  titre  de 
Correclorium  fralris  Thomte.  Les  historiens  se  sont 
surtout  attachés  à  signaler  le  caractère  d'acrimonie 
de  la  lutte  qui  s'en  suivit  entre  thomistes  dominicains 
et  scolastiques  franciscains.  En  vérité,  il  faudrait  ne 
pas  perdre  de  vue  qu'amender  au  lieu  de  détruire  est 
déjà  rendre  un  certain  hommage.  Les  thomistes  ad- 
mettaient une  connaissance  sensible  des  singuliers,  où 
les  images  du  passé  viendraient  même  en  aide  aux 
sensations  du  présent.  Mais  cette  théorie  ne  suffisait 
pas  à  Guillaume  de  La  Mare.  Il  indiqua  les  raisons  qui, 
selon  lui,  donnent  à  la  connaissance  des  singuliers  une 
haute  valeur  intellectuelle  :  Les  singuliers  se  mêlent 
aux  raisonnements;  ils  entrent  dans  l'esprit  comme 
matière  première  de  cette  machine  à  distiller  les  es- 
sences. L'esprit  porte  un  tel  intérêt  aux  singuliers  qu'il 
retourne  à  la  connaissance  des  images  au  terme  de  ses 
spéculations  pour  les  vérifier;  et  les  spéculations  elles- 
mêmes  sont  sans  valeur  si  elles  ne  rejoignent  pas  le 
concret.  Toute  la  vie  morale,  suprême  valeur  de  l'intel- 
ligence en  travail  de  bonheur,  a  pour  buts  et  pour 
circonstances  des  singuliers  qui  ne  sont  pas  tous  de 
purs  esprits,  de  sorte  que  s'attarder  aux  réalités  tan- 
gibles n'est  pas  un  mince  devoir  pour  l'esprit.  Guil- 
laume de  La  Mare,  confiant  en  une  certaine  expérience 
de  facto,  ne  se  pose  pas  la  question  de  savoir  si  la  haute 
connaissance  des  singuliers  matériels  est  possible.  Elle 
existe.  Ce  qu'il  se  demande,  c'est  comment  elle  est 
possible.  Aristote  ayant  parlé  d'images,  de  similitudes, 
de  species  qui  se  trouvent  dans  l'esprit  et  y  tiennent 
lieu  des  espèces,  Guillaume  de  La  Mare  pensa  qu'il  n'y 
avait  qu'à  étendre  ce  procédé  explicatif  de  l'abstrac- 
tion pour  expliquer  ainsi  la  connaissance  des  singuliers. 
11  déclara  qu'il  existait,  tout  comme  des  species  tenant 
lieu  de  l'espèce,  des  substituts  mentaux  de  chaque 
réalité  singulière  dans  chaque  esprit.  Cf.  Simonin,  La 
connaissance  des  singuliers  matériels,  dans  Mélanges 
Mandonnel,  t.  i,  p.  290-292. 

Des  intransigeants  protestèrent.  Mais  un  franciscain 
conciliateur,  Mathieu  d'Aquasparta,  reprit  la  tenta- 
tive de  Guillaume  de  La  Mare  pour  essayer  de  fonder, 
par  un  biais  de  métaphysique,  la  connaissance  intellec- 
tuelle des  singuliers.  N'y  a-t-il  pas  équivalence  entre 
l'être  et  le  vrai,  entre  les  êtres  réels  et  les  vérités 
connues?  Si  les  êtres  réels  sont  singuliers,  il  faut  bien 
que  les  vérités  par  où  on  les  connaît  dans  l'intelligence 
soient  affectées  aussi  de  ce  caractère  de  singularité. 
Enfin  Mathieu  d'Aquasparta  fait  à  Thomas  d'Aquin 
l'honneur  de  le  citer  longuement  là  où  sa  doctrine  se 
présente  sous  le  biais  le  plus  favorable  pour  amorcer 


L859 


REALISME.    DUNS    SCOT 


1860 


une  théorie  de  la  connaissance  intellectuelle  sinon  des 
singuliers,  du  moins  des  images  singulières  (S.  Tho- 
mas, Quœstiones  disputâtes  de  verilate,  q.  x,  a.  3). 
Certes,  Mathieu  d'Aquasparta  trouve  dans  Thomas 
d'Aquin  des  difficultés.  Thomas  ne  nie  pas  la  connais- 
sance sensible  des  singuliers,  mais  comment  dans  sa 
doctrine  expliquer  que  cette  connaissance  sensible  est 
rendue  intelligible  du  fait  de  l'intellect  agent?  Simo- 
nin, op.  cil.,  p.  293-296.  Cependant  cette  fin  de  non- 
recevoir  ne  transforme  pas  Mathieu  d'Aquasparta  en 
un  ennemi  décidé  du  thomisme.  Le  moment  est  d'ail- 
leurs très  favorable  au  docteur  dominicain.  C'est  le 
moment  ou  Thomas  d'Aquin  déjà  appelé  Doctor  exi- 
mius,  egregius,  famosus  va  être  appelé  Doctor  commu- 
ais ou  communior;  cf.  Mandonnet,  Les  litres  doctrinaux 
de  saint  Thomas,  dans  Revue  thomiste,  1909,  p.  601- 
608.  Le  titre  de  Doctor  angelicus  que  portera  plus  tard 
Thomas  d'Aquin,  officiellement  intronisé  docteur  de 
l'Église,  ne  vaudra  pas  ce  titre  de  Docteur  commun  qui 
lui  fut  décerné  tout  spontanément  par  les  philosophes 
quinze  ans  après  sa  mort. 

Un  autre  franciscain,  Richard  de  Mediavilla,  va  faire 
an  pas  de  plus  pour  rapprocher  la  doctrine  thomiste  de 
la  connaissance  et  une  théorie  de  la  connaissance 
intellectuelle  des  singuliers  même  matériels.  Dans  son 
Commentaire  sur  les  Sentences,  Richard  admet  avec 
Thomas  que  l'esprit  atteint  d'abord  l'universel  plutôt 
que  le  singulier.  Mais  il  lui  paraît  que,  pour  s'enrichir, 
l'esprit  doit  atteindre  en  ses  détails  chaque  objet  de 
vérité  qui  peut  aussi  être  un  objet  d'amour.  Ce  dernier 
trait  mérite  d'être  souligné  :  Universalia  non  movent. 
Le  mouvement  de  l'intellect  agent,  conquérant  moyens 
et  fins  les  uns  avec  les  autres  et  les  uns  pour  les  autres, 
est  appliqué  au  concret  par  l'amour.  L'intelligence 
pratique  donne  à  chaque  instant  le  coup  de  pouce  de 
l'amour  qui  choisit.  Elle  vit  d'options;  et  elle  vit  ainsi 
d'options  même  à  propos  de  choses  matérielles  qu'elle 
connaît  donc  en  son  for  interne,  concrètement.  N'est-ce 
pas  du  même  coup  que  l'on  connaît  l'espèce  en  général 
et  le  cas  concret  en  particulier?  Richard  de  Mediavilla 
est-il  si  mal  fondé  à  dire  que  l'occasion  qu'on  a  de 
connaître  l'espèce  est  assurément  le  singulier?  Le  singu- 
lier révèle  l'espèce,  et  l'espèce  révèle  le  singulier.  Simo- 
nin, op.  cit.,  p.  297.  Aussi  atteint-on  le  singulier  avec 
l'universel.  L'intelligence  saisit  par  réflexion  directe 
que  la  connaissance  sensible  a  été  le  truchement  pour 
connaître  l'universel.  Richard  de  Mediavilla  se  la  re- 
présente en  possession  d'une  science  des  intuitions  des 
singuliers  comme  en  possession  d'une  science  des  uni- 
versaux.  Mais  n'est-ce  pas,  du  reste,  l'intelligence  elle- 
même  qui  constate  sa  double  richesse?  Cf.  Simonin, 
op.  cit.,  p.  298-299. 

Dans  les  toutes  dernières  années  du  xme  siècle, 
l'étude  de  l'intelligence  des  singuliers  est  encore  serrée 
de  plus  près.  C'est  alors  en  effet  que  paraît  le  De  rcrum 
principio  qu'on  pense  être  l'œuvre  du  franciscain  Vital 
du  Four.  Le  De  rcrum  principio  se  rai  lâche  nettement 
à  L'augustinisme  classique  avec  ce  caractère  particulier 
d'être  très  en  garde  contre  les  faux  mysticismes.  Pour 
ne  pas  voguer  au  hasard  dans  le  ciel,  il  veut  prendre 
pied  sur  la  terre.  Or,  sur  terre,  un  solide  premier  prin- 
cipe de  connaissance  intellectuelle  est  que  la  connais- 
sance doit  partir  du  sens.  Se  basant  sur  l'existence  et  la 
valeur  fondamentale  de  cette  connaissance  sensible. 
l'auteur  du  De.  rcrum  principio  donne  le  premier  rang 
à  cette  science  intuitive  des  singuliers  dont  avait  parlé 
Richard  de  Mediavilla.  Puisque  chaque  cas  particulier 
possède  ses  richesses  concrètes,  il  faut  aller  jusqu'à 
admet! re  que  ces  richesses  trouvent  dans  la  connais- 
sance des  «  substituts  mentaux  »,  des  locum  latentes, 
des  species  qui  leur  sont  propres.  Il  faut  donc  aller 
jusqu'à  admettre  ces  species  spéciales  qui  révèlent  le 
concret  et  qu'avait   soupçonnées   Mathieu    d'Aquas- 


parta. Simonin,  op.  cit.,  p.  300-301.  Reprenant  ces  argu- 
ments des  scolastiques  franciscains  dont  les  ouvrages 
avaient  immédiatement  précédé  sa  parution,  le  De 
rerum  principio  y  ajoute  un  souci  plus  psychologique 
et  positif  encore  où  se  révèle  comme  quelque  chose  de 
l'esprit  moderne.  Cependant  cette  nouvelle  philosophie 
admettait  encore  dans  la  matière  une  certaine  unité 
théorique.  On  y  lit,  c.  vin  :  «  J'admets  qu'en  tous  les 
êtres  créés  tant  spirituels  que  matériels  il  existe  une 
matière  unique.  »  Mais  il  ne  faut  pas  supposer  que 
l'auteur  du  De  rerum  principio  tendrait  à  un  certain 
monisme  cosmique.  11  fait  au  contraire  sortir  les  êtres 
divers  de  raisons  séminales,  entités  reçues  en  philo- 
sophie augustinienne,  mais  dont  saint  Thomas  s'était 
déjà  demandé  comment  elles  pouvaient  bien  exister. 

Duns  Scot  comme  saint  Thomas  s'affranchira  des 
raisons  séminales.  Il  préférera  chercher  la  raison  d'être 
des  êtres  divers  non  plus  dans  les  origines  aussi  mysté- 
rieuses, mais  dans  leurs  subsistances  qui  les  main- 
tiennent dans  l'être,  dans  leur  cohésion  propre,  défi- 
nitive, quai i Cicatrice  d'eux-mêmes.  Ce  faisant,  il  est 
moins  en  réaction  contre  le  De  rerum  principio,  qu'il 
n'en  explicite  en  fin  de  compte  les  vues  réalistes,  ainsi 
que  toute  la  doctrine  peu  à  peu  élaborée  par  les  pen- 
seurs franciscains  qui  avaient  immédiatement  précédé. 
Né  en  1266,  mort  en  1308,  Scot  n'est  aucunement  le 
génie  éphémère  qu'on  a  longtemps  décrit  d'une  ma- 
nière par  trop  romantique.  C'est  un  philosophe  très 
équilibré  et  qui  a  eu  le  temps  de  parvenir  pleinement 
à  une  précoce  maturité.  On  ne  doit  pas  non  plus  faire 
de  lui  un  écrivain  insaisissable  pour  qui  il  serait  impos- 
sible de  dresser  le  catalogue  de  ses  travaux  authen- 
tiques. Certes,  on  peut  ne  pas  s'entendre  sur  l'authen- 
ticité d'écrits  scotistes  importants,  tels  les  Thenremata 
ou  les  Reportata  Parisiensia.  Mais  VOpus  Oxoniense, 
ouvrage  tout  à  fait  considérable  dans  de  larges  déve- 
loppements de  philosophie,  décèle  le  génie  constant 
d'un  penseur  très  remarquable.  Duns  Scot,  comme  réa- 
liste du  moins,  c'est  l'auteur  de  VOpus  Oxoniense. 

Le  réalisme  de  Scot  paraît  plus  étendu  que  celui 
d'un  thomisme  trop  littéral,  si  l'on  considère  quelles 
sont  ces  réalités  que  l'esprit  humain  peut  connaître. 
Il  ne  saurait  plus  être  question,  dans  le  scotisme,  de 
réduire  la  connaissance  à  la  quiddilé  abstraite  des 
choses  sensibles.  L'esprit  humain  paraît  au  scotiste 
avoir  prise  sur  bien  plus  de  réalités.  D'une  part,  en 
efïet,  il  paraît  capable  de  deviner,  d'apprécier  les  es- 
prits par  des  intuitions  sui  gencris.  D'autre  part,  ce 
même  esprit  paraît  capable  de  connaître  intellectuel- 
lement jusqu'aux  singuliers  matériels.  Désireux  d'in- 
sister sur  l'importance  des  moindres  linéaments  du 
concret,  Scot  considère  comme  des  /ormes  adventices 
des  substances  ces  qualités  que  le  thomisme  appelait 
seulement  qualités  formelles.  Thomas  d'Aquin  était 
très  éloigné  de  négliger  ces  aspects,  même  les  plus 
concrets  du  réel.  Dans  la  connaissance  des  singuliers 
par  cette  intelligence  pragmatique  qu'il  appelle  la  cogi- 
tative,  tout  un  monde  de  généralités  universelles  lui 
paraît  impliqué.  De  anima,  1.  II,  leç.  13,  ad  fin.;  Anal, 
poster.,  édit.  léonine,  p.  402,  414,  col.  2.  Si  à  saint 
Thomas  le  concret  paraît  «  ineffable  »,  ce  n'est  pas  par 
défaut  d'intérêt,  c'est  parce  qu'il  existe  avec  de  telles 
richesses  que  la  science  humaine  ne  peut  en  faire  un 
bilan  total.  Elle  n'épuise  qu'en  partie  la  richesse  de 
l'individu  en  la  découpant  en  idées  générales.  Il  y  a 
dans  certaines  assert  ions  du  thomisme  en  ce  sens,  quel- 
que chose  qui  dépasse  l'aristotélisme  étroit.  Si  saint 
Thomas  insiste  avant  tout  sur  l'universel  spécifique, 
c'est  qu'il  se  plaee  le  plus  souvent  au  point  de  vue  de  la 
métaphysique.  Par  rapport  à  leur  causalité  divine  les 
réalités  semblables  sont  certainement  créées,  au  pre- 
mier chef,  en  tant  que  semblables.  Une  similitude 
n'est   pas   un    hasard,   voire   un    caractère   dérivé   et 


1861 


REALISME.    DUNS   SCOT 


1862 


accessoire.  Si  les  êtres  ont  été  créés  semblables  indé- 
pendamment de  leurs  destins  individuels,  c'est  que  le 
créateur,  au  premier  chef,  a  voulu  cette  similitude. 
Vis-à-vis  des  destinées  de  chacun,  la  similitude  n'est 
peut-être  qu'un  moyen.  Eu  égard  à  cette  similitude 
comme  telle,  ce  sont,  au  contraire,  les  réalisations  par- 
ticulières qui  ne  sont  plus  que  des  modalités  d'expres- 
sion. Seulement,  dans  l'ordre  de  la  connaissance  où 
nous  voyons  le  monde  à  l'envers,  ce  sont  les  cas  parti- 
culiers et  singuliers  qui  nous  font  découvrir  peu  à  peu 
jusqu'à  l'espèce.  Les  aristotéliciens,  en  notant  l'exis- 
tence d'un  universale  anle  rem  primordial,  ne  sont  donc 
pas  à  blâmer.  Dans  l'ordre  métaphysique  où  ils  se 
tiennent  ils  ont  raison.  Mais  les  esprits  plus  simplement 
positifs  ou  plus  portés  à  l'expérience,  tel  Duns  Scot,  ne 
se  trompent  pas  non  plus,  au  point  de  vue  de  la  science 
humaine  en  insistant  sur  les  diversités  riches  du 
concret,  richesses  à  travers  lesquelles  chevauchent  tant 
d'idées  générales  analogiques. 

Porté  surtout  à  l'examen  expérimental  des  choses, 
Scot  s'intéressera  davantage  aux  questions  d'exis- 
tences multiples  qu'aux  questions  d'essence  spécifique. 
Du  point  de  vue  spécial  où  il  se  place,  il  découvrira 
une  légitime  primauté  du  concret  sur  l'analogie  idéale 
de  l'espèce.  Dans  le  monde,  il  n'y  a  pas  seulement  des 
espèces,  il  y  a  surtout  :  ça  et  ça.  Les  scotistes,  plutôt 
que  Duns  Scot  dont  le  vocabulaire  est  plus  richement 
nuancé,  disent  il  y  a  celle  réalité-là  et  celle  réalilé-là. 
Or,  qui  leur  contesterait  le  droit  de  traiter  substantiel- 
lement ce  qui  est  substantiel  en  effet?  Sans  vouloir 
ici  prendre  parti  le  moins  du  monde  pour  ceux  des 
métaphysiciens  qui  veulent  voir  dans  1  hceccéilé  ce  que 
l'École  appelle  le  «  principe  d'individuation  »,  cher- 
chant simplement  dans  cette  pensée  médiévale  ce  qui 
veut  aider  à  promouvoir  un  réalisme  complet,  il  semble 
qu'on  peut  accorder  un  certain  crédit  ici  à  Scot. 
(Cf.  certains  textes  de  VOpus  Oxoniense  où  le  philosophe 
paraît  se  pencher  sur  l'extrême  concret  des  choses, 
1.  I.,  dist.  III,  q.  m  et  vu)  Ne  faut-il  pas  aller  chercher 
des  hœccéités  jusque  dans  les  détails  des  objets?  L'être 
concret  n'est  pas  un  «  mixte  »  uniformisé,  où  les  détails 
perdraient  leurs  caractéristiques.  L'être  concret  pour- 
rait bien  être  représenté  comme  une  colonie  disciplinée 
d'organes,  de  parties,  de  cellules  et  d'atomes  avec  une 
unité  d'harmonie  transcendante  méritant  le  nom  sco- 
lastique  d'«  unité  de  forme  ». 

Le  scotisme  n'est  pas  un  positivisme  rétréci.  Mais  il 
a  la  prudence  et  comme  la  pudeur  du  spiritualisme 
réaliste  véritable.  Il  ne  veut  pas,  par  excès  de  réalisme, 
mêler  des  conjectures  aux  richesses  du  réel,  sous  pré- 
texte de  compléter  le  réseau  constaté  «les  causalités 
essentielles.  Que  l'on  discerne  les  grandes  causalités 
spirituelles  dans  l'univers,  est  une  tâche  non  seulement 
loisible  mais  nécessaire.  Prétendre  expliquer  la  phy- 
sique ou  la  chimie  en  recourant  à  des  deus  ex  machina, 
à  des  causalités  au  moins  anthropomorphiques,  est  un 
travers  auquel  il  ne  faut  pas  céder.  Ainsi  t  il  ne  faut 
pas  chercher  l'explication  des  propriétés  des  formes.  Le 
feu  brûle  parce  que  sa  nature  est  de  brûler.  Il  brûle, 
c'est  un  fait  ».  Opus  Oxoniense,  1.  III,  dist.  VIII,  q.  i, 
n.  19.  Un  fait  s'impose,  se  constate.  Il  ne  faut  pas 
chercher  les  raisons  d'un  fait. 

On  ne  doit  donc  pas  chercher  par  trop  à  définir  les 
essences,  mais  à  constater  les  existences  de  ces  réalités 
singulières  qui  se  présentent  aussi  en  fait.  A  les  consi- 
dérer, on  trouve  qu'il  n'y  a  pas  rien,  qu'on  atteint  en 
elle  quelque  chose  de  positif,  un  non-néant.  Cf.  Déodat 
de  Basly,  Scolus  docens,  p.  14-15,  17.  Il  est  vrai  que 
Scot  n'admettait  pas  très  bien  la  distinction  thomiste 
de  l'essence  et  de  l'existence.  Mais  il  faudrait  voir  de 
plus  près  s'il  n'y  a  pas  au  fond  de  cette  équivoque  une 
question  de  vocabulaire.  En  réalité,  entre  la  norme 
■spécifique  et  le  substrat  individuel,  nul  ne  fait  mieux  la 


distinction  que  Scot  lui-même.  Son  disciple  le  P.  Déo- 
dat de  Basly  (Scolus  docens,  p.  18-19)  dégage  du  sco- 
tisme la  notion  des  durées  concrètes.  La  seule  pente 
dangereuse  pour  le  scotisme  serait  de  négliger  par  trop, 
au  profit  des  existences  qui  sont  en  etîet  singulières,  la 
considération  des  essences  qui  sont  à  la  fois  spécifiques 
et  singulières.  Mais  ce  danger  étant  signalé,  il  faut  re- 
connaître que  cette  vue  concrète  du  monde  a  l'avan- 
tage de  tourner  les  esprits  vers  la  science  positive  sans 
renier  pour  cela  la  métaphysique  spiritualiste.  Scot 
ôte  son  intérêt  prétendu  à  certaine  étude  des  vagues 
potentialités  et  «vertus»,  pour  considérer  davantage 
les  phénomènes  en  acte,  objets  de  savoir  expérimental 
précis.  De  la  même  manière,  il  rejette  résolument  hors 
de  son  aristotélisme  repensé,  rechristianisé,  la  vieille 
tendance  cosmogonique  qui  datait  des  origines  de  la 
philosophie.  Déodat  de  Basly,  op.  cit.,  p.  32-33  et  77- 
78.  Aristotélicien,  saint  Thomas  l'était  déjà  à  sa  ma- 
nière, c'est-à-dire  en  réaliste  chrétien.  Scot  l'est  d'une 
manière  encore  plus  libre  et  personnelle.  Cf.  Longpré, 
La  philosophie  du  bienh.  Duns  Scot,  p.  28-29.  Avec 
Scot,  les  dernières  traces  d'arabisme  averroïste  sont 
diligemment  éliminées.  Il  n'est  plus  guère  gardé  d' Aris- 
tote  que  l'esprit  positif.  Avec  son  génie  propre,  l'au- 
teur de  VOpus  Oxoniense  a  utilisé  les  réflexions  de  ses 
prédécesseurs  franciscains  sur  les  singuliers  et  tout 
aussi  bien  l'esprit  déjà  scientifique  et  nuancé  de  l'al- 
bertino-thomisme,  mais  il  n'a  pas  voulu  adorer  le  moins 
du  monde  les  exemplaires,  les  archétypes  des  Grecs, 
des  platonisants,  des  arabisants.  L'averroïsme,  en  mar- 
che pourtant  vers  la  science  positive,  n'avait  pu  aller 
jusque  là.  En  Scot  les  traditions  de  Paris  et  d'Oxford 
sont  déjà  des  traditions  de  simple  et  concrète  honnê- 
teté et  humilité  scientifiques.  Ainsi,  là  où  saint  Thomas, 
avec  une  égale  probité,  disait  avec  Aristote  que  la 
connaissance  va  de  la  connaissance  générale  à  la 
connaissance  particulière,  Scot  approuve,  mais  a  sa  ma- 
nière. Voici  comment  il  décrit  le  progrès  dans  la  prise 
de  connaissance  du  concret  :  «  Je  discerne  un  objet  à 
une  certaine  distance.  Je  dis  aussitôt:  c'est  quelque 
chose.  Il  se  rapproche  et  je  le  vois  s'avancer  et  j'ajoute 
alors  :  ce  quelque  chose  est  vivant.  Mais  le  voici  plus 
proche  et  plus  distinct,  c'est  un  homme,  dis-jc,  et 
quand  il  n'est  plus  qu'à  quelques  mètres  je  m'écrie  : 
tiens  c'est  un  tel  »  (cité  par  Belmond,  Essai  sur  la 
théorie  de  la  connaissance  d'après  Duns  Scot).  Si  une 
connaissance  confuse  précède  ainsi  la  connaissance  pré- 
cise, si  le  progrès  de  la  connaissance  requiert,  par  ail- 
leurs, des  ressemblances  entre  des  objets  connus,  à 
chaque  étape  de  ce  progrès  c'est  en  se  penchant  sur 
ces  «  phantasmes  »,  sur  les  images  singulières  dont  sa 
perception  s'enrichit,  que  l'esprit  avance  par  des  clas- 
sifications de  plus  en  plus  asymptotiques  au  réel.  De 
plus,  chaque  fuis,  l'esprit  connaît  mieux  l'écart  entre 
chaque  cas  particulier  et  la  loi  de  l'espèce.  Il  n'existe 
plus  seulement,  dès  lors,  une  science  du  général,  il 
existe,  in  concreto,  une  véritable  science  du  singulier 
où  chaque  être  s'étudie  selon  les  moments  de  sa  desti- 
née propre. 

Ainsi,  par  derrière  la  science  des  lois,  on  peut  déjà 
soupçonner  une  science  historique  plus  proche  de  ce 
réel  qui,  en  théologie  notamment,  est  moins  légal 
qu'historique.  On  pourrait  bûtir  là-dessus  toute  une 
cosmologie,  à  la  fois  scotiste  et  thomiste,  Scot  prolon- 
geant saint  Thomas  vers  la  science  positive,  saint 
Thomas  sauvegardant  pour  Scot  la  vérité  si  importante 
des  espèces,  des  genres  et  des  lois.  On  pourrait  même 
se  demander  comment  il  se  fait  que  cette  cosmologie 
si  utile  n'ait  pas  été  tout  de  suite  plus  approfondie,  à. 
l'époque  ou  prenaient  naissance  les  diverses  disci- 
plines scientifiques  et  en  liaison  avec  ces  disciplines, 
preuve  perpétuelle  de  l'accord  profond  entre  le  réalisme 
chrétien,  qui  va  jusqu'à  la  théologie,  et  les  sciences  de 


1863 


REALISME.    CAPREOLUS    ET    VINCENT    FERRIER 


1864 


pure  observation  ou  expérimentation.  Cette  déficience, 
qui  eut  dans  l'histoire  des  idées  des  conséquences  im- 
portantes, s'explique  par  la  faute  de  ceux  qui,  à  une 
époque  que  l'on  peut  situer  vers  le  milieu  du  xive  siècle, 
ont  exagéré  le  scotismc  dans  le  sens  d'un  nominalisme 
oublieux  des  genres  et  des  espèces.  Le  multitudinisme 
anarchique,  préparé  tout  de  suite  après  la  mort  de  Scot 
par  Durand  de  Saint-Pourçain  et  Pierre  d'Auriol,  ne 
devait  pas  tarder  à  atteindre,  avec  ses  pernicieuses 
conséquences,  son  plein  épanouissement. 

Le  théoricien  en  fut  Guillaume  d'Occam.  Pour  la 
deuxième  fois  —  la  première  avait  été  avec  Roscelin 
avant  Abélard  —  le  nominalisme  occupait  le  premier 
plan  de  la  scène  philosophique.  11  occupait  le  premier 
plan  aussi  des  disputes  théologiques,  car  ses  corollaires 
concernant  la  simplicité  divine,  le  caractère  tout  per- 
sonnel et  tout  gratuit  de  chaque  justification,  sa  mé- 
fiance contre  les  idées  abstraites  ou  générales  que  le 
théologien  manie  à  bon  droit,  sont  de  grande  impor- 
tance pour  l'orthodoxie.  \  oir  l'art.  Nominalisme, 
t.  xi,  col.  734-783. 

V.  Le  néo-réalisme  scolastique  :  Capréolus, 
saint  Vincent  Ferrier.  —  A  l'époque  où  le  nomi- 
nalisme risquait  ainsi  de  s'introduire,  avec  Durand  de 
Saint-Pourçain,  jusque  dans  l'ordre  de  saint  Domi- 
nique, la  pensée  thomiste  y  gardait  de  nombreux 
adeptes.  Même  lorsque  Scot  eut  rencontré  beaucoup  de 
faveur  dans  le  monde  des  théologiens,  les  dominicains 
étaient  demeurés  fidèles  à  la  doctrine  de  saint  Thomas 
qu'on  avait  canonisé  et  élevé  au  rang  de  docteur  de 
l'Église  en  1323.  Le  réalisme  thomiste  trouva  dès  lors, 
dans  l'organisation  scolaire  et  universitaire  des  domi- 
nicains répandus  dans  toute  la  chrétienté,  une  insti- 
tution entièrement  dévouée  à  sa  défense  et  à  sa  diffu- 
sion. La  plupart  des  thomistes  qui  vécurent  à  cette 
époque  s'orientèrent  davantage  vers  la  théologie  pro- 
prement dite  que  vers  les  attaches  philosophiques  du 
système.  L'un  d'eux,  Capréolus,  mérite  cependant 
d'être  considéré  comme  philosophe  réaliste  en  même 
temps  que  comme  théologien. 

1°  Capréolus.  —  Capréolus  (t  1444)  fut  professeur 
au  couvent  de  Toulouse  (cf.  Percin,  Monumenla  con- 
ventus  tolosani,  p.  94).  Contre  Auriol,  Occam,  Grégoire 
de  Rimini,  il  défend  le  réalisme  thomiste  tout  au  long 
d'un  vaste  commentaire  sur  les  Sentences,  plus  encore, 
il  poursuit  le  perfectionnement  de  la  philosophie  réa- 
liste, en  précisant  la  notion  de  subsistence  et  en  faisant 
reposer  l'être  sinon  sur  la  durée  bergsonienne,  du  moins 
sur  le  temps.  Par  quoi  il  semble  réussir,  comme  l'avait 
fait  Plotin,  à  éliminer  le  caractère  statique  et  abstrait 
qui  trop  souvent  caractérise  l'ancienne  ontologie. 
A  propos  de  la  personne  et  des  natures  du  Christ, 
Capréolus,  In  /»»>  Sent.,  dist.  IV,  q.  n,  édit.  Paban- 
Pègues,  t.  i,  p.  239  a,  met  en  évidence,  un  texte  de 
saint  Thomas  qui  fait  équivaloir  la  notion  d'être  à 
celle  d'une  réalité  subsistante.  Il  revient  sur  cette  idée 
qui  lui  est  chère,  ibid.,  dist.  XLIV,  q.  i,  édit. 
Paban-l'tgiics,  t.  ii,  ]).  555  b,  toujours  à  propos  des 
qualités  divines,  car  il  trouve  une  importance  primor- 
diale à  celle  qualité  de  subsistence,  ibid.,  dist.  VIII, 
q.  i,  t.  i,  p.  307  a,  en  cela  expressément  d'accord  avec 
saint  Thomas,  [a,  q.  rv,  a.  2.  Ce  n'est  qu'en  apparence 
que  la  subsistence  d'un  être  parait  simplement  relative 
à  un  temps  qui  ne  serait  qu'extérieur.  Capréolus  dis- 
cerne dans  celte  subsistence  une  incommunicabilité, 
une  indivision,  ibid.,  dist.  XXVI,  q.  i,  t.  n,  p.  234  a. 
ce  que,  de  prime  abord,  on  met  trait  plus  directement 
sous  la  notion  d'être  que  sous  celle  de  subsistence.  Ce 
qui  est  dit  par  Capréolus  d<'  l'être  divin  ne  lui  parait 
pas  moins  vrai  de  l'être  de  la  nature.  In  ///"">  Sent., 
dist.  Y,  q.  III,  l.  V,  p.  110  a.  A  cette  durée  qu'est  la 
subsistence  se  rattache  l'action  de  l'être.  Ibid., 
dist.  XII,  q.  î,  t.  v,  p.  162  b.  Cette  durée  n'est  pas  le 


changement,  le  temps  qui  s'écoule,  In  I^m,  dist.  IX. 
q.  i,  t.  n,  p.  5  a.  Cette  durée  de  l'être,  Capréolus  va 
jusqu'à  l'appeler  uniias  ipsius  actualilalis,  ibid., 
dist.  IX,  q.  i,  t.  n,  p.  10  a  et  b.  C'est  ainsi  qu'en  Dieu 
un  instant  unique  de  durée  représente  l'acte  pur,  ce  qui 
n'empêche  aucunement  la  multiplicité  des  «  temps- 
changements  »  créés.  Capréolus  va  jusqu'à  se  deman- 
der comment  ce  présent  substantiel  d'un  être  peut  se 
répandre  en  temps.  Inl 7um,  dist.  II,  q.  n,  tin,  p.  179  b. 
Les  instants  de  ce  nunc  sont  des  accidents  :  accidunt 
successive.  Ibid.,  p.  180  a.  Voici  donc  le  présent  et  le 
temps  avec  ses  instants  réintroduits  dans  l'ordre  de 
l'être.  Capréolus  ne  nie  pas  l'être  du  devenir.  Le  temps 
lui  semble  être  :  sicut  quodlibet  ens  successivum  quia 
suum  esse  consistil  infieri,  ibid., p.  186  b,  et  à  ce  propos 
il  pense  :  «  Rien  n'empêche  de  dire  que  le  temps  est 
une  créature  de  Dieu  et  cependant  il  ne  jouit  pas  d'une 
existence  complète  en  dehors  de  l'esprit.  »  En  effet,  si 
l'on  veut  trouver  l'être  «  à  plein  »,  il  ne  faut  pas  le 
considérer  du  côté  du  temps,  mais  du  côté  du  présent. 
Il  existe  un  présent  au  sens  large  où  des  multitudes  de 
temps  sont  inclues.  Ibid.,  p.  188.  Le  passage  du  pré- 
sent au  temps  ou  plutôt  le  confluent  du  présent  et  du; 
temps,  c'est  l'instant.  Ibid.,  p.  189  a.  Mieux,  il  existe 
des  réalités  d'ordre  surtout  spirituel  où  l'on  voit  les 
instants  du  temps  se  grouper  dans  la  durée  essentielle 
de  l'être  :  ce  sont  les  habitudes,  les  vertus.  In  IVam, 
dist.  XIV,  q.  i,  t.  vi,  p.  304  a  et  b.  Philosophe,  Capréo- 
lus est  tout  autant  théologien  et  il  s'efforce  de  main- 
tenir la  théologie  au  dessus  du  nominalisme  qui  en 
sape  la  certitude.  En  effet,  le  nominalisme  ne  trouve 
pas  possible  de  faire  des  considérations  psychologiques 
détaillées  et  analytiques  à  propos  de  la  perfection 
simple  de  Dieu. 

2°  Vincent  Ferrier.  —  Mais  Capréolus,  premier  en 
date  des  théologiens-philosophes  thomistes,  n'est  pas 
le  premier  de  ceux  qui  ont  défendu,  sans  toucher  à  la 
théologie,  le  réalisme  de  saint  Thomas  contre  les 
thèses  de  Guillaume  d'Occam,  le  venerabilis  inceplor. 
Pour  la  lutte  contre  le  nominalisme,  dès  le  xiv«  siècle, 
le  titre  de  princeps  thomislarum  qu'on  donne  souvent 
à  Capréolus  pourrait  bien  revenir  surtout  à  ce  magister 
Vincentius  de  Aragonia,  dont  des  œuvres  encore  iné- 
dites paraissent  se  trouver  à  la  Bibliothèque  nationale 
de  Paris  et  que  la  dévotion  connaît  sous  le  nom  de 
saint  Vincent  Ferrier.  Guillaume  d'Occam  avait  établi 
son  nominalisme  théologique  sur  deux  principes,  l'un 
intéressant  la  thèse  déjà  théologique  de  la  distinction 
des  choses,  l'autre  relatif  à  la  puissance  de  connaître 
dont  bénéficie  l'esprit  humain  tant  en  philosophie 
qu'en  théologie.  La  première  thèse  est  celle  de  l'unité 
de  l'intellect.  La  seconde  thèse  est  celle  de  la  liaison  ou 
de  la  séparation  du  discours  humain  rationaliste  et  du 
réel  complexe  mêlé  de  singularités  irrationnelles.  C'est, 
en  langage  nominaliste,  la  théorie  des  suppositions 
dialectiques.  Ainsi,  ce  qui,  selon  le  vocabulaire  de 
l'époque,  semble  relever  de  la  logique  plutôt  que  de  la 
religion  met  bien  en  question  la  théologie  proprement 
dite.  Vincent  Ferrier  démêlant  les  deux  points  de  dé- 
part de  l'idéologie  occamiste  et  y  répondant  par  deux 
ouvrages  :  Quœslio  de  unitale  universalis  et  Traclatus 
de  suppositionibus  dialcctii  is,  tout  en  demeurant  philo- 
sophe sur  ce  terrain  de  la  logique  et  presque  de  la 
grammaire,  défendait  la  base  même  de  la  théologie  de 
saint  Thomas.  Ses  deux  écrits,  trop  peu  connus,  mé- 
ritent  d'être  analysés. 

1.  .Sur  l'unité  de  l'universel.  Il  s'agit  du  mode 
d'existence  de  l'universel  dans  les  choses.  Le  degré  de 
réalité  qu'il  y  possède  se  mesure  à  la  plus  ou  moins 
grande  distinction  qui  le  sépare  des  individus  où  il  se 
réalise.  Voir  art.  Nominalisme,  col.  735.  Vincent 
Ferrier  commence  par  bien  poser,  selon  les  préoccupa- 
tions de  son  temps,  la  définition  de  l'universel  :  natura 


1865 


RÉALISME.    VINCENT    FERRIER 


1866 


habens  unilatem  de  multis.  Il  commence  par  exposer 
les  arguments  des  partisans  d'un  réalisme  outrancier; 

1.  la  science  qui  est  du  général  suppose  l'existence  réelle 
d'une  uniformité  entre  les  individus  de  l'espèce,  une 
unité  de  l'universel;  2.  Tout  titre  à  être  est  titre  à 
unité  et  à  unification  :  ens  et  unum  convertuntur;  3.  il 
n'y  aurait  même  pas  de  vraies  diversités  s'il  n'y  avait 
de  vraies  ressemblances  ;  4.  il  faut  bien  noter  que  Platon 
et  Socrate  se  ressemblent  davantage  entre  eux  qu'ils 
ne  ressemblent  à  une  pierre:  5.  il  y  a  unité  d'action 
dans  une  même  espèce;  6.  c'est  ce  qui  fait  que  l'espèce 
est  une  famille  unie  tandis  que  le  genre  est  une  caté- 
gorie plus  vague;  7.  Socrate  et  Platon  ne  diffèrent  que 
par  des  détails,  des  gestes,  ils  s'identifient  dans  l'huma- 
nité ;  8.  et  9.  il  est  peu  de  différence  entre  les  hommes  ; 
10.  peu  de  différence  entre  les  ânes  (sicï,  mais  d'une 
espèce  à  l'autre  toujours  un  abîme;  11.  chaque  être 
vit  selon  la  nature  de  son  espèce;  12.  chaque  être  obéit 
aussi  à  ce  principe  spécifique  qui  le  domine. 

Les  arguments  des  nominalistes  sont  ensuite  exposés 
au  nombre  de  quatorze  :  1.  l'unité  absolue  concrète  de 
l'universel  irait  contre  la  multiplicité  des  créatures; 

2.  contre  la  multiplicité  des  âmes  distinctes  créées  par 
Dieu;  3.  il  n'y  aurait  plus  de  différence  entre  le  parti- 
culier et  l'universel;  4.  quand  une  hostie  serait  consa- 
crée, toutes  le  seraient;  5.  Socrate  n'aurait  plus  rien 
en  propre   qui  ne   se   confonde  pas   avec  l'humain; 

6.  Aristote  lui-même  parle  de   multiplicités  réelles; 

7.  dans  la  théorie  de  l'unité  absolue  de  l'universel,  on 
ne  pourrait  discerner  Socrate  de  Platon;  8.  ce  serait 
revenir  aux  idées  séparées  ;  9.  à  la  mort  de  Pierre  on  ne 
comprendrait  pas  comment  l'humanité  ne  meurt  pas 
chez  Guillaume;  10.  Aristote  n'a  pas  assez  combattu 
Platon  sur  ce  point;  11.  on  peut  déduire  de  la  thèse 
ultra-réaliste  que  la  nature  ne  pourrait  détruire  un 
individu  d'une  espèce  sans  annihiler  tous  les  autres; 
12.  puisque  l'humanité  comporte  un  corps,  la  même 
humanité  serait  en  plusieurs  lieux;  13.  une  même  âme 
serait  damnée  et  sauvée,  ne  faisant  qu'un  avec  saint 
Paul  sauvé  et  Judas  damné;  14.  une  même  âme  dans 
le  même  rapport  serait  à  la  fois  bonne  et  mauvaise. 

On  voit  que,  pour  ce  juge  des  idées  vivant  au 
xive  siècle,  Siger  de  Brabant  au  xine  siècle  et  son 
unité  de  l'intellect  constitue  comme  une  certaine  réé- 
dition partielle  de  Guillaume  de  Champeaux  au 
xne  siècle  avec  son  unité  de  l'espèce.  Saint  Vincent 
Ferrier  parvenu  en  cet  endroit  de  son  exposé  doit  faire 
sienne  l'une  des  parties  opposantes  plutôt  que  l'autre. 
Il  va  bien  entendu,  selon  la  méthode  scolastique,  don- 
ner un  corps  d'article,  puis  pourfendre  un  à  un  les 
arguments  de  celle  des  deux  listes  qui  lui  agrée  le 
moins.  Il  est  facile  de  prévoir  que  les  réalistes  absolus  ou 
plutôt  les  idéalistes  platonisants  sont  moins  agréables 
à  son  créationnisme  que  ne  l'est  la  position  des  nomi- 
nalistes. Le  fait  est  qu'il  a  consacré  aux  douze  argu- 
ments des  réalistes  outranciers  deux  pages  et  qu'il  a 
consacré  quatre  pages  aux  quatorze  arguments  des 
nominalistes.  Il  n'a  même  pas  pris  la  peine  de  numé- 
roter leurs  quatorze  arguments  car  il  ne  les  discutera 
pas  un  à  un.  Il  a  numéroté  par  contre  les  arguments 
des  réalistes  outranciers  et  en  effet  il  les  réfutera  en 
trois  pages  après  un  corps  d'article  d'une  page.  Dans 
le  corps  de  l'article,  il  précise  qu'il  faut  distinguer 
deux  unités  :  une  imitas  realis  et  une  unilas  ralionis. 
L'unité  de  l'universel  n'est  pas  une  unité  réelle,  c'est 
le  premier  point  qu'il  faut  énoncer  :  imitas  nalurœ 
uniuersalis  non  est  realis.  Les  réalistes  outranciers  ont 
évidemment  tort.  Ils  l'ont  si  évidemment  qu'on  pour- 
rait ne  pas  même  prendre  la  peine  de  les  réfuter  à 
nouveau,  les  arguments  des  nominalistes  les  ayant 
déjà  en  bloc  confondus.  Il  existe  cependant  une  unité 
de  l'universel,  c'est  une  unilas  ralionis.  Dans  un  tho- 
misme aristotélicien  qui  paraît  avoir  profité  des  acquis 


de  la  sagesse  franciscaine,  Vincent  Ferrier  précise  : 
Nalura  universalis  nihil  aliud  est  quam  omnia  sua 
singularia  sumpta  secundum  illud  in  quo  sunt  confor- 
mia  nalurœ  unilate  aclu.  Vincent  Ferrier  explique  aisé- 
ment que  c'est  la  théorie  de  l'analogie  qui  permet  d'ex- 
pliquer comment  l'esprit  saisit  la  ressemblance  spéci- 
fique unilas  ralionis  des  individus  de  l'espèce  :  Omnia 
singularia  hominis  cl  omnia  singularia  animalis  sunt 
similia  in  humanilale  et  animalia  in  animaliiale.  Ergo, 
quandocumque  inlelleclus  noster  inlelligil  ea  ut  sunt  ho- 
mincs  prœcise,  vel  ut  sunt  animalia  prœcise,  intelligit 
Ma  ut  unum.  Sed  homo  in  communi  ut  animal  in  com- 
muai nihil  aliud  est  quam  sua  singularia  sumpta  secun- 
dum quod  sunt  homines  prœcise  vel  secundum  quod  sunt 
animalia  prœcise  nihil  considerando  dealiis.  Édit.  Fages, 
p.  !).  Que  cette  unité  de  l'intellect  recomposée  par 
l'intelligence  humaine  provienne  d'abord  d'un  dessein 
divin  et  qu'il  y  ait  lieu  de  tenir  compte  d'un  excmpla- 
risme  créateur,  voilà  ce  que  Vincent  Ferrier  ne  se 
demande  même  pas  ici.  S'il  a  songé  à  cette  unité  de 
départ  de  l'universel,  il  a  dû  préférer  s'en  taire,  de 
crainte  de  présumer  des  conditions  métaphysiques  de 
la  création.  Il  s'en  tient  à  un  ordre  humain  et  propre- 
ment gnoséologique,  laissant  de  côté  tout  ce  qui,  dans 
un  thomisme  plu.,  primitif  et  plus  théorique,  aurait 
pu  sembler  le  fondement  nullement  abandonné,  au 
fond,  par  lui,  de  la  thèse  sur  l'individuation  par  la 
matière  seule.  Un  fait  lui  paraît  acquis  :  probalum  est 
quod  unitas  universalis  non  est  realis...  Alors,  il  entre- 
prend la  série  des  réponses  particulières  aux  douze 
arguments  des  réalistes  averroïsants  :  1.  d'abord  la 
science  du  général  repose  sur  la  connaissance  des  par- 
ticuliers; 2.  l'un  et  l'autre  sont  convertibles  en  chaque 
individu  et  non  seulement  dans  l'espèce;  3.  il  n'y  aurait 
pas  de  vraies  ressemblances  s'il  n'y  avait  pas  de  vraies 
diversités:  4.  Platon  et  Socrate,  en  différant  moins 
entre  eux  qu'ils  ne  diffèrent  d'une  pierre,  peuvent  ce- 
pendant différer  réellement  entre  eux;  5.  l'unité  de 
l'action  de  l'espèce  peut  être  portée  par  des  individus 
distincts;  6.  l'espèce  peut  être  une  analogie  simple  mais 
étroite  des  individus  et  le  genre  une  analogie  plus  loin- 
taine; 7.  Platon  et  Socrate  ne  s'identifient  dans  l'hu- 
manité qu'en  tant  qu'ils  y  sont  semblables;  8  et  9.  le 
fait  qu'il  y  a  des  abîmes  entre  les  espèces  n'empêche 
pas  chaque  individu  de  dilîérer  de  chaque  autre  dans 
chaque  espèce;  10.  rien  n'oblige  à  se  représenter  l'es- 
pèce comme  correspondant  à  un  seul  dessein  de  la 
nature;  11.  chacun,  selon  la  nature  de  son  espèce,  vit 
à  sa  manière;  12.  la  loi  de  l'espèce  ne  détermine  pas 
rigoureusement  tous  les  actes  de  l'individu. 

Cependant  Vincent  Ferrier  n'est  pas  un  nominaliste. 
L'universel  n'est  pas  pour  lui  un  flatus  vocis.  Il  écrit 
en  terminant  sa  question,  que,  si  l'unité  de  l'universel 
n'existe  pas  réellement,  la  nature  de  l'universel  est 
essence  réelle  :  Nalura  universalis  sil  realis  et  non  sit 
una  realiter.  Du  reste  si  cette  qusestio  de  unilate  univer- 
salis est  dirigée  contre  les  tendances  trop  monistes, 
plutôt  que  contre  les  nominalistes,  le  nominalisme  n'y 
est  que  mieux  remis  à  sa  place.  D'autre  part,  l'autre 
ouvrage  de  logique  que  l'on  doit  à  Vincent  Ferrier, 
son  Tractatus  de  supposilionibus  dialeclicis  est  dirigé 
nettement  et  avant  tout  contre  les  nominalistes  exces- 
sifs. Vincent  Ferrier  les  y  combat  en  connaissance  de 
cause,  suivant  de  près  leurs  analyses,  et  pas  du  tout  en 
se  bornant  à  des  réfutations  globales  et  inopérantes. 

2.  Sur  les  suppositions  dialectiques.  —  L'étude  des 
suppositions  dialectiques  avait  été  poussé e  très  loin  par 
le  nominalisme.  Selon  l'école  de  Guillaume  d'Occam, 
la  pensée  humaine  est  déjà  comme  un  premier  langage 
commun  à  tous  les  hommes.  C'est  dans  ce  langage 
complexe  du  réel  qu'on  découpe  en  se  servant  de  mots, 
de  phrases,  des  morceaux  tout  petits,  des  portions  qui 
sont  comme  substituées  au  réel  concret.  Le  signe  sert 


1867 


REALISME.    VINCENT    FERRIER 


186S 


de  substitut  au  réel.  Mais,  si  l'on  peut  employer  ces 
métaphores  hasardeuses  :  «  Le  signe  n'enlève  pas  sa  pa- 
trie naturelle  à  la  semelle  de  ses  souliers  »;  ces  cartes  du 
jeu  dialectique  sont  déjà  insuffisantes.  Les  mots  sont 
de  fausse  monnaie.  Les  phrases  sont  des  opérations  de 
banque  médiocres.  La  critique  des  suppositions  maté- 
rielles, personnelles  et  simples  qu'avait  faite  Occam 
(voir  art.  Nominalisme,  col.  737)  était  assez  destruc- 
trice de  la  raison  raisonnante  pour  mettre  les  théolo- 
giens en  fâcheuse  posture.  Il  fallait  donc  refaire  la 
théorie  des  suppositions.  Saint  Vincent  Ferrier  dans 
son  Traité  des  suppositions  dialectiques  regarda  de  très 
près  le  mécanisme  par  où  l'on  substitue  la  paille  des 
mots  au  grain  des  choses.  Il  montra  que,  quelle  que  soit 
la  délicatesse  de  telles  opérations,  on  a  néanmoins  le 
droit  de  manier  des  abstractions,  non  seulement  parce 
qu'abstraire  n'est  pas  nier  ce  qu'on  a  laissé  de  côté; 
mais  parce  que,  dans  un  autre  sens  du  mot,  abstraire 
c'est  comprendre  ce  que  l'on  a  découpé  dans  le  réel. 
Le  terme  garde  toujours  son  sens,  gagé  sur  le  réel, 
comme  un  bon  billet  de  banque  est  gagé  sur  l'or.  Le 
terme  permet  de  retrouver  le  réel  le  cas  échéant.  Telle 
est,  du  moins,  la  philosophie  de  Vincent  Ferrier. 

Il  commence  par  montrer  qu'un  terme  unique  peut 
parfaitement  correspondre  à  des  individus  divers  de 
même  espèce,  et  cela  en  vertu  de  sa  souple  théorie  de 
l'unité  de  l'universel.  Cette  théorie,  il  tend  à  la  ratta- 
cher à  Thomas  d'Aquin,  Albert  le  Grand,  Hervé  de 
Nédellec.  Il  l'oppose  au  réalisme  intempestif  du  semi- 
averroïste  Walter  Burleigh  et  plus  encore  au  nomina- 
lisme d'Occam  et  de  ses  partisans,  sui  sequaces,  opinio 
extrema.  Dans  le  c.  i,  Vincent  Ferrier  veut  montrer  que 
la  supposition  se  maintient  en  contact  avec  le  réel 
profond  et  concret.  Il  va  contester  aux  occamistes  leur 
interprétation  qui  veut  voir  dans  la  suppositio  simple- 
ment une  acceptio  scu  USUS  lermini.  La  supposition 
comporte  un  terme.  Elle  ne  fait  pas  que  comporter  un 
ternie,  que  se  réduire  à  comporter  un  terme.  Ce  que 
l'on  y  suppose,  ce  n'est  pas  seulement  un  terme  c'est 
une  réalité.  Le  signe,  pour  avoir  une  signification,  sup- 
pose l'existence  d'une  chose  signifiée.  Quid  sit  suppo- 
sitio, demande  le  c.  il?  Et  Vincent  Ferrier  de  répondre 
que,  dans  une  proposition,  c'est  une  proprielas  sub- 
jecli.  Au  lieu  de  couper,  de  séparer,  du  sujet  réel,  elle 
retient  un  aspect  du  sujet  réel.  Suppositio  est  pro- 
pria passio  subjecti  secundum  quod  comparatur  <id 
priedicalum.  Cette  supposition  (explique  le  c.  m  :  De 
divisione  supposilionis)  peut  porter  sur  des  propriétés 
essentielles  du  sujet  ou  sur  des  aspects  réels  toujours, 
mais  simplement  accidentels.  La  supposition  acciden- 
telle, de  beaucoup  la  plus  fréquente,  parmi  ces  nom- 
breux recours  à  des  suppositions  dont  s'accompagne 
l'exercice  de  la  pensée,  peul  être  personnelle  ou  simple. 
Ce  sont  là  les  expressions  que  le  nominalisme  avait 
employées,  Vincent  Ferrier  s'y  astreint.  La  supposition 
personnelle  sera,  bien  entendu,  celle  qui  se  rapporte  à 
une  personne,  par  exemple  :  homo  currit.  La  supposi- 
tion simple  sera  celle  qui  concerne  un  aspect  accidentel 
commun,  par  exemple  :  homo  est  species. 

Avant  toute  autre  supposition,  on  doil  donc  étudier 
(c.  iv)  la  supposition  naturel  le,  qui  al  teint  au  vif  quel- 
que chose  de  l 'essence  profonde  des  êtres,  par  exemple 
«l'homme  est  raisonnable».  Cette  supposition  peut 
revêtir  des  déterminations  définies  :  «  Tel  homme  est 
risible  »,  ou  rester  indéfinie  :  «Tout  homme  est  risible.  » 
Étanl  donnée  l'importance  de  ces  suppositions  natu- 
relles, qui  sont,  les  plus  profondément  fondées  en  réa- 
lité et  qui  sont  les  plus  injustement  méconnues  parles 
occamistes,  Vincent  Ferrier  insiste  beaucoup  sur  elles. 
Si,  dans  son  traité,  il  ne  leur  consacre  qu'un  chapitre 
sur  dix,  ce  chapitre  comprend  le  tiers  de  la  longueur 
totale  de  l'ouvrage.  Ces  suppositions  naturelles  lui  pa- 
raissent régies  par  quatre  règles  :  1.  Quandocunque  in 


aliqua  proposilione  priedicalum  dicilur  de  subjeclo  in 
aliquo  modo  dicendi  per  se,  semper  lalis  propositionis 
subjeclum  supponit  naluraliler  et  e  conuerso  (édit.  Fages, 
p.  19);  2.  Omnis  proposilio  cujus  subjeclum  habet 
supposilionem  naluralem  seu  demonslralivam  est  uni- 
versalilcr  vera  scilicel  pro  omni  lempore  et  pro  omnibus 
supposilis  (édit.  Fages,  p.  20);  3.  A  propositione  de 
tertio  adjacente  cujus  subjeclum  supponit  naluraliler 
ad  propositioncm  de  secundo  adjacente  nunquam  valet 
consequentia  (édit.  Fages,  p.  36)  ;  4.  Nuila  proposilio  cujus 
subjeclum  supponit  naluraliler  ad  sui  verilalem  requiril 
exislenliam  lerminorum  (édit.  Fages,  p.  42).  La  règle  1 
vise  le  caractère  ontologique  des  suppositions  natu- 
relles. La  règle  3  précise  qu'elles  se  conforment  au  réel 
complexe  plutôt  qu'elles  ne  se  déduisent  logiquement 
les  unes  des  autres.  La  règle  4  précise  que  cette  relation 
au  réel  n'est  pas  telle  qu'il  faille  que  les  termes  em- 
ployés aient  une  existence  présente;  ce  qui  est  assez 
apparent  dans  le  cas  d'une  proposition  négative.  La 
deuxième  règle  est  plus  importante.  Elle  fixe  la  valeur 
réaliste  totale  des  suppositions  naturelles,  extraites 
peut-être  en  apparence  à  partir  de  circonstances  contin- 
gentes. C'est  naturellement  la  règle  la  plus  difficile  à 
établir  contre  la  tendance  agnostique  que  manifestait 
le  nominalisme,  contre  sa  méfiance  à  l'égard  des  idées 
générales  et  des  vérités  éternelles.  La  tactique  de  beau- 
coup consistait  à  faire  de  la  vérité  plus  grande  de  ces 
propositions  plus  substantielles  une  question  de  degré 
plutôt  qu'une  question  de  nature.  Mais  c'était  la  tac- 
tique de  sophistes  qui  précisément  voulaient  noyer 
dans  les  singularités  indicibles  les  catégories  irréduc- 
tibles mais  discernables  des  choses.  «  La  couleur  est 
l'objet  de  la  vue.  »  Elle  n'est  pas  «  l'objet  de  la  vue 
plutôt  que  l'objet  de  l'ouïe  ».  C'est  qu'on  ne  peut  pas 
résoudre  cette  essentielle  question  de  nature,  si  l'on 
n'a  pas  une  théorie  à  la  fois  souple  et  ferme  sur  l'unité 
de  l'universel,  sur  la  manière  dont  le  monde  est  fait  de 
situations  réellement  semblables. 

Presque  aussi  important  est  le  c.  v  :  De  supposilione 
personali.  La  supposition  personnelle  relate  des  évé- 
nements, des  accidents  réels  survenus  à  des  êtres  réels. 
De  telles  suppositions  pourront  être  plus  ou  moins 
simples,  claires  ou  confuses,  rattachées  à  une  collec- 
tivité ou  à  un  être  singulier.  Chaque  fois  les  questions 
classiques  de  compréhension  et  d'extension  se  poseront 
et  compliqueront  l'étude.  Mais,  pour  l'exposé  réaliste 
de  Vincent  Ferrier,  la  grosse  difficulté  est  passée  en  cet 
endroit  de  son  ouvrage;  la  teneur  ontologique  de  ces 
suppositions  s'explique  à  partir  du  moment  où  l'on  a 
reconnu  la  valeur  ontologique  des  suppositions  natu- 
relles. Le  c.  vu  étudie  la  supposition  discrète  qui  se 
ramène  au  cas  précédent  et  la  supposition  matérielle 
qui  ne  suppose  que  ce  que  le  terme  signifie  matériel- 
lement, par  exemple  :  homo  est  vox  dissyllaba.  Le 
c.  vin  étudiera  la  supposition  relative,  le  c.  ix  la  suppo- 
sition impropre.  Vincent  Ferrier  pourra  y  concéder 
beaucoup  à  ses  adversaires  nominalistcs.  L'essentiel 
pour  lui  était  d'avoir  montré  que,  dans  certains  cas  au 
moins,  la  suppositio,  base  de  la  confiance  de  la  pensée 
autant  que  du  langage,  est  un  crédit  fait  d'autre  valeur 
(pie  d'une  pure  inflation,  flatus  vocis.  11  était  en  état 
d'esquisser  dans  un  c.  x  une  étude  des  variations  des 
suppositions. 

liref,  Vincent  Ferrier  ne  contesterait  pas  trop  à 
Guillaume  d'Occam  le  fait  (pie  la  pensée  quelque  peu 
organisée  est  déjà  solidement  tissée  du  langage  qu'elle 
emploie.  Il  ne  contesterait  pas  non  plus  à  un  théoricien 
plis  récent  comme  Meyerson  que  la  pensée  identifie  des 
réalités  simplement  semblables  et  trie  dans  le  réel  plus 
complexe  avec  une  remarquable  désinvolture.  Mais  il 
remarquerait  aussi  (pie  les  singularités  du  réel  ne  sont 
jamais  enl  Lèrement  perdues  de  vue  par  les  suppositions 
et  arrangements  dialectiques  légitimes.    Il  assurerait 


1869 


RÉALISME.    LA    CRITIQUE    IDÉALISTE 


1870 


de  la  sorte,  non  seulement  à  la  simple  dialectique  mais, 
ce  qui  est  plus  important,  aux  démarches  prudentes 
du  théologien  une  aire  de  sécurité  réaliste,  un  domaine 
de  travail  légitime,  et,  pour  employer  les  expressions 
qu'emploie  M.  Brunschvicg  :  «  un  univers  de  discours  » 
qui  reste  encore  un  «  univers  de  réel  ». 

VI.  De  la  philosophie  réaliste  de  la  conscience 

A     LA     CRITIQUE     IDÉALISTE     MODERNE     DU     RÉALISME 

médiéval.  —  Parce  que  le  xvie  siècle  a  brillé  dans  les 
arts  plastiques,  on  se  le  figure  volontiers  comme  un 
siècle  en  progrès  dans  la  pensée  humaine.  En  réalité,  il 
y  est  surtout  marqué  par  les  progrès  de  l'humanisme 
trop  littéraire  et  relativement  peu  philosophique.  C'est 
l'époque  où  le  nominalisme  excessif  déborde  de  plus 
en  plus  de  la  philosophie  dans  le  domaine  de  la  religion. 
Cependant  l'anarchie  métaphysique  du  xvie  siècle 
n'est  pas  due  au  manque  de  préoccupation  philoso- 
phique. Elle  tient  seulement  au  manque  d'unité  des 
esprits.  Toutefois,  les  penseurs  les  plus  divers  semblent 
avoir  hérité  des  philosophies  médiévales,  thomisme, 
scotisme,  occamisme,  le  souci  de  la  psychologie  expé- 
rimentale servant  de  base  commune  à  la  morale  et  à 
la  métaphysique,  tout  en  demeurant  en  liaison  avec  le 
développement  réel  des  sciences  exactes  à  la  fois  expé- 
rimentales et  mathématiques. 

Il  ne  se  pouvait  pas  que  la  renaissance  catholique 
en  France  au  début  du  xvne  siècle,  au  temps  de  Bérulle, 
avec  ses  préoccupations  apologétiques  et  mystiques 
n'aboutît  pas  sur  le  terrain  ainsi  délini,  à  de  nouveaux 
efforts  en  faveur  d'un  réalisme  psychologique  et  théo- 
logien. Ce  fut  en  effet  l'époque  de  Pascal  et,  plus 
particulièrement  encore  pour  la  métaphysique,  l'épo- 
que de  Descartes.  «  Je  pense  donc  je  suis  »  est  l'apho- 
risme essentiel  de  cette  philosophie  de  la  conscience  qui 
remonte  à  Scot,  et  jusqu'à  saint  Thomas  d'Aquin.  Cet 
aphorisme  se  systématise  dans  la  pensée  de  Descartes. 
Est-ce  au  point  qu'il  faille  voir  dans  le  psychologisme 
qu'est  bien  le  cartésianisme  le  rejet  du  réalisme  mé- 
diéval qui  serait  déjà  considéré  comme  trop  matéria- 
liste? Descartes  serait-il  le  chef  de  file  des  idéalistes 
modernes?  Non.  Il  ne  l'est  que  pour  ceux  qui  le  consi- 
dèrent, si  l'on  peut  dire,  rétrospectivement,  à  travers 
Kant.  Son  psychologisme  même  n'aurait  pas  elîrayé 
les  contemporains  de  saint  Thomas.  Il  faut  reconnaître 
cependant  qu'il  a  anémié  le  réalisme  traditionnel  par 
une  opposition  arbitrairement  schématisée  de  la  ma- 
tière substance  étendue  et  de  l'esprit  substance  pen- 
sante. Il  a  donné,  sinon  une  raison,  du  moins  un  pré- 
texte à  ceux  qui  ont  fait  de  la  physique  une  science 
purement  mathématique.  Mais  Descartes  eût  protesté 
le  premier,  en  théologien  qu'il  était,  contre  ceux  qui 
voudront  réduire  le  monde  à  une  mathématique  uni- 
verselle. N'était-il  pas  d'ailleurs  le  théoricien  d'une 
doctrine  fort  réaliste  de  l'univers  celle  des  «  natures 
simples  »? 

Mais  après  Descartes,  il  y  eut  Kant,  que  le  réalisme 
ne  peut  retenir  à  aucun  prix,  malgré  les  efforts  de  ce 
philosophe  pour  doubler  son  idéalisme  transcendantal 
d'un  réalisme  empirique.  Certes,  à  lire  Kant,  on  a 
parfois  l'impression  qu'il  maintient  une  certaine  objec- 
tivité, une  certaine  réalité  à  l'espace  et  au  temps,  lui 
vérité,  s'il  les  hypostasic,  c'est  à  titre  de  cadres  de 
connaissance.  Ce  qui  est  «  objectif  »,  ce  n'est  pas,  dans 
son  vocabulaire,  ce  qui  correspond  à  une  réalité  exté- 
rieure. Kant  a  été  séduit  par  l'économie  de  pensée  réa- 
liste qui  avait  été  réalisée  par  les  sciences  newto- 
niennes;  le  mot  objectif  n'équivaut  plus  pour  lui  qu'à 
nécessaire  et  à  universel.  Kant  se  plaît  à  opposer  cette 
réalité  subjectivement  organisée  et  privilégiée  de  l'es- 
pace et  du  temps,  à  ce  qu'il  juge  être  la  pure  subjec- 
tivité des  déterminations  qualitatives  de  la  sensation. 
La  sensation  ne  mérite  même  pas  à  ses  yeux  le  titre  de 
phénomène.  Le  phénomène  est  selon  lui,  une  organi- 


sation dans  l'espace  et  le  temps.  La  sensation,  liée  de 
trop  près  à  l'inconnaissable  noumène,  lui  paraît  une 
matière  informe  que  l'esprit  adapte  à  ses  catégories 
propres,  considère,  pour  employer  un  terme  vulgaire, 
avec  ses  «  lunettes  »  spécifiques.  De  sa  détermiuation 
étroite  des  concepts  d'espace  et  de  temps,  l'espace 
hypostasié,  le  temps  réduit  à  une  unité  d'être  qui  rap- 
pelle l'être  ultra-abstrait  de  Parménide,  Kant  tire  une 
légitimation  des  sciences  apodictiques  à  type  mathé- 
matique. Mais,  vidant  du  même  coup  l'univers  de  tout 
ce  qui  constitue  très  exactement  ses  réalités  et  ses 
richesses,  c'est  par  là  qu'il  méconnaît  non  seulement 
la  valeur  de  certaines  idées  générales  reposant  sur  le 
concret  mais,  ce  qui  est  beaucoup  plus  grave  encore,  la 
valeur  de  la  connaissance  du  concret.  Kant  imagine 
que  l'esprit  humain  plaque  une  organisation  toute  sub- 
jective sur  le  monde  extérieur,  qu'il  lui  suffit  de  déclarer 
inconnaissable  et  comme  inorganisé,  donc  inconsis- 
tant. Où  a-t-on  vu  l'esprit  déployer  ainsi  à  la  surface 
de  noumènes  (jamais  constatée)  l'étoffe  toute  tissée 
par  lui,  de  la  connaissance  sensible  ou  abstraite, 
abstraite  à  un  premier  degré  de  déploiement,  sensible 
lorsque  le  déploiement  est  complètement  réalisé?  Ce 
système  est  à  rejeter,  non  pas  seulement  parce  qu'il 
est  ruineux  des  vraies  valeurs  aussi  bien  abstraites  que 
concrètes,  mais  parce  qu'il  constitue,  dans  le  fond, 
dans  l'attirail  faussement  technique  de  ses  vocabu- 
laires et  de  ses  explications,  non  pas  une  hypothèse 
sérieuse,  mais  une  conjecture  impudente.  Il  n'impres- 
sionne que  les  esprits  non  avertis,  ceux-là  mêmes  que 
ce  que  l'on  peut  considérer  en  un  sens  comme  sa  pre- 
mière édition,  le  platonisme,  avait  impressionnés  jadis. 
Il  n'échappe  pas  à  la  critique  qu'en  fait  H.  Bergson, 
La  pensée  et  le  mouvant,  p.  81.  «Tout  l'objet  de  la  Cri- 
tique de  la  raison  pure,  écrit  M.  Bergson,  est  d'expliquer 
comment  un  ordre  défini  vient  se  surajouter  à  des 
matériaux  supposés  incohérents.  Et  l'on  sait  de  quel 
prix  elle  nous  fait  payer  cette  explication  :  l'esprit 
humain  imposant  sa  forme  à  la  «  diversité  sensible  » 
venue  on  sait  d'où  :  l'ordre  que  nous  trouvons  dans  les 
choses  serait  celui  que  nous  y  mettons  nous-mêmes. 
De  sorte  que  la  science  serait  légitime,  mais  relative  à 
notre  faculté  de  connaître  et  la  métaphysique  impos- 
sible, puisqu'il  n'y  aurait  pas  de  connaissance  en  de- 
hors de  la  science.  L'esprit  humain  est  ainsi  relégué 
dans  un  coin  comme  un  écolier  en  pénitence  :  défense 
de  retourner  la  tête  pour  voir  la  réalité  telle  qu'elle 
est.  Rien  de  plus  naturel  si  l'on  n'a  pas  remarqué  que 
l'idée  de  désordre  absolu  est  contradictoire  ou  plutôt 
inexistante,  simple  mot  par  lequel  on  désigne  une  oscil- 
lation de  l'esprit  entre  deux  ordres  différents.  » 

La  théologie  des  pays  protestants  semble  avoir  été 
victime  de  ce  kantisme  qui  ôte  une  partie  de  la  réalité 
a  Dieu  pour  la  donner  à  l'homme,  à  la  création  pure- 
ment humaine  substituée  à  la  création  divine  première. 
Ceux  dis  idéalistes  qui  succédèrent  à  Kant  accen- 
tuèrent encore  son  anthropocentrisme.  Un  dilemme  se 
présente  dès  lors  aux  âmes  religieuses  :  ou  bien  il  faut 
agréer  une  religion  nouvelle,  fondée  non  sur  la  Bible 
extérieure  ou  sur  une  révélation  impossible  dans  l'au- 
tonomie de  la  conscience,  et  il  faut  baser  celte  religion 
sur  la  seule  expérience  religieuse  intérieure  subjective  : 
ou  bien,  pour  autant  que  Dieu  diffère  de  l'homme  au 
sein  de  cette  expérience  où  l'on  ne  voudrait  pas  divi- 
niser l'homme  purement  et  simplement,  on  est  obligé 
de  retourner  subrepticement  à  un  commencement  de 
réalisme,  par  exemple  à  un  réalisme  immatérialiste  et 
au  moins  spirilualiste  comme  l'idéalisme  de  Berkeley. 
Dans  cette  dernière  position,  à  moins  de  trop  donner 
encore  à  l'homme,  on  restitue  subrepticement  des  va- 
leurs objectives  a  la  création  et  à  Dieu. 

Il  n'en  reste  pas  moins  vrai  qu'avec  Kant  les  philo- 
sophes modernes  ont  trouvé  un  de  leurs  maîtres  prin- 


1871 


RÉALISME.    LA    CRITIQUE    IDÉALISTE 


1872 


cipaux,  si  diverses  que  soient  leurs  philosophies  per- 
sonnelles. Le  réalisme,  simplement  philosophique  ou 
plus  spécifiquement  chrétien,  aura  à  soutenir  désor- 
mais une  lutte  non  seulement  contre  le  nominalisme, 
mais  contre  un  retour  au  platonisme,  à  l'ancienne 
métaphysique  établie  par  Platon  et  restaurée  par 
Kant,  lequel  l'a,  d'ailleurs,  plus  nettement  orientée 
dans  le  sens  d'un  scientisme  mathématique.  Bien  que 
le  réalisme  soit  professé  sous  diverses  formes,  dans  les 
pays  anglo-saxons,  en  France  avec  Bergson,  en  Alle- 
magne avec  Husserl,  il  n'a  pas  encore  remporté,  dans 
l'esprit  des  contemporains,  une  victoire  décisive.  Il 
suffit,  pour  s'en  rendre  compte,  de  constater  combien 
certaines  allégations  des  idéalistes  contemporains  trou- 
vent encore  créance  ou  du  moins  sont  laissées  sans 
réfutation. 

Aussi  faut-il  préciser  l'importante  position  philo- 
sophique de  cet  idéalisme,  au  nom  duquel  le  réalisme 
va  être  souvent  condamné.  C'est  un  vocable  séduisant 
que  ce  terme  d'idéalisme  que  ces  philosophes  d'une 
école  déterminée  ont  comme  retenu  à  leur  profit.  Selon 
l'acception  qu'ils  lui  donnent,  le  terme  idéaliste  est 
d'ailleurs  assez  délicat  à  définir.  On  ne  peut  confondre 
l'idéalisme  contemporain  avec  le  subjectivisme  radical, 
où  il  n'atteint  que  chez  quelques  disciples  extrêmes  de 
Fichte.  Le  mieux  est  de  considérer  que  l'idéalisme  est 
toujours  un  psychologisme  extrémiste.  Il  voudrait  être 
spiritualiste.  A  cette  fin  il  croit  nécessaire  de  mini- 
miser ou  de  nier  les  données  matérielles  de  l'univers. 
Souvent,  il  trouve  en  effet  que  la  seule  manière  de  ne 
pas  être  matérialiste  est  de  nier  l'existence  de  la  ma- 
tière. D'autres,  parmi  les  idéalistes,  professent  à  leur 
façon  l'apophtegme  aristotélicien  selon  lequel  la  ma- 
tière est  inconnaissable.  Cet  idéalisme  a  couvé  lente- 
ment avant  d'aboutir  à  la  pleine  crise  de  la  conscience 
moderne.  Le  platonisme  pensait  déjà  que  la  vraie  rési- 
dence de  la  matière  est  l'idée  séparée.  Réduisant  trop 
la  matière  au  quantum,  faisant  de  la  pensée,  et  donc 
de  l'idée,  l'essence  des  créatures  spirituelles,  le  réaliste 
Descartes  s'approche  encore  davantage  de  l'idéalisme 
moderne.  Insistant  sur  le  fait  que  ce  que  l'on  connaît 
n'est  jamais  connu  que  comme  connu,  Kant  fait  triom- 
pher l'idéalisme  chez  les  philosophes.  Lachelier  en 
reste  à  ce  stade,  Psychologie  cl  métaphysique,  p.  151- 
155  :  «  Dire  que  quelque  chose  est  pensé  comme  exis- 
tant c'est  dire  qu'il  y  a  une  idée  de  l'être...  Aussi  l'idée 
de  l'être  considérée  comme  contenu  de  la  pensée  a 
pour  antécédent,  pour  garantie,  l'idée  de  l'être  consi- 
déré comme  forme  de  cette  propre  pensée.  »  Ainsi  ce 
n'est  pas  de  l'expérience  extérieure  que  l'être  vient  à 
l'esprit,  selon  l'idéaliste,  c'est  du  dedans  par  la  seule 
spontanéité  spirituelle.  Hamelin  renchérit  et  dans  son 
Essai  sur  les  éléments  principaux  de  la  représentation, 
p.  8,  il  écrit  :  «  On  ne  donnerait  pas  une  idée  fausse  de 
la  philosophie  en  disant  qu'elle  est  l'élimination  de  la 
chose  en  soi.  »  Une  telle  position  philosophique  est 
radicalement  inconciliable  avec  celle  du  réalisme  chré- 
tien, plus  spécialement  avec  le  réalisme  scotiste  qui 
aboutissait  à  conclure  à  l'existence  d'un  grand  nombre 
de  choses  en  soi,  d'hseccéités.  Tour  l'idéaliste,  il  n'exis- 
tera donc,  selon  le  mot  de  Lachelier,  qu'une  «  dialec- 
tique vivante  ». 

Le  plus  déterminé  peut-être  des  tenants  de  l'idéa- 
lisme en  France,  M.  Léon  Brunschvicg,  reprenant  cette 
idée  s'est  demandé  quelle  est  la  forme  la  plus  haute,  la 
plus  harmonieuse,  la  plus  cohérente,  la  plus  justifiée 
vis-à-vis  d'elle-même  (pie  peut  revêtir  cette  «  dialec- 
tique vivante  ».  Il  a  trouvé  que  c'est  la  forme  mathé- 
matique. Il  faut  selon  lui  que  disparaissent  toutes  les 
références  sensibles  à  des  substrats,  a  des  êtres  en  tant 
qu'êtres.  Des  son  ouvrage  intitulé  :  La  modalité  du 
jugement,  1897,  p.  7,  Brunschvicg  écrit  de  la  philosophie 
de  Kant  :  i  l'être  en  tant  qu'être  cessa  d'être  une  idée 


philosophique,  puisque  c'est,  par  définition  même,  la 
négation  de  l'idée  en  tant  qu'idée  »,  puisque  cette 
découverte  montre  une  vérité  qu'on  ne  connaissait  pas 
auparavant,  n'est-ce  point  que  la  pensée  dans  son  état 
vrai,  concret,  historique  constitue  une  marche  au  pro- 
grès, allant  de  découverte  en  découverte?  Examinant 
sous  cet  aspect  l'histoire  générale  de  la  pensée  humaine, 
M.  Brunschvicg  s'y  persuada  que  c'est  la  pensée  mathé- 
matique qui  seule  fait  les  découvertes,  laissant  s'éva- 
nouir les  vains  fantômes  de  la  connaissance  animale  et 
sensible  des  singuliers. 

Bref  les  théories  de  l'idéalisme  qui  privilégient  l'es- 
pace et  le  temps,  le  temps  étant  lui-même  conçu  sous 
forme  quasi-géométrique,  aboutissent  chez  M.  Brun- 
schvicg à  rejeter  tout  ce  qui  n'est  pas  absolument 
conforme  à  ces  cadres  mathématiques  a  priori.  Le  sen- 
sible, auquel  le  réalisme  médiéval  portait  un  si  grand 
intérêt,  fait  horreur  à  l'idéalisme,  spécialement  à  l'idéa- 
lisme de  M.  Brunschvicg.  Être  idéaliste,  à  la  manière 
surtout  de  ce  dernier,  c'est  donc,  tout  autant  que  pré- 
ciser des  doctrines  constructives  plus  ou  moins  per- 
sonnelles, instituer  un  vaste  procès  du  réalisme. 

Ces  amis  de  l'idée  plus  ou  moins  platonicienne  vont 
donc  blâmer  d'abord  Aristote  qui  dans  sa  théorie  de 
l'abstraction  fait  dépendre  la  pensée  du  sensible.  La 
pensée  est  aux  yeux  de  M.  Brunschvicg  et  des  autres 
idéalistes  tout  autre  chose  qu'un  concept  abstrait,  tout 
autre  chose  qu'un  discours  fait  de  concepts.  Heureu- 
sement Descartes  vint.  Pour  l'historien  idéaliste  de  la 
philosophie,  Descartes  est  déjà  un  sauveur  parce  qu'il 
rétablit  l'intelligence  dans  sa  fonction  propre.  Serait-ce 
que  Descartes  est  purement  idéaliste?  Non;  mais  il  est 
géomètre  et  sa  méthode  toute  géométrique  trouve  une 
science  rigoureuse  qui  s'exprime  d'ailleurs  en  géomé- 
trie. Voilà  ce  qui  paraît  solide.  Malebranche  convien- 
dra ensuite  que  l'étendue  est  essentiellement  intelli- 
gible. Leibniz  inventera,  au  service  des  véridiques 
géomètres  analystes,  le  calcul  infinitésimal.  Il  y  a  bien 
çà  et  là  des  retours  en  arrière,  mais  les  succès  acquis 
restent  acquis,  et  l'idéalisme  qui  considère  que  la 
science  est  œuvre  de  l'esprit  humain  triomphe  des  nou- 
velles victoires  scientifiques  par  où  l'esprit  humain  se 
révèle  plus  grand.  Kant  semble  avoir  expliqué  ce  pou- 
voir de  l'esprit.  Riemann  semble  le  prouver  plus  sérieu- 
sement encore  en  désolidarisant  la  géométrie  d'avec 
les  postulats  fixés  par  Euclide.  Tout  récemment 
encore  Einstein  détruit  par  son  relativisme  —  l'idéa- 
lisme n'est-il  pas  le  relativisme  même?  —  une  vieille 
confiance  routinière  en  l'existence  de  «  qualités  pre- 
mières et  intuitives  ». 

Toutes  ces  conclusions  qu'il  avait  pensées  ou  repen- 
sées pour  lui-même  au  cours  d'une  vie  entièrement 
vouée  à  de  telles  méditations,  toutes  ces  conclusions 
dont  l'ensemble  même  était  dirigé  contre  le  réalisme, 
M.  Brunschvicg  les  a  mises  au  point  et  exposées  avec 
concision  dans  son  livre  Les  âges  de  l'intelligence,  1934. 
Cet  ouvrage  qui  n'est  pas  le  plus  complet  s'il  s'agit 
d'étudier  la  philosophie  personnelle  de  ce  penseur,  est 
le  plus  utile  s'il  s'agit  d'étudier  la  critique  idéaliste  du 
réalisme.  Or,  si  l'on  connaît  généralement  assez  bien 
les  positions  centrales  de  l'idéalisme,  on  néglige  trop 
les  arguments  précis  que  l'idéalisme  dirige  contre  le 
réalisme.  Ces  arguments  doivent  être  pesés. 

Selon  le  nouvel  écrit  idéaliste  consacré  à  cette  cri- 
tique du  réalisme  chrétien,  la  philosophie  médiévale, 
celle  des  substrats  et  des  êtres,  est  la  pensée  de  l'en- 
fance balbutiante  de  l'humanité.  L'âge  mûr  philoso- 
phique aurait  produit  la  philosophie  contemporaine, 
celle  des  normes,  des  mathématiques,  des  sciences.  Il 
est  toujours  bon  de  se  méfier  de  ces  procédés  qui 
évoquent  de  prétendus  âges  de  l'intelligence.  D'aucuns 
diront  malignement  que  l'âge  mûr  c'était  la  pensée 
médiévale  et  la  décrépitude  l'âge  contemporain. 


1873 


RÉALISME.    LA    CRITIQUE    IDÉALISTE 


1874 


Du  tout  premier  âge  de  la  pensée  humaine, 
M.  Brunschvicg  pense  qu'on  peut  avoir  une  idée  par  les 
peuplades  non  civilisées  actuelles.  A  ces  primitifs  il 
reproche  leur  préjugé  de  l'intelligible.  Ils  expliquent 
tout  dans  la  nature  par  des  esprits  répandus  partout. 
En  vérité,  ces  primitifs  exagèrent.  Mais  il  reste  que 
certains  faits  sur  le  plan  irrécusable  des  apparences 
s'expliquent  par  des  esprits.  Si  la  finalité  dans  un 
monde  biologique  plus  inférieur  est  bien  difficile  à  dé- 
crire, la  finalité  humaine  est  un  fait  expérimental.  Elle 
ne  se  laissera  jamais  mettre  en  équations  mathéma- 
tiques, en  ces  équations  qui  semblent  avoir,  pour 
l'idéalisme  nouveau,  le  privilège  exclusif  de  la  vérité. 
Dans  un  second  chapitre  de  son  ouvrage,  intitulé  Le 
fantôme  de  l'irrationnel,  M.  Brunschvicg  découvre  que 
le  miracle  grec,  au  temps  des  pythagoriciens,  faillit  faire 
évanouir  le  fantôme  des  substrats  :  êtres,  esprits  et 
choses  au  profit  des  normes  authentiquement  mathé- 
matiques. Mais  cet  éclair  dans  les  ténèbres  de  l'obscu- 
rantisme peut  paraître  beaucoup  moins  net  qu'il  ne 
paraît  à  M.  Brunschvicg.  C'est  bien  avant  Pythagore 
que  ce  que  l'on  a  appelé  avec  quelque  grandiloquence 
3  la  science  mystérieuse  des  pharaons  »  faisait  jouer 
aux  nombres  un  rôle  essentiel  clans  la  nature.  Bien  plus 
tard,  en  plein  Moyen  Age,  des  astrologues,  même  mys- 
tiques, jalonnant  la  route  pour  la  pensée  moderne  de 
M.  Brunschvicg,  pensent  déjà  comme  lui  qu'il  n'y  a 
de  vérité  que  dans  l'emploi  de  la  méthode  mathéma- 
tique. Cette  opinion  se  trouve  exprimée  en  toutes 
lettres  et  longuement  par  Boger  Bacon. 

Mais  au  fond  peu  importe  à  M.  Brunschvicg,  les 
balbutiements  des  primitifs  et  l'échec  (selon  lui  proche 
du  succès)  des  mathématiciens  antiques,  empêtrés  dans 
des  difficultés  de  détail  comme  l'existence  des  nombres 
irrationnels.  Le  grand  scandale  de  l'idéaliste  contem- 
porain c'est  ce  troisième  âge  de  l'intelligence,  cette 
pensée  médiévale  que  des  enseignements  de  l'univer- 
sité de  Paris  analysent  poartant  consciencieusement. 
M.  Brunschvicg  ne  se  montre  pas  tendre  pour  ce  qu'il 
appelle  V univers  du  discours.  Il  craint  visiblement  qu'on 
propose  à  l'époque  scientifique  moderne,  toute  mathé- 
matique selon  lui,  ce  retour  en  arrière  que  lui  paraît 
être,  au  service  de  la  foi,  la  philosophie  médiévale.  Il 
reproche  âprement  au  Moyen  Age  d'avoir  cru  à  la 
vertu  du  syllogisme.  Il  a  raison  de  dire,  un  scotiste 
ou  un  thomiste  éclairé  l'appuieraient,  que  le  syllo- 
gisme ne  vaut  que  par  rapport  à  une  expérience  exté- 
rieure dont  il  est  un  vêtement.  Le  syllogisme  :  «  Tout 
dragon  est  une  chose  qui  souille  des  flammes.  Tout 
dragon  est  un  serpent.  Donc  quelque  serpent  souille 
des  flammes  »  rend  bien  compte  du  réel  à  la  condition 
que  ce  soit  d'un  réel  qu'il  rende  compte  — ■  à  la  condi- 
tion qu'il  existe  des  dragons.  La  pensée  logique  vaut 
donc  davantage  comme  moyen  lumineux  d'expression 
de  l'âme  obscure  de  l'idée  que  comme  fondement 
même  de  l'intellectualité.  M.  Brunschvicg  discerne 
tout  l'intérêt  du  travail  de  M.  Serrus  :  Le  parallélisme 
logico-grammatical.  Un  thomisme  admettrait  en  effet 
que,  dans  le  parallélisme  intellectuel  logique,  la  logique 
n'est,  selon  ses  règles  de  jeu,  qu'une  commodité  de 
l'esprit,  commodité  légitime,  un  moyen  pour  une  fin. 
Il  faut  admettre  qu'une  même  pensée  s'exprime  en  un 
alinéa  variable  dont  les  propositions  se  groupent  en 
nombre  plus  ou  moins  grand  avec  des  liaisons  internes 
de  conjonctions  susceptibles  de  varier  à  l'infini.  La 
même  proposition  peut  toujours  se  multiplier  en  dis- 
cours ou  se  condenser  au  contraire  en  une  nuance  d'ad- 
jectifs au  point  de  rentrer  dans  l'implicite  et  dans 
l'ombre.  Mais  c'est  donc  que,  pour  le  penseur  médié- 
viste authentique,  tout  comme  pour  son  critique  idéa- 
liste lui-môme  l'univers  à  connaître  est  autre  chose  que 
l'univers  élastique  des  discours.  Le  vrai  problème  est 
celui  de  cette  réalité  mystérieuse  qui  dépasse  le  dis- 


cours, c'est  le  problème  de  cette  raison,  et  toute  objec- 
tive, et  toute  personnelle,  qui  tantôt  exprime  et  tan- 
tôt cache,  suppose  (comme  disaient  Occam  et  Vincent 
Ferrier)  ou  oublie.  M.  Brunschvicg  fait  encore  une 
remarque  pertinente  lorsqu'il  dénonce,  p.  66,  n.  1,  avec 
le  P.  Festugière  et  M.  Bobin,  une  équivoque  de  la 
pensée  grecque  qui  a  alourdi  la  scolastique  médiévale. 
Le  P.  Festugière  montre  en  effet  qu'en  métaphysique 
«  le  terme  ouata  est  appliqué  tantôt  à  l'individu 
concret,  réalité  première  et  qui  seule  en  vérité  mérite 
au  propre  le  nom  de  substance  et  tantôt  à  l'universel 
abstrait,  premier  intelligible,  lequel,  pourvu  aussi  du 
nom  d'oùaîc  avec  le  sens  premier  d'essence,  n'en  sem- 
ble pas  moins  regardé  comme  substance  objet  propre 
de  la  métaphysique  ».  Mais  cette  vérité,  si  parfaitement 
discernée  par  le  P.  Festugière,  va  contre  la  position 
même  de  M.  Brunschvicg.  Elle  consacre  la  distinction 
thomiste  de  l'essence  et  de  l'existence.  En  effet  chaque 
être  concret  ou  objet  de  connaissance  demeure  distinct 
comme  substrat  de  l'espèce  qui  lui  dicte  sa  norme.  La 
loi  prend  dans  ce  système  une  valeur  simplement  ana- 
logique. Il  y  a  doncb  ien  des  différences  entre  chaque 
être  concret,  dont  les  propriétés  personnellement  essen- 
tielles ne  font  qu'un  avec  l'existence  personnelle,  et 
puis  le  groupe  scientifique,  où  l'essence  dilîère  de  l'exis- 
tence au  point  de  n'être  plus  qu'une  analogie  entre  les 
individus  du  groupe.  Elle  conserve  toujours  implicite, 
au  moins  l'un  que  comporte  l'être.  Cet  être  est  partout 
répandu  et  l'intuition  le  saisit  comme  le  fil  qui  unit 
des  groupes  de  sensations,  propriétés  et  images  sen- 
sibles. Le  rôle  de  la  mathématique  est  de  multiplier,  de 
diviser  cet  être,  en  écrivant,  dans  chacun  des  deux 
membres  de  ses  équations  indigentes,  que,  diversement 
réparti  et  découpé,  un  même  total  reste  le  même.  Ce 
n'est  pas  une  pure  tautologie,  car  il  y  a  l'art  de  décou- 
per et  de  mettre  en  évidence  certains  détails  anato- 
miques  des  quantités.  D'autre  part,  cette  mathéma- 
tique-univers du  discours  savant,  reste  en  référence 
avec  un  objet  extérieur  concret.  Si  appauvrie  que  de- 
vienne la  considération  que  l'on  fait  de  cet  objet,  c'est 
encore  lui  et  lui  seul  qui  vaut  comme  expression  des 
normes  analogiques.  La  mathématique  exprime  ces 
normes  comme  elle  peut.  C'est  qu'en  effet  chaque 
norme  approximative  ainsi  déterminée  ne  coïncide  que 
plus  ou  moins  avec  les  substrats  réels  concrets.  Ces 
derniers,  Meyerson  le  maintient  à  juste  titre,  comme 
on  le  verra  plus  loin,  sont  au  point  de  départ  de  la 
science. 

M.  Brunschvicg  voudrait  décisif  le  quatrième  et 
dernier  chapitre  de  son  livre,  l'univers  de  la  raison.  On 
admettra  volontiers  avec  lui  que  le  xvne  siècle  est  un 
grand  siècle  métaphysique,  qui  a  apporté  du  neuf  au 
Moyen  Age.  Bien  qu'il  soit  loin  d'être  parfait,  Des- 
cartes a  l'avantage  de  séparer  la  matière  de  l'esprit, 
ce  qui  évite  des  simplifications  et  confusions  fâcheuses. 
Il  maintient  les  substrats,  les  natures  simples.  11  ne  se 
borne  pas  à  comparer,  comme  l'expose  M.  Brunsch- 
vicg, des  êtres  matériels  selon  la  quantité,  en  sorte  que 
les  substrats  de  ces  êtres  disparaîtraient  ne  laissant 
plus  qu'un  univers  de  relations.  Dans  le  cartésianisme 
véritable  —  et  par  endroits  M.  Brunschvicg  ne  peut 
entièrement  l'oublier  —  les  relations  sont  portées  par 
les  substrats.  Étendues  et  quantités  demeurent  «  sub- 
stantiiiques  »,  tout  en  étant  propres  aux  mathéma- 
tiques. 11  demeure  en  Descartes,  avec  le  sens  des  na- 
tures concrètes,  un  principe  philosophique  excellent 
dont  pourtant  la  critique  idéaliste  lui  fait  grief.  Voici 
ce  dont  il  s'agit,  p.  98  :  «  Pour  que  l'homme  se  libère 
du  doute,  écrit  M.  Brunschvicg,  pour  qu'il  surmonte 
l'obsession  du  malin  génie  que  représente  le  cercle  vi- 
cieux qui  impliquerait  l'aflirmalion  immédiate  de  la 
réalité  de  sa  connaissance,  il  faudra  qu'il  découvre  au 
fond  de  sa  pensée  quelque  chose  qui  n'est  plus  tout 


1875 


RÉALISME.    LA    CRITIQUE    IDÉALISTE 


1876 


à  fait  humain,  L'idée  simple  d'une  perfection  infinie, 
sagesse  accomplie  et  puissance  absolue  à  quoi  il  sus- 
pendra la  transparence  intellectuelle  d'un  univers  phy- 
sique et  d'où  il  déduira  la  légitimité  d'une  cosmologie.  » 
Cette  nécessité  d'un  Dieu  pour  finir  de  rendre  compte 
du  système  de  la  connaissance,  c'était  du  bon  Des- 
cartes. Mais  l'idéaliste,  qui  rapporte  si  exactement 
cette  forte  pensée  non  seulement  cartésienne  mais  sim- 
plement philosophique,  ne  peut  l'admettre.  Il  lui  ré- 
pugne d'être  mis  devant  le  dilemme  Dieu  ou  rien.  Il 
n'admet  pas  qu'un  Dieu  largement  conçu  comme  une 
personne  rende  le  monde  intelligible  à  la  manière,  si 
l'on  peut  dire,  d'un  humanisme  transcendantal,  divin. 
Il  ne  veut  point  que  le  monde  soit  ainsi  ordonné  d'une 
manière  spirituelle,  finaliste,  concrète.  Il  ne  peut  con- 
céder à  saint  Thomas  que  les  qualités  des  corps  em- 
pêchent réellement  que  tout  se  réduise  à  des  lois  ma- 
thématiques. Il  ne  peut  concéder  à  Descartes  que  les 
étendues,  chaque  substrat  corporel,  empêcheraient 
réellement  que  tout  se  réduise  à  des  normes  mathé- 
matiques. Les  étendues  substantielles  conservent  en 
fait  les  natures  simples  et  ne  sont  pas  un  espace  vide 
et  homogène.  Dépassant  dangereusement  le  meilleur 
de  ses  maîtres,  Spinoza,  M.  Brunschvicg  ne  gardera 
comme  principe  divin  du  monde  qu'une  unité  mathé- 
matique. Or,  le  monde  qui  comporte  des  normes  com- 
porte plus  encore  des  substrats;  et,  puisque  chaque 
individu  est  substrat,  comme  l'ont  bien  vu  les  derniers 
en  date  des  scolastiques,  il  y  a  même  dans  l'univers 
plus  de  substrats  que  ne  l'avait  supposé  le  haut  Moyen 
Age.  Ce  dernier  gardait  quelquefois  trop  de  confiance 
dans  l'archétypisme  grec. 

M.  Brunschvicg  peut  donc  paraître  fournir,  par  ses 
remarques  exactes,  des  armes  pour  réfuter  certaines  de 
ses  assertions.  Il  lui  arrive  par  exemple  de  blâmer 
l'œuvre  du  logisticien  Bertrand  Bussell.  L'erreur  im- 
pardonnable de  celui-ci  serait  d'avoir  voulu  maintenir 
l'existence  d'un  monde  d'essences  «  qui  ne  devrait  rien 
à  la  notion  d'esprit  »,  et  donc  un  antiidéalisme!  Il  est 
vrai  que  Bussell  voulait  y  parvenir  par  une  pan- 
logique  qui  aurait  été  en  réalité  une  panmalhématique, 
après  tout  assez  semblable  à  celle  de  M.  Brunschvicg 
lui-même.  Ne  serait-il  point  déplorable  que  l'on  ne  dise 
un  jour  de  l'effort  philosophique  de  M.  Brunschvicg 
ce  qu'il  a  dit  de  l'effort  de  son  prédécesseur  Bussell, 
p.  80  :  «  Son  formidable  édifice,  lié  en  apparence  à 
toute  l'ampleur  et  à  tout  le  raffinement  de  la  métaphy- 
sique moderne,  s'est  disloqué  comme  par  l'effet  d'une 
piqûre  d'épingle  sur  un  ballon  énorme  et  mal  protégé.  » 
Certes,  M.  Brunschvicg  a  raison  de  suivre  Lachelier, 
«  le  logicien  qui  a  su  retrouver  dans  les  figures 
du  syllogisme  les  démarches  vivantes  de  l'esprit  ». 
.Mais  l'erreur  de  Bussell  n'est  point  d'avoir  assimile  la 
logique  des  mathématiques  à  la  logique  d'un  discours 
supérieur  et  compliqué,  c'est  d'avoir  méconnu  que 
deux  réalités  sont  irréductibles  :  la  mathématique  et 
le  concret.  La  mathématique-univers  du  discours 
savant,  a  toujours  un  objet.  Elle  garde  une  référence 
à  l'expérience. 

A  en  croire  le  nouvel  idéalisme,  Kant  a  pleinement 
possédé  cette  puissance  d'esprit  géniale  qui  avait  failli 
porter  Descartes  vers  la  vérité  d'un  monde  purement 
mathématique.  Mieux  (pie  Descartes  il  aurait  compris 
que  les  étendues  et  les  temps  sonl  des  catégories  de 
notre  esprit.  Qu'on  enlève  donc  leur  en  soi  aux  fausses 
apparences  du  monde  sensible,  voilà  ce  qui  paraît 
essentiel  pour  M.  Brunschvicg.  Or,  c'esl  précisément 
ce  qu'il  importe  au  plus  haul  point  de  ne  pas  faire. 
Mais,  pour  l'idéaliste,  l'expérience  véritable  ne  portera 
plus  que  sur  des  relations,  des  mesures  susceptibles  de 
calculs.  "  Loin  de  prétendre  s'isoler  cl  s'ignorer,  raison 
et  expérience,  dil  M.  Brunschvicg,  p.  104,  se  tournent 
l'une  vers  l'autre;  elles  se  rejoignent  et  s'étreignent 


pour  substituer  à  l'univers  de  la  perception  comme  à 
l'univers  du  discours  l'univers  de  la  science  qui  est  le 
monde  véritable.  »  Aussi  le  nouveau  disciple  de  Kant 
ne  peut-il  pardonner  à  son  maître  (qu'il  avait  jugé 
pourtant  si  génial)  d'avoir  été  comme  illogique  avec  sa 
propre  pensée,  en  maintenant  la  croyance  plus  que  su- 
rérogatoire  à  des  choses  en  soi.  Cependant  Kant  avait 
bien  dit  à  la  satisfaction  de  M.  Brunschvicg  qui  relève 
ce  propos,  p.  1118  :  «  Il  n'y  a  de  scientifique  dans  notre 
connaissance  de  la  nature  que  ce  qui  est  mathéma- 
tique »  (Premiers  principes  de  la  nature,  trad.  Andler- 
Chavannes,  p.  6). 

Le  nouvel  idéalisme,  p.  120,  voit  dans  la  physique 
purement  mathématique  d'Einstein,  où  les  temps  sont 
multipliés  par  l'esprit  autant  que  faire  se  peut,  le 
triomphe  du  kantisme  et  de  ses  catégories  subjectives. 
Cependant,  ce  n'est  pas  à  un  subjectivisme  du  moi  que 
purement  et  simplement  se  rallie  M.  Brunschvicg.  Il 
se  rattache  à  la  très  curieuse  Wellanschauung  de  M.  Jean 
Piaget  (Deux  types  d'attitude  religieuse  :  i.  Immanence 
et  transcendance,  p.  35)  :  «  Le  cogilo,  dit  M.  Piaget 
approuvé  par  M.  Brunschvicg,  c'est  le  résultat  de  la 
réflexion  sur  les  mathématiques.  Le  soi-disant  sub- 
jectivisme kantien,  c'est  la  prise  de  conscience  de 
l'objectivité  physique.  L'intériorisation,  en  théorie  de 
la  connaissance,  c'est  l'expression  directe  et  nécessaire 
de  l'objectivité  en  science.  Le  réalisme  seul  est  subjec- 
tiviste  qui  projette  au  dehors  le  contenu  de  l'esprit. 
L'idéalisme  au  contraire  s'en  tient  à  l'expression  de 
l'activité  scientifique  authentique,  laquelle  a  toujours 
consisté  à  appliquer  au  donné  brut  de  la  perception 
physique  les  connexions  mathématiques  dues  au  pou- 
voir législatif  de  l'esprit...  »  Bref,  les  mathématiques 
auraient  l'avantage  de  dépersonnaliser,  de  désubjecliver 
la  raison.  Selon  les  analyses  de  Piaget  et  de  Brunsch- 
vicg (et  aussi  selon  les  analyses  quelque  peu  sembla- 
bles du  philosophe  chrétien  Maurice  Blondel,  que  l'on 
retrouvera  plus  loin)  il  n'y  aurait  pas  seulement  deux 
termes  entre  lesquels  le  choix  s'impose  mais  mieux 
trois  termes  «  la  transcendance,  le  moi  et  en  dernier 
lieu  la  pensée  avec  ses  normes  impersonnelles  ».  Une 
doctrine  curieuse  sort  de  là,  théologie  en  raccourci, 
théologie  de  compromis,  qui  revient  à  identifier  Dieu 
«  non  pas  au  moi  psychologique,  mais  aux  normes  de 
la  pensée  ».  Divers  esprits  simplificateurs,  à  l'époque 
actuelle,  sont  favorables  à  cette  manière  de  voir,  réta- 
blissant l'absolu  en  Dieu  seul,  dans  cette  idéale  cons- 
cience qui,  pour  Brunschvicg,  est  purement  mathé- 
matique. Une  seule  conscience  :  épiphénomène  général, 
auquel  nous  participerions:  Ce  retour  à  l'averroïsme 
est  inadmissible.  Nier  les  absolus  hors  de  Dieu  est 
d'ailleurs  une  hétérodoxie  beaucoup  plus  grave  que 
celle  d'Averroès.  Les  absolus  irréductibles  et  irréduc- 
tibles à  Dieu  foisonnent,  infinis  de  petitesse  qui  sont  en 
réalité  des  infinis  de  grandeur  parce  qu'ils  sont  d'irré- 
ductibles miracles.  Le  monde  est  riche  de  complexités 
concrètes,  biologiques,  physiques,  infra-atomiques 
comme  panstellaires.  Il  se  décrit  historiquement, 
géographiquement,  concrètement.  Les  moyennes,  les 
statistiques,  les  •<  probabilités  »  sont  les  mathéma- 
tiques approximatives  où  les  complexités  réelles  ne  se 
laissent  qu'imparfaitement  inscrire.  Les  normes  sui- 
vent, de  loin,  les  substrats.  Les  substrats  ne  sont  pas 
des  néants  obéissant  mathématiquement  aux  lois.  S'ils 
n'étaient  (pie  des  néants,  faute  d'être  par  quelque 
biais  des  absolus,  ils  n'auraient  même  pas  de  quoi 
obéir  aux  lois.  En  ce  cas  chimérique, les  lois  ne  seraient 
les  lois  de  rien. 

Ainsi  les  idéalistes  peuvent  être  tentés  de  croire  que 
le  vieux  problème  posé  par  la  théologie  chrétienne  n'a 
plus  de  sens  et  que  les  universaux  avec  leurs  réalistes 
et  leurs  nominalisles  sont  éliminés  de  huis  préoccu- 
pations. Eli  vérité  ce  grand  problème  d'autrefois,  ce 


1877 


REALISME.    LES    NEO-RE  ALIS  MES 


1878 


grand  problème  du  réalisme  reste  le  grand  problème 
commun  de  la  philosophie  et  de  la  théologie.  La  philo- 
sophie médiévale  de  Scot  et  de  Thomas  d'Aquin  trou- 
ve d'ailleurs,  on  le  verra,  à  s'appuyer  actuellement  sur 
la  philosophie  des  sciences  de  Bergson  et  de  Meyerson. 
En  vain  divers  ouvrages,  comme  celui  qui  vient  d'être 
analysé  et  réfuté  ci-dessus,  essayent-ils  de  rééditer 
contre  le  réalisme  et  la  théologie,  en  termes  idéalistes, 
ce  qu'Auguste  Comte  énonçait  déjà  en  termes  positi- 
vistes :  le  prétendu  fait  de  la  dépossession,  par  la  nou- 
velle ère  scientifique,  de  l'ère  métaphysique  et  théolo- 
gique. En  vérité,  tandis  que  la  philosophie  médiévale, 
développée  pour  les  besoins  de  la  théologie  catholique, 
se  trouve  contenir  en  germe  toutes  les  données  détail- 
lées depuis  par  les  techniques  scientifiques,  l'idéalisme 
trop  simplement  kantien  ne  paraît  plus  répondre  plei- 
nement aux  exigences  de  la  science  contemporaine,  à 
son  pluralisme  expérimental,  ni  à  ses  préoccupations 
historiques,  ni  à  son  besoin  d'introduire  dans  la  loi 
l'indétermination  du  concret  (qu'il  ne  faudra  d'ailleurs 
pas  confondre  avec  le  libre  arbitre).  Cependant  on  a 
vu  des  idéalistes  éminents  prétendre  admettre  la 
théologie  catholique.  Dans  certains  cas,  comme  dans 
celui  de  Lachelier,  il  y  a  certainement  une  tendance 
implicite  à  un  fîdéisme  dont  l'orthodoxie  ne  s'accom- 
mode pas.  Dans  d'autres  cas,  comme  celui  plus  récent 
de  M.  Lachièze-Rey,  il  se  trouve  que  le  kantisme  se 
retourne,  par  une  certaine  progression,  en  un  réalisme 
chrétien.  Ce  cas  d'espèce  qui  échappe  à  un  tidéisme 
(lui-même  croyance  à  un  certain  réalisme)  mériterait 
d'être  examiné.  Voir  Lachièze-Rey,  Le  moi,  le  monde 
et  Dieu  dans  la  Revue  des  cours  et  conférences,  15  jan- 
vier 1935. 

VIL  Les  néo-kéalismes  et  le  réalisme  chre- 
tien.  —  Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  l'époque 
moderne  ne  connaît  en  philosophie  que  la  descendance 
intellectuelle  de  Kant.  Elle  revient  en  partie  à  des 
formes  de  réalisme  de  plus  en  plus  conciliables  avec  le 
réalisme  chrétien. 

Les  premiers  tenants  de  ces  idées  se  trouvent  jusque 
dans  l'Allemagne  de  la  période  postkantienne.  Fech- 
ner  (1801-1887)  n'est  pas  seulement  le  premier  maître 
de  la  psycho-physiologie,  l'auteur  d'une  loi  qui  dé- 
crète que  la  sensation  croît  avec  le  logarithme  de 
l'excitation.  Son  nouvel  animisme  accorde  à  chaque 
phénomène  de  la  nature  l'éminente  dignité  réaliste 
d'une  sorte  de  conscience  individuelle. 

Son  compatriote  Lotze  (1817-1881)  renchérit  dans 
le  sens  du  réalisme  tout  en  abandonnant  les  idées  quasi 
pythagoriciennes  que  Fechner  avait  voulu  introduire 
dans  son  spiritualisme.  Lotze  rend  le  service  d'insister 
sur  le  danger  des  généralisations  présomptueuses  et 
des  dialectiques  en  porte-à-faux.  «  Aucune  parcelle 
de  vérité,  écrit-il,  ne  doit  être  sacrifiée  à  des  déduc- 
tions. »  Il  reconnaît  le  caractère  individuellement  actif 
de  chaque  conscience  humaine  connaissante  et  agis- 
sante. Il  critique  àprement  le  formalisme  décoloré  de 
la  spéculation  kantienne.  Le  monde  lui  apparaît 
comme  riche  d'une  vaste  multiplicité  d'essences  sin- 
gulières susceptibles  de  conscience,  de  liberté,  parfois 
de  morale. 

De  la  même  manière  Preyer,  Sigwart,  Teichmuller 
préparent  dans  leur  pays  ce  qui  deviendra  aux  États- 
Unis  la  vue  du  monde  des  néo-réalistes,  la  vue  d'un 
monde  composé  de  choses  distinctes  qui  donnent  rai- 
son à  l'expérience  sensible,  monde  riche  surtout  d'in- 
dividus irréductibles,  susceptibles  chacun  de  progrès 
spirituels  et  religieux. 

Dans  ses  articles  du  Popular  Science  monlhly,  entre 
1870  et  1890,  Ch.  S.  Peirce  s'élève  contre  le  détermi- 
nisme abstrait  des  savants.  Ces  derniers  confondent 
trop  aisément  les  faits  concrets,  dilïérents  et  négligent 
par  trop  dans  le  monde  les  faits  de  spontanéité  et  les 

DICT.     DE    THÉOL.    CATHOL. 


sentiments.  En  1898,  les  philosophes  anglais  qui  pu- 
blient le  volume  de  mélanges  intitulé  :  L'idéalisme 
personnel  :  Sturst,  Stout,  Gibson,  Undechill,  Marret, 
Russell,  Rashdall,  Schuller  surtout,  sont  sur  le  chemin 
du  réalisme  autant  que  du  pragmatisme.  Le  réalisme 
nouveau  se  fait  jour  en  Amérique  avec  Dewey  et 
Howison.  Dewey  met  en  évidence  la  primauté  du  con- 
cret réel  sur  l'abstrait  trop  souvent  illusoire.  Howison 
tient  le  monisme  en  suspicion  :  il  démêle  que  le  mo- 
nisme idéaliste  et  le  monisme  matérialiste  sont  le  revers 
et  l'avers  d'une  prétendue  métaphysique  scientifique, 
la  même  dans  les  deux  cas  et  qui  est  toujours  une 
parodie  de  la  science  légitime. 

Josiah  Royce,  plus  près  encore  des  anciennes  con- 
ceptions médiévales,  s'applique  à  discerner  dans  ce 
multitudinisme  évident  un  absolu  qui  lui  donne  valeur 
sans  l'éclipser.  Voir  Gabriel  Marcel,  La  métaphysique  de 
Josiah  Royce,  dans  Revue  de  métaphysique  et  de  morale, 
1917.  La  subsistance  des  idées  générales  dans  un 
monde  fait  d'individualités  est  bien  mise  en  lumière 
par  H.-E.  Moore.  Quant  à  R.  Russell,  plus  encore 
peut-être  que  logicien,  il  est,  en  fait,  métaphysicien 
habile  à  mettre  en  relief  les  discontinuités  qui  se  re- 
marquent partout,  le  caractère  concret  de  ce  tout  qui 
ne  se  laissera  pas  habiller  facilement  par  le  vêtement 
de  confection  des  mathématiques  scient ist es. 

William  James  vit  de  toutes  ces  idées  et  il  y  ajoute 
son  apport  personnel.  Même  lorsque  dans  son  anti- 
intellectualisme il  semble  s'associer  à  Bergson  contre 
Russell  et  les  admirateurs  de  l'intelligence  concrète, 
il  ne  se  sépare  pas  de  ces  derniers.  Car  l'expérience  de 
James,  l'intuition  de  Bergson,  c'est  encore  ce  que 
Russell  appelle,  à  bon  droit  :  de  l'intelligence.  11  ne 
faut  d'ailleurs  pas  placer  sur  le  même  plan  un  II.  Berg- 
son et  un  15.  Russell.  Russell  reste  très  soucieux  de 
concepts.  Tous  ces  philosophes  pluralistes  d'Alle- 
magne, d'Angleterre,  d'Amérique  ne  s'identifient  que 
par  des  allures  générales  de  leur  pensée,  l'eu  importe  : 
la  ressemblance  demeure  et  elle  est  essentielle  qui  fait 
d'eux  comme  autant  de  précurseurs  d'H.  Bergson, 
même  lorsque  II.  Bergson  les  a  ignorés. 

En  France  même  on  pourrait  citer  de  nombreux 
efforts  parallèles.  Le  pluralisme  de  Renouvier  et  de 
Lequier  ne  doit  pas  être  laissé  de  côté  par  les  partisans 
du  réalisme  spiritualiste.  Renouvier  a  trouvé  le  moyen 
de  partir  des  libertés,  des  autonomies  spirituelles 
comme  de  faits.  C'est  peut-être  la  seule  façon  de  prou- 
ver ensuite  l'accord  des  libertés  divine  et  humaine  : 
la  liberté  divine  rendra  compte  de  la  liberté  humaine 
au  lieu  de  la  contrecarrer.  Renouvier  n'a  pas  seule- 
ment exercé  une  influence  sur  des  spiritualistes  fran- 
çais comme  son  ami  Jules  Lequier.  Il  se  trouve  comme 
englobé  dans  le  pragmatisme  religieux  de  William 
James.  Par  Ravaisson  aussi,  par  toute  une  pléiade  de 
psychologues  amis  du  concret  expérimental,  ennemis 
des  entités  abstraites,  à  l'école  des  faits  objectifs,  c'est 
encore  Bergson  qui  se  prépare. 

Cependant  en  Allemagne,  où  les  premiers  réalistes 
postkantiens  avaient  paru  d'abord  (et  peut-être  dans 
la  ligne  de  Condillac),  l'idéalisme,  par  Hegel,  avait 
abouti  à  une  dialectique.  Cette  dialectique  universelle, 
reprise  en  dehors  de  l'idéalisme  par  Karl  Marx,  allait 
constituer  aux  yeux  de  nombreux  sociologues,  en  di- 
vers pays,  comme  une  base  métaphysique.  Mais  cette 
dialectique  même,  allait,  elle  aussi,  favoriser  indirec- 
tement le  progrès  contemporain  du  réalisme  médiéval 
et  chrétien.  Elle  est  plus  près  du  réalisme  médiéval 
dans  la  sociologie  d'E.  Lasbax  que  dans  les  écrits  de 
Karl  Marx. 

Quant  aux  rapports  de  la  phénoménologie  de 
R.  Husserl,  si  répandue  en  Allemagne  vers  1930,  avec 
le  réalisme  thomiste,  ils  sont  si  patents  qu'ils  ont  été 
étudiés,  et  de  près,  par  Edith  Stain,  Husserls  l'henome- 

T.  —  XIII  —  (il). 


1879 


RÉALISME.    LES    NÉO-RÉ  ALISMES 


1880 


nologie  und  die  Philosophie  des  hl.  Thomas  von  Aquino..., 
Halle,  1929.  Cette  étude  a  été  accueillie  avec  faveur 
par  les  maîtres  de  la  phénoménologie.  Dès  1923,  Hus- 
serl avait  guidé  lui-même  le  travail  de  dom  Mathias 
Thiel,  Die  phânomenologische  Lehre  der  Anschauung  im 
Lichle  der  Ihomislichen  Philosophie,  dans  Divus  Tho- 
mas. Par  le  réalisme  du  psychologue  Brentano,  par 
toute  une  ambiance  philosophique  où  la  scolastique 
était  connue,  R.  Husserl  avait  en  eifet  renouvelé  sa 
première  culture  philosophique  qui  avait  été  puisée  à 
l'idéalisme  kantien.  De  cet  idéalisme  kantien  il  va 
toujours  conserver  cette  constatation  saine  que  tout 
ce  que  l'on  connaît,  on  ne  le  connaît  que  dans  sa 
conscience.  Seulement,  avec  une  réelle  ingéniosité 
d'épistémologue,  Husserl  va  déclarer  que  l'essence  qui 
se  donne  comme  existante  n'est  pas  une  inconnais- 
sable noumène,  mais  le  phénomène  lui-même.  Il  va 
tâcher  de  tirer  parti,  comme  il  en  a  le  droit,  de  ce 
double  caractère  réel  et  intentionnel,  pleinement  cos- 
mique et  rien  que  mental,  que  le  phénomène  présente 
à  l'esprit.  Pour  s'introduire  au  réalisme,  à  vrai  dire 
mitigé  et  d'allure  parfois  idéaliste,  de  R.  Husserl,  le 
mieux  sera  de  profiter  de  l'introduction  générale  à  sa 
phénoménologie  qu'il  a  professée  à  la  Sorbonne  alors 
que  sa  pensée  était  déjà  mûrie.  Il  l'a  publiée  sous  le 
titre  de  Médilalions  cartésiennes,  Paris,  1931.  Husserl 
y  remarque,  p.  51,  le  caractère  durable  de  chacun  de 
ces  phénomènes  que  l'esprit  peut  observer.  L'objet  ap- 
paraît réel,  d'une  réalité  évidente,  transcendante  pour 
l'esprit,  p.  52.  Cependant  l'objet  réellement  existant 
n'est  qu'un  morceau  du  champ  de  la  conscience, 
p.  53.  Par  suite  de  cette  remarque,  Husserl  a  de  la 
peine  à  s'échapper  de  l'idéalisme  le  plus  subjectiviste. 
Mais  il  en  est  gardé  par  son  sens  du  concret.  A  son  moi 
concret  qu'il  voit  au  sein  de  sa  conscience,  moi  lié  à 
son  corps,  il  voit  s'opposer,  au  sein  même  du  monde 
intérieur  conscient,  tout  un  univers,  p.  89.  Il  existe 
notamment  d'autres  hommes  et  ces  hommes  contem- 
plent le  même  univers  que  le  moi,  mais  différemment  : 
«  Je  n'appréhende  pas  «  l'autre  »  écrit  Husserl,  p.  99, 
loul  simplement  comme  mon  double,  je  ne  l'appréhende 
ni  pourvu  de  la  sphère  originale  ou  d'une  sphère  pa- 
reille à  la  mienne,  ni  pourvu  de  phénomènes  spatiaux 
qui  m'appartiennent  en  tant  que  liés  à  l'«  ici  »  (hic), 
mais  —  à  considérer  la  chose  de  plus  près  —  avec  des 
phénomènes  tels  que  je  pourrais  en  avoir  si  j'allais  «  là- 
bas  »  (illic)  et  si  j'y  étais.  Ensuite,  l'autre  est  appré- 
hendé dans  l'apprésentation  comme  un  «  moi  »  d'un 
monde  primordial  ou  une  monade.  Pour  cette  mo- 
nade, c'est  son  corps  qui  est  constitué  d'une  manière 
originelle  et  est  donné  dans  le  mode  d'un  «  hic  absolu  », 
centre  fonctionnel  de  son  action.  Par  conséquent  le 
corps  apparaissant  dans  ma  sphère  monadique  dans 
le  mode  de  V illic,  appréhendé  comme  l'organisme  cor- 
porel d'un  autre,  comme  l'organisme  de  Valler  ego, 
l'est  en  même  temps  comme  le  même  corps,  dans  le 
mode  du  «  hic  »  dont  l'autre  a  l'expérience  dans  sa 
sphère  monadique.  Et  cela  d'une  façon  concrète,  avec 
toutes  les  intentionnalités  constitutives  que  ce  mode 
implique.  »  Poursuivant  cette  analyse,  Husserl  trouve 
que  Vorganisme  corporel  à" autrui  apparaît  comme  un 
objet  premier  en  soi  tout  comme  l'autre  homme  est  dans 
l'ordre  de  la  constitution  l'homme  premier  en  soi, 
p.  106.  Par  cette  considération  il  ébauche  un  réalisme 
de  la  nature  aussi  bien  que  de  l'esprit.  Tout  un  monde 
coexiste,  p.  108,  pour  l'autre  et  pour  moi.  Ce  monde 
est  fait  de  riches  structures  concrètes,  p.  117.  C'est 
un  monde  objectif  unifié,  une  seule  nature,  p.  119,  qui 
peut  porter,  c'est-à-dire  justifier,  les  concepts  des 
idées  abstraites  que  l'on  se  fait,  p.  131. 

La  Société  thomiste,  a  consacré  à  ce  réalisme  de  la 
phénoménologie  une  «  journée  d'études  »  (à  Juvisy,  le 
12  septembre  1932.  Voir  l'ouvrage  qui  rassemble  des 


communications  et  les  discussions  :  La  phénoménologie, 
le  Saulchoir,  1932).  Dom  Failing  fit  observer  le  carac- 
tère prononcé  du  réalisme  husserlien,  op.  cit.,  p.  33, 
encore  plus  prononcé  chez  son  disciple  Heidegger, 
p.  37.  On  fit  remarquer  que  c'est  le  procédé  épistémo- 
logique  de  Husserl  qui  demeure  plus  spécialement 
idéaliste,  p.  14,  pourtant  très  proche  de  Bergson,  très 
loin  de  Kant.  Husserl,  comme  l'observa  Mlle  Stein, 
«  écarte  les  sciences  (dont  part  le  néo-kantisme)  pour 
remonter  aux  données  préscientifiques  et  au  lieu  de 
déduire  leurs  constitutions  ou  à  un  degré  supérieur  la 
constitution  des  sciences  elles-mêmes,  il  révèle  les  don- 
nées par  l'analyse  réflexive  »,  p.  46.  Il  retourne  aux 
objets.  M.  Heidegger  est  nettement  intellectualiste, 
p.  51.  «  L'idéalisme  transcendantal  »  de  Husserl  se 
ramène  lui-même  au  réalisme  pur  et  simple  parce 
qu'il  conçoit  la  constitution  transcendanlale  par  l'Ego 
absolu  et  divin,  de  telle  sorte  que  les  moi  psycholo- 
giques et  leurs  objets  sont  constitués  dans  leur  qualité 
strictement  objective  »,  p.  52.  L'intuition  des  essences 
dans  la  phénoménologie  n'est,  à  tout  prendre,  pas  très 
opposée,  du  moins  de  manière  irréductible,  à  l'intui- 
tion du  bergsonisme.  On  verra  plus  loin  que  cette  in- 
tuition bergsonienne  est  réaliste.  Bref,  phénoménologie, 
thomisme,  bergsonisme  jusqu'à  un  certain  point  s'ap- 
parentent. Il  est  vrai  que  pour  le  P.  Kremer,  p.  70,  la 
phénoménologie  paraît  manquer  encore  d'une  théorie 
satisfaisante  de  la  connaissance.  Il  y  demeure,  incon- 
testablement, une  crainte  tenace  de  prêter  le  flanc  à  la 
critique  des  idéalistes.  Dans  la  phénoménologie,  au  gré 
des  thomistes,  la  théorie  de  l'abstraction  demeure  rudi- 
mentaire.  Faute  de  s'être  appliqué  à  cette  étude  si 
importante  pour  un  intellectualiste  véritable,  Husserl, 
qui  tient  tant  au  rôle  activement  constructeur  de  cha- 
que esprit  humain,  en  serait  même  arrivé  à  faire  de 
l'esprit  humain  un  simple  «  contemplatif  »  d'objets 
concrets,  p.  82.  Mlle  Stein  a  mis  au  point  les  qualités 
réelles  que  possède  la  phénoménologie,  même  dans 
l'étude  de  ce  problème  délicat  :  «l'intuition  phénoméno- 
logique, pense-t-elle,  p.  85,  n'est  pas  simplement  vision 
de  l'essence  uno  inluitu.  Elle  comporte  une  œuvre  de 
dégagement  des  essences  par  l'opération  de  connais- 
sance de  l'intellect-agent,  une  abstraction,  c'est-à-dire 
l'action  d'écarter  le  contingent  et  de  dégager  positi- 
vement l'essentiel.  Sans  doute,  le  terme  de  tout  ce 
travail  est-il  bien  la  tranquillité  de  la  vision;  mais 
saint  Thomas  connaît  lui  aussi  cet  intus  légère  et  nous 
dit  de  lui  que  l'intellect  humain  aux  sommets  de  son 
opération  se  rencontre  avec  le  mode  de  connaissance 
des  purs  esprits.  Il  semble  cependant  vouloir  restrein- 
dre cette  opération  des  sommets  à  l'intuition  des  prin- 
cipes. Reste  à  savoir  ce  qu'il  faut  entendre  par  prin- 
cipes et  si  saint  Thomas  et  Husserl  s'accordent  sur  ce 
qu'on  peut  considérer  comme  susceptible  de  connais- 
sance intuitive.  » 

Il  est  à  remarquer  que  la  conciliation  d'Husserl  et 
de  saint  Thomas  comme  celle  de  Scot  et  de  saint 
Thomas,  comme  celle  de  Bergson  et  de  saint  Thomas 
est  relativement  facilitée,  dans  l'intérêt  d'une  péren- 
nité du  réalisme,  si,  comme  on  va  le  proposer  plus  loin 
à  propos  du  bergsonisme,  on  peut  bien  considérer  la 
théorie  de  la  connaissance  chez  saint  Thomas  moins 
comme  une  abstraction  des  species  aristotéliciennes 
que  comme  une  théorie  de  la  connaissance  à  partir  des 
sensations  considérées  comme  à  l'intérieur  de  la  cons- 
cience. Husserl,  qui  a  le  sens  du  concret  et  aussi  du 
caractère  essentiellement  psychique,  intentionnel  de 
la  connaissance  du  réel,  est,  sur  ce  point,  plus  proche 
encore  du  réalisme  thomiste  qu'il  ne  l'est  sur  d'autres 
points.  Par  ailleurs,  divers  disciples  de  Husserl  ont 
pu  utiliser  les  thèses  générales  de  la  phénoménologie, 
voire  ses  méthodes,  dans  des  études  réalistes  de  philo- 
sophie religieuse. 


1881 


REALISME.    LE    BLONDELISME 


1882 


VIII.  LE  BLONDELISME  ET  LE  RÉALISME  INTELLEC- 
TUALISTE et  théologique.  —  Platon  ri' était-il  pas  un 
idéaliste  comme  Kant?  Leibniz  avait-il  été  au  bout  du 
réalisme?  Spinoza  n'avait-il  point  édifié  un  monisme 
panthéistique?  Dans  le  Moyen  Age  des  milliers  de 
fratricelles  avaient  prêché  le  retour  à  l'un  et  le  mépris 
de  l'être  inconsistant  des  créatures.  Maître  Eckart 
avait  été  le  métaphysicien  d'un  semi-panthéisme  très 
pieux  et  peut-être  moins  hétérodoxe  qu'on  l'a  parfois 
imaginé.  Dans  un  ensemble  doctrinal  d'allure  tho- 
miste, Malebranche  avait  compromis  les  proportions 
du  système  en  réduisant  la  causalité  des  créatures  au 
profit  de  la  causalité  incréée.  Quantité  d'auteurs  chré- 
tiens préparaient,  en  particulier  depuis  Descartes,  une 
nouvelle  philosophie  adaptée  à  la  foi.  Tous  ces  pen- 
seurs ouvraient  la  voie  au  P.  Laberthonnière  et  à 
M.  Maurice  Blondel.  Ces  derniers  sont  donc  moins  des 
novateurs  que  des  rénovateurs  de  méditations  philoso- 
phiques parfois  très  anciennes,  fort  séduisantes  et,  pour  i 
une  moitié  au  moins,  exactes  puisqu'il  est  très  vrai 
qu'en  comparaison  de  l'immensité  de  Dieu  chacune  des 
créatures  apparaîtrait  comme  quasi-néant.  Ces  deux 
penseurs  sont,  par  ailleurs,  des  réalistes,  au  moins  en 
intention.  Le  P.  Laberthonnière  a  écrit  en  effet  un 
livre  en  faveur  du  réalisme  chrétien  contre  l'idéalisme 
grec,  et  M.  Blondel  s'est  dit  très  directement  thomiste 
et  réaliste  par  delà  la  lettre  de  ses  propres  écrits.  C'est 
donc  que  les  pensées  personnelles  de  ces  deux  auteurs 
s'accommodaient  dans  leur  intention  avec  le  réalisme 
classique.  Il  reste  toutefois  à  préciser  certains  points 
de  leur  réalisme.  Ces  deux  philosophes,  plus  associés 
entre  eux  qu'on  ne  le  croit  quelquefois,  pourront  pa- 
raître victimes  dans  leur  système  idéologique  de  quel- 
ques équivoques  ou  contradictions  nuisibles  à  l'éco- 
nomie interne  du  réalisme  véritable.  De  telles  contra- 
dictions on  ne  doit  point  s'étonner  :  elles  sont  signes 
que  ces  auteurs  sont  exempts  de  l'esprit  de  systéma- 
tisation outrancière,  le  pire  esprit  en  philosophie. 

Pour  faire  éclater  une  de  ces  apparentes  contradic- 
tions partielles  qu'il  y  a  entre  le  fond  de  pensée  réaliste 
des  deux  philosophes  en  question  et  d'autre  part  leurs 
expressions  si  opposées  à  leur  profonde  conviction, 
voici  un  texte  du  P.  Laberthonnière  qui  pourra  pa- 
raître comme  une  tache  dans  son  ouvrage  Le  réalisme 
chrétien  et  l'idéalisme  grec,  p.  114-115  :  «  L'opposition 
de  la  raison  et  de  la  foi  se  ramène  tout  simplement  en 
dernière  analyse  à  une  opposition  entre  deux  attitudes 
entre  lesquelles,  en  vivant  et  en  pensant,  chacun  au 
fond  de  lui-même  choisit  librement  :  d'une  part  l'atti- 
tude de  ceux  qui,  s'érigeant  en  absolu,  entendent  que 
tout  relève  d'eux  sans  qu'ils  relèvent  de  rien  et  qui, 
fixes  dans  ce  qu'ils  sont,  font  de  leurs  propres  idées  la 
mesure  de  tout  le  reste,  d'autre  part  l'attitude  de  ceux 
qui,  reconnaissant  leur  dépendance  et  leur  relativité, 
travaillent  à  s'ouvrir  et  à  sortir  d'eux-mêmes  pour 
chercher  plus  haut  le  centre  de  leur  vie  et  de  leur  pen- 
sée. On  pourrait  dire  que  l'une  est  la  foi  en  soi-même 
et  l'autre  la  foi  en  Dieu.  »  Le  réalisme  chrétien 
exige  que  les  idées  soient  la  mesure  de  ce  qui  n'est  pas 
l'homme,  sans  quoi  précisément  on  ne  pourrait  sortir 
de  soi-même.  En  vérité  on  a  le  droit,  Dieu  y  aidant, 
d'avoir  confiance  en  la  valeur  de  son  intelligence  pour 
connaître  le  réel.  La  bonne  intention  du  P.  Laberthon- 
nière ne  l'empêche  donc  pas  ici  de  donner  dans  un 
certain  fideisme.  La  foi  elle-même  ne  s'oppose  pas  à  la 
raison,  pas  plus  que  la  grâce  ne  s'oppose  à  la  nature. 
Elle  la  complète.  Elle  prolonge  ses  intuitions,  ses  inter- 
prétations par  le  secours  de  la  révélation  qui  donne  un 
plan  du  monde  agrandi  et  précisé,  pour  reculer,  sans 
les  contredire,  les  horizons  humains.  La  foi  n'est  pas 
si  séparée  de  la  raison  que  ne  l'insinue  le  P.  Laber- 
thonnière. L'une  et  l'autre  sont  faites  d'intelligence 
réaliste.  La  foi  est  le  produit  d'une  raison  prototype 


et  première  réaliste  :  la  raison  de  Dieu.  Saint  Bona- 
venture  poursuivait  une  idée  qui  n'est  pas  sans  portée 
philosophique  lorsqu'il  plaçait  la  foi  avant  la  raison, 
allant  jusqu'à  dire  qu'on  ne  peut  guère  avoir  la  raison 
si  l'on  n'a  pas  la  foi.  Sainte  Catherine  de  Sienne  faisait 
de  la  foi  «  la  pupille  de  l'œil  de  l'intelligence  ».  Saint 
Thomas  d'Aquin  a  beaucoup  insisté  pour  que  l'on  consi- 
dérât la  foi,  non  pas  comme  une  affaire  de  volonté  et  de 
courte  morale,  mais  comme  une  affaire  d'intelligence 
et  de  métaphysique  étendue  et  profonde.  Ce  n'est  pas 
par  le  phénomène  intellectuel  qu'elle  comporte,  ce 
n'est  pas  même  par  sa  nature  intellectuelle  que  la  foi 
diffère  de  la  raison  ordinaire,  c'est  par  son  caractère  de 
don  supplémentaire,  par  l'intention  salvatrice  qu'elle 
suppose  de  la  part  de  Dieu,  par  ses  conséquents  comme 
ses  aboutissants.  Elle  constitue,  après  la  grâce  natu- 
relle de  la  raison,  la  grâce  surnaturelle  d'un  prolon- 
gement de  la  raison.  Il  n'est  pas  vrai  non  plus  d'op- 
poser raison  et  clarté  d'une  part,  foi  et  mystère  d'autre 
part.  La  raison  a  ses  mystères.  La  foi  a  ses  clartés. 

Le  reproche  qui  peut  être  fait  sur  ce  point  à  la  phi- 
losophie du  P.  Laberthonnière  a  paru  également 
s'étendre  au  système  de  M.  Blondel.  Ce  philosophe 
aurait  mal  situé,  l'un  par  rapport  à  l'autre  le  naturel  et 
le  surnaturel.  Là  encore  ce  qui  apparaîtra  surtout  défi- 
cient, c'est  l'explication  insuffisante  d'un  réalisme 
chrétien.  Sans  qu'on  ait  à  revenir  sur  L'action,  les 
derniers  écrits  de  M.  Blondel:  La  pensée,  2  vo).  1934, 
L'être  et  les  êtres,  1935,  peuvent  mettre  en  évidence  ces 
lacunes  subsistantes  du  réalisme  blondélien.  Pour 
prendre  contact  avec  ces  textes  récemment  publiés  il  pa- 
raît au  moins  indispensable  d'analyser  l'introduction 
que  M.  Blondel  leur  donne  sous  le  titre  déblaiement  et 
sondages  au  t.  i  de  La  pensée.  On  jugera  de  la  sorte 
s'il  se  met  en  situation  de  préciser  le  réalisme  dans  le 
sens  si  précieux  du  concret  objectif. 

Il  était  difficile,  commence-t-il  à  expliquer,  p.  v-vi, 
de  parler  de  l'Ac/i'on,  en  1893,  à  l'époque  où  il  consa- 
crait sa  thèse  à  ce  grand  sujet.  Croit-on,  p.  vi-vn, 
qu'il  est  plus  facile  de  parler  actuellement  de  la  Pensée  ? 
La  pensée,  le  mot  même  n'est-il  pas  malheureux  là  où 
l'on  ne  voit  que  des  pensées?  Pourquoi  mettre  dans  le 
guêpier  des  pensées  un  hôte  plein  de  sérénité,  le  melœ- 
cus  paradoxus?  C'est  peut-être  que  cet  hôte  se  trou- 
vera. La  pensée  paraîtra  peut-être  par  contre  trop 
inconsistante  pour  être  étudiée  comme  étant  la  réalité 
métaphysique  primordiale  :  Aussi  est-ce  moins  la  pen- 
sée, et  surtout  les  pensées,  que  les  conditions  profondes 
du  penser  qu'il  faut  étudier.  Bref,  la  pensée  fait  «  pro- 
blème ».  P.  viii.  Pour  savoir  ce  en  quoi  elle  consiste, 
il  faudra  déblayer  les  fausses  solutions  du  problème 
et  parvenir  sur  le  terrain  ainsi  déblayé  jusqu'aux 
démarches  suprêmes  et  décisives. 

Et  d'aboi d  il  faut  éliminer  les  fausses  solutions.  On 
pose  souvent  le  problème  en  ces  termes  :  «  faut-il 
regarder  le  foyer  producteur  ou  la  clarté  projetée  et 
produite?  »  Mais  les  notions  mêmes  de  sujet  et  d'objet 
sont  sujettes  à  caution.  P.  x.  Notion  de  l'objet,  notion 
de  sujet,  rapport  même  de  ces  deux  pôles  sont  le  fruit 
d'élaborations  progressives.  Il  faudra  même  expliquer 
l'alternance  et  le  clignotement  de  nos  considérations, 
tantôt  vers  l'un,  tantôt  vers  l'autre  de  ces  deux  points 
de  vue.  En  tous  cas,  il  ne  faut  pas  partir  d'entités  aussi 
peu  primitives  que  ces  sujets  et  ces  objets.  1 1  faut  partir 
de  la  pensée  vivante.  Il  ne  faut  pas  décomposer  le 
mouvement  de  la  vie  en  parties  figées  inexistantes. 
P.  xn.  En  fait,  ces  soi-disant  autonomies  sont  des 
réalités  qui  paraîtront  s'impliquer  l'une  l'autre.  Il  ne 
s'agit  pas  de  faire  connaître  un  être  à  un  autre  être.' 
Il  faut  plus  simplement  prendre  une  conscience  sereine 
de  ce  qu'est  réellement  l'unité  de  la  pensée  en  toutes 
choses.  A  quoi  bon  essayer  par  exemple  d'opposer 
rationnel  et  irrationnel,  quand  pensée  et  unité  se  re- 


1883 


REALISME.    LE    BLONDÉLISME 


1884 


joignent?  P.  xiv.  Il  ne  faut  pas  s'arrêter  aux  petites 
antinomies,  aux  exclusivismes.  L'esprit  vivant  «  réu- 
nit ce  que  l'analyse  notionnelle  semblait  opposer  ». 
«  La  vie  associe  ce  que  la  spéculation  tendrait  à  dis- 
joindre et  à  heurter.  »  «  La  diversité  réelle  »  est  au 
service  de  l'unité  et  au  service  de  cette  unité  seule- 
ment, unité  spirituelle  sous-jacente.  Avant  la  distinc- 
tion sujet-objet,  considérons  donc  la  pensée  en  acte  : 
dans  le  langage,  dans  la  logique  de  la  grammaire,  dans 
la  métaphysique  implicite  «  immédiate  ».  P.  xvi.  Des 
«  tests  linguistiques  »  nous  apprennent  que  les  mots 
forment  le  corps  de  la  pensée,  de  quoi  faire  travailler 
l'imagination  et  l'esprit.  Peut-on  saisir  une  unité  dans 
ce  travail  à  base  de  mots?  D'abord  on  aura  l'impres- 
sion de  mots  choisis  assez  bas  pour  désigner  le  travail 
même  de  la  pensée.  Avec  la  diversité  des  langues  cette 
diversité  semble  s'accroître.  Mais  il  faut  examiner  de 
plus  près  cette  complexité  apparente.  En  français,  en 
italien,  en  latin,  le  mot  cogilalio  veut  dire  «tassement  ». 
P.  xviii.  Les  Grecs  qui  ont  bâti  une  noétique  par  dé- 
tails, ont  connu  aussi,  au  dessus  un  cpp-jvsïv,  une 
<pp6vy)CT(.<;  unifiant  les  détails  comme  à  la  chaleur  de  la 
vie.  Toutes  ces  expressions  diverses  montrent  que  la 
pensée  apparaît  toujours  comme  dépassant  la  simple 
mise  en  mots  et  en  images.  On  est  donc  convié  à  exa- 
miner les  tests  sémantiques  et  logiques.  Le  mot  «  pen- 
sée »  est  un  mot  qui  s'applique  à  des  réalités  évidem- 
ment diverses  «  en  apparence  ».  Mais  ce  n'est  là  qu'une 
apparence,  car  une  logique  secrète  lie  tous  ces  sens  du 
mot  pensée.  P.  xx.  Il  existe  toute  une  «  généalogie  » 
de  sens  qui  fait  que  «  pensée  »  équivaut  tantôt  à 
formes  concrètes,  tantôt  à  aspect  subjectif.  Aussi  là  où  il 
paraissait  y  avoir  des  discontinuités,  il  existe  un 
«  puzzle  »  et  il  faut  chercher  la  manière  d'«  emboîter 
les  pièces  ».  A  cette  fin  il  faut  tâter  de  toutes  parts, 
faire  des  «  prospections  »,  élargissant  en  bas  et  en  haut. 
On  n'a  pas  le  droit  d'oublier  les  extrêmes  :  haut  et  bas 
de  la  pensée.  «  L'autre  en  tant  qu'autre  »,  la  dualité 
du  sujet  et  de  l'objet  ne  nous  fera  pas  oublier  que 
«  reste  incoercible  l'exigence  d'unité  pour  la  pensée 
consciente  de  son  vœu  essentiel  ».  P.  xxn.  Il  ne  faut 
pas  en  rester  à  «  la  cage  tournante...  des  oppositions 
intestines  ».  La  métaphysique  doit  tout  fondre  en  son 
baume.  Par  delà  les  manifestations  multiples  de  la 
pensée,  la  tâche  est  donc  de  retrouver  la  solidarité 
essentielle  de  ces  manifestations  multiples  là  où  elle 
est,  c'est-à-dire  en  une  «  pensée  en  soi  »,  plutôt  qu'en 
une  «  pensée  en  nous  »  dont  la  «  pensée  en  soi  »  seule 
rendra  compte.  Ainsi,  il  faut  avoir  l'espoir  qu'à  exa- 
miner la  pensée  on  y  trouvera  plus  que  le  chaos  qui 
s'y  perçoit  d'abord.  P.  xxiv.  Ce  sont  les  spéculations 
partielles  et  partiales,  plus  exactement  les  découpages 
arbitraires  des  abstractions  qui  perpétuent  le  chaos, 
tandis  qu'au  concret  la  pensée  réelle  est  un  rythme 
vital  et  unitaire.  Le  livre  qu'écrit  M.  Blondel  expli- 
quera cela  progressivement.  La  grande  erreur  des  naïfs 
est  «  de  fonder  les  réalités  une  à  une,  comme  si  chaque 
être  formait  un  tout  indépendant  des  autres  dans  son 
individualité  close  ».  L'unité  pacifiante  cherchée  est 
d'ailleurs  moins  une  évasion  hors  de  la  mêlée  des 
choses  qu'une  unité  sous-jacente  aux  apparences. 
P.  XXVII.  On  partira  à  la  recherche  de  la  pensée,  où 
tout  s'unilie  dans  l'être.  Cette  méthode  d'étude  de  la 
pensée  «  risque  d'émouvoir  »  ceux  qui  pensent  tenir 
déjà  du  vrai  de  telle  manière  que,  pour  ce  qu'ils 
ignorent,  il  leur  suflirait  de  «  s'annexer  tout  champ 
nouveau  d'investigation  ».  Ces  esprits  timorés  auraient 
tort  de  s'émouvoir  de  la  sorte.  En  réalité  la  philoso- 
phie que  veut  construire  M.  Blondel  n'est  pas  établie 
au  même  étage  que  la  leur.  C'est  ce  (pie  tout  de  suite 
on  va  montrer  par  «  quelques  anticipations  ».  P.  xxix. 
Puisqu'il  s'agit  en  somme  d'un  nouveau  «  Discours 
sur  la  méthode  »,  il  convient  d'y  insister  :  trouver  cette 


nouvelle  vérité  métaphysique  qu'on  cherche,  demande 
qu'on  ait  préalablement  trouvé  une  nouvelle  méthode 
d'accès.  Seulement  cet  instrument  méthodique  ne  peut 
être  établi  entièrement  a  priori  et  il  restera  à  le  limer 
suivant  les  besoins  de  l'enquête.  On  cherchera  l'i  in- 
variant »  de  toutes  les  pensées,  «  la  présence  effective 
ou  même  efficiente  d'un  dynamisme  reliant  tous  les 
états  en  apparence  épars  ou  même  exclusifs  les  uns  des 
autres  ».  Cela  doit  être  fait  avec  une  grande  ampleur, 
car  la  science  de  la  pensée  doit  comprendre  tout  ce  qui 
touche  la  pensée,  par  exemple  «  l'ordre  universel  du 
monde  physique  ».  P.  xxxi.  Si  des  données  réelles  sont 
possibles,  si  la  conscience  est  possible,  c'est  que  toutes 
ces  assertions  sont  unies  par  une  «  connexion  entière  ». 
Pour  s'en  rendre  compte,  il  ne  faut  pas  suivre  les  che- 
mins battus  mais  les  fourrés  mal  explorés.  La  vie 
comme  la  pensée  ne  serait-elle  pas  une  idée  unitaire? 
On  partira  donc  des  pensées  les  plus  bassement  natu- 
relles, p.  xxxiv,  dans  le  but  de  préciser  finalement  les 
origines  et  la  nature  de  la  pensée  unitaire.  Il  faut 
considérer  non  seulement  l'efficacité  mais  la  vérité  de 
la  pensée.  En  ce  sens,  la  pensée  impliquée  dans  les 
pensées  doit  être  cherchée  comme  l'unité  explicative 
de  tout  le  reste.  Ainsi,  à  la  place  des  prétendues  vérités 
abstraites,  il  faut  découvrir  la  vérité  une  impliquée. 
P.  xxxvi.  A  travers  les  apparentes  cacophonies,  il  faut 
débrouiller  «  la  symphonie  totale  de  la  pensée  ».  Pour 
cela  M.  Blondel  désire  faire  abstraction  de  tous  les 
conflits  et  de  toutes  les  régions  de  conflits.  Ce  ne  sera 
pas  une  exclusion  arbitraire  que  l'éloignement  de  ces 
zones  de  conflits.  En  effet  «  le  monde  réel  ne  comporte 
pas  les  séparations  facticement  instituées  par  notre 
art  et  notre  technique  ».  Hélas,  en  ce  bas  monde,  il  est 
impossible  d'unir  en  un  hymen  absolu  et  souhaitable 
l'objet  et  le  sujet  seulement  fiancés  et  promis  à  l'unité. 
P.  xxxix.  Peut-on  cependant  se  résoudre  à  n'avoir  de 
la  pensée  que  la  connaissance  inférieure  qui  concerne 
ses  opacités  troublées?  Quand  on  connaîtra  la  pensée 
véritable,  tout  le  reste  s'éclairera,  car  la  pensée  est 
clarté  universelle.  P.  xl.  Qu'on  oublie  donc  toute  méta- 
physique préjugée.  Qu'on  chasse  les  fantômes  pour 
qu'apparaisse  la  «  pensée  pure  ».  L'étude  de  la  «  pensée 
cosmique  »,  p.  xli,  introduira  ainsi  à  la  connaissance 
de  «  la  pensée  réelle  hors  de  la  pensée  pensante  ou 
pensée  ».  Titre  de  la  première  partie. 

On  s'est  astreint  à  résumer  ainsi  en  une  phrase  cha- 
cun des  alinéas  des  1  500  pages  in-8°  des  trois  volumes 
récemment  publiés  par  M.  Blondel.  Il  est  regrettable 
qu'on  ne  puisse  donner  ici  cette  analyse,  seul  moyen 
impartial  pour  entrer  dans  la  pensée  philosophique  de 
M.  Blondel.  On  verrait  de  la  sorte  qu'on  semble  pouvoir 
résumer  son  réalisme  déficient  dans  cette  proposition 
qu'il  énonce  ainsi  (La  pensée,  1. 1,  p.  130)  :  «  Les  objets 
auxquels  se  prend  la  pensée  ne  trouvent  leur  stabilité 
spécifiée  que  par  un  artifice  de  langage.  »  On  peut 
encore  citer  cette  proposition,  ibid.  :  «Nous  substanti- 
vons  les  choses  que  nous  savons  n'être  point  des  sub- 
stances ;  »  et  encore,  p.  131  :  «  La  notion  d'objet...  est  un 
de  ces  découpages,  mensonge  chronique,  improbité  rui- 
neuse. »  Le  ton  est  identique  p.  20  :  «  D'après  les  impli- 
cations réciproques  qui  résultent  de  nos  constats  directs, 
la  matière  apparaît  non  comme  une  chose  à  part,  comme 
un  être  indépendant  du  reste  et  même  d'un  Créateur  et 
encore  moins  comme  une  créature  sui  generis.  »  Et, 
p.  346  :  «  Spontanément  la  conscience  projette  tout  ce 
qu'elle  connaît,  même  de  ses  propres  états  ou  des  élabo- 
rations  auxquelles  elle  participe,  sous  la  forme  d'objets, 
comme  si  elle  était  le  simple  témoin  d'un  réel  indépen- 
dant d'elle-même.  C'est  ainsi  que  les  impressions  les 
plus  subjectives  sont  toujours  naïvement  «  objectivées.  » 

Si  l'on  n'avait  pas  affaire  à  une  reprise  par  M.  Blon- 
del du  réalisme  déficient  du  P.  Labcrthonnière,  on 
pourrait  être  tenté  de  déclarer  ce  philosophe  un  pur 


1885 


RÉALISME.    LE    BL0NDÉL1SME 


1886 


idéaliste.  En  réalité,  la  philosophie  relativement  com- 
mune des  deux  penseurs  touche  au  réalisme  par  ce 
qu'elle  affirme  au  sujet  d'une  option  et  donc  d'une 
certaine  autonomie.  L'option  pour  l'être  divin,  voilà 
ce  qui  chez  le  P.  Laberthonnière  caractérise  peut-être 
le  mieux  la  part  de  réalité  autonome  dans  chaque 
créature  :  le  pouvoir  de  se  refuser  ou  de  se  donner. 
Réalisme  chrétien  et  idéalisme  grec,  p.  87.  M.  Blondel 
dans  La  pensée,  t.  il,  p.  89-109,  reprend  cette  thèse. 
L'un  et  l'autre  de  ces  auteurs  intéresseraient  gran- 
dement les  réalistes,  en  précisant  en  quoi  consiste  ce 
pouvoir  d'option.  Il  ne  suffit  pas  de  dire  avec  le  P.  La- 
berthonnière, loc.  cit.  :  «  Chacun  de  nous  reçoit  de  Dieu 
l'être  et  la  vie  par  l'intermédiaire  des  autres  êtres  qui 
constituent  le  monde  et  dont  le  Christ  fait  partie.  Et 
cependant  notre  autonomie  est  telle  que  chacun  est 
mis  à  même  de  ratifier  ce  don.  Nous  ne  pouvons  pas  ne 
pas  être  et  ne  pas  vivre  par  Dieu  et  par  les  autres; 
mais  nous  pouvons  vouloir  ne  pas  être  et  ne  pas  vivre 
par  eux  afin  de  ne  pas  avoir  à  être  et  à  vivre  pour  eux. 
Il  n'y  a  donc  d'eux  en  nous,  dans  notre  vie  voulue  et 
réfléchie,  que  ce  que  nous  introduisons.  En  nous  ils 
relèvent  de  nous.  »  Il  ne  suffit  pas  de  dire  ainsi  qu'en 
adoptant  Dieu  ou  en  ne  l'adoptant  pas  on  peut  se 
gagner  soi-même  ou  se  perdre  soi-même.  De  telles 
considérations  sont  vraies  dans  l'a  peu  près  du  discours 
parénétique;  elles  ne  sont  pas  vraies  en  métaphysique, 
où,  comme  le  demande  saint  Thomas,  il  faut  parler 
formaliler  et  per  se.  Tout  au  moins  faudrait-il  expliquer 
comment  un  choix  équivaut  à  un  être.  Il  y  a  du  danger, 
en  ce  sens,  dans  certaines  expressions  qu'on  veut  mettre 
à  la  mode  et  précisément  en  faveur  d'un  réalisme  blon- 
délien.  Telle  est  l'expression  équivoque  :  «  le  consente- 
ment à  l'être  »,  formule  dont  on  a  essayé  d'user  récem- 
ment, dans  un  excellent  but  en  faveur  de  la  philosophie 
de  M.  Blondel. 

En  son  inspirateur  premier,  le  P.  Laberthonnière, 
cette  philosophie  avait  déjà  des  formules  malheureuses 
comme  celle-ci,  Réalisme  chrétien  et  idéalisme  grec, 
p.  88  :  «  Tandis  qu'ontologiquement  nous  sommes  et 
nous  vivons  par  Dieu  et  par  les  autres,  intellectuel- 
lement et  moralement  c'est  par  nous  que  Dieu  et  les 
autres  existent  et  vivent  en  nous.  »  Cette  assertion 
pourrait  passer  comme  un  à  peu  près  d'orateur  sacré. 
Peut-on  la  passer  à  un  philosophe?  A  la  prendre  dans 
sa  lettre,  elle  signifierait  que  l'intelligence  et  la  volonté 
ont  valeur  de  créer  Dieu  en  l'homme.  Or,  dans  ce  même 
système  philosophique,  elles  n'auraient  pas  ce  titre 
absolu  à  exister  qui  les  ferait  subsister  indépendam- 
ment de  Dieu.  Selon  le  P.  Laberthonnière,  l'homme 
créerait  Dieu  au  moins  intellectuellement  dans  son 
cœur,  mais  Dieu  n'a  pas  le  droit  de  créer  l'homme  du 
moins  ontologiquement  à  part  de  lui-même.  En  vérité 
MM.  Laberthonnière  et  Blondel  tiennent  à  édifier 
l'univers  et  son  Dieu  sur  la  faculté  de  se  refuser  à  Dieu. 
Il  paraît  difficile  de  mieux  préparer  le  chemin  à  une 
double  hérésie  qui  unirait  le  pélagianisme  le  plus  radi- 
cal au  panthéisme  le  plus  naïf.  Il  faut  se  hâter  de  dire 
que  ni  le  P.  Laberthonnière,  ni  M.  Maurice  Blondel 
n'ont  eu  ces  intentions  hétérodoxes.  Mais  M.  Blondel 
lui-même,  en  voulant  estomper  l'être  de  la  créature 
devant  l'être  du  Créateur,  est-il,  dans  son  excellente 
intention  chrétienne,  exempt,  indemne  de  cette  théo- 
rie de  l'idéaliste  Jean  Piaget  que  l'on  citait  plus  haut, 
col.  1 87G  :  «  il  y  a  trois  et  non  deux  termes  entre  lesquels 
le  choix  s'impose  :  la  transcendance,  le  moi  et  en 
dernier  lieu,  la  pensée  avec  ses  normes  impersonnelles. 
Or  l'immanence  revient  à  identifier  Dieu  non  pas  au 
moi  psychologique,  mais  aux  normes  de  la  pensée.  » 
Ces  normes  qui  en  Dieu  font  les  choses,  comme 
M.  Blondel  l'expliquera  tout  au  long  dans  son  livre 
L'être  et  les  êtres,  cette  pensée  «  en  dehors  de  la  pensée 
pensante  ou  pensée  »,  comme  l'explique  M.  Blondel  dès 


le  t.  i,  de  son  ouvrage  La  pensée,  tout  cela  n'est-il  pas 
un  terrain  d'entente  profonde  entre  le  réaliste  Blondel 
et  l'idéaliste  Piaget? 

Voici  comment  un  thomiste,  le  P.  de  Tonquédec, 
S.  J.,  diagnostique  le  manque  de  réalisme  radical  de 
M.  Blondel.  Deux  études  sur  «  La  pensée  »  de  M.  Mau- 
rice Blondel,  1936,  p.  72-74.  Confusion  entre  divers  sens 
du  mot  absolu.  <  M.  Blondel,  écrit  le  P.  de  Tonquédec, 
s'indigne  qu'on  puisse  accorder  à  quoi  que  ce  soit 
«  en  dehors  de  Dieu  »  une  valeur  «  absolue  »  :  il  nous 
rappelle  que  rien  de  créé,  de  fini  ne  mérite  pareille 
épithète  (La  pensée,  1. 1,  p.  263;  t.  n,  p.  502).  Curieuse 
et  vraiment  sophistique  équivoque.  Car  d'abord,  au 
point  de  vue  logique,  «  absolu  »  désigne,  d'après  l'usage 
courant,  en  un  sens  nullement  métaphysique,  mais 
seulement  propre  et  exact,  ce  qui  est  terminé,  achevé 
(absolutus),  quelque  chose  à  quoi  on  n'aura  plus  be- 
soin de  revenir  pour  le  modifier  ou  le  corriger.  C'est 
ainsi  qu'on  parle  de  certitudes  absolues,  qu'on  dit 
d'une  proposition  qu'elle  est  absolument  vraie,  qu'elle 
exprime  une  vérité  absolue  :  et  cela  signifie  non  pas 
qu'elle  est  Dieu,  mais  simplement  qu'elle  est  vraie 
sans  restriction,  qu'elle  ne  requiert  aucune  distinction, 
ne  comporte  aucune  réserve  et  ne  craint  aucun  démen- 
ti. Secondement,  au  point  de  vue  métaphysique,  l'ab- 
solu s'oppose  au  relatif  :  être  absolu  c'est  n'être  point 
rapporté  à  autre  chose,  ne  pas  dépendre.  Mais  il  y  a 
plusieurs  espèces  de  relations,  plusieurs  manières  de 
dépendre.  Dieu  seul  n'a  aucune  relation  à  quoi  que  ce 
soit,  ne  dépend  de  rien  en  aucune  façon.  Mais  beaucoup 
d'autres  êtres  possèdent  une  indépendance  limitée, 
définie  par  des  titres  spéciaux.  L'auteur  de  La  pensée 
confond  sans  cesse  dans  son  ouvrage  divers  modes  de 
dépendance  et  par  exemple  le  rapport  causal  avec  le 
rapport  d'inhérence.  La  substance  créée  est  un  absolu, 
non  point  en  ce  sens  qu'elle  ne  dépend  pas  de  ses  causes 
et  d'abord  de  la  cause  première,  mais  parce  qu'elle  existe 
en  elle-même  (ens  in  se)  et  non  pas  par  elle-même  (ens 
a  se).  (La  scolaslique,  soucieuse  de  ne  rien  embrouiller 
et  de  parer  à  toute  équivoque,  divisait,  même  les  acci- 
dents en  absolus  et  relatifs  :  les  premiers  étant  tous 
ceux  qui  enferment  un  élément  distinct  du  simple 
rapport).  M.  Blondel  commet  ici  la  même  confusion 
qui  a  conduit  Spinoza  au  panthéisme.  »  L'infirmité  de 
son  idéalisme  lui  vient  de  ce  qu'il  n'a  su  trouver  d'être 
absolu  qu'en  Dieu.  «  Pourtant,  lui  explique  le  P.  de 
Tonquédec,  op.  cit.,  p.  87-88,  les  choses  sont  :  vraiment, 
à  la  lettre,  dans  l'acception  propre  et  rigoureuse  du 
mot  et,  si  lointaine  qu'elle  soit,  leur  analogie  avec  le 
type  divin  de  l'existence  est  une  analogie  strictement 
réelle.  En  effet,  les  créatures  possèdent  un  être  qui 
leur  appartient  en  propre,  un  «  en  soi  »  et,  quoi  qu'en 
dise  M.  Blondel,  une  «  subsistance  entitative  »  (t.  il, 
p.  474),  non.  pas  «  séparée  »,  mais  distincte  de  celle  de 
Dieu.  Leur  être  n'est  pas  une  apparence  :  il  a  en  lui- 
même  une  valeur  ontologique.  Bien  plus,  le  cœur  du 
créé  est  formé  d'éléments  stables,  solides,  reposant  en 
eux-mêmes,  «  substantiels  ».  Or,  la  notion  de  la  sub- 
sistance finie  semble  échapper  tout  à  fait  au  philosophe 
de  La  pensée  :  il  la  confond,  souvenons-nous  en,  avec 
l'indépendance  causale.  Cependant  des  êtres  cosmiques 
qui  ont  une  cause  ne  sont  pas  pour  cela  réductibles  à 
un  «  devenir  »  pur,  et  il  n'est  pas  vrai  que  la  pensée, 
ignorante  de  Dieu  «  ne  s'appuie  que  sur  le  fieri  sans  se 
«  suspendre  à  un  être  »  (t.  n,  p.  228)  :  car  il  y  a  d'autres 
êtres  que  Dieu.  Il  n'est  pas  vrai  qu'en  dehors  de  Dieu 
n'existe  qu'un  mouvement  fuyant  à  l'infini,  un  miroi- 
tement de  phénomènes  sans  consistance  intrinsèque, 
que,  par  exemple,  «  notre  pensée  apparaisse  non  comme 
«  un  être  subsistant  en  soi  mais  comme  un  devenir  (t.  il, 
p.  46).  » 

M.  Blondel  semblait  avoir  mis  au  point  certaines 
imprécisions  de  sa  doctrine,  dans  un  article  de  la  Revue 


1887 


REALISME.    LE    BLONDELISME 


1888 


thomiste  intitulé  :  Fidélité  conservée  par  la  croissance 
même  de  la  tradition,  juin  1935.  Il  y  reconnaissait, 
p.  G17,  l'existence  de  plusieurs  enlia  absoluta,  tandis 
que,  dans  son  livre  (t.  n,  p.  502;  t.  i,  p.  267,  etc.),  il  ne 
reconnaissait  qu'un  ens  absolutum  :  Dieu.  Mais,  en  fait, 
cette  mise  au  point  ne  représentait  peut-être  pas  une 
profession  de  foi  à  un  réalisme  radical.  Le  nouveau 
livre,  L'être  et  tes  êtres,  paru  depuis,  réédite  en  effet  les 
particularités  du  réalisme  nuancé  et  presque  réticent 
de  M.  Blondel.  Ce  livre  n'est  peut-être  pas  entièrement 
nouveau.  Ses  thèses  se  rencontrent  parfois  avec  celles 
du  P.  Laberthonnière,  ou  même  avec  celles  d'idéalistes 
contemporains.  L'ouvrage  en  entier  serait-il  comme 
en  germe  dans  une  page  du  P.  Laberthonnière  :  Le 
réalisme  chrétien  et  l'idéalisme  grec,  p.  85  :  «  Nous  sub- 
sistons de  la  présence  en  nous  des  autres  êtres.  Chacun 
des  êtres,  peut-on  dire,  est  par  tous  et  tous  sont  par 
chacun.  Ils  se  donnent  mutuellement  de  la  solidité  par 
leur  solidarité.  Mais,  d'autre  part,  cette  solidité  qui 
vient  pour  ainsi  dire  de  tous  à  chacun  et  de  chacun  à 
tous  comme  d'en  bas,  tous  ensemble  la  reçoivent  d'en 
haut.  Puisque  les  êtres  du  monde,  dans  leur  réalité 
ultime,  sont  un  acte  de  Dieu,  le  fiai  créateur  qui  les 
pose  dans  leur  solidarité  est  une  reproduction  au  de- 
hors de  la  vie  divine  qui  se  communique  et  qui  se 
partage  sans  se  fractionner.  Et  ceci  signifie  que  le  Fils 
éternel  du  Père,  le  Verbe  comme  l'appelle  saint  Jean, 
sans  cesser  d'être  éternel  et  Dieu  comme  son  Père, 
pour  faire  exister  d'autres  êtres,  les  rend  présents  à 
lui-même  et  se  rend  présent  à  eux  comme  ils  sont  pré- 
sents les  uns  aux  autres;  de  telle  sorte  qu'ils  sont  créés 
et  établis  dans  l'être  par  une  insertion  de  sa  propre  réa- 
lité dans  la  création.  En  s'incarnant,  il  se  fait  solidaire 
d'eux  pour  les  faire  solidaires  de  lui  et  les  faire  exister 
par  lui.  Omnia  per  ipsum  facla  sunl  et  sine  ipso  factum 
est  nihil.  Et  il  court  les  risques  de  leur  vie  dans  le 
temps.  Il  accepte  d'être  responsable  d'eux,  il  subit  les 
conséquences  de  leur  faute  pour  étendre  à  tous  le 
mérite  éternel  de  ses  actions  et  de  son  sacrifice.  C'est 
avec  tout  cela  et  pour  tout  cela  que  nous  sommes; 
c'est  de  tout  cela  que  nous  vivons  :  Et  tout  cela  nous 
est  donné;  nous  le  recevons,  nous  le  subissons  même; 
c'est  une  nécessité  pour  nous,  puisque,  si  nous  pou- 
vons en  abuser,  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  en  user.  » 
Dans  L'être  et  les  êtres,  M.  Blondel  semble  se  ranger 
à  cette  conception  d'ensemble.  Les  êtres  ne  lui  appa- 
raissent que  comme  solidaires  les  uns  des  autres.  C'est 
ce  qu'il  appelle,  p.  486  :  «  la  solidarité  fonctionnelle 
des  êtres  jusque  dans  l'aspect  sous  lequel  on  peut 
considérer  le  mal.  »  Il  se  pose  cette  question,  p.  75  : 
«  La  matière  est-elle  un  être?  »  Il  répond,  p.  80  :  «Elle 
n'est  pas  un  «  en  soi.  »  Il  s'interroge  encore,  p.  95  : 
«  Les  personnes  sont-elles  des  êtres?  »  Il  répond  non, 
et  va  jusqu'à  écrire,  p.  106,  que  ces  personnes  ne  cons- 
tituent que  «  le  chemin  de  l'être  »,  un  «  devoir  être  ». 
Même  l'ensemble  de  l'univers  ne  lui  paraît  que  de 
«  l'être  ébauché  »,  de  la  «  mendicité  universelle  ».  Les 
beautés,  les  richesses  de  la  création,  prises  à  part  les 
unes  des  autres,  lui  paraissent  quasi-rien.  Selon  le 
concile  du  Vatican,  elles  sont  si  absolument  riches  de 
transcendantaux  qu'elles  aident  à  prouver  Dieu.  Mais 
M.  Blondel  va  encore  plus  loin  dans  les  déficiences  de 
son  réalisme.  La  «  solidité  »,  «  la  consistance  des  êtres  », 
conformément  au  P.  Laberthonnière,  ne  lui  paraissent 
pas  résider  même  dans  leur  totalilé  où  «  ils  se  soutien- 
nent cependant  les  uns  les  autres  ».  P.  231.  Leur  force 
de  soutien  mutuel  leur  vient  par  en  haut,  p.  232  : 
«  comme  le  prêt  d'une  transcendance  véritable,  non 
pas  seulement  au  sens  abstrait  ou  idéal  du  mot,  mais 
en  son  acception  la  plus  concrète  :  In  eo  sumiis.  »  Nous 
sommes  en  Dieu.  D'ailleurs  au  même  moment,  sou- 
cieux d'éviter  le  panthéisme,  M.  Blondel  ajoute  qu'il 
a  dessein  de  ne  pas  «  ruiner  la  valeur  propre  des  êtres 


dont  justement  »  il  vient  «  établir  la  ferme  existence  ». 
C'est  avec  l'espoir  d'y  parvenir  qu'il  imagine,  tout 
comme  l'idéaliste  qu'est  M.  Piaget,  un  rôle  des  normes 
divines  dans  la  constitution  des  armatures  ontologiques 
des  êtres.  P.  237-324.  Par  là,  on  revient  aux  conjectures 
des  idées  séparées  de  Platon.  On  explique  le  concret 
par  l'abstrait,  ce  qui  n'est  facile  qu'à  ceux  qui  ne  sont 
pas  frappés  par  l'existence  du  concret.  M.  Blondel  dé- 
sire, de  toute  évidence,  retrouver  les  thèses  de  l'onto- 
logie traditionnelle.  Comment  se  fait-il  donc  que  cette 
belle  intention,  du  moins  dans  ce  dernier  livre,  L'être 
et  les  êtres,  où  il  serait  temps  d'aboutir,  ne  retrouve 
pas  le  réalisme  pleinement  thomiste?  Son  malheur 
est  sans  doute  d'avoir  voulu  recourir  à  une  méthode 
exclusivement  adaptée  aux  besoins  de  l'esprit  mo- 
derne. Il  s'en  est  tenu  à  une  méthode  personnelle  trop 
étroite,  méthode  basée  sur  deux  principes  premiers  : 
le  principe  de  l'implication  et  celui  du  rôle  purement 
instrumental  de  la  connaissance  notionnelle.  Pour  don- 
ner son  rang  à  Dieu,  il  entend  démontrer  qu'aucun  être 
n'est  vraiment,  si  ce  n'est  cet  Absolu;  seul  il  est  dans 
toute  la  force  du  terme,  puisqu'il  est  en  soi,  par  soi  et 
pour  soi.  Et  les  autres  êtres?  Les  autres  existent  aussi 
à  demi,  à  moitié  en  eux-mêmes,  mais  dans  un  tel  état 
d' incomplétude  que  celui  d'entre  eux  qui  jouit  de  la 
raison,  l'homme,  est  acculé  à  se  poser  le  problème  de 
son  achèvement  définitif.  Or,  en  scrutant  ses  tendances 
incoercibles,  il  découvre  en  lui  le  désir  de  voir  Dieu 
face  à  face.  Le  surnaturel  devient  donc  pour  lui  une 
hypothèse  légitime. 

Quels  sont,  dans  ces  conditions,  les  rapports  de  cette 
philosophie  avec  l'orthodoxie?  A  ne  regarder  que  les 
conclusions,  qui  dévoilent  d'ailleurs  les  intentions  pro- 
fondes de  M.  Blondel,  il  n'y  a  pas  dans  l'état  terminal 
de  sa  philosophie  de  postulation  du  surnaturel.  Si  l'on 
considère  la  méthode  (implication)  et  les  arguments 
utilisés,  il  faut  avouer  que  cette  postulation  reste  un 
danger.  En  effet,  la  méthode  d'implication  souligne 
inlassablement  la  continuité  foncière  de  tout  le  réel  et 
préconise  un  dynamisme  impérieux  qui  pousse  tous  les 
êtres  à  désirer  la  satisfaction  de  leur  inachèvement 
foncier.  De  plus,  elle  dédaigne  les  distinctions  des 
théologiens  sur  les  divers  états  de  nature  pour  ne  tenir 
compte  que  de  l'état  concret  de  nature  réparée.  Il  suit 
de  tout  cela  qu'elle  habitue  l'esprit  à  considérer  la 
vision  béatifique  dans  la  ligne  possible,  mais  logique  de 
la  nature  et  que,  maniée  par  des  intelligences  peu 
averties,  elle  pourrait  avoir  de  funestes  résultats. 

Voici  d'ailleurs  les  conclusions  de  M.  Blondel  sur  les 
rapports  de  la  grâce  et  de  la  nature.  1.  La  création 
offre  rationnellement  une  place  à  la  notion  de  surna- 
turel dans  la  philosophie  la  plus  autonome;  2.  la  puis- 
sance obédientielle  est  active;  3.  le  désir  naturel  de 
voir  Dieu,  bien  qu'inefficace,  prouve  la  possibilité  posi- 
tive de  la  révélation;  4.  le  philosophe,  qui  rencontre 
ainsi  le  surnaturel  en  faisant  la  philosophie  concrète  de 
l'homme  concret,  peut  étudier,  en  dehors  de  toute  con- 
sidération apologétique  ou  théologique,  les  conditions 
de  la  possibilité  du  surnaturel.  On  le  voit,  ces  propo- 
sitions sont  dangereuses  sans  pourtant  atteindre  la 
substance  du  Credo.  Il  arrive  d'ailleurs  qu'elles  soient 
plus  ou  moins  intégralement  professées  par  des  théolo- 
giens, lesquels,  ayant  une  formation  théologique  qui 
paraît  manquer  à  M.  Blondel,  sont  en  état  de  se  garder 
de  divers  excès.  M.  Blondel  est  au  moins  imprudent  en 
parlant  des  balbutiements  trinitaircs  dans  l'ordre  de 
la  raison  et  en  refusant,  de  ce  même  point  de  vue,  à 
la  personnalité  à  Dieu,  sous  le  prétexte  que  la  person- 
nalité est  essentiellement  soumise  au  progrès  de  la 
conscience.  Quant  à  la  thèse  de  M.  Blondel  contestée 
ci-dessus  et  concernant  les  relations  de  Dieu  et  des 
créatures,  elle  est  moins  dangereuse  par  un  faux  sem- 
blant de  panthéisme  qui  n'empêche  pas  un  véritable 


1889 


RÉALISME.    LA    PHILOSOPHIE    DE    L'INTUITION 


1890 


réalisme,  que  par  sa  théorie  de  l'implication  qui  em- 
pêche ce  réalisme  d'être  assez  radical.  En  somme, 
M.  Blondel  occupe  des  positions  qui  ne  sont  pas  contre 
la  lettre  stricte  du  dogme,  mais  qui  peuvent  pousser 
des  disciples  moins  avertis  à  rééditer  les  erreurs  de 
Baïus  ou  celles  des  fratricelles.  Orthodoxe  comme  au- 
teur, M.  Blondel,  par  les  lacunes  de  son  réalisme  chré- 
tien, est  dangereux  comme  chef  d'école,  et  ne  rend 
guère  à  la  pensée  catholique  les  profonds  services  qu'il 
souhaite  lui  rendre.  11  est  juste  d'ailleurs  de  remarquer 
qu'il  faudrait  peu  d'effort  pour  compléter  son  système 
dans  le  sens  du  réalisme  absolu.  Le  groupe  des  philo- 
sophes qui  réunissent  un  certain  nombre  d'ouvrages 
sous  le  titre  commun  de  Philosophie  de  l'esprit  : 
MM.  Lavelle,  Valensin,  Gabriel  Marcel,  Aimé  Forest, 
R.  Le  Senne  aideront  ou  ont  même  déjà  aidé  à  re- 
mettre le  blondélisme  sur  le  chemin  du  réalisme  inté- 
gral. Par  exemple  de  l'ouvrage  de  M.  Le  Senne  : 
Obstacle  et  valeur,  on  pourrait  tirer  des  analyses  philo- 
sophiques nouvelles  sur  la  réalité  des  obstacles  que 
l'action  rencontre.  Certains  de  ces  obstacles  sont  pure- 
ment matériels.  Tous,  même  les  plus  spiritualisés, 
doivent  plier  devant  la  valeur  spirituelle  qui  se  déve- 
loppe pour  les  dépasser.  Cependant,  dominés  par  l'es- 
prit, ces  obstacles  n'en  persévèrent  pas  moins,  et  ils 
subsistent  réellement,  comme  l'expose  la  philosophie 
réaliste. 

IX.  La  philosophie  nouvelle  de  H.  Bergson  et 
son  apport  a  la  théologie  réaliste.  —  1°  Le  déve- 
loppement réaliste  de  la  pensée  de  M.  H.  Bergson.  —  Il 
n'y  aura  pas  lieu  ici  de  s'attarder  longuement  à  dé- 
montrer que  M.  H.  Bergson  est  réaliste.  Voir  Bergson 
e  il  realismo,  dans  Sophia,  janvier  1936.  Lui-même  non 
seulement  revendiqué  le  titre  de  réaliste,  mais  il  entend 
rattacher  ses  vues  «  au  réalisme  le  plus  radical  ». 
É.  Bréhier  a  toujours  rattaché  le  bergsonisme  au  réa- 
lisme, à  un  réalisme  à  la  manière  de  Plotin.  Dans  une 
de  ses  lettres,  H.  Bergson  écrivait  qu'il  aime  Plotin, 
parce  que  cet  auteur  se  rattache  au  réalisme  d'Aristote 
beaucoup  plus  qu'à  l'idéalisme  de  Platon.  Les  philo- 
sophes chrétiens  craignent  de  M.  Bergson  non  pas  un 
manque  de  réalisme  mais  les  excès  possibles  de  son 
réalisme.  Cette  crainte  pourrait  ne  pas  être  chimé- 
rique, en  ce  sens  qu'à  force  de  considérer  comme  exis- 
tant réellement  les  moindres  nuances  de  chaque  chose 
le  bergsonisme  risque  de  trop  s'attarder  aux  détails  de 
l'univers  et  d'oublier  les  traits  communs  de  ces  détails 
concrets  :  les  lois,  les  genres,  les  espèces,  les  grandes 
analogies  de  l'être,  les  transcendantaux.  A  force  de 
réalisme,  il  pourrait  se  laisser  aller  à  la  pente  du  nomi- 
nalisme  par  lequel,  faute  d'idées  générales,  il  se  perdrait 
à  nouveau  dans  l'agnosticisme.  Sans  doute,  quoique 
parvenu  au  réalisme  et  au  rejet  de  l'idéalisme,  Bergson 
ne  renie  pas  ses  anciennes  méditations.  Elles  ont  porté, 
surtout  dans  les  premières  années,  sur  des  phénomènes 
qu'il  s'agissait  d'observer,  sur  des  données  entremêlées 
qu'il  s'agissait  de  débrouiller.  En  ce  sens,  le  bergso- 
nisme a  été,  est  et  restera  un  phénoménisme.  Mais 
il  y  a  phénoménisme  et  phénoménisme.  Ce  que  l'on 
a  décrit  en  termes  de  phénomènes,  il  faut  ensuite 
l'interpréter  à  la  lumière  d'une  critériologie.  Il  faut 
préciser  la  portée  qu'on  accorde  aux  phénomènes. 
Sont-ce  des  apparences  trompeuses,  distinctes  des 
noumènes?  Alors  le  fond  des  choses  restant  mystérieux 
parce  qu'incommensurable  avec  les  apparences,  on 
sera  dans  l'idéalisme  sur  la  pente  de  l'agnosticisme.  Ou 
bien  ces  phénomènes  sont-ils  des  faits  et  des  lois  d'ex- 
périence inéluctable,  révélateurs  des  substances  à  la 
manière  des  accidents  aristotéliciens?  Alors,  le  fond 
des  choses  étant,  jusqu'à  un  certain  point,  connu  par 
les  phénomènes,  on  est  dans  la  logique  du  réalisme 
classique.  Seulement,  lorsqu'un  philosophe  commence 
à  décrire  l'univers  en  termes  de  phénomènes,  on  ne 


peut  pas  s'attendre  à  ce  qu'il  conclue  tout  de  suite  à 
l'interprétation  réaliste  ou  à  l'interprétation  idéaliste 
des  phénomènes.  Ainsi  le  phénoménisme  a  été  pour 
H.  Bergson  une  méthode  pour  tâcher  d'aboutir.  Il  ris- 
quait de  rester  en  route,  ou  de  conclure  mal.  Le  fait 
remarquable,  est  qu'il  ait  conclu  au  réalisme.  Il  ne  faut 
donc  pas  chercher  les  assurances  définitives  de  ce  réa- 
lisme dans  ses  premiers  écrits.  Alors,  les  phénomènes 
qu'il  étudiait  le  laissaient  incertain.  Il  ne  pouvait  sa- 
voir ce  qu'ils  représentaient  au  juste.  Dans  l'océan  des 
choses  mal  discernées,  ces  données  fixes,  qu'il  trouvait 
déjà,  étaient-elles  de  simples  radeaux  emportés  au 
gré  d'une  tempête?  Ou  bien  était-ce  la  terre  ferme,  le 
«  continent  »  de  l'être,  si  l'on  peut  employer  de  telles 
métaphores?  Dans  son  premier  livre  Essai  sur  les  don- 
nées immédiates  de  la  conscience  (1889),  Bergson  a  été 
simplement  phénoménistc.  Il  décelait  non  pas  une 
indiscernable  puissance  de  liberté,  mais  des  actes 
spontanés  dans  la  conscience  humaine,  une  apparence 
d'activité  libre.  Il  ne  pouvait  creuser  davantage.  Dans 
son  second  livre,  Matière  et  mémoire  (1896),  Bergson 
n'était  plus  seulement  phénoménistc.  11  distinguait 
deux  groupes  de  phénomènes  apparemment  irréduc- 
tibles, les  corps  et  les  esprits,  et  il  esquissait  cette  doc- 
trine que  les  corps  sont  en  dehors  de  l'esprit  de  la  même 
manière  qu'ils  sont  dans  l'esprit  :  «  La  vérité,  est  qu'il 
y  aurait  un  moyen  et  un  seul  de  réfuter  le  matérialisme  : 
ce  serait  d'établir  que  la  matière  est  absolument  com- 
me elle  paraît  être.  Par  là  on  éliminerait  de  la  matière 
toute  virtualité,  toute  puissance  cachée  et  les  phéno- 
mènes de  l'esprit  auraient  une  réalité  indépendante. 
Mais  pour  cela  il  faudrait  laisser  à  la  matière  ces  qua- 
lités que  matérialistes  et  spiritualistes  s'accordent  à  en 
détacher,  ceux-ci  pour  en  faire  des  représentations  de 
l'esprit,  ceux-là  pour  n'y  voir  que  le  revêtement  acci- 
dentel de  l'étendue.  Telle  est  précisément  l'attitude  du 
sens  commun  vis-à-vis  de  la  matière,  et  c'est  pourquoi 
le  sens  commun  croit  à  l'esprit.  Il  nous  a  paru  que  la 
philosophie  devait  adopter  ici  l'attitude  du  sens  com- 
mun, en  la  corrigeant  toutefois  sur  un  point.  La  mé- 
moire, pratiquement  inséparable  de  la  perception,  in- 
tercale le  passé  dans  le  présent,  contracte  ainsi  dans 
une  intuition  unique  des  moments  multiples  de  la 
durée,  et  ainsi,  par  sa  double  opération,  est  cause  qu'en 
fait  nous  percevons  la  matière  en  nous,  alors  qu'en 
droit  nous  la  percevons  en  elle.  »  Il  y  avait  là  l'ébauche 
d'un  réalisme  à  la  fois  hésitant  et  radical.  Le  troisième 
livre  de  Bergson  :  L'évolution  créatrice  (1907),  compro- 
mit le  spiritualisme  bergsonien.  Les  êtres  divers  y 
furent  trop  noyés  dans  l'unité  floue  du  devenir.  L'évo- 
lution créatrice  était  en  son  temps  une  dangereuse 
Bible  d'une  religion  qui  n'était  ni  le  protestantisme 
ni  le  catholicisme,  mais  le  modernisme.  Le  quatrième 
grand  livre  de  Bergson  :  Les  deux  sources  de  la  morale 
et  de  la  religion  (1932),  supposait  :  la  pluralité  des  per- 
sonnes, leurs  différences  d'avec  les  choses,  tout  un 
réalisme  et  un  Dieu  qui,  quoique  trop  objet  d'expé- 
rience plus  que  de  preuve,  était  néanmoins  un  Dieu 
personnel  sans  compromission  avec  le  panthéisme. 
Malheureusement,  jetant  le  discrédit  à  la  fois  sur  les 
routines,  les  rites,  les  pratiques  collectives,  au  profit 
d'une  religion  uniquement  personnelle,  M.  Bergson 
avait  encore  de  quoi  dérouter  ou  froisser  ses  lecteurs 
catholiques.  Voir  ci-dessous  l'article  Religion.  Mais 
H.  Bergson  tenait  en  réserve  une  interprétation  entiè- 
rement réaliste  des  descriptions  de  phénomènes  qu'il 
avait  faites  pendant  toute  sa  carrière  philosophique. 
Il  en  a  constitué  les  premières  pages  d'un  recueil  inti- 
tulé :  La  pensée  et  le  mouvant  (1931).  Désormais,  il  ne 
cache  plus  sa  sympathie  pour  les  réalistes,  fussent-ils 
médiévaux  et  scolastiques  comme  Thomas  d'Aquin  et 
Albert  le  Grand.  Sans  cesse,  ce  sont  ses  propres  expres- 
sions, il  les  trouve  plus  près  de  sa  propre  pensée. 


1891 


RÉALISME.    LA    PHILOSOPHIE    DE    L'INTUITION 


1892 


C'est  tout  le  bcrgsonisme  qui  doit  être  repensé  et 
réinterprété  en  ce  sens;  et  cela  mène  très  loin.  Les  pre- 
miers à  comprendre  les  étapes  initiales  de  la  pensée 
bergsonienne  furent  sans  doute  des  idéalistes  à  la  ma- 
nière du  célèbre  disciple  qu'est  pour  H.  Bergson 
M.  Edouard  Le  Roy,  son  successeur  au  Collège  de 
France.  Les  approbations  données  en  leur  temps  par 
M.  Bergson  aux  doctrines  de  M.  Le  Roy  suffisaient  à 
prouver  que,  pendant  longtemps,  le  maître  ne  distin- 
guait pas  encore  nettement  la  teneur  toute  réaliste, 
tout  absolutiste  que  prendrait  un  jour  le  bcrgsonisme. 
M.  Le  Roy,  toujours  fidèle  à  beaucoup  d'éléments  de 
pensée  bergsonienne,  a  manifesté  depuis  plusieurs  an- 
nées, par  la  publication  de  toute  une  série  d'ouvrages 
que  sa  pensée  personnelle  se  fixait  dans  l'idéalisme. 
Ses  derniers  écrits  outrepassent  davantage  l'effort 
blondélien  que  le  réalisme  concret  tenu  déjà  en  sus- 
pens par  la  réflexion  prolongée  d'Henri  Bergson.  11  ne 
faut  pas  cependant  opposer  trop  catégoriquement, 
même  aujourd'hui,  le  disciple  et  le  maître.  M.  Bergson 
en  reste  sur  divers  points,  en  particulier  en  théodicée, 
à  des  positions  qui  sont  celles  d'Éd.  Le  Roy.  Mais  déjà 
de  longue  date,  H.  Bergson  a  connu  un  tout  autre 
interprète.  M.  Jacques  Chevalier  était  profondément 
réaliste.  Disciple  de  Bergson,  dans  un  livre  qui  fit  sen- 
sation, il  fut  spécialement  approuvé  par  son  maître. 
Par  là  Bergson,  plus  ou  moins  consciemment  déjà,  fai- 
sait sienne  l'interprétation  réaliste  et,  pour  tout  dire, 
traditionaliste,  qui  était  donnée  de  son  propre  mes- 
sage philosophique.  M.  J.  Chevalier  dans  un  autre  livre 
L' habitude,  essai  de  métaphysique  expérimentale,  1930 
développait  le  pluralisme  réaliste  qui  n'était  qu'en 
germe  dans  Matière  et  mémoire.  Mais  l'effort  de  M. 
Jacques  Chevalier  pour  rajeunir  le  réalisme  déplaisait  à 
certains  traditionalistes,  plus  portés  à  admettre  le  réa- 
lisme a  priori  comme  un  dogme  qu'à  l'admettre  a 
posteriori  comme  un  fait  dûment  vérifié.  Ces  anti- 
modernes ne  pouvaient  pas  goûter  le  bergsonisme 
idéaliste  de  M.  Éd.  Le  Boy.  Bergson  lui-même  appelait 
intuition  la  connaissance  psychologique,  le  jugement 
implicite  qui  jaillit  à  propos  de  quelque  réalité  spiri- 
tuelle. 11  lui  arrivait  de  critiquer  «  l'intellectualisme  » 
comme  une  doctrine  qui  prétendrait  qu'on  connaît  les 
fluentes  subtilités  de  l'esprit  de  la  même  manière  que 
les  solides  géométriques  du  monde  matériel.  Les  réa- 
listes qui  se  proclament  intellectualistes,  comme 
M.  Jacques  Maritain,  surtout  lorsqu'ils  étaient  en  pos- 
session d'un  système  philosophique  cohérent,  partirent 
en  guerre  contre  le  bergsonisme.  C'était,  disait-on,  une 
hérésie  incompréhensible,  qui  voulait  tout  laisser  dans 
le  flou  et  refusait  les  clartés  de  l'intelligence,  repré- 
sentées en  l'espèce  par  les  thèses  que  M.  Maritain 
déclarait,  à  bon  droit,  thomistes.  Dans  une  réédition 
plus  récente  de  sa  condamnation  absolue  du  bergso- 
nisme, M.  Jacques  Maritain  semble  atténuer  sur  cer- 
tains points  la  virulence  de  son  jugement  de  jeunesse. 
Dès  1929,  il  rendait  hommage  à  ce  que  pourrait  deve- 
nir un  bergsonisme  repris  et  rectifié  en  écrivant,  Berg- 
sonisme et  métaphysique  dans  Roseau  d'or.  Œuvres  et 
chroniques,  IVe  série,  p.  33-34  :  «  Si  l'on  transférait  à 
la  perception  intellectuelle  proprement  dite,  qui  a  lieu 
par  le  moyen  de  l'abstraction  et  qui  a  l'être  pour  objet, 
certaines  des  valeurs  et  certains  des  privilèges  que 
M.  Bergson  attribue  à  l'«  Intuition  »,  la  critique  berg- 
sonienne de  L'intelligence  se  trouverait  comme  auto- 
matiquement rectifiée,  et  au  lieu  de  ruiner  notre  puis- 
sance naturelle  d'atteindre  le  vrai,  ne  porterait  plus 
que  contre  un  usage  vicieux  de  celle-ci.  (.'est  là  un  des 
traits  qu'il  convienl  de  mettre  en  lumière  a  propos  du 
bergsonisme  d' intention.  Le  bergsonisme  réel  soulîre-t-il 
une  pareille  transposition?  Assurément  M.  Bergson  est 
libre  de  formuler,  comme  l'ont  fait  plusieurs  grands  phi- 
losophes, une  seconde  philosophie.   11  peut  refondre  sa 


doctrine  en  une  synthèse  nouvelle,  la  transformer 
substantiellement.  Et  cette  transformation  pourrait  le 
rapprocher  de  la  métaphysique  éternelle.  Nul  ne  le 
souhaite  plus  que  nous.  » 

Or,  M.  Bergson  a  effectué  cette  synthèse  nouvelle 
récemment,  de  manière  à  satisfaire  les  réalistes.  (En 
fait,  même  en  des  temps  déjà  lointains,  M.  Bergson 
était  très  soucieux  d'être  concret  et  il  y  parvenait 
souvent.  C'était  par  souci  des  différences  qui  se  ren- 
contrent dans  le  réel  qu'il  répugnait  à  recouvrir  du 
même  nom  de  «  travail  intellectuel  »  l'abstraction  qui 
trie  dans  la  matière  et  la  finesse  psychologique  qui 
devine  les  esprits.) 

De  ci,  de  là,  des  critiques  plus  ou  moins  acerbes  et 
partiales  continuaient  à  se  faire  jour  contre  le  bergso- 
nisme au  nom  du  réalisme  chrétien.  Mais  ce  devaient 
être  comme  d'ultimes  protestations.  Les  deux  sources  de 
la  morale  et  de  la  religion  paraissaient  (1932).  Elles  com- 
mençaient à  plaire,  au  moins  partiellement,  à  des  tradi- 
tionalistes difficiles.  Les  auditeurs  de  M.  H.  Bergson 
au  Collège  de  France  n'avaient  pas  été  écoutés,  lors- 
qu'ils avaient  affirmé  que  son  enseignement  était  plus 
réaliste  que  sa  réputation.  Maintenant  il  fallait  bien 
croire  les  interlocuteurs  de  M.  Bergson  au  cours  de 
ses  conversations  privées,  ses  correspondants  les  plus 
divers. 

Dorénavant  il  faudra  croire  M.  Bergson  lui-même 
puisqu'il  a  publié  son  ouvrage  :  La  pensée  et  le  mou- 
vant, 1934.  Ce  livre  réunit  divers  travaux,  publiés  déjà 
antérieurement,  mais  dont  l'accès  était  demeuré  diffi- 
cile. Ces  travaux  appartiennent  à  diverses  périodes  de 
la  pensée  philosophique  du  maître  et  il  ne  les  désa- 
voue pas,  montrant  que  sa  pensée  s'est  développée  à  la 
manière  d'un  acquis  continu,  comme  par  alluvions 
successives,  sans  avoir  à  renier  ses  origines.  Or,  et 
c'est  là  l'intérêt  majeur  de  ce  livre,  M.  Bergson  y  fait 
précéder  ces  anciennes  choses,  maintenues,  par  de 
nouvelles  considérations  qui  confirment  son  réalisme, 
sans  même  qu'il  ait  besoin  de  faire  subir  à  tout  son 
système  une  transposition,  par  exemple  du  plan  idéa- 
liste au  plan  réaliste.  Il  se  borne  à  se  fixer,  définiti- 
vement, dans  le  plan  réaliste,  y  situant  tous  les  diffé- 
rents aspects  de  sa  pensée.  Elle  mérite  sous  cette  forme 
mûrie  et  définitive  d'être  analysée  de  près. 

M.  Bergson  dit,  dès  ses  premières  lignes,  en  réaliste 
qui  aime  le  concret,  p.  7  :  «  Ce  qui  a  le  plus  manqué  à 
la  philosophie,  c'est  la  précision.  Les  systèmes  philoso- 
phiques ne  sont  pas  taillés  à  la  mesure  de  la  réalité  où 
nous  vivons.  Ils  sont  trop  larges  pour  elle.  Examinez 
tel  d'entre  eux  convenablement  choisi  :  vous  verrez 
qu'il  s'appliquerait  aussi  bien  à  un  monde  où  il  n'y  au- 
rait pas  de  plantes  ni  d'animaux,  rien  que  des  hommes; 
où  les  hommes  se  passeraient  de  boire  et  de  manger; 
où  ils  ne  dormiraient,  ne  rêveraient  ni  ne  divague- 
raient; où  ils  naîtraient  décrépits  pour  finir  nourris- 
sons; où  l'énergie  remonterait  la  pente  de  la  dégra- 
dation, où  tout  irait  à  rebours  et  se  tiendrait  à  l'en- 
vers. C'est  qu'un  vrai  système  est  un  ensemble  de 
conceptions  si  abstraites  et  par  conséquent  si  vastes 
qu'on  y  ferait  tenir  tout  le  possible  et  même  de  l'im- 
possible à  côté  du  réel.  L'explication  que  nous  devons 
juger  satisfaisante  est  celle  qui  adhère  à  son  objet  : 
point  de  vide  entre  eux,  pas  d'interstice  où  une  autre 
explication  puisse  aussi  bien  se  loger;  elle  ne  convient 
qu'à  lui,  il  ne  se  prête  qu'à  elle.  Telle  peut  être  l'expli- 
cation scientifique.  Elle  comporte  la  précision  absolue 
et  une  évidence  complète  ou  croissante.  En  dirait-on 
autant  des  théories  philosophiques?  »  Bref,  il  faut 
faire  accomplir  à  la  métaphysique  le  progrès  en  pré- 
cision accompli  par  la  science.  Pour  un  intellectua- 
lisme en  réalité  plus  parfait  parce  que  plus  concret,  il 
faut  déliasser  les  généralités  vagues  parce  que  systé- 
matiques. Il  ne  faut  pas  négliger  ces  complexités  de 


1893 


RÉALISME.    LA   PHILOSOPHIE    DE   L'INTUITION 


1894 


l'expérience  qui  se  moque  de  nos  concepts  simplistes, 
p.  55  :  «  Quand  elle  écart  a  ces  concepts  pour  regarder 
les  choses,  la  science  parut,  elle  aussi,  s'insurger  contre 
l'intelligence;  «  l'intellectualisme  »  d'alors  recomposait 
l'objet  matériel,  a  priori,  avec  des  idées  élémentaires. 
En  réalité  cette  science  devint  plus  intellectualiste  que 
la  mauvaise  physique  qu'elle  remplaçait.  Elle  devait 
le  devenir  du  moment  qu'elle  était  vraie...  La  forme 
mathématique  que  la  physique  a  prise  est  ainsi  tout 
à  la  fois  celle  qui  répond  le  mieux  à  la  réalité  et  celle 
qui  satisfait  le  plus  notre  entendement.  Beaucoup 
moins  commode  sera  la  position  de  la  métaphysique 
vraie.  Elle  aussi  commencera  par  chasser  les  concepts 
tout  faits;  elle  aussi  s'en  remettra  à  l'expérience.  Mais 
l'expérience  intérieure  ne  trouvera  nulle  part,  elle,  un 
langage  strictement  approprié.  Force  lui  sera  bien  de 
revenir  au  concept...  qu'elle  l'assouplisse  et  qu'elle 
annonce  par  la  frange  colorée  dont  elle  l'entourera 
qu'il  ne  contient  pas  l'expérience  tout  entière.  »  Bref, 
partout,  en  science  ou  en  métaphysique,  c'est  la  systé- 
matique trop  simplement  conceptuelle  qui  était  l'en- 
nemie. P.  84-87.  Pour  le  plus  grand  profit  d'une  méta- 
physique cogente,  Bergson  pense  avoir  réussi  à  serrer 
le  concret  de  plus  près.  Mais  il  ne  fallait  pas  espérer  y 
parvenir  par  une  dialectique  simplement  fertile  en 
déductions.  Seule  une  positivité  expérimentale  valait, 
cheminant  de  problème  en  problème  et  attentive  au 
seul  réel  mis  en  question.  P.  90-91.  Il  fallait  même 
éviter  d'être  trop  ambitieux  en  matière  d'expérience, 
et  ne  pas  chercher  à  voir  l'esprit  fabriquer  le  réel  à  la 
manière  des  platonisants  et  des  kantistes,  prékan- 
tistes  et  postkantistes,  p.  95-96  :  «  Toutes  ces  théories, 
écrit  Bergson,  tombaient  avec  l'illusion  qui  leur  avait 
donné  naissance...  au  fond  nous  revenions  simplement 
à  l'idée  du  sens  commun.  «  On  étonnerait  beaucoup, 
«écrivions-nous,  un  homme  étranger  aux  spéculations 
«  philosophiques  en  lui  disant  que  l'objet  qu'il  a  devant 
«  lui,  qu'il  voit  et  qu'il  touche  n'existe  que  dans  son 
«  esprit  et  pour  son  esprit  ou  même  plus  généralement 
«  n'existe  que  pour  un  esprit,  comme  le  voulait  Berke- 
«  ley...  Mais  d'autre  part,  nous  étonnerions  autant  cet 
«■  interlocuteur  en  lui  disant  que  l'objet  est  tout  difïéri  ni 
«de  ce  qu'on  y  aperçoit...  Donc  pour  le  sens  commun 
«  l'objet  existe  en  lui-même,  et  d'autre  part  l'objet  est, 
«  en  lui-même,  pittoresque  comme  nous  l'apercevons, 
a  C'est  une  image,  mais  une  image  qui  existe  en  soi.  » 
Comment  une  doctrine  qui  se  plaçait  ici  au  point  de 
vue  du  sens  commun  a-t-elle  pu  paraître  aussi  étran- 
ge? On  se  l'explique  sans  peine,  quand  on  suit  le  déve- 
loppement de  la  philosophie  moderne  et  quand  on  voit 
comment  elle  s'orienta  dès  le  début  vers  l'idéalisme, 
cédant  à  une  poussée  qui  était  celle  même  de  la  science 
naissante.  Le  réalisme  se  posa  de  la  même  manière,  il 
se  formula  par  opposition  à  l'idéalisme,  en  utilisant 
les  mêmes  termes.  »  En  somme,  la  philosophie  du  sens 
commun  des  réalistes  était  encore  trop  une  idéaliste 
systématisation  appauvrie.  Il  fallait  que  le  sens  com- 
mun sentît  qu'il  peut  toujours  accroître  ses  conquêtes. 
De  nouveaux  voyages  formeront  toujours  son  éternelle 
jeunesse;  il  lui  faut  éviter  la  thèse  doctrinaire.  Il  lui 
faut  peindre  l'univers  riche,  coloré,  avec  des  moyens 
expérimentaux  toujours  grandissants. 

L'humaine  erreur  est  de  tout  gauchir  en  systéma- 
tisant tout.  On  croit  être  sérieux,  et  on  dessine  des 
caricatures,  exagérant  certains  traits,  négligeant  tous 
les  autres.  «  Essayez  en  etïet,  demande  M.  Bergson, 
p.  17,  de  vous  représenter  aujourd'hui  l'action  que 
vous  accomplirez  demain,  même  si  vous  savez  ce  que 
vous  allez  faire.  Votre  imagination  évoque  peut-être 
le  mouvement  à  exécuter,  mais  de  ce  que  vous  pense- 
rez et  éprouverez  en  l'exécutant  vous  ne  pouvez  rien 
savoir  aujourd'hui,  parce  que  votre  état  d'âme  com- 
prendra demain  toute  la  vie  que  vous  aurez  vécue 


jusque  là  avec  en  outre  ce  qu'y  ajoutera  ce  moment 
particulier.  »  Mais  aux  complexités  de  la  vie,  et  même 
à  celles  du  cosmos  sensible  et  vrai,  l'homme  préfère 
instinctivement  ce  qui  peut  se  réduire  en  équations 
simples,  p.  19  :  «  L'univers  matériel,  poursuit  Bergson, 
forme-t-il  un  système  de  ce  genre?  Quand  notre  science 
le  suppose,  elle  entend  simplement  par  là  qu'elle  lais- 
sera de  côté  dans  l'univers  tout  ce  qui  n'est  pas  calcu- 
lable. Mais  le  philosophe  qui  ne  veut  rien  laisser  de  côté 
est  bien  obligé  de  constater  que  les  états  de  notre 
monde  matériel  sont  contemporains  de  l'histoire  de 
notre  conscience.  Comme  celle-ci  dure,  il  faut  que 
ceux-là  se  relient  de  quelque  façon  à  la  durée  réelle. 
En  théorie,  le  film  sur  lequel  sont  dessines  les  états 
successifs  d'un  système  entièrement  calculable  pour- 
rait se  dérouler  avec  n'importe  quelle  vitesse  sans  que 
rien  fût  changé.  En  fait,  cette  vitesse  est  déterminée, 
puisque  le  déroulement  du  film  correspond  à  une  cer- 
taine durée  de  notre  vie  intérieure...  Quand  on  veut 
préparer  un  verre  d'eau  sucrée,  avons-nous  dit,  force 
est  bien  d'attendre  que  le  sucre  fonde;  cette  nécessité 
d'attendre  est  le  fait  significatif.  Elle  exprime  que,  si 
l'on  peut  découper  dans  l'univers  des  systèmes  pour 
lesquels  le  temps  n'est  qu'une  abstraction,  un  nombre, 
l'univers  lui-même  est  autre  chose.  Si  nous  pouvions 
l'embrasser  dans  son  ensemble,  inorganique  mais  entre- 
tissé d'êtres  organisés,  nous  le  verrions  prendre  sans 
cesse  des  formes  aussi  neuves,  aussi  originales,  aussi 
imprévisibles  que  nos  états  de  conscience.  »  L'objet  de 
la  métaphysique  est  donc  le  réel  extérieur  tout  comme 
l'objet  de  la  science.  Ce  qui  était  donné  en  1903,  en 
divers  passages  de  V Introduction  à  la  métaphysique,  se 
trouve  donc  repris  et  précisé  en  cette  introduction  de 
1934.  La  pensée  et  le  mouvant  réédite,  au  reste,  l'opus- 
cule de  1903  comme  une  étape  de  cette  longue  médi- 
tation que  M.  Bergson  ne  renie  pas  tout  en  reconnais- 
sant avoir  précisé  ses  points  de  vue.  Les  idéalistes 
avaient  donc  raison  de  se  plaindre  de  Bergson  depuis 
longtemps.  Bergson  est  si  réaliste  qu'il  lui  parait  ridi- 
cule de  quitter  la  peinture  du  réel  pour  se  demander 
vainement  ce  qui  serait  arrivé  si.. .  P.  21-22.  Il  ne  faut 
même  pas  trop  rechercher  de  ces  causes  qui  relieraient 
comme  par  un  fil  trop  rigide  les  événements  les  uns 
aux  autres.  Ce  fil  risquerait  d'être  un  présupposé  de 
l'esprit.  Il  existe,  parmi  les  divers  événements  de  l'his- 
toire, plus  de  spontanéité  que  ne  le  supposent  les  mau- 
vais historiens.  Ces  derniers  sont  de  dignes  imitateurs 
des  mauvais  métaphysiciens  et  des  mauvais  savants 
lorsqu'ils  veulent  réduire  à  une  unité  théorique  les 
complexités  du  réel.  P.  93-94.  Bref,  la  philosophie, 
comme  l'histoire,  comme  la  science,  doit  se  donner  la 
tâche  de  serrer  davantage  un  réel  complexe  pluraliste, 
morcelé.  Mais  quel  va  être  le  rôle  de  cette  philosophie 
par  rapport  aux  autres  disciplines  qui  s'occupent  aussi 
de  ce  réel  concret?  Cette  question  se  pose  avec  d'au- 
tant plus  d'acuité  au  bergsonisme,  que,  pour  lui,  la 
philosophie  cesse  d'être  le  refuge  des  généralités 
vagues,  communes  à  toutes  les  catégories  de  l'expé- 
rience. A  cette  question  H.  Bergson  ne  se  dérobe  pas. 
H.  Bergson  a  remarqué  que  les  différentes  disci- 
plines qui,  à  l'époque  moderne  et  contemporaine,  se 
donnent  le  nom  de  sciences  ont  inégalement  progressé. 
Les  sciences  physiques  ont  facilement  trouvé  leur  mé- 
thode. Mais  l'emploi  de  cette  méthode,  dite  strictement 
scientifique,  n'a  pas  fait  progresser  beaucoup  la  plus 
expérimentale  des  sciences  de  l'esprit,  la  descriptive 
psychologie.  Ne  serait-ce  pas  parce  que  les  mensura- 
tions de  l'expérience  physique  ne  constituent  pas  le 
vrai  moyen  d'expérimenter  les  dons  de  l'esprit?  Ces 
méthodes-là  y  sont  trop  et  trop  peu.  Si  doncl'on  pouvait 
trouver  une  discipline  qui  connaîtrait  par  un  autre 
biais  expérimental  les  esprits,  causes  d'action,  réalités 
importantes  dans  l'univers,  cette  noélique  mériterait 


1895 


RÉALISME.    LA    PHILOSOPHIE    DE    L'INTUITION 


1896 


profondement  le  nom  de  philosophie.  Mais,  pour  réa- 
liser ce  beau  rêve,  il  faut  déterminer  la  méthode  qui 
lui  permettrait  d'aboutir  à  ses  certitudes  propres.  Or, 
en  fait,  expérimentalement,  comment  se  révèle-t-on 
profondément  psychologue?  Comment  connaît-on  la 
valeur  des  autres  esprits?  N'est-ce  point,  manifes- 
tement, par  des  sortes  de  «  flairs  »  spéciaux,  par  des 
«  intuitions  »?  Il  fallait  donc  déclarer  que  la  philo- 
sophie nouvelle  et  véritable  serait  l'ensemble  des  con- 
naissances qu'entrevoit  déjà  le  vulgaire  dans  ses  «  in- 
tuitions i.  Cette  méthode  de  savoir  pourrait  aller  fort 
loin.  N'atteindrait-elle  pas,  par  delà  le  domaine  du 
spirituel,  le  domaine  du  simplement  vital?  Ne  permet- 
trait-elle pas  de  constituer  cette  biologie  profonde, 
encore  qu'expérimentale,  que  les  physiologistes  trop 
matériellement  descriptifs  présentaient  sans  pouvoir 
l'explorer  par  delà  la  physico-chimie  de  leurs  cons- 
tatations courtes?  «  La  sympathie  et  l'antipathie 
irréfléchies,  écrit  Bergson,  qui  sont  souvent  divina- 
trices, témoignent  d'une  interpénétration  possible  des 
consciences  humaines.  Il  y  aurait  donc  des  phéno- 
mènes d'endosmose  psychologique.  L'intuition  nous 
introduirait  dans  la  conscience  en  général.  Mais  ne 
sympathisons-nous  qu'avec  des  consciences?  Si  tout 
être  vivant  naît,  se  développe  et  meurt,  si  la  vie  est 
une  évolution  et  si  la  durée  est  ici  une  réalité,  n'y 
a-t-il  pas  aussi  une  intuition  du  vital  et  par  conséquent 
une  métaphysique  de  la  vie  qui  prolongera  la  science 
du  vivant?  Certes,  la  science  nous  donnera  de  mieux 
en  mieux  la  physico-chimie  de  la  matière  organisée, 
mais  la  cause  profonde  de  l'organisation...  ne  l'attein- 
drons-nous  pas  en  saisissant  par  la  conscience  l'élan  de 
vie  qui  est  en  nous?  »  P.  36.  L'intuition  nous  fait  éga- 
lement percevoir  les  temps,  ces  durées  qui  ne  se  ramè- 
nent pas  à  de  l'espace  matériel,  mais  qui  survivent  dans 
la  mémoire  psychique.  Ne  sont-ils  pas  des  réalités 
profondément  spirituelles  et  dont  l'envers  serait  com- 
me l'éventail,  l'éparpillement  des  instants?  Tel  serait 
le  miracle  de  la  connaissance  philosophique  par  in- 
tuition, p.  37  :  «  Son  domaine  propre  étant  l'esprit,  elle 
voudrait  saisir  dans  les  choses,  même  matérielles,  leur 
participation  à  la  spiritualité,  nous  dirions  à  la  divi- 
nité... » 

L'intuition  bergsonienne  serait-elle  apte  à  s'élever 
au  niveau  de  preuve  intellectualiste  de  l'existence  de 
Dieu?  Si  bizarre  que  peut  paraître  d'abord  cette  ques- 
tion, elle  n'est  pas  dénuée  de  tout  fondement.  L'intui- 
tion bergsonienne  en  effet  prétend  atteindre  au  fond 
des  choses  de  l'esprit.  Elle  veut  être  la  clarté  la  plus 
haute  de  l'intcllectualité.  Si  H.  Bergson  avait  pu 
paraître  en  un  temps  l'ennemi  de  l'intellectualisme, 
c'est  qu'on  ne  s'entendait  pas  sur  les  mots.  Ce  que  l'on 
croyait  une  opposition  de  doctrine  n'était  qu'un  qui- 
proquo de  vocabulaire,  p.  97-98  :  «  Qu'est-ce  que  l'in- 
telligence? »  se  demande  1 5ergson.  Et  il  se  répond  :  «  C'est 
la  manière  humaine  de  penser.  Elle  nous  a  été  donnée 
comme  l'instinct  à  l'abeille  pour  diriger  notre  conduite. 
La  nature  nous  ayant  destinés  à  utiliser  et  à  maîtriser  la 
matière, ...  le  développement  de  l'intelligence  s'elïectue 
donc  dans  la  direction  de  la  science  et  de  la  techni- 
cité... Un  peut  donner  aux  choses  le  nom  qu'on  veut  et  je 
ne  vois  pas  grand  inconvénient  à  ce.  que  la  connaissance 
de  l'esprit  par  l'esprit  s'appelle  encore  intelligence,  si 
l'on  y  tient.  Mais  il  faudra  spécifier  alors  qu'il  y  a  deux 
fonctions  intellectuelles  inverses  l'une  de  l'autre,  car 
l'esprit  ne  pense  l'esprit  qu'en  remontant  la  pente  des 
habitudes  contractées  au  contact  de  la  matière  et  ces 
habitudes  sont  ce  que  l'on  appelle  couramment  les 
tendances  intellectuelles.  Ne  vaut  il  pas  mieux  alors 
désigner  par  un  autre  nom  une  fonction  qui  n'est  pas 
ce  qu'on  appelle  ordinairement  Intelligence?  Nous  di- 
sons que  c'est  l'intuition,  »  Il  peut  paraître  au  con- 
traire très  préférable  d'appeler  V intuition  bergsonienne 


du  nom  A' intelligence  des  qualités  et  des  valeurs,  au 
dessus  de  l'intelligence  mathématique.  En  tout  cas, 
entre  le  bergsonisme  et  l'intellectualisme,  encore  qu'il 
y  ait  bien  des  choses  à  préciser  concernant  l'intuition, 
voici  qu'est  à  peu  près  comblé  déjà  un  prétendu  abîme. 
Si  cette  identité  globale:  «  intuition  vaut  intelligence  » 
est  dorénavant  retenue  par  le  bergsonisme,  on  a  donc, 
selon  cette  philosophie,  la  pleine  connaissance  intellec- 
tuelle d'une  quantité  de  mouvements,  de  vies,  d'êtres 
mouvants,  vivants,  diversement  spirituels.  Le  réalisme 
qui  en  résulte  devient  pleinement  ontologique,  abso- 
lutiste, complet.  Assurément.  Et  là-dessus  encore 
H.  Bergson  prend  la  peine  de  se  justifier  avec  minutie. 

Sur  la  valeur  absolue  de  la  connaissance  méta- 
physique et  de  la  connaissance  scientifique,  H.  Berg- 
son est  absolument  formel.  «  Nous  assignons  donc, 
dit-il,  à  la  métaphysique  un  objet  limité,  principa- 
lement l'esprit,  et  une  méthode  spéciale,  avant  tout 
l'intuition.  Parla  nous  distinguons  nettement  la  méta- 
physique de  la  science.  Mais,  par  là  aussi,  nous  leur 
attribuons  une  égale  valeur.  Nous  voyons  qu'elles  peu- 
vent l'une  et  l'autre  toucher  le  fond  de  la  réalité.  Nous 
rejetons  les  thèses  soutenues  par  les  philosophes,  accep- 
tées par  les  savants,  sur  la  relativité  de  la  connaissance 
et  l'impossibilité  d'atteindre  l'absolu.  »  P.  42.  Et  un 
peu  plus  loin  :  «  Pour  tout  résumer,  nous  voulons  une 
différence  de  méthode,  nous  n'admettons  pas  une  diffé- 
rence de  valeur,  entre  la  métaphysique  et  la  science. 
Moins  modeste  pour  la  science  que  l'ont  été  la  plupart 
des  savants,  nous  estimons  qu'une  science  fondée  sur 
l'expérience,  telle  que  les  modernes  l'entendent,  peut 
atteindre  l'essence  du  réel.  Sans  doute,  elle  n'embrasse 
qu'une  partie  de  la  réalité,  mais  de  cette  réalité  elle 
pourra  un  jour  toucher  le  fond;  en  tous  cas,  elle  s'en 
rapproche  indéfiniment.  Elle  remplit  donc  déjà  une 
moitié  du  programme  de  l'ancienne  métaphysique  : 
métaphysique  elle  pourrait  s'appeler  si  elle  ne  préfé- 
rait garder  le  nom  de  science.  Beste  l'autre  moitié. 
Celle-ci  nous  paraît  revenir  de  droit  à  une  métaphy- 
sique qui  part  également  de  l'expérience  et  qui  est  à 
même  elle  aussi  d'atteindre  l'absolu.  Nous  l'appelle- 
rions science,  si  la  science  ne  préférait  se  limiter  au 
reste  de  la  réalité.  La  métaphysique  n'est  donc  pas  la 
supérieure  de  la  science  positive  :  elle  ne  vient  pas, 
après  la  science,  considérer  le  même  objet  pour  en 
obtenir  une  connaissance  plus  haute.  Supposer  entre 
elles  ce  rapport,  selon  l'habitude  à  peu  près  constante 
des  philosophes,  est  faire  du  tort  à  l'une  et  à  l'autre,  à 
la  science  que  l'on  condamne  à  la  relativité,  à  la  méta- 
physique qui  ne  sera  plus  qu'une  connaissance  hypo- 
thétique et  vague,  puisque  la  science  aura  nécessai- 
rement pris  pour  elle  par  avance  tout  ce  qu'on  peut 
savoir  sur  son  objet  de  précis  et  de  certain.  Bien  diffé- 
rente est  la  relation  que  nous  établissons  entre  la  méta- 
physique et  la  science.  Nous  voyons  qu'elles  sont  ou 
qu'elles  peuvent  devenir  également  précises  et  cer- 
taines. L'une  et  l'autre  portent  sur  la  réalité  même. 
Mais  chacune  n'en  retient  que  la  moitié,  de  sorte  que 
l'on  pourrait  voir  en  elles,  à  volonté,  deux  subdivi- 
sions de  la  science  ou  deux  départements  de  la  méta- 
physique... »  P.  52-53. 

Ainsi  tout,  dans  l'expérience,  est  ordre  et  être.  Bien 
de  ce  qui  ne  se  trouve  ni  dans  la  fine  expérience  intui- 
tive, ni  dans  la  lourde  expérience  géométrique  de 
l'intelligence  tournée  vers  la  matière  ne  doit  encom- 
brer la  métaphysique  ou  la  science.  P.  80-82.  On  ne  doit 
jamais  considérer  que  le  vrai  réel  concret,  fait  de  ma- 
tières, d'esprits,  et  de  vivants  intermédiaires  entre  la 
matière  et  l'esprit.  "Voilà  qui  donne  au  bergsonisme 
une  autre  consistance  que  ce  pragmatisme  qui  ne  con- 
naissait d'autres  valeurs  que  les  succès  apparents,  à  la 
manière  du  «  commodisme  »  d'Henri  i'oincaré.  Comme 
les  méthodes  baconiennes  de  discriminations  récipro- 


1897 


RÉALISME.    LA    PHILOSOPHIE    DE    L'INTUITION 


1898 


ques,  la  méthodologie  bergsonienne  s'explique  dans  le 
réalisme.  En  effet,  ce  qui  réussit,  c'est  ce  qui  est  taillé 
en  plein  dans  l'être  et  dans  le  vrai,  c'est  ce  que  portent 
l'être  et  le  vrai.  Réussir  dans  une  expérience  revient 
à  constater  qu'on  a  bien  suivi  les  «  fibres  »  du  réel 
selon  ses  évolutions  compliquées.  Réussir  revient  à 
faire  l'expérience  de  ce  qui  se  continue  dans  l'être  et 
trouve  son  support  dans  la  réalité.  Ainsi  le  pragma- 
tisme, conçu  de  la  sorte,  aboutit  à  vérifier,  à  justifier 
les  durées  absolues,  les  «  subsistances  »  absolues  pour 
employer  le  vocabulaire  technique  des  réalistes  scolas- 
tiques,  tels  Capréolus  et  les  thomistes  médiévaux.  Par 
l'étude  de  ces  «  subsistances  »  à  laquelle  les  conviait  le 
personnalisme  chrétien,  ces  derniers,  comme  on  l'a  vu, 
en  étaient  venus  à  considérer  comme  l'objet  principal 
de  la  sagesse  métaphysique,  moins  la  collection  des 
immuables  archétypes,  que  les  hommes  et  les  choses, 
tels  qu'ils  sont,  avec  leurs  similitudes,  mais  aussi  avec 
leurs  singularités  historiques. 

Depuis  l'anthropologie  morale  de  saint  Thomas,  le 
premier  coup  de  pioche  démolisseur  avait  été  donné  à 
î'archétypisme  grec  et  païen  d'Aristote  et  surtout  de 
Platon.  Les  scotistes,  les  occamistes  poussèrent  ce  mor- 
cellement de  l'être  en  êtres  multiples  jusqu'à  aboutir 
finalement  à  un  nominalisme,  impalpable  poussière 
par  où  le  réalisme  même  se  dissolvait.  C'était  l'excès 
d'un  bien  et  Aristote  n'avait  sans  doute  pas  été  assez 
loin  en  ne  faisant  que  commencer  à  «  concasser  l'être  de 
Parménide  »,  si  l'on  peut  employer  une  telle  expres- 
sion. M.  Bergson  héritier  lointain  des  réalistes  les  plus 
radicaux  du  bas  Moyen  Age,  excelle  à  montrer  la  va- 
nité de  cet  archétypisme  grec  dont  Aristote.  suivant 
son  temps,  était  demeuré  quelque  peu  entaché  :  «  Le 
métaphysicien,  écrit  M.  Bergson,  p.  57,  travailla  a 
priori  sur  des  concepts  déposés  par  avance  dans  le 
langage,  comme  si,  descendus  du  ciel,  ils  révélaient  à 
l'esprit  une  réalité  supra-sensible.  Ainsi  naquit  la  théo- 
rie platonicienne  des  Idées.  Portée  sur  les  ailes  de  l'aris- 
totélisme  et  du  néo-platonisme,  elle  traversa  le  Moyen 
Age,  elle  inspira,  parfois  à  leur  insu,  les  philosophes 
modernes.  Ceux-ci  étaient  souvent  des  mathémati- 
ciens que  leurs  habitudes  d'esprit  inclinaient  à  ne  voir 
dans  la  métaphysique  qu'une  mathématique  plus 
vaste,  embrassant  la  qualité  en  même  temp-:  que  la 
quantité.  Ainsi  s'expliquent  l'unité  et  la  simplicité  géo- 
métriques de  la  plupart  de  nos  philosophies,  systèmes 
complets  de  problèmes  définitivement  posés,  intégra- 
lement résolus.  »  P.  57. 

Bergson  a  raison  de  détester  les  classifications  trop 
rigides  et  trop  sommaires.  D'ailleurs  il  est  si  réaliste  et 
si  objectif,  qu'il  ne  nie  pas  les  véritables  ressemblances 
qui  existent  entre  choses  multiples.  Il  lui  arrive  présen- 
tement, dans  l'ultime  étape  de  sa  pensée  élaborée,  de  se 
rendre  compte  combien  genres  et  espèces  ontologiques, 
dont  se  souciait  tant  l'antique  scolastique,  tout  comme 
les  lois  scientifiques  modernes,  sont  fondés  en  réalité, 
puisque  les  cas  particuliers  se  ressemblent.  Certes 
H.  Bergson,  comme  jadis,  continue  à  se  défier  —  et 
à  l'excès  1  —  des  généralisations  qui  peuvent  être 
hâtives.  Sa  critique  réaliste  de  l'idéalisme  craint  qu'on 
substitue  quelques  mots  passe-partout  à  des  choses 
multiples  et  irréductibles.  Néanmoins  son  attitude 
ancienne,  trop  prudemment  prolongée,  gardée,  ne 
lui  masque  pas  l'importance  des  idées  générales  en 
métaphysique,  tant  il  a  l'esprit  tourné  vers  le  réel, 
p.  68-69  :  «L'expérience,  écrit-il,  nous  présente  des  res- 
semblances que  nous  n'avons  plus  qu'à  traduire  en 
généralités.  Parmi  ces  ressemblances,  il  en  est  sans 
aucun  doute,  qui  tiennent  au  fond  des  choses.  Celles-là 
donneront  naissance  à  des  idées  générales  qui  seront 
encore  relatives  dans  une  certaine  mesure  à  la  commo- 
dité de  l'individu  et  de  la  société,  mais  que  la  science 
et  la  philosophie  n'auront  qu'à  dégager  de  cette  gangue 


pour  obtenir  une  vision  plus  ou  moins  approxima- 
tive de  quelque  concept  de  la  réalité...  Même  parmi 
(les  idées  générales  simplement  commodes)  on  en  trou- 
verait beaucoup  qui  se  rattachent  par  une  série  d'in- 
termédiaires au  petit  nombre  d'idées  qui  traduisent 
des  ressemblances  essentielles;  il  sera  souvent  instruc- 
tif de  remonter  avec  elles,  par  un  plus  ou  moins  long 
détour,  jusqu'à  la  ressemblance  à  laquelle  elles  se  rat- 
tachent... (Ainsi  les  dernières)  sont  importantes  et  par 
elles-mêmes  et  par  la  confiance  qu'elles  irradient  au- 
tour d'elles,  prêtant  quelque  chose  de  leur  solidité  à  des 
genres  tout  artificiels.  C'est  ainsi  que  des  billets  de 
banque  en  nombre  exagéré  peuvent  devoir  le  peu  de 
valeur  qui  leur  reste  à  ce  qu'on  trouverait  encore  d'or 
dans  la  caisse.  » 

H.  Bergson  esquisse  ainsi  une  théorie  de  la  ressem- 
blance simplement  analogique,  théorie  d'une  analogie 
qui  rejoindrait  l'analogie  des  aristotéliciens  pour  sau- 
vegarder les  indépendances  vitales  de  chaque  être 
impliqué  dans  la  ressemblance.  Le  monde  de  la  vie  est 
celui  où  les  vivants  ne  sont  que  semblables.  Il  est  tout 
le  contraire  du  domaine  des  mathématiques  déter- 
ministes où  le  divers  s'unifie  dans  l'identité  :  «  on  trou- 
vera, croyons-nous,  écrit-il,  que  l'identique  est  du  géo- 
métrique et  la  ressemblance  du  vital.  »  P.  71.  Il  serait 
plus  pertinent  encore  d'employer  ici  au  lieu  du  mot 
vital  le  mot  réel  ou  le  mot  réaliste.  En  effet,  la  matière 
physico-chimique  elle-même  constitue  un  champ 
d'étude  où  l'on  ne  réalise  que  par  analogies  les  classi- 
fications et  les  lois.  Tout  y  demeure  approximatif.  Il 
n'empêche  que  Bergson  a  raison  dans  l'ensemble  de  sa 
vue  du  monde,  souple  et  expérimentale.  Sa  philoso- 
phie nuancée  est  une  conquête  sur  l'esprit  rigide,  sys- 
tématique, conventionnel  de  tant  de  ses  devanciers. 
Ceux-là,  trop  souvent,  déduisaient  des  conséquences 
en  étirant  des  prémisses,  en  considérant  simplement 
des  principes,  comme  si  le  monde  était  une  géométrie 
déterministe.  Bergson  conclut  en  ces  termes,  p.  112- 
113  :  «  Étendre  logiquement  une  conclusion,  l'appli- 
quer à  d'autres  objets  sans  avoir  réellement  élargi  le 
centre  de  ses  investigations  est  une  inclination  natu- 
relle à  l'esprit  humain,  mais  à  laquelle  il  ne  faut  jamais 
céder.  La  philosophie  s'y  abandonne  naïvement  quanti 
elle  est  dialectique  pure,  c'est-à-dire  tentative  pour 
construire  une  métaphysique  avec  les  connaissance^ 
rudimentaires  qu'on  trouve  emmagasinées  dans  le 
langage.  Elle  continue  à  le  faire  quand  elle  érige  cer- 
taines conclusions  tirées  de  certains  faits  en  »  principes 
généraux  »  applicables  au  reste  des  choses.  Contre 
cette  manière  de  philosophie  toute  notre  activité  phi- 
losophique fut  une  protestation.  Nous  avons  ainsi  dû 
laisser  de  côté  des  questions  importantes,  auxquelles 
nous  aurions  facilement  donné  un  simulacre  de  réponse 
en  prolongeant  jusqu'à  elles  les  résultats  de  nos  précé- 
dents travaux.  Nous  ne  répondrons  à  telle  ou  telle 
d'entre  elles  que  s'il  nous  est  concédé  le  temps  et  la 
force  de  la  résoudre  en  elle-même,  pour  elle-même. 
Sinon,  reconnaissant  à  notre  méthode  de  nous  avoir 
donné  ce  que  nous  croyons  être  la  solution  précise  de 
quelques  problèmes,  constatant  que  nous  ne  pouvons, 
quant  à  nous,  en  tirer  davantage,  nous  en  resterons  là. 
On  n'est  jamais  tenu  de  faire  un  livre.  » 

Il  n'en  reste  pas  moins  qu'en  dépit  de  cette  prudence 
souple  et  même  à  cause  de  cette  prudence  souple, 
M.  Bergson  admet  déjà  que  les  idées  générales  ne  sont 
pas  un  crédit  inflationniste  et  malsain,  mais  qu'elles 
sont  parfois  des  billets  gagés  sur  l'or,  par  un  aspect 
essentiel  du  réel.  Ce  n'est  pas  à  la  notion  indigente  de 
l'être  de  Parménide  qu'il  aboutit.  C'est  à  la  notion  de 
l'être  divers  et  diversement  riche. 

Si  l'ontologie  bergsonienne  veut  éviter  un  «  sta- 
tisme  »  qui  se  croit  le  comble  du  vrai  dogmatisme  et 
qui  n'est  que  le  plus  bas  degré  de  l'indigence  spiri- 


1899 


REALISME.    LA    PHILOSOPHIE    DE    L'INTUITION 


1900 


tuelle,  elle  n'est  pas  du  tout  opposée  à  la  notion  de 
substance,  bien  au  contraire.  Bergson  n'opposerait 
plus  la  statique  profonde  de  la  substance  (statique 
prétendue  fausse  par  certains,  mais  parfaitement  véri- 
dique}  à  la  dynamique  de  l'action.  Il  sait,  avec  les  sco- 
lastiques,  que  la  substance  vaut  par  l'acte  plus  encore 
que  par  la  puissance  et  que  ce  qu'on  dit  en  termes  d'ac- 
tions on  doit  le  dire  aussi  en  termes  de  formalités.  Plo- 
tin  lui  permet  d'intégrer  le  temps,  comme  durée,  dans 
l'être  en  tant  que  substance.  Les  thomistes  eux-mêmes 
y  prêtent  la  main,  car  les  théologiens  ont  mis  en  évi- 
dence la  notion  de  subsistance.  Il  faut  penser  ici  à  ce 
qui  a  déjà  été  dit  plus  haut  de  Capréolus.  Mais  on  peut 
plus  encore  penser  à  Ambroise  Gatharin  qui,  pour  avoir 
accédé  à  des  points  de  vue  pré-bergsoniens,  peut  pa- 
raître avoir  dépassé  les  deux  plus  grands  des  thomis- 
tes :  Gajétan  et  Banez,  en  ce  qui  concerne  la  double 
étape  du  créé  et  de  l'incréé,  les  rapports  et  libertés 
réciproques  qu'ils  entretiennent  :  prédestination,  pro- 
vidence. 

2°  Du  bergsonisme  phénoméniste  au  thomisme  théo- 
logique. —  Puisque  H.  Bergson  admet  qu'il  n'est  pas 
un  anti-intellectualiste,  mais  bien  plutôt  un  intellec- 
tualiste et  un  réaliste  à  la  manière  de  saint  Thomas 
d'Aquin,  puisque  la  durée  bergsonienne  retourne  à 
l'être  thomiste  comme  l'intuition  retourne  à  l'intel- 
ligence, puisque  ce  que  Bergson  appelle  phénomène  ou 
image,  c'est,  nous  le  verrons  encore  de  plus  près,  ce 
que  les  thomistes  appellent  sensations  plus  ou  moins 
organisées  ou  accidents  substantiels,  faut-il  faire  équi- 
valoir purement  et  simplement  les  deux  réalismes,  le 
thomiste  et  le  bcrgsonicn?  Non  pas.  Le  bergsonien 
apparaît  surtout,  avec  son  allure  chercheuse  et  ses 
expressions  modernes,  comme  une  voie  d'accès  au 
thomisme  traditionnel.  Le  réalisme  est  décrit  par  le 
bergsonisme  comme  une  hypothèse  séduisante,  il  lui 
faut  encore  des  descriptions  nouvelles,  afin  de  persua- 
der que  les  liens  et  indépendances  des  choses  sont  tels 
qu'ils  nous  apparaissent  d'abord,  puis  davantage. 
C'est  là  que,  pour  rejoindre  le  thomisme,  le  bergso- 
nisme doit  se  compléter  par  un  nouvel  effort. 

Mais  sur  quel  point  surtout  faut-il  compléter  le 
réalisme  bergsonien  pour  le  justifier  davantage  et  l'in- 
curver vers  un  thomisme,  même  théologique?  Afin 
de  répondre  à  cette  question,  il  faut  dégager  en  quoi 
consiste  la  difficulté  essentielle  du  réalisme  véritable. 
Maintenant  que  le  bergsonisme  est  arrivé  nettement 
au  réalisme,  M.  Bergson  et  ses  disciples  vont  rencon- 
trer la  difficulté  suivante:  L'idéalisme  est  une  philoso- 
phie facile;  pour  constituer  l'univers  il  y  suffit  de  sup- 
poser un  seul  foyer  actif  :  l'esprit  humain:  le  réalisme 
est  une  philosophie  difficile,  qui  tient  compte  de 
l'existence  d'une  double  activité  dans  la  connaissance  : 
la  causalité  de  l'objet  connu  et  la  causalité  de  l'esprit 
connaissant.  Comment  l'objet  qui  est  au  dehors 
arrive-t-il  au  dedans  de  l'esprit,  si  l'esprit  ne  se  con- 
fond point  avec  le  reste  de  l'univers  qu'il  reproduit 
dans  son  microcosme? 

Le  bergsonisme  n'est  pas  un  réalisme  mutilé,  mais 
un  réalisme  exubérant.  Toutes  les  impressions  des  sens 
lui  paraissent  conformes  aux  réalités  extérieures  : 
elles  existent  donc  comme  extérieures  absolument 
identiques  à  ce  que  nous  percevons  (il  y  a  même  au 
dehors  ce  que  nous  ne  percevons  pas,  ce  que  peut- 
être  personne  ne  perçoit  et  ne  percevra  jamais  en  ce 
monde).  D'autre  part,  le  bergsonisme  commence  à 
admettre  la  valeur  des  idées  générales. 

La  difficulté  est  donc  pour  lui,  double  :  1.  il  lui  faut 
décrire  le  processus  du  passage  de  l'image  accident  de 
la  substance  extérieure,  à  l'image  élément  de  notre  con- 
naissance intérieure  de  la  substance  et  aussi  le  processus 
de  l'élaboration  des  idées  générales  à  partir  de  la  con- 
naissance sensible,  ce  procédé  de  l'abstraction  qu'il  a 


eu  le  tort  jusqu'à  présent  de  trop  laisser  de  côté; 
2.  il  faudra  justifier  le  mystère  merveilleux  qu'impli- 
que l'extraordinaire  réussite  de  ces  opérations  com- 
pliquées, cette  harmonie  absolue,  ce  dualisme  radical 
et  radicalement  réaliste,  cette  double  réalisation  du 
monde,  dans  notre  conscience,  dans  l'univers. 

Bref,  pour  être  un  réalisme  solide,  pour  rejoindre  le 
réalisme  thomiste,  il  faut  au  bergsonisme  une  théorie 
complète  de  la  connaissance  par  abstraction.  Il  faut 
qu'il  s'entende  parfaitement  là-dessus  avec  le  tho- 
misme, puisqu'une  philosophie  de  l'abstraction  est 
nér.essaire  pour  compléter  une  philosophie  du 
concret. 

1.  Théorie  réaliste  bergsonienne  et  thomiste  de  l'abs- 
traction. —  C'est  à  saint  Thomas  lui-même  qu'il  faut 
demander  la  description  puis  l'explication  de  la  ma- 
nière dont  l'intelligence  active  de  l'homme  considère 
les  images  et  en  abstrait  les  idées. 

On  pourra  s'étonner  de  ce  procédé  qui  consiste  à 
développer  le  bergsonisme  à  partir  de  textes  de  saint 
Thomas;  c'est  pourtant  le  seul  qui  soit  conforme  à  la 
saine  devise  :  vêlera  nnvis  augere.  C'est  seulement  de 
cette  manière  qu'on  poursuivra  dans  sa  propre  ligne 
la  philosophia  perennis,  au  lieu  de  risquer  d'en  briser 
l'unité  dynamique  par  de  brusques  recours  à  des  inno- 
vations dangereuses.  Que  des  philosophes  apportent 
du  nouveau,  rien  n'est  mieux.  Mais  qu'il  en  soit  de  ce 
nouveau  en  philosophie  comme  il  en  est  du  nouveau 
dans  la  délibération  morale  ou  dans  le  développement 
scientifique.  C'est  avec  l'acquis  philosophique  du  passé 
qu'il  faudra  juger  les  théories  nouvelles  ou  interpréter 
les  expériences,  quitte,  bien  entendu,  à  réformer  du 
passé,  s'il  le  faut,  ce  qui  doit  être  réformé. 

L'avantage  de  cette  méthode  sera  que  de  la  sorte 
non  seulement  le  bergsonisme  sera  complété  dans  la 
bonne  voie,  mais  encore  que  l'on  se  rendra  compte  que 
les  éléments  objectifs  à  intégrer  dans  la  synthèse  men- 
tale sont,  pour  saint  Thomas,  bien  moins  les  species 
déjà  élaborées,  que  les  phantasmata,  les  images  pour 
employer  le  vocabulaire  bergsonien.  Ce  sont  effective- 
ment ces  mêmes  réalités,  au  même  niveau  de  richesse 
concrète,  que  Bergson  et  saint  Thomas  étudient.  Seu- 
lement les  thomistes  ont  surtout  commenté  littérale- 
ment la  théorie  thomiste  de  l'abstraction.  Us  ont  trop 
négligé  une  difficulté  plus  fondamentale,  celle  que 
retrouve  maintenant  le  bergsonisme  :  comment  se  fait- 
il  que  l'image-sensation  appartenant  au  monde  exté- 
rieur, aboutisse  à  l'image  consciente  et  par  là  au  con- 
cept élaboré  par  abstraction? 

Pourtant  il  est  dans  la  Somme  théologique  un  article 
qui  peut  fixer  le  bergsonisme  avec  le  thomisme. 
Ia,  q.  lxxxv,  a.  1  :  Utrum  inlellectus  nosler  intelli- 
gat  res  corporeas  et  materiales  per  abstradionem  a  phan- 
lasmatibus?  On  trouvera  à  VAd  quartum  les  rensei- 
gnements précis  dont  on  a  besoin  mais  déjà  tout  l'ar- 
ticle orientait  vers  une  solution.  Dans  le  corps  de  l'ar- 
ticle, saint  Thomas  s'était  référé  aux  conditions  du  sa- 
voir humain,  tourné  vers  les  apparences  les  plus  sen- 
sibles des  choses  de  ce  monde,  mais  capable  d'y  puiser 
des  idées.  Il  répondait  ensuite  à  une  première  objec- 
tion qui  ne  comprenait  pas  qu'on  pût  retenir  des  cas 
concrets  des  traits  communs  sans  se  perdre  dans  des 
classifications  arbitraires.  Il  a  précisé,  contre  un  se- 
cond objectant,  que  la  matière  ainsi  connue  est  celle 
que  l'on  appclerait  aujourd'hui  cosmique,  physico- 
chimique.  Il  a  reconnu  à  un  troisième  objectant,  que  le 
passage  du  réel  sensible  extérieur  à  l'intellectuel 
humain  qui  compare  et  identifie  pose  un  problème 
compliqué.  D'un  côté  les  couleurs  par  exemple  sont  in 
maleria  corporali  individuali  sicut  in  potentia  visiva; 
et  d'une  autre  part,  à  cause  de  l'intellect  agent,  vir- 
ilité inlellectus  agenlis,  il  s'en  produit,  dans  l'intellect 
possible,  quœdam  simililudo.  Saint  Thomas  va  être  en- 


1901 


RÉALISME.    LA    PHILOSOPHIE    DE    L'INTUITION 


1902 


core  plus  embarrassé  devant  un  cinquième  et  dernier 
objectant,  qui  lui  fera  préciser  que  l'abstraction  ne 
doit  jamais  être  une  abstraction  séparée  totalement  du 
réel.  Cet  objectant  indiscret  se  fondait  sur  Aristote  qui 
disait  :  intelledus  intelligit  species  in  phantasmatibus  : 
in  phantasmatibus  ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  même 
chose  que  a  phantasmatibus;  saint  Thomas  comprend 
que  l'abstraction  ne  vaut  que  parce  qu'elle  arrache 
toute  vive  sa  richesse  in  médias  res,  in  phantasmatibus. 
Il  faut  qu'au  moment  où  l'on  découpe  le  réel  sensible 
on  ait  ce  réel  sensible  présent  dans  l'esprit,  afin  qu'on 
assiste  à  l'opération  de  ce  découpage  dans  la  vision 
même  du  réel  sensible  de  base  :  Ad  quintum  dicendum 
quod  intelledus  noster  et  abstrahit  species  intelligibiles  a 
phantasmatibus,  in  quantum  considérât  naturas  rerum 
in  universali;  et  tamen  intelligit  eas  in  phantasmatibus  : 
quia  non  potest  intelligere  ea  quorum  species  abstrahit 
nisi  convertendo  se  ad  phantasmata.  Toute  la  difficulté 
du  problème,  et  aussi  toute  la  valeur  de  sa  solution,  se 
trouve  reportée  de  la  sorte  sur  la  réponse  à  un  qua- 
trième objectant  lequel  fait  observer,  avec  raison,  que 
l'intelligence  humaine  est  d'abord  obligée  de  s'éclairer 
à  l'intérieur  d'elle-même  ces  images  qui,  fussent-elles 
sur  la  rétine,  sur  les  papilles  de  la  langue  ou  dans  les 
récepteurs  auditifs,  n'en  seraient  pas  moins  encore 
étrangères  à  l'esprit.  Il  y  faut  la  présence  d'esprit 
intellectus  agens...  se  habet  ad  phantasmata  sicut 
lumen  ad  colores,  qui  non  abstrahit  aliquid  a  coloribus 
sed  magis  eis  influit.  A  partir  de  cette  remarque 
capitale  dont  il  faut  bien  qu'il  tienne  compte,  saint 
Thomas  va  exposer  dans  son  ad  quartum  les  étapes 
principales  réelles  de  la  connaissance. 

En  effet,  avant  qu'on  puisse  comparer  les  traits 
communs  des  images  et,  de  la  sorte  (la  mémoire  aidant 
d'ailleurs,  comme  on  le  verra,  la  sensation  du  pré- 
sent), abstraire,  en  restant  en  plein  concret,  il  faut 
qu'on  ait  ces  indispensables  images  à  l'intérieur  de 
l'intelligence.  Or,  un  tel  acquis  ne  résulte  pas  d'un 
accès  mécanique  des  images  dans  la  conscience.  Il  y 
faudra  une  remarquable  activité  intellectuelle  de 
saisie  directe  des  images,  une  activité  qui  recrée  les 
images  en  dedans.  C'est  que  les  images  du  monde 
extérieur  et  la  conscience  spirituelle,  ce  n'est  pas  au 
même  étage,  cela  ne  se  mélange  pas;  on  ne  voit  pas 
comment  de  soi-même  cela  pourrait  communiquer. 
Pour  qu'on  puisse  abstraire  les  essences,  il  faut  que 
les  phantasmes  soient  traités  dans  l'usine  même  de 
l'intellect-agent.  Il  faut  que  les  images  soient  illu- 
minées dans  l'intellect-agent  :  Ua  pliantasmala  ex  intel- 
ledus agentis  virtute  redduntur  habilia  ut  ab  eis  inten- 
tiones  intelligibiles  abstrahantur.  Alors  les  images  étant 
vraiment  à  pied  d'œuvre,  incorporées  à  la  conscience 
personnelle,  le  travail  de  l'abstraction  se  fera,  ainsi 
que  le  décrivent  par  exemple  les  psychologues  expé- 
rimentaux modernes  :  ('/!  quantum  per  virlutem  intel- 
ledus agentis  accipere  possumus  in  nostru  considerulione 
naturas  specierum  sine  indiuidualibus  condilionibus. 
Grâce  à  l'emploi  de  l'analogie,  les  intelligences 
humaines  ont  le  pouvoir,  réunissant  le  passé  et  le  pré- 
sent, de  saisir,  au  vif  du  concret,  les_  traits  communs 
des  choses,  ou  plutôt  des  accidents  qui  révèlent  les 
substances  :  les  images.  On  peut  alors,  par  une  éti- 
quette simplificatrice,  conserver  facilement  les  classi- 
fications ainsi  obtenues  et  qui  valent,  puisqu'elles  sont 
taillées  en  plein  réel  d'images.  La  sensation  est  déjà 
elle-même  une  synthèse  concrète,  une  moyenne  où 
viennent  se  fondre  des  hétérogénéités  plus  concrètes 
encore  et  dont  la  conscience  ne  pénètre  pas  le  détail. 
L'abstraction  en  faisant  intervenir  des  comparaisons 
du  passé  et  du  présent  ne  fait  que  continuer  ce  pouvoir 
simplificateur  que  l'esprit  manifestait  déjà  dans  la 
sensation.  L'esprit,  déjà  actif  pour  recréer  en  lui 
l'image  qui  existait  au  dehors,  est  encore  plus  actif 


dans  l'abstraction,  car  il  ne  s'agit  pas  là  d'une  moyenne 
qui  se  ferait  toute  seule,  mais  d'une  moyenne  que  l'es- 
prit établit,  improvise,  à  ses  risques  et  périls.  Il  y  a 
même  dans  l'acte  d'abstraire  toute  une  attitude  quasi- 
religieuse  de  l'esprit.  L'esprit  y  a  la  foi  que  le  monde 
est  fait  par  classes,  par  catégories,  qu'on  trouvera 
réellement,  par  les  abstractions,  ces  catégories  du  réel 
et  non  pas  des  cotes  mal  taillées  de  compromis  sans 
valeur  profonde. 

Toute  cette  partie,  de  l'intellection  qu'est  l'abstrac- 
tion se  trouve  donc  aisément  décrite  par  le  thomisme 
qui  peut  prêter  son  secours  au  bergsonisme,  puisque, 
comme  le  bergsonisme,  le  thomisme  suppose  que  le 
réel  pénètre  dans  l'esprit  à  titre  non  d'idées  mais  de 
phantasmata.  Toute  la  difficulté  est  reportée  sur  cette 
«  pénétration  »  du  réel  dans  l'esprit  à  titre  d'images. 
Pénétration,  c'est  la  présente  analyse  qui  emploie 
ce  mot  si  impropre.  Saint  Thomas  qui  sait  que  l'esprit 
n'est  pas  purement  passif  emploie  le  mot  juste  : 
t  illumination.  »  L'activité  de  l'esprit  au  point  de 
départ  de  la  connaissance  est  une  illumination  opérée 
par  l'intellect-agent  et  qui  a  pour  résultat  d'opérer 
dans  l'esprit  la  présence  des  images.  L'activité  cons- 
tructive  de  l'esprit,  dans  cette  partie  quasi-kantienne 
du  thomisme,  est  dans  la  construction  des  images. 
L'esprit  fabrique  les  images  de  la  conscience.  Ensuite, 
son  activité  est  comparative,  identificatrice  :  mais  elle 
identifie  à  partir  de  données  sensibles  que  l'esprit  se 
donne  lui-même.  Le  premier  rôle  de  l'intellect  agent 
est  donc  celui  qu'au  temps  de  Jean  de  Jandun  on 
appelait  le  rôle  de  sens-agent.  —  D'autre  part,  pour 
autant  que  ces  données  sensibles  internes  ne  seraient 
pas  identiques  aux  données  réelles  externes,  elles  ne 
révéleraient  pas  le  réel,  elles  le  masqueraient,  il  faut 
donc  un  parallélisme  absolu  entre  le  macrocosme  et 
le  microcosme.  H.  Bergson  a  parfaitement  raison  qui 
tantôt  considère  l'image  comme  parfaitement  inté- 
rieure et  tantôt  comme  parfaitement  extérieure.  Elle 
vaut  pour  l'intérieur  et  l'extérieur. 

Alors  le  thomisme  bergsonien  serait-il  une  monado- 
logie  à  la  manière  de  Leibniz?  Chaque  homme  serait-il 
simplement  inspiré  du  dedans?  Il  faut  répondre  à 
cette  question,  subsidiaire  mais  importante,  que  l'on 
peut  fort  bien  imaginer  un  monde  idéal,  où  le  Créateur 
aurait  fait  autant  de  créations  que  de  créatures, don- 
nant, lui  seul,  à  chaque  créature  les  richesses  ontologi- 
ques ou  spirituelles  dont  elle  a  besoin.  Mais  c'est  un 
fait  que  Dieu  a  créé  chaque  créature  liée  aux  autres 
créatures  dans  un  phénomène  général  de  solidarité  : 
solidarité  que  les  théologiens  connaissent  bien  et  qui 
va  du  péché  originel  au  jugement  dernier  en  passant 
par  la  communion  des  Saints,  la  réversibilité  des  mé- 
rites, l'Église;  solidarité  que  les  physiciens  ne  mécon- 
naissent pas  non  plus  dans  le  champ  électromagné- 
tique de  l'univers.  Or,  le  fait  de  solidarité  se  vérifie  par- 
faitement dans  le  cas  de  la  connaissance  humaine.  Elle 
ne  requiert  pas  seulement  l'action  du  sujet  connais- 
sant :  elle  requiert  aussi  le  concours,  l'active  présence 
de  l'objet  connu.  On  peut  assister  sans  cesse  autour  de 
soi  à  la  reproduction  de  cette  grande  loi  de  la  connais- 
sance :  des  sujets  humains  font  acte  de  connaître  au 
moment  même  où  les  objets  à  la  portée  de  leurs  sens 
font  acte  de  présence.  Il  faut  pour  qu'il  y  ait  connais- 
sance qu'il  y  ait  présence  d'esprit,  présence  de  l'esprit. 
Il  faut  aussi  qu'il  y  ait  présence  des  corps  et  en  particu- 
lier par  l'état  de  veille,  pleine  présence  du  corps.  Des 
philosophes  médiévaux,  comme  Scot,  se  sont  parfaite- 
ment rendu  compte  de  cette  collaboration  du  connais- 
sant et  du  connu.  Ils  y  voient  une  double  causalité  sem- 
blable à  celle  du  père  et  de  la  mère  dans  la  génération. 
Pour  employer  leur  langage  aristotélicien  :  des  spe- 
cies correspondent  à  l'objet  à  l'extérieur,  et  d'autres 
absolument  semblables  y  correspondent  à  l'intérieur 


1903 


REALISME.    ACCORD    AVEC    LES    SCIENCES 


1904 


du  sujet  pensnnt.  La  connaissance  est  leur  collabora- 
tion. Elles  sont  simultanées  et  solidaires. 

Voilà  une  merveille,  un  miracle.  Cette  solidarité, 
cette  simultanéité  montrent  que  les  problèmes  de  la 
connaissance  et  de  l'abstraction,  les  problèmes  du 
réalisme  ou  de  l'idéalisme  agnostique  ne  se  résolvent 
complètement  que  si  l'on  fait  intervenir,  hors  les  cau- 
salités collaboratrices,  la  grande  causalité  première 
harmonisatrice  et  créatrice.  Faute  d'elle,  le  miracle 
devenant  inexplicable,  le  système  réaliste  s'écroule. 
Aussi  à  voir  le  monde  riche  d'images  réelles,  selon  les 
exigences  réalistes  du  bergsonisme,  on  arrive  à  envi- 
sager une  preuve  de  Dieu.  Dieu  est, ou  tout  redevient 
incompréhensible.  C'est  Dieu,  ou  c'est  rien.  On  rentre, 
ici,  dans  le  domaine  des  preuves  classiques  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  selon  saint  Thomas.  Il  est  heureux 
qu'un  bergsonisme  un  peu  approfondi  ait  besoin  de 
telles  preuves  de  l'existence  de  Dieu.  Cela  lui  évitera 
à  l'avenir  de  s'attacher  par  trop  à  des  «  expériences  » 
de  Dieu,  plus  ou  moins  suspectes  d'erreur.  Avec  une 
théorie  de  l'abstraction  qui  jouera  dans  le  microcosme 
concret  illustré  d'images,  le  bergsonisme  peut  aussi 
s'enrichir  d'une  preuve  de  Dieu.  Encore  faut-il  recon- 
naître que  cette  théorie  de  l'abstraction  et  cette  preuve 
de  l'existence  de  Dieu  (l'une  et  l'autre  doctrines  qu'il 
postule  et  donc  auxquelles  il  devrait  conduire),  c'est  le 
thomisme  qui, en  fait,  les  fournit.  Voilà  en  quel  sens  on 
a  droit  de  dire  que  Bergson  oriente  vers  saint  Thomas. 

2.  L'intuition  bergsonienne  en  théologie.  —  Le  berg- 
sonisme comme  tel  pourrait-il  aider  les  progrès  de  la 
théologie  catholique?  Peut-être,  en  ce  sens  qu'il  montre 
le  caractère  discret  et  pourtant  sérieux  du  jugement 
de  valeur  par  lequel  on  prend  possession  indirecte  des 
réalités  spirituelles  de  la  théologie.  La  méthode  de  la 
théologie  spéculative  en  sera  précisée.  L'assentiment  de 
l'esprit  dans  l'intuition  paraîtra  quelque  peu  identique 
à  lui-même  et  dans  un  raisonnement  humain  et  dans  un 
acte  de  foi.  Mais, dans  l'acte  de  foi  surnaturelle,  l'intui- 
tion bergsonienne  devinera,  en  plus  des  intuitions 
humaines,  la  présence  d'un  Dieu  profondément  actif 
visant  à  un  triomphe  surnaturel  de  sa  créature.  La  part 
de  «volontaire»  dans  l'acte  de  foi  ne  sera  pas  un  «volon- 
taire irrationnel  ».  La  foi  sera  une  intuition  humano- 
divine  à  longue  portée.  De  même,  le  procédé  d'étude 
préconisé  par  cette  noétique  bergsonienne  aidera  à 
comprendre  comment,  dans  l'intuition,  l'homme  pé- 
nètre ses  fins  et  choisit  ses  moyens,  guidé  qu'il  est  par 
de  permanentes  intuitions  anciennes  dans  la  mémoire 
vivante  d'un  chacun.  Toute  la  morale  thomiste  peut 
être  maintenue  et  comme  fortifiée  par  cette  base  psy- 
chologique du  bergsonisme. L'intuitionisme  fera  mieux 
comprendre  la  finalité. 

Encore  faudra-t-il  adapter  cet  intuitionisme  si  l'on 
veut  l'employer  aux  tâches  théologiques.  Avant  tout, 
il  faudrait  préciser  un  peu  plus  ce  qu'est  l'intuition. 
L'intuition  de  H.  Bergson,  pour  être  prolongée  dans 
le  sens  de  la  théologie  thomiste  demanderait  une 
étude  plus  détaillée  et  de  son  intellectualisme  et  de  ce 
qu'on  appelle  ses  «  options  ».  C'est  que  cette  noétique 
véridique  comporte  des  «  options  masquées  »,  qu'il 
importe  de  bien  déceler,  et  pour  cela  il  faut  examiner 
de  près  le  mécanisme  même  de  l'intuition. 

Toute  la  méthode  de  la  théologie  se  trouve  mise  en 
question  et  finalement  précisée,  si  l'on  veut  bien  préciser 
d'abord  tout  ce  qui  concerne  les  intuitions  bergsoniennes 
et  les  options  que  bien  des  pliilosophies  modernes,  celle 
de  M.Maurice  Blondel, remettent  en  honneur.  La  théo- 
logie sera  ce  (pie  sera  la  philosophie  qui  lui  sert  de 
base  et  aussi  qu'elle  contient  à  titre  implicite. 

Or,  deux  types  de  pliilosophies  continuent  depuis 
longtemps  à  se  partager  les  suffrages  des  penseurs,  le 
nominalismc  absolu  qui  rend  le  monde  impensable 
étant  laissé  de  côté.  Il  reste  d'une  part  la  philosophie 


des  systèmes  de  Platon  et  de  Kant,  d'autre  part  la 
philosophie  qu'on  pourrait  rattacher  à  Anstote,  mais 
qui,  explicitée  surtout  par  saint  Thomas  d'Aquin  et 
Duns  Scot,  rejoint  plutôt  H.  Bergson.  Pour  le  platoni- 
cien, l'augus.inien,  finalement  pour  le  kantien  qui  va 
au  bout  de  cette  logique,  le  monde  est  constitué  par 
des  idées  qui  mériteraient  plus  ou  moins  d'être  traitées 
de  divines,  puisqu'elles  possèdent  le  pouvoir  presti- 
gieux de  construire  ou  de  reconstruire  des  univers,  sys- 
tèmes immatérialistes  et  où  l'on  a  tendance  à  dire  que 
le  monde  des  images  n'est  qu'un  monde  de  ténèbres. 
Le  penseur  aristotélicien,  thomiste,  bergsonien,  au 
contraire,  demeure  imprégné  de  cette  conviction  que 
l'idée  apparaît  exprimée  de  manière  plus  ou  moins 
imagée  ou  du  moins  schématique;  et  si  ce  penseur, 
plis  directement  bergsonien,  admet  des  intuitions,  le 
problème  se  pose  pour  lui  de  la  désincarnation  ou  de 
l'incarnation  des  intuitions  dans  la  matière,  sinon  en 
leurs  objets  mêmes,  du  moins  quant  à  la  connaissance 
que  l'on  peut  prendre  de  telles  intuitions  à  un  état 
plus  ou  moins  pur.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  s'agit  pas, 
pour  le  réaliste,  de  nier  nécessairement  les  idées,  les 
formes,  les  esprits  qui  présideraient  à  la  constitution 
de  l'univers,  comme  le  demande  la  théologie  catholi- 
que. Seulement  le  réaliste,  proche  du  concret,  fait  des 
réflexions  plus  humbles  sur  la  difficulté  qu'il  y  a  à  sépa- 
rer les  idées  d'avec  les  phénomènes  matériels,  phéno- 
mènes matériels  par  exemple  que  sont  les  mots  et  les 
phrases.  Il  les  faut  toujours  interpréter;  et  alors,  que 
de  quiproquos  commis,  que  de  contresens.  II  est  très 
beau  de  parler  avec  le  très  réaliste  Bergson  d'intui- 
tion. Mais  il  ne  faut  pas  faire  de  ces  intuitions  de  purs 
soleils  intelligibles.  Même  lorsqu'il  s'agit  de  sa  propre 
pensée,  chacun  n'y  distingue  qu'un  fantôme  schéma- 
tique; et  par  là  chacun  est  trompé,  car  on  demeure 
incertain  et  changeant  dans  ce  contenu  de  sa  cons- 
cience. Ce  n'est  pas  l'univers  qui  fait  défaut,  c'est 
l'humaine  pensée.  Or  cette  distance  de  la  phrase  à 
l'idée  (qu'on  rêvait  intuition  pure)  est  bien  plus 
grande  encore  lorsqu'il  s'agit  de  mots  prononcés  par 
autrui.  En  fait,  lorsqu'on  pense,  les  couleurs  les  plus 
vives  sont  images  et  les  idées  risquent  d'être  bien  déco- 
lorées, les  intuitions  d'être  bien  floues.  Les  hommes 
sont  des  enfants  perpétuels,  feuilletant  des  images 
d'Épinal  et  se  contentant  de  mettre  sous  chacune  une 
légende  pauvre.  Le  pire  est  quelquefois  que  les  hommes 

—  et  les  théologiens  sont  hommes  —  se  contentent 
de  mots  qui,  pour  être  mesquins,  desséchés,  n'en 
sont  pas  moins  des  termes  aux  sens  ambigus,  équi- 
voques. Les  notions  même  concernant  l'homme  et 
dont  i!  faut  bien  que  la  théologie  morale  s'occupe  :  vie, 
conscience,  être,  psychologie,  relation,  vertu,  sont  des 
réalités  de  sens  variable,  liées  à  des  mots  aussi  inva- 
riables qu'équivoques.  On  tombe  nécessaiiement  dans 
l'approximatif  et  dans  un  certain  flou.  Quand  il  s'agit 
de  la  réalité  théologique  la  plus  importante,  Dieu,  ce 
pur  esprit  ne  se  voit  point  et  se  comprend  mal.  On  s'en 
fait  une  idée  ou  plutôt  îne  espèce  de  pseudo-imagina- 
tion avec  des  mots  dont  on  modifie  le  sens  pour  les 
besoins  du  moment.  On  a  d'ailleurs  raison  d'agir  de  la 
sorte  et  saint  Thomas  dit  bien  que  l'on  connaît  les 
réalités  invisibles  par  comparaison  avec  les  réalités 
visibles.  La  comparaison,  hélas  1  est  lointaine  et  l'on 
conçoit  que  l'intuition  bergsonienne  relative  à  Dieu, 
pour  percer  plus  avant,  ait  voulu  se  donner  l'illusion 
d'être  une  quasi-expérience  de  Dieu. 

X.  Accord  du  réalisme  avec  les  exigences  des 

SCIENCES  POSITIVES  ET  DES   DISCIPLINES  HISTORIQUES. 

—  Si  la  philosophie  de  H.  Bergson  se  trouve  d'un  côté 
confiner,  de  la  manière  qui  a  été  dite,  avec  la  théologie, 
elle  se  trouve  aussi  très  proche  (en  ses  aspirations 
premières  et  en  ses  desseins  continués),  d'une  philoso- 
phie des  sciences  très  au  courant  des  exigences  du  pro- 


REALISME.    ACCORD    AVEC    LES    SCIENCES 


190G 


grès  scientifique.  D'ailleurs  H.  Bergson  ne  représente 
pas  le  seul  témoin  des  exigences  réalistes  et  spirituelles 
à  la  fois  du  savoir  scientifique.  Tous  les  philosophes 
des  sciences,  fussent-ils  plus  soucieux  de  simple  métho- 
dologie que  de  profonde  métaphysique,  s'orientent 
vers  les  mêmes  résultats. 

1°    Le    plus    remarquable    peut-être    d'entre    eux, 
Emile  Meyerson,  est  tout  à  fait  représentatif  de  cette 
tendance  à  laquelle,  à  des  degrés  divers  et  parfois  à 
leur  insu,  les  divers  méthodologistes  scientifiques  par- 
ticipent. Meyerson  n'est  pas  un  métaphysicien;  il  n'est 
que  logicien  des  sciences.   Il  a  même  eu  horreur  de 
toute  confusion  par  où  l'on  eût  pu  tenter  de  transposer 
sa  pensée  depuis  le  plan  logique  jusqu'au  plan  ontolo- 
gique. La  confusion  était  à  craindre,  elle  a  même  été 
faite  à  propos  de  Meyerson  lui-même.  En  vérité  son 
livre,  Du  cheminement  de  la  pensée,  1931-1933,  pourrait 
aussi  bien  s'intituler  Les  procédés  de  l'esprit,  nom  qui 
conviendrait  également  à  La  critique  de  la  raison  pure 
de   Kant.   En   s'affirmant   personnellement   idéaliste, 
Meyerson  ne  faisait  pas  que  céder  à  l'emprise  d'une 
ambiance  philosophique.   Il  refaisait  Kant  pour  son 
compte.    Seulement   le  kantisme  de   Meyerson   n'est 
plus  du  vrai  kantisme.  Kant  et  Comte  avaient  ceci  de 
commun  qu'en  scientistes  ils  étaient  persuadés  que  le 
monde  est  mené  par  des  lois,  lois  tendues  et  inflexibles, 
lois  qui  mèneraient  l'univers  à   la  manière  du  res- 
sort dont  le  déroulement  s'impose  aux  diverses  pièces 
d'un  jeu  mécanique  enfantin.  Meyerson,  au  contraire, 
reconnaît  que  les  lois  ne  sont  pas  a  priori  dans  la  na- 
ture, mais  a  posteriori  dans  l'esprit  du  savant.  Ce  qui 
ne  se  laisse  pas  voir  dans  l'hypothèse  kantienne,  c'est 
la  fabrication  de  ce  monstre  qu'est  l'objet  du  sens 
commun.    L'expérience    porte   sur   le    concret  avant 
d'échafauder  des  lois  abstraites.  Ce  qui  serait  dû  à  la 
contexture  particulière  de  l'esprit  humain,  ce  ne  serait 
pas  l'objet  comme  le  croient  les  hyper-idéalistes,  ne 
serait-ce  pas  plutôt  la  loi?  Si  les  objets  sont  des  appa- 
rences, les  lois  apparaissent  encore  plus  simplement 
apparentes,  comme  des  apparences  de  seconde  zone. 
Les  classifications  sont  multipliées  par  l'esprit  parce 
qu'elles  sont  commodes.  La  science  trie  de  la  sorte 
dans  le  réel  des  aspects  semblables.  Mais  du  même  coup 
elle  tronque  le  réel  et  crée  des  fantômes.  Meyerson  a 
beau  jeu  pour  se  moquer  du  concept  de  «  corps  élec- 
trisé  »  cher  aux  physiciens,  ce  qui  ne  veut  point  dire 
que  le  corps  électrisé  n'existe  pas,  il  est  une  apparence 
partielle  d'un  réel  complexe.  La  chimie  comme  la  phy- 
sique identifie  des  disparates.  En  écrivant  Na  -f  Cl  = 
Na  Cl,  elle  affirme  qu'un  métal  mou  et  un  gaz  ver- 
dâtre  sont  identiques  en  tous  points  à  un  sel  incolore; 
ce  qui  n'est  qu'à  moitié  exact.  Même  des  naturalistes 
se  représentent  que  le  monde  est  dû  «  à  un  très  petit 
nombre  de  causes,  astres,  atomes  ou  corps  simples.  Les 
interférences  même  de  ces  causes  peuvent  se  calculer. 
Les  jeux  du  hasard  deviennent  des  jeux  de  probabi- 
lité, tout  au  plus  comme  la  chance  de  tourner  le  roi 
d'atout  à  l'écarté  ».  La  verve  de  Meyerson  ne  lâche  plus 
ce  qu'on  pourrait  appeler  le  ridicule  du  scientisme, 
une  fois  qu'il  l'a  saisi  au  vif.  Meyerson  prouve  sur- 
abondamment   que  les  prétendues    lois    scientifiques 
sont  toujours  des  simplifications  à  propos  de  plusieurs 
choses  plus  riches  en  êtres  que  ne  l'est  la  loi  où  on  les 
enserre,  où  on  les  réd'iit.  On  a  d'ailleurs  raison  de  grou- 
per en  énoncés  quasi-dogmatiques  les  analogies  des 
phénomènes  qui  sont  parfaitement  réelles.   Mais  on 
aurait  tort,  pour  avoir  sacrifié  à  cette  systématisa- 
tion, d'oublier  les  libertés  que  chacun  des  phénomènes 
prend  avec  sa  loi.  L'espèce  humaine  n'empêche  pas  la 
primordiale  et  irréductible  diversité  des  cas  humains. 
Montaigne  le  disait  déjà  très  joliment  :  «  Ingénieux 
mélange  de  nature,  si  nos  laces  n'étaient  semblables, 
on  ne  saurait  discerner  l'homme  de  la  bête;  si  elles 


n'étaient  dissemblables,  on  ne  pourrait  discerner 
l'homme  de  l'homme.  »  Ainsi  l'esprit  humain  apparaît 
en  toutes  ses  démarches  comme  une  machine  à  iden- 
tifier pourvu  qu'on  lui  donne  comme  matériel  des 
objets  donnés  positivement  comme  extérieurs.  C'est 
tellement  la  pente  naturelle  de  l'esprit  humain,  que  la 
connaissance  sensible  elle-même  n'est  déjà  qu'une 
synthèse  concrète,  une  vue  des  choses  à  une  certaine 
distance,  une  enveloppe  qui  cache  les  divisions  sous- 
jacentes  de  la  matière.  Du  moins,  par  rapport  à  d'au- 
tres théories  qui  se  croient  subtiles,  cette  synthèse 
concrète  de  la  connaissance  sensible  a  l'avantage  de 
laisser  subsister  assez  d'hétérogénéité  entre  les  objets 
pour  ne  pas  sombrer  dans  le  scientisme  le  plus  nive- 
leur,  le  plus  destructeur  du  réel  complexe. 

Meyerson,  parce  qu'il  fait  de  la  science  une  activité 
du  savant,  est  assez  proche  des  thèses  réalistes  thomis 
tes  sur  la  multiplicité  des  intellects-agents  et  sur  le 
caractère  d'activité  qui  est  celui  de  chaque  intelli- 
gence distincte.  D'être  pluraliste  au  moins  dans  la  con- 
sidération des  apparences  sensibles  l'amène,  sinon  en 
métaphysique,  du  moins  en  psychologie,  à  être  plura- 
liste et  dans  ce  nouveau  domaine  être  pluraliste  c'est 
être  personnaliste  spiritualiste. 

2°  Retourner,  sinon  au  sensualisme  de  Condillac,  du 
moins  au  concret,  peindre  au  lieu  de  ratiociner,  dé- 
crire, fût-ce  en  langage  mathématique,  au  lieu  d'expli- 
quer, telles  sont  les  recommandations  de  Meyerson.  Or, 
tout  cela  se  retrouve  encore  dans  une  autre  réflexion 
sur  les  sciences  contemporaines  et  leur  effort  :  la  philo- 
sophie des  sciences  de  l'École  de  Vienne,  où  l'on  ne 
trouve  pas  d'ailleurs  l'égalité  du  génie  de  Meyerson. 
Voir  F.  Bergoun:oux,  L' École  de  Vienne,  etc..  dans 
Bulletin  de  littérature  ecclésiastique,  mars  J93G. 

Les  problèmes  de  classifications,  étant  donné  que 
les  individus  ne  se  laissent  pas  facilement  enfermer 
dans  des  classes  arbitraires,  sont  particulièrement 
difficiles  en  biologie,  parce  que  la  vie  est  en  chaque 
être  une  individuation  plus  grande.  En  ce  domaine 
les  systématisations  scientistes  ont  pris  facilement, 
depuis  un  siècle,  le  chemin  du  transformisme.  Mais  il 
semble  que  les  beaux  jours  du  transformisme  soient 
comptés,  car  plus  on  trouve  d'espèces  intermédiaires 
qui  devraient  tracer  comme  en  pointillé  le  chemin  suivi 
par  la  vie  dans  ses  transformations  d'êtres  en  êtres 
plus  on  trouve  à  la  place  de  «  la  vie  »,  entité  mal  déter- 
minée, des  vivants,  dont  les  groupes  et  les  sous-groupes 
apparaissent  différenciés  les  uns  des  autres  par  un 
grand  nombre  de  petits  détails,  sans  suivre,  dans 
l'ordre  du  temps,  une  évolution  régulière.  On  croyait 
trouver  une  courbe  évolutive,  mais  on  découvre  des 
faits  qui  ne  se  laissent  situer  sur  aucune  trajectoire. 
Voir  Bergounioux,  Les  chéloniens  fossiles  du  bassin 
d'Aquitaine.  Du  même  coup,  on  s'aperçoit  de  plus  en 
plus  qu'il  n'existe  pas  de  critère  absolu  pour  une  clas- 
sification. On  se  débrouille  comme  on  peut  à  partir  d'un 
réel  concret  ou  plutôt  des  traces  partielles  qu'on  en 
possède. 

Ce  que  dit  le  biologiste,  le  médecin  le  dit  aussi, et  il 
serait  facile  de  développer  l'adage  —  combien  juste  — 
«  il  n'y  a  pas  de  maladies,  il  n'y  a  que  des  malades  •, 
Ainsi  pour  le  médecin,  tout  comme  pour  le  biologiste 
ou  le  physicien,  la  science  apparaît  comme  la  patiente 
généralisation  des  cas  particuliers  qu'il  importe  au 
plus  haut  point  de  connaître.  Par  là  même  on  ne  peut 
avoir  la  prétention  d'aboutir  à  des  lois  simples,  à  plus 
forte  raison  on  ne  peut  se  flatter  de  tout  réduire  à  un 
petit  nombre  de  lois  s'enchaînant  les  unes  aux  autres. 
L'intuition  du  savant  influe.  L'historien,  le  géographe, 
le  statisticien,  l'ethnologue  prennent  dans  le  réel  ce  qui 
leur  convient  et  se  tracent  chacun  leur  itinéraire. 
Seule  une  philosophie  qui  fera  intervenir  d'une  part  les 
mobiles  propres  de  l'intelligence  de  chaque  savant, 


1907 


RÉALISME.    ACCORD    AVEC    LES    SCIENCES 


iiniS 


d'autre  part  l'objectivité  des  ressemblances  des  singu- 
liers et  la  possibilité  de  connaître  les  singuliers  à  la 
base  de  ces  ressemblances,  seule  une  telle  philosophie 
répondra  à  l'exigence  de  la  science  qui  à  son  tour 
contribuera  à  authentifier  cette  philosophie; elle  est  ici 
assez  désignée  par  les  exigences  scientifiques  :  la 
science  moderne  postule  le  réalisme  dont  la  doctrine 
générale  se  trouvait  explicitée  dans  la  philosophie 
médiévale  scolastique,  impliquée  déjà  dans  l'Évangile. 
C'est  un  merveilleux  pouvoir  de  l'intelligence  que  de 
classer  les  genres  et  les  espèces,  que  de  légiférer  et  de 
trouver  les  lois  auxquelles  la  nature  ensuite  obéit  : 
dans  un  monde  inconnu,  la  première  conquête  de 
l'esprit  est  d'y  voir  clair  en  reconnaissant  des  groupes 
dont  le  comportement  est  semblable.  Ainsi  en  fut-il 
de  la  science  grecque  et  de  ses  archétypes.  Mais  on  ne 
pouvait  en  rester  là;  surtout  à  partir  du  moment  où  la 
Révélation,  en  insistant  sur  des  réalités  profondes, 
mettait  en  évidence  un  spiritualisme  personnaliste  et 
une  vue  diversifiée  de  la  nature.  Dès  le  Moyen  Age, 
autour  de  Scot,  après  que  le  personnalisme  thomiste 
eut  été  acquis,  on  comprend  que  cette  »  science  du  gé 
néral  »,  que  nos  contemporains  opposent  encore  parfois 
à  l'histoire,  n'empêche  pas  une  science  des  concrets, 
des  cas  singuliers  que  nous  sommes  tous.  Aucun 
phénomène  n'est  rigoureusement  superposable  à  aucun 
autre.  Par  de  telles  considérations  on  se  rapproche  de 
la  structure  du  réel,  car  toute  classification  comporte 
une  part,  petite  ou  grande,  d'arbitraire  ou  d'insuffi- 
sance. 

Le  progrès  scientifique  moderne  considère  non  seu- 
lement l'objet  dans  son  flou  spécifique,  mais  dans  ses 
détails  concrets.  Le  savant  devient  comme  l'historien 
de  révolution  de  la  moindre  chose.  Certes  on  trouverait 
ici  la  pente  dangereuse  des  lois  de  la  nature;  ce  qui  im- 
porte, c'est  de  discerner  l'écart  moyen  des  cas  particu- 
liers vis-à-vis  de  la  moyenne  qu'est  la  norme.  Les  physi- 
ciens actuels  en  sont  venus  à  cela,  puisqu'ils  étudient  des 
éléments  infra-atomiques  suffisamment  irréductibles 
pour  que  leurs  lois  ne  soient  qu'une  moyenne.  On  tient 
compte  des  écarts  moyens  de  la  dispersion  des  faits  par 
rapport  à  leurs  lois.  Les  méthodes  des  statisticiens  sont 
de  plus  en  plus  généralisées.  Le  grand  nom  de  Calcul  des 
probabilités  sous  lequel  on  range  ces  méthodes  ne  doit 
pas  faire  imaginer  quelque  mystère  prophétique.  Il  ne 
s'agit  en  tout  ceci  que  de  pourcentages  et  de  moyennes. 
—  Mais  à  mesure  que  ces  savants  se  mettent  au  point  et 
que  leurs  méthodologisles  sérieux,  comme  Mcyerson, 
leur  indiquent  la  voie  véritable,  on  constate  davantage 
qu'une  certaine  philosophie  moderne  est  de  plus  en 
plus  inapte  à  rép  indre  aux  exigences  et  aux  résultats 
de  la  science,  à  ces  exigences  et  à  ces  résultats  aux- 
quels la  philosophie  médiévale  répondait  si  bien.  Cela 
ne  veut  pas  dire  qu'il  faille  restaurer  la  physique 
désormais  périmée  du  Moyen  Age.  En  effet,  par  un 
étrange  chassé-croisé,  l'erreur  et  la  vérité  s'étaient 
associées  en  deux  couples  monstrueux;  il  faut  mettre 
fin  à  ces  deux  compromissions  :  compromission  de  la 
physique  médiévale  fausse  et  faussement  anthropo- 
morphique  avec  la  métaphysique  spiritualistc  médié- 
vale exacte  et  justement  anthropomorphique,  com- 
promission de  la  science  moderne  exacte  avec  certaine 
philosophie  idéaliste  floue  et  insuffisante.  La  vérité 
totale,  ce  serait  la  science  moderne  avec  la  philosophie 
médiévale  et  bergsonienne.  L'erreur  totale,  ce  serait 
autant  que  la  science  médiévale,  certaine  queue  de 
l'idéalisme  post-newtonien. 

Il  ne  s'agit  pas  là  d'une  boutade.  Science  médiévale 
et  idéalisme  pourraient  s'accorder  en  un  monisme. 
L'une  et  l'autre  ne  proclament-ils  pas  à  qui  mieux 
mieux  la  même  erreur  :  le  inonde  serait  une  unité  de 
lois  rigoureuses  agglomérées  en  un  magma,  liées  dans 
le    déterminisme.    Science    moderne    et    philosophie 


médiévale  mises  ensemble,  voient  au  contraire  le 
monde  riche  d'êtres  concrets  et  de  normes  analogiques. 
Elles  n'en  constituent  pas  moins  à  elles  deux,  une  phi- 
losophie supérieure  de  l'unité,  d'une  unité  à  vrai  dire 
riche,  où  les  minutes  de  synthèse  succèdent  à  des  ana- 
lyses quasi  infinies,  où  ce  qui  unit,  comme  on  l'a  dit 
si  bien,  est  très  supérieur  à  ce  qui  divise.  Au  lieu  de 
l'un  mathématique,  au  lieu  même  de  l'être  verbal  et 
vidé  de  tout  de  Parménide,  c'est  l'Un  Divin  de  la  théo- 
dicée,  si  facilement  retrouvé  en  théologie  par  les  don- 
nées de  la  foi. 

3°  Parmi  les  disciplines  scientifiques  dont  le  déve- 
loppement, somme  toute  favorable  à  la  théologie,  a 
été  si  remarquable  aux  xixe  et  xxe  siècles,  se  trouvent 
les  disciplines  historiques.  La  méthode  et  les  préoc- 
cupations de  l'histoire  s'introduisent  partout.  La  théo- 
logie n'a  pas  échappé  à  cette  préoccupation  d'histo- 
riens. Sans  doute  c'a  été  parfois  à  son  détriment  et  on 
a  même  pu  dire  que  le  modernisme  a  été  en  grande 
partie  un  historicisme.  Cependant  il  ne  paraît  pas, 
bien  au  contraire,  que  l'histoire  judicieusement  appli- 
quée ruine  le  réalisme  catholique  de  la  théologie.  En 
effet,  on  ne  peut  manquer  de  se  rendre  compte  de 
l'exigence  réaliste  des  disciplines  historiques,  spéciale- 
ment en  théologie,  pour  peu  qu'on  reprenne  l'étude  de 
cette  question,  par  exemple  avec  le  P.  Laberthon- 
nière,  qui  en  avait  examiné  divers  éléments  de  solu- 
tion (sans  d'ailleurs  parvenir  à  résoudre  exactement 
le  problème). 

Afin  d'opposer  la  foi  à  la  connaissance  simplement 
humaine,  le  P.  Laberthonnière  tenait  à  opposer  vigou- 
reusement les  procédés  philologiques  de  l'érudition 
biblique  d'une  part  et  d'autre  part  cette  option  pour  le 
Christ  ou  pour  telle  ou  telle  forme  de  christianisme, 
voire  d'opinion  théologique,  qui  caractérise  par  sa 
spontanéité  sui  generis  l'acte  personnel  de  la  sagesse  du 
chrétien.  Le  réalisme  chrétien  et  l'idéalisme  grec,  p.  117- 
153.  De  la  sorte  il  réussit  à  montrer  toute  la  distance 
qu'il  y  a  entre  l'historicisme  et  le  fidéisme.  Du  même 
coup  et  dans  un  ordre  d'idées  moins  élevé,  il  permet 
d'apprécier  quelle  différence  il  y  a  entre  la  maigre 
érudition  et  l'histoire  jugée  raisonnablement.  En  ce 
sens,  certaines  de  ses  considérations  peuvent  être 
interprétées  favorablement,  p.  143-144  :  «  Le  passé, 
dit-il,  n'est  pas  un  simple  spectacle  où  nous  serions 
conviés  pour  amuser  notre  curiosité  ou  exercer  la  saga- 
cité de  notre  esprit.  Il  est  historiquement  la  source 
d'où  nous  vient  la  vie.  Et,  de  plus,  il  se  présente  à 
nous  comme  une  série  d'efforts  sans  cesse  renouvelés 
pour  retrouver  historiquement  et  pratiquement  la 
solution  du  problème  que  la  vie  pose  en  nous.  Mais  si, 
sous  prétexte  d'impartialité,  en  étudiant  le  passé,  on 
ne  cherche  pas  soi-même  cette  solution,  et  si,  rien  qu'en 
la  cherchant,  on  ne  l'ébauche  pas,  du  moins  par  une 
croyance  naissante,  —  car  chercher  c'est  croire  au 
moins  qu'on  peut  trouver  et  c'est  déjà  s'orienter  —  on 
reste  comme  un  étranger  en  face  de  ce  qui  s'est  fait  et 
de  ce  qui  s'est  dit.  On  n'a  rien  de  plus,  encore  une  fois, 
qu'une  phénoménologie  déconcertante.  Il  en  résulte 
que  tout  se  vaut.  Et  la  conclusion  est  que  rien  ne  vaut, 
c'est  que  rien  ne  tient,  c'est  que  rien  n'est  solide.  » 
P.  143-144.  C'est,  explique  le  P.  Laberthonnière,  qu'on 
a  indûment,  implicitement  proclamé  ce  principe  per- 
nicieux :  i7  faut  rejeter  toute  appréciation  de  valeur,  toute 
intuition  des  qualités  ou  des  intentions.  «  On  préten- 
dait n'avoir  pas  à  conclure  sur  le  fond,  être  au-dessus 
et  être  neutre,  mais,  comme  on  n'est  pas  au-dessus, 
on  n'est  pas  neutre.  On  conclut  quand  même,  et  on 
conclut  contre  soi-même  et  contre  tout  le  monde  par 
une  négation  radicale.  »  Comme  on  n'avait  voulu  in- 
troduire nulle  part  de  jugement  de  valeur,  on  ne  trouve 
de  valeur  à  rien  «  c'est  pour  avoir  pris  cette  attitude, 
par  exemple,  que  la  critique  d'un  Renan  et  de  beau- 


1909 


REALISME 


REBELLUS 


1910 


coup  d'autres  qui  l'ont  continué,  si  avisée  qu'elle  pa- 
raissent si  munie  qu'elle  soit  d'informations,  n'en  est 
pas  moins  pour  l'essentiel  foncièrement  inintelligente  ». 
Tout  cela  est  fort  bien.  Mais  on  n'a  pas  le  droit  d'en 
tirer  que  ce  qui  est  inintelligent,  c'est  l'objectivité 
historique.  Par  exemple  la  recherche  des  intentions  de 
Dieu  sur  nous,  les  jugements  de  valeur  que  nous  por- 
tons à  ce  sujet  et  à  propos  de  la  Bible  atteignent  des 
réalités  noétiques  par  derrière  des  faits  matériels  sé- 
rieux. Il  y  a  des  réalités  du  cœur  et  de  l'esprit  rendues 
par  des  réalités  sensibles;  et  il  faut  prendre  garde  de 
substituer  indirectement  à  la  contemplation  du  réel 
matériel  et  spirituel  un  fidéisme  vague.  Bien  au 
contraire,  ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'il  faut  connaître  tout 
le  réel,  le  réel  des  événements  quasi-matériels  et  plus 
encore  le  réel  des  esprits  qui  meuvent  le  monde  :  le  réel 
de  la  science  et  le  réel  de  la  métaphysique  noétique,  les 
deux  sources  du  vrai  absolu.  Soucieux  de  dépasser  le 
stade  inférieur  des  simples  constatations  d'érudition, 
le  P.  Laberthonnière  explique,  p.  155-156,  que,  lorsque 
les  historiens  aboutissent  à  leur  insu  «  à  des  conclu- 
sions doctrinales  qui  portent  sur  le  fond  des  choses»,  ils 
ne  se  rendent  pas  compte  qu'ils  introduisent  dans  leur 
science  une  croyance.  Certes  il  s'agit  d'une  croyance, 
d'une  interprétation.  Mais  cette  interprétation  peut 
être  juste,  être  le  fruit  d'une  juste  option.  Il  y  a  une 
science  absolue  de  l'interprétation  dans  les  esprits 
bien  faits.  C'est  leur  manière  de  connaître  l'absolu  spi- 
rituel. Toutes  ces  réalités  sont  riches  et  nuancées.  Elles 
se  rattachent  peu  à  peu  à  l'ordre  matériel  dont  Dieu 
lai-même  est  le  Créateur.  Il  n'y  a  donc  pas  seulement 
deux  attitudes  :  une  foi  globale  et  une  érudition  super- 
ficielle. Certainement,  l'Évangile  est  de  l'histoire 
orientée  de  manière  à  faire  porter  des  jugements  de 
valeur.  Mais  précisément,  à  cause  de  cette  base  histo- 
rique, la  méthode  historique  aide  à  la  compréhension 
de  la  Bible  à  tous  ses  degrés  :  théologie  biblique, 
psychologie  des  évangiles.  A  partir  de  l'histoire  on 
connaîtra  mieux  les  dogmes  en  eux-mêmes  et  comme 
désincarnés  des  circonstances  de  temps  et  de  lieux  où 
ils  ont  été  révélés.  Ce  sont  les  érudits  trop  simplement 
érudits  qui  ont  rendu  l'histoire  vaine  ou  dangereuse, 
parce  que,  la  bornant  à  ses  matérialités,  ils  ont  voulu 
la  déshumaniser.  L'histoire  remplit  au  contraire  un 
tel  rôle  dans  le  réalisme  chrétien,  qu'il  n'y  a  plus  qu'à 
s'en  remettre  aux  intuitions  supérieures  de  l'Église 
inspirée,  qui  se  présente  elle-même  dans  le  cadre  histo- 
rique de  la  théologie  positive.  Lorsqu'on  veut  juger 
l'Église  elle-même,  c'est  à  son  histoire  qu'on  jugera  la 
conformité  de  son  œuvre  et  de  sa  doctrine.  Le  mot 
histoire  est  pris  ici  dans  le  sens,  évidemment  très 
étendu  et  métaphysique,  de  connaissance  des  valeurs 
spirituelles  concrètes  et  réelles  à  travers  les  faits  his- 
toriques  également  réels. 

Enfin  dans  le  dernier  chapitre  de  son  livre  Le  réalisme 
chrétien  et  l'idéalisme  grec,  p.  191-212,  le  P.  Laber- 
thonnière montre  comment  se  concilie  l'immutabilité 
de  Dieu  et  de  ses  dogmes  avec  la  mobilité  des  événe- 
ments qui  font  que  le  christianisme  prend  peu  à  peu 
connaissance  de  ses  immuables  richesses  divines. 
C'est  là  un  nouvel  et  précieux  exemple  de  la  manière 
dont  l'histoire  fait  connaître,  pourrait-on  dire,  ce  qui 
dépasse  l'histoire.  Toujours  des  accidents,  pour  em- 
ployer le  langage  scolastique,  font  de  mieux  en  mieux 
connaître,  dans  leurs  apparitions  successives,  l'être 
substantiel  dont  ils  sont  comme  l'éventail,  tant  il  est 
vrai  que  partout,  dans  sa  théologie,  le  catholicisme 
de  Catharin,  Capréolus,  Thomas  d'Aquin  et  Augustin 
vient  s'adapter  au  réalisme  de  Plotin,  et  plus  simple- 
ment encore  ai  réalisme  concret,  à  la  réalité. 

Outre  les  ouvrages  cités  et  analysés  au  cours  de  l'article 
on  pourra  consulter  :  .1.  Chevalier,  L'idée  et  le  réel,  Grenoble, 
1932;  P.  Dehove,  Essai  critique  sur  le  réalisme  thomiste  eom- 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL. 


paré  à  l'idéalisme  kantien,  Lille,  1907;  G.  Dwelshauvers, 
Réalisme  naïf  et  réalisme  critique,  Bruxelles,  1890;  A.  Forest, 
La  réalité  concrète  et  la  dialectique,  Paris,  1931  ;  H.-D.  Gar- 
deil,  Les  étapes  de  la  philosophie  idéaliste,  Paris,  1935; 
R.  Garrigou-Lagrange,  Le  sens  commun,  la  philosophie  de 
l'être  et  les  formules  dogmatiques,  3e  édit.,  Paris,  1932;  du 
même.   Le   réalisme   du   principe  de    finalité,   Paris,   1932; 

E.  Gilson,  L'idéalisme  méthodique,  Paris,  1936;  M.-M.  Gorce, 
L'essor  de  la  pensée  au  Moyen  Age  :  Albert  le  Grand,  Thomas 
d'Aqinn,  Paris,  1933  ;  du  mime.  Premiers  principes  de  philo- 
sophie, Paris,  1933;  du  même.  Saint  Vincent  terrier,  Paris, 
1924;  du  même,  Cajétan  précurseur  de  Catharin  et  de  Bancs, 
dans  le  recueil  Cajétan,  Saint-Maximin,  1935  ;  M.-M.  Gorce  et 
F.-M.  Bergounioux,  Science  moderne  et  philosophie  médié- 
vale, Paris,  1930;  M.  Grabmami,  lier  kritischc  Rcolismus 
Oswald  Kûlpes,  Vienne,  1910;  du  même.  Die  Geschichle  der 
kaiholischen  Théologie  seit  dan  Ausgang  der  Vaterzeil,  Fri- 
bourg,  1934;  du  même,  Thomas  von  Aquin,  Munich,  1930; 
A.  Hodgson,  The  melaphysic  af  expérience,  Londres,  1898; 
P.  Kremer,  Le  néo-réalisme  américain,  Louvain,  1920; 
O.  Kiïlpe,  Einleiiung  in  die  Philosophie,  Leipzig,  1921;  du 
même,  1  ie  Realisierung,  Leipzig,  1912  et  192(1;  «lu  même, 
/.ut  Kaiegorielehre,  Munich.  1915;  L.  Laberthonnière,  Le 
réalisme  chrétien  et  l'idéalisme  grec,  Paris,  1904;  G.  Maire, 
William   Jcmcs   et   le   pragmatisme   religieux,    Paris,   1933; 

F.  Olgiati,    /  a   filosofia   bergsoniana  ed  il  realismo,  dans 

1  iidsta  dl  filoso fia  neo-scolastizs  Li'ii.  (  Ottiviïno,  Crilica 
del  idealismo,  Naples,  1930;  M.  D.  Roland-Gosselin,  Le  De 
ente  cl  essentia  de  saint  Thomas  d'Aquin,  le  Saulchoir,  1920; 
J.  Souilhé,  La  philosophie  chrétienne  de  Descartes  à  nos  jours, 

2  vol.,  Paris,  1934;  R.  Verneaux,  Les  sources  cartésiennes  et 
kantiennes  île  l'idéalisme  français,  Paris,  1930;  .1.  YVahl, 
La  philosophie  pluraliste  d'Angleterre  et  il' Amérique,  Paris, 
1920;  du  même.  Néo-réalisme  d'Angleterre  et  d'Amérique, 
dans  Revue.  philosophique,1923. —  l'ourle  surplus  des  études 
et  des  articles  de  revue  consacrés  au  réalisme,  consulter  la 
table  des  matières  annuelle  dans  la  collection  de  la  Revue 
des  sciences  philosophiques  et  théologiques  et  la  collection 
du  Bulletin  thomiste. 

M.-M.  Gorce. 

REBELLUS  Ferdinand,  (Feknao  Rebei.o),  jé- 
suite portugais,  ne  en  1546  dans  le  diocèse  de  Lamego, 
a  Prado,  ou,  d'après  le  P.  Franco,  à  Caria.  Entré  au 
noviciat  le  20  mai  1052,  il  enseigna  six  ans  la  philoso- 
phie et  douze  ans  la  théologie  à  l'université  d'Evora 
et  en  fut  huit  ans  chancelier.  11  était  renommé  à  la 
fois  pour  sa  science  et  sa  mansuétude  dans  les  discus- 
sions publiques.  Appliqué  ensuite  à  la  prédication,  il 
lit  en  1600  un  voyage  a  Home  comme  envoyé  de  sa 
province  à  la  congrégation  des  procureurs  et  mourut 
à  Evora,  le  20  novembre  1008. 

On  a  de  lui  un  ouvrage  de  morale  casuistique,  dont 
il  surveilla  l'impression  à  Lyon  en  revenant  de  Rome 
et  qui  parut  l'année  de  sa  mort  :  Opus  de  obligationibus 
justifias,  religionis  et  caritalis...  doctoribus  et  confes- 
soribus  perulile  et  perjucimdiun,  ad  R.  P.  Claudium 
Acquavii>a,  ejusdem  societatis  prœpositum  generalem, 
Lyon,  1608,  in-fol.,  889  p.  L'ouvrage  parut  aussi 
en  1610  à  Venise  avec  cette  légère  modilication  du 
titre  :  De  obligationibus,  etc..  quœstiones  D.  Ferdi- 
nandi  Rebelli,  etc.  Dans  sa  dédicace  au  P.  Acquaviva, 
Rebellus  déclare  qu'il  a  été  invité  et  même,  malgré  ses 
résistances,  forcé  parle  P.  général  à  faire  paraître  quel- 
ques-uns de  ses  commentaires  scolaires  sur  saint 
Thomas.  L'ouvrage  devait  comprendre  cinq  parties, 
trois  sur  la  justice,  les  deux  autres  sur  la  religion  et  la 
charité,  et  former  deux  volumes.  Le  premier  seul  de 
ces  volumes  a  vu  le  jour;  il  contient  les  deux  premières 
parties  de  la  justice  :  généralités  et  restitution  ;  contrats. 
La  mort  a  sans  doute  empêché  l'auteur  d'achever  ou, 
en  tout  cas,  de  publier  son  deuxième  volume. 

En  tête  des  contrats,  —  ceci  est  propre  à  Rebellus 
et  ne  se  rencontre  pas  dans  les  autres  ouvrages  simi- 
laires de  l'époque,  croyons-nous,  ■ —  il  est  traité  du 
contrat  matrimonial  :  tout  ce  qui  concerne  la  morale 
naturelle  du  mariage  y  prend  place.  A  ce  propos 
(1.  III,  q.  xix,  sect.  ni)  est  examinée  la  question  de  la 
légèreté  de  matière  en  fait  de  luxure  directe  hors  du 

T.  —  XIII.  —  61. 


1911 


REBELLUS    —    REDEMPTION 


1912 


mariage.  L'auteur  prend  fortement  parti  pour  la 
doctrine  sévère,  niant  même  la  probabilité  intrin- 
sèque de  la  matière  légère  que,  à  ce  moment,  d'excel- 
lents moralistes,  comme  Lessius  et  Sanchez,  tendaient 
à  admettre.  C'est  à  l'exposé  et  à  la  démonstration  de 
Rebellus  que  renverra  l'Opus  morale  in  pnecepla 
decalot/i,  (1631,  I.  V,  c.  vi,  n.  12)  de  Sanchez,  où  l'on 
peut  lire  une  rétractation  de  l'opinion  favorable  à  la 
matière  légère,  que  présentait  le  De  milrimonio  du  cé- 
lèbre moraliste,  voir  art.  Jésuites  (  Théologie  morale), 
t.  Vin,  col.  1087.  Cette  rétractation  et  ce  renvoi  a 
Rebellus,  publiés  en  1613,  sont-elles  de  Sanchez  lui- 
même  (f  1610)  ou  de  l'éditeur  de  son  œuvre  posthume? 
Il  faut  noter  que  Sanchez  a  pu  connaître  l'oeuvre  de 
Rebellus,  qui  parut  en  1608,  et  l'utiliser  dans  son 
manuscrit,  si  la  rédaction  de  ce  passage  est  bien  de 
lui.  En  tout  cas  Rebellus  a  été  sans  conteste  un  des 
premiers  moralistes  à  soutenir  avec  tant  de  netteté 
une  doctrine,  qui  allait  devenir  commune  et  qu'Ac- 
quaviva  ne  devait  pas  tarder  à  faire  prévaloir  dans  la 
Compagnie  de  Jésus. 

Si  l'on  met  à  part  ces  questions  sur  le  mariage,  les 
autres  matières  exposées  par  Rebellus  dans  son  volu- 
me forment  un  traité  analogue  aux  De  juslilia  de 
Molina,  Soto,  Lessius  :  ce  traité  n'a  pas  rencontré  le 
succès  de  ces  derniers,  malgré  les  réelles  qualités  de 
clarté  et  de  précision  qu'il  présente,  malgré  sa  forme 
soignée  et  son  fond  très  riche  (des  détails  sur  les  opé- 
rations commerciales  et  financières  du  temps  gardent 
en  particulier  un  sérieux  intérêt  historique). 

Saint  Alphonse  ne  cite  Rebellus  que  rarement  et, 
semble-t-il,  de  deuxième  main.  Ce  qui  a  fait  survivre 
surtout  le  nom  de  ce  moraliste,  ce  furent  les  discus- 
sions sur  le  probabilisme.  Depuis  Concilia  (Ad  Iheol. 
christ,  apparatus,  t.  i,  1.  III,  diss.  vi,  c.  vin,  §  6, 
n.  7),  il  est  cité  en  tête,  dans  l'ordre  historique,  des 
rares  jésuites  qui  s'efforcèrent  de  résister  au  proba- 
bilisme d'abord  triomphant;  de  nos  jours,  Mgr  Mill- 
ier, Theol.  mor.,  6e  éd.  1889,  t.  i,  §  78,  le  met  au  nom- 
bre des  tutioristes  et  des  probabilioristes;  le  P.  de 
Rlic,  Diclion.  apolog.,  art.  Probabilisme,  col.  318,  le 
maintient  parmi  les  quelques  dissidents  qui  font 
dissonance  dans  l'accord  probabiliste  de  1580  à  1656, 
—  et  il  juge  cet  auteur  un  équiprobabiliste.  En  sens 
opposé,  dans  le  catalogue  de  moralistes  placé  en 
appendice  de  sa  Théologie  morale,  Lehmkuhl  proteste 
contre  la  qualité  d'adversaire  du  probabilisme  qu'on 
attribue  à  tort  à  Rebellus,  Theol.  mor.,  8e  éd.,  1896, 
t.  il,  p.  82."). 

Qu'en  est-il  au  juste?  Dans  sa  dédicace  à  Acqua- 
viva,  Rebellus  a  déclaré  qu'il  s'était  elïorcé  avant 
tout  de  donner  une  doctrine,  qui  fût  «  plus  commune, 
plus  approuvée,  plus  sûre,  plus  solide  »  et  de  se  tenir 
entre  les  moralistes  qui  lâchent  par  trop  les  rênes  et 
ceux  qui  les  serrent  à  l'excès.  En  fait,  certaines  de  ses 
solutions  sont  sévères,  rigoureuses  et  imposent  des 
opinions  probabilioristes  ou  tout  au  moins  également 
probables;  mais  en  beaucoup  d'autres,  comme  nous 
avons  pu  nous  en  assurer,  il  autorise  à  se  servir  d'opi- 
nions simplement  probables.  En  tout  cas,  nulle  part, 
à  notre  connaissance,  il  n'a  traité  directement  et  à 
fond  la  question  du  probabilisme,  ni  explicitement 
déclaré  son  jugement  sur  le  système.  Aussi,  croyons- 
nous  qu'il  serait  historiquement  plus  exact  de  ne  pas 
citer  Rebellus  comme  auteur  antiprobabiliste,  ni  sur- 
tout probabiliorisle,  et  tout  au  plus  de  parler  à  son 
propos  de  tendance  à  la  sévérité  et  à  la  rigueur  dans 
les  matières  de  justice. 

P,  Ant.  Franco,  Ano  santn  da  Companhla  de  Jésus  em 
Portugal  (1721),  rééd.  Porto,  1931,  p.  601;  Somtnervoçel, 
Bibl,  de  ht  Comp.  <lc  Jésus,  t.  vi,  col.  1559-1560j  Ilurter, 
Nomenclator,  3«  éd.,  1007,  t.  m,  col.  598. 

R.   IJkouillard. 


RECHLINGER  ou  REHLINGER  François, 

né  à  Augsbourg  en  1607,  entré  dans  la  Compagnie 
de  Jésus  en  1626,  enseigna  à  Ingolstadt  et  à  Dillingen 
la  philosophie,  la  théologie,  l'Écriture  sainte  et  la 
controverse;  il  mourut  à  Inspruck  le  8  décembre  1670. 

11  publia  plusieurs  thèses  soutenues  en  discussion  pu- 
blique, en  particulier  De  scientia  Dei  creata  et  increala, 
Dillingen,  1656;  De  libéra  Dei  prœdestinalione  et  repro- 
balione  hominum,  ibid.,  1657;  De  sacramenlo  pœnilen- 
tiœ,  ibid.,  1661. 

Sommcrvogel,  Bibl.  de  la  Compagnie  de  Jésus,  t.  vi, 
col.  lôiil  sq. 

J.-P.  Grausem. 
RECHLINGER  ou  REHLINGER  Frédéric, 

né  à  Augsbourg  en  1652,  admis  dans  la  Compagnie  de 
Jésus  en  1669,  professa  à  Dillingen  la  philosophie 
et  la   théologie   morale  et  scolastique;    il  mourut  le 

12  février  1716.  Nous  avons  de  lui  plusieurs  thèses 
philosophiques  et  théologiques  défendues  en  soute- 
nance publique.  D'après  Sommcrvogel,  le  séminaire 
d'Eichstâtt  conserve  de  lui  plusieurs  commentaires 
inédits  de  la  Somme  de  saint  Thomas  :  De  Deo  uno  et 
trino,  De  angelis,  De  virlute  et  sacramenlo  pcenitenlise. 

Somtuervogel,  Bibl.  de  la  Compagnie  de  Jésus-,  t.  vi, 
col.  1665  sq.;  l'r.  S.  Romstock,  Pie  Jesuilennutlen  Prantl's 
an  der  UniocrsUiU  Ingolstadt,  Elchstâtt,  18  )S,  p.  304-307. 

J.-P.  Grausem. 

RÉDEMPTION,  terme  générique  pour  désigner 
le  salut  du  genre  humain  par  la  vie  et  la  mort  du 
Christ,  c'est-à-dire  la  solution  donnée  par  le  christia- 
nisme à  l'un  des  problèmes  essentiels  que  devrait  ou 
voudrait  résoudre  toute  religion.  —  I.  Affirmation 
de  la  foi  catholique.  II.  Genèse  de  la  foi  catholique 
(col.  1921).  [II.  Explication  de  la  foi  catholique 
(col.  1957).  IV.  Notes  sur  l'histoire  littéraire  de  la  ques- 
tion (col.  19)2). 

I.  AFFIRMATION  DE  LA  FOI  CATHOLIQUE.— 
Du  latin  red.em.plio,  qui  se  rattache  à  la  racine  redimere, 
le  mot  «  rédemption  »  évoque,  à  la  lettre,  un  acte  de 
«rachat».  Métaphore  de  l'ordre  commercial,  qui  s'appli- 
que usuellement,  par  extension,  à  toute  idée  de  déli- 
vrance et  spécialement  à  l'action  par  laquelle  Dieu 
travaille  à  libérer  l'homme  de  ses  misères.  Ce  concept, 
qui,  en  soi,  peut  convenir  à  la  préservation  ou  à  la 
guérison  des  simples  maux  physiques,  se  réalise  émi- 
nemment dans  l'ordre  spirituel  par  rapport  à  ce  mal  par 
excellence  qu'est  le  péché.  Mais,  à  ce  point  de  vue, 
«  rédemption  »  est  un  terme  des  plus  compréhensifs, 
dont  il  faut  d'abord  distinguer  avec  soin  les  divers 
aspects  pour  déterminer  le  point  spécifique  sur  lequel 
la  foi  chrétienne  fait  porter  son  enseignement.  — 
I.  Notion  de  la  rédemption.  —  II.  Doctrine  de  l'Église 
(col.  1915). 

I.  Notion  de  la  rédemption.  —  Même  sans  faire 
intervenir  l'immense  variété  des  religions  humaines, 
le  christianisme  est  de  contenu  suffisamment  riche 
pour  qu'une  catégorie  aussi  souple  que  celle  de 
rédemption  y  puisse  trouver  les  applications  les  plus 
différentes.  De  ce  chef,  il  n'est  peut-être  pas  un  mot  de 
la  langue  religieuse  qui  donne  lieu  à  autant  d'indé- 
cisions ou  d'équivoques,  auxquelles  peut  seule  obvier 
l'analyse  méthodique  des  acceptions  qu'il  est  suscep- 
tible de  revêtir. 

1°  Sens  large.  —  Il  suffit  d'avoir  devant  l'esprit 
la  moinde  notion  de  Dieu  et  de  l'Ame  pour  voir  s'en 
dégager  un  certain  concept  de  rédemption. 

En  effet,  l'homme  apparaît  à  la  raison  comme  un 
être  spirituel,  doué  de  conscience  et  de  libre  arbitre. 
Ce  qui  lui  donne  les  moyens  d'assurer  le  règne  de  l'or- 
dre sur  ses  appétits  inférieurs.  Kt  si,  dans  cette  lutte, 
son  inévitable  contingence  le  rend  capable  de  défail- 
lir, sa  liberté  même  lui  permet  de  se  redresser.  Toute 
vie  morale  est-elle  autre  chose,  en  somme,  qu'un  per- 


1913 


RÉDEMPTION.   LES    DIVERS    SENS 


1914 


pétuel  effort  d'élévation  et,  quand  il  y  a  lieu,  de  relève- 
ment? 

D'autre  part,  Dieu  n'est-il  pas  sagesse  et  bonté? 
Ces  deux  attributs  fondent  le  concept  de  providence, 
qui  nous  interdit  de  le  concevoir  autrement  qu'at- 
tentif à  veiller  sur  l'œuvre  de  ses  mains.  11  ne  peut 
donc  pas  ne  pas  collaborer  avec  la  volonté  humaine 
dans  le  travail  de  perfectionnement  qu'elle  poursuit. 
Peu  de  réflexion  suffit  même  à  comprendre  que  c'est 
à  la  cause  première  que  doit,  en  l'espèce,  revenir  le 
rôle  principal.  On  ne  dépasse  donc  pas  le  plan  ration- 
nel en  se  représentant  un  Dieu  qui,  par  les  lumières 
qu'il  répand  sur  la  conscience,  les  secours  qu'il  dépar- 
tit à  la  liberté,  ne  cesse  de  provoquer  et  d'aider 
l'homme  à  se  maintenir  ou  à  se  remettre  dans  les  voies 
difficiles  du  bien.  OùSè  yàp  ocôÇcov  mcûerai,  au(x6ou- 
Xeûei  Se  rà  àptaxa,  Clément  d'Alexandrie,  Colwrt.,  10, 
P.  G.,  t.  vin,  col.  208.  Cf.  9,  col.  200  :  OùSèv  yàç>  àXk'  ïj 
toûto  epyov...  ècrlv  aÙTW  awÇecQai.  tov  av0pa>7cov. 

En  conséquence,  l'idée  générale  de  rédemption 
ainsi  comprise  est  inséparable,  pour  ne  pas  dire  prati- 
quement synonyme,  de  celle  de  religion.  Sous  peine  de 
s'évanouir,  celle-ci  ne  comporte-t-elle  pas,  à  titre 
essentiel,  la  prière  adressée  à  Dieu  pour  obtenir  son 
secours  et,  le  cas  échéant,  solliciter  son  pardon?  A 
fortiori  quand  la  charge  de  ses  responsabilités  dans  la 
vie  présente  se  complète  chez  l'homme  par  les  perspec- 
tives de  l'éternité. 

Ces  exigences  de  la  foi  religieuse  ne  peuvent  qu'être 
particulièrement  vives  dans  une  religion  comme  le 
christianisme,  qui  affine  le  sentiment  du  devoir  et 
développe  la  conviction  de  notre  insuffisance,  tandis 
qu'il  nous  invite  à  voir  en  Dieu  un  père  toujours  prêt 
à  nous  secourir.  Des  paraboles  comme  celle  de  l'en- 
fant prodigue  ou  celle  du  bon  pasteur  qui  laisse  là  son 
troupeau  fidèle  pour  courir  à  la  recherche  de  la  brebis 
perdue  sont  tout  à  la  fois  révélatrices  des  possibilités 
de  conversion  qui  restent  au  pécheur  et  de  l'aide,  non 
seulement  efficace  mais  préventive,  qu'il  peut  attendre 
de  Dieu  à  cet  effet.  Il  y  a  de  même,  peut-on  dire, 
toute  une  anthropologie  et  toute  une  théodicée 
rédemptrices  dans  ces  formules  du  Paler  qui  font  de- 
mander —  donc  espérer  ■ —  au  chrétien  la  remise  de 
ses  dettes  et  sa  délivrance  du  mal. 

En  un  sens  très  vrai,  la  rédemption  s'identifie  donc 
à  cette  œuvre  commune  de  Dieu  et  de  l'homme  d'où 
résulte  la  présence  dans  le  monde  d'un  ordre  moral, 
avec  ses  alternatives  de  paisible  affirmation,  de  lent 
progrès  ou  de  laborieux  rétablissement.  Mais  il  est 
non  moins  évident  que  ce  serait  rester  à  la  surface  du 
christianisme  que  de  s'en  tenir  là. 

2°  Sens  restreint.  — ■  Cet  optimisme  spirituel  inhérent 
à  toutes  les  religions,  et  qui  consiste  à  mettre  au  ser- 
vice des  fins  humaines  la  force  même  de  Dieu,  la  foi 
chrétienne  le  synthétise  dans  le  mystère  de  l'incarna- 
tion. Le  Verbe  fait  chair  y  devient  le  centre  des  voies 
divines  et,  pour  l'humanité,  le  principe  immédiat  du 
salut.  Suivant  la  parole  de  l'Apôtre,  Eph.,  i,  10,  il  a 
plu  à  Dieu  de  «  tout  restaurer  dans  le  Christ  ».  Et  cela 
d'une  manière  exclusive;  car  il  n'y  a  plus  désormais 
«  d'autre  nom  sous  le  ciel  qui  soit  donné  aux  hommes 
pour  se  sauver  ».  Act.,  iv,  12. 

Aussi,  dès  sa  naissance,  Luc,  n,  11,  Jésus  est-il 
salué  par  les  anges  comme  le  «  Sauveur  »  et  son  nom 
même  ainsi  interprété,  Matth.,  i,  21.  Mais  ce  salut,  que 
le  messianisme  populaire  détournait  vers  l'ordre  poli- 
tique et  national,  tout  son  ministère  va  le  ramener  à 
l'ordre  exclusivement  religieux. 

De  fait,  abstraction  faite  de  toute  considération 
dogmatique,  l'Évangile  n'est-il  pas  un  principe  et  une 
école  de  rédemption?  Pendant  sa  vie,  Jésus  avait  prê- 
ché l'amour  et  le  service  du  Père  qui  est  aux  cieux, 
l'avènement  de  son  royaume  et  l'obligation  de  la  péni- 


tence pour  s'y  préparer.  Toute  son  action  n'avait 
tendu  qu'à  relever  les  pécheurs  et  à  stimuler  les  âmes 
généreuses  vers  les  suprêmes  sommets  de  la  perfection. 
Son  œuvre  posthume  est  de  même  nature  :  au  judaïsme 
desséché,  au  paganisme  corrompu  elle  a  substitué  la 
civilisation  chrétienne,  avec  tout  le  renouvellement 
qu'elle  comporte  dans  le  double  domaine  des  idées  et 
des  mœurs.  Pour  les  croyants  de  tous  les  âges,  en 
même  temps  qu'un  docteur,  Jésus  n'a  pas  cessé  d'être 
un  modèle  et  un  ferment  par  son  admirable  sainteté. 
D'une  manière  générale,  ce  sont  les  thèmes  que  la 
littérature  de  circonstance  provoquée  par  le  xixe  cen- 
tenaire de  la  rédemption  (1933)  s'est  contentée  de 
rafraîchir. 

A  cet  égard,  il  est  reçu  de  distinguer  un  triple  office, 
prophétique,  royal  et  sacerdotal,  du  Christ.  Division 
particulièrement  chère  aux  protestants,  voir  Calvin, 
Inst.  rel.  chr.  (édition  définitive,  1559),  II,  xv,  1-6, 
dans  Opéra  omnia,  édit.  Baum,  Cunitz  et  Reuss,  t.  n, 
col.  301-3(37,  mais  qui  n'est  pas  non  plus  étrangère  à 
la  théologie  catholique.  Cf.  Jésus-Christ,  t.  vin, 
col.  1335-1359.  Elle  peut  fournir  un  cadre  commode 
pour  grouper  et  classer  les  multiples  bienfaits  que 
l'humanité  doit  au  Fils  de  Dieu  comme  illuminateur 
des  intelligences  par  la  prédication  de  la  vérité,  légis- 
lateur des  volontés  par  ses  préceptes  et  ses  institutions, 
sanctificateur  des  âmes  par  la  grâce  et  les  sacrements. 
Voir  J.-H.  Osswald,  Die  Erlôsung  in  Chrisio  Jesu,  t.  n, 
p.   148-219. 

11  n'y  a  pas  moins  de  substance  doctrinale,  en  peu 
de  mots,  dans  cette  préface  gallicane  de  l'Avent,  récu- 
pérée par  un  bon  nombre  de  propres  diocésains,  où  le 
Sauveur  attendu  est  chanté  comme  celui  cujus  verilas 
instrucret  inscios,  sanclitas  jusli/icarel  impios,  virlus 
adjuvaret  in/irmos.  Bien  des  prédicateurs  ont  le  bon 
goût  de  s'en  inspirer. 

Ce  n'est  là  pourtant,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  que  l'as- 
pect extérieur  et  social  de  la  rédemption  chrétienne, 
où  il  reste  encore  à  dégager  un  élément  plus  profond. 

3°  Sens  précis.  —  Au  nom  de  la  seule  psychologie, 
toutes  les  misères  ou  détresses  auxquelles  la  venue  du 
Christ  a  pour  but  de  porter  remède  ne  sont,  en  défini- 
tive, que  des  formes  ou  des  conséquences  du  péché.  Le 
dogme  tic  la  chute  confirme  et  précise  tout  à  la  fois 
cette  conclusion. 

En  dehors  de  ses  suites  funestes,  le  péché  cepen- 
dant est  un  mal  en  soi  et,  pour  une  conscience  reli- 
gieuse, le  plus  grave  de  tous.  Il  manquerait  l'essentiel  à 
l'œuvre  du  rédempteur  si  elle  ne  l'atteignait.  Mais  on 
peut  en  concevoir  diversement  le  moyen. 

1.  Idées  en  présence.  —  Sur  ce  point,  deux  tendances 
rivales  se  sont  fait  jour  dans  la  pensée  chrétienne,  sui- 
vant qu'on  retenait  surtout  du  péché  la  diminulio 
capitis  qui  en  résulte  pour  son  auteur  ou  qu'on  envi- 
sageait de  préférence  l'atteinte  qu'il  porte  à  l'ordre 
divin  du  monde  moral.  A  la  limite,  deux  doctrines  de 
la  rédemption  en  sont  issues,  elles-mêmes  susceptibles 
de  revêtir  bien  des  modalités  individuelles,  mais  qui 
ne  peuvent  dissimuler  an  regard  attentif  les  traits  per- 
manents par  où  elles  s'opposent,  au  double  point  de 
vue  de  l'histoire  et  de  la  théologie,  en  deux  types 
caractérisés. 

Dans  le  premier  cas,  c'est  l'homme  qui  est  le  centre 
et  l'objet  de  l'action  rédemptrice.  Qu'il  s'agisse  de  nous 
mettre  sous  les  yeux  un  exemple  à  imiter  ou,  d'une 
manière  plus  intime,  d'allumer  en  nos  cœurs  la  flamme 
de  l'amour  divin  par  l'amour  qu'il  nous  témoigne, 
d'ouvrir  au  sens  du  péché  les  consciences  endormies 
et  d'y  faire  naître  la  confiance  dans  le  pardon  de 
Dieu,  l'activité  du  Christ  ne  cesse  pas  de  se  cantonner 
dans  le  domaine  de  la  psychologie.  Sous  ces  différentes 
variétés,  la  rédemption  est  toujours  de  caractère 
anthropocentrique  et  subjectif. 


1915 


RÉDEMPTION.    DOCTRINE    DE    L'EGLISE    :   SYMBOLES 


1916 


Au  contraire,  dans  le  second  cas,  le  péché  n'est  plus 
seulement  un  mal  à  guérir,  mais  un  désordre  à  réparer. 
Qu'on  parle  d'un  hommage  rendu  à  Dieu  en  compen- 
sation de  nos  taules  ou  d'un  acquittement  bénévole 
de  la  peine  qui  nous  était  due,  le  Christ  est  conçu 
comme  réalisant  en  notre  faveur  une  œuvre  qui  a  un 
sens  et  une  valeur  en  soi,  indépendamment  de  ses 
répercussions  possibles  ou  réelles  sur  nous.  Au  lieu  de 
viser  seulement  l'homme,  il  vise  également  Dieu  :  la 
rédemption  est  alors  de  caractère  théocentrique  et 
objectif. 

Il  faut  d'ailleurs  ajouter  que,  dans  l'économie  de  la 
foi  chrétienne,  la  considération  du  péché  individuel 
est  subordonnée  à  celle  de  la  faute  collective  qui  pèse 
sur  le  genre  humain.  De  ce  chef,  la  rédemption  signifie 
avant  tout  la  réparation  de  la  déchéance  originelle 
et  le  rétablissement  par  le  Christ  à  notre  profit  du  plan 
surnaturel  primitif,  suivant  le  schème  classique  :  insli- 
lulio,  destittitio,  restilulio. 

2.  Termes  usuels.  —  Pour  désigner  ce  mystère,  le 
langage  ecclésiastique  dispose  de  vocables  nombreux 
et  divers. 

11  s'agit  tout  d'abord  d'énoncer  le  rôle  actif  du  Sau- 
veur dans  la  reprise  de  nos  bons  rapports  avec  Dieu. 
La  Bible  fournit  à  cette  fin  l'image  populaire  de 
rachat,  les  analogies  rituelles  d'expiation  et  de  sacri- 
fice, les  catégories  sociales  de  médiation  et  de  réconci- 
liation; l'École  y  ajoute  les  notions  plus  savantes  de 
satisfaction  et  de  mérite.  Tandis  que  les  professionnels 
retiennent  plutôt  celles-ci,  la  langue  courante  se  sert 
plus  ou  moins  équivalemment  de  toutes  les  autres. 
L'allemand  a  le  privilège  d'avoir  deux  mots  :  Erlô- 
sung  et  Versôhnung,  qui  correspondent  respective- 
ment aux  deux  aspects,  général  et  précis,  du  salut; 
l'idiotisme  anglais  alonement  exprime  ce  dernier  avec 
une  originalité  qui  défie  la  traduction. 

Au  surplus,  quand  elle  est  prise  au  sens  objectif,  la 
rédemption  apparaît  comme  une  œuvre  accomplie 
pour  une  bonne  part  à  notre  place.  En  conséquence, 
elle  implique  une  certaine  idée  de  substitution.  D'où 
la  formule  technique  salisfaclio  vicaria,  qui  a  l'infor- 
tune de  ne  pouvoir  guère  se  traduire  qu'en  allemand, 
et  qu'on  se  gardera  d'invertir  en  ce  lamentable  pléo- 
nasme substitutio  vicaria  qui  n'est  rien  moins  qu'inouï. 
Voir  Franzelin,  Traclatus  de  SS.  Eucharistiœ  sacra- 
menlo,  Rome,  4e  édit,  1887,  p.  326-328;  Hugon,  Le 
mi/stère  de  la  Rédemption,  Paris,  6e  édit.,  1927, 
p.  270. 

II.  Doctrine  de  l'Église.  —  C'est  un  fait  souvent 
constaté  qu'il  faut,  d'ordinaire,  à  l'Église  la  pression  de 
la  controverse  pour  l'amener  à  formuler  officiellement 
sa  propre  foi,  tandis  qu'elle  laisse  à  l'état  plus  ou  moins 
vague  celles  de  ses  croyances  même  les  plus  fonda- 
mentales, qui  ne  rencontrent  pas  de  négateurs.  Nulle 
part  sans  doute  ce  cas  ne  se  vérifie  mieux  qu'au  sujet 
de  l'œuvre  du  Christ,  qui,  pour  n'avoir  de  longtemps 
pas  soulevé  de  problème,  n'a  non  plus  reçu  que  très 
tard  un  commencement  de  définition. 

1°  Période  ancienne.  —  Avant  le  concile  de  Trente 
on  ne  trouve  aucun  acte  saillant  de  l'autorité  ecclé- 
siastique sur  le  chapitre  de  la  rédemption.  Les  voies 
communes  du  magistère  ordinaire  suffisent  aisément  à 
garantir  aux  fidèles  la  possession  normale  de  la  régula 
fidei. 

1.  Époque  patrislique.  —  Indirectement  toutes  les 
hérésies  relatives  à  la  personne  du  Christ  en  arrivaient 
à  compromettre  son  œuvre  de  salut.  Mais  celle-ci  n'a 
jamais  proprement  suscité  de  contestation.  La  préten- 
due erreur  du  gnostique  «  Bassus  »,  en  réalité  Color- 
basus,  voir  ce  mot,  t.  m,  col.  378-380,  qu'on  a  parfois 
donné  comme  un  ancêtre  du  subjert  ivisme  abélardicn, 
n'est  due  qu'à  une  méprise  d'Alphonse  de  Castro,  Ado. 
omnes  hœr.,  c.  iv  :  Clirislus,  Anvers,  1565,  fol.  122  v°, 


recueillie  de  confiance  par  Suarez,  De  incarn.,  disp.  IV, 
sect.  m,  5,  édit.  Vives,  t.  xvn,  p.  56. 

Ni  le  docétisme,  en  effet,  ni,  plus  tard,  le  nestoria- 
nisme  ou  le  pélagianisme,  en  dépit  de  la  logique,  ne 
déroulèrent  leurs  virtualités  en  matière  de  sotériologie. 
La  Gnose,  où  le  ministère  prophétique  du  Christ  cons- 
tituait le  principal  de  son  action  salutaire,  se  disqua- 
lifiait assez  par  l'ensemble  de  sa  christologic  pour  ne 
pas  apparaître  comme  un  danger  spécial  en  matière  de 
rédemption.  Aussi  l'ancienne  Église  n'eut-elle  pas  à 
insister  sur  ce  point. 

a)  Symboles  primitifs.  —  Non  seulement  la  lecture 
des  livres  saints  maintenait  les  premières  générations 
chrétiennes  en  contact  réel  avec  l'œuvre  du  Christ, 
mais  la  catéchèse  ecclésiastique  leur  en  proposait  le 
sens. 

On  a  dit  que,  dans  la  primitive  Église,  en  dehors  de 
la  christologie  sur  laquelle  se  concentrait  l'attention, 
«  le  reste  paraissait  accessoire  ».  A.  Sabatier,  La  doc- 
trine de  l'expiation  et  son  évolution  historique,  p.  43. 
Défaut  de  perspective  dû  à  une  méprise  complète  sur 
la  portée  des  premiers  symboles  de  la  foi,  dont  le  type 
est  le  symbole  romain.  Textes  dans  Hahn,  Bibliolhek 
der  Symbole,  p.  122-127;  choix  des  principaux  dans 
Denzinger-Bannwart,  n.  2-10. 

Ces  formules  sans  prétentions  théologiques,  où  la 
carrière  terrestre  du  Sauveur  est  succinctement  résu- 
mée, n'ont  pas  pour  but  d'en  indiquer  et,  moins  en- 
core, d'en  épuiser  la  signification.  On  n'oubliera  pas 
que  l'Écriture,  la  prédication  générale  et  la  liturgie 
de  l'Église  en  formaient  le  commentaire  perpétuel. 
Même  réduite  à  la  forme  simple  de  l'Évangile,  la  chris- 
tologie implique  une  sotériologie  :  le  processus  normal 
de  la  pédagogie  chrétienne  suffisait  à  en  dégager  cet 
aspect. 

Il  s'en  faut,  du  reste,  que  la  lettre  du  symbole  soit 
aussi  indigente  qu'on  veut  bien  l'assurer.  A  lui  seul  déjà 
le  rappel  de  la  venue  au  monde  et  de  la  mort  du  Christ 
laisse  entendre  qu'il  ne  s'agit  pas  là  de  faits  indilTé- 
rents.  Le  texte,  au  surplus,  se  continue  bientôt  par 
une  allusion  à  la  «  rémission  des  péchés  ».  Grâce  qui,  de 
toute  évidence,  non  plus  que  le  don  de  la  «  vie  éter- 
nelle »  qui  en  est  la  suite,  ne  saurait  rester  étrangère  à 
l'avènement  du  Fils  de  Dieu  et,  par  là-même,  en  est 
posée,  au  moins  d'une  manière  implicite,  comme  le 
fruit. 

A  ces  paroles  s'ajoutait  d'ailleurs  la  leçon  vivante 
des  rites.  Dans  l'ablution  baptismale  se  réalisait  pour 
les  âmes  le  bienfait  de  la  rédemption,  cependant  que 
la  cène  eucharistique  la  reliait  expressément  à  la  mort 
du  Rédempteur. 

b)  Symboles  postérieurs.  — ■  En  même  temps  qu'ils 
élargissent,  à  rencontre  de  l'arianisme,  les  énoncés  de 
la  première  heure  sur  la  personne  du  Christ,  les  sym- 
boles rédigés  à  partir  du  ive  siècle  accusent  aussi  en 
termes  plus  explicites  sa  mission  de  sauveur. 

Pour  l'ensemble  de  l'Église,  deux  documents  auto- 
risés attestent  ce  développement.  Qui  puopter  nos  et 
PROPTER  nostram  salutem  descendit  de  cœlis,... 
crucifixus  etiam  pro  nouis,  lit-on  dans  le  symbole  dit 
de  Nicée-Constantinople,  qui  a  pris  place  dans  les 
prières  de  la  messe.  Denzinger-Bannwart,  n.  86.  Et 
plus  synthétiquement  dans  le  symbole  dit  de  saint 
Athanasc,  ibid.,  n.  40  :  Qui  passus  esl  pro  salute 
nostra. 

On  relève  des  énoncés  analogues  dans  les  textes 
symboliques  de  diverses  Églises  du  monde  chrétien. 
Voir  Denzinger-Bannwart,  n.  9,  10, 13,  16  et  54;  Hahn, 
op.  cit.,  p.  135,  MO  et  157. 

c)  Condamnai  ion  des  grandes  hérésies.  — ■  Quelques 
obiter  dicta  sur  la  rédemption  sont  également  fournis 
par  les  définitions  dogmatiques  opposées  par  l'Église 
aux  erreurs  du  temps. 


1917 


RÉDEMPTION.    DOCTRINE   :    CONCILE    DE    TRENTE 


1918 


Aucune  hérésie  n'intéressait  plus  gravement  l'œuvre 
du  Sauveur  que  le  pélagianisme.  Le  canon  21  du 
concile  d'Orange  (529),  Denzinger-Bannwart,  n.  194, 
montre  combien  l'Église  en  eut  conscience.  «  Si  la  jus- 
tification vient  par  la  nature,  y  est-il  déclaré  d'après 
Gai.,  n,  21,  le  Christ  est  mort  pour  rien...  Bien  au 
contraire,  il  est  mort  afin  d'accomplir  la  Loi...  et 
aussi  de  réparer  en  lui-même  la  nature  perdue  par 
Adam  »  :  ...  ut  nalura  per  Adam  perdila  per  illum 
reparetur. 

Diviser  le  Christ  en  deux  «  personnes  »,  comme  le 
faisait  bon  gré  mal  gré  Nestorius,  avait  pour  consé- 
quence inévitable  de  fausser  le  but  de  sa  mort.  Le  lien 
qui  rattache  l'union  hypostatique  au  mystère  de  la 
rédemption  s'affirme  dans  l'anathématisme  10  de 
saint  Cyrille  d'Alexandrie,  Denzinger-Bannwart, 
n.  122  :  «  ...Si  quelqu'un  dit  qu'il  s'est  offert  en  sacri- 
fice pour  lui-même  et  non  pas  plutôt  pour  nous  seuls 
—  car  il  n'avait  pas  besoin  de  sacrifice,  n'ayant  pas 
commis  de  péché  —  qu'il  soit  anathème.  »  Bien  que 
d'origine  privée,  ces  anathématismes  ont  fini  par 
prendre  une  certaine  autorité  pratique  dans  l'Église, 
en  suite  de  leur  insertion  d'ailleurs  tardive  dans  les 
actes  du  concile  d'Éphèse  et  des  conciles  postérieurs. 
Celui-ci  a  l'intérêt  de  refléter  la  foi  de  l'Église  au  sacri- 
fice rédempteur  de  la  croix. 

En  dehors  de  toute  controverse,  le  symbolum  fidei 
du  XI"  concile  de  Tolède  (675),  appuyé  sur  II  Cor., 
v,  21,  présente  l'oblation  du  Christ  comme  un  sacri- 
ficium  pro  peccalis.  Denzinger-Bannwart,  n.  280. 

2.  Époque  médiévale.  —  Pas  plus  que  la  période 
patristique,  le  Moyen  Age  n'a  connu  de  choc  doctrinal 
sérieux  en  matière  de  rédemption.  Seules  quelques 
intempérances  dialectiques  d'Abélard  amenèrent  le 
concile  de  Sens  (1140)  à  censurer  une  de  ses  proposi- 
tions, que  nous  retrouverons  en  temps  et  lieu  (col.  1 945). 
Acte  plutôt  négatif  et  qui  ne  dépassait  pas  suffisam- 
ment les  contingences  du  cas  pour  être  l'occasion  d'un 
progrès. 

La  foi  commune  de  l'Église  à  cette  époque  s'exprime 
incidemment,  soit  dans  les  termes  bibliques  de  ran- 
çon et  de  sacrifice,  comme  dans  le  canon  4  des  conciles 
de  Quierzy  (853)  et  de  Valence  (855),  provoqués  par  la 
controverse  prédestinatienne,  Denzinger-Bannwart, 
n.  319  et  323,  soit  par  le  retour  plus  ou  moins  littéral 
aux  formules  du  symbole,  ainsi  que  dans  les  profes- 
sions de  foi  souscrites  par  Bérenger  (1079),  ibid., 
n.  355  :  Christi  corpus...  pro  salute  mundi  oblalum,  et 
Michel  Paléologue  (1274),  ibid.,  n.  462  :  ...  in  huma- 
nitate  pro  nobis  et  salute  noslra  passum,  ou  dans  celle 
que  promulgue,  ibid.,  n.  429,  le  quatrième  concile  du 
Latran  (1215)  :  ...  pro  salute  humani  generis  in  ligno 
crucis  passus  et  mortuus. 

Un  peu  plus  tard,  le  formulaire  ecclésiastique  s'enri- 
chit du  concept  de  «  mérite  »,  qui  survient  dans  une 
bulle  de  Clément  VI  relative  aux  indulgences  (1343), 
Denzinger-Bannwart,  n.  552,  puis  dans  le  décret 
d'Eugène  IV  pour  les  jacobites,  ibid.,  n.  711  :  Firmiter 
crédit,  profitelur  et  docet  [romana  Ecclesia]  neminem 
umquam...  a  diaboli  dominatione  fuisse  liberalum  nisi 
per  meritum  nwdialorïs. 

Au  vocabulaire  traditionnel  l'Église  commençait  de 
la  sorte  à  joindre  l'un  des  termes  que  l'École  utilisait 
depuis  saint  Anselme  avec  une  parfaite  unanimité 
qui  avait  déjà  par  elle-même  la  valeur  d'un  consensus. 

2°  Période  moderne.  —  Comme  tant  d'autres,  la  doc- 
trine de  la  rédemption  allait  recevoir,  au  moment  de  la 
Réforme,  un  surcroit  de  précision  et  de  clarté. 

1.  Enseignement  du  concile  de  Trente.  ■ —  Loin  de 
péricliter  au  sein  du  protestantisme,  l'œuvre  rédemp- 
trice du  Christ  y  devenait  un  élément  essentiel  du  sys- 
tème de  la  justification  par  la  foi.  Voir  Justification, 
t.  vin,  col.  2137-2146.  Ce  n'est  donc  pas  le  besoin  de 


réagir  contre  l'erreur,  mais  le  souci  de  donner  à  la 
synthèse  catholique  toute  sa  plénitude  qui  amena  le 
concile  de  Trente  à  y  toucher.  Voir  J.  Rivière,  La  doc- 
trine de  la  rédemption  au  concile  de  Trente,  dans  Bul- 
letin de  littérature  ecclésiastique,  1925,  p.  260-278. 

a)  Session  V  :  Mérite  du  Christ.  —  En  définissant  la 
transmission  héréditaire  du  péché  originel,  le  concile 
en  souligne,  au  passage,  l'extrême  gravité,  dont  il  de- 
mande la  preuve  à  la  façon  dont  il  nous  est  remis.  Ce 
qui  ramène  à  faire  intervenir,  comme  une  donnée  con- 
nue, l'œuvre  du  Rédempteur  et  la  notion  de  mérite  qui 
est  une  des  manières  de  l'exprimer.  Sess.  v,  can.  3; 
Denzinger-Bannwart,  n.  790;  Cavallera,  Thésaurus, 
n.  871. 


Si  quis  hoc  Ada-  peccatum 
...  vel  per  humante  nature 
vires,  vel  peraliud  remedium 
asserit  tolli  quam  per  meri- 
tum unius  mediatoris  Do- 
mini  nostri  Jesu  Christi,  qui 
nos  Deo  reconciliavit  in  san- 
guine sun,  factus  nobis  justi- 
fia, sanctificatio  et  mUiiiptin 
(I  Cor.,  i,  30),  aut  negal  ip- 
sum  Jesu  Christi  meritum 
per  baptismi  sacramentum... 
applicari,  A.  S. 


Si  quelqu'un  affirme  que 
ce  péché  d'Adam...  est  enlevé 
soit  par  les  forces  de  la  na- 
ture humaine,  soit  par  un 
autre  remède  que  le  méritede 
l'unique  médiateur  [qu'est] 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 
qui  nous  a  réconciliés  à  Dieu 
dans  sou  sang,  «  en  deve- 
nant pour  nous  jus  liée,  sanc- 
tification et  rédemption  », 
ou  bien  s'il  nie  que  ce  mérite 
de  Jésus-Christ  soit  appliqué 
pai  le  sacrement  du  bap- 
tême..., qu'il  soit  anathème. 

Ce  rapprochement  entre  le  médiateur  et  le  premier 
père,  en  vue  d'opposer  à  l'action  néfaste  de  celui-ci  la 
mission  salutaire  de  celui-là,  est  une  allusion  manifeste 
au  parallèle  paulinien  des  deux  Adam.  Aussi,  pour 
caractériser  le  rôle  du  second,  le  texte  conciliaire  em- 
prunte-t-il  volontiers  les  formules  de  saint  Paul;  la 
suite  y  ajoute  d'ailleurs,  à  titre  justificatif,  des  décla- 
rations d'allure  encore  plus  générale  telles  que  Act., 
iv,  12  et  Joa.,  i,  29.  De  ce  dossier  scripturaire  le  terme 
abstrait  de  mérite  accentue  et  précise  la  portée;  mais 
il  est  ici  employé  comme  usuel  plutôt  que  proprement 
défini. 

6.  Session  VI  :  Mérite  et  satisfaction  du  Christ.  — 
Une  seconde  fois  la  doctrine  centrale  de  la  justifica- 
tion, qui  fit  l'objet  de  la  session  vi,  allait  amener  le 
concile  à  rencontrer  celle  de  la  rédemption  qui  en  est 
le  fondement. 

Suivant  le  cadre  dessiné  au  début  de  l'Épître  aux 
Romains,  le  décret  commence  par  traiter  brièvement 
de  naturœ  et  legis  ad  justifïcandos  homines  imbecilli- 
tate.  En  regard  de  cette  impuissance  consécutive  à  la 
chute  se  dresse  un  exposé  non  moins  succinct  de  dis- 
pensatione  et  mysterio  advenlus  Christi.  Sess.  vi,  c.  i-ii; 
Denzinger-Bannwart,  n.  793-794.  La  défaillance  du 
genre  humain,  aggravée  plutôt  que  guérie  par  les  deux 
régimes  provisoires  sous  lesquels  il  vécut,  appelait 
à  titre  de  remède  la  venue  du  Rédempteur,  qui,  dès 
lors,  ne  s'affirme  pas  seulement  comme  le  principe 
eflicace  de  notre  salut,  mais  arrive  à  prendre  une  sorte 
de  nécessité. 

Pour  achever  d'inscrire  la  justification  dans  le  plan 
général  du  surnaturel,  le  concile  en  veut,  un  peu  plus 
loin,  expliquer  les  >  causes  .  qui  sont  ramenées  à  cinq  : 
finale,  efficiente,  méritoire,  instrumentale  et  formelle. 
Nomenclature  scolaire  qui  permet  de  l'envisager  tour 
à  tour  sous  ses  différents  aspects.  C'est  évidemment 
Dieu  seul  qui  peut  nous  justifier.  Mais  le  jeu  souverain 
de  cette  «  cause  efficiente  »  n'en  est  pas  moins  préparé 
par  l'intervention  d'une  »  cause  méritoire  ».  Rubrique 
sous  laquelle  s'introduit  le  rôle  du  Christ  dans  l'éco- 
nomie du  salut.  Sess.  vi,  c.  vu;  Denzinger-Bannwart, 
n.  799  et  Cavallera,  Thésaurus,  n.  879. 

...  Meritoria  autem  [causa  ...  Quant  à  la  cause  méri- 
justificationis  ],  dilectissimus  toire  de  la  justification,  c'est 
Unigenitus    suus,    Dominus    son    très    cher   Fils  unique, 


1919 


REDEMPTION.    DOCTRINE  :    CONCILE    DU    VATICAN 


1920 


noster  Jésus  Christus,  qui, 
cum  essemus  inimici  (Rom., 
v,  lot,  propler  nimiam  chari- 
latem  qua  dilexil  nos  (Eph.,  ii, 
4),  sua  sanctissima  passione 
in  ligno  crucis  nol)is  justifl- 
cationem  meruit  et  pro  nobis 
Deo   F'alri   satisfecit. 


Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 

lequel,»  alors  que  nous  étions 
ennemis,  en  raison  du  grand 
amour  qu'il  nous  port  ait»,  par 
sa  passion  très  sainte  sur  le 
bois  de  la  croix  nous  a  mérité 
la  justification  et  a  satisfait 
à  Dieu  son  l'ère  pour  nous. 


Des  deux  agents  principaux  qui  concourent  à  notre 
justification  le  rapport  mutuel  est  facile  à  établir.  La 
réalisation  appartient  au  l'ère  :  effleiens  [causa]  mise- 
ricors  Deus  qui  gratuite  ablu.il  et  sanctifteat,  mais  avec 
le  concours  de  la  passion  du  Fils  à  titre  de  moyen 
déterminant.  11  est  d'ailleurs  assez  curieux  de  voir 
appliquer  à  celui-ci  un  texte  que  l'Apôtre,  Eph.,  n,  4, 
écrivait  de  celui-là.  Preuve  sans  nul  doute  que  ce 
«  grand  amour  »  qui  met  tout  en  branle  est  commun 
aux  deux. 

C'est  d'abord  le  concept  de  mérite  qui  sert  à  spéci- 
lier  le  rôle  du  rédempteur.  On  le  trouvait  déjà  per 
Iranscnnarn  au  c.  in,  Denzinger-Bannwart,  n.  795, 
sous  la  forme  de  meritum  passionis;  on  le  retrouve 
au  canon  10,  ibid.,  n.  820,  où  il  est  question  de  cette 
Chrisli  juslilia  per  quam  nobis  meruit.  Cf.  sess.  xix, 
c.  vin,  ibid.,  n.  905. 

Mais  celui  de  satisfaction  lui  est  aussitôt  associé.  En 
toute  rigueur  de  termes,  on  pourrait  même  dire  que 
ce  dernier  n'est,  en  somme,  qu'une  modalité  du  pré- 
cédent, puisque  les  deux  sont  compris  sous  la  désigna- 
tion générale  de  causa  meriloria.  Ce  qui  invite,  sans 
négliger  la  nuance  de  chacun,  à  ne  pus  perdre  de  vue 
la  réalité  commune  à  laquelle  ils  sont  l'un  et  l'autre 
coordonnés.  La  «  satisfaction  »  du  Christ  devait  égale- 
ment reparaître  plus  tard,  à  propos  de  celle  (pie  le 
sacrement  de  pénitence  laisse  au  compte  du  pécheur. 
Sess.  xix,  c.  vin  et  eau.  12,  Denzinger-Bamrwart, 
n.  904,  905  et  922.  Ainsi  encore  dans  le  texte  condamné 
de  la  59e  proposition  de  Baïus.  Ibid.,  n.  1059. 

Il  ne  s'agit  d'ailleurs  pas  là  d'une  définition  doctri- 
nale que  rien  n'appelait.  Par  le  fait  d'être  ainsi  incor- 
porées dans  le  décret  solennel  relatif  à  la  justification, 
les  deux  catégories  de  satisfaction  et  de  mérite,  déjà 
courantes  dans  l'École  pour  qualifier  l'œuvre  du 
Christ,  n'en  prenaient  pas  moins,  en  quelque  sorte,  un 
caractère  officiel. 

c)  Session  xxu  :  Sacrifice  du  Christ.  —  Quel  que 
fût  son  désir  de  revendiquer,  à  rencontre  des  protes- 
tants, la  valeur  sacrificielle  de  la  messe,  l'Église,  pré- 
cisément pour  la  mettre  in  tulo,  ne  pouvait  pas  ne  pas 
rappeler  qu'elle  est  identique  au  sacrifice  de  la  croix. 
Aussi  bien  cette  mention  revient-elle  à  maintes  repri- 
ses au  cours  du  décret  promulgué  à  la  session  xxu, 
c.  i  et  n,  can.  3  et  4,  Denzinger-Bannwart,  n.  938, 
940,  950  et  951.  Ce  qui  a  l'intérêt  de  montrer,  en  ce  qui 
concerne  la  rédemption,  que  les  vocables  nouveaux  de 
satisfaction  et  de  mérite  n'enlèvent  pas  sa  raison  d'être 
à  l'un  des  mieux  accrédités  parmi  les  anciens. 

Aucune  explication  n'est,  d'ailleurs,  fournie  par 
l'Église  sur  le  sens  des  termes  par  elle  adoptés.  L'ex- 
posé pour  ainsi  dire  officieux  du  Catéchisme  romain, 
v,  3-5  et  xxiv,  1,  peut  servir  à  montrer  comment  elle 
faisait  sien  le  langage  reçu  dans  l'École,  avec  une  ten- 
dance notoire  à  faire  prédominer  sur  les  autres  le 
concept  de  satisfaction,  qui  semble  dès  lors  propre  à 
les  synthétiser. 

2.  Condamnation  des  sociniens.  A  l'extrême  gau- 
che de  la  Réforme  néanmoins,  dès  la  seconde  moitié 
du  XVIe  siècle,  la  secte  des  unitaires,  héritière  des  Socin, 
ne  voulait  reconnaître  à  la  mort  du  Christ  (pie  la 
valeur  d'un  exemple.  C'était  la  première  opposition 
Systématique  à  laquelle  se  soit  heurtée  la  toi  tradi- 
tionnelle en  la  rédemption. 

Sans  doute  parce  qu'elle  intéressait  plutôt  les  des- 


tinées internes  du  protestantisme,  l'Église  n'a  tout 
d'abord  pas  accordé  d'attention  spéciale  à  cette  héré- 
sie. En  cas  de  besoin,  elle  pouvait,  du  reste,  paraître 
suffisamment  exclue  par  le  chapitre  du  concile  de 
Trente  qu'on   vient   d'analyser. 

Bientôt  cependant  la  propagande  faite  en  Italie  par 
les  sociniens  allait  amener  Paul  IV  à  prendre  contre 
eux  des  mesures  directes  de  répression  (7  août  1555). 
Censures  que  le  pape  justifie  par  l'indication  de  leurs 
erreurs,  dont  l'une  consiste  à  nier  eumdem  Dominum 
nostrum  Jesum  Christum  subiisse  acerbissimam  crucis 
morlem  ut  nus  a  peccatis  et  ab  œlerna  morte  rcdimerel  et 
Patri  ad  vitam  reconciliaret.  Denzinger-Bannwart, 
n.  993.  Formule  où  s'affirme  une  fois  de  plus  la 
croyance  de  l'Église  au  caractère  objectif  de  notre 
rédemption,  mais  sans  ajouter  aucun  appoint  de  pré- 
cision technique  aux  données  acquises  du  langage 
courant. 

La  constitution  de  Paul  IV  fut  renouvelée  sans 
changement  par  Clément  VIII  (3  février  1603). 

3°  Période  contemporaine  :  Un  projet  de  définition.  — 
Soit  pour  combattre  le  rationalisme  croissant  du  pro- 
testantisme moderne,  dont  la  théologie  de  Hermès  et  de 
Gùnther  accueillait  trop  aisément  les  suggestions,  soit 
pour  donner  à  l'architecture  du  dogme  catholique 
son  complet  achèvement,  le  concile  du  Vatican  avait 
mis  à  son  programme  une  constitution  générale  de 
doclrina  catholica.  Le  dogme  de  la  rédemption  y  devait 
figurer  en  bon  rang. 

\Jn  avant-projet  fut  soumis  aux  Pères  dès  le  10  dé- 
cembre 1869.  Le  chapitre  consacré  à  la  personne  du 
Christ  se  terminait  par  quelques  lignes  sur  son  œuvre, 
ramassée  autour  des  notions  de  mérite  et  de  salis/actio 
vicaria,  dont  la  négation  aurait  dû  comporter  la  note 
d'hérésie.  Primum  schéma  const.  de  doctrinal  catholica, 
c.  xiv,  dans  Collectio  Lacensis,  t.  vu,  col.  515.  Deux 
longues  adnotaliones,  33-34,  ibid.,  col.  543-544,  expli- 
quaient, à  rencontre  des  objections  qu'elle  soulève,  la 
manière  exacte  d'entendre  la  satisfaclio  vicaria. 

Le  schéma  remanié  retenait  également  le  mérite 
ainsi  que  la  satisfaction  du  Christ,  et  celle-ci  était 
présentée  comme  «  ce  qui  fait  la  vertu  de  son  sacri- 
fice ».  Schéma  const.  de  pnecipuis  mysteriis  fidei,  c.  iv, 
7-8,  ibid.,  col.  501.  Aussi  la  possibilité  et  la  réalité  de 
cette  satisfaction  étaient-elles  consacrées  par  les  deux 
canons  suivants  :  Si  guis  a/firmare  prsesumpserit  salis- 
faclionem  vicariam,  unius  scilicet  mediatoris  pro  cunctis 
hominibus,  justifias  divinœ  repugnare,  A.  S.  —  Si  quis 
non  confitealur  ipsum  Deum  Verbum,  in  assumpta 
carne  paliendo  et  moriendo,  pro  peccatis  nostris  poluisse 
salisfacere,  vel  vere  et  proprie  satisfecisse,  A.  S.  Can.  5  et 
6,  ibid.,  col.  566. 

Bien  que  ces  documents  n'aient  pas  d'autorité  cano- 
nique, ils  ne  laissent  pas  d'être  précieux  pour  vérifier 
l'état  normal  du  magistère  ordinaire  et  voir  d'après 
quelle  ligne  s'orienterait  une  définition  dogmatique, 
si  elle  devait  un  jour  avoir  lieu. 

Au  total,  il  résulte  de  ces  divers  textes  que  l'Église 
a  bien  l'intention  d'imposer  une  foi  très  ferme,  sinon 
définie,  en  matière  de  rédemption.  Elle  ne  rattache 
pas  uniquement  le  salut  de  l'humanité  à  la  mission 
générale  du  Christ,  mais  avec  une  particulière  insis- 
tance au  drame  de  sa  mort.  A  celle-ci  elle  ne  reconnaît 
pas  seulement  la  valeur  d'une  leçon  :  elle  y  voit  un 
moyen  objectivement  et  souverainement  ellicace  de 
rétablir  entre  Dieu  et  l'homme  les  rapports  qu'avait 
rompus  le  péché. 

Pour  caractériser  cette  action,  elle  ne  se  contente 
pas  de  retenir  les  expressions  communes  de  la  langue 
biblique  et  religieuse;  elle  adopte  officiellement  la 
terminologie  plus  précise  mise  en  cours  depuis  le 
Moyen  Age  par  ses  théologiens.  «  Mérite  »  et  «  satis- 
faction   i   du    Christ    recouvrent   donc    plus   que   des 


1921 


REDEMPTION.    DONNEES    DU    PAGANISME 


1922 


théories  d'école  ou  des  thèses  reçues  :  l'idée  fonda- 
mentale impliquée  dans  ces  termes  appartient  à  la 
formule  de  la  foi  catholique  pour  exprimer  l'œuvre  de 
rédemption  surnaturelle  éminemment  réalisée  par  le 
sacrifice  de  la  croix. 

II.  GENÈSE  DE  LA  FOI  CATHOLIQUE.  —Plus 
l'Église  se  montre  affirmative  sur  notre  rédemption  par 
la  satisfaction  et  le  mérite  du  Christ,  plus  il  importe 
de  vérifier  les  titres  qui  assurent  à  ce  dogme  une  place 
légitime  dans  le  dépôt  delà  révélation. —  I.  Religions 
païennes.  ■ —  II.  Message  chrétien  (col.  1926).  — ■  III. 
Tradition  patristique  :  «  Perpétuité  de  la  foi» (col.  1932). 
—  IV.  Tradition  patristique  :  Essais  de  construction 
doctrinale  (col.  1938).  - —  V.  Théologie  médiévale 
(col.  1942).  —  VI.  Organisation  définitive  :  Dans 
l'Église  catholique  (col.  1947).  —  VII.  Organisation 
définitive  :  Dans  les  Églises  protestantes  (col.  1951). 

I.  Religions  païennes.  ■ —  D'après  J.  de  IVIaistre, 
la  rédemption  serait  «  une  idée  universelle  ».  Éclair- 
cissement sur  les  sacrifices,  à  la  suite  des  Soirées  de 
Saint-Pétersbourg,  Lyon,  1836,  t.  n,  p.  392,  et  il  enten- 
dait par  là,  d'une  manière  toute  spéciale,  «  la  rédemp- 
tion par  le  sang  ».  Ibid.,  p.  389.  Principe  qui,  après 
l'esquisse  du  célèbre  penseur,  allait  inspirer  l'ouvrage 
de  B.-J.  Schmitt,  Grundideen  des  Mylhus  oder  Spuren 
der  gôlllichen  gecfjenbarten  Lehre  von  der  Welterlôsung 
in  Sagen  und  Urkunden  der  àlteslen  VôUcer,  Francfort- 
sur-M'Mii,  1826,  aussitôt  traduit  en  français  par  R.-A. 
Henrion,  Paris,  1827,  dont  la  traduction  est  passée 
dans  Aligne,  Démonstrations  évangéliques,  t.  xin, 
col.  1081-1208,  sous  ce  titre  significatif  :  La  Rédemp- 
tion du  genre  humain  annoncée  par  les  traditions  et  les 
croyances  religieuses,  figurée  par  les  sacrifices  de  tous 
les  peuples. 

Ces  rapprochements,  d'où  le  traditionalisme  croyait 
pouvoir  tirer  une  apologétique,  sont  aujourd'hui 
copieusement  exploités  par  l'école  dite  religions- 
geschichllich  pour  expliquer  scientifiquement  l'idée 
chrétienne  de  rédemption,  en  la  ramenant  au  niveau 
des  autres  croyances  religieuses  dont  elle  serait  une 
forme  plus  évoluée,  sinon  même  un  plagiat.  Voir  La 
foi  en  la  rédemption  el  au  médiateur  dans  les  principales 
religions  (d'après  O.  Pfleiderer),  dans  Revue  de  l'histoire 
des  religions,  t.  iv,  1881,  p.  378-382;  t.  v,  1882,  p.  123- 
137  et  380-397;  J.-G.  Frazer,  The  scapegoat,  Londres, 
1913;  J.  Wach,  Der  Erlôsungsgedanke  und  seine 
Deutung,  Leipzig,  1922;  pour  les  religions  orientales, 
R.  Reitzenstein,  Bas  iranische  Erlôsungsmyslerium, 
Bonn,  1911,  et  Vorchrislliche  Erlôsungslehren,  Upsal, 
1922;  pour  les  religions  de  l'antiquité  gréco-romaine, 
H.  Lietzmann,  Der  Wellheiland,  Tubingue,  1908; 
J.  Toutain,  L'idée  religieuse  de  rédemption  et  l'un  de 
ses  principaux  rites  dans  l'antiquité  grecque  et  romaine, 
en  tête  de  l' Annuaire  19  16-1917  publié  par  la  Section 
des  sciences  religieuses  à  l'École  pratique  des  Hautes- 
Études;  A.  Loisy,  Les  mystères  païens  el  le  mystère 
chrétien,  Paris,   1919. 

Une  enquête  préalable  sur  le  paganisme  s'impose 
de  ce  chef  à  la  théologie,  à  titre  pour  ainsi  dire  de  pré- 
face obligatoire,  en  vue  de  maintenir  au  mystère  chré- 
tien son  indépendance  et  son  originalité.  Dans  ce  sens, 
voir  K.  Staab,  Die  Lehre  von  der  stellvertrelenden 
Genugluung  Christi,  Paderborn,  1 908,  p.  6-38  ;  E.  Krebs, 
Der  Logos  als  Heiland  im  erslen  Jahrhunderl,  Fribourg- 
en-Br.,  1910;  Semaine  internationale  d'ethnologie  reli- 
gieuse, IV*  session  (Milan,  1925),  Paris,  1920,  p.  237- 
304;  A.  Médebielle,  art.  Expiation,  dans  Dict.  de  la 
Bible,  supplément,  fasc.  12,  col.  1-48. 

1°  Principaux  thèmes.  —  Il  ne  saurait,  d'ailleurs, 
être  question  d'instituer  ici  une  étude  complète,  qui 
appartient  à  la  science  des  religions  et  mériterait  une 
monographie.  En  attendant,  il  suffit  au  théologien 
d'une   orientation   synthétique   à    travers   les   divers 


courants  du  monde  non  chrétien  dont  la  science  in- 
croyante a  principalement  voulu  tirer  parti. 

1.  Idée  générale  de  rédemption.  —  Certaines  classi- 
fications distinguent  un  groupe  de  religions  dites 
rédemptrices  ou  religions  de  salut.  A  prendre  les  choses 
de  haut,  il  n'est  pas  de  religion,  par  le  fait  que  toutes 
impliquent  un  commerce  avec  une  divinité  secou- 
rable,  qui  ne  mérite,  en  réalité,  ce  qualificatif.  Seule- 
ment rien  n'est  plus  variable  que  le  genre  de  bienfait 
qui  en  est  espéré. 

a)  Au  plus  bas  degré  de  l'échelle  se  placent  les  reli- 
gions qui  sont  ou  semblent  absorbées  par  le  souci  des 
biens  temporels.  Encore  est-il  qu'attendre  de  Dieu  ou 
des  dieux  soit  la  inarche  heureuse,  soit  le  rétablissement 
normal  des  forces  naturelles,  en  matière  de  santé,  de 
récoltes,  de  guerre  et  de  paix,  signifie  un  besoin  de 
protection  et,  s'il  y  a  lieu,  de  pitié  miséricordieuse 
auquel,  pour  humble  qu'en  soit  l'objet,  le  concept 
générique  de  rédemption  peut  convenir. 

Jusque  chez  ces  «  primitifs  »  où  l'Être  suprême  est 
indifférent  à  son  œuvre,  il  est  suppléé  dans  son  rôle  de 
Providence  terrestre  par  «  un  Sauveur  ou  Civilisa- 
teur »,  généralement  identifié  à  1'  «  Ancêtre  tribal  ». 
W.  Schmidt,  Origine  el  évolution  de  la  religion,  trad. 
A.  Lemonnyer,  Paris,  1931,  p.  258. 

b)  Sans  toujours  atteindre  un  niveau  bien  élevé,  les 
grandes  religions  classiques  donnent  déjà  plus  d'am- 
pleur, chacune  suivant  son  génie  propre,  à  la  notion 
de  salut. 

Dans  le  parsisme,  Zoroastre  découvre  à  ses  fidèles 
la  parole  divine  qui  leur  permet  de  triompher  des 
mauvais  démons.  Le  mythe  d'Héraclès  passe  commu- 
nément pour  traduire,  dans  le  monde  grec,  l'action 
tutélaire  des  dieux  contre  les  maux  qui  accablent 
l'humanité.  Plus  tard,  le  Logos  fournit  le  cadre  dans 
lequel  les  cercles  cultivés  aimaient  à  présenter  cette 
œuvre  bienfaisante,  non  sans  l'étendre  à  toutes  les 
formes  de  la  civilisation,  tandis  que  le  personnage 
populaire  de  Mercure  servait  parfois  à  revêtir  ces 
abstractions  des  couleurs  de  la  vie.  Cf.  E.  Krebs,  op. 
cit.,  p.   20-39. 

11  s'en  faut  pourtant  que  le  souci  des  réalités  maté- 
rielles y  perdit  ses  droits.  A  cet  égard,  les  souverains, 
en  tant  qu'expression  visible  de  la  Providence  divine, 
finirent,  la  flatterie  aidant,  par  accaparer  de  plus  en 
plus  le  titre  de  «  Sauveurs  ».  Voir  dans  II.  Lietzmann, 
Der  Weltheiland,  p.  1-26,  la  série  des  inscriptions  où  il 
était  abondamment  décerné  par  leurs  panégyristes 
officiels  à  toutes  sortes  de  rois  et  d'empereurs,  soit  en 
Orient,  soit  en  Occident. 

c)  Au  lieu  du  bonheur  collectif,  c'est  le  souci  de  la 
destinée  individuelle  qui  prime  dans  le.  bouddhisme. 
Il  s'agit  de  trouver  ici-bas  la  paix  intérieure,  plus 
encore  d'échapper  à  l'épreuve  des  existences  futures 
en  vue  d'atteindre  le  nirvana.  De  ce  chef,  «  la  déli- 
vrance est  la  raison  d'être  du  bouddhisme  ».  L.  de  La 
Vallée-Poussin,  Bouddhisme,  Paris,  1909,  p.  107.  Et 
le  moyen  pour  cela,  «  c'est  la  suppression  du  besoin  par 
l'anéantissement  complet  du  désir  »,  où,  dans  son 
fameux  sermon  de  Bénarès,  le  Bouddha  lui-même  pro- 
clamait avoir  trouvé  la  «  rédemption  de  son  esprit  ». 
Voir  Chantepie  de  La  Saussaye,  Manuel  d'histoire  des 
religions,  Paris,  1904,  p.  380-381. 

2.  Idée  spéciale  d'expiation.  — ■  Peu  de  religions 
cependant  —  et  peut-être  faudrait-il  dire  aucune,  à  y 
bien  regarder  ■ —  se  renferment  dans  ces  conceptions 
terre  à  terre.  Un  minimum  plus  ou  moins  consistant 
de  vie  spirituelle  y  apparaît,  de  manière  à  situer  dans 
l'ordre  moral  la  norme  des  bons  rapports  entre  Dieu 
et  l'homme,  avec  une  certaine  préoccupation  des 
moyens  propres  à  les  rétablir. 

a)  Le  péché.  - —  Rien  de  plus  rudimentaire  que  la 
notion  du  mal  chez  beaucoup  de  peuples,  où  dominent 


1923 


RÉDEMPTION.    DONNÉES    DU    PAGANISME 


1924 


les  «  tabous  ».  Voir  R.  Hertz,  Le  péché  et  l'expiation 
dans  les  sociétés  primitives,  notes  posthumes  publiées 
par  H.  Mauss,  dans  Revue  de  l'histoire  des  religions, 
t.  lxxxvi,  1922,  p.  1-60. 

Ceux-là  néanmoins  qui  semblent  aux  ethnologues 
le  plus  près  de  l'état  primitif  conçoivent  l'Être  su- 
prême comme  «  l'auteur  de  la  loi  morale  »,  parmi  les 
exigences  de  laquelle,  avec  l'observation  des  cérémo- 
nies proprement  religieuses,  figurent  «  la  soumission 
aux  anciens,  le  respect  de  la  vie  humaine,  la  défense  de 
verser  le  sang  sans  juste  motif,  la  prohibition  de  l'adul- 
tère, de  la  fornication,  des  vices  contre  nature,  des 
relations  sexuelles  avant  le  mariage,  l'honnêteté, 
l'assistance  aux  indigents  ».  W.  Schmidt,  trad.  Le- 
monnyer,  op.  cit.,  p.  337.  De  cet  ordre  par  lui  posé 
Dieu  devient  logiquement  le  gardien  et  le  vengeur, 
jusque  par  des  sanctions  dans  l'au-delà.  Ibid.,  p.  338- 
340.  Prémisses  qui  entraînent  forcément,  au  milieu  de 
bien  des  superstitions,  cf.  A.  Le  Roy,  La  religion  des 
primili/s,  Paris,  1911,  p.  215-240,  la  possibilité  d'une 
saine  appréciation  du  bien  et  du  mal. 

A  plus  forte  raison  n'est-il  pas  contestable  qu'une 
idée  saine  de  la  loi  morale  ne  fût,  en  somme,  inculquée 
aux  Égyptiens  par  la  célèbre  confession  négative 
contenue  dans  le  «  Livre  des  morts  ».  Une  vive  impres- 
sion du  péché  s'afïirme  dans  plusieurs  hymnes  védi- 
ques, cf.  Chantepie  de  La  Saussaye,  op.  cit.,  p.  344  et 
K.  Staab,  op.  cit.,  p.  8-9,  ainsi  que  dans  les  psaumes  ba- 
byloniens de  pénitence.  Voir  M.-J.  Lagrange,  Éludes 
sur  les  religions  sémitiques,  Paris,  1905,  p.  224-225.  Il  est 
notoire  que  les  «  mystères  »  grecs  et  asiatiques  répon- 
daient à  un  besoin  de  purification  que  les  cultes  offi- 
ciels ne  satisfaisaient  pas. 

b)  Remèdes  <m  péché.  —  Aussitôt  que  la  conscience 
du  péché,  pour  imparfaite  qu'elle  soit,  pénètre  dans  une 
âme  d'homme,  un  mouvement  naturel  porte  celle-ci 
au  repentir  et  à  la  prière  en  vue  d'en  obtenir  le  pardon. 
Expression  vécue  de  ces  sentiments,  les  formules  reli- 
gieuses dont  l'histoire  enregistre  le  témoignage  ne 
pouvaient  aussi  que  les  provoquer. 

Non  moins  significatif,  à  cet  égard,  et  certainement 
plus  universel  que  les  paroles  était  le  langage  des 
rites.  Or  les  cérémonies  d'ablution  ou  de  lustration, 
dont  le  taurobole  était  la  plus  expressive,  se  rencon- 
trent partout. 

En  particulier,  parmi  les  multiples  fins  du  sacrifice, 
entrait  souvent  de  la  manière  la  plus  explicite  la  puri- 
fication du  péché.  Ainsi  en  fut-il  chez  les  Sémites, 
voir  Lagrange,  op.  cit.,  p.  237,  256-258,  2G1-263; 
cf.  P.  Dhorme,  La  religion  assyro-babylonienne,  Paris, 
1910,  p.  274-275,  ainsi  que  chez  les  Grecs  et  les  Romains, 
Chantepie  de  la  Saussaye,  op.  cil.,  p.  498,  606  et  608- 
609.  W.  Schmidt,  trad.  Lemonnyer,  op.  cit.,  p.  344, 
constate  le  même  fait  chez  les  Semang  de  Malacca. 

3.  Idée  précise  de  victime  expiatoire.  —  Par-dessus 
tous  ces  moyens  individuels  se  rencontre  aussi  l'idée 
plus  ou  moins  nette  qu'une  victime  humaine  puisse 
faire  bénéficier  les  autres  de  son  immolation. 

Dans  l'antiquité  classique,  au  moment  des  grandes 
épreuves  nationales,  Origène  atteste.  Cont,  Cels.,  I,  31, 
P.  ('•.,  t.  xi,  col.  717-720,  que  l'oblation  spontanée 
d'un  chef  à  la  mort  passait  pour  être  le  suprême  sacri- 
fice qui  détournait  la  colère  des  dieux.  Les  annales  de 
la  vieille  Home  ont  immortalisé  le  souvenir  de  l'héroï- 
que dévouement  des  trois  Décius.  Voir  A.  Bouché- 
Leclcrcq,  art.  Devotio,  dans  Daremberg  et  Saglio,  Dict. 
des  antiquités,  I.  n,  p.  117-119.  Même  contrainte,  la 
mort  prenait  parfois  la  même  valeur.  Là  sans  doute 
est  la  principale  raison  des  sacrifices  humains,  (pie  le 
paganisme  a  si  souvent  pratiqués.  Un  des  plus  régu- 
liers et  des  plus  connus  -  dont  quelques  répliques  se 
retrouvent,  du  reste,  ailleurs  —  est  le  «  saut  de  Lcu- 
cade  »,  OÙ  un  condamné  était  jeté  à  la  mer,  en  la  fête 


annuelle  d'Apollon,  afin  de  conjurer  le  péril  éventuel 
des  vengeances  divines.  Coutume  barbare  où  J.  Tou- 
tain,  loc.  cil.,  p.  1-18,  veut  retrouver  en  germe  «  l'idée 
religieuse  de  la  rédemption  ». 

A  cette  catégorie  se  rattacherait  le  culte  des  dieux 
morts  et  ressuscites,  dont  les  «  mystères  »  faisaient 
revivre  annuellement,  sous  les  yeux  de  leurs  fidèles,  la 
tragique  destinée  :  Osiris  en  Egypte,  Dionysos  en 
Grèce,  Adonis  à  Byblos  (ou  à  Babylone  sous  le  nom 
de  Tammouz),  Attis  en  Phrygie.  Voir  Fr.  Cumont,  Les 
religions  orientales  dans  le  paganisme  romain,  Pa- 
ris, 1907.  Textes  dans  M.  Brùckner,  Dcr  slcrbendc  und 
auferstehen.de  Gottheiland,  Tubingue,  1908,  et  J.  Leo- 
poldt,  Slerbende  und  aujerslehende  Gôller,  Leipzig, 
1923. 

2°  Examen  critique.  —  Il  est  difficile  que  la  simple 
exposition  des  faits  dont  se  réclament  les  écoles  com- 
paratistes  n'ait  pas  pour  effet  de  montrer  combien  ils 
sont  loin  du  dogme  chrétien.  Une  critique  attentive 
du  dossier  achève  de  fortifier  aisément  cette  impres- 
sion. 

1.  Règles  générales  de  méthode.  — ■  Chaque  fois  qu'il 
s'agit  de  comparer  des  croyances  ou  des  institutions 
religieuses  pour  en  chercher  le  rapport,  il  faut  avant, 
tout  se  rappeler  quelques  règles  primordiales  qui  com- 
mandent le  cas. 

De  toute  évidence,  on  ne  saurait  entreprendre  de 
rapprocher  que  des  faits  bien  établis  et  des  valeurs  du 
même  ordre.  Il  faut,  par  conséquent,  ne  pas  être  dupe 
de  ces  enquêtes  factices  où  sont  recueillis  sans  contrôle 
des  témoignages  de  toutes  mains,  où  les  interpréta- 
tions problématiques  se  mêlent  aux  constatations 
exactes,  où  l'on  généralise  à  plaisir  ce  qui  n'est  vérifié 
que  de  certains  temps  ou  de  certains  lieux. 

Autant  qu'à  ces  falsifications  matérielles  il  importe 
de  prendre  garde  à  ces  déformations  plus  subtiles  qui 
consistent  à  fausser  les  données  du  problème  en  négli- 
geant les  différences  qui  peuvent  exister  entre  les 
termes  en  cause  pour  n'en  retenir  que  les  ressem- 
blances. En  matière  d'idées  religieuses  plus  qu'ail- 
leurs, ce  n'est  pas  la  lettre  qui  compte,  mais  l'esprit, 
et  il  est  non  moins  clair  qu'on  ne  peut  validement 
songer  à  les  mettre  en  parallèle  qu'en  les  prenant  su  b 
eodem  respeclu. 

Une  fois  les  prémisses  dûment  reconnues,  il  reste  à 
n'en  pas  forcer  les  conclusions.  On  doit,  par  exemple, 
tenir  pour  un  «  abus  critique  »  des  plus  caractérisés 
«  la  confusion  si  fréquente  entre  analogie  et  dépen- 
dance historique  ou  emprunt  ».  H.  Pinard  de  La  Boul- 
laye,  L'élude  comparée  des  religions,  t.  i,  Paris,  1922, 
p.  474-475.  Car  il  est  toujours  possible  qu'une  même 
cause,  ici  un  «  climat  »  spirituel  plus  ou  moins  sem- 
blable, explique  la  production  simultanée  de  ces 
effets. 

Il  ne  faut  pas  moins  exclure,  avec  le  même  auteur, 
ibid.,  p.  477,  «  ce  présupposé  aussi  gratuit  qu'une  reli- 
gion divine  dans  son  origine  ne  doive  présenter  aucune 
analogie  avec  les  religions  d'origine  humaine.  Bien  au 
contraire,...  il  est  essentiel  à  la  religion  vraie  de  donner 
satisfaction  à  tous  les  besoins  vraiment  humains,  à 
une  religion  surnaturelle  de  répondre  à  toutes  les  aspi- 
rations naturelles,  de  s'adapter,  à  l'heure  où  elle  se 
présente,  à  tout  ce  qui  est  sain  et  de  ne  se  présenter 
qu'au  moment  où  les  âmes  sont  disposées  en  quelque 
mesure   à    l'accepter.    » 

Ce  qui  semblait  objection  devient  ainsi  la  marque 
d'  «  une  préparation  providentielle  »,  à  la  fois  auto- 
risée par  la  raison  cl  suggérée  par  l'histoire.  «  Inca- 
pable d'abandonner  purement  et  simplement  aucune 
des  âmes  qu'il  a  créées,  Dieu  aurait  départi  sa  lumière 
aux  philosophes  de  la  genlililé,  comme  il  le  faisait 
avec  plus  d'abondance  en  faveur  du  peuple  élu;  il 
aurait  favorisé  la  diffusion  des  meilleures  doctrines 


1925 


RÉDEMPTION.    DONNÉES    DE    L'ANCIEN    TESTAMENT 


1926 


et  de  la  sorte  préparé  les  voies  a  l'Évangile...  Bref,  sans 
supprimer  les  facteurs  humains,  il  les  aurait  utilisés  et 
dirigés,  conformément  à  un  plan  dont  les  grandes  lignes 
se  laissent  entrevoir.  » 

2.  Principaux  cas  d'espèce.  —  Une  idée  multiforme 
comme  l'est  celle  de  rédemption  rend  l'usage  de  ces 
préceptes  d'une  saine  méthode  particulièrement 
nécessaire  et  bienfaisant.  De  ce  chef,  tous  les  faits  de 
la  première  catégorie  doivent  être  exclus  d'emblée 
comme  n'étant  pas  ad  rem.  La  rédemption  chrétienne, 
en  effet,  est  autre  chose  que  le  concept  d'une  Provi- 
dence bienveillante  ou  vaguement  libératrice,  et  cela 
non  seulement  parce  qu'elle  se  réfère  à  la  personne  du 
Christ,  mais  parce  qu'elle  porte  sur  un  objet  tout 
différent.  îl  ne  s'agit  pas  ici  d'échapper  aux  misères  de 
l'existence,  mais  de  parer  au  désordre  introduit  par 
les  défaillances  coupables  du  libre  arbitre  :  la  carence 
de  l'humanité  religieuse  à  l'égard  de  ceci  apparaît 
d'autant  plus  sensible  que  croît  davantage  sa  préoc- 
cupation de  cela. 

Au  contraire,  le  sens  du  péché,  la  présence  de  for- 
mules ou  de  rites  d'expiation,  dans  la  mesure  même 
où  ils  sont  établis,  sont  l'indice  normal  du  besoin 
auquel  le  dogme  chrétien  de  la  rédemption  a  précisé- 
ment pour  but  de  satisfaire.  Les  faits  de  ce  genre  sont 
donc  à  retenir  comme  une  disposition  psychologique 
plus  ou  moins  lointaine  à  l'égard  du  christianisme, 
mais  tout  aussi  incapable  d'en  expliquer  la  naissance 
que  l'appétit  de  créer  l'aliment  ou  la  maladie  de  faire 
arriver  le  médecin.  D'autant  que  ces  parties  saines  où 
se  traduisait,  jusque  dans  le  paganisme,  l'action  de  la 
religio  perennis  restèrent  elles-mêmes  toujours  de 
caractère  très  mêlé. 

Seule  donc  serait  proprement  en  relation  directe 
avec  le  problème  tel  que  la  foi  chrétienne  le  pose  et  le 
résout  l'idée  d'une  médiation  à  fins  expiatoires.  Idée 
suffisamment  naturelle,  au  demeurant,  [jour  qu'il  n'y 
ait  pas  lieu  de  s'étonner  que  la  conscience  humaine  en 
ait  eu  quelques  soupçons. 

Mais  on  chercherait  vainement  une  religion  où  elle 
ait  pris  corps.  Les  victimes  contraintes  n'ont  trop 
manifestement  rien  de  commun  avec  l'oblation  per- 
sonnelle du  Christ  sur  la  croix.  Bien  qu'elle  se  meuve 
sur  un  plan  supérieur  et  soit,  dès  lors,  beaucoup  plus 
rare,  la  notion  d'après  laquelle  un  chef  devrait  se  vouer 
aux  dieux  infernaux  pour  le  salut  des  siens  relève  d'un 
tout  autre  concept  religieux  que  l'expiation  du  péché. 
Prendre  pour  une  identité  une  lointaine  et  grossière 
analogie  serait  le  pire  des  contre-sens. 

En  tout  cas,  le  culte  des  dieux  morts  et  ressuscites 
mérite  moins  que  tout  autre  d'entrer  en  ligne  de 
compte.  Car  «  l'idée  que  le  dieu  meurt  et  ressuscite 
pour  conduire  ses  fidèles  à  la  vie  éternelle  n'existe 
dans  aucune  religion  hellénique  à  mystères.  Cette  vic- 
toire du  dieu  sur  la  souffrance  et  la  mort  est  bien  pour 
l'initié...  le  symbole  et  la  garantie  d'une  vie  bienheu- 
reuse dans  l'au-delà...  Mais  la  mort  du  Dieu  n'est  pas 
un  sacrifice  expiatoire.  »  A.  Boulanger,  Orphée, 
Paris,  1925,  p.  102.  D'ailleurs,  «  avant  l'ère  chré- 
tienne »,  d'après  Éd.  Meyer,  Ursprung  und  Anfdnge 
des  Chrislenlums,  t.  m,  Stuttgart  et  Berlin,  1923, 
p.  393,  «  l'épithète  de  Sôler  n'est  nullement  caracté- 
ristique de  ces  divinités  ».  Pour  une  discussion  détail- 
lée, voir  B.  Allô,  Les  dieux  sauveurs  du  paganisme 
gréco-romain,  dans  Revue  des  sciences  phil.  et  llie'ol., 
t.  xv,  1926,  p.  5-34;  L.  de  Grandmaison,  Dieux  morls 
et  ressuscites,  dans  Jésus-Christ,  Paris,  1931,  t.  il, 
p.  510-532;  A.  Médebielle,  art.  Expiation,  col.  9-13 
et  44-48. 

Si  donc  il  est  possible  de  relever  dans  les  religions 
païennes,  particulièrement  au  début  de  notre  ère,  une 
certaine  «  aspiration  vers  le  christianisme  »,  H.  Pinard 
de  La  Boullaye,  op.  cit.,  p.  479,  nulle  part  on  ne  peut 


y  découvrir  «  une  fermentation  religieuse  capable  de 
le  produire  tel  quel  ». 

II.  Message  chrétien.  —  Tandis  que,  dans  le 
paganisme,  la  rédemption  n'était,  au  mieux,  qu'une 
vague  tendance  ou  un  obscur  pressentiment,  la  révé- 
lation chrétienne  allait  en  faire  une  réalité.  Voir  Le 
dogme  de  la  rédemption.  Essai  d'étude  historique,  p.  29- 
99;  Étude  théologique,  p.  25-71. 

1°  Données  préparatoires  de  l'Ancien  Testament.  — 
Entre  certaine  théologie  qui  la  majorait  à  plaisir  et  la 
critique  moderne  qui  voudrait  la  réduire  presque  à 
rien,  la  portée  religieuse  de  la  Loi  judaïque  est  exac- 
tement marquée  par  la  parole  de  l'Apôtre  :  Umbram 
habens  Lex  fulurorum  bonorum.  Hebr.,  x,  1.  Vue  de 
croyant  que  vérifient  les  observations  de  l'historien. 

1.  Le  peuple  de  Dieu.  —  Avec  la  connaissance  du 
Dieu  unique  et  de  la  loi  morale  qu'il  devait  au  Déca- 
logue,  il  est  incontestable  qu'Israël  eut  en  mains 
tous  les  éléments  pour  acquérir  une  vraie  notion  du 
péché.  Que  ces  principes  n'aient  pas  toujours  été  mis 
en  pratique  et  se  soient  trop  souvent  associés  à  bien 
des  superstitions,  ce  n'est  guère  douteux  :  ils  n'en 
étaient  pas  moins  posés  et  ne  pouvaient  donc  pas  ne 
pas  exercer  une  certaine  action. 

Comme  remède  au  péché,  en  même  temps  que  la 
pénitence  que  ne  cessaient  de  recommander  les  pro- 
phètes, ainsi  Is.,  i,  11-18;  Jer.,  m,  22;  Joël,  i,  12,  et 
les  bonnes  œuvres,  .1er.,  vu,  ,">-7;  Dan.,  iv,  24,  la  Loi 
offrait  à  la  conscience  juive  diverses  variétés  de  sacri- 
fices. Voir  A.  Médebielle,  art.  Expiation,  col.  48-81. 
Les  critiques  dirigées  contre  ceux-ci  par  quelques  pro- 
phètes, Ain.,  v,  25:  .1er.,  vu,  22;  Mal.,  i,  7-8,  ou  psal- 
mistes,  Ps.,  xi.ix,  8-10  et  L,  17-18,  visaient  des  abus  et 
non  pas  l'institution,  Non  moins  qu'à  des  impuretés 
purement  légales  ou  à  des  manquements  rituels,  ils 
s'appliquaient  aussi  à  des  fautes  morales  proprement 
dites.  En  assurant  le  pardon  divin,  ils  entretenaient 
de  la  sorte  un  sentiment  de  culpabilité  dans  les  âmes 
religieuses  et  il  n'est  pas  jusqu'à  leur  multiplicité 
même  qui  ne  put  déjà,  comme  devait  l'observer  Hebr., 
x,  1-4,  donner  l'intuition  d'un  déficit. 

2.  L'avenir  messianique.  —  Cette  paix  avec  Dieu,  à 
laquelle  tendait  sa  vie  normale,  Israël  l'attendait  sur- 
tout de  l'avenir,  lui  effet,  parmi  les  biens  de  l'époque 
messianique  entrait  la  rémission  des  péchés,  ls.,  rv,  3 
et  xxxiii,  21;  .1er.,  xxxi,  34  et  xxxm,  8.  Par  où  il 
faut  entendre,  avec  l'exemption  île  la  vindicte  divine, 
un  état  intérieur  de  sainteté  qui  rendrait  enfin  le 
peuple  élu  digne  de  sa  vocation.  l'.z.,  xxxvi,  24-25; 
Os.,  ii,  16-21. 

Au  lieu  de  reporter  l'origine  de  cette  grâce  à  la  seule 
miséricorde,  Isaïe,  lui,  1-12,  l'attribue  aux  souf- 
frances expiatoires  d'un  «  serviteur  »  de  Jahvé,  qu'il 
représente  comme  une  victime  innocente  broyée  pour 
les  crimes  du  peuple  et  lui  obtenant  le  pardon  par 
la  vertu  de  son  sacrifice.  Haute  et  mystérieuse  figure 
dont  la  critique  admet  de  plus  en  plus  que  les  traits 
ne  peinent  convenir  qu'au  Messie.  Voir  art.  Mes- 
sianisme, t.  x,  col.  1474-1476;  A.  Médebielle,  art. 
Expiation,  col.  90-101).  Dès  là  qu'il  aurait  suffi  de  quel- 
ques justes  pour  préserver  Sodome,  Gen.,  xviii,  22- 
33,  cf.  Ex.,  xxx,  11-15,  rien  d'étonnant  à  ce  que  le 
juste  par  excellence  procure  aux  siens  le  même  bien- 
fait. 

Il  est  vrai  que  la  tradition  judaïque  ne  devait  pas 
s'ouvrir  à  cette  révélation  précoce  des  peines  rédemp- 
trices du  Messie  futur.  Voir  Judaïsme,  t.  vm,  col.  1628- 
1634;  J.  Bonsirven.  Les  idées  juives  au  temps  de 
Notre-Seigneur,  Paris,  1934,  p.  160-162;  Le  judaïsme 
palestinien  au  temps  de  Jésus-Christ,  Paris,  1935,  t.  i, 
p.  380-386.  Ce  qui  s'expl  ique  par  les  préjugés  nationaux 
d'Israël. 

On  y  retient  du  moins  le  principe  général  de  cette 


1927 


RÉDEMPTION.    ENSEIGNEMENT    DE    JESUS 


1928 


réversibilité  des  souffrances  et  des  mérites.  C'est  ainsi 
que  le  sang  des  jeunes  Machabées,  martyrs  de  leur 
attachement  à  la  Loi,  est  tenu  pour  un  àvTÎ<JjuX°v, 
IV  Mac,  vi,  28-29;  xvn,  20-23,  et  qu'à  ce  titre  leur 
mort  devient  pour  tout  le  peuple  une  source  de  salut 
et  de  propitiation.  II  Mac,  vu,  37-38.  Un  terrain  favo- 
rable était  préparé  par  là,  où  le  germe  chrétien  trou- 
verait à  s'enraciner. 

2°  Enseignement  de  Jésus.  —  Dans  sa  prédication 
sotériologique  il  n'est  pas  douteux  que  Jésus  n'ait  fait 
entrer,  en  un  rang  spécial,  le  mystère  de  sa  mort. 

1.  L' Évangile.  —  Conscient  d'être  «  envoyé  vers  les 
brebis  perdues  de  la  maison  d'Israël  »,  Matth.,  xv,  24, 
plus  que  cela  désireux  de  soulager  ceux  qu'écrase 
le  poids  de  leurs  peines,  ibid.,  xi,  28,  Jésus  annonce  à 
tous  «  les  secrets  du  royaume  »,  ibid.,  xm,  11,  et  les 
conditions  pour  y  accéder.  A  mots  couverts,  il  se 
donne,  en  particulier,  comme  le  médecin  des  pécheurs, 
Marc,  n,  17,  et  il  en  fournit  la  preuve  en  réhabilitant 
des  courtisanes  ou  des  publicains.  Tout  son  Évangile 
est,  dès  lors,  un  message  de  salut,  dont  la  répercussion 
intéresse  jusqu'à  nos  destinées  éternelles  :  suivant 
qu'on  aura  confessé  ou  renié  son  nom  devant  les 
hommes,  on  le  sera  par  lui  devant  le  Père  qui  est  aux 
cieux,  Matth.,  x,  32;  sa  parole  ne  laisse  pas  d'autre 
alternative  que  d'être  sauvé  ou  condamné.  Marc, 
xvi,  16. 

Mais  bientôt  la  résistance  des  pharisiens  l'oblige  à 
prévoir,  pour  sa  carrière,  le  dénouement  tragique  de 
celle  des  anciens  justes,  Matth.,  xxm,  35,  et  naguère 
encore  de  Jean,  ibid.,  xvn,  12.  A  partir  de  la  confes- 
sion de  Césarée,  ibid.,  xvi,  21,  il  «  commence  »  à  faire 
envisager  sa  mort  aux  disciples  étonnés  comme  une 
partie  intégrante  de  sa  mission,  en  vertu  d'un  vouloir 
divin  qui  lui  en  fait  un  devoir  exprimé  par  la  formule 
impérative  8eï.  Tous  les  synoptiques  sont  d'accord 
pour  lui  prêter  une  triple  série  de  prédictions  où 
s'affirme  cette  idée  :  Matth.,  xvi,  21-22;  xvn,  22-23; 
xx,  17-19  et  parallèles. 

Rien  qu'à  cette  insistance  on  pourrait  deviner  que 
sa  mort  a  un  rôle  essentiel  à  jouer  dans  l'économie  de 
l'œuvre  messianique.  Jésus  s'en  explique  formelle- 
ment quand  il  déclare,  en  réponse  à  l'ambition  des  fils 
de  Zébédée,  être  venu  «  pour  donner  son  âme  en  ran- 
çon pour  beaucoup  »,  Matth.,  xx,  28  ;  Marc,  x,  45  ;  puis 
à  la  dernière  cène,  quand  il  présente  son  sang  comme 
le  sang  de  l'alliance  répandu  pour  beaucoup,  Marc,  xiv, 
24  et  Luc,  xxn,  20,  cf.  I  Cor.,  xi,  25  —  ces  deux  der- 
niers récits  le  font  également  parler  en  termes  sem- 
blables de  son  corps  —  en  rémission  de  leurs  péchés, 
précise  Matth.,  xxvi,  28  :  mots  d'autant  plus  suggestifs 
qu'ils  faisaient  corps  avec  une  institution. 

Volontiers  Jésus  s'appliquait  l'oracle  d'Isaïe  sur  le 
serviteur  de  Jahvé.  Luc,  iv,  17-21  ;  xxn,  37.  En  assu- 
mant la  mission  de  victime  expiatoire,  on  voit  qu'il 
entendait  la  réaliser  jusqu'au  bout. 

A  la  forme  près,  le  quatrième  évangile  donne  au 
message  du  Christ  les  mêmes  traits  essentiels.  Jésus  y 
résume  son  ministère  de  sauveur  en  se  posant  comme 
«  la  voie,  la  vérité  et  la  vie  ».  xiv,  6.  L'obligation  de  se 
rattacher  à  lui  par  la  foi  en  sa  parole,  vi,  68,  s'explicite 
en  celle  d'une  union  organique,  analogue  à  celle  qui 
existe  entre  la  vigne  et  les  sarments,  xv,  1-6.  Ce  qui 
suppose  une  véritable  renaissance,  ni,  3-8,  en  vue 
de  participer  à  la  vie  même  de  Dieu.  vi.  40  et  57. 
Tout  cela  grâce  au  don  que  le  Père  nous  fait  de  son 
Fils,  m,  10-17;  vi,  32-39.  Mais  l'ouvre  de  celui-ci  ne 
s'achève  que  dans  le  mystère  de  sa  mort,  qui  est  tout 
;i  la  fois  pour  nous  un  exemple  d'héroïsme,  x,  11-18; 
xii,  24-25,  et  un  sacrifice  de  sanctification,   xvn,  19. 

Cette  convergence  des  relations  évangéliques  esl  la 
preuve  d'une  tradition  ferme  où  se  reflète  l'enseigne- 
ment personnel  de  Jésus. 


2.  Positions  de  la  critique.  —  Si  les  déclarations  du 
Christ  relatives  à  son  œuvre  morale  ou  mystique  ne 
souffrent  guère  de  difficultés,  il  en  est  autrement  de 
celles  qui  concernent  le  rôle  de  sa  mort  et  le  sens  de 
sacrifice  expiatoire  que  la  foi  chrétienne  y  a  reconnu. 

a)  Forme  ancienne.  —  Longtemps  la  critique  s'est 
exercée  dans  l'ordre  exclusivement  rationnel,  en  vue 
d'arracher  leur  signification  dogmatique  aux  textes 
en  question.  Après  Socin,  il  se  trouve  encore  des  mo- 
dernes pour  prétendre  que  se  donner  comme  rançon 
n'était  pour  Jésus  qu'une  manière  de  laisser  entendre 
l'influence  de  son  amour  sur  les  cœurs.  Quant  à  l'al- 
liance nouvelle,  d'après  J.  Holtzmann  et  d'autres, 
l'effusion  de  son  sang,  comme  celui  des  victimes 
offertes  pour  inaugurer  la  première,  Ex.,  xxiv,  8, 
n'aurait  pas  d'autre  but  que  de  la  sceller.  Voir  A.  Mé- 
debielle,  art.  Expiation,  col.  130-133  et  137-145. 

Pareille  exégèse  fait  évidemment  violence  au  sens 
obvie  de  ces  passages.  Bien  que  peu  explicite,  la 
«  rançon  »  ne  peut  raisonnablement  se  comprendre 
que  d'une  valeur  objective  offerte  en  vue  de  notre 
délivrance,  de  manière  à  sauvegarder,  sans  sortir  du 
sens  littéral  par  un  rapprochement  factice  avec  Matth., 
xvi,  26,  un  minimum  d'analogie  avec  l'image  initiale 
d'un  rachat  de  captifs. 

Quant  à  la  «  nouvelle  alliance  »,  toute  l'économie  de 
la  doctrine  evangélique  atteste  que  Jésus  en  est  l'au- 
teur et  non  pas  seulement  le  héraut.  En  donnant  à 
l'efîusion  de  son  sang  «  la  rémission  des  péchés  »  pour 
objet,  saint  Matthieu  ne  fait  que  dégager  ce  que  les 
textes  moins  complets  des  autres  relations  contien- 
nent implicitement. 

b)  Forme  actuelle.  —  Aussi  bien  l'interprétation 
traditionnelle  a-t-clle  désormais  partie  gagnée.  C'est, 
en  effet,  la  densité  dogmatique  de  ces  paroles  qui 
devient  inacceptable  à  la  critique  d'aujourd'hui  et 
paraît  dénoncer  l'influence  de  saint  Paul. 

Mais,  outre  que  la  dépendance  de  nos  évangiles  à 
l'égard  du  paulinisme  est  une  hypothèse  gratuite,  on 
ne  comprend  guère,  si  elle  était  réelle,  pourquoi  elle 
se  manifesterait  d'une  manière  aussi  rare  et  aussi  peu 
caractéristique  :  l'imprécision  même  des  paroles  prê- 
tées à  Jésus  est  une  garantie  de  fidélité.  Bien  au 
contraire,  en  ce  qui  concerne  le  souvenir  de  la  dernière 
cène,  l'Apôtre  lui-même  se  réfère  expressément  à  la 
tradition,  I  Cor.,  xi,  23.  Voir  C.  van  Crombrugghe, 
De  soleriologiœ  chrislianœ  primis  fontibus,  Louvain, 
1905,  p.  24-67. 

En  réalité,  cette  objection  tient  beaucoup  moins  à 
des  difficultés  positives  qu'à  certains  postulats  sur 
la  prétendue  forme  authentique  de  l'Évangile.  Si  le 
message  du  Christ  eût  été,  comme  on  l'a  voulu,  com- 
plètement dominé  par  la  fausse  perspective  d'une 
parousie  prochaine,  il  est  clair  que  la  notion  de 
mort  expiatoire  ne  pourrait  y  avoir  ni  place  ni  sens. 
A.  Loisy,  L'Évangile  et  l'Église,  1903,  p.  115-117.  Mais 
cet  eschatologisme  exclusif  n'est  qu'une  simplification 
arbitraire  —  et,  de  ce  chef,  pour  une  bonne  part  déjà 
périmée  —  des  textes  et  des  faits. 

Plus  fantaisiste  encore  est  la  prétention  de  ramener 
le  Jésus  de  l'histoire  à  la  taille  d'un  simple  agitateur 
national,  dont  toute  l'ambition  eût  été  de  secouer  le 
joug  romain.  Lancé  par  H.  Eisler  (1929-1930),  sur  la 
foi  d'un  «  Josèphe  slave  »  tardif  et  sans  autorité,  ce 
système  ne  mérite  pas  d'être  pris  en  considération.  Voir 
M.-.T.  Lagrange,  dans  Revue  biblique,  1930,  p.  29-46; 
R,  Draguet,  dans  Revue  d'histoire  ceci.,  t.  xxvi,  1930, 
p.  833-879;  M.  Goguel,  dans  Revue  d'hist.  et  de  phil. 
Tel.,  I.  x,  1930,  p.  177-190.  Pas  davantage  la  preuve  de  la 
même  conception  demandée  par  J.  Tunnel,  Histoire 
des  dogmes,  t.  i.  p.  305-321,  à  la  dissection  interne  du 
Nouveau  Testament.  Il  n'est  pas  jusqu'à  Ch.  Guigne- 
bert,  dans  Revue  historique,  t.  clxxi,  1933,  p.  567- 


1929 


RÉDEMPTION.    DOCTRINE    DE    SAINT    PAUL 


1930 


56:>,  qui  ne  traite  cette  méthode  géométrique  avec 
une  juste  sévérité. 

Au  nom  d'une  sélection  inverse,  les  protestants  libé- 
raux ne  veulent  connaître  de  la  prédication  de  Jésus 
que  ses  appels  à  la  pénitence  et  cette  révélation  incon- 
ditionnée du  Dieu  Père  dont  la  parabole  de  l'enfant 
prodigue  est  éminemment  l'expression.  De  quoi  ils 
s'autorisent  pour  exclure  comme  contradictoire 
l'éventualité  d'une  satisfaction  préalable  dont  sa 
mort  serait  le  moyen.  Voir  A.  Sabatier,  La  doctrine 
de  l'expiation  et  son  évolution  historique,  p.  21-27.  Mais 
ces  deux  aspects  de  l'Évangile  ne  s'opposent  pas.  On 
peut  donc  et  il  faut  également  retenir,  pour  les  com- 
pléter l'une  par  l'autre,  la  promesse  du  pardon  divin 
et  la  médiation  du  Fils  qui  en  est  la  condition. 

Parmi  les  «  erreurs  des  modernistes  »  figure  la  sui- 
vante :  Doctrina  de  morte  piaculari  Christi  non  est 
evangelica,  sed  lanlum  paulina.  Décret  Lamenlabili, 
n.  38,  Denzinger-Bannwart,  n.  2038.  En  condamnant 
cette  position  pour  faire  du  Christ  en  personne  la 
source  de  sa  foi  au  mystère  de  la  rédemption,  loin 
d'avoir  rien  à  redouter  d'une  saine  critique,  l'Église 
garde  sur  les  systèmes  adverses  l'avantage  de  rester 
fidèle  à  l'Évangile  dans  toute  son  intégrité. 

3°  Témoignage  des  Apôtres.  —  «  Scandale  pour  les 
juifs  et  folie  pour  les  païens  »,  I  Cor.,  i,  23,  le  sacrifice 
de  la  croix,  dont  le  Maître  leur  avait  découvert  le 
secret,  ne  laisse  pas  d'être,  pour  les  Apôtres,  un  des 
objets  principaux  de  leur  prédication. 

1.  Foi  de  la  primitive  Église.  —  Destiné  d'abord  à 
des  juifs,  le  message  des  premiers  disciples  commence, 
tout  naturellement,  par  se  mouvoir  dans  les  cadres 
messianiques,  mais  élargis  sous  l'action  de  l'esprit 
chrétien.  Si  donc  Jésus  est  annoncé  comme  le  Messie, 
Act.,  m,  13,  il  est  en  même  temps  donné  comme  Sau- 
veur, iv,  1 1,  et  le  bienfait  primordial  qu'il  garantit  aux 
siens  est  la  rémission  des  péchés,  v,  31  ;  cf.  il,  38;  m, 
19  et  26;  x,  43  (dans  la  bouche  de  saint  Pierre);  xin, 
38-39  (sur  les  lèvres  de  saint  Paul). 

Cette  grâce  de  salut  est  mise  en  étroite  relation 
avec  la  mort  du  Christ.  Si  les  Apôtres  avaient  d'abord 
partagé  sur  ce  point  les  préjugés  de  leurs  contempo- 
rains, cf.  Matth.,  xvi,  22,  et  s'il  avait  fallu  que  Jésus 
lui-même,  après  sa  résurrection,  «  leur  ouvrît  l'esprit 
pour  comprendre  les  Écritures  »,  Luc,  xxiv,  45, 
cf.  ibid.,  25-28,  ils  avaient  fini  par  élever  leur  intelli- 
gence au  niveau  de  cette  révélation.  Aussi  les  voit-on 
associer  le  drame  du  Calvaire  à  l'œuvre  messianique 
du  Maître  comme  répondant  à  «  un  dessein  arrêté  de 
Dieu  ».  Act.,  n,  23;  iv,  28. 

Au  nombre  des  prophéties  dans  lesquelles  s'exprime 
ce  plan  divin,  Act.,  m,  18;  xm,  27  et  xxvi,  22-23,  le 
c.  lui  d'Isaïe  tenait  un  rang  spécial,  vin,  28-36.  En 
même  temps  que  le  fait  providentiel  de  la  passion, 
comment  aurait-il  pu  ne  pas  en  faire  apparaître  égale- 
ment le  sens  rédempteur? 

Sous  ces  diverses  influences,  la  catéchèse  primitive 
dont  saint  Paul  résume  la  teneur,  I  Cor.,  xv,  3,  por- 
tait «  que  le  Christ  est  mort  pour  nos  péchés  selon  les 
Écritures  ».  Témoignage  que  les  critiques  les  moins 
confessionnels  s'accordent  à  tenir  pour  décisif.  Voir 
J.  Holtzmann,  Lchrbuch  der  N.  T.  Théologie,  Fri- 
bourg-en-Br.,  1897,  t.  i,  p.  366-367;  Ad.  Harnack, 
Das  Wesen  des  Chrislentums,  Leipzig,  1900,  p.  97. 

2.  Doctrine  de  saint  Paul.  —  Gardien  de  cette  foi, 
qu'il  transmettait  comme  il  l'avait  reçue,  l'Apôtre  des 
gentils  allait,  en  outre,  la  développer  sous  ses  diverses 
faces,  jusqu'à  l'encadrer  dans  une  large  et  riche  théo- 
logie. Voir  Éd.  Tobac,  Le  problème  de  la  justification 
dans  saint  Paul,  Louvain,  1908,  p.  131-225;  F.  Prat, 
La  théologie  de  saint  Paul,  t.  il,  10e  éd.,  Paris,  1925, 
p.  191-277;  R.  Bandas,  The  masler-idea  of  saint  Paul's 
Epislles   or  the  Rédemption,  Bruges,   1925.   Doctrine 


complexe,  au  demeurant,  qui  pose,  dans  le  détail, 
force  problèmes  d'exégèse  ou  de  spéculation,  et  qu'on 
ne  peut  exposer  ici  que  per  summa  capita. 

A  la  base  de  cette  synthèse  doctrinale,  il  va  de  soi 
qu'on  suppose  l'authenticité  des  lettres  communé- 
ment reconnues  à  saint  Paul.  Le  morcellement  dont 
A.  Loisy,  La  naissance  du  christianisme,  Paris,  1933  et 
Remarques  sur  la  littérature  épistolaire  du  Nouveau  Tes- 
tament, Paris,  1935,  emprunte  le  programme  à  «  H.  De- 
lafosse  »  (J.  Turmel),  Les  écrits  de  saint  Paul,  Paris, 
1926-1928,  n'est  qu'une  de  ces  créations  subjectives 
qui  ont  toutes  les  chances  d'appartenir  à  la  catégorie 
des  systèmes  mort-nés. 

a)  La  mort  du  Christ  dans  l'économie  du  salut.  — 
Dès  la  première  de  ses  épîtres,  où  la  perspective  du 
jugement  tient  encore  tant  de  place,  l'Apôtre  évoque 
la  parousie  du  Fils  de  Dieu,  en  rappelant  qu'il  «  nous 
a  préservés  de  la  colère  à  venir  ».  I  Thess.,  i,  10.  Un 
peu  plus  tard,  il  parle  des  chrétiens  comme  rachetés 
au  prix  de  son  sang,  I  Cor.,  vi,  20;  vu,  22-23.  Priser 
vation  et  rachat  qui  s'entendent,  il  va  de  soi,  clans 
l'ordre  spirituel;  «  car  Dieu  dans  le  Christ  se  réconci- 
liait les  hommes,  ne  leur  imputant  plus  leurs  péchés  ». 
II  Cor.,  v,  19. 

Ces  traits  épars  vont  prendre,  au  début  de  l'épître 
aux  Romains,  les  proportions  d'une  synthèse  gran- 
diose et  destinée  a  rester  classique.  Aux  deux  régimes 
de  l'ancienne  économie  religieuse,  loi  naturelle  et  loi 
mosaïque,  l'une  aussi  bien  que  l'autre  impuissantes  à 
nous  justifier,  s'oppose  le  régime  nouveau  du  salut 
gratuit  qui  nous  vient  par  le  moyen  de  la  rédemp- 
tion dans  le  Christ  Jésus  »,  Rom.,  in,  23-24,  «lequel  fut 
livré  pour  nos  fautes  et  ressuscita  pour  notre  justifi- 
cation ».  Ibid.,  iv,  25. 

•<  Justifiés  dans  son  sang,  à  plus  forte  raison  serons- 
nous  sauvés  de  la  colère  par  lui.  »  Ibid.,  v,  9.  La  mort 
du  Christ  devient  un  principe  subjectif  de  réconfort 
pour  le  croyant  sur  qui  pèse  l'angoisse  de  son  péché, 
mais  parce  qu'elle  est,  au  préalable,  le  moyen  objectif 
choisi  par  l'amour  de  Dieu  pour  nous  en  obtenir  la 
rémission. 

Tout  cet  exposé  du  plan  divin  aboutit  au  parallèle 
des  deux  Adam.  Rom.,  v,  12-21.  Du  premier  nous 
n'héritons  pas  seulement  la  mort,  mais  un  véritable 
péché  qui  entraîne  une  condamnation.  Voir  Péché 
originel,  t.  xii,  col.  306-311.  Au  second  nous  sommes 
redevables  de  la  justice,  de  la  grâce  et  de  la  vie.  C'est 
même  le  retentissement  salutaire  de  l'œuvre  de  celui-ci 
qui  permet  à  l'Apôtre  de  comprendre  l'influence  né- 
faste de  celui-là.  Leur  action  est  de  sens  inverse,  mais 
de  même  extension  et  de  même  efficacité.  Cf.  I  Cor., 
xv,  21-22  et  45-49. 

Sous  une  forme  plus  dense,  les  épîtres  de  la  captivité 
dessinent  une  semblable  économie  du  salut,  qui  se 
développe  suivant  la  même  trilogie  :  état  préalable  de 
péché  comme  terminus  a  quo;  réconciliation  avec  Dieu, 
qui  comporte  l'adranchissement  de  nos  âmes  et  leur 
affiliation  au  royaume  céleste,  comme  terminus  ad 
quem;  mort  sanglante  du  Christ  comme  facteur  immé- 
diat de  cette  rédemption.  Eph.,  i,  5-10  et  n,  1-18; 
Col.  i,  12-22;  I  Tim.,  n,  5-6.  Restauration  spirituelle 
qui,  dans  la  perspective  paulinienne,  ne  s'entend  pas 
seulement  des  individus,  Gai.,  n,  20  et  I  Tim.,  i,  15, 
mais  encore  et  surtout,  Act.  xx,  28;  Eph.,  v,  23-27; 
Tit.,  ii,  14,  de  l'Église  comme  corps. 

b)  Efficience  de  la  mort  du  Christ.  — ■  Outre  la  claire 
attestation  du  rôle  central  dévolu  à  la  mort  du  Christ 
dans  l'économie  du  surnaturel,  on  peut  tout  au  moins 
surprendre  chez  l'Apôtre  quelques  suggestions  théblo- 
giques  sur  le  mode  spécial  de  son  action. 

Comme  afin  de  mieux  étreindre  un  mystère  qui  le 
déborde,  saint  Paul,  quand  il  s'agit  de  l'énoncer,  mul- 
tiplie sans  aucun  souci  d'unification  les  analogies  de 


1931  RÉDEMPTION.    PROBLÈME    DE   LA   TRADITION   PATRISTIQUE 


1932 


l'ordre  humain.  Tour  à  tour,  la  mort  du  Christ  est 
donnée  comme  une  rançon,  I  Tim.,  n,  6,  un  sacrifice, 
I  Cor.,  v,  7  et  Eph.,  v,  2,  spécialement  un  sacrifice 
propitiatoire,  Rom.,  m,  25,  mais  aussi  comme  un 
acte  de  médiation  réconciliatrice,  Rom.,  v,  9-10; 
Eph.,  n,  1  1-18;  I  Tim.,  n,  5,  dont  la  solidarité  qui 
nous  unit  à  notre  chef  mystique,  Eph.,  IV,  15  et 
Col.,  i,  18,  étend  jusqu'à  nous  la  vertu.  Rom.,  v,  15; 
I  Cor.,  xv,  21-22. 

Pour  expliquer  la  raison  interne  qui  donne  au 
drame  du  Calvaire  sa  valeur  devant  Dieu,  l'Apôtre 
ouvre  à  l'esprit  deux  voies  différentes,  mais  complé- 
mentaires. Tantôt  c'est  la  souffrance  imméritée  du 
Juste  qui  retient  son  attention.  Rom.,  iv,  25  et  vin, 
32.  Rien  fine,  même  lorsqu'il  le  montre  devenu  «  pé- 
ché »,  Il  Cor.,  v,  21,  ou  «  malédiction  pour  nous  », 
Gai.,  m,  13,  contrairement  à  l'exégèse  excessive  de 
J.  Holtzmann,  reprise  par  A.  Médebielle,  art.  Expia- 
tion, col.  180-181,  il  ne  soumette  jamais  le  Christ  à  la 
colère  divine,  il  n'en  invite  pas  moins  à  voir  dans  sa 
mort  l'expiation  de  la  peine  due  à  nos  péchés.  Tantôt 
il  insiste  davantage,  et  avec  non  moins  d'énergie,  sur 
l'aspect  volontaire,  Phil.,  n,  0-8,  voire  même  spontané, 
Gai.,  i,  4  et  n,  20;  Eph.,  v,  25;  I  Tim.,  n,  (i,  de  cette 
mort,  en  soulignant  qu'elle  doit  à  ce  caractère  d'être 
«  un  sacrifice  d'agréable  odeur  »  devant  Dieu,  Eph.,  v, 
2,  et  de  constituer  un  acte  d'obéissance  propre  à 
compenser  la  révolte  d'Adam.  Rom.,  v,  19. 

Qu'on  regarde  à  la  puissance  de  l'affirmation  dogma- 
tique ou  à  la  richesse  de  l'analyse  théologique,  saint 
Paul  léguait  à  l'avenir  un  capital  qui  ne  serait  pas 
perdu.  Mais  l'histoire  doit  maintenir  qu'à  cet  égard, 
loin  d'être  un  créateur,  comme  on  l'a  voulu,  il  ne  faisait 
que  développer  la  foi  de  tous. 

3.  Derniers  écrits  du  Nouveau  Testament.  —  Sauf 
saint  Jacques  et  saint  Jude,  qui  ne  quittent  guère  le 
terrain  pratique,  les  derniers  écrivains  du  Nouveau 
Testament  rendent  à  la  foi  de  l'Église  naissante,  cha- 
cun à  sa  façon,  le  même  témoignage  fondamental. 

a)  Toute  paulinienne  de  fond  sinon  de  forme, 
l'épitrc  aux  Hébreux  a  pour  but  d'établir  la  caducité 
de  l'Ancien  Testament  sur  le  plan  particulier  du 
sacrifice. 

En  regard  des  rites  lévitiques,  incapables,  par 
leur  caractère  trop  matériel,  soit  de  purifier  les  âmes, 
ix,  9,  13  et  x,  1-1,  soit  de  plaire  à  Dieu,  x,  5-8,  l'au- 
teur place  l'œuvre  du  Christ,  qui  a  offert  une  fois  pour 
toutes  le  sacrifice  de  son  propre  sang,  parfaitement  et 
définitivement  efficace  pour  la  rémission  de  nos 
péchés,  ix,  24-28  et  x,  9-14.  Valeur  due  tant  à  la  per- 
sonne du  prêtre,  vu,  20-28,  qu'aux  sentiments  inti- 
mes dont  procède  son  oblation,  il,  9-10,  14-18;  v,  7-9; 
x,  5-9.  La  mystique  et  la  théologie  postérieures  du 
sacrifice  rédempteur,  l'une  et  l'autre  extrêmement 
abondantes,  se  dérouleront  dans  le  cadre  ainsi  tracé. 
Voir  A.  Médebielle,  art.  Expiation,  col.  190-202. 

b)  Chez  saint  Pierre,  le  rituel  de  l'ablution,  I  Petr., 
i,  2,  puis  le  sacrifice  de  l'agneau  pascal,  ibid.,  18-19, 
cf.  II  Petr.,  ii,  1,  servent  à  décrire  l'efficacité  rédemp- 
trice de  la  mort  du  Christ.  Au  passage,  l'Apôtre  cite  et 
commente  également  l'oracle  d'Isaïe  sur  la  souffrance 
expiatoire  du  serviteur  innocent.  I  l'etr..  Il,  21-25.  Un 
peu  plus  loin,  ibid.,  m,  18,  son  langage  rappelle  celui 
de  l'épître  aux  Hébreux,  quand  il  parle  du  Christ 
«  mort  une  seule  fois  pour  nos  péchés,  lui  juste  pour 
nous  pécheurs,  en  vue  de  nous  rapprocher  de  Dieu  ». 
Cf.  A.  Médebielle.  lor.  ri/.,  col.  2  12-253. 

c)  Dans  les  écrits  johnnniqucs,  avec  l'œuvre  géné- 
rale de  lumière  cl    de   vie  qui   tient   à   la   personne  du 

Verbe  Incarné,  s'affirme  aussi  le  rôle  de  la  croix. 

Au  cours  (\u  quatrième  Évangile,  la  parole  mysté- 
rieuse de  Jean-Baptiste  sur  «  l'agneau  de  Dieu  qui  ôte 
les  péchés  du  monde  »,  Joa.,  i,  29,  30,  et  la  prédiction 


involontaire  de  Caïphe  sur  la  providentielle  nécessité 
de  sa  mort,  xi,  50-53  et  xvm,  14,  vont  de  pair  avec  les 
déclarations  personnelles  de  Jésus,  voir  col.  1927.  Selon 
l'Apocalypse,  les  élus  sont  rachetés,  i,  5;  v,  9;  xiv,  3- 
4,  et  purifiés,  vu,  1  1,  cf.  xxn,  14,  par  l'immolation  de 
l'agneau.  Pour  détruire  le  règne  du  démon  et  du  péché, 
ce  qui  était  le  but  principal  de  l'avènement  du  Christ, 
I  Joa.,  m,  5  et  8,  la  première  des  épîtres  johannines 
fait  aussi  intervenir  la  vertu  de  son  sang,  i,  7.  Où 
l'Apôtre,  avec  saint  Paul,  voit  une  preuve  de  l'amour 
de  Dieu,  qui  envoya  son  Fils  «  comme  victime  de 
propitiation  pour  nos  péchés  ».  tv,  10;  cf.  il,  1-2.  Voir 
A.  Médebielle,  toc.  cit.,  col.  202-242. 

Cette  œuvre  de  rachat  spirituel  et  de  réconciliation 
avec  Dieu,  que  l'Ancien  Testament  attendait  du 
Messie,  dont  le  Christ  s'est  proclamé  l'agent,  l'Église 
apostolique  tout  entière  a  eu  la  conviction  d'en  jouir, 
et  ces  divers  témoins  de  la  révélation  divine  sont  d'ac- 
cord pour  la  rapporter  au  sacrifice  du  Sauveur.  Aux 
formules  techniques  près,  tout  le  dogme  chrétien  de  la 
rédemption  est  là. 

III.  Tradition  patbistique  :  «  PiiiiPÉruiTii  de  la 
foi  ».  —  Mise  en  possession  d'une  doctrine  aussi  expli- 
cite, il  est  difficile  d'imaginer  comment  l'Église  aurait 
pu  ne  pas  s'y  tenir,  à  plus  forte  raison  de  concevoir 
qu'elle  en  ait  dévié.  De  fait,  envisagé  sans  parti  pris,  le 
rôle  de  la  tradition  ecclésiastique  à  cet  égard  apparaît 
avant  tout  comme  celui  d'une  fidèle  et  active  conser- 
vation. 

Néanmoins,  d'après  les  historiens  adverses,  entre  la 
période  patristique  et  le  Moyen  Age,  où  le  dogme  de  la 
rédemption  prit  sa  forme  actuelle,  il  y  aurait  la  plus 
flagrante  discontinuité,  avec  la  circonstance  aggra- 
vante des  pires  déformations  au  regard  de  l'Écriture 
et  du  sens  moral.  La  sotériologie  chrétienne  aurait 
d'abord  passé  par  une  phase  archaïque,  «  celle  des 
Pères  de  l'Église,...  dominée  par  la  notion  mytholo- 
gique d'une  rançon  payée  par  Dieu  à  Satan  ».  A.  Saba- 
tier,  La  doctrine  de  l'expiation  et  son  évolution  histo- 
rique, p.  90.  Thèse  classique  chez  les  protestants  de- 
puis Chr.  Raur  (Loskaufs-  ou  Redemplionstheorié), 
reproduite  à  ce  titre  par  d'innombrables  vulgarisa- 
teurs, souvent  d'ailleurs  embellie  d'un  prétendu  mar- 
ché (Tauschtheorie),  qui  se  complique  lui-même  d'une 
clause  frauduleuse  par  où  Dieu  jouerait  son  partenaire 
(Listlheorie),  en  attendant  (pie  J.  Tunnel,  sous  le  pseu- 
donyme d'  «  Hippolyte  Gallcrand  »  puis  sous  son  propre 
nom,  entreprît  de  l'ériger  à  la  hauteur  de  la  science. 
A  quoi  s'ajouterait,  d'après  A.  Ritschl  et  Ad.  Harnack, 
une  divergence  entre  l'Église  latine  et  l'Église  grecque, 
celle-ci  faisant  dépendre  uniquement  le  salut  de  l'in- 
carnation. Une  indifférence  très  répandue  sur  la  portée 
de  la  passion  du  Christ  achèverait  le  tableau. 

En  réalité,  il  ne  s'agit  là  que  de  synthèses  polé- 
miques ou  cavalièrement  simplifiées,  qu'on  élève  à 
plaisir  au  mépris  des  faits  les  plus  certains,  et  dont  la 
critique  objective  a  déjà  fait  bonne  justice.  Il  nous 
suffira  de  présenter  ici  les  conclusions  acquises,  avec 
un  minimum  de  documentation  à  l'appui,  en  ren- 
voyant, pour  une  justification  plus  étendue,  aux 
monographies  déjà  nombreuses,  voir  à  la  bibliographie, 
col.  199"),  dont  cette  doctrine  fut  l'objet  surlc  terrain 
positif. 

Pour  ne  rien  dire  de  l'insuffisance  parfois  dérisoire 
du  dossier  qui  les  soutient,  un  vice  radical  de  méthode 
est  commun  aux  plus  monumentales  comme  aux  plus 
sommaires  des  systématisations  pseudo-historiques 
au  nom  desquelles  il  est  entendu  (pie  la  tradition 
catholique  devrait  être  déboulée  sans  appel  de  ses 
prétentions  à  une  perpétuelle  stabilité  in  codent  sensu 
eademque  senlentia,  finîtes  ont  le  tort  de  ne  s'attacher 
qu'à  des  phénomènes  de  surface,  et  qui  n'intéressent 
que  la  spéculation   théologique  ou  moins  encore,  en 


1933 


RÉDEMPTION.   CHEZ   LES   PÈRES   :   AFFIRMATION   DE   LA   FOI 


1934 


négligeant  les  manifestations  plus  banales,  mais  d'au- 
tant plus  représentatives,  où  s'accuse  la  permanence 
du  donné  chrétien.  Quand  il  s'agit  d'un  corps  orga- 
nisé, il  est  pourtant  clair  que  ces  dernières  sont  celles 
qui  comptent  le  plus.  Or  tout,  de  l'extérieur  comme  de 
l'intérieur,  contribue  à  montrer  que,  dans  le  cas  pré- 
sent, l'Église  n'a  pas  défailli. 

1°  Données  externes.  —  En  fait,  de  ces  événements 
qui  ont  agité  l'histoire  de  certains  dogmes  dans  l'an- 
tiquité, celui  de  la  rédemption  n'en  connut  jamais 
aucun.  Ses  vicissitudes  sont  donc  tout  internes,  sans 
autres  péripéties  que  les  modalités  de  sa  présentation. 

1.  La  prétendue  crise  marcionile.  —  Au  dire  de 
J.  Turmel,  Histoire  des  dogmes,  t.  i,  p.  329-332,  la  tra- 
dition ecclésiastique  aurait  passé,  vers  le  milieu  du 
iie  siècle,  par  un  tournant  décisif. 

Jusque-là  régnait  la  conception  primitive  qui  fai- 
sait du  Christ  un  rédempteur  politique,  son  retour 
glorieux  devant  enfin  réaliser  cet  affranchissement  de 
la  puissance  romaine  auquel  il  avait  sacrifié  sa  vie. 
A  quoi  Marcion  aurait  substitué  l'idée  mythique  d'une 
lutte  contre  les  puissances  invisibles,  dont  le  Sauveur 
triomphe  en  succombant  d'abord  sous  les  coups  du 
dieu  mauvais.  Il  aurait  interpolé  dans  ce  sens  les  an- 
ciens textes  chrétiens,  qui  subsistaient  de  Paul,  de 
Jean,  d'Ignace  d'Antioche  :  ce  qui  aurait  contraint 
l'Église  à  remanier  à  son  tour  ces  écrits,  de  manière  à 
leur  donner  la  forme  orthodoxe  sous  laquelle  ils  se 
lisent  maintenant.  La  théorie  du  rachat  au  démon, 
censée  dominante  chez  les  Pères  à  partir  de  cette 
époque,  attesterait  l'intluencc  durable  de  l'hérétique 
asiate  et  en  indiquerait  la  direction. 

Pas  plus  que  l'inversion  de  l'Évangile  qui  en  est  la 
base,  voir  col.  1928,  ce  bouleversement  des  origines 
chrétiennes  n'a  jusqu'ici  reçu  l'adhésion  d'aucun 
historien.  Tout  s'oppose  à  ce  qu'il  puisse  être  jamais 
pris  au  sérieux. 

En  effet,  tout  autant  que  celui  qui  l'aurait  censé- 
ment précédé,  le  nouveau  concept  de  la  rédemption 
qui  forme  la  clef  de  voûte  du  système  n'est  guère 
qu'une  conjecture  en  l'air.  A  peine  trouve-t-on  la 
trace  de  ce  mythe  chez  des  disciples  tardifs,  alors  que 
pas  un  de  ses  adversaires  contemporains  n'en  laisse 
deviner  l'existence  chez  Marcion  ou  ne  lui  reproche 
d'avoir  innové  sur  ce  point.  Toutes  les  apparences,  dès 
lors,  sont  plutôt  pour  qu'avec  plus  ou  moins  d'illo- 
gisme il  soit  ici  resté  dans  la  ligne  de  l'Église  :  de  même 
que  son  docétisme  ne  l'empêchait  pas  de  retenir  dans 
son  Apostolicon  les  textes  pauliniens  relatifs  au  sacri- 
fice du  Christ,  son  dualisme  a  fort  bien  pu  ne  pas  don- 
ner lieu  aux  déductions  que  la  logique  abstraite  sem- 
blerait appeler. 

Quant  à  la  part  faite  aux  «  droits  »  du  démon  dans 
la  théologie  patristique,  elle  a  un  tout  autre  caractère, 
voir  col.  1939,  et  le  synchronisme  de  leurs  manifesta- 
tions tend  à  établir  qu'elle  a  influencé  la  sotériologie 
du  marcionisme  postérieur  au  lieu  de  s'en  inspirer. 
Voir  J.  Rivière,  Un  exposé  marcionite  de  la  rédemption, 
dans  Bévue  des  sciences  religieuses,  t.  i,  1921,  p.  185- 
207  et  297-323.  Cf.  ibid.,  t.  v,  1925,  p.  634-642. 

Au  demeurant,  quoi  qu'il  en  soit  des  positions 
prises  par  Marcion  lui-même,  voir  t.  ix,  col.  2022,  on 
ne  s'explique  pas  comment  il  aurait  pu  dominer  à  ce 
point  l'Église  qui  l'a  si  formellement  combattu.  La 
cascade  d'interpolations  dont  résulterait  la  littérature 
chrétienne  primitive  ne  fait  qu'ajouter  à  cette  pre- 
mière invraisemblance,  au  nom  d'une  critique  interne 
étrangère  à  toute  méthode  scientifique,  voir  Éd.  Du- 
jardin,  Grandeur  et  décadence  de  la  critique,  Paris,  1931, 
p.  41-112  et  132-148,  le  paradoxe  d'une  franche  impos- 
sibilité. 

2.  Cours  normal  de  la  pensée  chrétienne.  — ■  Une  fois 
dissipé  le  mirage  pseudo-critique  de  ce  drame  imagi- 


naire, la  doctrine  de  la  rédemption  n'apparaît  plus 
qu'avec  une  destinée  sans  éclat,  dont  les  phases  et 
formes  normales  de  la  pensée  patristique  marquent  à 
peine  le  cours. 

Elle  ne  peut  que  tenir  peu  de  place  dans  l'œuvre 
toute  pastorale  et  d'ailleurs  si  restreinte  des  Pères 
apostoliques.  De  même  chez  les  Apologistes,  absorbés, 
à  l'exception  de  saint  Justin,  par  la  défense  du  chris- 
tianisme au  dehors.  N'en  est-il  pas  de  même  pour  les 
autres  dogmes  proprement  chrétiens?  Certaines  la- 
cunes, dans  le  cas  présent,  n'ont  pas  plus  de  significa- 
tion. 

Avec  la  fin  du  11e  siècle  et  le  début  du  m0  s'ouvre, 
au  contraire,  dans  l'Église,  l'ère  des  théologiens.  Sans 
avoir  spécialement  retenu  leur  effort,  il  serait  éton- 
nant que  la  sotériologie  n'eût  pas  recueilli  quelque 
bénéfice  de  leurs  réflexions.  Elle  survient  de  fait,  par 
manière  tout  au  moins  de  vues  occasionnelles,  chez 
Clément  et  Tertullien,  beaucoup  plus  encore  dans  la 
défense  de  la  tradition  opposée  à  la  Gnose  par  saint 
Irénée,  où  l'on  a  pu,  avec  à  peine  une  certaine  exagéra- 
tion de  langage,  très  justement  signaler  «  un  Car  Deus 
homo  précoce  »,  A.  Réville,  De  la  rédemption,  p.  19,  et 
dans  l'abondante  littérature  exégétique  d'Origène. 
Il  n'est  pas  un  aspect  de  la  foi  commune  qui  n'y  soit 
touché. 

Cette  activité  des  intelligences  croyantes  ne  fait  que 
s'accroître  aux  deux  siècles  suivants.  Aussi  l'œuvre  du 
Christ  est-elle  au  moins  eflleurée,  au  passage,  non  seu- 
lement par  les  exégètes,  ceux-là  surtout  qui  entre- 
prennent, comme  V Ambrosiasler  et  Pelage,  le  com- 
mentaire de  saint  Paul,  ou  les  orateurs  sacrés  dont 
plusieurs  ont  composé  des  séries  méthodiques  de 
catéchèses,  mais  par  les  théologiens  tels  que  saint 
liilaire,  saint  Cyrille  d'Alexandrie  ou  saint  Augustin, 
qui  n'ont  pas  manqué  d'en  saisir  le  rapport  avec  les 
grandes  controverses  doctrinales  du  temps.  Quelques 
synthèses  dogmatiques,  dont  les  principales  sont  le 
De  incarnatione  Verbi  de  saint  Athanase,  la  Grande 
catéchèse  de  saint  Grégoire  de  Nysse  et  VEnchiridion 
de  saint  Augustin,  commencent  à  dégager  le  lien  de  la 
rédemption  avec  l'économie  générale  du  surnaturel. 
Bien  que  moins  personnels,  en  résumant  la  doctrine 
des  maîtres,  les  écrivains  postérieurs  prennent  encore 
la  valeur  de  témoins. 

A  elle  seule  une  histoire  aussi  monotone  et  aussi 
paisible  n'est-elle  pas  une  garantie  de  continuité? 
Toujours  est-il  que  les  jalons  ne  manquent  pas  à  la 
critique  pour  vérifier,  sous  réserve  des  explorations 
plus  approfondies  que  peuvent  mériter  les  points  déli- 
cats, la  courbe  suivie  dans  l'espèce  par  le  courant  de 
la  tradition. 

2°  Données  internes  :  Croyance  de  l'Église.  —  Par 
suite  du  pli  qu'ils  tiennent  de  leur  formation  religieuse 
ou  de  leur  déformation  confessionnelle,  il  est  difficile, 
sinon  même  impossible,  aux  historiens  façonnés  par 
le  protestantisme  d'apercevoir  ou  d'apprécier  autre 
chose,  dans  le  passé  chrétien,  que  la  série  des  opinions 
individuelles,  quand  ce  n'est  pas  des  excentricités,  aux- 
quelles le  sujet  de  la  rédemption  a  pu  donner  lieu. 
Mais,  par  delà  ces  épiphénomènes,  la  véritable  his- 
toire peut  et  doit  découvrir  la  foi  profonde  et  simple 
dont  l'Église  vivait. 

1.  Indices  contraires?  —  Quelques  textes  ont  donné 
l'impression  à  des  critiques  hâtifs,  par  exemple  A.  Sa- 
batier,  op.  cit.,  p.  44,  que  l'Église  n'était  pas  encore 
bien  fixée  sur  le  sens  de  la  passion.  Celui,  par  exemple, 
où,  parmi  les  questions  discutables,  saint  Irénée, 
Cont.  hser.,  I,  x,  3,  P.  G.,  t.  vu,  col.  556,  indique  celle- 
ci  :  «  Pourquoi  le  Verbe  s'est-il  incarné  et  a-t-il  souf- 
fert? »  De  même  lorsque  saint  Grégoire  de  Nazianze, 
Or.,  xxvu,  10,  P.  G.,  t.  xxxvi,  col.  25,  range  «  les  souf- 
frances du  Christ  »  au  nombre  des  matières  dans  les- 


1935       RÉDEMPTION.   CHEZ  LES   PÈRES   :   PREMIERS   DÉVELOPPEMENTS       1936 


quelles  «  réussir  n'est  pas  sans  profit  »,  mais     échouer 
est  sans  péril  ». 

Remis  dans  leur  contexte,  ces  passages  ne  visent 
que  la  part  faite  à  la  spéculation,  une  fois  la  régula 
fidei  préalablement  mise  in  luto.  La  preuve  en  esl 
qu'un  peu  plus  haut,  I,  x,  1,  col.  549,  le  même  Irénée 
donnait  comme  l'un  des  articles  de  la  foi  universelle  le 
fait  que  «  le  Fils  de  Dieu  s'est  incarné  pour  noire  salut  : 
Chez  Grégoire,  on  lit  pareillement.  Or..  \i.\,  28,  P.  G., 
t.  xxxvi,  col.  061,  que,  pour  être  sauvés,  «  nous  avions 
besoin  de  l'incarnation  et  de  la  mort  d'un  Dieu  ». 

D'autres  ont  allégué,  d'une  manière  non  moins  ma- 
lencontreuse, un  mot  de  saint  Augustin,  Cont.  Faust., 
xxvi,  7,  P.  L.,-t.  xlii,  col.  483,  déclarant  renoncer  à 
dire,  pour  l'abandonner  à  Dieu,  cur  omnia  Ma  in  carne 
ex  utero  feminœ  assumpta  poli  \Christus]  voluerit.  Ce 
qui  réserve  seulement  le  problème  spéculatif  de  savoir 
pourquoi  l'incarnation  a  eu  lieu  «  dans  une  chair  i  en 
tout  semblable  à  la  nôtre,  tandis  qu'ailleurs  les  cre- 
denda  de  Christo,  pour  l'évèquc  d'Hippone,  compren- 
nent expressément,  De  flde  et  oper.,  ix,  14,  P.  L., 
t.  xl,  col.  206,  qux  perpessus  et  quare. 

Il  suffirait,  au  demeurant,  de  se  rappeler  (pie  tous 
les  Pères  ont  lu  et  plusieurs  commenté  le  symbole. 
Saint  Ambroise  atteste  à  quel  point  la  portée  dogma- 
tique de  ses  formules  était  alors  réalisée,  quand  il  dé- 
clare, lu  Luc.,  vi,  101,  P.  L.,  t.  xv  (édition  de  1866), 
col.  1782  :  7p.se  esl  enim  Chrislus  qui  nalus  est  ex  Vir- 
gine,...  ipse  qui  mortuus  est  pro  peccatis  nostris  et 
resurrexit  a  mortuis.  Unum  si  relraxeris,  retraxisli 
salulem  tuam. 

2.  Assertions  courantes.  —  Rien  de  plus  facile,  au 
contraire,  que  de  se  rendre  compte  avec  quelle  force 
et  quelle  netteté  l'Église  tenait  la  mort  du  Christ 
comme  le  moyen  objectif  de  nous  obtenir  devant  Dieu 
la  grâce  de  la  rédemption.  Non  pas  que  d'autres  lins 
secondaires  ne  viennent  également  s'y  ajouter,  alors 
comme  aujourd'hui,  sur  lesquelles  il  serait  inutile  de 
s'étendre;  mais,  plus  ou  moins  développée,  celle-là  se 
retrouve  partout  comme  une  constante  qui  apparaît 
dès  l'origine  et  ne  se  dément  jamais.  Voir  Le  dogme  de 
la  rédemption.  Essai  d'i'tude  historique,  p.  1(11-278. 

a)  Il  en  est  ainsi  déjà  chez  ceux  qu'on  peut  nom- 
mer les  primitifs.  «  C'est  à  cause  de  l'amour  qu'il  avait 
pour  nous,  écrit  saint  Clément  de  Rome,  I  Cor., 
xlix,  6,  que  Jésus-Christ  a  donné  son  sang  pour  nous, 
suivant  la  volonté  de  Dieu,  et  sa  chair  pour  notre; 
chair  et  son  âme  pour  nos  âmes.  »  Saint  Ignace  aime 
à  le  représenter  comme  souillant  la  mort  «  à  cause 
de  nous  »  (Si'  r\\J.àcA,  Polgc,  m,  2;  Snu/rn.,  i,  2; 
Trait.,  il,  2,  et  «  de  nos  péchés  »  (urcèp  twv  àj^apTiôiv 
7)u.côv).  Smyrn.,  vu,  1.  Ailleurs,  Rom.,  vi,  1,  il 
s'inspire  visiblement  de  saint  Paul,  Rom.,  iv,  25, 
tandis  que  saint  Polycarpe,  Pliil-,  vin,  1  et  ix,  2,  unit 
au  même  texte  celui  de  saint  Pierre,  I  Pctr.,  il,  22-24. 
Il  n'est  pas  besoin  d'autres  sondages  pour  mesurer 
le  niveau  moyen  delà  foi  chrétienne  dès  le  premier  jour. 
Avec  les  Pères  apologistes,  qui  s'adressent  au  monde 
païen,  le  Christ  est  surtout  présenté  comme  le  maître 
des  intelligences  et  le  vainqueur  du  démon.  Mais  saint 
Juslin  ne  laisse  pas  de  connaître  le  rôle  salutaire, 
Apol.,  i,  32,  50;  Dial.,  71,  134,  135,  et,  soit  d'après  le 
rituel  lévitique,  Dial,  40-41,  111,  soit  d'après  le  cha- 
pitre un  d'Isaïe,  Dial.,  13,  89,  (»."),  la  valeur  expia- 
toire de  sa  passion.  Clément  d'Alexandrie,  qui,  dans 
ses  traités  philosophiques,  ne  semblerait  admettre 
qu'une  rédemption  de  caractère  intellectuel  ou  mys- 
tique, Prolr.,  10-11  ;  Pœd.,  I,  8  et  ni,  12,  n'ignore  pas 
non  plus  que  le  Christ  s'olTrit  en  «  sacrifice  pour 
nous  »,  Strom.,  v,  il,  P.  (>..  t.  ix.  col.  108,  et  que  sa 
mort  «  expia  celle  (pie  nous  devions  pour  nos  péchés  », 
Quis  dives  sain.,  23,  tbtd.,  col.  628.  Cf.  37  et  12,  col.  (il  1 
et  649. 


b)  Reaucoup  plus  riche  est,  naturellement,  la 
pensée    des    théologiens    immédiatement   postérieurs. 

A  notre  déchéance  saint  Irénée  oppose  notre  «réca- 
pitulation »  dans  ci  par  le  Christ,  en  soulignant,  avec 
Clément  de  Rome,  le  mystère  de  substitution  qui  pré- 
side à  notre  rachat,  Cont.  tuer.,  V,  i,  1,  P.  G.,  t.  vu, 
col.  1121,  cl  plus  souvent  encore,  d'après  saint  Paul, 
l'obéissance  réparatrice  du  nouvel  Adam,  ibid.,  III, 
xviil,  5-7  et  Y,  xvi.  3,  col.  935-938  et  1168,  qui  «  nous 
a  rendu  l'amitié  de  Dieu  en  apaisant  pour  nous  le  Père 
contre  qui  nous  avions  péché  ».  V,  xvn,  1,  col.  1169. 
Cf.  Y,  xiv.  3,  col.  1 162-1163;  Dem.  apost.  prœd.,  31-42. 
Voir  Irénée  (Saint),  t.  vu,  col.  2469-2179. 

Origène  applique  tour  à  tour  au  Sauveur,  en  les  en- 
tourant de  longs  commentaires,  et  la  page  d'Isaïe  sur  le 
serviteur  souffrant,  In  Johan.,  xxvm,  14,  P.  G.,  t.  xiv, 
col.  720-721;  cf.  In  Lev.,  i,  3,  P.  G.,  t.  xn,  col.  408, 
et  le  texte  de  saint  Jean  sur  «  l'agneau  immolé  devenu, 
d'après  des  lois  ineffables,  la  purification  du  monde 
entier  »,  In  Johan.,  vi,  35,  P.  G.,  t.  xiv,  col.  292,  et 
ceux  rie  saint  Paul  sur  notre  réconciliation  avec  Dieu 
par  le  sang  du  Christ,  In  Rom.,  ni,"  8;  iv,  12  et  v,  1, 
P.  (i..  t.  xiv,  col.  946-951  et  1002-1005.  Voir  Origène, 
t.  xi,  col.   1542-1543. 

En  Occident,  Tertullien  emprunte  à  saint  Paul  le 
parallèle  des  deux  Adam,  Adv.  jud.,  13,  et  revendique 
énergiquement,  à  rencontre  des  docètes,  la  réalité  de 
la  chair  du  Fils  de  Dieu,  qui  lui  permit  de  s'offrir  en 
sacrifice  pour  nos  péchés,  ibid.  14  ;  cf.  Adv.  gnost. 
scorp.,  7  et  Adv.  Marc,  ni,  18,  de  nous  racheter,  De 
fuga,  12,  et  de  nous  réconcilier  avec  Dieu  au  prix  de 
son  sang,  Adv.  Marc,  v,  17,  de  substituer  sa  mort  à 
celle  des  pécheurs.  De  pud.,  22.  Toutes  assertions  qui 
foisonnent  en  termes  plus  ou  moins  équivalents  chez 
saint  Cyprien.  Voir^ld  Fort.,  3  et  5;  Ad  Demetr.,  26; 
De  bono  pat.,  6;  De  lapsis,  17;  De  opère  et  eleem.,  1-2; 
Epist.,  lxiii,  4,  13,  14  et  17. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  l'uniformité  de  ces  témoignages 
qui  ne  traduise  l'identité  d'une  même  foi  sous  la 
variété  convergente  de  ses   expressions. 

3°  Premiers  développements.  —  Sur  ces  données 
élémentaires  la  méditation  des  intelligences  ne  man- 
quait d'ailleurs  pas  de  s'exercer.  Effort  encore  tout 
occasionnel  et  qui  n'aboutit  qu'à  des  vues  fugitives, 
mais  auquel  la  doctrine  de  l'Église  est  déjà  redevable 
de  précieux  enrichissements. 

1.  Justification  dogmatique.  —  En  plus  des  innom- 
brables citations  partielles  qui  font  valoir  l'un  ou 
l'autre  des  passages  où  s'exprime  la  parole  de  Dieu,  on 
trouve  dès  ce  moment  quelques  véritables  démons- 
trations. 

Que  Jésus-Christ  ait  été  une  victime  pour  le  péché 
et  qu'il  se  soit  offert  pour  la  purification  des  pécheurs, 
toutes  les  Écritures  l'attestent  »,  écrit  Origène.  Pour 
le  prouver,  l'auteur  de  réunir  les  principaux  témoi- 
gnages de  saint  Paul,  avec  une  conclusion  qui  en  dé- 
gage la  portée.  In  Rom.,  vi,  12,  P.  G.,  t.  xiv,  col.  1095. 
Cf.  S. (.vrille  d'Alexandrie, Derecla  fidead reginas, P.  G., 
t.  i.xxvi,  col.  1289-1297. 

Un  dossier  beaucoup  plus  considérable,  où  figurent, 
avec  paraphrase  à  l'appui,  tous  les  textes,  soit  de 
l'Ancien,  soif  du  Nouveau  Testament,  qu'exploitent 
encore  aujourd'hui  nos  manuels,  est  constitué  par  saint 
Augustin  au  cours  de  la  controverse  pélagienne.  Y'oir 
De  pecc.  meritis  et  remiss.,  I,  xxvn,  40-xxvm,  56, 
P.  L..  t.  xi. iv,  col.  131-141.  Enquête  dont  il  totalise 
ainsi  le  résultat,  56,  col.  141  :  Universa  Ecclesia  tenet, 
quse  adversus  omnes  pro/anas  novilales  vigilare  débet, 
omnem  hominem  separari  a  Dco  nisi  qui  per  medialorem 
Christian  reconcilialur  Deo.  née  separari  qucmqucim 
nisi  peccatis  interctudcnlibus  posse,  non  ergo  reconci- 
liuri  nisi  peccalorum  remissione...  per  imam  viclimam 
verissimi  sacerdotis. 


1937      RÉDEMPTION.  CHEZ   LES   PÈRES  :   ESSAIS   DE  THÉOLOGIE      1938 


Plus  encore  que  de  montrer  l'érudition  scripturaire 
de  leurs  auteurs,  ces  sortes  de  justifications  ont  l'inté- 
rêt de  faire  saisir  pour  ainsi  dire  sur  le  vif  la  cons- 
cience ferme  qu'ils  avaient,  en  l'occurrence,  de  «  garder 
un  dépôt  ». 

2.  Conclusions  théologiques.  —  11  n'est  pas  rare, 
d'autre  part,  qu'à  la  simple  assertion  de  la  foi  vint 
en  même  temps  s'ajouter  le  prolongement  de  quelques 
déductions. 

Forcément  l'œuvre  du  Sauveur  ne  pouvait  que 
gagner  en  précision  au  travail  qui  s'accomplissait  alors 
autour  de  sa  personne.  D'autant  que  celle-là  servait 
habituellement  de  subslralum  pour  fixer  la  notion  cor- 
recte de  celle-ci.  Comment  le  Christ  sauverait-il  le 
genre  humain  s'il  n'en  faisait  partie  et  à  la  fois  ne  le 
dépassait?  Argument  classique  contre  le  docétisme 
et  l'apollinarisme  d'une  part,  l'arianisme  ou  le  nesto- 
rianisme  de  l'autre,  aux  termes  duquel  sa  parfaite 
humanité  et  sa  parfaite  divinité  s'imposaient  comme 
conditions  indispensables  du   salut. 

Sur  la  doctrine  même  de  la  rédemption,  un  lan- 
gage commençait  à  se  constituer  qui  en  décrivait  le 
contenu.  «  C'est  la  mort  du  Christ  qui  est  devenue  en 
Occident  le  punctum  saliens.  Dès  avant  saint  Augus- 
tin, elle  est  considérée  un  peu  sous  tous  les  aspects  pos- 
sibles :  comme  sacrifice,  comme  réconciliation,  comme 
substitution  pénale.  Saint  Ambroise  lui  découvre  (?) 
un  rapport  avec  le  péché  comme  une  dette.  »  Ad.  1  lar- 
nack,  Dogmengeschichle,  4e  édit.,  t.  ni,  p.  54.  Or  on 
a  pu  voir,  col.  1935-6,  que  ces  diverses  catégories  ne 
sont  pas  moins  familières  aux  Pères  grecs  des  ne  et 
ine  siècles.  Elles  restent,  bien  entendu,  tout  aussi 
courantes  au  ive,  où,  pour  exprimer  la  substitution 
inhérente  à  la  mort  du  Christ,  sont  usuels  les  termes 
àvu4"JX0V>  àvTtXuTpov,  àvràXXaYU.7;,  voir  S.  Athanase, 
De  incarn.  Verbi,  9,  P.  G.,  t.  xxv,  col.  111  ;  S.  Cyrille 
de  Jérusalem,  Cal.,  xm,  2,  P.  G.,  t.  xxxm,  col,  773; 
S.  Grégoire  de  Nyssc,  Cont.  Eunom.,  v  et  xi,  P.  G., 
t.  xlv,  col.  693  et  860,  tandis  que  la  valeur  du  sacrifice 
de  la  croix  est  régulièrement  spécifiée  par  les  épithètes 
iXacr^ptoç,  xaGapaioç  ou  autres  semblables.  Voir,  par 
exemple,  Eusèbe  de  Césarée,  Dem.  eu.,  i,  10,  P.  G., 
t.  xxu,  col.  88;  S.  Basile,  In  Ps.  xlviii,  4,  P.  G., 
t.  xxix,  col.  441  ;  S.  Grégoire  de  Nazianze,  Or.,  xxx, 
20,  P.  G., t.  xxxvi,  col.  132. 

Tout  en  restant  une  grâce,  la  médiation  du  Fils  de 
Dieu  ne  laisse  pas  d'apparaître,  à  qui  regarde  la  situa- 
tion des  pécheurs,  avec  un  certain  caractère  de  néces- 
sité. «  Qu'est-ce,  en  effet,  lit-on  déjà  dans  VÉpître  à 
Diogncle,  ix,  4,  qui  pouvait  couvrir  nos  péchés  sinon 
sa  justice?  »  Avec  plus  ou  moins  de  rigueur,  le  même 
raisonnement  est  appliqué  au  mystère  de  sa  mort.  Voir 
S.  Basile,  In  Ps.  xlviii,  4,  P.  G.,  t.  xxix,  col.  440; 
S.  Jean  Chrysostome,  In  Hebr.,  hom.,  v,  1,  P.  G., 
t.  lxiii,  col.  47;  S.  Ambroise,  In  Ps.  xlvu,  17,  P.  L., 
t.  xiv  (édition  de  1866),  col.  1208;  In  Luc.,  vi,  109, 
P.  L.,t.  xv,  col.  17*0:  ! 's. -Ambroise,  In  I  Cor.,  vu,  23, 
P.  L.,  t.  xvn,  col.  233;  Ps. -Jérôme,  In  II  Cor.,  v,  15, 
P.,  L.  t.  xxx  (édition  de  1865),  col.  819. 

Mais,  si  cette  intervention  était  jusqu'à  un  certain 
point  nécessaire,  il  va  de  soi  qu'elle  fut  largement  suf- 
fisante. Cujus  sanguinis  pretium  polerat  abundare  ad 
universa  mundi  lolius  redimenda  peccala,  note  saint 
Ambroise,  In  Ps.  xlviii,  14,  P.  L.,  t.  xiv,  col.  1217. 
Ainsi  encore,  en  Orient,  saint  Cyrille  de  Jérusalem, 
Cal.,  xm,  33,  P.  G.,  t.  xxxm,  col.  813.  Équivalence 
traduite,  à  l'occasion,  par  les  termes  juridiques  àv-rîppo- 
7roç,  spécial  à  saint  Jean  Chrysostome,  In  Hebr., 
hom,  xvii,  2,  P.  G.,  t.  lxiii,  col.  129,  ou  àvrà^oç 
qui  revient  à  satiété  dans  la  polémique  de  saint  Cyrille 
d'Alexandrie  contre  Nestorius.  Voir  en  particulier 
In  Johan.,  XI  (xvm,  7-9),  P.  G.,  t.  lxxiv,  col.  585; 
De  recta  fide  ad  reginas,  7,  P.  G.,  t.  lxxvi,  col.  1208; 


Epist.,  xxxi  et  l,  P.  G.,  t.  lxxvii,  col.  152  et  264. 
Cf.  Cyrille  d'Alexandrie  (Sain1),  t.  m,  col.  2515; 
Cyiulle  de  Jérusalem  (Saint),  ibid.,  col.  2550-2551. 

Autant  de  points  sur  lesquels,  en  traits  épars,  la 
théologie  patristique  préludait  aux  questions  que 
l'École  devait  un  jour  se  poser  et  aux  réponses 
qu'elles  devaient  y  recevoir. 

IV.  Tradition  patristi^ie  :  Essais  de  construc- 
tion doctrinale.  — Bien  que  la  sotériologie  des  Pères 
soit  aussi  peu  systématisée  que  possible,  quelques  vues 
générales  plus  ou  moins  constantes  et  consistantes  ne 
laissent  pas  de  s'y  faire  jour,  qui  tendent  à  dessiner  — 
et  d'une  certaine  façon  raisonner  —  l'économie  chré- 
tienne de  la  rédemption.  Théories  dont  la  critique  de 
gauche  exploite  à  l'envi  l'indigence  ou  la  diversité. 
Chacune  doit  être  examinée  à  part  et,  sur  le  plan  spé- 
culatif où  elle  se  meut,  jugée  tant  d'après  ses  qualités 
propres  qu'au  regard  du  mystère  qu'il  s'agissait 
d'élucider. 

1°  Thème  de  la  divinisation.  —  Liée  à  tout  l'ensem- 
ble de  nos  destinées  surnaturelles  qu'elle  a  pour  but 
de  rétablir,  l'œuvre  du  Christ  a,  de  ce  chef,  souvent 
pris  place  dans  cette  mystique  platonisante  de  la  divi- 
nisation dont  saint  Pierre  s'inspirait  déjà,  il  Petr.,  i, 

4,  pour  les  résumer.  D'où  ce  que  les  historiens  pro- 
testants, à  la  suite  de  Ritschl,  appellent  volontiers 
la  «  théorie  physique  »  de  la  rédemption,  qui  carac- 
térise surtout  la  pensée  des  Pères  grecs. 

1.  Esquisse.  —  Partant  de  cette  idée  que  l'essence 
du  bonheur  primitif  de  l'homme  consistait  en  une  par- 
ticipation au  privilège  divin  de  l'immortalité,  ce  qui 
amène  logiquement  à  concentrer  le  malheur  de  notre 
déchéance  dans  le  fait  global  de  la  mort,  on  arrive  à 
définir  l'élément  principal  du  salut  par  l'oïxovouia 
qui  nous  délivre  de  celle-ci  pour  nous  restituer  celle- 
là.  Le  rôle  prépondérant  appartient,  dès  lors,  au  mys- 
tère de  L'incarnation,  grâce  auquel  le  Logos  divinise 
notre  nature  par  son  union  hypostatique  avec  elle  et 
détruit  notre  mort  en  nous  associant  à  sa  propre  résur- 
rection. 

Tel  est  le  schème  spécialement  développé  par  saint 
Athanase,  voir  t.  i,  col.  2169-2170,  dans  son  Dr  incar- 
natione  Verbi,  3-8  et  41,  P.  G.,  I.  xxv,  col.  101-109 
et  173-176,  ainsi  que  par  saint  Grégoire  de  Nysse  dans 
sa  Grande  catéchèse,  5-16,  P.  G.,  t.  xlv,  col.  2ii-.">2.  Il 
a  ses  racines  lointaines  dans  la  doctrine  du  quatrième 
évangile,  dont  saint  Iréuée  tirait  déjà  parti,  Cont. 
hœr.,  V,  i,  1,  P.  G.,  t.  vu.  col.  1121  ;  cf.  III,  xvm,  1-3, 
col.  932-931,  et  se  retrouve  ensuite,  sous  une  forme 
plus  ou  moins  appuyée,  tant  chez  les  Grecs,  comme 
Cyrille  de  Jérusalem,  Cal.,  xn,  1-8,  P.  G.,  t.  xxxm, 
col.  728-735,  ou  Grégoire  de  Nazianze,  Or.,  xxx,  t ici  21. 
P.  G.,  t.  xxxvi,  col.  1(19  et  132,  que,  SUrtOUl  a  l'occa- 
sion de  la  controverse  nestorienne,  chez  les  Latins.  Voir 

5.  Léon  le  Grand,  Serm.,  xxu,  5  et  xxv,  "»,  P.  /..,  (.  liv, 
col.  198  et  211  ;  Epist.,  xxvm,  2,  ibid.,  col.  759.  Thème 
qui  tout  à  la  fois  pouvait  orchestrer  la  théologie  de  la 
divinisation  humaine  et  servait  à  résoudre  le  problème 
rationnel  du  pourquoi  de  l'incarnation. 

2.  Portée.  —  Il  y  a  là  une  ébauche  déjà  très  poussée 
de  notre  dogmatique  de  l'étal  surnaturel,  mais  qui  ne 
saurait  constituer  une  brèche  dans  la  tradition  soté- 
riologique  de  l'Eglise  que  dans  la  mesure  où  elle  pré- 
senterait un  cara/tère  exclusif.  Or  la  mort  du  Christ  y 
est  expressément  incorporée  par  Athanase,  ainsi  qu'on 
le  verra  bientôt  ci-après,  col.  1941,  comme  compensa- 
tion de  celle  que  Dieu  se  devait  de  nous  infliger,  et 
Crégoire  de  Nysse,  dans  le  reste  de  ses  ouvrages,  ne 
manque  pas  de  lui  appliquer  les  catégories  paulinien- 
nes  du  sacrifice  expiatoire.  Voir  Cont.  Eunom.,  vi,  xi, 
xn,  P.  G.,  t.  xlv,  col.  717,  729,  860  et  888-889.  A  plus 
forte  raison  en  est-il  de  même  chez  les  auteurs  qui  ne 
touchent  à  cet  aspect  du  salut  qu'en  passant. 


1939 


RÉDEMPTION.   CHEZ   LES   PÈRES   :   ESSAIS   DE   THÉOLOGIE 


1940 


Pourquoi  voudrait-on  opposer  ce  qui  ne  s'opposait 
pas?  En  elle-même,  la  mystique  de  l'incarnation  n'a 
rien  qui  soit  de  nature  à  compromettre  le  rôle  propre- 
ment rédempteur  de  la  croix.  Tout  au  plus  a-t-elle  pu, 
chez  les  anciens  comme  encore  chez  quelques  théolo- 
giens modernes,  en  former  la  toile  de  fond. 

2°  Thème  des  «  droits  »  du  démon.  —  Dans  les  pers- 
pectives de  la  révélation  chrétienne,  où  la  lutte  entre 
le  bien  et  le  mal  domine  tout  le  drame  de  la  vie  hu- 
maine, il  est  normal  que  le  salut  se  concrétise  dans  le 
fait  de  passer  de  potestale  Salanœ  ad  Deum.  Act.,  xxvi, 
18.  Un  certain  rapport  avec  le  démon  est,  de  ce  chef, 
inhérent  à  l'œuvre  du  Rédempteur.  Cf.  Col.,  i,  13; 
Joa.,  xii,  31  ;  xiv,  30;  I  Joa.,  m,  8.  Sur  ce  thème,  où 
l'on  devine,  au  demeurant,  combien  l'imagination 
pouvait  aisément  trouver  son  compte,  une  sotério- 
logie  plus  ou  moins  oratoire  allait  se  constituer,  dans 
la  bizarrerie  de  laquelle,  à  condition  d'en  brouiller  et 
forcer  à  plaisir  les  contours,  la  critique  adverse  a 
trouvé  son  terrain  d'élection.  Il  suffît,  pour  tout  mettre 
au  point,  de  distinguer,  à  la  lumière  des  textes,  les 
époques  et  les  concepts.  Voir  Le  dogme  de  la  rédemption. 
Essai  d'étude  historique,   p.   373-445. 

1.  Idées  :  Hachai?  —  Rien  n'est  plus  courant  que 
d'imputer  aux  Pères  de  l'ancienne  Église,  en  bloc  et 
sans  débat,  la  théorie  mythique  de  la  rançon.  Mais,  à 
l'épreuve,  ce  postulat  se  révèle  à  peu  près  dénué  de 
tout  fondement. 

Il  est  clair  qu'on  doit  tout  d'abord  exclure  du  dos- 
sier les  textes  où  le  terme  «  racheter  »  et  autres  de  même 
famille  ne  dépassent  pas  la  ligne  de  l'analogie  scrip- 
turaire  pour  dire  le  fait  de  notre  délivrance.  Quant  à 
l'idée  grossière  d'un  rachat  littéral  à  Satan  dont  le 
sang  du  Christ  serait  le  prix,  c'est  à  peine  si  l'on  peut 
en  surprendre  la  trace  verbale  dans  Origène,  In  Malth., 
xvi,  8,  P.  G.,  t.  xiii,  col.  1307-1400;  Grégoire  de  Nysse, 
Or.  cat.  magna,  22-24,  P.  G.,  t.  xlv,  col.  60-65;  Basile, 
In  Ps.  xlvui,  3,  P.  G.,  t.  xxix,  col.  437;  Ambroise, 
Epis!.,  lxxii,  8-9,  P.  L.,  t.  xvi  (édition  de  1866), 
col.  1299-1300;  Jérôme,  In  Eph.,  I  (i,  7),  P.  L., 
t.  xxvi  (édition  de  1866),  col.  480-481.  Or  ce  dernier 
n'est  qu'un  simple  rapporteur.  Quant  aux  autres, 
sauf  peut-être  saint  Ambroise,  l'analyse  du  contexte 
permet  de  ramener  ces  passages  à  de  simples  méta- 
phores pour  signifier  les  conditions  onéreuses  dans 
lesquelles  le  Christ  voulut  nous  sauver.  Preuves  dans 
Le  dogme  de  la  rédemption.  Éludes  critiques  et  docu- 
ments, p.  146-240.  Ici  même,  voir  Origène,  t.  xi, 
col.  1543. 

En  tout  cas,  cette  conception  telle  quelle  est  claire- 
ment écartée  par  Adamantius,  De  recta  in  Deum  fide,  I, 
P.  G.,  t.  xi,  col.  1756-1757;  Grégoire  de  Nazianze, 
Or.,  xlv,  22,  P.  G.,  t.  xxxvi,  col.  653;  Jean  Damas- 
cène,  De  orlh.  fide,  m,  27,  P.  G.,  t.  xciv,  col.  1096. 
Alors  même  qu'elle  ne  se  réduirait  pas  à  une  question 
de  mots,  la  théorie  de  la  rançon  n'aurait  donc,  par 
rapport  à  l'ensemble  de  la  tradition  des  premiers 
siècles,  que  la  portée  d'un  phénomène  accidentel.  Le 
prétendu  marché  qu'on  y  ajoute  parfois  n'est  qu'une 
imputation  gratuite  dont  aucun  texte  ne  garantit  le 
bien  fondé.  Voir  Le  dogme  de  la  rédemption  chez  saint 
Augustin,  3e  éd.,  appendice  x,  p.  373-391.  Il  n'y  a 
donc  pas  lieu  de  retenir  à  la  charge  de  l'ancienne 
Église  le  dualisme  dont  si  volontiers  la  critique  adverse 
lui  fait  grief. 

2.  Idées  :  A  bus  de  pouvoir  et  revanche.  —  Ce  qui  carac- 
térise à  cet  égard  la  sotériologic  patrlstique,  c'est 
la  théorie,  très  déterminée  mais  toute  différente,  de 
l'abus  de  pouvoir. 

Elle  n'est  pas  entièrement  Inconnue  des  Grecs.  Voir 
S.  Jean  Chr\  soslomo,  /;/  Rom.,  hoin.  XIII, 5, P.  G.,t.LX, 
col.  511:  Théodore!  (sous  le  nom  de  saint  Cyrille), 
De  Inc.  Dom..  xi,  P.   G.,  t.  i.xxv,  col.  1433-1  136.  Mais 


elle  est  surtout  propre  au  monde  latin,  où  elle  est 
esquissée  par  saint  Hilaire,  In  Ps.  lxviii,  8,  P.  L., 
t.  ix,  col.  475,  et  le  Pseudo-Ambroise,  In  Col.,  n,  15, 
P.  L.,  t.  xvn  (édition  de  1866),  col.  455,  puis  organisée 
par  saint  Augustin,  De  lib.  arb.,  III,  x,  29-31,  P.  L., 
t.  xxxn,  col.  12X5-1287,  et  De  Trin.,  XIII,  xn,  16-19, 
P.L.,t.  xi.n,  col.  1026-1 029.  Voir  Augustin,  (Saint)  1. 1, 
col.  2371-2372;  Le  dogme  de  la  rédemption  chez  saint 
Augustin,  p.  101-154;  Le  dogme  de  la  rédemption  après 
saint  Augustin,  p.  32-44  et  91-103. 

Ici  le  démon  apparaît  investi  d'un  certain  «  droit  » 
sur  les  pécheurs,  mais  qui  ne  signifie  pas  autre  chose 
que  le  pouvoir  de  les  châtier  qu'il  tient  de  Dieu.  En 
faisant  mourir  le  Christ  innocent,  il  s'est  donc  rendu 
coupable  d'un  attentat,  qui  lui  valut  d'être,  à  son 
tour,  justement  puni  par  la  perte  de  ses  captifs.  La 
manifestation  de  cette  justice  rétributive  ne  relève 
d'ailleurs  jamais  que  de  la  simple  convenance;  mais, 
à  ce  titre,  elle  ne  paraît  pas  indigne  de  Dieu  et  sert  à 
motiver  l'avènement  de  son  Fils.  Voir  Le  dogme  de  la 
rédemption  chez  saint  Augustin,  p.  77-100;  Le  dogme 
de  la  rédemption  après  saint  Augustin,  p.  22-32  et 
82-90. 

D'autres  fois,  cette  préoccupation  de  la  «  justice  » 
aboutit  au  système  de  la  revanche.  Vainqueur  de 
l'homme,  notre  ennemi,  grâce  à  l'incarnation,  fut 
vaincu  par  un  membre  de  la  famille  humaine  et  n'au- 
rait pu  l'être  convenablement  sans  cela.  Théorie  dont 
saint  Irénée  posait  déjà  le  principe,  Cont.  hœr.,  III, 
xvin,  7,  P.  G.,  t.  vu,  col.  937,  et  qui,  depuis  lors, 
accompagne  souvent  la  précédente.  Ainsi  dans  Augus- 
tin, Enchir.,  108,  P.  L.,  t.  XL,  col.  283;  De  Trin.,  XIII, 
xvn,  22-xvni,  23,  P.  L.,  t.  xlii,  col.  1032-1033. 

Sous  leur  forme  archaïque,  ces  sortes  de  «  Cur  Deus 
homo  populaires  »  ne  tendent  qu'à  mettre  en  évidence 
la  sagesse  du  plan  suivi  par  Dieu. 

3.  Images.  ■ —  Maintes  fois,  la  rhétorique  aidant,  ces 
diverses  conceptions  reçoivent  la  surcharge  d'un  vête- 
ment Imaginatif  qu'il  faut  savoir  en  discerner. 

Tantôt  la  rédemption  apparaît  comme  une  œuvre 
de  puissance,  et  l'on  assiste  alors  à  un  combat  singu- 
lier, dont  les  épisodes  s'enchaînent  depuis  la  scène  de 
la  tentation  jusqu'au  drame  de  la  croix  pour  amener 
l'écrasement  final  du  démon  lors  de  la  descente  du 
Christ  aux  enfers.  Voir  S.  Ambroise,  In  Ps.  XL,  13, 
P.  L.,  t.  xiv  (édition  de  1866),  col.  1124-1125;  S.  Jean 
Chrysostome,  In  Col.,  nom.  vi,  3,  P.  G.,  t.  lxii,  col.  340- 
341  ;  Théodoret  (sous  le  nom  de  saint  Cyrille),  De  inc. 
Dom.,  13-15,  P.  G.,t.  lxxv,  col.  1437-1444;  S.  Césaire 
d'Arles,  Hom.  I  de  Pasch.,  P.  L.,  t.  lxvii,  col.  1043. 

Plus  fréquemment  l'attention  se  porte  sur  l'habi- 
leté qui  préside  à  une  économie  où  la  nature  humaine 
dissimule  au  démon  la  divinité  du  Sauveur  pour  mieux 
l'exciter  à  la  lutte  qui  doit  lui  être  fatale,  et  l'imagina- 
tion d'évoquer  alors  les  variétés  les  plus  réalistes  du 
piège  rédempteur  :  hameçon,  avec  Grégoire  de  Nysse, 
Or.  cal.  magna,  24,  P.  G.,  t.  xlv,  col  65,  ou  Grégoire  le 
Grand,  qui  le  double  du  lacet,  Moral.,  XXXIII,  vi-xx, 
12-37,  P.  /..,  t.  lxxvi,  col.  677-698;  souricière,  avec 
Augustin,  Serin.,  cxxx,  2;  cxxxiv,  6;  cclxiii,  1,  P.  L., 
t.  xxxvm,  col.  726,  745,  1210.  Au  même  genre  appar- 
tient le  poison  qui  oblige  notre  vainqueur  à  vomir  ses 
prisonniers  une  fois  qu'il  s'est  jeté  sur  l'appât  que  lui 
tendait  le  Christ.  Ainsi  dans  Cyrille  de  Jérusalem, 
Cal.,  xn,  15,  P.  G.,  t.  xxxiii,  col.  741;  Proclus,  Orat., 
vi,  1  et  xm,  3,  P.  G.,  t.  lxv,  col.  721  et  792. 

On  peut  discuter  le  goût  dont  procèdent  ces  diverses 
représentations,  mais  à  condition  de  reconnaître  que, 
ni  en  droil  ni  en  fait,  elles  n'ont  de  lien  avec  le  «  droit  » 
que  la  théologie  patristique  de  la  rédemption  accorde 
à  Satan,  Conçues  pour  dramatiser  la  défaile  de  celui-ci, 
en  faisant  ressortir  d'une  manière  pittoresque  la  res- 
ponsabilité qui  lui  revient  dans  la  catastrophe  où  il  va 


1941 


RÉDEMPTION.    AU    MOYEN    AGE    :    S.    ANSELME 


1942 


succomber,  elles  n'ont  rien  de  commun  avec  la  loi  de 
«  justice  »  que  Dieu  voulut  par  ailleurs  observer  à  son 
égard.  Les  polémistes  qui  accusent  à  l'envi  d'immo- 
ralité la  sotériologie  de  l'ancienne  Église  ne  peuvent  le 
faire  qu'en  amalgamant  de  leur  cru,  contre  toute 
méthode  et  toute  équité,  des  éléments  disparates  que 
ses  représentants  n'ont  jamais  unis. 

3°  Thème  de  la  rémission  des  péchés. — A  côté  de  ces 
théories  plus  ou  moins  excentriques  par  rapport  à 
l'essentiel,  on  oublie,  d'ailleurs,  trop  de  voir  que 
la  sotériologie  patristique  en  offre  d'aussi  nettes, 
souvent  chez  les  mêmes  auteurs,  où  le  mystère  de  la 
croix  est  expressément  coordonné  au  principal  de 
ses  elTets  réparateurs. 

1.  Expiation  pénale.  —  Pour  s'expliquer  l'efficacité 
rédemptrice  de  la  mort  du  Christ,  il  était  obvie  de  faire 
valoir  qu'elle  acquitte,  par  voie  de  substitution,  la 
peine  due  à  nos  péchés. 

Aussi  bien  ce  thème  est-il,  dans  toute  l'antiquité 
chrétienne,  comme  une  sorte  de  lieu  commun.  Diffici- 
lement sans  doute  arriverait-on  à  trouver  un  seul 
Père  qui  ne  l'ait  plus  ou  moins  largement  traité,  soit 
molu  proprio,  soit  d'après  le  chapitre  lui  d'isaïe  et  les 
divers  textes  qui  s'en  inspirent  dans  le  Nouveau  Tes- 
tament. Voir  /.c  dogme  de  la  rédemption.  Essai  d'étude 
historique,  p.  111  (épître  à  Diognète),  115  (Justin),  132- 
133  (Clément  d'Alexandrie),  135-138  (Origène),  168, 
173,  175-176  et  183-184  (derniers  Pères  grecs  du 
iv«  siècle),  216-217  (Tertullien),  219  (Cyprien),  230, 
235-236,  243  et  255-257  (derniers  Pères  latins). 

Quel  que  soit  le  prix  de  ces  mentions  fugitives,  il 
est  encore  plus  significatif  de  voir  que  cette  idée  fait 
déjà  très  souvent  l'objet  de  développements  continus. 
Ainsi  dans  saint  Atbanase,  De  inc.  Yerbi,  6-10,  P.  G., 
t.  xxv,  col.  105-113.  au  nom  de  la  vérité  divine,  et 
dans  Kusèbe  de  Césarée,  Dem.  ev.,  i,  10  et  x,  P.  G., 
t.  xxn,  col.  84-89  et  716-725,  autour  du  concept  d'àv- 
tvJiuxov-  ^  °'r  encore  S.Cyrille  d'Alexandrie,  De  ador. 
in  spir.  et  ueril.,  m,  P.  G.,  t.  lxviii,  col.  293-297. 

2.  Sacrifice  réconcilialeur.  —  A  d'autres  c'est  la  phi- 
losophie religieuse  éparse  dans  l'épître  aux  Hébreux 
qui  inspire  une  théologie  complète  du  sacrifice  dont 
la  croix  du  Sauveur  occupe  le  sommet. 

Dès  le  me  siècle,  on  voit  cette  doctrine  atteindre 
d'emblée  sa  plénitude  avec  Origène,  In  Num.,  xxiv, 
1,  P.  G.,  t.  xn,  col.  757-758  :...Quoniam  peccalum  in- 
troiit  in  hune  mundum,  peccali  aulem  nécessitas  propi- 
tialionem  requiril  et  propitialio  non  fit  nisi  per  hostiam, 
necesse  fuit  provideri  hostiam  pro  peccato...  Scd...  unus 
est  agnus  qui  totius  mundi  poluit  au/erre  peccalum;  et 
ideo  cessaverunt  celerse  hosliœ,  quia  talis  hœc  fuit  hoslia 
ut  una  sola  su/Jiccret  pro  totius  mundi  salute. 

Un  peu  plus  diluée,  mais  non  moins  facile  à  recon- 
naître pour  peu  qu'on  se  donne  la  peine  d'en  dégager  la 
trame,  elle  se  retrouve  encore  à  la  base  de  maintes 
synthèses  théologiques  chez  les  grands  docteurs  du 
siècle  suivant.  Ainsi  dans  Grégoire  de  Nazianze,  Or., 
xlv,  12-30,  P.  G.,  t.  xxxvi,  col.  640-664;  Augustin, 
Enchir.,  33-50,  P.  L.,  t.  xl,  col.  248-256.  Voir  Au- 
gustin (Saint),  t.   i,   col.   2368-2370. 

3.  Bilan  de  la  sotériologie  patristique.  —  Malgré  l'état 
précaire  et  inachevé  de  ces  constructions  sotériolo- 
giques,  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  se  rendre 
compte  que  la  foi  au  mystère  de  la  rédemption  com- 
mençait, dès  le  temps  des  Pères,  à  s'organiser  en  une 
doctrine  cohérente  dont  les  grandes  lignes  sont  encore 
celles  de  maintenant. 

Plus  superficiel,  le  thème  de  l'expiation  n'a  guère, 
en  somme,  progressé  depuis  :  sous  les  espèces  de  la 
substitution  pénale,  il  indiquait  déjà,  sans  les  formu- 
ler ex  pro/esso,  la  gravité  de  nos  fautes  devant  Dieu  et 
le  rôle  du  Christ  en  vue  de  leur  pleine  réparation.  Au 
thème  du  sacrifice  il  manqua  seulement  de  franchir 

DICT.    DE   THÉOL.    CATHOL. 


la  phase  oratoire  pour  poser  à  vif  et  résoudre  à  fond 
le  problème  religieux  du  péché.  Du  moins  a-t-il  fourni 
le  canevas  de  la  solution.  Voir  Le  dogme  de  la  rédemp- 
tion chez  saint  Augustin,  p.  159-178;  Le  dogme  de  la 
rédemption  après  saint  Augustin,  p.  44-46  et  104-131. 

En  regard,  toujours  est-il  que  le  schéma  fondé  sur 
les  «  droits  »  du  démon  n'a  que  la  signification  d'une 
«  excroissance  doctrinale  ».  A.  Grétillat,  Essai  de  théo- 
logie systématique,  t.  iv,  p.  283;  repris  dans  H.  Rash- 
dall,  The  idea  oj  alonement  in  Christian  theology,  p.  324. 
11  n'y  a  que  des  polémistes  aveuglés  par  le  parti 
pris,  comme  après  bien  d'autres  J.  Turmel,  à  vouloir 
la  prendre  pour  le  tronc. 

Quant  à  la  mystique  de  la  divinisation,  rien  n'em- 
pêche qu'elle  ait  pu  et  puisse  encore  encadrer  —  d'au- 
cuns diraient  élargir  —  la  doctrine  relative  à  la  mort 
propitiatoire  du  Christ.  Tout  au  plus  risquait-elle  d'en 
amortir  le  relief.  Et  c'est  ce  qui  finit  par  arriver  à  la 
tradition  grecque,  telle  qu'elle  est  résumée  par  saint 
Jean  Damascène,  De  orth.  fide,  m,  25-27  et  iv,  4, 11, 13, 
P.  G.,  t.  xerv,  col.  1093-1096  et  1108,  1129,  1136-1137, 
au  lieu  qu'en  s'attachant,  avec  saint  Grégoire,  Moral., 
XVII,  xxx.  46,  P.  J...  t.  Lxxvi,  32-33,  à  la  dogma- 
tique traditionnelle  du  sacrifice,  même  sans  beau- 
coup l'approfondir,  l'Occident  restait  sur  le  chemin  qui 
devait  le  mener  au  but. 

Y.  Théologie  médiévale.  —  Il  était  réservé  au 
Moyen  Age  de  réaliser  la  synthèse  doctrinale  dont  la 
tradition  patristique  avait  préparé  les  matériaux.  Le 
tournant  du  xic  siècle  allait  voir  s'accomplir  d'un 
coup  ce  progrès  dans  le  Cur  Deus  horno  de  saint  An- 
selme, et  d'une  manière,  somme  toute,  assez  heureuse 
pour  que  la  crise  ouverte  par  Abélard  ne  fît  que  le 
consolider.  Voir  /.(.■  dogme  de  la  rédemption.  Essai 
d'étude  liistorique,  p.  279-315  et  446-482;  Le  dogme  de 
la  rédemption  au  début  du  Moyen  Age.  p.  63-260. 

1°  Œuvre  de  saint  Anselme.  -  Historiens  et  théolo- 
giens tic  tous  les  bords  sont  unanimes  à  reconnaître 
que  le  Car  Deus  homo,  P.  L.,  t.  clviii,  col.  361-131), 
fait  époque.  Il  fui  publié  en  1098  et  il  n'y  a  pas  à  comp- 
ter avec  l'hypothèse,  soutenue  par  E.  Druwé,  Libri 
sancti  Anselmi  «  Cur  Deus  homo  «  prima  forma  inedila, 
Rome,  1933,  d'une  «  première  rédaction  i  entièrement 
différente  du  texte  actuel.  Voir  .1.  Rivière,  Un  pre- 
mier jet  du  «  Cur  Deus  homo  »  ?,  dans  Revue  des  sciences 
religieuses,  t.  xiv,  1931,  p.  329-369.  On  lui  doit  d'avoir 
pour  la  première  fois  systématisé  la  théologie  rédemp- 
trice autour  du  concept  de  satisfaction. 

1.  Exposé.  — ■  Sous  la  forme  d'un  dialogue  avec  son 
disciple  Roson,  Anselme  y  développe  une  thèse  métho- 
dique, en  vue  d'établir  au  nom  d'une  dialectique  pé- 
remptoire,  rationibus  necessariis,  et  de  caractère  pure- 
ment rationnel,  remolo  Christo  quasi  numquam  aliquid 
fueril  de  illo  (préface),  la  stricte  nécessité  de  l'incarna- 
tion et  de  la  passion.  Voir  Anselme  (Saint),  t.  i, 
col.  1338-1339. 

Cette  démonstration  se  déroule  en  deux  livres,  dont 
le  premier  commence  par  écarter  les  conceptions  cou- 
rantes de  l'économie  rédemptrice,  notamment  celle 
qu'il  était  habituel  d'emprunter  à  la  «  justice  »  envers 
le  démon  (i,  7).  Une  fois  le  terrain  ainsi  déblayé,  l'au- 
teur définit  le  péché  comme  une  violation  de  l'honneur 
dû  à  Dieu  et,  en  conséquence,  la  satisfaction  comme 
un  hommage  propre  à  réparer  cette  offense  (i,  11). 
D'où  il  déduit  qu'une  satisfaction  pour  le  péché  s'im- 
posait, au  regard  tant  de  Dieu  que  de  l'homme  (i,  12- 
19),  mais  que  celui-ci  n'était  pas  en  mesure  de  la  four- 
nir secundum  mensuram  peccali  (i,  20-24).  Ce  qui  ne 
laisse  pas  à  l'humanité  coupable  d'autre  alternative 
pour  être  sauvée  que  l'avènement  du  Fils  de  Dieu 
(i,  25). 

Au  second  livre,  Anselme  remonte  plus  haut,  pour 
montrer  que  Dieu  ne  pouvait  pas  renoncer  à  son  plan 

T.  —   XIII  —  62. 


1943 


RÉDEMPTION.    AU    MOYEN     AGE    :    ABÉLARD 


1944 


sur  le  genre  humain  (n,  1-5)  et  que,  dès  lors,  l'incar- 
nation était  nécessaire  (n,  6-10).  N'étant  pas  soumis 
à  la  mort,  en  l'acceptant  pour  ne  pas  trahir  sa  mission 
le  Christ  pourrait  l'ofTrir  à  Dieu  en  compensation  de 
nos  péchés  (n,  11-13),  qu'elle  réparerait  in  inftnitum 
(n,  14-18).  Ce  faisant,  il  acquérait  un  mérite  dont  il 
a  demandé  et  obtenu  que  le  bénéfice  fût  reporté  sur 
nous  (n,  19-20). 

Trois  propositions,  au  total,  marquent  les  étapes  de 
cette  dialectique.  Étant  donnée  la  création,  nécessaire- 
ment Dieu  se  devait  de  pourvoir  à  la  restauration  de 
l'humanité  déchue.  A  cette  fin  il  devait  exiger  du  pé- 
cheur une  satisfaction  complète  pour  son  péché.  Or 
cette  satisfaction  due  par  l'homme  était  absolument 
au-dessus  de  ses  forces  et  ne  pouvait  être  fournie  que 
par  un  IIomme-Dieu.  Ainsi  les  conditions  requises 
pour  la  rédemption  du  genre  humain  postuleraient 
l'incarnation,  qui,  à  son  tour,  éclaire  la  nature  et 
garantit  la  réalité  de  celle-là. 

La  méditation  XI  :  De  redemptione  luimana  (1099), 
P.  L.,  t.  clviii,  col.  762-769,  n'est  qu'un  résumé  du 
Cur  Deus  homo  sur  le  mode    affectif. 

2.  Appréciation.  —  En  raison  même  de  son  impor- 
tance, l'œuvre  anselmienne  soulève  plus  encore  de 
préventions  que  de   difficultés. 

Chez  les  critiques  étrangers  à  l'Église,  les  pires  ou- 
trances de  langage  restent  de  tradition.  Avec  toutes 
sortes  d'antinomies,  Ad.  Harnack,  Dogmengcschic.hle, 
t.  m,  4e  éd.,  p.  401-409,  sur  les  pas  de  Baur  et  de 
Ritschl,  y  découvre  une  notion  mythologique  de  Dieu 
ainsi  qu'une  opposition  digne  de  la  Gnose  entre  la  jus- 
tice du  Père  et  la  bonté  du  Fils,  que  vient  compliquer 
une  division  parfaitement  nestorienne  de  la  personne 
du  Christ,  le  grief  général  de  transformer  en  catégories 
juridiques  les  réalités  de  la  foi  planant  sur  le  tout. 
J.  Turmel,  Histoire  des  dogmes,  t.  i,  p.  413  et  419-426, 
s'acharne  de  préférence  contre  la  cohésion  du  système, 
où  il  ne  voit  que  sophismes  et  contradictions.  Autant 
de  reproches  qui  se  discréditent  par  leur  manque  de 
mesure  et  trahissent,  avec  un  défaut  complet  d'objec- 
tivité, le  parti  pris  contre  la  doctrine  catholique  dont 
le  Cur  Deus  homo  reste  le  principal  boulevard.  Il  in- 
combe aux  théologiens  d'y  parer  en  s'appliquant  à 
prévenir  ou  dissiper  les  déformations  et  les  méprises 
de  l'ignoratio   elenchi. 

Au  concept  fondamental  de  satisfaction  la  mode  fut 
quelque  temps  de  chercher,  avec  E.  Cremer,  une  ori- 
gine apocryphe  dans  la  notion  germanique  du  Vcrgeld. 
L'histoire  la  moins  partiale  reconnaît  maintenant, 
cf.  Ad.  Harnack,  op.  cit.,  p.  391-392,  et  F.  Loofs,  Lcilfa- 
den  der  Dogmengeschichle,  4e  éd.,  p.  509-511,  qu'il  est 
emprunté  à  la  langue  de  l'Église,  où  il  avait  cours  de- 
puis Tcrtullien  pour  désigner  le  rôle  de  la  pénitence 
personnelle  du  pécheur. 

Son  application  à  l'œuvre  du  Christ  ne  marquerait- 
elle  pas  du  moins  une  rupture  avec  la  tradition  des 
siècles  antérieurs  qui  l'ignorait?  Ainsi  G.-C.  Foley, 
Anselm's  tlwonj  of  the  alonement,  p.  77  et  96-99.  Mais 
ce  n'est  là  qu'une  expression  nouvelle  de  ce  que  dési- 
gnaient les  anciennes  catégories  de  sacrifice  et  de  ra- 
chat. Ce  qui  ne  va  pas  au-delà  d'un  légitime  dévelop- 
pement. 

Du  point  de  vue  catholique,  le  système  anselmien  ne 
laisse  pas  d'être  vulnérable  dans  plusieurs  de  ses  par- 
tics.  Son  déficit  le  plus  saillant  a  toujours  paru  la 
nécessité  qu'il  introduit  à  chaque  moment  de  l'éco 
nomie  rédemptrice  et,  malgré  tous  les  essais  pério- 
diques d'interprétation  bénigne,  on  ne  peut  guère 
douter  qu'Anselme  ne  l'ait  entendue  au  sens  le  plus 
rigoureux.  Tour  la  preuve  détaillée,  voir  Le  dogme  de 
la  rédemption.  Étales  critiques  et  documents,  p.  313- 
317.  Aujourd'hui  surtout  beaucoup  de  théologiens  en 
regrettent  la  méthode  trop  exclusivement  juridique, 


par  suite  de  laquelle  Anselme  réclame  pour  la  satis- 
faction un  acte  strictement  surérogatoire,  au  risque 
certain  d'isoler  la  mort  du  Christ  de  l'ensemble  de  sa 
vie,  ou  ramène  l'application  des  mérites  du  Sauveur  à 
une  convention  artificielle  entre  le  Père  et  le  Fils  au 
détriment  de  la  notion  paulinienne  de  solidarité. 

.Mais  ces  défauts  de  détail,  et  qu'il  est,  au  demeu- 
rant, facile  d'amender,  ne  doivent  pas  empêcher  de 
reconnaître  la  valeur  unique  d'une  œuvre  puissante 
entre  toutes,  a  laquelle,  au  surplus,  la  théologie  chré- 
tienne de  la  rédemption  doit  sans  conteste  le  capital 
dont  elle  a  vécu  depuis. 

2°  Œiwrc  d' Abélard.  —  Rapproché  d'Anselme  par  la 
chronologie,  Abélard  en  diffère  du  tout  au  tout  par  son 
genre  de  contribution  à  l'histoire  de  la  sotériologie 
catholique,  où  il  ne  compte  guère,  comme  ailleurs, 
que  par  ses  témérités. 

1.  Exposé.  —  A  défaut  d'une  synthèse  comparable 
au  Cur  Deus  homo,  la  doctrine  rédemptrice  d' Abélard 
se  trouve  ébauchée  dans  un  excursus  de  son  commen- 
taire sur  l'épître  aux  Romains  (après  1125),  II,  m, 
P.  L.,  t.  CLXXVIII,  col.  833-836.  . 

Comme  l'archevêque  de  Cantorbéry,  l'écolâtre  pari- 
sien s'élève  tout  d'abord  contre  la  conception  usuelle, 
qu'il  présente  sous  les  traits  passablement  lourds  d'un 
rachat  au  démon.  A  quoi  il  oppose  que  celui-ci  ne  sau- 
rait avoir  aucun  droit  sur  les  pécheurs  au  châtiment 
desquels  il  est  préposé  par  Dieu,  pas  plus  que  le  geô- 
lier ou  le  bourreau  sur  ses  clients. 

Suivent  un  certain  nombre  de  questions  rapides  et 
pressantes  qui  intéressent  le  fond  même  du  mystère 
de  la  rédemption.  Quel  besoin  Dieu  avait-il  de  s'in- 
carner pour  notre  salut?  Comment  pouvons-nous  être 
justifiés  par  la  mort  du  Christ  qui  ne  nous  rend  pas 
meilleurs  et  provient  elle-même  d'un  crime  autrement 
grave  que  la  faute  d'Adam?  Si  elle  est  une  rançon, 
comment  peut-elle  agir  sur  celui  qui  la  détermina? 
N'est-ce  pas  une  injustice  pour  Dieu  que  de  réclamer 
la  mort  de  l'innocent  ou  une  cruauté  que  d'y  prendre 
plaisir? 

Une  seule  réponse  lui  semble  propre  à  dénouer  ces 
antinomies,  savoir  de  chercher  le  secret  de  notre  jus- 
tification dans  les  leçons  que  la  mort  de  Jésus  nous 
donne  et  dans  l'amour  qu'elle  a  pour  but  de  nous  ins- 
pirer. Tout  le  mystère  tient  dans  cette  psychologie  : 
Redemplio  itague  noslra  est  illa  summa  in  nobis  per 
passioncm  Chrisli  dilectio.  Cf.  ibid.,  II,  v  et  III,  vm, 
col.  860  et  898. 

2.  Appréciation.  —  Par  sa  critique  de  la  sotériologie 
populaire,  Abélard  peut  sembler,  en  gros,  d'accord 
avec  Anselme.  A  y  regarder  de  près  cependant,  on  voit 
qu'avec  le  «  droit  »  du  démon  il  contestait  également 
son  dominium  ou  sa  potestas  sur  les  pécheurs.  Une 
équivoque  des  plus  graves,  et  tout  entière  à  sa  charge, 
allait  de  ce  chef  peser  sur  le  débat. 

Il  est  banal  de  le  faire  passer  pour  un  adversaire  de 
la  satisfaction,  que  le  docteur  de  Cantorbéry  venait 
de  systématiser.  Aucun  de  ses  arguments  ne  vise,  en 
réalité,  les  positions  du  Cur  Deus  homo.  Ce  n'est  pas 
contre  le  système  anselmien,  mais  contre  les  données 
essentielles  de  la  foi  que  portent  ses  rationcs  dubi- 
tandi.  Voir  Le  dogme  de  la  rédemption  au  début  du 
Moyen  Agi-,  p.  96-129. 

Les  théologiens  du  protestantisme  libéral  lui  font 
honneur  d'avoir  franchement  situé  la  rédemption  sur 
le  terrain  subjectif.  Éloge  qui  suffit  à  montrer  com- 
bien il  s'éloignait  de  l'Église  et  de  sa  tradition.  Voir 
Abélard,  t.  r,  col.  47. 

Quelques  auteurs,  surtout  protestants,  ont  entre 
pris  d'arracher  Abélard  à  cette  réputation  compromet 
tante,   en    faisant    valoir   les    divers    passages    où    il 
semble  assez  fidèle    aux   exigences    de    l'orthodoxie. 
Ainsi  S. -M.    Deutsch,    Peler  Abâlard,    Leipzig,  1883, 


1945 


RÉDEMPTION.  AU  MOYEN  AGE  :  INFLUENCE  DE  S.  ANSELME 


194G 


p.  370-387.  Mais  des  textes  oratoires  sur  le  sacrifice  du 
Christ  et  la  vertu  rédemptrice  de  sa  croix  sont  trop 
vagues  pour  rien  trancher  ou  s'entendent  sous  le  béné- 
fice d'un  subjectivisme  constant  par  ailleurs.  Quant 
à  ces  «  mérites  »  du  nouvel  Adam  qui  suppléeraient  à 
l'insuiFisance  des  nôtres,  In  Rom.,  n,  P.  L.,  t.  clxxviii, 
col.  863  et  865-866,  ils  peuvent  tout  au  plus  constituer 
une  de  ces  inconséquences  fréquentes  chez  Abélard  et 
ne  sauraient  donner  le  change  sur  la  direction  de  son 
enseignement  dans  les  endroits  où  il  s'exprime  en 
termes   formels. 

3.  Influence.  —  Ces  positions  d'Abélard  se  retrou- 
vent exactement  dans  l'école  issue  de  lui.  Voir  ici 
même,  t.  i,  col.  49-51.  Cf.  J.  Rivière,  De  quelques  faits 
nouveaux  sur  l'influence  Ihéologique  d'Abélard,  dans 
Bulletin  de  litl.  eccl.,  1931,  p.  107-113;  Le  dogme  de  la 
Rédemption  au  début  du  Moyen  Age,  p.  170-193  et 
232-237. 

Avec  des  nuances,  Roland  Bandinelli,  maître  Omne- 
bene  et  l'anonyme  de  Saint-Florian  témoignent  de  la 
même  hantise  dialectique  à  l'égard  du  rachat  au 
démon  et  s'attachent  à  souligner  l'amour  dont  l'œuvre 
du  Christ  est  la  source,  pour  ne  toucher  qu'en  passant 
à  la  valeur  sacrificielle  de  sa  mort.  Voir  A.  Gietl, 
Die  Sentenzen  Rolands,  Fribourg-en-Br.,  1901,  p.  157- 
162;  H.  Ostlender,  Senlenliœ  Florianenses,  Bonn, 
1929,  p.  14-16;  Ps.-Augustin,  Hom.,  9,  P.  L.,  t.  xlvii, 
col.  1218. 

Seul  Hermann,  tout  en  gardant  ce  cadre,  subor- 
donne assez  nettement  l'infusion  de  la  charité  qui  nous 
justifie  au  sacrifice  que  le  Christ  offre  à  Dieu  dans  sa 
passion.  Voir  Epilome  Iheol.  chr.,  23,  P.  L.,  t.  clxxviii, 
col.  1730-1732. 

En  même  temps  qu'il  achève  de  caractériser  les 
tendances  d'Abélard,  le  suffrage  de  ses  disciples  n'en 
montre-t-il  pas  suffisamment  le  danger? 

3°  Destinées  immédiates  des  deux  initiateurs.  —  A  la 
croisée  des  chemins  doctrinaux  qu'ouvraient  devant 
elle  ces  deux  maîtres  illustres,  ni  l'Église  ni  la  théo- 
logie du  xne  siècle  naissant  n'eurent  d'hésitation. 

1.  Condamnation  d'Abélard.  ■ — ■  Dénoncé  par  Guil- 
laume de  Saint-Thierry,  puis,  à  son  instigation,  par 
saint  Bernard,  Abélard  vit  dix-neuf  de  ses  erreurs 
condamnées  par  le  concile  de  Sens  (1140),  puis  par 
le  pape  Innocent  II.  La  quatrième  avait  trait  à  sa 
doctrine  de  la  rédemption. 

En  effet,  la  sotériologie  de  l'écolàtre  parisien  rece- 
vait une  large  part  dans  les  deux  mémoires  accusa- 
teurs. Voir  Guillaume  de  Saint-Thierry,  Disp.  adv. 
Abœl.,  7,  P.  L.,  t.  clxxx,  col.  269-276;  S.  Bernard, 
Tract,  de  crr.  Abœl.,  v,  11-ix,  25,  P.  L.,  t.  cxxxxii, 
col.  1062-1072.  Avec  l'insolence  agressive  d'Abélard 
contre  l'enseignement  commun,  l'un  et  l'autre  atta- 
quaient sa  manière  de  rejeter  l'assujettissement  des 
pécheurs  au  démon  et  de  réduire  à  celle  d'un  exemple 
l'efTicacité  de  la  mort  du  Sauveur.  Le  premier  grief  fut 
seul  officiellement  retenu  et  donna  lieu  à  un  capilu- 
lum  ainsi  libellé  :  Quod  C.hrislus  non  assumpsil  carnem 
ut  nos  a  jugo  diaboli  liberaret.  Denzinger-Bannwart, 
n.  371. 

Tout  en  se  plaignant  avec  amertume  d'avoir  été 
mal  compris,  Abélard  lui-même  ne  laissa  pas  de 
prendre  condamnation  sur  cet  article.  Fidei  confessio, 
dans  P.  L.,  t.  clxxviii,  col.  105-106.  Il  n'en  fallut  pas 
davantage  pour  couper  court  à  son  influence  et  arrêter 
le  développement  de  la  petite  école  qui  commençait  à 
la  subir. 

2.  Témoignage  de  saint  Bernard.  —  Rien  n'est  mieux 
fait  pour  montrer  quel  était,  à  l'époque,  le  cours  ordi- 
naire de  la  théologie  que  l'attitude  prise  dans  ces  cir- 
constances par  l'abbé  de  Clairvaux. 

On  ne  se  prive  pas  d'inscrire  à  son  passif  l'ardeur 
qu'il  met,  non  seulement  à  défendre,  comme  réel  au- 


tant que  «  juste  »,  l'empire  du  démon  sur  nous  jusqu'à 
l'attentat  criminel  qui  le  lui  fait  perdre  non  moins 
justement,  mais  à  proclamer  «  convenable  »  cette  pro- 
cédure de  «  justice  ».  Preuve  certaine  de  la  place  que 
ces  vieilles  conceptions  tenaient  encore  dans  les  habi- 
tudes mentales  du  temps.  Encore  est-il  que  Bernard 
s'attache  surtout  à  revendiquer  la  «  puissance  »  du 
démon  sur  les  pécheurs,  qu'il  voyait  ou  croyait  niée 
par  Abélard,  cf.  col.  1944,  et  non  pas  précisément  son 
«  droit  ».  C'est  dire  que,  chez  lui,  tout  le  débat  roule  sur 
un  fait  élémentaire  de  l'ordre  religieux,  sans  égard  aux 
spéculations  juridiques  dont  il  s'était  peu  à  peu  chargé. 
Telle  est  également  l'unique  portée  de  la  censure  in- 
fligée au  novateur  par  le  concile  de  Sens. 

En  revanche,  on  néglige  d'observer  qu'il  ne  déploie 
pas  moins  d'énergie  pour  maintenir  sa  signification 
traditionnelle  au  sacramentum  redemplionis  et  que, 
pour  l'exprimer,  il  fait  bon  accueil  au  concept  de 
satisfaction.  Tract,  de  err.  Abœl.,  vi,  15,  P.  L., 
t.  clxxxii,  col.  1065;  Lib.  ad  milites  templi,  xi,  33, 
ibid.,  col.  934;  In  Gant.,  serm.  xx,  3  et  XXII,  7,  P.  L., 
t.  clxxxiii,  col.  868  et  881.  Voir  Bernard  (Saint), 
t.  n,  col.  764-767. 

Ferme  témoin  de  la  foi  chrétienne  au  mystère  de  la 
rédemption,  saint  Bernard  l'est  aussi  de  la  manière 
dont  la  théologie  anselmiennc  y  était  dès  lors  associée 
pour  en  traduire  le  contenu. 

3.  Action  progressive  de  saint  Anselme.  —  Pour  les 
besoins  de  l'antithèse,  le  prestige  d'Abélard  auprès  de 
ses  contemporains  fait  pendant,  chez  un  certain  nombre 
d'auteurs,  à  l'éclipsé  de  l'archevêque  de  Cantor- 
béry.  Ainsi  encore  dans  J.  Tunnel,  Histoire  des  dogmes, 
t.  i,  p.  126-427.  Simplification  tendancieuse  et  de  tous 
points  contraire  aux  faits.  Voir  Le  dogme  de  la  rédemp- 
tion au  début  du  Moyen  Age,  p.  133-169  et  238-246. 

Il  est  vrai  que  l'ancienne  sotériologie  démonocen- 
trique  persistait  encore  chez  Anselme  de  Laon,  Guil- 
laume de  Champeaux  et  d'autres  moins  importants. 
Le  même  phénomène  se  constate  d'ailleurs  tout  autant 
après  l'intervention  plus  véhémente  d'Abélard.  Ce  qui 
prouve  tout  simplement  qu'une  question  aussi  favo- 
rable à  la  tyrannie  de  la  routine  offre  un  terrain  parti- 
culièrement mal  choisi  pour  mesurer  l'action  théolo- 
gique  des  deux  docteurs. 

Sur  des  points  plus  substantiels,  l'influence  doctri- 
nale d'Anselme  apparaît  déjà,  d'une  manière  indi- 
recte, dans  l'allure  imprimée  à  la  théologie  tradition- 
nelle du  sacrifice  par  des  auteurs  comme  Pierre  le 
Vénérable,  Tract,  conl.  Petr.,  P.  L.,  t.  ci.xxxix, 
col.  786-798,  Ilildebert  de  Lavardin,  C.arm.  mise,  52, 
P.  L.,  t.  clxxi,  col.  1400,  et  Bruno  d'Asti,  De  inc, 
P.  L.,  t.  clxv,  col.  1079-1081,  ou  de  l'expiation  pénale, 
par  exemple  chez  Rupert  de  Dcutz,  De  Trin.  et  op.  ejus: 
De  opère  Spir.  S.,  n,  18,  P.  L.,  t.  clxviii,  col.  1612. 
Cf.  R.  Seeberg,  Dogmengeschichlc,  3e  éd.,  t.  m,  p.  225. 

On  la  saisit  directement  à  la  diffusion  croissante 
d'un  thème  aussi  spécifiquement  anselmicn  que  celui 
de  la  satisfaction.  Voir,  dès  le  vivant  d'Anselme,  Odon 
de  Cambrai,  Disp.  conl.  Jud.,  P.  L.,  t.  clx,  col.  1048; 
peu  après  sa  mort,  Guibert  de  Nogent,  De  inc,  in,  2-3, 
P.  L.,  t.  clvi,  col.  508-509;  Hermann  de  Tournai,  De 
inc,  1-6,  P.  L.,  t.  clxxx,  col.  11-12;  Honorius  d'Au- 
tun,  Elucid.,  i,  15-18  et  21,  P.  L.,  t.  clxxii,  col.  1120- 
1122;  Rupert  de  Deutz,  Coin,  in  Johan.,  m,  P.  L., 
t.  clxix,  col.  330-331,  auxquels  on  ajoutera  désor- 
mais le  Libcllus...  cur  Dcus  homo,  24-37,  édit.  Druwé, 
p.  [22]- [36];  Pierre  le  Peintre,  Lib.  de  s.  eucli.,  2-3, 
P.  L.,  t.  ccvn  (sous  le  nom  de  Pierre  de  Blois),  col.  1139. 
Témoins  obscurs,  mais  d'autant  plus  significatifs, 
et  qui  annonçaient  l'œuvre  délibérée  d'assimilation 
qu'allait  réaliser  l'école  de  Saint-Victor.  Voir  Hugues, 
De  sacram.,  I,  pars  VIII,  3-4,  P.  L.,  t.  clxxvi,  col. 307- 
309.  Cf.  Hugues  de  Saint-Victor,  t.  vu,  col.  279. 


194  7 


RÉDEMPTION.    DÉBUTS    DE    LA    SCOLASTIQUE 


1948 


Dès  la  génération  qui  le  suit,  l'auteur  du  Cur  Deus 
homo  se  révèle,  à  de  clairs  indices,  comme  le  maître  de 
l'avenir. 

VI.  Organisation  définitive  :  Dans  l'Église 
catholique.  — ■  Sur  la  base  du  système  auselmicn, 
au  prix  de  quelques  modilications  de  surface,  le  dogme 
catholique  de  la  rédemption  allait  rapidement  prendre 
la  forme  qu'on  lui  voit  encore  aujourd'hui. 

1°  Préparation  de  la  scolaslique.  —  Tout  le  travail 
d'élaboration  qui  prépare  l'avènement  de  la  scolastique 
s'accomplit,  en  eilet,  pratiquement  en  dehors  d'Abé- 
lard  et  sous  l'emprise  croissante  de  l'archevêque  de 
Cantorbéry.  Voir  Le  dogme  de  la  rédemption  au  début 
du  Moyen  Age,  appendice  m,  p.  363-409. 

1,  Autour  de  Pierre  Lombard.  —  11  n'y  a  pas  lieu  de 
s'arrêter  à  la  survivance  des  vieux  thèmes  qui,  dans  la 
deuxième  moitié  du  xne  siècle  autant  que  dans  la  pre- 
mière, maintiennent  la  tradition  des  «  Cur  Deus  homo 
populaires  »  chez  un  certain  nombre  de  prédicateurs. 
A  ne  considérer  que  les  apparences,  Abélard  n'eut  pas, 
sur  ce  point,  plus  de  succès  que  n'en  avait  eu  saint  An- 
selme. Tout  juste  peut-on  y  remarquer  une  tendance 
plus  ferme  à  transformer  le  «  droit  »  du  démon  en  un 
semblant  de  droit.  Ainsi  Raoul  Ardent,  Hom.,  i,  30, 
P.  L.,  t.  clv,  col.  1447;  Innocent  III,  Serm.,  i  et  xxix, 
P.  L.,  t.  ccxvn,  col.  320  et  587. 

C'est  aux  théologiens  qu'il  faut  recourir  pour  avoir 
la  ligne  authentique  de  la  pensée  médiévale.  Non  sans 
quelques  restes  d'embarras,  elle  continue  à  s'orienter 
dans  le  sens  anselmien. 

Gandulphe  de  Bologne  trahit  encore  un  peu  l'in- 
fluence d'Abélard  en  insistant  sur  l'action  morale  du 
Christ,  Sent.,  III,  83,  édit.  J.  de  Walter,  p.  335,  à 
l'œuvre  duquel  il  ne  laisse  pas  d'appliquer  les  concepts 
de  mérite  et  de  sacrifice.  Ibid.,  80-82,  p.  329-333; 
cf.  103-104,  p.  351  et  354.  De  même  Robert  Pullus,  qui 
paraît  plus  ardent  à  contester  les  «  droits  »  du  démon 
qu'à  s'expliquer  sur  la  valeur  de  rédemption  qu'il 
reconnaît  à  la  croix.  Sent.,  IV,  13-14,  P.  L.,  t.  clxxxvi, 
col.  820-821. 

Pierre  Lombard,  de  son  côté,  fait  preuve  d'un 
éclectisme  doublement  conservateur,  en  ce  qu'il  se 
préoccupe  d'assurer  une  part,  sous  la  forme  d'une 
justitia  humilitalis  mal  définie  et  d'ailleurs  facultative, 
à  la  «  justice  »  envers  notre  détenteur,  Sent.,  III,  dist. 
XIX,  c.  ii  et  XX,  c.  ii-iii,  tandis  qu'il  néglige  entière- 
mont  l'idée  anselmienne  de  satisfaction.  Du  moins  est- 
il  très  ferme  pour  éclairer  l'œuvre  du  Christ  par  les 
catégories  de  mérite  et  de  sacrifice,  ibid.,  dist.  XVIII, 
auxquelles  il  unit,  du  reste,  l'influence  psychologique 
de  son  amour,  dist.  XIX,  1,  chacune  de  ces  proposi- 
tions étant  largement  appuyée  sur  des  textes  de  saint 
Augustin.  Avec  le  Maître  des  Sentences,  la  théologie 
rédemptrice  ne  fait  pas  plus  de  progrès  qu'elle 
ne  subit  de  recul.  Voir  Pierre  Lombard,  t.  xn, 
col.  1998. 

Ses  contemporains  et  successeurs  immédiats  mon- 
trent plus  de  décision.  D'une  part,  ils  réduisent  de  plus 
en  plus  le  rôle  de  Satan  et  de  ses  «  droits  ».  Ainsi  l'au- 
teur inconnu  des  Quxstiones  in  cpistolas  Pauli,  In 
Rom.,  90,  P.  L.,  t.  ci.xxv,  col.  457;  Pierre  de  Poitiers, 
Sent.,  IV,  19,  P.L.,  t.  CCXI,  col.  1210;  Simon  de  Tour- 
nai, Disp.,  XLV,  1,  édit.  Warichez,  p.  130.  En  même 
temps,  c'est  à  la  doctrine  de  la  satisfaction,  sans  pré- 
judice d'ailleurs  pour  la  notion  de  mérite,  qu'ils  de- 
mandent le  cadre  de  leur  théologie  de  la  rédemption. 
Richard  de  Saint-Victor  continue  sur  ce  point,  De 
Verbo  inc.,  8-11,  P.  /,.,  t.  exevi,  col.  1002-1005,  la 
tradition  inaugurée  par  Hugues,  qui  ne  s'affirme  pas 
moins  chez  Robert  de  Melun,  voir  Revue  d'hist.  ceci., 
t.  XXVIII,  1932,  p.  325,  et  Pierre  de  Poitiers,  Sent.,  IV, 
14,  P.  /..,  t.  ccxi,  col.  L195-1196,  <:f.  Quwsl.  in  epist. 
Pauli,  In  Rom.,  90,  P.  /..,  t.  CWCXV,  col.   158;  Nicolas 


d'Amiens,  De  art.  calh.  fidei,  m,  1-5,  P.  L.,  t.  ccx  (sous 
le  nom  d'Alain  de  Lille),  col.  610-611. 

Avec  le  suffrage  de  l'École  naissante,  l'œuvre  ansel- 
mienne recevait  également  celui  des  mystiques  et  des 
orateurs  sacrés.  Voir,  parmi  les  plus  notables,  Raoul 
Ardent,  Addenda  :  Hom.,  i,  10,  P.  L.,  t.  clv,  col.  1700; 
saint  Martin  de  Léon,  Serm.,  iv,  25,  P.  L.,  t.  cevm, 
col.  363;  Innocent  III,  Serm.  de  sanctis,  i,  P.  L., 
t.  CCXVII,  col.  154;  Eckbert  de  Schônau,  Stimulus  dil., 
P.  L.,  t.  clxxxiv  (sous  le  nom  de  saint  Bernard), 
col.  962-963;  Geoffroy  d'Admont,  Hom.  dom.,  ix, 
P.  L.,  t.  clxxiv,  col.  62;  Pierre  de  Celle,  Serm.,  vin, 
P.  L.,  t.  ccn,  col.  659. 

2.  Commencement  du  xm*  siècle.  ■ —  Pour  autant 
qu'on  les  puisse  atteindre,  les  ancêtres  immédiats  des 
grands  scolastiques  témoignent,  à  leur  tour,  d'un 
semblable  mouvement. 

De  Guillaume  d'Auvergne,  par  exemple,  il  existe  un 
Cur  Deus  homo,  dans  Tract.  Cuil.,  édition  de  Nurem- 
berg, cire.  1486,  fol.  cvn  r°-cxv  v°,  qui  rivalise  avec 
celui  d'Anselme,  sans  le  valoir,  pour  imposer  au  nom 
de  la  dialectique  l'incarnation  du  Fils  de  Dieu  en  vue 
de  la  salisfaclio  condigna  requise  pour  nos  péchés.  Le 
mérite  et  la  satisfaction  du  Christ  font  l'objet  d'une 
analyse  didactique  dans  la  Summa  aurea  de  Guil- 
laume d'Auxerre,  III,  tract,  i,  c.  vin,  édition  Régnault, 
fol.  132-133.  En  regard,  le  vieux  problème  des  droits 
du  démon  ne  tient  plus  qu'un  rang  effacé. 

Non  moins  que  pour  adopter  la  substance  du  sys- 
tème anselmien,  les  deux  maîtres  sont  aussi  d'accord 
pour  l'interpréter.  Guillaume  d'Auvergne,  fol.  cvin  r°, 
admet  qu'en  dehors  de  l'incarnation  un  autre  moyen 
de  salut  était  possible  à  Dieu  de  sua  poleslalis  immen- 
silale;  mais  il  ajoute  aussitôt  :  Peccali  modum  et  ma- 
gnitudinem  hune  modum  requirere  satisfaclionis.  D'une 
manière  encore  plus  nette,  Guillaume  d'Auxerre,  après 
avoir  combattu  les  opinions  qui  concluraient  a  la 
nécessité  du  plan  divin,  fol.  131  v°,  enseigne  que  la 
mort  du  Christ  s'imposait,  fol.  133  r°,  manente  Dei 
decreto,  c'est-à-dire,  explique-t-il,  dans  l'hypothèse  où 
Dieu  voudrait  exiger  un  sufficiens  pretium  pour  tout  le 
genre,  humain. 

Ainsi  les  voies  sont  ouvertes  qui  permettront  de 
conserver,  avec  la  doctrine  de  la  satisfaction,  jusqu'à 
la  logique  interne  au  nom  de  laquelle  Anselme  la  jus- 
tifiait, moyennant  de  la  transposer  sur  le  plan  du 
relatif. 

2°  Apogée  de  la  scolastique.  —  Entre  les  docteurs 
du  xme  siècle,  il  n'y  a  plus,  en  effet,  que  des  nuances 
individuelles  dans  cette  œuvre  de  mise  au  point.  Voir 
Le  dogme  de  ta  rédemption  au  début  du  Moyen  Age, 
appendice  iv  :  Dans  l'atelier  de  l'École,  p.  410-458. 

1 .  École  francisciine.  — ■  Nécessité  de  notre  rédemp- 
tion, puis  d'une  satisfaction  quelconque  et  enfin  d'une 
satisfaction  par  l'Homme-Dieu  :  il  suffit  de  parcourir 
ces  articles  successifs,  où  d'ailleurs  Anselme  est,  d'or- 
dinaire, plus  ou  moins  textuellement  utilisé,  pour 
voir  combien  Alexandre  de  Halès,  Sum.  th.,  III,  q.  i, 
membr.  3-7,  se  tient  près  du  Car  Deus  homo.  De  même 
quand,  par  la  suite,  ibid.,  q.  xvi-xvn,  il  établit  la 
nécessité,  puis  l'efficacité  de  la  mort  du  Christ. 

Cependant  le  décret  initial  de  notre  salut  ne  relève 
en  Dieu  que  de  la  necesssitas  immulabilitalis,  q.  i, 
membr.  .'î.  De  potentia  absolula  il  pouvait  de  même 
nous  racheter  sans  conditions  d'aucune  sorte  :  la  néces- 
sité d'une  satisfaction  ne  s'impose  qu'au  regard  de  sa 
potentia  ordinaia,  membr.  4.  Il  faut  sans  nul  doute  en 
dire  autant  des  thèses  complémentaires  sur  l'impuis- 
sance de  l'ange  aussi  bien  que  de  l'homme  devant  la 
satisfaction  requise  et  la  nécessité  d'un  I  lotnme-Diou 
pour  la  fournir.  Sur  toute  la  ligne,  la  fidélité  d'Alexan 
dre  à  la  doctrine  et  jusqu'au  langage  d'Anselme  ne  va 
pas  sans  un  perpétuel  effort  d'adoucissement. 


1949 


REDEMPTION.    SAINT    THOMAS 


1950 


Telle  est  aussi  la  position  de  saint  Bonaventure, 
chez  lequel  il  n'est  pas  jusqu'au  libellé  même  des  ques- 
tions à  résoudre  qui  ne  place  le  problème  sur  le  terrain 
du  conyruum.  La  «  nécessité  »  de  notre  rédemption 
n'est  plus,  comme  chez  Alexandre,  que  l'immutabilité 
des  desseins  de  Dieu.  Si  la  réparation  du  péché,  au 
double  titre  de  son  extension  et  de  sa  gravité,  reste 
au-dessus  de  nos  moyens  et  requiert  la  personne  de 
l'Homme-Dieu,  c'est  uniquement  d'un  point  de  vue 
spéculatif.  Car  l'homme  pouvait  ofTrir  une  satisfactio 
semi-plena  et  rien  n'empêchait  que  Dieu  pût  s'en 
contenter.  In  IIlum  Sent.,  dist.  XV1II-XX,  édition  de 
Quaracchi,  t.  ili,  p.  380-434.  Voir  R.  Guardini,  Die 
Lehre  des  ht.  Bonavcnlura  von  der  Erlôsung,  p.  28-47 
et  72-118. 

2.  École  dominicaine.  —  Simultanément  les  maîtres 
dominicains  s'adonnaient  au  même  travail  d'élabora- 
tion. 

Dispersée  au  cours  de  son  explication  des  Sentences, 
la  sotériologie  d'Albert  le  Grand  procède  d'une  même 
attitude  à  l'égard  du  système  anselmien.  On  peut  juger 
de  sa  méthode  par  cette  déclaration  occasionnelle  sur  la 
nature  humaine  du  Sauveur,  In  II  lum  Sent.,  dist.  XII, 
a.  2  et  3,  dans  Opéra  omnia,  édit.  Vives,  t.  xxvm, 
p.  226-227  :  ...Deo  nihil  est  impossibile;  sed,  quantum 
est  de  congruitale  nalurœ  et  satisfaclionis,  non  debuit 
Christus  aliunde  queun  de  Adcun  accipere...  Non  de- 
buit, id  est  non  fuit  congruum.  Chaque  fois  que  se 
posent  des  questions  similaires,  elles  reçoivent  une 
semblable  solution.  Voir  ibid.,  dist.  XV,  a.  1;  dist. 
XVI,  a.  1.  La  «  nécessité  »  de  l'économie  actuelle  du 
salut  se  ramène  à  une  convenance  et  ne  peut  se  dé- 
fendre au  sens  fort  que  dans  l'hypothèse  d'une  redemp- 
tio  qui  ne  serait  pas  une  simple  liberulio.  Dist.  XX, 
a.  1-3. 

A  saint  Thomas  d'Aquin  J.  Turmel,  Histoire  des 
dogmes,  t.  i,  p.  440,  imagine  de  prêter  une  évolution, 
suivant  laquelle  il  aurait  «  commencé  par  prendre 
pour  maître  »  Abélard  et  ne  se  serait  tourné  vers 
Anselme  *  qu'en  second  lieu  ».  Cette  dernière  position 
est  celle  de  la  Somme  lliéologique,  tandis  que  la  pre- 
mière s'accuserait  encore  dans  la  Somme  contre  les 
Gentils,  IV,  54.  Hypothèse  fantaisiste  autant  que  ten- 
dancieuse, que  ruine  la  parfaite  identité  doctrinale 
du  Commentaire  des  Sentences  (avant  1255-1256)  et  de 
la  Somme  théologique  :  les  divergences  que  peut  pré- 
senter la  Somme  contre  les  Gentils  écrite  entre  les 
deux  (1258-1260),  et  qui  sont  d'ailleurs  de  pure  forme, 
tiennent  à  son  but  apologétique  spécial. 

De  ces  différentes  sources  ressort,  au  contraire,  une 
doctrine  constante,  encore  que  peu  systématique, 
dont  l'œuvre  anselmienne  discrètement  amendée 
fournit  tous  les  matériaux.  Il  faut  d'ailleurs  compléter 
l'un  par  l'autre  ces  divers  traités  pour  en  reconstituer 
intégralement  la  teneur. 

Congruenlissimum  fuit  humanam  naluram  ex  </iii> 
lapsa  fuit  reparari,  lit-on  dans7n//7um  S  en/.,  dist.  XX, 
q.  i,  a.  1,  sol.  1.  En  vue  de  cette  fin,  la  Somme  théolo- 
gique enseigne,  IIla,  q.  i,  a.  2,  que  l'incarnation  était  le 
moyen  le  mieux  approprié;  c'est  seulement  dans  le  cas 
d'une  satisfactio  condigna  qu'elle  deviendrait  hypothé- 
tiquement  nécessaire,  en  raison  soit  de  la  malice  propre 
au  péché  :  quan.dam  infinilalem  habcl  ex  inftnilate 
divinœ  irajestalis,  soit  de  l'étendue  de  ses  ravages  sur 
l'humanité.  A  son  tour,  la  passion  du  Christ,  ibid., 
q.  xlvi,  a.  1-3,  ne  peut  être  dite  nécessaire  si  ce  n'est 
ex  supposilione  :  en  elle-même,  elle  est  simplement 
convenable,  en  raison  des  multiples  bienfaits  qu'elle 
nous  procure,  et  Dieu  pouvait  toujours  se  dispenser 
d'une  satisfaction  salva  justitia.  Ce  qui  revient  à  ra- 
battre sur  le  plan  de  la  convenance  toutes  les  thèses  du 
Cur  Deus  homo. 

L'exposé  de  l'œuvre  rédemptrice  est   ensuite,  dis- 


tribué par  le  Docteur  angélique,  non  sans  quelques 
hors-d'œuvre,  sous  les  chefs  suivants  :  psychologie  de 
la  passion,  q.  xlvi,  a.  5-8  ;  étude  de  ses  causes,  q.  xlvii, 
a.  1-3;  analyse  de  son  action,  q.  xlviii,  a.  1-5,  «  par 
manière  »  de  mérite,  de  satisfaction,  de  sacrifice  et  de 
rédemption,  toutes  catégories  classiques  auxquelles  se 
superpose  le  théologoumène  proprement  thomiste  per 
modum  efficientiœ ;  inventaire  de  ses  effets,  q.  xlix, 
a.  1-6. 

JMulla,  non  multum  :  il  est  de  règle,  chez  les  vulgari- 
sateurs, de  reproduire  ce  jugement  porté  par  Ad.  Har- 
nack,  Dogmengeschichle,  4e  édit.,  t.  m,  p.  540,  sur  la 
sotériologie  de  saint  Thomas.  Lacune  qu'aggraverait  le 
grief  positif  de  ces  «contradictions  mal  dissimulées  d, 
dont  parlait  A.  Sabatier,  La  doctrine,  de  l'expiation, 
p.  60,  et  dont  J.  Turmel,  Histoire  des  dogmes,  t.  i, 
p.  440-445,  vient  d'enfler  à  plaisir  l'effectif  pour 
conclure  sur  les  gros  mots  de  non-sens  et  de  fatras. 

Plus  encore  que  celles  dont  la  construction  ansel- 
mienne est  l'objet,  ces  rigueurs  tiennent,  pour  une 
bonne  part,  à  la  méconnaissance  de  la  position  catho- 
lique et  de  l'équilibre  que  ses  représentants  ont  à  cœur 
de  garder  entre  les  éléments  divers  du  donné  chrétien. 
A  défaut  d'une  création  personnelle  ou  d'une  synthèse 
vigoureuse,  le  mérite  de  saint  Thomas  est  d'avoir 
contribué  plus  utilement  que  personne  à  cette  œuvre 
de  judicieuse  organisation.  «  La  théologie  tradition- 
nelle »  de  l'Église  lui  doit  «  une  forme  et  des  contours 
définis  ».  H.  Rashdall,  The  idea  of  alonement,  p.  373- 
37  1. 

Dans  cette  doctrine  tout  entière  dominée  par  la 
valeur  objective  de  la  mort  du  Christ,  il  va  de  soi  que 
son  efficacité  subjective  ne  laissait,  du  reste,  pas 
d'avoir,  à  titre  subsidiaire,  sa  place  légitime  et  que 
l'œuvre  du  Rédempteur  ne  supprime  pas  notre  part 
de  collaboration.  Voir  Thomas  d'Aquin,  Sum.  th.,  IIla, 
q.  xlvi,  a.  1  et  3;  Bonaventure,  /;;  IIlum  Sent., 
dist.  XX,  q.  v. 

Quant  au  rôle  de  Satan,  il  n'y  survit  (pie  par  un  sou- 
venir fugitif  accordé  à  l'abus  de  pouvoir  parmi  les  effets 
de  la  passion.  Cf.  Thomas  d'Aquin,  Sum.  th.,  III-1, 
q.  xlix,  a.  2;  Bonaventure,  In  IIIum  Sent.,  dist.  XX, 
q.  m.  A  la  différence  île  ses  parties  substantielles, 
dont  la  synthèse  médiévale  incorporait  tout  le  fond, 
cet  élément  adventice  de  la  tradition  patristique  finis- 
sait par  tomber  à  lien. 

C'est  ainsi  que,  dans  le  moule  théologique  élaboré 
par  saint  Anselme,  l'École  donnait  au  dogme  de  la 
rédemption  ses  formes  définitives.  Développement 
d'ailleurs  tout  occidental,  dont  1'  «orthodoxie»  grec- 
que tarderait  à  recueillir  le  bénéfice,  voir  Le  dogme  de 
la  rédemption.  Études  critiques  et  documents,  p.  281- 
312,  et  dont  quelques-uns  de  ses  membres  ne  surent 
même  pas  toujours.  ;'i  la  longue,  estimer  suffisam- 
ment le  prix. 

3°  Discussions  et  précisions  ultérieures.  —  Achevé 
dans  ses  lignes  essentielles  par  les  maîtres  du  xme  siè- 
cle, l'édifice  de  la  sotériologie  catholique  ne  devait 
plus  recevoir  dans  la  suite  que  de  légères  modifica- 
tions, qui,  pour  quelques  retouches  de  minime  portée, 
en  respecteraient  le  style  et  le  plan. 

1.  Œuvre  critique  de  Scot.  —  Jusqu'ici  l'adaptation 
du  système  anselmien  s'était  poursuivie  d'une  ma- 
nière sensiblement  uniforme.  Avec  le  Docteur  subtil 
allait  commencer,  pour  cette  doctrina  recepla,  l'épreuve 
de  la  révision.  Voir  Duns  Scot,  t.  iv,  col.  1894-1896. 
Les  résultats  de  sa  critique  sont  consignés  dans  Opus 
Oxon.  :  In  ///™  Sent.,  dist.  XIX  et  XX,  édition  de 
Lyon,  t.  vu,  1639,  p.  412-431.  Cf.  Report.  Paris., 
t.  xi,  p.  495-502. 

Reconnaître  au  mérite  du  Christ  «  une  certaine  in- 
finité »  de  par  sa  nature  propre  lui  paraît  une  «  hyper- 
bole »;  mais  le  péché  n'est  pas  davantage,  en  lui-même, 


1951      RÉDEMPTION.    ORTHODOXIE    PROTESTANTE    CLASSIQUE      1952 


un  «  mal  formellement  infini  »  :  dans  les  deux  cas,  ce 
terme  peut  néanmoins  être  conservé  par  manière  de 
«  dénomination  extrinsèque  ».  En  conséquence,  l'œu- 
vre du  Sauveur  n'a,  par  rapport  à  nous,  qu'une  valeur 
de  congruo  et  ne  peut  s'appliquer  à  notre  profit  que 
moyennant  son  acceptation  par  Dieu.  L'analyse  du 
péché  ne  permet  pas  davantage  d'admettre  la  néces- 
sité hypothétique  de  l'incarnation  :  de  possibili,  un 
ange  ou  même  un  homme  ordinaire  investi  de  la  grâce 
étaient  en  mesure  d'offrir  une  satisfaction  que  Dieu 
pouvait  accepter  pour  tout  le  genre  humain. 

On  ne  peut  pas  faire  un  crime  à  la  sotériologie  sco- 
tiste  de  bouleverser  les  positions  communément  reçues, 
tant  qu'il  n'est  pas  démontré  que  celles-ci  devraient 
se  confondre  avec  les  données  de  la  foi.  Elle  se  réfère  à 
une  conception  théologique  d'ensemble  sur  Dieu, 
l'homme  et  le  Christ,  qui,  pour  discutable  qu'elle 
puisse  être,  n'en  garde  pas  moins  sa  place  dans  l'Église, 
par-dessus  toutes  les  préventions  d'école,  au  rang  des 
libres  opinions. 

2.  Scolaslique  récente.  —  A  partir  de  là,  les  discus- 
sions amorcées  par  la  critique  de  Scot  envahissent  de 
plus  en  plus  la  théologie. 

Une  école  scotiste  est,  en  effet,  constituée,  qui  re- 
crute, par  surcroît,  le  renfort  du  nominalisme.  Or, 
pour  quelques  disciples  tels  que  Mastrius,  Hauzeur 
ou  Frassen,  qui  crurent  devoir  atténuer  la  doctrine  du 
maître,  par  exemple,  sur  la  valeur  des  mérites  du 
Christ,  la  plupart  eurent  à  cœur  de  la  maintenir  inté- 
gralement :  ainsi  François  de  Mayronis,  Durand  de 
Saint-Pourçain,  Occam,  Pierre  d'Ailly,  Biel.  Voir  S.  Bo- 
naventure,  Opéra  omnia,  édition  de  Quaracchi,  t.  m, 
p.  429-430,  scholion  des  éditeurs;  Th.  Fetten,  Johanncs 
Duns  ùber  das  Werk  des  Erlôsers,  p.  99-122. 

Il  va  sans  dire  que  les  écoles  rivales  ne  déployaient 
pas  moins  d'ardeur  dans  la  défense  des  points  contes- 
tés, quitte  à  se  subdiviser  en  groupes  différents  sui- 
vant la  manière  de  les  concevoir.  D'où  ces  intermina- 
bles dissertations,  qui  sont  la  spécialité  du  second  âge 
scolastique,  sur  la  malice  du  péché  ou  la  nécessité  de 
l'incarnation  pour  y  satisfaire  adéquatement,  et  qui 
elles-mêmes  en  entraînent  d'autres  sur  la  valeur  de  la 
satisfaction  du  Christ  en  vue  de  savoir  si  elle  s'est  ou 
non  produite  ex  rigore  justitise,  peut-être  même  ad 
strictos  juris  apices.  Voir,  par  exemple,  Suarez,  De  inc, 
disp.  IV,  sect.  iii-xii,  édit.  Vives,  t.  xvn,  p.  55-186; 
J.  de  Lugo,  De  inc.,  disp.  III-VI,  édit.  Vives,  t.  n, 
p.  258-390. 

De  ces  longues  controverses  auxquelles  a  donné  lieu 
le  besoin  de  précision  technique  en  la  matière,  et  dont 
les  résidus  surchargent  encore  beaucoup  de  nos  ma- 
nuels, il  faut  bien  constater  que  l'importance  n'égale 
pas  l'ampleur.  En  tout  cas,  c'est  d'ailleurs  que,  vers  le 
même  temps,  des  problèmes  autrement  graves  pour 
la  sotériologie  chrétienne  étaient  en  train  de  surgir. 

VII.  Organisation  définitive  :  Dans  les  Églises 
protestantes.  —  Autant  la  logique  immanente  au 
système  protestant  invitait  ses  adeptes  à  maintenir 
au  premier  plan  de  leur  foi  le  dogme  de  la  rédemption 
par  le  sang  du  Christ,  autant  elle  les  prédisposait  à  en 
transformer  inconsciemment  la  notion.  Non  seule- 
ment, en  effet,  leur  conception  de  la  déchéance  hu- 
maine leur  imposait  de  sacrifier  notre  régénération  spi- 
rituelle à  l'œuvre  exclusive  du  Rédempteur,  voir 
MÉRITE,  t.  x,  col.  710-717,  mais  la  hantise  du  péché 
et  de  son  inexorable  châtiment,  point  de  départ  néces- 
saire du  drame  intérieur  qui  aboutit  à  nous  justifier, 
devait  réagir  sur  la  direction  et  pour  ainsi  dire  la  cou- 
leur de  celle-ci.  Voir  J,e  dogme  de  la  rédemption,  Élude 
théologique,  p.  381-518. 

De  fait,  la  Réforme  a  déterminé,  dans  la  théologie 
rédemptrice,  un  changement  d'orientation  dont  les 
critiques  protestants  eux-mêmes  n'ont  pas  pu  ne  pas 


s'apercevoir.  «  Sans  doute  la  doctrine  luthérienne  de 
la  rédemption  se  rattache  à  la  théorie  d'Anselme... 
Mais  elle  s'en  dislingue  principalement  en  ceci  que  la 
passion  et  la  mort  du  Fils  de  Dieu  n'y  sont  pas  consi- 
dérées comme  un  don  offert  à  Dieu  en  place  du  châti- 
ment afin  de  réparer  l'injure  faite  à  son  honneur,  mais 
comme  une  souffrance  de  caractère  pénal  volontaire- 
ment acceptée  par  substitution,  comme  la  sujficientis- 
sima  pœnarum  quœ  nos  manebant  persolutio.  Nulle 
part,  chez  Luther,  il  n'est  question  que,  dans  la  pas- 
sion et  la  mort  du  Christ,  il  s'agisse  uniquement  d'une 
satisfaction  en  vue  de  rétablir  l'honneur  violé  de 
Dieu.  »  Or  «  la  doctrine  des  réformés,  si  l'on  en  juge  par 
les  brèves  énonciations  des  symboles,  ne  semble  pas 
différer  essentiellement  de  celle  des  luthériens  ».  G. -F. 
Oehler,  Lehrbuch  der  Sijmbolik,  2e  édit.,  Stuttgart, 
1891,  p.  465-466  et  471.  Cf.  G.-B.  Stevens,  The  Chris- 
tian doctrine  of  salualion,  p.  151-152  :  «  Pour  Anselme, 
la  satisfaction  accomplie  par  le  Christ  n'est  pas 
regardée  comme  une  punition,  mais  comme  le  rem- 
placement d'une  punition.  C'est  ici  le  point  où  la  théo- 
logie de  la  Réforme  et  d'après  la  Réforme  s'éloigne  de 
lui  et  delà  théologie  médiévale  en  général...  11  n'est  plus 
question  de  la  dignité  ou  de  l'honneur  de  Dieu,  mais 
de  son  inflexible  justice;  il  ne  s'agit  plus  d'une  alter- 
native entre  la  satisfaction  et  le  châtiment,  mais  d'une 
satisfaction  par  le  châtiment.  »  Bref,  «  c'est  propre- 
ment l'antithèse  du  Cur  Deus  homo  ».  R.-W.  Dale,  The 
alonement,  24e  éd.,  p.  351. 

Sur  ce  fond  permanent  la  préoccupation  instante 
de  «  réaliser  »  la  justification  individuelle  jette  une 
note  de  mysticisme,  que  le  principe  toujours  actif  du 
libre  examen  complique,  au  surplus,  d'une  perpétuelle 
mobilité.  Ce  qui  fait  de  la  théologie  rédemptrice  dans 
les  Églises  protestantes  un  chapitre  particulièrement 
chargé  de  l'histoire  de  leurs  «  variations  ». 

1°  Période  ancienne  :  Orthodoxie  classique.  —  Une 
sotériologie  assez  homogène  s'ébauche  dès  l'origine, 
en  attendant  de  se  fixer  en  thèses  rigides,  qui  allait 
caractériser  pour  des  siècles  l'empreinte  spéciale  don- 
née par  les  croyants  de  la  Réforme  à  l'œuvre  du  Ré- 
dempteur. 

1.  Églises  luthériennes.  —  Orateur  et  mystique  plus 
que  théologien,  sans  renoncer  à  la  terminologie  scolas- 
tique, Luther  se  plaît  à  reprendre  les  vieux  thèmes 
populaires  sur  la  défaite  du  démon.  Voir  K.  Grass, 
Die  Gollheit  Jesu  Chrisli  in  ihrer  Bedeutung  fur  den 
Heilswerl  seines  Todes,  p.  49-58.  Mais  plus  significative 
que  cet  archaïsme  est  l'idée  qu'il  donne  ou  suggère  de 
la  satisfaction  du  Sauveur. 

Dans  son  commentaire  de  l'épître  aux  Galates 
(1531),  ni,  13,  Lulhers  Werke,  édition  de  Wcimar, 
t.  xi,  a,  p.  432-140,  en  termes  passionnés  il  se  repré- 
sente le  Christ  comme  «  un  maudit  et  le  pécheur  des 
pécheurs  ».  Car,  au  regard  de  la  loi,  «  il  faut  que  le 
pécheur  meure  ».  Pour  l'en  dispenser,  avec  la  peine  des 
coupables,  le  Fils  de  Dieu  «  porte  aussi  le  péché  et  la 
malédiction  »,  de  telle  sorte  qu'il  ne  faut  plus  le  consi- 
dérer «  comme  une  personne  privée  innocente  »,  mais 
comme  «  un  pécheur  qui  a  sur  lui  et  porte  le  péché  de 
Paul...,  de  Pierre...,  de  David  »  etc.  Substitution  (pie 
les  sermons  du  réformateur  étendent  jusqu'à  faire 
peser  sur  le  Christ  l'angoisse  des  damnés.  Textes  dans 
"W.  Kôlling,  Die  Satisfactio  vicaria,  t.  n,  p.  319-350. 

Exponatur,  écrit  plus  froidement  Mélanchthon, 
Dt'cl.  de  dicto  :  Sis  intentas,  dans  Corpus  Réf.,  t.  xi, 
col.  779,  mirandum  Dci  consilium,  quod,  cum  sil  juslus 
et  horribiliter  irascalur  peccalo,  ita  demum  placari  jus- 
tissimam  iram  volueril  quia  Filins  Dci  /(ictus  est  sup- 
plcx  pro  nobis  et  in  sese  iram  derivavit.  Principes  qui  se 
refltHcnt  jusque  dans  l'officieuse  Apologie  de  la  Confes- 
sion d'Augsbourg,  m,  58,  J.-T.  Millier,  Die  symb.  Bû- 
cherder  ev. -luth.  Kirchc,  1 1e  éeL.Gûtersloh,  1912,  p.  1 18. 


1953 


REDEMPTION.  OPPOSITIONS  A  L'ORTHODOXIE  PROTESTANTE 


1954 


De  ces  données  la  scolastique  luthérienne  du 
XVIIe  siècle  allait  construire  la  systématisation,  en  les 
aggravant  de  la  célèbre  distinction  entre  l'obéissance 
active  et  l'obéissance  passive  du  Christ,  qui  permet- 
trait de  soumettre  l'oeuvre  entière  du  Sauveur  au 
même  schéma  pour  mieux  anéantir  la  nôtre  devant  le 
double  mystère  de  sa  vie  et  de  sa  mort.  Voir,  par 
exemple,  J.  Quenstedt,  Theol.  didactico-polemica, 
p.  IIla,  c.  m,  membr.  n,  sect.  i,  th.  xxxi-xl,  4e  éd., 
Wittenberg,  1701,  p.  228-247;  J.  Gerhard,  hoc. 
iheol.,  XVII,  c.  il,  31-63,  édit.  Cotta,  Tubingue,  1768, 
t.  vu,  p.  30-72.  Synthèse  avec  d'abondantes  citations 
à  l'appui  dans  Chr.  Baur,  Die  christliche  Lehre  von  der 
Versôhnung,  p.  285-352.  A  la  fin  du  xvme  siècle,  la 
même  conception  s'affirme  encore  avec  les  mêmes 
traits  essentiels.  Voir,  par  exemple,  J.-F.  Seiler,  Ueber 
den  Versôhnungslod  Jesu  Chrisli,  Erlangen,  1778-1779. 

2.  Églises  réformées.  —  C'est,  au  contraire,  de  son 
propre  fondateur  que  le  calvinisme  tient  la  sotério- 
logie  méthodique  dont  l'autorité  n'allait  plus  cesser 
de  faire  loi.  Insl.  rel.  chr.  (éd.  de  1559),  II,  xvi,  1-12, 
dans  J.  Calvini  opéra  omnia,  édit.  Baum,  Cunitz  et 
Reuss,  t.  ii,  col.  367-379. 

Elle  coïncide  absolument,  dans  ses  grandes  lignes, 
avec  celle  du  luthéranisme.  Pour  satisfaire  à  la  justice 
de  Dieu,  le  Christ  prend  sur  lui  tout  ce  que  nous  avions 
mérité,  c'est-à-dire,  avec  la  mort,  la  malédiction  qu'elle 
comporte  :  ...  Operœ  simul  pretium  eral  ut  divinœ  ullio- 
nis  severiiatem  senlirel,  quo  et  iras  ipsius  [Dei]  inlerce- 
deret  et  salisfaceret  justo  judicio.  Aussi  a-t-il  éprouvé 
omnia  irati  et  punienlis  Dei  signa,  y  compris  les  peines 
de  l'enfer  que  désignerait  l'article  du  symbole  :  Des- 
cendit ad  inferos. 

Telle  est  la  doctrine  à  laquelle  se  tiennent  les  théo- 
logiens calvinistes  postérieurs,  comme  J.-H.  Heideg- 
ger et  Fr.  Turretin  en  Suisse,  J.  Owcn  et  Jonathan 
Edwards  l'ancien,  dans  les  milieux  de  langue  anglaise; 
celle  également  dont  s'inspirent  les  confessions  offi- 
cielles de  foi,  particulièrement  le  synode  de  Dor- 
drecht  (1619),  n,  1-4,  dans  E.-F.-K.  Muller,  Die 
Bekcntnisse  der  reformierlen  Kirche,  p.  848-849. 

2°  Période  ancienne  :  Secousses  doctrinales.  —  Ces 
outrances  de  l'orthodoxie  protestante  déterminèrent 
aussitôt  une  réaction  en  sens  inverse,  qui  vaudrait  à  la 
théologie  rédemptrice  de  la  Réforme,  avec  de  longues 
difficultés,  l'avènement  d'un  type  nouveau. 

1.  Explosion  du  rationalisme  :  Socin.  —  Hic  plurimum 
erratum  fuisse...,  inter  eos  pr^sertim  qui  sese  ab 

ECCLESIA    ROMANA   SEPARAVERANT.    Il    suffit    de    Cette 

déclaration,  inscrite  par  Socin  en  tête  du  De  Christo 
servalore,  pour  attester  ses  intentions  agressives  et 
marquer  en  même  temps  quel  en  fut  l'objectif  prin- 
cipal. C'est  à  la  doctrine  de  la  satisfaction  reçue  dès 
lors  dans  le  protestantisme  qu'il  destine  ses  coups  et 
contre  ses  «  erreurs  »  que  son  dogmatisme  lui  inspire 
l'assurance  d'être  le  porte-parole  de  la  véritable  révé- 
lation. Voir  Prœlectiones  theologicœ  (édition  posthume, 
1609),  15-29,  Bibl.  Fratrum  Polonorum,  t.  i,  p.  564- 
600,  dont  les  positions  sont  résumées  dans  Christianse 
religionis  brevissima  inslitutio,  p.  664-668,  et  copieuse- 
ment défendues  contre  le  pasteur  J.  Couet  dans  De 
Christo  servalore  (1578,  mais  édité  seulement  en  1594), 
ibid.,  t.  n,  p.  115-246. 

Refutalio  senlenliœ  vulgaris  de  satisfaclione  Chrisli 
pro  peccatis  noslris,  écrit  expressément  Socin,  Chr.  rel. 
inst.,  p.  665.  Ses  autres  ou-vrages  poursuivent,  en 
effet,  cette  «  réfutation  »  au  double  point  de  vue 
rationnel  et  positif.  La  satisfaction  ne  lui  semble  ni 
nécessaire,  puisque  Dieu  peut  toujours  renoncer  au 
châtiment;  ni  réelle,  puisqu'il  affirme  partout  sa  vo- 
lonté de  pardonner  au  coupable  sans  autre  condition 
que  le  repentir;  ni  possible,  puisque,  pour  acquitter 
notre  dette  en  justice,  le  Christ  aurait  dû  souffrir  la 


mort  éternelle  autant  de  fois  qu'il  y  a  de  pécheurs. 
Prœl.  theol.,  15-18,  p.  565-573;  cf.  De  Chr.  serv.,  m,  1-6, 
p.  186-206.  Après  quoi  l'auteur  d'exterminer  succes- 
sivement, au  nom  de  l'exégèse,  les  quatre  groupes  de 
textes  auxquels  il  ramène  la  prétendue  preuve  scrip- 
turaire  de  cette  notion.  Prœl.  theol.,  19-23,  p.  573-588; 
cf.  De  Chr.  serv.,  n,  1-8,  p.  140-155. 

Chemin  faisant,  on  voit  apparaître,  à  bâtons  rom- 
pus, le  système  personnel  de  Socin.  Il  est  d'une  sim- 
plicité rudimentaire.  Chacun  peut  et  doit  expier  son 
péché  par  la  pénitence  :  la  mort  du  Christ  n'y  contribue 
que  par  l'amour  et  la  confiance  qu'elle  tend  à  nous 
inspirer  ou  par  le  bénéfice  qu'elle  nous  assure  d'un 
intercesseur  efficace  dans  le  ciel.  Pral.  theol.,  19  et  23, 
p.  575  et  587. 

Tant  par  ses  affirmations  que  par  ses  critiques,  le 
système  socinien  a  longtemps  régné  sans  rival,  non 
seulement  sur  l'Église  unitaire,  mais  encore  sur  la  théo- 
logie rationalisante  que  le  xvine  siècle  a  vue  inonder  le 
protestantisme,  soit  en  Allemagne,  voir  Chr.  Baur, 
op.  cit.,  p.  505-530,  soit  un  peu  dans  tous  les  pays. 

2.  Essai  d'apologétique  légaliste  :  Grotius.  —  Juriste 
de  métier,  mais  théologien  à  ses  heures,  H.  Grotius 
voulut  opposer  une  réplique  au  rationalisme  socinien. 
D'où  sa  célèbre  Defensio  fidei  calholicœ  de  satisfaclione 
Chrisli  (1617). 

L'auteur  se  réclame  de  l'Écriture  et  de  la  tradition 
de  l'Église,  jusqu'à  terminer  sa  dissertation  par  une 
liste  de  teslimonia  Palrum.  Mais  il  éclaire  volontiers 
l'une  et  l'autre  par  un  fréquent  appel  aux  catégories 
juridiques.  Au  moyen  de  ce  double  critère,  il  entre- 
prend la  défense  de  la  satisfaction  contre  la  théologie 
et  l'exégèse  de  Socin,  dont  il  passe  au  crible  les  divers 
arguments.  Si  l'adversaire  était  de  taille,  son  parte- 
naire ne  se  montre  pas  inférieur  à  lui.  Rarement  sans 
doute  un  cfïort  plus  vigoureux  fut  accompli  pour  inté- 
grer le  mystère  de  notre  rédemption  dans  un  système 
cohérent  de  la  raison  et  de  la  foi. 

Cette  catholica  sententia,  il  va  sans  dire  que  Grotius 
la  situe  d'instinct  dans  les  cadres  protestants.  Pœna- 
rum  pro  peccatis  noslris  persolulio  :  c'est  en  quoi  consis- 
terait pour  lui,  Def.,  i,  13,  édit.  Lange,  p.  10,  la 
forma  de  notre  rédemption.  Acquittement  où  le  voca- 
bulaire du  droit  dont  il  est  coutumier  lui  permet  de 
voir,  ibid.,  21-22,  p.  22-23,  une  punilio  en  vue  de  nous 
assurer  l'impunitas.  Cf.  ni,  1,  p.  46  :  Punilio  unius  ad 
impunitatem  alteri  consequendam.  Échange  que  le 
libre  dévoùment  du  Christ  suffit  à  protéger  contre  le 
reproche  d'injustice  et  qui  ne  porte  pas  atteinte  à  la 
bonté  divine  parce  que,  étant  le  fait  d'un  tiers,  il  ne 
peut  nous  profiter,  vi,  7,  p.  80,  qu'au  titre  légal  de  la 
solulio  recusabilis. 

Mais,  dans  cette  famille  théologique,  Grotius  crée 
une  importante  variété.  Au  lieu  de  la  justice  vindica- 
tive, en  effet,  c'est  à  la  sagesse  de  Dieu,  en  tant  que 
souverain  de  l'univers,  que  revient  chez  lui  le  rôle 
dominant.  La  mort  du  Christ  n'est  plus,  dès  lors,  au 
sens  strict,  qu'une  divinœ  jusliliœ  demonslratio,  i,  1, 
p.  2-3,  c'est-à-dire  «  un  exemple  insigne  »  destiné  à 
maintenir,  malgré  l'amnistie  accordée  aux  pécheurs, 
cette  sanction  du  péché  qui  est  indispensable  à  la 
bonne  marche  du  monde  moral,  v,  4-8,  p.  67-70. 
Toute  la  philosophie  de  l'œuvre  rédemptrice  est  ainsi 
réinterprétée  sous  le  signe  de  la  loi.  Cf.  Baur,  op.  cit., 
p.  414-435. 

Quelque  peu  méconnu  par  ses  contemporains,  le 
système  de  Grotius  devait  fructifier  en  Angleterre  et 
plus  encore,  sous  l'influence  de  Jonathan  Edwards  le 
jeune,  aux  États-Unis.  Textes  dans  E.-A.  Park,  The 
alonemenl,  Boston,  2e  éd.,  1860;  étude  par  F. -H.  Fos- 
ter,  Hislorical  introduction  à  la  traduction  anglaise  de 
la  Defensio,  Andovcr,  1889.  A  l'orthodoxie  posté- 
rieure il  ne  cesse  de  fournir  bien   des  compléments. 


1955 


REDEMPTION.    LE    PROTESTANTISME    ACTUEL 


1956 


3°  Diversité  des  courants  modernes.  —  «  Mêlée  d'opi- 
nions »  qui  donne,  «  à  première  vue  »,  l'impression  d'un 
«  chaos  i  :  tel  est  l'aspect  sous  lequel  l'état  présent  de  la 
théologie  rédemptrice  parmi  ses  coreligionnaires  appa- 
raît à  J.  Gindraux,  La  philosophie  de  la  croix,  Ge- 
nève, 1912,  p.  202.  On  peut  aisément  prendre  un 
aperçu  de  cette  confusion,  pour  l'Angleterre  et  l'Amé- 
rique, dans  The  atonenicnl.  A  clérical  symposium,  Lon- 
dres, 1883;  The  atonrmrnl  in  modem  religious  thought. 
A  theological  symposium,  Londres,  3e  éd.,  1907;  pour 
l'Allemagne,  dans  E.  Pfennigsdorf,  Der  Erlôsungs- 
gedankc,  Gcettingue,  1929  (compte  rendu  d'un  congrès 
théologique  tenu  en  1928  à  Francfort-sur-Mein).  Voir 
sur  ces  manifestations  collectives,  Le  dogme  de  la  ré- 
demption. Éludes  critiques  et  documents,  p.  355-428.  Il 
suffît  à  la  théologie  catholique  d'une  orientation  géné- 
rale à  travers  cette  littérature. 

1.  En  marge  de  l'orthodoxie.  —  Vivement  ouvert  par 
Socin,  le  procès  de  la  satisfaction  traditionnelle  est 
plus  que  jamais  à  l'ordre  du  jour  pendant  tout  le 
xixe  siècle  et  certaine  convergence  dans  une  nouvelle 
manière  de  la  remplacer  arrive  à  s'établir  parmi  les 
écoles  de  gauche  qu'unit  cette  réprobation. 

Kant,  puis  Hegel  donnent,  un  moment,  aux  théolo- 
giens d'Allemagne  la  tentation  d'absorber  la  rédemp- 
tion chrétienne,  à  titre  de  symbole,  dans  le  développe- 
ment moral  de  l'espèce  humaine.  Mais  ces  spéculations 
métaphysiques  n'obtinrent  qu'un  succès  momentané. 
Le  «  rationalisme  »  postérieur,  aujourd'hui  vulgarisé 
dans  les  masses  par  le  mouvement  national-socialiste, 
est  devenu  plutôt  franchement  négatif,  en  prétendant 
refuser  au  christianisme,  voire  même  au  simple  théisme 
religieux,  sous  prétexte  d'«  autosotéric  »  (Éd.  de  Hart- 
mann), l'audience  de  l'esprit  contemporain. 

Depuis  Schleiermacher  en  Allemagne,  Erskinc  et 
Coleridge  en  Angleterre,  la  pensée  protestante  s'ins- 
talle de  plus  en  plus  sur  le  terrain  exclusif  de  l'expé- 
rience religieuse.  En  conséquence,  la  sotériologie  dog- 
matique d'autrefois  se  transforme  en  une  psycho- 
logie, où  le  subjectivisme  s'épanouit  d'autant  mieux 
que  l'Écriture  cesse  d'être  une  autorité  pour  devenir 
un  témoignage  de  la  foi  de  ses  auteurs  et  que  l'histoire 
de  ce  dogme  n'est  plus  qu'un  moyen  d'en  faire  toucher 
du   doigt  la  relativité. 

Il  en  résulte  que,  sauf  peut-être  en  Amérique,  où  il 
survit  au  moins  en  partie  chez  H.  Bushnell,  le  ratio- 
nalisme socinien  d'antan,  avec  ses  horizons  un  peu 
courts,  fait  place  aux  formes  plus  subtiles  du  protes- 
tantisme libéral,  diversement  représenté,  en  Alle- 
magne par  Alb.  Ritschl  et  Ad.  Harnack;  en  France, 
autour  de  1850,  par  A.  Réville  et  l'école  de  Strasbourg, 
puis  par  Eug.  Ménégoz  (1905)  et  A.  Sabatier  (1903); 
en  Angleterre  et  aux  États-Unis,  par  F.-I).  Maurice 
et  B.  Jowett  au  milieu  du  xixe  siècle,  G. -H.  Stevens  et 
II.  Rashdall  au  début  du  xxe.  Dieu  Père  plein  d'amour 
pour  nous  et  indulgent  au  repentir  sans  besoin  d'autre 
satisfaction;  péché  qui  altère  la  conscience  de  notre 
rapport  filial  avec  lui  et  nous  rend  esclaves  des  pas- 
sions inférieures;  salut  par  le  Christ,  dont  la  sainteté 
parfaite  éveille  en  nous  tmil  à  la  fois  la  conscience  et 
détruit  l'empire  du  péché,  sa  mort  n'étant  plus  qu'un 
moment  de  cette  oeuvre  spirituelle  comme  suprême 
révélation  de  la  malice  humaine  cl  de  l'amour  divin  : 
tels  sont  les  thèmes  désormais  courants,  avec  toute 
une  gamme  de  nuances  personnelles  dont  il  n'est  pas 
possible  de   Taire  état. 

Quelques  doctrines  moins  communes  ont  vu  le  jour 
dans  les  milieux  piélistes.  Celle,  en  particulier,  de  la 
Rédemption  by  sample,  où  le  Christ  est  conçu  comme 
le  type  de  l'humanité,  en  ce  double  sens  qu'il  brise 
d'abord  en  lui-même  la  domination  du  péché  par  la 
parfaite  sainteté  de  sa  vie  et  qu'il  nous  communique 
ensuite  le  même  pouvoir  par  la  vertu  contagieuse  de 


son  héroïque  mort.  Voir  R.  Mackintosh,  Historié  théo- 
ries o/  alonemenl,  p.  232-250.  Plus  curieuse  encore  est 
la  théorie,  chère  à  nombre  de  prédicateurs  anglais, 
ibiiL,  p.  252-250,  d'après  laquelle  Jésus  vient  révéler 
dans  le  temps  les  souffrances  éternelles  que  le  péché 
cause  à  Dieu.  Cnc  christologie  à  base  de  kénose  accen- 
tue, d'ordinaire,  le  mysticisme  de  ces  deux  dernières 
conceptions,  au  risque  de  ne  rejoindre  l'ordre  chrétien 
que  pour  se  fourvoyer  en  plein  irrationnel. 

2.  Au  sein  de  l'orthodoxie.  —  Contre  ces  attaques 
violentes  ou  ces  transpositions  ruineuses  les  croyants 
de  la  Réforme  n'ont  pas  manqué  de  faire  front,  sauf  à 
hésiter  sur  la  tactique  la  plus  conforme  aux  besoins 
actuels. 

Tout  le  commencement  du  xixe  siècle  est  marqué 
par  le  règne  à  peu  près  universel  de  l'ancienne  ortho- 
doxie. Mais  déjà  plusieurs,  comme  P. -F.  Jalaguier  en 
France,  R.-W.  Daleen  Angleterre,  Fr.  Godet  en  Suisse, 
croient  devoir  la  pallier  en  recourant  au  légalisme 
de  Grotius.  Elle  est  formellement  combattue  par  une 
école  mitoyenne,  qui  se  propose  de  maintenir  la  valeur 
objective  de  la  rédemption,  mais  au  moyen  d'une  théo- 
logie nouvelle  où  les  considérations  de  l'ordre  psycho- 
logique et  moral  passent  au  premier  plan.  Ses  repré- 
sentants les  plus  notables  furent  J.  Macleod  Camp- 
bell (1855)  et  R.  Moberly  (1901)  en  Angleterre,  Edm. 
de  Pressensé  (1867)  en  France,  Hofmann  d'Erlangen 
(1853)  en  Allemagne.  Dans  la  passion,  au  lieu  de  la 
peine  comme  telle,  c'est  la  «  pénitence  »  du  Christ 
qu'ils  s'appliquent  à  mettre  en  relief.  Ce  qui  les  amène 
à  faire  valoir,  en  conséquence,  l'hommage  que  sa 
volonté  sainte  rend  à  la  condamnation  portée  par 
Dieu  contre  le  péché,  dont  son  union  physique  et  mo- 
rale avec  le  genre  humain  fait,  d'une  certaine  façon, 
peser  sur  lui  le  poids. 

Dans  la  théologie  contemporaine,  en  Angleterre 
surtout,  s'accuse  la  tendance  à  un  révèrent  agnosticism. 
La  foi  pourrait  survivre  au  naufrage  des  systèmes  et 
devrait  suffire  à  notre  curiosité. 

Ceux  qui  parviennent  à  surmonter  cette  tentation 
s'appliquent  à  combiner  en  synthèses  plus  ou  moins 
éclectiques  les  divers  courants  antérieurs.  La  formule 
dominante  est  celle  d'une  expiation  pénale  mitigée,  où 
la  dette  des  pécheurs  reste  payée  par  les  soulîrances 
tant  corporelles  que  spirituelles  du  Christ,  mais  débar- 
rassées de  tout  caractère  vindicatif  par  l'appel  à  la 
notion  moderne  de  solidarité,  qui  détrône  la  substitu- 
tion de  jadis,  et  transformées  par  la  conscience  pure 
du  Sauveur  en  une  décisive  ratification  du  jugement 
divin.  Tel  est,  en  gros,  le  type  d'orthodoxie  auquel 
semblent  appartenir,  parmi  bien  d'autres,  des  théolo- 
giens considérables  tels  que  les  Allemands  M.  Kâhler, 
H.  Mandel,  H.  Stefîen  et  R.  Jelke,  les  Anglais  P.-T. 
Forsyth  et  J.  Denney,  les  Français  Ern.  Bertrand, 
C.-E.  Cabut  et  H.  Monnier. 

Il  arrive  même  parfois  que  la  préoccupation  de  la 
souffrance  expiatoire  y  soit  subordonnée  à  la  média- 
tion réconciliatrice  du  Christ  (L.  Choisy,  Wetzel)  ou  à 
la  réparation  objective  du  péché  par  la  vertu  de  son 
obéissance  et  de  son  amour  (J.-S.  Lidgett,  G.  Fulli- 
quet,  P.-L.  Snowden  et,  par  instants,  H.  Monnier). 
Retours  inconscients,  et  qu'on  souhaiterait  moins 
fugitifs  ou  moins  isolés,  vers  les  positions  que  l'Église 
mère  n'a  pas  cessé  de  tenir. 

Même  en  laissant  de  côté  les  négations  persistantes 
qu'elle  a  provoquées  sur  le  fond  le  plus  essentiel  de 
la  foi,  on  peut  difficilement  ne  pas  reconnaître  qu'en 
définitive,  au  seul  regard  de  l'histoire,  l'efïorl  Intense 
déployé  par  la  Réforme  autour  du  dogme  de  la  rédemp- 
tion n'aboutit  qu'à  un  échec.  Pour  ne  rien  dire  des 
autres,  l'instabilité  de  ses  meilleurs  produits,  si  elle 
flatte  son  sens  aigu  de  l'individualisme,  ne  dénonce 
t-elle  point,  aux  yeux  de  quiconque  réalise  la  valeur 


195' 


RÉDEMPTION.   EXPLICATION   THÉOLOGIQUE    :    LE    PÉCHÉ 


1958 


et  le  sens  du  dépôt,  l'irrémédiable  carence  dogma- 
tique d'une  Église  qui  se  montre  aussi  peu  capable  de 
fixer  sa  propre  tradition,  c'est-à-dire  une  de  ces  tares 
où  s'inscrit  sur  le  plan  des  réalités  expérimentales  la 
rançon  du  libre  examen? 

Il  reste  à  se  rendre  compte  que  la  situation  est  la 
même  dans  l'ordre  proprement  théologique,  où,  pour 
une  intelligence  soucieuse  de  résoudre  les  problèmes 
soulevés  par  cet  article  du  Credo  chrétien,  ainsi  que 
s'exprimait  un  anglican  d'extrème-gauche,  J.  Camp- 
bell, The  new  theologij,  Londres,  1907,  p.  144-145,  «  la 
doctrine  catholique  romaine  de  la  satisfaction  est  une 
présentation  bien  supérieure  de  la  vérité  ». 

III.  EXPLICATION  DE  LA  FOI  CATHOLIQUE.— 
Certe  crucis  mysterium,  observe  le  catéchisme  du  concile 
de  Trente,  v,  1,  édit.  Doney,  t.  i,  p.  96,  omnium  dijfcil- 
limum  exislimandum  est.  En  dépit  ou  peut-être  à  cause 
de  cette  «  difficulté  »,  le  dogme  de  la  rédemption  est 
sans  doute  celui  qui  a,  de  tout  temps,  le  plus  vivement 
excité  et  le  plus  richement  nourri  la  spéculation  des 
théologiens. 

Lassés  de  n'aboutir  qu'à  des  résultats  précaires,  en 
vain  quelques-uns,  parmi  les  protestants  modernes, 
voudraient-ils  abandonner  toute  investigation  sur  le 
mode  pour  ne  retenir  que  le  fait,  four  toute  âme 
croyante,  l'adage  Fides  quœrens  inlellectum  s'impose  à 
la  fois  comme  un  besoin  et  un  devoir.  Autant  qu'aux 
lois  de  la  nature  humaine,  l'agnosticisme  serait  une 
injure  au  caractère  divin  de  la  révélation.  Sous  réserve 
du  mystère,  que  personne  évidemment  ne  peut  ni 
ne  veut  perdre  ici  de  vue,  est-il  nécessaire  de  dire, 
au  demeurant,  combien  est  précieux  pour  la  foi  le 
concours  que  la  raison  est  susceptible  de  lui  prêter? 

Il  ne  s'agit  d'ailleurs  pas  de  se  risquer  à  de  problé- 
matiques improvisations.  Au  moins  depuis  saint  An- 
selme, l'Église  est  en  possession  d'une  doctrine  qui  a 
fait  ses  preuves  :  il  n'est  que  de  savoir  la  comprendre 
et  l'utiliser. 

Sans  doute  la  critique  de  l'édifice  construit  par 
l'École  en  matière  de  sotériologic  a-t-elle  fait,  pour  sa 
part,  les  frais  de  toutes  les  crises  intellectuelles.  Tour 
à  tour,  au  début  du  xixe  siècle,  le  rationalisme  chré- 
tien, avec  G.  Hermès,  voir  t.  vi,  col.  2299,  bientôt 
suivi  par  A.  Gûnther,  et,  dans  les  premières  années  du 
xxe,  le  dogmatisme  moral,  avec  L.  Laberthonnière, 
Annales  de  phil.  chr.,  41'  série,  1906,  t.  i,  p.  516-534, 
dont  devait  s'inspirer  le  P.  Sanson.  Conférences  de  Notre- 
Dame  (3  avril  1927),  ont  servi  de  prétexte  à  des  assauts 
contre  la  salisfactio  vicaria. 

A  condition  de  la  prendre  chez  les  maîtres  et  de  se 
pénétrer  de  leur  esprit,  la  théologie  catholique  n'a 
pourtant  pas  à  chercher  ailleurs.  En  même  temps 
qu'un  héritage  traditionnel  en  partie  consacré  par  le 
magistère  ecclésiastique  au  service  de  la  foi,  elle  y 
trouve  toutes  les  ressources  voulues  pour  présenter 
le  dogme  chrétien  de  la  rédemption  sous  son  jour  le 
plus  exact  et  le  plus  lumineux.  —  I.  Cadre  doctrinal 
de  la  rédemption.  —  II.  Réalité  de  la  rédemption 
(col. 1961).  —  I II.  Analyse  d/ la  rédemption  (col.  1965). 
—  IV.  Synthèse  de  la  rédemption  :  Essence  de  l'acte 
rédempteur  (col.  1969).  —  V.  Synthèse  de  la  rédemp- 
tion :  Raison  de  l'économie  rédemptrice  (col.  1976).  — 
VI.  Effets  de  la  rédemption  (col.  1981).  —  VII.  Valeur 
de  la  rédemption  (  col.  1987). 

I.  Cadre  doctrinal  de  la  rédemption.  —  Mys- 
tère central,  la  rédemption  confine  à  tout  un  ensem- 
ble d'autres  vérités,  qui  n'en  délimitent  pas  seulement 
les  contours,  mais  commandent  nécessairement  la 
façon  de  l'interpréter.  Pour  le  développement,  voir 
Le  dogme  de  la  rédemption.  Étude  théologique,  p.  164- 
189;  G.  Pell,  Das  Dogma  von  der  Sùnde  und  Erlôsung, 
p.  10-85;  L.  Richard,  Le  dogme  de  la  rédemption, 
p.    157-178. 


1°  Plan  idéal  du  monde  spirituel.  —  Dès  là  que  la 
rédemption  chrétienne  se  définit  comme  une  restau- 
ration, elle  suppose  la  vision  exacte  de  ce  que  devrait 
être  la  cité  de  Dieu  dans  son  état  normal. 

1.  Thtodicée.  —  Au  sommet  de  toutes  choses,  à  la 
double  lumière  de  la  raison  et  de  la  foi,  il  faut  poser 
Dieu,  c'est-à-dire  l'Être  absolu  qui  ne  dépend  de  per- 
sonne et  de  qui  dépendent  les  autres,  l'Être  infini  qui 
réunit  en  lui-même  toutes  les  perfections. 

Une  fois  devenu  créateur  par  un  acte  de  sa  libre 
volonté,  Dieu  apparaît  comme  la  cause  première,  de 
qui  la  créature  tient  son  être  tout  entier.  A  ce  titre,  il 
est  aussi  la  fin  dernière,  vers  laquelle  toutes  choses 
doivent  revenir.  Car  il  a  créé  d'abord  pour  sa  gloire, 
Prov.,  xvi,  4;  Const.  Dei  Filius,  i,  can.  5,  Denzinger- 
Banmvart,  n.  1805,  c'est-à-dire  pour  la  manifestation 
de  l'ordre  dont  il  est  l'auteur.  Le  «  théocentrisme  »  est 
une  exigence  de  la  pensée  avant  d'être  une  exigence 
de  l'action. 

2.  Anthropologie.  —  Parmi  toutes  les  créatures, 
l'homme  a  le  privilège  d'avoir  été  fait  •  à  l'image  et  à 
la  ressemblance  »  de  Dieu.  Gen.,  i,  26.  Ce  qui  lui  vaut 
d'être,  à  son  tour,  un  esprit  doué  de  raison,  de  cons- 
cience et  tic  liberté. 

En  conséquence,  l'homme  est  essentiellement  tenu 
de  rendre  hommage  à  Dieu,  en  le  reconnaissant  pour 
son  maître  et  conformant  sa  volonté  à  l'ordre  venu  de 
lui.  Ce  faisant,  il  réalise  sa  fin  et  y  trouve  son  bonheur. 
Mais  aussi  et  surtout  il  collabore  à  l'avènement  de 
ce  règne  de  Dieu  dont  sa  nature  spirituelle  lui  impose 
et  lui  permet  d'être  le  principal  ouvrier. 

A  cet  ordre  naturel  la  vocation  surnaturelle  de 
l'humanité  superpose  de  nouvelles  obligations  et  de 
nouveaux  moyens,  mais  qui  s'entendent  suivant 
les  mêmes  lois. 

3.  Religion.  —  Ces  principes  aboutissent  à  fonder  la 
religion,  qui  est  à  la  fois  pour  Dieu  le  plus  inaliénable 
de  ses  droits  et,  pour  l'homme,  le  plus  impérieux  de 
ses  devoirs,  avant  de  devenir  son  suprême  intérêt. 

En  sa  qualité  de  cause  première  et  de  fin  dernière, 
Dieu  ne  peut  pas  ne  pas  réclamer  que  toute  l'activité 
de  la  créature  s'ordonne  vers  lui.  Pour  les  êtres  sans 
raison,  ce  retour  s'accomplit  automatiquement  par 
l'exercice  même  de  leurs  énergies.  Ce  qu'ils  font  sans 
le  savoir  ni  le  vouloir,  il  revient  à  l'homme  de  l'ac- 
complir d'une  façon  consciente  et  libre,  et  cela  tant  en 
son  nom  personnel  qu'au  nom  de  la  création  inférieure 
qu'il  a  charge  de  représenter. 

Si  donc  il  est  vrai  que  «  les  cicux  racontent  la  gloire 
de  Dieu», il  ne  l'est  pas  moins  que  le  principal  manque 
à  ce  concert  tant  que  l'homme  n'y  a  pas  mêlé  sa  voix. 
Il  appartient  à  la  créature  raisonnable  de  transformer 
en  ordre  moral  et  religieux  l'ordre  physique  de  l'uni- 
vers. 

2°  Étal  de  fait  :  Le  péché.  — -  Quand  il  s'agit  d'un 
être  contingent,  la  défaillance  de  son  libre  arbitre  est 
un  risque  toujours  possible  :  l'expérience  en  atteste  la 
réalité. 

1.  Notion.  —  A  rencontre  de  cette  conscience  élé- 
mentaire qui  nous  fait  voir  dans  le  péché  une  faute 
dont  nous  sommes  responsables,  certain  panthéisme 
le  tient  pour  une  sorte  d'expérience  inévitable  dans  la 
voie  du  progrès  spirituel.  Conception  malsaine  à  la- 
quelle il  faut,  avec  la  philosophia  perennis,  opposer 
l'irréductible  distinction  du  bien  et  du  mal. 

Forts  de  la  bonté  divine  et  de  l'ignorance  humaine, 
beaucoup  de  protestants  libéraux  voudraient  du  moins 
le  réduire,  après  A.  Ritschl,  à  n'être  qu'une  faiblesse 
digne  de  pitié.  C'est  faire  une  règle  de  l'exception.  Ni 
la  psychologie  ni  la  foi  ne  permettent  d'exclure  l'hypo- 
thèse d'un  désordre  coupable  de  la  volonté. 

En  revanche,  le  pessimisme  du  protestantisme  ortho- 
doxe tend  à  faire  du  péché  un  état  qui  nous  serait 


L959        RÉDEMPTION.    EXPLICATION    TIIÉOLOGIQUE   :   LA   SATISFACTION       1960 


devenu  congénital  comme  une  seconde  nature.  Loin 
d'autoriser  cet  excès,  l'Évangile  est  d'accord  avec 
l'expérience  pour  laisser  au  mal  moral  son  caractère 
d'accident. 

A  égale  distance  de  ces  deux  extrêmes  se  tient  la 
via  média  de  la  théologie  catholique,  où  le  péché  se 
définit,  avec  saint  Thomas,  Sum.  th.,  Ia-II»,  q.  lxxi, 
a.  1,  un  acte  humain  désordonné.  Voir  Péché,  t.  mi, 
col.  14C-153;  P.  Galtier,  Le  péché  et  la  pénitence,  Paris, 
1929,  p.  11-57. 

2.  Malice.  —  On  n'envisage  parfois  le  désordre  du 
péché  qu'en  fonction  des  souffrances  qu'il  entraîne 
dans  ce  monde  ou  dans  l'autre.  Aspect  fondé  et  sans 
nul  doute  éminemment  révélateur,  mais  néanmoins 
superficiel.  De  l'effet  il  faut  savoir  remonter  à  la  cause 
et,  suivant  la  formule  de  l'École,  avec  le  realus  pœnie 
faire  entrer  en  ligne  de  compte  le  realus  culpse. 

Ce  qui  caractérise  proprement  le  péché,  c'est  d'être 
un  manquement  à  la  loi  divine  :  Dictum  vel  faclum  vel 
concupitum  contra  legem  œternam,  suivant  la  définition 
augustinienne  adoptée  par  saint  Thomas,  Sum.  th., 
Ia-II»,  q.  lxxi,  a.  6. 

Mais,  à  travers  la  loi  qui  n'est  qu'une  abstraction, 
il  atteint  forcément  le  législateur.  Le  caractère  inévi- 
table du  péché  est  d'être,  en  définitive,  une  offense  de 
Dieu. 

3.  Portée.  —  Ainsi  donc  le  péché  est  certainement 
tout  d'abord  le  mal  de  l'homme.  En  raison  de  la  dimi- 
nution morale  dont  il  le  charge  et  des  sanctions  aux- 
quelles il  l'expose,  il  doit  même  être  considéré  comme 
le  plus  grand  de  tous  les  maux. 

Ce  n'est  pourtant  pas  assez  dire.  Non  point  que  le 
péché  blesse  ou  diminue  proprement  Dieu  en  lui- 
même;  mais  il  le  prive  de  la  gloire  extérieure  que  la 
bonne  marche  de  la  création  devrait  normalement  lui 
procurer.  C'est  ce  que  la  langue  chrétienne,  après  saint 
Anselme,  appelle  ravir  à  Dieu  l'honneur  qui  lui  est  dû. 

On  voit,  dès  lors,  comment  se  présente,  au  regard 
de  l'âme  religieuse,  la  situation  d'un  monde  qui  n'est 
pas  seulement  troublé  par  la  faiblesse  ou  la  malice 
d'innombrables  individus,  mais  sur  qui  pèse  cette 
faillite  collective  qui  résulte  du  péché  originel. 

3°  Rétablissement  de  l'ordre  :  La  satisfaction  pour  le 
péché.  —  Cette  ruine  de  l'ordre  spirituel  n'est  pour- 
tant pas  irréparable  :  la  doctrine  chrétienne  du  péché 
s'équilibre  par  celle  de  la  satisfaction. 

1.  Principe.  —  En  vertu  de  cette  mobilité  même  qui 
lui  permet  de  faillir,  l'homme,  tant  qu'il  est  in  statu 
via:,  reste  susceptible  de  relèvement.  Il  ne  dépend  que 
de  lui,  moyennant  le  secours  divin  qui  ne  lui  fait  pas 
défaut,  d'en  réaliser  les  conditions.  Voir  Pénitence- 
Repentir,  t.  xii,  col.  722-746. 

Sans  doute  il  n'est  pas  possible  au  pécheur  d'annu- 
ler ses  actes  coupables,  qui  demeurent  à  jamais  dans 
l'ordre  du  réel.  Mais,  à  défaut  d'une  action  rétrospec- 
tive sur  le  passé,  il  garde  en  mains  une  meilleure  dis- 
position du  présent.  Si  le  péché  ne  peut  pas  être  aboli 
par  son  auteur  dans  sa  réalité  physique,  il  peut  être 
moralement  réparé. 

Contrairement  ù  la  notion  protestante  de  la  péni- 
tence, il  ne  suffit  pas,  pour  cette  réparation,  d'inter- 
rompre l'habitude  ou,  bien  moins  encore,  l'acte  du 
péché.  Seul  peut  êlre  réparateur  un  effort  positif  de 
notre  part.  Voir  P.  Galtier,  Le  péché  et  la  pénitence, 
p.  58-77. 

2.  Application.  —  Dans  ce  «  mouvement  de  volonté 
contraire  au  mouvement  antérieur  d,  Sum.  th.,  l^-II03, 
q.  lxxxvi,  a.  2,  il  faut  donc  d'abord  et  avant  tout 
faire  entrer  la  contrition,  qui  est  l'hommage  intime 
rendu  par  la  conscience  à  la  loi  supérieure  du  bien. 
Manifestement  il  ne  saurait  y  avoir  de  pardon  s;ins 
cela.  Voir  Contrition,  t.  m,  col.  1673-1677. 

Mais  il  faut  y  ajouter  un  élément  nouveau,  directe- 


ment et  activement  ordonné  à  la  réparation  du  mal 
commis.  C'est  a  quoi  le.  terme  de  satisfaction,  encore 
que,  sensu  lato,  il  comprenne  également  ce  qui  précède, 
est   proprement   réservé. 

Normalement  cette  satisfaction  comporte  des  actes 
pénibles,  qui  répondent  à  la  jouissance  illégitime  in- 
cluse dans  le  péché,  savoir  les  peines  que  nous  envoie 
la  justice  divine  nu  celles  que  le  pécheur  s'inflige  à  lui- 
même  spontanément.  Sum.  th.,  la- II»,  q.  lxxxvii,  a.  6. 
Il  est  clair  néanmoins  que  ni  les  unes  ni  les  autres  ne 
peuvent  avoir  de  valeur  que  par  la  bonne  volonté  de 
celui  qui  les  offre  ou  les  subit.  En  termes  d'école,  elles 
sont,  par  rapport  à  la  satisfaction,  un  élément  maté- 
riel, dont  l'intention  du  sujet  constitue  l'élément  for- 
mel. Voir  P.  Galtier,  De  inc.  ac  red.,  p.  394-397.  A  ce 
désordre  moral  qu'est  le  péché  seul  peut  remédier  un 
acte  de  l'ordre  moral. 

Ces  deux  éléments,  interne  et  externe,  de  la  satis- 
faction peuvent,  d'ailleurs,  être  diversement  réalisés. 
Déjà,  pour  notre  nature  déchue,  l'accomplissement 
du  plus  certain  de  nos  devoirs  prend  un  caractère  oné- 
reux. Sum.  th.,  suppl.,  q.  xv,  a.  1  et  3.  Tel  est,  en  par- 
ticulier, le  cas  pour  la  contrition  :  aussi  peut-on  conce- 
voir, à  la  limite,  qu'elle  implique  suffisamment  de 
charité  pour  obtenir  par  elle-même  l'absolution  ab 
omni  pœna  devant  Dieu.  Ibid.,  q.  v,  a.  2. 

En  définitive,  la  peine  ou  toute  autre  pénalité  ne 
joue,  dans  l'économie  de  la  satisfaction,  qu'un  rôle 
accidentel.  Satisfactio,  déclare  saint  Bonaventure,  In 
Ilpaa-Sent.,  dist.  XVIII, a. 2, q.  m,  édition  de  Quarac- 
chi,  t.  m,  p.  393,  fit  maxime  per  opéra  pœnalia.  De 
même  Scot,  Opus  Oxon.,  In  7//um  Sent.,  dist.  XX, 
qu.  unie,  n.  8,  éd.  de  Lyon,  t.  vu,  p.  429,  demande 
uniquement,  pour  «  satisfaire  »,  unum  vel  multos  actus 
diligendi  Dcum  propter  se  ex  majori  conalu  liberi  arbi- 
tra (jiiam  fuit  conatus  in  peccando.  Seul  donc  est  essen- 
tiel pour  un  pécheur,  quelle  qu'en  soit  la  matière  ou 
l'occasion,  le  redressement  de  sa  volonté,  avec  les 
œuvres  de  surcroît  qui  en  sont  logiquement  le  fruit, 
parce  qu'il  répond  seul  au  canon  classique  de  saint 
Anselme,  Cur  Deus  homo,  i,  11,  P.  L.,  t.  clviii, 
col.  377  :  Honorem  quem  rapuit  Deo  solvere. 

4°  Le  Christ  médiateur.  —  Du  moment  qu'à  la  satis- 
faction personnelle  du  coupable  la  foi  chrétienne  sura- 
joute la  médiation  du  Rédempteur,  une  claire  notion 
de  la  christologie  traditionnelle  n'est  pas  moins  indis- 
pensable pour  comprendre  de  quelle  manière  et  à  quel 
titre  il  peut  intervenir  dans  ce  processus. 

1.  Son  être.  —  Fils  de  Dieu  fait  homme  ou,  plus  sim- 
plement, Homme-Dieu,  le  Christ  est  en  deux  natures 
et,  par  conséquent,  possède  une  double  activité.  Des 
opérations  qui  en  résultent  la  personne  divine  est  le 
terme  unique  et  non  pas  le  moyen  d'exécution.  La 
nature  humaine  garde,  par  conséquent,  son  jeu  normal 
dans  le  ressort  qui  lui  est  propre  et  la  grâce  de  l'union 
hypostatique,  sans  rien  changer  à  ses  actes,  leur  donne 
seulement  une  nouvelle  dignité.  La  kénose  imaginée 
par  la  théologie  protestante  moderne  est  dénuée  de 
sens  non  moins  que  de  tou^c  attache  avec  la  tradition. 
Voir  t.  vin,  col.  2339-2349. 

Or  c'est  par  son  humanité  que  le  Christ  est  cons- 
titué médiateur.  I  Tim.,  n,  5.  Étant  l'un  de  nous,  il 
peut  devenir  le  nouvel  Adam  qui  répare  l'œuvre  né- 
faste du  premier.   I  Cor.,  xv,  21-22  et  45-17. 

Son  existence  terrestre  est  celle  d'un  fils  tout  dévoué 
au  service  de  son  Père,  Luc,  n,  49  et,  Matth.,  xx,  28, 
qui  pousse  l'abnégation  jusqu'au  sacrifice  de  la  croix. 
Phil.,  ii,  8.  En  regard  de  cette  unité  psychologique  et 
morale,  l'antique  distinction  luthérienne  entre  son 
obéissance  active  et  son  obéissance  passive  apparaît 
comme  une  sorte  de  vivisection.  La  vie.  et  la  mort  du 
Sauveur  forment  un  tout,  que  la  sotériologie  catholi- 
que, voir  I,.  Billot,  Dr  Verbo  inc,  4e  éd.,  p.  493,  envi- 


1961 


RÉDEMPTION.    JUSTIFICATION    DU   MYSTÈRE 


1962 


sage  per  modiun  unius,  sauf  à  respecter  la  proportion 
naturelle  de  ses  divers  moments  :  sic  tamen  ut  mors 
crucis  habealur  lamquam  principale. 

2.  Son  rôle.  ■ —  Il  s'ensuit  que  le  Christ  peut  tout 
d'abord  être  considéré  secundum  quod  csl  quidam  sin- 
gularis  homo,  ainsi  que  s'exprime  saint  Thomas,  Sum. 
th.,  Illa,  q.  vu.  A  cet  égard,  il  est  le  type  idéal  de 
l'être  humain.  «  Semblable  à  nous  en  toutes  choses  », 
Hebr.,  n,  17,  l'épreuve  y  comprise,  «  sauf  le  péché  », 
ibid.,  iv,  15,  il  est  «  le  Fils  bien-aimé  »  en  qui  le  Père 
«  met  toutes  ses  complaisances  »,  Matth.,  xvn,  5; 
II  Petr.,  i,  17,  celui  qui  le  connaît  comme  il  veut  être 
connu  et  le  sert  comme  il  doit  être  servi.  Matth., 
xi,  27;  Joa.,  xiv,  10  et  24;  xvn,  4-7. 

A  ce  rôle  personnel  s'ajoute  un  mandat  pour  ainsi 
dire  social,  qui  fait  de  lui,  suivant  la  formule  parallèle 
de  saint  Thomas,  Sum.  th.,  III*,  q.  vin,  caput  Eccle- 
sise.  Ce  qui  ne  s'entend  pas  seulement  d'une  influence 
mystique  sur  l'âme  de  ses  fidèles,  Joa.,  xv,  1-5;  Eph., 
ii,  20-22;  v,  30;  I  Petr.,  n,  4-6  et  9-10,  mais  d'une 
fonction  représentative  qui  l'établit,  à  l'instar  et  à 
l'inverse  du  premier  père,  Rom.,  v,  12-21,  chef  moral 
du  genre  humain.  Col.,  i,  12-18. 

Tel  est  le  cadre  dans  lequel  la  théologie  catholique 
de  la  rédemption  vient  s'insérer  et  qu'il  est,  par  suite, 
nécessaire  d'avoir  sous  les  yeux  pour  se  la  représenter 
exactement. 

II.  Réalité  de  la  rédemption.  — ■  Avant  de  s'en- 
quérir du  mode,  en  cette  matière  comme  en  toute 
autre,  c'est  d'abord  la  réalité  du  fait  qu'il  faut  com- 
mencer par  mettre  in  tuto.  Opération  d'autant  plus 
nécessaire  ici  et,  à  première  vue,  semble-t-il,  d'autant 
plus  facile  qu'il  s'agit  d'un  dogme  qui  nous  touche  de 
plus  près. 

1°  Preuve  rationnelle?  —  Vérité  de  foi  pour  tous  les 
croyants,  la  rédemption  est  une  de  celles  qu'on  a  le 
plus  souvent  cru  pouvoir  annexer  au  domaine  de  la 
raison/ Diverses  voies  ont  été  suivies  à  cette  fin,  mais 
qui  ne  peuvent  aboutir  au  terme  souhaité. 

1.  Méthode  spéculative.  —  Inaugurée  par  saint  An- 
selme, la  preuve  par  la  dialectique  abstraite  a  long- 
temps retenu  la  prédilection  des  spéculatifs. 

Elle  consiste  à  raisonner  sur  les  exigences  de  l'être 
divin.  Dieu  ne  pourrait  pas,  sous  peine  de  compro- 
mettre son  honneur,  s'abstenir  de  racheter  le  genre  hu- 
main après  sa  déchéance,  ni  le  faire  sans  obtenir 
d'abord  une  satisfaction  adéquate  au  péché.  Or  cette 
réparation  serait  telle  que  seul  un  Homme-Dieu  peut  la 
fournir.  Au  nom  de  la  logique,  l'incarnation  serait 
donc  une  véritable  nécessité.  D'après  l'orthodoxie  pro- 
testante, les  lois  inviolables  de  la  justice  divine  en 
ce  qui  concerne  la  sanction  du  péché  autoriseraient  un 
semblable  argument. 

Mais  le  syllogisme  anselmien  est  loin  de  s'imposer. 
Tous  les  théologiens  catholiques  sont  d'accord  pour 
n'accepter  la  majeure  qu'au  prix  de  bien  des  atténua- 
tions; car  il  n'est  pas  établi,  voir  plus  bas,  col.  1976, 
que  Dieu  dût  nous  sauver  et  pas  davantage  qu'il  ne 
pût  se  contenter  d'une  satisfaction  imparfaite.  A  quel- 
ques-uns la  mineure  elle-même,  voir  col.  1951,  a  semblé 
passible  de  sérieuses  objections.  Dès  lors  qu'elle  n'est 
pas  rigoureuse,  la  preuve  dialectique  n'existe  plus. 

Sur  le  terrain  de  la  justice  vindicative,  l'argumen- 
tation défaille  tout  autant.  Qui  voudrait  tenir  pour 
certain  que  le  châtiment  du  pécheur  soit  encore  néces-' 
saire  après  son  repentir  ou  qu'il  puisse  être  infligé  à 
un  autre  qu'à  lui? 

2.  Méthode  psychologique.  —  A  cette  métap  îysique 
les  protestants  modernes  substituent  la  psychologie 
religieuse,  qui  tend  à  devenir  leur  unique  ou  du  moins 
leur  principale  règle  de  foi. 

Un  double  fait,  à  leur  dire,  serait  constant.  C'est 
d'abord  que  le  poids  du  péché  écrase  toute  conscience 


d'homme  ici-bas,  qui  se  voit  aussi  tenu  de  le  réparer 
qu'impuissant  à  y  réussir.  Et  c'est  ensuite  qu'elle  s'en 
trouve  soulagée  grâce  au  christianisme  et  spécialement 
au  mystère  de  la  croix.  On  aurait  ainsi  la  preuve  di- 
recte et  la  contre-épreuve,  de  telle  sorte  que  la  ré- 
demption pourrait  être  doublement  constatée  :  sous 
forme  de  réalité  quand  elle  est  accomplie,  sous  forme 
de  besoin  douloureux  quand  elle  fait  défaut. 

Pour  nobles  et  pieuses  que  puissent  être  ces  consi- 
dérations, elles  ne  laissent  pas  de  présenter  les  fai- 
blesses propres  à  toute  méthode  d'immanence.  Et 
d'abord  cette  psychologie  n'exploite  visiblement  que 
les  impressions  d'âmes  déjà  christianisées  :  ce  qui  met 
une  pétition  de  principe  à  la  base  d'un  raisonnement 
qui,  pour  avoir  quelque  valeur  probante,  devrait  être 
purement  expérimental.  Comment  se  dissimuler,  au 
demeurant,  qu'il  reste,  dans  ses  plus  fines  analyses, 
trop  d'intervalle  entre  les  prémisses  et  la  conclusion? 
Tout  au  plus  peut-il  y  avoir  là  des  matériaux  pour 
servir  à  la  confirmation  du  dogme  une  fois  qu'il  est 
admis  par  ailleurs. 

3.  Méthode  historique.  —  Cette  expérience  indivi- 
duelle a  reçu  et  reçoit  encore  habituellement  le  renfort 
de  l'histoire,  qui  fournirait,  avec  le  rite  des  sacrifices, 
un  témoignage  d'ordre  collectif.  Vulgarisée  chez  nous 
par  J.  de  Maistre,  Éclaircissement  sur  les  sacrifices, 
imprimé  d'ordinaire  on  appendice  aux  Soirées  de  Saint- 
Pétersbourg,  et  par  l'école  traditionaliste,  voir  A.  Ni- 
colas, Études  philosophiques  sur  le  christianisme,  2e  éd., 
t.  ii,  p.  50-84,  cette  méthode  n'est  pas  moins  chère  aux 
auteurs  protestants. 

Dans  la  mesure  même  où  elle  est  de  caractère  moins 
rationnel,  la  pratique  des  immolations  sanglantes  a 
paru  dénoter  un  besoin  mystérieux  d'expiation,  où  il 
faudrait  voir  une  prophétie  en  acte,  obscure  mais 
universelle,  de  l'oblation  du  Christ.  Surtout  lorsqu'on 
tient  compte  de  certaines  circonstances,  telles  que  le 
choix  de  la  victime  et  la  manière  de  l'offrir,  où  se 
manifeste  une  idée  révélatrice  de  substitution.  D'au- 
tant qu'on  voit  les  sacrifices  durer  et  se  multiplier 
partout  dans  le  inonde  antique  jusqu'à  la  mort  du 
Sauveur,  qui,  au  contraire,  en  marque  la  complète  éli- 
mination. 

Quel  qu'en  soit  l'intérêt  pour  la  psychologie  reli- 
gieuse, voir  col.  1923,  le  sacrifice  ne  doit  pourtant  pas 
être  abusivement  stylisé.  Avec  des  conceptions  très 
hautes,  n'en  a-t-il  pas  abrité  aussi  de  bien  grossières, 
celle  notamment  de  pourvoir  aux  nécessités  alimen- 
taires des  dieux?  Vouloir  en  ramener  tout  le  sens  à 
une  recherche  obstinée  de  l'expiation  serait  non  moins 
excessif  que  de  prétendre  ne  l'y  trouver  jamais.  La 
substitution  saoulante  de  la  victime  aux  coupables 
est  un  autre  de  ces  postulats  que  l'expérience  est  loin 
de  justifier.  Quant  à  la  disparition  des  sacrifices  dans 
notre  civilisation  moderne,  elle  est  tout  simplement, 
sans  autre  mystère,  un  cas  particulier  de  la  victoire 
du  christianisme  sur  le  paganisme  gréco-romain. 

Au  lieu  d'une  constatation  positive  dont  tout  obser- 
vai eur  pourrait  s'emparer,  cette  philosophie  du  sacri- 
fice n'est  qu'une  adaptation  construite  après  coup  par 
des  croyants.  Pas  plus  que  l'analyse  psychologique, 
l'induction  historique  ne  réussit  donc  à  fonder  ration- 
nellement le  fait  de  la  rédemption  et,  au  fond,  pour  les 
mêmes  motifs. 

2°  Apologétique  du  mystère.  —  Là  où  des  apolo- 
gistes confiants  croient  trouver  comme  une  des  données 
immédiates  de  la  conscience  religieuse,  philosophes 
et  théologiens  rationalistes  ne  voudraient,  au  con- 
traire, voir  que  la  plus  inacceptable  des  conceptions. 
D'où  une  nuée  qui  perpétuellement  se  reforme  d'objec- 
tions à  dissiper. 

Il  ne  saurait  être  question  de  discuter  les  préten- 
tions à  1'  «  autosotérie  »,  dirigées  contre  1'  «  hétéroso- 


L963 


RÉDEMPTION.    JUSTIFICATION    DU    MYSTERE 


19G4 


tcrie  a  de  la  foi  chrétienne  par  certain  naturalisme 
radical.  Ce  problème  relève,  soit  de  la  théodicée  qui 
établit  l'existence  de  Dieu  et  ses  droits  sur  nous,  soit 
de  l'apologétique  proprement  dite  qui  justifie  les 
titres  du  christianisme  à  noire  adhésion.  On  ne  peut 
ici  que  le  supposer  résolu. 

Sur  le  point  même  qui  seul  nous  intéresse  pour  le 
moment,  depuis  Abélard  et  Socin,  la  critique  ration- 
nelle du  dogme  de  la  rédemption  n'a  pas  désarmé  :  ce 
qui  ne  l'empêche  pas  d'être,  le  plus  soin  eut,  tributaire 
des  plus  lourdes  confusions.  A  toutes  les  difficultés  qui 
lui  sont  faites  une  présentation  correcte  de  la  doctrine 
catholique  est  donc  la  plus  efficace  des  réponses.  En 
attendant,  il  suffit  de  montrer  que,  dans  ses  traits 
constitutifs,  le  mystère  n'a  rien  qui  heurte  néces- 
sairement la  raison. 

1.  Attributs  de  Dieu.  —  On  objecte  à  l'envi  que  la 
rédemption,  au  sens  de  l'orthodoxie  traditionnelle, 
suppose  un  Dieu  cruel  qui  se  complaît  à  punir,  au 
risque  de  se  déchaîner  sur  l'innocent,  ou  du  moins  un 
Dieu  implacable  qui  ne  sait  rien  sacrifier  de  sa  justice, 
alors  que  la  raison  et  la  foi  nous  le  montrent  sous  le 
signe  de  la  bonté. 

Il  n'est  pas  douteux  que  ces  objections  n'atteignent 
à  plein  la  sotériologie  protestante,  où  tout  se  ramène 
au  drame  juridique  de  l'expiation.  iMais  elles  ne  por- 
tent pas  contre  la  théologie  catholique,  où  la  satisfac- 
tion stricte  n'est  pas  conçue  comme  nécessaire  et  ne 
prend  pas  la  forme  d'un  châtiment.  Ici,  en  efïet,  Dieu 
reste  essentiellement  bon  et  la  médiation  du  Christ 
n'a  pas  pour  but  de  calmer  sa  colère  au  prix  d'une 
substitution  brutale,  mais  de  mieux  garantir  les  condi- 
tions d'un  pardon  bien  ordonné,  en  rétablissant  l'hon- 
neur divin  par  un  hommage  en  rapport  avec  le  mépris 
que  lui  avait  infligé  le  pécheur. 

Si  la  souffrance  est  entrée  dans  la  réalisation  de  ce 
plan,  il  n'y  a  pas  là  plus  de  cruauté  que  dans  le  sort 
commun  fait  a  l'humanité  déchue,  dont  le  Sauveur 
accepte  librement  la  solidarité.  Inconcevable  comme 
une  fin  en  soi,  la  mort  du  Christ  ne  choque  plus  quand 
elle  vient  consommer  toute  une  vie  de  dévoûment.  La 
sagesse  de  Dieu  ne  risque  pas  davantage  de  paraître  en 
cause  pour  avoir  suspendu  à  cet  épisode  l'économie  en- 
tière du  surnaturel,  dès  là  qu'il  s'agit  du  sacrifice  de 
son  propre  Fils. 

2.  Œuvre  du  Rédempteur.  —  Sous  une  forme  ou  sous 
une  autre,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'action  du 
Christ,  à  peine  de  retomber  dans  l'ordre  humain,  doit 
être  regardée  comme  une  cause  efficace  de  notre  salut . 
Dès  lors,  peut-on  éviter  que  Dieu  ne  soil  dessaisi  par 
là  de  l'initiative  qui  appartient  à  l'Être  suprême  et, 
plus  encore,  privé  de  la  miséricorde  prévenante  qui 
caractérise  l'Être  infiniment  bon? 

Il  faut,  en  effet,  se  garder  avec  soin  de  transformer 
la  rédemption  en  une  sorte  de  pression  sur  la  volonté 
de  Dieu.  En  sa  qualité  de  cause  première,  celui-ci  ne 
dépend  que  de  lui-même.  Bien  loin  qu'elle  puisse 
exercer  la  moindre  contrainte  sur  lui,  la  médiation  du 
Rédempteur  est  le  don  par  excellence  de  son  amour. 
Mais,  sous  le  béni' fiée  de  celte  réserve,  rien  ne  s'op- 
pose  à  ce  qu'il  ail  pu  subordonner  notre  restauration 
surnaturelle  à  l'intervention  d'une  cause  seconde  qui 
tient  de  lui  toute  sa  vertu.  Il  n'est  pas  besoin  d'autre 
chose  pour  que  la  mort  du  Christ  garde  une  réelle 
valeur  à  ses  yeux. 

D'autre  part  l'incarnation,  en  plaçant  le  Fils  de 
Dieu  dans  l'humanité,  lui  donne  le  moyen  de  satis- 
faire pour  elle,  tandis  que  le  jeu  des  deux  natures,  qui 
restent  distinctes  après  l'union  el  rendent  l'unique 
personne  du  Verbe  Incarné  capable  de  tenir  deux  rôles, 
permel  de  concevoir,  quoi  qu'en  dise  .1.  Tunnel,  His- 
toiredes  dogmes,  1. 1,  p.  450-455,  une  suffisante  différence 
entre  celui  fini  offre  la  satisfaction  et  celui  qui  la  reçoit. 


Une  place  de  choix  dans  l'histoire  de  la  sophistique 
doctrinale  doit  être  faite  au  mot  célèbre  sur  «  ce  Dieu 
qui  fait  mourir  Dieu  pour  apaiser  Dieu  »,  que  Diderot 
enviait  au  baron  de  La  Ilontan  pour  traduire  l'incu- 
rable absurdité  du  dogme  chrétien.  Il  cumule  tout 
simplement  le  double  lapsus  qui,  sous  couleur  d'esprit, 
consiste  à  travestir  le  rôle  de  la  passion  dans  l'éco- 
nomie rédemptrice  et,  moyennant  un  usage  incorrect 
de  la  communication  des  idiomes,  à  confondre  dans 
le  Christ  ces  deux  plans  de  la  nature  et  de  la  personne 
que  la  théologie  la  plus  élémentaire  apprend  à  distin- 
guer. 

3.  Nature  de  l'homme.  —  Comment  imaginer  cepen- 
dant une  rédemption  qui  se  réalise  tout  entière  en 
dehors  de  l'homme,  pour  lui  être  ensuite  mécanique- 
ment appliquée?  Il  y  aurait,  dans  cet  extrinsécisme,. 
un  défi  aux  lois  de  l'ordre  moral. 

Aussi  bien  s'agit-il  là  d'une  méchante  fiction.  Déjà 
le  protestantisme  le  plus  extrême  exigeait  du  pécheur 
un  minimum  de  participation  personnelle  représenté 
par  la  foi.  A  fortiori  ce  grief  est-il  inopérant  contre  la 
doctrine  catholique  de  la  justification,  qui,  en  plus  de 
cette  collaboration  trop  insuffisante,  demande  au 
racheté  celle  de  ses  œuvres.  Réalisée  une  fois  pour 
toutes  devant  Dieu,  la  rédemption  nous  profite  comme 
une  sorte  de  capital  à  faire  valoir,  en  ce  double  sens 
qu'elle  sollicite  notre  concours  et  nous  assure  les 
moyens  de  le  fournir. 

Que,  du  reste,  pour  une  bonne  part  et  la  meilleure, 
les  bienfaits  de  cette  rédemption  échappent  à  l'expé- 
rience, on  peut  aisément  le  concéder.  Mais  la  question 
ne  serait-elle  pas  justement  de  savoir,  au  préalable,  si, 
dans  le  cas,  c'est  à  l'expérience  qu'appartient  la  déci- 
sion? L'Église  catholique,  en  tout  cas,  n'accepte  pas 
le  sacrifice  de  l'ordre  surnaturel  et  de  ses  mystérieuses 
valeurs.  Sur  ce  plan,  la  rédemption  chrétienne  bien 
comprise  est  indemne  de  toutes  les  impossibilités 
rationnelles  dont  ses  adversaires  ont  entrepris  de  la 
grever. 

3°  Justification  dogmatique  du  mystère.  —  En  fait  de 
garanties  proprement  dites,  s'il  n'en  a  pas  de  diffé- 
rentes, le  dogme  de  la  rédemption  offre  au  croyant 
toutes  celles  dont  bénéficient  les  autres  éléments  de 
l'ordre  révélé. 

1.  Témoignage  divin.  —  C'est  dire  qu'à  la  base  de 
notre  certitude  il  faut  mettre  d'abord  l'autorité  de 
Dieu.  Mais,  à  cet  égard,  il  n'est  sans  doute  pas  de  fait 
mieux  établi. 

Préparé  déjà,  dans  sa  teneur  fondamentale,  par 
l'oracle  d'Isaïe  sur  le  serviteur  souffrant,  le  mystère  de 
notre  rédemption  par  la  mort  du  Christ  est  sommai- 
rement énoncé  par  le  Sauveur  lui-même,  abondam- 
ment développé  par  saint  Paul  et  substantiellement 
retenu  par  les  autres  écrivains  du  Nouveau  Testament. 
Une  incontestable  unité  de  signification  règne  à  tra- 
vers les  diverses  phases  de  la  révélation  scripturaire 
analysées  plus  haut ,  col .  1 926-1932.  Qu'il  y  soit  question 
tout  simplement  d'une  rançon  ou  d'un  sacrifice  offerts 
pour  nous,  qu'en  termes  plus  précis  le  Fils  de  Dieu 
soil  dit  porter  la  peine  de  nos  fautes  et  nous  justifier 
dans  son  sang  ou  nous  réconcilier  avec  Dieu  en  com- 
pensant à  notre  profit  la  révolte  du  premier  père,  sous 
ces  formules  convergentes,  il  s'agit  toujours  d'un  rap- 
port objectif  autant  que  définitif  entre  la  croix  du 
■  Calvaire  et  notre  salut  pris  au  sens  tout  à  la  fois  le  plus 
intime  et  le  plus  profond,  savoir  la  rémission  des 
péchés.  Incorporée  de  la  manière  la  plus  expresse,  et 
dès  l'origine,  au  cœur  du  message  chrétien,  la  rédemp- 
tion s'inscrit  par  là-même  au  nombre  des  vérités  cou- 
verts par  le  témoignage  souverain  du  Dieu  révéla- 
teur. 

Réduite  à  ces  données  simples,  quoi  qu'il  en  soit  des 
superfétations  qui  purent  s'y  greffer  sur  la  défaite  de 


1965 


RÉDEMPTION.    CATEGORIES    TRADITIONNELLES 


L966 


Satan,  cette  doctrine  est  restée  constante  dans  l'Église, 
col.  1932-1942,  et  les  actes  du  magistère,  col.  1915-1929, 
en  ont  consigné  l'essentiel.  Par  où  l'idée  générale  d'une 
restauration  surnaturelle,  due  à  la  médiation  du 
Christ  et  spécialement  au  mystère  de  sa  mort,  porte  à 
bon  droit  le  nom  de  dogme.  A  la  même  autorité  dog- 
matique les  formules  modernes  de  mérite  et  de  satis- 
faction participent  à  leur  tour,  dans  la  mesure  où 
l'Église  les  a  reçues  pour  traduire  cette  notion. 

2.  Convenances  postérieures.  —  Guidée  par  l'ensei- 
gnement de  la  révélation  et  de  l'Église,  la  raison  peut 
du  moins  y  apercevoir  des  convenances,  qu'on  se  gar- 
dera de  surfaire  autant  que  de  négliger. 

Le  concept  large  d'un  médiateur  qui  nous  rapproche 
de  Dieu,  à  condition  qu'il  ne  supprime  pas  notre  part 
nécessaire  d'elïort,  et  plaide  notre  cause  en  cas  de 
péché,  n'a  rien  que  de  conforme  à  notre  nature,  qui  en 
éprouve  à  la  fois  le  désir  et  le  besoin.  Beaucoup  plus 
encore,  si  l'on  fait  intervenir  la  chute  originelle,  est-il 
normal  que  l'humanité  retrouve  la  vie  et  l'amitié 
divines,  comme  elle  les  a  perdues,  par  l'intermédiaire 
d'autrui. 

Or  qui  pourrait  mieux  remplir  cette  mission  que  le 
Verbe  incarné?  L'union  hypostatique  le  prédestine  à 
devenir  le  chef  moral  de  notre  race  et,  si  elle  n'est  pas 
indispensable  à  sa  dignité,  la  fonction  de  rédempteur 
lui  donne  certainement  un  nouveau  relief.  Motif  puis- 
sant pour  qu'elle  entrât  dans  le  décret  divin  de  l'incar- 
nation. Du  seul  point  de  vue  historique,  l'avènement 
du  Christ  se  pose  comme  un  fait  assez  notable  pour 
qu'il  ne  soit  pas  malaisé  d'admettre  que  Dieu  ait 
voulu  en  faire  dépendre  nos  destinées  dans  l'ordre  sur- 
naturel. 

Quant  à  l'expiation  de  nos  péchés  par  la  mort  du 
rédempteur,  la  gloire  de  Dieu  et  le  bien  de  l'homme 
n'y  sont-ils  pas  également  intéressés?  Tous  les  argu- 
ments qu'on  a  dû  récuser  à  titre  de  preuves,  col.  1961, 
sont  au  moins  des  indices  et  gardent  leur  valeur 
comme  tels. 

Sans  supprimer  le  recours,  seul  décisif  en  l'espèce,  à 
l'autorité  du  témoignage  divin,  ces  convenances 
rationnelles  peuvent  en  faciliter  l'intelligence  et  l'ac- 
ceptation. 

III.  Analyse  de  la  rédemption.  —  Fixé  par  la 
révélation  sur  le  fait  et  le  sens  de  notre  rédemption  par 
le  Christ,  le  croyant  peut  ensuite  entreprendre  de 
l'expliquer.  S'il  suffit  à  la  foi  simple  de  savoir  que  la 
mort  du  Sauveur  nous  obtient  de  Dieu  la  rémission  de 
nos  péchés,  la  théologie  a  la  mission  et  l'espoir  de 
montrer  comment. 

1°  Catégories  traditionnelles.  —  Rien  ne  semble,  au 
premier  abord,  moins  difficile,  tellement  serait  grande 
ici,  d'après  les  exposés  courants,  l'abondance  des  ma- 
tériaux. 

1.  Exposé.  —  Nécessairement  la  doctrine  de  la 
rédemption  est  corrélative  à  celle  du  péché,  comme 
le  terminus  ad  quem  par  rapport  au  terminus  a  quo.  De 
ce  chef,  il  n'est  peut-être  pas  de  mystère  chrétien  qui 
ouvre  à  l'esprit,  au  moins  en  apparence,  des  horizons 
plus  variés. 

«  Autant  d'aspects  du  péché,  autant  de  faces  de  la 
rédemption.  Si  le  péché  est  une  déchéance,  la  rédemp- 
tion sera  un  relèvement;  si  le  péché  est  une  infirmité, 
la  rédemption  sera  un  remède  ;  si  le  péché  est  une  dette, 
la  rédemption  sera  un  acquittement;  si  le  péché  est 
une  faute,  la  rédemption  sera  une  expiation;  si  le  péché 
est  une  servitude,  la  rédemption  sera  une  délivrance; 
si  le  péché  est  une  offense,  la  rédemption  sera  une 
satisfaction  du  côté  de  l'homme,  une  propitiation  du 
côté  de  Dieu,  une  réconciliation  mutuelle  entre  Dieu 
et  l'homme.  »  F.  Prat,  La  théologie  de  saint  Paul,  t.  il, 
10<>  éd.,  p.  226. 

«  Tous  ces  points  de  vue  sont  justes  dans  une  cer- 


taine mesure,  poursuit  l'auteur,  p.  240;  tous  doivent 
être  mis  en  lumière  et  ils  ne  peuvent  l'être  que  succes- 
sivement. »  C'est,  en  effet,  à  ce  genre  d'analyses  succes- 
sives que  la  plupart  des  théologiens,  pour  ne  rien  dire 
des  exégètes  et  des  prédicateurs,  ont  longtemps  borné 
leur  effort. 

Un  besoin  d'ordre,  sinon  d'unité,  pouvait-il  cepen- 
dant ne  pas  se  faire  sentir?  De  ces  multiples  catégories, 
plus  ou  moins  représentées  dans  l'Écriture  et  dans  la 
tradition  antérieure,  le  Docteur  angélique,  en  tout  cas, 
n'a  gardé  que  quatre  espèces  :  mérite  et  satisfaction, 
sacrifice  et  rançon.  Sum.  th.,  UIa,  q.  xlviii,  a.  1-4.  Ce 
cadre  est  resté  classique  et,  le  prestige  de  son  auteur 
aidant,  il  règne  encore  autant  que  jamais,  non  seu- 
lement chez  les  commentateurs  de  saint  Thomas 
d'Aquin,  mais  également,  tout  au  plus  avec  de  minimes 
retouches,  dans  la  plupart  de  nos  manuels. 

2.  Fondement.  —  Hasard  ou  calcul,  il  se  rencontre 
que  ces  deux  groupes  binaires  de  catégories  sotério- 
logiques  sont  rangés  par  saint  Thomas  dans  l'ordre 
inverse  de  leur  apparition  au  cours  des  temps.  C'est 
dire  que,  s'ils  sont  l'un  et  l'autre  incontestablement 
traditionnels,  ce  n'est  pourtant  pas  tout  à  fait  de  la 
même  façon. 

Rançon  et  sacrifice  appartiennent  au  vocabulaire 
biblique  et  patristique  le  plus  formel.  Après  avoir  large- 
ment alimenté  la  langue  religieuse  du  paganisme,  ces 
termes  ont  fourni  a  la  foi  chrétienne  son  premier  vête- 
ment et  ils  n'ont  pas  cessé  de  la  servir  alors  même  que 
d'autres   s'y   sont    ajoutés. 

Satisfaction  et  mérite,  au  contraire,  ne  sont  entrés 
qu'au  Moyen  Age  dans  la  théologie  de  la  Rédemption. 
Voir  J.  Rivière,  Sur  les  premières  applications  du 
terme  «  salisfactio  »  à  l'œuvre  du  Christ,  dans  Bulletin 
de  lill.  eccl.,  1924,  p.  285-297,  353-369, et  1927,  p.  160- 
164.  Mais  ce  fut  pour  s'y  tailler,  de  très  bonne  heure, 
une  place  prépondérante,  qui  leur  reste  acquise  depuis 
lors.  Il  faut  les  tenir  pour  synonymes  des  précédents, 
à  cela  près,  sans  que  d'ailleurs  ce  partage  ait  rien 
d'exclusif,  qu'ils  caractérisent  plutôt  le  style  de  l'École, 
tandis  que  les  autres  conviennent  davantage  à  la  pré- 
dication et  à  la  piété. 

Bénéficiaires  d'un  long  usage  qui  suffirait  à  les 
accréditer,  ces  quatre  concepts,  chacun  à  sa  manière, 
expriment,  au  surplus,  l'un  ou  l'autre  des  aspects  sous 
lesquels  se  présente  le  mystère  générateur  de  notre 
salut.  En  tant  qu'elle  comporte  une  délivrance,  et  qui 
ne  coûte  rien  de  moins  que  la  vie  même  du  libérateur, 
la  rédemption  chrétienne  tient  évidemment  du  rachat. 
Par  comparaison  avec  les  rites  sanglants  dans  les- 
quels l'humanité  cherchait  la  paix  avec  Dieu,  la  mort 
du  Christ  s'offrant  lui-même  en  victime  à  son  Père 
pour  le  fléchir  en  notre  faveur  est,  sans  conteste,  de 
tous  les  sacrifices  le  plus  véritable  et  le  plus  parfait. 
Que  si,  dans  cet  acte  sacerdotal,  on  envisage  le  droit 
aux  faveurs  divines  qu'il  confère  à  son  auteur  ou 
l'hommage  qu'il  rend  à  la  souveraineté  de  son  desti- 
nataire, n'a-t-il  pas  tout  ce  qu'il  faut  pour  apparaître 
sous  l'angle  du  mérite  et  de  la  satisfaction? 

Justement  chères  à  nos  théologiens  comme  un  bien 
de  famille,  toutes  ces  analyses  peuvent  être  conduites 
en  fait  avec  plus  ou  moins  de  linesse  et  de  bonheur  : 
il  n'est  pas  douteux  qu'elles  n'aient  un  fundamenlum 
in  re. 

3.  Valeur.  — ■  Encore  ne  faut-il  pas  attendre  de  ces 
notions  et  du  cadre  qui  les  rapproche  plus  qu'ils  ne 
peuvent  donner. 

Assez  indépendantes  l'une  de  l'autre  pour  auto- 
riser chacune  son  propre  développement,  elles  ne  le 
sont  pourtant,  au  fond,  que  secundum  quid.  Quelque 
application,  en  effet,  qu'il  mette  à  nuancer  l'expres- 
sion de  son  respondeo  dicendum  pour  le  tenir  à  l'ali- 
gnement de  la  question  posée,  il  est  visible  que  les 


i(Jti7 


REDEMPTION.    ÉLÉMENTS    DU    MYSTERE 


1968 


réponses  du  Docteur  angélique  sont  faites  chaque  fois 
des  mêmes  éléments,  savoir  l'amour  soutirant  et  la 
souffrance  aimante  qui  se  manifestent  dans  la  passion 
du  Fils  de  Dieu.  Au  lieu  de  distribuer  un  tout  en  ses 
éléments  complémentaires,  la  quadruple  division  de 
saint  Thomas  ne  fait  que  distinguer  par  voie  d'abstrac- 
tion les  thèmes  logiques  applicables  à  un  même  fait. 
liedemplionis  igilur  per  nwdutn  meriti,  salisfaclionis  aut 
sacrificii  diversilas  non  est  nisi  secundum  considerandi 
nwdiim.  P.  Galtier,  De  inc.  ac  red.,  p.  446;  cf.  p.  375 
et  392,  où  déjà  la  même  solution  était  appliquée  au 
per  modum  redemplionis.  Voir  également  L.  liillot,  De 
Verbo  inc.,  5e  éd.,  p.  494. 

Quant  au  rapport  effectif  de  ces  diverses  catégories 
avec  le  fond  même  du  mystère,  la  clause  per  modum 
qui  les  accompagne  invariablement  chez  saint  Thomas 
laisse  entendre  suffisamment  qu'elles  contiennent  une 
bonne  part  d'analogie.  De  toute  évidence,  on  ne  sau- 
rait parler  ici  proprement  de  «  rançon  »  puisqu'il  n'y  a 
pas  plus  de  paiement  effectif  que  de  créancier  pour  le 
recevoir.  Aussi  bien  le  Docteur  angélique  admet-il 
expressément,  q.  xlviii,  a.  4,  que  c'est  la  satisfaction 
elle-même  qui  est,  dans  l'espèce,  quasi  quoddam  pre- 
tium.  De  même  enseignait-il  un  peu  plus  haut,  q.  xlvii, 
a.  2,  que  la  mort  du  Christ  fut  quoddam  sacrificium 
acceplissimum  Dco,  avant  d'y  montrer,  q.  xlviii,  a.  3, 
un  verum  sacrificium.  La  théologie  de  la  rédemption  ne 
saurait,  en  effet,  se  contenter  d'un  nominalisme  pure- 
ment rituel  et  la  difficulté  commence  quand  il  s'agit 
de  le  dépasser.  Plus  proportionnées  à  l'objet,  les 
notions  de  mérite  et  de  satisfaction  restent  exposées, 
quand  on  ne  les  traite  que  du  dehors,  à  un  formalisme 
juridique  non  moins  décevant. 

Au  total,  le  «  rachat  »  ne  saurait  être  qu'une  méta- 
phore pour  marquer  les  conditions  onéreuses  de  notre 
rédemption.  Si  l'on  ne  veut  pas  s'en  tenir  à  des  cadres 
vides,  les  autres  concepts  demandent,  à  leur  tour,  une 
définition  et  il  se  rencontre  qu'ils  en  autorisent  plu- 
sieurs. Non  una  nec  adeo  clara  est  apud  omnes  auclores 
nolio  salisfaclionis,  observe  P.  Galtier,  De  inc.  ac  red., 
p.  393,  et  la  question  de  l'essence  du  sacrifice  fait 
notoirement  l'objet  d'un  débat  toujours  ouvert. 

En  retenant  ces  termes  traditionnels,  il  faut  donc 
pousser  l'analyse  jusqu'aux  réalités  qui  seules  permet- 
tent de  leur  donner  un  point  d'appui  et  de  dominer  les 
controverses  d'école  dont  ils  ont  à  supporter  la  réper- 
cussion. 

2°  Données  constitutives.  —  Inscrite  dans  la  trame 
de  l'histoire  par  la  personne  et  l'œuvre  de  son  auteur,  la 
rédemption  chrétienne  offre,  de  ce  chef,  à  la  réflexion 
non  moins  qu'à  la  piété  quelques  données  fondamen- 
tales sur  lesquelles  tous  les  croyants  sont  ou  peuvent 
être  aisément  d'accord. 

1 .  Élément  matériel  :  La  passion  du  Christ.  —  Ce  qui 
frappe  sans  doute  le  plus  dans  l'Évangile,  surtout 
lorsqu'on  pense  aux  brillantes  descriptions  du  roi  mes- 
sianique chez  les  Prophètes,  c'est  la  souffrance  et 
l'humilité  du  Fils  de  Dieu.  Depuis  l'obscurité  de  son 
enfance  jusqu'aux  tribulations  de  son  ministère  public 
et  aux  avanies  de  sa  passion,  il  se  révèle  partout  comme 
»  l'homme  des  douleurs  ». 

Au  surplus,  ces  traits  extérieurs  doivent  être  doublés 
des  peines  internes  que  l'on  devine  çà  et  là,  en  atten- 
dant qu'elles  éclatent  au  grand  jour  dans  la  scène  de 
l'agonie  ou  la  terrible  désolation  de  la  croix.  Voir,  par 
exemple,  les  élévations  de  la  bienheureuse  Baptista 
Varani  sur  les  «  douleurs  mentales  du  Christ  »,  dans 
Acla  sanetorum,  mai,  t.  vu,  p.  496-501.  Parmi  elles. 
bien  qu'on  ne  puisse  pas  proprement  parler  de  «  péni- 
tence »  à  son  sujet,  cf.  Jésus-Christ,  t.  vin,  col.  1286, 
il  faut  certainement  faire  entrer  pour  une  grande  part 
la  peine  qu'il  éprouvait  à  voir,  en  ce  monde  pécheur,  la 
volonté  du  Père  si  peu  obéie  et  son  nom  si  mal  sanctifié. 


Mais  ces  souffrances  ne  forment  pas  seulement  un 
des  principaux  attraits  de  sa  personne  pour  le  cœur  : 
autant  qu'à  la  méditation  de  l'âme  dévote,  elles  se 
recommandent  à  la  raison  du  théologien.  Dans  l'éco- 
nomie actuelle  du  monde,  en  effet,  la  douleur  est  le 
châtiment  du  péché.  Si  donc  Jésus  souffre,  qui  est 
l'innocence  même,  c'est  qu'il  reçoit,  n'en  ayant  pas  de 
propres,  le  contre-coup  des  péchés  d'autrui  et  en  subit 
la  peine.  Conclusion  aussi  légitime  que  sont  indéniables 
les  prémisses  de  ce  raisonnement. 

Est-il  besoin  de  dire  pourtant  qu'il  y  a  dans  ce  fait, 
avec  toutes  les  circonstances  qu'il  renferme,  un  vou- 
loir de  Dieu,  qui,  entre  tous  les  modes  possibles  de 
l'incarnation,  a  choisi  précisément  celui-là  ?  Aucun 
doute  non  plus  que  la  volonté  humaine  du  Christ 
n'ait  ratifié  ce  décret  dans  le  sens  même  où  il  était 
porté.  De  toutes  façons,  que  l'on  regarde  au  plan 
objectif  de  la  rédemption  ou  à  sa  réalisation  subjec- 
tive, elle  apparaît  comme  un  mystère  d'expiation,  où 
la  faute  des  coupables  n'est  remise  qu'au  prix  des 
souffrances  imméritées  de  l'Innocent. 

Non  pas  qu'il  faille  nécessairement  imaginer  une 
vindicte  spéciale  envers  le  Sauveur  :  en  raison  du 
péché  qu'il  implique  à  son  origine,  le  drame  du  Cal- 
vaire ne  peut  relever,  dans  les  plans  d'un  Dieu  sage  et 
bon,  voir  plus  bas,  col.  1973,  que  d'un  acte  permissif, 
fl  suffit  du  lien,  providentiel  et  volontaire  tout  à  la  fois, 
qui,  par  le  fait  de  l'incarnation,  unit  le  Christ  aux 
pécheurs  dont  il  est  le  frère  pour  comprendre  que  la 
souffrance  et  la  mort  aient  gardé  chez  lui  malerialitcr, 
cf.  1'.  Galtier,  De  inc.  ac  red.,  p.  398,  401,  403  et  411,  le 
caractère  de  peine  du  péché  qu'elles  ont  maintenant 
chez  nous. 

2.  Élément  formel  :  L'âme  du  Christ. — A  cet  élément 
pénal,  qui  tient  aux  conditions  de  l'œuvre  rédemptrice, 
il  faut  ajouter  le  facteur  moral  dû  à  la  personne  de 
l'agent. 

Tout  le  long  de  sa  carrière,  le  Verbe  incarné  fut,  à 
l'égard  de  Dieu,  dans  les  plus  purs  sentiments  d'obéis- 
sance et  d'amour.  Dispositions  religieuses  qui  attei- 
gnent leur  apogée  au  moment  de  la  passion.  Non  seu- 
lement, l'heure  venue,  il  accepte  l'amer  calice,  mais 
on  peut  dire  que,  d'avance,  il  l'avait  librement  cher- 
ché, prévu  et  voulu,  cf.  Hebr.,  xn,  2,  en  luttant  contre 
les  autorités  du  judaïsme  et  affichant  à  rencontre  de 
leurs  préjugés,  avec  des  revendications  qui  leur  parais- 
saient des  blasphèmes,  un  messianisme  qu'elles  de- 
vaient trouver  paradoxal,  sinon  scandaleux.  Par  où  sa 
vie  entière  se  colore  d'une  héroïque  magnanimité,  pour 
aboutir  au  plus  généreux  des  sacrifices.  Les  conclu- 
sions de  la  christologie  rejoignent  ici  les  faits  de  l'his- 
toire et  vice  versa. 

Sans  aucun  doute,  cette  éminente  sainteté  fait  du 
Christ  notre  modèle;  mais  elle  est  aussi  un  bien  en  soi. 
Du  moment  que  Dieu  a  pour  agréable  l'humble  hom- 
mage de  ses  créatures,  à  plus  forte  raison  celui  de  son 
s  Fils  bien-aimé  ».  Jamais  il  ne  reçut  plus  grand  hon- 
neur, parce  que  jamais  la  création  spirituelle  ne  s'en- 
richit d'œuvres  aussi  hautes  accomplies  par  une  per- 
sonne d'égale  dignité.  En  quoi  cette  existence  de  filial 
service  est  par  elle-même,  devant  la  majesté  divine,  en 
vertu  de  la  solidarité  surnaturelle  qui  fait  de  lui  le 
représentant  de  notre  race,  la  compensation  de  nos 
péchés,  et  tout  impose  d'admettre  que  le  Christ  n'a  pas 
pu  ne  pas  l'animer  de  cette  intention. 

De  ce  chef,  la  rédemption  se  présente  comme  un 
mystère  de  réparation,  où  le  cruel  déficit  d'un  monde 
pécheur  est  comblé  par  les  surabondantes  richesses  du 
Fils  de  Dieu.  Qui  pourrait  ne  pas  voir  combien,  à  ce 
titre  également,  elle  est  une  affirmation  de  l'ordre 
éternel,  et  de  toutes  la  plus  grandiose,  en  regard  du 
désordre  qui  l'avait  extérieurement  compromis? 

Ces  éléments  dissociés  par  l'analyse  sont,  d'ailleurs, 


1969      RÉDEMPTION.    SON    ESSENCE    :    EXPOSÉ     DES    SYSTÈMES      1970 


inséparables  dans  la  réalité.  Ni  l'expiation,  en  effet,  ne 
se  comprend  sans  l'amour  qui  l'accepte  ou  la  provo- 
voque,  ni  l'amour  n'aurait  tout  son  prix  s'il  n'était 
consommé  dans  la  douleur.  Voilà  pourquoi  la  passion 
est  bien  le  point  culminant  de  l'économie  rédemptrice, 
parce  qu'elle  synthétise  éminemment  les  deux. 

Il  ne  s'ensuit  pas  que  l'un  et  l'autre  occupent  le 
même  rang  dans  la  hiérarchie  des  valeurs.  Un  récent 
commentateur  de  la  Somme  estime  que,  dans  la  satis- 
faction du  Christ,  le  Docteur  angélique  tient  pour 
«  secondaire  »  le  côté  pénal.  P.  Synave,  Saint  Thomas 
d'Aquin  :  Vie  de  Jésus,  t.  m,  p.  257.  Distinguant  dans 
le  sacrifice  du  Calvaire  la  perpessio  pœnse  et  la  perpes- 
sionis  ordinalio,  P.  Galtier,  De  inc.  ac  red.,  p.  401,  place 
dans  celle-ci  Yelemenlum  formate...  seu  determinalivum 
unde  sil  passioni  et  morli  vis  alque  valor  apud  Deum. 
Cf.  p.  407  :  Qui  vêtit  redemptionem  et  redemplorem  vere 
et  plene  cognoscere,  is  contemplari  in  primis  débet  quo 
sensu  et  animo  Chrislus  ea  omnia  [quœ  passus  est  ] 
adieril  et  perluleril.  Autant  dire  qu'ici  élément  formel 
ne  peut  pas  ne  pas  être  synonyme  d'élément  prin- 
cipal. 

C'est  pourquoi  la  théologie  catholique  est  unanime 
à  dire,  voir  col.  1980,  qu'à  la  rigueur  le  Christ  n'avait 
aucun  besoin  de  souffrir  quoi  que  ce  soit  pour  offrir  à 
Dieu  une  pleine  réparation  de  nos  péchés,  qui,  dans 
ce  cas,  tiendrait  tout  entière  à  la  qualité  de  ses  actes 
et  de  ses  sentiments.  Vue  théorique  sur  les  modalités 
possibles  de  la  rédemption  qui  fournit  un  nouveau 
critère  pour  départir  les  facteurs  dont  elle  fut  positive- 
ment constituée  et  préciser  l'importance  relative  de 
chacun. 

IV.  Synthèse  de  la  rédemption  :  Essence  de 
l'acte  rédempteur.  —  Ne  faut-il  pas  néanmoins, 
sous  peine  d'une  véritable  carence  rationnelle,  déga- 
ger la  logique  interne  et  les  proportions  respectives 
des  éléments  ainsi  juxtaposés?  Il  n'y  a  pas  d'autre 
moyen  pour  cela  que  de  remonter  à  quelque  principe 
central  dont  le  développement  homogène  permette 
d'en  faire  comme  les  parties  organiques  d'un  tout.  La 
théologie  de  la  rédemption  ne  s'est  pas  dérobée  à  ce 
dernier  travail  d'achèvement. 

1°  Notions  préalables.  —  Devant  ce  genre  de  pro- 
blèmes, il  est  rare,  pour  ne  pas  dire  plus,  que  l'elîort 
spéculatif  n'ait  pas  suivi  des  chemins  parfois  assez 
divergents.  A  défaut  d'écoles  proprement  dites,  di- 
verses tendances,  bien  que  souvent  trop  peu  remar- 
quées, se  sont  fait  jour,  dans  le  cas  présent,  qui  abou- 
tissent à  nuancer  et,  pour  ainsi  dire,  équilibrer  diver- 
sement l'exposé  du  mystère  au  nom  de  prémisses  plus 
ou  moins  explicites  sur  son  caractère  distinctif. 

C'est  en  général  quand  il  s'agit  de  spécifier  la  posi- 
tion catholique  en  la  matière  par  rapport  à  celle  de  la 
sotériologie  protestante  que  surviennent  ces  ultimes 
précisions.  Voir  B.  Dôrholt,  Die  Lehre  von  der  Genug- 
thuung  Chrisli,  p.  30-31  et  164-165;  F.  Stentrup, 
Preel.  theol.  de  Verbo  inc.  :  Soleriotogia,  t.  i,  p.  227-22X 
et  241-249.  En  voici,  d'après  L.  Heinrichs,  Die  Gcnug- 
tuungstheorie  des  ht.  Anselmus,  p.  4-5,  un  bilan  métho- 
dique et  objectif,  qui  délimite  avec  une  minutieuse 
exactitude  le  status  quazstionis. 

1.  «...  Il  y  a  d'abord  la  théorie  du  châtiment  (Straf- 
theorie). 

«  Sous  le  nom  de  châtiment  au  sens  propre,  il  faut 
entendre,  non  pas  seulement  une  peine  infligée,  mais 
infligée  précisément  pour  la  réparation  de  l'ordre 
détruit  et  de  la  transgression  volontaire.  Les  autres 
lins,  médicinales,  méritoires  ou  autres,  ne  sont  pas 
nécessairement  exclues;  mais  elles  doivent  être  subor- 
données au  but  premier  et  capital. 

«  Par  suite,  le  sujet  propre  de  la  souffrance  pénale 
ne  peut  être  que  celui  dont  la  transgression  coupable 
doit  être  réparée,  c'est-à-dire  le  pécheur  lui-même;  car 


le  châtiment  a  justement  pour  but  de  lui  arracher  par 
force  ce  que  sa  volonté  refuse  de  fournir.  Sans  doute 
une  autre  personne  pourrait  endosser  la  peine  et  ga- 
rantir ainsi  une  certaine  compensation  extérieure  à 
l'ordre  détruit.  Même  alors  cependant  faut-il  que  la 
réparation  de  l'ordre  violé  soit  le  motif  dominant  pour 
l'infliction  de  ces  peines,  si  l'on  ne  veut  pas  que  s'éva- 
nouisse la  notion  du  châtiment.  » 

2.  «  Que  si  maintenant  de  la  notion  de  châtiment 
nous  retenons  une  seule  partie,  savoir  le  fait  de  sup- 
porter un  mal,  et  si  nous  en  écartons  l'idée  de  ven- 
geance pour  mettre  à  sa  place,  dans  celui  qui  inflige  la 
peine,  un  sentiment  de  complaisance  pour  la  générosité 
de  celui  qui  accepte  volontiers  ce  rôle  douloureux, 
nous  avons  l'idée  d'expiation  (Sùhne). 

«  Les  éléments  constitutifs  de  ce  concept  sont,  par 
conséquent,  d'une  part  le  fait  de  supporter  un  mal, 
d'autre  part  l'absence  de  tout  motif  de  représailles 
dans  l'infliction  de  ce  mal.  Par  ce  dernier  point,  la 
théorie  de  l'expiation  s'oppose  à  la  théorie  du  châti- 
ment, avec  laquelle  pourtant  elle  coïncide  par  le  pre- 
mier. » 

3.  «  Nous  pouvons  encore  aller  plus  loin  et  faire 
abstraction  de  n'importe  quel  mal  comme  connota- 
tion essentielle,  de  telle  sorte  qu'il  nous  reste  seule- 
ment la  complaisance  divine  à  l'égard  d'une  action  qui 
est  faite  en  compensation  du  désordre  inhérent  au 
péché. 

«  De  cette  manière,  nous  atteignons  le  concept  strict 
de  satisfaction.  Bien  entendu,  pas  n'est  besoin  pour 
cela  que  l'élément  douleur  soit  exclu  de  fait  :  il  suffit 
qu'il  le  soit  formellement.  Dès  lors,  dans  la  théorie  de 
la  satisfaction  ( Genugtuungstheorie ) ,  ce  qui  apparaît 
comme  essentiel,  par  contraste  avec  la  théorie  de  l'ex- 
piation (Sùhnethcorie),  c'est  le  fait  d'offrir  une  répa- 
ration d'honneur. 

«  Satisfaction  et  expiation  ont  entre  elles,  de  ce 
chef,  le  rapport  d'une  idée  plus  larj,'c  à  une  plus  étroite. 
Tout  acte  d'hommage  qui  a  pour  but  l'acquittement 
d'une  dette  est  une  satisfaction,  indépendamment  de 
cette  circonstance  accidentelle  qu'il  comporte  ou  non 
le  fait  de  supporter  une  douleur.  Au  contraire,  si  la 
soulïrance  comme  telle  copstitue  un  élément  essentiel 
de  l'action  réparatrice,  de  telle  sorte  qu'on  mette  l'ac- 
cent, non  plus  sur  ['hommage  dans  la  soulïrance,  mais 
sur  l'hommage  dans  la  souffrance,  alors  cette  satisfac- 
tion s'appelle  proprement  expiation.  » 

2°  Constructions  soteriologiqu.es.  —  Selon  que  l'une 
ou  l'autre  de  ces  notions  est  adoptée  comme  point  de 
départ  —  et,  d'une  manière  plus  ou  moins  systéma- 
tique, toutes  le  furent  à  l'occasion  —  l'œuvre  du 
Christ  se  présente  sous  un  jour  différent. 

1.  Système  du  châtiment.  —  Pas  un  chrétien  ne 
pouvait  appliquer  à  la  rédemption  le  concept  de  châ- 
timent proprement  dit.  Mais,  si  le  Christ  ne  fut  jamais 
coupable  devant  Dieu,  on  a  cru  pouvoir  admettre 
qu'il  n'en  fut  pas  moins  traité  comme  tel. 

D'ordinaire,  c'est  la  justice  vindicative  qui  est  mise 
au  premier  plan.  Parce  qu'il  est  un  désordre,  le  péché 
appelle  une  sanction.  Exigence  tellement  sacrée  que, 
même  en  pardonnant,  Dieu  n'a  pas  renoncé  —  et  l'on 
ajoute  souvent  qu'il  ne  le  pouvait  —  à  rétablir  l'ordre 
par  ce  moyen. 

Mais  il  n'y  a  pas  d'obstacle  invincible,  assure-t-on, 
à  ce  que  le  châtiment  soit  acquitté  par  un  autre  que 
par  le  débiteur,  qui  pourra,  de  la  sorte,  être  amnistié 
sans  que  la  justice  perde  rien  de  ses  droits.  C'est  à  une 
mutation  de  ce  genre  que  se  ramène  la  rédemption. 
Dans  cette  perspective,  sans  être  personnellement 
l'objet  de  la  colère  divine,  le  Christ  en  ressent  tous  les 
cfïcts,  du  moment  qu'il  voulut  prendre  par  substitu- 
tion la  place  des  pécheurs.  Les  textes  de  saint  Paul 
sur  le  Fils  de  Dieu  fait  «  malédiction  »  et  «  péché  »  pour 


1971 


RÉDEMPTION.    SON    ESSENCE   :    DISCUSSION    DES   SYSTÈMES 


1972 


nous,  Gai.,  ni,  13  et  II  Cor.,  v,  21,  fournissent  un  appui 
biblique  à  ces  déductions.  A  la  limite,  le  Fils  de  Dieu 
soufïre  jusqu'aux  tourments  de  l'enfer,  comme  en 
témoignerait  sa  plainte  sur  la  croix.  Matth.,  xxvn,  46. 

Caractéristique  de  l'ancienne  orthodoxie  protestante, 
col.  1952,  à  peinecetteconceptiona-t-elleinihiencé,  par 
voie  d'infiltrations  inconscientes,  un  certain  nombre 
de  nos  mystiques  ou  de  nos  prédicateurs.  Voir  Le  dogme 
de  la  rédemption.  Élude  théologique,  p.  231-240;  pour 
les  sennonnaires  anglais,  H. -15  Loughnan,  dans  The 
Monlh,  1920,  p.  320-329,  traduit  dans  Revue  du  clergé 
fr.,  t.  cm,  1920,  p.  5-15.  Cf.  P.  Galtier,  De  inc.  ne  red., 
p.  399,  qui  donne,  à  cet  égard,  comme  signalement 
l'application  faite  au  Christ  d'expressions  telles  que 
peccalum  ou  peecator  univcrsalis. 

Il  y  a,  d'ailleurs,  des  degrés  dans  le  système.  Tandis 
qu'en  général  le  déroulement  de  la  justice  envers  le 
substitut  des  pécheurs  y  est  donné  comme  absolu,  de 
plus  modérés  s'en  tiennent  à  une  «  ombre  de  châti- 
ment ». 

A  ce  même  type  se  rattachent  encore,  de  loin,  et  la 
théorie  du  châtiment  exemplaire  inaugurée  par  Gro- 
tius,  col.  1954,  et  la  combinaison  juridique  esquissée 
par  Dante,  De  monarchia,  il,  11,  en  vue  de  trouver 
dans  la  condamnation  légalement  infligée  à  Jésus  le 
caractère  d'une  punit io. 

2.  Système  de  l'expiation.  —  Tous  ceux  à  qui  répugne 
trop  cette  procédure  de  code  pénal  se  rabattent  sur 
l'idée  moins  massive  d'expiation,  au  moyen  de  laquelle 
on  peut  conserver  à  la  souffrance  du  Rédempteur  un 
rôle  dominant. 

Ici  le  Christ  n'est  plus,  en  principe,  l'objet  d'une 
vindicte  divine;  mais  il  est  soumis  à  la  règle  provi- 
dentielle qui  fait  de  la  douleur  la  peine  du  péché.  Loi 
sainte  devant  laquelle  il  s'incline  pour  nous  en  épar- 
gner les  plus  extrêmes  sanctions.  Car,  sans  être  néces- 
sairement du  même  ordre  ou  du  même  degré  que  celles 
que  nous  méritions,  les  souffrances  de  sa  vie  et  de  sa 
mort  en  sont  l'équivalent.  Moyennant  quoi,  la  justice 
étant  sauve  par  lo  fait  que  le  Fils  de  Dieu  a  payé  notre 
dette,  remise  peut  nous  être  accordée  tout  au  moins 
de  la  peine  éternelle  que  nous  aurions  dû  subir. 

Sur  ce  fond  commun  apparaissent  des  variantes, 
suivant  qu'on  demande  à  la  loi  de  solidarité  ou  bien  à 
un  décret  de  circonstance  la  source  de  l'expiation 
réalisée  par  le  Christ.  Le  trait  spécifique  est  toujours 
que  la  souffrance  du  Sauveur  comme  telle,  qu'il 
s'agisse  de  son  déchaînement  physique  ou  de  ses  for- 
mes plus  intimes,  reste  au  premier  plan,  les  sentiments 
qui  l'accompagnent  n'intervenant  en  quelque  sorte 
que  pour  la  moraliser. 

Dans  ces  lignes  plus  ou  moins  flottantes  se  meut 
l'orthodoxie  protestante  actuelle,  avec  des  grada- 
tions de  nuances  qui  souvent  lui  rendent  quelque 
chose  de  son  profil  antérieur.  Quelques  théologiens 
catholiques,  moins  peut-être  par  leurs  affirmations 
que  par  leurs  réticences,  ont  pu  donner  l'impression 
d'en  rester  là.  Témoin  cette  schématisation  de  Chr. 
Pesch,  De  Verbo  inc,  n°  415,  lre  éd.,  189C,  p.  201; 
3°  éd.,  1909,  p.  230  :  Propter  peccalum  Deus  ab  homini- 
bus  juste  paierai  pœnas  expetere.  Christus  igitur,  ut 
caput  et  vas  generis  humani,  pcenas  suscepil  et  l)eo 
oblulil,  qui  eas  accepUwil.  Unde  Deus  hominibus... 
non  jam  ui.las  Pci'.NAS  infligerc  potesl,  quia  homines 
iias  Pœnas  per  Chrislum  jam  solverunt...  Ihrc  est  doc- 
trinn  calholica  de  satisfaclione  Chrisli.  II  faut  attendre 
la  4c-5"  édition  de  ce  traité  classique  (1922)  pour  que  la 
doclrina  calholica  y  soit   ainsi  complétée  :  Chrislum, 

NON  S')LUM  ACTinUS  INTKRNIS  CABITATIS  ET  A.LIARUM 
VIRTUTUM    DEO    HONOREM    PECCATIS     HOMINUM    A.BLA- 

tum  RESTITUISSE,  sed  ctiam  sensu  presso  satis/aclionem 
pnrslilisse  perferendn  pro  liominibus  pœnam  peccato 
débitant. 


3.  Système  de  la  réparation.  — ■  Alors  que,  sous  une 
forme  plus  ou  moins  appuyée,  c'est  jusqu'ici  le  côté 
pénal  de  l'œuvre  rédemptrice  qui  paraît  propre  à  en 
livrer  le  secret,  on  peut,  au  contraire,  le  chercher  dans 
la  personne  qui  l'accomplit. 

Envisagée  sous  cet  aspect,  soit  qu'on  regarde  à  la 
parfaite  sainteté  du  Christ,  à  plus  forte  raison  quand 
on  fait  entrer  en  ligne  de  compte  la  dignité  qu'il  tient 
de  l'union  hypostatique,  sa  vie  est  un  perpétuel  hom- 
mage  à  la  volonté  souveraine  de  Dieu.  De  ce  chef,  elle 
présente  une  valeur  incomparable  de  l'ordre  moral, 
qui  la  rend  susceptible,  aussitôt  qu'elle  est  mise  en 
balance  avec  le  péché,  de  rétablir  l'équilibre  du  monde 
spirituel.  11  suffit  qu'elle  soit  offerte  et  agréée  dans  ce 
sens.  Le  mystère  de  la  rédemption  consiste  à  réaliser, 
au  profit  du  genre  humain  déchu,  cette  convergence 
entre  l'amour  incréé  du  Père  et  l'amour  créé  de  Yhomo 
assumptus. 

Que  cette  œuvre,  comme  ce  fut  historiquement  le 
cas,  vienne  à  prendre  une  forme  douloureuse,  elle  ne 
doit  pas  être  appréciée  différemment.  La  souffrance 
n'est  qu'un  élément  de  fait,  dont  la  valeur  est  subor- 
donnée a  l'amour  dont  elle  est  l'occasion  ou  le  fruit. 
Ainsi  la  passion  du  Christ,  dès  là  qu'il  était  innocent, 
reste  bien  l'expiation  de  nos  fautes.  Mais  ce  n'en  est  là 
qu'un  trait  secondaire  et  superficiel  :  ce  qui  en  fait 
essentiellement  le  prix  et  lui  vaut  d'être  le  moyen 
choisi  pour  notre  rédemption,  c'est  le  bien  qu'elle 
représente  comme  soumission  à  Dieu  en  compensa- 
tion de  nos  péchés.  Acte  éminemment  réparateur  en 
raison  de  la  personne  qui  le  pose  et  qui,  par  surcroît, 
devient  chez  ses  bénéficiaires  la  source  d'une  activité 
de  semblable  esprit. 

Abstraction  faite  de  certaines  particularités  acces- 
soires, c'est  ainsi  que  se  présente  la  satisfaction  chez 
saint  Anselme  :  In  doloribus  potius  quam  per  dolores 
juxla  illum  salisfecil  Christus.  P.  Ricard,  De  satisfac- 
lione Chrisli  in  Iraclalum  S.  Anselmi  «  Cur  Deus  homo  », 
]).  29. 

L'autorité  du  docteur  de  Cantorbéry  n'a  plus 
cessé  de  maintenir  cette  doctrine  dans  la  grande  tra- 
dition catholique,  en  regard  de  laquelle  les  rares  diver- 
gences qui  ne  sont  pas  de  pure  forme  résonnent  comme 
des  notes  fausses  dans  un  concert  bien  ordonné.  Non 
moins  que  nos  théologiens,  les  auteurs  protestants  les 
plus  objectifs  s'accordent  à  constater,  voir  col.  1952, 
que  là  se  trouve  la  différence  entre  les  voies  suivies 
par  la  théologie  rédemptrice  des  deux  confessions. 

3°  Discussion  théologique.  —  Par  la  force  des  choses, 
toutes  les  données  réelles  que  l'analyse  découvre  dans 
le  fait  de  la  rédemption  ont  leur  place  à  la  base  des 
divers  systèmes  qui  cherchent  à  l'éclairer.  Mais  cha- 
cun est  responsable  de  la  manière  dont  il  les  met  en 
jeu.  Et  comme  celle-ci  tient  à  un  certain  nombre  de 
données  connexes,  pour  formuler  un  jugement  de 
valeur  sur  les  conceptions  en  présence,  il  faut  remonter 
à  la  notion  de  Dieu  et  du  Christ  qu'elles  supposent, 
au  rapport  qu'elles  instituent  entre  l'acte  rédempteur 
et  le  mal  auquel  il  a  pour  but  de  remédier. 

1 .  Système  de  châtiment.  —  Regardé  à  la  lumière  de 
ces  principes,  le  système  du  châtiment  apparaît  de 
tous  points  inacceptable  et  rien  de  ce  qui  lui  est  pro- 
pre ne  saurait  avoir  même  une  valeur  d'appoint.  Aussi 
bien  serait-il  sans  doute  difficile  de  lui  trouver  aujour- 
d'hui un   seul   défenseur  avéré. 

En  effet,  l'attitude  d'implacable  justicier  qu'il 
prête  à  Dieu  est  contraire  à  la  raison  autant  qu'à  la 
foi,  qui  reconnaissent  la  miséricorde  pour  un  de  ses 
at  I  ributs.  Surtout  quand  cette  justice  est  assez  aveugle 
pour  se  prêter  à  une  substitution  de  personnes  et, 
à  défaut  des  coupables,  frapper  l'innocent  de  toutes 
ses  rigueurs.  Autre  chose  est  de  reconnaître,  col.  1908. 
que  les  souffrances  du  Rédempteur  sont  «  matérielle- 


1973 


REDEMPTION.    SON    ESSENCE  :  DISCUSSION    DES   SYSTÈMES 


197^ 


ment  »  la  peine  de  nos  péchés  et  autre  de  prétendre 
leur  en  attribuer  pour  ce  motif  le  caractère  formel. 
Conclure  à  ceci  de  cela  serait  un  passage  flagrant  de 
génère  ad  genus. 

Il  n'est  pas  plus  concevable  que  le  Christ  puisse 
être  puni,  même  à  titre  de  substitut.  Car  faute  per- 
sonnelle et  châtiment  sont  deux  concepts  strictement 
corrélatifs.  Si  loquamur,  enseigne  saint  Thomas,  Sum. 
th.,  la-Il*6,  q.  lxxxvii,  a.  8,  de  pœna  pro  peccalo  in- 
flicla  in  quantum  habel  rationem  pœnœ,sic  solum  unus- 
quisque  pro  peccalo  suo  punilur.  Outre  que  les  textes 
pauliniens  allégués  à  ce  propos  comportent  une  exé- 
gèse moins  rigide,  cf.  Prat,  La  théologie  de  saint  Paul, 
t.  ii,  10e  éd.,  p.  294-298,  ils  ne  doivent  pas  être  isolés 
de  tant  d'autres,  voir  col.  1931,  qui  servent  à  mettre 
au  point  ce  qu'ils  offrent  d'un  peu  abrupt.  Quant  à 
parler  d'une  «  ombre  de  châtiment»,  qu'est-ce  autre 
chose  qu'une  manière  de  sauver  à  tout  prix  un  mot 
qu'on  vide  en  même  temps  de  son  contenu? 

Rien  en  particulier  n'est  choquant  pour  le  sens  chré- 
tien comme  de  vouloir  que  le  Christ  ait  subi  la  peine  du 
dam  sous  prétexte  de  nous  en  délivrer.  Cette  odieuse 
conséquence  du  postulat  protestant  fut  dénoncée  aux 
fins  de  censure  par  deux  consulteurs  du  concile  de 
Trente,  cf.  Bulletin  de  lill.  eccl.,  1925,  p.  275-278,  et  les 
plus  illustres  parmi  les  maîtres  de  l'époque  la  flétri- 
rent au  moins  d'énergiques  réprobations.  Voir  Mal- 
donat,  In  Mallh.,  xxvii,  46  ;  Bellarmin,  De  Chrislo,  iv, 
8;  Suarez,  De  vila  Chrisli,  disp.  XXXIII,  sect.  i,  1-13; 
saint  François  de  Sales,  L'eslendart  de  la  saincle  croix, 
avant-propos,  ni,  2  et,  au  cours  de  l'ouvrage,  i,  8. 

Seul  un  insigne  parti  pris  permet  à  J.  Tunnel,  His- 
toire des  dogmes,  t.  i,  p.  457-458,  de  confondre  la  doc- 
trine catholique,  sur  la  foi  de  quelques  orateurs  au 
langage  intempestif,  avec  un  système  par  elle  si  caté- 
goriquement désavoué. 

2.  Système  de  l'expiation.  —  Conçu  comme  une  atté- 
nuation du  précédent  afin  d'en  éviter  les  trop  visibles 
excès,  le  système  de  l'expiation  échappe,  de  ce  chef,  à 
ses  défauts  les  plus  criants.  L'incontestable  part  de 
vérité  qu'il  exploite,  voir  col.  1967-8,  et  sa  tournure  en 
apparence  plus  mystique  sont,  à  n'en  pas  douter, 
faites  pour  lui  assurer  un  durable  crédit.  Mais,  aussitôt 
qu'il  prétend  se  donner  comme  total,  et  il  le  doit  sous 
peine  de  perdre  son  individualité,  les  avantages  qu'il  a 
l'air  d'offrir  ne  sauraient  en  masquer  l'insuffisance  au 
regard  d'un  théologien  attentif.  Voir,  par  exemple, 
P.  Galtier,  De  inc.  ac  red.,  p.  399-400. 

Un  inconvénient  majeur  tient  à  la  base  même  sur 
laquelle  il  s'établit.  C'est  que  la  souffrance  du  Christ 
y  devient  l'objectif  primaire  et  direct,  sinon  la  fin 
suprême,  du  plan  divin,  alors  que,  même  incorporée 
dans  l'économie  rédemptrice,  elle  ne  cesse  pas  d'être 
un  mal  dont  on  peut  tout  au  plus  admettre  qu'il  soit 
permis  par  Dieu.  Non  tradidit  \ Pater  Filium  ],  observe 
saint  Bonaventure,  In  IIIum  Sent.,  dist.  XX,  q.  v,  édi- 
tion de  Quaracehi,  t.  m,  p.  427,  infligendo  mortem  vel 
prsecipiendo,  sed  permitlendo.  Cf.  Suarez,  De  vila 
Christi,  dis.  XXXIII,  sect.  i,  4;  In  Sum.  th.  corn., 
IIIa,  q.  xlvi,  a.  10  et  q.  xlvii,  a.  3;  Bellarmin, De  sep- 
tem  ver  bis,  n,  1. 

Souvent  on  croit  la  difficulté  résolue  quand  on  rem- 
place l'antique  schème  juridique  de  l'imputation  par 
le  concept  moderne  de  solidarité.  Mais  encore  fau- 
drait-il prendre  garde  à  l'équivoque  d'un  terme  qui 
peut  ne  signifier  qu'un  fait  de  l'ordre  naturel.  Aussi 
bien  n'en  est-il  pas  de  plus  familier  au  vocabulaire  du 
protestantisme  libéral  pour  expliquer  les  souffrances 
de  Jésus.  Voir  A.  Sabatier,  La  doctrine  de  l'expiation, 
p.  85-87  et  110-1 12.  Que  si  la  notion  de  solidarité  s'en- 
tend dans  l'ordre  surnaturel,  le  problème  n'est  que 
reculé.  Car  il  reste  à  dire  si  l'expiation  douloureuse 
qui  par  là  devient  le  lot  du  Christ  est  un  moyen  ou 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL. 


une  fin,  s'il  faut  la  concevoir  comme  le  terme  des 
voies  divines,  au  risque  de  voir  à  nouveau  surgir  tous 
les  obstacles  qu'il  s'agissait  d'écaiter,  ou  comme  l'occa- 
sion providentielle  d'un  bien  supérieur. 

En  second  lieu,  le  système  en  question  s'arrête  à  la 
peine  du  péché,  c'est-à-dire,  en  somme,  à  l'un  de  ses 
effets,  sans  égard  au  realus  culpœ  qui  en  est  le  fond. 
Lacune  des  plus  graves  au  regard  de  ce  que  demande 
la  doctrine  chrétienne  de  Dieu,  de  l'homme  et  de  leurs 
mutuels  rapports,  col.  1958  sq.  Ainsi  comprise,  la  ré- 
demption tournerait  court  devant  son  but  principal; 
car,  si  la  peine  châtie  le  péché,  à  vrai  dire  elle  ne  le 
répare  pas.  Il  est  classique,  dans  l'École,  de  distin- 
guer les  deux  concepts  de  salis/actio  et  de  satispassio  : 
on  peut  juger  par  là  d'une  doctrine  qui  commence, 
au  contraire,  par  en  décréter  ou  supposer  acquise 
l'identification. 

A  quoi  il  faut  bien  ajouter  que  cette  conception, 
bien  qu'elle  en  soit  théoriquement  distincte,  a  tou- 
jours, en  pratique,  une  sorte  d'affinité  congénitale  par 
rapport  à  celle  du  châtiment.  Ce  qui  l'expose  —  et 
l'expérience  atteste  que  le  danger  n'est  rien  moins  que 
chimérique  —  à  ramener  «  ces  conséquences  absur- 
des »,  dont  parle  F.  Prat,  La  théologie  de  saint  Paul, 
t.  n,  10e  édition,  p.  23G,  qui  «  ont  jeté  sur  la  théorie  de 
la  substitution  pénale  un  discrédit  dont  elle  n'est  pas 
près  de  triompher  ». 

Si  donc  le  fait  de  l'expiation  est  à  retenir,  il  n'est 
pas  moins  sûr  que  le  système  de  l'expiation  doit  être 
dépassé.  Juste  dans  ce  qu'il  affirme,  il  partage  avec 
toutes  les  synthèses  mal  venues  le  sort  d'être  inadé- 
quat en  raison  de  ce  qu'il  exclut  ou  laisse  trop  au 
second  rang. 

3.  Système  de  la  réparation.  —  A  cette  double  élimi- 
nation comment  le  système  de  la  réparation  pourrait- 
il  ne  pas  gagner  déjà  le  bénéfice  d'une  certaine  proba- 
bilité? Conclusion  qui  s'élève  au  niveau  de  la  certi- 
tude quand  on  observe  qu'il  est  promu  par  un  arbitre 
circonspect,  P.  Galtier,  De  inc.  ac  red.,  p.  401  et  4(13, 
au  rang  de  doclrina  communis. 

Pris  en  lui-même,  il  laisse  à  l'œuvre  du  Christ  son 
équilibre  normal.  L'élément  pénal  de  la  passion  y 
trouve,  en  effet,  sa  place,  mais  reste  subordonné, 
comme  il  convient,  à  l'élément  moral  qui  lui  donne  sa 
valeur.  A  ce  caractère  synthétique  le  système  de  la 
réparation  doit  de  pouvoir  assimiler  tout  ce  que  les 
autres  ont  de  viable,  en  même  temps  que  le  fait  de 
s'ordonner  par  principe  autour  de  l'essentiel  le  met  à 
l'abri  de  leurs  défauts. 

De  ce  chef,  au  lieu  de  rester  à  l'état  de  thème 
abstrait,  l'expiation  réalisée  par  le  Sauveur  s'éclaire 
par  les  indications  les  plus  concrètes  de  la  psychologie 
et  de  l'histoire,  qui,  sans  rien  lui  ôter  de  son  mystère, 
permettent  de  la  rattacher  à  un  plan  digne  de  Dieu. 
Cf.  L.  Richard,  Le  dogme  de  la  réden  pi  ion,  p.  189-2(10. 
Tout  le  drame  de  la  carrière  de  Jésus  tient  au  caractère 
spirituel  de  son  messianisme,  qui  devait  faire  de  lui  un 
«  signe  de  contradiction  ».  Luc,  il,  34.  Contre  cette 
admirable  création  de  la  sagesse  divine  allaient,  en 
effet,  se  dresser  toutes  les  puissances  de  la  chair  et  du 
sang,  mais  sans  jamais  ébranler  ce  ferme  propos  de 
«  faire  la  volonté  de  Dieu  »,  Hebr.,  x,  5-9,  qui  fut  son 
programme  initial.  D'où  ces  épreuves  et  tribulations 
de  toutes  sortes,  qui  n'étaient,  au  fond,  que  les  pro- 
duits variés  de  la  malice  humaine  déchaînée  sur  l'In- 
nocent, et  qu'il  acceptait  avec  amour  sans  laisser  d'en 
souffrir,  au  dedans  comme  au  dehors,  d'autant  plus 
qu'il  l'avait  moins  mérité.  Mal  sans  aucun  doute,  mais 
qu'un  Dieu  sage  a  pu  permettre  en  raison  du  bien  qui 
en  résultait.  Voir  Suarez,  In  Sum.  Iheol.,  IIla,  q.  xlvi, 
a.  10,  n.  1,  Opéra  omnia,  édit.  Vives,  t.  xix,  p.  572; 
Billot,  De  Verbo  inc,  5e  éd.,  p.  491. 

Ainsi  la  carrière  douloureuse  du  Christ  se  déroule 

T.  —  XIII  —  63. 


1975 


REDEMPTION.    CONVENANCE    OU    NECESSITE? 


1976 


d'un  bout  à  l'autre  sous  le  signe  de  l'obéissance,  Phil., 
ii,  8,  mais  d'une  obéissance  qui,  loin  d'avoir  rien 
de  passif,  signifie  plutôt  la  correspondance  héroïque 
à  une  vocation.  En  particulier,  la  croix  qui  en  est  le 
terme  s'explique  propter  obœdientiam  servandi  justi- 
liam,  in  qua  lam  fortiter  perseveravil  ut  indc  mortem 
incurrerel.  Anselme,  Cur  Deus  homo,  i,  9,  P.  L.,  t.cLvm, 
col.  370;  cf.  ii,  19,  col.  426.  Malu.it  mori  quam  lacère, 
qui  i  tune  eral  verilas  dicenda  Judeeis.  Et  sic  morluus  est 
propter  justitiam.  Scot,  Opus  Oxon.,  In  IIIum  Sent., 
dist.  XX,  q.  unica,  n.  10,  édition  de  Lyon,  t.  vu, 
p.  430;  cf.  S.  Thomas  d'Aquin,.S'mn. //i.,  111»,  q.  XLVii,a. 
3.  Ainsi  faut-il  comprendre  où  vont  les  complaisances 
du  Père  devant  le  suprême  sacrifice  de  son  Fils  :  Non 
mors,  sed  Doluntas  placuit  sponte  morientis.  S.  Bernard, 
Cont.  err.  Abse  ardi,  vin,  21,  P.  L.,  t.  clxxxii,  col. 
1070. 

Entre  la  mission  de  Jésus  considérée  sous  cet  aspect 
et  le  problème  de  la  rédemption  le  rapport  n'est-il  pas 
obvie  autant  qu'adéquat?  S'il  porte  la  peine  de  nos 
péchés  par  ses  souffrances,  non  moins  certainement 
il  en  répare  la  coulpe,  en  opposant  à  notre  mépris  du 
souverain  Maître  un  amour  et  une  soumission  poussés 
jusqu'au  plus  total  oubli  de  soi.  Que  faut-il  de  plus, 
quand  il  s'agit  du  propre  Fils  de  Dieu,  pour  que  la 
faute  humaine,  quelle  qu'en  soit  la  gravité,  ait  enfin 
trouvé  son  contrepoids?  Voir  Thomas  d'Aquin,  Sum. 
th.,  1 1 1»,  q.  xlviii,  a.  2;  Scot,  Opus  Oxon.  :  In  /yum 
Sent.,  dist.  II,  q.  i,  n.  7,  édition  de  Lyon,  t.  vin,  p.  138- 
139. 

D'autant  que  les  actes  du  Rédempteur,  au  lieu 
d'avoir  seulement  une  portée  individuelle,  sont  en 
principe,  en  attendant  de  le  devenir  en  fait,  le  bien 
commun  de  l'humanité  dont  il  est  constitué  la  tête. 
Éminemment  personnel,  l'hommage  réparateur  qui 
s'achève  au  Calvaire  emprunte  à  la  fonction  représen- 
tative de  celui  qui  l'offre  un  sens  collectif. 

Cette  valeur  de  compensation,  par  où  l'œuvre  du 
Christ  répond  au  désordre  le  plus  visible  du  péché, 
doit,  au  demeurant,  se  compléter  par  sa  puissance 
positive  de  restauration,  qui  rend  l'humanité  capable 
de  fructifier  désormais  dans  l'ordre  surnaturel.  Faute 
d'en  venir  là,  on  ne  verrait  pas  assez  comment  l'ac- 
tion du  premier  Adam  trouve  sa  contre-partie  dans 
celle  du  second.  Dès  là  que  l'Église  catholique  n'a 
jamais  consenti  à  priver  la  rédemption  de  ce  dernier 
couronnement,  on  voit  quel  avantage  en  résulte  pour 
la  doctrine  de  la  réparation,  élaborée  par  ses  meilleurs 
théologiens,  sur  les  bases  de  l'enseignement  de  saint 
Paul,  aux  fins  d'en  rendre  compte.  Et  il  est  à  peine 
besoin  de  dire  que  la  piété,  pour  peu  qu'elle  ne  redoute 
pas  l'air  des  cimes,  peut  à  son  tour  y  trouver  le  plus 
substantiel  aliment. 

Que  d'ailleurs  les  simples  données  de  la  foi,  où  ces 
divers  éléments  sont  à  peu  près  confondus,  suffisent 
à  la  plupart  des  croyants,  rien  de  moins  douteux. 
Mais  tout  théologien  conscient  de  sa  tâche  doit  recon- 
naître que,  de  fait,  sous  la  forme  d'indices  quand  ce 
n'est  pas  de  théories  arrêtées,  divers  systèmes  d'inter- 
prétation :  châtiment,  expiation  d'ordre  pénal,  répara- 
tion d'ordre  moral  et  religieux  sont  en  présence  et  que, 
de  droit,  la  décision  dernière  des  problèmes  posés  par 
le  dogme  de  la  rédemption  en  dépend.  C'est,  en  effet, 
par  là,  et  par  là  seulement,  que  les  catégories  tradi- 
tionnelles de  rançon  et  de  sacrifice,  de  mérite  et  de 
satisfaction,  déjà  vérifiées  en  gros,  col.  1906,  arrivent 
à  prendre  un  sens  précis.  Voir  L.  Richard,  op.  cit., 
p.  205-210.  Il  n'y  aurait  pas  de  pire  défaillance  que  de 
ne  pas  savoir  en  convenir,  sauf  à  vouloir  imposer 
ensuite  des  solutions  qu'il  faudrait  auparavant  jus- 
tifier ou  à  chercher  un  refuge  en  des  lieux  communs 
qui  ne  dispensent  de  prendre  parti  qu'en  éludant  la 
question. 


V.  Synthèse  de  la  rédemption  :  Raison  de 
l'économie  rédemptrice.  —  Sa  foi  même  en  la  révé- 
lation divine  invite  le  chrétien  à  y  voir  un  ordre  dont 
il  ne  lui  est  pas  interdit  de  percer  le  mystère.  Avec  le 
comment  de  la  rédemption,  à  mesure  surtout  que 
l'économie  en  est  plus  riche,  la  spéculation  théolo- 
gique en  a  donc  également  abordé  le  pourquoi.  Travail 
plus  ou  moins  esquissé  dès  l'époque  patristique, 
col.  1937,  mais  qui  allait  surtout  devenir  intense  dans 
l'École  depuis  l'impulsion  décisive  que  lui  avait  impri- 
mée la  puissante  dialectique  du  Cur  Deus  homo.  Voir 
15.   Dôrholt,  op.  cit.,  p.  171-301. 

Deux  tendances  extrêmes  se  manifestent,  à  cet 
égard,  dans  la  pensée  chrétienne  :  celle  des  dialecti- 
ciens qui  prétendent  tout  démontrer  et  celle  des  agnos- 
tiques pour  qui  tout  serait  pareillement  impénétrable. 
Kntrc  les  deux  s'ouvre  une  via  média  dans  laquelle, 
renonçant  à  soumettre  le  plan  du  salut  à  la  loi  d'une 
stricte  nécessité,  on  y  cherche  et  on  y  trouve  tout  au 
moins  de  hautes  convenances  accessibles  à  notre  rai- 
son de  croyants. 

1°  Initiative  du  plan  divin  :  Le  décret  primitif  de 
rédemption.  —  A  l'origine  de  l'économie  rédemptrice 
il  faut  mettre  le  décret  porté  par  Dieu  de  relever  le 
genre  humain  après  le  désastre  de  la  chute.  La  théolo- 
gie n'a  pas  cru  que  ce  fût  excéder  ses  moyens  ou  man- 
quer de  respect  à  la  mystérieuse  transcendance  des 
voies  divines  que  d'en  explorer  le  caractère  initial. 

1.  Thèse  de  la  nécessité.  —  Indépendamment  de 
l'optimisme  absolu,  qui  voudrait  que  toutes  les  actions 
de  Dieu  fussent  commandées  par  la  poursuite  du  plus 
parfait,  quelques  théologiens  de  marque  ont  pensé 
que  la  rédemption  des  pécheurs  lui  serait  imposée 
comme  une  sorte  d'obligation  plus  ou  moins  stricte  par 
ses  propres  attributs. 

Omnis  disposilio  salutis  quœ  circa  homincm  fuit, 
écrivait  déjà  saint  [renée,  Cont.  hxr.,  III,  xxm,  1, 
P.  G.,  t.  vu,  col.  960,  secundurn  placilwn  fichai  Palris 
uli  non  vinceretur  Deus  [a  serpente]  neque  infirmarc- 
tur  ars  cjus.  Principe  d'où  saint  Athanase  dégageait 
une  loi  supérieure  de  sagesse.  «  Il  était  inconvenant 
que  des  créatures  douées  de  raison  et  admises  à  la  par- 
ticipation du  Verbe  périssent  et,  par  la  corruption, 
retombassent  dans  le  néant.  Car  il  n'était  pas  digne  de 
Dieu  que  ses  œuvres  fussent  détruites  par  la  fraude  du 
démon...  A  quoi  bon  leur  donner  l'être  au  commence- 
ment?... S'il  n'avait  pas  créé  l'homme,  personne  ne 
songerait  à  l'accuser  de  faiblesse;  du  moment  qu'il  l'a 
fait  et  créé  pour  être,  il  serait  tout  à  fait  absurde  qu'il 
pût  périr,  et  plus  encore  sous  les  yeux  de  son  au- 
teur... C'est  chose  indécente  et  indigne  de  l'excellence 
de  Dieu.  »  De  inc.  Verbi,  6,  P.  G.,  t.  xxv,  col.  108. 
Cf.  ibid.,  13,  col.  117-120. 

Devant  le  même  problème  saint  Anselme  invoque 
l'immutabilité  de  la  providence  divine,  qui  lui  inter- 
dirait de  consentir  à  l'échec  de  ses  plans.  Voir  Cur 
Deus  homo,  il,  4-5,  P.  L.,  t.  clvim,  col.  402-403  :  Aul 
hoc  de  humana  natura  perficiel  Deus  quod  incœpit  aul 
in  vanum  frc.it  tarn  subliment  raturam  ad  tanlum  bo- 
num.  Al...  valde  alienum  est  ab  eo  ut  ullam  rationalem 
naturam  penitus  prrirr  sinat...  Non  enim  illum  latuit 
quid  homo  faclurus  eral  cum  illum  fecil  et  lamrn  bonilalr 
sua  illum  creando  sponte  se  ut  perficeret  incœptum  bo- 
num  quasi  obligavlt...  .Wccs.se  est  [ergo  ]  ut  bonitas  Dei, 
propter  immutabilitatrm  suam,  pcrficial  de  homine 
quod  incœpit,  quamvis  tolum  sil  (jralia  bonum  quod 
far.it. 

2.  Critique.  —  A  celte  dialectique  s'oppose  le  sen- 
timent chrétien  élémentaire,  d'après  lequel  notre 
rédemption  doit  être  considérée,  non  pas  seulement 
comme  un  effet  de  cette  essentielle  bonitas  qui  caracté- 
rise ontologiquement  l'Être  divin,  mais  encore  comme 
un  acte  absolument  gratuit  de  miséricorde  et  d'amour. 


1977 


RÉDEMPTION.    CONVENANCE     OU    NÉCESSITÉ    ? 


1978 


Impression  établie  sur  les  données  les  plus  certaines  de 
la  révélation.  Cf.  Rom.,  m,  24;  Eph.,  n,  8. 

Il  n'est  pas  trop  malaisé  d'apercevoir,  en  effet,  que, 
dans  l'hypothèse  d'une  ruine  définitive  de  l'édifice 
surnaturel,  aucun  attribut  de  Dieu,  à  strictement 
parler,  ne  serait  en  cause.  Car  il  avait  fait  entrer  dans 
ses  plans  la  liberté  humaine,  avec  tout  le  surcroît  de 
gloire  mais  aussi  avec  l'aléa  qu'elle  comportait. 
L'homme  donc,  bien  entendu,  n'a  rien  à  réclamer,  dès 
là  qu'il  est  seul  responsable  de  son  infortune,  et  Dieu 
lui-même  est  à  couvert,  puisque  la  catastrophe  est 
imputable  à  une  défaillance  prévue,  mais  qu'il  n'était 
pas  tenu  d'empêcher.  Voir  In- carnation,  t.  vu, 
col.  1475-1476. 

D'autant  que  les  ressources  de  l'ordre  naturel  ne 
laissaient  pas  de  subsister  à  titre  de  compensation. 
État  suffisamment  normal,  en  dépit  de  son  infériorité 
relative,  pour  constituer  un  ordre  digne  encore  de 
Dieu  et  permettre  à  l'homme  d'atteindre  sa  fin. 

3.  Thèse  de  la  convenance.  —  Si  la  rédemption  de 
l'humanité  n'était  pas  nécessaire,  elle  peut  et  doit  être, 
à  tout  le  moins,  regardée  comme  souverainement 
convenable.  Ni  Athanase  ni  Anselme  ne  voulaient 
peut-être  dire  autre  chose  :  toujours  est-il  que  la  théo- 
logie catholique  s'en  tient  à  cette  transaction. 

Congruenlissimum  fuit,  enseigne  saint  Thomas,  In 
7/7um  Sent.,  dist.  XX,  q.  i,  a.  1,  sol.  1,  édit.  Vives,  t.  ix, 
p.  301,  humanam  naluram,  ex  quo  lapsa  fuit,  reparari, 
quia  in  hoc  manifeslalur  misericordia  Dei,  poteniia  et 
sapienlia  :  misericordia  quidem  sive  bonilas,  quia  pro- 
prii  plasma! is  non  despexit  in/irmilalem:  poteniia  vero 
in  quantum  ipse  omnium  noslrum  defectum  sua  virlule 
vieil;  sapienlia  autem  in  quantum  nihil  frustra  fecisse 
invenilur.  Convenicns  etiam  fuit  quantum  ad  humanam 
naluram,  quia  generaliler  lapsa  erat.  Similiter  etiam 
ex  perfeclione  universi,  quod  totum  quodammodo  ad 
salutem  hominis  ordinalur. 

Ainsi  encore  saint  Bonaventure,  In  IIIuln  Sent., 
dist.  XX,  art.  unie,  q.  i,édit.deQuaracchi,t.m,  p.417- 
418,  qui,  sans  négliger  les  autres,  donne  plus  de  place 
aux  considérations  anthropologiques  :  Absquc  dubio 
congruum  est  cl  decens  reparari  genus  hunumum,  non 
solum  ex  parle  Dei,  sed  etiam  ex  parte  hominis...,  si 
consideretur  dignilas  hominis  condili  et  modus  labendi 
et  status  lapsi.  Dignilas  namque  hominis  lanta  eral  ut 
propter  ipsum  jacta  sunl  universa...  Modus  vero  laben- 
di fuit  quod  humana  natura  lolaliler  cecidil,  alio  pec- 
cante  et  alio  suggerenie...  Status  etiam  hominis  lapsi 
reparalioni  congruit,  quia  in  Mo  slalu  simul  fuit  pœni- 
tentia  cum  miseria. 

D'un  point  de  vue  théologique  plus  général,  pour 
mieux  affirmer  la  sagesse  de  la  Providence  et  l'harmo- 
nie de  ses  plans,  de  bons  théologiens  estiment  qu'il  est 
plus  opportun  aujourd'hui  que  jamais  de  remettre 
l'élévation  primitive  du  genre  humain  dans  les  pers- 
pectives de  la  rédemption  qui  devait  en  renouer  le 
fil.  Sans  qu'il  y  ait  un  rapport  nécessaire  entre  ces 
deux  étapes  de  l'économie  surnaturelle,  il  devient 
moins  difficile  de  comprendre  la  précarité  de  la  pre- 
mière à  mesure  que  la  seconde  en  apparaît  d'une  ma- 
nière plus  directe,  dans  les  desseins  éternels  de  Dieu, 
comme  la  reprise  et  le  complément.  Voir  A.  Verriele, 
Le  surnaturel  en  nous  et  le  péché  originel,  2e  éd.,  Pa- 
ris, 1934,  p.  102-131. 

On  s'explique  d'ailleurs  assez  bien  que  pareille  grâce 
de  relèvement  n'ait  pas  été  faite  aux  anges.  C'est  que 
la  volonté  de  l'homme  est  naturellement  mobile,  tan- 
dis que  l'être  angélique,  parce  que  plus  parfait,  se  fixe 
pour  toujours  dans  chacune  de  ses  décisions.  Il  y 
avait  aussi  lieu  de  tenir  compte  que  les  anges  étaient 
déchus  par  suite  d'un  acte  personnel,  tandis  que  le 
genre  humain  fut  compris  par  solidarité  dans  la  faute 
d'Adam. 


2°  Modalités  du  plan  divin.  — ■  Aux  différents  décrets 
dans  lesquels  se  décompose  logiquement  l'exécution 
de  l'économie  rédemptrice  il  faut  appliquer  la  même 
solution. 

1.  Problème  de  la  satisfaction.  —  En  admettant  que 
Dieu  voulût  racheter  les  pécheurs,  devait-il  exiger 
d'eux  une  satisfaction  ou  pouvait-il  procéder  par  voie  de 
condonation  plus  ou  moins  complète  à  leur  endroit? 

a)  Nécessité  ?  —  D'après  l'archevêque  de  Cantor- 
béry,  Cur  Deus  homo,  i,  15,  P.  L.,  t.  ci.vm,  col.  381, 
on  serait  ici  acculé  à  la  stricte  alternative  :  Salisfaclio 
aul  peena.  Et  cela  du  côté  de  l'homme  aussi  bien  que 
de  Dieu  :  Sine  salis/actione,  id  esl  sine  debili  solutione 
sponlanea,  nec  Deus  potesl  peccatum  impunilum  dimit- 
tere,  nec  peccalor  ad  beatitudinem  vel  talcm  qualem 
habcbal  antequam  peccaret  pervenire.  Ibid.,  i,  19,  col. 
391.  Ce  qui  s'entend,  au  surplus,  d'une  satisfaction 
adéquate  au  péché  :  Hoc  quoque  non  dubilabis...  quia 
secundum  mensuram  peccati  oportet  satisfaclionem  esse. 
Ibid.,  i,  20,  col.  392;  cf.  i,  21,  col.  394  :  Palet  quia  se- 
cundum quanlilatem  \peccali  |  exigii  Deus  salisfac- 
tionem. 

Vrai  du  repentir,  ce  raisonnement  ne  l'est  pas  de  la 
satisfaction,  qui  reste  soumise  à  la  souveraine  liberté 
de  Dieu.  Si  voluisset  absque  omni  salisfaclione  homi- 
nem  a  peccato  liberarc,  contra  justitiam  non  fecisset. 
Ille  enim  judex  non  potesl  salua  justitia  culpam  sine 
peena  dimiltere  qui  hubet  punire  culpam  in  alium  com- 
missam...  Sed  Deus  non  habet  aliquem  superiorem, 
sed  ipse  est  supremum  et  commune  bonum  lolius 
universi.  Et  ideo,  si  dimillal  peccatum,  quod  habcl 
rationem  culpie  ex  co  quod  contra  ipsum  commiltitur, 
nulli  facit  injuriant.  Thomas  d'Aquin,  Sum.  th.,  III», 
q.  xlvi,  a.  2,  ad  3um.  Voir  Incarnation,  t.  vu, 
col.  1476-1478. 

A  plus  forte  raison  en  cst-il  ainsi  lorsque,  avec  la 
théologie  protestante,  on  identifie  satisfaction  et 
expiation,  jusqu'à  vouloir  que  le  péché  ne  puisse  être 
remis  sans  que  la  peine  en  soit  acquittée  par  le  cou- 
pable lui-même  ou  par  un  substitut.  «  Personne  parmi 
les  catholiques  ne  soutiendra  que  la  miséricorde  soit 
impuissante  ou  que  Dieu  ne  puisse  pardonner  sans 
avoir  calmé  les  exigences  de  sa  justice.  »  Éd.  Ilugon, 
Le  mystère  de  la  rédemption,  6e  éd.,  p.  267. 

b)  Convenance.  —  On  s'en  tiendra  donc,  ici  encore, 
à  penser  qu'une  satisfaction  était  convenable,  soit  du 
côté  de  Dieu  pour  mieux  établir  la  majesté  de  ses 
droits,  soit  du  côté  de  l'homme  pour  qu'il  pût  se  sentir 
pleinement  réhabilité. 

C'est  dans  ce  sens  que  saint  Thomas  transpose  les 
thèmes  anselmiens.  Voir  In  IIIum  Sent.,  dist.  XX,  q.  i, 
a.  1,  sol.  2,  édit.  Vives,  t.  ix,  p.  301-302  :  Congruum 
etiam  fuit  quod  natura  humana  per  satisfaclionem  repa- 
raretur.  Primo  ex  parle  Dei,  quia  in  hoc  divina  justitia 
manifeslalur  quod  culpa  per  pœnam  diluilur.  Secundo 
ex  parte  hominis,  qui  satisfaciens  perf retins  integratur  : 
non  enim  tantx  gloriœ  essel  posl  peccatum  quanta:  erat 
in  statu  innocentiœ  si  non  plenaric  salis  fecisset... Tertio 
etiam  ex  parte  universi,  ut  scilicet  culpa  per  pœnam 
satisfactionis  ordinetur  et  sic  nihil  inordinatum  in 
universo  rémanent.  Ainsi  Bonaventure,  In  ///u'«  Sent., 
dist.  XX,  art.  unie,  q.  n,  édition  de  Quaracchi,  t.  m, 
p.  419-422. 

En  vertu  de  l'adage  :  Accessorium  sequitur  princi- 
pale, il  va  de  soi  que  la  question  de  degré  ne  comporte 
pas  d'autre  réponse.  Une  satisfaction  adéquate  à  la 
faute  ne  saurait  être  que  de  meliori  bono. 

2.  Problème  de  l'incarnation.  —  Si  une  satisfaction 
devait  avoir  lieu,  on  peut  subsidiaircment  rechercher 
par  quel  moyen.  Ce  qui  revient  à  déterminer  si  la  mé- 
diation du  Fils  de  Dieu  fait  homme  ne  s'imposerait 
pas  en  droit,  vu  la  grandeur  du  péché,  comme  elle 
fut  adoptée  en  fait. 


1979 


RÉDEMPTION.    CONVENANCE    OU    NECESSITE? 


1980 


a)  Nécessité  absolue?  —  De  ses  prémisses  relatives 
aux  conditions  rationnelles  de  la  satisfaction  saint 
Anselme  concluait  logiquement  à  la  nécessité  de  l'in- 
carnation pour  notre  salut. 

Nondum  considerasti,  répliquait-il  à  Boson,  quanti 
ponderis  sit  peccatum;  et  il  l'amenait  à  concéder  que  le 
pécheur  est  incapable  de  réparer  le  mal  qu'il  a  commis, 
soit  parce  que  déjà  il  doit  à  Dieu  tout  ce  qu'il  possède, 
soit  parce  que  son  péché  participe  à  l'infinité  même  de 
celui  qu'il  atteint.  Cur  Deus  homo,  i,  20-21,  P.  L., 
t.  CLVlll,  col.  392-391.  Étant  donné  pourtant  que 
Dieu  ne  saurait  renoncer  ni  à  racheter  les  hommes,  ni  à 
réclamer  de  leur  part  une  satisfaction  intégrale,  il  s'en- 
suit qu'on  doit  chercher  celle-ci  en  dehors  de  l'huma- 
nité. Voir  ibid.,  Il,  6,  col.  404...  Non  ergo  polest  hanc 
salisfaclioncm  facere  nisi  Deus...;  sed  nec  facere  illam 
de  bel  nisi  homo...  Ergo...  necesse  est  ut  eurn  facial  Deus 
homo. 

Qui  ne  sait  pourtant  que  l'incarnation  est  présentée 
dans  l'Écriture  comme  le  don  de  Dieu  par  excellence? 
Cf.  Joa.,  m,  16;  Eph.,  il,  4-5;  I  Joa.,  iv,  10.  A  ren- 
contre de  cette  donnée  fondamentale  aucun  syllogisme 
ne  saurait  prévaloir.  Qu'il  n'y  eût  pas  de  moyen  plus 
propre  que  l'incarnation  à  faire  éclater  la  gloire  de 
Dieu  et  à  réaliser  notre  salut,  tout  le  monde  en  con- 
vient; mais  rien  ne  permet  d'aller  plus  loin. 

La  tradition  de  l'Église  en  la  matière  est  fixée  par 
la  parole  classique  d'Augustin,  De  Trin.,  XIII, 
x,  13,  P.  L.,  t.  xlii,  col.  1024  :  Non  alium  modum 
possibilem  Dco  defuisse...;  sed  sanandie  nostrœ  miseriie 
convenienliorem  modum  alium  non  fuisse.  A  son  tour  le 
Docteur  angélique  de  se  l'approprier,  Sum.  th.,  IIIa, 
q.  i,  a.  2,  pour  montrer  longuement  la  convenance  de 
l'incarnation  par  les  divers  bienfaits  qu'elle  nous  pro- 
cure, soit  quantum  ad  promolioncm  hominis  in  bonum, 
soit  ad  remolionem  mali,  non  sans  observer  que  son 
énuméralion  n'a  rien  de  limitatif  :  Sunl  autem  et  alise 
plurimie  ulilitates  quse  conseculœ  sunl  supra  appre- 
hensioncm  sensus  humani.  Développement  à  l'art.  In- 
carnation, t.   vu,   col.   1463-1470. 

Tant  s'en  faut,  d'ailleurs,  que  la  dialectique  ansel- 
mienne  soit  sans  réplique  sur  son  propre  terrain.  On 
peut,  en  effet,  concevoir  que  l'homme  trouve  dans  sa 
vie  religieuse  et  morale,  sous  la  forme  soit  d'actes 
surérogatoires  soit  d'une  intention  nouvelle  imprimée 
aux  actes  déjà  dus,  la  matière  d'une  réparation  au 
moins  inadéquate,  et  il  n'est  aucunement  établi  que 
Dieu  ne  s'en  puisse  contenter. 

b)  Nécessité  hypothétique  ?  —  Tout  au  plus  cst-il 
possible  d'admettre,  avec  saint  Thomas,  Sum.  th., 
IIla,  q.  i,  a.  2,  ad  2um,  que  l'incarnation  était  néces- 
saire dans  l'hypothèse  où  une  réparation  intégrale 
serait  exigée  du  pécheur. 

Soit  la  gravité  propre  du  péché  soit  l'immensité  de 
ses  ravages  semblent,  en  effet,  requérir,  pour  que  la 
satisfaction  fût  proportionnée  au  désordre,  un  acte 
d'une  valeur  infinie,  tel  que  seul  un  Dieu  fait  homme 
pouvait  le  fournir  :  Aliqua  satisfaclio  polesl  dici...  con- 
digna  per  quamdam  adœquationem  ad  recompensalio- 
nem  culpœ  commisse.  El  sic  hominis  puri  satisfaclio 
sufficiens  esse  non  potuit  pro  peccato,  lum  quia  tota 
humana  natura  erat  per  peccatum  corrupla...,  tum 
eiiam  quia  peccatum  contra  Deum  commissum  quam- 
dam infinilalem  habel  ex  infinitate  divinx  majestatis. 
Solution  théologiquement  aussi  fondée  que  favorable 
au  sens  religieux.  Cf.  [nomination,  col.  1478-1482. 

Encore  s'agit-il  là  d'une  thèse  proprement  thomiste, 
contestée  sur  toute  la  ligne  par  l'école  rie  Scot,  roi.  1951, 
et  dont,  par  conséquent,  l'incontestable  crédit  laisse 
toujours  une  porte  ouverte  à  la  discussion, 

3.  Problème  de  la  passion.  —  On  ne  doit  pas  moins 
sauvegarder  la  liberté  divine  en  ce  qui  concerne 
l'œuvre  du  Verbe  incarné. 


a)  Nécessité  ?  — •  Presque  inévitablement  le  système 
de  l'expiation  conduit  à  réclamer  comme  nécessaire 
la  souffrance  du  Sauveur.  Dès  là  qu'une  peine  était 
méritée  par  les  pécheurs  et  que  Dieu  a  voulu  les  en 
dispenser,  on  conclut  qu'elle  devait  être  acquittée  par 
le  Christ,  et  cela,  pour  que  la  justice  fût  complète, 
jusqu'à  la  mort  inclusivement.  Les  textes  scripturaires 
qui  semblent  parler  d'un  précepte  de  mourir  imposé  à 
Jésus  ont  paru  corroborer  ces  inductions. 

Telle  est  la  position  systématiquement  adoptée  par 
la  plupart  des  protestants.  Même  chez  nous,  il  n'est  pas 
rare  d'entendre  invoquer,  tout  au  moins  modo  oratorio, 
les  exigences  d'un  ordre  aux  termes  duquel,  pour  être 
efficacement  conjuré,  l'effet  de  la  justice  divine  a  dû 
être  détourné  avec  toutes  ses  suites  pénales  sur  la  per- 
sonne du  médiateur. 

Mais  c'est  un  point  de  doctrine  catholique  à  tenir 
que  la  mort  du  Christ  n'était  nullement  nécessaire,  en 
soi,  pour  nous  racheter.  Cf.  Thomas  d'Aquin,  Sum. 
th.,  IIIa,  q.  xlvi,  a.  1-2.  A  cet  égard,  aucun  précepte, 
quelle  que  soit  l'interprétation  qu'on  préfère  des  textes 
qui  paraissent  l'énoncer,  voir  Jésus-Cihust,  t.  vin, 
col.  1297-l.ii)1.>,  n'était  strictement  requis  du  chef  de 
la  rédemption.  D'après  le  dilemme  anselmicn  :  aut 
satisfaclio  aut  pœna,  l'oeuvre  du  Sauveur,  au  lieu  d'en 
comporter  l'acquittement,  fut,  au  contraire,  une  com- 
pensation de  la  peine  qui  nous  attendait. 

Il  faut  en  dire  autant  de  la  passion  tout  entière.  En 
effet,  selon  saint  Thomas,  ibid.,  a.  5,  ad  3um,  secundum 
sufficientiam  una  minima  passio  Christi  suffccissel  ad 
redimendum  ge.nus  humanum  ab  omnibus  peccalis. 
Principe  que  ses  commentateurs  étendent  à  «  la  moin- 
dre opération  »  du  Fils  de  Dieu,  «  même  celle  qui 
n'exige  aucune  peine  ».  Éd.  Ilugon,  Le  mystère  de  la 
rédemption,  p.  99.  Cf.  L.  Billot,  De  Verbo  inc,  5e  édit., 
p.  1<S2  :  Verissimum  est  quod,  attenta  personw  dignilate, 
minimum  opus  satisfaclorium  sufficiebal  ad  compen- 
sanda  peccala  tolius  mundi  et  ultra.  De  telle  sorte  qu'en 
définitive  «  Jésus  pouvait  nous  sauver  par  un  seul 
acte  d'amour  et  de  réparation  ».  J.-V.  Bainvel,  Nature 
et  surnaturel,  Paris,  1903,  p.  270.  Position  classique  s'il 
en  fût,  qui  sunpose  le  rôle  secondaire  de  l'expiation 
pénale,  col.  1939,  en  même  temps  qu'elle  sert  à  le 
mettre  en  relief. 

b)  Convenance.  —  Ainsi  que  tout  le  reste  de  l'éco- 
nomie rédemptrice,  la  passion  et  la  mort  du  Christ  ne 
peuvent  se  justifier  que  par  des  raisons  de  convenance. 
Elles  sont,  d'ailleurs,  aussi  variées  que  faciles  à  décou- 
vrir. 

Généralement  on  pense  tout  d'abord  à  l'expiation 
du  péché,  qui  est  plus  complète  et  plus  saisissante,  à 
n'en  pas  douter,  quand  elle  comporte  la  douleur.  Bien 
de  plus  juste,  à  condition  de  ne  pas  dépasser  la  mesure 
dans  l'expression  et  de  ne  pas  vouloir  que  cette  raison 
soit  la  seule  ou  nécessairement  la  plus  capitale.  Mys- 
tiques et  simples  croyants  ont  toujours  demandé  cette 
leçon  au  «  chemin  de  la  croix  ».  Ils  peuvent  se  réclamer 
de  saint  Thomas,  qui,  non  content  d'analyser  en  détail 
les  souffrances  du  Christ,  Sum.  th..  II la,  q.  xlvi,  a.  5-8, 
les  explique  incidemment,  ibid.,  q.  xi.vn,  a.  3,  ad  lum, 
par  l'intention  de  faire  apparaître  cette  Dei  severitas 
qui  peccatum  sine  pœna  dimitkre  noluil.  Thème  assez 
lonauement  développé  dans  Opusc,  i,  231  et  n,  7, 
Opéra  omnia,  édit.  Vives,  t.  xxvn,  p.  99-100  et  136- 
138. 

Il  y  a  pareillement  lieu  de  faire  valoir,  avec  le  Doc- 
teur angélique,  Sum.  th.,  Illa,  q.  xi.vi,  a.  6,  ad  (><iin,  le 
surcroît  de  plénitude  objective  que  cette  préférence 
pour  la  voie  douloureuse  confère  à  l'œuvre  rédemp- 
trice jusque  dans  l'ordre  humain  :  Non  solum  attendit 
\Chrislus\  quantam  virtutem  dolor  ejus  haberet  ex 
dtoinilale  imita,  sed  etiam  quantum  (hlor  ejus  suffi- 
cerel  secundum  humanam  naluram  ad  lanlam  salisfac- 


1981 


RÉDEMPTION.   EFFETS   DANS   L'ORDRE   SURNATUREL 


1982 


iionem.  Et  ce  texte  a  paru  digne  de  remarque  à  ses 
commentateurs  les  plus  récents.  Voir  Hugon,  Le  mys- 
tère de  la  rédemption,  p.  100.  Cf.  ibid.,  p.  94-95. et 
P.  Synave,  Saint  Thomas  d'Aquin  :  Vie  de  Jésus, 
t.  m,  p.  244-245. 

Mais  la  considération  la  plus  féconde  est  encore  celle 
des  biens  dont  la  passion  est  visiblement  la  source  pour 
nous  dans  l'ordre  de  notre  vie  morale  et  religieuse. 
Voir,  par  exemple,  les  indications  fournies  par  saint 
Thomas,  Sum.  th.,  IIia,  q.  xlvi,  a.  3  :  Per  hoc  quod 
homo  per  Christi passionem  est  liberatus  mulla  concurre- 
runt  ad  salulem  hominis  prœter  liberalionem  a  peccato. 
Primo  enim  per  hoc  homo  cognoscit  quantum  Deus 
hominem  diliyat  et  per  hoc  provotalur  ad  eum  diligen- 
dum...  Secundo  quia  per  hoc  dédit  nobis  exemplum  obœ- 
dientiœ,  hun.iililalis,  conslantise,  jusliliœ  et  celerarum 
viitutum...  Quarto  quia  per  hoc  eslhomini  inducla  major 
nécessitas  se  immunem  a  peccato  conservandi...  Cf.  S.  lïo- 
naventure,  In  IIlum  Sent.,  dist.  XX,  q.  v  et  vi: 
Brev.,  iv,  10. 

Quel  qu'en  soit  l'objet,  ces  vues  spéculatives  sur  la 
raison  d'être  du  plan  divin  partent  des  données  acqui- 
ses par  la  révélation,  en  vue  d'y  montrer  l'application 
d'une  loi  rationnelle  d'ordre  et  de  sagesse.  A  ce  titre, 
elles  sont  légitimes  et  bienfaisantes,  pourvu  que,  sous 
prétexte  de  satisfaire  un  vain  besoin  de  logique,  on  ne 
veuille  pas  introduire  une  illusion  de  nécessité  dans 
une  économie  dont  l'amour  de  Dieu  est  le  premier  et 
le  dernier  mot. 

VI.  Effets  de  la  rédemption.  - —  Il  reste,  pour 
obtenir  un  concept  intégral  de  l'œuvre  rédemptrice 
du  Christ,  à  tirer  au  clair  la  notion  exacte  et  l'aire  de 
son  efficacité.  C'est,  au  demeurant,  plutôt  par  ses 
fruits  qu'elle  s'exprime  dans  les  sources  primitives  de 
la  foi.  A  suivre  la  marche  inverse,  qui  est  celle  de  la 
science,  la  synthèse  théologique  ne  fait  qu'achever  de 
mettre  en  pleine  lumière  la  compréhension  et  l'exten- 
sion du  donné. 

1°  Mode  d'action.  —  Parce  qu'elle  a  un  sens  objectif, 
les  premiers  effets  de  la  Rédemption,  et  les  plus  im- 
portants, se  produisent  en  dehors  de  nous.  C'est  tout 
d'abord  devant  Dieu  qu'elle  compte  et  qu'il  faut  donc 
en  marquer  au  juste  le  rôle  comme  facteur  dans  la 
réalisation  de  ses  décrets. 

1.  Déformations  polémiques.  --  A  qui  mieux  mieux 
les  adversaires  de  l'orthodoxie  ecclésiastique  inscri- 
vent à  son  passif  les  plus  lourdes  charges  en  vue  de  la 
discréditer.  Mais  il  suffit  d'un  minimum  d'objectivité 
pour  réduire  ces  mythes  polémiques  à  néant. 

C'est  ainsi  que  la  rédemption  n'a  pas  pour  but  de 
réconcilier  en  Dieu  les  prétentions  contradictoires  de 
sa  justice  qui  doit  punir  et  de  sa  miséricorde  qui  vou- 
drait pardonner.  Après  D.-Fr.  Strauss,  Die  chrislliche 
Glaubenslehre,  Tubingue  et  Stuttgart,  1841,  p.  260- 
261,  A.  Sabatier,  La  doctrine  de  l'expiation,  p.  53-54, 
et  d'autres  subalternes  ont  raillé  ce  «  parallélogramme 
des  forces  »  dont  «  la  diagonale  de  la  satisfaction  vi- 
caire i  serait  l'aboutissement.  Sans  doute  le  conflit  des 
«  filles  de  Dieu  »  tient  une  grande  place,  par  manière 
de  pieuse  imagination,  dans  la  littérature  oratoire  ou 
dramatique  du  Moyen  Age:  mais  i!  ne  devait  prendre 
une  certaine  consistance  doctrinale  qu'avec  la  Réfor- 
me. En  réalité,  pour  une  saine  théologie,  le  problème 
n'existe  pas.  Ces  sortes  d'oppositions,  qui  déchirent 
nos  volontés  imparfaites  en  présence  d'actes  aux  mul- 
tiples aspects,  se  résolvent  en  harmonie  dans  la  sim- 
plicité de  l'Être  absolu. 

Il  n'y  a  pas  non  plus  à  objecter  que  notre  Rédemp- 
teur ne  saurait  agir  sur  Dieu  à  la  façon  d'une  cause 
extérieure  qui  viendrait  le  réconcilier  pour  ainsi  dire 
de  force  avec  nous  et  lui  arracher  notre  pardon.  Au 
regard  de  la  théodicée  chrétienne  la  plus  rudimentaire, 
en  effet,  il  est  certain  que  Dieu  nous  aime  de  toute 


éternité  et  que  c'est  précisément  pourquoi  il  veut  faire 
miséricorde  aux  pécheurs.  De  cet  amour  l'avènement 
de  son  Fils  n'est  pas  la  cause,  mais  le  signe  et  la  preuve. 
11  dépend  ensuite  du  théologien  d'appliquer  à  l'ana- 
logie de  la  réconciliation  la  via  remotionis  et  la  via 
cminenliœ  qui  sont  de  rigueur. 

On  n'imaginera  pas  davantage  un  antagonisme  entre 
le  Père  et  le  Fils,  celui-là  représentant  la  justice  tandis 
que  celui-ci  incarnerait  la  pitié.  Car  les  trois  personnes 
divines  sont  dans  les  mêmes  dispositions  envers  nous 
et  le  décret  de  notre  rédemption  procède,  à  n'en  pas 
douter,  de  leur  commun  vouloir.  Il  faut  rectifier  au 
nom  de  ces  principes  du  dogme  trinitaire  les  anthro- 
pomorphismes  du  langage  populaire  et  les  outrances 
de  certaines  prédications. 

2.  Vraie  notion.  —  Une  fois  le  terrain  ainsi  déblayé 
de  ces  confusions  grossières  non  moins  que  tendan- 
cieuses, il  n'est  pas  impossible  de  concevoir  que  l'œu- 
vre du  Rédempteur  puisse  être  un  agent  efficace  dans 
la  genèse  objective  du  salut. 

Le  sens  nécessaire  et  suffisant  de  la  foi  chrétienne 
est  que  Dieu,  plein  d'amour  pour  les  hommes,  dési- 
reux de  remettre  leurs  péchés  et  de  les  rétablir  dans 
leur  destinée  surnaturelle,  a  décrété  comme  condition 
préalable  la  vie  et  la  mort  de  son  Fils.  De  la  sorte, 
aussi  bien  devant  Dieu  que  devant  les  hommes,  la  mis- 
sion du  Sauveur,  qui  est  un  effet  de  l'éternelle  bonté, 
devient  en  même  temps  une  cause  à  laquelle  en  est 
désormais    subordonnée   la    manifestation. 

Notre  rédemption  par  le  ministère  du  Sauveur  a 
donc  pour  unique  point  de  départ  l'initiative  de  Dieu. 
('.uni  homo,  dit  saint  Thomas,  Sum,  th.,  IIIa,  q.  xlvi, 
a.  1,  ad  3,lln,  per  se  satisfacere  non  posset  pro  peccato 
tolius  humanse  naturse...,  Deus  ei  satis[aclorem  dedit 
Filium  suum.  Mais,  comme  c'est  en  prévision  et  en 
dépendance  de  ce  don  initial  que  la  grâce  nous  est 
ensuite  octroyée,  on  peut  et  doit  dire  que  la  médiation 
du  Christ  sert  à  nous  réconcilier  avec  celui  qui  nous  en 
accorde  le  bienfait.  Voir  ibid.,  q.  xi.ix,  a.  4  :  Tanlum 
bonum  fuit  quod  Christus  volunlarie  passus  est  quod 
propter  hoc  bonum  in  nalura  humana  invenlum  Deus 
placatus  est  super  omni  offensa  generis  humani. 

Pour  qualifier,  en  définitive,  le  genre  d'efficacité  qui 
convient  à  l'œuvre  du  Rédempteur,  il  faut,  par  consé- 
quent, dire  qu'elle  est  une  cause  morale,  comme  suffi- 
rait à  l'indiquer  le  terme  de  médiation  qui  la  désigne, 
et  cause  dont  Dieu  lui-même  est,  au  surplus,  le  premier 
auteur,  mais  dont  il  ne  tient  pas  moins  compte,  après 
l'avoir  établie,  pour  faire  découler  de  son  intervention 
les  faveurs  qu'il  nous  réservait. 

2°  Objet. —  De  la  rédemption  ainsi  entendue  l'action 
s'étend  à  l'ensemble  de  l'ordre  spirituel,  où  les  «  yeux 
de  la  foi  »,  plus  encore  que  les  perceptions  de  l'expé- 
rience,  en   découvrent  l'ampleur. 

1.  Réalités  de  l'économie  surnaturelle.  —  C'est  toute 
une  création  nouvelle  que  le  dogme  chrétien  fait  appa- 
raître, de  ce  chef,  à  la  plus  grande  gloire  de  celui  qui 
en  est  l'ouvrier. 

a)  Le  monde  racheté.  —  Sous  le  bénéfice  des  préci- 
sions qui  en  ont  défini  le  jeu,  il  est  aisé  de  voir  com- 
ment l'efficience  de  l'œuvre  rédemptrice  couvre  l'im- 
mense domaine  du  surnaturel  qui  nous  est  rouvert  par 
sa  vertu. 

Elle  est  d'abord  le  principe  de  notre  justification. 
Ce  qui  comporte  en  premier  lieu  la  fin  de  l'inimitié 
divine  et,  avec  elle,  de  toutes  les  sanctions,  tant  de  la 
coulpe  que  de  la  peine,  qui  pesaient  sur  le  genre  hu- 
main du  chef  de  son  péché.  Sum.  th.,  IIIB,  q.  xlix,  a. 
1-5.  Mais  l'Église  ne  se  contente  pas  ici  de  l'amnistie 
extérieure  qui  suffisait  aux  protestants  :  pour  elle, 
cette  rémission  de  nos  fautes  ne  va  pas  sans  une  régé- 
nération intime  de  l'être  spirituel,  qui  assure  à  l'âme 
rachetée  le  privilège  d'une  participation  mystérieuse 


1983      RÉDEMPTION.    EFFETS    DANS    LOKDRE    EXPERIMENTAL      1984 


à  la  vie  même  de  Dieu.  Voir  Justification,  t.  vin, 
col.  2217-2224.  L'œuvre  du  Christ  est  plutôt  caracté- 
risée par  le  terme  de  satisfaction  quand  elle  est  envisa- 
gée sous  le  premier  aspect  et  de  mérite  sous  le  second. 
Cf.  Sum.  th.,  III»,  q.  XLVI;  a.  3  et  q.  xlviii,  a.  1-2. 

Comment  l'homme,  une  fois  justifié,  pourrait-il  ne 
pas  avoir  une  activité  en  conséquence?  Operalio  sequi- 
tur  esse.  Logique  avec  elle-même,  la  foi  catholique  lui 
reconnaît  le  pouvoir  de  produire  à  son  tour  des  œuvres 
salutaires,  qui  lui  confèrent  un  titre  des  plus  authen- 
tiques à  la  faveur  divine.  Voir  MÉRITE,  t.  x,  col.  774- 
784.  Il  n'en  fallait  pas  moins  pour  réparer  les  suites 
de  la  chute,  qui  avait  à  jamais  paralysé  ses  énergies 
dans  l'ordre  supérieur  auquel  Dieu  l'avait  destiné. 
Mais  la  réparation  fut  assez  grandiose  pour  dépas- 
ser en  splendeur  l'édifice  primitif,  au  point  que  l'Église 
nous  invite  à  chanter  :  O  felix  culpa!  O  vere  necessa- 
rium  Adx  peccalum  ! 

Au  demeurant,  cette  restauration  n'atteint  pas  seu- 
lement les  individus.  L'Église,  avec  la  puissance  de 
sanctification  dont  elle  dispose  et  les  fruits  de  sain- 
teté qui  la  distinguent,  en  est  le  suprême  épanouisse- 
ment. Voir  Église,  t.  iv,  col.  2150-2155;  Jésus- 
Christ,  t.  vin,  col.  1359-13G1.  Détourné  de  sa  fin  par 
le  péché,  l'univers  moral  retrouve  en  mieux,  à  titre 
corporatif,  les  moyens  de  la  remplir. 

Non  moins  qu'avec  son  corps  visible,  il  faut  égale- 
ment compter  enfin  avec  l'âme  de  l'Iïglise,  c'est-à-dire 
tout  ce  que  représente  de  valeurs  l'influence  directe 
ou  indirecte  du  christianisme  dans  le  monde  actuel, 
ainsi  que  les  biens  attachés  par  la  Providence  à  la 
pratique  de  l'ancienne  Loi,  judaïque  ou  naturelle. 
Voir  Capéran,  Le  problème  du  salai  des  infidèles.  Essai 
théologique,  nouvelle  édition,  Toulouse,  1934.  Ce  qui, 
en  un  sens  très  réel,  étend  la  grâce  de  la  rédemption 
à  l'ensemble  de  l'humanité. 

b)  Le  Rédempteur  du  monde.  —  C'est  dans  le  cadre 
de  ce  tableau  que  la  figure  du  Rédempteur  prend  elle- 
même  ses  véritables  proportions. 

Dans  sa  propre  personne  d'abord,  au  terme  de  son 
ministère  ici-bas,  le  Christ  retrouve,  aux  côtés  du  l'ère, 
la  gloire  qu'il  avait  au  commencement.  Joa..  xvn,  5. 
Assis  «  à  la  droite  de  Dieu  »,  Marc,  xvi,  19;  Act.,  vu, 
55;  cf.  Ps.  ex,  1,  il  y  est  élevé  au  sommet  de  la  puis- 
sance, Apoc,  v,  12-14,  et  associé  au  règne  du  Père,  en 
attendant  son  retour  comme  juge  universel  et  son 
triomphe  définitif  sur  ses  ennemis.  Joa.,  v,  23;  I  Cor., 
xv,  24-20.  Or  cette  gloire,  entre  autres  caractères,  a 
celui  d'être  la  récompense  de  ses  abaissements.  Luc, 
xxiv,  20;  Phi].,  n,  '.Ml.  lui  proclamant  la  suprême 
royauté  spirituelle  du  Sauveur,  cf.  S.  Thomas  d'Aquin, 
Sum.  th.,  IIIa,  q.  i.vii-i.ix,  la  théologie  catholique  ne 
manque  pas  de  retenir  qu'il  se  l'est  méritée  par  sa 
passion.  Ibid.,  q.  xlix,  a.  0  ;  q.  lui,  a.  1  et  a.  4  ad  2""*; 
q.  lix,  a.  3.  Voir  Jésus-Christ,  t.  vin,  col.  1325-1327 
et  1355-1359. 

Mais,  au  lieu  d'être  un  honneur  stérile,  cette  glori- 
fication se  double  d'une  activité  qui  ne  connaît  plus 
désormais  les  limitations  et  les  entraves  de  la  terre. 
C'est  alors  que  le  Christ  entre  en  possession  effective  de 
la  gratia  capilis  qu'il  tenait  de  son  incarnation. 

1  Par  lui  et  en  lui  toutes  choses  ont  été  faites  », 
Col.,  1,  6.  Il  suffit  de  croire  que  le  Christ  est  le  Fils  de 
Dieu  pour  admettre  que,  de  toute  la  création  spirituelle, 
il  soit  «  l'alpha  et  l'oméga,  le  commencement  et  la  fin  », 
Apoc,  xxii,  13,  c'est-à-dire  non  seulement,  pour  son 
compte  personnel,  le  «  bien-aimé  en  qui  le  l'ère  met  ses 
complaisances  »,  Matlh.,  xvn.  5,  mais  1'  «  aîné  de  plu- 
sieurs frères  »  qui  reçoivent  de  lui  «l'esprit  d'adopl  i"ii  », 
Rom.,  vin,  15  et  29,  pour  former  «  un  peuple  de  choix 
assidu  aux  bonnes  œuvres  »,  TH.,  n,  14,  et  deviennent 
capables  à  leur  tour  d'honorer  Dieu,  I  l'etr.,11.  1-5,  par 
des  sacrifices  qui  participent  au  rôle  et  au  prix  du  sien. 


De  la  vie  surnaturelle  qui  nous  est  ainsi  rendue  le 
Christ,  en  même  temps  que  l'initiateur  lointain,  est 
encore  l'agent  immédiat.  Type  idéal  de  l'humanité 
nouvelle  qu'il  réalise  en  sa  propre  personne,  il  ne  cesse 
de  produire  la  même  régénération,  par  son  influx 
vital,  en  tous  ceux  qui  lui  sont  effectivement  unis. 
Plus  encore  dans  l'ordre  des  réalités  invisibles  que  sur 
le  plan  de  l'histoire,  il  est  le  mystique  ferment  toujours 
actif  qui  fait  lever  la  pâte  humaine  vers  Dieu.  La  doc- 
trine de  l'état  de  grâce,  incorpore  la  notion  du  salut 
chère  aux  Pères  arecs.  Cf.  col.  1938.  Voir  L.  Richard, 
Le  dogme  de  la  rédemption,  p.  82-92  et  179-188. 

En  tant  qu'elle  inaugure  et  préfigure  cette  œuvre 
positive  de  sanctification,  l'incarnation  par  elle-même 
est  déjà  rédemptrice  au  sens  large.  Mais,  dans  le  plan 
actuel  de  la  Providence,  elle  est  ordonnée  vers  la  pas- 
sion, qui  lui  permet  seule  d'agir  sur  les  âmes,  parce 
qu'elle  est  seule  prévue  comme  le  fait  générateur  de 
notre  rédemption  au  sens  précis. 

Sous  ce  double  rapport,  le  Christ  est  «  l'unique  mé- 
diateur entre  Dieu  et  les  hommes  »,  I  Tim.,  n,  6.  Toute 
la  sève  divine  qui  peut  couler  ici-bas  vient  de  lui  et  de 
lui  seul.  Joa.,  xv,  4-5.  De  même  il  n'est  pas  sur  la 
terre  de  sainteté,  commune  ou  extraordinaire,  dont  ses 
mérites  ne  soient  la  source,  pas  d'œuvre  agréable  à 
Dieu  dont  il  11c  faille  le  reconnaître  pour  le  premier 
agent.  In  quo  vioimus,  proclame  le  concile  de  Trente  à 
propos  de  la  pénitence,  sess.  xiv,  c  vin,  Denzinger- 
Bamrwart,  n.  904,  in  quo  movemur,  in  quo  satisfacimus, 
/acienles  fructus  dignos  pienilenlise,  qui  ex  Mo  vim 
habe.nl,  ab  Mo  offerunlur  Patri  et  per  Mum  acceplanlur 
a  Pâtre.  Voir  Jésus-Christ,  t.  vin,  col.  1335-1353. 

Marie,  en  particulier,  n'a  de  privilèges  qui  ne  lui 
soient  accordés,  tout  comme  celui  de  l'immaculée 
conception,  Denzinger-Rannwart,  n.  1641,  inluilumeri- 
lorum  Chrisli,  parce  que,  suivant  la  formule  classique 
de  Pie  IX  (bulle.  Inc/Jabitis),  elle  est  d'abord  elle- 
même  sublimiori  modo  redempla.  Sa  médiation,  quelle 
que  soit  la  manière  de  l'entendre,  voir  Marie,  t.  ix, 
col.  2389-2405,  ne  saurait  être  concevable  qu'à  ce 
titre  dérivé. 

C'est  pourquoi  l'Église  n'adresse  jamais  à  Dieu  de 
prière,  en  somme,  qu'au  nom  du  Christ  et,  lorsqu'elle 
répartit  à  ses  enfants  quelques  faveurs,  ne  fait  que 
monnayer,  Denzinger-Bannwart,  n.  550-552,  le  trésor 
qu'elle  tient  de  lui.  Si  la  messe  est  un  sacrifice,  elle 
le  doit,  comme  l'expose  officiellement  le  concile  de 
Trente,  sess.  xxii,  c.  1-11,  ibid.,  n.  938-940,  à  ce  qu'elle 
est  une  reproduction  et  une  application  du  sacrifice 
unique  de  la  croix. 

Enfin  l'œuvre  du  Rédempteur  déborde  le  temps, 
de  manière  à  se  poursuivre,  sous  forme  d'intercession, 
Rom.,  vin,  34;  Hebr.,  VII,  25;  I  Joa.,  n,  1,  jusque  dans 
l'éternité.  Voir  Jésus-Christ,  t.  vin,  col.  1335-1342. 

2.  Réalités  de  la  vie  chrétienne.  —  Il  s'en  faut,  du 
reste,  que,  dans  ce  rayonnement  ontologique  du  sur- 
naturel, le  domaine  psychologique  soit  sacrifié. 

Le  bénéfice  de  la  rédemption,  en  effet,  n'est  pas  et 
ne  saurait  être  automatique  :  il  est  dans  l'ordre  que 
chacun  n'en  reçoive  le  fruit  que  moyennant  son  libre 
concours.  Cf.  Sum.  th.,  111»,  q.  xlix,  a.  1  et  3.  Par  où 
l'Église  entend  notre  collaboration  la  plus  complète 
d'êtres  humains,  c'est-à-dire  non  seulement  la  foi  mais 
les  œuvres  qu'elle  inspire.  Voir  Justification,  t.  vin, 
col.  2211-2217.  Ainsi  les  mérites  et  satisfactions  du 
Christ  deviennent  un  point  de  départ  au  lieu  d'un 
point  d'arrêt  :  c'est  le  dogme  même  de  la  rédemption 
qui  demande,  loin  de  les  exclure,  le  repentir  du  pécheur 
et  son  effort  personnel  de  relèvement. 

En  exigeant  cette  coopération,  le  Christ  nous  met, 
du  rcsle,  en  mesure  de  la  fournir.  L'action  secrète  de 
sa  grâce  ne  s'aceompagne-t-elle  pas  d'une  autre,  sur 
le  terrain  de  notre  activité  consciente,  où  toutes  nos 


1985 


REDEMPTION.    UNIVERSALITÉ 


1986 


facultés  spirituelles  trouvent  à  la  fois  un  stimulant  et 
un  secours? 

Mais  il  n'est  pas  d'âme  loyale  qui  n'ait  le  sentiment 
de  son  insuffisance.  Quel  homme  ici-bas  peut  se  rendre 
le  témoignage  de  n'avoir  pas  défailli  dans  la  répara- 
tion du  mal  ou  la  pratique  du  bien?  Et  qui  voudrait  se 
persuader  que  nos  actions  les  meilleures  sont  adé- 
quates à  ce  que  Dieu  est  en  droit  d'attendre  de  nous? 
Par  la  solidarité  qui  nous  unit  au  Christ,  la  rédemp- 
tion nous  permet  d'abriter  ces  inévitables  misères  der- 
rière son  infinie  sainteté.  De  telle  sorte  que  celle-ci, 
en  même  temps  qu'elle  valorise  objectivement  nos 
humbles  mérites,  a  pour  effet  subjectif  d'en  révéler 
tout  à  la  fois  et  d'en  combler  le  déficit.  C'est  là  sans 
nul  doute,  aussitôt  qu'on  accepte  le  Christ  comme 
Rédempteur  au  sens  de  l'Église,  que  se  vérifie  pour  la 
conscience  inquiète  du  pécheur  le  résultat  le  plus  pré- 
cieux de  sa  médiation. 

Est-il  besoin  d'observer  que  ces  bienfaits  de  l'œuvre 
rédemptrice  dans  l'ordre  de  la  vie  religieuse  s'ajou- 
tent, sans  les  supprimer,  à  ceux  que  les  psychologues 
les  moins  croyants  s'accordent  à  lui  reconnaître  dans 
l'ordre  purement  moral?  Le  Christ  est  toujours  le 
maître  dont  les  préceptes  et  les  exemples  font  le  guide 
par  excellence  de  l'humanité  sur  les  voies  du  redresse- 
ment ou  de  la  perfection. 

Ces  divers  profits  que  le  chrétien  peut  retirer  de  la 
rédemption  n'en  seraient  pas  moins  bornés  et  précaires 
sans  la  foi  à  son  rôle  objectif  dans  le  plan  divin  du 
surnaturel,  qui  leur  donne  seule  plénitude  et  solidité. 

3°  Sujet.  —  En  connexion  avec  d'autres  problèmes, 
on  s'est  parfois  demandé  quels  sont  les  bénéficiaires 
de  la  rédemption.  Voir  B.  Dôrholt,  Die  Lehre  von  der 
Genuglhuung  Chrisli,  p.  305-376.  Débats  pour  une 
large  part  aujourd'hui  périmés,  qui  n'en  méritent  pas 
moins  quelques  mots  de  rappel. 

1.  Universalité  des  hommes.  —  Par  le  fait  de  pro- 
clamer que  le  Fils  de  Dieu  vint  au  monde  propler  nus 
et  propler  nostram  salutem,  le  symbole  indique  où  il 
faut  avant  tout  chercher  la  sphère  de  son  action.  Mais, 
dans  cet  ordre,  n'y  aurait-il  pas  à  la  limiter? 

a )  Question  de  principe.  —  Contre  toutes  les  formes 
de  particularisme,  l'Église  enseigne  que  l'œuvre 
rédemptrice  ne  comporte,  en  elle-même,  aucune  excep- 
tion. 

Déjà  la  controverse  prédestinatienne  du  ix<"  siècle 
soulevait,  à  titre  complémentaire,  la  question  de 
savoir  si  le  Christ  est  ou  non  mort  pour  tous.  "Noir 
Prédestination,  t.  xn,  col.  2904-2905  et  291 7-291 X. 
Non  sans  une  certaine  confusion  qui  tenait  à  la  diver- 
gence des  écoles,  ibid.,  col.  2920-2935,  les  conciles  de 
l'époque,  dont  les  plus  saillants  furent  ceux  de  Quier- 
zy  (853)  et  de  Vaience  (855),  tendaient  à  dire  que  la 
portée  de  l'œuvre  rédemptrice  ne  connaît  pas  d'au- 
tres limites  que  celles  que  lui  impose  la  résistance  des 
pécheurs  endurcis.  Textes  dans  Denzinger-Bannwart, 
n.  319  et  323-324.  Pour  l'interprétation,  cf.  Augus- 
tinisme,  t.  i,  col.  2528-2530.  Telle  est  aussi  la  ligne 
tracée  par  le  concile  de  Trente,  sess.  vi,  c.  ni,  dans 
Denzinger-Bannwart,  n.  795  :  Etsi  Me  pro  omnibus 
mortuus  est,  non  omnes  tamer.  mortis  ejus  beneficium 
recipiunl,  sed  ii  dumtaxat  quibus  meritum  passionis 
ejus  communicalur. 

Avec  Jansénius,  Augustinus,  III,  m,  21,  l'universa- 
lité de  la  rédemption  allait  être  nettement  soumise  à 
des  restrictions,  conformes  à  son  système  de  la  grâce, 
qui  revenaient  à  la  nier.  Voir  Jansénisme,  t.  vin, 
col.  398-399.  L'Église  jugea  bon  d'intervenir.  D'où  la 
5e  des  fameuses  propositions  condamnées  par  Inno- 
cent X  (1653),  dans  Denzinger-Bannwart,  n.  1096  : 
Semipelayianum  est  dicerc  Chrislum  prn  omnibus  om- 
nino  hominibus  morluum  esse  aut  sanguinem  (udissc. 
Elle  est  qualifiée  de  «  téméraire,  fausse  et  scanda- 


leuse »  dans  son  sens  obvie,  voire  même  d'  «  hérétique  » 
si  l'on  entendait  qu'il  s'agit  de  limiter  l'œuvre  du 
Christ  aux  seuls  prédestinés.  Pour  le  commentaire, 
voir  Jansénisme,  t.  vin,  col.  492-494.  De  même 
furent  censurées  plus  tard  les  thèses  plus  cauteleuses 
qui  restreignaient  par  prétention  le  bienfait  de  la 
mort  du  Sauveur  aux  «  seuls  fidèles  »,  Denzinger- 
Bannwart,  n.  1294,  et  à  plus  forte  raison  aux  «  élus  », 
32e  proposition  de  Quesnel,  ibid.,  n.  1382. 

En  maintenant  ainsi,  de  la  manière  la  plus  ferme, 
que  le  Christ  est  mort  «  pour  tous  »,  et  cela  sans  excep- 
tion, l'Église  reste  fidèle  à  la  doctrine  expresse  de  saint 
Paul.  Rom.,  v,  18;  lCor.,xv,  22,  II  Cor.,  v,  15;  ITim., 
n,  6  et  iv,  10.  Cf.  Matth.,  xvm,  11  ;  Joa.,  i,  29  et  vi, 
51.  Quant  à  l'expression  pro  multis  de  Matth.,  xx,  28 
et  xxvi,  28,  qu'exploitaient  volontiers  les  jansénistes, 
il  est  admis  par  l'exégèse  moderne  que  cet  hébraïsme 
suggère  seulement  l'idée  d'un  grand  nombre,  cf.  Rom., 
v,  15,  sans  rien  de  limitatif.  Voir  Lagrange,  Évangile 
selon  saint  Marc,  4e  éd.,  1929,  p.  283. 

Aussi  bien  la  tradition  ecclésiastique  n'a-t-elle 
jamais  sérieusement  varié  sur  le  fond.  Preuve  dans 
Petau,Z)e  inc.  Verbi,  xm,  2-12.  La  position  de  l'évêque 
d'Hippone  est  indiquée  à  l'article  Augustin  (Saint), 
t.  i,  col.  2370. 

Du  point  de  vue  théologique,  l'universalité  de  la 
Providence  divine  dans  l'ordre  surnaturel,  voir  GRACE, 
t.  vi,  col.  1595-1604,  entraîne  comme  conséquence 
nécessaire  l'universelle  destination  de  la  mort  du 
Christ,  qui,  dans  l'économie  présente,  en  est  l'unique 
moyen.  Et  il  va  de  soi  que,  si  elle  est  applicable  à 
tous  les  hommes,  la  rédemption  l'est  aussi  par  le  fait 
même,  voir  Incarnation,  t.  vu,  col.  1506,  à  tous  leurs 
péchés. 

Ce  principe  dogmatique  se  traduit  :  au  for  externe, 
par  l'attitude  pratique  de  l'Église  devant  le  problème 
des  races  et  des  castes,  ainsi  que  par  son  perpétuel 
effort  d'apostolat;  au  for  interne,  par  le  droit  qu'elle 
revendique  d'étendre  d'une  manière  indéfinie  l'exer- 
cice du  pouvoir  des  clefs. 

b)  Question  d'application.  —  Ne  fallait-il  pourtant 
pas  mettre  cette  doctrine  d'accord,  non  seulement 
avec  les  démentis  réels  ou  possibles  de  l'expérience, 
mais  avec  la  perspective  redoutable,  ne  fût-elle  que 
théorique,  d'un  enfer  éternel  pour  les  damnés? 

Cette  antinomie  apparente  entre  le  fait  et  le  droit 
fut  résolue  sans  peine.  Une  fois  liquidées  les  suites  de 
la  controverse  prédestinatienne,  dès  la  lin  du  xne  siè- 
cle, cf.  A.  Landgraf,  Die  Unterscheidung  zivischen  Hin- 
reiclien  und  Zuwendung  der  Erlôsung  in  der  Frùhscho- 
lastik,  dans  Scholaslik,  t.  ix,  1934,  p.  202-228,  l'École 
s'est  ralliée  à  la  formule  :  Chrislus  redemit  omnes  quan- 
tum ad  sufj}rienliam,  non  quantum  ad  e/licientiam.  Voir 
Pierre  de  Poitiers,  Sent.,  IV,  19,  P.  L.,  t.  ccxi, 
col.  1207;  Simon  de  Tournai. Disp..  XXIII,  édit.  "Wari- 
chez,  p.  77.  Distinction  non  moins  reçue  de  tous  au  cou- 
rant du  xiiie,  ainsi  que  l'antithèse  qui  la  traduit.  Voir 
S.  Thomas  d'Aquin,  In  ///uni  Sent,  dist.  XIX.  q.  i, 
a.  3,  sol.  1  ;  S.  Bonaventure,  In  1 1 /"">  Sent.,  dist.  XIX, 
a.  1.  q.  n,  ad  l1»'»  et  q.  3.  Cf.  F.  Stegmiiller,  Die  Lehre 
vom  allgemeinen  Heilswillen  in  der  Scholaslik,  Rome, 
1929. 

2.  Cas  des  anges.  —  Faut-il  étendre  à  l'ordre  angé- 
lique  le  bienfait  dont  l'universalité  des  hommes  est 
admise  à  jouir?  Question  liée  à  celle  de  la  grâce  des 
anges,  au  sujet  de  laquelle  on  discute,  voir  Anges,  t.  i, 
col.  1238-1241,  pour  savoir  s'il  y  a  ou  non  lieu  de  l'an- 
nexer au  domaine  de  la  gralia  Chrisli. 

La  solution  est  corrélative  à  l'opinion  qu'on  adopte 
sur  le  motif  déterminant  de  l'incarnation.  Aussi  l'école 
thomiste  est-elle  pour  la  négative  et  ne  veut  tout  au 
plus  rattacher  à  l'œuvre  du  Christ  que  la  gloire  acci- 
dentelle des  esprits   bienheureux,  tandis  que  l'école 


1987 


REDEMPTION.     VALEUR  :    PROBLÈMES    D'ECOLE 


1988 


scotiste,  suivie  par  Suarez,  De  inc,  disp.  XLII,  sect.  i, 
1-13,  fait  dépendre  du  Verbe  incarné,  comme  pour 
nous-mêmes,  la  totalité  de  leurs  privilèges  surnaturels. 
Voir  Incarnation,  t.  vu,  col.  1495-1506. 

En  tout  état  de  cause,  les  esprits  mauvais  en  sont 
exclus.  Seul,  pour  les  englober  dans  son  système  d'uni- 
verselle apocatastase,  Origène,  voir  t.  xi,  col.  1550- 
1553,  imaginait  que  le  Christ  serait  mort  également 
pour  eux,  peut-être  même  qu'il  devrait  être  crucifié  de 
nouveau  à  cette  fin  dans  un  monde  futur.  Réveillée 
au  cours  des  querelles  du  vie  siècle,  voir  t.  xi,  col.  1576- 
1578,  cette  dernière  conception  fait  partie  des  doc- 
trines origénistes  condamnées  en  543,  Denzinger- 
Bannwart,  n.  209,  par  les  ordres  de  Justinien.  Mais  la 
première  n'est  pas  davantage  compatible  avec  la  tra- 
dition chrétienne,  qui  tient  les  démons  pour  irréducti- 
blement obstinés  dans  le  mal. 

A  renoncer  au  charme  de  problématiques  hypo- 
thèses pour  s'en  tenir  à  la  révélation  et  à  ses  données 
certaines,  on  ne  risque  d'ailleurs  pas  d'affaiblir  l'im- 
portance de  la  rédemption.  Même  restreinte  dans  le 
cadre  de  l'humanité,  le  fait  que  l'œuvre  du  Christ  est 
le  moyen  de  rétablir  le  cours  surnaturel  de  nos  desti- 
nées la  met  au  centre  du  plan  divin  tel  qu'il  nous  est 
connu. 

VII.  Valeur  de  la  rédemption.  — ■  De  même 
qu'elle  se  préoccupe  de  suivre  pour  ainsi  dire  en  lar- 
geur l'efTicience  de  la  rédemption,  la  théologie  catho- 
lique a  souci  de  la  scruter  en  profondeur.  Voir  Dorholt, 
op.  cil.,  p.  376-500.  Curiosité  qu'autorise  assurément 
le  réalisme  de  la  foi,  mais  que  la  nature  du  problème 
expose  à  rencontrer  bientôt  des  obstacles  impossibles 
à  franchir. 

1°  Points  certains.  —  A  travers  les  systèmes  qui 
divisent  l'École,  on  peut  démêler  au  moins  quelques 
données  générales  qui  les  dominent  et,  pour  ce  motif, 
s'imposent  à  tous. 

1.  Question  de  principe.  —  Il  ne  saurait  y  avoir  le 
moindre  désaccord  sur  l'idée  fondamentale  d'une  per- 
fection inhérente  à  l'œuvre  du  Christ  qui,  en  principe, 
la  proportionne  adéquatement  à  sa  fin.  C'est  ce  que  la 
langue  technique,  aussi  facile  à  comprendre  que  diffi- 
cile à  remplacer,  désigne  en  parlant  de  satisfaclio 
condigna  et  superabundans. 

Lorsqu'on  lit,  par  exemple,  dans  l'Écriture  que 
nous  sommes  rachetés,  sanctifiés  ou  justifiés  par  le 
sang  du  Christ,  c'est-à-dire  à  peu  près  dans  tous  les 
textes  qui  énoncent  le  mystère  de  notre  rédemption, 
et  que  ces  assertions  ne  sont  entourées  d'aucune 
réserve,  ne  faut-il  pas  entendre  qu'il  y  a  dans  cette 
cause  une  vertu  propre  qui  la  rend  capable  de  produire 
par  elle-même  cet  effet?  C'est  pourquoi,  dès  la  théolo- 
gie patristique,  voir  col.  1937,  s'affirme  expressément, 
à  l'occasion,  l'idée  d'une  parfaite  équivalence  entre 
la  mort  du  Christ  et  la  dette  des  pécheurs.  La  scolas- 
tique  ne  prétend  pas  dire  autre  chose,  au  fond,  par  le 
terme  abstrait  de  condignitas.  Cf.  Synave,  Saint  Tho- 
mas d'Aguin  :  Vie  de  Jésus,  t.  m,  p.  197  et  200,  où  il  est 
noté  que  sufficiens  est  synonyme  de  «  satisfaction 
adéquate  »  chez  saint  Thomas. 

Dans  son  parallèle  des  deux  Adam,  Rom.,  v,  15-17, 
saint  Paul,  au  surplus,  n'cnscignc-t-il  pas  que  l'œuvre 
salutaire  du  second  dépasse  l'action  néfaste  du  pre- 
mier? Énoncé  concret  dont  le  concept  de  surabon- 
dance ne  fait  qu'expliciter  analytiquement  le  contenu. 
L'adaptation  qui  eu  est  laite  par  saint  Anselme  à  la 
mort  du  Christ.  CUT  Deus  homo,  n,  M,  P.  ]..,  t.  c.lviii, 
col. 41 5.  reste  pour  ainsi  dire  classique  après  lui.  Té- 
moin saint  Thomas,  Suiii.  th.,  IIIa,  q.  xlviii,  a.  2  et  4. 

Sur  le  terrain  des  simples  données  religieuses,  en 
dehors  de  toute  prétention  à  des  calculs  décevants 
non  moins  qu'inutiles,  on  ne  voit  pas,  en  effet,  ce  qui 
pourrait  manquer  au  sacrifice  du  Sauveur  pour  que 


son  offrande  plaise  à  Dieu  autant  et  plus  que  peuvent 
lui  déplaire  nos  péchés.  Chrislus,  expose  le  Docteur 
angélique,  ibid.,  q.  xlviii,  a.  2,  ex  caritate  et  obœdienlia 
paliendo,  majus  aliquid  Deo  exhibuit  quani  exigerel 
recompensatio  lotius  offensas  humani  generis  :  primo 
propter  magniludinem  caritalis  ex  qua  patiebalur; 
secundo  propter  dignitalem  vilse  suae...;  tertio  propter 
generalitalem  pussionis  et  magniludinem  doloris 
ussumpti. 

Or,  ce  qui  est  vrai  de  nos  offenses  à  réparer  ne  l'est 
manifestement  pas  moins  des  biens  qu'il  s'agissait  de 
nous  obtenir.  Auprès  du  Père,  le  Fils  est  toujours  en 
mesure  de  se  faire  écouter.  Cf.  Joa.,  xi,  42  ;  Hebr.,  v,  7. 

Parler  ici  de  suffisance  et  de  surabondance,  à  pro- 
pos tant  de  la  satisfaction  que  des  mérites  du  Christ, 
n'est,  en  somme,  qu'une  autre  manière  de  dire  que  son 
œuvre  tient  de  sa  personne  quelque  chose  d'incom- 
parable et  de  définitif.  Voilà  pourquoi  cette  immola- 
tion accomplie  une  fois  pour  toutes  s'oppose,  dans 
l'économie  du  monde  religieux,  à  l'indéfinie  non 
moins  qu'impuissante  répétition  des  rites  anciens, 
Hebr.,  vu,  27-28;  ix,  12,  26-28;  x,  10-14,  tandis  que, 
dans  sa  vie  personnelle,  cf.  Rom.,  v,  9-10;  vm,  32; 
Eph.,  n,  18;  I  Thess.,  i,  10;  I  Tim.,  i,  15;  Hebr.,  vi, 
19-20;  ix,  25;  x,  19;  I  Joa.,  i,  7  et  n,  1-2;  Apoc,  v,  10, 
le  croyant  y  peut  trouver,  en  regard  de  sa  propre 
misère,  un  de  ces  motifs  de  confiance  qui  ne  trompent 
pas. 

2.  Question  d'application.  —  En  théorie  pure,  voir 
col.  1980,  dans  toute  action  ou  souffrance  du  Christ, 
il  y  avait  de  quoi  réaliser  les  conditions  de  cette  va- 
leur. Cf.  Sum.  th.,  III»,  q.  xlvi,  a.  5,  ad  3um. 

Mais,  avec  la  quantitas  prelii,  comme  saint  Thomas 
le  précise  ailleurs,  Quodl.,  II,  q.  i,  a.  2,  il  faut  aussi 
regarder  à  sa  dcputalio.  Or,  dans  l'espèce,  non  sunt 
deputatœ  ad  redemptionem  humani  generis  a  Deo  Pâtre 
et  Christo  alise  passiones  Christi  absque  morte.  C'est 
ainsi  que  la  mort  du  Sauveur  devient  seule,  de  fait,  la 
satisfaction  adéquate  que  tout  autre  de  ses  actes  était, 
en  droit,  susceptible  de  constituer. 

2°  Discussions  d'école.  —  Au-delà  commence  la  zone 
de  ces  quœstiones  disputâtes  qui  ont  absorbé  le  principal 
effort  de  la  scolastique  moderne,  voir  col.  1951,  d'ordi- 
naire sans  autre  bénéfice  que  de  soulever  des  problèmes 
de  plus  en  plus  subtils  autour  desquels  les  écoles  catho- 
liques ont  depuis  lors  couché  sur  leurs  positions. 

1.  Détermination  de  la  cause  formelle.  — -  Et  d'abord 
d'où  l'œuvre  du  Christ  tire-t-elle  exactement  le  prin- 
cipe de  son  efficacité? 

Par  rapport  à  nous,  in  actu  secundo,  il  est  entendu, 
non  seulement  qu'elle  exige  notre  concours,  mais 
qu'elle  suppose  une  décision  bénévole  de  Dieu  qui  nous 
admette  à  en  recevoir  éventuellement  l'application. 
Voir  Galticr,  De  inc.  ac  red.,  p.  398-399.  Le  chrétien 
lui-même,  pour  ne  rien  dire  de  l'infidèle,  n'a  pas  plus 
de  titre  à  l'héritage  du  Christ  que  le  Juif  n'en  pouvait 
avoir,  du  chef  de  sa  descendance  charnelle,  cf.  Matth., 
m,  9,  et  Joa.,  vm,  39,  à  celui  d'Abraham. 

Qu'en  est-il  maintenant  si  on  la  considère  in  actu 
primo,  c'est-à-dire  en  soi?  L'école  thomiste  professe 
qu'elle  vaut  par  elle-même,  au  lieu  que  l'école  scotiste 
la  subordonne,  en  dernière  analyse,  à  l'acceptation  de 
Dieu.  Ses  qualités  propres  lui  suffisent,  dans  le  pre- 
mier cas,  pour  assurer  la  rédemption  du  genre  hu- 
main, tandis  (pie,  dans  le  second,  la  raison  dernière  de 
sa  valeur  de  fait,  qui  n'est  pas  en  cause,  lui  vient  ab 
exlrinseco. 

Cette  divergence  tient  d'abord  à  la  façon  de  conce- 
voir la  source  du  mérite  et,  d'une  manière  plus  géné- 
rale encore,  la  situation  essentielle  de  l'homme  devant 
son  Créateur,  En  dépit  des  objections  qu'elle  soulève 
à  première  vue.  la  concept  ion  scotiste  a  pour  elle  cette 
transcendance  de  l'Absolu  qui  le  fait  être  le  principe 


1989 


RÉDEMPTION.    VALEUR    :    PROBLÈMES    D'ÉCOLE 


1990 


de  tout  bien  et  nous  empêche  d'imaginer  que  rien 
s'impose  à  lui  sans  son  agrément.  Saint  Thomas  lui- 
même  n'admet-il  pas,  Sum.  th.,  Ia-IIœ,  q.  cxiv,  a.  1, 
voir  Mérite,  t.  x,  col.  77G  et  780,  que  nos  œuvres  les 
meilleures  ne  nous  donnent,  par  rapport  aux  récom- 
penses divines,  qu'un  droit  secundum  quid?  A  plus 
forte  raison  le  lien  devient-il  encore  de  moins  en  moins 
rigoureux  quand  il  s'agit  de  mériter  pour  d'autres  que 
pour  soi. 

La  solution  du  présent  problème  est  ensuite,  dans 
chacune  des  écoles,  fonction  des  prémisses  de  sa  chris- 
tologie,  qui  amènent  l'une  à  soumettre  et  l'autre  à 
soustraire  l'humanité  du  Fils  de  Dieu  au  régime  de  ce 
droit  commun. 

2.  Mesure  du  degré.  —  Quelle  qu'en  soit  la  source, 
jusqu'à  quel  point  de  perfection  faut-il  porter  la  va- 
leur inhérente  à  l'œuvre  du  Christ? 

En  vertu  de  l'adage  :  Actiones  sunl  suppositorum, 
l'union  hypostatique,  d'après  les  thomistes,  deman- 
derait qu'on  la  tienne  pour  infinie,  comme  la  personne 
même  qui  en  est  l'auteur.  Au  contraire,  en  raison  de  la 
nature  humaine  d'où  elle  procède,  elle  ne  saurait  être, 
en  soi,  pour  les  scotistes,  à  quelques  exceptions  près, 
voir  col.  1951,  qu'un  bonum  finilum.  La  divinité  du 
Verbe  ne  compterait  que  du  dehors,  mais  assez  pour 
permettre  de  lui  attribuer  une  richesse  pratiquement 
indéfinie  :  Tamen  ex  circumstanlia  supposili  et  de 
congruo...  habuil  \meritum  Christi]  quamdam  ralionem 
extrinsecam  quare  Deus  poluil  acceptare  illud  in  in  fini- 
lum, scilicet  extensive  pro  in/initis.  Scot,  Op.  Oxon., 
In  lllam  Sent.,  dist.  XIX,  n.  7,  édition  de  Lyon,  t.  vu, 
p.  417. 

Plus  encore  que  le  précédent,  tout  ce  problème  est 
connexe  à  la  théologie  de  l'incarnation.  Or  il  y  a 
diverses  manières  d'entendre,  salva  fide,  l'union  hypo- 
statique, ainsi  que,  par  le  fait  même,  l'autonomie  de 
l'homo  assumplus  et  la  dignité  intrinsèque  de  ses 
actes.  Il  est  normal  que  le  cas  particulier  de  ses  mérites 
en  subisse  le  contre-coup. 

Quoi  qu'on  en  dise  plus  d'une  fois,  la  controverse 
n'est,  d'ailleurs,  pas  davantage  absolument  tranchée 
par  la  présence  des  expressions  infinilus  thésaurus  et 
in/inila  Christi  mérita  dans  une  extravagante  de  Clé- 
ment VI  (1343),  Denzinger-Bannwart,  n.  552.  En 
effet,  au  jugement  d'un  adversaire,  Chr.  Pesch.  De 
Verbo  inc.,  4c-5e  édit.,  p.  25G,  suivi  par  P.  Galticr,  De 
inc.  ac  red.,  p.  414,  outre  qu'une  bulle  sur  les  indul- 
gences ne  saurait  contenir  une  définition  doctrinale,  on 
n'y  voit  pas  assez  utrum  illud  «  in/inilus  »  intelligen- 
dum  sit  simpliciter  an  secundum  quid. 

Une  difficulté  particulière,  à  mesure  qu'ils  sont  plus 
rigides  et  plus  exclusifs,  attend  ici  les  théoriciens  de 
l'expiation  pénale,  qui  se  voient  contraints  de  porter 
jusqu'à  l'infini  les  souffrances  du  Rédempteur.  La 
question  a  préoccupé  de  bonne  heure  les  protestants. 
Voir  J. -C.  Veithusen,  De  in/initate  salis/uctionis 
vicariœ  Christi  caute  recleque  œstimanda  (1784),  dans 
Com.  theol.,  t.  vi,  1799,  p.  472-502,  qui  propose  d'aban- 
donner l'infinité  matérielle  pour  s'en  tenir  à  l'infinité 
d'ordre  moral  que  la  passion  doit  à  la  personne  du 
Verbe.  Solution  générale  qui  laisse  toute  sa  place  à  la 
recherche  ultérieure  au  cours  de  laquelle  thomistes  et 
scotistes  s'étaient  depuis  longtemps  divisés. 

3.  Précision  de  la  rigueur  juridique.  —  Moins  sûr 
devient  encore  le  terrain  quand  on  essaie  de  qualifier 
juridiquement  l'œuvre  du  Christ.  Relève-t-elle  de  la 
justice  et,  dans  l'affirmative,  cette  justice  doit-elle 
se  prendre  en  toute  sa  rigueur?  Ce  sont  désormais  les 
tenants  des  principes  thomistes  qui  se  partagent  là- 
dessus  en  groupes  opposés. 

Étant  admis,  ce  qui  semble  imposé  par  le  concept 
de  satisfaction,  qu'il  y  a  vraiment  lieu  de  faire  inter- 
venir ici  la  justice,  il  faudrait,  pour  aller  plus  loin,  bien 


établir,  au  préalable,  les  qualités  requises  pour  une 
satisfaction  ad  striclos  juris  apices.  Or  elles  sont  diver- 
sement énumérées  et,  plus  encore,  diversement  défi- 
nies. Les  principales,  sur  lesquelles  tout  le  monde  est  à 
peu  près  d'accord,  sont  que  l'œuvre  satisfactoire  soit 
ad  allerum,  ex  bonis  propriis  et  alias  indebilis,  ad  sequa- 
litatem  :  ce  qui  revient,  en  somme,  à  l'indépendance 
de  celui  qui  l'offre  et  à  son  droit  de  la  faire  accepter 
par  le  destinataire  sans  aucune  libéralité  de  la  part  de 
celui-ci. 

Ces  conditions,  les  deux  premières  surtout,  parais- 
sent irréalisables,  non  seulement  à  l'école  proprement 
scotiste,  mais  à  bien  d'autres  en  dehors  d'elle,  tels  que 
Vasquez,  J.  de  Lugo,  Lessius,  voir  B.  Dôrholt,  op.  cit., 
p.  427,  et,  plus  près  de  nous,  L.  Billot,  De  Verbo  inc, 
5e  éd.,  p.  501-504.  Par  contre,  tous  les  thomistes,  de- 
puis D.  Soto,  Capréolus  et  Gonet,  voir  par  exemple 
Billuart,  De  inc,  diss.  XIX,  a.  vu,  renforcés  par  des 
indépendants  tels  que  Véga,  Driedo,  Suarez,  dont  une 
longue  liste  est  dressée  dans  B.  Dôrholt,  p.  426,  croient 
pouvoir  les  vérifier  dans  notre  rédemption.  Encore 
doivent-ils  concéder  que  la  justice  rigoureuse  dont  ils 
se  réclament  prend  ici  un  caractère  spécial,  du  fait  que 
le  Christ,  par  son  humanité,  se  range  dans  la  catégorie 
des  créatures  et  que  Dieu  ne  peut  être  lié  à  son  en- 
droit, plus  exactement  à  l'égard  de  lui-même,  que 
pour  l'avoir  préalablement  voulu.  Ce  qui  fait  dire  à 
Chr.  Pesch,  De  Verbo  inc,  4e-5e  éd.,  p.  260,  équiva- 
lemment  reproduit  par  P.  Galticr,  De  inc.  ac  red., 
p.  417  :  Disputatio  magna  ex  parle  est  lis  de  verbo. 
Même  position  chez  les  franciscains  de  Quaracchi,  dans 
les  scholia  de  leur  édition  de  saint  Bonaventure,  t.  ni, 
p.  430. 

Dans  ces  limites,  le  débat  reste  soumis  à  la  sagacité 
de  chacun,  mais  sans  le  moindre  espoir  d'aboutir  à  un 
résultat  définitif.  Peut-être,  au  demeurant,  cette  ques- 
tion «  peu  importante  et  sur  laquelle  tout  a  été  dit  », 
Éd.  Hugon,  Le  mystère  de  la  rédemption,  p.  94,  est-elle 
aussi  une  question  mal  posée.  Elle  porte  sur  la  ma- 
nière plus  ou  moins  stricte  dont  peuvent  s'appliquer 
à  l'œuvre  du  Christ  les  conditions  juridiques  de  la 
satisfaction.  Mais  ce  concept  lui-même  n'est  pas  autre 
chose  qu'une  «  analogie  ».  P.  Synave,  Saint  Thomas 
d'Aquin  :  Vie  de  Jésus,  t.  m,  p.  259-260.  A  vouloir 
trop  la  presser,  comment,  dès  lors,  pourrait-elle  ne  pas 
défaillir? 

En  tout  cas,  ce  qu'il  faut  maintenir,  c'est  que  le 
dogme  catholique  n'a  pas  de  connexion  essentielle 
avec  ces  sortes  de  problèmes  et,  par  conséquent,  ne 
saurait  être  compromis  par  l'incertitude  ou  la  caducité 
des  solutions  qu'ils  ont  pu  recevoir.  Ces  spéculations 
telles  quelles,  en  effet,  ne  se  sont  jamais  développées 
que  sur  le  plan  de  la  théologie  et  ne  doivent  pas  en 
sortir.  Bien  donc  ne  serait  plus  contraire  à  toute  mé- 
thode et  à  toute  justice  que  de  vouloir  en  imputer  le 
déficit  éventuel,  ainsi  que  le  fait  J.  Tunnel,  Histoire 
des  dogmes,  t.  i,  p.  442-455,  à  la  doctrine  même  de  la 
satisfaction,  qui  en  restait,  pour  tous  ces  théologiens, 
Vinconcussum  quid  et  n'exige  pas  du  tout  ce  genre  de 
compléments,  qu'elle  ignora  longtemps  sans  dom- 
mage et  dont  elle  peut  encore  aujourd'hui  fort  bien  se 
passer. 

Ni  la  foi  ni  sans  doute  la  théologie  n'ont  besoin  de 
résoudre  ou  seulement  de  soulever  ces  questions  de 
pure  technique  pour  qu'il  soit  vrai  de  dire  avec 
l'Apôtre,  Boni.,  v,  20  :  Ubi  abundavit  deliclum  super- 
abundavil  gratia.  Peut-être  serait-il  sage,  en  pareille 
matière,  de  renoncer  à  en  savoir  plus  long. 

Conclusion.  —  «  Il  faut,  déclarait  A.  Loisy  dans 
le  programme  impérieux  qu'il  croyait  devoir  intimer  à 
la  pensée  catholique  de  notre  temps,  Autour  d'un  petit 
livre,  Paris,  1903,  p.  xxvm-xxix,  cf.  ibid.,  p.  xxm, 
rassurer  la  foi  sur  la  question  de  la  rédemption  et  du 


L991 


RÉDEMPTION.   CONCLUSION   THÉOLOGIQUK 


1992 


salut,  en  cherchant,  derrière  les  formules  et  même  les 
idées  antiques,  le  principe  d'éternelle  vérité  qu'elles 
recouvrent.  »  Et  de  même  plus  loin,  ibid.,  p.  154  : 
«  La  connaissance  de  l'homme  moral  ne  suggère-t-elle 
pas  une  critique  de  l'idée  de  rédemption?»  Formules 
déjà  menaçantes  et  dont  les  confidences  de  l'auteur 
ont  éclairé  depuis,  Mémoires,  t.  il,  p.  327  et  620;  t.  in, 
p.  301,  le  sens  profond  qu'elles  recelaient  à  mots  cou- 
verts. 

Cette  invitation  qu'on  ne  peut  même  pas  appeler 
discrète  à  une  modernisation  fallacieuse  est  nette- 
ment visée  dans  l'avant-dernière  proposition  du  dé- 
cret Lamenlabili,  Denzinger-Iiannwart,  n.  2064  :  Pro- 
i/ressus  scientiarum  postulat  ut  rrformenlur  conceplus 
doclrin.se  chrislianœ  de  Deo,  etc.,  de  Redemptione. 
lui  la  repoussant,  l'Eglise  manifestait  l'assurance 
d'avoir,  dans  sa  «doctrine  «sur  ce  point,  quelque  chose 
d'absolument  acquis. 

On  ne  peut  pas  douter,  en  effet,  que  la  religion 
chrétienne,  en  projetant  une  lumière  plus  aiguë  sur  le 
péché,  n'en  montre  aussi  le  remède  en  la  personne  du 
Christ  Sauveur.  Et  cela  non  seulement  parce  que 
celui-ci  aide  l'homme  à  s'en  relever,  mais  parce  que  sa 
vie  et  sa  mort  ont  devant  Dieu  un  rôle  décisif  pour 
nous  en  assurer  le  pardon.  Préparée  par  l'Ancien 
Testament,  aflirmée  par  Jésus  lui-même,  développée 
en  traits  multiples  par  saint  Paul  et  les  Apôtres, 
conservée  par  les  Pères  et  progressivement  analysée  par- 
les théologiens,  cette  idée  fondamentale  appartient 
à  la  croyance  de  l'Église  avec  une  constance  et  une 
clarté  qui  défient  toute  contestation.  Foi  qui  ne  peut 
pas,  dès  lors,  ne  point  participer  à  la  valeur  même  du 
christianisme,  tellement  vivacc  qu'elle  a  pu  long- 
temps subsister  sans  le  rempart  d'aucune  définition, 
tellement  essentielle  que  tout  essai  de  ramener  l'œuvre 
du  Christ  à  l'ordre  purement  subjectif  se  caractérise 
par  le  fait  comme  une  déviation  et  un  appauvrisse- 
ment. 

Qui  voudrait  s'étonner  que  la  rédemption  ainsi  en- 
tendue garde  pour  notre  intelligence  un  aspect  mys- 
térieux? Ce  qui  ne  signifie  d'ailleurs  pas  qu'il  n'y  ait 
place  pour  un  exercice  fructueux  de  la  raison  à  son 
sujet. 

Pour  en  rendre  compte,  l'Église  catholique  dispose 
d'une  théologie,  élaborée  depuis  le  Moyen  Age  par  ses 
plus  grands  docteurs  sur  la  base  de  la  réparation 
qu'offrent  à  la  sainteté  de  Dieu  méconnue  par  les  pé- 
cheurs les  hommages  de  son  Fils  incarné  souffrant  et 
mourant  pour  nous.  En  regard,  les  conceptions  plus 
dramatiques  auxquelles  s'est  alimentée  l'orthodoxie 
protestante  n'ont  abouti  qu'à  des  excès  que  tous  ses 
défenseurs  actuels  s'accordent  à  rejeter  comme  intolé- 
rables et  dont  le  déchaînement  du  subjectivisme  fut 
la  douloureuse  compensation.  Mieux  équilibrée,  la 
doctrine  anselmienne  de  la  satisfaction  garde  encore 
de  quoi  répondre  aux  exigences  légitimes  du  croyant. 
Il  n'est  pour  cela  que  de  la  bien  comprendre  et  les 
maîtres  de  l'École  sont  toujours  là  pour  en  fournir 
les  moyens  à  quiconque  veut  prendre  la  peine  de  s'en 
nourrir. 

De  cette  foi  comme  de  la  théologie  qui  se  propose 
de  l'expliquer  la  clef  de  voûte  est  dans  la  personne 
du  Christ.  Le  dogme  de  la  rédemption,  en  elfet,  pos- 
tule celui  de  l'incarnation,  qu'il  ne  fait  guère,  en 
somme,  que  prolonger.  Aussi  bien,  à  mesure  qu'elle 
hésite  ou  capitule  sur  le  second,  voit -on  la  Réforme 
gauchir  également  sur  le  premier.  C'est,  au  contraire, 
parce  qu'elle  reste  inébranlable  sur  la  divinité  du 
Rédempteur  que  l'Église  catholique  peut  et  veut 
conserver  à  son  œuvre  le  sens  total  qui  lui  est  attribué 
par  la  révélation. 

Si  le  Christ  est  vraiment  un  Dieu  fait  homme,  com- 
ment pourrait-il  ne  pas  intéresser  les  conditions  les 


plus  essentielles  de  notre  salut?  Maître  et  modèle  sans 
nul  doute,  ne  doit-il  pas  être  encore  foyer  de  grâce 
et  principe  de  vie?  Unique  révélateur  des  volontés 
et  des  promesses  du  Père,  n'est-il  pas  normal  qu'il 
soit  le  garant  aussi  bien  que  le  messager  de  son  par- 
don? Et  s'il  est  le  Sauveur  de  par  sa  mission  même, 
serait-il  possible  qu'il  ne  fût  pas  tout  à  fait?  Moins 
que  tout  le  reste,  le  retour  de  l'amitié  divine  peut  en 
être  excepté. 

Avec  de  telles  prémisses,  on  est  évidemment  sur  le 
chemin  de  la  conclusion.  Il  suffit  de  «  réaliser  »,  à  la 
lumière  d'une  tradition  qui  par  saint  Paul  remonte 
à  Jésus  lui-même,  ce  que  signifie  dans  le  monde  spi- 
rituel le  sacrifice  du  Fils  de  Dieu,  pour  concevoir 
aussitôt,  en  attendant  de  le  lire  avec  plus  de  préci- 
sion sous  les  termes  ecclésiastiques  de  satisfaction  et 
de  mérite,  qu'il  constitue,  au  profit  de  la  famille  hu- 
maine dont  le  Christ  est  le  chef,  un  capital  assez  riche, 
non  seulement  pour  couvrir  amplement  le  montant 
de  nos  dettes,  mais  pour  devenir  la  source  inépuisable 
de  tous  les  dons  surnaturels  qui  nous  sont  départis  et 
même,  par  anticipation,  de  tous  ceux  que  l'humanité 
reçut  de  la  bonté  divine  en  prévision  de  son  avène- 
ment. 

Élevée  sur  ces  hauteurs  qu'illuminent  les  clartés  de 
la  foi,  il  est  évident  que  la  rédemption  se  classe  au 
nombre  de  ces  vérités  qui  s'adressent  à  •  l'âme  tout  en- 
tière ».  De  grands  esprits  y  appliquèrent  leurs  facultés 
intellectuelles  sans  l'épuiser  :  à  leur  suite  le  champ 
reste  ouvert  à  la  recherche  pour  ceux  qui  en  ont  la 
force  et  le  goût.  Mais  il  n'est  surtout  pas  de  croyant 
qui  ne  puisse  et  ne  doive  s'en  pénétrer  le  cœur.  En 
soi,  tel  que  l'Église  nous  le  présente,  aucun  mystère 
n'est  mieux  fait  pour  nous  révéler  in  concreto  les  attri- 
buts de  Dieu,  dont  il  est  comme  la  suprême  expression, 
ou  pour  nous  inculquer  le  double  sentiment  corrélatif 
de  notre  misère,  et  de  notre  grandeur.  Leçon  générale 
qui  devient  particulièrement  saisissante  quand,  à 
l'exemple  de  l'Apôtre,  Gai.,  il,  20  et  I  Tim.,  i,  15,  avec 
tous  les  mystiques  et  tous  les  saints,  chacun  s'en  fait 
à  lui-même,  l'application  et  se  met  en  état  d'entendre 
la  voix  de  Jésus  lui  murmurer  au  plus  intime  de  son 
être  comme  à  Pascal  :  «  Je  pensais  à  toi  dans  mon 
agonie;  j'ai  versé  telles  gouttes  de  sang  pour  toi.  » 
Pensées,  petite  éd.  Brunschvicg,  n.  553,  p.  574. 

N'est-ce  pas  un  fait  d'expérience  que  la  croix  reste 
le  grand  livre  du  chrétien?  Saint  Paul  concentrait  en 
«  Jésus  le  Christ  et  le  crucifié  »  l'unique  savoir  dont  il 
se  déclarât  fier.  Alternativement,  bien  que  sans 
jamais  les  séparer,  l'âme  croyante  approvisionne  sa 
vie  à  ces  deux  sources  complémentaires,  où  elle  re- 
cueille le  bienfait  pratique  de  sa  foi  au  Fils  de  Dieu 
fait  homme.  Rcligiosiori  pretiosior  est  Deus,  notait 
finement  saint  Ambroise,  Lib.  de  Joseph  pair.,  14, 
P.  L.,  t.  xiv  (édition  de  1866),  col.  678,  en  parlant  des 
deux  natures  dont  se  compose  le  Christ;  peccatori  pre- 
tiosior est  Redemptor. 

IV.  NOTES  SUR  L'HISTOIRE  LITTÉRAIRE 
DE  LA  QUESTION.  — Très  abondante,  surtout  parmi 
les  protestants  chez  qui  leur  dogme  capital  de  la  justi- 
fient ion  par  la  foi  développe  un  intérêt  passionné  pour 
tout  ce  qui  touche  à  l'œuvre  du  Christ,  la  littérature 
consacrée  a  la  doctrine  de  la  rédemption  est  aussi,  par 
.surcroit,  très  difficile  à  classer,  tellement  l'inspiration 
l  variable  et  les  genres  d'ordinaire  confondus. 
Sous  le  bénéfice  de  celte-  remarque  préliminaire,  on 
essaiera  d'en  grouper  les  principales  productions 
d'après  l'aspect  dominant,  sinon  exclusif,  de  leurs 
tendances  et  de  leur  objet.  I.  Sources.  IL  Études 
positives  (col.  1993).  III.  Études  systématiques 
(col.  2000). 

I.  Sources.  —  En  plus  des  auteurs  sacrés,  tous  les 
témoins  de  la  tradition  chrétienne,  ancienne  ou  mo- 


1993      RÉDEMPTION.    SOURCES    LITTERAIRES,    MONOGRAPHIES      1994 


dénie,  appartiennent  au  dossier  de  la  question.  Quel- 
ques œuvres  plus  notables  se  détachent  de  cette  masse, 
qui,  dans  des  sens  d'ailleurs  très  ditlérents,  sont  deve- 
nues classiques  en  raison  de  leur  influence  ou  de  leur 
valeur. 

1°  Chez  les  catholiques.  —  Anselme  de  Cantorbéry, 
Cur  Deus  homo  (1098),  édition  Gerberon  (très  mé- 
diocre), dans  P.  L.,  t.  clviii,  col.  301-430;  édition  cri- 
tique par  Fr.-S.  Schmitt,  Bonn,  1929  (dans  Florilegium 
patristicam,  fasc.  xvm).  Sur  la  genèse  du  traité  : 
E.  Druwé,  Libri  sancti  Anselmi  «  Cur  Deus  homo  »  pri- 
ma forma  inedila,  Rome,  1933  (Analecta  Gregor.,  t.  ni); 
J.  Rivière,  Un  premier  jet  du  «  Cur  Deus  homo  »?,  dans 
Revue  des  sciences  religieuses,  t.  xiv,  1934,  p.  329- 
3G9  (discussion  du  précédent);  réponse  d'E.  Druwé 
dans  Revue  d'hist.  ceci.,  t.  xxxi,  1935,  p.  501-540,  sui- 
vie d'une  réplique  dans  Revue  des  .sciences  rel.,  t.  xvi, 
193G,  p.  1-32. 

Mise  en  œuvre  du  Cur  Deus  homo  :  S.  Thomas  d'A- 
quin,  Sum  th.,  IIIa,  q.  xlvi-xlix  (qui  représente  les 
positions  communes  de  l'École).  Glose  dans  T.  Pègues, 
Commentaire  français  littéral  de  la  Somme  théologique, 
Toulouse  et  Paris,  t.  xvi,  1926;  traduction,  avec 
«  notes  explicatives  »  et  «  renseignements  techniques  », 
dans  P.  Synave,  Saint  Thomas  d'Aquin  :  Vie  de  Jésus, 
t.  m,  Paris,  1931  ;  utilisation  pieuse  dans  Pr.  Mugnier, 
La  passion  de  Jésus-Christ,  Paris,  1032.  —  Duns  Scot, 
Opus  Oxon.,  In  IIlam  Sent.,  dist.  XIX-XX  (dont  l'ac- 
tion se  retrouve  à  travers  toute  la  scolastique  des 
siècles   suivants). 

2°  Chez  les  protestants.  —  J.  Calvin,  Inst.  rel.  christ., 
II,  xvi,  1-12  (édition  définitive,  1559),  dans  Opéra 
omnia,  édit.  liaum,  Cunitz  et  Reuss,  t.  n,  col.  367- 
379  (très  représentatif  de  la  direction  nouvelle  prise 
par  le  protestantisme  en  la  matière).  —  F.  Socin,  De 
Chrislo  servalore  (1578),  dans  Bibliotheca  Fratrwn  polo- 
norum,  Irénopolis  (Amsterdam),  post  annum  Domini 
1656,  t.  il,  p.  115-246  (synthèse  du  rationalisme  uni- 
tarien).  Échos  de  la  polémique  dirigée  à  son  endroit 
par  l'orthodoxie  protestante  dans  J.-J.  Rambach, 
Einleilung  in  die  Religions  -Streitigkeiten  der  ev.-luth. 
Kirche  mit  den  Socinianern,  édit.  Hecht,  Cobourg 
et  Leipzig,  1745,  t.  n,  p.  395-535.  —  H.  Grotius, 
Defensio  fidei  catholicœ  de  satisf actione  Christi,  Leyde, 
1617  (dont  l'importance  est  attestée  par  J.-J.  Ram- 
b'ach,  t.  i,  appendice,  p.  406-428).  Réédition  par 
J.-J.  Lange,  Leipzig,  1730:  traduction  anglaise,  avec 
introduction  et  notes,  par  F.-H.  Foster  :  A  defence  of 
the.  calholic  failh  concerning  the  satisfaction  of  Christ, 
Andover,  1889.  Critique  du  point  de  vue  socinien  par 
J.  Crell,  Responsio  ad  librum  Hugonis  Grotii  (1623), 
dans  liibl.  Fr.  Polon.,  t.  v;  défense  par  A.  Essenius, 
Triumphus  crucis  seu  fides  catholica  de  salisfaclione 
ac  merito  Christi  asserta,  Utrecht,  1666.  Sur  le  mou- 
vement américain  issu  de  Grotius,  au  tournant  du 
xvmc  siècle,  les  «  discours  et  traités  »  les  plus  carac- 
téristiques sont  réunis  dans  E.-A.  Park,  The  alone^ 
ment,  Boston,  2e  édit.,  1860.  —  Plébiscites  religieux 
propres  à  dessiner  en  raccourci  les  courants  du  pro- 
testantisme contemporain  :  The  alonement.  A  clérical 
symposium,  Londres,  1883;  The  alonement  in  modem 
religious  thought.  A  theological  symposium,  3e  éd., 
Londres,  1 907  :  E.  Pfennigsdorf,  Der  Erlôsungsgcdanke, 
Gcettingue,  1929  (compte  rendu  d'un  Congrès  de 
théologiens  allemands  tenu  à  Francfort-sur-Mein,  oc- 
tobre 1928). 

II.  Études  positives.  — ■  Sans  parler  des  partis- 
pris  inconscients,  rares  sont  les  auteurs  qui  ne  met- 
tent pas  expressément  leurs  enquêtes  au  service  d'un 
dogmatisme  avoué.  Ce  sont  même,  dans  l'ensemble, 
les  travaux  les  plus  négatifs  qui  répondent  davantage 
au  type  des  histoires  écrites  ad  probandum.  Il  ne 
s'agit  donc  que  de  dresser  ici  l'état  approximatif  de 


ceux  dont  la  documentation  est  plus  nourrie  et  le 
caractère  positif  plus  accentué. 

1°  Publications  générales.  —  Dans  toutes  les  his- 
toires des  dogmes  —  ou  synthèses  équivalentes  —  celui 
de  la  rédemption  reçoit  une  plus  ou  moins  grande  part. 

1.  Chez  les  protestants.  —  On  peut  surtout  retenir  : 
W.  Miïnseher,  Handbuch  der  chrisllichen  Dogmen- 
geschichle,  Marbourg,  2e  éd.,  1804;  D.-Fr.  Strauss,  Die 
christlichc  Glaubenstehre,  Tubingue  et  Stuttgart,  1841  ; 
Ad.  Harnack,  Lehrbuch  der  Dogmengeschichle,  4°  éd., 
Tubingue,  1909-1910;  trad.  angl.  sur  la  3e  éd.,  1893; 
Fr.  L,ooîs,  Leitfaden  zum  Sludiuni  der  Dogmengeschichle, 
Halle,  4e  éd.,  1906;  R.  Seeberg,  Lehrbuch  der  Dogmen- 
geschichle, Leipzig,  1908-1920. 

2.  Chez  les  catholiques.  —  D.  Petau,  De  incarnatione 
Verbi,  il,  5-17  et  xm,  2-12,  dans  Opus  de  thcologicis 
dogmatibus  (1643-1650),  édition  de  Bar-le-Duc,  1868, 
t.  v  et  vi  ;  L.  Thomassin,  De  incarnatione  Vcrbi  Dei, 
i,  1-21  et  ix-x,  8-10,  dans  Dogmata  tlwologica  (1680- 
1689),  éd.  Vives,  Paris,  1868,  t.  m  et  iv;  J.  Schwane, 
Dogmengeschichle,  Fribourg-en-Br.,  1860-1868;  trad. 
A.  Degert  :  Histoire  des  dogmes,  Paris,  1901-1904; 
J.  Tixeront,  Histoire  des  dogmes  dans  l'antiquité  chré- 
tienne, Paris,  1905-1909. 

2°  Monographies.  —  Plus  qu'à  tous  les  autres,  c'est 
particulièrement  à  ces  sorlcs  d'ouvrages  que  les  atta- 
ches confessionnelles  et  les  préférences  doctrinales 
de  l'auteur  impriment  le  cachet  du  subjectif. 

1 .  Chez  les  protestants.  —  Simples  ébauches  :  J.-Fr. 
Cotta,  Disserlatio...  historiam  doclriiuv  de  rcdcmplione 
Ecclesise  sanguine  J.-C.  facla  exhibais,  dans  son  édi- 
tion de  J.  Gerhard,  Loci  theologici,  t.  iv,  Tubingue, 
1765,  p.  1 D5-1 32;  W.  Ziegler,  Historia  dogmatis  de 
redemj>lione,  Gœttingue,  1791;  repris  dans  Velthusen, 
Kuinoel  et  Rupert,  Convnentationes  theologicse,  Leip- 
zig, t.  v,  1798,  p.  227-299  (l'un  et  l'autre  de  confession 
luthérienne  orthodoxe);  I.  Priestlcy,  A  history  of  the 
corruptions  of  christianity,  2°  partie  (Londres,  1782), 
réédition  populaire,  1871  (socinien);  R.  Pozzy,  His- 
toire du  dogme  de  la  rédemption,  Paris,  1868  (calvi- 
niste conservateur).  —  •  Première  étude  méthodique  : 
F.-Chr.  Baur,  Die  christlichc  l.ehre  von  der  Ycrsohnung, 
Tubingue,  1838  (rationaliste).  Elle  inspire  les  esquisses 
plus  brillantes  que  solides  risquées  chez  nous  par 
A.  Révillc,  De  la  rédemption.  Études  historiques  et 
dogmatiques,  Paris,  1859;  Aug.  Sabatier,  Le  dogme  de 
l'expiation  et  son  évolution  historique,  Paris,  1903  ;  trad. 
angl.,  1904.  —  Contributions  postérieures,  d'inspira- 
tion libérale  et  subjectiviste  :  A.  Ritschl,  Die  Lehre 
von  der  Rechtfertigung  und  Versôhnung,  t.  i,  Bonn, 
3e  édit.,  1889;  trad.  angl.,  1872;  G.-B.  Stevens,  The 
Christian  doctrine  of  salvalion,  Edimbourg,  1905; 
H.  Rashdall,  The  idea  of  alonement  in  Christian  theo- 
logy,  Londres,  1919;  d'inspiration  plutôt  ecclésiasti- 
que et  traditionnelle  :  K.  Grass,  Die  Gotlheit  Jesu 
Christi  in  ihrer  Bedeutung  fur  den  Heilswert  seines 
Todes,  Giitersloh,  1900;  J.'-K.  Mozlcy,  The  doctrine  of 
the  alonement,  Londres,  1915;  R.-S.  Franks,  A  history 
of  the  doctrine  of  the  work  of  Christ,  Londres,  1919; 
L.-W.  Grensted,  A  short  history  of  the  doctrine  of  the 
alonement,  Manchester,  1920;  R.  Mackintosh,  Historié 
théories  of  atonemenl,  Londres,  1920.  ■ — ■  Presque  toutes 
ces  histoires,  surtout  les  plus  objectives,  laissent  de 
côté  l'Écriture,  pour  ne  s'arrêter  qu'aux  écrits  des 
Pères  et  des  théologiens.  Naturellement,  chacun  des 
auteurs  se  montre  plus  exact  et  plus  informé  sur  son 
pays  respectif. 

Au  radicalisme  le  plus  extrême  et  le  plus  agressif 
des  historiens  protestants  il  faut  rattacher  J.  Turmel, 
La  rédemption,  dans  Histoire  des  dogmes,  t.  i,  Paris, 
1931,  p.  299-464  (reprise  élargie  des  articles  publiés 
d'abord  sous  le  pseudonyme  d'  «  Hippolyte  Gallc- 
l   rand  »,  1922  et  1925). 


1ÏI95 


RÉDEMPTION.    ÉTUDES   POSITIVES   :   PÉRIODE   l'ATKISTIQUE 


1996 


2.  Chez  les  catholiques.  —  Simples  ébauches  sous  la 
forme  de  thèses  dogmatiques  plus  ou  moins  ouvertes 
aux  problèmes  d'ordre  positif  :  15.  Dôrholt,  Die  Lettre 
von  der  Genugthuung  Chrisli,  Paderborn,  1891  (très 
complet  sur  les  opinions  scolastiqucs);  J.-Fr.-S.  Muth, 
Die  Heilstal  Chrisii  als  slellvertretendc  Genugthuung, 
Munich,  1904;  K.  Staab,  Die  Lehrc  von  der  sicllvcrtre- 
tenden  Genugthuung  Christi,  Paderborn,  1908.  (Thèses 
de  forte  dimension). 

Études  méthodiques  :  II. -N.  Oxenham,  The  catholic 
doctrine  of  the  atonement  (1865),  Londres,  Ie  édit.,  1881, 
(tributaire  de  P.aur);  trad.  J.  Bruneau  :  Histoire  du 
dogme  de  la  rédemption,  Paris,  1909;  J.  Rivière,  Le 
dogme  de  la  rédemption.  Essai  d'étude  historique, 
Paris,  1905  (i.  La  rédemption  dans  l'Écriture  Sainte; 
il.  La  rédemption  chez  les  Pères  grecs;  m.  La  ré- 
demption chez  les  Pères  latins;  iv.  La  rédemption  au 
Moyen  Age;  v.  La  question  des  droits  du  démon); 
trad.  angl.,  1909.  A  compléter  :  a)  Pour  l'histoire  de 
la  sotériologie  protestante,  par  Le  dogme  de  la  rédemp- 
tion. Étude  théologique,  3e  partie  (Systèmes  classi- 
ques :  le  protestantisme  orthodoxe,  le  rationalisme 
socinien,  le  légalisme  de  Grotius;  systèmes  modernes  : 
évolution  du  libéralisme,  évolution  de  l'orthodoxie). 
b)  Pour  les  périodes  anciennes,  par  Le  dogme  de  la 
rédemption  chez  saint  Augustin,  Paris,  3e  éd.,  1933. 
(i.  Règne  du  démon  sur  l'humanité;  n.  Un  aspect  de 
l'économie  rédemptrice  :  la  «  justice  »  envers  le  dé- 
mon; m.  Le  démon  dans  l'ensemble  du  plan  divin; 
avec  dix  appendices  :  Le  «  droit  »  du  démon  dans  l'an- 
cienne Église;  Une  synthèse  populaire;  La  loi  de 
«justice  »  dans  la  tradition  antérieure;  «  Numquid  »  ou 
«nonne»?  Un  problème  de  critique  textuelle;  <■  Ten- 
dicula  crucis  »;  «  Muscipula  diaboli  »;  Dossier  scriptu- 
raire  de  la  rédemption;  Premières  ébauches  de  «Car 
Deus  homo  »;  Évolution  de  saint  Augustin?;  Le  pré- 
tendu marché  avec  le  démon);  Le  dogme  de  la  rédemp- 
tion après  saint  Augustin,  Paris,  1930  (i.  Saint  Léon 
le  Grand;  il.  Au  temps  de  saint  Grégoire;  avec  trois 
appendices  :  Rôle  de  la  divinité  du  Rédempteur;  Mort 
et  démon  chez  les  Pères  latins;  Mort  et  démon  chez 
les  Pères  grecs,  et  un  épilogue  :  Qui  est  <  Hippolyte 
Gallerand  »?);  Le  dogme  de  la  rédemption  au  début  du 
Moyen  Age,  Paris,  1934  (i.  Persistance  de  l'ancienne 
théologie;  n.  Voies  nouvelles  :  Anselme,  Abélard; 
m.  Rencontre  des  deux  courants  :  Influence  de  saint 
Anselme;  École  d'Abélard;  Rôle  de  saint  Rernard; 
avec  quatre  appendices  :  Réveil  de  la  théorie  du 
«  rachat  »;  Le  conflit  des  «  filles  de  Dieu  »;  La  fin  du 
xne  siècle;  Dans  l'atelier  de  l'École,  et  un  épilogue  : 
L'avenir  du  dogme  de  la  Rédemption),  c)  Pour  l'en- 
semble, par  Le  dogme  de  la  rédemption.  Études  critiques 
et  documents,  Ire  série.  Louvain,  1931  (i.  Fondements 
scripturaires;  n.  Tradition  patristique,  La  surprise  du 
démon  :  saint  Ignace  d'Antioche;  La  ruine  du  démon  : 
Apologistes  et  premiers  Alexandrins;  La  «  justice  » 
envers  le  démon  :  saint  Irénée  ;  Le  «  rachat.  »  au  démon  : 
Tertullien,  Origène,  Derniers  témoins  de  la  théorie; 
m.  Systématisation  médiévale,  En  Orient  :  Théodore 
Abû-Qurra,  Nicolas  de  Méthone,  Nicolas  Cabasilas; 
En  Occident  :  La  doctrine  de  saint  Anselme,  Une 
page  fie  Dante;  rv.  Variations  modernes  :  Deux 
«  Banquets  »  dans  l'Église  d'Angleterre;  Un  congrès 
de.  théologiens  allemands);  Le  dogme  de  la  rédemption. 
Études  critiques  et  documents,  \\"  série  (en  prépara- 
tion). 

3°  Éludes  partielles.  Ces  études  générales  oui  été 
précédées  ou  suivies  d'innombrables  travaux  particu- 
liers. II  suffira  d'indiquer  ceux  qui  semblent  plus 
dignes  d'attention.  Mien  qu'au  total  la  question  soit 
ici  de  moindre  conséquence,  il  a  paru  bon,  ne  fût-ce 
qu'à  titre  documentaire,  de  distinguer,  au  passage, 
ceux  qui  proviennent  de  milieux  protestants. 


1.  Période  seripturaire.  Autour  de  l'Écriture  se 
concentrent  tous  les  problèmes  théologiques  et  histo- 
riques soulevés  par  les  origines  du  dogme  chrétien. 

a)  Sens  de  la  révélation.  —  V.  Rose,  Études  sur  les 
Évangiles,  Paris,  1902;  A.  Médebiclle,  L'expiation 
lions  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  t.  i  :  L'Ancien 
Testament,  Rome,  192  4  ;  La  vie  donnée  en  rançon,  dans 
Biblica,  t.  rv,  1923.  p.  3-40;  art.  Expiation,  dans 
Dictionnaire  de  lu  llible,  supplément,  fasc.  12,  Pa- 
ris, 1934,  col.  1-2(32  (avec  une  bibliographie  très 
étendue);  E.  Ménégoz  (prot.),  Le  péché  cl  la  rédemption 
d'après  saint  Paul,  Paris,  1882;  La  théoloqie  de  l'épîlre 
aux  Hébreux,  Paris,  1894;  La  mort  de  Jésus  et  le  dogme 
de  l'expiation,  Paris,  1905;  Éd.  Tobac,  Le  problème  de 
la  justification  dans  saint  Paul,  Louvain,  1908;  F.  Prat, 
La  théologie  de  saint  Paul,  t.  il,  Paris,  10e  éd.,  1925; 
R.  Bandas,  The.  master-idea  of  saint  Paul's  Epistles  or 
the  rédemption  (thèse  de  Louvain),  Bruges,  1925;  J.  Ri- 
vière, Le  dogme  de  la  Rédemption.  Études  critiques  et 
documents  (i.  Fondements  scripturaires,  L'Évangile  : 
Jésus  «  rançon  »;  Théologie  de  saint  Paul). 

b)  Révélation  judéo-chrétienne  et  milieu  païen.  — 
H.  Lietzmann  (prot.), Der  Weltheû and,  Tubingue,  1908; 
M.  Briickner  (pr°t-),  Der  slcrbende  und  auferstehende 
Gottheiland,  Tubingue,  1908;  J.  Leopoldt  (prot.), 
Sterbende  und  auferstehende  Gôller,  Leipzig,  1923: 
Anonyme,  La  foi  en  la  rédemption  et  au  médiateur  dans 
les  principales  religions  (d'après  O.  Pfleiderer,  prot.), 
dans  Revue  de  l'histoire  des  religions,  t.  rv,  1881, 
p.  378-382,  et  t.  v,  1882,  p.  123-137,  380-397;  R.  Rei- 
zenstein  (prot.),  Vorchrislliche  Erlôsungslchren,  Up- 
sal,  1922;  A.  Jercmias  (prot.),  Die  ausserbiblische 
Erlôserserwarlung,  1927;  W.  Stârk  (prot).,  Soter, 
Giitersloh,  1933;  J.  Toutain,  L'idée  religieuse  de 
rédemption  et  l'un  de  ses  principaux  rites  dans  l'anti- 
quité grecque  et  romaine,  dans  Annuaire  1016-1917 
publié  par  l'École  pratique  des  Hautes-Études,  sec- 
tion des  sciences  religieuses,  Paris,  1916;  J.-G.  Fra- 
zer  (prot.),  The  scapegoat,  Londres,  1913;  trad.  fr.  : 
Le  bouc  émissaire,  Paris,  1925;  J.  Wach  (prot.),  Der 
Erlôsungsgedanke  und  seine  Deutung,  Leipzig,  1922, 
(synthèse  tendancieuse  des  matériaux  fournis  par  l'his- 
toire comparée  des  religions). 

Chez  les  savants  catholiques  :  L.  Dùrr,  Ursprung 
und  Au/bau  der  jùdiscli-israelitischen  Hcilandscrwar- 
tung,  Berlin,  1905;  L.  Dennefeld,  Le  messianisme, 
Paris,  1929:  C.  van  Crombrugghe,  De  soleriologiœ 
christianœ  primis  fonlibus,  Louvain,  1905;  E.  Krebs, 
Der  Logos  aie  Heiland  im  erslen  Jahrhundert,  Fri- 
bourg-en-Br.,  1910;  Semaine  internationale  d'ethno- 
logie religieuse  (Milan,  1925),  Paris,  1926,  p.  247-304; 
B.  Allô,  Les  dieux  sauveurs  du  paganisme  gréco- 
romain,  dans  Revue  des  sciences  phil.  et  ihéol.,  t.  xv, 
1926,  p.  5-34;  L.  de  Grandmaison,  Dieux  morts  et 
ressuscites,  dans  Jésus-Christ,  Paris,  1931,  t.  n, 
p.  510-532. 

2.  Période  patristique.  Non  moins  que  les  groupes 
ou  les  individus  principaux,  certaines  questions  d'en- 
semble ont  particulièrement  retenu  l'attention  dans 
l'Église  et  au  dehors. 

a)  Analyses  d'auteurs.  —  K.  Bàhr  (prot.),  Die  Lehrc 
der  Kircht  vom  Tode.  Jesu  in  den  erslen  drei  Jahrhun- 
derten,  Sulzbach.  1832:  L.  Malfre  (prot.),  Le  dogme 
de  la  rédemption  pendant  les  xi  premiers  siècles,  Mon- 
tauban,  1869.  — -  G.  Wustmann  (prot.).  Die  Heilsbe- 
deutung  Christi  bei  den  aposlolischen  Vdtern,  Giitersloh, 
1905;  P.  Montagne,  La  doctrine  de  saint  Clément 
sur  la  personne  et  l'œuvre  du  Christ,  dans  Revue  tho- 
miste, t.  \,  1905-1906;  V,  Schweitzef,  Polycarp  von 
Smyrna  ùber  Erlôsung,  dans  Theol.  Quartalschrift, 
t.  î. xxxvi,  1904,  p.  91-109;  J.  Rivière,  Un  exposé 
marcionite  de  la  rédemption,  dans  Revue  des  sciences 
rel.,  1. 1,  1921,  p.  185-207,  297-323,  et  t.  v,  1925,  p.  63  I- 


1997 


REDEMPTION.    ETUDES   POSITIVES   :    MOYEN   AGE 


1998 


642.  —  A.  Chantre  (prot.),  Exposition  des  opinions 
d'Irénée,  TerlulUen,  Clément  d' Alexandrie  et  Origène 
sur  l'œuvre  rédemptrice  de  Jésus-Christ,  Genève,  1860; 
J.  Chaine,  Le  Christ  Rédempteur  d'après  saint  Irénée 
(thèse  de  Lyon),  Le  Puy,  1919;  P.  Galtier,  La  rédemp- 
tion et  les  droits  du  démon  dans  saint  Irénée,  clans 
Recherches  de  science  rel.,  t.  il,  1911,  p.  1-24;  A.  d'Alès, 
La  doctrine  de  la  récapitulation  en  saint  Irénée, 
même  périodique,  t.  vi,  1916,  p.  185-211;  Fr.  Stoll, 
Die  Lehre  des  hl.  Irenàus  von  der  Erlôsung  und  Heili- 
gung,  Mayence,  1905;  V.  Bordes  (prot.),  Exposé  cri- 
tique des  opinions  de  TerlulUen  sur  la  rédemption, 
Strasbourg,  1860  ;  A.  Fournier  (prot.),  Exposition 
critique  des  idées  d'Origcne  sur  la  rédemption,  Stras- 
bourg, 1860.  —  G.  Pell,  Die  Lehre  des  hl.  Athanasius 
von  der  Sùnde  und  Erlôsung,  Passau,  1888:  H.  Stràter, 
Die  Erlôsungslehre  des  hl.  Athanasius,  Fribourg-en- 
Br.,  1894;  M.  Scott  (prot.),  Athanasius  on  the  atone- 
menl,  1914;  V.  Cremers,  De  Verlossingsidee  bij  Atha- 
nasius den  Groote,  Turnhout,  1923;  J.-B.  Aufhauser, 
Die  Heilslchre  des  hl.  Gregor  von  Kyssa,  Munich,  1910; 
E.  Weigl,  Die  Heilslehre  des  hl.  Cijrill  von  Alexan- 
drien,  Mayence,  1905.  —  K.  Kùhner  (prot.),  Augus- 
tin's  Anschauung  von  der  Erlôserbideulung  Christi, 
Heidelberg,  1890;  J.  Gottschick  (prot.),  Augustins 
Anschauung  von  den  Erlôseririrkunyen  Christi,  dans 
Zeitschrifl  fur  Théologie  und  Kirche,  t.  xi,  1901, 
p.  97-213;  O.  Scheel  (prot.),  Die  Anschauung  Augus- 
tins ùber  Christi  Person  und  Werk,  Tubingue  et  Leip- 
zig, 1901  ;  Zu  Augustins  Anschauung  von  der  Erlôsung 
durch  Chrislus,  dans  Theologische  Sludien  und  Krili- 
ken,  t.  lxxvii,  1904,  p.  401-433  et  491-554  (discussion 
du  mémoire  de  J.  Gottschick);  C.  van  Crombrugghe, 
La  doctrine  christologique  et  sotériologique  de  saint 
Augustin  et  ses  rapports  avec  le  néoplatonisme,  dans 
Revue  d'histoire  eccl.,  t.  v,  1904,  p.  237-257  et  477-503 
(discussion  de  la  thèse  d'O.  Scheel);  «  H.  Gallerand  », 
La  rédemption  dans  saint  Augustin,  dans  Revue  d'his- 
toire et  de  littérature  rel.,  nouvelle  série,  t.  vin,  1922, 
p.  38-77;  La  rédemption  dans  l'Église  latine  d'Augus- 
tin à  Anselme,  dans  Revue  de  l'histoire  des  religions, 
t.  xci,  1925,  p.  35-76.  Articles  repris  sous  son  \rai 
nom  par  J.  Turmel  dans  son  Histoire  des  dogmes,  t.  i  ; 
discutés  par  J.  Bivière,  Le  dogme  de  la  rédemption  chez 
saint  Augustin,  1928-1933,  et  Le  dogme  de  la  rédemp- 
tion après  saint  Augustin,  1930. 

b)  Problèmes  particuliers.  —  J.-Chr.  Dôderletn 
(prot.),  De  redemptione  a  poleslale  diaboli  (1774-1775), 
dans  Opuscula  theologica,  Iéna,  1789;  J.  Wirtz,  Die 
Lehre  von  der  Apolylrosis,  Trêves,  1906;  L.  Faillon, 
Dissertation  sur  le  mystère  de  la  rédemption  des  hommes 
par  N.-S.  J.-C,  éditée  par  H.  Lesètre,  dans  Revue  du 
clergé  fr.,  t.  lxxxii,  1915,  p.  426-446  (curieuse  collec- 
tion d'archaïsmes  patristiques).  —  G.  Jouassard, 
L'abandon  du  Christ  en  croix  d'après  saint  Augustin, 
dans  Revue  des  sciences  phil.  et  théol.,  t.  xm,  1924, 
p.  310-326;  L'abandon  du  Christ  en  croix  dans  la  tra- 
dition grecque  des  iFe  et  Ve  siècles,  dans  Revue  des  scien- 
ces rel.,  t.  v,  1925,  p.  609-633.  —  H.  Linssen,  0eoç 
atorrçp.  Entwickelung  und  Verbreitung  einer  lilur- 
gischen  Eormelgruppcn,  dans  Jahrbuch  fur  Liturgie- 
wissenschaft,  t.  vin,  1928,  p.  1-76.  —  J.  Bivière,  Le 
dogme  de  la  rédemption  devant  l'histoire.  Un  plaidoyer 
de  M.  Turmel,  Paris,  1936  (i.  Ensemble  de  la  tradition 
patristique;  n.  Mythe  de  la  rançon  payée  à  Satan; 
m.  Sens  de  la  «  justice  »  envers  le  démon). 

3.  Période  médiévale.  —  C'est  au  Moyen  Age  que  le 
dogme  de  la  rédemption  s'est  coulé  dans  son  moule 
actuel.  D'où  l'intérêt  provoqué  par  les  divers  artisans 
de  ce  travail. 

a)  Questions  générales.  — ■  J.  Bach,  Die  Dogmen- 
geschichle  des  M itlelalters,  Vienne,  1874-1875;  J.  Gott- 
schick (prot.),  Sludien  zur  Versôhnungslehredes  Mittel- 


allers,  dans  Zeitschrifl  fur  Kirchengeschichle,  i  :  [Saint 
Bernard  et  Abélard],  t.  xxn,  1901,  p.  378-438;  n  : 
Pelrus  Lombardus,  t.  xxm,  1902,  p.  35-67;  m  : 
Alexander  Halesius,  Bonaventura,  Albertus  Magnus, 
Thomas  Aquinas,  t.  xxm,  1902,  p.  191-222,321-375, 
et  t.  xxiv,  1903,  p.  15-45;  iv  :  Dans  und  Bicl,  t.  xxiv, 
1903,  p.  198-231;  J.  Bivière,  Sur  les  premières  appli- 
cations du  terme  «  salisfaclio  »  à  l'œuvre  du  Christ,  dans 
Bulletin  de  littérature  ceci.,  1924,  p.  285-297  et  353- 
369;  cf.  1927,  p.  160-164. 

b)  Fondateurs  de  l'École.  —  E.  Cremer  (prot.),  Die 
Wurzeln  des  Anselm'schen  Satisfaclionsbegriffes,  dans 
Theol.  Sludien  und  Kriliken,  t.  lui,  1880,  p.  7-24; 
Der  germanische  Satisfaktionsbegriff  in  der  Ver- 
sohnungslehrc,  même  périodique,  t.  lxvi,  1893,  p.  310- 
34").  —  B.  Funke,  Grundlagen  und  Voraussetzungen  der 
Salisfaktionslheorie  des  hl.  Anselm  von  Canterbury, 
.Viinster-en-W.,  1903;  L.  Heinrichs,  Die  Genugluungs- 
theoric  des  hl.  Anselmus  von  Canterbury,  Paderborn, 
1909;  G.-C.  Foley  (prot.),  Anselm's  theorij  of  the  alone- 
menl,  Londres,  1909;  P.  Ricard,  De  salisfaclione  Chris- 
ti in  tractalum  S.  Anselmi  «  Cur  Deus  homo  ».  Disser- 
tât io  historico-dogmatica,  Louvain,  1914.  —  J.-G.  van 
der  Plas,  Des  hl.  Anselm  «  Cur  Deus  homo  »  au)  dem 
Boden  der  jùdisch-christlichen  Polemik  des  Miitelallers, 
dans  Divas  Thomas  (de  Fribourg-en-Suisse),  1929, 
p.  146-467.  et  1930,  p.  18-32;  F.  Stentrup,  Die  Lehre 
des  hl.  Anselm  ùber  die  Nolhivendigkeit  der  Erlôsung 
und  der  Menschwerdung,  dans  Zeitschrifl  fur  die  kath. 
Théologie,  t.  xvi,  1892,  p.  653-691;  B.  Hermann 
(prot.),  Anselmslehre  von  Werke  Christi  in  ihrer  bleiben- 
den  Bedeutung,  dans  Zeitschrift  fur  systcmalischc  Théo- 
logie, t.  i,  1923,  p.  376-396.  —  «  H.  Gallerand  »,  La 
rédemption  dans  les  écrits  d'Anselme  et  d' Abélard,  dans 
Revue  de  l'histoire  des  religions,  t.  xci,  1925,  p.  212-241. 
Article  repris  sous  son  vrai  nom  par  .1.  Turmel  dans 
son  Histoire  des  dogmes,  t.  i;  discuté  par  J.  Bivière, 
Le  dogme  de  la  Rédemption  au  Moyen  Age,  1934.  — 
Th.  Moosherr  (prot.),  Die  Versôhnungslehre  des  Anselm 
von  Canterbury  und  Thomas  von  Aquino,  clans  Jahr- 
bùcher  fur  prot.  Théologie,  t.  xvi,  1891),  p.  167-262; 
G.  Blot  (prot.),  Étude  comparative  de  l'idée  de  satisfac- 
tion dans  le  «  Cur  Deus  homo  »  de  saint  Anselme  et  dans 
la  théologie  antérieure  et  postérieure  (thèse  de  Paris), 
Alençon,  1886;  H.  Wiedemann,  Anselms  Satisfak- 
tionstheorie  im  Verhâltnis  zu  der  Busse  des  germanischen 
Strafrechts,  dans  Pastor  bonus  (Trêves),  t.  n,  1907,  p.  1- 
10  et  49-59.  Autres  indications  à  la  bibliographie  de 
l'article  Anselme,  t.  i,  col.  1350. 

B.  Seeberg  (prot.),  Die  Versôhnungslehre  des  Abâlard 
und  die  Bekà.npfung  derselben  durch  den  hl.  Bernhard, 
dans  Mitteilungen  und  Nachrichlen  fur  die  ev.  Kirche 
in  Russland,  t.  xlix,  1888,  p.  121-153;  S.-M.  Deutsch 
(prot.),  Peler  Abâlard,  Leipzig,  1883. 

c)  Organisateurs  de  l'École.  —  F.  Bùnger  (prot.), 
Darstellung  und  Wùrdigung  der  Lehre  des  Pelrus  Lom- 
bardus vom  Werke  Christi,  dans  Zeitschrifl  fur  iviss. 
Théologie,  t.  xlv,  1902,  p.  92-126;  A.  Landgraf,  Die 
Unterscheidung  zwischen  Hinreichen  und  Zumcndung 
der  Erlôsung  in  der  Frùhscholastik,  dans  Scholastik, 
t.  ix,  1934,  p.  202-228;  Fr.  Anders,  Die  Christologie  des 
Robert  von  Melun,  Prum,  1915.  —  B.  Guardini,  Die 
Lehre  des  hl.  Bonaventura  von  der  Erlôsung,  Dussel- 
dorf,  1921  ;  P.  Minges,  Beilrag  zur  Lehre  des  Duns 
Scolus  ïiber  das  Werk  Christi,  dans  Theologische  Quar- 
lalschrifl,  t.  lxxxix,  1907,  p.  241-279;  Th.  Fetten, 
Johannes  Duns  Scotus  ùber  das  Werk  des  Erlôsers, 
Bonn,  1913;  J.  Bivière,  La  doctrine  de  Scot  sur  la 
rédemption  devant  l'histoire  et  la  théologie,  dans  Estudis 
Franciscans,  t.  xlv,  1933,  p.  271-283;  F.  Déodat  de 
Basly,  Scotus  docens,  Paris  et  Le  Havre,  1934.  —  Sur 
les  répercussions  extérieures  du  dogme  :  Histoire  de  la 
passion  dans  l'art  français,  n°  spécial  de  la  Revue  des 


L999       REDEMPTION.    ÉTUDES    POSITIVES   :    TEMPS    MODERNES       2000 


questions  hisl.,  mai  1934,  p.  1-92  (par  divers  collabo- 
rateurs); Et.  Gilson,  La  passion  dans  la  pensée  fran- 
çaise du  Moyen  Age,  même  périodique,  juillet  1934, 
p.  146-158. 

3.  Période  moderne.  —  -  a)  Dans  ou  sur  le  protestan- 
tisme. —  Chr.-H.  Weisse,  Martinus  Lulherus  quid  de 
consilio  morlis  et  resurreclionis  Christi  scnserit,  Leip- 
zig, 1845;  F.-C.-G.  Held,  De  opère  Jcsu  Christi  salutari 
quid  M.  Lulherus  senserit,  Gœttingue,  1860;  J.  Faure, 
Élude  sur  l'anthropologie  de  Calvin  dans  ses  rapports 
avec  la  rédemption,  Montauban,  1854;  H.  Ginolhae, 
La  rédemption  dans  Calvin,  Montauban,.  1874; 
E.-M.  Audouin,  La  rédemption  d'après  Calvin,  .Mon- 
tauban, 1876;  M.  Dominicé,  L'humanité  de  Jésus 
d'après  Calvin,  Paris,  1933;  H.  Amphoux,  Essai  sur 
la  doctrine  socinicnne,  Strasbourg,  1850;  O.  Fock, 
Der  Socinianismus,  Kiel,  1847;  G.  Thomasius,  Dos 
Bekenntniss  der  luth.  Kirche  von  der  Vcrsohnung, 
Erlangen,  1857.  —  F.-E.  Wenger,  Le  dogme  de  la 
rédemption  au  XIXe  siècle,  Montauban,  1857;  F.  Lich- 
tenberger,  Histoire  des  idées  religieuses  en  Allemagne, 
t.  m,  2e  édit.,  Paris,  1888;  O.  Bensow,  Die  Lehre  von 
der  Versolmung,  Giitersloh,  1904  (très  riche  en  ren- 
seignements sur  le  xixe  siècle);  K.-G.  Seibert, 
Schleiermachers  Lehre  von  der  Versôhnung,  Wiesba- 
den,  1855;  C.  Weizsâcker,  Um  was  handelt  es  sich  in 
dem  Strcile  ùber  die  Versôhnungslehre?  (autour  de 
J.  Hofmann),  dans  Jahrbùcher  fur  deutsche  Théologie, 
t.  m,  1858,  p.  154-188;  Ph.  Bachmann,  J.-Chr.-K. 
von  Hofmannsversôhnungslehre  und  der  ùber  sie  ge- 
fuhrte  Streit,  Giitersloh,  1910;  B.  Stefîen,  llo/manns 
und  Ristchls  Lehrcn  ilber  die  Heilsbedeulung  des  Todcs 
Jesu,  Giitersloh,  1910;  P.  Wapler,  Die  Gcnesis  der 
Versôhnungslehre  J.  von  Hofmanns,  dans  Neue  kirch- 
liche  Zeilschrift,  t.  xxv,  1914,  p.  167-205.  —  F.  Bo- 
nifas,  La  doctrine  de  la  rédemption  dans  Schleiermacher, 
Paris,  1865;  J.  Autrand,  La  doctrine  de  la  rédemption 
dans  Vinet  (thèse  de  Montauban),  Toulouse,  1870; 
E.  Creisseil,  La  doctrine  de  la  rédemption  dans  W.-E. 
Channing  (thèse  de  Montauban),  Toulouse,  1870; 
P.  Fargues,  La  rédemption  d'après  M.  Secrélan,  Mon- 
tauban, 1889;  Ern.  Bertrand,  Une  nouvelle  conception 
de  la  rédemption  (celle  de  Bitschl),  Paris,  1891;  G. -F. 
Grosjcan,  La  rédemption  d'après  Franz  Leenhardt, 
Paris,  1923. 

J.  Rivière,  Où  en  est  le  problème  de  la  rédemption?, 
dans  Revue  des  sciences  rel,  t.  m,  1923,  p.  211-232; 
W.  Lùtgert,  Der  Erlosungsgcdanke  in  der  ncueren  Théo- 
logie, Giitersloh,  1928;  G.  Aulen,  Die  drei  Hauptlypen 
des  christi.  Vcrsolmungsgedanken,  dans  Zeilschrift  fur 
systemalische  Théologie,  l.  vin,  1930,  p.  501-538. 

Il  faut  mettre  en  un  rang  à  part,  comme  rebelles  à 
toute  classification,  trois  longs  articles  disparates, 
bien  que  reliés  par  un  vague  titre  commun,  où  sont 
étudiés,  du  point  de  vue  orthodoxe  et  en  fonction 
des  controverses  du  temps,  d'ailleurs  à  grands  frais 
d'érudition,  quelques  tournants  choisis  parmi  les 
principaux  que  présente  l'histoire  de  cette  doctrine, 
savoir  le  Moyen  Age  avec  saint  Anselme,  la  Réforme 
ancienne  avec  Grotius,  le  protestantisme  récent  avec 
Hascnkampf  et  Menkcn.  Un  mode  paradoxal  de  publi- 
cation achève  de  les  caractériser.  Sous  cette  rubrique 
sans  précision  :  Geschichtliches  ans  der  Versôhnungs- 
und  Geaugthuungslehre,  ils  furent  débités  en  petits 
morceaux  dans  Evangelisehe  Kirchen-Zeitung,  t.  xiv, 
1834,  col.  2-6,  9-16  et 22-24  (Anselme);  col.  521-526, 
529-533,  537-541,  585-589,  593-60.0,  601-608,  609-614 
(Grotius);  t.  xx,  1837,  col.  113-116,  121  -128,  153-158, 
161-168,  169-176,  182  181,  517-520,  525-528,  535-536. 
et  t.  xxn,  1838,  col.  189-195,  505-51  1 ,  513-519  (Ilasen- 
kampf-Menkcn,  plus,  en  guise  d'appendice,  un  bref 
épilogue  sur  G. -M.  de  Wette).  L'ensemble  constitue  un 
document  de  première  main  sur  la  crise  interne  de  la 


sotériologie    protestante  en  Allemagne  au  début  du 
siècle  dernier. 

b)  Dans  ou  sur  T  «  orthodoxie  »  orientale.  —  J.  Orfa- 
nitzky  (orth.),  Exposé  historique  du  dogme  de  la 
rédemption  (en  russe),  Moscou,  1904;  A.  Bukowski, 
Die  Genuglhuung  fur  die  Silnde  nach  der  Auffassung  der 
russischen  Orthodoxie,  Paderborn,  1911;  PI.  de  Mees- 
ter,  Études  de  théologie  orthodoxe,  IIe  série,  Théologie 
économique,  i-ii  :  Le  dogme  de  la  rédemption  (extrait  du 
Bessarione),  Rome,  1923;  iv  :  Le  mystère  de  la  rédemp- 
tion ou  sotériologie,  dans  Ephemerides  theol.  Lova- 
nienses,  t.  iv,  1927,  p.  577-612;  M.  Jugie,  Theologia 
dogmalica  chrislianorum  orienlalium,  t.  il,  Paris,  1933, 
p.  687-704. 

c)  Dans  le  catholicisme.  — ■  J.  Rivière,  La  doctrine 
de  la  rédemption  au  concile  de  Trente,  dans  Bulletin  de 
lilt.  ceci.,  1925,  p.  260-278.  —  Controverses  :  J.  Stufler, 
Die  Erlôsungslat  Christi  in  ihrer  Beziehung  zu  Gott, 
dans  Zeilschrift  fur  kalh.  Théologie,  t.  xxx,  1906, 
p.  385-107  et  625-649  (contre  H.  Schell);  Chr.  Pesch, 
Das  Sùhneleiden  misères  gôltlichen  Erlôsers  (Theol. 
Zeilfragen,  t.  vi),  Fribourg-en-Br.,  1916.  Sur  cette 
œuvre  de  polémique  et  d'approximation,  voir  Revue 
du  clergé  fr.,  t.  c,  1919,  p.  294-299;  Revue  des  sciences 
rel.,  t.  il,  1922,  p.  303-316  :  Un  dossier  palristique  de 
l'expiation;  cf.  Revue  apol.,  t.  xxxm,  1921  :  Le  sens  de 
la  rédemption.  — ■  Contributions  locales  :  H.-B.  Lough- 
nan,  Passions  sermons  and  Isaias  53,  dans  The 
Month,  t.  (xxxv.  1920,  p.  320-329  (sur  les  prédica- 
teurs anglais):  trad.  fr.  dans  Revue  du  clergé  fr., 
t.  cm,  1920,  p.  5-15  :  Théologie  et  prédication.  —  Crise 
moderniste  :  E.  Buonaiuti,  //  dogma  nella  storia. 
Problcma  crilico  e  problema  apologetico,  dans  Rivista 
storico-crilica  délie  scienze  leologiche,  t.  i,  1905,  p.  713- 
728;  S.  Minocchi,  //  dogma  délia  redenzione,  dans  Sludi 
religiosi,  t.  v,  1906,  ]>.  541-587;  E.  Michaud,  Le  dogme 
de  la  rédemption,  dans  Revue  internationale  de  théolo- 
gie, t.  xiv,  1906,  p.  435-461.  —  Divers  échanges  de 
vues  :  Le  mystère  de  la  rédemption,  dans  La  science 
catholique,  t.  xix,  1905,  p.  961-989,  et  t.  xx,  1906, 
p.  119-131,  351-358,  467-472;  Le  dogme  de  la  rédemp- 
tion et  l'histoire,  dans  Annales  de  phil.  chr.,  février  et 
mai  1906,  4«  série,  t.  i,  p.  516-534,  et  t.  ir,  p.  176-192; 
Le  dogme,  et  la  théologie  de  la  rédemption,  dans  Revue 
du  clergé  fr.,  t.  i.xxv,  1913,  p.  115-120,  357-380  et  635- 
636;  La  théologie  de  la  rédemption,  dans  Reme  tho- 
nrisle,  1913,  p.  203-206;  E.  Peillaube,  La  rédemption. 
Note  critique  sur  les  conférences  du  P.  Sanson,  dans 
Les  Cahiers  thomistes,  25  juillet  1927,  p.  682-689: 
discuté  par  E.  Magnin,  De  la  nature,  de  la  grâce  et  de  lu 
rédemption  d'après  le  P.  Sanson...  et  quelques  autres. 
dans  La  Vie  catholique,  29  octobre  et  5  novembre  1927; 
Recherches  de  science  religieuse,  t.  xxm,  1933,  p.  125- 
128. 

III.  Étudi;s  systématiques.  — ■  Déjà  sensible  dans 
les  études  historiques,  l'influence  des  convictions 
individuelles  et  des  préventions  ecclésiastiques  ne 
peut  que  s'étaler  5  vif  dans  les  explications  théolo- 
giques  du  mystère  de  la  rédemption.  Nulle  part  le 
classement  par  confessions  n'est  à  la  fois  plus  néces- 
saire et   plus  révélateur. 

1°  Manuels  classiques.  — ■  A  la  mesure  de  leur  crédit, 
on  y  trouve  l'image  de  ce  qu'est  —  ou  de  ce  que  fut  — 
la  moyenne  de  l'enseignement. 

1.  Chez  les  prolestants.  —  Môme  sous  le  régime  du 
libre  examen,  quelques  ouvrages  ont  derrière  eux  une 
sorte  de  tradition  scolaire,  au  moins  pour  l'époque  où 
ils  ont  paru  :  Ch.  Hodge,  Syslematic  theology,  1871; 
W.-G.-T.  Shedd, Dogmatic theology,  1889;  A. -II.  Strong, 
Syslematic  theology,  1886;  nouvelle  édition,  1907 
(manuels  d'origine  américaine,  mais  qui  ont  aussi 
cours  en  Angleterre).  —  E.-A.  Litton,  Introduction  to 
dogmatic  theology,  2e  éd.,  1902;  D.  Stonc,  Outlines  of 


2001    RÉDEMPTION.  ÉTUDES    SYSTÉMATIQUES  :    PROTESTANTES    2002 


Christian  dogma,  1900;  T.-B.  Strong,  A  manual  of 
theology,  2e  éd.,  1903  (manuels  de  provenance  an- 
glaise). —  G.  Thomasius,  Chrisli  Person  und  Werk 
(1845-1819),  3e  éd.  par  F.-I.  Winter,  Erlangen,  1886- 
1888;  O.  Kirn,  Grundriss  der  ev.  Dogmalik,  3e  éd., 
Leipzig,  1910;  J.  Kaftan,  Dogmalik,  5e-6e  éd.,  Tu- 
bingue  et  Leipzig,  19C9;  Th.  Hàring,  Der  christliche 
Glaube,  Stuttgart,  1906;  trad.  angl.,  1913  (ces  deux 
derniers  influencés  par  A.  Ristchl);  W.  Schmidt, 
Christliche  Dogmalik,  Bonn,  1898;  A.  von  Oettingen, 
Lutherische  Dogmalik,  Munich,  1902.  —  P.-F.  Jala- 
guier,  Théologie  chrétienne  :  Dogmes  purs  (œuvre  pos- 
thume), Paris,  1907;  A.  Grétillat,  Exposé  de  théologie 
systématique,  Neuchâtel,  1890,  t.  iv;  J.  Bovon,  Dog- 
matique chrétienne,  Lausanne,  1890,  t.  n;  G.  Fulliquet, 
Précis  de  dogmatique,  Genève  et  Paris,  1912. 

2.  Chez  les  catholiques.  —  -  Tous  nos  traités  De  Verbo 
incarnato  s'accompagnent,  bien  qu'il  y  soit,  d'ordi- 
naire, assez  rétréci,  d'un  De  Deo  redemplore.  Il  n'y  a 
donc  ici  que  l'embarras  du  choix.  Parmi  les  plus  sail- 
lants, à  des  titres  divers,  il  convient  de  signaler  : 
J.-B.  Franzelin,  De  Verbo  incarnato,  Rome,  38  éd., 
1881  ;  F.  Stentrup,  Preel.  theol.  de  Verbo  incarnato  : 
Soleriologia,  Innsbruck,  1889;  C.  van  Crombrugghe, 
Tract,  de  Verbo  incarnato,  Gand,  1909;  Chr.  Pesch, 
Prœl.  dogm.,  t.  iv  :  De  Verbo  incarnato,  Fribourg-en- 
Br.,  4c-5e  éd.,  1922  (à  comparer  avec  les  précédentes 
pour  en  mesurer  le  progrès);  L.  Billot,  De  Verbo  in- 
carnato (Rome,  1900),  3e  éd.,  Prato,  1912;  L.  Labau- 
che,  Leçons  de  théologie  dogmatique,  t.  i,  Paris,  1911; 
P.  Galtier,  De  incarnalione  ac  redemptione,  Paris,  1926 
(recension  critique  dans  Revue  des  sciences  Tel.,  t.  vu, 
1927,  p.  727-730);  Ad.  d'Alès,  De  Verbo  incarnato, 
Paris,  1930  (recension  critique  dans  Revue  des  sciences 
Tel.,  t.  xiii,  1933,  p.  281-287).  Étude  comparative  de 
ces  deux  derniers  par  J.  Rivière,  Sur  la  «  satisfaction  » 
du  Christ,  dans  Bulletin  de  litt.  eccl.,  1931,  p.  173-187. 

2.  Monographies.  —  Quoiqu'il  faille  y  faire  une  part, 
souvent  considérable,  à  l'équation  personnelle,  les 
créations  de  la  philosophie  religieuse  et  de  la  pensée 
théologique  offrent  un  intérêt  général  pour  les  cou- 
rants qui  s'y  reflètent  ou  qu'elles  servirent  à  provo- 
quer. 

1.  Chez  les  protestants.  —  Il  n'est  pas  de  problème 
auquel  la  Réforme  soit  plus  obstinément  restée  fidèle 
et  autour  duquel  se  dessine  en  traits  plus  nets  la  courbe 
ondoyante  de  son  évolution.  Une  végétation  exubé- 
rante et  touffue  en  proportion  en  est  issue,  qui  for- 
merait une  bibliothèque.  11  ne  saurait  être  question 
que  d'en  mentionner  les  spécimens  les  plus  repré- 
sentatifs. 

a)  Orthodoxie  classique.  — ■  J.  Gerhard,  Loc.  theol. 
(1610-1625),  loc.  XVII,  ii,31-63,  édit.  Cotta,  Tubin- 
gue,  1768,  t.  vu;  J.  Quenstedt,  Theol.  didactico- 
polemica  (1685),  p.  3a,  c.  III,  membr.  n,  sect.  1, 
th.  xxxi-xl,  4e  édit.,  Wittenberg,  1701  ;  Fr.  Turretin, 
lnst.  théologies  elenclicœ  (1682),  loc.  XIV,  q.  x-xiv, 
nouvelle  édition,  Leyde,  1696,  t.  n  (avec  un  dossier 
complémentaire,  ibid.,  t.  iv,  emprunté  à  divers  au- 
teurs protestants  sous  ce  titre  :  De  salisfaclionc  Chrisli 
disputationes);  J.-F.  Seiler,  Ueber  den  Versôhnungslod 
Jesu  Chrisli,  Frlangen,  1778-1779;  J.-D.  Michaelis, 
Gedanken  iïber  die  Lehre  der  hl.  Schrifl  von  Sùnde  und 
Genugthuung,  nouvelle  édition,  Gœttingue,  1779; 
W.-F.  Gess,  Zur  Lehre  von  der  Versôhnung,  dans  Jahr- 
bucher  fur  deulsche  Théologie,  t.  m,  1858,  p.  713-778, 
et  t.  iv,  1859,  p.  467-526.  —  J.  Owen,  Salus  electorum 
sanguis  Jesu,  1648;  Jon.  Edwards  (l'ancien),  Corxcr- 
ning  the  necessilij  and  reasonableness  of  the  Christian 
doctrine  of  satisfaction  for  sin,  dans  Works,  édition  de 
Londres,  1817,  t.  vin;  Hislory  of  Rédemption  (œuvre 
posthume),  1773.  Sources  lointaines  de  la  tradition 
continuée  par  les  manuels  américains  du  xixe  siècle 


cités  col.  2000).  —  G.  Smeaton,  The  doctrine  of  atone- 
ment  as  taughl  by  Christ  itself,  1868;  ...by  the  Apostles, 
1870;  T.-J.  Crawford,  The  doctrine  of  holy  Scriplure 
respecling  the  alonement,  1871.  —  L.  Boissonas, 
Thèses  sur  l'expiation,  Genève,  1845;  J.-H.  Merle 
d'Aubigné,  L'expiation  de  la  croix,  Paris  et  Genè- 
ve, 1867;  J.  Martin,  Conférences  sur  la  rédemption, 
Paris,  1846;  E.-E.  Courvoisier,  De  la  mort  de  Jésus- 
Christ  considérée  comme  sacrifice  expiatoire,  Stras- 
bourg, 1853;  E.  Guers,  Le  sacrifice  de  Christ,  Ge- 
nève, 1867;  Fr.  Bonifas,  Élude  sur  l'expiation,  Mon- 
tauban,  1861;  J.  Bastide,  Exposé  du  dogme  de  la 
rédemption,    Montauban,    1869. 

b)  Écoles  adverses.  —  Rationalisme  ancien  : 
C.-F.  Bahrdt,  Ueber  die  kirchliche  Genugthuungslehre. 
Ziillichau,  1796;  C.-Chr.  Flatt,  Philosophisch- exege- 
tische  Unlersuchungen  ùber  die  Lchrc  von  der  Versôh- 
nung der  Menschen  mit  Golt,  Gœttingue,  1797  (école 
de  Kant);  G.-M.  de  Wettc,  Commenlalio  de  morte 
Chrisli  cxpialoria,  Berlin,  1813;  J.  Wegscheider,  lnst. 
théologies  chr.  dogmalicx  (1817),  8e  éd.,  Leipzig,  1844, 
III,  n,  132-144;  Chr.-B.  Klaiber,  Die  Lehre  von  der 
Versôhnung  und  Rechtfcrtigung  des  Menschen,  Tu- 
bingue,  1823.  —  Libéralisme  moderne  :  G.  Menken, 
Die  Versôhnungslehre  (in  wôrtlichen  Auszùgen  aus 
dessen  Schriften),  Bonn,  1837  (école  de  Schleierma- 
cher)  ;  Th.  Hàring,  Zu  Ritschls  Versôhnungslehre, 
Zurich,  1888;  Zur  Versôhnungslehre,  Gœttingue,  1893 
(école  de  Ritschl).  —  H.  Bushnell,  The  vicarious  sacri- 
fice, Londres,  1866;  J.-M.  Wilson,  The  gospel  of  the 
atonement,  1901;  T.-V.  Tymms.  The  Christian  idea  of 
alonement,  1901.  T.  Colani,  Élude  des  faits  moraux 
relatifs  au  salut,  dans  Revue  de  théologie  (Strasbourg), 
t.  iv,  1852,  p.  276-310;  De  la  coulpe  et  de  l'expiation, 
puis  Examen  de  la  notion  orthodoxe  du  salut,  même 
périodique,  t.  v,  1852,  p.  52-61  et  129- 15:!;  J.-P.  Trot- 
tet,  De  la  nature,  de  la  vie  et  de  l'œuvre  du  Christ,  même 
périodique,  t.  vi,  1853,  p.  204-223;  De  l'expiation, 
même  périodique,  t.  xv,  1857,  p.  157-175  et  177-201  ; 
Fr.  Monnier,  Essai  sur  la  rédemption,  Strasbourg, 1857. 
—  L.  Durand,  Élude  sur  la  rédemption,  dans  Revue  de 
théol.  et  de  phil.  (Lausanne),  t.  xxn,  1889,  p.  337-370; 
L.  Émery,  La  doctrine  de  l'expiation  et  l'évangile  de 
J.-C,  même  périodique,  nouvelle  série,  t.  n,  1914, 
p.  273-300  et  386-407.  —  Mais  c'est  surtout  parmi  les 
études  positives  citées  plus  haut,  col.  1994,  qu'il  faut 
chercher  les  sommes  les  plus  achevées  du  protestan- 
tisme libéral.  Dans  le  grand  ouvrage  de  Ritschl,  la 
construction  doctrinale  occupe  le  t.  n  tout  entier;  elle 
termine  les  esquisses  historiques  d'A.  Réville  et 
d'Aug.  Sabatier,  ainsi  que  les  synthèses  plus  impor- 
tantes de  G.-B.  Stevens  et  de  II.'  Rashdall. 

c)  Nouvelle  orthodoxie  de  type  moral  et  mystique.  — 
J.-Chr.-K.  Hofmann  (d'Erlangen),  Der  Schriflbeweis, 
t.  n,  Nôrdlingen,  1853,  p.  115-335;  Schutzschriflen  fur 
eine  neue  Weise  aile  Wahrheil  zu  lemen,  Nôrdlingen, 
1856-1859.  —  J.-Macleod  Campbell,  The  nature  vf  the 
atonement  (Londres,  1855),  6e  éd.,  1886,  réimprimée 
en  1906;  R.-W.  Monsell,  The  religion  of  rédemption 
(Londres,  1866),  édition  populaire,  1901;  R.-W.  Mo- 
berly,  Alonement  and  Personalily  (Londres,  1901), 
4e  éd.,  1907.  —  Edm.  de  Prcssensé,  Essai  sur  le  dogme 
de  la  rédemption  (extrait  du  Bulletin  théologiquc). 
Paris,  1867. 

d)  Orthodoxie  actuelle  de  tendance  éclectique.  — 
G.  Kreibig,  Die  Versôhnungslehre  auf  Grund  des  chr. 
Bewusstseins,  Berlin,  1878;  \V.  Kôlling,  Die  Salisfae- 
tio  vicaria,  Gutersloh,  1897-1899;  M.  Kàhler,  Zur 
Lehre  von  der  Versôhnung,  Leipzig,  1898;  E.  Cremer, 
Die  slellvertretende  Bedeulung  der  Person  Jesu  Chrisli, 
Gutersloh,  2e  éd.,  1900;  II.  Mandel,  Christliche  Versôh- 
nungslehre, Leipzig,  1916;  B.  Steffcn,  Dus  Dogma  vom 
Kreuz,  Gutersloh,   1920;  R.  Jelke,  Die   Versôhnung 


2003 


REDEMPTION.    ÉTUDES   SYSTÉMATIQUES  :   CATHOLIQUES 


2004 


und  der  Versôhner,  Leipzig,  1929;  L.  von  Gerdtcll, 
Isl  das  Dogma  von  dem  slellvertrelenden  Siihnopfer 
Chrisli  noch  haltbar?,  Eilenbourg,  1908  (inspiré  de 
Grotius);  Dr  Wetzel,  Grundlinicn  der  Versôhnungs- 
lehre,  Leipzig,  2e  éd.,  1910  (se  rapproche  de  la  théologie 
catholique  aa  moyen  du  concept  de  médiation).  — 
H.-W.  Dale,  The  alonement  (Londres,  1875),  24e  éd., 
1903:  trad.  fr.  par  M.  I'ellissier  :  La  rédemption, 
Paris,  1883;  P. -T.  Forsyth,  The  cruciality  of  cross,  1909; 
The  work  of  Chris!,  1910;  J.  Denney,  The  death  of 
Christ  et  The  alonement  and  the  modem  mind,  Lon- 
dres, 1903;  réunis  en  un  seul  volume,  Londres,  1911; 
The  Christian  doctrine  of  réconciliation,  New-  York,1918  ; 
J.-S.  Lidgett,  The  spiritual  principle  of  the  alonement, 
Londres,  4e  éd.,  1897;  L.  Pullan,  The  alonement,  Lon- 
dres, 1906;  W.-F.  Lofthouse,  Elhics  and  atonement, 
Londres,  1900;  P.-L.  Snowden,  The  alonement  and 
ourselves,  Londres,  1919  (ces  quatre  derniers  plus 
détachés  de  l'expiation  pénale  et  d'autant  plus  rap- 
prochés de  nous).  —  A.  Mattcr,  Trois  essais  de  théo- 
logie. Il  :  La  rédemption,  Paris,  1888;  Ch.  Bois,  De  la 
nécessité  de  l'expiation,  dans  Revue  théologique  (de 
Montauban),  t.  xiv,  1888,  p.  97-117;  Expiation  cl  soli- 
darité, même  périodique,  t.  xv,  1889,  p.  1-33;  G.  Ful- 
liquet,  La  mort  de  Jésus,  dans  Revue  chrétienne,  t.  XL, 
1893,  p.  283-310  et  302-373;  J.  Gindraux,  La  philoso- 
phie de  la  croix,  Genève,  1912;  G.  Fromtnel,  La  psy- 
chologie du  pardon,  dans  Études  morales  et  religieuses, 
Neuchàtel,  1913;  C.-E.  Babut,  Élude  biblique  sur  la 
rédemption,  Nîmes,  1914;  A.  Ilamm,  Essai  sur  la 
satisfaction  vicaire,  Strasbourg,  1863;  L.  Choisy,  Le 
but  de  la  vie,  la  rédemption,  Paris  et  Genève,  1879; 
H.  Bois,  La  personne  et  l'œuvre  de  Jésus,  Orthez,  191)0; 
H.  Monnier,  Essai  sur  la  rédemption,  Neuilly,  1929 
(ces  quatre  derniers  avec  quelques  retours,  inconscients 
et  fugitifs,  vers  notre  doctrine  de  la  satisfaction). 

2.  Chez  les  catholiques.  —  Beaucoup  moins  nom- 
breuses, les  monographies  conçues  pour  exposer  ce 
dogme  en  dehors  des  cadres  classiques  ne  manquent 
pourtant  pas  tout  à  fait. 

a)  Rédemption  au  sens  large.  — ■  Documents  ponti- 
ficaux :  Pie  XI,  encycliques  Quas  primas  (11  décembre 
1925)  et  Miserentissimus  Redemplor  (8  mai  1928);  bulle 
Quod  nuper  (5  janvier  1933)  sur  le  xixe  centenaire  de  la 
rédemption. 

Essais  d'exposition  doctrinale  :  Ai'g.  Cochin,  Les 
espérances  chrétiennes  (œuvre  posthume  éditée  par 
H.  Cochin,  IIIe  partie  :  La  rédemption,  Paris,  1888).  — 
Bitter,  Christus  der  Erlôser,  Linz,  1903;  E.  Krebs, 
Heiland  und  Erlôsung,  Fribourg-en-Br. ,  1914; 
E.  Schlund  et  P.  Schmoll,  Erlôsung,  Munich,  1925; 
B.  Bartmann,  Jcsus  Christus  unser  Heiland  und  Kônig, 
Paderborn,  3e-4e  éd.,  1929;  A.  Donders,  Erlôsungssehn- 
sucht  in  aller  und  neuer  Zeit,  Munster-en-W.,  1926; 
R.  Storr,  Erlôsung,  Rottenbourg,  1935.  —  Fr.  Mugnier 
Souffrance  et  rédemption,  Paris,  1925  ;  G.  Bardy,  E.  Ma- 
sure et  M.  Brillant,  Le  Rédempteur,  Paris,  1933;  H.  Pi- 
nard de  LaBoullaye,  La  personne  de  Jésus,  Paris,  1933; 
Jésus  lumière  du  monde,  Paris,  1934;  Jésus  Rédemp- 
teur, Paris,  1930;  B.  Garrigou-Lagrange,  Le  Sauveur  et 
son  amour  pour  nous,  Juvisy,  1934.  —  U.  M.  d.  C, 
Espiazione  e  redenzione,  Borne,  1930;  A.  Vaccari,  etc., 
La  redenzione.  Confcrenze  bibliche,  Borne,   1931. 

Dans  cette  catégorie  peuvent  se  ranger  les  études, 
anciennes  ou  récentes,  consacrées  à  la  notion  de  sacri- 
fice :  Ch.  de  Condren,  L'idée,  du  sacerdoce  et  du  sacri- 
fice de  Jésus-Christ,  nouvelle  éd.,  Paris,  1901;  L.  de 
Massiot,  Traité  du  sacerdoce  et  du  sacrifice  de  Jésus- 
Christ,  Poitiers,  1708;  Fr.  l'Iowden,  Traité  du  sacri- 
fice de  Jésus-Christ,  Paris,  1778;  J.  Grimai,  Le  sacer- 
doce, et  le  sacrifice  de  M. -S.  J.-C,  Paris,  191 1  ;  E.  Ma- 
sure, Le  sacrifie  du  chef,  Paris,  1932  (recension  cri- 
tique dans  Revue  des  sciences  ni.,  t.  xn,  1932,  p.  670- 


672).  —  M.  ten  H>mpel,  Dus  Opfer  als  Selbslhingabe 
und  seine  idéale  Vertviklichung  im  Opfer  Christi,  Fri- 
bourg-en-Br., 1920;  E.  Scheller,  Das  Priestertum 
Christi,  Paderborn,  1931. 

b)  Rédemption  au  sens  précis.  —  J.-II.  Osswald,  Die 
Erlôsung  in  Chrisio  Jesu,  II  :  Soleriologie,  Paderborn, 
1878;  G.  Pcll,  Das  Dogma  von  der  Siinde  und  Erlôsung, 
Batisbonne,  1888;  Der  Opfcrcharacter  des  Erlôsers- 
ivrrkes,  Batisbonne,  1915.  — ■  C.  Quiévreux,  La  rédemp- 
tion, Paris,  1902  (oratoire);  Éd.  Hugon,  Le  mystère  de 
la  rédemption,  (Paris,  1910),  0e  éd.,  1927;  J.  Laminne, 
La  rédemption.  Étude  dogmatique,  Bruxelles  et  Paris, 
1911;  J.  Rivière,  Le  dogme  de  la  rédemption.  Étude 
théologique  (Paris,  1914),  3e  éd.,  1931  (i.  Révélation  du 
mystère;  n.  Explication  catholique  du  mystère; 
m.  Déformations  protestantes  du  mystère);  esquisses 
préparatoires  dans  Revue  pratique  d'apol.,  octobre- 
novembre  1911  et  janvier  1912;  L.  Richard,  Le  dogme 
de  la  rédemption,  Paris,  1932  (recension  critique  dans 
Revue  des  sciences  rel.,  t.  xm,  1933,  p.  112-114). 

c)  Études  partielles.  —  L.  Cristiani,  La  foi  et  les 
grands  mystères,  Paris,  1917;  S. -F.  Smith,  The  alo- 
nement tlvologically  cxptained,  dans  The  Month, 
t.  cxxxiii,  1919,  p.  318-358;  L.  Richard,  La  rédemption 
mystère  d'amour,  dans  Recherches  de  science  rel.,  t.  xm, 

1923,  p.  193-217  et  397-418;  Sens  théologique  du  mot 
satisfaction,  dans  Revue  des  sciences  rel.,  t.  vu.  1927, 
p.  87-93;  Péché  et  rédemption,  dans  Revue  apol.,  t.  L, 
1930,  p.  385-108;  P.  Galticr,  «  Obéissant  jusqu'à  la 
mort  »,  dans  Revue  d'ascétique  et  de  mystique,  t.  i,  1920, 
p.  113-149;  A.  Barrois,  Le  sacrifice  du  Christ  au  Cal- 
vaire, dans  Revue  des  sciences  phil.  et  théoi,  t.  xiv,  1925, 
p.  145-106;  J.  Bivière,  Le  dogme  de  la  rédemption  dans 
la  foi  et  la  piété  chrétiennes,  dans  Revue  de  la  pas- 
sion, 1933,  p.   115-122. 

3°  Œuvres  synthétiques.  —  •  Sous  une  forme  plus  ou 
moins  succincte,  quelques  travaux  de  caractère  plus 
rapide  peuvent  rendre  service  à  titre  de  première  in- 
formation. 

1.  Notices  dans  les  encyclopédies  courantes.  — 
F.  Lichtenberger  (prot.),  art.  Rédemption,  dans  En- 
cyclopédie des  sciences  religieuses,  t.  xn,  1881,  p.  132- 
152;  O.  Kirn  (prot.),  art.  Versôhnung,  dans  Real- 
encyciopalie,  t.  xx,  1908,  p.  152-176;  W.-E.  Kent,  art. 
Alonement,  dans  The  catholic  Encyclopedia,  t.  Il,  1907, 
p.  55-58;  J.-F.  Sollier,  art.  Rédemption,  ibid.,  t.  xn, 
1911,  p.  677-681;  Divers,  art.  Expiation  and  Atone- 
ment, dans  J.  Hastings  (prot.),  Encyclopœdia  of  reli- 
gion and  elhics,  t.  v,  1912,  p.  636-671;  Divers,  art. 
Erlôser  et  Erlôsung,  dans  H.  Gunkel;  L.  Tscharnack 
(prot.),  Die  Religion  in  Geschichle  und  Gegenwart, 
t.  u,  2»  édit.,  1928,  col.  261-285;  art.  Versôhnung, 
t.  v,  2°  éd.,  1931,  col.  1558-1569;  A.  d'Alès,  art.  Ré- 
demption,   dans   Dict.   apolog.   de    la  foi  cath.    t.  iv, 

1924,  col.  541-582  (étude  critique  dans  Bulletin  de 
lill.  eccl.,  1924,  p.  146-150);  J.  Bivière,  art.  Rédemp- 
tion, dans  Dicl.  pratique  des  connaissances  rel.  t.  v, 
1927,  col.  1034-1045;  N.  Schmauss,  art.  Erlôsung, 
dans  Lexikon  fur  Théologie  und  Kirche,  t.  m,  1931, 
col.  759-765. 

2.  Traités  collectifs.  —  En  Angleterre  surtout,  au 
risque  de  quelques  divergences  et  de  maintes  lacunes, 
on  aime  faire  entendre  sur  un  même  sujet  des  person- 
nalités compétentes,  qui,  dans  un  ordre  approxima- 
tif, eu  touchent  les  principaux  aspects.  Le  dogme  de 
la  rédemption  a  bénéficié  de  cette  méthode  telle 
quelle  au  moins  deux  fois  :  C.  Lattey,  etc.,  The  alone- 
ment.  Papers  from  the  Summer  School  of  catholic 
sludies  (31  juillet-'.»  août  1920),  Cambridge,  1928; 
L.-W.  Grensted,  etc.  (anglicans  d'esprit  conservateur), 
The  alonement  in  historg  and  in  life.  A  volume  of 
essays,   Londres,   1929. 

J.   Rivière. 


2005 


RÉDEMPTION    DES    CAPTIFS    (ORDRE    DE    LA] 


2006 


RÉDEMPTION  DES  CAPTIFS  (Ordre  de 
la  Merci  ou  de  la).  —  I.  Fondateur.  —  II.  Organisa- 
tion et  caractère  de  l'ordre.  ■ —  III.  Les  théologiens  de 
l'ordre.  —  IV.  Quelques  questions  théologiques  spé- 
cialement étudiées  dans  l'ordre. 

I.  Fondateur.  —  Ce  fut  saint  Pierre  Nolasque  qui 
fonda  l'ordre  de  la  Merci.  Français  d'origine,  il  naquit 
en  1180  à  Mas-Saintes-Puelles,  village  situé  entre 
Toulouse  et  Carcassonne.  Afin  de  trouver  de  plus 
grandes  facilités  pour  l'exercice  de  sa  profession  de 
marchand  ou,  d'après  d'autres  historiens,  pour  s'éva- 
der des  guerres  sanglantes  des  albigeois,  il  quitta  sa 
patrie  dans  sa  jeunesse  pour  se  rendre  à  Barcelone. 
Dans  cette  ville,  il  continua  l'exercice  du  commerce, 
ce  qui  fut  providentiel,  car  ce  commerce  le  jirépara  à  la 
mission  que  Dieu  devait  lui  confier,  en  lui  donnant 
une  connaissance  plus  complète  de  l'horrible  état  des 
chrétiens  détenus  captifs  par  les  musulmans  et  en  lui 
donnant  le  courage  nécessaire  pour  braver  les  dangers 
de  la  mer  et  des  pirates. 

Pierre  Nolasque  dépensa  tous  ses  biens  pour  le 
rachat  des  captifs,  il  obtint  même  l'appui  d'autres 
personnes  charitables,  mais  tout  cela  n'était  que  fort 
peu  de  chose  pour  porter  remède  à  un  mal  aussi  géné- 
ralisé. Ce  fut  à  ce  moment  que,  par  ordre  de  Dieu,  il 
fonda  l'ordre  de  la  Merci.  Le  fait,  d'après  tous  les  chro- 
niqueurs de  l'ordre,  tant  anciens  que  modernes,  eut 
lieu  de  la  façon  qui  suit  :  le  saint  se  trouvait  en  prière 
dans  la  nuit  du  1er  au  2  août  de  l'année  1218,  quand  il 
eut  une  apparition  de  la  très  sainte  Vierge,  qui  lui 
ordonna  de  fonder  un  ordre  ayant  comme  but  tout 
spécial  le  rachat  des  captifs.  Le  projet  fut  communiqué 
au  roi  don  Jaime  Ier,  avec  la  protection  duquel  l'ordre 
fut  fondé  le  10  août  de  la  même  année,  à  l'aute!  de 
sainte  Eulalie  de  la  cathédrale  de  Barcelone.  L'inter- 
vention du  roi  dans  la  fondation  de  l'ordre  de  la  Merci 
est  hors  de  doute;  de  nombreux  documents  posté- 
rieurs du  même  Jaime  Ier,  ainsi  que  de  beaucoup  de 
ses  successeurs,  en  témoignent.  Par  contre,  l 'interven- 
tion de  saint  Baymond  de  Penafort  ne  peut  être  affir- 
mée que  comme  probable. 

La  règle  de  Saint-Augustin  fut  donnée  à  l'ordre. 
Grégoire  IX  l'approuva  le  17  janvier  1235.  L'habit  des 
religieux  de  la  Merci  fut  blanc  dès  le  début.  Sur  la 
poitrine  ils  portaient  la  croix  blanche  de  la  cathédrale 
de  Barcelone  et,  depuis  1251,  aussi  les  bandes  des 
armes  d'Aragon,  en  vertu  d'une  concession  f:iite  la 
même  année  par  le  roi  Jaime  et  dont  l'original  est 
conservé  dans  les  archives  de  la  couronne  d'Aragon. 

Dès  que  l'ordre  fut  fondé,  Pierre  Nolasque  travailla, 
avec  plus  d'ardeur  que  par  le  passé,  au  rachat  dis  cap- 
tifs. Déjà  d'autres  personnes  et  institutions  s'étaient 
adonnées  plus  nu  moins  à  cette  œuvre  de  charité  dans 
l'Église,  mais  Nolasque  lui  imprima  son  caractère  per- 
sonnel par  l'organisation  qu'il  adopta  et  les  moyens 
qu'il  imagina  pour  atteindre  son  but.  Voici  quels  sont 
les  trois  moyens  principaux  dont  il  se  servit  pour  don- 
ner de  l'accroissement  à  son  œuvre.  D'abord  il  fonda 
dans  les  villes  et  bourgades  des  confréries  qui  ramasse- 
raient les  aumônes  pour  le  rachat.  Ensuite  il  déter- 
mina pour  chaque  couvent  des  territoires  dont  le 
monastère  sérail  responsable,  et  où  il  pourrait  exercer 
son  zèle  sans  difficultés  ni  entraves;  dans  les  premiers 
temps  ces  couvents  se  firent  aider  par  des  quêteurs 
séculiers  ou  des  tertiaires,  vu  le  manque  de  personnel. 
Le  troisième  moyen  <•  ce  fut  de  mener,  par  les  villes  et 
les  bourgades,  les  captifs  eux-mêmes,  atin  qu'ils  fus- 
sent un  témoignage  vivant  du  fruit  des  aumônes  et 
des  horreurs  de  la  captivité  •.  P.  Vâsquez,  H  M.  de  !a 
Orden,  t.  i,  p.  51.  Le  zèle  et  l'ardeur  que  Nolasque 
mit  dans  la  réalisation  de  son  œuvre  furent  tels,  qu'il 
y  consacra,  non  seulement  ses  énergies,  mais  sa  \ie 
elle-même  et  le  bien-être  de  ses  iils  les  mercédaires. 

DICT.  DE  THÉOL.  CATHOL. 


Il  ordonna,  par  exemple,  la  vente  des  biens  des  reli- 
gieux ainsi  que  des  couvents  eux-mêmes,  s'il  le  fallait, 
pour  le  rachat  des  captifs,  ce  qui  en  réalité  se  fit  plus 
d'une  fois.  11  disposa  même  que  les  religieux  donne- 
raient leur  liberté  si  les  besoins  du  rachat  l'exigeaient. 

En  1238,  Nolasque  accompagna  le  roi  Jaime  au  siège 
de  Valence.  Dans  la  ville  conquise,  le  roi  lui  donna  des 
maisons  et  une  mosquée  pour  en  faire  un  couvent, 
peu  après  il  lui  fit  don  aussi  du  château  du  Puig  lequel 
ne  tarda  pas  à  devenir  un  couvent  et  sanctuaire  très 
célèbre.  Il  paraît  aussi  que  le  saint  fondateur  accom- 
pagna le  roi  saint  Ferdinand  à  la  prise  de  Séville,  dans 
les  années  1247-1248;  il  s'y  fonda  de  même  un  couvent 
de  l'ordre.  Bien  que  le  rachat  des  captifs  fût  très  péni- 
ble, l'ordre  se  développa  assez  rapidement  pendant  la 
vie  du  fondateur  et  s'étendit  à  la  Castillc  et  à  la 
France,  mais  le  personnel  n'était  pas  nombreux,  à 
cause  des  difficultés  qu'on  a  mentionnées. 

En  1245,  Nolasque  reçut  d'Innocent  IV  une  bulle 
solennelle  signée  par  le  pape  et  par  douze  cardi- 
naux. Cette  bulle  approuvait  de  nouveau  l'ordre  et 
ratifiait  ses  privilèges,  en  ajoutait  d'autres  et  plaçait 
l'ordre  sous  la  protection  spéciale  du  souverain  pon- 
tife. Finalement,  tandis  que  Pierre  Nolasque  s'occu- 
pait de  l'érection  d'une  église  à  la  Mère  de  Dieu  à  Bar- 
celone, berceau  de  l'ordre,  la  mort  vint  le  surprendre 
le  13  mai  1240,  mais  il  laissait  son  œuvre  bien  affermie. 
Dès  le  xve  siècle  il  fut  vénéré  comme  saint  et  le  pape 
Urbain  VIII  ratifia  solennellement  son  culte  en  1028. 
•  Jamais  il  n'y  a  eu  sur  la  terre  un  homme  plus  libéral 
que  le  grand  saint  Pierre  Nolasque,  fondateur  de 
l'ordre  sacré  de  Notre-Dame  de  la  Merci  »  Bossuct, 
Panég.  de  saint  Pierre   Nolasque. 

II.  Organisation  et  caractère  de  l'ordre.  ■ — 
La  Merci  fut  au  début  un  ordre  militaire  comnii' 
l'étaient  aussi  les  ordres  d'Alcantara,  de  Calatrava  et 
autres,  et  il  conserva  ce  caractère  pendant  le  premier 
siècle  de  son  existence.  C'est  un  fait  certain  que  quel- 
ques chevaliers  de  l'ordre  prirent  part  aux  conquêtes 
de  Majorque,  Valence,  Minorque,  Alméria.  etc.,  et 
reçurent  pour  cela  des  donations  de  la  part  des  rois, 
comme  les  autres  conquérants.  Cependant,  dès  les 
débuts,  la  Merci  compta  des  prêtres  parmi  ses  mem- 
bres et,  d'après  une  décision  d'Innocent  IV  de  1245, 
la  charge  de  supérieur  général  devait  être  conférée  à 
celui  qui  aurait  obtenu  le  plus  grand  nombre  de  suf- 
frages, qu'il  fût  chevalier  ou  prêtre. 

L'ordre  fut  d'abord  gouverné  par  les  dispositions  et 
les  conseils  du  saint  fondateur,  ainsi  que  par  les  déci- 
sions des  chapitres  généraux  «  sa  règle,  dit  Jaime  II 
en  1301,  était  fort  semblable  à  celle  des  Templiers, 
Calatraves  et  Uclés  ».  Fink,  Acla  arayonensia,  i.  Le 
premier  recueil  écrit  de  lois  fut  compilé  par  le  qua- 
trième maître  de  l'ordre,  saint  Pierre  d'Amer,  «  après 
avoir  vu  et  réuni  les  constitutions  faites  par  les  maîtres 
généraux  nos  prédécesseurs  ».  Les  constitutions 
d'Amer  furent  promulguées  au  chapitre  général  de 
Barcelone  en  1272.  Elles  sont  très  brèves.  Le  chapitre 
général,  la  grande  institution  de  l'époque,  devait  être 
célébré  chaque  année  pendant  trois  jours  à  partir  du 
3  mai.  Tous  les  commandeurs  (nom  donné  aux  supé- 
rieurs des  ordres  militaires  et  qu'on  conserve  encore 
dans  la  Merci),  ainsi  qu'un  religieux  de  chaque  cou- 
vent de  l'ordre,  devaient  y  assister.  La  charge  de 
maître  général  était  à  vie.  Dans  le  chapitre,  après 
que  tous  les  capitulaires  avaient  prêté  obédience  au 
maître,  on  procédait  à  l'élection  de  son  définitoire  ou 
conseil,  qui  se  composait  de  quatre  religieux,  deux  laïcs 
et  deux  clercs  et  du  prieur,  prêtre  qui  était  compé- 
tent pour  les  questions  de  juridiction  ecclésiastique 
dans  l'ordre  tout  entier.  Le  maître  général,  avec  son 
conseil,  nommait  tous  les  commandeurs  de  l'ordre 
qui  pouvaient  être  des  chevaliers  ou  des  clercs  sans 

T.  —  XIII  —  64. 


2007 


RÉDEMPTION    DES    CAPTIFS    (ORDRE     DE    LA) 


2008 


distinction.  Après  quoi  le  maître  recevait  la  profession 
des  novices.  Ceux-ci  ne  promettaient  que  l'obser- 
vance des  vœux  d'obéissance,  de  pauvreté  et  de  chas- 
teté et  des  constitutions  du  chapitre  général. 

Ces  constitutions  exprimaient  ainsi  le  but  de  l'ordre: 
«  Tout  l'ordre,  tout  le  labeur  et  l'œuvre  de  ses  moines 
peuvent  se  ramener  à  ceci  :  travailler  de  bonne  volonté 
et  de  bon  cœur  à  visiter  et  délivrer  les  chrétiens  qui 
sont  au  pouvoir  des  Sarrasins  ainsi  que  des  autres 
ennemis  de  notre  loi.  »  Avec  la  même  simplicité,  elles 
demandaient  auxreligieux,  en  peu  de  mots, l'accomplis- 
sement de  ce  devoir,  exigeant  d'eux  jusqu'au  suprême 
sacrifice:  «  Pour  effectuer  cette  merci,  que  tous, comme 
fds  de  la  véritable  obéissance,  soient  joyeusement 
disposés  à  sacrifier  leur  vie,  s'il  le  fallait,  comme  le 
Christ  l'a  fait  pour  nous.  »  (Posar  lur  vida,  axi  com 
Jesu-Christ  la  posa  per  nos,  ainsi  que  dit  le  texte  ori- 
ginal catalan). 

En  1317  le  régime  laïque  de  l'ordre  fut  changé; 
désormais  tous  les  supérieurs  généraux  furent  des 
prêtres.  Le  premier  d'entre  eux,  Raimond  Albert, 
rédigea  en  latin  (les  précédentes  l'étaient  en  limou- 
sin) d'autres  constitutions  adaptées  au  nouveau 
régime  de  l'ordre.  Celles-ci  furent  promulguées  au  cha- 
pitre de  1327.  Pour  l'élection  du  général,  l'ordre  fut 
divisé  en  cinq  provinces.  On  emprunta  aux  constitu- 
tions des  dominicains  les  normes  générales  de  vie 
religieuse  et,  pour  le  reste,  on  ne  fit  que  traduire  les 
constitutions  d'Amer.  Le  changement  de  la  Merci  en 
ordre  clérical  fut  son  salut,  autrement  l'ordre  serait 
mort  peu  après  comme  les  autres  ordres  militaires.  En 
outre  on  commença  de  s'y  adonner  avec  plus  d'ardeur 
aux  lettres  et  à  toutes  les  formes  du  culte  et  de  l'apos- 
tolat. Au  cours  des  siècles  suivants,  d'autres  réformes 
partielles  furent  faites  dans  la  législation  de  l'ordre. 

Les  constitutions  qui  à  présent  régissent  l'ordre, 
furent  promulguées  en  1895.  Le  but  de  l'ordre,  tant 
pour  le  passé  que  pour  le  présent,  y  est  ainsi  exprimé  : 
«  Nos  premiers  religieux  furent  des  rédempteurs  de 
captifs,  des  pionniers  de  la  parole  de  Dieu  en  même 
temps  que  des  soldats  qui  maintes  fois  combattirent 
sur  les  champs  de  bataille  contre  les  ennemis  de  la 
re'igion  chrétienne.  Ils  donnèrent  aussi  une  généreuse 
hospitalité  aux  miséreux  et  aux  pèlerins.  L'esclavage 
disparu,  notre  ordre  se  consacra  entièrement  au 
ministère  sacré,  à  la  conversion  des  infidèles  et  à  l'édu- 
cation de  la  jeunesse.  Nos  religieux  donc,  en  vertu  de 
la  nature  et  du  but  de  notre  institut,  sont  tenus  d'étu- 
dier et  de  se  consacrer  avec  ardeur  à  toutes  sortes  de 
ministères  et  de  charges  qui  puissent,  de  quelque 
façon,  aider  le  prochain  à  sauver  son  âme.  »  Art.  31-32. 

L'ordre  de  la  Merci  se  fit  toujours  remarquer  par 
son  héroïsme  dans  la  pratique  de  la  charité.  Les  papes 
ne  savaient  comment  en  faire  l'éloge.  Déjà  en  1255, 
Alexandre  IV  appelait  les  membres  de  la  Merci  :  «  Les 
nouveaux  Machabées  de  la  loi  de  Grâce.  »  Vers  le 
milieu  du  xv«  siècle,  le  Fr.  Pierre  de  Cijar  dans  son 
œuvre  théologique  Opuscidurn  tantum  quinque,  contre 
quelques  adversaires  de  l'ordre,  soutint  que  la  Merci 
était  la  religion  la  plus  parfaite  entre  toutes,  et  cela  en 
vertu  de  son  quatrième  vœu,  qui  exige  la  charité  à  un 
degré  héroïque,  suivant  la  parole  du  Christ  :  Majorem 
liac  dilectionem  nemo  habet  ut  animam  suam  ponat  quis 
pro  amicis  suis  (Joa.,  xv,  13).  Peu  de  temps  après,  le 
P.  Cijar,  alors  procureur  de  l'ordre  à  Home,  eut  la 
satisfaction  de  voir  sa  doctrine  confirmée  expressé- 
ment par  Calixte  III  qui  interdit  aux  membres  de  la 
Merci  de  passer  à  un  autre  ordre,  à  moins  que  ce  fut 
celui  des  chartreux.  Le  pape  en  donne  la  raison,  et  ses 
paroles  mémorables  renferment  tout  ce  qu'on  pouvait 
dire  de  plus  grand  sur  le  caractère  et  la  vocation  de  la 
Merci  :  Semelipsos  pro  redemplioiic  captioorum,  qui  in 
potestate  inpdelium  dunv  servituli  subjiciuntur,  Altis- 


simo  deuoverunt,  profitenles  se  paratos,  eliam  pro  unius 
redemptione  captini,  non  modo  se  ipsos  captivitati 
paganorum,  in  excambium  traderc,  sed  eliam,  si  opus 
juerit,  mortem  et  tormenta  quwlibpt  tolerare  (Cf.  Bulla- 
rium  du  P.  Freitas,  fol.  96).  Cet  exemple  de  rare  abné- 
gation fut  toujours  l'objet  des  plus  grands  éloges  soit 
des  papes,  soit  de  plusieurs  écrivains:  on  n'ignore  pas 
les  éloges  qu'aux  «  rédempteurs  »  rendent  Cervantes, 
Villarroel,  Balmès,  Chateaubriand,  etc.  Voltaire  lui- 
même  le  reconnaît  :  «  Il  faut  bénir  les  frères  de  la 
charité,  et  ceux  de  la  rédemption  des  captifs.  Le  pre- 
mier devoir  est  d'être  juste.  »  Quest.  sur  l'Encyclopé- 
die, art.  Apocalypse. 

La  note  caractéristique  des  religieux  de  la  Merci  ce 
fut  leur  activité  prodigieuse  malgré  leur  petit  nombre. 
Si  l'histoire  n'en  témoignait,  le  verdict  populaire  le 
prouverait;  en  effet  un  proverbe  qu'on  entend  encore 
en  Castille  et  qui  figure  dans  toutes  les  collections  des 
proverbes  espagnols  dit  :  Los  frailes  de  la  Merced  son 
pocos,  mas  hâcenlo  bien.  «  Les  frères  de  la  Merci  sont 
peu  nombreux  mais  travaillent  bien.   » 

La  Merci,  fondée  p?r  ordre  exprès  de  la  Mère  de 
Dieu,  conserva  toujours  son  caractère  mariai.  Le  géné- 
ral de  l'ordre,  le  P.  Caxal  écrivait  ces  mots  significatifs 
dans  un  document  présenté  au  Saint  Siège  en  1414  : 
...ad  Dei  laudem  et  gloriam  singularem  et  ejus  malris 
virginis  gloriosœ  Mariœ  quse.  nostri  ordinis  est  fun- 
damentum  et  caput  (cf.  Gazulla,  Refutaciôn,  p.  230). 
Ces  mots  révèlent  clairement  la  pensée  de  l'ordre  à  ce 
sujet.  Les  membres  de  la  Merci  avaient  tellement  à 
cœur  la  gloire  de  Marie,  leur  mère  et  fondatrice  que, 
malgré  le  petit  nombre  de  leurs  missionnaires,  ils 
rendirent  la  dévotion  envers  Notre-Dame  de  la  Merci 
extrêmement  populaire  dans  les  contrées  de  l'Amé- 
rique espagnole,  au  point  que  trois  de  ces  républiques 
l'ont  proclamée  leur  patronne. 

III.  Les  théologiens  de  l'ordre  de  la  Merci. 
—  Pendant  les  deux  premiers  siècles  de  leur  histoire, 
les  membres  de  la  Merci  ne  s'adonnèrent  pas  beau- 
coup aux  travaux  intellectuels.  Il  y  eut  cependant, 
même  alors,  des  hommes  qui  cultivèrent  les  études  sur- 
tout les  études  sacrées.  C'était  une  nécessité  pour  pou- 
voir soutenir  des  controverses  avec  les  juifs  et  les 
maures,  avec  lesquels  on  était  toujours  en  contact.  Au 
xive  siècle  surtout,  les  gradués  en  droit  et  en  théologie 
sont  particulièrement  nombreux  dans  l'ordre.  Pour 
acquérir  le  doctorat  en  théologie  on  devait  se  rendre  à 
Paris  ou  dans  d'autres  universités  étrangères,  car  l'Es- 
pagne ne  posséda  de  faculté  de  théologie  qu'en  1395, 
quand  Benoît  XIII  en  fit  concession  à  l'université  de 
Salamanque. 

1°  Les  primitifs.  — -  On  a  discuté  pendant  deux 
siècles  pour  savoir  si  le  saint  évêque  de  Jaen,  Pierre 
Pascual  fut  membre  de  la  Merci.  La  question  n'a  pas 
encore  été  définitivement  résolue,  toutefois  les  raisons 
contre  n'ont  pas  grande  valeur.  Ce  grand  évêque,  qui 
subit  le  martyre  à  Grenade  en  1300,  écrivit  plusieurs 
ouvrages  de  controverse,  à  l'adresse  des  juifs  et  des 
musulmans.  Entre  autres  sont  particulièrement  remar- 
quables la  «  Dispute  contre  les  juifs  »  ou  «  Petite  Bible  », 
écrite  en  limousin,  et  1'  «  Impugnalion  de  la  secte  de 
Mahomet  »  en  castillan.  Cette  dernière  lui  valut  le 
martyre.  M.  Amador  de  los  Rios,  Hist.  de  la  littéra- 
ture espagnole,  t.  iv,  p.  76,  considère  saint  Pedro  Pas- 
cual comme  le  vrai  fondateur  de  l'éloquence  sacrée 
espagnole,  il  faut  aussi  remarquer  que  c'est  lui  le  pre- 
mier qui  ait  fait  usage  de  la  langue  espagnole  pour 
écrire  sur  des  matières  théologiques. 

Le  général  de  l'ordre,  Dominique  Serrano  (t  1348) 
de  nationalité  française  et  professeur  à  Montpellier, 
donna  un  grand  essor  aux  études  dans  la  Merci;  après 
lui,  les  supérieurs  ayant  des  titres  universitaires  sont 
nombreux. 


2009 


RÉDEMPTION    DES    CAPTIFS    (ORDRE     DE    LA 


2010 


Au  début  du  xve  siècle,  le  P.  Antoine  Caxal  (t  1417) 
se  fait  tout  spécialement  remarquer.  II  passe  pour  l'un 
des  plus  éminents  théologiens  et  canonistes  de  son 
siècle.  Les  rois  Ferdinand  Ier  et  Alphonse  V  d'Aragon 
l'envoyèrent  comme  ambassadeur  au  concile  de  Cons- 
tance, où  il  travailla  avec  ardeur  pour  la  fin  du  schisme. 
Pendant  le  concile,  le  roi  Ferdinand  d'Aragon  vint 
à  mourir  et  son  ambassadeur  prononça  devant  le 
concile  une  longue  oraison  funèbre,  Mansi,  ConciL, 
t.  xxviii,  col.  567.  Son  activité  au  sein  du  concile  fut 
très  brillante  et  les  Pères  le  jugaient  digne  de  ceindre 
la  tiare,  mais  le  25  mai  1417  il  expirait  à  Constance. 
11  a  composé  le  traité  théologique  Rosa  ad  auroram 
pour  défendre  l'immaculée  conception  de  la  vierge 
Marie. 

Pendant  le  xve  siècle  se  distinguent  :  Pierre  Cijar, 
procureur  de  l'ordre  en  cour  de  Rome  et  auteur  de 
l'ouvrage  théologico-canonique  Tantum  quinque, 
imprimé  au  xve  siècle  et  réédité  en  1506.  Antoine 
Morell,  doyen  en  1487  de  la  faculté  de  théologie  de 
l'université  de  Toulouse  et  ensuite  général  de  l'ordre. 
Le  maître  Sanrrasot  de  Dado,  qui,  dans  les  dernières 
années  du  même  siècle,  fut  professeur  de  théologie  à 
Bordeaux.  Pierre  de  Becerril  nommé  arbitre  en  1508 
par  Jules  II  pour  dirimer  les  dissensions  qui  s'étaient 
élevées  au  sujet  de  la  conception  immaculée  de  Marie 
entre  dominicains  et  franciscains.  Le  provincial  de 
Castille,  Fr.  Jacques  de  Muros  (1405?-1492),  plus  tard 
évêque  de  Tuy,  conseiller  de  l'audience  royale  au 
temps  des  rois  catholiques  (Ferdinand  et  Isabelle  de 
Castille),  ambassadeur  en  cour  de  Rome  et  auprès 
d'autres  cours  d'Italie.  Ce  fut  à  ses  instances  que  le 
chapitre  général  de  Guadalajara,  tenu  en  1467,  con- 
céda aux  gradués  en  théologie,  de  quelque  université 
que  ce  fût,  le  droit  de  voix  active  dans  l'élection  du 
provincial.  En  1475  on  décida  que  le  grade  de  maître 
ne  serait  octroyé  qu'aux  candidats  qui  auraient  ensei- 
gné les  quatre  livres  des  Sentences  et  qui  auraient  pré- 
sidé ou  soutenu  des  conclusions  en  chapitre  provin- 
cial ou  général.  Ces  distinctions  rehaussèrent  le  pres- 
tige de  la  théologie  chez  les  membres  de  la  Merci,  et 
firent  présager  son  plein  essor  au  cours  du  xvie  et  du 
xvn«  siècle. 

2°  A  partir  du  XVIe  siècle.  —  La  théologie  se  déve- 
loppa parmi  les  membres  espagnols  de  la  Merci,  en 
même  temps  que  se  multipliaient  les  universités.  Le 
P.  Alphone  Médina  obtint,  dès  1509,  lachaire  de  Saint- 
Thomas  à  l'université  de  Salamanque  et  dès  lors  il  y 
eut  toujours  dans  cette  université  quelque  professeur 
de  la  Merci.  On  peut  en  dire  autant  des  universités 
d'Alcala,  Santiago,  Huesca,  Valladolid,  Barcelone, 
Valence,  etc.  Bien  plus  célèbre  est  Jérôme  Pérez 
(t  1549)  qui  fut  le  professeur  de  théologie  des  premiers 
jésuites  à  l'université  de  Gandie.  Il  était  de  Valence 
et  fit  ses  études  théologiques  à  Salamanque  ou  à 
Valence;  pendant  vingt  ans  il  enseigna  la  théologie 
dans  cette  dernière  ville.  Il  avait  déjà  obtenu  le  titre 
de  «  jubilé  »,  quand  il  fut  appelé  par  le  duc  de  Gandie, 
le  futur  saint  François  de  Borgia,  comme  professeur  à 
l'université  que  celui-ci  venait  de  fonder.  II  y  enseigna 
avec  grand  éclat.  Le  10  janvier  1549,  le  P.  Oviedo 
écrivait  à  saint  Ignace  :  «  Les  leçons  de  théologie  ont 
commencé  et  c'est  le  P.  M.  Pérez  qui  les  fait;  on  dit  de 
lui  qu'il  est  un  personnage  très  docte,  ayant  écrit  sur 
saint  Thomas  et  enseigné  la  théologie  pendant  plus  de 
vingt  ans...  On  attend  beaucoup  de  fruit  de  ce  cours, 
étant  donnée  la  science  de  ce  maître...  il  nous  a  sem- 
blé qu'ils  (les  jeunes  religieux),  doivent  étudier  très 
diligemment  la  théologie,  car  ils  ont  une  commodité 
telle  qu'à  Paris  peut-être  il  n'y  a  pas  mieux.  »  Mon. 
hist.  S.  J.,  t.  xii,  p.  177.  Pérez  mourut  dans  les  der- 
niers jours  de  1549.  Le  3  janvier  1550,  François  de 
Borgia  écrivait  au  P.  Araoz  :  «  Maître  Pérez  a  laissé  la 


chaire  de  la  terre,  puisse  le  Seigneur  lui  donner  celle 
du  ciel!  » 

Il  écrivit  plusieurs  opuscules  théologiques,  mais  son 
ouvrage  le  plus  important  est  celui  qui  a  pour  titre  : 
Commentaria  expositio  super  /am  partem  Su.mm.8c 
S.  Thomœ  Aquinatis.  Quantum  ad  ea  quse  concernunt 
/um  Ubrum  Sententiarum ,  Valence,  1518,  ouvrage 
extrêmement  rare  aujourd'hui.  Pérez  s'écarte  souvent 
des  commentateurs  de  saint  Thomas  de  son  époque.  Il 
reproche  constamment  à  Cajétan  en  particulier  de  ne 
pas  avoir  compris  saint  Thomas.  Zumel  dit  que  Pérez 
répétait  souvent  :  «  Multiscius  Thomas  non  est  intcllec- 
tus  a  Cajetano  hoc  loco.  »  De  vitis  patrum  et  magislr. 
gênerai.,  Rome,  1924,  p.  97. 

Les  deux  points  essentiels  du  molinisme,  la  science 
moyenne  et  la  prédestination  unie  preevisa  mérita  ont 
un  célèbre  précédent  dans  l'œuvre  du  P.  Pérez.  Quant 
au  premier  point  qu'on  lise  le  passage  suivant  em- 
prunté au   fol.  50  de  ses  Commentaria  : 

An  Deus  sciât  futura  contingentai?  Circa  primum  no- 
tandum  est  :  primo,  contingens  posse  dupliciter  conside- 
rari;  uno  modo  in  se  ipso,  prout  est  in  actu,  et  sic,  ut  bene 
inquit  sanctus  Thomas,  non  consideratur  ut  futurum  sed 
ut  pnesens...  Secundum  notandum  est  quod  Deus  futura 
contingentia  non  cognoscit  ut  futura  pra'cise,  ut  nos,  sed 
ut  prœsentia  et  hoc  duoluis  modis  :  uno  modo  videndo 
ipsas  forum  existentias  prout  sunt  in  seipsis;  alio  modo 
videndo  ipsas  in  earuin  causis  productivis,  videndo  omnia 
quse  possunl  eus  impedire  et  </»«•  de  facto  Impedient  et  quw  non 
impedienl. 

Quant  à  la  prédestination,  on  trouve  au  fol.  70  la 
doctrine  qui  suit  : 

l'trum  prsf-scientia  meritorum  sit  causa  prredestina- 
tionis?  (Urca  primum  articulum  notandum  est  primum 
quod  cum  prédestinât io  essentialiter  sit  cognitio,  quse  ad 
intellectum  pertinet,  et  habet  adjunctum  propositum  con- 
ferendi  média  et  quse  ad  voluntatem  pertinent,  ideo  titulus 
potest  duobus  modis  intelligi  :  uno  modo  de  causa  cogni- 
tionis,  quod  non  est  dubitabile  quia  talis  cognitio  est  Deus 
et  Dei  nulla  est  causa.  Alio  modo  ex  parte  adjuncti,  utpote 
quare  Deus  vult  conferre  talia  média,  et  adliuc  potest  esse 
dupliciter,  quia  vel  potest  qua-ri  de  causa  volendi,  et  sic 
nulla  est  qusestio  :  aut  potest  qu;rri  de  causa  ipsius  rei 
volitae,  qua;  est  effectus  pra-destinationis;  hoc  autem  quod 
dixi  de  actu  volendi  intellige  secundum  rem,  quoniam 
secundum  rationem  bene  potest  dari  causa. 

Nous  avons  donné  ces  citations  à  cause  de  leu 
intérêt  pour  la  connaissance  du  prémolinisme,  car 
beaucoup  de  jésuites  portugais  furent  les  auditeurs  du 
P.  Pérez  et  ce  fut  du  Portugal  que  la  doctrine  revint 
en  Espagne.  D'ailleurs,  Molina  connaissait  parfaite- 
ment cet  ouvrage,  il  le  cite  en  effet  pour  se  défendre 
dans  une  Apologie  qu'il  adresse  à  l' Inquisition. Archivo 
Hist.  Nacional  de  Madrid  :  Inquisiciôn,  4437.  Le 
P.  Henao,  S.  J.,  fait  état,  de  son  côté,  de  ce  que  Pérez 
«  comprend  le  saint  Docteur  de  la  même  façon  que 
nous  (les  Jésuites)  ».  Scientia  média  historiée  propu- 
gnata,  Salamanque,  1665,  n.  801. 

Le  P.  J.  Pérez  se  distingue  des  scolastiques  de  son 
époque  par  son  style  élégant  et  concis.  Interprète 
habile  de  saint  Thomas,  il  a  souvent  des  points  de  vue 
originaux. 

Cependant  en  fait  de  théologie,  le  personnage  le 
plus  remarquable  de  la  Merci  c'est  Zumel  (1540-1607). 
Le  P.  François  Zumel  naquit  à  Palencia.  Il  fit  ses  pre- 
mières études  à  Salamanque  où  il  enseigna  pendant 
presque  toute  sa  vie.  Il  occupa  les  plus  hautes  charges 
dans  l'ordre,  y  compris  celle  de  général.  Il  fut  pen- 
dant plusieurs  années  vice-chancelier  de  l'université 
de  Salamanque,  au  moment  même  où  «  cette  école 
était  la  première  du  monde  ».  Il  écrivit  beaucoup,  mais 
son  œuvre  la  plus  importante  et  la  plus  célèbre  con- 
siste en  ses  Commentaires  sur  saint  Thomas  surtout  les 
volumes  sur  la  morale. 


2011 


RÉDEMPTION    DES    CAPTIFS    (ORDRE    DE    LA) 


2012 


Un  peu  avant  Zumel,  nous  trouvons  Gaspard  de 
Torrès,  professeur  à  Salamanque.  Il  fut  pendant  de 
longues  années  vice-chancelier  de  l'université.  Il  com- 
posa plusieurs  ouvrages,  entre  autres  les  Statuts  qui 
dès  1561  régirent  cette  université.  Dans  cette  der- 
nière saint  Thomas  remplaça  le  Maître  des  Sentences 
qui  en  avait  été  le  livre  de  texte  jusqu'à  ce  moment. 

Zumel  donna  un  très  grand  essor  aux  études,  sur- 
tout théologiques,  dans  la  Merci.  Lafuente  le  recon- 
naît, Hist.  eclesiâstiaca  de  Espaha,  2e  éd.,  t.  v,  p.  303; 
mais  il  se  plaint  de  ce  que,  à  son  avis,  la  Merci  oubliait 
peut-être  un  peu  son  but  essentiel,  le  rachat  des  cap- 
tifs. 

Pendant  les  xvne  et  xvnie  siècles,  les  religieux  de  la 
Merci  occupaient  des  chaires  dans  toutes  les  universi- 
tés de  l'Espagne  et  dans  quelques-unes  de  l'étranger. 
«  Dans  la  célèbre  université  de  Salamanque,  disait  le 
cardinal  Lambertini  devant  Clément  XI,  en  1717,  la 
Merci  a  la  première  chaire  d'Écriture  sainte,  de  philo- 
sophie, de  morale  et  de  saint  Thomas;  dans  celle 
d'Alcala,  la  deuxième  chaire,  dans  celle  de  Compos- 
tellc  la  première  chaire  de  théologie;  dans  celle  de 
Tolède  la  deuxième;  dans  celle  de  Huesca  la  première 
chaire  d'Écriture  sainte  et  de  philosophie;  dans  celle 
de  Lerida  la  deuxième  et  de  même  dans  celle  de  Sara- 
gosse;  de  sorte  qu'il  n'y  a  pas  d'université  en  Espagne 
où  la  Merci  non  seulement  ne  brille  par  la  contempla- 
tion, mais  n'éclaire  par  l'enseignement.  »  Allocutions  de 
Rome,  année  1717. 

Le  P.  Alonso  Remôn  (f  1632),  écrivain  très  fécond, 
outre  un  grand  nombre  d'ouvrages  ascétiques  et  mys- 
tiques en  espagnol,  publia  en  1612  un  Epitome  theolo- 
giœ  moralis. 

Le  P.  Antioco  Brondo  (f  1619)  né  à  Cagliari  en  Sar- 
daigne,  publia  le  De  arcanis  sacrée  utriusque  Iheologiœ 
scholastica*  et  positivx  dispulation.es.  etc.,  2  vol.,  Rome, 
1612  et  1614.  Le  premier  volume  très  loué  par  Martini 
dans  sa  Riographia  Sardiniœ  et  d'autres,  fut  celui  qui 
attira  le  plus  de  renommée  à  son  auteur.  Le  deuxième 
volume  est  presque  introuvable;  d'après  un  exem- 
plaire que  j'ai  eu  entre  les  mains  à  Rome  dans  notre 
bibliothèque  de  Saint-Adrien,  l'auteur  se  montre  très 
érudit  et  théologien  profond,  soit  dans  la  partie  sco- 
lastique,  soit  dans  la  positive.  Dans  les  questions  sur 
la  grâce  il  cite  et  suit  généralement  Zumel. 

Contemporain  de  Brondo  et  comme  lui  né  en  Sar- 
daigne,  Ambroise  Machin  (1580-1640),  fut  général  de 
l'ordre  en  1618  et  archevêque  de  Cagliari  dès  1627. 
Machin  est  thomiste  mais  avec  beaucoup  de  largeur 
d'esprit  et  sa  polémique  est  toujours  courtoise.  «  Il 
cite  souvent  Zumel  et  d'autres  théologiens  de  son 
temps.  Il  s'écarte  des  thomistes  en  ce  qui  regarde  la 
prémotion  physique,  quant  au  côté  matériel  du  péché, 
et  il  s'en  éloigne  aussi  dans  la  controverse  sur  l'imma- 
culée conception.  Avec  Suarez  il  pense  qu'il  n'y  a  pas 
de  contradiction  à  ce  que  la  créature  soit,  par  la  puis- 
sance de  Dieu,  instrument  obédientiel  de  la  création; 
que  l'ange  ne  peut,  ex  natura  sua,  pécher  par  subrep- 
tion  ou  indélibération,  mais  que  par  contre  il  le  peut 
par  légèreté  de  matière.  Il  affirme  aussi  que  Dieu  peut, 
par  sa  puissance  absolue,  faire  que  l'intelligence  créée 
s'élève  à  la  vision  béatiflque  avant  l'illumination  de  la 
gloire,  et  il  soutient  que  des  saints,  tels  que  Moïse  et 
saint  Paul,  ont  joui  transitoirement  de  la  vision  béati- 
flque pendant  cette  vie...  On  ne  peut  pas  refuser  une 
place  d'honneur  au  grand  théologien  sarde  dans  la 
lignée  des  commentateurs  du  Docteur  nngélique  cl 
dans  le  panthéon  de  la  théologie  scolastiqne  du 
xviie  siècle.  »  P.  Goyena,  S.  .J.,  dans  RazànyFé,  1918. 

Non  moins  remarquable  que  Machin  est  Jean  Pru- 
dencio  (1610-1658).  Il  enseigna  la  philosophie  cl  la 
théologie  à  Huesca  el  à  Al  cala  successivement  De  ses 
ouvrages,  deux  seulement   furent  imprimés  :  1.  Com- 


mentarium  super  XXIV  primas  questiones  III31  part. 
Summee  theologicse  sanctissimi  Thomw,  deux  forts 
volumes  in-fol.,  Lyon,  1654;  2.  Opéra  theologica  pos- 
thuma super  quœstiones  xii,  XI v  et  xix  S.  P.  D.  Tho- 
mas, Lyon,  1690,  1  vol.  in-fol.  D'après  le  P.  Castell, 
O.  S.  B.,  Prudcncio  se  montre  dans  ces  ouvrages 
comme  connaissant  à  fond  la  théologie  tant  ancienne 
que  moderne,  dialecticien  habile  et  clair  dans  l'expres- 
sion de  sa  pensée  et  polémiste  redoutable.  Prudencio 
réfute  vigoureusement  la  «  science  moyenne  »  de  Mo- 
lina  et  répond  avec  succès  aux  difficultés  qu'on  oppose 
au  concept  de  la  grâce  efficace  ab  intrinseco  (Tract,  de 
arbilrio  hum.,  pars  IIa,  p.  48).  Prudencio  est  assu- 
rément l'un  des  premiers  théologiens  de  son  époque. 

De  ce  même  siècle  est  Silvestre  Saavedra  (t  1643), 
profond  théologien  de  la  sainte  Vierge,  dont  l'ouvrage 
Sacra  Deipara,  seu  de  eminentissima  dignitate  Dei  geni- 
tricis  immaculatissimae,  Lyon,  1655,  est  très  important 
et  offre  encore  un  réel  intérêt. 

Quoique  d'importance  moindre  que  ceux  que  nous 
venons  de  citer,  il  faut  nonnner  :  Pierre  de  Ona 
(t  1626),  dont  l'œuvre  théologico-ascétique  sur  les 
quatre  fins  de  l'homme.  Postrimerias  del  hombre.  qui 
parut  en  1603  à  Madrid,  fut  plusieurs  fois  rééditée. 
Elle  est  aussi  de  grande  valeur  littéraire  pour  la  lan- 
gue espagnole.  Cependant  Ona  est  connu  surtout 
comme  philosophe  car  il  écrivit  des  Commenlaria  très 
érudits  des  livres  d'Aristote.  —  Jean  Negrôn  (t  1603), 
grand  orateur,  composa  un  De  sacrameniis  in  génère  et 
in  specie,  Madrid.  —  François  Pizafio  (t  1651)  publia 
à  Madrid  en  1649  un  Compendium  totius  mysticœ 
Iheologiœ,  etc.  (531  folios)  que  Hardâ  qualilie  de  par- 
vum  mole,  sed  doctrina  gigantem.  ■ — ■  Louis  Aparicio 
(t  1649)  est  l'auteur  du  De  cultu  patris  Adam  sancto- 
rumque  V.  T ,  Madrid,  1639.  —  Le  P.  Mendoza 
(t  1665}  mourut  très  jeune,  mais  il  a  laissé  une  preuve 
de  son  savoir,  dans  une  Theologica  prœlectio,  Alcala, 
1661.  — -  Gabriel  de  Adarzo  y  Santander,  archevêque 
d'Otrante  (t  1674),  compos'  parmi  d'autres  ouvrages 
un  vol.  in-fol.  :  Questiones  scholasticie,  Madrid.  Il  créa 
à  l'université  de  Salamanque,  en  1663,  une  chaire  de 
théologie  morale  dont  le  premier  titulaire  fut  le  Fr. 
Joseph  Gonzalez  de  la  Merci.  —  Le  P.Nolasque  Melezé 
se  fit  remarquer,  à  la  fin  du  xvne  siècle,  à  Bordeaux  où 
il  fut  régent  de  théologie.  —  Il  faut  citer  aussi  dans  ce 
siècle  le  P.  Barthélémy  Laplaine  (t  1692)  auteur  de 
Magna  commenlaria  in  universam  catenam  auream  divi 
Thomœ  Aquinalis,  Paris.  — ■  Le  P.  François  Alcha- 
coa  publia  en  1685  une  Summa  Iheologiœ  moralis  à 
Pampelune.  — Le  mexicain  Fr.  Pedro  Celis  (t  1677) 
fit  imprimer  des  Tractatns  theologici  in  /am  part.  D. 
Thomw,  et  à  Mexico,  en  1615,  un  volume  traitant  de 
questions  théologiques  sous  le  titre  de  Laurea  mexi- 
cana.  —  On  peut  aussi  faire  mention  du  fameux 
Séraphin  de  Freitas  (t  1632)  qui  écrivit  De  juste  imperio 
Lusilanorum,  etc.,  lequel  eut  plusieurs  éditions.  — 
En  1696,  mourut  à  Valence  le  P.  Jean  Aparicio, 
homme  d'une  étonnante  érudition,  qui  avait  publié  de 
nombreux  ouvrages  fort  appréciés  sur  la  théologie,  la 
sainte  Écriture,  l'histoire,  les  mathématiques,  l'astro- 
nomie, la  géographie,  la  linguistique,  etc. 

3°  Le  xvi il'  siècle.  —  Bien  que  le  XVIIIe  siècle  soit 
un  âge  de  décadence  pour  la  théologie,  la  Merci  compta 
pourtant  deux  théologiens  remarquables:  le  P.  Am- 
broise de  Albendea  et   le  P.  Augustin  Cabadés  Magi. 

Encore  1res  jeune,  le  1'.  Albendea  obtint  une  chaire 
do  Saint-Thomas  à  l'université  d'Alcala.  Pendant  la 
guerre  de  succession  d'Espagne,  il  se  rangea  du  côté 
de  l'archiduc  Charles  d'Autriche,  ce  qui  l'obligea  de 
s'enfuir;  il  perdit  ainsi,  en  1711,  sa  chaire  d'Alcala.  II 
mourut  à  Naples,  en  1739,  dans  le  couvent  de  Sainte- 
Ursule  de  la  Merci.  L'unique  ouv.age  qu'on  ait  im- 
primé de  lui  est  intitulé  :  Tractatus  de  spe  theologica, 


2013 


RÉDEMPTION    DES    CAPTIFS    (ORDRE    DE    LA) 


2014 


Madrid,  1700.  Albendea  fut  un  infatigable  polémiste, 
son  œuvre  est  remplie  de  discussions  et  de  diatribes 
contre  presque  tous  les  théologiens  de  quelque  renom. 
Son  esprit  est  très  fin  et  sa  pensée  originale.  Hardâ 
nous  dit  que  son  travail  est  miro  ingenio  prrfectum,  et 
industriel  elaboraium. 

Le  P.  Cabadés  Magi  (t  1797)  connut  plus  de  succès 
avec  ses  Institutioncs  theologicœ  in  usum  tironum, 
4  vol.,  Valence,  1784-1790.  C'est  le  mérite  du  P.  Caba- 
dés d'avoir  banni  de  l'Espagne  les  anciennes  méthodes 
scolastiques  pour  s'adapter  à  ce  que  l'on  faisait  en 
d'autres  pays.  Sous  ce  rapport,  son  livre  reçut  un  très 
bon  accueil,  si  bien  que,  même  au  commencement  du 
xixe  siècle,  il  était  employé  comme  livre  de  texte  dans 
plusieurs  centres  ecclésiastiques  de  l'Amérique  latine. 
11  est  ennemi  des  controverses  et  des  subtilités  scolas- 
tiques, de  bon  goût  littéraire  et  grand  admirateur  de 
saint  Augustin. 

On  doit  aussi  nommer  :  Nicolas  Cavero  (f  1757) 
théologien  et  historien  fort  érudit  qui  reçut  des  éloges 
chaleureux  de  Benoît  XIV.  —Michel  de  Ulate  (t  1721) 
exégète,  historien  et  poète  latin  très  élégant.  —  Rami- 
rez  de  Orozco  (t  1788)  qui  démontra  la  légitimité  du 
prêt  à  intérêt,  ce  qui  lui  valut  d'abord  d'innombrables 
critiques  et  plus  tard  de  grands  éloges.  —  Antoine 
Solis,  auteur  d'une  intéressante  Disputa  sobre  malerias 
morales,  Madrid,  1785,  en  castillan.  —  Jean-Antoine 
Pérez,  qui  publia  en  1803  la  continuation  du  De  locis 
tlieologicis  de  Melchior  Cano  sous  le  titre  :  Usus  loco- 
rum  theologicorum  in  expositione  sac.  Script,  in  defen- 
sione  adversus...  et  in  sacris  concionibus,  Madrid,  1803. 
—  Théologien  insigne,  grand  canoniste  et  critique 
remarquable,  le  P.  Manuel  Villodas  publia  à  Valla- 
dolid,  en  1792,  un  ouvrage  en  deux  volumes  intitulé 
Analisis  de  las  antiguedades  eclesiâsticas  de  Espana.  Cet 
ouvrage  fut  adopté  comme  manuel  dans  quelques  uni- 
versités et  centres  d'études  supérieures.  Le  P.  Pierre 
Rodriguez  Miranda  le  traduisit  en  latin  en  1828-1830 
(Madrid). 

Les  mereédaires  enseignèrent  la  théologie  dans  quel- 
ques universités  de  France  et  d'Italie.  Le  P.  Chryso- 
stome  Ferbos  eut  une  chaire  à  Bordeaux  dans  la  pre- 
mière moitié  du  xvme  siècle  et  l'université  lui  décerna 
les  plus  grands  éloges.  La  même  chaire  était  occupée 
en  1790  par  le  P.  Melhie  de  Grange.  Mais  bien  plus 
nombreuses  étaient  les  chaires  que  les  mereédaires 
occupaient  dans  l'Amérique  latine  et  il  serait  trop  long 
de  citer  tous  les  écrivains  de  ces  régions. 

Vers  la  fin  du  xvme  et  le  commencement  du  xixe  s., 
une  forte  réaction  se  produisit  dans  la  Merci  tendant 
à  réorganiser  les  études.  Réaction  qui  échoua  à  cause 
des  perturbations  politiques,  des  sécularisations  et 
autres  vexations  de  la  part  du  pouvoir  civil. 

Le  général  de  l'ordre,  Aguilar  y  Torrés,  créa  à 
Rome  dans  le  couvent  de  Saint-Adrien  (1785)  une 
école  de  langues  orientales  qui  forma  plusieurs  théolo- 
giens et  biblistes,  espagnols  en  majorité.  Le  R.  P.  Mar- 
tii\ez  (1774-1827)  réformait  à  son  tour  les  études  dans 
la  Merci  par  sa  nouvelle  Ratio  sludiorum.  Grand 
théologien,  le  P.  Martincz  enseigna  dix-huit  ans  à 
l'université  de  Valladolid.  Son  prestige  était  grand 
aussi  dans  les  affaires  politiques,  c'est  lui  qui  fut  pen- 
dant plusieuis  années  l'arbitre  de  la  politique  du  roi 
Ferdinand  VII.  Par  ordre  de  ce  roi  il  rédigea  le  Plan 
d'études  et  règlement  général  des  universités  du  royaume, 
que  le  ministre  Calomarde  promulgua  en  1824.  «  Par 
lui,  dit  Menéndcz  y  Pelayo  (Hisl.  de  los  heterodoxos, 
t.  m,  p.  525),  l'enseignement  de  la  théologie  fut  bien 
organisé.  »  Ce  plan  reproduisait  en  grande  partie  le 
plan  de  la  Merci  rédigé  en  1817. 

L'ordre  de  la  Merci  ne  se  répandit  que  dans  les 
pays  latins  d'Europe  et  d'Amérique,  c'est  pourquoi 
les  persécutions  qui  sévirent  dans  ces  nations  pen- 


dant la  première  moitié  du  xixe  siècle  l'ont  presque 
complètement  anéanti.  Aujourd'hui  la  Merci  s'efforce 
de  relever  ses  collèges  majeurs  pour  former  le  person- 
nel enseignant,  et  essayer  de  refaire  le  passé. 

IV.  Principales  questions  théologiques  étu- 
diées  dans  l'ordre.  —  Il  nous  reste  maintenant  à 
noter  brièvement  les  points  théologiques  qui  ont 
caractérisé  l'ordre  de  la  Merci. 

1°  La  Communion  quotidienne.  —  Dans  l'histoire  de 
cette  pratique  la  Merci  a  eu  une  part  très  importante. 
Voir  Comm.  eucharistique,  t.  m,  col.  515  sq. 

Pierre  Machado,  (f  1609)  écrivain  profond,  savant 
hébraïsant  et  bibliste  remarquable,  auteur  de  l'Expo- 
sitio  lilteralis  et  moralis  omnium  evangeliorum,  etc. 
Burgos,  1604;  Mayence,  1608  et  Cologne,  1612,  publia 
aussi  un  ouvrage  intitulé  De  la  Comuniôn  cuotidiana, 
dans  lequel  il  soutient,  avec  d'autres  de  son  temps, 
qu'il  faut  communier  même  le  vendredi  saint.  Et 
Jean  de  la  Vega  atteste,  Respuesta  apologetica,  Madrid, 
1659,  p.  9,  que  dans  l'église  de  la  Merci  au  commence- 
ment du  xvne  siècle  on  communiait  tous  les  jours,  y 
compris  le  vendredi  saint.  Le  P.  Rodriguez  de  Torrés, 
Empenos  del  aima  a  Dios  etc.,  Burgos,  1611,  fol.  337, 
soutient  la  légitimité  d'une  telle  pratique,  il  s'appuie 
sur  l'usage  de  l'Église  primitive  et  sur  le  fait  de  «  ne 
pas  trouver  de  texte  canonique  qui  l'interdise  ».  Le 
Fr.  Melchor  de  los  Rcyes  publia  à  Cadiz,  en  1630,  le 
traité  Prudencia  de  con/esores  en  orden  a  la  comuniôn 
cuotidiana,  et  le  Père  Mateo  de  Villarroel,  en  1635,  le 
livre  De  la  oraciôn  y  frecuente  comuniôn. 

Mais  bien  plus  grande  fut  l'influence  exercée  par  le 
Vén.  Jean  Falconi.  Mort  en  odeur  de  sainteté  en  1638, 
il  laissait  parmi  ses  écrits  un  ouvrage  intitulé  El  pan 
nuestro  de  cada  dia  (Notre  pain  de  chaque  jour).  Im- 
primé pour  la  première  fois  à  Madrid  en  1656,  il  eut 
beaucoup  d'autres  éditions  en  espagnol,  en  italien  et 
en  français  (la  dernière  parmi  celles-ci  ce  fut  celle  du 
P.  Couet,  Paris,  1893).  Le  P.  Jean  Falconi  usait  à 
l'égard  de  ses  dirigés,  qui  étaient  fort  nombreux  à  la 
cour,  d'une  méthode  très  simple  et  efficace.  Au  com- 
mencement, une  confession  générale  suivie  d'un  cer- 
tain temps  destiné  à  la  réforme  des  moeurs  moyennant 
l'oraison  mentale  deux  fois  par  jour.  Puis  il  leur  impo- 
sait la  communion  quotidienne  qui,  dans  de  telles 
conditions,  produisait  des  grands  fruits.  Ses  succès 
excitèrent  la  jalousie  de  quelques-uns,  et  c'est  pour  se 
défendre  qu'il  écrivit  l'ouvrage  cité.  Le  nom  du  P.  Fal- 
coni est  associé  aux  deux  décrets  fameux  émanés  du 
Saint-Siège  au  sujet  de  la  communion  fréquente  : 
Celui  de  1679,  Cum  ad  aurcs,  à  la  rédaction  duquel 
prit  part  le  P.  H.  Marracci  qui  avait  traduit  en  italien 
l'ouvrage  du  P.  Falconi;  et  celui  de  1905,  Sacra  Tri- 
dentina  synodus,  par  lequel  Pie  X  mit  fin  à  la  polé- 
mique soutenue  par  les  PP.  Godts,  rédemptoriste,  et 
M.  Chatel,  d'une  part,  et  le  P.  Couet  d'autre  part,  à 
l'occasion  de  la  traduction  française  faite  par  ce  der- 
nier de  l'ouvrage  du  P.  Falconi.  D'autres  théologiens 
prirent  part  ensuite  à  la  polémique  et,  la  cause  ayant 
été  portée  à  Rome,  ce  fut  l'occasion  du  décret  men- 
tionné. 

2°  Théologie  mariale.  —  La  Merci  reconnaît  en  Marie 
sa  fondatrice.  Les  membres  de  l'ordre  se  firent  tou- 
jours un  devoir  de  défendre  la  pieuse  croyance  à 
l'immaculée  conception  de  Marie.  Avant  même  Duns 
Scot,  saint  Pierre  Pascual  la  soutint,  et  non  comme 
une  vérité  quelconque.  Ainsi  que  le  dit  Mgr.  Valen- 
zuela,  De  intemerato  Deiparœ  conceptu,  Rome,  1904, 
p.  176  :  ...  ipse  (S.  Pierre  Pascual)  primus  eam  propo- 
sait, non  modo  uti  piam  opinionem  amplectendam,  sed 
uti  veritatem  catholicam  firmiter  credendam.  Dès  lors, 
tous  ceux  qui  parmi  les  religieux  de  la  Merci  traitèrent 
de  cette  question,  eurent  à  coeur  de  défendre  ce  privi- 
lège de  la  Mère  de  Dieu.    Ayant  voulu  une  fois  cata- 


2015 


REDEMPTION    DES    CAPTIFS    (ORDRE    DE    LA; 


2016 


loguer  tous  les  théologiens  contraires  à  cette  vérité, 
Bandello,  général  des  dominicains  du  temps  de 
Sixte  IV,  dut  avouer  qu'il  ne  put  retrouver  aucun 
membre  de  la  Merci  qui  fût  favorable  à  son  opinion  à 
lui.  Les  constitutions  prescrivaient  de  suivre  saint 
Thomas,  mais  «  exception  faite  en  ce  qui  regarde  l'im- 
maculée conception  de  Marie  que  les  membres  auront 
toujours  soin  de  soutenir  ». 

Pierre  de  la  Sema  fut  le  premier  à  enseigner  que 
quiconque  mourrait  pour  soutenir  cette  doctrine  serait 
martyr.  Il  fut  suivi  par  beaucoup  d'autres  théologiens 
et  leur  doctrine  fut  l'origine  de  ce  qu'on  appela  «  cl 
vota  de  sangre  »  (le  vœu  de  sang)  qu'on  faisait  pour  la 
défense  de  ce  mystère. 

Le  P.  Castelvi  (t  1695)  devint  célèbre  à  cause  de 
l'énergie  avec  laquelle  il  soutint  aux  universités  de 
Salamanque  (1649)  et  de  Valladolid  la  «  définibilité  » 
ultimo  et  proxime  de  la  conception  immaculée,  et  l'idée 
que,  dès  le  moment  de  sa  conception,  Marie  avait  joui 
de  la  vision  béatifique.  Il  fut  de  ce  chef  déféré  à  l'In- 
quisition, mais  il  fut  absous.  Les  deux  frères  Joseph 
(t  1678)  et  François  Pintre  (f  1671)  composèrent  et 
firent  imprimer  de  gros  volumes  sur  l'immaculée 
conception,  tandis  que  Raymond  Ferrini  (f  1782),  un 
Romain,  publiait  à  Naples,  en  1781,  une  excellente 
Dissertatio  theologica  apologetica  etc.  sur  le  même  mys- 
tère. Le  P.  Valcnzuela  (op.  cit.,  p.  218-224)  rapporte  un 
catalogue  des  ouvrages  de  74  théologiens  de  la  Merci 
ayant  soutenu  la  «  pieuse  croyance  »,  ce  catalogue  est 
cependant  incomplet. 

Deux  membres  de  la  Merci  méritent  plus  que  les 
autres  l'honneur  de  paraître  dans  l'histoire  de  la  théo- 
logie mariale.  Pierre  de  la  Serna  (1580-1642)  et  Silves- 
tre  Saavedra  (t  1643). 

Pierre  de  la  Serna  naquit  à  Séville,  y  prit  l'habit  de 
la  Merci  et  y  fit  ses  études.  Pendant  de  longues  années 
il  professa  la  théologie  et  la  philosophie,  jusqu'à  ce 
qu'en  1622  il  passât  chez  les  déchaussés  où  il  fut  pro- 
vincial. Il  mourut  à  Grenade  en  1642,  laissant  de 
nombreux  écrits  sur  des  matières  diverses  :  Commen- 
taria  in  Logicam  Arislotelis,  Séville;  Suflîcientia  concio- 
natorum,  Léon,  1637,  etc.,  etc.  Il  nous  intéresse  ici 
principalement  par  Fons  vitse,  sive  de  B.  V.  Maria, 
1623,  2e  éd.,  1630;  Commentaria  in  Apocalypsim,  Ma- 
drid, 1640  et  1860,  2  vol.  in-fol.,  et  Estalutos  que  lian  de 
guardar  los  esclavos  de  N.  Senora  de  la  Merced,  Séville, 
1615.  Ce  dernier  est  un  vol.  de  303  fol.  in-8°.  Sur  le  dos 
du  parchemin  on  lit  Esclavilud  de  Maria  (esclavage 
de  Marie)  et  en  dessous  la  lettre  S.  Il  est  intéressant  de 
constater  que  dans  cet  ouvrage  «  l'esclavage  de  Marie  » 
est  exposé  presque  avec  les  mêmes  termes  qu'un  siècle 
plus  tard  emploiera  saint  Louis-Marie  Grignon  de  Mont- 
fort.  Le  saint  connut-il  l'ouvrage  en  question?  Nous 
l 'ignorons,  mais  ce  n'est  pas  improbable.  Dans  la  revue 
mariale  El  Mcnsajem  de  Maria,  1922,  le  P.  A.  de  Santa 
Maria  fait  un  parallèle  intéressant  des  passages  les 
plus  semblables  dans  l'œuvre  du  saint  et  dans  celle  du 
P.  de  la  Serna. 

Silvestre  Saavedra  a  déjà  été  mentionné  antérieure- 
ment, nous  n'avons  à  rappeler  ici  que  son  ouvrage. 
Sacra  Deipcwa  qui,  au  dire  du  P.  Gazulla,  Re/utaciôn 
etc.,  p.  ll(i,  «  compte  parmi  ce  qu'on  a  écrit  de  plus 
génial  et  de  plus  profond  sur  la  très  sainte  Vierge  ».  Il 
fut  imprimé  en  1655,  douze  ans  après  I;'.  mort  de  l'au- 
teur. Ses  idées  furent  attaquées  par  les  Salmanti- 
cences  et  il  eut  comme  défenseur  le  P.  Gonzalez,  de  la 
Merci,  évêque  de  Ciudad  Rodrigo  et  de  Plaseneia. 

3°  Théologie  mystique.  —  Depuis  le  XV1«  siècle,  bien 
des  membres  de  la  Merci  écrivirent  sur  les  choses  spi- 
rituelles. 

Melchor  Rodrigucz  de  Torrés  (1558- 10 12)  laissa 
divers  ouvrages  ascétiques,  parmi  lesquels  il  faut  sur- 
tout remarquer  celui  qui  est  intitulé  Agricultura  del 


aima  y  ejercicios  de  la  vida  reliyiosa,  Burgos,  1603. 
L'élégance  du  style,  la  sûreté  de  la  doctrine  et  l'onc- 
tion très  délicate  de  cet  ouvrage  le  placent  au  rang  de 
ce  qu'on  a  écrit  de  mieux  pour  l'instruction  des  jeunes 
religieux. 

Un  mouvement  très  intense  de  vie  spirituelle  carac 
térisa  plusieurs  couvents  de  la  Merci  au  xviie  siècle, 
notamment  celui  de  Madrid.  Ce  mouvement  eut  son 
apogée  dans  l'éminente  personnalité  du  P.  Falconi. 
Un  de  ses  maîtres,  le  P.  Jean  Chrysostome  Puga 
(t  1651)  écrivit  la  Vida  de  Fr.  Juan  de  San  José,  1638, 
et  Jardin  del  Esposo,  2  vol.,  Madrid.  Un  autre  des  maî- 
tres de  Falconi,  Matthieu  de  Villarroel  (t  1635),  com- 
posa le  Tralado  de  la  necesidad  de  la  oraciôn  y  frecuenlc 
communion,  et  le  précieux  opuscule  Reglas  muy  impor- 
tantes para  el  ejercicio  de  la  jrecuente  oracion,  etc.  «  qui 
eut  autant  d'éditions  qu'il  compte  de  mots  »  (!)  au  dire 
du  P.  Rojas.  La  traduction  française  en  a  été  rééditée 
par  M.  Michel  Even  dans  La  vie  spirituelle,  1932.  Vil- 
larroel y  expose  la  doctrine  sur  la  prière  que  plus  tard 
son  disciple  Jean  Falconi  (1596-1638)  va  développer. 

Né  à  Fifiana,  dans  la  province  andalouse  d'Alméria, 
Jean  Falconi  professa  la  théologie  à  Ségovie  puis  à 
Mcala.  Transféré  à  Madrid,  il  s'y  adonna  corps  et  âme 
à  la  direction  des  âmes.  «  Falconi  et  quelques  autres 
Pères,  dit  un  historien  moderne,  changèrent  l'Église 
de  Madrid  en  fournaise  de  ferveur  et  école  d'oraison.  » 
Il  avait  le  don  admirable  de  lancer  les  âmes  dans  le 
chemin  de  la  prière  et  du  renoncement.  «  Il  semait 
tant  d'amour  de  Dieu  qu'il  convertissait  en  un  ciel  les 
couvents  qu'il  visitait  »,  dit  le  P.  Pedro  de  Arriola, 
qui  recueillit  ses  œuvres.  Après  de  pénibles  souf- 
frances, et  vénéré  de  tous,  il  décéda  saintement  à 
Madrid.  Ses  ouvrages  furent  imprimés  après  sa  mort 
seulement,  et  furent  édités  plusieurs  fois  en  espagnol, 
en  italien  et  en  français.  En  voici  les  plus  importants  : 
Carlilla  para  saber  leer  en  Cristo,  libro  de  vida  eterna, 
(L'a  b  c,  pour  savoir  lire  dans  le  Christ,  livre  de  vie 
éternelle);  Vida  de  Dios  (Vie  de  Dieu);  El  pan  nuestro 
de  cada  dia  (Notre  pain  de  chaque  jour);  Camino  recto 
para  el  cielo  (La  voie  qui  conduit  droit  au  ciel);  Caria 
escrita  a  una  hija  espiritual  (Lettre  écrite  à  une  fille 
spirituelle);  Caria  escrita  a  un  religioso  en  dejensa  del 
modo  de  oracion  en  pura  fé  ensenado  por  él  (Lettre 
écrite  à  un  religieux  en  défense  de  la  méthode  d'orai- 
son de  foi  pure,  enseigné  par  lui),  etc.  Falconi  expose 
largement  sa  méthode  d'oraison  dans  El  camino  recto, 
ouvrage  qui  n'est  pas  connu  de  la  plupart  des  cri- 
tiques tels  que  Poulain,  Pourrat  et  le  P.  Dudon.  Ils 
étudient  par  contre  ses  idées  dans  ses  Lettres  traduites 
tendancieusement  par  les  partisans  de  Molinos  et  qui, 
dès  lors,  ne  méritent  guère  de  confiance.  La  version 
italienne  de  ces  lettres  et  de  l'alphabet,  fut  mise  à  l'In- 
dex par  le  Saint-Office,  en  1688,  parce  que  Molinos 
prétendait  s'y  appuyer.  Néanmoins  la  sainteté  et  la 
bonne  intention  de  Falconi  est  universellement  recon- 
nue. «  Falconi,  écrit  le  P.  Dudon,  était  sans  conteste 
un  homme  de  Dieu,  ses  intentions  étaient  pures,  sa 
vie  durement  crucifiée,  son  imitation  des  vertus  du 
Sauveur  fort  active.  »  Michel  Molinos,  p. 14. M. Pourrat, 
La  spiritualité  chrétienne,  t.  iv,  p.  199,  fait  remarquer 
l'influence  de  Falconi  sur  Malaval,  Mme  Guyon  et 
d'autres  préquiélisles.  mais  il  ne  semble  connaître  que 
les  opuscules  mentionnés  en  dernier  lieu  et  dans  leur 
version  française.  Dans  son  ordre.  Falconi  fut  tou- 
jours très  estimé  et  tenu  pour  un  saint. 

Falconi  fit  école  dans  les  couvents  de  la  Merci.  Nous 
ne  ferons  que  mentionner  quelques-uns  de  ses  dis- 
ciples :  Pizafio  de  Léon,  qui  publia,  en  1650,  à  Alcala, 
une  Instrucciôn  acerca  de  la  oraciôn  mental  (Instruction 
sur  l'oraison  mentale);  un  an  auparavant  il  avait  fait 
paraître  à  Madrid  un  excellent  Compcndium  totius 
théologies  mystiac  (Madrid,  1619);  le  vénérable  Fran- 


2017 


RÉDEMPTION    DES   CAPTIFS   (ORDRE    DE    LA)  REDERS 


2018 


çois  Castelvi  (1626-1695),  qui,  entre  autres,  écrivit  une 
défense  de  Falconi;  Paul  Ramirez  de  Bermudo  (t  1669) 
qui  laissa  un  Gobierno  espiritual  para  las  aimas  que 
desean  en  la  Religion  vivir  vida  perfecta  (Conduite 
spirituelle  des  âmes  désireuses  de  mener  une  vie  par- 
faite dans  l'état  religieux),  Madrid,  1676;  Jérôme  Ro- 
driguez  de  Valderas  (1592-1671),  évêque  de  Badajoz, 
qui,  en  plus  d'autres  ouvrages  imprimés,  laissa  une 
apologie  des  écrits  de  Falconi  et  une  vie  du  vénérable. 
Citons  aussi  Jean  de  Rojas  y  Ausa,  évêque  de  Nica- 
ragua (t  1684),  auteur  de  nombreux  ouvrages  ascé- 
tiques, entre  autres  :  La  verdad  vestida  (La  vérité 
vêtue),  Madrid,  1670;  Representaciones  mislicas... 
(Représentations  mystiques),  Madrid,  1677;  2e  éd., 
1679;  Catecismo  real...  (Catéchisme  royal...),  Madrid, 
1672  ;  Compas  de  perjectos  con  Cristo  crucificudo,  (Com- 
pas des  parfaits  avec  le  Christ  crucifié),  Madrid,  1668. 
Il  écrivit  en  outre  une  vie  de  Falconi,  Madrid,  1674, 
dans  laquelle  il  expose  largement  ses  doctrines.  Ber- 
nard de  Santander  y  Barcenilla  (f  1692)  qui  écrivit 
un  livre  intitulé  Escuela  de  Cristo  (L'école  du  Christ), 
3  vol..  Madrid,  1671-1673,  2e  éd.,  1757.  Il  serait  trop 
long  de  citer  tous  les  autres.  La  vie  du  P.  Falconi  a  été 
écrite  par  les  P.P.  Jean  de  Rojas,  Philippe  Colombo, 
Jean  de  Medrano,  Jérôme  de  Valderas,  François  Boil  et 
Pierre  de  Arriola.  Parmi  ceux  qui  prirent  encore  la  dé- 
fense de  Falconi  on  peut  citer  Pierre-Etienne  Menéndez 
et  beaucoup  d'autres.  Nous  avons  nommé  ces  auteurs 
parce  qu'ils  gravitent  plus  ou  moins  autour  de  Falconi. 
La  liste  des  écrivains  ascétiques  et  mystiques  de  l'ordre 
de  la  Merci, aux  xvieet  x  vu»  siècles,  serait  interminable. 

Gaver,  Calhalogus  magistrorum,  etc.,  <i/mo  1445  scriptus, 
Tolède,  1928;  Guimerân,  Bre»e  kisloria  de  la  orden  de  N.  S. 
de  la  Merced,  Valence,  1591;  Vargas,  Clironica  ordinis  de 
Mercede,  2  vol.,  Palerme,  1618  et  1622;  Zumel,  De  intis 
Patrum,  Salamanque,  1588,  nouv.  éd.,  Rome,  1924;  Sal- 
me:ôn,  Recuerdos  histôricos,  Valence,  1646;  Ribera,  Milicia 
mereenaria,  Barcelone,  1726;  Real  patronalo,  Barcelone, 
1725;  Fr.  Gabriel  Téllez  (Tirso  de  Molina),  Hisioria  de  la 
Orden  de  la  Merced,  en  ms.  a  l'Académie  d'histoire  de 
Madrid;  Linâs,  Bullariam  ordinis,  Barcelone,  1696;  Régula 
et  conslitutiones  ordinis  de  Mercede,  Home,  1895;  F.  Gazulla, 
Jaime  I  de  Aragon  g  la  orden  delà  Merced,  Barcelone,  1919; 
du  même  Rejulaciôn  de  un  libro  titulado  .S'o/i  Raimundo  de 
Penafort,  etc.,  Barcelone,  1920;  du  même  Estudios  hislô- 
rico-crltieos  de  la  orden  de  la  Merced,  Barcelone,  plusieurs 
vol.  en  cours  de  publication;  P.  Gazulla,  Los  primeras  mer- 
cedarios  en  Chile,  Santiago  de  Chili,  1919;  Pérez,  Los  rcli- 
giosos  de  la  Merced  que  paxaron  a  la  America  espanala,  Sé- 
ville,  1924;  du  même,  Historia  de  las  misiones  mercedarias 
en  America,  Santiago  de  Chili,  en  cours  de  publication;  du 
même,  Obispos  de  la  Merced  en  America,  Santiago  de  Chili, 
1927;  Vâzquez,  Manual  de  historia  de  la  ardai  de  la  Merced, 
1. 1,  Tolède,  1931  ;  du  même,  Actas  de  algunos  capitulas  géné- 
rales. Home  1930-1933;  du  même  El  P.  Fr.  Francisco  Y.u- 
mel,  Madrid,  1920;  du  même  El  Maestro  Fr.  Gaspar  de 
Torres,  Ferrol,  1927;  du  même  Don  Diego  de  Muras..,,  Ma- 
drid, 1919;  Valenzuela,  Obras  de  San  Pedro  Pitscual,  4  vol., 
Rome,  1905-1908;  Hardâ,  Bibliotheca  scriptorum  ordinis 
de  Mercede  avec  des  suppléments  et  additions  du  P.  Arques 
Jover,  en  ms.  au  couvent  de  la  Merci  de  la  Buena  Dicha 
(Madrid);  Gari,  Bibliotheca  nwreedaria,  Barcelone,  1875; 
P.  Goyena,  La  Teologia  entre  las  mercedarias  espatioles  dans 
Razon  g  Fé,  1919;  La  Merced,  revue  mensuelle  publiée  par 
la  Merci  deCastille  depuis  1918.  au  Ferrol  et  à  Madrid,  elle 
renferme  beaucoup  de  documents  et  d'histoire  de  l'ordre; 
Bolelin  de  la  orden  de  la  Merced,  publié  à  Rome  depuis 
1912,  il  contient  des  documents  importants. 

É.   Silva. 

REDERS  Norbert,  frère  mineur  allemand. 
Né  à  Paderborn  le  6  juillet  1748,  il  fit  ses  études  dans 
cette  ville  et  entra  dans  l'ordre  à  l'âge  de  dix-huit  ans. 
Il  s'adonna  avec  assiduité  à  l'étude  de  la  philosophie 
et  de  la  théologie,  qu'il  enseigna  ensuite  à  ses  jeunes 
confrères  dans  différents  couvents.  Ainsi  nous  savons 
qu'il  défendit  le  3  juillet  1771  dans  le  Sludium  de  Hal- 
berstadt,  avec  Vigilance  Schulte,  une  série  de  thèses 


sur  De  Deo  uno  et  trino,  de  vera  religione,  de  Deo 
crealore,de  creatura  incorporea  seu  de  angelis,decrealura 
adspectabili  seu  de  exordio  mundi  primisque  terrœ 
incolis  et  de  novissimo  mundi  terres/ris  interitu.  Depuis 
1780  jusqu'à  1789  il  fut  lecteur  de  théologie  au  même 
Sludium,  où  il  présida  à  peu  près  toutes  les  années  une 
défense  de  thèses,  qui  parfois  s'étendaient  à  des  traités 
entiers  de  théologie  et  parfois  se  bornaient  à  des  par- 
ties spéciales  et  déterminées  de  la  dogmatique  ou  de 
la  morale.  Du  texte  de  ces  thèses,  qui  furent  éditées 
dans  Franzisk.  Sludien,  t.  v,  1918,  p.  108-115,  il 
résulte  que  l'on  enseignait  au  Sludium  de  Halberstadt, 
la  théologie  scolastique,  et  plus  spécialement  la  théo- 
logie scotiste.  Le  P.  Norbert  Reders  mourut  à  la  fleur 
de  l'âge  le  15  janvier  1792.  Dans  ses  disputes  et  ses 
controverses  avec  les  protestants  il  s'est  montré  tou- 
jours discret  et  tolérant.  Son  attitude  envers  le  catho- 
licisme et  la  monarchie  fut  toujours  claire  et  décidée  : 
il  considérait  la  monarchie  comme  la  forme  de  gouver- 
nement la  plus  heureuse,  parce  qu'elle  était  la  plus 
paisible  et  il  soutenait  que  l'Église  catholique  était  la 
seule  vraie,  parce  que  seule  elle  était  solidement  éta- 
blie et  adéquatement  démontrée.  Ces  principes  sont 
d'ailleurs  à  la  base  de  ses  ouvrages. 

Le  P.  Robert  Reders  est  l'auteur  d'un  écrit  intitulé 
Sonderbare  Verehelichungsarl  eines  Katholiken,  von 
einem  Franziskaner  als  unerlaubl  aus  kalholisclien 
Grùnden  enviesen,  public  dans  Journal  von  und  fur 
Dcutschland,  2e  année,  1785,  p.  121-137;  on  ne  sait 
pas  si  cet  article  a  paru  à  part.  Il  y  défend  l'unité  et 
l'indissolubilité  du  mariage  catholique.  L'occasion  de 
cet  écrit  fut  la  proclamation  que  Jean  Michel  Rust 
publia  dans  le  Magdeburgischer  Intelligcnzzetlel,  n.  92, 
du  16  novembre  1784.  Ce  dernier  y  divulguait  qu'aban- 
donné, malgré  lui  et  sans  aucune  faute  de  sa  part,  par 
sa  femme,  pour  empêcher  que  ses  affaires  domestiques, 
économiques  et  financières  n'allassent  à  la  dérive,  il 
avait  épousé  le  26  décembre  1784,  en  présence  de 
quatre  témoins,  une  autre  femme,  avec  laquelle  il  vou- 
lait mener  une  vie  chaste,  honnête  et  honorable  et  la 
laisser  après  sa  mort  son  héritière  universelle.  Il  priait 
en  même  temps  ceux  qui  auraient  des  raisons  et  des 
arguments  à  faire  valoir  contre  cette  union  de  les  lui 
faire  connaître  dans  les  quatre  semaines  et  de  s'abste- 
nir après  de  toute  critique  désagréable  et  déplaisante. 
Ayant  pris  connaissance  de  cette  invitation  par  un 
protestant,  le  P.  Norbert  Reders  composa  son  traité 
dans  le  but  de  regagner  le  pauvre  égaré  à  la  vérité,  de 
mettre  à  nu  ce  fait  exorbitant  et  de  démontrer  l'illi- 
céité  du  mariage  de  Rust. 

D'une  plus  grande  importance  est  un  autre  ouvrage 
du  P.  Reders,  où  il  prend  position  dans  les  luttes 
philosophiques  de  son  époque  :  Apologie,  aus  kutho- 
lischen  Grundsàlzen,  des  7len  und  8len  Paragraphs  des 
weisen  Religionsedikt  Konig  Friedrich  Wilhelms  von 
Preussen,  wider  das  ersle  berlinische  Fragment  ùber 
Au/klârung  und  wider  aile  unler  dem  gemissbrauchten 
schiinen  Namen  der  Philosophie  versteckle  deistische  und 
socinianische  Proselytenmacher.  Ein  Wort  zut  Beherzi- 
gung  aller  treuen  katholischen  Unterlhanen  Sr  Kônigl. 
Majestdt  von  Preussen,  Halberstadt,  1790,  in-8°,  371  p. 
L'occasion  de  ce  livre  fut  l'édit  de  Frédéric-Guil- 
laume 1 1  de  Prusse,  dans  lequel  il  promulguait  la 
liberté  de  religion  et  de  conscience,  assurait  l'existence 
et  la  libre  profession  des  religions  existantes,  réformée, 
luthérienne  et  catholique,  condamnait  les  systèmes 
philosophiques  de  la  religion,  comme  le  déisme,  le  soci- 
nianisme,  le  naturalisme,  le  rationalisme  et  déclarait 
incompatible  avec  la  conception  de  l'Église  l'arbi- 
traire absolu  dans  la  doctrine.  Cet  édit  donna  lieu  à 
la  publication  de  deux  Fragmente  par  le  protestant 
André  Riem,  qui  ouvrit  par  ces  écrits  les  luttes  en 
faveur  de  VAufklôrung.  Dans  le  premier  Fragment, 


2019 


REDERS    —    REFORME 


2020 


intitulé  :  Ueber  Aufklurung.  Ob  sie  dem  Staale,  der 
Religion  oder  ùbcrhaupl  gefâhrlich  seg  und  segn  kiinne. 
Ein  Wort  zur  Beherzigung  fur  Regenlen,  Staalsmânner 
und  Priesler.  Erstes  Fragment,  Berlin,  1788,  qui  eut 
jusqu'à  quatre  éditions,  il  traite  trois  questions  :  1.  Le 
progrès  des  lumières  ( Aufklurung )  constitue-t-il  un 
besoin  de  l'intelligence  humaine?  2.  Jusqu'où  va  ce 
progrès?  A-t-il,  oui  ou  non,  des  limites?  3.  L'État 
gagne-t-il  ou  perd-il  à  ce  progrès?  A  ce  premier 
Fragment  fit  suite  un  second  qui  eut  jusqu'à  trois 
éditions.  Contre  ces  Fragmente  parurent  un  certain 
nombre  d'écrits,  qui  attaquaient  et  réfutaient  les 
théories  préconisées  par  A.  Riem.  Parmi  eux  l'Apo- 
logie  de  Norbert  Renders  occupe  une  place  d'honneur. 
Dédiée  au  roi  de  Prusse,  elle  est  sans  conteste  le  plus 
copieux  de  ces  écrits.  Au  début  il  y  a  deux  entretiens  : 
le  premier  entre  Luther  et  Socin  et  le  second  entre 
Luther,  Socin  et  Calvin.  Dans  le  corps  de  l'ouvrage 
le  P.  Reders  reprend  la  division  du  premier  Fragment 
d'A.  Riem.  Il  examine  d'abord  si  Y  Aufklurung  cons- 
titue un  besoin  de  l'intelligence  humaine  en  20  para- 
graphes, dans  lequels  il  soumet  à  une  critique  serrée 
et  réfute  autant  de  thèses  du  Fragment.  La  seconde 
partie  :  Jusqu'où  va  Y Aufklàrung  et  a-t-elle  des  limites 
ou  non?  est  très  brève  et  se  réduit  à  l'exposé  d'un  seul 
sophisme.  La  troisième  partie  :  L'État  gagne-t-il  ou 
perd-il  au  progrès  des  lumières?  est  la  plus  longue  et 
comprend  48  paragraphes.  Le  P.  Reders  s'y  constitue 
le  défenseur  de  l'Église  catholique  et  de  la  liberté  de 
conscience  et  s'efforce  de  détourner  de  l'Église  toute 
contrainte  et  persécution  sous  n'importe  quelle  forme. 
Il  refuse  d'admettre  que  l'esprit  de  l'Église  catholique 
ait  produit  l'Inquisition  et  considère  les  empereurs 
Constantin,  Théodose  et  Justinien  comme  des  souve- 
rains pieux,  sages  et  justes,  même  quand  ils  ont  sévi 
contre  les  hérétiques.  Il  reconnaît  dans  l'édit  de  Frédé- 
ric-Guillaume II  le  même  zèle  pour  la  religion  qui 
remplit  les  empereurs  mentionnés,  et  il  loue  le  roi  de 
ce  qu'il  a  suivi  leur  exemple.  Le  P.  Reders  se  révèle 
encore  dans  cet  ouvrage  bon  juge  des  différences  qui 
existent  entre  les  doctrines  catholiques  et  protes- 
tantes et  il  condamne  sévèrement  le  déisme,  le  socinia- 
nisme  et  toute  philosophie,  qui  refuse  de  se  soumettre 
à  la  sainte  Écriture  et  à  l'Église.  Il  est  animé  envers 
ses  adversaires  d'une  grande  tolérance  qui  cherche  à 
opérer  l'union  entre  les  différentes  Églises,  non  par  la 
force  ou  la  violence,  mais  par  le  raisonnement. 

H.  Hurter,  Nomcnclator,  3e  éd.,  t.  v,  col.  547,  lui 
attribue  encore  un  ouvrage,  dans  lequel  il  aurait  ex- 
posé la  doctrine  catholique  sur  les  dix  préceptes  du 
décalogue  et  sur  les  sept  sacrements  et  qui  aurait  été 
publié  à  Halberstadt,  en  1787.  G.  Arndt  ne  mentionne 
toutefois  pas  cet  écrit  dans  son  article  des  Franzisk. 
Sludien,  t.  v,  1918,  p.  117-130. 

C.  van  Ess,  Nnrberlus  Reders,  dans  Gemeinniilzige  Unler- 
haltungen  fur  1803,  t.  i,  Halberstadt,  180.3,  p.  170-173; 
J.G.  Meusel,  Lexikon derdeutschen  Schriflsteller,  l .  xi,  Leipzig, 
1811;  Wokor,  Gcsclrirliir  der  norddeulschen  Franxiskaner- 
Missionen  der  sâchsischen  Ordensprovinz  oom  heiligcn  Krcuz, 
Fribourg-en-B.,  1880,  p.  105;  P.  Schla^cr,  Totenbuch  der 
sâchsischen  r'ranziskaner-Ordcnsprmnnz  vom  lil.  Kreuze,  DUs- 
seldorf,  1915, p.  12;  If.  Henke,  Beurteilung  aller  Schriften, 
welche  durch  dos  kônigl.  preussische  Religlonsedikl  und  durch 
andcre  damit  tusammenhUngende  Religionsverfugungen 
ucranlatst  stnd,  Kicl,  1793,  p.  201-207  et  222;  Allgemeine 
deulsche  Blogr.,  t.  xxix,  p.  756-757;  II.  Hurler,  Nomencla- 
lor,  3e  éd.,  t.  v,  col.  547;  G.  Arndt,  Wissenschaftliche  Tàtig- 
kcit  Im  Franziskanerkloster  zu  Halberstadt  um  die  Wende  des 

13.  und  19.  Jahrhunderls,  dans  Franzlskan.  Sludien.  t.  v, 
101S,  p.   103-130. 

A.   Teetaert. 
REDN    Juste,   frère  mineur  réformé  de  la    pro- 
vince de  Saint-Léopold  du  Tyrol.  Originaire  de  Brixen 
(Bressanone),  il  exerça  pendant  de  longues  années  la 


charge  de  lecteur  de  théologie  et  de  droit  canonique 
et  fut  élevé  aussi  à  la  dignité  de  provincial.  Il  mourut 
le  3  août  1728.  Il  est  l'auteur  d'un  ouvrage  canonique, 
qui,  à  plus  d'un  point  de  vue,  se  rapporte  également  à 
la  théologie  :  Opus  canonico-politicum  de  eleclione  et 
eleclionis  prœside,  in  1res  tomos  divisum  ac  ex  princi- 
piis  juris  canonico-civilis,  regularis  et  publici,  slaluarii 
et  consuetudinarii  compositum,  in  obsequium  ulriusque 
fori  ecclesiaslici  et  polilici  lam  utile  quam  necessarium, 
nedum  principibus  cl  prœlalis,  illorumque  subdilis, 
verum  eliam  causarum  palronis,  consiliariis,  judicibus 
ecclesiaslicis,  regularibus  et  sœcularibus,  Augsbourg, 
1720,  3  vol.  in-fol.,  de  lviii-309,  xxvm-410,  xxii- 
336  p.  Dans  cet  écrit  la  théologie  est  étroitement  liée 
à  la  jurisprudence.  L'autorité  et  les  droits  de  l'Église 
y  sont  vigoureusement  défendus,  de  même  que  le  saint 
sacrifice  de  la  messe  et  le  culte  très  ancien  des  saints. 
Cet  ouvrage  contient  aussi  un  Dialogue  apologétique, 
divisé  en  douze  titres  supplémentaires,  qui  font  suite 
à  la  section  intitulée  De  objeclo  zeli  in  prœside.  Les 
autorités,  sur  lesquelles  l'auteur  s'appuie  principa- 
lement, sont  les  déclarations  des  souverains  pontifes, 
les  décrets  des  conciles  et  la  sainte  Écriture. 

H.  Hurter,  Nomenctalor,  3e  éd.,  t.  iv,  col.  1201. 

A.  Teetaert. 

REETH  (Gonsalve  de),  frère  mineur  capucin 
de  la  province  belge.  Né  à  Reeth  (prov.  d'Anvers)  le 
5  septembre  1855,  il  s'appelait  dans  le  siècle  François 
Rens.  Il  revêtit  l'habit  capucin  le  25  septembre  1874, 
fut  admis  à  la  profession  simple  le  25  septembre  1875 
et  émit  ses  vœux  solennels  le  29  septembre  1878.  Après 
son  ordination  sacerdotale  (22  mai  1880),  il  fut 
successivement  précepteur  à  Mons  (1883-1885),  lecteur 
de  théologie  dogmatique  (1885-1886,  1888-1891),  pro- 
fesseur à  l'école  séraphique  (1886-1888).  Il  fut  élu  aussi 
définiteur  (1888-1891)  et  deux  fois  ministre  provincial 
(1891-1894  et  1897-1900).  II  exerça  la  charge  de  supé- 
rieur et  celle  de  gardien  du  couvent  de  Verviers  (1894- 
1897),  celle  de  maître  des  novices  (1900-1903).  En 
1903,  il  fut  envoyé  de  nouveau  à  Verviers  comme  gar- 
dien, mais  le  8  novembre  de  la  même  année,  il  partit 
comme  missionnaire  au  Punjab  (Indes  anglaises),  où, 
le  4  décembre  1903,  il  fut  promu  supérieur  régulier  de 
la  mission  et,  le  5  février  1904,  vicaire  général  du 
diocèse  de  Lahore.  Après  la  mort  de  l'évêque,  la 
Congrégation  lui  confia  la  charge  d'administrateur 
apostolique  du  diocèse  (fin  1904-janvier  1906).  Le 
nouvel  évêque  retint  le  P.  Gonsalve  comme  vicaire 
général  jusqu'à  sa  rentrée  en  Belgique,  au  mois  de 
juin  1920.  Le  P.  Gonsalve  resta  désormais  dans  sa 
patrie,  où  il  fut  élu  définiteur  au  chapitre  provincial 
de  1928.  Il  mourut  l'année  d'après,  le  24  avril  1929, 
au  couvent  d'Alost. 

Promoteur  zélé  des  études,  il  fonda  en  1898  une 
maison  à  Louvain  pour  permettre  à  quelques  étudiants 
capucins  de  suivre  les  cours  aux  diverses  facultés  de 
l'université.  Il  édita  aussi  un  Manuale  theologise  dog- 
malicœ,  Tournai ,  1890,  en  deux  vol.  in-8°  de  540  et  454  p. 
L'auteur  y  procède  par  questions  et  réponses  en  forme 
de  catéchisme.  Dans  la  composition  de  cet  ouvrage, 
l'auteur  s'inspire  surtout  des  Insliluliones  theologise 
dogmaticœ  generalis  seu  fundamenlalis  et  des  Insti- 
tulion.es  Ihcologiœ  tlieoreticœ  seu  dogmatico-polemicie, 
du  P.  Albert  Knoll  de  Bolzano  (Bozen),  capucin 
comme  lui. 

Calai,  prouincim  lïclgicœ  fr.  min.  capucc,  Anvers,  1920, 
p.  36;  Anvers,  1035,  p.  112;  Necrologium  der  Minderbroeders 
kapucijnen  der  bclgische  Provincic  van  1  maart  1882  loi 
1  maart  1932,  Anvers,  1932,  p.  32-33. 

A.  Teetaert. 

RÉFORME.  —  Ce  nom  désigne  en  histoire  la 
révolution  protestante,  tandis  que  le  nom  tout  à  fait 
impropre  de  contre-réforme  est  appliqué  à  la  réforme 


2021 


RÉFORME.   CAUSES,    THÈSE    PROTESTANTE 


2022 


catholique.  En  pays  catholique,  on  a  régulièrement 
fait  précéder  le  mot  réforme,  au  sens  protestant,  de 
l'adjectif  «  prétendue  ».  On  parlait  en  France  de  la 
R.  P.  R.  pour  dire  la  «  Religion  prétendue  réformée  », 
c'est-à-dire  le  protestantisme. 

Pour  tout  ce  qui  concerne  la  révolution  elle-même, 
nous  renverrons  aux  mots  Luther,  Cvlvin,  Angli- 
canisme, Zwingli,  etc.  — On  traitera  ici  des  causes  de 
la  révolution  et  des  doctrines  qu'elle  a  engendrées. 
I.  Causes.  —  II.  Doctrines  (col.    2039). 

I.  Causes.  —  Il  y  a  eu  jusqu'ici  trois  manières  d'en- 
visager les  causes  de  la  réforme  protestante  :  la  ma- 
nière protestante,  la  manière  catholique,  et,  à  une 
date  relativement  récente,  la  manière  historique  et 
psychologique. 

/.  thèse  protestante.— A.  première  vue,  il  semble 
évident  qu'il  faille  aller  demander  les  causes  de  la 
Réforme  à  ceux  qui  l'ont'  faite,  à  Luther,  à  Mélanch- 
thon,  en  tant  qu'auteur  de  la  première  confession  pro- 
testante officielle,  à  Zwingli,  à  Calvin,  aux  auteurs  des 
•  trente-neuf  articles  ».  Pourquoi  ont-ils  quitté  l'Église 
romaine?  Pourquoi  ont-ils  fondé  des  Églises  dissi- 
dentes? A  cette  question,  leur  réponse  est  unanime  : 
«  la  cause  essentielle  de  la  Réforme  que  nous  avons 
voulu  faire,  répondent-ils  en  substance,  c'est  la  cor- 
ruption de  la  foi  et  du  culte  au  sein  de  l'Église  romaine  ». 
C'est  donc  pour  une  raison  théologique  qu'ils  ont 
rompu  avec  nous.  Et  ils  mettent,  du  même  coup,  en 
cause  le  dogme  capital  de  l'infaillibilité  et  de  l'indéfec- 
tibilité  de  l'Église. 

Même  lorsque  les  soi-disant  réformateurs  parlent  des 
abus  de  l'Église  romaine,  ils  ne  songent  pas  en  pre- 
mière ligne  à  des  manquements  à  la  discipline,  à  une 
déviation  de  l'esprit  évangéliquj,  à  un  relâchement  de 
la  morale  du  Christ  au  sein  de  l'Église,  ils  n'ont  pas 
en  vue  les  scandales  de  la  cour  romaine,  les  désordres 
du  clergé  tant  séculier  que  régulier,  le  retour  à  des 
mœurs  païennes  d'un  trop  grand  nombre  de  fidèles,  à 
commencer  par  les  princes.  Non,  il  s'agit  toujours 
pour  eux,  principalement,  et  presque  exclusivement, 
de  doctrines  humaines  substituées  à  la  doctrine  du 
Christ,  d'une  apostasie  effective  de  la  cour  de  Rome, 
au  point  que  le  pape  ne  puisse  plus  être  considéré  que 
comme  l'Antéchrist,  donc  de  prévarications  dans 
l'ordre  théologique. 

A  entendre  les  réformateurs,  il  est  clair  que  l'Église 
de  leur  temps  est  nettement  infidèle  à  sa  mission, 
qu'elle  a  perdu  le  vrai  sens  des  Écritures  et  surtout  de 
l'Évangile. 

1°  Luther  et  Mélanchthon.  — -  Il  suffit  d'examiner 
même  très  superficiellement  les  œuvres  de  Luther  et 
des  autres  chefs  de  la  révolution,  pour  s'assurer  que 
telle  est  bien  leur  pensée.  Dès  le  Manifeste  à  la  noblesse 
chrétienne  d'Allemagne,  qui  est  des  premiers  jours 
d'août  1520,  Luther  appelle  les  seigneurs  allemands 
et  tous  les  chrétiens  à  l'assaut  des  «  trois  murailles  » 
derrière  lesquelles  s'est  embusqué  le  «  romanisme  »  :  la 
distinction  des  clercs  et  des  laïques,  le  droit  exclusif 
d'interpréter  la  Bible,  le  droit  exclusif  de  convoquer 
le  concile.  Or,  ce  sont  bien  là  des  «  murailles  dogma- 
tiques ».  Sans  doute  le  reste  du  Manifeste  est  consacré 
à  la  description  d'abus  au  sens  propre  du  terme,  tels 
que  les  «  Griefs  de  la  nation  allemande  »  les  énumé- 
raient  depuis  un  siècle.  Mais,  dans  ses  écrits  ultérieurs, 
Luther  n'insiste  que  rarement  sur  ces  objets  secon- 
daires. Dans  le  Prélude  sur  la  captivité  babylonienne  de 
l'Église,  le  second  de  ses  grands  écrits  «  réformateurs  », 
il  accuse  l'Église  d'avoir  perverti  le  culte  et  d'avoir 
inventé  des  sacrements  nouveaux,  tout  en  corrompant 
le  sens  réel  des  sacrements  authentiques.  La  cause  de 
la  «  réforme  luthérienne  »,  la  voici  donc  :  c'est  que  «  la 
papauté  est  une  usurpation  de  l'évêque  de  Rome  », 
Papatm  est  robusla  venalio  Romani  episcopi  {Luthers 


Werke,  éd.  de  Weimar,  t.  vi,  p.  484  sq.),  c'est  que,  par 
Rome,  «  l'Église  a  été  dépouillée  de  toute  liberté  », 
c'est  que  "  des  sacrements  inventés  ont  été  ajoutés  aux 
trois  seuls  que  l'Écriture  établit,  et  ces  trois  sacre- 
ments eux-mêmes,  le  baptême,  la  pénitence  et  le  pain, 
ont  été  plongés  dans  une  captivité  lamentable  ».  Ibid. 
(Dans  la  suite  de  cet  article,  l'édition  de  Weimar  des 
œuvres  de  Luther  sera  abréviativement  désignée  par 
W.  et  le  Corpus  reformatorum  par  C.  R.). 

Et  à  partir  de  ce  moment,  plus  Luther  approfondit 
les  problèmes  qui  s'offrent  à  lui,  plus  il  croit  constater 
que  l'Église  a  trahi  son  mandat  divin,  qu'elle  s'est  mise 
en  opposition  formelle  avec  l'Écriture,  qu'elle  a  perdu 
le  véritable  sens  des  enseignements  apostoliques.  C'est 
pourquoi,  à  la  diète  de  Worms,  le  18  avril  1521,  il 
répondait  aux  sommations  de  l'official  Jean  d'Ecken  : 
«  Je  suis  lié  par  les  textes  que  j'ai  apportés  et  ma  cons- 
cience est  captive  dans  les  paroles  de  Dieu.  Je  ne  puis 
ni  ne  veux  rien  rétracter,  car  il  n'est  ni  sûr  ni  honnête 
d'aller  contre  sa  conscience...  »  Voir  Cristiani,  Du 
luthéranisme  au  protestantisme,  Paris,  1911,  p.  223. 

Neuf  ans  plus  tard,  l'empereur  Charles-Quint  a 
réussi  à  mettre  en  face  les  uns  des  autres  les  tenants 
des  nouvelles  doctrines  et  les  fidèles  de  l'ancienne. 
Il  aspire  au  rôle  de  médiateur  entre  les  camps  opposés. 
Il  demande  aux  princes  protestants  de  présenter  le 
sommaire  de  leurs  croyances  par  écrit.  C'est  le  fin 
Mélanchthon  qui  tient  la  plume  en  leur  nom.  Luther, 
toujours  sous  le  coup  du  bannissement,  n'a  pu  assis- 
ter à  la  diète  d'Augsbourg.  Mélanchthon  met  sur  pied 
la  première  Confession  officielle  du  parti  (25  juin  1530). 

Il  est  à  noter  que  Mélanchthon  n'est  pas  un  homme 
de  combat.  Il  a  un  caractère  conciliant  et  pacifique.  Il 
recherche  les  transactions  et  il  adoucit  sur  des  points 
importants  la  rigueur  des  doctrines  de  son  maître, 
Martin  Luther.  Cela  ne  l'empêche  pas,  quand  il  veut 
expliquer  pourquoi  lui  et  les  siens  se  sont  séparés  de 
Rome,  de  faire  appel  à  la  même  cause  fondamentale 
que  Luther. 

Il  déclare  s'en  tenir  à  la  «  pure  parole  de  Dieu  ».  Il 
veut  bien  répondre  de  ses  doctrines  devant  «  un  con- 
cile général,  libre  et  chrétien  ».  Et,  après  son  préam- 
bule, lorsqu'il  en  vient  à  exposer  la  théologie  de  son 
parti,  il  divise  son  rapport  en  deux  sections  :  dans  la 
première,  il  rappelle  les  «  principaux  articles  de  foi  • 
sur  Dieu,  le  péché  originel,  le  Fils  de  Dieu,  la  justifica- 
tion, le  ministère  ecclésiastique,  l'obéissance  nouvelle, 
le  baptême  et  les  sacrements. 

Ce  n'est  pas  sur  tous  ces  points  qu'il  diffère  de  sen- 
timent avec  l'Église  romaine.  Il  a  mélangé  adroite- 
ment les  croyances  communes  aux  «  réformateurs  »  et 
à  l'ancienne  Église  avec  les  problèmes  controversés. 
Mais  il  accuse  en  somme  l'Église  des  oublis  les  plus 
graves  en  ce  qui  concerne  la  doctrine  du  Christ.  On 
devine  sans  peine  ce  qui  le  frappe  le  plus.  Son  exposé 
nous  aiguille  vers  la  cause  la  plus  profonde  de  la  révo- 
lution. Le  texte  est  à  citer  pour  cette  raison  même.  Il 
s'agit  de  la  théorie  de  la  justification  par  la  foi  seule  et 
il  écrit  :  «  Cette  doctrine  peut  être  méprisée  par  les 
gens  sans  expérience.  Mais  les  consciences  pieuses  et 
sensibles  savent  quelle  consolation  elle  leur  apporte, 
car  les  consciences  ne  peuvent  être  tranquillisées  par 
aucune  sorte  d'oeuvres,  mais  seulement  par  la  foi  qui 
les  assure  que  le  Christ  leur  est  devenu  propice... 
Toute  cette  doctrine  doit  être  mise  en  rapport  avec  le 
combat  intime  de  la  conscience  terrifiée  par  les  juge- 
ments divins  et  ne  saurait  être  comprise  sans  ce  com- 
bat... Jadis  les  consciences  étaient  tourmentées  par  la 
doctrine  des  œuvres.  Elles  n'entendaient  pas  parler  de 
la  consolation  par  l'Évangile...  Il  était  donc  nécessaire 
de  publier  et  de  renouveler  cette  doctrine  de  la  foi  en 
Christ,  pour  ne  pas  laisser  sans  consolation  les  cons- 
ciences timorées  mais  pour  leur  apprendre  que  par  la 


2023 


RÉFORME.    CAUSES,    THÈSE    PROTESTANTE 


2024 


foi  en  Christ  elles  appréhendent  la  grâce  et  la  rémis- 
sion des  péchés  et  la  justification.  » 

Nous  avons  souligné  trois  fois  le  mot  essentiel  de  ce 
passage.  Ce  qui  nous  semble  le  plus  contestable  dans 
la  doctrine  de  Luther  :  la  justification  par  la  foi  sans 
les  œuvres,  c'est  cela  qui  a  séduit  une  âme  aussi  déli- 
cate et  scrupuleuse  que  celle  de  Mélanchthon.  Il  a 
trouvé  flans  la  doctrine  de  Luther  la  consolation.  Ce 
mot  reviendra  comme  un  leit-motiv  dans  tous  les  écrits 
des  réformateurs.  Il  nous  conduit  au  centre  même  de 
l'esprit  de  la  réforme  au  moins  chez  les  meilleurs  des 
réformés.  Il  y  a  eu  à  cette  époque  comme  une  sorte  de 
«  romantisme  de  la  consolation  ».  Et,  pour  se  bien  per- 
suader que  la  doctrine  qui  leur  apportait  cette  «  conso- 
lation »  tant  désirée  venait  bien  du  Christ,  ils  se  sont 
acharnés  à  prendre  l'Église  traditionnelle,  dont  la  théo- 
logie n'avait  pas  de  place  pour  une  pensée  si  chère  à 
leurs  cœurs,  en  faute  sur  le  plus  grand  nombre  de 
points  possibles. 

C'est  pourquoi,  lorque  Mélanchthon,  dans  la  se- 
conde partie  de  la  Confession  d'Augsbourg,  en  vient  à 
parler  des  «  abus  »  de  l'Église  romaine,  ce  ne  sont  pas 
des  abus  au  sens  catholique  qu'il  signale,  mais  bien 
toujours  des  infidélités  de  l'Église  envers  le  dogme  ou 
le  culte  institué  par  Jésus-Christ  :  la  communion  sous 
une  seule  espèce,  la  messe  érigée  en  sacrifice,  la  confes- 
sion auriculaire,  le  célibat  ecclésiastique,  les  vœux  de 
religion,  les  jeûnes  et  abstinences  imposés  aux  fidèles. 
En  fait  d'abus,  Mélanchthon  ne  veut  connaître  que 
des  abus  de  pouvoir.  Mais  les  abus  dont  il  parle  ne  sont 
pas  ceux  que  les  historiens  ont  ressassés  avec  une  cons- 
tance qui  a  fini  par  arracher  à  Michelet  ce  mot 
piquant  :  «  Trois  cents  ans  de  plaisanteries  sur  le  pape, 
les  mœurs  des  moines,  la  gouvernante  du  curé  :  c'est 
de  quoi  lasser  à  la  fini  »  Introduction  à  la  Renaissance, 
§  12. 

2°  Les  autres  réformateurs.  —  Si  de  Luther  et  de 
Mélanchthon  nous  passons  aux  autres  «  réformateurs  », 
à  Zwingli,  Calvin,  Farel,  nous  ne  trouverons  pas  des 
idées  différentes.  Si  Zwingli  se  sépare  de  Rome,  ce 
n'est  pas  tant  pour  aboutir  à  la  réforme  des  mœurs, 
dont  sa  vie  privée  ne  témoigne  pas  qu'il  ait  eu  un 
extrême  souci,  c'est  pour  obéir,  il  nous  l'affirme,  à  la 
voix  de  sa  conscience,  pour  restaurer  la  foi  au  nom  des 
Écritures,  pour  éliminer  toutes  les  surcharges,  les 
superfétations  abusives  dont  cette  foi  a  été  recouverte 
au  cours  de  douze  siècles  d'histoire,  depuis  que  la 
faveur  de  Constantin  a  fait  de  l'Église  une  puissance 
de  ce  monde. 

Et  lorsque  le  fougueux  Guillaume  Farel  se  ruait,  le 
dimanche  19  février  1531,  dans  l'église  de  Dombresson, 
au  Val-de-Rutz,  ce  qu'il  reprochait  au  curé  Gallon,  ce 
n'était  pas  de  mal  vivre,  mais  de  mal  croire.  S'il  lui 
arrachait  le  missel  d'entre  les  mains,  ce  n'était  pas 
parce  qu'il  le  reconnaissait  et  le  proclamait  indigne 
d'offrir  les  saints  mystères,  mais  parce  qu'il  l'accusait 
de  «  renoncer  pleinement  la  mort  et  passion  de  N'otre- 
Scigncur  Jésus-Christ  »,  en  prétendant  célébrer  «  un 
autre  sacrifice  que  celui  de  la  Croix  ».  Plaget,  Docu- 
ments inédits  sur  la  Réformation  dans  le  pays  de  S'ciif- 
chdtel,  19(i<),  p.  131. 

Voyons-le  encore,  le  15  août  1539,  à  Boudevilliers, 
dans  la  seigneurie  de  Yallangin  :  «  Comme  il  prêchait, 
nous  raconte-t-on,  le  prêtre  chantait  aussi  sa  messe  et 
le  jeune  homme,  —  Farel  était  âgé  de  11  ans,  — 
voyant  que  le  prêtre  élevait  son  Dieu,  ému  de  zèle,  ne 
se  put  contenir  qu'il  ne  l'arrachât  d'entre  ses  mains 
et  se  tournant  vers  le  peuple,  dil  :  «  Ce  n'est  pas  ici  le 
«  Dieu  qu'il  vous  faut  adorer  :  il  est  là-haut  au  ciel,  en 
«  la  majesté  «lu  Père,  e1  non  entre  les  mains  des 
«  prêtres,  comme  vous  le  pensez  :•!  comme  ils  vous  le 
«  donnent  à  entendre...  »  Kidd,  Documents  illustrative 
of  continental  Reformation,  Oxford,  1911,  p.  ixh. 


Sans  doute  Calvin,  dans  la  célèbre  Lettre  à  Fran- 
çois 1",  qui  sert  de  préface  à  son  Institution  chrétienney 
parle  durement  des  prêtres,  qui  n'ont,  dit-il,  tous 
qu'un  «  même  propos,  ou  de  conserver  leur  règne  ou 
leur  ventre  plein  »;  sans  doute  il  assimile  les  couvents  à 
de  mauvais  lieux;  mais  la  pensée  qui  règne  d'un  bout 
à  l'autre  de  son  éloquente  adjuration  est  bien  que  la 
foi  évangélique  était  oubliée  dans  l'ancienne  Église  et 
que  la  Réforme  a  consisté  à  la  faire  revivre.  "Voici 
comment  il  repousse  le  reproche  que  l'on  fait  à  la  doc- 
trine des  soi-disant  réformateurs,  à  savoir  d'être  nou- 
velle :  «  Premièrement,  en  ce  qu'ils  l'appellent  nouvelle, 
ils  font  moult  grande  injure  à  Dieu,  duquel  la  sacrée 
parole  ne  méritait  pas  d'être  notée  de  nouvclleté. 
Certes,  je  ne  doute  point  que,  touchant  d'eux,  elle  ne 
leur  soit  nouvelle,  auxquels  et  Christ  même  et  son 
Évangile  sont  nouveaux.  Mais  celui  qui  sait  que  cette 
prédication  de  saint  Paul  est  ancienne,  c'est  que  Jésus- 
Christ  est  mort  pour  nos  péchés  et  ressuscité  pour 
notre  justification,  il  ne  trouvera  rien  de  nouveau  en 
nous.  Ce  qu'elle  a  été  longtemps  cachée  et  inconnue,. 
le  crime  en  est  à  imputer  à  l'impiété  des  hommes. 
Maintenant  quand  elle  nous  est  rendue  par  la  bonté  de 
Dieu,  pour  le  moins  elle  devait  être  reçue  en  son  auto- 
rité ancienne.  » 

Il  n'y  a  donc  pas  de  doute  poui  lui  :  l'Évangile  a  été 
obscurci,  négligé,  oublié.  Le  réformateur  n'innove 
rien.  Il  restaure,  il  revient  au  pur  Évangile,  il  retourne 
à  l'école  du  Christ.  Il  ne  répudie  que  les  sacrilèges 
enseignements  des  hommes.  Ce  refrain  revient  à  toutes 
les  lignes  de  l'histoire  primitive  de  la  Réforme  pro- 
testante. Partout  on  retrouve  la  même  pensée  :  le 
démon  a  ravagé  l'Église  de  Jésus-Christ  et  en  grande 
partie  détruit  son  œuvre.  L'Antéchrist  siège  en  per- 
sonne sur  le  trône  placé  au  centre  de  l'Église  catholique. 

Un  dernier  document  va  résumer  tout  cela  pour 
nous  :  il  émane  des  réformés  français  et  date  de  1559. 
Pour  la  première  fois,  ceux  que  bientôt  l'on  appellera 
les  «  huguenots  »  se  sont  réunis  en  un  synode  national 
à  Paris.  Ils  y  ont  rédigé  leur  confession  de  foi  (Confes- 
sio  gallicana) .  Ils  la  font  précéder  d'une  adresse  au 
roi,  qui  est  encore  le  très  hostile  Henri  II,  et  ils  expli- 
quent leur  position  en  ces  termes  :  «  Les  articles  de 
notre  Foi,  qui  sont  décrits  assez  au  long  en  notre 
Confession,  reviennent  tous  à  ce  point,  que  puisque 
Dieu  nous  a  suffisamment  déclaré  par  ses  Prophètes  et 
ses  Apôtres,  et  même  par  la  bouche  de  son  Fils,  Notrc- 
Seigneur  Jésus-Christ,  nous  devons  cet  honneur  et 
révérence  à  la  Parole  de  Dieu  de  n'y  rien  ajouter  du 
nôtre,  mais  de  nous  conformer  entièrement  à  la  règle 
qui  nous  y  est  prescrite.  Et  parce  que  l'Église  romaine, 
laissant  l'usage  et  la  coutume  de  la  primitive  Église,  a 
introduit  nouveaux  commandements  et  nouvelles 
formes  du  service  de  Dieu  :  nous  estimons  très  raison- 
nable de  préférer  les  commandements  de  Dieu,  qui  est 
la  vérité  même,  aux  commandements  des  hommes, 
qui,  de  leur  nature,  sont  enclins  à  mensonge  et  vanité. 
Et  quoi  que  nos  adversaires  prétendent  à  rencontre  de 
nous,  si  nous  pouvons  dire  devant  Dieu  et  les  hommes 
que  nous  ne  soutirons  pour  autre  raison  que  pour 
maintenir  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  être  notre  seul 
Sauveur  et  Rédempteur  cl  sa  doctrine  seule  doctrine 
de  vie  et  de  salut...  »  Kidd,  op.  cit.,  p.  C66.  (La  Con- 
fessio  gallicana  est  datée  du  26  mai  1559). 

Voilà  donc  la  thèse  protestante  établie  pour  des  siè- 
cles :  les  causes  de  la  Réforme,  il  ne  faut  pas  les  cher- 
cher en  dehors  de  ceci  :  il  était  devenu  nécessaire  de 
«  changer  la  foi  de  l'Église,  corriger  son  culte,  et  ren- 
verser l'autorité  du  pape  »  (ce  sont  les  expressions 
même  de  l 'historien  protestant  Basnage,  dans  son 
Histoire  de  l'Église,  Rotterdam,  1699, 1.  XXV,  p.  1470) 
afin  de  rétablir  le  christianisme  corrompu  par  l'Église 
romaine,  en  sa  pureté  primitive. 


2025 


RÉFORME.    CAUSES,    THÈSE    CATHOLIQUE 


2026 


On  comprend  dès  lors  la  gravité  de  la  lutte  reli- 
gieuse qui  remplit  le  xvie  siècle.  La  révolte  de  Luther, 
de  Zwingli,  de  Calvin,  de  Knox  et  de  tous  leurs  parti- 
sans se  donne  comme  une  révolte  des  consciences,  un 
appel  à  la  liberté  de  Jésus-Christ  contre  l'oppression 
d'une  Église  tyrannique,  dominée  par  l'Antéchrist. 

Et  pourtant  l'ancienne  Église  continue.  Elle  résiste 
aux  assauts  des  «  novateurs  »,  elle  réfute  leurs  accusa- 
tions, elle  repousse  leurs  griefs,  elle  opère,  elle,  la  véri- 
table »  Réforme  »,  au  moyen  du  concile  de  Trente. 
Elle  retrouve  force,  jeunesse  et  prestige.  La  sainteté, 
la  charité,  l'apostolat  évangélique  en  pays  infidèle, 
ces  grandes  marques  de  la  vie  surnaturelle,  refleuris- 
sent dans  son  sein  avec  un  incomparable  éclat.  L'his- 
torien le  plus  prévenu  ne  peut  plus  dire  que  la  suite  de 
son  histoire,  après  la  «  réforme  protestante  »  n'est  plus 
que  la  force  d'inertie  des  abus  que  maintient  la  rou- 
tine et  qui  reste  inaccessible  à  la  raison  et  à  l'évidence 
même.  Une  Église  qui  produit,  au  xvie  siècle,  des  per- 
sonnalités aussi  vigoureuses  que  Gaétan  de  Tienne, 
Angèle  Merici,  Ignace  de  Loyola,  François-Xavier, 
Pierre  Canisius,  François  de  Borgia,  Philippe  de  Néri, 
Thérèse  d'Avila,  Baronius,  Bellarmin,  et  au  siècle  sui- 
vant, sans  parler  des  saints,  des  génies  tels  que  Pascal 
et  Bossuet,  ne  peut  pas  être  considérée  comme  une 
simple  survivance  d'un  passé  périmé. 

A  la  thèse  protestante,  sur  les  causes  de  la  «  soi- 
disant  Réforme  »,  s'opposera  donc  la  thèse  catholique. 
Quelle  sera  cette  thèse? 

//.  thèse  catholique.  —  1°  Pour  les  théologiens 
catholiques,  il  y  a  d'abord  une  chose  bien  certaine,  c'est 
que  la  thèse  protestante  est  radicalement  fausse  et  com- 
plètement irrecevable.  —  A  cette  thèse,  ils  ont  un  triple 
reproche  à  faire  ou,  si  l'on  veut,  ils  découvrent  chez  ses 
auteurs  une  triple  illusion  : 

Première  illusion  :  de  dire  que  l'Église  pouvait  errer, 
qu'il  appartenait  aux  hommes  de  détruire  l'œuvre  du 
Christ,  de  faire  oublier  son  message  sur  la  terre  et  que 
ceux-là  même  qui  en  avaient  reçu  le  dépôt  fussent 
laissés  libres  par  la  Providence  de  trahir  odieusement 
leur  mandat.  —  A  cela,  les  théologiens  catholiques 
opposent  les  dogmes  de  l'infaillibilité  et  de  l'indéfcc- 
tibilité  de  l'Église.  Ils  consacreront  une  bonne  part  de 
leurs  efforts  à  démontrer  que  l'Église  en  droit  ne  peut 
errer,  et  qu'en  fait  elle  n'a  pas  trahi  le  dépôt  sacré 
qu'elle  avait  reçu  du  Christ. 

Deuxième  illusion  :  de  s'imaginer  qu'il  appartenait 
à  un  homme  ou  à  plusieurs  hommes  de  retrouver  la 
«  Parole  de  Dieu  »,  si  réellement  elle  s'était  perdue,  et 
de  la  restituer  dans  sa  pureté  primitive,  comme  on 
retrouve  un  chef-d'œuvre  littéraire  enseveli  dans  la 
poudre  d'une  bibliothèque  ou  comme  on  restaure  un 
édifice  lézardé  ou  abandonné.  Et  les  théologiens  s'ap- 
pliqueront, surtout  au  concile  de  Trente,  à  montrer 
que  les  doctrines  des  «  novateurs  »  ne  sont  conformes 
ni  au  sens  des  Écritures  ni  aux  interprétations  auto- 
risées des  Pères. 

Troisième  illusion  enfin  :  de  croire  que  l'on  allait 
arrêter  la  marche  du  temps  et  soustraire  désormais  le 
message  du  Christ,  censé  retrouvé  et  rendu  aux  hom- 
mes, à  toutes  les  déformations,  à  toutes  les  superféta- 
tions,  à  toutes  les  aventures  dont  l'on  osait  affirmer 
qu'il  avait  souffert  dans  le  passé.  Ou  bien  Dieu  a  gardé 
la  foi  dans  son  Église  avant  Luther,  ou  bien  rien  ne 
prouve  qu'il  la  gardera  mieux  après  lui.  Et  il  suffira 
pour  réfuter  les  prétentions  des  réformateurs  de  les 
regarder  se  combattre,  s'opposer  les  uns  aux  autres, 
invoquer  le  Saint-Esprit  avec  la  même  audace  sacri- 
lège pour  des  dogmes  différents  :  ce  sera  le  grand  argu- 
ment des  Variations,  qui  apparaît  non  pas  seulement 
avec  Bossuet,  mais  dès  les  premiers  jours  de  la  «  pré- 
tendue réforme  »,  par  exemple  au  concile  de  Sens, 
en  1528. 


Toute  l'apologétique  catholique  roulera  sur  l'un  ou 
l'autre  de  ces  trois  points. 

Il  est  très  curieux  de  noter  que,  de  part  et  d'autre, 
au  fond,  c'était  toujours  à  l'argument  des  Variations 
que  l'on  avait  coutume  de  recourir.  Mais  cet  argu- 
ment était  compris  en  des  sens  différents  d'un  camp  à 
l'autre.  Les  protestants  reprochaient  aux  catholiques 
d'avoir  quitté  la  doctrine  du  Christ,  d'avoir  constam- 
ment «varié»  à  travers  les  siècles,  pour  en  venir  au 
degré  de  décadence  qui  les  avait  contraints  de  procé- 
der à  leur  «  réforme  ».  Les  catholiques  répliquaient  en 
leur  reprochant  de  n'être  pas  d'accord  entre  eux,  et 
de  «  varier  »  dans  leurs  prétendues  restaurations  du 
christianisme  pur.  De  part  et  d'autre,  une  notion 
manquait,  la  notion  d'évolution.  Ce  sera  le  travail  de 
Newman  de  faire  la  distinction  entre  une  variation  qui 
est  une  évolution  vitale  et  une  variation  qui  est  une 
évolution  de  corruption.  Il  apportera  ainsi  à  Bossuet 
un  appoint  décisif  et  inattendu.  Bossuet  veut  que  le 
Credo  de  Pie  IV  soit  le  même  que  celui  des  apôtres. 
Et  il  a  raison.  Newman  observe  toutefois  qu'entre  le 
Credo  de  Pie  IV  et  celui  des  apôtres,  il  y  a,  au  moins 
en  apparence,  une  distance  considérable.  Mais  il 
observe  aussi  que  tout  ce  que  l'on  pourrait  objecter 
au  Credo  de  Pie  IV  pourrait  aussi  bien  être  opposé  aux 
39  Articles,  et  davantage  encore  aux  diverses  confes- 
sions protestantes.  Et  cette  remarque  va  loin,  car  elle 
explique  les  changements  de  position  continuels  du 
protestantisme,  dans  la  suite  de  son  histoire,  à  la 
recherche  du  christianisme  pur.  Au  nom  de  quelle 
archéologie  Luther  avait-il  donc  fixé  les  traits  de  ce 
christianisme  pur?  Quelle  science  du  passé  chrétien 
avait  présidé  à  la  confection  des  39  Articles  ou  des 
diverses  confessions  calvinistes?  Quelle  date  avait-on 
pu  assigner  à  la  corruption  initiale  du  dogme?  A  me- 
sure que  la  science  catholique  faisait  voir  la  continuité 
de  sa  doctrine  avec  celle  des  siècles  antérieurs,  les  pro- 
testants s'acharnaient  à  remonter  plus  haut  encore, 
pour  redire  avec  le  même  accent  de  triomphe  :  vous 
voyez  bien  que  votre  théologie  est  une  invention 
humaine.  Tel  ou  tel  dogme  n'apparaît  pas  avant  le 
second  siècle  ou  ne  se  trouve  pas  dans  les  écrits  apos- 
toliques, ou  en  tout  cas  ne  vient  pas  de  Jésus-Christ 
en  personne,  car  entre  les  écrits  apostoliques  et  la  doc- 
trine véritable  du  Christ,  il  reste  un  fossé  que  nul  ne 
pourra  jamais  combler. 

La  controverse  entre  protestants  et  catholiques 
aboutissait  donc  logiquement  à  la  poursuite  de  1'  «  es- 
sence du  christianisme  »,  cette  essence  étant  censée 
bien  différente  du  dogme  catholique.  Le  protestan- 
tisme moderne  se  piquait  ainsi  d'être  fidèle  à  la  pensée 
de  Luther  sinon  à  son  enseignement  littéral.  Il  se 
réservait  pour  lui-même  «  l'essence  »  et  ne  nous  accor- 
dait que  les  «  apports  humains  ». 

Newman  avait  répondu  d'avance.  Sa  thèse  est  qu'il 
ne  faut  pas  croire  qu'une  doctrine  est  nécessairement 
plus  pure  en  ses  débuts.  La  lutte  est  indispensable 
pour  l'éprouver.  On  ne  sait  ce  qu'elle  est  et  ce  qu'elle 
vaut  que  si  elle  présente  des  signes  de  vitalité.  Le 
temps  est  la  grande  épreuve  des  institutions.  Un  chêne 
de  cent  ans  est  davantage  un  chêne  que  le  gland  d'où 
il  est  sorti.  Ce  n'est  pas  en  vain  que  Jésus  a  comparé  sa 
doctrine  au  grain  de  sénevé.  «  Ici-bas,  conclut  New- 
man, vivre  c'est  changer  et  être  parfait  c'est  avoir 
changé  souvent.  » 

Seulement,  entendons-nous  bien,  il  y  a  deux  sortes 
de  développements  :  il  y  a  l'évolution  de  la  vie  et  l'évo 
lution  de  la  mort.  La  première  est  celle  qui  se  rencontre 
en  tout  être  vivant,  c'est  l'évolution  du  germe  qui 
devient  arbrisseau  ou  plante,  de  l'enfant  qui  devient 
homme.  Est-on  plus  purement  un  homme  à  trois  ans 
qu'à  trente?  La  doctrine  du  Christ  est-elle  davantage 
elle-même  au  concile  de  Trente  qu'à  celui  de  Nicée? 


2(i'2  7 


RÉFORME.    CAUSES,    THÈSE    HISTORIQUE 


2028 


Qui  ne  voit  que  c'est  bieu  la  même  question?  La  se- 
conde évolution  est  celle  du  cadavre  qui  se  décompose. 
Il  faut  donc  tout  simplement,  en  cette  querelle  sécu- 
laire entre  protestants  et  catholiques,  savoir  distinguer 
entre  un  corps  vivant  et  un  cadavre. 

C'est  donc  chez  Newman  qu'il  faut  aller  chercher  la 
véritable  conception  des  causes  de  la  Réforme  protes- 
tante. Les  «  réformateurs  »  disaient  :  il  y  a  eu  corrup- 
tion doctrinale,  voilà  la  cause  de  notre  rébellion  contre 
Rome.  Les  catholiques  répondent  :  non,  il  n'y  avait 
pas  eu  corruption,  mais  vivante  évolution,  c'est  au 
contraire  dans  vos  rangs  que  les  doctrines,  au  lieu 
d'évoluer  suivant  une  ligne  de  vie,  reproduisent  une 
évolution  de  déliquescence. 

2°  Les  «  abus  »,  cause  de  la  Réforme.  —  Mais  ce  n'est 
là  que  le  premier  point  de  la  thèse  catholique.  La 
tâche  de  l'historien  n'est  pas  achevée  quand  il  a  écarté 
du  débat  la  prétention  des  soi-disant  réformateurs  de 
n'avoir  été  mis  en  mouvement  que  par  l'évidence  de 
la  trahison  de  l'Église  envers  le  dépôt  de  la  révélation. 
Si  la  thèse  protestante  est  fausse,  il  faut  la  remplacer 
par  une  thèse  qui  sera  vraie. 

On  assure  parfois,  un  peu  à  la  légère,  que  la  thèse 
positive  du  catholicisme  se  réduit  à  ceci  :  il  y  avait  des 
abus,  c'est-à-dire  un  relâchement  général  de  la  disci- 
pline canonique.  Ce  sont  les  abus  seuls  qui  furent  causes 
de  la  révolution  protestante.  Certes,  nous  ne  son- 
geons pas  à  nier  les  abus.  Il  suffit  d'étudier  l'histoire 
du  concile  de  Trente  et  de  ses  travaux  pour  se  persua- 
der que  les  abus  étaient  nombreux  et  qu'ils  ont  pesé 
d'un  poids  très  lourd  dans  la  balance  des  événements 
au  début  du  xvie  siècle.  Il  y  avait  des  siècles  que  le  pro- 
blème de  la  réforme  de  l'Église  «  en  son  chef  et  sss 
membres  »  était  à  l'ordre  du  jour.  Ce  sont  les  retards 
continuels  apportés  à  cette  grande  œuvre  de  la  réforme 
qui  ont  fini  par  rendre  inévitable  la  catastrophe  de 
la  rupture  de  l'unité  religieuse  en  Occident.  Mais,  si  les 
abus  expliquent  fort  bien  la  réunion  d'un  concile,  ils  ne 
suffisent  pas  à  expliquer  une  révolution.  Ils  ne  sont 
qu'une  cause  négative,  une  occasion  si  l'on  veut.  La 
cause  proprement  dite  est  à  chercher  ailleurs  et  ce 
serait  diminuer  la  grandeur  du  conflit  que  de  s'en 
tenir  à  une  vue  aussi  superficielle.  Il  serait  décidé- 
ment absurde,  comme  on  l'a  dit,  de  n'attribuer  à  un 
vaste  mouvement  comme  celui  de  la  Réforme  «  d'au- 
tres causes  et  plus  profondes  que  le  dérèglement  de 
chanoines  épicuriens  ou  les  excès  de  tempérament  de 
deux  ou  trois  nonnains  de  Poissy  >•.  L.  Febvre,  Une 
question  mal  posée,  etc.,  dans  Revue  historiqw  de  mai- 
juin  1929,  p.  22. 

Bossuet  lui-même,  si  rapidement  qu'il  touche  à  ce 
problème,  dans  les  premières  lignes  de  l'Histoire  des 
variations,  insinue  nettement  que  la  cause  principale 
fut  une  cause  de  psychologie  individuelle  et  collective. 
Il  rappelle,  comme  on  vient  de  le  faire,  que  «  la  réfor- 
mation  de  l'Église  était  désirée  depuis  plusieurs  siè- 
cles »,  que  «  la  rôformation  que  l'on  désirait  ne  regar- 
dait que  la  discipline  et  non  la  foi  »,  mais  que  toute- 
fois, «  il  y  avait  des  esprits  superbes,  pleins  de  cha- 
grin et  d'aigreur,  qui,  frappés  des  désordres  qu'ils 
voyaient  régner  dans  l'Église  et  principalement  parmi 
ses  ministres,  ne  croyaient  pas  que  les  promesses  de 
son  éternelle  durée  pussent  subsister  parmi  ces  abus  ». 
C'est  bref  et  c'est  très  insuffisant.  Mais  L'indication 
donnée  est  précieuse.  Les  abus  furent  seulement  l'occa- 
sion. La  vraie  cause  de  la  révolution  doit  être  cherchée 
dans  le  caractère,  le  tempérament,  les  idées,  les  talents, 
la  force  de  persuasion  et  d'entraînement  des  «  réfor- 
mateurs »  d'une  part,  et  dans  les  tendances,  les  récri- 
minations, les  colères,  les  aspirations  collectives  des 
masses  sur  lesquelles  les  réformateurs  onl  agi. 

La  thèse  catholique  portait  donc  en  germe  la  thèse 
que  doit  maintenant  adopter  la  grande  histoire. 


La  thèse  protestante  de  la  corruption  doctrinale 
est  abandonnée  par  les  historiens  sérieux.  Lucien 
Febvre  a  fort  bien  montré  que  les  mots  «  réforme, 
Église  primitive  »  n'étaient  que  les  éléments  d'un 
mythe  qui  séduisait  les  imaginations  des  adversaires 
de  l'Église  traditionnelle.  «  Réforme,  Église  primitive, 
écrit-il,  mots  commodes,  pour  déguiser  à  leurs  propres 
yeux,  la  hardiesse  de  leurs  désirs  secrets.  Ce  qu'ils  sou- 
haitaient  en  réalité,  ce  n'était  pas  une  restauration, 
c'était  une  novation.  Doter  les  hommes  du  xvr3  siècle 
de  ce  qu'ils  désiraient,  les  uns  confusément,  les  autres 
en  toute  clarté  :  une  religion  mieux  adaptée  à  leurs 
besoins  nouveaux,  mieux  accordée  aux  conditions 
nouvelles  de  leur  existence  sociale,  que  ses  auteurs  en 
aient  eu  plus  ou  moins  nettement  conscience,  voilà  ce 
que  la  Réforme  a  accompli  en  fait.  »  Art.  cité,  de  la 
Revue  historique,  mai-juin  1929,  p.  61  sq.  Entre  les 
deux  hypothèses  :  réforme  ou  révolution,  L.  Febvre 
n'hésite  pas  un  instant.  En  dépit  de  leurs  affirmations 
probablement  sincères,  malgré  tout  ce  qu'ils  ont  dit  et 
pensé,  les  «  soi-disant  réformateurs  »  ne  furent  que  des 
révoltés,  des  révolutionnaires.  Leurs  doctrines  qu'ils 
donnaient  comme  une  restauration  du  christianisme 
primitif  n'étaient  au  fond  pas  autre  chose,  selon  le 
mot  connu  de  Wundt,  que  le  «  réflexe  du  siècle  de  la 
Renaissance  ». 

C'est  à  des  historiens  catholiques,  tels  que  Janssen 
et  Denifle  qu'appartient  le  mérite  de  s'être  engagés  les 
premiers  dans  la  voie  des  explications  rationnelles  sur 
ce  point.  Essayons  donc  à  notre  tour  de  préciser  la 
méthode  que  nous  estimons  s'imposer  dans  la  re- 
cherche des  causes  de  la  révolution  religieuse  du 
xvie  siècle. 

///.  thèse  historique.  —  Nous  avons  parlé  de 
méthode  pour  découvrir  les  causes,  plutôt  que  d'un 
exposé  des  causes  elles-mêmes.  Il  a  été  d'usage  en  effet 
jusqu'ici,  chaque  fois  que  l'on  a  voulu  déterminer  les 
causes  d'un  grand  événement  historique,  et  notam- 
ment de  celui  qui  nous  occupe,  de  s'en  tenir  à  une  des- 
cription plus  ou  moins  approfondie  de  l'époque  anté- 
cédente, en  mettant  simplement  en  évidence  les  mo- 
tifs ou  les  signes  de  malaise  politique  ou  social  que 
l'on  y  pouvait  découvrir.  Si  nous  pouvons  faire  quel- 
que progrès  dans  la  philosophie  de  l'histoire,  ce  sera 
au  contraire  en  faisant  des  analyses  plus  logiques  et 
plus  rigoureuses,  d'un  mot  :  en  appliquant  une  méthode. 
Or,  cette  méthode  est  incluse  dans  les  données  mêmes 
du  problème  à  résoudre.  Elle  comprend  deux  étapes  : 
en  premier  lieu,  il  convient  de  préciser  avec  exactitude 
les  caractères  dominants  de  l'événement  qu'il  s'agit 
d'expliquer  par  ses  «  causes  ».  Une  fois  ces  caractères 
dominants  obtenus,  il  n'y  a  plus  qu'à  en  rechercher  la 
genèse  dans  le  passé.  Les  causes  en  histoire  ce  sont  les 
idées,  les  sentiments,  les  forces  psychologiques  à 
l'œuvre  pour  changer  le  cours  de  l'histoire.  Ces  forces 
émergent  dans  le  mouvement  qu'elles  engendrent. 
Rechercher  leur  origine  c'est  cela  même  que  nous 
appelons  la  recherche  des  causes. 

Une  application  de  ces  principes  au  grand  fait  de  la 
Réforme  protestante  nous  fera  voir  la  fécondité  et  la 
précision  de  celte  méthode  si  simple. 

1°  Caractères  dominants  de  la  Réforme  protestante.  — 
Nous  appelons  caractères  dominants  ceux  qui  se 
retrouvent  dans  toutes  les  variétés  de  la  Réforme, 
ceux  qui  sont  communs  à  toutes  les  Églises  dissidentes 
et  à  toutes  les  sectes,  à  celles  du  moins  qui  ont  réussi 
et  qui  ont  duré.  Nous  isolons  de  la  sorte  les  traits  parti- 
culiers qui  sont  propres  a  chaque  réformateur  et  n'ap- 
partiennent qu'aux  biographies  spéciales. 

1.  Ainsi,  la  Hé  forme  protestante  a  été  en  premier  lieu 
antipapale.  Elle  a  ruiné  l'autorité  du  pape,  dans  tous 
les  pays  et  tous  les  centres  oh  elle  a  triomphé.  Elle  a 
condamné.  Injurié,  vilipendé,   voué  à  l'horreur  et  à 


2029 


RÉFORME.    CAUSES,    THÈSE     HISTORIQUE 


2030 


l'exécration  de  ses  partisans  l'institution  même  de  la 
papauté.  Ce  premier  caractère  est  le  plus  général  et  le 
plus  frappant  de  tous.  Il  appartient  sans  conteste  à 
toutes  les  fractions  du  protestantisme.  Il  établit  entre 
elles  toutes  une  parenté  indiscutable.  Elles  peuvent 
différer  par  bien  des  traits,  elles  ne  diffèrent  pas  sous  ce 
rapport.  La  haine  du  pape  et  de  la  papauté  est  égale 
chez  Luther,  chez  Zwingli,  chez  Calvin  ou  chez  Cran- 
îner  et  ses  successeurs. 

2.  La  Réforme  a  été  en  général  étatiste  et  nationaliste. 
Ce  second  caractère  est  cependant  moins  marqué  que 
le  précédent.  Il  est  propre  aux  grandes  sectes  qui  ont 
voulu  vivre  et  s'appuyer  sur  un  pouvoir  fort.  Dans  le 
luthéranisme,  en  particulier,  il  n'est  apparu  qu'en 
seconde  ligne  et  comme  un  pis  aller.  De  fait,  cependant . 
qu'ils  l'aient  voulu  ou  non,  tous  les  grands  réforma- 
teurs ont  fini  par  conférer  au  pouvoir  civil,  au  prince . 
au  conseil  de  ville,  au  bras  séculier  en  un  mot,  une 
notable  partie  des  pouvoirs  qu'ils  refusaient  désormais 
au  pape.  Les  sectes  mineures,  en  se  mettant  en  opposi- 
tion avec  l'État,  se  sont  vouées  à  l'insuccès.  Elles  ont 
végété.  Elles  se  sont  réfugiées  dans  les  parties  souter- 
raines des  peuples.  Elles  ont  été  réduites  à  ce  rôle  de 
sectes  dissidentes  que  les  catholiques  durent  subir  dans 
les  régions  où  la  Réforme  triompha.  Avec  des  nuances 
importantes,  on  doit  donc  dire  que  la  révolution  opérée 
par  Luther,  Zwingli,  Calvin,  Henri  VIII  surtout,  pro- 
fita à  l'État  et  porta  le  caractère  de  l'étatisme. 

3.  Cette  même  révolution  a  été,  en  troisième  lieu, 
mystique,  en  ce  sens  qu'elle  a  voulu  ramener  la  religion 
à  un  sentiment  irrationnel,  individuel,  mystérieux 
dans  son  origine  et  son  action.  Toutes  les  sectes  protes- 
tantes ont  en  effet  en  commun  le  dogme  de  la  justifi- 
cation par  la  foi  seule.  Sans  doute,  là  aussi,  il  y  a  des 
nuances  appréciables  entre  les  grands  réformateurs. 
Ils  ne  comprennent  pas  le  principe  de  la  foi  justifiante 
de  la  même  manière.  Mais  tous  ils  l'adoptent  et  s'en 
font  gloire  contre  la  foi  catholique. 

4.  Un  trait  commun  également  à  toutes  les  sectes 
est  d'avoir  été  antimonasliques ,  car  toutes  elles  ont 
réprouvé  l'idéal  monastique,  toutes  elles  ont  fait  du 
pillage  et  de  la  suppression  des  couvents  et  du  trans- 
fert de  leurs  biens  à  l'État  ou  à  la  collectivité  laïque, 
l'un  des  premiers  devoirs  de  la  «  Réforme  ». 

5.  Toutes  les  sectes  ont  été  de  même  antiliturgiques; 
toutes  elles  ont  bouleversé  les  rites  anciens,  lesont  sup- 
primés ou  modifiés  de  la  façon  la  plus  radicale  et  la  plus 
fantaisiste.  Toutes  notamment  ont  détruit  chez  elles  le 
sacrifice  de  la  messe,  le  culte  des  saints  et  des  reliques, 
le  sens  profond  des  sacrements  et  des  sacramentaux. 

6.  On  n'hésitera  pas  davantage  à  reconnaître  à 
toutes  les  sectes  du  protestantisme  ce  trait  commun  : 
elles  ont  été  antiscolastiques,  en  ce  sens  qu'elles  ont 
rejeté  unanimement  et  en  bloc  l'œuvre  des  philosophes 
et  des  théologiens  du  Moyen  Age.  Elles  ont  alTecté  de 
traiter  toute  cette  œuvre  comme  si  l'on  ne  devait  y 
voir  qu'un  empiétement  insolent  de  la  raison  humaine 
sur  les  institutions  divines.  Les  scolastiques  ont  pris 
figure  de  profanateurs.  On  a  rayé  d'un  trait  tout 
l'effort  de  pensée  de  plusieurs  siècles  chrétiens.  Un 
fossé  a  été  creusé  entre  le  Moyen  Age  et  la  Réforme. 

7.  Enfin,  la  révolution  protestante  a  été  biblique. 
Elle  a  professé  pour  la  Bible  un  culte  exclusif,  intolé- 
rant, enthousiaste,  comme  d'autres  temps  l'ont  fait 
ou  voulu  faire  pour  la  Science.  Elle  a  érigé  la  Bible  en 
autorité  suprême  et  lui  a  conféré,  parmi  les  pouvoirs 
arrachés  à  la  papauté,  tous  ceux  qu'elle  n'avait  pas 
remis  à  l'État,  notamment  celui  de  juge  suprême  de  la 
foi.  Les  sectes  protestantes  ont  du  reste  brandi  inlas- 
sablement la  Bible  les  unes  contre  les  autres.  Jamais 
on  ne  s'est  autant  battu  autour  des  textes.  Jamais  on 
n'a  fait  de  la  Bible  un  emploi  plus  intensif  et  aussi 
plus  abusif. 


Il  semble  bien  que  ces  sept  caractères  suffisent  à 
tracer  la  ressemblance  parfaite,  le  visage  vrai  de  la 
révolution  protestante.  Cependant,  si  l'on  s'en  tenait 
là,  l'on  n'aurait  qu'une  énumération  passablement 
désordonnée.  Il  est  nécessaire  de  reprendre  ces  traits, 
de  les  classer,  d'établir,  s'il  se  peut,  entre  eux,  une 
hiérarchie. 

De  fait,  si  l'on  soumet  ces  sept  caractères  à  un  exa- 
men approfondi,  on  voit  bien  vite  qu'ils  peuvent  et 
doivent  se  réduire  à  trois  principaux. 

Par  exemple  que  la  réforme  ait  été  à  la  fois  antipa- 
pale et  étatiste,  ce  ne  sont,  à  vrai  dire,  que  les  deux 
aspects  complémentaires  du  même  fait.  Le  sentiment 
religieux  ne  peut  échapper  à  l'emprise  de  l'État  qu'en 
revêtant  un  caractère  strictement  privé,  ce  qui  est 
contraire  à  sa  nature  éminement  sociale,  ou  en  pre- 
nant un  caractère  organisé,  hiérarchisé,  social  en 
dehors  et  au-dessus  de  l'État,  comme  dans  l'Église 
catholique.  Le  protestantisme,  en  renonçant  à  se  mou- 
voir dans  les  cadres  anciens,  devait  opter  entre  deux 
hypothèses  :  ou  recourir  à  l'État,  ou  s'enfoncr  dans 
le  mystère  des  sectes  illégales.  Les  grandes  Églises 
«réformées»  ont  choisi  le  premier  parti.  Les  petites 
sectes,  composées  en  général  d'illuministes,  ont  opté 
pour  le  second. 

D'autre  part,  c'est  la  mystique  particulière  de  la 
«  Réforme  »  qui  a  déterminé  la  chute  de  l'idéal  monas- 
tique et  ouvert  la  porte  aux  convoitises  des  pouvoirs 
civils  à  l'égard  de  biens  importants,  constituant  une 
main-morte  considérable,  que  l'orientation  économique 
nouvelle  désirait  secrètement  remettre  en  circula- 
tion, ou  que  les  princes  voulaient  utiliser  pour  secou- 
rir des  finances  trop  souvent  obérées  par  des  besoins 
nouveaux. 

Le  caractère  antimonastique  de  la  Réforme  est  donc 
un  caractère  dérivé  et  secondaire.  Les  moines  devaient 
disparaître,  soit  parce  qu'on  les  considérait  comme  les 
suppôts  du  Siège  romain,  soit  parce  que  leur  vie  était 
en  contradiction  avec  le  principe  de  la  justification  par 
la  foi  seule,  sans  les  œuvres,  soit  parce  que  leurs  pro- 
priétés étaient  le  point  de  mire  d'ambitions  d'ordre 
politique,  financier  et  économique,  suivant  les  cas. 

On  peut  raisonner  d'une  façon  analogue,  en  ce  qui 
concerne  la  lutte  contre  la  scolastique,  ou  contre  l'an- 
tique liturgie.  La  scolastique  avait  établi  sur  des 
bases  extrêmement  fortes  les  dogmes  traditionnels. 
Elle  avait  élevé  très  haut  le  pouvoir  du  pape.  Elle 
avait  consacré  l'idéal  monastique.  Elle  avait  confirmé 
le  culte  de  la  messe  et  l'usage  des  sacrements.  L'huma- 
nisme l'avait  tournée  en  ridicule  en  raison  de  sa  forme 
barbare.  La  Réforme  la  condamna  pour  le  fond,  et  lui 
opposa  la  Bible.  L'antiscolaslicismc  des  réformés  est 
donc  une  sorte  de  conséquence  de  leur  biblicisme,  de 
leur  antiromanisme  et  de  leur  mysticisme  concernant 
la  justification. 

Nous  avons  opéré  de  la  sorte  une  réduction  impor- 
tante :  nationalisme  étatiste,  antimonachisme,  anti- 
scolasticisme,  antiliturgisme  sont  pour  nous  désormais 
des  traits  dérivés  et  secondaires,  encore  qu'ils  aient 
exercé  une  action  très  importante  sur  le  développe- 
ment des  trois  caractères  que  nous  conservons  comme 
fondamentaux  et  primitifs  :  la  haine  de  la  papauté,  la 
mystique  de  la  justification  par  la  foi  seule,  le  biblicisme 
intégral. 

Il  ne  restera  donc  plus  qu'à  décrire  la  genèse  de  ces 
trois  choses  pour  avoir  donné  l'explication  la  plus  logi- 
que et  la  plus  complète  du  grand  fait  de  la  «  Réforme 
protestante  >•.  Mais  il  sera  indispensable  de  faire  inter- 
venir, à  leur  place  et  à  leur  rang,  les  facteurs  dérivés 
indiqués  plus  haut. 

La  recherche  des  causes  de  la  révolution  du  xvie  siè- 
cle se  réduit  donc  à  une  triple  enquête  II  faut  d'abord 
remonter  à  l'origine  de  la  décadence  du  prestige  ponti- 


2031 


RÉFORME.    LES    CAUSES    EN    ACTION 


2  032 


fical,  faire  voir  sur  un  plan  parallèle  la  croissance  de 
l'État  en  face  du  relâchement  intime  de  l'esprit  de 
chrétienté.  11  faut  remonter  pour  cela  à  la  grande 
lutte  entre  le  Sacerdoce  et  l'Empire,  indiquer  le  com- 
mencement des  abus,  dans  la  gestion  administrative 
du  Saint-Siège,  dès  le  temps  d'Innocent  IV,  signa- 
ler le  tournant  qu'indique  le  «  souIUet  »  symbolique 
d'Anagni,  retracer  la  «  captivité  babylonienne  »  de 
l'Église,  en  Avignon,  décrire  le  Grand-Schisme  et  les 
ébranlements  considérables  qu'il  provoqua  dans  la 
constitution  catholique,  la  lutte  entre  le  pape  et  le 
concile  et  enfin  cette  politique  de  magnificence,  inau- 
gurée dans  une  excellente  intention  par  Nicolas  V  et 
poursuivie  de  la  façon  la  plus  fâcheuse  par  les  papes 
de  la  Renaissance. 

Q'est  évidemment  là  une  des  causes  les  plus  impor- 
tantes et  les  plus  actives  de  la  révolution,  d'autant 
plus  que  le  développement  en  sens  inverse  de  la  poli- 
tique particulière  des  États  conduisit  à  ce  fait  capital  : 
il  n'y  eut  plus  assez  de  numéraire  en  Europe  pour 
financer  deux  politiques  superposées,  celle  du  Saint- 
Siège  et  celle  des  princes.  On  fut  amené  à  sacrifier 
celle  qui  semblait  la  moins  nécessaire.  Ce  n'est  pas 
sans  raison  que  l'occasion  de  la  révolution  fut  une 
question  d'argent  :  l'affaire  des  indulgences. 

Mais  la  haine  de  la  papauté  n'aurait  abouti,  par 
elle-même,  qu'à  un  schisme,  si  une  nouvelle  théologie 
n'était  apparue  et  si,  parallèlement  à  l'insurrection 
contre  l'autorité  du  Saint-Siège,  ne  s'était  révélée  une 
doctrine  opposée  à  la  foi  traditionnelle.  Une  révolu- 
tion ne  se  fait  pas  sur  une  simple  négation.  La  sépara- 
tion de  l'Église  byzantine  n'avait  pas  provoqué,  au 
xie  siècle,  une  scission  dogmatique.  A  deux  reprises, 
cette  séparation  avait  failli  être  annulée  par  la  réunion 
des  Églises.  Si  Luther  n'avait  eu  à  proposer  aux  Alle- 
mands qu'une  rupture  avec  Rome,  il  est  à  peu  près  sûr 
que  cette  rupture  n'aurait  été  qu'un  accident  passager. 
Mais,  à  la  différence  de  ses  alliés  d'un  jour,  les  huma- 
nistes révolutionnaires,  qui  n'avaient  contre  Rome 
que  les  rancunes  d'un  nationalisme  exaspéré  et  dont  le 
paganisme  élégant  n'avait  alors  que  peu  de  chance  de 
se  substituer  à  la  religion  traditionnelle,  Luther  n'était 
entré  en  rébellion  ouverte  avec  la  papauté  que  parce 
qu'il  portait  au  cœur  une  théologie,  ou  pour  mieux 
dire  une  mystique,  une  découverte,  un  secret,  qui  fai- 
sait désormais  corps  avec  lui-même,  qui  tenait  aux 
fibres  les  plus  intimes  de  son  âme  et  qu'il  était  résolu  à 
défendre  contre  toute  atteinte,  avec  une  âpreté  jalouse. 
Cette  mystique,  c'était  le  dogme  de  la  justification  par 
la  foi  seule. 

Et  cette  mystique  répondait  si  bien  aux  besoins 
d'une  certaine  partie  de  la  société  religieuse  d'alors 
qu'elle  allait  devenir  le  centre  de  cristallisation  de  la 
résistance  à  Rome.  Rechercher  les  antécédents  de  cette 
mystique,  dire  pourquoi  elle  eut  tant  de  succès,  expli- 
quer les  divers  sens  où  elle  fut  prise  et  pourquoi  elle 
devait  plaire  à  la  fois  aux  âmes  les  plus  grossières,  heu- 
reuses d'apprendre  que  les  «  œuvres  »  étaient  inutiles, 
voire  nuisibles,  et  aux  âmes  les  plus  scrupuleuses,  tou- 
tes disposées  à  chercher  l'assurance  du  salut  unique- 
ment dans  l'infinie  miséricorde  du  Christ,  rappeler  les 
conséquences  que  l'on  pouvait  tirer  de  cette  mystique, 
soit  contre  la  liturgie,  soit  contre  le  monachisme  et  la 
faveur  que  l'on  devait  rencontrer  en  attaquant  celui- 
ci  et  celle-là,  c'est  ouvrir  de  nouvelles  avenues  vers 
l'intelligence  du  grand  fait  que  l'on  voulait  éclaircir. 
On  sera  conduit  de  la  sorte  à  étudier  les  diverses  doc- 
trines antérieures  sur  le  péché  originel,  la  justification 
et  la  prédestination,  on  s'arrêtera  de  préférence  à 
l'école  augustinienne  et  on  introduira  les  courants 
mystiques  antérieurs  à  Luther.  On  lui  trouvera  ainsi 
une  parenté  dans  le  passe  et  des  précurseurs.  Mais  on 
n'arrivera  pas  à  réduire  sa  doctrine  purement  et  sim- 


plement à  ce  qui  n'en  était  que  la  préparation.  Il  y  a 
eu  un  «  coup  de  pouce  »  de  sa  part.  La  psychologie 
particulière  de  Luther  entre  ainsi  en  ligne  de  compte 
dans  l'énumération  des  causes  de  la  révolution.  Nul  ne 
s'étonnera  que  nous  puissions  conclure  que  «  sans 
Luther  il  n'y  aurait  pas  eu  rie  luthéranisme  ».  Cela  ne 
veut  pas  dire  qu'il  n'y  aurait  pas  eu  de  révolution. 
Mais  elle  n'aurait  pas  été  la  même.  Elle  aurait  pris  une 
autre  direction  qu'il  nous  est  impossible  de  dessiner  ou 
de  prévoir.  C'est  en  ce  sens  que  l'étude  des  «  causes  » 
conduit  nécessairement,  en  histoire,  à  la  recherche  des 
«  responsables  ».  Les  vraies  causes  sont  des  individus 
agissant  sur  des  masses. 

Seulement,  pour  que  l'action  de  l'individu  sur  la 
masse  soit  profonde,  il  est  toujours  nécessaire  que  la 
puissante  personnalité  qui  donne  le  branle  touche  à 
une  fibre  essentielle.  Cette  fibre,  au  xvie  siècle,  a  été 
le  culte  de  la  Bible.  La  force  de  Luther,  aux  yeux  de 
ses  contemporains,  ce  fut  qu'il  eut  l'air  de  s'effacer 
devant  la  Bible,  de  ne  vouloir  connaître  qu'elle,  de  ne 
s'appuyer  que  sur  la  «  Parole  de  Dieu  ».  La  Bible  fut  le 
levier,  dont  il  se  servit  pour  soulever  les  peuples.  Il 
faut  donc,  pour  expliquer  la  révolution  protestante, 
rendre  compte  de  la  prodigieuse  autorité  qui  s'attache 
alors  à  la  Bible.  Il  faut  rappeler  la  lassitude  causée 
dans  les  esprits  par  la  roue  scolastique  tournant  à 
vide,  depuis  l'ère  des  grands  maîtres,  l'élan  causéparla 
Renaissance  vers  les  «  sources  »,  la  vogue  des  études 
bibliques,  au  temps  où  Luther  commença  d'enseigner. 
Mais  il  sera  nécessaire,  ici  également,  de  faire  la  dis- 
tinction entre  le  biblicisme  de  Luther  et  celui  d'un 
Érasme,  par  exemple,  tout  comme  on  aura  distingué 
antérieurement  entre  l'augustinisme  de  Luther  et 
celui  de  ses  précurseurs  mystiques,  Tauler  ou  l'auteur 
de  la  Théologie  allemande. 

Le  biblicisme  protestant  s'explique  par  la  déca- 
dence de  la  scolastique,  par  l'éclosion  de  l'humanisme 
religieux,  par  le  renouveau  des  études  bibliques  dont 
Ximénès,  Lefèvre  d'Étaples  et  Érasme  nous  sont,  à 
des  titres  divers,  les  témoins. 

Mais  le  biblicisme  protestant  ne  se  borne  pas  à 
continuer  le  mouvement  biblique  antérieur.  Il  n'a 
rien  d'objectif.  Il  n'utilise  la  Bible  qu'au  profit  d'une 
thèse,  préconçue.  Il  a  donc  reçu  des  circonstances  une 
empreinte  toute  particulière  et,  en  un  sens,  il  est  tout 
le  contraire  du  biblicisme  qui  l'a  précédé  et  dont  il 
s'est  servi.  La  chose  est  très  visible  chez  un  érasmien 
de  marque  tel  que  Zwingli,  mais  elle  est  également 
très  facile  à  constater  chez  Luther  ou  Calvin. 

2°  Comment  les  causes  entrèrent  en  action.  —  Si  nous 
n'avons  pu  indiquer  que  très  sommairement  les  causes 
de  la  Révolution  protestante  et  si  nous  avons  dû  nous 
borner  à  l'exposé  de  la  méthode  pour  les  découvrir  et 
les  analyser,  il  nous  appartient  toutefois  de  les  mon- 
trer dans  leur  ébranlement,  au  moment  capital,  pour 
engendrer  l'événement  même.  Le  professeur  Ernesto 
Buonaiuti  a  distingué  avec  assez  de  bonheur  trois 
étapes,  dans  la  genèse  de  la  Réforme.  Il  les  intitule 
successivement  :  le  drame  dans  le  cloître;  le  drame 
dans  la  nation  ;  le  drame  dans  l'Église.  Nous  pouvons 
très  bien  utiliser  cette  division,  qui  est  simple,  claire  et 
frappante. 

1.  Il  y  eut  en  effet  d'abord  le  drame  dans  le  cloître, 
drame  nullement  nécessaire,  c'est-à-dire  nullement 
contenu  d'une  façon  fatale  dans  les  antécédents  his- 
toriques, drame  tout  intérieur  et  n'ayant  pour  origine 
que  les  besoins  impérieux  d'une  âme  passionnée  à  la 
recherche  de  son  équilibre,  l'âme  de  Luther. 

En  ce  sens,  la  cause  la  plus  prochaine,  la  plus  évi- 
dente et  la  plus  profonde  de  la  révolution  luthérienne, 
ce  fut  Luther  lui-même,  Luther  avec  ses  scrupules,  ses 
troubles  intimes,  ses  appels  anxieux  à  tout  ce  qui 
pouvait  le  rassurer,  le  «  consoler  »,  en  face  du  redou- 


2033 


RÉFORME.    LES    CAUSES    EN     ACTION 


2034 


table  problème  du  salut  éternel,  les  exhortations  de 
son  maître  des  novices,  de  Staupitz,  les  encourage- 
ments demandés  avec  angoisse  aux  mystiques,  à 
saint  Bernard,  à  Gerson,  à  Tauler,  à  l'auteur  de  la 
Théologie  allemande. 

Luther  est  ici  ce  que  l'on  peuL  appeler  «  un  com- 
mencement absolu  »,  une  vraie  cause  dans  toute  la 
force  du  terme,  c'est-à-dire  un  «  responsable  ». 

Nous  ne  disons  pas  qu'il  se  soit  fait  lui-même  de 
toutes  pièces.  D'où  lui  venait  ce  tempérament,  cette 
impulsivité  violente  et  aveugle,  cette  ardeur  impé- 
tueuse de  lutteur  que  rien  n'arrête,  ce  caractère  in- 
domptable que  l'opposition  excite  au  lieu  de  le  brider? 
De  son  milieu,  de  sa  race,  de  son  temps,  aurait  dit 
Taine,  facteurs  vagues  où  l'analyse  la  plus  exacte  ne 
découvre  guère  que  ce  qu'elle  a  commencé  par  y 
mettre.  Il  était  Luther.  Sans  lui,  les  événements  au- 
raient été  autres  qu'ils  ne  furent.  La  psychologie  est 
ici  l'auxiliaire  de  l'histoire.  C'est  dans  l'âme  de 
Luther,  au  moyen  d'une  chimie  inédite,  que  se  sont 
fondus  les  éléments  dont  fut  formée  sa  synthèse  per- 
sonnelle :  augustinisme,  nominalisme,  mysticisme, 
biblicisme,  le  tout  aboutissant  à  une  chose  entière- 
ment nouvelle  :  le  luthéranisme. 

Le  drame  dans  le  cloître  a  conduit  Luther,  en  ses 
luttes  solitaires  et  désespérées,  jusqu'au  dogme  de  la 
justification  par  la  foi  seule,  sans  les  œuvres,  c'est-à- 
dire  en  somme  à  une  religion  nouvelle  :  la  religion  du 
salut  inconditionnel,  absolument  gratuit,  don  de  la 
pure  miséricorde  de  Dieu,  sans  nul  regard  au  mérite  ou 
au  démérite  humain,  sans  la  moindre  place  laissée  à  la 
coopération  de  la  volonté  humaine. 

Entre  cette  religion  nouvelle  et  l'ancienne,  il  est 
inévitable  qu'un  conflit  s'engage  un  jour  ou  l'autre. 
Mais  ce  conflit  aura  plus  ou  moins  d'ampleur,  selon 
que  les  circonstances  tendront  à  l'amplifier  ou  au 
contraire  à  le  limiter. 

On  peut  très  bien  imaginer  l'hypothèse  d'un  moine 
découvrant  exactement  la  doctrine  de  Luther,  mais 
obligé,  sans  avoir  pu  faire  le  moindre  prosélyte,  de 
renoncer  ou  à  son  opinion  propre  ou  à  sa  liberté,  peut- 
être  même  à  sa  vie. 

Ce  qui  fit  de  la  trouvaille  luthérienne  une  force 
énorme  de  rupture,  au  sein  de  l'Église,  ce  fut  la  cor- 
respondance entre  le  conflit  particulier  de  Luther 
avec  le  passé  catholique  et  les  oppositions  qui  se 
manifestaient  de  toutes  parts  entre  ce  même  passé  et 
son  siècle. 

Depuis  des  siècles,  on  parlait  de  réforme.  Ce  fut 
pour  Luther  une  première  intuition  de  grande  consé- 
quence que  de  savoir  couler  son  opinion  propre  dans 
le  cadre  tout  prêt  à  la  recevoir  :  celui  de  la  réforme 
tant  désirée.  La  plupart  songeaient  à  une  réforme  dis- 
ciplinaire, il  identifia  la  réforme  avec  une  rénovation 
mystique  et  il  enferma  cette  mystique  en  cette  for- 
mule :  l'homme  est  justifié,  selon  la  Bible,  par  la  foi 
sans  les  œuvres.  Le  seul  mot  de  réforme  devait  faire 
merveille.  C'était  alors  un  de  ces  mots  «  explosifs  »  que 
l'histoire  peut  noter  aux  diverses  époques  de  transi- 
tion. La  Bible,  le  Salut,  la  libération  des  esprits  par  la 
Bible,  la  libération  des  âmes  par  la  certitude  du  Salut, 
ne  plus  dépendre  du  pape,  mais  de  la  parole  de  Dieu 
seule,  ne  plus  dépendre  des  œuvres,  mais  seulement  de 
la  foi  dans  la  parole  de  Dieu,  ce  fut  pour  cette  époque 
une  sorte  d'éblouissement!  Comme  nous  l'avons  dit, 
il  y  eut  une  espèce  de  romantisme  de  la  «  consolation  ». 
On  trouva  dans  la  doctrine  de  Luther  la  réponse 
directe,  intime,  parfaite,  à  une  angoisse  générale.  Dans 
un  monde  corrompu  par  le  paganisme  de  la  Renais- 
sance, trouver  ou  plutôt  retrouver  la  véritable  inter- 
prétation du  christianisme,  de  façon  à  pouvoir  être  de 
son  temps  et  ne  pas  renoncer  pour  cela  à  la  rédemp- 
tion apportée  par  le  Christ,  c'était  là  un  bienfait  in- 


comparable. Et  c'est  en  ce  sens  qu'il  faut  comprendre 
le  mot  cité  de  Wundt  :  «  le  luthéranisme  fut  le  réflexe 
de  la  Renaissance.  » 

L'incident  qui  amena  le  conflit  fatal,  entre  cette 
doctrine  nouvelle  et  celle  de  l'Église,  fut  l'affaire  des 
indulgences.  Ce  n'était  qu'un  incident  secondaire.  La 
preuve  qu'il  ne  pouvait,  à  lui  seul,  légitimer  une  révo- 
lution, c'est  qu'il  passa  presque  aussitôt  au  second 
plan.  Il  n'était  pourtant  pas  indifférent  que  la  bataille 
fût  engagée  sur  une  question  de  cette  nature.  Les  in- 
dulgences, dont  le  principe  était  non  seulement  défen- 
dable, mais  foncièrement  conforme  à  l'esprit  du  chris- 
tianisme, qui  est  avant  tout  union  fraternelle  et  com- 
munauté spirituelle  de  croyants,  étaient  devenues 
une  sorte  de  taxe  pontificale,  dissimulée  sous  le  cou- 
vert d'une  institution  pieuse.  C'était  là  un  des  abus  les 
mieux  caractérisés,  parmi  ceux  qui  s'étaient  glissés 
dans  la  société  chrétienne.  Et  nous  n'en  voulons  pour 
preuve  que  le  soin  avec  lequel  le  concile  de  Trente 
condamnera  les  pratiques  en  usage  à  cet  égard  jusqu'à 
Luther. 

Mais  il  y  avait  ceci  de  très  important,  que  Luther, 
en  attaquant  cet  abus,  ne  prenait  pas  seulement  en 
main,  comme  il  le  prétendait,  des  intérêts  spirituels, 
chose  à  laquelle  le  vulgaire  n'était,  à  cette  époque, 
comme  à  la  nôtre,  que  médiocrement  sensible,  mais 
qu'il  se  posait  en  champion  d'intérêts  matériels  très 
importants  et  que  sa  nation  considérait  comme  de 
tout  premier  ordre. 

2.  Le  drame  dans  le  cloître  devenait  de  la  sorte  le 
drame  dans  la  nation.  —  Par  un  enchaînement  inexo- 
rable, tout  allait  être  mis  en  cause  :  l'autorité  du 
pape,  l'autorité  des  conciles,  l'autorité  du  droit  cano- 
nique, l'autorité  des  théologiens  et  du  dogme  établi, 
l'autorité  de  la  liturgie  traditionnelle,  l'autorité  de  la 
mystique  et  de  l'ascétique  régnantes. 

La  révolution  enfantait  un  déplacement  général  des 
valeurs  et  un  transfert  de  souveraineté  dans  tous  les 
domaines. 

Ce  qui  caractérisa  le  drame  dans  la  nation,  ce  fut  le 
partage  de  l'Allemagne  en  deux  camps.  Déjà  la 
«  Querelle  »  de  Reuchlin  avait  engendré  de  profondes 
divisions.  D'autre  part,  les  ambitions  des  princes  con- 
tre le  pouvoir  de  l'empereur  allaient  servir  la  cause 
du  luthéranisme.  Contre  les  théologiens,  Luther  trou- 
verait des  concours  parmi  les  humanistes  et  les  natio- 
nalistes; contre  le  pouvoir  de  l'empereur,  Luther 
allait  bénéficier  de  la  volonté  d'indépendance  des 
princes.  Avant  lui,  les  forces  contraires  existaient 
déjà.  Son  intervention  en  précipita  la  mobilisation. 
A  sa  voix,  répondirent  des  milliers  d'autres  voix.  Il  se 
sentit  porté  par  le  Ilot.  Il  se  fit  le  héraut  de  revendica- 
tions qui  n'étaient  pas  les  siennes  et  auxquelles  il 
n'avait  jamais  songé.  En  revanche,  il  se  trouva  en 
foule  des  Allemands  pour  se  passionner  en  faveur  d'une 
théologie  dont  ils  ne  comprenaient  pas  le  sens  réel  et 
qui  leur  demeurait  totalement  étrangère,  au  sens  où 
Luther  avait  voulu  l'enseigner.  Le  mystique  obscur 
de  Wittemberg  devint  le  champion  de  sa  race.  Il  fut 
kern-deutscli,  comme  on  dit  en  Allemagne.  Il  vit  venir 
à  lui  non  seulement  les  âmes  avides,  comme  la  sienne, 
de  certitude  et  de  «  consolation  »  au  sujet  du  salut, 
mais  aussi  les  humanistes  révolutionnaires,  enragés 
contre  Rome,  contre  les  théologiens  autoritaires  et 
dogmatiques,  contre  les  «  mômerics  »  des  couvents;  il 
vit  venir  à  lui  les  prêtres  fatigués  du  célibat  qu'ils 
observaient  mal  et  à  contre-cœur;  les  moines  à  qui 
leurs  vœux  étaient  à  charge  et  que  l'impopularité  de 
leur  état  intimidait;  les  bourgeois  des  petites  républi- 
ques urbaines,  jaloux  de  leurs  évêques,  heureux  d'être 
délivrés  du  fardeau  des  impositions  ecclésiastiques  et 
du  joug  du  pape,  tout  fiers  d'avoir  désormais  leur  pape 
à  eux,  imprimé  tout  neuf,  dans  leur  bibliothèque,  la 


2035 


REFORME.    LES    CAUSES    EN    ACTION 


2036 


Bible;  enfin,  les  princes,  impatients  d'indépendance  à 
l'égard  des  puissances  du  passé,  celle  du  pape  et  celle 
de  l'empereur,  éblouis  par  la  perspective  d'être  désor- 
mais les  maîtres  à  la  fois  des  corps  et  des  âmes,  dans 
les  limites  de  leurs  domaines,  et  d'être  affranchis  de 
toute  redevance  envers  le  Saint-Siège  en  un  temps  où 
les  besoins  de  la  politique  moderne  leur  donnaient 
plutôt  l'appétit  de  piller  des  couvents  que  de  les  enri- 
chir de  donations  et  celui  de  s'occuper  de  leurs  propres 
finances  plutôt  que  de  venir  au  secours  de  celles  d'un 
petit  prince  italien,  l'évêque  de  Rome. 

C'est  ainsi  que  d'un  fait  individuel,  d'une  décou- 
verte mystique  extrêmement  discutable  et  du  reste 
sans  avenir,  car  la  doctrine  pure  de  Luther  sur  la  jus- 
tification n'a  jamais  été  admise  que  d'un  petit  nombre, 
sortit  un  fait  national,  un  fait  mondial. 

Luther  eut  l'art  de  se  faire,  suivant  un  mot  connu, 
«  le  syndic  de  tous  les  mécontents  »  :  clercs  empressés 
à  rentrer  dans  le  siècle;  chevaliers  turbulents  désireux 
de  jouer  un  rôle  et  de  redorer  leur  blason,  de  fonder 
une  dynastie  peut-être,  en  se  créant  des  principautés 
au  détriment  des  seigneuries  ecclésiastiques;  patri- 
ciens qui  veulent  une  religion  plus  commode,  moins 
encombrée  d'exigences  et  de  pratiques  extérieures, 
mieux  adaptée  à  leurs  goûts,  à  leurs  besoins,  à  leurs 
intérêts;  paysans  aussi  que  le  seul  mot  d'Évangile 
redresse  dans  un  sentiment  d'égalité  chrétienne  et  qui 
croyaient  le  moment  venu  de  faire  entendre  leurs  sécu- 
laires revendications. 

Luther  fut  si  bien  le  centre  de  son  siècle  en  Allema- 
gne, qu'il  eut  plus  de  partisans  qu'il  n'en  cherchait  et 
qu'il  fut  contraint  de  faire  un  choix  entre  des  adhé- 
sions souvent  contradictoires.  Il  repoussera  certaines 
alliances,  après  en  avoir  profité.  Il  se  détachera  sans 
regrets,  sans  remords,  sans  scrupules,  des  amis  de  la 
veille,  en  se  portant  d'instinct  vers  ce  qui  avait  la 
force,  ce  qui  représentait  l'avenir,  ce  qui  était  l'ordre 
politique  et  social  du  moment.  Il  rompra  de.  la  sorte 
avec  les  chevaliers  révolutionnaires  et  leurs  amis,  les 
humanistes;  il  repoussera  durement  les  paysans  qui 
avaient  mis  en  lui  leur  naïve  confiance;  il  gardera  au 
contraire,  parfois  au  prix  des  complaisances  les  plus 
étranges  (bigamie  de  Philippe  de  Hesse),  l'amitié  et  la 
faveur  des  princes  et  celle  des  bourgeois  des  villes. 
Après  avoir  hésité,  au  sujet  de  la  puissance  impériale, 
il  finira  par  accorder  le  droit  à  ses  disciples  de  lever  les 
armes  contre  elle,  sous  prétexte  qu'elle  n'était  qu'un 
pouvoir  électif  et  non  pas  héréditaire. 

On  remarquera,  à  ce  propos,  que  nous  n'avons  pas 
compté  au  nombre  des  causes  qui  ont  agi  sur  la  révolu- 
tion protestante  l'affaiblissement  du  pouvoir  impé- 
rial, comme  le  font  la  plupart  des  historiens.  Il  nous 
parait  en  effet  absolument  évident  que  si  Charles- 
Quint,  avec  son  caractère  à  la  fois  prudent  et  résolu, 
avec  l'immense  pouvoir  dont  il  disposait  encore,  avec 
la  volonté  qu'il  affirma  à  plusieurs  reprises  de  rétablir 
l'unité  catholique,  ne  parvint  pas  à  écraser  le  luthéra- 
nisme naissant  et  se  montra  même  impuissant  à  faire 
respecter,  à  l'égard  de  Luther,  la  sentence  de  bannisse- 
ment portée  à  Worms,  en  1521,  la  raison  n'en  doit  pas 
être  cherchée  flans  la  nullité  politique  de  son  bisaïeul, 
Frédéric  III,  ni  dans  l'incohérence  et  la  pénurie  finan- 
cière chronique  de  son  grand-père,  Maximilien  ln,  ni 
même  dans  l 'accroissement  prodigieux  d'autorité  et 
d'indépendance  que  ces  deux  empereurs  avaient 
laissé  prendre  aux  princes  et  aux  villes  d'empire,  mais 
uniquement  à  ce  fait  que  Charles,  toujours  pris,  de- 
puis son  avènement,  entre  trois  périls,  le  péril  fran- 
çais, le  péril  turc  et  le  péril  protestant,  fui  sans  cesse 
contraint  d'aller  au  plus  pressé,  remettant  sans  cesse 
au  lendemain  la  grande  affaire  de  la  restauration  reli- 
gieuse, remportant  des  victoires  en  apparence  déci- 
sives et  qui,  le  lendemain,  étaient  remises  en  question, 


et  finalement  échouant  dans  toutes  les  grandes  entre- 
prises de  sa  vie. 

Ici  encore,  outre  que  Charles-Quint  et  surtout  son 
entourage  étaient  plus  ou  moins  touchés  et  à  demi 
paralysés  en  matière  religieuse  par  le  machiavélisme 
commun  à  toutes  les  cours  d'Europe,  ce  fut  grâce  à  un 
concours  extraordinaire  de  circonstances  favorables 
que  le  drame  de  la  nation,  succédant  au  drame  dans 
le  cloître,  aboutit  à  ce  dénouement  :  consécration  du 
particularisme  allemand,  division  permanente  de 
l'Allemagne  en  deux  confessions  rivales,  perspectives 
de  guerres  de  religion  à  la  fois  longues  et  sans  pitié. 

Mais,  en  troisième  lieu,  du  drame  dans  la  nation  il 
était  impossible  que  ne  procédât  pas  le  drame  dans 
l'Église 

3.  I.e  luthéranisme  ne  fut  pas  seulement  une  ques- 
tion allemande.  Il  fut  une  crise  de  la  chrétienté  tout  en- 
tière. —  C'est  du  reste  une  règle  de.  l'histoire  que  les 
États  chrétiens  jadis  unis  sous  la  houlette  suprême  du 
pape,  ne  puissent  plus  disjoindre  entièrement  leurs 
destinées  même  politiques  ou  sociales.  Les  révolu- 
tions de  1789,  1830,  1848  en  "France  eurent  leur  reten- 
tissement dans  toute  l'Europe.  La  crise  toute  récente  de 
l'option  entre  Ie«  fascisme  «et  le  «socialisme  marxiste  » 
se  propage  de  même  de  peuple  à  peuple.  La  rébellion 
de  Luther  trouva  ainsi  des  échos  dans  tous  les  pays 
voisins.  Zwingli  lui  répondit  de  Zurich,  Farel  et 
Calvin,  de  Genève.  Les  «  réformateurs  »  surgirent  de 
partout  à  la  fois,  entraînés  par  l'exemple,  par  les 
écrits,  par  les  succès  de  Luther.  La  révolution  se  pro- 
pagea, avec  des  chances  inégales,  dans  tous  les  pays 
catholiques.  Ce  fut  l'intérêt  des  princes  qui  décida  de 
la  diffusion  des  idées  nouvelles.  Ni  la  haine  de  Rome, 
ni  l'appel  à  la  Bible,  ni  la  mystique  si  commode  du 
luthéranisme  n'auraient  réussi  si  les  princes  n'y 
avaient  trouvé  leur  avantage  et  si  les  doctrines  de  Ma- 
chiavel, empoisonnant  l'atmosphère  politique  du 
xvie  siècle,  ne  les  avaient  préparés  à  subordonner  très 
généralement  leurs  croyances  personnelles  à  leurs  inté- 
rêts dynastiques.  Le  moindre  coup  d'œil  jeté  sur  l'his- 
toire du  temps  permet  de  constater  que  la  «  réforme  » 
de  l'Église  est  le  moindre  des  soucis  de  ces  princes, 
même  les  mieux  intentionnés  en  apparence.  Le  concile 
de  Trente  ne  recevra  en  général  des  États  catholiques 
qu'un  appui  maussade  et  intermittent.  Charles- 
Quint  et  Philippe  II  seront  pour  la  papauté,  quand  elle 
se  jettera  dans  l'œuvre  si  nécessaire  de  la  réforme,  de 
moins  zélés  protecteurs  que  les  électeurs  de  Saxe  ou  le 
landgrave  de  Hesse  ne  l'avaient  été  pour  Luther,  ou  la 
reine  Elisabeth  pour  les  «  trente-neuf  articles  ». 

Le  drame  dans  l'Église  n'en  fut  que  plus  complexe 
et  plus  poignant.  Rarement  l'action  de  la  Providence 
fut  plus  visible.  Ce  que  tant  de  réformateurs  zélés 
n'avaient  pu  faire,  en  trois  siècles,  parce  que  leurs 
efforts  étaient  dispersés  et  leur  champ  d'action,  insuf- 
fisamment élendu,  l'urgence  du  péril  le  réalisa  :  la 
réforme  de  l'Église  dans  son  chef  et  dans  ses  membres. 

L'Église  avait  toujours  affirmé  qu'elle  tenait  de  son 
divin  fondateur  des  promesses  d'immortalité  et  d'in- 
défectibilité.  Elle  s'était  peut-être  parfois  un  peu 
trop  fiée  à  ces  promesses,  oubliant  que  les  secours 
divins  n'excluent  pas  mais  appellent  au  contraire  les 
bonnes  volontés  humaines.  Elle  put  se  glorifier  pour- 
tant de  ce  que  la  Providence  ne  l'avait  pas  délaissée 
dans  la  plus  terrible  épreuve  qui  l'eût  assaillie  depuis 
ses  lointaines  origines. 

Le  redressement,  commencé  par  des  initiatives  par- 
ticulières, par  des  créations  d'ordres  religieux  nou- 
veaux, appelé  par  les  vœux  de  plus  en  plus  pressants 
de  loul  ce  qui  restait  fidèle  à  la  conception  religieuse  et 
à  l'organisation  traditionnelles,  s'opéra  définitive- 
ment aux  grandes  assises  du  concile  de  Trente,  par 
une  révision  générale  de  tous  les  points  contestés  du 


2037 


REFORME.    CAUSES 


2038 


dogme  et  une  remise  en  vigueur  de  l'antique  disci- 
pline, désormais  renouvelée  et  renforcée.  L'avenir  fut 
garanti  par  l'institution  si  précieuse  des  séminaires, 
pour  la  formation  du  clergé,  dont  on  a  pu  dire  que,  si 
le  concile  n'avait  pas  eu  d'autre  résultat,  il  aurait 
accompli  néanmoins  la  tâche  qu'il  s'était  fixée. 

Mais  ce  drame  dans  l'Église,  bien  que  conduit  à  un 
dénouement  plus  heureux  que  l'on  aurait  pu  le  crain- 
dre, entre  1520  et  1540,  aboutit  néanmoins  à  la  dou- 
loureuse constatation  de  la  rupture  définitive  de 
l'unité  religieuse  en  Occident,  en  raison  du  caractère 
incurable  du  schisme  protestant,  consolidé  par  ce  que 
nous  avons  nommé  le  machiavélisme  de  l'ère  historique 
dite  moderne  et  qui  devrait  se  nommer  l'ère  des  mo- 
narchies absolues. 

En  résumé,  nous  distinguons  trois  causes  essentiel- 
les de  la  Réforme  ou  révolution  protestante  :  1°  I« 
déchéance  de  la  papauté,  parallèle  à  la  croissance  des 
monarchies  absolues,  et  aboutissant  à  la  haine  de 
Rome;  —  2°  Le  développement  de  la  mystique  uugus- 
linienne,  parallèle  à  un  développement  intense  du 
paganisme  mondain  de  la  Renaissance,  et  aboutissant 
à  une  mystique  du  salut  toute  nouvelle,  cell  '  de  la  justi- 
fication par  la  foi  seule;  —  3°  La  décadence  de  la  sco- 
lastique,  parallèle  à  un  renouveau  des  études  bibliques, 
facilitant  le  recours  de  Luther  et  de  ses  imitateurs  à 
la  Bible  seule. 

Mais  nous  estimons  que  tout  ce  mouvement  ne  put 
se  prolonger,  s'épanouir  et  finalement  s'installer  dans 
les  faits  que  par  suite  de  la  transformation  récente  des 
idées  politiques  en  Europe,  idées  dont  Machiavel 
s'était  fait  le  théoricien.  Ainsi,  philosophiquement 
parlant,  l'ère  moderne  est  dominée  par  les  doctrines  de 
Machiavel  encore  plus  que  par  les  idées  religieuses 
résultant  soit  de  la  Révolution  luthérienne  soit  de  la 
Réforme  tridentine. 

Il  ne  saurait  être  question  ici  de  faire  une  liste  complète 
des  ouvrages  ou  des  sources  dont  doit  s'éclairer  l'historien 
ou  le  théologien  désireux  de  découvrir  les  causes  du  vaste 
mouvement  de  la  Réforme  protestante.  Il  semble  que  pour 
se  faire  une  idée  juste  de  l'ensemble  des  faits,  il  soit  néces- 
saire d'étudier  séparément  les  quatie  choses  indiquées  ci- 
dessus  :  la  décadence  du  prestige  papal,  dans  l'astor,  Ge- 
schiclile  der  Pàpsle,  8e  et  9e  éd.,  tomes  i-vu,  Fribourg-en-B., 
1926,  —  le  développement  de  la  mystique  augustinienne, 
dans  Pourrat,  La  spiritualité  clirétienne,  Paris,  1921,  —  la 
décadence  scolastique,  dans  Renaudet,  Préréforme  et  huma- 
nisme, Paris,  1916,  —  Machiavel,  et  son  œuvre,  dans  Vignal, 
Machiavel,  Paris,  1929,  mais  à  la  condition  de  se  servir  des 
indications  bibliographiques  données  dans  ces  quatre  ou- 
vrages pour  approfondir  d'après  les  sources  les  quatre  chefs 
de  méditation  historique  que  nous  avons  énumérés.  Voici 
en  outre  une  liste  alphabétique  des  ouvrages  les  plus  utiles 
pour  le  sujet  en  question  :  Acton  (Lord).  Lectures  on  modem 
history,  Londres.  1907;  Allen,  The  âge  o/  Erasmus,  Oxford, 
1914;  Arrowsmith,  The  Prélude  to  the  Reformation,  Lon- 
dres, 1923;  Belloc,  How  the  Reformation  happened,  New- 
York,  1928  ;  Bewsher,  The  Reformalion  and  the  Renais- 
sance, Londres,  1913;  von  Below,  Vie  Vrsachen  der  Refor- 
mation,  Berlin,  1917;  du  même,  Die  Bcdeutung  der  Refor- 
maiion  in  der  politischen  Entwicklung,  Leipzig,  1918;  Sam. 
Berger,  La  Bible  française  au  Moyen  Age,  Paris,  188-1;  Ar- 
nold Berger,  Martin  Luther  in  kulturgeschichtlicher  Darstel- 
lung,  3  vol.,  Berlin,  1895-1921  ;  von  Bezold,  Geschichte  der 
deutschen  Reformation,  1886-1890,  3  vol.;  Heinrich  Boeh- 
mer,  Luther  im  Lichte  der  neuen  Forschung,  5e  éd.,  Leipzig, 
1918;  Braun,  Biographisches  und  thcolagisehes  Vers'.àndnis 
der  Entwicklung  Luthers,  Berlin,  1918;  Brieger,  Die  Refor- 
mation, Berlin,  1914;  Buonaiuti,  Lutero  e  la  Riforma  inGcr- 
mania,  Bologna,  1926;  Burckhardt,  Geschichte  der  Renais- 
sance in  Italien,  Stuttgart,  1891  ;  du  même,  Die  Kullur  der 
Renaissance  in  Ralien,  20°  éd.  publiée  par  Geiger,  Beilin. 
1919;  Cambridge  modern  History,  t.  i-n,  Cambridge,  1907; 
Carter,  The  Reformers  and  holy  Script  ure,  London,  1928; 
Chaplin,  The  efjects  o/  the  Reformalion  on  ideals  and  conduct, 
Cambridge,  1927;  Conde  de  Cedillo,  El  ccxdenal  Cisneros, 
Madrid,  1921-1928;  Cristiani,  Luther  et  le  luthéranisme, 
Paris,  1908;  du  même.  Du  luthéranisme  au  protestantisme, 

D1CT.    DE    THl'OL.    CATIIOL. 


Paris,  1911;  du  même,  Luther  et  la  guestion  sociale,  Paris, 
1912;    Denifle,    Luther    und    Lutherlum,    Mayence,     1904; 
Espenberger,  Die  Elemente  der  Erbsùnde  naeh  Augustin  und 
der   Frùliseholastik,    Mayence.   1906;   Falk,   Die   Bibel    am 
Ausgang  des  Millelaltcrs,  Mayence,  1905;  Lucien  Febvre, 
Une  question   mal  posée,   dans   Revue   historique,    mai-juin 
1929;  du  même,   Un  destin  :   Martin  Luther,  Paris,  1928; 
Figgis,  Erom   Gerson  to   Grolius,  Cambridge,  1916;  Flake, 
Ulrich    von    Lluttcn,    Berlin,    1929;    Ed.  Fiiter,  Geschichte 
des    euroi  àischen    Staalensgstems    von   1492-1559,  Munich, 
1915;  Gairdner,  Lollardg  and  tlie  Reformation  in  England, 
4  vol.,  Londres,  1908-1913;  du  même,  The  english  Church 
in    the  XVIth    century,   Londres,    1902;  Cardinal  Gasquet, 
Henry   VIII  and  the  english  monasteries,  Londres,  7e  éd., 
1920;  Gebhardt,  Die  Graoamina  der  deutschen  Nation,  Bres- 
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ris, 1922;  Gregorovius,    Geschichte  der  Stadl  Rom,  t.  vn- 
viii,  Beilin,  1903;  Grisar,  Martin   Luthers  Lcben   und  sein 
Wcrk,  Fribourg-en-B.,  1927;  du  même,  Luther,  ibid.,  1924- 
1925,    3    vol.;    du   même,  Lulher-Studien,   ibid.,   1921   sq.; 
J.Guiraud,  L'Église  romaine  et  les  origines  de  la  Renaissance, 
Paris,  1909;  Haller,  Die  Ursachen  der  Reformation,  Tubin- 
gue,  1917;  Ilauser  et  Renaudet,  /  es  débuts  de  l'âge  moderne, 
Paris,   1929;    1  felele-Leclercq,   Histoire  des  conciles,   Paris, 
1907  sq.;  Held,  Ulrich  von  Hidten,  Leipzig,  1928;  Hermc- 
linck,  Refornvdion  und  Gegenreformalion,  Tubingue,  1911; 
Ilumbert,  Les  origines  de  la  théologie  moderne,  Paris,  1911  ; 
Ifunibertclaude,  Érasme  et  Luther,  Fribourg,  Suisse,  1909; 
Imbart  de  la  Tour,  Les  origines  de  la  Réforme,  Paris,  1909  sq., 
3  vol.;  .lanssen,    Geschichte  des  deutschen   Volkes,  14'    éd. 
revue    par    l'astor,    Fribourg-en-B.,    1897-1904;    Kalkoff, 
Luther  und  die  Entscheidungsjahre  der  Reformation,   Leip- 
zig,  1917;  du   même,   Erasmus,   Luther  und   Friedrich  der 
Wcise,  Leipzig,  1919;  du  même,  Ulrich  von  Hutten  und  die 
Reformation,    Leipzig,    1920;    Kasverau,    Refornvdion    und 
Gegenrcformation,  Fribourg-en-B.,   1907  ;   Kneer,  Die  Ent- 
slehung  der  konziliarien  'Théorie  zur  Geschichte  des  Schismas, 
1893;  Koehler,  Luther  und  die  deutsche  Reformai  ion,  Leip- 
zig,   1916;   Koestlin,   Luthers    Théologie,   2   vol.,   Suttgait, 
1901;  Kolde,  Luthers  Slelhmg  zu  Coneil  und  Kirche,  1876; 
Krause,    Eoban    Hessus,    sein     I.eben     und    seine   Wcrke, 
Gotha,  1879,  2  vol.;  G.  de  Lagarde,  R> cherches  sur  l'esprit 
politique  de  la  Réforme,  Paris,  1926;  Landry,  L'idée  de  chré- 
tienté chez  les  scolastiqucs  du  XIII"  siècle,  Paris,  1929;  Lind- 
say,  A  History  o/  the  Reformation,  1906,  2  vol.;  Longpré,  La 
jdiilosophie  de  Duns  Scot,  Paris,  1924;   Lupton,  A  life  o/ 
John  Colet,  1887;  Mackinnon,  Luther  and  tlie  Reformalion, 
Londres,  1925  sq  :  Mandel,  Thcologia  dctitsch,  Leipzig,  1908; 
Alf.   Martin,    Luther    in     oekumenischer    Sichl,   Stuttgart, 
1929;  Maurenbrecher,  Geschichte  der  katholischen  Reforma- 
lion, Nordlingen,  1880;  Mollat,  Les  papes  il' Avignon,  Paris, 
1912;  Millier,  Luthers  theologische  Quellen,  Oiessen,  1912; 
du   même,   Luthers    W'crdegaiig,    Gotha,    1920;    du    même. 
Luther  und  Tauler,  Berne,  1918;  Paquier,  article  Luther 
dans  le  présent  dictionnaire;  du  même,  Jérôme  Aléandre, 
Paiis,    1900;    Paulus,    Johann    Telzel    <ler    Ablassprediger, 
Mayence,  1899;  du  même,  Die  deutschen  VominiJcaner  im 
Kampfe   gegen   Luther,   Fribourg-en-Br.,   1903;   du   même, 
Geschichte    des    Ablasses    im  MilteUdlir,  Padeiborn,    1922- 
1923,  3  vol.;  Pollard,  Thomas  Cranmcr  and  the  english  Refor- 
malion, Londres,  1920;  Preuss,  Die  Vorstellungen  vom  An- 
tichrist im  sp&terem  Mittelallir  bei  Luther  und  in  der  kon- 
fessionnellen  Poltmik,  Leipzig,  1924;  Renaudet,  Erasme,  sa 
pensée  religieuse  et    son    action.   Paris,   1926;  van   Rhijn, 
Wessel    Gaiisfort.  Groningue,   1917;   Rocquain.   La  cour  de 
Rome  cl  l'esprit  de  ri  forme  avant   Luther,  Paris,   1895-1897; 
Rotta,   //  cardinale    Nicolo    di   Casa.   Milan,   1928;    Salem- 
bier.  Le  Grand  Schisme  d'Occident,  Paris,  1902;  Samaran  et 
Mollat,  La  fiscalité  pontificale  au  XIV€  siècle,   Paris,   1905; 
Scheel,  Martin  Luther,  Tubingue,  1917  et  sq.;  Schulte,  /  ie 
lugger  in  Rom,  Leipzig,  1904;  Schnurer.  Kirche  und  Kul- 
lur im  Mittelaller,  t.  m,  Paderborn,  1930;  Seeberg,  Lehr- 
bnch  der  L'ogmengeschichte,  t.  IV,  Leipzig,  1917;  Seebohm, 
The  Oxford  Reformaiors,  John  Colet,  Erasmus  and  Thomas 
More,    Londres,   -l"   éd.,   1911;   A.    L.   Smith,    Church   and 
State,  in  the  Middlc  Ages,  Oxford,  1913;  Preserved  Smith, 
Erasmus,  Londres,  1923:  du  même,  The  âge  of  the  Reforma- 
lion, New-York,  1920;  Trésal,  Les  origines  du  schisme  an- 
glican, Paris,  1908;  Troeltsch,  Lie  Bedeutung  des  Protestan- 
lismus  fur  die  Enlstehung  der  modernen  Welt,  3e  éd.,  Munich, 
1924;  Tschackert,  Peints  von  Aitly,  1877;  Valois,  Le  pape 
et  le  concile,  Paris,  1909,  2  vol.;  du  même,  La  France  et  le 
Grand  Schisme,  Paris,  1896  sq.,  4  vol.;  Vansteenberghc, 

T.  —  XIII.  —  65. 


2039 


RÉFORME.    DOCTRINES,    SOURCES    DE    LA    FOI 


2040 


Le  cardinal  Nicolas  de  Cusn,  Paris,  1020;  Villnri,  Nicolo 
Machiauelli,  -Ie  éd.,  Milan,  1027;  du  même,  Geschiehle  Gim- 
lamo  Savonarolas,  Leipzig,  1868;  Walther,  Die  deulsche 
Bibelùberseizung  des  Mitteldlters,  Brunswick,  1880-1802;  du 
même,  LlUhers  deulsche  Bibel,  Berlin,  1017;  du  même, 
Luihers  Character,  2e  éd.,  Leipzig,  1017;  Workmann,  John 
Wgcliff.  A  Studg  on  the  english  médiéval  Church,  <>\ford, 
192<>.  2  vol.:  du  même,  The  dawn  <>f  the  Reformation,  the  âge 
o/  Hns,  Londres,  1002. 

II.  Les  doctrines.  —  Nous  n'avons  pas  l'intention 
de  dresser  ici  une  théologie  protestante  complète,  mais 
de  signaler  les  points  de  divergence  principaux  entre 
cette  théologie,  et  celle  de  l'Église  catholique.  C'est 
justement  le  travail  qui  a  déjà  été  fait,  implicitement, 
au  concile  de  Trente.  Les  Pères  de  ce  concile  ont  eu  en 
vue  la  réfutation  solennelle  des  erreurs  les  plus  impor- 
tantes des  soi-disant  réformateurs.  Mais  les  textes 
officiels  de  l'assemblée  n'ont  pas  cherché  à  déterminer, 
dans  chaque  cas  particulier,  la  teneur  exacte  de  l'opi- 
nion qu'ils  avaient  pour  mission  de  condamner.  Ce  qui 
était  implicite  dans  ces  textes,  nous  allons  essayer  de 
le  rendre  explicite  et  nous  suivrons,  dans  les  grandes 
lignes  l'ordre  même  des  décrets  du  concile. 

/.  LE  PROBLÈME  DES  SOURCES  DE  LA  FOL  :  LA  BIBLE 

ET  LATRADiTiox.  —  Le  biblicisme  nous  est  apparu 
comme  l'un  des  trois  traits  dominants  et  permanents 
de  la  «  réforme  »  protestante.  Les  deux  autres  sont  la 
haine  de  Rome  et  le  dogme  de  la  justification  par  la 
foi  seule.  La  haine  de  Rome  a  fourni  l'occasion  et  le 
prétexte.  La  mystique  de  la  justification  par  la  foi 
seule  a  été,  chez  Luther  et  Calvin,  tout  au  moins  et 
bien  qu'à  des  titres  divers,  le  moteur  caché.  Le  bibli- 
cisme a  servi  de  levier,  d'arme  offensive  et  défensive. 

1°  Le  biblicisme  chez  Luther.  —  Si  le  biblicisme  fait 
corps  avec  la  doctrine  de  Luther,  à  partir  de  sa  rupture 
complète  avec  Rome  (1520),  si  on  le  retrouve  dans 
toutes  ses  œuvres,  c'est  surtout  dans  trois  de  ses 
ouvrages,  qu'il  en  a  affirmé  le  principe.  Le  premier, 
c'est  le  Manifeste  à  la  noblesse  (août  1520);  le  second, 
la  Préface  de  la  Bible  et  de  l' É pitre  aux  Romains 
(sept.  1522);  le  troisième,  le  De  seruo  arbitrio  (fin 
décembre  1525).  Dans  le  premier,  Luther  a  nié  le 
pouvoir  exclusif  d'interprétation  de  l'Église;  dans  le 
second,  il  a  développé  le  mystère  de  son  exégèse 
personnelle;  dans  le  troisième,  il  a  affirmé  la  parfaite 
clarté  de  la  Bible  et  donné  ainsi  le  motif  secret  de  sa 
négation  du  droit  d'interprétation  de  l'Église. 

Il  manquerait  pourtant  quelque  chose  d'essentiel  à 
l'exposé  du  biblicisme  de  Luther,  si  l'on  s'en  tenait  aux 
trois  idées  que  présentent  ces  trois  ouvrages.  Le  point 
de  départ  du  réformateur,  c'est  le  parti  pris  qu'il  a  de 
n'accepter  comme  appartenant  à  la  révélation  que  ce 
qui  se  trouve  dans  la  Bible,  en  d'autres  termes,  la 
négation  de  la  tradition.  Nous  avons  donc  quatre 
points  à  mettre  en  évidence  :  négation  de  la  tradition, 
négation  du  droit  de  l'Église  sur  la  Bible,  clé  générale 
du  biblicisme  luthérien,  clarté  de  la  Bible,  dés  qu'on 
en  possède  la  clé. 

1.  Négation  de  la  tradition.  —  Pour  Luther,  la  Bible 
contient  toute  la  révélation.  L'on  n'y  peut  rien  ajouter. 
L'on  n'en  doit  rien  retrancher.  Tout  ce  qui  n'est  pas 
dans  la  Bible  n'est  qu'une  addition  humaine  et  tout  ce 
qui  est  addition  humaine  vient  de  Satan,  (/est  à  Leipzig, 
en  juillet  1510,  que  Luther  formula  publiquement, 
pour  la  première  fois,  celle  règle  do  l'exclusivisme 
biblique  :  «Le  fidèle  chrétien,  dit-il,  ne  peut  être 
contraint  à  admettre  quoi  que  ce  SOil  an  delà  de 
l'Écriture  sainte,  qui  est  à  proprement  parler  le  droit 
divin,  à  moins  que  ne  survienne  une  nouvelle  révéla 
lion  bien  démontrée.  Bien  plus  le  droit  divin  nous 
interdit  de  croire  autre  chose  que  ce  <|ni  est  prouvé 
par   l'Écriture   ou    par   une   révélation    manifeste». 

Kidd,   Documents  illuslnilitw  of  Ihc  Continental  Refor 


mation,  p.  50.  Cette  déclaration  est  complétée  par  cette 
phrase  du  De  abroganda  missa  :  «  Tout  ce  qui  n'est 
pas  dans  les  Écritures  est  tout  simplement  une  addi- 
tion de  Satan  »  (novembre  1521,  publié  en  janvier 
1522).  Quod  in  Scripturis  non  habetur ,  hoc  plane 
Satanée  additamentum  est.  W.,  t.  vin,  p.  418. 

Luther  ne  se  rend  pas  compte  de  ce  qu'il  y  a  d'illo- 
gique dans  ce  radicalisme  biblique.  Il  croit  que  tout 
fidèle  est  assisté  de  l'Esprit-Saint  pour  lire  et  com- 
prendre la  Bible.  Il  ne  se  demande  pas  si  cette  assis- 
tance de  l'Esprit-Saint  ne  pourrait  pas  avoir  été 
accordée  à  l'Église  pour  garder  le  dépôt  de  la  révé- 
lation chrétienne  et  si  réellement  Jésus-Christ  a  bien 
entendu  tout  renfermer  dans  le  texte  écrit,  alors  que 
lui-même  n'a  rien  voulu  écrire  et  qu'il  n'a  jamais 
commandé  à  ses  disciples  d'écrire.  Il  oublie  surtout 
de  nous  montrer  dans  quel  texte  de  la  Bible  se  trouve 
affirmé  son  propre  biblicisme,  quelle  phrase  des  saints 
Livres  nous  oblige  à  croire  que  tout  ce  qui  n'est  pas 
écrit  est  une  addition  de  Satan.  Au  point  de  départ 
de  son  système,  il  y  a  donc  une  affirmation  gratuite. 
Il  faudrait  que  cette  affirmation  fût  un  axiome  évident, 
pour  que  nous  n'exigions  pas  qu'il  nous  en  apporte  la 
preuve. 

Il  est  probable  que  la  négation  de  la  tradition  se 
rattachait,  dans  son  esprit,  au  dogme  de  la  corruption 
radicale  de  la  nature  humaine  par  le  péché  originel.  Si 
tout  est  corrompu  dans  l'homme  déchu,  toute  opinion 
humaine  est  erronée,  comme  tout  acte  humain  est 
coupable.  Donc,  tout  ce  que  l'homme  ajoute  à  l'Écri- 
ture est  une  «  addition  de  Satan  ».  Quoi  qu'il  en  soit, 
Luther  rejette  toute  tradition.  Sans  doute,  il  lui  arrive 
fréquemment  d'invoquer  des  autorités,  telles  que 
Gerson  ou  saint  Augustin.  Mais  c'est  uniquement, 
croit-il,  en  tant  que  ces  autorités  confirment  les  doc- 
trines qu'il  croit  trouver  dans  les  Écritures.  Toute  la 
valeur  de  ces  autorités  leur  vient  de  leur  intelligence 
de  la  Bible.  En  dehors  de  cette  intelligence,  leur 
prestige  était  pour  lui  rigoureusement  égal  à  zéro. 
Au  nom  de  ce  biblicisme  antitraditionaliste,  Luther 
rejette  une  infinité  d'usages  ecclésiastiques.  Il  fait 
l'énumération  de  ces  usages,  en  vue  de  la  diète 
d'Augsbourg,  dans  un  mémoire  adressé,  en  mars  1530, 
à  l'électeur  Jean  de  Saxe.  En  tête  de  cette  liste  sans 
fin,  il  met  ces  simples  mots  :  «  Contre  l'Évangile  ». 
Et  cela  signifie  simplement  que  les  usages  en  question, 
carême,  jeûnes,  bénédiction  des  rameaux,  lecture  de 
la  passion  en  latin,  messe  des  présanctifiés,  etc.  ne 
sont  pas  dans  i Évangile. 

2.  Négation  du  droit  exclusif  d'interprétation  de 
l'Église.  — ■  Luther  ne  s'est  jamais  expliqué  sur  la 
•  tradition  »  autrement  que  de  la  façon  négative  que 
l'on  vient  de  voir.  Mais  il  n'est  pas  douteux  que  par 

tradition  »  il  entendait  tout  aussi  bien  le  consen- 
tement des  Pères,  en  dehors  des  commentaires  bibli- 
ques, que  les  décisions  des  conciles  et  à  plus  forte 
raison  les  décisions  des  papes.  Son  rejet  de  la  tradition 
n'avait  au  fond  pour  but  que  l'élimination  de  l'autorité 
de  l'Église.  Son  biblicisme  ne  pouvait  donc  avoir  toutes 
ses  suites  ([ne  si  la  Bible  était  enlevée  à  l'Eglise,  pour 
être  remise  directement  à  chaque  fidèle.  Sans  cette 
révolution,  le  biblicisme  n'avait  même  aucune  raison 
d'être.  Sur  ce  point,  le  biblicisme  de  Luther  ressem- 
blait à  celui  des  hérésiarques  ses  prédécesseurs,  tels 
(pie  Wvelilï  et  Jean  lluss.  C'était  une  arme  dressée 
contre  l'Église  enseignante  et  dirigeante.  Mais  l'identi- 
fication du  droit  divin  avec  le  texte  biblique  suffisait 
à  reprendre  à  l'Église  son  droit  d'interprétation,  pour 

abus  de  gestion  >.  Du  moment  que  tout  ce  qui  est 
ajouté  a  la  Bible  est  »  addition  de  Satan  »,  l'Église 
convaincue  d'avoir  beaucoup  ajouté  à  la  Bible  ne 
pouvait  plus  être  (pie  l'instrument  de  Satan  ou  son 
Jouet.    Elle   devait    être   considérée  comme   «le  siège 


2041 


RÉFORME.    DOCTRINES,    SOURCES    DE    LA    FOI 


2042 


de  l'Antéchrist  ».  C'est  en  effet  ce  que  Luther  affirmait 
dans  son  Manifeste  à  la  noblesse.  Parmi  les  «  remparts  » 
derrière  lesquels  se  dérobe  la  tyrannie  romaine,  il 
dénonce  justement  le  droit  exclusif  que  s'arroge  la 
hiérarchie  d'interpréter  les  Écritures.  Le  pape  et  les 
évêques  ont  accaparé  la  Bible.  C'est  une  usurpation 
intolérable.  Luther  essaie  de  le  prouver  par  deux 
textes  qui  nous  semblent  dénués  de  tout  rapport  avec 
sa  thèse  :  le  premier  est  de  saint  Paul  :  «  Si  un  autre, 
qui  est  assis,  a  une  révélation,  que  le  premier  se 
taise.  »  I  Cor.,  xiv,  30.  Il  s'agit  des  «  charismes  ». 
Luther  en  conclut  que  tout  fidèle  a  le  droit  d'inter- 
préter la  Bible.  Le  second  texte  est  de  saint  Jean  :  «  Il 
est  écrit  dans  les  prophètes  :  Ils  seront  tous  enseignés 
de  Dieu.  »  Joa.,  vi,  45.  Luther  veut  tirer  de  ces  deux 
passages  la  preuve  que  les  clefs  de  saint  Pierre  appar- 
tiennent à  tout  le  monde  et  non  point  au  pape  seul. 
Ce  n'est  pas  le  pape  qui  est  infaillible,  c'est  tout  fidèle 
qui  «  possède  la  vraie  foi,  l'esprit,  l'intelligence,  la 
parole  et  la  pensée  du  Christ  »,  c'est-à-dire  tout  homme 
qui  admet  la  mystique  luthérienne  de  la  certitude  du 
salut  par  la  foi  seule.  Saint  Paul  l'a  dit  du  reste  : 
«  L'homme  spirituel  juge  de  tout  et  il  n'est  jugé  lui- 
même  par  p  >rsonne.  »  I  Cor.,  n,  15.  Luther  attache 
une  grande  importance  à  ce  texte  qu'il  citera  souvent. 
Il  y  voit  la  charte  de  la  liberté  de  «  l'homme  spirituel  ». 
Et  nous  verrons  plus  loin  que  l'«  homme  spirituel  » 
pour  lui  est  celui  qui  admet  sa  doctrine  de  la  justifi- 
cation. En  résumé,  la  Bible  n'appartient  pas  au  pape 
ni  aux  évêques.  Elle  est  le  livre  des  gens  qui  ont  la  foi. 
Eux  seuls  peuvent  la  comprendre.  Eux  seuls  ont  le 
droit  de  l'interpréter.  Ni  le  pape  ni  les  conciles  ne 
peuvent  rien  contre  l'homme  spirituel.  Or,  l'homme 
spirituel,  c'est  simplement  celui  qui  a  la  foi.  Mais 
qu'est-ce  que  la  foi,  pour  Luther? 

3.  La  clé  des  Écritures,  selon  Luther.  —  C'est  dans 
sa  Préface  de  la  Bible  que  Luther  s'est  expliqué  sur  ce 
point.  Avoir  la  foi,  c'est  croire  que  Jésus  a  tout  payé 
pour  nous,  que  nous  ne  devons  plus  rien,  que  nulle 
obligation  légale  ne  pèse  désormais  sur  nous,  que  Jésus 
a  accompli  seul  toute  la  Loi,  satisfait  pour  toute 
faute,  mérité  le  ciel  pour  toute  âme  qui  croira  en  lui, 
à  la  condition  que  cette  foi  soit  une  certitude  sans 
l'ombre  d'un  doute.  La  Préface  de  Luther  ne  contient 
pas  autre  chose  que  ceci  :  le  Nouveau  Testament  est  le 
contraire  de  l'Ancien.  L'Ancien  Testament,  c'est  la 
Loi.  Le  Nouveau,  c'est  la  Promesse,  c'est  le  livre  de 
la  grâce.  Le  mot  «  Évangile  »  signifie  justement  «  la 
bonne  nouvelle  »,  le  «  joyeux  message  »,  c'est-à-dire 
l'heureuse  proclamation  du  fait  que  le  «  bon  David  », 
Jésus,  a  vaincu  le  péché,  la  mort  et  l'enfer. 

Notons  bien  que  ce  n'est  nullement  par  la  philologie, 
par  la  science  objective,  par  l'étude  impartiale  que  l'on 
arrive  à  ce  bienheureux  secret  qui  se  nomme  la  foi. 
Luther  n'a  pas  la  moindre  intention  d'instituer  ce 
qu'on  appellera  plus  tard  «  le  libre  examen  ».  Cette 
puérilité  que  l'on  retrouve  encore  ça  et  là  dans  des 
ouvrages  d'histoire  est  aussi  éloignée  que  possible  de 
la  pensée  des  «  réformateurs  ».  «  Il  est  absolument  sûr, 
écrit  Luther,  en  1518,  que  les  saintes  Écritures  ne 
peuvent  être  pénétrées  par  l'étude  ni  par  l'esprit 
(humain).  Il  faut  donc  que  tu  désespères  entièrement 
de  ton  propre  examen  et  de  ta  raison  pour  n'avoir 
confiance  que  dans  le  véritable  influx  de  l'Esprit- 
Saint.  Crois-en  mon  expérience.  »  Luthers  Briefweclisel, 
éd.  Enders,  t.  i,  p.  142. 

Or,  cet  influx  de  l'Esprit-Saint  s'exerce  d'abord  en 
donnant  aux  prédestinés  la  foi,  et  avec  la  foi,  la  certi- 
tude du  salut.  La  clé  des  Écritures,  c'est  celle-là.  Celui 
qui  a  la  foi  peut  les  lire.  Il  sait  ouvrir  toutes  les  portes. 
Il  a  même  un  critérium  sûr  pour  apprécier  la  valeur 
relative  des  différents  Livres  sacrés.  Tous  n'ont  pas 
en  effet  le  même  prix,  aux  yeux  de  Luther.  Son  bibli- 


cisme  n'est  nullement  une  adoration  aveugle  du  texte 
biblique.  Saint  Paul  lui  a  appris  que  «  l'homme  spiri- 
tuel juge  tout  ».  Son  biblicisme  est  donc  à  base  d'illu- 
minisme.  C'est  au  nom  de  cette  mystique  que  nous 
avons  nommée  la  «  mystique  de  la  consolation  »,  que 
Luther  classe  les  saints  Livres.  De  même  qu'on  pèse 
le  degré  d'alcool  d'une  liqueur,  Luther  se  fait  fort  de 
peser  le  degré  «  d'esprit  évangélique  »  des  diverses 
parties  de  l'Écriture,  par  l'unique  emploi  de  la  règle 
qu'il  a  su  formuler  :  «  Tous  les  Livres  authentiques  de 
la  sainte  Écriture  concordent  en  ceci  que  tous  ils 
traitent  du  Christ  et  prêchent  le  Christ.  Et  c'est  cela 
qui  est  la  vraie  pierre  de  touche  pour  éprouver  tous 
les  Livres...  Tout  ce  qui  n'enseigne  pas  le  Christ  n'est 
pas  apostolique,  quand  saint  Pierre  et  saint  Paul 
l'enseigneraient.  Inversement,  tout  ce  qui  prêche  le 
Christ  est  apostolique,  quand  ce  seraient  Judas, 
Anne,  Pilate  et  Hérode  qui  l'auraient  fait...  Par  là, 
vous  pourrez  conclure  et  savoir  quels  sont  les  meil- 
leurs (parmi  les  Livres  saints)...  Ainsi  l'Évangile  de 
saint  Jean  est  le  seul  Évangile  principal.  Il  est  tendre 
et  juste.  Il  faut  le  placer  très  haut  au-dessus  des 
autres.  De  même,  les  Épîtres  de  saint  Pierre  et  de 
saint  Paul  passent  bien  avant  les  écrits  de  Matthieu, 
Luc  et  Marc.  Bref,  l'Évangile  de  saint  Jean,  sa  pre- 
mière Épitre,  les  Épîtres  de  saint  Paul,  surtout  celles 
aux  Romains,  aux  Galates,  aux  Éphésiens,  la  première 
Épitre  de  saint  Pierre,  voilà  les  livres  qui  t'apprennent 
à  connaître  le  Christ  et  t'enseignent  tout  ce  qu'il  t'est 
nécessaire  de  savoir  pour  être  saint,  sans  qu'il  soit 
utile  de  connaître  aucun  autre  Livre  saint,  ou  ensei- 
gnement. Auprès  de  ces  Livres-là,  l'Épître  de  saint 
Jacques  est  une  véritable  épitre  de  paille,  car  elle  ne 
présente  aucun  caractère  évangélique.  »  Kidd,  op.  cit., 
p.  104-105. 

En  somme,  Luther  ne  professe  qu'un  biblicisme  tout 
subjectif.  Chaque  livre  des  Écritures  ne  vaut  que  par 
la  «  consolation  »  qu'il  en  a  tirée,  au  moyen  de  la  certi- 
tude inconditionnelle  du  salut  par  la  foi.  Il  est  donc 
tout  opposé  au  biblicisme  des  humanistes  et  notam- 
ment d'Érasme. 

4.  La  clarté  des  Écritures.  — ■  C'est  justement  dans 
sa  controverse  contre  Érasme  que  Luther  fut  amené 
à  affirmer  que  l'Écriture  est  parfaitement  claire.  Dans 
son  système,  cela  est  nécessaire.  Il  faut  que  la  Bible 
soit  claire.  Tout  croule  pour  lui,  si  elle  ne  l'est  pas.  Elle 
est  donc  d'une  clarté  sans  nuages.  S'il  y  a  des  passages 
obscurs,  ils  ne  comptent  pas.  Si  on  objecte  à  Luther 
des  passages  qui  semblent  réfuter  son  dogme  central, 
celui  de  la  justification  par  la  foi  seule,  il  va  jusqu'à 
renier  l'Écriture  sur  ce  point  :  «  Tu  fais  grand  fracas, 
écrit-il,  avec  l'Écriture.  Elle  n'est  que  la  servante.  Et 
tu  ne  la  produis  ni  en  entier,  ni  en  ce  qu'elle  a  de 
meilleur,  mais  seulement  en  quelques  passages  sur  les 
œuvres.  Je  t'abandonne  l'Écriture.  Moi,  je  veux  me 
prévaloir  du  Maître,  qui  est  le  roi  de  l'Écriture.  Il  est 
mon  mérite,  la  rançon  de  ma  justice  et  de  mon  salut  ». 
W.,  t.  xl  a,  p.  457-459,  texte  de  1531,  recueilli  en 
1535,  déjà  cité  à  l'article  Luthek. 

Le  biblicisme  de  Luther  a  donc  des  éclipses.  Il 
admet  que  l'Écriture  contient  des  erreurs.  Mais  il 
jette  un  voile  prudent  sur  cet  aspect  de  sa  doctrine. 
De  tels  aveux  sont  rares  chez  lui.  Le  plus  souvent,  il 
se  borne  à  attester  la  parfaite  clarté  des  Ecritures  : 
«  Si  quelqu'un  d'entre  eux  (les  papistes)  vous  aborde 
et  vous  dit  :  Il  faut  étudier  les  Pères;  l'Écriture  est 
obscure,  vous  leur  répondrez  :  C'est  faux.  Il  n'y  a 
pas  de  livre  sur  la  terre  plus  clair  que  l'Écriture. 
Comparée  aux  autres  livres,  elle  est  comme  le  soleil 
auprès  des  autres  lumières.  »  W.,  t.  vin,  p.  235  (1521). 
On  comprend  que,  lorsqu'Érasme  prétendit  qu'il  y 
axait  dans  la  Bible  des  passages  obscurs,  Luther  lui 
répondit  avec  indignation  :  «  Qu'il  y  ait,  dans  l'Écri- 


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RÉFORME.    DOCTRINES,    SOURCES  DE   LA    FOI 


2044 


ture,  des  choses  obscures  et  que  tout  n'y  soit  pas 
intelligible  et  clair,  c'est  ce  que  prétendent  en  effet  les 
sophistes  impies  (entendez  :  les  théologiens  catho- 
liques), dont  tu  adoptes  le  langage,  ô  Érasme.  Mais 
ils  n'ont  pas  pu  apporter  un  seul  article  pour  prouver 
l'opinion  insensée  qu'ils  professent  sur  ce  point.  C'est 
par  une  illusion  frivole  que  Satan  a  détourné  les  fidèles 
de  la  lecture  des  Saintes  Écritures  et  rendu  la  Sainte 
Bible  méprisable,  pour  que  ses  doctrines  empoisonnées, 
extraites  de  la  philosophie,  pussent  prendre  le  dessus 
dans  l'Église.  "De  servo  arbilrio,  W.,  t.  xvm,  p.  607  sq. 

A  en  croire  Luther,  la  Bible  ne  peut  être  obscure 
que  pour  ceux  qui  n'ont  pas  la  foi  :  «  Tout  chrétien 
doit  avoir  cette  conviction  que  les  saintes  Écritures 
sont  une  lumière  spirituelle,  beaucoup  plus  claire  que 
le  soleil,  au  moins  en  ce  qui  concerne  le  chemin  de  la 
béatitude  ou  ce  qui  appartient  aux  vérités  nécessaires.» 
Il  n'y  a  que  le  démon  qui  a  pu  égarer  les  Pères,  puisque 
son  adversaire,  Érasme,  a  pu  lui  en  citer  un  très  grand 
nombre  qui  ne  croient  pas  au  serf-arbitre.  Et  Luther 
ne  voit  pas  la  cause  de  trouble  qu'il  va  engendrer 
dans  les  âmes,  car  si  le  démon  a  pu  égarer  les  esprits 
des  Pères,  malgré  leur  science  biblique,  leur  sainteté 
et  leur  sincérité,  quelle  confiance  pouvons-nous  avoir, 
nous,  qui  leur  sommes  si  inférieurs?  Et  si  la  Bible,  si 
claire,  selon  Luther,  a  pu  être  comprise  de  travers  par 
eux,  comment  serons-nous  assurés  d'être  garantis 
contre  tout  risque  d'erreur  à  notre  tour? 

2°  Le  biblicisme  chez  Zwingli.  —  Zwingli  n'est  pas 
venu  au  biblicisme  par  les  mêmes  voies  que  Luther.  Il 
n'était  pas  un  mystique.  Il  n'avait  pas  connu  la  vie 
monastique.  C'était  un  homme  d'action,  mêlé  à  la  vie 
de  son  pays  et  de  son  temps.  Il  avait  appris  le  grec 
tout  seul,  s'était  enthousiasmé  pour  les  travaux  et  les 
talents  d'Érasme.  Il  avait  espéré  un  instant  s'arracher 
à  l'enlisement  de  l'impudicité  par  la  vertu  du  grec 
biblique.  Après  dix-huit  mois  d'efforts,  il  avait  de 
nouveau  cédé  aux  penchants  de  sa  nature  sensuelle. 
Dès  lors  il  s'était  laissé  couler  à  pic.  Les  lamentables 
aveux  de  sa  lettre  du  5  décembre  1518,  au  chanoine 
Utinger,  ne  laissent  aucun  doute  sur  ses  débordements 
secrets.  Depuis  ce  temps  (1518),  il  était  resté  aigri 
contre  les  institutions  ecclésiastiques.  Il  ne  nous  paraît 
pas  douteux  qu'il  ait  subi  l'influence  lointaine  de  la 
révolte  luthérienne,  bien  qu'il  n'ait  jamais  voulu  en 
convenir.  Et  on  peut  lui  accorder  en  effet  que,  si  la 
révolte  luthérienne  lui  donna  une  impulsion,  il  n'en 
accepta  jamais  les  principes  qu'en  les  adaptant  très 
librement  à  son  cas.  Cependant,  en  ce  qui  concerne  la 
Bible,  ses  idées  se  rapprochent  beaucoup  de  celles  de 
Luther,  sauf  sur  un  point  essentiel  :  l'utilisation  d'une 
clé  d'origine  mystique  pour  interpréter  les  Écritures. 
Nous  ramènerons  à  deux  les  principes  bibliques  de 
Zwingli  : 

1.  La  Bible  contient  tout  le  droit  divin.  Il  n'est  pas 
permis  d'y  rien  ajouter,  d'en  rien  retrancher.  Toutes 
les  institutions  qui  ne  sont  pas  fondées  sur  la  Bible 
sont  nulles  et  non  avenues,  criminelles  et  diaboliques. 
La  Bible  suffit.  2.  La  Bible  se  suffit  ;  elle  est  parfai- 
tement claire  et  n'a  besoin  d'aucune  interprétation 
ecclésiastique. 

Sur  le  premier  point,  comme  Luther,  il  se  contente 
d'affirmer.  Dès  1520,  il  obtient  des  bourgeois  du 
conseil  de  Zurich  une  ordonnance  érigeant  le  biblicisme 
en  loi  d'État.  Il  semble  que  le  biblicisme  apparaisse 
alors  comme  un  principe  premier,  une  évidence 
immédiate.  On  en  a  assez  des  opinions  et  des  disputes 
d'école.  Le  seul  mot  de  Bible  exerce  une  fascination 
irrésistible. 

Sur  le  second  point,  que  Zwingli  considérait  comme 
capital,  il  a  écrit  un  livre  spécial  :  De  la  clarté  et  de  la 
certitude  de  la  Parole  de  Dieu  (Von  Klarheii  and 
Gewissheit  des  Wortes  Gottes),  6  septembre  1522,  C.  K-. 


Op.  Zuinglii,  1. 1,  p.  328-384.  Nous  n'en  citerons  que  ce 
passage  qui  livre  toute  la  pensée  de  Zwingli:  «Ceux  qui 
se  font  les  défenseurs  et  les  champions  des  doctrines 
humaines  ont  toujours  l'habitude  de  parler  de  la  ma- 
nière suivante  :  Nous  vous  accordons,  nous  aussi,  que 
la  doctrine  évangélique,  inspirée  de  Dieu,  doit  être 
préférée  à  toutes  les  autres  doctrines.  Poussés  en  effet 
par  la  grâce  ou  par  la  puissance  divine,  ils  ont  fait  ce 
progrès  d'en  venir  jusque-là.  Mais  les  manières  d'in- 
terpréter l'Évangile,  disent-ils  encore,  sont  diverses  et 
contradictoires.  Dans  une  telle  variété  d'opinions,  il 
faut  qu'il  y  ait  un  juge,  qui  prononce  sur  la  vérité  de 
l'une  de  ces  opinions  et  impose  silence  aux  autres. 
Voilà  ce  qu'ils  disent.  Et  tout  cela  n'a  qu'un  but,  qui 
est  de  soumettre  l'interprétation  de  la  Parole  de  Dku 
aux  jugements  des  hommes,  afin  de  pouvoir  plus  aisé- 
ment, par  les  Caïphes  et  les  Annes,  persécuter  les 
ministres  de  la  Parole  et  les  promener  de  tribunal  en 
tribunal,  devant  les  divers  juges.  Mais  écoutez,  je 
vous  prie,  notre  réponse  à  nous.  Les  écrivains  sacrés 
appellent  Évangile  non  seulement  ce  qui  a  été  écrit 
par  Matthieu,  Marc,  Luc  et  Jean,  mais  tout  ce  qui  a 
été  livré  par  Dieu  aux  hommes,  dans  l'Ancien  et  le 
Nouveau  Testament,  tout  ce  qui  nous  informe  de  la 
grâce  et  de  la  volonté  de  Dieu.  Or,  comme  la  volonté 
de  Dieu  est  unique  et  unique  son  Esprit,  qui  n'est 
certes  pas  un  Esprit  de  dissension,  mais  de  concorde, 
il  était  nécessaire  que  le  sens  de  la  Parole  divine  fût 
unique  et  très  simple,  quelles  que  soient  les  expositions 
et  opinions  diverses  par  lesquelles  il  peut  être  déchiré 
par  nous...  Si  donc  tu  permets  à  la  Parole  de  Dieu  de 
rester  ce  qu'elle  est...,  elle  proférera  en  toi  comme  en 
moi  toujours  le  même  sens.  »  Voir  Kidd,  loc.  cit., 
p.  406. 

Ce  fut  grâce  à  des  assertions  de  ce  genre,  souvent 
répétées,  que  Zwingli  réussit  à  persuader  les  bourgeois 
du  conseil  qu'ils  avaient  le  droit  et  le  devoir  de  s'ériger 
eux-mêmes,  en  dépit  de  leur  incompétence,  en  juges 
souverains  des  controverses  théologiques,  à  la  condi- 
tion que  ces  controverses  seraient  réglées  par  le  recours 
unique  à  la  Bible.  Du  moment  que  la  Bible  suffit  et 
qu'elle  se  suffit,  le  bourgeois  le  plus  étranger  aux 
discussions  théologiques  peut  trancher  en  dernier 
ressort  dans  les  matières  religieuses. 

3°  Le  biblicisme  chez  Calvin.  —  Si  le  biblicisme  chez 
Luther  est  dominé  par  une  ceititude  subjective,  celle 
de  la  justification  par  la  foi  seule;  chez  Zwingli,  par 
la  haine  de  toute  autorité  ecclésiastique  et  les  ten- 
dances de  l'humanisme  vers  le  recours  aux  sources;  il 
reçoit,  chez  Calvin,  sa  couleur  particulière  —  il  ne 
semble  pas  qu'on  l'ait  assez  remarqué  —  de  son 
tempérament  et  de  sa  formation  de  juriste. 

Sans  doute,  Calvin,  à  la  différence  de  Zwingli,  est 
un  mystique  authentique  de  l'école  de  Luther.  Il  s'est 
assimilé  les  thèses  luthériennes  sur  la  justification,  il 
en  a  ressenti  la  puissance  consolante,  il  les  a  retrou- 
vées dans  l'Écriture.  Mais  c'est  en  tant  que  juriste 
rigoureux  et  intransigeant  qu'il  a  fait,  en  matière  de 
biblicisme,  oeuvre  originale. 

Il  part,  lui  aussi,  du  principe  fondamental  de  Lu- 
ther et  de  Zwingli,  à  savoir  que  le  droit  divin  est 
contenu  dans  la  Bible.  C'est  pour  lui  le  premier  des 
dogmes.  Il  en  déduit  que  toutes  les  institutions  catho- 
liques non  appuyées  sur  la  Bible,  telles  que  la  confir- 
mation, l'ordre,  l'extréme-onction,  la  pénitence,  le 
mariage  sacramentel,  etc.  sont  des  inventions  diabo- 
liques. Il  se  montre,  sous  ce  rapport,  beaucoup  plus 
sec  et  plus  radical  que  Luther,  en  qui  des  souvenirs 
demeurés  chers  à  son  coeur  de  prêtre  dévoyé  altéraient 
la  rigueur  des  exécutions.  L'appel  à  la  Bible,  chez 
Calvin,  est  continuel.  C'est  un  procédé  de  tous  les 
Instants,  un  argument  inépuisable.  On  dirait  que  ce 
théologien-légiste  a  la  fureur  des  textes,  qu'il  ne  puisse 


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RÉFORME.    DOCTRINES,   SOURCES    DE    LA    FOI 


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rien  concevoir  sans  un  texte,  que  la  vie  ne  soit  pas 
admissible  pour  lui  en  dehors  des  formules  écrites,  et 
qu'en  particulier  le  magistère  vivant  d'une  Église,  la 
tradition  vivante  du  catholicisme  lui  soient  insuppor- 
tables, comme  un  chaos  d'usurpations  humaines  sur 
le  droit  divin.  Exemple  :  il  parle  de  l'adoration  du 
Christ  dans  l'hostie  consacrée,  en  usage  dans  l'Église 
catholique.  Il  condamne  cette  adoration  avec  violence 
et  comme  une  vraie  idolâtrie.  Puis,  il  s'écrie  :  «  Quant 
à  nous,  pour  ne  pas  tomber  dans  une  telle  fosse,  fixons 
nos  oreilles,  nos  yeux,  nos  cœurs,  nos  esprits,  nos 
langues  totalement  dans  la  doctrine  sacrée  de  Dieu 
—  il  veut  dire  dans  la  Bible  — ■  car  c'est  l'école  de 
l'Esprit-Saint,  le  plus  parfait  des  maîtres,  dans  la- 
quelle on  fait  tant  de  progrès  que  l'on  ne  doit  rien 
apprendre  d'ailleurs  et  que  l'on  renonce  volontiers  à 
savoir  tout  ce  qui  n'y  est  pas  enseigné!  »  Institutio 
christiana,  édition  de  1536,  C.  R.,  Opéra  Caloini,  t.  i, 
p.  125;  éd.  Barth,  t.  i,  p.  144. 

Les  derniers  mots  de  cette  phrase  sont  surtout  à 
retenir.  On  pourrait  dire  qu'ils  sont  la  charte  du  puri- 
tanisme, en  tant  que  le  puritanisme  est  le  plus  intran- 
sigeant des  biblicismes  et  que  le  puritain  ne  veut  plus 
être  que  l'homme  d'un  livre,  du  Livre  par  excel- 
lence, et  ignorer  tout  le  reste.  Calvin  avait  pourtant 
été  humaniste  comme  Zwingli.  Mais,  en  se  convertis- 
sant, il  a  dit  adieu  aux  études  profanes.  Il  ne  veut  plus 
connaître  que  la  Bible.  Il  ne  veut  plus  penser  que 
bibliquement.  La  Bible  est  son  code,  sa  loi,  son  tout. 
Elle  contient  les  normes  de  la  vie  publique  et  privée, 
les  lois  éternelles  et  immuables  de  toute  croyance,  de 
toute  morale,  de  toute  politique,  de  toute  vérité. 
Ignorandum  libenter  quidquid  in  ea  non  docetur,  ces 
mots  de  Calvin  le  traduisent  merveilleusement  bien. 

Toutefois  ce  n'est  pas  là  que  se  trouve  l'originalité 
principale  de  Calvin.  La  Bible  suffit  et  la  Bible  se 
suffit.  Ces  deux  principes  étaient  admis  par  ses  deux 
devanciers.  Mais  en  dehors  de  ces  deux  axiomes  fonda- 
mentaux, Calvin  a  découvert  deux  autres  idées,  par 
quoi  son  biblicisrne  est  quelque  chose  de  nouveau  et 
d'inédit. 

En  premier  lieu,  tandis  que  Luther  et  Zwingli  te- 
naient pour  accordé  que  l'Écriture  est  de  droit  divin, 
sans  se  demander  par  qui  a  été  établi  le  canon  des 
Écritures  et  de  qui,  par  suite,  l'Écriture  tient  son 
autorité  en  tenant  sa  canonicité,  Calvin  aborde  réso- 
lument cette  question  épineuse.  Pour  Luther  et 
Zwingli,  l'Esprit-Saint  n'est  donné  au  croyant  que 
pour  interpréter  l'Écriture.  Pour  Calvin,  il  fonde  en 
outre,  dans  la  foi  du  croyant,  la  canonicité  des  textes 
scripturaires.  Pour  Luther,  la  clé  des  Écritures  est  le 
dogme  de  la  justification.  Pour  Calvin,  il  n'est  pas 
question  d'une  clé  de  ce  genre.  Du  moins,  Calvin  ne 
donne  pas  de  précisions  aussi  limitées  sur  la  nature  des 
raisons  qu'il  a  de  croire  que  telle  Écriture  est  cano- 
nique ou  non.  Mais  il  exclut  en  tout  cas  plus  rigoureu- 
sement que  Luther  toute  intervention  de  l'Église, 
même  dans  la  détermination  des  Écritures  canoniques. 
Il  s'indigne  à  la  seule  pensée  qu'une  autorité  hu- 
maine puisse  intervenir  en  cette  affaire  et  l'injure  vient 
sous  sa  plume  :  «  Quant  à  ce  que  ces  canailles  deman- 
dent d'où  et  comment  nous  serons  persuadés  que 
l'Écriture  est  procédée  de  Dieu,  si  nous  n'avons  refuge 
au  décret  de  l'Église,  c'est  autant  comme  si  aucun 
s'enquérait  d'où  nous  apprendrons  à  discerner  la  clarté 
des  ténèbres,  le  blanc  du  noir,  le  doux  de  l'amer.  » 

C'est  qu'en  effet,  pour  Calvin,  «  l'Écriture  a  de  quoi 
se  faire  connaître,  voire  d'un  sentiment  aussi  notoire  et 
infaillible  comme  ont  les  choses  blanches  et  noires  de 
montrer  leur  couleur  et  les  choses  douces  et  amères 
de  montrer  leur  saveur.  » 

Calvin  connaît  cependant  le  mot  célèbre  de  saint 
Augustin  :  «  Je  ne  croirais  pas  à  l'Évangile,  si  je  n'y 


étais  mû  par  l'autorité  de  l'Église  catholique  ». 
(Contra  Epistolam  Manichxi,  §  6).  Il  le  cite  et  se 
l'objecte  à  lui-même.  Mais  à  quoi  servirait-il  d'être 
avocat,  si  l'on  n'était  pas  capable  d'amortir  la  force 
d'un  texte  de  jurisprudence?  Calvin  explique  le  mot  de 
saint  Augustin  en  disant  que,  sans  doute,  l'autorité  de 
l'Église  attire  l'attention  sur  la  sainte  Écriture,  mais 
que  seule  l'Écriture,  par  son  caractère  propre,  par  une 
vertu  que  Dieu  lui  communique,  a  le  pouvoir  d'engen- 
drer la  foi.  Elle  est  donc  érigée  par  Calvin  à  la  hauteur 
d'un  principe  premier.  Elle  possède  une  évidence  qui 
lui  est  propre.  On  ne  peut  pas  la  confondre  avec  un 
autre  écrit.  Il  suffit  de  la  lire  pour  faire  la  différence 
entre  un  livre  sacré  et  un  livre  profane,  à  condition 
toutefois  que  l'on  soit  prédestiné.  La  canonicité  et 
l'authenticité  des  saints  Livres,  selon  Calvin,  «  se  voit 
à  l'œil  ».  Vous  lisez  Démosthène  ou  Cicéron,  Platon 
ou  Aristote.  Vous  êtes  enchaîné,  remué,  ravi.  Mais  si 
vous  passez  de  là  à  la  Bible,  le  charme  des  auteurs 
profanes  s'évanouit.  Leur  éloquence  n'est  plus  rien. 
«  C'est  d'un  autre  ordre  »,  eût  dit  Pascal.  On  perçoit 
donc  directement  l'origine  divine  des  textes  bibliques. 
Ils  portent  la  trace  de  la  main  de  Dieul  De  plus, 
chaque  croyant  reçoit  directement,  de  l'Esprit-Saint, 
la  certitude  que  les  Écritures  sont  inspirées  de  Dieu. 
Institution  chrétienne,  édition  française  de  1562,  1.  I, 
c.  vn-ix  :  Sur  quoi  se  fonde  l'autorité  de  l'Écriture. 
Calvin  a  donc  été  jusqu'au  bout  du  biblicisrne.  On  ne 
pouvait  pas  aller  plus  loin  dans  cette  voie. 

Mais  ce  théologien-juriste  a  encore  innové  sur  un 
autre  point  très  important.  Il  ne  se  contente  pas  de 
voir  dans  l'Écriture  la  source  du  droit  divin.  Il  veut 
y  trouver  le  droit  tout  court.  Pour  Luther,  l'Ancien 
Testament  ne  contenait  que  la  Loi  qui  menace  et 
effraie,  tandis  que  l'Évangile  nous  apporte  la  Promesse 
qui  console  et  apaise.  Il  s'ensuivait  que  la  Loi  n'était 
pas  faite  pour  être  observée,  puisque  précisément  c'est 
notre  impuissance  à  l'observer  qui  est  à  la  base  de 
notre  foi  en  Jésus-Christ.  Luther  et  Zwingli  après  lui 
étaient  djuc  tout  disposés  à  abandonner  la  législation 
politique  et  sociale  au  pouvoir  civil.  Luther  avait  uti- 
lisé la  Bible  pour  créer  une  religion  adaptée  à  ses  be- 
soins d'âme  et  à  son  goût  de  l'ordre  monarchique. 
Zwingli  avait  plié  la  Bible  à  la  fondation  d'une  Église 
dominée  par  l'aristocratie  bourgeoise  et  républicaine 
d'un;  ville  libre.  Mais  Calvin  prend  les  choses  infini- 
ment plus  au  sérieux.  Ce  juriste  a  la  révérence  des 
textes.  Du  moment  que  Dieu  commande,  il  commande 
pour  l'éternité.  Les  lois  qu'il  pose  sont  valables  pour 
tous  les  pays  et  tous  les  temps.  Ces  lois  sont  la  règle 
même  de  la  cité.  Calvin  n'admet  donc  pas  que  le  pou- 
voir civil  puisse  faire  des  lois,  qui  ne  soient  pas,  d'une 
façon  ou  d'une  autre,  tirées  de  la  Bible.  Le  seul  régime 
q  l'il  admette,  dans  un  pays,  une  ville,  un  empire, 
c'est  la  «  Bibliocratie  ».  Il  fera  de  Genève  une  «  Ville- 
Église  ».  Il  comprend  la  société  sous  forme  de  «  cou- 
vent laïque  ».  Tout  le  puritanisme  est  en  germe  dans 
sa  doctrine  de  la  Bible.  En  1535,  quand  il  écrivait  son 
Institution,  il  n'avait  pas  encore  mis  la  main  à  la  pâte. 
Il  ne  voyait  dans  l'Église  que  la  société  invisible  des 
prédestinés.  En  1539,  dans  une  nouvelle  édition  de  son 
livre,  il  a  déjà  évolué.  Mais,  en  1513,  alors  qu'il  est 
revenu  en  vainqueur  à  Genève,  il  conçoit  l'idée  d'une 
Église,  qu'il  croit  calquée  sur  l'Église  primitive.  Cette 
Église  doit  être  la  société  même.  Elle  a  ses  lois  propres. 
Loin  de  les  recevoir  de  l'État,  elle  les  lui  impose. 
L'État  doit  obéir  à  la  Bible,  et  par  suite  au  théologien 
qui  seul  en  fait  est  capable  de  la  lire  et  de  la  bien 
comprendre,  mais  Calvin  ne  tire  pas  cette  conséquence 
de  fait. 

Le  biblicisrne  a  atteint  de  la  sorte  son  apogée.  Il 
n'ira  jamais  plus  haut  ni  plus  loin,  même  au  temps  des 
«  Saints  »  de  Cromwell. 


'2047 


RÉFORME.     DOCTRINES,     LE     PÉCHÉ    ORIGINEL 


2048 


4°  Le  biblicisme  des  «  3!)  Articles  ».  —  La  position 
de  l'Église  anglicane,  au  sujet  de  la  Bible,  est  définie 
par  le  6e  des  trente-neuf  articles  de  1562,  ainsi  conçu  : 
«  La  sainte  Écriture  contient  toutes  les  choses  néces- 
saires au  salut,  de  sorte  que  tout  ce  qui  n'y  est  pas 
contenu  ou  ne  peut  pas  être  prouvé  par  elle  ne  doit 
être  exigé  d'aucun  homme  comme  article  de  foi,  ni 
réputé  requis  ou  nécessaire  au  salut.  Sous  le  nom 
d'Écriture  sainte  nous  comprenons  ces  Livres  cano- 
niques de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  dont 
l'autorité  n'a  jamais  été  mise  en  doute  dans  l'Église  ». 

Après  cet  article  vient  l'énumération  des  Livres 
reconnus  comme  canoniques.  Sont  exclus  de  la  liste  les 
livres  deutérocanoniques,  et  en  particulier  les  livres 
de  Tobie,  de  Judith,  de  la  Sagesse,  de  l'Ecclésiastique, 
de  Baruch,  etc. 

Comme  dans  tout  l'ensemble  de  sa  constitution, 
l'Église  anglicane  prenait  ici,  un  peu  au  petit  bonheur, 
une  via  média  entre  le  biblicisme  rigide  de  Calvin  et 
l'enseignement  de  l'Église  catholique.  Le  sens  de 
l'article  6  est  en  effet  le  suivant  :  1.  La  Bible  suffit  au 
salut.  2.  Elle  ne  suffît  pas  tout  à  fait,  car  pour  savoir 
quels  livres  font  partie  de  la  Bible,  il  faut  consulter  la 
tradition.  3.  Il  appartient  à  une  Église  nationale  de 
décider,  à  elle  seule,  si  les  livres  regardés  comme  cano- 
niques dans  certaines  parties  de  l'Église  ou  dans 
certaines  périodes  de  l'histoire  doivent  être  considérés 
ou  non  comme  parole  de  Dieu. 

Cela  n'était  pas  très  logique,  car  de  deux  choses 
l'une  :  ou  le  canon  des  Écritures  est  article  de  foi,  et 
alors  il  est  possible  de  fonder  un  article  de  foi  sur  une 
décision  de  l'Église,  ou  il  n'est  pas  article  de  foi,  et 
comment  pourra-t-on  fonder  des  articles  de  foi  sur 
des  textes  dont  la  canonicité  elle-même  n'est  pas  de  foi 
et  se  trouve  par  là  même  sujette  à  caution? 

Calvin  seul  avait  vu  la  difficulté  et  avait  trouvé  dans 
une  logique  intrépide  mais  audacieuse  une  solution 
commode  :  un  texte  biblique  porte  en  lui-même  sa 
marque  d'authenticité  et  de  canonicité  comme  le 
soleil  porte  avec  sa  lumière  la  preuve  de  son  existence. 

//.  le  péché  originel.  —  1°  Chez  Luther.  —  C'est 
à  propos  de  la  notion  du  péché  originel  que  Luther  a 
commencé  à  dévier  de  la  doctrine  catholique.  On  peut 
diviser  en  trois  étapes  son  évolution  à  ce  sujet  : 
1.  Avant  son  voyage  à  Rome,  il  est  encore  substan- 
tiellement catholique,  bien  que  ses  expériences  intimes 
et  ses  lectures  favorites  le  poussent  déjà  à  une  concep- 
tion très  pessimiste  de  la  nature  déchue.  —  2.  A  la  suite 
de  son  voyage  de  Rome,  il  semble  bien  avoir  adopté 
une  théorie  voisine  de  celle  que  Seripandi  devait 
défendre  au  concile  de  Trente  et  qui  porte  le  nom  de 
théorie  de  la  double  justice.  Cette  théorie  se  résume  en 
deux  points  :  l'homme  déchu  peut,  avec  le  secours  de 
la  grâce,  faire  quelque  bien,  mais  son  pouvoir  est 
étroitement  limité  et  ne  suffît  pas  à  assurer  son  salut. 
Il  lui  faut,  en  plus  de  sa  «justice  personnelle  »  une 
seconde  justice,  qui  est  celle  de  Jésus-Christ.  Il  y  a 
donc  deux  justices,  l'une  infuse,  l'autre  imputée. 
C'est  à  peu  près  ce  que  l'on  trouve  dans  le  Commentaire 
sur  les  Psaumes  de  Luther,  entre  1513  et  1514.  — 
3.  Mais  Luther  ne  s'arrête  pas  là.  11  ne  cesse  de  dimi- 
nuer l'importance  de  la  première  justice  pour  grossir 
celle  de  la  seconde,  jusqu'à  ce  qu'il  arrive  à  supprimer 
celle-là  pour  ne  plus  admettre  que  celle-ci.  Dès  son 
Commentaire  de  l' I: pitre  aux  Romains  (1515-1616),  il 
manifeste  avec  éclat  son  sentiment  nouveau.  Les 
injures  aux  théologiens  y  alternent  avec  les  plus 
sombres  descriptions  de  la  corruption  humaine 
«  Qu'est-ce  donc,  écrit-il, que  le  péché  originel?  Primo. 
selon  les  subtilités  des  théologiens  scolasl  iques.  c'est 
la  privation  et  le  manque  de  Justice  originelle.  Quanl  à 
la  justice,  suivant  eux,  elle  esl  dans  la  volonté  comme 
dans  son  sujet.  C'est  donc  là  aussi  que  réside  sa  priva- 


tion. Elle  appartient  en  effet  au  prédicament  de 
la  qualité,  selon  la  logique  et  la  mélaphysique. 
Secundo,  selon  l'Apôtre  (saint  Paul)  et  la  simplicité 
du  sens  dans  le  Christ  Jésus,  ce  n'est  pas  seulement 
la  privation  d'une  qualité  dans  la  volonté,  bien  plus 
ce  n'est  pas  seulement  la  privation  de  lumière  dans 
l'intelligence,  de  force  dans  la  mémoire,  mais  c'est  en 
vérité  la  privation  de  toute  rectitude  et  de  toute 
puissance  dans  toutes  les  facultés  tant  du  corps  que 
de  l'âme  et  de  tout  l'homme  tant  intérieur  qu'exté- 
rieur. De  plus,  c'est  le  penchant  même  au  mal,  le 
dégoût  du  bien,  la  répugnance  pour  la  lumière  et  la 
sagesse,  l'amour  au  contraire  des  ténèbres  et  de 
l'erreur,  la  fuite  et  l'abomination  des  bonnes  œuvres, 
l 'empresse ment  au  mal...  En  somme,  ainsi  que  les 
anciens  Pères  l'ont  dit,  ce  péché  d'origine,  c'est  le 
foyer  même  de  la  concupiscence,  la  loi  de  la  chair, 
la  loi  des  membres,  la  langueur  de  la  nature,  le  tyran, 
la  maladie  originelle...  ».  Ficker,  Luthers  VorUsung 
iiber  den  Pcmerbrief,  t.  i  /),  p.  143  sq. 

Depuis  ce  temps,  Luther,  qui  a  changé  sur  beaucoup 
d'autres  points,  n'a  plus  varié  en  ce  qui  concerne  le 
péché  originel.  Dans  les  Articles  de  Smalkalde,  qui  sont 
de  1538,  son  langage  est  le  même  en  substance  que 
celui  qu'on  vient  de  lire.  Mais  il  ajoute  les  précisions 
intéressantes  que  voici  :  «  Ce  péché  originel  est  une 
corruption  si  profonde  et  si  mauvaise  de  la  nature 
qu'aucune  raison  ne  la  connaît,  mais  que  nous  devons 
en  recevoir  la  révélation  par  l'Écriture.  De  là  vient 
qu'il  y  a  eu  beaucoup  d'erreurs  et  de  cécité  sur  cet 
article,  tel  que  les  scolastiques  l'ont  enseigné,  notam- 
ment :  1.  que,  par  la  chute  d'Adam,  les  forces  naturelles 
de  l'homme  sont  restées  intactes  et  entières  et  que 
l'homme  tient  de  sa  nature  une  raison  droite  et  une 
volonté  bonne,  comme  disent  les  philosophes;  2.  que 
l'homme  possède  un  libre  arbitre  pour  faire  le  bien  et 
éviter  le  mal  ou  inversement  pour  laisser  le  bien  et 
faire  le  mal;  3.  que  l'homme  peut,  par  ses  forces  natu- 
relles, accomplir  et  observer  tous  les  commandements 
de  Dieu;  4.  qu'il  peut,  par  ses  forces  naturelles,  aimer 
Dieu  par  dessus  tout  et  son  prochain  comme  lui-même  ; 
5.  que,  lorsque  l'homme  fait  tout  ce  qui  est  en  lui,  Dieu 
lui  donne  sûrement  sa  grâce  ;  6.  que,  lorsqu'il  s'approche 
d'un  sacrement,  il  n'a  pas  besoin  du  ferme  propos  de 
bien  faire,  mais  qu'il  suffît  de  n'avoir  pas  le  mauvais 
dessein  de  pécher,  tant  la  nature  est  bonne  et  efficace 
le  sacrement;  7.  qu'il  n'est  pas  établi  par  l'Écriture 
que  pour  faire  une  bonne  œuvre  il  est  nécessaire 
d'avoir  l'Esprit-Saint  avec  sa  grâce.  »  Luthers  Wcrke, 
éd.  Schwetschkc,  t.  in,  p.  55-56. 

Dans  la  Confession  d'Augsbourg,  le  péché  originel 
est  donné  comme  consistant  en  ce  que  les  hommes 
naissent  «  sans  la  crainte  de  Dieu,  sans  confiance  en 
Dieu  et  avec  la  concupiscence.  »  Kidd,  op.  cit.,  p.  262. 

En  recueillant  tous  les  textes,  on  arrive  à  la  concep- 
tion suivante,  chez  Luther  :  1.  L'homme  est  com- 
plètement déchu  depuis  la  faute  d'Adam.  Il  n'a 
aucune  puissance  pour  le  bien.  Tous  ses  actes  sont  des 
péchés  mortels.  Même  en  croyant  bien  faire,  nous 
péchons,  bene  operando  peccamus,  ou  encore,  homo, 
quando  jac.it  quod  in  se  est,  peccat.  W.,  t.  i,  p.  148 
(1516).  La  grâce  même  de  Dieu  ne  pourrait  rien  tirer 
de  nous,  'foule  notre  justice  est  imputée. 

2.  Il  s'ensuit  que  tous  les  actes  clés  hommes,  aussi 
bien  des  sages  du  paganisme  que  des  hommes  régénérés 
par  le  baptême,  sont  de  véritables  péchés  devant  Dieu: 
«  Toutes  les  vei  lus  des  philosophes,  bien  plus,  de  tous 
les  hommes,  soit  des  juristes,  soit  des  théologiens,  sont 
des  apparences  de  vertus  e'I  en  réalité  des  vices.  »  Cité 
par  Denifle,  Luther  und  Luthertum,  t.  i,  p.  528. 

3.  El  cela  s'expl  ique  par  ce  fait  que  la  concupiscence 
non  seulement  est  invincible,  en  ce  sens  qu'elle  ne  peut 
être  extirpée,  mais  en  ce  sens  qu'elle  vicie  tous  nos 


2049 


RÉFORME.    DOCTRINES,    LE    PÉCHÉ    ORIGINEL 


2050 


actes,  qu'elle  est  présente  en  tous  et  les  corrompt,  par 
une  sorte  de  freudisme  avant  la  lettre. 

4.  L'homme  n'a  donc  plus  aucune  liberté.  Cepen- 
dant, il  est  à  noter  sur  ce  dernier  point  que  Luther  a 
présenté  son  déterminisme  sous  deux  formes  bien  diffé- 
rentes. Avant  d'écrire  son  De  servo  arbitrio,  qui  est 
de  1525,  il  parle  toujours  comme  si  la  perte  du  libre 
arbitre  était  une  conséquence  du  péché  originel.  C'est 
ce  qui  explique  que,  parmi  les  propositiens  de  Luther 
condamnées  par  la  bulle  Exsurge  Dcminc,  du  15  juin 
1520,  on  trouve  la  suivante  :  Liberum  arbitrium  post 
peccatum  est  res  de  solo  tilulo,  et  dum  jacit  qued  in  se 
est  peccat  mortaliter.  Dans  le  langage  de  Luther  alors 
la  liberté  n'est  pas  un  pouvoir  d'option,  mais  seulement 
le  pouvoir  de  faire  le  bien.  Ce  pouvoir  exis1f.it  donc 
avant  le  péché,  mais  il  a  été  perdu  par  le  péché.  Dans 
le  De  servo  arbitrio,  Luther  parle  du  pouvoir  d'option. 
Les  raisons  pour  lesquelles  il  le  refuse  à  l'hcmme  sont 
aussi  bien  valables  pour  l'ange.  Il  ne  fait  au  péché 
originel  que  de  lointaines  allusions.  Son  grand  argu- 
ment est  que  la  liberté  est  un  nom  divin,  un  attribut 
divin,  une  propriété  réservée  à  Dieu.  Ce  qui  détruit  la 
possibilité  même  de  la  liberté  dans  la  créature,  c'est 
la  volonté  omnisciente  et  toute-puissante  de  Dieu  : 
«  Par  sa  volonté  immuable  et  éternelle,  autant  qu'in- 
faillible, Dieu  prévoit  et  fait  toutes  choses.  Cette 
proposition,  semblable  à  un  éclair,  terrasse  et  détruit 
radicalement  le  libre  arbitre...  Il  suit  de  là  nécessai- 
rement que  tout  ce  que  nous  faisons,  que  tout  ce  qui 
arrive,  même  lorsqu'il  paraît  contingent  et  accidentel, 
se  produit  effectivement  d'une  façon  immuable  et 
nécessaire,  quand  on  fixe  le  regard  sur  la  volonté 
divine...  La  liberté  est  en  définitive  un  nom  divin  et 
ne  peut  être  attribuée  à  personne  qu'à  Dieu  ». 
W.,  t.  xviii,  p.  615  sq.  ;  éd.  Schwetschke  (notes 
d'Otto  Scheel),  Ergdnzungsbânde,  t.  n,  p.  235  sq.  Mais 
comme,  avant  le  péché,  l'homme  faisait  le  bien  natu- 
rellement, on  pouvait  dire  qu'il  était  libre,  c'est-à-dire 
non  enchaîné  au  péché,  tandis  que  maintenant  il  n'a 
même  plus  cette  liberté  au  sens  large,  il  est  enchaîné 
au  mal,  il  est  esclave  du  péché,  de  Satan  et  de  la 
mort. 

2°  Zwingli  et  le  péché  originel.  —  Il  y  a  entre  la 
doctrine  de  Zwingli  et  celle  de  Luther,  sur  le  péché 
originel,  à  la  fois  de  frappantes  ressemblances  et  des 
différences  profondes.  Ce  fut  là  un  des  points  de  fric- 
tion entre  les  deux  réformateurs.  Comme  Luther. 
Zwingli  admet  ce  paradoxe  :  l'homme  est  à  la  fois 
impuissant  et  responsable,  tout  arrive  nécessairement. 
et  Dieu  est  aussi  bien  l'auteur  de  la  trahison  de  Judas 
que  de  la  pénitence  de  saint  Pierre.  Il  écrit  à  Bruiner, 
le  25  janvier  1527  :  «  Accordons  que  c'est  bien  par 
l'ordre  de  Dieu  que  celui-ci  est  parricide  et  celui-là 
adultère...  Que  l'on  dise  donc  que  c'est  en  vertu  de 
la  Providence  divine  qu'il  existe  des  traîtres  et  des 
homicides,  nous  le  permettons.  Nous  aussi  nous  le 
disons,  mais  nous  ajoutons  que  ceux  qui  font  ces 
crimes  sans  se  corriger  ni  se  repentir  sont  destinés 
par  la  Providence  aux  supplices  éternels,  pour 
servir  d'exemples  de  sa  justice.  Voilà  notre  canon!  » 
C.  R.,  Op.  Zuinglii,  t.  ix,  p.  30  sq. 

Mais,  en  ce  qui  concerne  le  péché  originel  lui-même, 
Zwingli  est  presque  aux  antipodes  de  Luther.  Dans 
son  Explication  des  67  articles,  il  distingue  trois  sortes 
de  péché  :  1.  le  péché  d'incrédulité  qui  seul  entraîne 
la  damnation;  —  2.  le  Bresten,  c'est-à-dire  la  «  conta- 
gion »  ou  infirmité  originelle,  la  faiblesse  de  notre 
nature  déchue,  en  Adam;  —  3.  les  œuvres  qui  décou- 
lent de  ce  «  Bresten  »,  comme  les  branches  sortent 
d'un  tronc. 

Il  est  aisé  de  voir  que  le  «  Bresten  »  de  Zwingli  n'est 
autre  que  le  péché  originel.  Il  l'identifie  à  la  concu- 
piscence.  Mais   contrairement   à   Luther,   il   n'admet 


pas  que  cette  «  maladie  »  soit  un  vrai  péché  et  qu'elle 
entraîne  la  damnation.  Il  la  décrit  comme  une  sorte 
d'amour-propre,  qu'il  nemme  epi/ffi/ria.  Zwingli 
conservait  de  son  humanisme  une  profonde  sympathie 
pour  les  sages  de  l'antiquité.  Il  ne  pouvait  se  résoudre 
à  les  condamner  à  l'enfer.  11  absout  de  même  les  en- 
fants morts  sans  baptême.  On  comprend  dès  lors  ce 
passage  de  la  Fidei  ratio,  qu'il  adressa,  le  8  juillet  1530, 
à  l'empereur  au  cours  de  la  Diète  d'Augsbourg  :  «  Le 
péché  originel,  tel  qu'il  existe  dans  les  fils  d'Adam, 
n'est  pas  proprement  un  péché...  Il  n'est  pas  en  effet 
une  violation  de  la  loi.  11  est  donc  une  maladie  et  un 
état  :  une  maladie,  car,  de  même  qu'Adam  est  tombé 
par  amour  de  soi,  nous  tombons;  un  état,  car  de  même 
qu'il  est  devenu  esclave  et  sujet  de  la  mort,  ainsi  nous 
naissons  esclaves  et  fils  de  la  colère  et  sommes  sujets 

à  la  mort Il  résulte  de  là,  si  nous  sommes  rendus  à 

la  vie  par  le  Christ,  second  Adam,  comme  nous  avons 
été  livrés  à  la  mort  par  le  premier  Adam,  que  c'est  à 
tort  que  nous  damnons  les  enfants  des  parents  chré- 
tiens (morts  sans  bf  ptême)  et  même  ceux  des  païens... 
Kidd,  op.  cit.,  p.  472  sq. 

Déjà  sur  ce  premier  point,  le  biblicisme  de  Zwingli 
rendait  un  son  tout  autre  que  celui  de  Luther  et  ce 
dernier  trépignait  d'indignation  au  sujet  des  doctrines 
de  son  rival. 

3°  Calvin  et  le  péché  originel.  —  Avec  Calvin,  nous 
revenons  à  la  doctrine  luthérienne  pure.  Sans  insister 
sur  les  étapes  de  la  pensée  ele  Calvin,  nous  dirons  que 
l'on  peut  résumer  sa  doctrine  du  péché  originel,  telle 
qu'elle  est  contenue  dans  l'édition  définitive  de  V Insti- 
tution (1559),  dans  les  six  propositions  suivantes  : 
1.  Dieu  avait  créé  l'homme  clans  un  état  de  nature 
parfaite,  en  possession  ele  la  liberté  ele  bien  faire  et  de 
rester  «  conjoint  à  son  Créateur  ».  —  2.  Par  suite  du 
décret  éternel  de  Dieu,  Adam  a  péché.  «  L'infidélité  a 
été  à  la  base  de  sa  révolte.  De  là  est  procédé  l'ambition 
et  orgueil,  auxejuels  deux  vices  l'ingratitude  a  été 
conjointe  ».  -  3.  Par  cette  faute,  Adam  «  a  ruiné  tout 
son  lignage...  ayant  perverti  tout  ordre  ele  nature  au 
ciel  et  en  la  terre  ».  —  4.  le  péché  originel  est  une 
corruption  et  perversité  héréditaire  de  notre  nature, 
laquelle  étant  répandue  en  toutes  les  parties  ele  l'âme 
nous  fait  coupables  premièrement  de  l'ire  de  Dieu, 
puis  après  produit  en  nous  les  œuvres  que  l'Écriture 
appelle  œuvres  de  la  chair  ».  C'est  bien  le  péché 
d'Adam  qui  réside  en  nous  et  non  point  seulement  la 
peine  de  ce  péché.  «  La  nature  est  une  semence  de 
péché,  en  sorte  qu'elle  ne  peut  être  que  déplaisante  et 
abominable  à  Dieu.  »  Ce  n'est  pas  assez  dire  que  ele 
déclarer  que  le  péché  originel  est  la  privation  de  la 
justice  originelle.  11  faut  y  voir  cette  source  fertile 
ele  tout  mal  que  nous  nommons  la  concupiscence. 
«  L'homme  n'est  autre  chose  de  soi-même  que  concu- 
piscence ».  —  5.  C'est  en  ce  sens  qu'il  faut  dire  que 
l'homme  a  perdu  le  franc  arbitre.  C'est  à  tort  que  les 
philosophes  prétendent  que  la  raison  suffit  à  bien 
conduire  l'être  humain  et  que  la  volonté  a  la  libre 
élection  pour  suivre  en  tout  la  raison.  Calvin  recon- 
naît que  la  plupart  eles  Pères  «  ont  suivi  les  philo- 
sophes »,  plus  qu'il  ne  convenait.  Saint  Augustin  seul 
a  bien  compris  les  Écritures.  Pour  Calvin,  son  senti- 
ment est  très  net  :  «  C'est  une  chose  résolue,  dit-il, 
que  l'homme  n'a  point  le  libéral  arbitre  à  bien  faire, 
sinon  qu'il  soit  aidé  de  la  grâce  de  Dieu  et  de  grâce 
spéciale  qui  est  donnée  aux  élus  seulement  par  régéné- 
ration, car  je  laisse  là  ces  frénétiques  qui  babillent 
qu'elle  est  indifféremment  exposée  à  tous.  »  A  vrai 
dire,  Calvin  n'oublie  pas  qu'il  a  été  humaniste.  Il  ne 
peut  se  tenir  d'exprimer  son  admiration  en  passant 
pour  les  sages  de  l'antiquité,  surtout  les  jurisconsultes, 
les  philosophes,  les  dialecticiens,  les  médecins  du  paga- 
nisme. Mais  il  reconnaît  qu'ils  n'ont  pas  eu  la  «  sagesse 


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RÉFORME.    DOCTRINES,    LA    JUSTIFICATION 


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spirituelle  »  et  que  les  quelques  «  gouttes  de  vérité  » 
que  l'on  trouve  chez  eux  ne  font  que  mieux  ressortir 
leur  responsabilité  et  la  profondeur  des  ténèbres  qui 
les  enveloppaient.  — ■  6.  Calvin  maintient  en  effet  la 
pleine  responsabilité  de  l'homme,  en  dépit  de  son 
impuissance.  II  ne  voit  pas  qu'il  fait  de  Dieu  un 
monstre  qui  punit  des  créatures  pour  des  fautes  qu'elles 
n'avaient  pas  le  pouvoir  d'éviter.  Voici  comment  il 
explique  cette  responsabilité  :  l'homme  est  tellement 
corrompu  qu'il  prend  plaisir  au  mal.  Il  pèche  avec 
délectation,  sans  contrainte,  avec  empressement.  «  Il 
pèche  volontairement  et  non  pas  malgré  son  cœur,  ni 
par  contrainte,  il  pèche,  dis-je,  par  une  affection  très 
encline  et  non  pas  étant  contraint  par  violence.  »  Cotte 
complaisance  dans  le  mal  apparaît  à  C  ilvin,  ainsi 
qu'à  Luther,  commj  constituant  essentiellement  la 
responsabilité.  Ici  encore  le  juriste  l'emporte  sur  le 
théologien.  Car  le  juriste  ne  veut  savoir  qu'une  chose  : 
si  le  délinquant  n'a  pas  été  contraint,  s'il  n'a  pas  été 
entraîné  par  la  crainte  ou  quelque  sentiment  imposé 
du  dehors.  S'il  apparaît  qu'il  a  agi  avec  joie,  de  lui- 
même,  il  est  tenu  pour  responsable  devant  la  loi. 

4°  Le  péché  originel  dans  les  «  39  Articles  ». —  L'ar- 
ticle 9  de  la  confession  anglicane  traite  du  péché  ori- 
ginel en  ces  termes  :  «  Le  péché  originel  ne  consiste 
pas  dans  l'imitation  d'Adam  (comme  le  prétendent 
vainement  les  Pélagiens);  mais  c'est  la  faute  et  la 
corruption  de  la  nature  de  chaque  homme  qui,  d'une 
façon  naturelle,  tire  son  origine  d'Adam.  Et  c'est  par 
là  que  l'homme  s'est  éloigné  de  sa  droiture  originelle 
et  se  trouve  de  sa  propre  nature  incliné  au  mal,  de 
sorte  que  les  convoitises  de  la  chair  sont  toujours 
contraires  à  celles  de  l'esprit.  Et  c'est  pourquoi  le 
péché  originel  mérite  la  colère  de  Dieu  sur  tout  homme 
qui  vient  en  ce  monde.  Et  cette  infection  de  la  nature 
demeure  même  en  ceux  qui  sont  régénérés.  C'est 
pourquoi  la  convoitise  de  la  chair,  appelée  par  les 
Grecs  «  phronêma  sarkos  »,  que  l'on  traduit  sagesse, 
ou  sensualité  ou  affection  ou  désir  de  la  chair,  n'est 
pas  soumise  à  la  loi  de  Dieu.  Et,  quoique  cette  sensua- 
lité n'entraîne  pas  de  condamnation  pour  ceux  qui 
croient  et  sont  baptisés,  cependant  l'Apôtre  confesse 
que  la  convoitise  impure  ou  concupiscence  a  en  elle- 
même  la  nature  du  péché.  » 

Cette  doctrine  diffère  très  peu  de  celle  de  Luther  et 
de  Cilvin.  Elle  identifie  la  concupiscence  et  le  péché 
originel.  Elle  pose  en  principe  que  la  concupiscence 
est  un  véritable  péché  et  que  ce  péché  entraîne 
la  condamnation  des  non-régénérés.  Cependant,  la 
confession  anglicane  évite  toute  expression  trop  âpre 
et  elle  corrige  par  la  modération  du  Tangage  ce  qu'il 
reste  de  radicalisme  dans  la  doctrine. 

Au  sujet  du  libre  arbitre,  l'art.  10  se  rapproche 
nettement  de  la  doctrine  catholique  :  «  La  condition 
de  l'homme,  après  la  chute  d'Adam,  est  telle  qu'il  ne 
peut  s'appliquer  et  se  préparer,  par  ses  forces  natu- 
relles et  ses  bonnes  œuvres,  à  acquérir  la  foi  et  à  invo- 
quer Dieu.  C'est  pourquoi  nous  n'avons  pas  le  pouvoir 
d'accomplir  de  bonnes  œuvres  agréables  à  Dieu  et 
acceptées  de  Lui,  sans  la  grâce  prévenante  de  Dieu, 
par  l'intermédiaire  du  Christ,  grâce  qui  peut  nous 
donner  un  bon  vouloir,  et  la  grâce  coopérante  qui 
coopère  avec  nous  après  que  nous  avons  acquis  ce 
bon  vouloir  ». 

On  verra  cependant,  à  l'article  suivant  que  la 
conception  anglicane  de  la  coopération  entre  le  vouloir 
humain  et  la  grâce  reste  en  deçà  de  l'enseignement 
catholique. 

///.  la  JUSTIFICATION.  1°  Chez  Lullicr.  -  L'ar- 
ticle de  la  justification  est  le  plus  important  de  tous 
ceux  qui  oui  été  touchés  parles  «  réformateurs  ».  Nous 
avons  vu  que  la  mystique  de  la  Justification  est  l'un 
des  trois  traits  communs,  avec  des  nuances  toutefois, 


à  toutes  les  branches  de  la  prétendue  réforme.  Luther 
avait  coutume  d'appeler  ce  point  «  le  point  capital  et 
le  résumé  »  de  toute  la  doctrine  chrétienne,  summa  et 
caput.  Mélanchthon,  dans  les  Loci  communes  de 
décembre  1521,  disait  aussi  :  «  Si  quelqu'un  ignore 
ces  trois  choses  :  la  puissance  du  péché,  la  Loi,  la 
Grâce,  je  ne  vois  pas  comment  je  pourrais  l'appeler 
chrétien I  »  Kidd,  op.  cit.,  p.  91.  De  fait,  c'est  dans  la 
mystique  de  la  justification  que  s'est  trouvé  le  point 
de  départ  de  la  révolution  luthérienne.  C'est  l'attrait 
de  cette  mystique  commode  et  plus  encore  les  consé- 
quences matérielles,  économiques,  politiques  et  so- 
ciales, liturgiques  même,  qu'elle  a  engendrées,  qui  ont 
entraîné  hors  de  l'Église  romaine  tant  de  cités,  de 
principautés,  de  royaumes  et  de  peuples  divers. 

On  doit  distinguer,  dans  l'évolution  de  Luther, 
plusieurs  étapes  avant  son  arrivée  à  une  conception 
définitive  sur  la  justification.  On  a  vu,  à  l'article  pré- 
cédent, comment,  à  la  suite  de  son  voyage  à  Rome, 
peut-être  sous  l'influence  de  Gilles  de  Viterbe  et  de 
son  jeune  et  brillant  élève,  Seripandi,  qu'il  y  avait 
sûrement  rencontré,  il  avait  d'abord  admis  une  théorie 
analogue  à  celle  de  la  double  justice.  Vers  1515,  il  a 
déjà  abandonné  l'une  de  ces  justices.  Il  ne  croit  plus 
qu'à  la  justice  du  Christ.  Sa  théorie  du  péché  originel 
ne  lui  permet  plus  d'en  admettre  une  autre.  Sur  ce 
point,  il  ne  variera  plus.  Mais  il  n'est  pas  encore  fixé 
sur  la  manière  dont  la  justice  du  Christ  est  appréhen- 
dée par  nous,  sur  le  processus  qui  nous  en  assure 
l'imputation. 

Après  sa  découverte  de  la  concupiscence  «  invin- 
cible »,  qu'il  identifie  au  péché  originel,  il  flotte  encore 
deux  ou  trois  ans,  à  la  recherche  d'une  doctrine  qui 
lui  donne  pleine  satisfaction.  Sans  doute,  il  parle  déjà 
de  «justification  par  la  foi  ».  Les  luthérologues  pro- 
testants s'y  sont  trompés  en  général  et  ont  cru  que  ses 
idées  étaient  définitivement  arrêtées.  Il  n'en  est  rien. 
Ce  qu'il  entendait  par  le  mot  (oi,  en  1515,  était  quelque 
chose  de  bien  différent  de  ce  qu'il  nommera  de  la 
sorte  après  1518.  Entre  ces  deux  dates,  1515-1518, 
Luther  cherche  le  salut  dans  l'anéantissement,  dans 
l'abjection  humaine,  dans  le  désespoir  de  soi,  dans  la 
condamnation  de  soi-même  et  même  dans  l'acceptation 
de  l'enfer.  Il  croit  imiter  sous  ce  rapport  la  mystique 
de  Tauler  et  de  la  Théologie  allemande,  qu'il  comprend 
de  travers.  Il  entend  donc  par  le  mot  «  foi  »  ce  senti- 
ment de  terreur  qui  le  hante,  cette  honte  intime  de  ses 
fautes,  cette  évidence  de  la  damnation  méritée,  par 
laquelle  il  lui  semble  qu'il  «justifie  Dieu  »  et  obtient 
ainsi  d'être  «justifié  par  lui  ».  Il  combat  surtout  la 
«  sécurité  ».  C'est  pour  cela  qu'il  condamne  alors  la 
doctrine  des  œuvres  et  qu'il  s'élève  contre  les  indul- 
gences. Il  maintient  énergiquement  la  nécessité  de 
l'ascétisme,  de  l'obéissance  aux  supérieurs.  Il  place 
l'humilité  au-dessus  de  tout.  Mais  il  fait  consister 
l'humilité  dans  le  sentiment  de  sa  propre  réprobation. 

Soudain,  en  1518,  au  sortir  d'épreuves  effrayantes, 
où  il  a  ressenti,  racontc-t-il,  les  tortures  de  l'enfer,  il 
est  illuminé  d'une  intuition  prodigieuse  :  il  s'avise  que, 
puisque  le  salut  ne  dépend  aucunement  de  nous, 
puisqu'il  vient  de  Dieu  seul,  puisque  c'est  la  foi  qui 
nous  l'apporte,  puisque,  en  un  mot,  le  salut  est  incon- 
ditionnel, douter  du  salut,  c'est  faire  injure  à  Dieu  qui 
nous  l'a  promis,  c'est  encore  compter  un  peu  sur  nous- 
mêmes,  sur  nos  efforts,  sur  la  valeur  de  notre  humilité 
ou  de  notre  soumission  au  décret  de  damnation  sus- 
pendu sur  notre  Iront.  La  foi  lui  apparaît  dès  lors 
comme  ayant  pour  unique  objet  la  certitude  du  salut. 
Jusque-là  il  condamnait  la  «  sécurité  ».  Par  un  revi- 
rement qui  n'a  pas  été  assez  remarqué  des  historiens,  il 
en  fera  désormais  son  unique  article  de  foi  et  la  condi- 
tion exclusive  du  salut.  La  coupure  est  si  nette  entre 
ses  idées  antérieures  et  celles  qu'il  professe  depuis  cette 


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RÉFORME.    DOCTRINES,    LA    JUSTIFICATION 


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découverte,  que  ce  ne  peut  pas  être  autre  chose  que 
cette  fameuse  «  Expérience  de  la  Tour  »  (  Turmerleb- 
niss)  dont  il  disait  plus  tard  qu'elle  l'avait  fait  entrer 
à  pleines  voiles  au  paradis,  qui  a  provoqué  chez  lui 
cette  révolution  intime.  Voir  t.  ix,  col.  1206  sq. 

A  vrai  dire,  il  n'avait  aucunement  besoin  d'une 
illumination  céleste  pour  en  arriver  là.  N'était-ce 
point  cette  «certitude  du  salut  »  qu'il  cherchait  anxieu- 
sement depuis  son  entrée  au  cloître  et  probablement 
depuis  sa  naissance  à  la  vie  spirituelle  personnelle? 
Même  quand  il  s'élevait  contre  la  «  sécurité  »,  ne  vou- 
lait-il pas  se  rassurer  lui-même?  Par-dessous  la  contra- 
diction apparente,  n'y  avait-il  pas,  dans  son  évolution 
inconsciente,  une  logique  profonde  et  instinctive,  non 
pas  une  logique  rationnelle,  mais  une  logique  en  quel- 
que sorte  passionnelle,  dominée  par  la  soif  du  salut? 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  partir  de  1518,  la  doctrine  de 
Luther  sur  la  justification  est  en  possession  de  tous 
ses  éléments  et  elle  est  définitive.  Il  s'empresse  d'ou- 
vrir aux  autres  le  paradis  où  il  croit  être  entré.  Quel 
est  ce  paradis? 

Sa  doctrine  tient  en  deux  affirmations  essentielles  : 
1.  La  Loi  ne  peut  être  observée;  —  2.  Il  n'y  a  de  salut 
que  dans  la  foi  au  Christ-Sauveur. 

La  Loi  ne  peut  pas  être  observée,  parce  que  nous 
sommes  déchus.  Elle  nous  oblige  quand  même.  Mais 
sa  fonction  est  de  nous  conduire  au  désespoir,  pour 
nous  préparer  à  recevoir  la  «  consolation  »  de  la  Foi. 
Sans  désespoir,  pas  de  consolation.  Sans  consolation, 
pas  de  foi,  donc  pas  de  salut.  La  mystique  luthérienne 
oscille  entre  ces  deux  pôles  :  le  désespoir  engendré 
par  la  Loi  et  la  certitude  conférée  par  la  Foi.  Vingt 
fois,  cent  fois,  Luther  a  ressassé  cette  doctrine  bizarre. 
Voici  un  passage  tiré  de  son  meilleur  ouvrage  :  De 
la  liberté  du  chrétien  (nov.  1520)  :  «  Il  faut  savoir  qui; 
les  Livres  saints  contiennent  deux  sortes  d'écrits  :  les 
lois  ou  préceptes  de  Dieu,  et  les  promesses.  Les  lois 
prescrivent  et  enseignent  beaucoup  de  bonnes  choses, 
mais  ces  choses  ne  sont  pas  accomplies  du  fait  que  les 
commandements  sont  donnés.  Les  lois  enseignent 
mais  n'aident  point.  Elles  apprennent  ce  qu'on  doit 
faire,  mais  elles  ne  donnent  pas  de  forces  pour  le  faire. 
Aussi  n'ont-elles  d'autre  but  que  de  montrer  à  l'homme 
son  impuissance  pour  le  bien  et  de  lui  apprendre  à 
désespérer  de  lui-même.  Et  c'est  pourquoi  elles  s'ap- 
pellent l'Ancien  Testament  et  appartiennent  toutes  à 
l'Ancien  Testament.  Ainsi  le  commandement  :  Non 
concupisces!  Tu  ne  convoiteras  pasl  démontre  que 
nous  sommes  tous  pécheurs,  car  personne  ne  peut 
manquer,  quoi  qu'il  fasse,  d'avoir  de  mauvais  désirs. 
L'homme  apprend  ainsi  à  désespérer  de  lui-même  et 
à  chercher  ailleurs  le  secours  pour  se  débarrasser  des 
mauvais  désirs  et  accomplir  par  un  autre  (Luther  veut 
dire  par  Jésus-Christ)  le  précepte  qu'il  ne  peut  accom- 
plir de  lui-même.  Tous  les  autres  commandements 
sont  également  impossibles  pour  nous  ».  (Cristiani, 
Traduction  française  de  La  Liberté  du  chrétien  de 
Luther,  Paris,  s.  d.  (1914),  p.  32). 

Dans  ses  ouvrages  ultérieurs,  Luther  introduit  une 
précision  intéressante  sur  le  rôle  de  la  Loi.  On  vient 
de  voir  qu'elle  est  faite  non  pour  être  observée,  mais 
pour  pousser  au  désespoir.  Mais  ceux  qu'elle  ne  pousse 
pas  au  désespoir,  ceux  qui  ne  sont  pas  prédestinés 
au  salut,  ceux-là,  elle  les  accable,  elle  autorise  Dieu 
à  les  punir.  Elle  est  pour  les  enfants  de  Dieu  un  pré- 
cieux enseignement  et  la  préface  de  la  justification. 
Elle  est  pour  ses  ennemis  la  source  d'un  réquisitoire 
impitoyable  et  le  titre  d'une  condamnation  sans  re- 
tour. Mais  tout  cela  est  écrit  de  toute  éternité,  dans  le 
décret  de  prédestination. 

On  croit  assez  communément  que  la  doclrire  de  la 
prédestination  est  propre  à  Calvin.  C'est  une  erreur 
complète.  Cette  doctrine  n'est  pas  moins  rigide  chez 


Luther  que  chez  Calvin.  Luther  attribue  à  Dieu  seul 
la  fixation  éternelle  du  sort  de  chaque  âme.  Le  libre 
arbitre  n'y  est  pour  rien,  puisque  ce  n'est  qu'un  vain 
mot,  une  illusion  et  même  un  blasphème,  en  ce  sens 
que  prétendre  jouir  du  libre  arbitre  c'est  se  faire  Dieul 
C'est  donc  Dieu  qui  est  seul  la  cause  et  du  bien  et  du 
mal.  C'est  Dieu  qui  a  élu  les  uns  et  réprouvé  les  autres 
sans  mérite  ni  démérite  de  leur  part.  Mais  ce  Dieu  qui 
n'a  pour  règle  de  ses  décisions  que  l'arbitraire  le  plus 
souverain,  tient  cependant  à  pouvoir  déshonorer  ses 
victimes  avant  de  les  plonger  dans  les  flammes  infer- 
nales. La  Loi  lui  sert  d'instrument,  on  pourrait  dire 
d'artifice,  pour  cette  formidable  cruauté.  Elle  sera 
pour  les  uns  l'origine  du  salut,  pour  les  autres  la  source 
de  leur  perte.  Pour  les  prédestinés,  elle  fait  luire,  dans 
leur  inflexible  rigueur,  le  tableau  écrasant  des  devoirs 
à  remplir  et  des  fautes  à  éviter.  Elle  les  terrifie  par 
les  menaces  de  la  justice.  Elle  abaisse  leur  orgueil,  leur 
enlève  toute  confiance  en  eux-mêmes  et  les  jette  dans 
les  bras  de  la  miséricorde  divine.  Pour  les  réprouvés, 
au  contraire,  elle  sert  de  repoussoir,  elle  est  la  cause 
des  révoltes  et  des  aigreurs  contre  Dieu,  elle  enfante 
le  goût  du  mal,  elle  donne  au  péché  la  saveur  du  fruit 
défendu.  Elle  est  donc  source  de  démoralisation  et 
justification  de  la  sévérité  divine.  Mais  tout  cela  n'est 
qu'une  mécanique  sans  liberté  personnelle.  Le  jeu 
est  réglé  d'avance.  Dieu  ne  craint  pas  de  jouer  et  de 
tricher  avec  ses  créatures.  Elles  croient  être  libres  et 
ne  le  sont  pas.  Les  prédestinés  ne  peuvent  perdre  la 
partie  de  dés  où  se  joue  leur  destin.  Les  réprouvés  ne 
peuvent  la  gagner.  Les  dés  sont  pipés  par  Dieu,  de 
toute  éternité.  Dieu  se  moque  également  des  uns  et 
des  autres.  Il  affirme  en  effet  qu'il  veut  le  salut  de  tous 
les  hommes.  Mais  c'est  pour  mieux  nous  tromper. 
Écoutons  Luther  :  «  La  Diatribe  (d'Érasme)  se  four- 
voie en  raison  de  son  ignorance.  Elle  ne  sait  pas  dis- 
tinguer entre  le  Dieu  révélé  et  le  Dieu  caché,  c'est-à- 
dire  entre  les  paroles  de  Dieu  et  Dieu  lui-même.  Dieu 
fait  beaucoup  de  choses  qu'il  ne  nous  révèle  pas  par 
sa  parole  et  il  veut  beaucoup  de  choses  que  sa  parole 
ne  nous  dit  pas  qu'il  veut  :  ainsi,  il  ne  veut  pas  la  mort 
du  pécheur,  et  cela  s'entend  selon  sa  parole,  mais  il 
la  veut  selon  sa  volonté  cachée.  Or,  nous  devons  méditer 
la  parole  et  laisser  de  côté  cette  insondable  volonté. 
Car  la  parole  est  faite  pour  nous  conduire  et  non  la 
volonté  cachée.  »  De  servo  arbitrio.  Luther  ne  nous  dit 
pas  comment  il  sait  qu'il  y  a  en  Dieu  une  volonté 
cachée  opposée  à  sa  parole.  Do  deux  choses  l'une  : 
ou  cette  volonté  est  réellement  cachée  et  alors  com- 
ment Luther  la  connaît-il?  ou  elle  n'est  pas  réellement 
cachée,  et  alors  elle  doit  se  trouver  dans  l'Écriture, 
puisque  ce  n'est  que  par  l'Écriture  que  nous  connais- 
sons la  volonté  de  Dieu.  Au  surplus,  quelle  confiance 
pouvons-nous  avoir  dans  la  Bible,  si  nous  avons  la 
certitude  que  la  parole  de  Dieu  qui  s'y  trouve  n'est  pas 
conforme  à  la  vraie  volonté  de  Dieu?  De  fait, à  en  croire 
le  bibliciste  forcené  qu'est  Luther,  toute  l'Écriture 
nous  trompe.  Elle  multiplie  les  exhortations,  les  objur- 
gations, les  menaces,  les  malédictions,  les  promesses, 
les  préceptes.  Mais  tout  cela  n'est  que  façade  illusoire. 
«Les  jeux  sont  faits  »,  et  le  résultat  est  décrété  par 
Dieu  de  toute  éternité.  Nous  ne  sommes  pour  rien  dans 
le  drame  qui  se  déroule  sur  le  théâtre  du  monde. 
Dieu  illumine  saint  Paul  sur  le  chemin  de  Damas  et  il 
«  endurcit  »  Pharaon.  «  Si  Dieu  a  prévu,  écrit  Luther, 
que  Judas  deviendrait  traître,  il  était  nécessaire  que 
Judas  fût  traître  et  il  n'était  pas  plus  au  pouvoir  de 
Judas  que  de  toute  autre  créature  de  changer  sa 
manière  d'agir  ou  sa  volonté,  encore  qu'il  ait  agi  sans 
contrainte,  car  sa  volonté  était  une  œuvre  de  Dieu 
accomplie  par  sa  toute-puissance  comme  tout  le 
reste  ».  De  servo  arbitrio,  éd.  Schwetschke,  loc.  cit., 
p.  344  sq.,  395  sq.  Luther  va  jusqu'à  conclure,  dans  son 


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RÉFORME     DOCTRINES,     LA    J  USTTFf  CATION 


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De  servo  arbitrio  que  si  Dieu  lui  ofïrait  le  libre  arbitre, 
il  le  refuserait.  Il  aurait  trop  peur  de  ne  pas  savoir 
s'en  servir,  de  ne  pas  pouvoir  résister  aux  assauts 
du  démon.  Il  préfère  la  sécurité  à  la  liberté.  Cette 
sécurité  qu'il  combattait  encore  dans  les  thèses  sur 
les  indulgences,  en  1517,  elle  est  en  effet  l'essence 
de  sa  doctrine  actuellement.  Et  cette  sécurité,  il  la 
tire  de  la  foi. 

En  somme,  il  ne  s'agit  pas,  chez  Luther,  d'une 
théologie,  d'un  système  raisonné  et  logique,  il  ne  s'agit 
que  d'un  drame  subjectif,  d'un  romantime  mystique, 
d'une  autobiographie.  Le  moteur  secret  de  tout  son 
enseignement  c'est  le  besoin  de  certitude  et  de  sécu- 
rité. 

Mais  la  grosse  difficulté  qu'il  a  rencontrée  sur  sa 
route  a  été  le  problème  des  œuvres.  Quelle  doctrine 
enseigner  à  ce  sujet?  Du  moment  que  Jésus  a  satisfait 
pour  nous,  que  la  Loi  ne  peut  plus  nous  opposer  ses 
blâmes  et  nous  maintenir  dans  le  désespoir,  que  la  foi 
enfin  nous  a  donné  l'assurance  du  salut  sans  condition, 
pourquoi  nous  sentirions-nous  encore  liés  par  les 
obligations  de  la  Loi?  Et  pourtant,  si  nous  ne  sommes 
plus  liés,  que  devient  l'ordre  public,  la  morale  pu- 
blique? Luther  n'a  jamais  pu  sortir  de  ce  dilemme.  Il 
donne  tantôt  une  explication,  tantôt  une  autre.  Par- 
fois, il  semble,  à  l'entendre,  que  la  foi  sauve  en  faisant 
accomplir  des  œuvres,  en  infusant  aux  œuvres  une 
valeur  acceptée  par  Dieu  et  qu'elle  ait  en  elle-même 
une  portée  morale  qui  nous  revêt  devant  Dieu  d'une 
véritable  dignité.  Le  plus  souvent,  Luther  affirme  que 
la  foi  sauve  malgré  les  œuvres,  en  nous  imputant  les 
mérites  de  Jésus-Christ,  en  recouvrant  les  ignominies 
de  notre  cœur  de  la  robe  d'or  de  ses  vertus  divines. 
La  première  explication  pourrait  s'appeler  morale,  la 
seconde  purement  mystique.  Entre  les  deux,  Luther 
oscille  suivant  les  circonstances,  ou  bien  il  les  emploie 
toutes  deux,  comme  s'il  était  indifférent  à  la  distance 
qui  les  sépare,  à  la  contradiction  qui  les  oppose. 

Le  Sermon  sur  les  oeuvres,  dédié,  le  29  mars  1520, 
au  duc  Jean  de  Saxe,  peut  passer  pour  le  type  de 
l'explication  morale  du  rôle  de  la  foi  :  «  La  première 
et  la  plus  haute  œuvre,  la  plus  noble  de  toutes,  y 
déclare  Luther,  c'est  la  foi  au  Christ.  »  Mais,  comme  il 
a  maintes  fois  dit  que  toutes  nos  œuvres  sont  des 
péchés  mortels,  ce  n'est  pas  de  sa  part  faire  un  grand 
éloge  de  la  foi  que  d'en  faire  la  première  des  œuvres. 
Luther  ajoute  donc  que  «  les  œuvres  faites  en  dehors 
de  la  foi  ne  sont  rien  et  sont  mortes  totalement  ».  Puis 
il  déclare  que  la  foi  «rend  seule  toutes  les  autres  œuvres 
bonnes,  agréables  à  Dieu  et  dignes  de  Lui...  »  Dans  la 
foi,  poursuit-il,  «  toutes  les  œuvres  sont  égales,  l'une 
vaut  autant  que  l'autre,  toute  différence  disparaît 
entre  elles,  qu'elles  soient  grandes,  petites,  courtes, 
longues,  nombreuses  ou  en  petit  nombre...  »  W.,  t.  vi, 
p.   106  sq. 

Mais  Luther  est  bien  loin  de  parler  toujours  ainsi. 
La  plupart  du  temps,  il  se  rattache  à  la  pensée  qu'ex- 
prime le  mot  fameux  de  sa  lettre  du  lpr  août  1521 
à  Mélanchthon  :  «  Dieu  ne  sauve  pas  les  faux  pécheurs. 
Sois  donc  pécheur  cl  pèche  hardiment,  mais  confie-toi 
et  réjouis-toi  plus  hardiment  encore  dans  le  Christ, 
qui  est  vainqueur  du  péché,  de  la  mort  et  du  inonde. 
Il  faut  pécher  tant  que  nous  gommes  ainsi...  Le  péché 
ne  nous  arrachera  pas  à  lui  (au  Christ)  même  si  mille 
milliers  de  fois  par  jour  nous  commettons  la  forni- 
cation et  l'homicide...  «  Luthers  Briefwechsel,  éd.  Enders, 
I.    m,   p.   2(17   sq. 

On  mesure  aisémenl  la  différence  de  ces  t\v\\x  concep- 
tions de  la  foi.  Dans  l'une,  c'csl  notre  foi  qui  nous 
justifie  parce  que  foules  les  «euvres  qu'elle  nous  l'ait 
accomplir  deviennent  par  elle  agréables  à  Dieu  et  qu'il 
est  bien  entendu  qu'elle  ne  nous  faif  accomplir  que 
les  «euvres  conformes  à  la  volonté  de  Dieu  exprimée 


dans  la  loi,  dans  l'autre,  la  foi  n'est  qu'un  organe  créé 
en  nous,  sans  nous,  par  l'Esprit-Saint,  pour  appré- 
hender la  justice  étrangère  du  Christ  et  nous  la  faire 
«  imputer  »,  encore  que  nos  œuvres  continuent  à  être 
mauvaises. 

De  ces  deux  conceptions,  il  semble  que  la  première 
ait  été  à  l'usage  des  profanes,  mais  ne  représente  pas; 
la  vraie  pensée  de  Luther.  Mélanchthon,  qui  avait 
d'abord  éprouvé  tant  de  consolations  dans  la  doctrine 
de  Luther,  finit  par  être  dévoré  de  doutes,  au  sujet  de 
la  suppression  de  la  Loi,  dans  la  doctrine  de  son 
maître.  En  1530,  selon  les  Propos  de  table,  il  posa 
nettement  la  question  à  Luther  :  «  Estimez-vous,  lui 
dit-il,  que  l'homme  est  justifié  par  une  rénovation 
intérieure,  comme  Augustin  paraît  l'admettre?  Ou  au 
contraire,  par  une  imputation  gratuite,  extérieure  à 
nous,  et  par  la  foi.  c'est-à-dire  par  une  ferme  confiance 
qui  naît  de  la  Parole  de  Dieu?  »  —  «  Je  suis  intime- 
ment persuadé,  répondit  Luther,  et  certain  que  c'est 
uniquement  par  une  imputation  gratuite  que  nous 
sommes  justes  auprès  de  Dieu.  »  —  «  Du  moins,  ne 
concédez-vous  pas,  reprit  Mélanchthon,  que,  justifié 
avant  tout  par  la  foi,  l'homme  l'est  secondairement 
par  les  œuvres?  Sans  doute,  pour  que  notre  foi  ou- 
confiance  demeure  certaine,  Dieu  ne  requerra  pas 
l'exécution  parfaite  de  la  Loi,  mais  la  foi  suppléera  à 
ce  qui  manque  aux  œuvres  de  la  Loi.  Vous  concédez 
une  double  justice,  la  justice  de  la  foi  et  celle  d'une 
bonne  conscience,  où  néanmoins  la  foi  vient  suppléer 
à  ce  qui  manque  à  l'accomplissement  de  la  Loi.  L'une 
et  l'autre,  vous  les  reconnaissez  comme  nécessaires 
devant  Dieu.  Mais  cela,  qu'est-ce  autre  chose  que  de 
dire  que  l'homme  n'est  pas  justifié  uniquement  par  la 
foi?  »  —  «J'estime,  répondit  Luther,  que  l'hemme 
devient,  est  et  demeure  juste  uniquement  par  la 
miséricorde  divine.  Là  seulement  est  la  justice  par- 
faite, qui  rend  l'homme  saint  et  innocent  et  absorbe 
tout  mal.  »  W.,  Tischreden,  t.  vi,  n.  6727. 

En  somme,  on  peut  ramener  la  pensée  de  Luther, 
au  sujet  de  la  justification,  aux  points  suivants  r 
1.  La  Loi  a  pour  fonction  principale  de  révéler  le  péché 
originel  avec  tous  ses  fruits,  de  faire  voir  la  profondeur 
de  la  déchéance  de  notre  nature  et  sa  radicale  perver- 
sion... «  Par  là,  l'homme  est  frappé  de  terreur,  humilié, 
désespéré.  11  cherche  du  secours  et  ne  sait  où  en  trou- 
ver. Il  s'irrite,  devient  ennemi  de  Dieu  et  murmure 
contre  Lui  »  (textuel,  dans  les  Articles  de  Smalkalder 
de  1538).  ■ —  2.  A  la  Loi,  s'oppose  l'Évangile,  c'est-à- 
dire  la  promesse,  en  vertu  de  laquelle  Dieu  nous  assure 
de  notre  salut  personnel,  sans  aucune  œuvre  de  notre 
part,  en  nous  justifiant  par  la  foi  seule.  ■ —  3.  La  foi 
consiste'  à  croire  d'une  certitude  absolue  que  Jésus 
est  mort  pour  chacun  de  nous,  qu'il  a  satisfait  à  la 
justice  divine  pour  toutes  nos  fautes,  que  nous  n'avons 
plus  rien  à  payer,  que  dès  lors  notre  salut  ne  peut  faire 
aucun  doute,  pourvu  que  nous  croyions  que  nous 
sommes  sauvés.  ■ —  4.  La  foi  nous  unit  au  Christ  par 
uii  mariage  mystique.  11  prend  tous  nos  péchés  et 
nous  prenons  toute  sa  justice.  Nos  fautes  lui  sont 
imputées  et  Dieu  nous  impute  ses  mérites.  La  justice 
acquise  de  la  sorte  est  une  sorte  de  mariage  indisso- 
luble, qui  ne  peut  être  rompu  par  aucune  faute  de'  notre 
part,  sauf  le  péché  d'incrédulité.  Aussi  longtemps  que 
nous  croyons,  noire  mariage  demeure  avec  tous  ses. 
e'fïcls.  (Celle  doctrine,  sous  son  allure  mystique,  est 
mu  I  nul  exposée  dans  La  liberté  du  chrétien).  —  5.  Tout 
cela  cependant  se  produit  en  vertu  de  l'éternelle 
prédestination.  Les  croyants  n'ont  aucun  mérite  à 
croire.  De  toute  éternité  Dieu  a  élu  ceux  qui  croiraient 
et  réprouvé  les  autres,  ce  qui  n'empêche  pas  que  les. 
fautes  des  damnés  soient  de  vraies  fautes. 

Que  si,  maintenant,  on  veut  comprendre  les  raisons 
epii  ont   assuré  à  celte  doctrine  un  si  grand  succès. 


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REFORME.    DOCTRINES,    LA    JUSTIFICATION 


205  S 


nous  répondrons  ceci  :  Les  âmes  délicates,  Mélanchthon 
par  exemple,  y  ont  cherché  une  certitude.  Pour  les 
autres,  le  secret  de  leur  enthousiasme  est  assez  éclair- 
ci  par  cette  boutade  échappée  à  Luther  :  «  Dès  que 
l'on  admet  ce  principe  (de  la  justification  par  la  foi 
seule)...  tombent  la  messe,  le  purgatoire,  les  vœux 
du  cloître  et  tout  le  reste!  ■•  Kroker,  Luthers  Tisch- 
reden  in  der  Mathesischen  Sammlung,  Leipzig,  1903, 
p.  236. 

Moines  en  rupture  de  vœux,  bourgeois  heureux  de 
spolier  les  fondations  des  églises  et  de  remettre  en 
circulation  des  capitaux  improductifs,  fils  de  la  Renais- 
sance charmés  de  pouvoir  suivre  la  nature,  sans  déses- 
pérer de  leur  salut  éternel,  tels  furent  les  diverses 
catégories  de  personnes  où  Luther  recruta  d'innom- 
brables partisans. 

2°  La  justification  par  la  foi  chez  Zwingli.  —  On  a 
déjà  vu  combien  Zwingli  différait  de  Luther  et  com- 
ment. Ce  ne  fut  pas  pour  des  raisons  mystiques  que  le 
curé  de  Zurich  entra  en  rébellion  contre  le  dogme 
traditionnel.  Il  avait  l'esprit  indépendant.  Il  fut  poussé 
par  des  raisons  d'ordre  politique  et  ecclésiastique.  La 
justification  par  la  foi  seule  demeura  toujours  adven- 
tice dans  son  système.  Parmi  les  titres  de  chapitre  de 
son  grand  ouvrage  De  vera  et  falsa  religione  commenla- 
rius  (1525),  on  chercherait  en  vain  les  mots  foi  et 
justification.  C'est  au  mot  Evangelium  que  se  trouve 
exposée  sa  doctrine  du  salut.  «  L'Évangile,  écrit-il, 
c'est  que  les  péchés  sont  remis  au  nom  du  Christ.  » 
C.  R.,  Opéra  Zuinglii,  t.  m,  p.  691.  Il  rappelle  la 
prédication  de  Jean-Baptiste.  Cette  prédication  était 
un  appel  à  la  pénitence.  Elle  ne  pouvait  engendrer  que 
le  désespoir.  Mais  Jean  la  faisait  suivre  de  l'annonce 
du  baptême  par  l'Esprit-Saint.  «  Or,  qu'est-ce  autre 
chose,  conclut  audacieusement  Zwingli,  de  baptiser 
dans  l'Esprit-Saint,  que  de  rendre  la  conscience  tran- 
quille et  joyeuse  de  sa  venue?  Et  comment  pourrait- 
elle  être  tranquille,  si  on  ne  lui  donnait  des  espérances 
fermes  de  quelque  chose  qu'elle  sache  avec  certitude 
ne  pouvoir  tromper?  Baptiser  dans  l'Esprit-Saint 
n'est  donc  rien  autre  chose  que  ceci  :  le  Christ  nous 
donne  son  Esprit  qui  illumine  nos  cœurs  et  les  entraîne 
si  bien  que  nous  ayons  confiance  en  lui,  que  nous  nous 
appuyions  sur  lui,  qui  est  le  Fils  de  Dieu,  qui  nous  a 
été  envoyé,  et  dont  nous  sommes  devenus  les  frères, 
par  sa  miséricorde  et  non  par  nos  mérites.  »  Loc.  cit., 
p.  693  sq. 

En  somme,  le  système  de  Zwingli,  fortement  appa- 
renté à  celui  de  Luther,  se  ramène  aux  éléments  sui- 
vants :  1.  Connaissance  de  soi-même.  —  2.  Désespoir. 
— -  3.  Recours  à  la  miséricorde  divine.  —  4.  Terreur 
causée  par  sa  justice.  —  5.  Révélation  de  Jésus  comme 
ayant  accompli  toute  satisfaction  à  la  justice  et  gage, 
pour  ceux  qui  se  confient  en  lui,  de  certitude  du  salut. 

Voici  un  texte  de  l'ouvrage  cité  qui  met  bien  ces 
éléments  en  relief  :  «  Dieu  nous  illumine  pour  que  nous 
nous  connaissions  nous-mêmes.  Et,  lorsque  cela 
s'accomplit,  nous  sommes  jetés  dans  le  désespoir. 
Nous  nous  réfugions  dans  sa  miséricorde,  mais  sa 
justice  nous  fait  peur.  Alors  la  sagesse  éternelle  dé- 
couvre le  moyen  de  satisfaire  à  sa  justice,  ce  dont  nous 
étions  incapables,  et  de  nous  faire  jouir  de  lui,  appuyés 
sur  sa  miséricorde.  Il  envoie  son  Fils  qui  satisfait 
pour  nous  à  la  justice  et  qui  devient  le  gage  indubitable 
du  salut.  Mais  c'est  à  condition  que  nous  devenions 
une  nouvelle  créature  et  que  nous  marchions  revêtus 
du  Christ.  Toute  la  vie  du  chrétien  est  donc  pénitence. 
Quand  est-ce  en  elïet  que  nous  ne  péchons  pas?  » 
Loc.  cit.,  p.  695. 

On  remarquera  dans  ce  passage  moins  ce  qui  y 
ressemble  à  la  doctrine  de  Luther  que  ce  qui  en  ditïère. 
Zwingli  n'est  pas  seulement  un  théologien  biblique.  Il 
est  aussi  et  peut-être  surtout  un  conducteur  d'hommes. 


Il  légifère  pour  une  république  bourgeoise.  Il  raisonne 
en  homme  d'État.  Il  a  donc  bien  garde  d'ébranler  la 
force  de  la  loi,  cette  garantie  nécessaire  de  l'ordre 
public.  On  ne  trouve  pas  chez  lui  l'opposition  chère  à 
Luther  entre  la  loi  et  la  promesse.  Il  ne  laisse  jamais 
entendre  que  la  Loi  n'avait  qu'un  rôle  préparatoire 
qui  fait  cesser  sa  force  obligatoire  au  seuil  de  la  Foi. 
La  loi  est  au  contraire  pour  lui  l'expression  de  la 
volonté  immuable  de  Dieu.  La  grâce  nous  affranchit 
de  sa  puissance  de  damnation  et  non  de  sa  puissance 
d'obligation.  C'est  évidemment  là  une  différence  capi- 
tale d'avec  Luther  qui  arrive  à  rendre  la  loi  odieuse  à 
l'homme.  Zwingli  veut  au  contraire  qu'on  adore  la  loi, 
tout  en  sachant  bien  qu'on  ne  peut  pas  l'accomplir. 
Il  est  très  catégorique  sur  ce  point.  Le  salut  s'accom- 
plit en  nous  par  la  confiance  en  Jésus  seul  Sauveur. 
Mais  cela  ne  nous  affranchit  pas  de  la  loi.  Nous  devons 
l'accomplir  librement,  heureusement,  amoureusement, 
sans  croire  que  nous  puissions  satisfaire  à  ses  exigences 
profondes,  mais  en  comptant  sur  le  Christ  pour  nous 
arracher  à  la  puissance  de  damnation  qu'elle  comporte 
et  qui  continue  à  peser  sur  les  incrédules. 

Toutefois,  si  Zwingli  se  montre  moins  brutal,  plus 
nuancé  que  Luther  dans  l'intelligence  de  la  loi,  il  ne 
diffère  pas  de  lui  sur  le  plan  métaphysique,  car  lui  non 
plus  il  n'admet  pas  que  l'homme  soit  libre.  Comme 
Luther,  il  fait  reposer  tout  le  système  du  salut  sur  la 
prédestination.  Le  sort  de  tous  les  hommes  est  réglé, 
de  toute  éternité,  sans  qu'ils  y  soient  pour  rien  et 
sans  que  leur  liberté  entre  en  ligne  de  compte.  Zwingli 
voit  bien  tout  ce  que  cette  doctrine  de  la  toute-puis- 
sance arbitraire  de  Dieu  présente  de  révoltant  pour  le 
sens  de  justice  inné  dans  l'homme.  Il  se  pose  nettement 
l'objection  :  pourquoi  Dieu,  qui  fait  tout,  punit-il  les 
méchants?  Et  il  ne  fait  à  cette  question  que  la  réponse 
que  voici  :  la  loi  demeure  la  loi,  bien  que  Dieu  agisse 
dans  tous  les  êtres.  Ceux  qui  la  violent  doivent  être 
punis.  —  En  ce  cas,  dira  l'impie,  c'est  Dieu  même 
qu'il  faudrait  punir,  puisque  c'est  Lui  qui  est  la  cause 
du  péché.  —  Vous  vous  trompez  grossièrement,  ré- 
plique Zwingli.  Dieu  est  au-dessus  de  la  loi.  C'est  lui 
qui  l'a  faite.  Elle  exprime  sa  volonté.  Il  n'est  donc  pas 
tenu  de  l'accomplir,  mais  seules  les  créatures  y  sont 
tenues.  Dieu  est  essentiellement  un  Esprit  et  une 
Pensée  libre  de  toute  loi.  L'acte  qui  est  coupable  pour 
la  créature  sujette  à  la  loi  n'est  que  sagesse  pour  Dieu 
qui  est  au-dessus  de  la  loi  et  qui  est  seul  cause  de  cet 
acte!  Le  déterminisme  de  Zwingli  ne  recule  donc 
aucunement  devant  celte  effroyable  conséquence  : 
Dieu  est  la  cause,  la  source,  l'instigateur  et  l'auteur 
etfeetif  de  tous  les  crimes  et  l'être  humain  qui  n'est 
qu'un  instrument  entre  ses  mains,  n'en  mérite  pas 
moins  les  châtiments  éternels,  pour  la  violation  «  for- 
cée »  de  la  Loi  qui  lui  était  imposée.  Et  Dieu  n'en 
demeure  pas  moins  la  bonté,  la  miséricorde  et  la 
sagesse  infinies! 

C'est  que  Zwingli  ne  veut  voir  que  le  côté  lumineux 
de  l'élection.  Il  ne  songe  pas  à  s'attendrir  sur  les 
damnés.  Ce  sont  des  gens  auxquels  il  ne  faut  pas 
penser.  Ne  regardons  que  les  élus.  La  prédestination, 
selon  Zwingli  est  «la  libre  constitution  établie  par 
la  volonté  divine  au  sujet  de  ceux  qui  doivent  être 
bienheureux  ».  C'est  cette  constitution  —  terme  juri- 
dique signifiant  décret  qui  explique  tout  le  processus 
du  salut.  «  L'élection  passe  devant,  dit  Zwingli.  La 
foi  suit  comme  signe  de  l'élection.  » 

La  foi,  selon  Zwingli,  contient  essentiellement  trois 
choses  :  1.  la  certitude  que  le  Fils  de  Dieu  a  satisfait 
pour  nous;  2.  la  confiance  en  Dieu  seul,  en  ce  qui 
concerne  l'affaire  de  notre  salut;  3.  un  tel  attachement 
à  Dieu  que  l'on  suit  prêt  à  vivre  et  mourir  pour  lui. 
«  Quiconque  est  couvert  du  bouclier  de  la  foi  sait 
qu'il  est  un  élu  de  Dieu,  en  vertu  de  sa  foi  même.  Elle 


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REFORME.    DOCTRINES,    LA    JUSTIFICATION 


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est  en  effet  le  gage  que  nous  donne  l'Esprit  pour  nous 
pousser  à  n'aimer  que  Dieu,  ne  voir  que  Dieu,  ne  nous 
confier  qu'en  Dieu...  Celui  qui  a  cette  lumière  et  cette 
force  de  la  foi,  celui-là  est  certain  que  ni  la  mort  ni  la 
vie  ne  peuvent  lui  enlever  ce  trésor.  Un  tel  homme 
est  tellement  bien  élu  que  son  élection  n'est  pas  connue 
seulement  de  Dieu  mais  aussi  de  lui-même.  «Tout  cela 
dans  le  sermon  De  Providentiel  de  1529,  C.R.,  Opéra 
Zuinglii,  t.  vi,  p.  79-144. 

3°  La  justification  par  la  foi  chez  Calvin.  —  Ni 
Luther  ni  Zwingli  ne  parlaient  volontiers  de  la  prédes- 
tination. Us  avaient  sur  ce  point  des  idées  identiques. 
Mais  ils  jugeaient  avec  raison  que  ce  n'étaient  pas  là 
des  choses  à  proclamer  en  public.  Calvin  n'est  pas  de 
leur  avis.  Si  on  voit  volontiers  en  lui  l'auteur  du  pré- 
destinatianisme  le  plus  radical,  ce  n'est  pas  qu'il 
diffère  de  ses  prédécesseurs  dans  le  fond,  c'est  surtout 
qu'il  s'est  complu  davantage  qu'eux  dans  l'exposé 
d'une  doctrine  aussi  difficile  et  aussi  dure  pour  la 
conscience  commune  des  hommes. 

Quand  il  aborde  ce  sujet,  au  c.  xxi  du  1.  III  de 
l'Institution,  il  déclare  tout  net  qu'il  n'est  pas  d'avis 
qu'on  l'évite,  bien  au  contraire.  «Je  confesse,  dit-il, 
que  les  méchants  et  blasphémateurs  trouvent  incon- 
tinent, en  cette  matière  de  prédestination,  à  taxer, 
caviller,  aboyer  ou  se  moquer.  Mais  si  nous  craignons 
leur  pétulance,  il  faudra  taire  l'un  des  principaux 
articles  de  notre  foi.  » 

«  Nous  appelons  prédestination,  poursuit-il,  le 
Conseil  éternel  de  Dieu, par  lequel  il  a  déterminé  ce  qu'il 
voulait  faire  de  chacun  homme.  Car  il  ne  les  crée  pas 
tous  en  pareille  condition,  mais  ordonne  les  uns  à  vie 
éternelle,  les  autres  à  éternelle  damnation.  »  Pour  les 
élus,  le  décret  de  Dieu  «  est  fondé  sur  sa  pure  miséri- 
corde, sans  aucun  regard  à  la  dignité  humaine  ».  Pour 
les  réprouvés,  il  se  fait  «  par  un  jugement  occulte  et 
incompréhensible,  encore  qu'il  soit  juste  et  équitable  ». 
Chez  les  premiers,  l'élection  se  manifeste  par  la  «  voca- 
tion »,  puis  par  la  «justification  »,  et  elle  se  traduira 
un  jour  par  l'entrée  dans  la  gloire.  Chez  les  seconds, 
la  privation  de  la  connaissance  de  la  parole  divine  et 
de  la  sanctification  par  l'Esprit  est  le  signe  donné  par 
Dieu  du  sort  qu'il  leur  destine.  C  Uvin  affirme  que 
Dieu  «  veut  pour  sa  gloire  en  damner  un  grand 
nombre  ».  Il  n'ignore  pas  que,  «  quanti  l'entendement 
humain  ouit  ces  choses,  son  intempérance  ne  se  peut 
tenir  de  faire  troubles  et  émotions,  comme  si  une 
trompette  avait  sonné  l'assaut  ».  Mais  il  se  fait  fort 
d'avoir  réponse  à  toutes  les  objections.  Sa  grande 
preuve,  c'est  que  «  tous  les  enfants  d'Adam  sont  pris 
d'une  masse  de  corruption  ».  Dieu  est  donc  juste  en 
les  punissant.  Que  si  on  le  presse,  en  lui  demandant 
pourquoi  les  hommes  ont  été  déchus  en  Adam,  il  est 
bien  obligé  de  reconnaître  que  c'est  parce  que  Dieu 
«l'avait  ainsi  ordonné  en  son  conseil».  Mais  «Dieu 
n'est  point  comptable  envers  nous,  insiste  Calvin,  pour 
rendre  raison  de  ce  qu'il  fait  ».  C'est  pourquoi  il  con- 
vient de  repousser  toutes  les  critiques  et  de  n'y  voir 
que  «  grondements  de  pourceaux  ».  Ainsi  se  trouve 
liquidée  toute  opposition  à  la  doctrine  de  Calvin. 

La  prédestination  se  révèle  d'abord  par  la  vocation, 
avons-nous  dit.  La  vocation  est  gratuite.  Elle  «  con- 
siste en  la  prédication  de  la  parole  et  illumination  du 
Saint-Esprit  ».  Nous  y  sommes  essentiellement  pas- 
sifs. Le  propre  de  cette  vocation,  une  fois  acquise, 
c'est  d'être  inaniissiblc.  Ceux  qui  «  trébuchent  »  n'ont 
jamais  été  véritablement  appelés.  «Telles  manières 
de  gens,  dit  Calvin,  n'ont  jamais  adhéré  au  Christ 
d'une  telle  lianec  par  laquelle  nous  disons  que 
notre  élection  est  certifiée.  ■ 

La  vocation  aboutit  immédiatement  à  la  justifica- 
tion. «  Nous  avons  ici  deux  choses  principales  à  regar- 
der, dit  Calvin,  c'est  que  la  gloire  de  Dieu  soit  conser- 


vée en  son  entier,  et  que  nos  consciences  puissent  avoir 
repos  et  assurance  de  son  jugement.  »  Il  aurait  pu  en 
ajouter  une  troisième,  qui  perce  dans  son  langage  de 
juriste  :  le  souci  de  ne  point  affaiblir  la  majesté  et  la 
force  contraignante  de  la  loi.  Sous  ce  rapport,  Calvin 
est  tout  proche  de  Zwingli  et  très  éloigné  de  Luther. 
Ce  n'est  pas  lui  qui  dira  jamais  que  la  loi  n'a  d'autre 
but  que  de  nous  pousser  au  désespoir  et  qu'elle  n'est 
pas  faite  pour  être  observée.  En  Calvin,  encore  plus 
qu'en  Zwingli,  nous  rencontrons  un  directeur  de 
république  bourgeoise,  qui  se  sent  la  responsabilité 
du  maintien  de  l'ordre  public  dans  la  Cité  et  qui  sait 
que  les  hommes  ne  se  règlent  pas  uniquement  sur  des 
prédications  éloquentes,  mais  sur  des  textes  légaux. 

Pour  conserver  en  entier  «  la  gloire  de  Dieu  », 
Calvin  estime,  comme  Luther,  qu'il  ne  faut  rien  accor- 
der au  mérite  humain,  dans  la  question  du  salut.  Il 
soutient  donc  énergiquement  la  justification  par  la  foi 
seule.  «  C'est,  dit-il,  le  principal  article  de  la  religion 
chrétienne...  Celui  est  dit  être  justifié  devant  Dieu 
qui  est  réputé  juste  devant  le  jugement  de  Dieu  et  est 
agréable  pour  sa  justice...  Celui  sera  dit  justifié  par 
foi,  lequel  étant  exclu  de  la  justice  des  œuvres, 
appréhende  la  justice  de  Jésus-Christ,  de  laquelle 
étant  vêtu,  il  apparaît  devant  la  justice  de  Dieu,  non 
pas  comme  étant  pécheur,  mais  comme  juste.  »  La  foi 
est  toute  gratuite.  C'est  une  œuvre  que  l'Esprit- 
Saint  opère  au  cœur  des  prédestinés  sans  le  moindre 
concours  de  leur  part. 

Les  droits  de  Dieu  ainsi  mis  hors  d'atteinte,  Calvin 
veut  aussi  donner  aux  consciences  «  le  repos  et  l'assu- 
rance ».  Mais,  ici,  il  est  moins  heureux  que  Luther. 
Celui-ci  n'a  pas  hésité  à  sacrifier  la  loi.  Qu'est-ce  qui 
vous  empêche  de  croire  que  vous  êtes  sûrement  sauvé? 
C'est  l'obsession  de  la  loi  violée  par  vous.  Mais  soyez 
donc  tranquille.  La  loi  n'est  qu'un  épouvantait.  Elle 
n'est  pas  faite  pour  être  appliquée.  «  Péchez  hardi- 
ment!... » 

Luther  ne  gardait  plus  aux  œuvres  de  la  loi  qu'une 
valeur  d'exemple,  une  valeur  sociale  et  politique. 
Mais  il  y  avait  au  cœur  de  son  système  un  noyau  cen- 
tral d'indifférentisme  moral  et,  comme  on  devait  dire 
plus  tard,  d'«  antinomisme  ».  Calvin  se  sépare  ici  de 
son  maître.  Parlant  de  «  liberté  chrétienne  »,  comme 
Luther  l'avait  fait,  il  dira  que  cet  article  est  à  la 
fois  très  nécessaire  et  très  périlleux.  Pour  lui  cette 
«liberté  »  consiste  en  trois  choses  :  1.  que  les  cons- 
ciences chrétiennes,  quand  il  s'agit  de  chercher  assu- 
rance de  leur  justification,  s'élèvent  et  se  dressent  par- 
dessus la  Loi  et  oublient  toute  justice  légale;  2.  que 
«  les  consciences  ne  servent  point  à  la  Loi,  comme 
contraintes  par  les  nécessités  de  la  Loi  »,  mais  «  qu'elles 
obéissent  libéralement  à  la  volonté  de  Dieu  »;  3.  que 
l'on  n'attache  aucune  importance  aux  choses  exté- 
rieures, «  qui  par  soi  sont  indifférentes  ». 

Mais  comment  connaîtrons-nous  la  volonté  de  Dieu? 
Précisément  par  la  loi.  Il  faudra  donc  l'accomplir, 
non  parce  qu'elle  sauve,  mais  parce  que  Dieu  l'impose. 
La  nuance  est  faible!  En  fait,  Calvin  insiste  sur  la 
nécessité  des  œuvres.  Le  Catéchisme  de  Genève  de  1553 
est  très  formel  :  «  Mais  pouvons-nous  être  justifiés 
sans  faire  bonnes  œuvres?  —  Il  est  impossible.  Car 
croire  en  Jésus-Christ,  c'est  le  recevoir  tel  qu'il  se 
donne  à  nous.  Or,  il  nous  promet  non-seulement  de 
nous  délivrer  de  la  mort  et  remettre  en  la  grâce  de 
Dieu  son  l'ère,  par  le  mérite  de  son  innocence,  mais 
aussi  de  nous  régénérer  par  son  Esprit,  pour  nous 
faire  vivre  saintement.  —  La  foi  donc,  non  seulement 
ne  nous  rend  pas  nonchalants  à  bonnes  œuvres;  mais 
elle  est  la  racine  dont  elles  sont  produites?  —  Il  est 
ainsi  :  et  pour  cette  cause,  la  doctrine  de  l'Évangile 
est  comprise  en  ces  deux  points,  à  savoir  Foi  et  Péni- 
tence.   —    Qu'est-ce    que    Pénitence?    —    C'est    une 


2061 


REFORME.    DOCTRINES,    LES    SACREMENTS 


2062 


déplaisaiice  du  mal  et  amour  du  bien,  procédant  de 
la  crainte  de  Dieu  et  nous  induisant  à  mortifier  notre 
chair,  pour  être  gouvernés  et  conduits  par  le  Saint- 
Esprit  au  service  de  Dieu.  —  C'est  le  second  point 
que  nous  avons  touché  de  la  vie  chrétienne  (le  premier 
point  était  d'avoir  notre  «  fiance  en  Dieu  »).  —  Voire  : 
et  avons  dit  que  le  vrai  et  légitime  service  de  Dieu 
consiste  en  ce  que  nous  obéissions  en  sa  volonté.  — 
Pourquoi?  —  D'autant  qu'il  ne  veut  pas  être  servi 
à  notre  fantaisie,  mais  à  son  bon  plaisir.  —  Quelle 
règle  nous  a-t-il  donnée  pour  nous  gouverner?  —  Sa 
Loi.  » 

Et  pourtant  Calvin,  si  rigide  à  maintenir  l'obligation 
de  la  loi,  maintient  aussi  notre  impuissance  à  l'accom- 
plir parfaitement.  Il  se  demande  donc,  dans  le  Caté- 
chisme «  pourquoi  requiert  le  Seigneur  une  telle  per- 
fection qui  est  au-dessus  de  notre  faculté?  »  Et  il 
répond  :  «  Il  ne  requiert  rien  à  quoi  nous  ne  soyons 
tenus,  moyennant  que  nous  mettions  peine  à  confor- 
mer notre  vie  à  ce  qui  nous  y  est  dit,  encore  que  nous 
soyons  bien  loin  d'atteindre  jusques  à  la  perfection, 
le  Seigneur  ne  nous  impute  point  ce  qui  défaut.  » 

Et  à  travers  tout  cela  achève  de  se  dessiner  pour 
nous  le  portrait  du  puritain,  selon  le  cœur  de  Calvin. 
Le  puritain,  avons-nous  dit,  est  l'homme  de  la  Bible. 
Mais  nous  pouvons  ajouter  maintenant  :  le  puritain 
est  l'homme  qui  se  sait  élu,  qui  lit  son  élection  dans 
son  biblicisme  et  dans  son  culte  de  la  loi  et  qui  ne 
regarde  tous  ceux  qui  diffèrent  de  lui  que  comme  un 
gibier  d'enfer,  détesté  justement  par  Dieu  et  qu'il  doit 
détester  lui-même  1 

4°  Prédestination  et  justification  dans  la  foi  angli- 
cane. —  Il  y  a  une  grande  ressemblance  entre  la  doc- 
trine anglicane  et  celle  de  Calvin,  sans  doute  parce 
qu'ici  Calvin  tenait  de  Bucer  un  respect  de  la  loi  que 
Luther  n'avait  pas  affirmé  assez  hautement.  Voici  le 
texte  des  articles  de  la  confession  anglicane  concer- 
nant les  questions  du  salut  :  Art.  17  :  «  La  prédesti- 
nation est  l'éternel  dessein  de  Dieu,  par  lequel,  avant 
que  les  fondements  du  monde  ne  fussent  jetés,  il  a 
décrété,  de  toute  éternité,  par  sa  volonté  impénétrable 
pour  nous,  de  sauver  de  la  malédiction  et  de  la  damna- 
tion ceux  des  humains  qu'il  a  choisis  en  son  Christ  et 
de  les  conduire  par  le  Christ  au  salut  éternel,  comme 
des  vases  d'honneur.  En  conséquence,  ceux  qui  sont 
favorisés  d'un  si  grand  bienfait  de  Dieu,  sont  appelés, 
suivant  le  dessein  de  Dieu,  par  son  Esprit  opérant  en 
temps  opportun.  Avec  l'aide  de  la  grâce,  ils  obéissent 
à  cet  appel  :  ils  sont  justifiés  librement.  Ils  deviennent 
enfants  de  Dieu  par  adoption.  Ils  sont  faits  à  l'image 
de  son  Fils  unique,  Jésus-Christ,  (7s  progressent 
saintement  dans  les  bonnes  œuvres  et,  à  la  fin,  avec  la 
miséricorde  de  Dieu,  ils  obtiennent  la  félicité  éter- 
nelle. » 

Il  y  a  dans  cet  exposé,  un  mot  qui  peut  surprendre  : 
le  mot  librement.  Mais  le  sens  paraît  être  que  Dieu 
justifie  librement  sans  qu'aucun  mérite  humain  le 
contraigne  à  justifier.  C'est  ce  qui  ressort  de  l'art.  11  : 
«  Nous  sommes  tenus  pour  justes  devant  Dieu  seu- 
lement à  cause  du  mérite  de  N.  S.  et  Sauveur  Jésus- 
Christ,  par  la  foi  et  non  pas  à  cause  de  nos  propres 
œuvres  ou  mérites.  Voilà  pourquoi  dire  que  nous 
sommes  justifiés  par  la  foi  seulement  est  une  doctrine 
très  saine  et  très  consolante.  » 

L'art.  12,  sur  les  bonnes  œuvres,  est  encore  plus 
net  contre  l'idée  d'une  véritable  coopération  entre  la 
volonté  humaine  et  la  grâce  divine  :  «  Quoique  les 
bonnes  œuvres,  y  lit-on,  qui  sont  le  fruit  de  la  foi  et 
qui  suivent  la  justification,  ne  puissent  effacer  nos 
péchés  et  affronter  le  jugement  de  la  sévérité  de  Dieu, 
cependant  elles  sont  agréables  à  Dieu,  en  Jésus-Christ 
et  naissent  nécessairement  d'une  foi  vraie  et  vive,  si 
bien  que  c'est  par  ces  bonnes  œuvres  qu'une  foi  vive 


peut  être  aussi  évidemment  reconnue  qu'un  arbre  à 
ses  fruits.  » 

En  somme,  on  retrouve  ici  tous  les  éléments  du 
puritanisme  calviniste  et  c'est  pourquoi  le  puritanisme 
devait  fleurir  aussi  bien  dans  l'anglicanisme  que  dans 
le  presbytérianisme  calviniste.  Le  puritain  anglican 
lit  son  élection,  lui  aussi  dans  son  accomplissement 
correct  de  la  loi,  car  il  y  voit  la  preuve  que  sa  foi  est 
vive,  que  c'est  bien  la  foi  d'un  prédestiné. 

Mais  tandis  que  Calvin  méprise  les  non-prédestinés, 
les  traite  sans  ambages  de  «  pourceaux  »,  les  auteurs 
de  la  confession  anglicane,  manifestent  timidement  un 
souci  d'ordre  public,  dans  la  déclaration  suivante  : 
«  De  même  que  la  divine  considération  de  la  prédesti- 
nation et  de  notre  élection  en  Jésus-Christ  est  pleine 
d'une  douce,  riante,  et  indicible  consolation  pour  les 
personnes  pieuses  et  celles  qui  sentent  en  elles  l'œuvre 
de  l'Esprit  du  Christ,  mortifiant  les  appétits  de  leur 
chair  et  leurs  membres  terrestres,  —  remarquons  ces 
mots  qui  expliquent  l'austérité  puritaine,  —  élevant 
leur  esprit  vers  les  pensées  supérieures  et  célestes, 
autant  parce  que  cela  établit  et  confirme  profondément 
leur  foi  au  salut  éternel  dont  ils  jouiront  en  Jésus- 
Christ  que  parce  que  cela  enflamme  très  vivement  leur 
amour  pour  Dieu,  — ■  de  même,  pour  les  personnes 
charnelles   et   curieuses,    qui   n'ont   pas   l'Esprit   du 
Christ,  la  considération  continuelle  de  la  sentence  de 
la  divine  prédestination  est  une  occasion  très  dange- 
reuse de  ruine,  par  laquelle  le  démon  les  fait  tomber 
soit  dans  le  désespoir,  soit  dans  le  malheur  d'une  vie 
très  impure,  non  moins  périlleuse  que  le  désespoir.  » 
Comme  on  le  voit,  les  rédacteurs  des  3 il  Articles 
auraient  voulu  conserver  d'une  part  aux  prédestinés 
la  joie  de  se  savoir  élus,  tout  en  préservant  la  société 
des  débordements  de  ceux  qui  se  savaient  non-élus. 
Mais  de  quel  droit  arracher  à  ces  derniers,  avec  les 
joies  de  la  vie  future,  les  satisfactions  grossières  de  la 
vie  présente,  puisque  c'était  tout  ce  qu'ils  pouvaient 
espérer  de  leur  infortuné  destin?   Il  semble  que  les 
rédacteurs  des  'HJ  Articles  aient  vaguement  senti  les 
dangers  d'une  doctrine  trop  rigide  de  la  prédestination. 
Maisils  n'étaient  pas  des  métaphysiciens.  Hommes  pra- 
tiques, ils  voulaient  pousser  les  sujets  de  leur  Église  à 
l'observation  de  laloi,  sans  excès  toutefois,  car  l'art.  14, 
dirigé  contre  l'ascétisme  monastique,  interdisait  toutes 
les  œuvres  de  surérogation.  Le  «  puritain  »  sera  donc 
un  homme  précis  et  calculateur.  La  Bible  contient  pour 
lui  la  liste  définitive  de  ses  obligations.  Il  ne  veut  pas 
qu'on  y  ajoute  rien.  Il  lui  suffit  d'être  au  premier  rang 
des  amis  de  Dieu  et  il  repousse  toute  surenchère! 

IV.     LA     DOCTKISE     DES    SACREMEXTS;     BAPTÊME; 

COXFikitATiox.  —  1°  Chez  Luther.  —  C'est  dans  les 
derniers  mois  de  1519  que  Luther  commence  à  s'occu- 
per, avec  le  jeune  Philippe  Mélanchtl  on,  de  la  doc- 
trine des  sacrements.  Il  fait  là  des  découvertes  impres- 
sionnantes. Le  peuple  ne  pouvait  guère  comprendre 
ses  théories  sur  la  justification  et  la  prédestination. 
Mais  toucher  aux  sacrements  c'était  toucher  à  ce  qui 
frappait  le  plus  les  regards  dans  l'antique  religion, 
c'était  opérer  une  révolution.  Luther  semble  avoir 
hésité  quelque  temps  à  livrer  son  opinion  sur  ce  point, 
il  le  fait  dans  le  Prélude  sur  la  captivité  babylonienne 
de  l'Église  (octobre  1520).  Dès  le  début  de  cet  ouvrage, 
il  formule  sa  thèse  :  «  Je  nie  les  sept  sacrements.  Je 
n'en  admets  plus  que  trois  :  le  baptême,  la  pénitence 
et  le  pain.  Ceux-ci  ont  été  plongés  par  Borne  dans  une 
lamentable  captivité.  L'Église  a  été  dépouillée  de 
toute  sa  liberté.  » 

Au  surplus,  il  n'a  jamais  été  bien  fixé  sur  ce  nombre 
trois.  Dans  la  première  édition  de  ses  deux  Catéchismes 
(1529)  il  ne  parlait  plus  que  du  baptême  et  de  la  cène. 
La  pénitence  ne  fut  ajoutée  que  dans  les  éditions  posté- 
rieures. 


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RÉFORME     DOCTRINES,    LES    SACREMENTS 


2064 


Il  ne  s'est  pas  attardé  à  faire  un  traité  des  sacre- 
ments en  général.  Mais  il  est  aisé  de  déduire  sa  doc- 
trine du  reste  de  son  système.  Cette  doctrine  est  arti- 
culée sur  celle  de  la  justification.  La  justification  ne 
pouvant  s'opérer  que  par  la  foi  en  la  promesse,  il  est 
clair  que  le  sacrement  ne  peut  servir  à  la  justification 
qu'en  s'insérant  dans  le  processus  de  la  foi  et  il  ne  peut 
s'y  insérer  qu'en  tant  que  signe  de  la  promesse.  On 
comprend  dès  lors  la  définition  de  Mélanchthon  dans 
les  I.oci  Communes  (édition  de  1545)  :  «  Les  sacre- 
ments sont  des  signes  de  la  volonté  de  Dieu  envers 
nous  ou  encore  des  témoignages  de  la  grâce  promise  », 
ou  plus  savamment:  «  Le  sacrement  est  un  signe  de  lu 
grâce,  c'est-à-dire  de  la  réconciliation  gratuite  qui 
nous  est  accordée  à  cause  du  Christ  et  qui  est  prêchée 
dans  l'Évangile.  » 

La  Confession  d'Ausbourg  avait  dit  dans  le  même 
sens  :  «  Les  sacrements  ont  été  institués,  non-seule- 
ment pour  être  des  marques  de  profession  religieuse 
parmi  les  hommes  —  ceci  contre  Zwingli,  —  mais  bien 
plutôt  pour  être  des  signes  et  témoignages  de  la  vo- 
lonté de  Dieu  envers  nous,  ayant  pour  but  d'exciter 
chez  ceux  qui  en  usent  la  foi  et  de  la  confirmer.  » 

La  bonne  manière  d'user  des  sacrements,  selon  la- 
dite Confession,  c'est  donc  de  «  croire  aux  promesses 
que  les  sacrements  rappellent  et  montrent  ».  Au  sur- 
plus, la  Confession  exclut  positivement  la  doctrine 
catholique.  Elle  «  condamne  ceux  qui  enseignent  que 
les  sacrements  justifient  ex  opère  operato  et  qui  ne 
disent  pas  que,  dans  l'usage  des  sacrements,  il  est  néces- 
saire d'avoir  cette  foi  qui  croit  que  les  péchés  sont 
remis.  » 

Par  contre,  Luther  s'élève,  dans  ses  Catéchismes, 
contre  les  sectes  ultra-spirituèlles,  qui  repoussent  tout 
recours  à  des  signes  sensibles, dans  le  fait  de  la  justifi- 
cation. «  Parce  que  la  tyrannie  du  pape  est  abattue, 
dit  le  Petit  catéchisme,  il  en  est  qui  ne  veulent  plus 
aller  au  sacrement  (de  la  communion)  et  qui  le  mé- 
prisent. Il  faut  de  nouveau  les  pousser  quoique  avec 
précaution.  Nous  ne  voulons  pousser  personne  à  la 
foi,  ni  contraindre  à  la  communion,  ni  établir  une  loi, 
ni  temps,  ni  situation,  mais  nous  voulons  prêcher  de 
telle  façon  qu'ils  se  contraignent  eux-mêmes,  sans 
aucune  loi  de  notre  part  et,  pour  ainsi  dire,  forcer  les 
pasteurs  à  leur  présenter  la  communion.  Et  cela  se  fait 
en  cette  manière  qu'on  leur  dit  :  «  Quiconque  ne  cher- 
che pas  ou  ne  désire  pas  le  sacrement,  au  moins  une 
fois  ou  quatre  fois  dans  l'année,  celui-là  donne  à  crain- 
dre qu'il  méprise  le  sacrement  et  ne  soit  pas  chrétien, 
car  il  n'écoute  pas  l'Évangile  et  n'y  croit  pas...  Celui 
qui  n'a  pas  une  grande  estime  pour  le  sacrement,  c'est 
un  signe  qu'il  n'y  a  pour  lui  ni  péché,  ni  chair,  ni  dia- 
ble, ni  monde,  ni  mort,  ni  jugement,  ni  enfer.  » 

L'histoire  recommençait  et  Luther,  tout  en  s'en 
défendant  assez  gauchement,  se  voyait  contraint  d'im- 
poser, lui  aussi,  des  règles  pour  la  fréquentation  des 
sacrements. 

La  théorie  sacramentaire  de  Luther  s'appliquait  en 
première  ligne  au  baptême.  Pour  lui,  il  n'y  a  qu'un 
péché  qui  damne  :  l'incrédulité,  comme  il  n'y  a  plus 
qu'un  acte  qui  sauve  :  la  foi,  au  sens  spécial  de  certi- 
tude du  salut  personnel.  Le  baptême  n'a  d'autre  but 
que  de  nourrir  cette  foi.  L'intention  du  ministre  du 
baptême  n'a  plus  aucune  Importance.  Ce  n'est  pas  un 
homme  qui  nous  baptise,  (''est  la  Trinité  sainte.  Seule 
la  foi  du  baptisé  esi  nécessaire.  Ce  qui  donne  au  bap- 
tême son  efficacité,  c'est  la  promesse  qu'il  rappelle. 
Quiconque  garde  la  foi  en  celle  promesse  conserve  la 
grâce  de  son  baptême.  «  Toute  notre  vie,  dit  Luther, 
doit  prolonger  notre  baptême  et  accomplir  le  signe  ou 
sacrement  de  baptême.  » 

Une  conséquence  capitale  de  cette  efficacité  du  bap- 
tême, c'est  qu'en  assurant  notre  salut  par  la  foi,  il  nous 


affranchit  de  toute  autorité  humaine.  «Ni  le  pape, ni  les 
évêques,  ni  aucun  homme  n'a  le  droit  d'imposer  une 
syllabe  à  un  chrétien,  sans  son  consentement.  Tout  ce 
qui  se  fait  autrement  vient  d'un  esprit  tyrannique.  » 
(Tout  cela  dans  Prélude  sur  la  captivité  babylonienne 
de  l'Église,  oct.  1520,  W.,  t.  vi,  p.  529  sq.). 

Il  est  également  contraire  au  baptême  et  à  la  liberté 
qu'il  confère  de  prononcer  des  vœux  de  religion.  Les 
religieux  commettent  le  crime  de  douter  de  l'efficacité 
de  leur  baptême.  C'est  un  crime  irrémissible! 

Après  avoir  parlé  du  baptême,  Luther,  dans  son 
Prélude  de  1520,  traitait  de  la  confirmation.  Mais 
c'était  pour  expédier  sommairement  la  question.  Il 
n'a  jamais  montré  qu'un  superbe  dédain  pour  ce  sacre- 
ment. «  On  se  demande,  disait-il,  ce  qui  leur  a  passé  par 
l'esprit  de  faire  de  l'imposition  des  mains  un  sacre- 
ment de  confirmation.  »  C'était  sans  doute  pour  four- 
nir aux  évêques  une  belle  occasion  de  parader!  Mais, 
«  un  évêque  qui  ne  prêche  pas  l'Évangile  et  qui  n'exerce 
pas  le  ministère  des  âmes,  qu'est-ce  autre  chose  qu'une 
idole  qui  n'a  plus  que  le  nom  et  l'apparence  extérieure 
d'un  évêque?  » 

Ce  qui  est  sur,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  dans  la  confirma- 
tion le  rappel  d'une  promesse  du  Christ.  Ce  n'est  donc 
pas  un  sacrement,  mais  une  simple  cérémonie  exté- 
rieure. Elle  n'a  aucun  droit  à  être  rangée  parmi  les 
sacrements  de  la  foi.  Notons  au  passage  cette  dernière 
expression.  Elle  résume  d'un  mot  les  théories  de 
Luther  sur  les  sacrements.  Ils  sont  des  signes  propres 
à  exercer  la  foi,  rien  de  plus,  rien  de  moins. 

2°  La  théorie  sacramentaire  de  Zwingli.  — ■  Très  diffé- 
rente est  la  doctrine  de  Zwingli.  Chaque  fois  qu'il 
aborde  la  question  sacramentaire,  c'est  avec  une  mau- 
vaise humeur  sensible.  Il  n'aime  pas  ce  mot  de  sacre- 
ment. Il  estime  que  ce  mot  a  été  détourné  de  son  sens 
étymologique.  C'est  par  suite  de  cette  erreur  philo- 
logique que  trois  idées  fausses  se  sont  introduites  dans 
l'Église  :  1.  que  le  sacrement  est  «quelque  chose  de 
saint  et  de  haut,  qui  par  sa  propre  vertu  délivre  la 
conscience  du  péché  —  il  vise  ici  l'opinion  catholi- 
que —  ;  2.  que  le  sacrement  est  le  signe  d'une  chose 
sainte,  en  sorte  que  le  rite  joint  à  la  confiance  qu'on 
a  en  lui  purifie  intérieurement  —  il  vise  ici  la  doctrine 
de  Luther,  sans  être  plus  juste  pour  elle  que  pour  ren- 
seignement catholique  — ;  3.  que  le  sacrement  est  le 
signe  de  la  réconciliation  déjà  accomplie  et  une  confir- 
mation de  cette  dernière  —  il  vise  ici,  toujours  sans 
nommer  personne,  les  anabaptistes.» 

Mais  quel  est  donc  son  sentiment  à  lui?  Il  fait  éta- 
lage d'érudition  humaniste,  avant  de  nous  le  dire.  Il 
rappelle  que  le  mot  sacrement,  chez  les  païens,  signi- 
fiait soit  une  somme  mise  en  gage  aux  pieds  d'une 
idole  par  des  plaideurs,  une  sorte  de  cautionnement 
sacré,  soit  le  serment  militaire,  soit  enfin  un  serment 
quelconque.  Erasme  avait  déjà  précisé  ces  divers  sens 
dans  ie  latin  classique.  Mais  Zwingli  veut  à  toute  force 
en  conclure  que  le  mot  de  sacrement,  dans  la  langue 
chrétienne,  a  dû  signifier  soit  une  initiation,  soit  une 
mise  en  gage.  Le  sacrement  n'aurait  donc  pour  lui 
aucune  signification  proprement  religieuse.  Zwingli 
laïcise  le  concept  traditionnel  de  sacrement.  Il  n'y  voit 
plus  qu'un  acte  extérieur  d'ordre  politique  et  social. 

Il  est  absurde,  selon  lui,  de  croire  qu'on  délivre  des 
consciences  avec  de  l'eau.  «  Dieu  seul  peut  les  délivrer, 
dit-il;  comment  l'eau,  l'huile,  le  sel,  ou  d'autres  choses 
aussi  grossières  pourraient -elles  atteindre  jusqu'à 
l'esprit?  C'est  donc  une  immense  erreur  de  croire  que 
les  sa  rements  ont  le  pouvoir  de  purifier  les  Ames.  » 

Quant  à  dire,  comme  Luther,  que  le  croyant  a  be- 
soin du  signe  pour  faire  acte  de  foi  dans  la  promesse, 
cela  est  enfantin!  11  faut  ne  pas  savoir  ce  que  c'est  que 
la  foi,  pour  avancer  chose  pareille!  La  foi  est  une  expé- 
rience intime.  L'homme  la  sent  en  lui-même.  Le  bap- 


5065 


REFORME      DOCTRINES,    LES    SACREMENTS 


2066 


tême  ne  peut  apporter  à  ce  sentiment  aucun  degré  de 
confirmation.  On  l'a  ou  on  ne  l'a  pas.  Mais  le  Jourdain 
tout  entier  ne  pourrait  la  donner.  On  peut  très  bien 
recevoir  le  baptême  et  ne  sentir  que  la  fraîcheur  de 
l'eau,  mais  nullement  la  rémission  des  péchés  ou  la 
libération  de  l'âme.  L'Esprit-Saint  n'est  lié  par  aucun 
signe,  il  souille  où  il  veut,  quand  il  veut.  «  S'il  était 
contraint  de  se  donner  intérieurement,  au  moment 
précis  où  nous  faisons  le  signe  rituel,  il  serait  complè- 
tement enchaîné  à  ce  signe,  ce  qui  est  contraire  à  la 
vérité.  » 

Quant  à  l'opinion  des  baptistes  que  le  baptême  est 
:1e  signe  de  la  réconciliation  déjà  opérée,  Zwingli  la 
raille  sans  pitié.  «  Qu'a-t-il  besoin  du  baptême,  s'écrie- 
t-il,  celui  qui  est  déjà  assuré  par  la  foi  de  la  rémission 
des  péchés?  »  Est-ce  une  vraie  foi,  celle  qui  compte  sur 
une  confirmation  de  cette  nature? 

Enfin,  Zwingli  arrive  à  sa  propre  définition  du  sacre- 
ment :  «  C'est,  dit-il,  un  signe  ou  une  cérémonie,  par 
■laquelle  un  homme  se  voue  à  l'Église  soit  comme  can- 
didat soit  comme  soldat  du  Christ  et  il  est  destiné  à 
donner  la  certitude  de  ta  foi  à  l'Église  bien  plus  qu'à 
toi-même.  »  C'est  pourquoi  Zwingli  préférerait  le  mot 
de  témoignage  public  à  celui  de  sacrement,  qui  n'est 
bon  qu'à  égarer  les  esprits.  Quant  à  s'imaginer  que  le 
rite  extérieur  engendre  une  purification  extérieure, 
c'est  tout  simplement  du  judaïsme!  Voir  Explication 
des  Articles  (1523),  Commentaire  de  la  vraie  et  /ausse 
religion  (1525)  et  enfin  Ratio  fidei,  présentée  par 
Zwingli  à  la  diète  d'Augsbourg,  en  1530,  art.  7. 

On  comprend  dès  lors  que  Zwingli  soutienne  que  le 
baptême  de  Jean  ait  eu  la  même  ellicacité  que  celui  du 
Christ.  Si  on  lui  oppose  le  texte  des  Actes,  xix,  1-10, 
où  une  difïérence  est  introduite  entre  ces  deux  bap- 
têmes, il  répond  que  saint  Paul  a  dû  se  contenter  d'ins- 
truire les  gens  d'Éphèse,  baptisés  au  nom  de  Jean,  en 
leur  apprenant  la  confiance  au  nom  de  Jésus  seul. 

Il  réfute  les  anabaptistes  pour  qui  le  baptême  doit 
être  le  sceau  de  la  conversion  personnelle  et  qui,  pour 
cette  raison,  repoussaient  le  baptême  des  enfants,  en 
disant  que  le  sort  des  enfants  chrétiens  serait  pire  que 
celui  des  enfants  juifs,  si  on  ne  pouvait  les  agréger  au 
peuple  de  Dieu.  On  doit  au  contraire  les  baptiser,  non 
pour  les  sauver,  mais  pour  attester  leur  appartenance 
à  l'Église  chrétienne  en  laquelle  ils  sont  sauvés.  On  se 
souvient  du  reste  que  Zwingli  nie  que  le  péché  originel 
soit  un  vrai  péché  qui  prive  du  salut. 

En  somme,  Zwingli  unit  dans  sa  pensée  deux  cou- 
rants très  différents  :  un  spiritualisme  très  intransi- 
geant qu'il  croit  puiser  dans  le  Nouveau  Testament  et 
un  théocratisme  vigoureux  qu'il  extrait  de  l'Ancien. 
Son  spiritualisme  repousse  le  baptême  en  tant  que 
cause  de  grâce.  Son  théocratisme  par  contre  l'accueille 
volontiers,  en  tant  que  signe  d'appartenance  au  peu- 
ple de  Dieu  et  de  soumission  à  la  loi.  Le  baptême  est 
ainsi  expulsé  de  la  doctrine  du  salut,  pour  ne  garder 
qu'un  sens  politique  et  civil. 

Inutile  d'ajouter  que  Zwingli  rejette  complètement 
la  confirmation,  en  tant  que  sacrement. 

3°  Les  théories  sa  ramentaires  de  Calvin.  — ■  Calvin 
traite  des  sacrements  au  c.  xiv  du  1.  IV  de  l'Institu- 
tion chrétienne.  Dans  le  premier  état  de  son  livre 
(1530),  cette  question  formait  le  c.  iv.  Il  définissait 
alors  le  sacrement  :  «  un  signe  extérieur,  par  lequel  le 
Seigneur  figure  et  atteste  sa  bienveillance  envers  nous, 
afin  de  soutenir  la  faiblesse  de  notre  foi  »,  ou  encore  : 
«  un  témoignage  de  la  grâce  de  Dieu,  manifesté  pour 
nous  dans  un  symbole  extérieur  ».  C.  R.,  Op.  Calvini, 
t.  i,  p.  102.  Dans  les  dernières  éditions  il  joignait  à  ces 
définitions  la  mention  du  rôle  social  des  sacrements. 
«  Sacrement,  disait-il,  est  un  signe  extérieur,  par  le- 
quel Dieu  scelle  en  nos  consciences  les  promesses  de 
sa  bonne  volonté  envers  nous,  pour  confirmer  l'imbé- 


cillité de  notre  foi,  et  nous  mutuellement  rendre  témoi- 
gnage tant  devant  lui  et  les  anges  que  devant  les 
hommes  que  nous  le  tenons  pour  notre  Dieu.  » 

Plus  brièvement  :  «  C'est  un  témoignage  de  la  grâce 
divine  envers  nous,  confirmé  par  un  signe  extérieur, 
avec  attestation  mutuelle  de  l'honneur  que  nous  lui 
portons.  » 

Si  Dieu  a  institué  de  tels  signes  c'est  pour  s'accom- 
moder à  notre  «  rudesse  ».  Nous  sommes  des  êtres  sen- 
sibles. Il  faut  des  signes  ou  symboles  pour  frapper  nos 
sens.  Calvin  n'est  donc  pas  de  l'avis  de  Zwingli.  Il  ne 
croit  pas  que  la  foi  se  suffise  à  elle-même.  Il  réfute  son 
opinion  qu'il  résume  ainsi  :  ou  la  Parole  de  Dieu  qui 
précède  le  sacrement  est  pour  nous  la  véritable  volonté 
de  Dieu  ou  elle  ne  l'est  pas.  Si  elle  l'est,  le  sacrement 
n'y  ajoute  rien.  Si  elle  ne  l'est  pas,  ce  n'est  pas  le  sacre- 
ment qui  peut  nous  en  instruire.  Mais  en  bon  juriste,  il 
réplique  :  «  Les  sceaux  qui  sont  apposés  aux  chartes  et 
aux  actes  publics,  pris  en  eux-mêmes,  ne  sont  rien.  Ils 
seraient  bien  inutiles,  si  les  parchemins  ne  contenaient 
rien  d'écrit.  On  ne  peut  pourtant  pas  nier  que  les 
sceaux  ne  confirment  et  ne  contresignent  ce  qui  est 
écrit,  lorsqu'on  le  présente  au  public  ».  Loc.  cit. 

Mais  si  Calvin  admet  que  le  sacrement  confirme  la 
Parole,  il  enseigne  aussi  qu'il  n'est  rien  sans  cette  Pa- 
role. Il  attaque  violemment  la  doctrine  traditionnelle 
de  la  causalité  ex  opère  operato.  Les  sacrements  n'ont 
d'efficacité  qu'en  tant  que  •  témoignages  de  la  grâce  de 
Dieu  et  comme  sceaux  de  la  faveur  qu'il  nous  porte, 
lesquels,  la  signant  en  nous,  consolent  par  ce  moyen 
notre  foi, la  nourrissent,  confirment  et  augmentent... au 
reste,  ils  produisent  lors  leur  efficace  quand  le  maître 
intérieur  des  âmes  y  ajoute  sa  vertu,  par  laquelle  seule 
les  cœurs  sont  percés  et  les  affections  touchées  pour 
donner  entrée  aux  sacrements.  » 

Par  ailleurs,  Calvin  s'indigne  de  ce  que  Zwingli  ait 
cru  devoir  apporter  des  préoccupations  philologiques 
en  cette  matière.  «  J'affirme  instamment,  dit-il,  que 
les  anciens,  qui  ont  donné  aux  signes  le  nom  de  sacre- 
ments, n'ont  pas  du  tout  considéré  l'usage  que  les  écri- 
vains latins  avaient  fait  de  ce  terme,  mais  qu'ils  lui  ont 
imposé  une  signification  nouvelle,  pour  leur  commo- 
dité, afin  de  désigner  tout  simplement  des  signes 
sacrés.  » 

Pour  ce  qui  est  du  nombre  des  sacrements,  Calvin, 
comme  Zwingli,  n'en  veut  connaître  que  deux  :  «  Le 
baptême,  dit-il,  nous  rend  témoignage  que  nous  som- 
mes purgés  et  lavés,  la  cène  de  l'eucharistie  que  nous 
sommes  rachetés.  En  l'eau  est  figurée  ablution,  au 
sang,  satisfaction.  »  Il  déclare  aussi,  au  passage,  qu'il 
ne  voit  aucune  différence  d'efficacité  entre  les  sacre- 
ments de  l'Ancienne  Loi  et  ceux  de  la  Nouvelle. 

Voici  en  quels  termes,  le  réformateur  de  Genève 
expose  la  nature  et  les  effets  du  baptême  :  «  Le  bap- 
tême, dit-il,  est  la  marque  de  notre  chrétienté  et  le 
signe  par  lequel  nous  sommes  reçus  en  la  compagnie  de 
l'Église,  afin  qu'étant  incorporés  au  Christ,  nous 
soyons  réputés  du  nombre  des  enfants  de  Dieu.  » 

Le  baptême  sert  donc  à  deux  fins:  à  confirmer  notre 
foi  et  à  la  confesser  devant  les  hommes.  Son  efficacité 
dure  toute  la  vie.  «  Et  ne  devons  estimer,  dit  Calvin, 
que  le  baptême  nous  soit  donné  seulement  pour  le 
temps  passé...  En  quelque  temps  que  nous  soyons  bap- 
tisés, nous  sommes  une  fois  lavés  et  purgés,  pour  le 
temps  de  notre  vie.  Pourtant  (et  c'est  pourquoi)  tou- 
tes les  fois  que  nous  sommes  recheus  en  péchés,  il  nous 
faut  recourir  à  la  mémoire  du  baptême  et  par  elle 
nous  confirmer  en  cette  foi  que  nous  soyons  toujours 
certains  et  assurés  de  la  rémission  de  nos  péchés.»  Il  n'y 
a  que  le  péché  originel  que  le  baptême  ne  paisse 
remettre,  puisque  ce  péché  n'est  autre  chose  que  la 
concupiscence  que  rien  n'efface. 

A  la  suite  de  Luther,  Calvin  n'hésite  pas  à  admettre 


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REFORME.    DOCTRINES,    L'EUCHARISTIE 


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contre  les  anabaptistes  que  les  enfants  eux-mêmes  ne 
sont  purifiés  dans  le  baptême  que  par  la  foi.  C'est  «  de 
l'arrogance  et  de  la  témérité,  selon  lui,  que  d'affirmer 
que  la  foi  ne  peut  convenir  à  cet  âge  ». 

Si  du  baptême,  Calvin  passe  à  la  confirmation,  c'est 
pour  refuser  à  ce  rite  tout  caractère  sacramentel.  «  Où 
donc,  s'écrie-t-il,  est  la  parole  de  Dieu  qui  promet  ici 
la  présence  de  Dieu?  Ils  ne  peuvent  pas  en  montrer 
un  iota.  Comment  peuvent-ils  démontrer  que  leur 
chrême  est  le  véhicule  du  Saint-Esprit?  Nous  n'y 
voyons  que  de  l'huile,  liqueur  épaisse  et  grasse,  rien  de 
plus...  Si  la  confirmation  vient  des  hommes,  elle  n'est 
que  frivolité  et  vanité,  s'ils  veulent  nous  persuader 
qu'elle  vient  du  ciel,  qu'ils  le  prouvent!  » 

L'imposition  des  mains  pratiquée  par  les  apôtres 
avait  surtout  pour  but  de  conférer  le  pouvoir  de  faire 
des  miracles,  comme  cela  était  nécessaire  en  ces  débuts 
de  l'Église.  Mais  l'imposition  des  mains  n'avait  rien  à 
voir  avec  l'huile  de  la  confirmation.  «  Pour  moi, 
conclut  Calvin,  je  prononce  hardiment,  non  en  mon 
nom,  mais  au  nom  du  Seigneur,  que  ceux  qui  appellent 
l'huile  une  huile  de  salut  abjurent  le  salut  qui  est  dans 
le  Christ,  renient  le  Christ  et  n'ont  aucune  part  au 
royaume  de  Dieu.  »  Laissons  de  côté  les  «  engraisseurs  ». 
C'est  de  ce  sobriquet  que  Calvin  affuble  les  évêques 
catholiques.  Tout  ce  qu'il  souhaite,  à  la  place  du  faux 
sacrement  de  confirmation,  ce  serait  une  cérémonie 
dans  laquelle  les  enfants  de  dix  ans  viendraient 
confesser  leur  foi  en  présence  de  l'Église,  où  ils  seraient 
interrogés  sur  chaque  chapitre  du  catéchisme  et  de- 
vraient répondre  aux  questions  posées.  Ce  serait  le 
meilleur  moyen  de  guérir  l'ignorance  religieuse  dans 
le  peuple. 

4°  La  théorie  sacramentaire  anglicane.  —  L'art.  25 
de  la  confession  anglicane  est  ainsi  conçu  :  «  Les  sacre- 
ments institués  par  le  Christ  ne  sont  pas  seulement  des 
marques  et  des  signes  du  chrétien,  mais  ils  sont  plutôt 
des  témoins  sûrs  et  certains  et  des  signes  efficaces  de  la 
grâce  et  de  la  bienveillance  de  Dieu  envers  nous,  par 
lesquels  il  opère  visiblement  en  nous  et  ne  fait  pas 
seulement  naître  mais  aussi  fortifie  et  confirme  notre 
foi  en  lui.  » 

On  retrouve  une  fois  de  plus  dans  ce  texte  ce  mé- 
lange de  doctrines  qui  caractérise  les  formules  de  tran- 
saction et  de  «  juste  milieu  »  qu'avaient  voulu  être  les 
3 !)  Articles.  L'expression  «  signe  efficace  de  la  grâce  » 
est  nettement  catholique.  Les  mots  «  témoins  sûrs  et 
certains  »  sont  du  vocabulaire  calviniste.  Seul  Zwingli 
est  nettement  réfuté.  De  même  la  confession  anglicane 
veut  que  les  sacrements  «  fortifient  et  confirment 
notre  foi  »,  ce  qui  est  calviniste,  mais  peut  aussi  s'en- 
tendre au  sens  catholique.  Mais  elle  prononce  une 
énormité  en  disant  que  les  sacrements  «  ne  font  pas 
seulement  naître  la  foi  »,  ce  qui  implique  qu'ils  la  font 
aussi  naître,  en  sorte  que  l'on  peut  présenter  les  sacre- 
ments à  ceux  qui  n'auraient  pas  encore  la  foi,  dans  le 
but  de  la  faire  naître  chez  eux! 

L'article  continue  :  «  Il  y  a  deux  sacrements  insti- 
tués par  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  dans  l'Évangile, 
c'est-à-dire  le  baptême  et  la  cène  du  Seigneur.  Quant 
aux  cinq  autres  appelés  communément  sacrements 
c'est-à-dire  la  confirmation,  la  pénitence,  l'ordre,  le 
mariage  et  l'extrême-onction,  ils  ne  doivent  pas  être 
mis  au  rang  des  sacrements  de  l'Évangile.  Les  uns 
sont  sortis  d'une  fausse  imitation  des  apôtres,  les  au- 
tres sont  des  états  de  vie  autorisés  par  les  Écritures. 
Toutefois,  ils  n'ont  pas  la  même  nature  de  sacrements 
que  le  baptême  et  la  cène,  parce  qu'ils  n'ont  pas  de 
signe  visible  ni  de  rite  institué  par  Dieu.  » 

Ici  encore,  on  aperçoit  une  intention  de  ménage- 
ment pour  les  traditions.  Calvin  parlait  un  tout  autre 
langage.  Il  ne  serait  pas  opposé  à  la  lettre  de  ce  texte 
de  distinguer  deux  sacrements  majeurs  et  cinq  sacre 


ments  mineurs  comme  l'ont  fait,  dans  la  suite,  cer- 
tains théologiens  anglicans. 

L'art.  26  précisait,  contre  l'antique  donatisme,  que 
l'indignité  du  ministre  n'empêche  pas  l'efficacité  du 
sacrement,  ce  qui,  en  territoire  anglais,  visait  surtout 
les  traditions  du  lollardisme,  bien  affaiblies  du  reste  et 
noyées  dans  un  foisonnement  de  sectes  plus  récentes 
issues  du  protestantisme. 

L'art.  27  traitait  du  baptême.  On  y  remarquera 
encore  des  restes  de  doctrine  catholique  :  «  Le  bap- 
tême n'est  pas  seulement  un  symbole,  une  marque  dis- 
tinctive  par  laquelle  les  chrétiens  se  distinguent  des 
autres  hommes  qui  ne  sont  pas  baptisés,  mais  c'est 
aussi  un  signe  de  régénération  et  de  vie  nouvelle.  Par  là, 
ceux  qui  le  reçoivent  sont  greffés,  comme  à  l'aide  d'un 
instrument,  sur  l'Église;  les  promesses  de  pardon  du 
péché  et  de  notre  adoption  comme  fils  de  Dieu,  par 
l'intermédiaire  du  Saint-Esprit,  sont  signées  et  scel- 
lées d'une  manière  visible.  La  foi  est  confirmée  et  la 
grâce  augmentée  par  la  vertu  de  la  prière.  Le  baptême 
des  enfants  doit  être,  de  toutes  façons,  conservé  dans 
l'Église,  comme  très  conforme  à  l'institution  du  Christ.» 

V,  DE  l'eucharistie.  —  1°  Doctrine  de  la  cène  chez 
Luther.  —  Si  nous  avons  rencontré,  soit  à  propos  du 
péché  originel,  soit  à  propos  des  sacrements  en  géné- 
ral, de  graves  divergences  parmi  les  protagonistes  de 
la  soi-disant  Réforme,  nous  arrivons,  en  abordant 
l'eucharistie,  à  un  point  de  friction  particulièrement 
violent.  Autour  de  ces  quatre  mots  :  Hoc  est  corpus 
meum,  les  chefs  du  protestantisme  se  battirent  entre 
eux  avec  acharnement  et  finalement  ne  purent  abou- 
tir à  aucune  entente  réelle. 

C'est  ce  que  soulignait  déjà,  en  septembre  1527,  le 
fougueux  Osiander,  dans  une  lettre  à  Zwingli,  qui 
mérite  d'être  citée  :  «  Voyons  donc,  s'écriait-il,  com- 
bien vous  variez  :  Karlstadt  comprend  ainsi  :  «  Voici 
mon  corps  qui  est  livré  pour  vous  ».  —  Toi  ainsi  : 
«  Ceci  signifie  mon  corps.  »  Œcolampade  ainsi  :  «  Ceci 
est  la  figure  de  mon  corps.  »  Un  autre,  que  tu  recon- 
nais pour  un  des  tiens,  ainsi  :  «  Ceci  que  vous  mangez, 
c'est,  cela  devient  votre  corps,  lequel,  grâce  à  votre 
foi,  est  déjà  mon  corps  »,  (Théorie  de  Théobald  Billi- 
kan).  Un  autre  (Urbain  Rhegius),  qui  m'a  trahi,  avec 
la  dernière  impudence,  comme  ayant  passé  à  votre 
hérésie,  ainsi  :  «  Ceci,  c'est-à-dire  cette  chose  exté- 
rieure, est  mon  corps  pour  vos  âmes,  comme  ce  pain  est 
pour  vos  corps.  »  Un  autre  (Conrad  Sam),  dont  je  n'ai 
pas  retenu  le  nom,  ainsi  :  «  Ceci,  c'est-à-dire  le  pain  en 
général  est  mon  corps,  c'est-à-dire  qu'il  se  soutient, 
qu'il  a  grandi  et  s'est  augmenté  grâce  au  pain,  tout 
comme  il  écrit  :  «  Tu  es  poussière  et  tu  retourneras  en 
poussière,  »  au  sujet  de  l'homme.  »  Voir  cette  lettre  très 
étendue  d'Osiander  dans  C.  R.,  Opéra  Zuinglii,  t.  ix, 
p.  232-276,  le  passage  cité  ici  est  à  la  page  243. 

Luther,  lui,  était  beaucoup  plus  rapproché  de  l'opi- 
nion traditionnelle,  sur  le  fait  de  la  présence  réelle. 
Mais  il  en  était  très  éloigné,  quant  à  l'explication  de 
cette  présence.  Il  existe  une  quantité  de  travaux  de 
Luther  sur  l'eucharistie.  Au  début,  il  n'écrivait  que 
contre  la  doctrine  catholique.  Après  1523,  il  écrit  sur- 
tout contre  Zwingli. 

Dans  le  Prélude  de  la  captivité  babylonienne  (oct. 
1520),  il  se  plaint  de  trois  choses  :  1.  on  a  retranché  aux 
laïques  l'usage  du  calice;  —  2.  on  a  imposé  comme  un 
dogme  l'opinion  thomiste  de  la  transsubstantiation; 
—  3.  enfin  on  a  fait  de  la  messe  un  sacrifice.  Pour  lui, 
il  prétend  que  l'usage  de  la  communion  sous  les  deux 
espèces  est  strictement  obligatoire  et  il  cherche  à  le 
prouver  par  les  Écritures  (à  noter  qu'il  n'admet  pas 
qu'il  soit  question  de  l'eucharistie  au  c.  vi  de  saint 
Jean,  mais  seulement  du  pain  de  la  foi).  Sur  le  second 
point  :  la  transsubstantiation,  il  se  réfère  aux  théolo- 
giens nominalistes.  Il  rappelle  les  critiques  de  Pierre 


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RÉFORME.    DOCTRINES,    L'EUCHARISTIE 


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d'Ailly  contre  ce  prétendu  dogme.  Et  il  ajoute  :  «  Pour 
moi,  quand  j'ai  reconnu  quelle  Église  a  défini  cela,  à 
savoir  l'Église  de  Thomas  d'Aquin  et  d'Aristote.je  suis 
devenu  plus  hardi  et  j'ai  fini,  alors  que  je  ne  savais 
que  penser  et  croire  auparavant,  par  m'établir  dans  la 
conviction  que  le  pain  réel  et  le  vin  réel  sont  là  et  qu'en 
eux  le  vrai  corps  et  le  vrai  sang  du  Christ  ne  sont  ni 
autrement  ni  moins  présents  qu'ils  ne  le  sont,  d'après 
eux,  sous  les  accidents.  »  Après  tout,  poursuit-il,  sur 
quoi  s'appuient  les  thomistes?  Ils  n'apportent  aucune 
preuve  d'Écriture.  Ils  se  contentent  de  crier  au  sujet 
de  la  thèse  adverse  :  cela  est  wyclifïite!  hussite!  héré- 
tique! Nous  croyons,  nous,  au  contraire,  que  l'on  peut 
bien  nier  la  transsubstantiation  sans  hérésie.  Il  faut 
prendre  les  paroles  de  l'Écriture  en  leur  sens  le  plus 
obvie  et  le  plus  simple.  Or,  l'Écriture  appelle  l'eucha- 
ristie pain  et  vin,  donc  le  pain  et  le  vin  restent  après  la 
consécration.  Pendant  douze  cents  ans  l'Église  n'a  pas 
cru  autre  chose.  Rien  au  surplus  ne  s'oppose  à  la  per- 
manence du  pain  et  du  vin.  «  Deux  substances,  le  feu 
et  le  fer,  se  mêlent  bien...  de  telle  sorte  que  chaque 
partie  soit  à  la  fois  feu  et  fer.  Pourquoi  le  corps  glo- 
rieux de  Jésus-Christ  ne  pourrait-il  pas  mieux  encore 
être  présent  dans  chaque  partie  de  la  substance  du 
pain?  »  Heureusement,  conclut  Luther,  le  peuple  ne 
comprend  rien  à  toutes  ces  subtilités.  Ne  raffinons 
point.  Lorsque  Jésus  dit  :  «  Ceci  est  mon  corps  », 
entendons  :  «  Ce  pain  est  mon  corps.  »  Et  qu'on  ne 
vienne  point  nous  imposer  la  transsubstantiation 
comme  un  dogme! 

Luther  signale  encore  l'analogie  qu'il  y  a  entre  l'in- 
carnation et  la  présence  réelle.  Il  est  probable  qu'il  a 
ouvert  des  voies  par  là  à  l'opinion  d'Osiander  sur  l'im- 
panation  ou  union  substantielle  entre  le  pain  et  le 
corps  de  Jésus-Christ.  Mais  il  ne  semble  pas  que  Lu- 
ther ait  admis  l' importation,  c'est-à-dire  l'union  hypos- 
tatique  entre  le  corps  du  Christ  et  le  pain,  mais  bien 
plutôt  la  consubstantiation,  c'est-à-dire  la  présence 
simultanée  de  la  substance  du  corps  du  Christ  avec  la 
substance  du  pain.  Le  plus  souvent  il  emploie  les  mots  : 
dans,  avec,  sous  le  pain,  sans  s'expliquer  davantage. 
Ainsi,  dans  le  Grand  catéchisme  de  1529,  il  se  demande 
ce  que  c'est  que  l'eucharistie  et  il  répond  :  «  C'est  le 
vrai  corps  et  sang  du  Seigneur  Christ,  dans  et  sous  le 
pain  et  le  vin,  en  vertu  de  la  parole  du  Christ,  nous 
recommandant  de  le  manger  et  de  le  boire.  »  La  parole 
de  Dieu  ne  doit  pas  être  mise  en  doute  :  «  Quand  même 
cent  mille  diables,  joints  à  tous  les  fanatiques,  vien- 
draient dire  :  «  Comment  le  pain  et  le  vin  peuvent-ils 
«  être  le  corps  et  le  sang  du  Christ?  »  je  sais  bien,  moi, 
que  tous  les  esprits  et  tous  les  savants,  mis  en  un  seul 
tas,  ne  sont  pas  aussi  sages  que  la  majesté  divine,  dans 
le  bout  de  son  petit  doigt.  »  Luther  ne  veut  donc  pas  de 
recherche  savante.  On  doit  se  soumettre  humblement 
à  l'enseignement  divin  et  ne  rien  regarder  au-delà.  Ni 
le  ministre,  ni  le  communiant  ne  peuvent  rien  changer 
au  sacrement.  «  Même  si  un  coquin  prend  ou  donne  le 
sacrement,  il  reçoit  ou  communique  le  vrai  sacrement, 
c'est-à-dire  le  corps  et  le  sang  du  Christ,  tout  aussi 
bien  que  celui  qui  le  traite,  aussi  dignement  que  pos- 
sible. Car  il  n'est  pas  fondé  sur  la  sainteté  des  hom- 
mes, mais  sur  la  parole  de  Dieu.  •> 

Les  effets  du  sacrement  d'eucharistie  sont  renfer- 
més dans  ce  mot  :  il  est  la  nourriture  de  nos  âmes.  Il 
nous  donne  la  certitude  personnelle  de  la  rémission  des 
péchés  et  il  nourrit  cette  certitude. 

Pour  le  recevoir,  une  seule  disposition  est  néces- 
saire, la  foi.  Il  faut  croire  à  ce  que  dit  la  parole  : 
«  Prenez  et  mangez,  ceci  est  mon  corps.  »  Il  faut  croire 
à  ce  qu'elle  nous  apporte.  Et  Luther  achève  son  exposé 
en  gourmandant  les  chrétiens  négligents  qui  oublient 
le  grand  don  que  Jésus  nous  a  fait,  en  nous  laissant  le 
sacrement  de  son  corps  et  de  son  sang. 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL. 


2°  La  doctrine  eucharistique  de  Zwingli.  —  Les  ré- 
centes recherches  de  Walther  Kohler  ont  jeté  une  vive 
lumière  sur  les  variations  de  Zwingli  au  sujet  de  l'eu- 
charistie. Kohler,  Zwingli  und  Luther,  Leipzig,  1924. 
Le  savant  historien  a  établi  que,  jusqu'à  1522,  Zwin- 
gli ne  semble  pas  avoir  élevé  la  moindre  objection 
contre  la  doctrine  eucharistique  traditionnelle.  Ses 
préoccupations  d'alors  portaient  sur  les  lois  péniten- 
tielles  du  jeûne  et  de  l'abstinence  et  sur  le  célibat 
ecclésiastique,  dont  on  sait  qu'il  supportait  très  impa- 
tiemment le  joug.  C'est  dans  Y Archeteles,  du  22-23 
août  1522,  que  Zwingli  commence  à  critiquer  pour  la 
première  fois  la  doctrine  catholique  de  l'eucharistie'. 
Mais  ses  critiques  ne  portent  encore  que  sur  deux 
points  :  le  caractère  sacrificiel  de  la  messe  et  la  com- 
munion sous  une  seule  espèce.  Parmi  les  07  thèses  de 
la  première  dispute  de  Zurich,  le  19  janvier  1523,  la 
18e  porte  sur  l'eucharistie  et  il  n'y  est  question  que  de 
la  négation  du  sacrifice  de  la  messe,  nullement  de  la 
présence  réelle.  Ce  n'est  que  dans  la  lettre  àWytten- 
bach,  son  ancien  maître,  que  Zwingli  s'élève  contre  la 
transsubstantiation  (15  juin  1523).  Jusqu'à  1524,  ses 
idées  sont  assez  voisines  de  celles  de  Luther,  sauf  sur 
un  point  :  il  n'admet  la  présence  réelle  que  pendant  la 
célébration  de  la  cène  :  in  usu  et  non  extra  usiun. 

Par  ailleurs,  Zwingli  rappelle  ici  sa  théorie  sacra- 
mentaire.  Il  ne  croit  pas  que  le  sacrement  d'eucharis- 
tie ait  pour  but  de  nourrir  la  foi.  La  foi  n'a  pas  besoin 
de  sacrement.  Elle  se  suffit  sans  cela.  L'eucharistie 
n'est  qu'un  secours  pour  les  simples  ou,  si  l'on  veut,  un 
fortifiant,  un  embellissement  esthétique  de  la  foi  du 
chrétien.  Elle  est  surtout  le  banquet  de  la  fraternité 
chrétienne.  C'est  surtout  l'amour  du  prochain  qui  nous 
fait  un  devoir  d'y  participer. 

Mais,  vers  le  milieu  de  1524,  un  changement  radical 
se  produit  dans  la  doctrine  eucharistique  de  Zwingli. 
Quatre  facteurs  principaux  précipitent  cette  évolu- 
tion :  une  lettre  que  Zwingli  reçoit  du  Néerlandais  Cor- 
nélius Hoen,  l'entrée  en  ligne  de  Karlstadt,  l'accen- 
tuation de  la  doctrine  de  Luther  dans  un  sens  réaliste, 
la  rupture  de  Zwingli  avec  son  premier  maître  Érasme. 

De  ces  quatre  facteurs,  de  l'aveu  même  de  Zwingli, 
c'est  le  premier  qui  a  agi  avec  le  [dus  de  force.  Il  dira 
positivement,  dans  son  Arnica  exegesis,  du  27  février 
1527  :  «  C'est  du  Néerlandais  1  lonius,  dont  la  lettre  me 
fut  apportée  par  Jean  Rhodius  et  Georges  Saganus, 
que  j'ai  reçu  l'interprétation  de  est  par  signifiait.  » 
Et  comme  cette  interprétation  n'apparaît  chez  Zwin- 
gli que  dans  sa  lettre  à  Matthieu  Alber,  de  Reutlingen, 
en  date  du  1G  novembre  1524,  il  y  a  de  bonnes  raisons 
de  croire  que  la  visite  des  amis  de  Iloen  doit  être  pla- 
cée au  cours  de  cette  même  année,  probablement  en 
mai. 

Cornélius  Hoen  (Honius)  était  un  avocat  de  La 
Haye  qui  avait  découvert, dans  les  écrits  de  l'hérésiar- 
que Wessel  Gansfort  (1419?-1489),  un  traité  de  l'eu- 
charistie qui  l'avait  engagé  lui-même  en  des  études 
sur  ce  sujet  devenu  brûlant  depuis  la  révolte  de  Lu- 
ther. Ses  réflexions, il  les  avait  rédigées  sous  forme  de 
lettre.  Les  amis  de  Hoen  avaient  colporté  cette  lettre 
dans  les  divers  centres  de  la  soi-disant  Réforme,  à 
YVittenberg,  Râle,  Zurich.  Cette  lettre  indigna  Luther 
mais  séduisit  Zwingli.  Tandis  que  Luther,  en  mystique 
excessif,  pour  qui  la  «  présence  »  est  la  source  de  douces 
consolations,  dont  il  lui  serait  dur  de  se  séparer,  tien- 
dra fermement  à  la  présence  réelle  de  Jésus  dans  l'eu- 
charistie, Zwingli,  formé  aux  doctrines  humanistes  de 
la  religion  purement  spirituelle, prêtre  peu  édifiant  par 
ailleurs,  éprouvera,  semble-t-il,  une  sorte  de  soulage- 
ment à  se  libérer  d'un  dogme  qui  heurtait  sa  raison  et 
ne  parlait  plus  depuis  longtemps  à  son  cœur. 

La  lettre  de  Hoen  contenait  déjà  tous  les  arguments 
dont  Zwingli  devait  se  servir  dès  lors  pour  nier  la  pré- 

T.  —  XIII.  —  66. 


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RÉFORME.     DOCTRINES,    L'EUCHARISTIE 


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sence  réelle.  1.  Très  souvent,  dans  la  Bible,  le  mot  est 
est  employé  pour  significat,  par  exemple,  au  sujet  de 
Jean-Baptiste  :  Ipse  est  Helias;  au  sujet  de  Jean 
l'Évangéliste  :  Ecce  fdius  luus;  au  sujet  du  Christ  : 
Petra  erat  Christus  —  2.  Mais  par-dessus  tout,  l'eucha- 
ristie est  essentiellement  une  commémoraison.  Or, 
on  ne  commémore  qu'un  absent.  Donc  Jésus  n'est  pas 
réellement  présent  dans  la  cène.  Voir  cette  lettre  dans 
Lulhers  Briefwechsel,  éd.  Enders,  t.  m,  p.  412,  ou  dans 
C.  R.,  Opéra  Zuinglii,  t.  iv,  p.  512  sq. 

Zwingli  ne  demandait  sans  doute  qu'à  être  convain- 
cu. Il  le  fut  sans  retard.  Mais  un  encouragement  à  lais- 
ser connaître  sa  nouvelle  opinion  dut  lui  venir  de  la 
publication,  coup  sur  coup,  au  cours  de  1524,  de  cinq 
traités  de  Karlstadt,  relatifs  à  l'eucharistie.  Ce  fut  ce 
personnage  qui  mit  le  feu  aux  poudres.  Ses  traités 
parurent  à  Bâle.  Tout  le  sud  de  l'Allemagne  et  la 
Suisse  furent  mis  en  émoi.  Les  anabaptistes  surtout 
exultaient  et  leur  enthousiasme  provoquait  dans  l'opi- 
nion des  remous  dangereux.  Zwingli  eut  à  ce  sujet  un 
entretien  avec  Œcolampade,  le  réformateur  de  Bâle. 
Ils  tombèrent  d'accord  pour  adopter  une  explication 
symbolique  de  l'eucharistie.  Ils  furent  d'avis  d'autre 
part  que  Karlstadt,  bien  que  partant  d'une  idée  juste, 
ne  pouvait  être  pris  au  sérieux,  quand  il  préten- 
dait que  Jésus  en  disant  :  Hoc  n'avait  pas  désigné 
le  pain,  mais  son  propre  corps.  Ni  Zwingli,  ni  Œco- 
lampade ne  pouvaient  douter  qu'en  se  ralliant  à  une 
interprétation  symbolique  de  l'eucharistie,  ils  allaient 
entrer  en  conflit  avec  Luther,  car  ce  dernier,  cessant 
de  s'acharner  contre  la  doctrine  catholique,  portait 
tout  son  effort  vers  la  réfutation  et  l'extirpation  des 
erreurs  de  Karlstadt.  Mais  précisément,  cette  atti- 
tude de  Luther  ne  pouvait  que  pousser  un  caractère 
indépendant,  tel  que  Zwingli,  à  prendre  le  contre-pied 
de  l'impérieuse  théologie  du  réformateur  wittenber- 
geois.  Enfin,  les  relations  entre  Zwingli  et  Érasme,  très 
cordiales  jusqu'à  1522,  se  gâtèrent  tout  à  fait  lorsque 
Zwingli  témoigna  de  la  sympathie  à  Hutten,  ennemi 
mortel  d'Érasme.  Libéré  de  tout  lien  avec  l'huma- 
nisme de  sa  jeunesse,  Zwingli  n'hésita  donc  plus  à  pro- 
pager son  opinion  nouvelle  sur  l'eucharistie.  C'est 
surtout  dans  son  Commenlarius  de  vera  et  falsa  reli- 
gione  (mars  1525)  et  dans  le  Subsidiutn  sioe  coronis  de 
eucharistia  (17  août  1525),  tous  deux  antérieurs  à  la 
querelle  sacramentaire  proprement  dite,  qu'il  faut 
chercher  les  idées  et  les  arguments  du  docteur  zuri- 
chois. 

Le  Christ  siège  à  la  droite  du  Père,  dit-il.  Il  ne  quit- 
tera plus  ce  trône  jusqu'au  jugement  dernier.  Il  ne 
peut  donc  pas  descendre  dans  l'eucharistie.  On  ne 
peut  dès  lors  voir  dans  l'institution  eucharistique 
qu'un  «  trope  ».  C'est  le  Christ  lui-même  qui  a  dit  de 
l'eucharistie,  après  l'avoir  instituée  :  «  Je  ne  boirai 
plus  de  ce  fruit  de  la  vigne,  jusqu'au  jour,  etc..  »  S'il 
l'appelle  «  fruit  de  la  vigne  »,  c'est  que  le  vin  n'était 
pas  son  sang,  autrement  qu'en  figure.  De  même  quand 
il  dit  :  «  Ceci  est  mon  sang,  qui  est  versé...  »  il  ne  peut 
parler  de  son  vrai  sang,  puisqu'il  n'est  pas  encore 
versé.  Il  parle  donc  symboliquement.  Zwingli  faisait 
aussi  appel  à  un  songe  qu'il  avait  eu,  dans  la  nuit  du 
12  au  13  avril  1525,  à  la  suite  d'une  discussion  très 
vive  avec  un  catholique  de  Zurich,  Joachim  ani  Crut. 
II  avait  été  poursuivi,  jusque  dans  son  sommeil,  par  le 
souci  de  la  discussion.  Et,  en  rêve,  un  argument  nou- 
veau lui  apparut  :  Est  enim  Phase,  hoc  est  transitus 
Domini,  Ex.,  xn,  11.  Sautant  du  lit,  il  avait  pris  note 
immédiatement  de  cette  preuve.  L'eucharistie,  écrit 
Zwingli,  est  la  reproduction  lointaine  de  l'action  de 
grâces  célébrée  dans  l'agneau  pascal.  C'est  donc  là 
qu'il  faut  rechercher  le  sens  des  mots  employés  par  le 
Christ.  Or,  dans  l'agneau  pascal,  les  mots  :  Est  enim 
Phase,  doivent  être  pris  au   sens  de  Hoc  significat 


Phase  :  mangez  promptement  l'agneau,  car  cet  agneau 
est  le  symbole  du  passage  du  Seigneur.  Donc,  il  faut 
interpréter  de  même,  au  sens  symbolique,  les  mots  du 
Christ  :  Hoc  est  corpus  meum. 

Enfin,  Zwingli  considérait  comme  absolument  déci- 
sif l'argument  tiré  des  paroles  de  Jésus,  dans  la  syna- 
gogue de  Capharnaum  :  «  La  chair  ne  sert  de  rien, 
c'est  l'Esprit  qui  vivifie.  »  Joa.,  vi,  63.  Les  Juifs, 
disait-il,  avaient  compris  que  Jésus  voulait  donner  sa 
chair  à  manger.  C'est  donc  cela  même  que  Jésus  dé- 
clare repousser  à  son  tour,  en  disant  que  la  chair  ne 
sert  de  rien.  Et  que  l'on  ne  fasse  pas  appel  à  la  toute- 
puissance  de  Dieu.  Il  ne  s'agit  pas  de  ce  que  Dieu 
peut  faire,  mais  de  ce  qu'il  a  fait.  Dieu  peut  épuiser  la 
mer.  Mais  la  mer  est  toujours  là.  Il  est  absurde  de 
croire  qu'il  y  a  deux  substances  ensemble  dans  le 
pain  consacré.  Tels  sont  les  arguments  de  Zwingli,  qui 
expédie  ensuite  sans  façon  les  témoignages  de  la  tra- 
dition patristique  et  tourne  en  dérision  les  inventions 
de  la  scolastique.  Subsidium  sive  coronis  de  eucharistia, 
C.  R.,  Opéra  Zuinglii,  t.  iv,  p.440-504;  voir  aussi  Com- 
ment, de  vera  et  falsa  religione,  ihid.,  t.  m,  p.  773  sq. 

En  septembre  1525,  son  ami  Œcolampade  publiait, 
par  les  soins  du  réfugié  français,  Guillaume  Farel,  un 
grand  ouvrage  sur  l'eucharistie,  principalement  dans 
la  tradition  patristique.  Le  titre  du  livre  était  :  De 
genuina  verborum  Domini  :  «  Hoc  est  corpus  meum  », 
juxta  veluslissimos  authores  expositione  liber.  Il  y  avait 
là  un  grand  étalage  d'érudition,  mais  l'auteur  ne  mon- 
trait pas  le  moindre  sens  de  l'histoire.  Pas  un  instant 
il  n'essayait  d'esquisser  l'évolution  du  dogme  eucha- 
ristique. Et  pourtant  la  prétention  de  faire  voir  com- 
ment le  réalisme  s'était  substitué,  au  cours  des  siècles, 
au  symbolisme  censé  primitif  aurait  dû  conduire  à 
l'idée  d'une  évolution  qu'il  s'agissait  de  décrire.  Œco- 
lampade ne  cherchait  dans  les  Pères  qu'une  chose  :  des 
témoignages  en  sa  faveur.  Et  il  osait  conclure  :  «  En 
somme,  vers  quelque  auteur  que  vous  vous  tourniez, 
vous  trouverez  que  tous  expliquent  le  corps  du  Christ 
en  disant  que  c'est  un  sacrement  ou  sainte  figure  de 
corps  du  Christ  ou  un  mystère,  ce  qui  est  la  même 
chose.  »  Puis  il  exposait  sa  propre  opinion  sur  l'eucha- 
ristie, en  accentuant  encore  le  rationalisme  contenu 
dans  celle  de  Zwingli.  «  Si  le  corps  du  Christ,  dit-il, 
était  sur  l'autel,  comme  on  le  prétend,  il  faudrait  ad- 
mettre plus  de  miracles  dans  ce  seul  pain  que  dans 
toutes  les  autres  œuvres  de  Dieu.  Et  ces  miracles  ne 
seraient  pas  accomplis  seulement  une  fois,  comme  la 
création  du  monde  ou  la  résurrection  des  morts,  mais 
très  souvent  et  dans  un  nombre  incalculable  de  lieux 
à  la  fois.  » 

De  plus  l'ubiquité  n'appartient  qu'à  Dieu.  Un  corps 
omniprésent  est  une  contradiction  dans  les  termes.  Il 
n'y  a  donc  ici  qu'un  «  trope  ».  Mais  comme  en  hébreu, 
Jésus  n'a  pas  employé  de  copule,  ce  n'est  pas  le  mot 
est  qu'il  faut  traduire  par  significat,  c'est  le  mot  corpus 
qu'il  faut  interpréter  au  sens  de  figura  corporis.  La 
nuance  entre  Zwingli  et  Œcolampade  est  minime  et 
provient  uniquement  d'une  raison  philologique.  Par 
contre,  Œcolampade  explique  d'une  façon  originale 
les  efïets  de  la  communion.  Il  en  vient  à  admettre  une 
sorte  de  présence  réelle  non  pas  du  corps  du  Christ 
dans  l'eucharistie,  mais  de  Jésus  lui-même  dans  nos 
cœurs.  Nous  sommes  transformés  par  la  foi  en  Jésus- 
Christ.  Or,  l'eucharistie  est  surtout  une  profession  de 
foi.  Nous  sommes  donc  par  elle  transsubstantiés  mys- 
tiquement en  Jésus-Christ.  C'est  pourquoi  Œcolam- 
pade qui,  lui  aussi,  comme  Luther,  était  mystique  et 
avait  été  religieux,  appelle  volontiers  l'eucharistie: 
panis  mijslicus.  Pour  lui,  l'acte  de  foi,  proféré  par  le 
rite  eucharistique,  est  une  véritable  «  manducation  spi- 
rituelle de  la  chair  du  Christ.  »  Œcolampade  dépasse 
donc  Zwingli,  pour  qui  le  sacrement  n'est  qu'une  corn- 


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RÉFORME.    DOCTRINES,    L'EUCHARISTIE 


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mémoraison,  un  signe  social.  Il  admet,  comme  Luther, 
que  l'eucharistie  nourrit  la  foi  et  que  Dieu  s'en  sert 
«  pour  exhorter,  exciter,  consoler,  en  un  mot,  pour 
faire  à  peu  près  tout  ce  qu'il  fait  par  la  Parole  ». 

Mais  sur  le  point  essentiel,  celui  de  la  présence  réelle, 
il  n'en  restait  pas  moins  qu'Œcolampade  se  rangeait  aux 
côtés  de  Zwingli.  C'est  pourquoi  ce  fut  par  la  réfuta- 
tion de  son  grand  ouvrage  que  commença  la  fameuse 
Querelle  sacramentaire.  Nous  n'avons  pas  à  décrire  ici 
les  péripéties  de  cette  lutte  célèbre  qui  creusa  entre  les 
réformateurs  le  fossé  le  plus  infranchissable. 

La  seule  idée  intéressante  qui  se  fit  jour,  dans  le 
long  déroulement  des  arguments  pour  et  contre  la  pré- 
sence réelle,  fut  l'idée,  bizarre  du  reste  et  d'une  criante 
invraisemblance,  que  lança  Luther  pour  expliquer  la 
multilocation  du  corps  du  Christ.  A  l'entendre,  c'était 
là  une  suite  de  la  communication  des  idiomes.  Il  réfutait 
par  là  l'opinion,  non  moins  bizarre  de  Zwingli,  qui 
enchaînait  si  bien  le  Christ  ressuscité  «  à  la  droite  du 
Père  »,  dans  les  cieux,  qu'il  ne  lui  permettait  plus  de 
descendre  sur  la  terre. 

Luther  s'attaqua  à  cette  objection  de  Zwingli  sur- 
tout dans  son  ouvrage  de  1527  :  Que  cette  parole  du 
Christ  :  Ceci  est  mon  corps,  tient  toujours  ferme,  malgré 
les  fanatiques.  Vous  prétendez,  disait-il,  en  substance, 
que  Jésus  est  à  la  droite  de  Dieu.  C'est  pour  vous  l'épée 
de  Goliath.  Que  diriez-vous,  si  nous  prenions  l'épée  de 
Goliath  et  si  David  s'en  servait  pour  trancher  la  tête  à 
votre  opinion.  Eh  bien!  c'est  ce  que  nous  allons  faire  : 
la  droite  de  Dieu  n'est  pas  dans  un  lieu  déterminé. 
Elle  est  partout.  Jésus,  qui  est  à  sa  droite  est  donc 
partout.  Il  est  donc  aussi  dans  le  pain  et  le  vin  de 
l'autel!  Luther  ne  s'apercevait  pas  qu'à  vouloir  trop 
triompher,  il  rejoignait  l'opinion  même  qu'il  repous- 
sait, car  si  Jésus  n'est  dans  le  pain  et  le  vin  que  par 
cette  ubiquité  imaginaire,  il  n'y  est  ni  plus  ni  moins 
qu'ailleurs  et  il  n'est  plus  permis  de  parler  de  pré- 
sence réelle  dans  le  pain  et  le  vin.  Luther,  on  le  sait, 
n'arriva  pas  à  convaincre  Zwingli,  même  au  colloque 
de  Marbourg  (2-3  oct.  1529).  La  Fidei  ratio  présen- 
tée par  Zwingli  à  Augsbourg,  en  1530,  disait  ceci  : 
«  Huitièmement  :  je  crois  que  dans  la  sainte  eucha- 
ristie, c'est-à-dire  dans  la  cène  d'action  de  grâces,  le 
vrai  corps  du  Christ  est  présent  pour  la  contemplation 
delà  foi...  Mais  que  le  corps  du  Christ  par  son  essence 
et  réellement,  c'est-à-dire  le  corps  naturel  lui-même, 
soit  présent  dans  la  cène,  qu'il  soit  mâché  par  notre 
bouche  et  nos  dents,  ainsi  que  les  papistes  et  certains 
autres  —  il  veut  dire  les  luthériens  — ■  qui  regrettent 
les  marmites  égyptiennes,  le  prétendent,  cela  non  seu- 
lement nous  le  nions,  mais  nous  le  proclamons  une 
erreur  clairement  opposée  à  la  Parole  de  Dieu.  » 

3°  Doctrine  eucharistique  de  Calvin. —  Au  cours  de  la 
querelle  sacramentaire,  une  opinion  s'était  fait  jour, 
qui  portait  de  grandes  ressemblances  avec  celle  que 
Calvin  devait  défendre  plus  tard.  Elle  émanait  d'un 
réformateur  peu  connu,  un  Silésien  nommé  Gaspard 
de  Schwenkfeld  (1490-1561),  que  Luther  devait  faire 
expulser  bientôt  de  son  pays,  pour  son  indocilité.  Selon 
ce  personnage,  les  mots  Hoc  est  corpus  meum  doivent 
se  traduire  :  «  Mon  corps  est  ceci  :  c'est-à-dire  le  pain 
de  vos  âmes.  »  Développant  sa  doctrine,  il  en  viendrait 
bientôt  à  soutenir  que  la  régénération  s'opère  unique- 
ment par  l'Esprit  et  nullement  par  des  moyens  exté- 
rieurs, que  le  rôle  de  l'Esprit  en  nous  est  de  nous  com- 
muniquer le  Christ,  dont  le  corps  et  l'âme,  devenus, 
après  l'ascension,  identiques  à  la  divinité,  nous  sont 
donnés  en  nourriture  spirituelle,  ce  qui  est  symbolisé 
par  la  cène. 

Cependant  si  Calvin  a  défendu  dans  la  suite  des  idées 
semblables,  c'est  par  une  rencontre  toute  fortuite.  Il  ne 
semble  pas  y  avoir  eu  d'influence  directe  de  Schwenk- 
feld sur  sa  pensée  personnelle. 


Calvin  avait  été  beaucoup  troublé,  dans  sa  jeunesse, 
par  les  dissentiments  des  réformateurs.  Ces  dissenti- 
ments avaient  pris  des  allures  de  violence  extrême. 
Calvin  sentait  bien  que  des  inspirés  de  l'Esprit-Saint 

—  ce  que  les  réformateurs  prétendaient  être  —  ne 
devaient  pas  se  contredire  d'une  façon  aussi  flagrante. 
Il  avouait  dans  la  suite  qu'il  avait  été  longtemps  arrêté 
par  cette  objection  dans  son  désir  de  se  joindre  à  eux. 
Luther  n'avait-il  pas  dit,  en  un  mot  poignant  :  «  En 
somme,  eux  ou  nous,  —  il  désignait  Zwingli  et  ses  amis 

—  il  faut  que  nous  soyons  les  ministres  de  Satan!  » 
La   grande  préocupation   de  Calvin  sera  donc  de 

trouver  un  moyen  terme,  une  formule  de  conciliation 
où  pourraient  se  rejoindre  les  membres  disjoints  de  la 
prétendue  Réforme.  Il  ne  devait  en  fait  qu'ajouter 
une  opinion  nouvelle  à  celle  de  ses  devanciers.  Lors- 
qu'on examine  son  enseignement,  on  est  frappé  de 
l'effort  de  syncrétisme  qu'il  représente.  La  première 
moitié  de  ses  formules  est  nettement  luthérienne,  la 
seconde  moitié,  nettement  zwinglienne.  Sa  grande 
originalité  sera  moins  dans  la  doctrine  que  dans 
l'utilisation  de  l'eucharistie  comme  d'un  moyen  de 
gouvernement  théocratique,  dans  l'État  puritain  rêvé 
par  lui. 

On  trouve  la  doctrine  eucharistique  de  Calvin  soit 
dans  le  Catéchisme  de  Genève,  soit  dans  l'Institution, 
soit  surtout  dans  son  Traité  de  la  sainte  cène,  composé 
à  Strasbourg,  avec  les  encouragements  de  Bucer,  en 
1541. 

Ce  traité  contient  cinq  parties  :  la  fin,  l'utilité,  l'usage 
légitime  de  la  cène,  les  erreurs  diverses,  les  causes  du 
conflit  eucharistique  entre  les  réformés. 

1.  La  fin  /l'eucharistie  a  été  instituée  pour  nourrir 
les  enfants  que  le  baptême  a  donnés  à  Dieu.  Elle  est 
un  signe  visible  ajouté  à  la  Parole.  Dans  ce  signe  se 
trouvent  rappelées  les  promesses  du  Christ.  Voilà 
l'utilité  du  sacrement  :  il  frappe  les  regards.  Il  donne 
une  force  nouvelle  à  la  Parole.  Il  la  confirme  dans  nos 
cœurs.  En  trois  mots  :  l'eucharistie  est  une  cène, 
parce  qu'elle  nourrit  la  foi,  une  eucharistie,  parce 
que  nous  y  remercions  Dieu  de  ses  bienfaits,  un 
engagement  public,  parce  que,  en  y  participant,  nous 
renouvelons  notre  profession  publique  de  chrétiens. 

2.  Le  fruit  ou  l'utilité  de  ce  sacrement  s'explique 
ainsi  :  du  moment  qu'il  nous  faut  un  aliment,  c'est 
que  nous  ne  pouvons  nous  suffire.  En  face  de  ce  pain, 
nous  devons  nous  rappeler  notre  impuissance  totale, 
notre  misère,  notre  corruption  foncière,  nous  sentir 
accablés  par  le  poids  de  nos  fautes.  C'est  le  premier 
acte  de  la  préparation  à  la  communion  calviniste, 
l'équivalent  de  notre  acte  d'humilité,  avec  quelque 
chose  de  plus  accablé,  de  plus  désespéré.  Et  le  second 
acte  c'est  l'acte  de  confiance  en  Jésus,  qui  nous  est 
présenté  dans  ce  pain.  Arrivé  à  ce  point  de  son  exposé, 
Calvin  voudrait  nous  faire  croire  qu'il  enseigne  vrai- 
ment la  présence  réelle  de  Jésus  dans  l'eucharistie. 
Et  il  est  bien  vrai  qu'il  l'enseigne  en  parole.  Mais 
quand  il  faut  en  venir  à  l'explication  du  comment,  il 
la  nie.  Il  est  luthérien  dans  l'affirmation  de  la  thèse  et 
zwinglien  dans  sa  manière  de  la  faire  comprendre. 

Dans  la  première  édition  de  V Institution,  il  avait 
dit  que  Jésus,  dans  l'eucharistie,  est  donné  vere  et 
efficaciter.  Il  emploie  toujours  ces  deux  mots.  «  Nous 
confesserons,  écrit-il,  que  de  nier  la  vraie  communica- 
tion de  Jésus-Christ  nous  être  présentée  en  la  cène, 
c'est  rendre  ce  sacrement  frivole  et  inutile,  ce  qui  est 
un  blasphème  exécrable  et  indigne  d'être  écouté.  » 

Et  il  précise  qu'il  ne  peut  s'agir  de  participer  seule- 
ment à  la  divinité  de  Jésus,  mais  aussi  à  son  huma- 
nité. A  la  différence  de  Luther,  il  admet,  après  Bucer, 
Zwingli,  Œcolampade,  que  le  c.  vi  de  saint  Jean  parle 
bien  de  l'eucharistie  et  il  conclut  des  affirmations  répé- 
tées de  Jésus  dans  ce  chapitre  qu'  «  il  convient  que, 


20' 


REFORME.    DOCTRINES,    L'EUCHARISTIE 


2076 


pour  avoir  notre  vie  dans  le  Christ,  nos  âmes  soient 
repues  de  son  corps  et  de  son  sang,  comme  de  leur 
nourriture  propre  ». 

Et  si  Calvin  s'en  tenait  là,  on  ne  pourrait  douter 
qu'il  soit  un  partisan  décidé  de  la  théorie  luthérienne 
de  la  présence  réelle.  Il  n'en  est  rien  cependant.  En 
poursuivant  notre  lecture,  nous  apprenons  qu'il  ne 
voit  dans  l'eucharistie  qu'une  figure  et  (pie  tout  ce 
qu'il  dit  de  la  communion  au  corps  et  au  sang  du 
Christ  dans  la  cène  doit  s'entendre  d'une  communion 
avec  ce  corps  et  ce  sang,  en  tant  qu'ils  sont  au  ciel, 
à  la  droite  du  Père  ! 

Le  lieu  où  son  langage  est  le  plus  clair  est  dans  le 
Catéchisme  :  «  Avons-nous  en  la  cène  simplement  le 
témoignage  des  choses  susdites  ou  si  elles  nous  sont 
vraiment  données?  —  En  tant  que  Jésus-Christ  est  la 
vérité,  il  ne  faut  douter  que  les  promesses  qu'il  a  laites 
à  la  cène,  ne  soient  accomplies  et  que  ce  qu'il  y  figure  n'y 
soit  vérifié.  Ainsi,  selon  qu'il  le  promet  et  représente, 
je  ne  doute  pas  qu'il  ne  nous  fasse  participants  de  sa 
propre  substance,  pour  nous  unir  avec  soi  en  une  vie.  » 

—  Jusqu'ici,  nous  sommes  en  plein  clans  la  doctrine 
luthérienne.  Mais  voici  qui  est  zwinglien  :  «  Mais  com- 
ment cela  peut-il  se  faire,  vu  que  le  corps  de  Jésus- 
Christ  est  au  ciel  et  que  nous  sommes  en  ce  pèlerinage 
terrien?  —  C'est  par  la  vertu  incompréhensible  de  son 
Esprit,  laquelle  conjoint  bien  les  choses  séparées  par  la 
distance  du  lieu.  -  -  Tu  n'entends  donc  pas  que  le  corps 
soit  enclos  dedans  le  pain,  ni  le  sang  dedans  le  calice? 

-  -  Non,  mais  au  contraire,  pour  avoir  la  vérité  de  ce 
sacrement,  il  faut  élever  nos  cœurs  en  haut  au  ciel,  où 
est  Jésus-Christ  en  la  gloire  de  son  Père,  et  dont  nous 
l'attendons  en  notre  rédemption  et  non  pas  le  cher- 
cher en  ces  éléments  corruptibles.  »  Édition  de  1553, 
rééditée  en  1853. 

Voilà  qui  est  parfaitement  net.  Calvin  admet  une 
présence  réelle,  mais  ce  n'est  pas  une  présence  locale. 
Le  pain  et  le  vin  ne  sont  là  que  pour  «  représenter  »  le 
corps  et  le  sang  du  Christ.  «  Néanmoins,  ajoute-t-il,  ce 
n'est  pas  une  figure  nue,  mais  conjointe  avec  sa  vérité 
et  substance  ».  Il  réunit  donc  le  réalisme  et  le  symbo- 
lisme. On  dira  peut-être  :  mais  choisissez  donc,  ou  Jésus 
est  là  et  ce  n'est  pas  une  figure,  ou  c'est  une  simple 
figure  et  il  n'y  est  pasl  Calvin  repousse  ce  dilemme.  Il 
introduit  ici  la  notion  d'instrument.  Le  pain  et  le  vin 
servent  à  Dieu  d'instruments  pour  nous  unir  à  son 
corps  et  à  son  sang.  «  C'est  donc  à  bon  droit,  insiste-t- 
il,  que  le  pain  est  nommé  corps,  puisque  non-seulement 
il  nous  le  représente,  mais  aussi  nous  le  présente.  » 
Mais,  si  on  lui  demande  comment  le  pain  nous  peut 
présenter  une  chose  qu'il  ne  contient  pas,  il  n'a  que 
cette  réponse  :  «  C'est  par  la  vertu  incompréhensible  de 
l'Esprit.  »  C'est  cette  vertu  qui  «  conjoint  les  choses 
séparées  par  la  distance  de  lieu  ».  Et  c'est  tout.  Mais 
cela  suffit  à  Calvin  pour  affirmer  que  l'eucharistie  nous 
donne  la  propre  substance  du  corps  de  Jésus-Christ. 
La  première  utilité  de  ce  sacrement  sera  donc  de  nous 
donner  le  corps  et  le  sang  de  Jésus,  la  seconde,  de  pro- 
voquer notre  gratitude,  la  troisième  de  nous  conduire 
«  à  vivre  saintement  et  surtout  à  garder  charité  et 
dilection  fraternelle  entre  nous  ». 

3.  L'usage  légitime.  -  Ici  encore  apparaît  le  réalisme 
voulu  de  Calvin,  si  étrangement  uni  à  son  symbolisme. 
Calvin  se  montre  extrêmement  exigeant  pour  le  com- 
muniant. Il  veut  faire  de  la  communion  le  centre  de  la 
vie  religieuse  et  une  sorte  de  récompense  des  justes. 
La  plus  grande  pénitence  qu'il  puisse  infliger  à  un 
chrétien  coupable  est  la  privation  de  la  communion, 
c'est-à-dire  l'excommunication.  «  Quiconque  approche 
de  ce  saint  sacrement  avec  mépris  ou  nonchalance,  ne 
se  souciant  pas  beaucoup  de  suivre  où  le  Seigneur 
l'appelle,  écrit-il,  il  en  abuse  perversement  et,  en  abu- 
sant, il  le  contamine.  Or,  polluer  et  contaminer  ce  que 


Dieu  a  tant  sanctifié,  c'est  un  sacrilège  intolérable.  » 
Calvin  n'hésite  donc  pas  devant  le  mot  le  plus 
sévère  de  la  langue  théologique.  La  simple  noncha- 
lance devient  pour  lui  «  un  sacrilège  ».  Il  ne  se  rend  pas 
compte  de  ce  qu'il  y  a  de  vague  dans  ce  terme  «  non- 
chalance ».  Il  oublie  dans  la  pratique  son  dogme  de  la 
prédestination  et  il  parle  un  langage  tout  à  fait  catho- 
lique, en  disant  :  «  Il  n'y  a  rien  au  monde  qui  soit  de 
plus  grand  prix  et  dignité  que  le  corps  et  le  sang  du 
Seigneur,  ce  n'est  donc  pas  petite  faute  de  le  prendre 
inconsidérément  cl  sans  être  préparé.  »  Il  admet  donc 
qu'il  appartient  à  l'homme  de  se  préparer  à  la  récep- 
tion du  sacrement  et  il  condamne  celui  qui  ne  le  fait 
pas.  Cela  ne  l'empêche  pas  de  blâmer  énergiquetnent 
les  «  docteurs  sophistiques  »  —  il  veut  dire  «  catholi- 
ques »,  qui  «  ont  mis  les  pauvres  consciences  en  per- 
plexité trop  périlleuse,  ou  plutôt  en  géhenne  horrible, 
requérant  je  ne  sais  quel  examen  dont  il  n'était  pas 
possible  de  venir  à  bout  ».  Il  n'en  réclame  pas  moins  de 
ses  fidèles  disciples  des  conditions  préparatoires  à  la 
communion.  Quelles  sont-elles?  Calvin  en  indique 
deux  :  "une  vraie  repentance  en  nous-mêmes»  et  une 
«  vraie  foi  en  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  ».  Ces  dispo- 
sitions, nous  les  reconnaissons,  ce  sont  les  deux  pôles 
de  cette  mystique  de  la  consolation  que  Calvin  tenait 
de  Luther.  Nous  devons  désespérer  de  nous-mêmes, 
pour  n'espérer  qu'en  Jésus-Christ,  car,  «  si  nous  avons 
en  lui  notre  repos,  il  faut  qu'en  nous-mêmes  nous  ne 
sentions  que  tourment  et  inquiétude.  Or,  telle  affec- 
tion ne  peut  être  qu'elle  n'engendre  premièrement  un 
déplaisir  de  toute  notre  vie,  puis  après  une  sollicitude 
et  crainte,  finalement  un  désir  et  amour  de  justice  ». 
En  un  mot,  le  désespoir  provoqué  par  notre  impuis- 
sance nous  conduit  à  l'espoir  en  Jésus,  cet  espoir  nous 
donne  l'appétit  de  le  recevoir  au  banquet  eucharis- 
tique. 

Calvin  en  vient  à  rétablir  pour  l'usage  de  l'eucha- 
ristie toute  la  discipline  que  la  primitive  Église  avait 
établie.  Il  tire  de  la  pratique  de  la  communion  tout 
l'idéal  du  puritain.  «  Car  il  n'y  a  ordre,  dit-il,  que  nous 
prétendions  être  du  corps  du  Christ,  nous  abandon- 
nant à  toute  licence  et  menant  une  vie  dissolue.  Puis- 
qu'en  Christ,  il  n'y  a  que  chasteté,  bénignité,  sobriété, 
vérité,  humilité  et  toutes  telles  vertus,  si  nous  voulons 
être  ses  membres,  il  faut  que  toute  paillardise,  hau- 
tesse,  intempérance,  mensonge,  orgueil  et  semblables 
vices  soient  loin  de  nous.  » 

De  tels  passages  sont  nombreux  dans  les  écrits  de 
Calvin.  Il  voudrait  faire  de  sa  cité  genevoise  une  sorte 
de  couvent  laïque.  Il  interprète  les  intentions  du 
Christ  et  va  jusqu'à  demander,  dans  son  Institution,  la 
règle  de  la  communion  hebdomadaire.  Ses  ordonnan- 
ces du  16  janvier  1537,  à  Genève,  parlaient  aussi  de 
la  communion  de  chaque  dimanche  comme  très  dési- 
rable, et  finalement  prescrivaient  la  communion  au 
moins  mensuelle.  C'est  qu'en  effet,  si  la  communion 
n'était  pas  d'un  usage  fréquent,  la  grande  arme  de 
l'excommunication  dont  Calvin  entendait  bien  se 
servir  pour  gouverner  la  ville,  perdait  une  grande 
part  de  sa  force. 

Inutile  d'ajouter  que,  comme  Luther,  Calvin  réprou- 
vait hautement  le  dogme  de  la  transsubstantiation  : 
«  ce  mensonge,  disait-il,  n'a  nul  fondement  de  l'Écri- 
ture et  n'a  aucun  témoignage  de  l'Église  ancienne  », 
ainsi  que  le  dogme  du  sacrifice  de  la  messe.  Il  joignait 
dans  la  même  réprobation  le  dogme  de  la  présence 
locale  du  corps  du  Christ,  sous  les  accidents  du  pain,  et 
l'usage  de  la  communion  sous  une  seule  espèce. 

Notons  en  terminant  que  le  genre  de  présence  réelle 
qu'enseigne  Calvin  exclut  la  participation  réelle  à  la 
cène  de  ceux  qui  n'ont  pas  les  dispositions  requises. 
Jésus  n'est  présent  dans  l'eucharistie  que  pour  ses  élus. 
Il  n'y  est  pas  pour  les  autres.  S'ils  reçoivent  le  pain  et 


20' 


REFORME.    DOCTRINES,    LA    MESSE 


2078 


le  vin,  ils  ne  reçoivent  rien  de  plus.  C'est  ce  qui  va  être 
exprimé  plus  explicitement  dans  la  confession  angli- 
cane. 

4°  L'eucharistie  dans  les  «  39  Articles  ».  —  Dans  la 
confession  anglicane,  la  question  eucharistique  est 
traitée  aux  art.  28,  29  et  30.  «  La  cène  du  Seigneur,  dit 
l'article  28,  n'est  pas  seulement  un  symbole  de  l'amour 
que  les  chrétiens  doivent  avoir  les  uns  pour  les  autres, 
mais  plutôt  un  sacrement  de  notre  rédemption  par  la 
mort  du  Christ,  si  bien  que,  pour  ceux  qui  reçoivent  ce 
sacrement  comme  il  convient,  dignement  et  avec  foi, 
le  pain  que  nous  rompons  est  une  participation  au 
corps  de  Jésus-Christ  et  de  même  la  coupe  de  bénédic- 
tion est  une  participation  au  sang  de  Jésus-Christ.  » 

On  a  remarqué,  dans  cette  formule,  les  mots  «  comme 
il  convient  ».  Ils  signifient  que  la  présence  du  corps 
et  du  sang  du  Christ  n'est  réelle  que  pour  les  bons  chré- 
tiens. Mais  pour  éviter  toute  équivoque  à  ce  sujet, 
l'art.  30  précise  en  ces  termes  :  «  Les  méchants  et  ceux 
qui  n'ont  pas  une  foi  vive,  quoi  qu'ils  pressent  entre 
leurs  dents,  comme  dit  saint  Augustin,  d'une  manière 
charnelle  et  visible  le  sacrement  du  corps  et  du  sang 
du  Christ,  n'y  participent  d'aucune  manière,  mais 
plutôt  ils  mangent  et  boivent,  pour  leur  condamna- 
tion, le  signe  ou  le  sacrement  d'une  chose  si  grande.  » 

«  Ceux  qui  n'ont  pas  une  foi  vive.  >  L'expression 
était  singulièrement  vague.  Elle  désignait  probable- 
ment ceux  dont  la  foi  ne  se  montre  pas  dans  leurs 
œuvres.  Le  sens  de  l'article  était  que  la  présence  réelle 
dépend  de  la  disposition  du  communiant.  Elle  n'est 
donc  pas  quelque  chose  d'objectif.  Elle  est  une  réponse 
à  la  foi  du  chrétien.  L'art.  29  complète  l'ensemble  de 
la  doctrine  qui  est  bien  celle  de  Bucer  et  de  Calvin  : 
«  Dans  la  cène,  le  corps  du  Christ  est  donné,  reçu, 
mangé,  mais  seulement  d'une  manière  divine  et  spi- 
rituelle, et  le  moyen  par  lequel  le  corps  du  Christ  est 
reçu  et  mangé  dans  la  cène,  c'est  la  foi.  » 

Il  s'ensuit  que  la  confession  anglicane  est  plus 
«  radicale  »  sur  ce  point  que  la  confession  luthérienne, 
alors  que,  sur  la  plupart  des  autres  points,  elle  pré- 
tend tenir  un  juste  milieu  entre  le  radicalisme  calvi- 
niste et  la  tradition  catholique. 

D'autre  part,  l'art.  28  rejette  la  transsubstantiation, 
comme  «  ne  pouvant  être  prouvée  par  les  saintes  Écri- 
tures, contraire  aux  textes  clairs  de  la  Bible,  détruisant 
l'essence  du  sacrement  et  ayant  donné  lieu  à  de  nom- 
breuses superstitions  ».  L'art.  30  déclare  aussi  que 
«  la  coupe  du  Seigneur  ne  doit  pas  être  refusée  aux 
laïques  ». 

VI.  de  la  MESSL.  — ■  1°  Luther  contre  la  messe.  — ■ 
Ce  serait  probablement  une  grave  erreur  de  croire  que 
l'unanimité  exceptionnelle  des  Églises  dissidentes, 
en  ce  qui  concerne  le  rejet  du  sacrifice  de  la  messe,  a 
sa  source  dans  l'examen  impartial  des  textes  bibliques. 
Nous  avons  essayé,  dans  la  première  partie  de  cette 
étude,  d'analyser  les  motifs  réels  de  cette  aversion  des 
novateurs  pour  le  sacrifice  de  la  messe.  C'était  moins 
à  la  messe  que  l'on  en  voulait  qu'au  sacerdoce  insépa- 
rable de  la  messe  et  aux  revenus  des  fondations  dont 
vivait  le  clergé.  C'est  ce  que  semble  bien  prouver  le 
passage  suivant  du  Vom  Missbrauch  der  Messen,  de 
Luther,  W.,  t.  vm,  p.  522  sq.,  qui  est  de  novembre 
1521  :  «Les  misérables  prêtres  à  messes  (Messplafjen  ), 
avec  les  confréries  qu'ils  érigent  pour  gagner  de 
l'argent,  avec  les  messes  qu'ils  disent  pour  les  morts 
et  pour  les  vivants,  ne  font  rien  autre  chose  que 
tromper  le  peuple  des  insensés  et  les  entraîner  avec 
eux  en  enfer,  tout  en  volant  leur  argent  et  leur  bien 
avec  leurs  mensonges.  C'est  bien  là  que  se  trouvent 
les  fondements  secrets  et  cachés  de  tout  l'univers. 
Tout  le  monde  sait  bien  pourquoi  ont  été  établis  les 
évêchés,  les  canonicats,  les  couvents,  les  églises  et  tout 
le  royaume  des  prêtres,  à  savoir  pour  dire  la  messe, 


c'est-à-dire  pour  l'idolâtrie  la  plus  odieuse  qui  soit 
sur  la  terre.  Tout  cela  est  bâti  sur  des  mensonges  hon- 
teux, sur  la  profanation  coupable  et  impie  du  sacre- 
ment de  l'autel,  sur  une  incrédulité  plus  scandaleuse 
que  celle  des  païens.  C'est  pourquoi  il  est  arrivé,  par 
un  juste  jugement  de  Dieu,  que  tout  leur  argent  et 
leur  bien  a  été  employé  pour  rien,  si  ce  n'est  pour  un 
vain  orgueil,  pour  la  débauche  et  la  goinfrerie,  pour 
permettre  aux  prêtres  de  rester  oisifs,  de  passer  du 
bon  temps  et  d'être  inutiles  à  tous,  à  Dieu  comme  au 
monde,  pour  n'obéir  qu'à  l'idole  romaine,  car  c'était 
là  une  digne  récompense  trouvée  par  ce  sacerdoce 
impie.  » 

La  haine  presque  sauvage  qui  traversait  ces  lignes 
fut  partagée  par  tous  les  réformateurs.  Us  ne  purent 
jamais  parler  de  la  messe  sans  que  les  injures  leur 
vinssent  aux  lèvres.  Pour  eux,  la  question  de  la  messe 
était  liée  à  celle  de  l'ordre,  de  la  hiérarchie,  en  un  mot 
à  leur  liberté  envers  Rome.  Elle  était  liée  par  ailleurs  à 
cette  institution  que  tant  de  prêtres  alors  regardaient 
comme  un  fardeau  intolérable,  le  célibat  ecclésiastique. 

Luther  ne  touchait  pas  cependant  sans  angoisse  à  la 
messe.  «  Quelle  peine,  quel  travail,  s'écriait-il,  même 
en  m'appuvant  sur  les  textes  certains  de  la  sainte  Écri- 
ture, n'ai-je  pas  eu  à  justifier  ma  propre  conscience,  en 
songeant  que  j'étais  seul  à  m'opposer  au  pape,  à  le 
tenir  pour  l'Antéchrist,  les  évêques  pour  ses  apôtres 
et  les  universités  pour  ses  maisons  de  débauche!  Que 
de  fois  mon  cœur  tremblant  n'a-t-il  pas  palpité  et,  se 
révoltant,  ne  m'a-t-il  pas  objecté  cet  argument  :  le 
plus  fort  et  le  seul  qu'ils  aient  :  Es-tu  le  seul  sage? 
Tous  les  autres  se  trompent-ils?  Tant  de  siècles  ont-ils 
été  dans  l'ignorance?  Et  si  tu  te  trompais?  Et  si  tu 
entraînais  avec  toi  tant  d'âmes  à  l'erreur  et  à  la 
condamnation  éternelle?  »  De  abroganda  missa,  dédi- 
cace du  1er  nov.  1521,  \\\,  t.  vin,  p.  412. 

Quels  étaient  donc  les  arguments  de  Luther?  Il  les 
cherche  dans  les  paroles  de  l'institution  eucharistique. 
Pour  lui,  il  est  clair  comme  le  jour  que  la  cène  n'est 
qu'un  testament.  Et  qu'est-ce  qu'un  testament?  «Une 
donation  faite  par  un  mourant,  par  laquelle  il  désigne 
un  héritier  et  institue  un  héritage.  »  Il  ne  faut  voir 
que  cela  dans  l'eucharistie.  «  Tu  vois,  s'écrie  Luther, 
que  ce  que  nous  appelons  la  messe  est  le  don  de  la 
rémission  des  péchés,  accordé  par  Dieu  et  scellé  parla 
mort  de  son  Fils.  »  Mais  un  don  ne  suppose  ni  œuvre  ni 
mérite  de  la  part  de  celui  qui  le  reçoit.  Donc  la  messe 
n'est  pas  une  œuvre  et  la  dire  n'est  pas  un  mérite.  La 
messe  n'est  que  le  souvenir  de  la  promesse  de  pardon 
que  Dieu  nous  a  faite.  Il  suffit  d'avoir  foi  en  cette  pro- 
messe pour  être  digne  de  célébrer  la  messe  et  de  rece- 
voir la  communion.  Aussi,  quelle  erreur  de  prononcer 
à  voix  basse  les  paroles  de  la  consécration,  comme  le 
veut  le  rituel  romain.  Ce  sont  justement  ces  paroles 
qui  contiennent  la  promesse.  Il  faut  donc  les  faire 
entendre  de  tous,  afin  d'exciter  la  foi. 

D'autre  part,  si  la  messe  n'a  d'autre  but  que  d'exci- 
ter la  foi,  «  c'est  donc  une  erreur  évidente  et  impie  que 
d'offrir  ou  d'appliquer  la  messe  pour  des  péchés,  des 
satisfactions,  pour  des  défunts  ou  tout  autre  besoin 
étranger  (à  la  foi)...  Qui  peut  en  effet  recevoir  la  pro- 
messe de  Dieu  pour  un  autre,  puisque  la  foi  est  requise 
en  chacun?...  Puis-je  croire  pour  mon  voisin?  » 

En  définitive,  l'eucharistie,  pour  Luther,  est  un  don 
de  Dieu  à  l'homme  et  ne  peut  en  aucune  manière  deve- 
nir une  offrande  de  l'homme  à  Dieu,  c'est-à-dire  un 
sacrifice.  Il  s'ensuit  que  tout  le  monde  peut  célébrer 
la  cène.  Il  n'y  a  plus  de  sacerdoce.  «  Dans  la  messe 
ou  sacrement,  nous  sommes  tous  égaux,  prêtres  ou 
laïques.  » 

Ce  qui  confirme  cette  manière  de  voir,  c'est  que 
l'Écriture  ne  connaît  qu'un  prêtre,  qui  est  le  Christ, 
et  pareillement  qu'un  seul  sacrifice  qui  est  le  sacrifice 


2079 


RÉFORME     DOCTRINES,    LA    MESSE 


2080 


de  la  croix.  Les  chrétiens  ne  peuvent  offrir  à  Dieu 
qu'un  sacrifice  au  sens  large,  le  sacrifice  de  la  morti- 
fication et  de  la  prière. 

Malgré  cette  destruction  de  l'essence  de  la  messe, 
Luther  ne  se  hâta  point  de  toucher  aux  cérémonies 
traditionnelles  de  la  messe  catholique.  Sa  Formule  de 
la  messe  et  de  la  communion  de  décembre  1523  est 
encore  en  latin.  Ce  n'est  qu'en  décembre  1525  qu'il 
public  sa  Messe  allemande.  Il  y  conserve,  quoique  avec 
répugnance,  le  nom  de  messe  et  aussi  les  vêtements 
sacres,  les  cierges,  l'autel.  Il  se  contente  de  supprimer, 
à  partir  de  l'offertoire,  tout  ce  qui  rappelle  la  notion 
de  sacrifice.  Il  maintient  l'élévation  qui  ne  sera  sup- 
primée qu'en  1542.  La  consécration  est  chantée  en  alle- 
mand. La  communion  au  corps  du  Christ  se  fait  aussi- 
tôt après  la  consécration  du  pain.  Ce  n'est  qu'après  le 
chant  du  Sanclus  et  d'un  cantique  en  allemand  que 
vient  la  seconde  consécration,  celle  du  vin,  et  la 
seconde  communion.  Mais  cette  séparation  des  deux 
communions  parut  trop  compliquée  et  fut  supprimée 
en  1533. 

Tout  cela  explique  comment  Mélanchthon  a  pu  dire, 
dans  la  Confession  d'Augsbourg  :  «  C'est  à  tort  que  nos 
Églises  sont  accusées  d'avoir  supprimé  la  messe,  nous 
avons  au  contraire  conservé  la  messe  et  nous  la  célé- 
brons avec  un  souverain  respect.  Nous  avons  conservé 
de  même  la  plupart  des  cérémonies.  » 

Il  développait  ensuite  contre  la  notion  de  sacrifice 
quatre  arguments  principaux  :  1.  L'Écriture  ne  dit 
pas  que  l'eucharistie  soit  un  sacrifice,  mais  une  com- 
mémoration et  un  testament;  —  2.  Elle  atteste  que 
notre  rédemption  s'est  faite  par  l'unique  sacrifice  de 
la  croix;  —  3.  Elle  affirme  que  nous  sommes  justifiés 
par  la  foi  seule;  —  4.  La  messe  a  engendré,  dès  qu'on 
l'a  considérée  comme  sacrifice,  d'innombrables  abus, 
car  rien  n'a  été  vénal  comme  la  célébration  de  la  messe. 

2°  Zwingli  contre  la  messe.  —  On  trouve,  chez  Zwin- 
gli,  la  même  argumentation  que  dans  la  Confession 
d'Augsbourg.  Deux  preuves  surtout  lui  paraissent  déci- 
sives :  1.  L'épitre  aux  Hébreux  enseigne  que  Jésus 
n'a  été  immolé  qu'une  fois;  —  2.  Les  textes  de  l'insti- 
tution eucharistique  prouvent  que  la  cène  n'est  qu'une 
commémoraison.  Il  est  donc  impossible  qu'elle  soit  un 
sacrifice.  Dans  l'épître  aux  Hébreux,  le  semel  qui 
apparaît  à  plusieurs  reprises  :  vu,  27;  ix,  12;  ix,  26,  lui 
paraît  absolument  décisif.  Il  ne  réfléchit  pas  que  le 
même  argument  vaudrait  contre  les  sacrifices  de  l'An- 
cienne Loi,  qui  étaient  pourtant  institués  par  Dieu 
lui-même.  Que  s'il  était  bon  qu'il  y  eût  des  sacrifices 
«  annonciateurs  »,  pourquoi  n'y  aurait-il  pas  un  sacri- 
fice «  commémoratif  »?  Non,  pour  lui,  il  y  a  incompati- 
bilité entre  une  commémoraison  et  un  sacrifice.  «  De 
quel  front,  écrit-il,  a-t-on  osé  faire  d'une  commémo- 
raison une  oblation?  Pour  nous,  qui  sommes  fidèles, 
toutes  les  fois  que  nous  mangeons  et  buvons  le  corps 
et  le  sang  du  Christ,  claironnons  la  mort  du  Seigneur, 
aussi  longtemps  que  le  inonde  subsistera.  La  cause  de 
cette  proclamation  est  assez  ample,  à  savoir  que  le 
Christ  nous  a  délivrés  par  sa  mort  et  par  l'effusion  de 
son  sang.  •  De  canone  missœ  epicheiresis  du  29  août 
1523.  C.  H.,  Opéra  Zuinglii,  t.  u,  p.  .">:>:>  608. 

3°  Les  placards  de  lr>:i4  contre  la  Messe.  -  -  Nulle 
part,  on  ne  semble  avoir  été  aussi  animé  contre  la 
messe  que  dans  cette  Suisse  romande  où  Guillaume 
Fard  promena  son  zèle  impétueux  et  conquérant.  Le 
document  où  la  haine  de  la  messe  s'étale  de  la  façon  la 
plus  frappante  est  ce  tract  fameux,  rédigé  par  Antoine 
Marcourt  et  Viret,  à  Neuchàtel,  puis  affiché,  dans  la 
nuit  du  17  au  18  octobre  1534,  en  divers  lieux  de  la 
ville  de  Paris,  et  jusqu'à  la  porte  de  la  chambre  à  cou- 
cher du  roi,  à  Amboise. 

Les  arguments  que  l'on  y  trouve,  auprès  d'énormes 
injures,  sont  les  mêmes  que  chez  Zwingli  :  1.  «  A  tout 


fidèle  chrétien  est  et  doit  être  très  certain  que  notre 
Seigneur  et  seul  Sauveur  Jésus-Christ,  comme  grand 
évêque  et  pasteur  éternellement  ordonné  de  Dieu,  a 
donné  son  corps,  son  âme,  sa  vie  et  son  sang  pour  notre 
sanctification,  en  sacrifice  parfait  :  le  quel  sacrifice  ne 
peut  et  ne  doit  être  réitéré  par  aucun  sacrifice  visible... 
Car  par  le  grand  et  admirable  sacrifice  de  Jésus-Christ, 
tout  sacrifice  extérieur  et  visible  est  aboli  et  évacué  et 
jamais  autre  n'est  demeuré.  Ce  qui...  est  très  ample- 
ment démontré  en  l'épître  aux  Hébreux,  vu,  26  sq.; 
ix,  12;  x,  10,  18.  »  2.  «En  cette  malheureuse  messe, 
on  a  non  seulement  provoqué,  mais  aussi  plongé  et 
du  tout  abîmé  quasi  l'universel  monde  en  idolâtrie 
publique.  » 

Tout  l'esprit  des  placards  se  trouve  résumé  dans 
cette  conclusion  qui,  par  sa  violence,  laisse  pressentir 
les  futures  guerres  de  religion  :  «  Par  elle  (la  messe), 
disaient-ils,  toute  connaissance  de  Jésus-Christ  est 
effacée,  la  prédication  de  l'Évangile  est  rejetée  et 
empêchée,  le  temps  est  occupé  en  sonneries,  hurle- 
ments, chanteries,  vaines  cérémonies,  luminaires, 
encensements,  déguisements  et  telles  manières  de  sor- 
celleries, par  lesquelles  le  pauvre  monde,  comme  brebis 
et  moutons,  est  misérablement  trompé,  entretenu  et 
promené  et  par  ces  loups  ravissants  mangé,  rongé  et 
dévoré.  Et  qui  pourrait  dire  les  larcins  de  ces  paillards? 
Par  cette  messe,  ils  ont  tout  empoigné  et  tout  détruit, 
tout  englouti.  Ils  ont  déshérité  princes  et  rois,  sei- 
gneurs et  marchands  et  tout  ce  qu'on  peut  dire  mort 
ou  vif.  »  Ces  dernières  lignes  mettaient  a  nu  des  motifs 
fort  peu  théologiques  en  faveur  de  la  destruction  de  la 
messe.  Ce  ne  furent  pas  les  moins  forts. 

4°  Calvin  contre  la  messe.  —  Luther  avait  conservé  le 
mot  de  messe.  Les  zwingliens  et  les  calvinistes  l'ont 
rejeté  avec  horreur  et  la  cène,  telle  qu'ils  ont  voulu  la 
célébrer,  ne  ressembla  que  de  très  loin  à  l'office  tradi- 
tionnel catholique.  A  part  cela,  Calvin  ne  montre  au- 
cune originalité  dans  sa  critique  de  la  théorie  du  sacri- 
fice de  la  messe.  Ce  sacrifice  fait  injure  à  celui  de  la 
croix.  Voilà  ce  que  développe  son  Traité  de  la  sainte 
cène,  quand  il  aborde  la  question  de  la  messe. 

Calvin  concède  sans  doute  que  les  anciens  Pères  ont 
appelé  la  cène  un  sacrifice.  Mais  il  veut  que  ce  soit 
uniquement  parce  que  «  la  mort  de  Jésus-Christ  y  est 
représentée  ».  Il  reconnaît  que  les  sacrifices  de  l'An- 
cienne Loi  étaient  d'origine  divine.  Il  les  regarde 
comme  légitimes  en  temps  que  figuratifs  de  celui  de  la 
croix.  Mais  ce  qui  a  pu  être  figuré  ne  doit  pas  être 
renouvelé.  «  Depuis  qu'il  a  été  parfait,  écrit-il,  il  ne 
reste  plus  sinon  que  nous  en  recevions  la  communica- 
tion et  c'est  chose  superflue  de  le  figurer  encore.  » 

A  plus  forte  raison,  pense  Calvin,  n'était-il  pas  per- 
mis d'imaginer  un  sacrifice  non  seulement  commémo- 
ratif, à  la  façon  des  anciens  Pères,  mais  propitiatoire, 
comme  on  l'a  admis  dans  la  suite.  On  a  ainsi  transféré 
à  la  messe  tout  ce  qui  ne  pouvait  appartenir  qu'à  la 
croix,  à  savoir  de  satisfaire  pour  nos  dettes  et  de  nous 
réconcilier  avec  Dieu.  Sans  doute  les  mérites  de  la  mort 
du  Christ  doivent  nous  être  appliqués.  Mais  Calvin  ne 
veut  pas  que  ce  soit  par  la  messe.  Ce  ne  pourra  être  que 
par  la  prédication  de  l'Évangile  et  par  la  foi.  «  Voilà 
donc,  conclut  Calvin,  comment  il  n'y  a  rien  de  plus 
contraire  à  la  vraie  intelligence  de  la  cène  que  d'en 
faire  un  sacrifice,  lequel  nous  détourne  de  reconnaître 
la  mort  du  Christ  comme  sacrifice  unique,  duquel  la 
vertu  dure  à  jamais.  » 

En  outre,  la  messe  est  condamnable  en  raison  de  ses 
conséquences  désastreuses.  L'assistance  passive  à  la 
messe  a  pris  la  place  de  la  communion.  Le  prêtre  a 
communié  seul.  Or,  pour  Calvin,  toutes  les  messes 
«  auxquelles  il  n'y  a  point  de  communion,  telle  que  le 
Seigneur  l'a  instituée,  ne  sont  qu'abomination  ».  De 
plus,  on  a  célébré  la  messe  en  l'honneur  des  saints  de 


2081 


REFORME.    DOCTRINES,    LA    PENITENCE 


2082 


chaque  jour,  ce  qui  était  un  abus  insupportable.  On  a 
vendu  les  messes.  Tout  ce  mouvement  de  foire  autour 
de  la  cène  est  intolérable.  Enfin,  n'est-il  pas  évident 
que  c'est  le  diable  qui  a  inventé,  à  la  place  de  la  doc- 
trine, dans  la  cène,  toute  cette  foule  de  cérémonies  et 
de  grimaces  que  l'on  appelle  liturgie?  «  La  messe,  écrit 
Calvin,  n'est  que  pure  singerie  et  batellerie.  Je  l'ap- 
pelle singerie,  parce  que  l'on  veut  par  là  contrefaire  la 
cène  du  Seigneur,  sans  raison,  comme  un  singe,  incon- 
sidérément et  sans  discrétion,  imite  ce  qu'il  voit  faire... 
Je  l'appelle  aussi  batellerie,  à  cause  que  les  fatras  et 
les  mines  qu'on  y  fait  conviennent  plutôt  à  une  farce 
qu'à  un  tel  mystère,  comme  est  la  sacrée  cène  du  Sei- 
gneur. » 

Dans  l'Institution  chrétienne,  Calvin  renouvelle  tous 
ces  arguments  que  l'on  peut  ramener  à  trois  :  1.  Dans 
la  messe  «  il  se  fait  un  blasphème  et  déshonneur  into- 
lérable à  Jésus-Christ,  prêtre  unique  et  éternel  ».  — 
2.  «  La  messe  ensevelit  et  opprime  la  croix  et  passion 
de  Jésus-Christ  »,  en  réitérant  un  sacrifice  fait  pour 
demeurer  unique.  3.  La  messe  a  engendré  d'innom- 
brables abus.  Et  Calvin  n'hésite  pas  à  traiter  de  brutes 
ignares  tous  les  chrétiens  qui  ont  pratiqué  la  messe 
jusqu'à  lui! 

5°  La  messe  duns  les  «  38  Articles  ».  —  La  confession 
anglicane  est  aussi  radicale  que  les  autres  confessions 
protestantes  en  ce  qui  concerne  la  messe.  Elle  l'expédie 
sommairement,  dans  son  art.  31  :  «  L'offrande  du 
Christ  olîerte  une  seule  /ois  est  la  parfaite  rédemption, 
la  propitiation,  et  la  satisfaction  pour  tous  les  péchés 
du  monde,  originel  aussi  bien  qu'actuels.  11  n'y  a  en 
dehors  de  celle-là  aucune  satisfaction  pour  le  péché. 
C'est  pourquoi  les  sacrifices  des  messes  où,  disait-on 
communément,  le  prêtre  offrait  le  Christ  pour  les 
vivants  et  pour  les  morts,  n'étaient  que  fables  impies 
et  illusions  dangereuses.  » 

On  remarquera  que  dans  ce  texte,  c'est  surtout  le 
caractère  propitiatoire  du  sacrifice  de  la  messe  qui  est 
repoussé,  comme  du  reste  dans  les  autres  textes  d'ori- 
gine protestante.  Un  sacrifice  de  prière  et  de  louanges 
a  toujours  été  admis  par  les  protestants,  mais  il  ne 
s'agissait  que  d'un  sacrifice  au  sens  large. 

VII.  LA  PÉNITENCE.  V EXTRÊME-ONCTION.  LES  IN- 
duloexces.  le  PURGATOIRE.  —  1°  Luther  et  la  péni- 
tence. —  On  a  vu  que  Luther  n'était  guidé  au  fond, 
dans  l'élaboration  de  sa  doctrine,  que  par  cette  mysti- 
que de  la  consolation  qui  était  sa  découverte  propre. 
Tout  ce  qui  l'avait  terrorisé,  il  s'en  délivre.  Tout  ce  qui 
l'avait  consolé,  il  le  conserve.  C'est  cela  qui  explique 
ses  hésitations  en  ce  qui  concerne  le  sacrement  de 
pénitence.  Il  en  avait  gardé  des  souvenirs  mélangés. 
Le  conserverait-il  ou  le  détruirait-il?  Il  n'a  jamais  osé 
se  prononcer.  Dans  son  Prélude  de  1520,  il  ne  sait  s'il 
admettra  deux  ou  trois  sacrements.  Dans  ses  Caté- 
chismes, il  se  prononce  d'abord  pour  deux,  puis  il  se 
décide  pour  trois.  Zwingli  et  Calvin  seront  catégori- 
ques. Luther  et  Mélanchthon  ne  seront  jamais  bien 
fixés  au  sujet  de  la  pénitence.  C'est  qu'ils  ont  été  sou- 
vent «  consolés  »  par  la  confession.  Or  la  «  consola- 
tion »  est  pour  eux  l'indice  de  ce  qui  est  biblique  et 
divin.  Ils  gardent  donc  la  pénitence  en  la  libérant  des 
abus  qui  sont  venus  la  recouvrir  et  l'avilir.  Le  grand 
abus  a  été  d'enlever  à  la  pénitence  ce  qui  en  faisait  un 
sacrement,  c'est-à-dire  la  foi  en  la  promesse.  Les  théo- 
logiens ne  parlent  ici  que  du  pouvoir  des  clefs  d'une 
part  et  des  trois  parties  de  la  pénitence  :  contrition, 
confession,  satisfaction,  d'autre  part.  Ils  ont  oublié  la 
foi,  c'est-à-dire  la  certitude  du  salut.  Seule,  pourtant, 
la  foi,  qui  conduit  de  la  menace  à  la  promesse,  peut 
«  contrire  »  le  cœur.  Il  fallait  donc  avant  tout  éveiller  la 
foi.  Pour  cela,  il  est  vrai,  point  n'était  besoin  de  torturer 
le  pénitent  en  lui  faisant  une  obligation  de  dire  toutes 
ses  fautes,  chose  impossible  du  reste,  puisque  tous  nos 


actes  sont  des  péchés  mortels.  Il  fallait  l'aiguiller  vers 
la  pensée  de  cette  corruption  radicale  qui  est  en  nous, 
le  remuer  par  la  certitude  de  la  damnation  méritée  et 
faire  luire  ensuite,  devant  ses  yeux,  la  certitude  du 
pardon  gratuit.  Toute  la  théorie  de  la  contrition  chez 
les  scolastiques  est  un  tissu  d'erreurs.  La  douleur  des 
péchés  n'est  rien.  Il  n'y  a  que  la  foi  qui  compte.  Quant 
à  la  confession  et  à  la  satisfaction,  elles  n'ont  été  jus- 
qu'ici qu'une  affaire  d'argent  I 

Ce  n'est  pas  que  Luther  rejette  la  confession  auri- 
culaire. S'il  était  logique,  il  devrait  la  rejeter,  puisqu'il 
déclare  ne  pas  la  trouver  dans  les  Écritures.  Mais, 
selon  lui,  elle  est  utile  et  même  indispensable,...  car 
elle  est  «  l'unique  moyen  de  salut  pour  l'âme  tour- 
mentée ».  Voilà  donc  le  grand  mot  lâché.  Il  ne  s'agit 
pas  de  savoir  si  cela  est  biblique  ou  non,  mais  si  le 
cœur  de  Luther  en  a  été  consolé  ou  non.  Tout  cela 
dans  Prélude  sur  la  captivité  babylonienne,  W.,  t.  vi, 
p.  546. 

Seulement,  pour  que  la  confession  soit  «  consolante  », 
il  faut  l'affranchir.  Luther  repousse  la  «  réserve  »  des 
péchés.  Il  attribue  à  tous  les  chrétiens  le  droit  d'ab- 
soudre. C'est  à  tous  qu'il  a  été  dit  :  «  Tout  ce  que  vous 
délierez  sur  la  terre  sera  délié  dans  le  ciel.  »  On  peut  donc 
se  confesser  à  qui  l'on  veut,  comme  on  veut,  quand  on 
veut.  L'essentiel,  c'est  de  trouver  la  «  consolation  •. 
D'autre  part,  Luther  rejette  toute  la  théorie  de  la 
satisfaction.  Pour  lui  le  sens  du  mot  pwnilentia  doit 
être  ramené  à  celui  du  mot  grec  yzTxvo'.y.,  qui  signifie 
«  changement  d'esprit  et  de  sentiment  ».  La  pénitence 
n'est  donc  rien  de  plus  que  le  changement  de  la 
confiance  en  soi  dans  la  confiance  en  Dieu  seul.  Elle  se 
confond  avec  la  foi  au  sens  luthérien.  Quant  à  l'abso- 
lution, elle  n'est  que  le  signe  du  pardon  déjà  accordé 
par  Dieu  au  moyen  de  la  foi  et  nullement  l'instrument 
par  lequel  ce  pardon  est  concédé. 

Voici  comment  Mélanchthon  traduisit  ces  pensées 
de  Luther  dans  la  Confession  d'Augsbourg  :  «  Au  sujet 
de  la  pénitence,  ils  (les  protestants)  enseignent  que, 
pour  les  chrétiens  tombés  après  le  baptême,  la  rémis- 
sion des  péchés  est  possible  en  tout  temps,  dès  qu'ils 
se  convertissent,  et  que  l'Église  doit  accorder  l'absolu- 
tion à  ceux  qui  viennent  à  résipiscence.  La  pénitence 
comprend  deux  parties  :  l'une  est  la  contrition,  c'est- 
à-dire  les  terreurs  que  la  connaissance  du  péché  donne 
à  la  conscience.  L'autre  est  la  foi,  qui  est  conçue  au 
moyen  de  l'Évangile  ou  de  l'absolution  et  par  laquelle 
on  croit  que  les  péchés  sont  remis  à  cause  du  Christ. 
Par  cette  foi,  la  conscience  est  consolée  et  délivrée  de 
ses  terreurs.  Ensuite  doivent  venir  les  bonnes  œuvres, 
qui  sont  les  fruits  de  la  pénitence.  » 

La  Confession  d'Augsbourg  repoussait  formellement 
l'hérésie  ancienne  des  novatiens  qui  n'admettaient 
point  le  pardon  des  péchés  après  le  baptême,  ainsi  que 
l'hérésie  récente  des  anabaptistes  qui  déclaraient  la 
justice  inamissible.  Mais  elle  repoussait  aussi  l'opinion 
«  de  ceux  qui  n'enseignent  pas  que  la  rémission  des 
péchés  se  fait  par  la  foi  et  qui  prescrivent  de  mériter 
la  grâce  par  des  satisfactions  ». 

Au  sujet  de  la  confession,  Mélanchthon  s'exprimait 
ainsi  :  «  La  confession  n'est  pas  abolie  chez  nous.  L'on 
n'a  pas  coutume  en  effet  de  présenter  le  corps  du  Sei- 
gneur aux  chrétiens  qui  n'ont  pas  été  au  préalable 
examinés  et  absous.  Le  peuple  est  instruit,  avec  très 
grande  diligence,  de  la  foi  en  l'absolution,  de  laquelle 
on  ne  parlait  jamais  auparavant.  Nous  apprenons  aux 
fidèles  à  attacher  le  plus  grand  prix  à  l'absolution, 
parce  qu'elle  est  la  voix  de  Dieu  et  parce  qu'elle  est 
prononcée  par  l'ordre  de  Dieu.  Nous  rappelons  le  pou- 
voir des  clefs  et  nous  montrons  quelle  grande  consola- 
tion elle  (l'absolution)  fournit  aux  consciences  terri- 
fiées. Nous  enseignons  que  Dieu  réclame  la  foi,  en 
sorte  que  l'on   croie  à  cette  absolution  comme  à  la 


2083 


RÉFORME.    DOCTRINES,    LA     PÉNITENCE 


2084 


parole  de  Dieu  tombant  du  ciel,  et  que  cette  foi  obtient 
vraiment  et  reçoit  la  rémission  des  péchés.  » 

L'institution  pénitenticlle  gardait  donc  une  certaine 
importance  dans  la  théologie  luthérienne,  au  début, 
mais  elle  était  vidée  de  son  contenu  pour  être  ajustée  à 
la  théologie  nouvelle.  Mélanchthon  osait  dire  cependant 
que  les  «  adversaires  eux-mêmes  »  étaient  contraints 
d'avouer  que  la  doctrine  de  la  pénitence  était  fort  bien 
traitée  par  son  Église.  Et  cependant,  la  Confession 
d'Augsboura  reconnaissait  que  les  luthériens  n'admet- 
taient plus  la  satisfaction,  qu'ils  n'exigeaient  pas  l'in- 
tégrité de  l'aveu  des  fautes. 

Elle  ne  parlait  pas  des  indulgences.  Mais  à  la  même 
date,  Luther,  enfermé  au  château  de  Cobourg,  écrivait 
une  Exhortation  aux  ecclésiastiques  réunis  à  la  diète 
d'Augsbourq,  où  il  renouvelait  sa  condamnation  contre 
les  indulgences  et  ne  dressait  pas  moins  de  quinze 
chefs  d'accusation  contre  elles,  notamment  celui  de 
faire  injure  à  la  rédemption  réalisée  par  le  Christ,  et 
celui  d'être  la  source  d'un  brigandage  au  détriment  des 
fidèles  auxquels  on  vendait  le  pardon  de  leurs  fautes. 

Quant  à  l'extrême-onction,  Luther  refusait  d'y  voir 
un  sacrement.  C'était,  selon  lui,  un  simple  usage  fondé 
sur  des  textes  de  saint  Marc  et  de  saint  Jacques,  mais 
ne  contenant  aucune  «  promesse  ».  Cet  usage,  au  sur- 
plus, peut  être  toléré,  à  condition  que  l'on  n'y  voie  pas 
un  sacrement. 

2°  Doctrine  pénilentielle  deZivingli.  — ■  La  doctrine  de 
Zwingli,  sur  la  pénitence  est  contenue  dans  les  thèses 
50-56  de  la  dispute  de  Zurich  de  1523. 

«  Dieu  seul  remet  les  péchés  et  cela  par  le  seul  Christ  Jé- 
sus, Notre-Seigneur;  celui  qui  attribue  la  rémission  des 
péchés  à  une  créature  dépouille  Dieu  de  sa  gloire  et  fait 
acte  d'idolâtrie.  »  Thèses  50  et  51.  Pour  Zwingli,  il  n'y 
a  qu'un  péché  proprement  dit  :  celui  de  ne  pas  croire  à 
la  Parole  de  Dieu.  Ce  péché  ne  peut  être  remis  que  par 
Dieu.  Il  n'existe  pas  de  «  pouvoir  des  clefs  »,  comme 
Luther  le  croyait  encore.  Les  mots  qui  furent  dits  à 
Pierre:  «  Tout  ce  que  tu  délieras  sur  la  terre  sera  délié 
dans  le  ciel  »,  sont  adressés  à  tous  les  chrétiens,  car 
tous  nous  sommes  «  pierres  »,  étant  les  disciples  du 
Christ  qui  était  la  «  pierre  »,  petra  aulem  erat  Christus. 
En  promettant  à  Pierre  de  lui  donner  les  clefs  du 
royaume  des  cieux,  c'est  à  tous  les  chrétiens  que 
Jésus  les  a  promises.  Mais  de  quelles  clefs  s'agit-il? 
Évidemment  de  celles  qui  ouvrent  la  porte  du  ciel, 
donc  de  la  prédication  évangélique.  L'image  des  clefs 
signifie  donc  tout  simplement  que  la  prédication  de 
l'Évangile  délivre  les  hommes  de  leurs  péchés,  les 
réconcilie  avec  Dieu  et  leur  ouvre  la  béatitude  close 
pour  eux  auparavant. 

La  grande  découverte  de  Zwingli  est  donc  celle-ci  : 
l'identification  du  pouvoir  des  clefs  à  la  prédication  de 
l'Évangile.  Du  coup,  tout  le  système  pénitentiel  de 
l'Église  et  cela  même  que  Luther  avait  cru  pouvoir  en 
conserver  s'écroulait.  On  comprend  dès  lors  le  sens  de 
la  thèse  52  de  Zwingli  :  «  La  confession  donc,  qu'elle 
soit  faite  à  un  prêtre  ou  au  prochain  —  ces  derniers 
mots  semblent  viser  le  système  de  Luther  —  ne  peut 
être  regardée  que  comme  une  consultation  privée,  non 
comme  la  rémission  des  péchés.  »  Quand  on  possède  [a 
vraie  foi,  selon  Zwingli,  on  ne  va  pas  se  soumettre  aux 
hommes,  mais  «on  entre  chaque  jour  dans  sa  chambre 
personnelle,  pour  y  parler  à  Dieu,  on  y  gémit  de  ses 
fautes  et  on  sait  en  toute  certitude  (pie  quiconque 
recourt  à  Dieu  avec  loi  est  sauvé  ».  Luther  était  un 
scrupuleux  et  un  mystique.  Zwingli  n'était  ni  l'un  ni 
l'autre.  La  confession  ne  lui  rappelle  aucun  souvenir 
«  consolant  ».  Il  la  supprime  purement  et  simplement 
ou  ne  l'autorise  que  comme  «  consultation  »  facultative. 
De  fait,  à  la  dispute  de  Marbourg,  Zwingli  accepta  la 
confession,  à  condition  qu'on  y  ajoutât  les  mots  «  ou 
consultation»,  et  Lut  lier  se  cou  l  en l  a  de  cette  concession. 


Naturellement,  Zwingli  n'admet  ni  la  satisfaction, 
ni  les  péchés  réservés,  ni  les  indulgences.  Son  idéal 
c'est  la  confession  faite  à  Dieu  seul.  Un  bon  ministre 
doit  conduire  ses  ouailles  au  contact  direct  avec  Dieu. 
La  confession  faite  à  son  curé  n'est  que  pour  les  «imbé- 
ciles »  au  sens  étymologique  du  mot.  «  Il  se  confesse 
assez,  celui  qui  se  confie  à  Dieu  »,  conclut  Zwingli. 

Au  sujet  de  l'extrême-onction,  il  admet  comme 
Luther  que  c'est  un  usage  vénérable,  non  pas  une  ins- 
titution divine.  L'onction  ne  vaut  pas  la  prière  qui 
l'accompagne.  Mais  ne  croyons  pas  que  rien  puisse 
remettre  les  péchés  en  dehors  de  la  foi. 

3°  Doctrine  pénitentielle  de  Calvin.  —  Si  Zwingli 
avait  aboli  à  Zurich  tout  le  système  pénitentiel  de 
l'Église,  il  n'en  avait  pas  moins  maintenu  le  principe 
de  ce  que  nous  appelons  la  «  vertu  »  de  pénitence.  En 
homme  responsable  de  l'ordre  au  sein  d'une  cité  bour- 
geoise, il  montre  le  plus  grand  souci  de  la  discipline 
morale.  Cette  préoccupation  est  encore  beaucoup 
plus  marquée  chez  Calvin.  On  a  vu  qu'il  tendait  à  faire 
de  Genève  un  véritable  couvent  laïque. 

Il  rattache  la  pénitence' directement  à  la  foi  dont 
elle  est  le  premier  fruit.  On  sait  en  effet  que  la  vraie 
foi,  celle  qui  atteste  la  prédestination,  et  qui  est  le  pro- 
pre des  élus,  est  celle  qui  se  prouve  par  les  œuvres. 
«  Que  la  pénitence,  écrit  Calvin,  non  seulement  suive 
pas  à  pas  la  foi,  mais  qu'elle  en  soit  produite,  nous 
n'en  devons  faire  aucun  doute.  »  Mais  n'allons  pas 
pour  cela  confondre  foi  et  pénitence.  La  foi  propre- 
ment dite,  c'est  la  confiance  filiale  en  Dieu.  La  péni- 
tence découle  de  la  crainte.  Calvin  est  formel  sur  ce 
point.  Son  puritanisme,  expression  de  l'esprit  de  péni- 
tence, est  donc  à  base  de  terreur  en  face  des  jugements 
de  Dieu.  «  C'est  une  vraie  conversion  de  notre  vie, 
écrit-il,  à  suivre  Dieu  et  la  voie  qu'il  nous  montre,  pro- 
cédant d'une  crainte  de  Dieu,  droite  et  non  feinte, 
laquelle  consiste  en  la  mortification  de  notre  chair  et 
notre  vieil  homme,  et  vivification  de  l'esprit.  » 

Calvin  ne  veut  pas  pour  autant  que  «  l'homme  régé- 
néré »  se  confie  en  sa  sainteté.  Le  «  puritain  »  selon  son 
cœur  doit  au  contraire  constamment  se  prosterner 
devant  Dieu,  en  reconnaissant  son  abjection.  Sa  sain- 
teté n'est  qu'une  grâce,  qui  lui  fournit  la  preuve  eni- 
vrante de  son  élection.  Qu'il  se  garde  bien  de  s'en  glo- 
rifier! Il  garde  la  concupiscence.  Tous  ses  désirs  sont 
mauvais  et  Calvin  les  condamne  comme  de  vrais  pé- 
chés, qui  toutefois  ne  lui  sont  pas  imputés. 

Mais  quand  il  a,  de  la  sorte,  mis  en  sûreté  la  «  vraie  > 
doctrine  pénitentielle,  Calvin,  si  l'on  peut  dire,  tombe 
à  bras  raccourcis  sur  les  «  sophistes  »,  c'est-à-dire  les 
théologiens  catholiques.  II  n'a  pas  assez  de  mépris  et 
d'injures  pour  le  système  pénitentiel  de  l'Église.  Par- 
lant des  théologiens,  il  écrit  :  «  Ils  gergonnent  assez  de 
contrition  et  attrition.  Et  de  fait,  ils  tourmentent  les 
âmes  par  beaucoup  de  scrupules  et  les  enveloppent  de 
beaucoup  d'angoisses  et  molestes,  mais  quand  il 
semble  qu'ils  aient  bien  navré  les  cœurs  jusqu'au 
fond,  ils  guérissent  toutes  les  amertumes  par  quelques 
aspersions  de  cérémonies.  »  Calvin  rappelle  la  division 
classique  de  la  pénitence  :  contrition,  confession, 
satisfaction.  Sur  la  contrition,  la  doctrine  catholique 
n'est  que  découragement  et  hypocrisie  :  «  Qu'ils  en 
montrent  un  seul,  s'écrie-t-il,  qui,  par  cette  doctrine 
de  contrition,  n'ait  été  jeté  en  désespoir,  ou  bien  n'ait 
opposé  une  feintise  de  douleur  au  jugement  de  Dieu, 
au  lieu  d'une  vraie  componction.  »  Les  théologiens  ne 
donnent  pas  la  certitude  du  salut.  Voilà  précisément 
leur  tort.  Ils  fixent  les  regards  du  pécheur  sur  ses 
propres  larmes.  En  a-t-il  assez  versé?  Ses  larmes  sont- 
elles  assez  sincères?  Il  ne  le  saura  jamais.  Calvin,  lui, 
veut  qu'on  no  regarde  que  la  miséricorde  infinie  de 
Dieu.  Avec  cela  on  est  sûr  du  pardon. 

Passons  à  la  confession.  «  Je  m'émerveille,  écrit  Cal- 


208; 


RÉFORME.    DOCTRINES,    LE    PURGATOIRE 


2080 


vin,  de  quelle  hardiesse  ils  osent  assurer  que  la  confes- 
sion de  laquelle  ils  parlent  soit  de  droit  divin.  De  la- 
quelle nous  confessons  bien  que  l'usage  est  très  an- 
cien, mais  nous  pouvons  facilement  prouver  qu'il  a 
premièrement  été  libre.  Et  de  fait,  leurs  histoires 
récitent  qu'il  n'y  en  a  eu  aucune  loi  ou  constitution 
avant  le  temps  d'Innocent  III.  »  Et  Calvin  est  si  animé 
contre  le  décret  du  concile  du  Latran,  sous  Inno- 
cent III,  qu'il  ne  résiste  pas  au  plaisir  de  rééditer  contre 
ce  décret  «  Omnis  utriusque  sexus...  »  la  lourde  et  gros- 
sière plaisanterie  de  Luther  :  l'Église  catholique  est 
donc  composée  d'hermaphrodites!  Puis  il  réfute  tous 
les  textes  allégués  en  faveur  de  la  confession  pratiquée 
dans  l'Église.  Aucun  ne  trouve  grâce  devant  lui.  Fina- 
lement, il  n'approuve  que  la  confession  secrète  faite  à 
Dieu  seul  ou  la  confession  publique  très  générale  faite 
dans  la  liturgie.  Il  se  rallie  pourtant  au  sentiment  de 
Zwingli  et  tolère  la  confession  à  titre  de  «  consulta- 
tion ».  Mais  il  ajoute  :  «  Telle  forme  de  confession  doit 
être  en  liberté,  tellement  que  nul  n'y  soit  contraint, 
mais  seulement  qu'on  remontre  à  ceux  qui  en  auront 
besoin  qu'ils  en  usent  comme  une  aide  utile.  » 

Pour  ce  qui  est  de  la  confession  au  sens  catholique, 
il  lui  fait  trois  reproches  :  1.  qu'on  en  fasse  une  obli- 
gation annuelle;  2.  qu'on  y  exige  l'aveu  de  toutes 
les  fautes  mortelles;  3.  que  l'on  enseigne  que  même  la 
charité  parfaite  ne  remet  pas  les  péchés  sans  le  vœu  de 
la  confession. 

Comme  Zwingli  il  nie  le  pouvoir  des  clefs  et  le  réduit 
à  la  prédication  de  l'Évangile.  Le  pouvoir  de  lier  et  de 
délier  n'est  autre  que  le  pouvoir  d'excommunication 
et  de  réconciliation,  dont  Calvin  savait  faire  si  grand 
usage.  Il  ne  s'aperçoit  pas  que  c'est  justement  de  cette 
discipline  ecclésiastique  que  sortit,  par  une  évolution 
logique  et  providentielle,  la  pratique  de  la  confession 
privée.  (L'observation  est  de  l'historien  protestant 
Paul  Wernle,  Der  euangelische  Glaube,  Calvin,  Tu- 
bingue,  1919,  p.  119). 

Calvin  n'est  pas  moins  radical  en  ce  qui  concerne  la 
satisfaction.  Et  d'abord,  à  la  suite  de  Luther  et  Zwin- 
gli, il  rejette  la  distinction  des  péchés  véniels  et  mor- 
tels. Tous  les  péchés  découlent  également  de  la  source 
corrompue  de  notre  concupiscence.  Ils  sont  donc  tous 
également  mortels.  On  ne  doit  appeler  péchés  véniels 
que  ceux  qui  ne  sont  pas  «  imputés  »,  c'est-à-dire  ceux 
des  élus. 

Mais  la  coulpe  et  la  peine  sont  inséparables.  La  foi 
qui  remet  la  coulpe  remet  aussi  la  peine.  Du  même 
coup  tombe  la  doctrine  des  indulgences.  Calvin 
déverse  au  sujet  de  ces  dernières  un  torrent  d'injures 
contre  l'Église.  Les  indulgences  ne  sont  pour  lui  que 
«trafics,  tromperies,  larcins,  rapacités,  abominations  ». 

Enfin,  l'absolution,  qui  n'était  primitivement  qu'un 
rite  liturgique  destiné  à  la  réconciliation  des  excom- 
muniés, n'a  aucun  caractère  sacramentel,  car  elle  ne 
contient  aucune  promesse  fondée  sur  l'Écriture. 

Cette  même  raison  vaut  au  sujet  de  l'extrême-onc- 
tion.  Pas  de  promesse,  pas  de  sacrement.  L'extrême- 
onction  n'est  qu'un  pieux  usage  qui  commémore  le 
pouvoir  de  guérir  conféré  aux  seuls  apôtres  et  non  à 
d'hypothétiques  successeurs.  Au  surplus,  le  pouvoir 
d'  «  huiler  »  les  malades  est  reconnu  par  saint  Jacques 
aux  «  anciens  »  et  non  aux  seuls  prêtres. 

4°  Doctrine  pénitentielle  dans  les  «  3!)  Articles  ».  — ■  La 
confession  anglicane  ayant  réduit  les  sacrements  à 
deux,  il  est  clair  qu'elle  exclut  la  pénitence  de  ce  nom- 
bre. Elle  admet  une  discipline  pénitentielle,  au  moyen 
de  l'excommunication  prononcée  contre  les  pécheurs 
scandaleux  et  publics.  Elle  admet  aussi  la  possibilité 
de  péchés  graves,  même  chez  les  régénérés.  Elle  s'éloi- 
gne nettement  ici  des  théories  luthériennes  et  calvi- 
nistes. Lisons  en  effet  l'art.  16  :  «  Tout  péché  mortel 
commis  volontairement  après  le  baptême  n'est  pas  un 


péché  contre  le  Saint-Esprit  et  irrémissible  —  ceci 
contre  Luther  et  Calvin,  pour  qui  il  n'y  a  d'autre  péché 
mortel,  chez  les  régénérés  que  l'apostasie  ou  la  perte  de 
la  foi.  —  C'est  pourquoi  le  bienfait  du  repentir  ne  doit 
pas  être  refusé  à  ceux  qui  tombent  dans  le  péché  après 
le  baptême.  Après  que  nous  avons  reçu  le  Saint- 
Esprit,  nous  pouvons  perdre  la  grâce  et  tomber  dans 
le  péché,  et,  par  la  grâce  de  Dieu,  nous  pouvons  nous 
relever  et  amender  notre  vie.  Et  par  conséquent  il 
faut  condamner  ceux  qui  disent  que  nous  ne  pouvons 
plus  pécher  pendant  notre  vie  ici-bas,  ou  ceux  qui 
refusent  le  pardon  à  ceux  qui  se  repentent  sincère- 
ment. »  Et  c'est  tout.  La  confession  anglicane  est 
muette  sur  le  mode  du  pardon.  Comme  il  n'est  nulle- 
ment question  de  la  confession,  il  est  probable  que  l'on 
était  disposé  à  la  tolérer,  si  elle  se  maintenait  d'elle- 
même,  comme  une  pratique  libre  et  non-sacramentelle, 
mais  que  l'on  ne  voulait  rien  faire  [jour  la  conserver. 
Elle  devait  mourir  de  sa  belle  mort! 

Et  l'on  retrouve  ici  cette  même  tendance  déjà 
signalée  à  donner  des  solutions  intermédiaires,  d'ordre 
moral  et  pratique,  sans  s'engager  dans  les  contro- 
verses et  sans  se  soucier  beaucoup  des  droits  d'une 
impeccable  logique. 

5° Du  purgatoire.  -  La  question  du  purgatoire  est 
liée  à  celle  de  la  pénitence.  C'est  pour  achever  l'expia- 
tion des  péchés  commis  après  le  baptême  et  par  suite 
justiciables  du  pouvoir  des  clefs,  que  les  fidèles  doi- 
vent subir  les  peines  du  purgatoire.  Et  cependant 
Luther  traitait  du  purgatoire  à  propos  du  caractère 
propitiatoire  de  la  messe,  plutôt  qu'à  l'occasion  de  la 
théorie  pénitentielle.  Dans  son  ouvrage  sur  L'Abus 
de  la  messe  (1522),  il  s'objecte  les  nombreuses  appari- 
tions d'âmes  réclamant  des  prières.  11  ne  nie  pas  le 
fait,  mais  il  l'explique  à  sa  façon  :  «  Je  puis  dire  en 
toute  liberté  que  c'est  sûrement  là  une  opération  dia- 
bolique. C'est  ainsi  que  des  esprits  apparaissent, font  du 
bruit,  poussent  des  cris,  se  plaignent  ou  demandent  du 
secours,  alin  de  nous  ravir  à  nous,  chrétiens,  le  saint 
sacrement,  pour  le  détourner  à  leurs  friponneries, 
blasphèmes  et  moqueries.  »  Le  démon  n'a  que  trop 
bien  vu  que  le  meilleur  moyen  d'enlever  l'eucharistie 
aux  vivants  c'est  de  leur  faire  croire  qu'elle  est  surtout 
faite  pour  l'utilité  des  défunts I  <  C'est  par  là  que  les 
diseurs  de  messes  se  sont  enrichis  et  ont  attiré  les  biens 
de  l'univers.  » 

Luther  a  donné  sa  pensée  complète  au  sujet  du  pur- 
gatoire, dans  les  Articles  de  Smalkalde  (1538):  «Avec 
les  messes  des  morts,  1rs  vigiles,  les  septièmes  et  les 
trentièmes  jours,  les  anniversaires,  les  octaves  des 
morts,  les  commémoraisons  de  tous  les  défunts,  on  a 
fait  autour  du  purgatoire  un  véritable  commerce. 
On  aurait  dit  que  la  messe  ne  servait  plus  qu'aux 
morts.  Et  pourtant  le  Christ  a  institué  son  sacrement 
pour  les  vivants.  C'est  pourquoi  le  purgatoire,  avec 
toute  sa  pompe,  ses  services  et  son  négoce,  doit  être 
considéré  comme  une  simple  fantasmagorie  du  démon. 
Il  va  en  effet  contre  cet  article  principal  que  seul  le 
Christ,  et  non  les  oeuvres  humaines,  peut  servir  les 
âmes.  » 

L'Écriture  ne  parle  pas  du  purgatoire.  Or  «  il  faut  la 
parole  de  Dieu  pour  établir  un  article  de  foi,  autrement 
personne,  pas  même  un  ange,  n'y  peut  rien  ». 

Mais  ce  qui  excite  par-dessus  tout  la  colère  de  Lu- 
ther, c'est  que  c'est  cette  invention  du  purgatoire  qui 
a  servi  aux  papes  pour  étendre  leur  pouvoir,  au  moyen 
de  la  vente  des  indulgences  et  des  jubilés! 

Zwingli  avait  rejeté  de  même  la  doctrine  du  purga- 
toire, dans  ses  thèses  de  janvier  1523,  en  ces  termes  : 
«  L'Écriture  Sainte  ne  connaît  point  de  purgatoire 
après  cette  vie.  Le  jugement  des  défunts  n'est  connu 
que  de  Dieu.  Moins  Dieu  nous  révèle  de  choses  à  ce 
sujet,  moins  nous  devons  nous  y  aventurer.  Si,  par 


2087 


RÉFORME.    DOCTRINES,    L'ORDRE 


2088 


sollicitude  pour  les  morts,  l'on  implore  leur  grâce  au- 
près de  Dieu  ou  si  l'on  prie,  je  ne  le  condamne  point; 
mais  fixer  des  dates  pour  cela  et  mentir  pour  un  pro- 
fit, cela  n'est  pas  humain,  mais  diabolique.  »  Thèses 
57-60.  Dans  son  Explication  des  thèses,  de  juillet  1523, 
il  passait  au  crible  d'une  impitoyable  critique  les  tex- 
tes invoqués  au  sujet  du  purgatoire  :  Matth.,  v,  20; 
xii,  32;  xvm,  34;  I  Cor.,  ni,  13  sq.  Il  n'y  aurait  eu 
qu'un  texte  décisif  selon  lui,  c'est  celui  du  IIe  livre  des 
Machabées,  xn,  43,  mais  il  n'est  pas  authentique! 
Bien  mieux,  Zwingli  prétend  prouver,  par  la  parabole 
du  mauvais  riche,  que  l'Écriture  exclut  le  purgatoire, 
car  elle  ne  .connaît  que  le  sein  d'Abraham  et  l'enfer. 
La  notion  même  du  purgatoire  est  opposée  à  la  doc- 
trine de  la  foi.  Aussitôt  après  la  mort,  les  croyants 
vont  auprès  de  Dieu,  les  incrédules  auprès  du  diable, 
ainsi  que  le  prouvent  de  nombreux  textes  :  Joa.,  ni, 
16  sq.;  Luc,  xxm,  43;  Phil.,  i,  23;  II  Cor.,  v,  4  sq. 

Enfin  l'article  12  de  la  Ratio  fidei  de  Zwingli  (1530) 
dit  sèchement  :  «  Je  crois  que  l'invention  du  feu  du 
purgatoire  est  une  chose  aussi  outrageante  pour  la 
rédemption  gratuite  accordée  par  le  Christ,  qu'elle  a 
été  lucrative  pour  ses  auteurs.  » 

Calvin  n'est  pas  moins  radical  que  lui.  Il  réédite  les 
mêmes  arguments.  C'est  le  Christ  qui  a  satisfait  pour 
nous;  donc,  s'écrie  Calvin,  «  qu'ils  ne  nous  rompent 
plus  la  tête  de  leur  purgatoire,  lequel  est  par  cette 
cognée  coupé,  abattu,  et  renversé  jusqu'à  la  racine  ». 

La  confession  anglicane  s'exprime  en  ces  termes  : 
«  La  doctrine  de  l'Église  romaine,  en  rc  qui  concerne 
le  purgatoire,  les  indulgences,  le  culte  et  l'adoration 
tant  des  images  que  des  reliques,  ainsi  que  sur  l'invoca- 
tion des  saints,  est  une  invention  frivole,  qui  n'est 
appuyée  d'aucun  texte  d'Écriture,  mais  qui  est  plutôt 
contraire  à  la  parole  de  Dieu.  » 

En  résumé,  par  une  conséquence  naturelle  du  sys- 
tème de  la  justification  par  la  foi  seule,  toutes  les 
Églises  dissidentes  ont  fini  par  rejeter  la  foi  au  pur- 
gatoire. 

VIII.  L'ORDRE  ET   I.A  HIÉRARCHIE  ECCLÉSIASTIQUE. 

—  1°  Luther  et  le  sacrement  de  l'ordre.  - —  On  a  vu 
que  les  raisons  principales  de  l'animosité  de  Luther 
contre  la  messe  était  son  aversion  pour  toute  subor- 
dination hiérarchique.  Poussé  par  sa  volonté  de  pré- 
server de  toute  condamnation  cette  mystique  de  la 
consolation  qui  est  devenue,  dès  1515,  mais  surtout 
après  1518,  l'âme  de  son  âme,  il  rejette  l'une  après 
l'autre  toutes  les  autorités  :  celle  du  pape,  celle  du 
concile  général  même.  Il  découvre,  en  décembre  1519, 
le  principe  qui  va  lui  permettre  de  renverser  la  hiérar- 
chie ecclésiastique  :  celui  du  sacerdoce  universel. 

Il  écrit  à  Spalatin,  le  18  décembre  1519  :  «  Je  suis 
très  frappé  du  texte  de  l'apôtre  Pierre,  I  Pet.,  i  ,  9,  qui 
affirme  que  nous  sommes  tous  prêtres.  De  même  Jean, 
dans  l'Apocalypse,  v,  10.  Ainsi  le  sacerdoce  qui  est  le 
nôtre  ne  semble  pas  différer  de  l'état  laïque,  si  ce  n'est 
par  l'administration  des  sacrements  et  de  la  prédica- 
tion. Tout  le  reste  est  égal,  si  l'on  enlève  les  cérémo- 
nies et  les  lois  humaines  et  nous  sommes  bien  étonnés 
que  l'ordre  soit  devenu  un  sacrement.  »  Briefwcchsel, 
éd.  Enders,  t.  n,  p.  278-280.  Le  «  nous  »  que  l'on 
trouve  dans  sa  dernière  phrase  est  une  allusion  à  Mé- 
lanchthon,  avec  qui  il  étudie  alors  la  question  des 
sacrements.  Désormais,  Luther  va  creuser  cette  idée. 
Dans  son  Manifeste  à  la  noblesse,  de  juin  1520,  il  ren- 
verse la  première  »  muraille  »  des  romanistes,  en  ces 
termes  :  «On  a  découvert  que  le  pape,  les  évèques,  les 
prêtres  et  les  moines  composent  l'état  ecclésiastique, 
tandis  que  les  princes,  les  seigneurs,  les  artisans  et  les 
paysans  forment  l'état  séculier.  C'est  pure  invention 
et  mensonge.  »  \V.,  t.  vi,  p.  407.  «  Tous  les  chrétiens, 
insiste-t-il,  sont  sans  nul  doute  de  l'état  ecclésiastique. 
Nous  sommes  tous  consacrés  prêtres  par  le  baptême.  • 


L'ordination  n'est  donc  pas  un  sacrement.  C'est  une 
simple  désignation  d'emploi.  Il  n'existe  qu'une  hiérar- 
chie, celle  de  la  puissance  séculière.  Luther  revient 
de  la  sorte  aux  thèses  du  Dejensor  pacis  de  Jean  de 
Jandun  et  Marsile  de  Padoue.  Il  donne  au  grand  débat 
séculaire  entre  le  Sacerdoce  et  l'Empire  une  solution 
radicale.  Le  ministre  du  culte  n'est  qu'un  fonction- 
naire. Son  pouvoir  est  essentiellement  révocable.  L'or- 
dination n'imprime  aucun  caractère.  «  Ne  sommes- 
nous  pas  des  chrétiens  égaux,  avec  un  baptême  égal, 
une  foi,  un  esprit  et  toutes  choses  égales?  »  C'est  donc 
au  nom  de  la  sainte  égalité  que  Luther  proclame  la 
chute  de  la  papauté,  de  l'épiscopat  et  du  clergé  tout 
entier.  Dans  le  Prélude,  Luther  achève  l'exécution  du 
sacrement  de  l'ordre.  Que  l'ordre  soit  un  sacrement, 
écrit-il,  «  l'Église  du  Christ  n'en  sait  rien.  C'est  une 
invention  de  l'Église  du  pape  ».  Sans  doute  Denys 
l'Aréopagite  a  fait  un  livre  sur  la  Hiérarchie  ecclésias- 
tique. Mais  Luther  conteste  son  autorité.  L'Écriture  ne 
permet  pas  d'en  tenir  aucun  compte.  «  Que  tous  ceux 
qui  se  savent  chrétiens  sachent  aussi,  avec  certitude, 
que  nous  sommes  tous  prêtres  au  même  degré  I  »  Tou- 
tefois, comme  il  faut  de  l'ordre  dans  une  société,  nul 
n'a  le  droit  de  se  servir  de  ses  pouvoirs  sans  l'appel 
d'un  supérieur.  L'ordination  n'est  donc  qu'une  ma- 
nière d'appeler  quelqu'un  à  exercer,  au  sein  de  la  com- 
munauté, des  pouvoirs  qu'il  tenait  de  son  baptême. 

«  La  prêtrise  n'est  rien  autre  chose  que  le  ministère 
de  la  Parole,  non  de  la  Loi,  mais  de  l'Évangile.  »  De- 
puis que  les  apôtres  sont  morts,  il  n'y  a  plus  de  voca- 
tions universelles  venant  directement  de  Dieu.  II  n'ap- 
partient qu'au  pouvoir  civil  de  désigner  les  ministres 
du  culte,  suivant  les  régions  et  les  lieux.  Toutefois,  si 
l'autorité  civile  n'admet  pas  l'Évangile,  c'est  à  la  com- 
munauté elle-même  qu'il  appartient  de  choisir  son 
ministre. 

Dans  la  Confession  d'Augsbourg,  Mélanchthon  n'ose 
pas  se  montrer  aussi  catégorique.  Il  semble  bien  recon- 
naître qu'il  y  a  une  hiérarchie  ecclésiastique  à  côté  de 
la  hiérarchie  civile.  Il  enferme  la  première  dans  la  fonc- 
tion de  prêcher  l'Évangile.  Il  soumet  les  ministres  au 
verdict  des  fidèles  et  fait  un  devoir  à  ces  derniers  de  ne 
plus  obéir,  dès  que  le  ministre  ou  l'évêque  ne  prêche 
pas  l'Évangile,  c'est-à-dire  la  doctrine  de  Luther. 
Mais,  quand  il  en  vient  à  des  précisions  sur  l'ordre,  il 
s'exprime  comme  Luther  :  «  L'Église,  dit  la  Confes- 
sion, est  l'assemblée  des  saints,  congregatio  sanclorum, 
dans  laquelle  l'Évangile  est  enseigné  correctement, 
les  sacrements  correctement  administrés.  Et  pour  la 
véritable  unité  de  l'Église,  il  suffit  de  s'accorder  dans 
la  doctrine  évangélique  et  l'administration  des  sacre- 
ments, mais  il  n'est  nullement  nécessaire  que  les  tradi- 
tions humaines  ou  les  rites  ou  cérémonies  d'institu- 
tion humaine  soient  les  mêmes.  »  Pas  un  mot  de  la  hié- 
rarchie ni  de  la  nécessité  d'être  en  communion  avec 
elle.  «  Au  sujet  de  l'ordre  ecclésiastique,  nous  ensei- 
gnons, poursuit  la  Confession,  que  nul  ne  doit  ensei- 
gner publiquement  dans  l'Église,  ni  administrer  les 
sacrements,  à  moins  d'être  appelé  légalement.  »  JV/si 
rite  vocatus!  qu'entendait  Mélanchthon  par  ces  mots? 
Il  ne  le  dit  pas.  Il  est  sûr  que,  dans  la  pratique,  il  esti- 
mait, comme  Luther,  que  la  désignation  du  prince 
constituait  un  «  appel  légitime  ».  Mais  il  regrettait  que 
l'on  ne  pût  ranger  l'ordination  parmi  les  sacrements. 
Nous  en  avons  la  preuve  dans  cette  phrase  de  ses 
Loci  communes,  éd.  de  1545  :  «  Puisqu'on  est  convenu 
d'attacher  le  mot  de  sacrement  aux  cérémonies 
instituées  dans  la  prédication  du  Christ,  on  ne  compte 
que  les  sacrements  suivants  :  le  baptême,  la  cène  du 
Seigneur  et  l'absolution...  Mais  il  me  plaît  souveraine- 
ment d'y  ajouter  l'ordination  comme  on  l'appelle, 
c'est-à-dire  la  vocation  au  ministère  de  l'Évangile  et 
l'approbation  publique  de  cette  vocation.  »  Une  phrase 


2089 


REFORME.    DOCTRINES.     L'ORDRE 


2090 


des  Articles  de  Smalkalde  prouve  que  Luther  aurait 
aussi  admis  l'ordination  de  la  part  des  évêques,  mais 
sans  caractère  sacramentel. 

En  résumé,  pour  Luther,  l'Église  est  l'assemblée 
invisible  des  saints.  Elle  devient  visible  par  deux  mar- 
ques :  la  prédication  du  pur  Évangile  et  l'administra- 
tion des  sacrements,  tout  cela  selon  son  sens  à  lui, 
bien  entendu.  Dans  cette  Église,  tous  sont  égaux.  Mais 
l'autorité  civile  désigne  les  ministres  du  culte,  comme 
tous  les  autres  fonctionnaires.  Ces  ministres  reçoivent 
une  consécration  publique,  que  l'on  peut  appeler 
l'ordination.  Toutefois  cette  ordination  n'est  pas  un 
sacrement.  En  serait-elle  un,  comme  le  voudrait  Mé- 
lanchthon,  que  ce  ne  serait  pas  le  même  que  celui  des 
catholiques,  car  cette  ordination  ne  fait  pas  des  sacri- 
ficateurs, mais  seulement  des  prédicants.  Ces  prédi- 
cants  ne  sont  pas  des  chefs  d'Église.  Il  appartient  à  la 
communauté  de  les  contrôler,  de  les  corriger  au  besoin 
et  même  de  les  déposer,  sous  la  haute  autorité  du 
prince. 

2°  Zwingli  et  le  sacrement  de  l'ordre.  —  Zwingli  n'eut 
pas  besoin  du  principe  du  sacerdoce  universel  pour 
exécuter  la  hiérarchie  ecclésiastique,  dont  il  voulait 
supprimer  l'autorité.  L'appel  à  la  Bible  lui  suffit  pour 
cela*  Du  moment  que  la  Bible  contient  toute  vérité 
et  qu'elle  est  claire  pour  tous,  il  n'y  a  qu'à  instituer 
une  «  dispute  publique  »  sur  le  contenu  de  la  Bible.  Les 
magistrats  de  la  cité  seront  les  arbitres.  Du  coup, 
toute  autorité  leur  sera  transférée,  sous  los  apparences 
des  textes  bibliques.  C'est  ce  que  fit  Zwingli  par  la  dis- 
pute de  Zurich,  de  janvier  1523.  Dans  ses  Thèses,  rédi- 
gées en  vue  de  cette  dispute,  on  trouvait  les  déclara- 
tions que  voici  au  sujet  de  l'Église  et  du  sacerdoce  :  j 
«  Tous  ceux  qui  vivent  sous  ce  chef  (le  Christ)  sont  les 
membres  et  fils  de  Dieu  et  c'est  cela  qui  constitue 
l'Église  ou  communion  des  saints,  l'épouse  du  Christ, 
l'Église  catholique.  »  Thèse  8.  «  Le  Christ  est  l'unique 
et  éternel  prêtre.  Tous  ceux  donc  qui  se  vantent  d'être 
des  prêtres  souverains  sont  les  adversaires  de  la  gloire 
et  de  la  puissance  du  Christ  et  ils  rejettent  le  Christ.  » 
Thèse  17.  Du  coup  se  trouvaient  expulsés  de  l'Église 
le  pape  et  les  évêques.  Mais  Zwingli  voulait  aussi  sup- 
primer tous  les  insignes  cléricaux.  La  thèse  26  dit 
donc  :  «  Rien  ne  déplaît  plus  à  Dieu  que  l'hypocrisie  : 
nous  apprenons  par  là  que  c'est  une  grave  hypocrisie 
et  une  audace  impudente  que  de  se  donner  comme 
saint  devant  les  hommes  :  de  ce  chef  tombent  les  sou- 
tanes, insignes,  tonsures,  couronnes,  etc.  »  Enfin,  la 
thèse  37  donnait  un  assaut  direct  à  l'autorité  hiérar- 
chique :  «  La  puissance  que  le  pape  et  les  évêques  et  le 
reste  de  ceux  que  l'on  nomme  les  supérieurs  spirituels 
s'arrogent  et  le  faste  dont  ils  se  gonflent  n'ont  aucun 
fondement  dans  les  saintes  Lettres  et  dans  la  doctrine 
du  Christ.  »  Zwingli,  comme  Luther,  ne  veut  recon- 
naître d'autre  pouvoir  que  le  pouvoir  de  l'État.  Il 
repousse  tout  «  dualisme  ». 

Pourvu  que  le  pouvoir  civil  veuille  bien  reconnaître 
l'Évangile,  Zwingli  lui  confère  tous  les  pouvoirs.  Il  offre 
ouvertement  l'alliance  de  l'Évangile  à  la  bourgeoisie 
qui  commande  dans  la  cité.  Il  soumet  au  Conseil  de 
ville  toute  l'administration  spirituelle.  Le  «  pasteur  » 
ne  sera  qu'un  fonctionnaire,  pour  lui  comme  pour 
Luther.  La  façon  dont  Zwingli  parle  du  pastoral  im- 
plique d'une  part  une  haute  idée  de  cette  fonction  et 
d'autre  part  une  grande  indépendance  du  fidèle  envers 
elle.  Le  chrétien  de  Zwingli  n'a  pas  le  moins  du  monde 
besoin  de  son  curé  pour  faire  son  salut.  Ni  les  sacre- 
ments, ni  les  sermons  ne  sont  indispensables.  Le  pas- 
teur, ou  l'évêque,  car  Zwingli  se  nomme  volontiers 
l'évêque  de  Zurich,  doit  se  contenter  d'être  l'expres- 
sion de  la  conscience  publique  et  d'exercer  sa  vigilance 
au  nom  de  la  Bible  sur  les  petits  et  les  grands.  Le  pas- 
teur représente  l'âme  de  l'Église,  mais  cette  âme  — 


contrairement  à  l'enseignement  des  anabaptistes,  qui 
ne  croient  pas  que  l'on  puisse  appartenir  à  l'Église  vi- 
sible sans  appartenir  aussi  à  l'Église  invisible—  est  en- 
tièrement subordonnée  au  corps,  c'est-à-dire  à  l'Église 
du  lieu,  qui  se  confond  avec  la  cité  même,  lorsque  la 
cité  est  dirigée  par  des  magistrats  professant  l'Évan- 
gile.Nous  allons  trouver  des  idées  assez  différentes  chez 
Calvin,  qui  ne  sera  jamais  disposé  à  humilier  le  pas- 
torat  devant  l'autorité  civile,  mais  voudra  au  contraire 
soumettre  l'autorité  civile  à  la  Bible  interprétée  par  le 
pastorat. 

3°  La  hiérarchie  chez  Calvin.  —  Il  s'est  produit  chez 
Calvin  une  évolution  très  nette  vers  l'autoritarisme. 
Dans  la  première  édition  de  l'Institution,  il  est  surtout 
préoccupé  de  démolir  le  concept  catholique  de  l'Église 
et  de  son  autorité  sur  les  âmes.  Il  insiste  sur  le  concept 
de  l'Église  invisible  «  société  des  prédestinés  »,  n'ayant 
d'autre  chef  que  Jésus-Christ.  Il  repousse  naturelle- 
ment l'ordination  en  tant  que  sacrement  et  lui  substitue 
l'appel  ou  la  vocation,  aboutissant  soit  au  soin  des 
âmes  (prêtre,  ancien  ou  évêque,  tous  ces  mots  signi- 
fiant, selon  Calvin,  ministres  de  la  parole),  soit  au  soin 
des  pauvres  (diacre). 

Mais  quand  il  réédile  l'Institution,  en  1539,  il  a  déjà 
mis  la  main  à  la  pâte.  L'expérience  acquise  modifie 
son  langage.  Il  insiste  moins  sur  l'Église  invisible.  Il  ne 
fait  que  la  mentionner  pour  s'occuper  aussitôt  de 
l'Église  visible  passée  au  premier  plan  de  ses  préoccu- 
pations. Enfin,  c'est  en  1543,  qu'il  met  au  point  toute 
sa  doctrine  de  l'Église.  Il  croit  avoir  fait  le  tour  de 
l'histoire.  Il  dresse  sa  science  historique  toute  fraîche 
et  trouée  d'énormes  lacunes  contre  l'Église  de  son 
temps.  Il  n'a  aucune  idée  de  l'évolution  et  il  triom- 
phe naïvement  de  toute  innovation  survenue  au  cours 
des  siècles. 

A  la  critique  acharnée  et  hargneuse  de  l'Église 
catholique,  il  joint  sa  propre  conception  de  l'Église. 
Outre  l'Église  invisible,  qui  est  «  la  compagnie  des 
fidèles  que  Dieu  a  ordonnés  et  élus  à  la  vie  éternelle  », 
Calvin  admet  l'Église  visible,  qui  est,  avec  les  sacre- 
ments, l'un  des  deux  «moyens  extérieurs  ou  aides  dont 
Dieu  se  sert  pour  nous  convier  à  Jésus-Christ  son  Fils 
et  nous  retenir  en    lui  ». 

Comment  connaîtrons-nous  la  véritable  Église  ? 
A  deux  marques  :  la  prédication  de  la  pure  parole  de 
Dieu,  et  l'administration  des  sacrements  selon  l'insti- 
tution du  Christ...  Ce  sont  les  deux  marques  luthé- 
riennes, tandis  que  la  marque  zwinglienne  était  simple- 
ment :  une  manière  de  vivre  sous  le  commandement 
du  Christ  seul.  Calvin  tend  même  à  maintenir  un  lien 
d'union  entre  toutes  les  Églises  protestantes,  en  dépit 
des  désaccords  qui  peuvent  les  opposer  les  unes  aux 
autres,  en  distinguant  entre  les  articles  «  dont  la 
connaissance  est  tellement  nécessaire  que  nul  n'en  doit 
douter  »,  et  ceux  qui  «  sont  en  dispute  entre  les  Églises 
et  néanmoins  ne  rompent  pas  l'unité  d'icelles  ».  On 
reconnaît  ici  la  fameuse  théorie  des  Articles  fondamen- 
taux, dont  Jurieu  devait  faire  si  grand  usage  contre 
l'argument  des  variations  de  Bossuet.  Calvin  du  reste 
se  garde  bien  de  préciser.  Considère-t-il  la  théorie  eu- 
charistique de  Zwingli  ou  la  «  consubstantiation  »  de 
Luther  comme  compatibles  avec  sa  propre  doctrine? 
Il  ne  le  dit  pas.  Il  réserve  toutes  ses  diatribes  pour 
l'Église  papale. 

Quand  il  en  vient  à  l'organisation  hiérarchique,  il 
démontre  que  Dieu  a  établi  dans  son  Église  des  apô- 
tres, des  prophètes,  des  évangélistes,  des  pasteurs,  des 
docteurs.  Les  trois  premiers  ordres  étaient  réservés  à 
la  période  de  fondation.  Il  ne  reste  plus  que  les  pas- 
teurs et  les  docteurs. 

Ceux-ci  n'ont  pas  charge  de  discipline.  Ce  sont  des 
professeurs  d'Écriture  sainte.  Les  pasteurs  adminis- 
trent les  sacrements.  Donc,  des  curés  qui  donnent  les 


2091 


RÉFORME.    DOCTRINES,    LE    MARIAGE 


2092 


sacrements,  prêchent,  surveillent  les  mœurs,  exhor- 
tent et  corrigent,  et  des  savants  qui  enseignent  la 
Bible,  voilà,  selon  Calvin,  les  deux  sortes  de  ministère 
que  Dieu  a  voulues  dans  son  Église.  Ces  ministres  on 
peut  les  appeler  indifféremment  «  évêques,  prêtres,  mi- 
nistres »,  à  condition  de  ne  faire  pas  de  l'épiscopat  un 
degré  supérieur  à  la  simple  prêtrise.  Au-dessous  d'eux 
il  y  a  les  diacres,  qui  sont  préposés  au  soin  des  pau- 
vres. On  ne  peut  arriver  au  titre  de  pasteur,  docteur 
ou  diacre  sans  vocation.  Cette  vocation  est  interne  et 
publique  à  la  fois.  On  reconnaît  cette  vocation  à  deux 
traits  :  «  saine  doctrine  et  sainte  vie  ».  Calvin  fait  pro- 
clamer cette  vocation  par  les  pasteurs  en  exercice, 
«  avec  consentement  et  approbation  du  peuple  »,  mais 
non  par  voie  d'élection  populaire.  La  désignation  des 
ministres  se  fait  donc  par  cooptation.  En  tout  cela, 
Calvin  suit  davantage  ses  inspirations  de  conducteur 
de  cité  que  les  textes  bibliques.  Au  dire  du  protestant 
Paul  Wernle,  toute  cette  partie  de  l'Institution  est 
étonnamment  faible,  erslaunlich  schwach,  au  point  de 
vue  scripturaire.  Der  evangelischc  Glaube,  Calvin, 
Tubinge,  1919,  p.  3(59.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  Calvin 
a  rétabli,  autant  qu'il  était  en  lui,  la  distinction  des 
clercs  et  des  laïques.  On  trouve  chez  lui  la  remarque 
faite  par  Mélanchthon,  car  il  va  jusqu'à  dire,  au  c.  xix 
du  1.  IV  de  l'Institution  (éd.  de  1559),  que  pour  «  le 
presbytérat,  comme  il  est  recommandé  de  la  bouche 
du  Christ  »,  il  accepterait  volontiers  le  nom  de  «  sacre- 
ment »,  parce  que  l'imposition  des  mains  qui  le  confère 
est  un  rite  sanctionné  par  la  Bible.  Il  ne  se  retient,  dit- 
il,  que  par  la  pensée  que  ce  rite  n'est  fait  que  pour  les 
«  serviteurs  de  la  parole  »  et  non  pour  tous  les  croyants. 

Comme  on  l'a  dit,  chacun  des  articles  de  l'exposé  de 
Calvin  servait  de  point  de  départ  à  de  furieuses  atta- 
ques contre  le  papisme.  Au  lieu  du  ministère  de  la 
parole,  il  ne  voit  dans  l'Église  catholique,  qu'un  gou- 
vernement pervers  et  confit  de  mensonges,  au  lieu  de 
la  cène,  un  sacrilège  exécrable.  «  Le  service  de  Dieu  y 
est  déformé  par  diverses  formes  de  superstitions.  » 
Bref,  Daniel  et  saint  Paul  «  ont  prédit  que  l'Antéchrist 
serait  assis  au  temple  de  Dieu  :  nous  disons  que  le 
pape  est  le  capitaine  de  ce  règne  maudit  et  exécrable.  » 

Selon  Calvin,  «  toute  la  forme  ancienne  du  régime 
ecclésiastique  a  été  renversée  par  la  tyrannie  de  la 
papauté  ».  Il  passe  en  revue  toutes  les  institutions 
ecclésiastiques  de  son  temps  et  rien  ne  trouve  grâce 
devant  lui.  Sa  conclusion  est  tranchante  :  «  Si  on 
regarde  bien  et  qu'on  épluche  de  près  la  façon  du  gou- 
vernement ecclésiastique,  qui  est  aujourd'hui  en  la 
papauté,  on  trouvera  qu'il  n'y  a  nulle  briganderie 
tant  désordonnée  au  monde.  »  Mais  c'est  surtout  à  la 
primauté  du  pape  qu'il  en  veut  à  mort.  A  l'entendre,  ce 
serait  l'empereur  Phocas  qui  aurait,  le  premier,  en  607, 
reconnu  le  pape  Boniface  III  comme  «  chef  de  toutes 
les  autres  Églises  ».  Il  résume  en  trois  points  la  théo- 
logie des  papes  de  son  temps  :  «  Le  premier  article... 
est  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu.  Le  second  que  tout  ce 
qui  est  écrit  et  tout  ce  qu'on  prêche  de  Jésus-Christ 
n'est  que  mensonge...,  le  troisième  que  tout  ce  qui  est 
contenu  en  l'Écriture,  touchant  la  vie  éternelle  et  la 
résurrection  de  la  chair,  ne  sont  que  fables.  •<  Tel  était 
son  esprit  critique! 

Rappelons  en  terminant  que  Calvin  attachait  la 
plus  grande  importance  a  la  discipline  ecclésiastique. 
Il  ne  se  bornait  pas  à  la  confier  comme  Luther  et 
Zwingli  à  l'autorité  séculière.  Il  plaçait  bien  plutôt 
au-dessus  même  du  pouvoir  civil  l'autorité  du  consis- 
toire, formé  par  les  anciens  el  présidé  par  les  pasteurs 
et  chargé  de  la  surveillance  des  mœurs  dans  la  cité.  Ce 
consistoire  avait  deux  armes  redoutables  :  l'admones- 
tation privée  pour  les  fautes  courantes,  l'excommu- 
nication pour  les  failles  graves,  el  l'exemple  célèbre 
de  Michel   Servel    prouve   qu'il   ne   craignait   pas  de 


recourir  au  bras  séculier,  qu'il  considérait  en  somme 
comme  entièrement  à  ses  ordres. 

4°  L'organisation  ecclésiastique  dans  l'anglicanisme. 
— ■  C'est  surtout  en  matière  d'organisation  ecclésias- 
tique que  l'anglicanisme  croit  différer  du  protestan- 
tisme pur  et  simple.  C'est  par  le  maintien  de  la  hiérar- 
chie épiscopale  qu'il  se  flatte  de  continuer  l'ancienne 
Église  et  se  donne  le  droit  de  prétendre  au  titre  d'Église 
catholique  anglicane.  En  fait,  le  personnage  revêtu  du 
sacerdoce  dans  l'Église  anglicane  ressemble  infiniment 
moins  au  sacrificateur  catholique  qu'au  prédicant 
luthérien  ou  calviniste.  La  notion  de  sacrifice  ayant 
été  exclue,  l'ordination  anglicane  n'a  plus  le  même 
sens  qu'elle  avait  antérieurement  et  qu'elle  garde  dans 
l'Église  catholique.  La  lecture  attentive  des  articles 
consacrés  à  l'organisation  de  l'Église  conduit  au  résu- 
mé que  voici  :  Selon  les  39  Articles,  il  y  a  une  Église 
visible  que  l'on  reconnaît  à  la  prédication  du  pur 
Évangile  et  à  l'administration  des  sacrements.  Seule- 
ment cette  Église  peut  errer.  Elle  est  déclarée  gar- 
dienne des  Écritures,  mais  ce  n'est  pas  nécessairement 
une  gardienne  fidèle.  Elle  peut  trahir  son  mandat.  En 
fait  les  Églises  les  plus  anciennes  et  les  plus  vénérables 
se  sont  trompées.  L'art.  19  dit  en  effet  :  «  Comme 
l'Église  de  Jérusalem,  l'Église  d'Alexandrie  et  l'Église 
d'Antioche  ont  erré,  l'Église  de  Rome,  elle  aussi,  a 
erré;  elles  se  sont  trompées  non-seulement  en  ce  qui 
regarde  les  mœurs  et  les  cérémonies,  mais  aussi  dans 
les  matières  de  foi.  »  Selon  l'art.  21,  les  conciles  géné- 
raux eux-mêmes,  réunion  de  tout  ce  que  l'Église 
compte  de  plus  savant  et  de  plus  élevé  dans  la  hiérar- 
chie, peuvent  se  tromper,  «  et  quelquefois  ils  se  sont 
trompés,  même  sur  des  points  ayant  rapport  à 
Dieu  ». 

La  hiérarchie  compte  trois  degrés  :  les  évêques,  les 
prêtres  et  les  diacres.  Si  l'ordination  n'est  pas  un  vrai 
sacrement,  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  l'on  entre 
dans  cette  hiérarchie  par  une  véritable  consécration 
et  un  appel  légal.  Art.  23  et  36.  Mais  tout  cela  n'est  pas 
une  garantie  sûre.  Le  fidèle  fera  bien  de  se  méfier  et  de 
n'en  croire  que  l'Écriture  et  son  sens  propre! 

IX.    LE    MARIAGE.     LE    CÉLIBAT.     LA    FAMILLE.  — 

1°  Luther  et  le  mariage.  —  Une  chose  dont  Luther  s'est 
constamment  glorifié  c'est  d'avoir  réhabilité  le  ma- 
riage et  le  foyer  domestique.  Il  a  résumé  sa  doctrine 
à  ce  sujet  dans  son  Grand  catéchisme.  Il  proclame  en 
premier  lieu  la  noblesse  et  la  grandeur  du  mariage. 
«  Dieu  a  béni  cet  état,  dit-il,  au-dessus  de  tous  les 
autres.  » 

Cet  état  est  si  honorable  que  Dieu  l'a  voulu  obliga- 
toire. «  Dieu  l'impose  à  tous,  en  sorte  que  tous,  hommes 
et  femmes,  à  quelque  état  qu'ils  appartiennent,  doivent 
contracter  mariage.  »  Il  y  en  a  bien  peu  qui  aient  reçu 
le  don  extraordinaire  de  la  chasteté.  «  Suivant  le  cours 
de  la  nature,  déclare  Luther,  il  n'est  pas  possible 
d'être  chaste  hors  du  mariage;  la  chair  et  le  sang 
demeurent  la  chair  et  le  sang  et  le  penchant  et  l'exci- 
tation de  la  nature  ne  peuvent  être  réprimés  et 
contraints,  comme  chacun  le  sent  et  le  voit.  »  Enfin,  ce 
n'est  pas  assez  d'observer  la  fidélité  conjugale,  Luther 
insiste  sur  l'amour  mutuel  que  les  époux  doivent  exer- 
cer. Donc,  sa  doctrine  tient  en  trois  mots  :  Dignité  et 
nécessité  du  mariage  qu'embellit  l'amour  conjugal. 

Il  n'y  a  pas  de  doute  que  Luther  ait  eu  l'intention 
d'honorer  sincèrement  l'état  matrimonial.  Dès  1519,  il 
parlait  dans  un  sermon  de  la  «  noble  fonction  du  ma- 
riage »  et  il  disait,  avec  beaucoup  de  raison  :  «  Ni  les 
pèlerinages  à  Home  ou  à  Jérusalem,  ni  les  construc- 
tions d'églises,  ni  les  fondations  de  messes  ne  valent 
cette  œuvre  unique  :  bien  élever  ses  enfants.  »  Sermon 
von  dem  ehelichen  Stande,  \V.,  t.  ii,  p.  166-171. 

Seulement  Luther  ne  veut  pas  seulement  dire  en 
faveur  du  mariage  des  choses  justes  et  louables,  il  veut 


2093 


REFORME.    DOCTRINES,    LE    MARIAGE 


2  094 


être  le  premier  à  les  avoir  dites,  il  veut  invectiver  ses 
adversaires,  il  veut  faire  croire  qu'avant  lui  on  tenait 
le  mariage  pour  un  état  ignominieux.  «  Voyez-vous, 
dit-il  dans  le  même  sermon,  comment  notre  bande 
papiste,  les  curés,  les  moines,  les  nonnes,  en  dépit  de 
l'ordonnance  et  du  précepte  de  Dieu,  méprisent  le 
mariage,  l'interdisent  et  font  profession  d'observer 
une  chasteté  perpétuelle,  trompant  ainsi  les  simples 
par  des  paroles  et  une  apparence  mensongères.  » 

Il  n'ignore  pas  que  saint  Paul  a  vanté  la  virginité. 
Mais  il  veut  que  le  texte  de  saint  Paul  ait  pour  but  de 
détourner  de  la  virginité  et  non  d'y  pousser.  L'apô- 
tre en  ferait  un  don  si  éminent  qu'il  faudrait  un 
véritable  miracle  pour  l'observer.  L'Église  n'a  donc 
pu  recommander  le  célibat  religieux  et  l'imposer  à 
ses  prêtres  que  par  un  véritable  mépris  du  mariage. 
Et  Luther  s'empare  de  ce  fantôme  d'hérésie,  qu'il 
crée  de  toutes  pièces,  pour  en  accabler  le  papisme. 
Il  écrira  dans  Wider  Hans  Worst  (1541)  :  «Qui  vous 
a  commandé  de  faire  cette  innovation,  de  condamner, 
de  calomnier  et  de  réprouver  l'état  du  mariage,  comme 
impur  et  impropre  au  service  de  Dieu?...  Saint  Paul 
a  bien  dit  que  vous  viendriez,  comme  la  prostituée  du 
diable,  qui  tiendrait  du  diable  cette  doctrine  du  ma- 
riage, alors  que  vous  vivez  dans  une  chasteté  d'hy- 
pocrisie, c'est-à-dire  en  toute  espèce  d'impureté.  » 
W.,  t.  li,  p.  509  sq. 

Cependant  la  ferveur  de  Luther  pour  le  mariage  ne 
l'a  pas  empêché  de  ravir  au  mariage  ce  caractère  de 
sacrement  que  l'Église  lui  reconnaissait.  Le  Prélude 
de  1520  raye  le  mariage  de  la  liste  des  sacrements. 
Luther  ne  trouve  ici  aucune  promesse.  Donc  pas  de 
sacrement.  Le  mot  sacrumentum  employé  par  saint 
Paul  (Eph.,  v,  31)  signifie  mystère.  D'autre  part  le 
mariage  existait  avant  Jésus-Christ.  Il  ne  peut  donc 
être  un  sacrement.  Il  remonte  à  l'origine  des  hommes, 
lia  été  établi  par  le  Créateur.  Tous  les  empêchements 
créés  par  l'Église  sont  donc  des  abus.  Ils  ont  été  créés 
pour  le  plaisir  de  vendre  des  dispenses.  Luther  ne 
voulait  plus  admettre  que  les  empêchements  établis 
par  la  nature  elle-même.  Et  il  donnait,  dans  le  Prélude, 
un  exemple  de  la  manière  de  se  libérer  de  ces  empê- 
chements. Mais  l'exemple  fit  si  bien  scandale  parmi  les 
protestants  eux-mêmes  que  ce  passage  fut  longtemps 
effacé  des  éditions  protestantes  :  «  Une  femme,  disait- 
il,  a  épousé  un  homme  impropre  au  mariage.  Elle  ne 
veut  pas  établir  l'impuissance  de  son  mari,  avec  tous 
les  témoignages  et  le  fracas  exigés  par  la  loi.  Elle  veut 
cependant  avoir  des  enfants  et  ne  peut  garder  la  conti- 
nence, je  lui  conseillerais  de  demander  la  séparation 
à  son  mari,  pour  en  épouser  un  autre,  se  contentant 
de  sa  conscience  et  de  celle  de  son  mari,  comme 
témoins  de  l'impuissance  de  ce  dernier.  Si  l'homme 
refuse,  je  conseillerais  à  la  femme,  avec  le  consente- 
ment de  son  mari,  qui  n'est  pas  en  réalité  son  mari, 
mais  un  simple  cohabitant,  de  s'unir  conjugalement 
avec  un  autre,  par  exemple,  le  frère  de  son  mari,  d'une 
manière  occulte,  en  sorte  que  les  enfants  soient  attri- 
bués au  père  légal...  Enfin,  si  le  mari  ne  veut  pas 
consentir  à  ce  partage,  je  préférerais  qu'avant  de 
souffrir  du  désir  charnel,  ou  de  tomber  dans  l'adultère, 
la  femme  contractât  mariage  avec  un  autre,  pour  fuir 
ensuite  dans  un  lieu  inconnu  et  éloigné.  »  W.,  t.  vi, 
p.  558. 

Par  là,  insistait  Luther,  nous  ne  permettons  pas  le 
divorce,  puisque  le  premier  mariage  était  nul.  Au 
reste  il  se  déclarait  très  opposé  au  divorce.  Il  lui  pré- 
férerait la  bigamie.  Mais  il  ne  sait  pas  encore,  à  cette 
date,  si  le  Christ  la  permet.  Il  déclare  cependant  que 
l'Évangile  autorise  le  divorce  dans  le  cas  d'adultère. 
Saint  Paul  y  joint  le  cas  de  l'infidèle  qui  ne  veut  pas 
cohabiter  en  paix.  Luther  serait  enclin  à  considérer 
comme  infidèle  même  le  baptisé  qui  refuse  de  satis- 


faire sa  femme,  et  pencherait  à  lui  appliquer  le  cas 
paulinien  du  divorce. 

Au  fond  de  toute  cette  casuistique,  se  trouvait 
l'idée  que  le  mariage  est  une  nécessité  physique.  Lui 
qui  se  vantait  d'avoir  réhabilité  le  mariage,  il  n'hési- 
tait pas  à  considérer  l'usage  du  mariage  comme  souillé 
irrémédiablement  par  cette  concupiscence  qu'il  iden- 
tifiait au  péché  de  nature.  Il  écrit,  en  effet,  en  1521, 
dans  le  De  uotis  monasticis  :  «  Le  devoir  matrimonial, 
d'après  le  psaume  l,  est  un  péché  qui  ne  diffère  en  rien 
de  l'adultère  et  de  la  prostitution,  si  l'on  ne  considère 
que  l'ardeur  sensible  et  le  plaisir  mauvais.  Il  n'est  pas 
imputé  aux  époux,  mais  c'est  par  pure  miséricorde  et 
parce  que,  dans  notre  état  présent,  nous  sommes  inca- 
pables de  l'éviter.  »W.,t.  vm,  p.  654.  Et  cette  affir- 
mation n'est  pas  isolée  dans  l'oeuvre  écrite  de  Luther. 
Si  les  poètes  avaient  cherché  à  jeter  un  voile  d'idéa- 
lisme sur  le  mariage,  Luther  ne  cesse  d'insister  sur  les 
aspects  les  plus  inférieurs  de  la  vie  matrimoniale.  Il  ne 
recule  pas  devant  les  comparaisons  les  plus  répu- 
gnantes. Brenz  atteste  que  ce  genre  de  descriptions 
précipitait  dans  le  mariage  des  jeunes  gens  «  à  peine 
sortis  du  berceau  »  et  qui  n'avaient  ni  la  gravité  ni 
l'expérience  nécessaires  pour  fonder  un  foyer.  Brenz, 
Homiliœ  XXII,  cité  par  Dcnifle,  Luther  und  Luther- 
tum,  t.  i,  p.  278. 

On  ne  peut  résumer  la  doctrine  de  Luther,  au  sujet 
du  mariage,  que  dans  les  termes  que  voici  :  pour  lui, 
le  mariage  est  chose  profane,  relevant  uniquement  du 
pouvoir  civil,  au  point  de  vue  légal,  et  dans  laquelle 
l'Église  n'a  rien  à  voir.  Le  mariage  est  une  nécessité 
de  nature,  mais  il  est  radicalement  mauvais  en  soi, 
car  il  s'accompagne  de  désirs  et  de  jouissances,  dont 
il  faut  rougir  comme  d'une  honte,  mais  que  Dieu  par- 
donne comme  inévitables.  Le  mariage  n'est  qu'une 
poussée  maladive  et  ignominieuse  de  la  concupiscence. 
La  famille  est  un  hôpital.  La  femme  est  un  être  bizarre 
et  inachevé.  L'homme  qui  prend  femme  «  doit  savoir 
qu'il  est  le  gardien  d'un  enfant  ».  \V.,  t.  xv,  p.  420. 
Le  divorce  est  permis  clans  les  cinq  cas  suivants  :  adul- 
tère de  l'un  des  conjoints,  refus  du  devoir  conjugal, 
refus  de  laisser  le  conjoint  «  vivre  chrétiennement  », 
c'est-à-dire  dans  la  religion  de  Luther,  inaptitude  aux 
fins  du  mariage,  abandon  du  domicile  conjugal,  soit 
par  colère,  soit  par  amour  du  vice. 

On  a  vu  plus  haut  que  Luther  se  disait  plus  enclin 
à  permettre  la  bigamie  que  le  divorce.  L'évolution  des 
moeurs,  au  sein  de  sa  propre  Église,  ne  lui  donna  pas 
raison  sur  ce  point.  La  «  dispense  »,  qu'il  avait  cru  pou- 
voir accorder  au  landgrave  Philippe  de  liesse,  d'avoir 
deux  femmes  à  la  fois  demeura  un  cas  isolé  et  qui  fit 
scandale,  tandis  que  les  cas  de  divorce  se  multiplièrent 
à  l'infini. 

2°  Doctrine  matrimoniale  de  Zwingli.  —  Si  le  lan- 
gage de  Zwingli  est  plus  réservé  que  celui  de  Luther, 
au  sujet  du  mariage,  sa  doctrine  ne  diffère  pas  sensi- 
blement de  celle  de  son  rival.  Il  nie,  lui  aussi,  que  le 
mariage  soit  un  sacrement.  Il  retire  à  l'Église  toute 
juridiction  sur  les  causes  matrimoniales  et  abandonne 
ces  causes  au  pouvoir  civil.  Il  considère  le  don  de  chas- 
teté comme  éminent,  en  théorie,  mais  comme  mons- 
trueux en  pratique.  Le  célibat  ecclésiastique  avait 
toujours  été  son  cauchemar.  Il  s'en  était  déchargé 
secrètement  bien  avant  de  rompre  officiellement  avec 
l'Église.  Voici  les  trois  thèses  de  la  Dispute  de  Zurich 
(1523)  concernant  le  mariage  :  «  Tout  ce  que  Dieu  ne 
défend  pas  et  permet  se  fait  à  bon  droit.  Cela  nous 
prouve  que  le  mariage  convient  à  tous  également.  » 
Thèse28.- — «Ceux  que  l'on  nomme  vulgairement  ecclé- 
siastiques ou  spirituels  (geistlich)  pèchent,  si  s'étant 
aperçus  que  Dieu  leur  a  refusé  la  chasteté,  ils  ne  pren- 
nent pas  femme  et  ne  se  marient  pas.  »  Thèse  29.  ■ — ■ 
«  Ceux  qui  font  vœu  de  chasteté  sont  les  esclaves 


REFORME.    DOCTRINES 


2096 


d'une  folle  présomption  et  d'une  arrogance  puérile. 
Donc  ceux  qui  exigent  ou  acceptent  de  tels  vœux  com- 
mettent une  injustice  envers  eux  et  exercent  une  tyran- 
nie contre  les  simples.  »  Thèse  30. 

Zwingli  ne  semble  pas  s'être  aperçu  qu'il  se  contre- 
disait en  attribuant  à  Dieu  le  don  éminent  de  la  chas- 
teté et  en  traitant  de  folie  le  vœu  de  chasteté.  Plus  le 
don  de  chasteté  est  rare,  plus  il  convient  de  l'honorer. 
Il  suffisait  de  dire  qu'avant  de  faire  un  vœu  de  cette 
nature,  il  faut  longtemps  éprouver  ses  forces  et  invo- 
quer les  lumières  d'en  haut.  Zwingli,  comme  Luther, 
fait  du  mariage  une  obligation,  et  une  sorte  de  néces- 
sité de  salut.  Ni  le  baptême,  ni  la  cène  même  ne  lui 
apparaissent  avec  un  caractère  aussi  contraignant 
que  le  mariage,  bien  qu'il  n'y  veuille  pas  voir  un 
sacrement.  Par  ailleurs,  il  admet  le  divorce  à  peu  près 
comme  Luther. 

3°  Calvin  et  la  doctrine  du  mariage.  —  Dans  la  pre- 
mière édition  de  l' Institution,  Calvin  ne  fait  guère,  à 
propos  du  mariage,  que  rééditer  la  doctrine  de  Luther  : 
négation  du  caractère  sacramentel  du  mariage,  cri- 
tique de  l'argument  appuyé  sur  le  mot  sacramentum 
de  l'épître  aux  Éphésiens,  accusation  portée  contre 
l'Église  d'avoir  avili  le  mariage  en  le  déclarant  incom- 
patible avec  le  service  divin  chez  les  ministres  des  au- 
tels, négation  du  pouvoir  de  juridiction  de  l'Église  en 
matière  matrimoniale,  admission  du  divorce  au  moins 
en  cas  d'adultère. 

On  a  noté  précédemment  que  Calvin  avait  essayé 
d'approfondir  l'histoire  de  la  primitive  Église.  Les 
éditions  ultérieures  de  l'Institution  portent  les  traces  de 
ses  recherches.  Il  traite  du  mariage  et  du  célibat,  au 
1.  IV  de  l'édition  définitive  de  1559.  Il  ne  peut  ignorer 
que  les  Pères  de  la  primitive  Église  ont  fait  de  la  vir- 
ginité le  plus  bel  éloge  et  que  le  célibat  est  né  sponta- 
nément chez  les  membres  du  clergé,  de  l'estime  que  l'on 
professait  pour  lui.  Mais  Calvin  fait  subir  aux  docu- 
ments historiques  le  traitement  le  plus  impérieux  pour 
les  faire  témoigner  en  faveur  du  mariage.  Il  prononce 
même  le  gros  mot  d'encratisme  à  propos  du  célibat  et 
il  ajoute  :  «  Quelle  licence  de  paillarder  ils  prennent  et 
donnent,  il  n'est  jà  besoin  de  le  dire.  Et  sous  cette 
ombre  de  sainteté  infecte  et  puante  de  s'abstenir  du 
mariage,  ils  se  sont  endurcis  à  toutes  vilenies.  »  Insti- 
tution, 1.  IV,  c.  xii.  Il  consacre  ensuite  un  chapitre 
entier  (xm)  à  parler  des  vœux.  Il  mêle  les  questions  de 
fait  aux  questions  théoriques,  et  esquive  la  valeur 
probante  des  textes  par  des  sorties  virulentes  contre 
le  monachisme  dissolu  de  son  temps.  A  l'entendre, 
par  les  vœux,  l'Église  a  surtout  voulu  établir  sa  tyran- 
nie. Il  finit  par  poser  trois  conditions  aux  vœux  : 
1.  «  que  nous  ne  prenions  point  cette  licence  d'oser 
rien  vouer  à  Dieu  qui  n'ait  témoignage  de  lui  »  ;  2.  «  que 
nous  mesurions  nos  forces  et  que  nous  regardions 
notre  vocation  et  que  nous  ne  méprisions  pas  la  liberté 
que  Dieu  nous  a  donnée  »;  3.  que  nous  ne  fassions 
jamais  des  vœux  dans  la  pensée  d'en  être  plus  par- 
faits. Cette  dernière  condition  était  d'un  illogisme 
flagrant.  Il  est  au  contraire  de  l'essence  du  vœu  de 
tendre  au  plus  parfait.  Calvin  dit  que  l'on  peut  faire  un 
vœu  pour  se  corriger  d'un  vice  ou  s'en  préserver.  Mais 
qu'est-ce  que  cela,  si  ce  n'est  tendre  à  devenir  meil- 
leur au  moyen  de  son  vœu?  C'est  que  Calvin  cherche 
moins  à  expliquer  les  motifs  qui  peuvent  légitimer  un 
vœu  selon  les  Écritures  qu'à  détourner  les  chrétiens 
de  faire  des  vœux  et  à  condamner  l'esprit  dans  lequel 
étaient  prononcés  les  vœux  monastiques.  Calvin  fait 
cependant  une  description  idéale,  à  sa  façon,  des  cloî- 
tres de  l'époque  primitive.  L'âge  d'or,  pour  lui,  dans 
l'histoire  du  christianisme  est  la  période  antérieure 
à  Grégoire  le  Grand.  Il  prétend  démontrer  qu'au 
temps  de  saint  Augustin  les  cloîtres  étaient  simple- 
ment des  séminaires  de  ministres  de  Dieu,  que  l'on  y 


jouissait  d'une  entière  liberté,  que  le  travail  seul  y 
était  strictement  obligatoire,  et  que  l'on  n'essayait  pas 
de  donner  l'état  monacal  comme  un  «  état  de  perfec- 
tion ».  Logiquement,  Calvin  devrait  en  conclure  qu'il 
fallait  réformer  les  monastères  de  son  temps.  Non,  il 
ne  veut  que  les  détruire.  Et  pour  cela,  il  ne  recule  pas 
devant  les  plus  grossières  injures  :  «  Il  est  vrai,  écrit-il, 
qu'en  quelque  peu  de  couvents  on  vit  chastement,  si 
on  doit  nommer  chasteté  quand  la  concupiscence  est 
réprimée  devant  les  hommes,  tellement  que  la  turpi- 
tude n'apparaisse  point.  Toutefois,  je  dis  une  chose 
qu'à  grand  peine  trouvera-t-on  de  dix  cloîtres  l'un  qui 
ne  soit  plutôt  un  bordeau  qu'un  domicile  de  chasteté. 
Quant  au  vivre,  quelle  sobriété  y  a-t-il?  On  n'engraisse 
point  autrement  les  pourceaux  en  l'auge!  » 

Puis  il  esquisse  une  exégèse  des  divers  textes  de 
l'Écriture  sur  lesquels  s'appuyait  la  vie  monastique  : 
Matth.  ,  xix,  21  :  «  Si  tu  veux  être  parfait,  vends  tous 
tes  biens,  etc.  »,  qu'il  confronte  avec  I  Cor.,  xm,  3,  et 
Col.,  m,  14,  pour  arriver  à  démontrer  que  la  perfec- 
tion consiste  à  observer  le  décalogue  comme  tous  les 
chrétiens  doivent  le  faire.  Il  n'est  cependant  pas  telle- 
ment sûr  de  son  interprétation  qu'il  ne  finisse  par  dire 
que  l'antiquité  chrétienne  ne  fut  pas  exempte  d'erreur 
et  que  l'on  ne  doit  pas  prendre  pour  règle  tout  ce  qui 
se  faisait  alors.  C'est  avec  la  même  grave  désinvolture 
qu'il  traite  les  textes  où  il  est  question  des  veuves  et 
des  vierges.  De  l'aveu  même  des  critiques  protes- 
tants, cette  tentative  de  tirer  à  soi  la  tradition  et 
l'Écriture  est  complètement  illusoire. 

4°  La  doctrine  du  mariage  dans  la  confession  angli- 
cane. — ■  Reprenons  point  par  point  les  doctrines  com- 
munes des  réformateurs.  Cela  nous  permettra  de 
mieux  situer  la  doctrine  anglicane,  au  sujet  du  ma- 
riage : 

1.  Le  mariage  n'est  pas  un  sacrement.  Les  39  Ar- 
ticles sont  aussi  de  cet  avis.  L'art.  25  range  sim- 
plement le  mariage  parmi  «  les  états  de  vie  autorisés 
dans  les  Écritures  ».  —  2.  Les  théologiens  luthériens 
ont  cru  pouvoir  autoriser  un  prince  à  pratiquer  la 
bigamie.  Zwingli  était  mort  quand  le  cas  se  posa. 
Bucer  se  rallia  au  point  de  vue  de  Luther.  Calvin  et 
l'anglicanisme  sont  demeurés  étrangers  à  cette  pénible 
histoire.  —  3.  Tous  les  réformateurs  sont  d'accord 
pour  enlever  à  l'Église  toute  juridiction  en  matière 
matrimoniale.  L'anglicanisme  les  suit.  —  4.  Tous 
sont  d'accord  également  pour  admettre  le  divorce  et 
laisser  la  porte  ouverte  aux  pouvoirs  civils  pour  éta- 
blir des  cas  de  nullité  ou  de  divorce.  L'anglicanisme 
conclut  comme  eux.  —  5.  Mais,  sur  un  point,  la  modé- 
ration relative  de  l'anglicanisme  apparaît.  Ce  point 
est  celui  du  mariage  des  prêtres.  Luther,  Zwingli  et 
Calvin  le  voulaient  obligatoire.  Les  39  Articles  le 
déclarent  simplement  permis.  Ils  laissent  donc  la 
liberté  aux  individus.  L'idéal  d'un  sacerdoce  entière- 
ment voué  à  Dieu  seul  n'est  pas  formellement  rejeté. 
Bien  peu  d'anglicans  sans  doute  profiteront  de  la 
latitude  que  leur  confession  leur  laisse,  mais  il  y  aura 
quelques  exemples  très  remarquables  de  célibat 
volontairement  embrassé  pour  Dieu  et  le  service  de 
son  Église. 

La  bibliographie  a  été  donnée  à  la  fin  de  la  première  par- 
tie de  cette  étude.  Voir  surtout  :  Luthers  Werke,  éd.  de  Wei- 
inar  et  édition  Schwetschke,  ù  Berlin;  Luthers  Briefiveclisel. 
éd.  Enders-Kawerau-Fleming;  Corpus  ltcformaiorum,  Opéra 
Melanchthonis;  Opéra  Caluini;  Opéra  Zuingtii  (inachevé); 
opcru  seleeta  Calvini,  édition  Barth  (inachevé);  Kidd,  Docu- 
ments llluslraiioe  of  the  continental  Iteformation,  Oxford, 
l'.Ml.  Pour  L'anglicanisme,  Corpus  confessionum  (en  cours 
de  publication),  Abteilung  71,  Berlin  et  Leipzig,  1932-1934. 

Moeliler,  Symbolique  (1X;J2)  et  Défense  de  la  Symbolique 
(1834),  titre  complet  :  Sgmbolik  oder  Darslcllung  der  doij- 
matlschen  GegensUtze  der  Katholtken  und  Proteslanten  naeh 
iliren  ôffeiitliclicn  Bckcnntnisschriflen,  9e  éd.,  1884,  et  iVciie 


2097 


REFORME 


RÉFORME    CATHOLIQUE 


2098 


Untersuchungen  der  Lehrengegensâlze  zwischen  den  Katholi- 
ken  und  Proteslanten,  5°  éd.,  1900,  publiée  par  P.  Schanz; 
Paul  Wernle, Der evangelische  Glaubenachden  Hauplscliriften 
der  Reformatoren,  t.  i,  Luther,  t.  n,  Zwingli,  t.  m,  Cal- 
vin, Tubingue,  1918-1919.  Les  nombreux  autres  ouvrages  à 
consulter  ont  été  indiqués,  soit  dans  la  1™  partie  de  cet 
article,  soit  aux  articles  spéciaux  sur  Calvin,  Luther,  l'an- 
glicanisme, etc.. 

L.  Cristiani. 

RÉFORME  CATHOLIQUE  ou  CON- 
TRE-RÉFORME. —  L'usage  s'est  introduit,  à 
une  date  récente,  d'appeler  la  Réforme  catholique 
du  xvie  siècle  «  Contre-Réforme  ». 

Cette  expression  est  inexacte  au  point  de  vue  histo- 
tique  et  tendancieuse  au  point  de  vue  théologique.  Si 
le  Dictionnaire  de  théologie  n'a  pas  à  présenter  l'his- 
toire détaillée  de  cette  réforme,  la  seule  que  nous 
tenions  pour  véritable,  il  a  du  moins  à  préciser  le  sens 
périlleux  que  peut  avoir  le  mot  de  contre-réforme  et  à 
établir  que  ce  mot  fausse  la  perspective  historique. 

L'emploi  du  mot  contre-réforme  tend  à  faire  croire 
deux  choses  :  que  la  révolution  protestante  fut  la 
«  vraie  réforme  »  ou  du  moins  une  vraie  «  réforme  »,  et 
qu'elle  précéda  dans  le  temps  la  réforme  catholique, 
qui  n'en  aurait  été  que  la  réplique  du  reste  tardive. 

De  fait,  lorsque  nos  contemporains  veulent  se  repré- 
senter l'histoire  religieuse  du  xvie  siècle,  ils  l'aperçoi- 
vent communément  sous  forme  d'une  sorte  de  tripty- 
que, dont  voici  les  trois  panneaux  successifs  :  1.  Écrou- 
lement de  l'Église  médiévale  dans  une  corruption 
irrémédiable  :  cette  Église,  dévorée  d'abus  de  toute 
nature,  était  languissante  et  moribonde,  aucune  voix 
ne  s'élevait  dans  son  sein  pour  proclamer  la  nécessité 
de  la  réforme,  aucune  action  ne  s'y  dessinait  dans  ce 
sens.  Ses  chefs,  les  papes,  n'étaient  plus  guère  que  de 
brillants  petits  princes  italiens,  protecteurs  des  arts  et 
des  lettres,  diplomates  rafïînés,  comme  Alexandre  VI, 
ou  hommes  de  guerre  énergiques,  comme  Jules  IL 
L'épiscopat,  complètement  sécularisé,  est  devenu  le 
refuge  des  cadets  de  la  noblesse.  Le  peuple  fidèle  est 
entretenu  en  de  grossières  superstitions  par  une  nuée 
de  moines  dégénérés,  et  grugé  honteusement  par 
la  fiscalité  pontificale,  tout  imprégnée  de  simonie. 
Dans  les  universités,  la  science  catholique  ago- 
nise. Elle  se  perd  en  de  vaines  subtilités  scolastiques, 
tandis  que  la  Bible  demeure  ignorée  et  négligée. 
2.  Au  milieu  du  silence  général,  un  moine  se  dresse. 
Il  dénonce  la  tyrannie  des  papes,  l'avilissement  des 
membres  du  clergé  tant  régulier  que  séculier,  la  dégra- 
dation de  la  science  religieuse  éloignée  de  sa  source 
nécessaire,  l'Écriture.  Il  élève  la  Bible  au-dessus  de  son 
siècle.  Et  comme  Rome  veut  le  faire  taire,  il  entraîne 
au  schisme  une  partie  imposante  de  la  chrétienté.  Aux 
réformes  de  Wittenberg  répondent  celles  de  Zurich, 
de  Strasbourg,  de  Bàle,  de  Genève.  Les  voix  de  Zwin- 
gli, Bucer,  Œcolampade,  Farel,  Calvin  viennent  ren- 
forcer celle  de  Luther.  3.  Alors  seulement,  l'Église 
catholique  se  réveille.  Les  ordres  religieux  se  remet- 
tent à  fleurir.  La  papauté  elle-même  cède  à  la  pression 
générale.  Le  concile  de  Trente  est  réuni.  La  discipline 
est  restaurée  au  sein  du  clergé  et  dans  les  cloîtres.  Les 
séminaires  sont  institués.  La  science  catholique  se 
reforme.  La  politique  s'en  mêle  et  de  sanglantes 
guerres  de  religion  aboutissent  à  une  stabilisation 
finale  des  positions.  La  chrétienté  demeure  divisée. 
Le  catholicisme  est  resté  debout,  mais  les  Églises  dis- 
sidentes aussi.  Seulement,  on  peut  se  demander  si  le 
catholicisme  «  tridentin  »  est  bien  le  catholicisme  du 
Moyen  Age.  Si  l'étiquette  reste  la  même,  l'esprit  n'est- 
il  pas  entièrement  différent?  Entre  la  religion  d'Ignace 
de  Loyola  et  celle  de  Thomas  d'Aquin  n'y  a-t-il 
pas  eu  rupture  de  continuité?  L'Église  en  un  mot 
n'a-t-elle  pas  défailli?  Sa  perpétuité  prétendue  n'est- 
elle  pas  une  simple  perpétuité  nominale?  De  graves 


esprits  posent  la  question  et  veulent  la  résoudre  néga- 
tivement. Voir  sur  ce  point,  L.  Febvre,  Une  question 
mal  posée,  dans  Revue  historique  de  mai-juin  1928. 

On  voit  toute  l'importance  qu'il  peut  y  avoir  à 
admettre  ou  à  repousser  le  mot  de  contre-réforme. 
Cependant,  il  est  clair  qu'il  ne  suffit  pas  de  prouver 
que  la  prétendue  réforme  de  Luther  et  de  ses  émules 
ne  fut  qu'une  révolution,  pour  établir  que  la  réforme 
catholique  ne  mérite  pas  le  nom  de  contre-réforme. 
Il  faut  encore  prouver  que  la  continuité  la  plus 
stricte  n'a  jamais  cessé  d'exister  entre  l'Église  médié- 
vale et  l'Église  tridentine,  d'une  part,  et  que,  de 
l'autre,  le  mouvement  de  réforme  catholique  n'a 
pas  été  créé  par  la  révolution,  mais  seulement  rendu 
plus  pressant  par  elle. 

Pour  ce  qui  est  du  premier  point,  on  peut  dire  qu'il 
est  établi  à  chaque  page  du  présent  Dictionnaire. 
Pour  chacun  de  nos  dogmes,  nous  pouvons  démon- 
trer que  les  théologiens  du  concile  de  Trente  n'ont 
fait  que  continuer  leurs  prédécesseurs,  qu'ils  n'ont 
rien  innové,  en  matière  doctrinale,  qu'ils  ne  s'en  recon- 
naissaient pas  le  droit.  La  soi-disant  réforme  fut  bien 
une  "  novation  ».  Ses  chefs  furent  appelés  à  juste  titre 
novatores.  En  face  de  leurs  inventions  discordantes,  la 
tradition  catholique  ne  présente  pas  une  fissure.  Il  n'y  a 
pas  plus  de  nouveauté  dans  le  concile  de  Trente  qu'il 
n'y  en  avait  eu  dans  le  concile  de  Nicée  par  rapport  à 
l'époque  anténicéenne. 

En  ce  qui  concerne  le  second  point,  les  meilleurs 
historiens  de  la  réforme  catholique  sont  là  pour  pro- 
clamer que  la  réforme  catholique  n'a  pas  attendu  la 
révolution  protestante  pour  se  dessiner  et  suivre  son 
cours.  Ainsi  Maurenbrecher,  un  protestant  cepen- 
dant, ayant  entrepris,  autour  de  1880,  de  décrire  le 
grand  mouvement  de  restauration  disciplinaire  et 
morale  qui  s'achève  par  le  grandiose  monument  du 
concile  de  Trente,  avait  pris  soin  d'intituler  son  ouvra- 
ge, malheureusement  resté  inachevé  :  Geschichte  der 
katholischen  Reformation  et  non  pas  Histoire  de  la 
contre-réforme.  Cette  appellation  est  en  effet  la  seule 
qui  ne  fausse  pas  les  perspectives  de  l'histoire.  Mau- 
renbrecher avait  constaté,  ce  que  tout  le  monde  peut 
constater  après  lui,  qu'il  est  impossible  de  raconter 
l'histoire  de  la  réforme  catholique,  sans  aller  chercher 
ses  racines  en  un  temps  où  il  n'était  nullement  ques- 
tion de  Luther  et  de  ses  tumultueuses  innovations.  La 
réforme  catholique  du  xvie  siècle  prolonge  en  effet  des 
tentatives,  des  ébauches,  des  efforts,  des  réussites  par- 
tielles qui  avaient  rempli  le  siècle  précédent.  Dans  la 
réforme  catholique  les  éléments  qui  ont  agi  avec  le 
plus  de  force  n'étaient  nullement  en  dépendance  du 
mouvement  révolutionnaire  de  Wittenberg  ou  de  Zu- 
rich. La  Compagnie  de  Jésus,  notamment,  aurait  sans 
doute  été  fondée,  même  si  Luther  n'avait  jamais 
arraché  une  grande  partie  de  l'Allemagne  à  l'unité  de 
l'Église.  La  grande  différence  qui  se  serait  produite 
c'est  que  la  Compagnie  aurait  été,  suivant  toute  vrai- 
semblance, une  congrégation  missionnaire,  tandis  que 
son  orientation  fut  nettement  infléchie  vers  la  défense 
de  l'Église  menacée.  On  peut  en  dire  tout  autant  des 
diverses  congrégations  dont  la  création  marque  le 
début  du  renouveau  catholique,  théatins,  barnabites, 
somasques,  ursulines,  capucins,  etc. 

En  plein  accord  avec  Maurenbrecher,  dont  le  livre 
date  de  cinquante  ans,  et  Gustave  Sehnûrer,  dont 
l'étude  sur  la  civilisation  chrétienne  au  Moyen  Age  est 
de  1930,  nous  dirons  donc,  à  l'opposé  de  la  thèse  vul- 
gaire résumée  plus  haut  :  le  Moyen  Age  a  suivi,  sans 
déviation  catastrophique,  la  ligne  de  son  évolution. 
Il  n'a  pas  été  détruit,  il  n'a  pas  même  été  interrompu 
par  la  révolution  protestante,  pour  une  bonne  raison, 
c'est  que  le  passage  insensible,  mais  réel,  l'aboutisse- 
ment normal  du  Moyen  Age  à  ce  que  nous  appelons 


2099 


REFORME  CATHOLIQUE  —  REGALADO  (PIERRE; 


2100 


les  Temps  Modernes  (ère  de  la  monarchie  absolue) 
était  déjà  un  fait  accompli,  lorsque  le  protestantisme 
est  apparu.  Entre  le  Moyen  Age  et  l'époque  qui  l'a 
suivi  il  n'y  a  pas  eu  de  rupture  de  continuité,  pas  plus 
dans  l'histoire  de  l'Église  que  dans  l'histoire  de  la 
société  occidentale.  Le  Moyen  Age  catholique  s'est 
continué  comme  un  grand  fleuve,  qui  reçoit  des 
alfluents  nouveaux,  tandis  que  d'autres  affluents  se 
trouvent  détournés  de  lui,  qui  se  grossit  à  mesure  qu'il 
avance,  qui  modifie  son  régime  et  son  allure  en  entrant 
dans  dos  plaines  élargies,  mais  qui  n'a  rien  perdu  de  ce 
qu'il  apportait  de  ses  sources  les  plus  lointaines.  Le 
concile  de  Trente  est  dans  la  descendance  naturelle  et 
légitime  de  tous  les  conciles  qui  l'avaient  précédé.  Les 
théologiens  qui  y  ont  pris  part  étaient,  pour  la  plu- 
part, nés  et  formés  avant  la  naissance  de  la  prétendue 
réforme.  Ces  théologiens  étaient  imbus  des  idées  du 
Moyen  Age,  sans  être  pour  cela  fermés  au  mouvement 
des  idées  de  leur  époque.  Ils  n'ont  pas  voulu  changer 
le  moins  du  monde  la  religion.  Ils  n'ont  fait  que  codi- 
fier des  dogmes  établis  depuis  longtemps.  Le  concile 
s'est  même  abstenu,  de  parti  pris,  de  trancher  les 
questions  controversées  entre  théologiens  catholiques. 
Même  en  matière  disciplinaire,  où  sa  liberté  était 
beaucoup  plus  grande,  il  n'a  que  fort  peu  innové,  car 
il  n'a  guère  fait  que  généraliser  une  réforme  déjà  com- 
mencée en  beaucoup  de  lieux  avant  lui  et  presque 
achevée  en  certains.  La  création  des  séminaires  elle- 
même  ne  fut  que  l'extension  à  tous  les  ecclésiastiques 
des  règles  de  formation  adoptée  dans  ces  congrégations 
de  clercs  réguliers  qui  naissent  au  début  du  siècle, 
non  pas  sous  l'influence  de  la  révolution  luthérienne, 
mais  parallèlement  à  elle  et  en  même  temps  qu'elle. 
Il  n'y  a  donc  pas  eu  de  «  triptyque  »  au  sens  indiqué 
plus  haut.  Il  n'y  a  pas  eu  :  l'écroulement  de  l'Église 
médiévale,  —  la  Réforme,  —  la  Contre-réforme.  Ce 
qu'on  doit  dire  au  contraire,  c'est  que  ce  sont  les  pays 
seuls  où  la  vraie  réforme  n'était  pas  encore  en  marche, 
les  pays  en  retard  sur  les  autres,  qui  ont  favorisé  la 
révolution  protestante,  et  que  tous  ces  pays  sont  des 
régions  alors  secondaires  de  la  chrétienté.  Les  pays  les 
plus  «  avancés  »  intellectuellement  et  économique- 
ment, politiquement  même,  au  temps  où  éclate  la 
révolte  de  Luther,  ce  sont  l'Espagne,  l'Italie,  la  France. 
En  Italie,  l'Oratoire  du  divin  Amour  donne  le  signal 
de  la  réforme  spontanée  dès  1517  ou  1518.  En  Espa- 
gne, la  réforme  a  été  accomplie  par  le  vigoureux  Ximé- 
nès,  avant  que  Luther  eût  tenté  quoi  que  ce  soit.  En 
France,  un  Mombacr,  un  Standonck,  un  Lefèvre 
d'Étaples,  un  Raulin,  un  Briçonnet  se  préoccupaient, 
en  des  sens  divers,  de  la  réforme,  avant  que  Luther 
eût  bougé.  Dans  aucun  de  ces  trois  pays,  la  soi-disant 
réforme  ne  put  faire  de  conquêtes  décisives.  Mieux 
que  cela,  pendant  que  la  foi  catholique  perdait  du 
terrain  en  Europe,  parles  divers  schismes  protestants, 
elle  avait  assez  de  vitalité  conquérante  pour  en  gagner 
de  plus  vastes  encore  en  des  régions  nouvelles,  incon- 
nues jusque-là.  Ces  conquêtes  avaient  même  com- 
mencé un  quart  de  siècle  avant  la  révolution  protes- 
tante. Elles  dénotaient  une  puissance  de  vie  et 
d'expansion  qui  ne  peut  que  nous  faire  douter  de  celte 
déchéance  radicale  et  complète  que  certains  auteurs 
veulent  attribuer  à  l'Église  médiévale.  Par  opposi- 
tion à  l'Fspagne  riche,  ardente,  débordante  de  vie  et 
de  foi  catholique,  toute  tournée  vers  les  mondes  que 
découvraient  ses  hardis  navigateurs,  avec  ceux  du 
Portugal,  la  Saxe  électorale,  les  régions  Scandinaves, 
la  Suisse  même,  où  se  développera  d'abord  la  soi- 
disant  réforme,  ne  sont  que  des  régions  secondaires  et 
latérales  de  l'Église.  Lorsque,  à  Worms,  Lui  lier  com- 
paraît devant  le  nouvel  empereur,  qui  arrive  d'Espa- 
gne, et  qui  est  roi  d'Aragon,  de  Castille,  de  Navarre, 
des   Pays-Bas,   qui   possède   la    Sicile,   la    Sardaigne, 


Naples  et  le  Roussillon,  la  Franche-Comté,  le  Charo- 
lais  et  les  Dombes,  sans  parler  des  colonies  fabuleuses 
créées  par  Colomb  et  ses  illustres  émules,  on  ne  peut 
pas  être  surpris,  comme  le  sont  les  historiens  allemands, 
de  constater  que  ce  prince  «  sent  en  Espagnol  et  non  en 
Allemand  ».  Charles-Quint  ne  peut  voir  en  Luther 
qu'un  demi-barbare.  En  face  de  lui,  il  est  sûr  de  repré- 
senter la  lumière  et  la  certitude.  Il  a  conscience  de 
continuer  un  très  grand  passé.  Et  tout  cela  se  trouve 
de  lait  dans  son  discours  à  la  diète  : 

.Mes  prédécesseurs,  dit-il,  les  empereurs  très  chré- 
tiens de  race  germanique,  les  archiducs  autrichiens  et 
ducs  de  Bourgogne,  ont  été,  jusqu'à  leur  mort,  les  fils 
très  fidèles  de  l'Église  catholique,  défendant  et  éten- 
dant leur  croyance  pour  la  gloire  de  Dieu,  la  propaga- 
tion de  la  foi  et  le  salut  de  leurs  âmes. 

«  Ils  ont  laissé,  après  eux,  le  saint  culte  catholique, 
pour  que  je  vive  et  meure  en  lui.  Jusqu'à  présent, 
avec  la  grâce  de  Dieu,  j'ai  été  élevé  dans  ce  culte, 
comme  il  convient  à  un  empereur.  Ce  que  mes  prédé- 
cesseurs ont  établi  à  Constance,  c'est  mon  privilège  de 
le  maintenir.  Un  simple  moine,  conduit  par  son  juge- 
ment privé,  s'est  dressé  contre  la  foi  tenue  par  tous  les 
chrétiens  depuis  mille  ans  et  plus,  et  il  conclut  impu- 
demment que  tous  les  chrétiens  se  sont  trompés  jus- 
qu'à présenti  J'ai  donc  résolu  de  déployer,  dans  cette 
cause,  tous  mes  États,  mes  amis,  mon  corps  et  mon 
sang,  ma  vie  et  mon  âme...  » 

Par  la  voix  de  Charles-Quint,  c'est  bien  la  vieille 
Église  qui  affirme  son  droit  et  qui  repousse  la  préten- 
due réforme  que  Luther  lui  propose.  Si  les  princes 
allemands  avaient  eu  la  foi  de  Charles-Quint,  si  la 
religion  de  Luther  ne  s'était  trouvée  répondre  à  leurs 
ambitions,  à  leurs  aspirations  secrètes,  à  leurs  inté- 
rêts, jamais  le  moine  wittenbergeois  n'aurait  obtenu 
le  succès  trop  grand  qu'il  dut  à  leur  protection  et  au 
jeu  de  la  politique  d'alors. 

L.   Cristiani. 

REGALADO  Pierre  (Saint),  frère  mineur  espa- 
gnol de  la  réforme  du  P.  Pierre  de  Villacreces. 

Né  à  Valladolid  en  1390,  il  prit  l'habit  franciscain 
probablement  dans  sa  cité  natale,  en  1404.  Peu  après, 
cependant,  il  alla  habiter  le  couvent  de  La  Aguilera, 
dans  le  diocèse  d'Osina,  avec  le  P.  Pierre  de  Villacreces, 
dont  il  fut  un  des  premiers  disciples.  De  concert  avec 
lui  il  propagea  la  réforme  des  frères  mineurs  observants 
opérée  en  Castille.  Après  quoi  il  habita  également  le 
couvent  Seala  cœli  de  FI  Abrojo,  près  de  Valladolid;  il 
est  toutefois  impossible  de  préciser  l'époque  à  laquelle 
il  vécut  dans  cet  endroit.  Il  est  également  difficile 
de  déterminer  l'année  à  laquelle  il  fut  élu  vicaire  ou 
supérieur  des  deux  maisons  précitées  de  la  réforme. 
La  plupart  des  historiens  soutiennent  qu'il  succéda  à 
Pierre  île  Villacreces,  qui  mourut  en  1422.  11  parait 
toutefois  plus  conforme  aux  données  de  l'histoire 
d'accepter  une  date  ultérieure.  Il  serait  historique- 
ment certain  qu'en  1 138  il  fut  supérieur  ou  vicaire 
des  deux  couvents  de  la  réforme,  sous  la  jurisdiction 
du  provincial  des  conventuels  de  Castille.  Par  une 
lettre  du  20  janvier  1455,  le  général  des  frères  mineurs, 
le  P.  Jacques  de  Mozzanica,  constitua  Pierre  Rega- 
lado  son  vicaire  et  son  commissaire  pour  les  deux  rési- 
dences de  l.a  Aguilera  et  de  El  Abrojo.  Il  mourut  à  La 
Aguilera  le  30  mars  1150.  Exhumé  trente-six  années 
après  sa  mort,  à  la  demande  de  la  reine  Isabelle  la 
Catholique,  son  corps  fut  retrouvé  intact,  reçut  une 
sépulture  plus  honorable  et  fut  placé  dans  une  tombe 
plus  précieuse.  Innocent  XI  lui  décerna  les  honneurs 
de  la  béatification  le  11  mars  1684  et  Benoît  XIV 
l'inscrivit  au  catalogue  des  saints  le  29  juin  174(5.  Sa 
fêle,  célébrée  auparavant  le  13  mai,  jour  de  la  trans- 
lation de  son  corps,  a  été  reportée  récemment,  dans 
l'ordre  des  capucins,  au  30  mars,  jour  de  sa  mort. 


2 1 0  l 


REGALADO    (PIERRE; 


REGGIO    (MARCHESINUS    DE) 


2102 


D'après  G.  H.  Sbaralea,  il  aurait  composé  un  Com- 
pendium  vitœ  magistri  B.  Pétri  de  Villacreces;  une 
Expositio  régulée  fratrum  minorum;  des  Constitution.es, 
ritus  et  leges  pro  reformatis  cœnobiis  de  Aquileria  et  de 
Abrojo;  des  Exercitia  vitœ  activée  et  contemplativee  alum- 
norum  cœnobiorum  de  Aquileria  et  de  Abrojo;  un  Opus- 
culum  de  arbore  vitœ  sm  de  SS.  Cruce,  dont  plusieurs 
extraits  ont  été  publiés  par  Emmanuel  Manzaval, 
dans  Historia  de  las  heroicas  virtudes  de  San  Pedro 
Regalado,  Valladolid,   1684;  plusieurs  lettres. 

L.  Wadding,  Annales  minorum,  t.  JEU,  Quaracchi,  1932, 
an.  1448,  n.  ii-xvm,  p.  3-9;  an.  1456,  n.  clviii-ccv,  p.  513- 
546;  J.-H.  Sbaralea,  Supplcmentum  ad  scriptores  ordinis 
minorum,  t.  Il,  Rome,  1921,  p.  362;  Acta  sanct.,  mart.  t.  m, 
col.  850-870;  Arthur  de  Munster,  Mattgrologium  franche, 
Paris,  1653,  p.  141  :  Berguin,  Sainl  Pierre  Régalai,  prêtre  de 
l'ordre  des  frères  mineurs  de  l'observance,  restaurateur  de  la 
discipline  régulière  en  Espagne,  Périgueux,  1898;  surtout 
Louis  Carriôn,  O.  F.  M.,  Historia  documentada  del  conuento 
«  Domus  Dei  »  de  La  Aguilcra,  Madrid,  1930,  où  l'on  peut 
trouver  une  bibliographie  très  riche  sur  saint  Pierre  Rega- 
lado. 

Am.    Teetaert. 

REGGIO  (Bernardin  de),  frère  mineur  capu- 
cin de  la  primitive  province  de  Calabre.  Né  vers  1476 
à  Reggio  en  Calabre  de  la  noble  famille  Molizzi,  il 
entra  de  bonne  heure  chez  les  frères  mineurs  de  l'obser- 
vance avec  le  P.  Louis  Comi,  également  de  Reggio, 
dont  il  devint  le  compagnon  inséparable.  Ayant  ter- 
miné ses  études,  pendant  lesquelles  il  avait  suivi  à 
Brescia  les  leçons  du  célèbre  théologien  scotiste,  Fran- 
çois Lychet,  qui  devint  général  de  l'ordre  en  1518,  le 
P.  Bernardin  fut  envoyé  à  l'université  de  Paris.  Il  y 
conquit  brillamment  le  grade  de  docteur  en  théologie 
et,  revenu  dans  son  pays,  il  s'y  acquit  bientôt  par  son 
enseignement  une  grande  réputation.  A  cause  de 
l'acuité  de  son  génie,  l'étendue  de  ses  connaissances  et 
sa  grande  éloquence  dans  ses  disputes  avec  ses  adver- 
saires, il  fut  surnommé  Giorgio,  par  allusion  au  savant 
François-Georges  Zorsi,  frère  mineur,  qui  était  célèbre 
dans  toute  l'Italie.  Ce  nom  lui  est  resté  dans  la 
suite. 

Le  P.  Bernardin  ne  fut  pas  moins  zélé  pour  l'obser- 
vance parfaite  de  la  règle.  Sous  le  généralat  du  P.  Ly- 
chet, il  commença  avec  le  P.  Louis  Comi  et  d'autres 
religieux  de  sa  province  à  mener  une  vie  plus  austère 
et  plus  conforme  à  l'idéal  de  saint  François  et  devint 
l'âme  d'un  mouvement  de  réforme  au  sein  de  l'ordre 
des  frères  mineurs  de  l'observance.  Sous  le  généralat 
du  P.  François  des  Anges,  on  leur  accorda  trois  mai- 
sons et  les  partisans  de  la  réforme  furent  appelés  du 
nom  de  récollets.  Mais  le  général  suivant,  Paul  de 
Parme,  ordonna  que  tous  les  religieux,  qui  avaient  été 
autorisés  à  vivre  dans  des  maisons  de  récollection, 
fussent  distribués  dans  divers  couvents  et  obligés  à 
mener  la  vie  des  autres  frères.  Les  PP.  Bernardin  et 
Louis  ne  perdirent  cependant  pas  courage  et,  ayant 
obtenu  l'ermitage  de  Saint-Ange  du  Val  de  Tucia,  ils 
résolurent  de  demander  la  permission  au  Saint-Siège 
de  suivre  la  vie  érémitique  sous  la  juridiction  de 
l'évèque.  Dans  ce  but  le  P.  Bernardin  de  Reggio  et  le 
P.  Antoine  de  Randolis  vinrent  à  Rome  en  août  1529 
et  obtinrent  du  grand  pénitencier  un  bref  qui  les  auto- 
risait à  vivre  dans  l'ermitage  de  Saint-Ange,  avec  dix 
ou  douze  frères,  sous  la  juridiction  épiscopale.  Pendant 
leur  séjour  à  Rome,  les  deux  Pères  calabrais  eurent 
une  entrevue  avec  Louis  de  Fossombrone,  vicaire 
général  des  capucins,  dont  la  réforme  avait  été  approu- 
vée par  le  pape  l'année  précédente,  en  1528.  A  leur 
demande  les  PP.  Bernardin  et  Antoine,  ainsi  que  les 
autres  récollets  de  Calabre,  furent  admis  dans  l'ordre 
des  capucins,  à  la  condition  toutefois  que  ces  derniers 
consentiraient  librement  à  ratifier  cette  incorporation. 
Le  P.  Louis  de  Fossombrone  les  autorisa  en  même 

DICT.   DE  THÉOL.   CATHOL. 


temps  à  assembler  un  chapitre  et  à  élire  un  provincial, 
auquel  il  donnait  les  facultés  de  commissaire  général, 
avec  pleins  pouvoirs  de  recevoir  tous  ceux  qui  se  pré- 
senteraient à  lui  et  pour  bâtir  des  couvents. 

A  leur  retour  en  Calabre,  le  P.  Louis  de  Reggio 
approuva  tout  ce  qu'avait  fait  le  P.  Bernardin,  mais  il 
pensa  qu'il  était  sage  de  différer  l'exécution  du  contrat 
passé  entre  son  délégué  et  le  P.  Louis  de  Fossom- 
brone. Les  PP.  Louis  et  Bernardin,  ayant  tenté  en 
avril  1532  un  dernier  effort  pour  obtenir  du  général 
Paul  de  Parme  la  permission  de  vivre  dans  des  mai- 
sons de  récollection  et  ces  tentatives  ayant  échoué,  se 
décidèrent  enfin  à  se  joindre  aux  capucins,  auxquels 
ils  ne  furent  définitivement  incorporés  qu'en  1532, 
avec  une  trentaine  d'autres  frères.  Le  28  mai  1532 
ils  s'assemblèrent  et  élurent  à  l'unanimité  le  P.  Louis 
de  Reggio  comme  provincial.  Le  P.  Bernardin  lui 
succéda  comme  vicaire  provincial  et  mourut  à  Reggio 
le  21  décembre  1536,  après  avoir  consacré  ses  meil- 
leures forces  à  l'extension  du  jeune  ordre  capucin  en 
Calabre  et  en  Sicile. 

Outre  un  certain  nombre  de  traités  de  philosophie 
et  de  théologie,  le  P.  Bernardin,  fidèle  disciple  de 
Duns  Scot  dans  son  enseignement,  composa,  d'après 
L.  Wadding,  un  Commenlarius  in  librum  primum 
scripti  (Jxoniensis  Joannis  Duns  Scoti,  en  trois  vol.  On 
lui  doit  aussi  une  traduction  du  grec  en  latin  de  la 
Vila  S.  Eliœ  abbatis  Bozzettœ;  Adnolationes  in  sacram 
divinam.  Scripturam;  Conceplus  quadragesimales ;  une 
chronique  de  Reggio  :  Chronicon  Rhegii.  Les  trois 
derniers  ouvrages  mentionnés  étaient  conservés  jadis 
dans  la  bibliothèque  des  capucins  de  Gerace. 

L.  Wadding,  Scriptores  ord.  min.,  Rome,  1906,  p.  43; 
J.  H.  Sbaralea,  Supplem.  ad  script,  ord.  min.,  t.  l,  Rome, 
1908,  p.  136;  Rernard  de  Bologne,  Bibl.  scriplorum  ord. 
min.  cappuc,  Venise,  1717,  p.  47;  François  de  Yicencc.  Cli 
scrillori  cappuccini  Ctdtrftr.,  Catanzaro,  1914,  p.  17-19; 
Z.  Boverio,  Annales  ord.  min.  capucc,  t.  i,  Lyon,  1632. 
p.  132-135,  178-179,  183-181,  226-232;  Dominique  de  C.ay- 
lus.  Ce  que  les  capucins  doivent  au  bienh.  Matthieu  de  llasci 
et  au  P.  Ludovic  de  Fossombrone,  dans  Études  franciscaines. 
t.  xxxviii,  1926,  p.  600-608;  Edouard  d'Alençon,  De  capil. 
gêner,  ord.  min.  capucc.  1535  celebrato  cl  annn  subseq.  reno- 
vato  nova  et  vêlera,  dans  Amdccta  ord.  min.  capucc,  t.  xliii, 
1927,  p.  286,  note  1. 

A.  Teetaert. 

REGGIO  (Marches inus  de) ,  appelé  aussi  Jean 
Marchesinus,  frère  mineur  de  la  fin  du  xme  et  du  début 
du  xive  siècle.  Originaire  de  Reggio  en  Emilie,  il 
appartint  à  la  province  de  Bologne  et  à  la  custodie  de 
Ferrare  des  frères  mineurs,  d'après  Bartl  élemy  de 
Pise,  De  conformilale,  dans  Analccla  jranciscana,  t.  iv, 
Quaracchi,  1906,  p.  523.  D'après  un  document  des 
archives  du  couvent  Saint-François  de  Bologne 
(conservées  maintenant  aux  Archives  nationales,  sec- 
tion Demanialc,  à  Bologne),  Marchesinus  fut  lecteur  à 
Imola  en  1275,  et  dans  un  autre  document  du  même 
fonds,  il  est  désigné  comme  lecteur  à  Bologne.  Voir 
Analecta  franc,  t.  ix,  Quaracchi,  1927,  p.  58,  n.158; 
p.  584,  n.  1154.  Marchesinus  a  acquis  une  célébrité  peu 
ordinaire  par  un  ouvrage  intitulé  Mammotrectus  ou 
Mammolreplus  et  dénommé  encore  :  Mammetraclus, 
Mamolreclus,  Mamotraclus,  Mammotreplon.  D'après 
les  auteurs  ce  titre  devrait  son  origine  ou  à  un  texte 
de  VEnarratio  in  Ps.  XXX  de  saint  Augustin  où  on 
lit  :  adhuc  lacle  vis  nutriri,  et  fies  mammolhreptus,  quales 
dicunlur  pueri,  qui  diu  sugunl  quod  non  decel,  ou  à  un 
passage  de  Papias  Grammaticus,  qui  écrit  :  Mammo- 
trepti  pueri  dicunlur,  qui  diu  sugunt  quod  non  decel. 
Voir  Du  Cange,  Gloss.  ad  scriptores  mediœ  et  infimœ 
latin.,  t.  iv,  p.  362.  C'est  donc  très  à  propos  qu'E.  Man- 
genot  traduit  ce  titre  par  «  Le  nourrisson  ».  Le  but  de 
l'auteur  était  d'ailleurs  d'expliquer  aux  jeunes  clercs 
qui  n'étaient  point  versés  dans  les  sciences  les  mots  et 


T.  —  XIII. 


C7. 


2103 


REGGIO    (MARCHES.     DE) 


REGINALD    (ANTONIN1 


2104 


passages  difficiles  de  la  Bible,  ainsi  que  ceux  des  leçons 
du  bréviaire. 

Cet  ouvrage  comprend  trois  parties,  dont  la  pre- 
mière fournit  l'explication  des  passages  les  plus  diffi- 
ciles de  la  Bible;  la  seconde  contient  un  certain  nombre 
de  dissertations  :  de  orthographia,  de  accenlibus,  de 
scplem  feslis  legis  antiquse,  de  vestibus  sacerdotalibus, 
de  inlerprelibus,  de  divinalione,  de  nominibus  Dei  apud 
Hebrœos,  de  modo  exponendi  sacrarn  Scripluram,  de 
qualitatibus  sacrée  Scripturse,  de  ejus  dimensione  et  un 
Tractalus  de  quatluor  synodis;  la  troisième  donne  l'ex- 
posé des  livres  ecclésiastiques,  surtout  du  bréviaire 
et  traite  :  de  responsoriis  et  anliphonis,  de  hymnis,  de 
legendis  sanclorum,  de  sermonibus  et  homiliis  de  com- 
muai sanclorum  et  dominicalibus.  A  la  fin  il  y  a  une 
Declaratio  régulée  S.  Francisci.  Voir  A.  Pelzer,  Codices 
Valic.  lalini,  t.  h  a,  Codices  679-1134,  Rome,  1931, 
p.  619-620.  Cet  ouvrage  a  eu  une  remarquable  diffu- 
sion, attestée  par  le  nombre  considérable  des  manus- 
crits, qui  sont  conservés  dans  presque  toutes  les 
bibliothèques  de  l'Europe  et  par  les  nombreuses  édi- 
tions, qui  en  ont  été  faites  aux  xv«  et  xvr3  siècles.  On 
peut  trouver  une  liste  très  incomplète  des  manuscrits 
dans  J.-H.  Sbaralea,  Supplementum,  t.  n,  p.  205.  Pour 
les  éditions  cf.  L.  Hain,  Reperl.  bibliographicum, 
t.  na,  Berlin,  1925,  n.  10  551-10  574,  p.  333-336. 
D'après,  J.-J.  Brunet,  Manuel  du  libraire,  t.  m,  Berlin, 
1922,  col.  1352,  l'édition  de  Mayence  en  1470  devrait 
être  considérée  comme  la  plus  ancienne,  tandis  que 
celle  qui  a  été  imprimée  dans  l'abbaye  de  Munster,  en 
Argovie,  par  les  soins  de  Helias  Hélie  dit  de  Loufîen,  et 
qui  est  regardée  généralement  comme  la  première,  de- 
vrait être  placée  à  une  date  postérieure  à  1470.  D'après 
E.  Mangenot  cet  ouvrage  aurait  été  composé  entre 
1279  et  1312;  voir  Dicl.  de  la  Bible,  t.  n,  col.  1422. 

Après  B.  Bonelli,  Prodromus  ad  opéra  omnia  S.  Bo- 
naventurse, Bassano,  1767,  col.  531,  n.  6-7  et  col.  532, 
n.  8,  les  éditeurs  des  Opéra  omnia  de  saint  Bonaven- 
ture  de  Quaracchi  allèguent  quelques  indices,  qui 
confirmeraient  la  thèse,  d'après  laquelle  il  faudrait 
attribuer  le  Centiloquium  à  Marchesinus  de  Reggio  et 
non  à  saint  Bonaventure,  comme  le  font  la  plupart  des 
auteurs.  Ce  Centiloquium,  qui  a  été  publié  parmi  les 
ouvrages  du  Docteur  séraphique  dans  toutes  les  édi- 
tions anciennes  des  écrits  de  saint  Bonaventure,  cons- 
titue un  traité  qui  appartient  au  même  genre  litté- 
raire et  est  de  même  nature  que  le  Mammotreclus. 
Comme  ce  dernier,  le  Centiloquium  est  une  compilation 
dans  laquelle  l'auteur  se  propose  d'expliquer  aux 
jeunes  clercs,  peu  versés  dans  la  théologie,  les  thèses  et 
les  questions  difficiles  de  cette  science.  On  y  lit  en  effet 
dans  le  prologue  :  In  adminiculum  ilaque  parvulorum 
rudis  rogalus  a  rudibus  rudem  tractatum  rtidibus  compi- 
laui,  in  quo  rudiutn  rudilas  circa  generalia  theologiœ  sal- 
tern  ruditer  polerit  erudiri  et  ex  lacté  infantiœ  ad  cibum 
solidum,  prsevia  Dei  gratia,  cum  sensus  induslria 
praeparari.  Pour  les  mss.,  les  éditions  de  cet  ouvrage 
et  les  arguments  favorables  à  l'attribution  à  Marche- 
sinus  de  Reggio,  voir  Opéra  omnia  S.  Bonaventurse, 
t.  v,  Quaracchi,  1891,  Prolegomena,  p.  xlviii-xlix 
et  lui. 

Un  recueil  de  sermons  est  attribué  à  Marchesinus 
dans  le  ms.  129  de  la  bibliothèque  de  Saint-Fortunat 
à  Todi,  sous  le  titre  :  Sermoncs  fralris  Marchesini  super 
omnia  fesla  noslri  kalendarii,  id  est  ordinis  fr.  minorum. 
Voir  Opéra  omnia  S.  Bonavcnlurx,  t.  v,  Proleg., 
p.  xlix.  Une  autre  série  de  sermons,  qui  doivent  être 
considérés  probablement  comme  l'œuvre  de  Marche- 
sinus, est  conservée  dans  un  manuscrit  de  la  biblio- 
thèque de  Bamberg,  où  ils  portent  comme  titre  :  .Ser- 
moncs Mammotrccli  super  dominicas  a  1  '  Aducnlus  ad 
24<im  posl  Penlecoslen.  Ces  sermons  débutent  par  les 
mots  :   Véniel  desideratus...  karissimi  hodic  incipimus 


illud  sacrum  lempus  et  finissent  :  a  quo  ductu  nos  custo- 
diat  Chrislus  Jésus.  Voir  Fr.  Leitschuh,  Kalalog  der 
Handschriften  der  koniglichen  Bibliothek  zu  Bamberg, 
t.  i,  Bamberg,  1895-1906,  p.  739. 

B.  Bonelli,  Prodromus,  col.  692,  donne  encore  à 
Marchesinus  un  Confessionale  ou  Summa  confessio- 
num,  qui  fut  attribué  quelquefois  à  saint  Bonaven- 
ture et  imprimé  parmi  ses  écrits  dans  les  éditions 
de  Strasbourg,  1495,  Venise,  1504  et  1564,  ainsi  que 
dans  l'édition  Vaticane.  Contre  cette  assertion  les 
éditeurs  des  Opéra  omnia  S.  Bonaventurse  de  Quaracchi, 
t.  x,  dissert,  i,  p.  23,  objectent  que  deux  des  plus 
anciens  manuscrits  de  ce  Confessionale  l'attribuent  à 
un  autre  auteur.  Ainsi  dans  le  ms.  lat.  6023  de  la 
Bayr.  Staatsbibliothek  de  Munich  on  lit  :  Explicit  liber 
Golini  et  dans  le  ms.  789  de  la  bibl.  de  Saint-Gall  : 
Explicit  libellus  de  simplici  informalione  simplicium 
sacerdolum  in  confessionibus  audiendis;  nomine  GoHi- 
nus,  conscriplus  et  completus  a  fr.  Ulrico  de  Ahusen, 
sacerdole  ordinis  S.  Johannis  sacrosanclse  domus  hospi- 
lalis  Jerosolimitanse  anno  dominiese  incarnalionis, 
1000°  300"  15°,  indiclionè  13,  etc.  Amen.  Un  exem- 
plaire de  ce  Confessionale  est  aussi  conservé  dans  le 
ms.  323  de  la  bibl.  des  chanoines  réguliers  de  Saint- 
Augustin  de  Klosterneuburg.  Le  prologue  de  cet 
écrit  commence  :  In  Dei  labernaculo  i.  e.  in  sancta 
ecclesia  et  le  texte  lui-même  :  Sollicilus  eliam  sacerdos 
et  termine  :  Non  polesl  episcopus  nec  aliquis  alius  a 
papa  dispensare.  Cum...  Voir  sur  cet  ouvrage  Opéra 
omnia  S.  Bonaventurse,  t.  vin,  Prolegomena,  p.  exi 
et  t.  x,  p.  23;  H.  Pfeifîer-B.  Cernik,  Calalogus  codi- 
cum  manu  scriptorum,  qui  in  Bibl.  canonic.  regul. 
S.  Auguslini  Clauslroneoburgi  asservanlur,  t.  n, 
Klosterneuburg,  1931,  n.  323. 

Il  est  à  noter  enfin  que  le  ms.  488  de  la  bibl.  commu- 
nale d'Assise  contient  deux  traités,  qui  y  sont  attribués 
à  Marchesinus,  à  savoir  un  Tractalus  de  p. mis  pecca- 
torum  diversimode  nuncupalis  (fol.  3-43)  et  un  Opus  de 
viliis  (fol.  59-130).  A  la  fin  du  premier  on  lit  :  Explicit 
utile  opus  de  pœnis  peccalorum  edilum  a  fr.  Marchesino, 
lectore  ordinis  minorum,  et  au  début  du  second  :  Incipit 
opus  de  viliis  a  fr.  Marchesino  compositum.  Tandis  que 
le  Tractalus  de  pœnis  peccalorum  débute  :  Pena  débita 
peccatori  nunc  censelur  nomine  perdilionis  et  termine  : 
Non  parcas  tue  verecundie  et  confusioni,  ut  Deus  parcal 
tue  malitie  et  transgressioni.  Amen,  l'Opus  de  viliis 
commence  :  De  superbia  est  loquendum  quantum  ad 
causam  defectivam.  Orilur  enim  superbia  ex  stoliditate 
intellectus.  La  dernière  colonne  de  ce  traité  au  fol.  130 
est  illisible.  Il  semble  d'ailleurs  qu'il  n'y  est  pas 
complet. 

L.  Waldin<?,  Scriplores  ord.  min.,  Rome,  1906,  p.  166; 
J.  H.  S'iaralea.  Supplem.  ad  script,  ont.  min.,  t.  il,  Rome, 
1921,  p.  2114-203;  C.  Outlin,  Com-mni.  do  scriplor.  ecctesiast., 
t.  m.  Leipzig,  1722,  col.  2562-2563;  H.  Hurter.Norn»nc/afor, 
3«  éd.,  t.  ii,  col.  414-415;  S. Berger,  La  Bible  au  XVI'  siècle, 
Paris,  1879,  p.  15-28;  le  môme.  De  glossariis  et  compendiis 
exegi>licis  quibusdam  Medii  Mn,  Paris,  1879;  L.  Oliger, 
De  bibl.  S.  Ludooici  episc.  Tolosani,  dans  Antonianum, 
t.  vu,  1932,  p.  49!);  A.  Kleinhans,  Dp  studio  sacr.  Script,  in 
ord.  fr.  min.  sieculo  XIII0,  ibid.,  p.  438-439. 

A.  Teetaert. 

REGINALD  Antonin  (1606-1676),  dominicain, 
surnommé  par  plaisanterie  «  le  fléau  des  ennemis  de 
saint  Thomas  ».  De  son  nom  séculier  Antoine  Ravaille, 
né  à  Albi,  entré  dans  l'ordre  de  Saint-Dominique  à 
Avignon,  religieux  du  couvent  toulousain  de  Saint- 
Romain,  professeur  de  théologie  à  l'université,  il  rem- 
plit diverses  charges  à  l'intérieur  de  son  ordre.  — 
I.  Polémiques  et  écrits.  —  II.  Théorie  de  la  prédéter- 
mination  physique. 

I.  Polémiques  et  écrits.  —  Dès  1631  au  couvent 
de  Toulouse  il  s'était  fait  remarquer  par  ses  polémi- 
ques contre  les  Pères  jésuites.  Ayant  converti  à  son 


2io: 


RÉGINALD    (ANTONIN) 


21 00 


thomisme  un  étudiant  de  théologie  qui  suivait  les 
cours  de  ces  Pères,  il  lui  fit  faire  une  sorte  de  rétracta- 
tion publique,  imaginant  une  dispute  solennelle  dans  la 
salle  de  théologie  de  l'université.  Réginald  y  fit  sem- 
blant de  soutenir  la  cause  des  jésuites,  se  donnant  le 
rôle  d'objectant,  afin  de  les  rendre  plus  ridicules. 
A.  Auguste,  Les  origines  du  jansénisme  dans  le  diocèse 
de  Toulouse,  p.  36.  Antonin  Réginald  refusait  de  consi- 
dérer les  membres  de  la  Compagnie  de  Jésus  comme 
des  religieux  véritables.  Il  les  appelait  religiosi  bullati, 
religiosi  taies  quales  et  allait  jusqu'à  lire  dans  des 
salons  les  plus  beaux  passages  des  libelles  composés 
contre  eux.  Ibid,  p.  37. 

Dès  1638  Antonin  Réginald  composa  un  petit  ou- 
vrage sur  «  le  sens  composé  et  le  sens  divisé  »  :  Opuscu- 
lum  de  vero  sensu  composito  et  diviso  compositum  ab  uno 
ex  studiosis  scolœ  tolosanœ  conventus  S.  Thomee  Aqui- 
tains ord.  prsed.  se  i  quœstio  de  vera  et  légitima  intelli- 
gentia  distinctionis  sensus  compositi  et  divisi  juxta 
anliquos  et  recentiores  philosophos  ac  theologos  maxime 
vero  juxta  D.  Thomam  et  ejus  discipulos,  Paris,  1638, 
in-4°,  43  p.  Antonin  Réginald  ne  devait  pas  changer 
d'avis  sur  ce  point,  puisqu'il  réédita  l'ouvrage  à  Gre- 
noble en  1661.  Déjà  il  s'agissait  de  rabrouer  un  théolo- 
gien jésuite  et  déjà  le  P.  Réginald  se  tenait  à  une  dis- 
tinction de  points  de  vues  qui,  pour  être  exposée  par 
les  scolastiques  d'une  manière  sèche  et  peut-être  trop 
étroitement  logique,  n'en  est  pas  moins  indispensable 
par  exemple  pour  exposer  les  libertés  et  dépendances 
de  l'homme  à  l'égard  de  Dieu. 

C'est  en  1644,  au  début  du  carême,  que  le  sieur 
Pélissier,  professeur  royal,  doyen  de  la  faculté  de  théo- 
logie de  Toulouse,  avait  cédé  sa  chaire,  «  quant  à 
l'exercice  des  lectures  quotidiennes  »,  au  P.  Réginald 
déjà  uni  au  corps  professoral  universitaire  à  titre  de 
docteur  conventuel.  Antonin  Réginald  commença 
par  changer  le  sujet  du  cours  qui  roulait  sur  les  sacre- 
ments. Il  traita  de  la  science  moyenne,  matière  qu'à 
l'issue  de  la  congrégation  De  auxiliis  on  avait  demandé 
de  ne  traiter  qu'avec  la  plus  grande  prudence,  de 
crainte  de  froisser  par  des  railleries  injustes  les  suscep- 
tibilités des  jésuites,  lesquels  tenaient  pour  l'existence 
d'une  science  moyenne,  opinion  inconciliable  avec 
celle  des  dominicains  concernant  la  manière  dont  Dieu 
connaît  les  actes  futurs  des  hommes.  Avec  une  verve 
toute  méridionale,  Antonin  Réginald  se  mit  à  attaquer 
les  jésuites  sur  ce  terrain  dangereux.  Voir  Mémoire 
touchant  le  P.  Fr.  Ant.  Réginald,  ms.  238  de  la  biblio- 
thèque universitaire  de  Toulouse  (l'auteur  du  Mémoire 
paraît  être  le  P.  Annat,  jésuite).  Antonin  Réginald, 
s'il  faut  en  croire  les  doléances  de  ses  adversaires, 
traitait  les  jésuites  tantôt  de  pélagiens,  tantôt  de 
semi-pélagiens.  Il  lisait  publiquement  des  morceaux 
de  leurs  auteurs,  choisis  de  manière  à  exciter  l'hilarité 
ou  l'indignation  de  ses  auditeurs.  Il  avait  dressé  ses 
écoliers  à  siffler  chaque  fois  qu'il  prononçait  le  nom 
d'un  théologien  de  la  Compagnie  de  Jésus  et  à  crier  à 
tue-tête:  «joro  Molina,  joro  Suarez,  /oro Loyola. »  Cette 
dernière  apostrophe  contre  un  saint  canonisé  passait 
les  bornes  de  l'inconvenance.  Le  cas  était  d'autant 
plus  grave  qu' Antonin  Réginald,  grâce  à  son  entrain, 
avait  groupé  autour  de  lui  un  public  si  nombreux 
qu'on  dut,  pour  ses  leçons,  agrandir  la  plus  vaste  des 
salles  du  fameux  couvent  des  jacobins  de  Toulouse, 
lequel  avait  pourtant  été  bâti  selon  d'amples  propor- 
tions. Ces  écoliers,  de  plus  en  plus  nombreux,  ne  man- 
quaient pas  d'insulter  ceux  des  écoliers  qui  tenaient 
encore  pour  les  idées  des  jésuites. 

Le  P.  Annat  était  alors,  de  tous  les  jésuites  de 
Toulouse,  le  plus  capable  de  s'opposer  à  ce  dénigre- 
ment systématique  dont  le  P.  Antonin  Réginald  se 
rendait  coupable.  Il  était  déjà  l'un  des  religieux  les 
plus  marquants  de  sa  Compagnie  et  un  jour  viendrait 


où  il  serait  le  confesseur  du  roi  Louis  XIV.  Pascal  l'a 
d'ailleurs  choisi  comme  souffre-douleur  dans  ses  Pro- 
vinciales; car,  bien  entendu,  ce  Père  suivait  en  théolo- 
gie les  doctrines  des  siens,  avec  un  cachet  personnel  de 
mauvaise  humeur  combative.  Entre  Annat  et  Antonin 
Réginald  le  conflit  qui  commençait  doublait  d'une 
opposition  de  personnes  l'opposition  des  doctrines. 
Tant  que  la  polémique  resta  orale,  faite  de  lazzis  ou  de 
syllogismes,  on  ne  peut  savoir  à  qui  imputer  les  pre- 
miers torts.  Mais,  lorsqu'elle  s'échangea  en  des  libelles 
écrits,  le  premier  tort  fut  assurément  du  côté  du  domi- 
nicain, puisque  c'est  lui  qui  attaqua  par  le  premier 
faclum.  Dès  cette  année  1644,  pendant  ce  carême  où 
il  abordait  ses  cours  officiels  publics  de  l'université, 
Antonin  Réginald  publie  et  répand  à  Toulouse  une 
brochure  anonyme  de  17  pages  intitulée  :  Quœstio  theo- 
logica  historica  et  juris  pontificii  :  quœ  fuerit  mens 
concilii  Tridentini  circa  gratiam  efficacem  et  scientiam 
mediam  juxta  exemplar  impressum  anno  ldOr.  En 
datant  de  «  Venise,  1607  »,  au  lieu  de  «  Toulouse,  1644  », 
non  seulement  le  P.  Réginald  croyait  dérouter  les 
soupçons  qui  eussent  pu  le  faire  deviner  comme  l'au- 
teur, mais  il  entendait  tourner  le  décret  de  Paul  V, 
relatif  aux  congrégations  De  auxiliis,  par  lequel,  entre 
ces  deux  dates,  il  était  devenu  interdit  d'agiter  de 
vaines  querelles  sur  ces  matières  trop  contestées.  Le 
trait  du  P.  Antonin  Réginald  était  donc  noir.  Sa  ruse 
était  d'ailleurs  trop  facile  à  percer.  Sa  verve  dénon- 
çait son  anonymat  et,  comme  il  était  question,  dans  ce 
libelle,  d'ouvrages  parus  entre  1607  et  1640,  on  voyait 
assez  qu'il  était  antidaté  et  pour  quelle  cause  (Comte 
Bégouen,  A  propos  de  la  sciencia  média,  dans  Bulletin 
de  la  Société  archéologique  du  Midi,  1913,  p.  73).  Le 
P.  Réginald  ne  tarda  pas  à  aggraver  son  cas.  Trois 
mois  après  il  fit  imprimer  son  opuscule  en  français 
allant  jusqu'à  dire  que  c'était  «  afin  que  les  femmes 
pussent  le  lire...  ».  Le  P.  Annat,  ou  plutôt  son  parti, 
attaqué  avec  violence  répondit  par  un  libelle  intitulé 
Solutio  quœstionis.  Sans  retard,  Antonin  Réginald 
répliqua  par  un  ouvrage  déjà  plus  considérable  Thèses 
apologelicœ  adversus  solutioncm  quwslionis  theologicœ 
historicœ  ac  juris  ponlifteis  :  quœ  fuerit  mens,  etc., 
Paris,  in-4°,  51  p.  De  l'officine  rivale  sortit  un  Appen- 
dix  ad  solutionem...  Le  P.  Réginald  polissait  douce- 
ment sa  riposte  intitulé  Vindiciœ...  Mais  il  n'eut  pas 
le  temps  de  la  faire  paraître.  En  effet  le  P.  Annat  était 
si  bien  décidé  à  avoir  le  dernier  mot  qu'il  ne  lui  en 
coûtait  pour  ainsi  dire  pas  de  faire  passer  les  torts  de 
son  côté.  Pour  écraser  Antonin  Réginald  avant  qu'il 
ait  eu  le  temps  de  parler  à  son  tour,  et  de  se  défendre, 
toutdesuiteaprèsl'.A/)/)erK/(xadso/(i{ione/n...,  le  P.  An- 
nat faisait  paraître  un  nouvel  ouvrage  qui  n'était  plus 
un  simple  appendice,  mais  qui  amènerait  l'élargisse- 
ment du  débat  par  une  contre-offensive  de  grand 
style.  Il  avait  obtenu  pour  cet  ouvrage  important 
l'approbation  de  son  provincial,  le  P.  Richard  Mer- 
cier, en  date  du  2  janvier  1645.  Le  titre  en  est  surpre- 
nant :  Scientia  média  contra  novos  ejus  impugnatores 
dejensa.  Hoc  est  contra  :  Guillclmum  Tuissium  Calvi- 
nistam,  auclorem  libri  de  Ordine,  etc.,  iheologum  col- 
legii  Salmanticensis,  Joannem  a  S.  Thoma,  propug- 
nanle  P.  Francisco  Annat,  S.  J.  Ainsi  étaient  mis 
sur  le  même  plan  dans  un  même  titre  pour  un  volume 
in-4°  de  plus  de  600  pages  :  le  dominicain  Jean  de 
Saint-Thomas,  l'anglican  Wiliam  Twissc  (1575-1646), 
le  jésuite  dissident  Claude  Tiphaine  (1571-1641),  au- 
teur du  livre  De  ordine  deque  priori  et  posteriori 
liber,  et  les  Salmanlicences.  Cette  salade  de  noms  et  de 
doctrines  qui  avait  pour  but  de  compromettre  des 
orthodoxes  avec  des  hérétiques  —  -  c'est  du  moins  ce 
que  crurent  les  contemporains  —  allait  susciter 
contre  le  P.  Annat  de  vives  représailles. 

Le  livre  du  P.  Annat  sur  la  science  moyenne  avait 


2  107 


RÉGINALD  (ANTONIN: 


2108 


commencé  à  être  vendu  en  librairie  le  30  avril  1645. 
Le  lendemain  1er  mai,  la  faculté  de  théologie  réunie  au 
couvent  des  augustins  prononça  une  censure.  Certes, 
cette  censure  se  faisait  avec  le  consentement  du  rec- 
teur, et  en  tous  cas  avec  le  sceau  du  secrétaire-bedeau 
et  sans  vice  de  forme.  Cependant,  à  un  autre  point  de 
vue,  il  y  avait  seulement  que  le  P.  Antonin  Réginald, 
encore  simple  suppléant  dans  la  chaire  de  professeur 
royal,  avait  réuni  trois  professeurs  conventuels  et  un 
seul  professeur  royal  et  qu'à  eux  seuls  ils  portèrent  la 
sentence  qui  devait  encore  envenimer  le  débat.  Pour 
condamner  un  livre  de  600  pages,  il  fallait  l'avoir  lu. 
Les  jésuites  et  leurs  partisans  se  sont  étonnés  de  ce  que 
les  théologiens  leurs  adversaires  aient  pu  lire  le  livre 
du  P.  Annat  en  quelques  heures.  En  réalité,  il  n'y  a 
rien  d'étonnant  à  ce  que  des  gens  passionnés,  passant 
la  nuit  à  lire,  sachant  d'ailleurs  à  peu  près  ce  qu'ils  y 
trouveraient,  aient  «  dévoré  »  le  livre  en  si  peu  de  temps. 
Le  P.  Réginald  disait  aussi  qu'il  avait  déjà  connu  quel- 
que chose  de  l'ouvrage  par  des  «  maculatures  »  d'im- 
primerie qui  avaient  servi  à  envelopper  des  paquets. 

Le  premier  soin  d'Antonin  Réginald  fut  de  faire 
publier  sans  délai  la  censure  hostile  aux  jésuites.  Il  fit 
donc  imprimer  des  afliches  portant  le  texte  de  la  cen- 
sure et  s'apprêta  à  les  faire  apposer  sur  les  murs  de  la 
ville.  On  y  lisait  que  le  livre  avait  paru  «  sans  aucune 
permission  de  l'Illustrissime  archevêque  de  Toulouse 
et  sans  l'expresse  approbation  des  docteurs-régents  de 
la  faculté  de  théologie  ».  Sans  doute  le  P.  Annat  avait 
dédié  son  ouvrage  à  l'archevêque  Charles  de-  Montchal 
et  ce  dernier  avait  dû  être  pressenti  pour  donner  son 
assentiment  à  une  telle  dédicace.  Mais  contrairement 
à  une  assertion  de  l'abbé  A.  Auguste,  op.  cit.,  p.  41, 
une  dédicace  ne  saurait  équivaloir  à  un  imprimatur. 
Cependant  l'archevêque  de  Toulouse,  soucieux  de  la 
paix  religieuse  dans  son  diocèse,  interdit  qu'on  pla- 
cardât les  affiches  portant  la  censure  des  théologiens. 
Il  en  fit  même  remettre  le  paquet  au  recteur  du  col- 
lège des  jésuites.  Mais  l'archevêque  partait  pour  Paris 
sur  ces  entrefaites.  Dès  qu'il  eut  quitté  la  ville,  le 
P.  Réginald  courut  chez  l'imprimeur,  fit  tirer  de  nou- 
veaux exemplaires  de  l'affiche.  On  les  colla  partout, 
spécialement  aux  portes  des  personnes  réputées  favo- 
rables aux  jésuites,  aux  portes  des  jésuites  mêmes,  à  la 
porte  aussi  du  couvent  des  jacobins.  Là,  deux  reli- 
gieux montèrent  la  garde  pendant  plusieurs  jours,  de 
crainte  qu'on  ne  vînt  lacérer  les  deux  affiches  appo- 
sées. Bien  entendu,  les  jésuites  goûtèrent  peu  le  pro- 
cédé. Le  17  mai  ils  se  firent  délivrer  par  le  viguier  de 
Toulouse  :  «  un  attestatoire  en  forme  de  notoriété  », 
constatant  «  qu'en  la  faculté  de  théologie  de  l'univer- 
sité de  Toulouse,  on  ne  donne  point  liberté,  ez  ques- 
tions de  la  grâce  et  connexes,  de  suivre  la  doctrine  des 
jésuites  ou  répondre  selon  leurs  principes,  ains  seule- 
ment selon  les  principes  des  thomistes».  Selon  les  ter- 
mes de  ce  papier,  les  jésuites,  en  tant  que  théologiens, 
considéraient  alors  leur  doctrine  non  pas  comme  conci- 
liable  avec  la  pensée  de  saint  Thomas,  mais  comme 
nettement  inconciliable,  sinon  opposée.  Ils  en  avaient 
parfaitement  le  droit,  surtout  étant  données  les  cir- 
constances de  temps  et  de  personnes. 

En  ces  circonstances,  l'attitude  de  ces  Pères  a  pu 
néanmoins  paraître  un  peu  étrange.  Comme  le  fait 
remarquer  sans  bienveillance  Échard,  Scriptores 
ordinis  prœdicatorum,  t.  il,  p.  662,  la  censure  portée 
en  1645  par  l'université  de  Toulouse  contre  François 
Annat  réservait  expressément,  ainsi  qu'il  devait  se 
faire,  le  droit  du  Saint-Siège  de  décider  autrement 
que  l'université,  puisque  le  Saint-Siège  constituait 
naturellement  la  juridiction  régulière  d'appel,  au  cas 
où  le  P.  Annat  et  ses  supérieurs  n'auraient  pu  accep- 
ter la  censure  universitaire.  Mais  les  jésuites,  qui 
avaient  agité,  ou  plutôt  laissé  agiter  par  le  P.  Annat, 


en  un  gros  ouvrage,  la  question  «réservée»  de  la  science 
moyenne,  s'étaient  mis  par  là  en  désaccord  avec  les 
décisions  pontificales  qui  interdisaient  de  tels  débats. 
Il  faut  d'ailleurs  reconnaître  que  c'est  Réginald  qui  les 
avait  provoqués.  Cependant  Échard  s'étonne  de  ce  que 
la  Compagnie  ne  sa  soit  pas  adressée  à  la  juridiction 
compétente,  celle  du  Saint-Siège.  De  même  que  Régi- 
nald avait  commis  une  nouvelle  faute  en  faisant  appo- 
ser des  affiches  cruelles,  malgré  la  volonté  de  l'arche- 
vêque de  Toulouse,  les  jésuites  commirent  de  leur 
côté  une  action  oblique.  Au  lieu  de  demander  justice 
au  pape  pour  le  tort  qui  leur  était  porté,  ils  s'adres- 
sèrent au  roi  de  France  en  son  conseil,  moins  peut- 
être  pour  échapper  à  Rome,  que  pour  se  prévaloir  à 
Rome  de  l'appui  du  roi.  C'est  sans  doute  que  dans  les 
circonstances  où  l'on  se  trouvait,  ils  avaient  pu  devi- 
ner que  le  conseil  du  roi  leur  serait  plutôt  favorable. 
Mais,  malgré  tous  les  efforts  qu'on  pouvait  faire  pour 
calmer  les  belligérants,  on  ne  pouvait  pas  espérer  la 
paix  sans  quelques  nouvelles  et  vives  escarmouches. 
Toutes  les  universités  du  royaume  se  rangèrent  du 
côté  de  Réginald  et  dé  ses  collègues  toulousains. 
Cf.  L.  Vie,  Antonin  Réginald  et  la  Scientia  média,  dans 
Bulletin  de  la  Société  archéologique  du  Midi,  1916, 
p.  318.  Un  mémoire  des  recteurs  et  professeurs  des 
universités  de  Cahors,  Orléans,  Bordeaux,  Reims, 
Caen,  suppliait  le  roi  et  son  conseil.  Il  ne  fallait  pas 
donner  raison  aux  jésuites  qui  voulaient  faire  casser 
la  censure  des  théologiens  de  Toulouse.  Les  universi- 
taires disaient  que,  si  le  roi  se  montrait  bienveillant 
pour  la  cause  du  P.  Annat,  «  pourrait  estre  tiré  en  consé- 
quence pour  toutes  les  universités  de  vostre  royaume, 
dont  les  privilèges  demeureroient  anéantis,  si  les 
prétentions  des  dicts  pères  jésuites  triomphaient;  en 
quoi  les  dicts  suppliants  ont  un  intérest  commun  avec 
la  dicte  université  de  Thoulouse  et  toutes  les  aultres  ». 

A  l'assemblée  du  clergé  de  France,  le  mercredi  24 
janvier  1646,  après  que  l'archevêque  de  Toulouse, 
Montchal,  eut  prononcé  des  paroles  d'apaisement,  le 
chancelier  de  France  donna  plutôt  raison  aux  profes- 
seurs toulousains.  L'Inquisition  cependant  avait  été 
alertée  par  le  P.  Annat,  sans  doute  après  que  le  conseil 
royal,  à  qui  d'abord  il  avait  demandé  justice,  eut  fourni 
son  appui  pour  renforcer  la  position  du  P.  Annat 
devant  les  autorités  romaines.  La  décision  du  Saint- 
Office,  par  décret  du  16  mai  1646,  ne  fut  d'ailleurs  pas 
pleinement  favorable  à  ce  religieux.  Elle  n'approuvait 
l'ouvrage  qu'à  la  condition  qu'on  fît  subir  une  modi- 
fication au  frontispice.il  fallait  supprimer  l'énuméra- 
tion  des  adversaires,  où  les  thomistes  étaient  mêlés 
nommément  à  un  hérétique.  Les  jésuites  s'empres- 
sèrent de  profiter  de  ce  qui  pouvait  leur  être  favorable. 
Ils  rééditèrent  la  Scientia  média  et  firent  disparaître 
de  cette  réédition  le  frontispice  incriminé  (Louis  Vie, 
op.  cit.,  p.  76.  Selon  le  comte  Bégouen,  ibid.,  il  ne 
s'agissait  pas  d'une  réédition  complète,  mais  simple- 
ment d'exemplaires  où  l'ancien  frontispice  avait  été 
masqué  par  un  carton).  Cependant,  la  faculté  de  théo- 
logie de  Toulouse  demeurait  très  hostile  au  P.  Annat. 
Le  21  novembre,  elle  estima  insuffisants  les  change- 
ments opérés  dans  l'œuvre  incriminée  et  prononça 
une  seconde  censure.  Le  6  août  1647  le  P.  Réginald 
écrivit  encore,  au  nom  de  tous  les  professeurs  de  la 
faculté  de  théologie  de  Toulouse,  une  lettre  à  celle  de 
Louvain,  «  à  l'occasion  des  faussetés  et  calomnies  que 
les  jésuites  publiaient  contre  les  Facultés  de  Louvain  et 
de  Douai.  »  Annales  des  soi-disants  jésuites,  t.  IV,  p.  1 79. 

En  1646,  pour  se  défendre  contre  le  P.  Annat, 
Réginald  avait  fait  le  voyage  de  Paris.  Les  domini- 
cains parisiens  ne  furent  pas  enchantés  de  sa  visite, 
parce  qu'ils  ne  se  souciaient  pas  de  voir  la  dispute 
violente  rebondir,  clic/,  eux,  entre  Réginald  et  ses 
adversaires  jésuites.   Ils  prévinrent  le  maître  général 


2109 


REGINALD   (ANTONIO 


2110 


des  dominicains,  Thomas  Turco,  de  la  présence  du 
trop  bouillant  thomiste  dans  leurs  murs.  On  lui  fit 
réintégrer  Toulouse.  P.  Mortier,  Histoire  des  maîtres 
généraux  de  l'ordre  des  frères  prêcheurs,  t.  vi,  p.  62. 

Mais,  quelques  mois  plus  tard,  Réginald  se  rendait 
officiellement  au  chapitre  général  de  Valence  de  1647. 
Selon  l'usage,  il  devait  y  soutenir  des  thèses  théolo- 
giques au  nom  de  la  province  dominicaine  de  Toulouse 
dont  il  faisait  partie.  Le  maître  général  Thomas  Turco 
se  trouvait  là.  Il  avait  pour  Réginald  un  double  sen- 
timent :  d'une  part,  estime,  parce  qu'il  était  bon  ouvrier 
des  doctrines  thomistes,  d'autre  part,  mécontente- 
ment, parce  que,  dans  sa  polémique  contre  les  jésui- 
tes, il  avait  manqué  à  la  plus  élémentaire  courtoisie. 
Maître  Turco  voulut  vraisemblablement  et  montrer  à 
son  subordonné  qu'il  ne  fallait  pas  être  trop  extré- 
miste dans  les  thèses  de  théologie,  et  faire  briller  pour- 
tant le  théologien  respectable,  afin  de  lui  conférer  ce 
grade  envié  de  «  maître  en  théologie  »,  qui  n'était  pas 
d'usage  dans  sa  province  de  Toulouse,  mais  qui  lui 
donnerait  une  sorte  d'investiture  officielle  pour  parler 
de  théologie  au  nom  de  son  ordre  tout  entier.  Turco 
choisit  donc  deux  des  thèses  proposées  par  Réginald, 
afin  de  servir  de  base  de  discussion  :  une  thèse  sur  la 
présence  réelle  de  tous  les  objets  créés  dans  la  vision 
béatifique,  et  surtout  la  thèse  «  sur  la  manière  dont 
Dieu  connaît  les  futurs  par  ses  décrets  ».  En  ce  temps- 
là,  on  reprochait  à  certains  thomistes  d'employer  les 
expressions  de  prémotion,  voire  de  prédétermination 
physique.  Ce  dernier  terme  pouvait  faire  confondre 
thomisme  et  jansénisme.  En  discutant  contre  Régi- 
nald à  propos  de  sa  thèse  sur  la  connaissance  divine 
dans  les  décrets,  Thomas  Turco  voulait  bel  et  bien 
empêcher  qu'on  opposât  trop  directement  aux  opi- 
nions des  jésuites  une  notion  de  décret  prédétermi- 
nant, physiquement  opérant,  à  la  fois  créateur  et 
moyen  du  savoir  divin.  Le  terme  «  prédétermination 
physique  »  ne  se  rencontre  pas  dans  saint  Thomas.  Ne 
suffisait-il  point  pour  sauvegarder  les  thèses  tradi- 
tionnelles thomistes  de  dire,  avec  la  lettre  des  écrits 
du  Maître,  que  Dieu  connaît  les  futurs  dans  sa  science? 
Maître  Turco  disait  donc  à  Réginald  :  «  J'avoue  que 
les  prédéterminations  physiques  sont  la  doctrine  de 
plusieurs  thomistes.  Mais,  sur  ce  point,  ils  s'écartent 
de  leur  maître.  Si  tu  me  montres  un  texte  de  saint 
Thomas  où  il  défend  la  prédétermination  physique,  je 
te  crée  maître  en  théologie,  même  contre  les  consti- 
tutions de  ta  province.  »  En  cette  difficile  affaire, 
Réginald  sut  se  comporter  avec  adresse.  Il  déclina  le 
titre  de  maître  en  théologie  et  prouva,  à  l'aide  de 
divers  passages  de  saint  Thomas,  que  la  science  par 
laquelle  Dieu  connaît  ce  qui  est,  n'est  pas  une  simple 
science  des  possibles,  mais  une  science  de  ce  que  Dieu 
crée,  de  ce  qui  implique  la  volonté  de  Dieu,  ses  décrets. 
Les  mots  prédétermination  physique  ne  sont  pas  dans 
saint  Thomas.  Mais  la  doctrine  est  de  lui. 

L'affaire  fit  grand  bruit.  La  malignité  publique  s'en 
empara,  en  effet,  pour  colporter  le  bruit  calomnieux 
que  le  maître  général  des  dominicains  avait  blâmé 
Réginald  et  réprouvé  la  thèse  de  la  prédétermination 
physique.  Cf.  Percin,  Monumenla  conventus  Tolosani 
F.  F.  prœdicatorum,  1693,  p.  170-171.  Le  P.  Réginald 
fut  très  bien  défendu  en  l'occurrence  par  ses  frères  en 
religion,  notamment  par  un  théologien,  son  confrère 
à  Toulouse,  Vincent  Baron.  Réginald  protestait  avec 
véhémence  contre  cette  calomnie  intéressée  qui  avait 
pour  but  de  jeter  la  suspicion  sur  sa  thèse  très  chère  de 
la  prédétermination  physique.  Par  la  solennité  même  de 
ses  protestations,  il  rendait  service  au  général  de 
l'ordre,  maître  Turco,  qui  se  trouvait  finalement 
atteint  dans  son  honneur  de  thomiste.  Aussi,  Thomas 
Turco  songea-t-il  à  être  agréable  au  P.  Réginald. 
Dans  une  lettre  du  30  août  1648,  adressée  à  son  assis- 


tant, il  demande  si  le  P.  Réginald  n'irait  pas  volon- 
tiers enseigner  la  théologie  aux  jeunes  dominicains  de 
Paris,  soit  au  couvent  du  noviciat,  soit  à  celui  de 
Saint-Honoré,  «pourvu  néanmoing,  ajoutait  le  maître 
général,  que  les  jésuites  ne  profitent  de  son  absence  de 
Toulouse  et  qu'il  y  ait  quelqu'un  en  cette  absence  qui 
leur  puisse  faire  teste  et  soigner  aussy  à  l'imprimerie 
de  l'œuvre  de  Pierre  de  Tarentaise  ».  Lettre  au  P.  Jac- 
ques Barelier,  Archives  générales  O.  P.,  t.  iv,  Rome, 
p.  88,  110. 

Le  P.  Réginald  préféra  demeurer  à  Toulouse  où  il 
avait  à  combattre  le  bon  combat.  En  cette  même 
année  1648,  il  avait  composé  une  pré/ace  pour  des  édi- 
tions du  Catéchisme  du  concile  de  Trente.  La  préface  ne 
fut  sans  doute  pas  du  goût  de  tout  le  monde,  car  son 
auteur  prétendait  y  faire  servir  l'autorité  du  concile 
de  Trente  en  faveur  des  thèses  thomistes  relatives 
à  la  grâce  efficace.  On  racontait  que  le  P.  Réginald 
s'était  fait  le  champion  de  toutes  les  thèses  de  son 
ordre,  au  point  d'avoir  attaqué  un  jour  publiquement 
la  croyance,  alors  de  plus  en  plus  reçue  dans  l'Église, 
de  l'immaculée  conception.  A.  Auguste,  op.  cit.,  p.  36. 
Comme,  à  la  fin  de  1649,  avait  paru  à  Toulouse  une 
réimpression  de  l'ouvrage  intitulé  Opusculum  de  veri- 
tate  conceptionis  beatissimœ  virginis  Mariœ,  hostile  à 
l'immaculée  conception  et  que  l'archevêque  condamna 
le  4  janvier  1650,  la  voix  publique  accusa  le  P.  Régi- 
nald d'avoir  été  le  fauteur  de  cette  réédition  inop- 
portune. L'ouvrage,  dont  l'auteur  avait  été  Pctrus  de 
Vincentia,  n'était  lui-même  qu'une  reprise  des  anciens 
arguments  de  Vincent  Bandelli.  Mais,  ce  qui  était 
supportable  à  la  fin  du  Moyen  Age  ne  l'était  plus  dans 
le  développement  des  idées  dogmatiques  du  début  du 
règne  de  Louis  XIV.  On  allait  jusqu'à  dire  que  Régi- 
nald n'avait  réédité  ce  livre  que  par  animosité  contre 
des  religieux  qui  n'appartenaient  pas  à  son  ordre. 
Échard,  Scriptores  ord.  preed.,  t.  i,  p.  88,  nie  que 
Réginald  ait  été  pour  quelque  chose  en  cette  malheu- 
reuse affaire.  Le  retentissement  en  fut  pourtant  si 
fâcheux  qu'il  dut  quitter  Toulouse  pour  se  réfugier 
pendant  de  longs  mois  en  pleine  campagne  au  prieuré 
de  Prouille,  annexe  du  monastère  des  dominicaines,  et 
qui  avait,  à  tort  ou  à  raison,  une  réputation  de  jansé- 
nisme ou  de  thomisme  «  jansénisant  ».  A.  Auguste,  op. 
cit.,  p.  99.  L'archevêque  de  Toulouse  et  surtout 
l'évêque  de  Grasse  étaient  favorables,  au  moins  en 
secret,  à  la  grande  cause  antijésuite  pour  laquelle  le 
P.  Réginald  combattait  avec  une  ardeur  si  téméraire. 
Ils  n'étaient  sans  doute  pas  seuls  dans  l'épiscopat  à  être 
hostiles  aux  jésuites.  Ils  étaient  surtout  navrés  du  cas 
d'un  certain  Labadie  qui,  à  Toulouse,  s'était  fait,  de 
jésuite,  janséniste  puis  protestant.  L'évêque  de 
Grasse  rapprochant  son  cas  de  celui  du  P.  Réginald, 
écrivait  à  l'archevêque  de  Toulouse  :  «  Quels  triom- 
phes pour  les  bons  Pères  I  Mais  quels  mauvais  effets 
cela  ne  produira-t-il  pas  dans  les  esprits  faibles  et  plus 
pieux  que  prudents,  contre  la  bonne  doctrine.  C'est 
sans  doute  une  grande  tentation,  et  bienheureux  qui 
n'y  succombera  point.  La  retraite  du  P.  Réginald,  en 
cette  conjoncture,  est  assez  fâcheuse,  et  il  fallait 
résister  davantage  aux  petites  persécutions  de  la  fra- 
terie  pour  l'amour  de  la  vérité,  qui  mérite  que  nous 
souffrions  toutes  choses.  Il  faudrait  tâcher  à  le  rajus- 
ter, si  cela  estoit  possible  et  vous  y  pouvez  beaucoup.  » 
Aussi  on  conseillait  à  l'archevêque  de  passer  l'éponge 
sur  les  méfaits  supposés  du  P.  Réginald  relatifs  au 
débat  de  l'immaculée  conception.  Ne  fallait-il  pas 
aider  au  contraire  un  défenseur  des  vraies  doctrines 
thomistes  contre  les  idées  des  jésuites  concernant  la 
science  moyenne  et  la  grâce  suffisante?  A.  Auguste, 
op.  cit.,  p.  28-29. 

Il  semble  que  l'archevêque  suivit  ce  conseil  et  que 
Réginald  reparut  bientôt  à  Toulouse.  Absoudre  ainsi  le 


2111 


RÉGINALD   (ANTONIN] 


2112 


P.  Réginald  de  son  crime  (non  prouvé)  contre  la  thèse  de 
l'immaculée  conception,  c'était,  directement  et  à  coup 
sûr,  atteindre,  mécontenter  les  jésuites.  Ces  derniers, 
en  effet,  le  P.  Poussines,  en  1650,  dans  son  Vincenlia 
uictus,  plus  tard  le  P.  Ferrier,  en  1662,  dans  sa  Défense 
de  la  conception  immaculée,  s'attaquèrent  au  livre 
qu'on  imputait  à  crime  au  P.  Réginald.  A.  Auguste, 
op.  cil.,  p.  144-145.  Celui-ci  se  garda  bien  de  répondre, 
et  c'était  en  effet  la  meilleure  manière  de  laisser  ses 
adversaires  dans  l'incertitude  touchant  ses  droits  et 
responsabilités  d'auteur  ou  d'éditeur. 

A-t-on  voulu  tenir  compte  à  Réginald  de  cette 
sagesse  qui  lui  venait  avec  les  années,  ou  bien  a-t-on 
voulu  simplement  utiliser  ses  talents  reconnus  de 
théologien?  Toujours  est-il  qu'en  1653  on  fit  appel  à 
ses  lumières  dans  l'affaire  si  discutée  des  cinq  propo- 
sitions extraites  de  l'Augustinus  de  Jansénius.  Lors- 
que le  pape  Innocent  X  voulut  alors  condamner  ces 
propositions,  il  ne  le  fit  certes  pas  pour  blâmer  cette 
doctrine  thomiste  que  l'on  considérait  trop  souvent 
en  certains  milieux  comme  une  ascendance  du  jansé- 
nisme. L'hérésie  de  Jansénius  était  originairement 
très  différente  du  thomisme.  Ce  n'est  que  par  la  suite 
que  «  les  disciples  de  saint  Augustin  »,  comme  ils  s'ap- 
pelaient, abandonnèrent  une  partie  de  leurs  positions 
insoutenables  vis-à-vis  de  l'orthodoxie  et  se  rappro- 
chèrent du  thomisme.  Donc,  peu  de  temps  après  l'ap- 
parition de  l'Augustinus,  au  milieu  du  xvne  siècle,  les 
dominicains  thomistes  étaient  nettement  hostiles  aux 
cinq  propositions.  Avant  que  le  pape  songeât,  en  1653, 
à  les  condamner,  le  dominicain  parisien  Jean  Nicolaï, 
dès  1649,  avait  été  membre  de  la  commission  des 
huit  docteurs  de  Sorbonne  qui  avait  déjà  proscrit 
les  cinq  propositions.  A  cette  date  de  1653,  Nicolaï 
travaillait  à  ce  que  Rome  condamnât  à  son  tour  le 
jansénisme  comme  l'université  de  Paris  l'avait  fait 
(voir  l'art.  Nicolaï,  t.  xi,  col.  490-491).  Le  maître 
général  des  dominicains,  qui  était  maintenant  Jean- 
Baptiste  Marinis,  faisait  venir  à  Rome,  sur  les  ins- 
tances du  pape,  ses  meilleurs  théologiens  pour  s'occu- 
per de  l'affaire.  Antonin  Réginald  en  fut.  Il  se  montra 
catégoriquement  favorable  à  la  condamnation;  ce  qui 
n'empêcha  pas  un  jésuite,  le  P.  Théophile  Raynaud, 
de  déclarer  qu'Antonin  Réginald  était  si  suspect 
d'hérésie  qu'il  dut  se  sauver  de  Rome  en  grande  hâte 
pour  éviter  le  bûcher  ou  au  moins  le  cachot  qu'on 
aurait  réservé  à  son  impénitence  janséniste.  (Voir  là- 
dessus  Vincent  Baron,  Duo  postremi  apologiiv  libri..., 
Paris,  1666).  La  vérité  fut  tout  le  contraire.  Antonin 
Réginald,  longtemps  retenu  à  Rome,  ne  quitta  la  ville 
qu'après  que  le  cardinal  deValencey,  ambassadeur  de 
France,  lui  eut  donné,  de  la  part  du  pape,  le  plus  vif 
encouragement  à  persévérer  dans  ses  positions  rigou- 
reusement thomistes  et  augustiniennes.  Il  quitta  la 
ville  honoré  de  la  plus  haute  charge  que  le  maître  géné- 
ral pouvait  lui  accorder;  laissant  de  côté  tout  procédé 
d'élection,  J.-B.  de  Marinis  le  nommait  prieur  provin- 
cial de  la  province  dominicaine  de  Toulouse  où  il 
retournait.  Quétif-Échard,  Scriptores,  t.  n,  p.  667. 
Quand  il  se  trouvait  encore  à  Rome  pour  cette  affaire 
des  cinq  propositions,  Réginald  avait  composé  à  l'in- 
tention du  Saint-Office  des  Tractatuli  XI  in  de/ensio- 
nem  doctrines  thomistteee  seu  poli  us  Ecclesiœ  catlwlicœ 
de  gralia  Chrisli,  plus  tard  insérés  dans  le  Journal  de 
Saint-Amour,  2e  partie,  p.  59-79.  Ces  pages,  qui  sem- 
blent expliciter  certaines  des  idées  qu'oïl  se  faisait  au 
Saint-Office  à  propos  des  affaires  en  cours,  suffiraient 
peut-être  à  révéler  dans  quelle  intention  de  simple  et 
droite  orthodoxie  fut  faite  la  condamnation  des  cinq 
propositions.  On  aurait  tort  d'y  voir  une  manifesta- 
tion de  la  prétendue  haine  des  jésuites  contre  les  jan- 
sénistes ou  contre  le  thomisme.  La  rumeur  Infâme 
n'en  accusa  pas  moins  Réginald  de  s'être  opposé  à  la 


condamnation  des  cinq  propositions.  On  allait  jusqu'à 
mettre  dans  sa  bouche  les  propos  les  plus  frondeurs  : 
«  Le  pape,  aurait-il  dit,  ayant  besoin  d'argent  pour  la 
guerre  qu'il  avait  contre  les  princes  ligués  d'Italie, 
avait  écouté  la  proposition  que  lui  firent  les  jésuites 
qu'ils  donneroient  une  notable  somme  d'argent  s'il 
vouloit  faire  expédier  une  bulle  contre  cet  adversaire 
de  leur  doctrine.  »  A.  Auguste,  op.  cit.,  p.  37.  On  l'ac- 
cusait aussi  d'avoir  prétendu  que  le  pape  se  rétracte- 
rait, ou  encore  d'avoir  mis  en  doute  l'authenticité  de 
la  bulle  contre  les  cinq  propositions. 

Le  7  décembre  1656,  le  P.  Réginald  reçut  un  camou- 
flet. Quatre  professeurs  de  sa  faculté  de  théologie  de 
Toulouse,  mais  dont  aucun  naturellement  n'était  do- 
minicain, donnèrent  leur  approbation  à  la  Scientia 
média  du  P.  Annat  et,  le  27  du  même  mois,  le  recteur 
de  l'université,  Dadin  de  Hauteserre,  faisait  de  même. 
Au  nouveau  jugement  officiel  de  la  faculté  de  Tou- 
louse, qui  en  somme  se  déjugeait,  l'ouvrage  du 
P.  Annat  était  déclaré  parfaitement  conforme  à  l'Écri- 
ture sainte  et  à  la  doctrine  des  Pères  de  l'Église.  Il  y 
avait  que  l'archevêque  de  Toulouse  avait  changé  et 
ne  s'appelait  plus  Montchal,  mais  Marca.  Il  y  avait 
surtout  que,  depuis  deux  ans,  l'adversaire  du  com- 
battit Antonin  Réginald,  le  non  moins  combattit 
P.  Annat,  était  devenu  confesseur  de  Louis  XIV. 

Le  P.  Réginald  songea  donc  à  se  rendre  imbattable 
sur  le  terrain  des  principes,  au-dessus  des  controverses 
où  peuvent  intervenir  des  considérations  étrangères  à 
la  métaphysique.  C'est  certainement  en  cette  inten- 
tion qu'il  rédigea,  avec  une  précision  mûrement  cal- 
culée, l'ouvrage  principal  de  sa  vie,  et  dont  une  nota- 
ble partie  du  moins  vit  le  jour  sous  le  titre  de  Doclrinœ 
D.  Thomas  Aquinatis  tria  principia  cum  suis  consequen- 
tiis,  in-12,  1. 1,  507  p.,  t.  n,  476  p.,  t.  m,  1044  p.,  Tou- 
louse, chez  Raimond  Bosc,  1670.  Deux  autres  volumes 
prévus  ne  purent  aboutir,  parce  que  la  rédaction  d'un 
travail  aussi  dense  était  forcément  lente,  et  que  l'au- 
teur avait  vieilli  et  mourrait  d'ailleurs  six  ans  après  la 
parution  des  trois  premiers  volumes.  Ces  trois  volu- 
mes ont  été  réédités  en  un  seul,  au  xixe  siècle,  sous  le 
titre  :  Doctrinse  divi  Thomas  Aquinatis  tria  principia 
cum  suis  consequentiis  ubi  totius  doctrinse  compendium 
et  connexio  continelur,  auctore  R.  P.  Ant.  Reginaldo, 
ord.  prsed...  editio  nova  diligenler  emendata,  utilissima 
synopsi  ditata  et  percommodis  distincla  divisionibus  a 
P.  Fr.  X.  ejusdem  ordinis,  Paris,  1878,  in-8°,  582  p. 

Pour  un  lecteur  du  xx°  siècle,  les  Tria  principia 
d'Antonin  Réginald  sont  d'un  abord  quelque  peu 
affligeant.  L'auteur  y  rend,  avec  un  grand  souci  de 
liaison  logique,  1713  sentences  métaphysiques  ou 
théologiques,  fondées  chacune,  d'une  part  sur  des 
textes  de  saint  Thomas,  d'autre  part  sur  un  petit 
raisonnement  de  forme  strictement  scolastique.  On 
dirait  que  l'on  a  affaire  à  un  monstrueux  sorite  arti- 
culé de  1713  syllogismes.  Mais,  à  y  regarder  de  plus 
près,  on  ne  reste  pas  seulement  impressionné  par  la 
précision  de  cette  machine  théologique,  on  est  frappé 
de  la  netteté  et  de  l'exactitude  des  termes  avec  les- 
quels sont  frappées  les  1713  sentences  et  aussi  de  leur 
apparentement  par  voie  de  conséquences  avec  les 
trois  irréductibles  principes  dont  l'auteur  fait  décou- 
ler tout  son  énorme  système,  ou  plutôt  avec  les  deux 
principes  dont  il  s'est  servi  pour  gouverner  les  parties 
traitées  de  sa  grande  œuvre,  demeurée  inachevée.  Ces 
deux  principes  sont  d'ailleurs  solidaires  l'un  de  l'au- 
tre et  concourent  en  effet  à  assurer  partout  la  manière 
de  voir  de  saint  Thomas  :  Ens  est  transcendens,  Dcus 
est  aclus  punis  :  c'est  tout  le  problème  de  la  réparti- 
tion de  l'agir. 

Antonin  Réginald  laissera  en  mourant  bien  d'au- 
tres choses  dans  ses  papiers.  On  y  trouvera,  par  exem- 
ple,  un  ouvrage   tout   composé  sur   la   doctrine   du 


2113 


REGINALD 


REGINALD    DE    LANGHAM 


2114 


concile  de  Trente  touchant  la  grâce  efficace  par  elle- 
même.  Cet  écrit  passa,  dit  le  Moréri  (art.  Réginald)  du 
Père  dominicain  Massoulié  à  Antoine  Arnauld.  Il 
parvint  de  là  au  P.  Quesnel  qui  le  fit  imprimer  en  1704. 
L'ouvrage  ne  parut  qu'en  1706  à  Anvers,  sous  le  titre  : 
De  mente  sancli  concilii  Tridentini  circa  gratiam  seipsa 
efficacem  opus  posthumum,  in-fol.  L'histoire  posthume 
de  cette  œuvre  témoigne  de  l'histoire  du  thomisme 
français  du  xvne  siècle.  Pris  d'abord  entre  deux  polé- 
miques, l'une  contre  les  jansénistes,  l'autre  contre  les 
jésuites,  après  avoir  contribué  —  et  c'est  bien  le  cas 
d'Antonin  Réginald  — •  à  la  condamnation  des  cinq 
propositions,  ce  thomisme  devient  beaucoup  plus  favo- 
rable aux  positions  de  repli  qu'ont  acceptées  les  jan- 
sénistes, tandis  que,  malgré  l'invitation  au  calme  pro- 
noncée à  l'issue  des  congrégations  De  auxiliis,  il  de- 
meure et  devient  même  de  plus  en  plus  hostile  aux 
théologiens  jésuites.  D'abord  ennemi  des  jansénistes, 
Antonin  Réginald  est  finalement  édité  par  eux.  Jus- 
qu'à la  fin  il  s'est  opposé  à  la  théologie  des  jésuites. 

Les  cours  de  théologie  qu'Antonin  Réginald  avait 
professés  sur  presque  tous  les  points  de  cette  vaste 
matière  demeuraient  à  l'état  de  manuscrits.  Cepen- 
dant ces  manuscrits  ont  été  très  consultés  au  xvne  et 
au  xvme  siècle.  Manuscrite  aussi  sa  chronique  de  l'in- 
quisition de  Toulouse  qui  a  été  reprise  dans  les  Monu- 
menta  conventus  Tolosani  de  Percin. 

Réginald  avait  publié  une  vie  de  Guillaume  Courtet, 
le  premier  martyr  du  Japon,  qui  lui  avait  donné  l'habit 
dominicain  à  Avignon.  Il  avait  publié  aussi  un  opus- 
cule De  la  confrairie  du  Nom  de  Jésus,  et  collaboré  à 
l'Apologie  du  thomisme,  qui  est  imprimée  en  tête  du 
Clypeus  theologiœ  thomisticse  de  son  confrère  Gonet. 

Mais  l'essentiel  de  son  message  spirituel  et  philoso- 
phique, qui  se  trouve  déjà  au  moins  à  l'état  intention- 
nel dans  ses  écrits  polémiques  de  jeunesse  ou  dans  son 
De  sensu  composilo  et  diviso,  c'est  la  partie  la  plus  dense 
et  la  plus  décidée  de  ses  Tria  principia,  sa  théorie  de 
la  prédétermination  physique  pour  laquelle  il  avait  tant 
bataillé.  Il  ne  sera  pas  inutile  d'en  donner  le  schème. 

II.  Théorie  de  la  prédétermination  physique. 
—  Parmi  les  1713  sentences  qui  découlent  des  Prin- 
cipia, Réginald  consacre  à  la  prédétermination  physi- 
que les  sentences  224  à  239.  Voici  ces  sentences  avec 
les  références  à  saint  Thomas  qui  les  accompagnent  et 
avec  un  petit  résumé,  s'il  y  a  lieu,  des  réflexions  per- 
sonnelles faites  à  propos  de  chacune  d'elles  par  Anto- 
nin Réginald. 

Sequitur  224  :  Eum  qui  producit  ens  sub  ratione  entis 
producere  omnes  omnino  actiones  repertas  in  ente.  Ia, 
q.  lxv,  a.  3;  C.  Gent.,  1.  II,  c.  xvi;  1.  III,  c.  xxiv; 
Metaphys.,  lect.  3;  //  Phys.,  lect.  6. 

Seq.  225  :  Deum  producere  omnes  modos  et  différentiels 
omnium  entitatum  et  rerum. 

Seq.  226  :  Deum  producere  ipsas  actiones  causarum 
secundarum,  etiam  ut  dépendent  ab  ipsis  causis  secun- 
dis.  Ia-IIœ,  q.  xix,  a.  4;  In  JVum  Sent.,  dist.  XLIX, 
q.  i,  a.  3,  qu.  2;  De  potent.,  q.  ni,  a.  4;  q.  v,  a.  8. 

Seq.  227  :  Deum  movere  physice  omnes  causas  secun- 
das  ad  agendum.  Ia,  q.  cv,  a.  5;  C.  Gent.,  1.  III,  c.  lxvi, 
lxvii. 

Seq.  228  :  Nullam  causam  secundam  posse  attingere  ra- 
tionem  entis  ut  sic  ex  se  et  ex  propria  virtute.  Ia,  q.  cv,  a.  5. 

Seq.  229  :  Nullam  causam  secundam  posse  attingere 
rationem  entis,  nisi  prius  accipiat  a  Deo  aliquam  virtu- 
lem  qua  illam  attingat. 

Seq.  230  :  Illam  virlulem  quam  causa  secunda  débet 
accipere  a  Deo  ut  attingat  rationem  entis  ut  sic  non  posse 
esse  permanenLm  etconnaturalem.  De  potent.,  q.  ni,  a. 7, 
ad  7UD1. 

Seq.  231  :  Illam  virtutem  quam  causa  secunda  débet 
accipere  a  Deo,  ut  attingat  rationem  entis  ut  sic,  debere 
esse  transeuntem. 


Seq.  232  :  Illam  virtutem  esse  per  modum  motionis. 

Seq.  233  :  Dari  in  omnibus  causis  prœmotionem  phy- 
sicam  ad  agendum.  Ia,  q.  cv,  a.  5;  De  potent.,  q.  ni, 
a.  7;  C.  Gent.,  1.  III,  c.  lxvi,  lxvii.  Il  ne  s'agit  pas 
d'une  primauté  de  motion  selon  le  temps,  mais  selon 
l'action. 

Seq.  234  :  Hanc  prœmotionem  physicam  esse  etiam 
prœdeterminationem,  car  Dieu  est  indéfectible. 

Seq.  235  :  Etiam  causas  libéras  prœmoveri  ac  prœ- 
delerminari  physice  a  Deo.  Ia,  q.  cv,  a.  4;  Ia-IIœ,  q.  ix, 
a.  6.  C'est  que  les  causes  libres  n'en  font  pas  moins 
partie  de  l'ensemble  des  causes  créées. 

Seq.  236  :  Hanc  prœmotionem  sive  prœdeterminatio- 
nem physicam  non  tollere  libertalem  sed  potius  causare 
illam;  elle  cause  en  effet  l'acte  qui  a  la  propriété  d'être 
libre. 

Seq.  237  :  Prœmotionem  illam  et  prœdeflnilionem 
physicam  dando  illam  libertatem  actualem  efficere  ut 
voluntas  sive  potentia  libéra  quœ  prœmota  operatur,  ita 
operttur  ut  ex  vi  modi  quo  operatur  possit  non  operari 
sive  retineat  potentiam  ad  operandum  non  aulem  quod 
possit  componere  simul  et  semel  non  operationem  sive 
contrariam  operationem  cum  operatione.  L'explication 
se  trouve  surtout  dans  la  conséquence  qu'énonce  An- 
tonin Réginald  et  qu'il  commente  longuement. 

Seq.  238  :  Optime  salvari  libertatem  per  distinctio- 
nem  illam  sensus  compositi  et  divisi  si  bene  explicelur. 
Opus.  39,  de  fallnciis;  Ia,  q.  xiv,  a.  13,  ad  3um;  Ia- 
II*,  q.  x,  a.  4,  ad  3um;  C.  Cent.,  1.  I,  c.  lxvii;  I\ 
q.  xix,  a.  8,  ad  lum,  ad  2um;  Ia-II»>,  q.  cxv,  a.  3;  II1- 
II35,  q.  xxiv,  a.  11.  Le  long  commentaire  que  donne 
ici  Réginald  ne  paraîtra  peut-être  pas  éclairant.  Il  fait 
intervenir  les  puissances  plus  ou  moins  sauvegardées 
de  la  liberté.  Il  vaudrait  sans  doute  mieux  ne  considé- 
rer ces  puissances  que  dans  leurs  actes  par  lesquels  on 
les  connaît.  On  pourrait  toujours  opposer  à  Réginald 
l'objection  :  qu'est-ce  qu'une  puissance  dont  on  ne 
voit  pas  l'acte? 

Seq.  239  :  Non  valet  aliud  argumentum  quod  contra 
prœmotionem  physicam  adversarii  objiciunt,  scilicet 
quod  Deus  esset  auctor  peccati,  quia  prœmoveret  physice 
ad  peccatum.  Ia-IIœ,  q.  lxxix,  a.  1  et  5. 

Les  références  ont  été  données  au  cours  de  l'article;  cha- 
cune d'elles  ne  concerne  que  des  éléments  très  partiels  delà 
biographie  d'A.  Réginald.  Cette  biographie  «  doctrinale  » 
qui  serait  tort  utile  pour  l'histoire  du  thomisme  et  du  jan- 
sénisme n'a  jamais  été  écrite. 

M. -M.  Gorce. 

RÉGINALD  DE  LANGHAM,  frère  mi- 
neur anglais  du  début  du  xv«  siècle.  Originaire  de 
Langham,  dans  le  comté  de  Rutland,  il  fut  promu 
docteur  en  théologie  à  l'université  de  Cambridge. 
Vers  1410  il  habita  le  couvent  de  Norwich.  Comme 
lecteur  son  enseignement  fut  très  apprécié.  D'un  carac- 
tère plutôt  agressif,  il  se  plaisait  à  combattre  les 
autres  docteurs  les  plus  en  vue  de  cette  époque,  qui, 
à  leur  tour,  ne  lui  épargnaient  pas  leurs  ripostes  sou- 
vent acerbes.  Ainsi  Réginald  rédigea  des  écrits  Contra 
Edmundum  monachum  Buriensem,  débutant  :  Arguilur 
principaliter  contra;  Contra  Andream  Linhamum 
dominicanum,  commençant  :  Reverendus  pater  de  sacro 
ordine;  Contra  Joannem  Haidon  carmelilam,  dont 
l'incipit  est  :  Adversus  argumentum  primum.  Il  com- 
posa encore  Leclurœ  triginta  Bibliorum,  qui  débutent  : 
Hœc  sunt  nomina  filiorum  Israël,  un  Commentarius  in 
quatuor  libros  Senlenliarum;  des  Delerminaliones  et  des 
Quœsliones  disputatœ.  Tous  ces  ouvrages  sont  restés 
inédits. 

L.  Wadding,  Scriptores  ord.  min.,  Rome,  1906,  p.  202-203  ; 
.T.  A.  Fabricius,  Bibl.  lai.  média-  et  inftmtv  ivlatis.t.yi,  Ham- 
bourg, 1746,  p.  171-172;  Tanner,  Bibl.  Brit.-Hibernica, 
Londres,  1748,  p.  465. 

A.  Teetaert. 


2115 


REGINALD    L'OMBRIEN 


REG IN ALDUS 


2116 


REGINALD  L'OMBRIEN,  frère  mineur 
de  la  province  d'Ombrie  de  la  fin  du  xmc  siècle.  Il  faut 
très  probablement  identifier  ce  Réginald  avec  un  cer- 
tain Raynaud,  qui,  d'après  un  document  conservé 
dans  les  archives  du  monastère  Sainte-Cécile  à  Città 
di  Castello,  et  édité  dans  Arch.  franc,  hist.,  t.  xxvi, 
1933,  p.  425-426,  fut  provincial  d'Ombrie  en  1299, 
ainsi  qu'avec  Monald  de  Todi,  qui,  d'après  un  histo- 
rien très  ancien,  Augustin  de  Stronconio,  dans  son 
ouvrage  Umbriaseraftca,  dans  Miscetlanea  francescana, 
t.  m,  1888,  p.  92,  succéda  en  1297  à  Bonaventure  de 
Monte  d'Oglio,  près  de  Borgo  Santo  Sepolcro,  comme 
ministre  provincial  de  l'Ombrie,  et  en  1300  céda  de 
nouveau  cet  office  au  même  Bonaventure.  Ibid.,  p.  93. 
Nous  savons  par  la  Clironica  XXIV  generalium,  dans 
Analecla  franciscana,  t.  m,  1897,  p.  452,  que  le  fr.  Ré- 
ginald de  la  province  d'Assise  prit  en  1300  la  succes- 
sion de  Gentile  de  Montefiore,  élevé  à  la  dignité  cardi- 
nalice, comme  lecteur  du  Sacré-Palais.  Il  mourut 
cependant  peu  après,  puisque  Fra  Jacopone  de  Todi 
composa  une  satire  sur  lui  après  sa  mort,  l'y  désignant 
du  nom  de  Raynaud  :  Fraie  Ranaldo,  dove  se'  andalo? 
—  De  quolibet  si  hai  dispulalo?  On  peut  lire  cette  satire 
dans  G.  Ferri,  Jacopone  da  Todi.  La  Laude  secondo 
la  stampa  fwrenlina  del  1490,  Bari,  1915,  p.  32.  Or, 
Jacopone  composa  cette  satire  pendant  qu'il  était  en 
prison,  donc  avant  la  fin  de  1303.  Selon  L.  Oliger,  dans 
Arch.  franc,  hist.,  t.  xxvi,  1933,  p.  406,  les  variantes 
et  les  additions  du  ms.  Magliabechiano  II.  VI.  63, 
comme  par  exemple  :  Maestro  in  teologia,  in  corte  di 
Roma  lecloria,  prouveraient  à  l'évidence  qu'il  faut  iden- 
tifier ce  Raynaud  attaqué  par  Jacopone  avec  le  Régi- 
nald, lecteur  et  maître  du  Sacré-Palais.  Voir  B.  Bru- 
gnoli,  Le  satire  di  Jacopone  da  Todi,  Florence,  1914, 
p.  130.  Il  résulterait  de  ces  mêmes  variantes  que  Régi- 
nald ou  Raynaud  était  natif  de  Todi,  puisque  Jaco- 
pone affirme  qu'il  fut  son  parrain  au  baptême  et  à  la 
confirmation.  S'il  faut,  de  fait,  identifier  ces  trois 
personnages,  il  s'ensuit  que  le  fr.  Réginald  était  origi- 
naire de  Todi,  fut  provincial  de  l'Ombrie  de  1297  à 
1300,  lecteur  du  Sacré-Palais  en  1300  et  mourut  avant 
la  fin  de  1303.  Il  aurait  composé  un  Commenlarius  in 
quatuor  libros  Senlenliarum,  resté  inédit. 

L.  Wadding,  Scriplores  ord.  min.,  Rome,  1006,  p.  203; 
le  même,  Annales  ord.  min.,  t.  v,  an.  1208,  n.  iv,  Quaracchi, 
1931,  p.  447;  J.  II.  Sbaralea,  Supplem.  ad  script,  ord.  min., 
Rome,  1806,  p.  632;  H.  Hurter,  Nomcnclator,  3°  éd.,  t.  n, 
col.  302;  L.  Oliger,  Acla  Tifcrnensia  ///'  ordinis  S.  Francisci 
(1253-1300  et  1456-1599),  dans  Arch.  franc,  hist.,  t.  xxvi, 
1033,  p.  405-408. 

A.  Teetaert. 

REG  IN  ALDUS  Valerius  ( Regnauld ou  Regnaull 
Valére  Réginald),  jésuite  français,  né  en  1543  à  Usie, 
village  du  bailliage  de  Pontarlier,  dans  le  diocèse  de 
Besançon,  en  Franche-Comté.  Ses  parents,  pauvres 
agriculteurs,  lui  firent  étudier  les  premiers  éléments  des 
belles-lettres  à  Salins;  il  continua  ses  études  à  Paris, 
où  il  se  forma  aux  sciences  sacrées  sous  Maldonat  et 
Mariana.  Entré  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1573, 
(saint  François  de  Sales  rapporte  dans  sa  correspon- 
dance, Œuvres,  édit.  d'Annecy,  t.  xxi,  Lettres,  vol.  x, 
1927,  p.  7,  une  particularité  de  son  admission),  il  en- 
seigna avec  grand  éclat  la  philosophie  à  Bordeaux,  aux 
débuts  du  collège,  à  Pont-à-Mousson  (1578)  et  à  Paris, 
puis  la  théologie  morale  pendant  vingt  ans  au  collège 
de  Dôle.  Cordara  l'appelle  vir  inter  eevi  sut  theologos 
nominatissimus  et  ajoute  qu'en  lui  la  piété  était  égale 
à  la  science  et  l'humilité  à  la  doctrine.  Hist.  Societ. 
Jesu,  part.  VI,  1.  VIII,  p.  439.  Il  mourut,  en  renom  de 
saint  clé,  à  Dôle,  le  1  I  mai  1023. 

Un  des  fruits  de  ce  brillant  enseignement  fut  un 
grand  ouvrage  de  pastorale  et  de  casuistique  peniten- 
tiellcs,  publié  en  1616  sous  le  titre  :  Praxis  fori  p.rni- 


tientialis  ad  direclionem  confessarii  in  usu  sacri  sui 
muneris...  auctore  P.  Valerio  Reginaldo,  Burgundo 
Sequano,  a  Societale  Jesu.  Opus  tam  pœnitentibus  quam 
confessariis  utile,  2  vol.  in-fol.,  749  et  600+456  p., 
Lyon,  1616.  L'ouvrage  fut  réédité  dès  les  années  sui- 
vantes à  Mayence,  1617,  Venise  et  Milan,  1619,  Lyon, 

1620,  Cologne,  1622...  Les  rééditions  postérieures  de 
Cologne,  1642  et  1653,  portent  un  titre  légèrement 
modifié  :  Theologia  moralis  sive  Praxis...  et  Theologia 
practica  et  moralis  omnem  fori  pienilentialis  praxim, 
duobus  tomis,  compleclens,  etc..  Il  est  divisé  en  32  li- 
vres et  comprend,  outre  l'étude  de  la  pratique  péni- 
tentielle  chez  le  confesseur  et  chez  le  pénitent,  une 
casuistique  théorique  complète  (morale  générale, 
commandements,  sacrements,  peines  ecclésiastiques). 
En  1621,  un  bénédictin,  Ambroise  de  Rusconibus,  en 
donna  un  résumé  :  Compendium  in  universam  praxim 
fori  pœnilenlialis  Valerii  Reginaldi,  tom.  m,  magno 
labore  ac  fuleli  diligentia  ad  confessariorum  utilitatem 
confectum,  in-8°,  Venise. 

Six  ans  auparavant,  le  P.  Reginaldus  avait  fait 
paraître  un  premier  ouvrage,  que  la  préface  elle-même 
donne  comme  un  extrait  de  la  future  Praxis  :  De  pru- 
dentia  et  cœteris  in  confessario  requisitis  ad  recte  fruc- 
luoseque  divini  ministerii  sui  munera  obeunda,  Lyon, 
1610.  Ce  petit  in-8°  de  491  pages  présentait  à  peu  de 
choses  près  dans  ses  21  premiers  chapitres  le  texte  que 
l'on  retrouvera  dans  les  1.  II,  VII,  VIII,  XV  delà 
Praxis;  le  c.  xxn  et  dernier  résumait,  en  les  abrégeant, 
divers  développements  du  1.  Ier.  Le  grand  succès  de  cet 
ouvrage  est  attesté  par  les  rééditions  qui  en  furent  tout 
de  suite  faites  :  Lyon,  Rouen  et  Cologne,  1611,  Rouen, 
1612,  Douai,  1626,  etc..  et  par  la  traduction  française 
parue  en  1614  à  Lyon,  chez  Jean  Pillehotte,  sous  le 
titre  savoureux  de  Traicté  de  la  prud'hommie,  discré- 
tion et  autres  qualités  requises  au  confesseur  pour  digne- 
ment s'acquiler  de  sa  charge...   (rééditions   en    1619, 

1621,  à  Rouen  en  1625,  1634,  —  le  titre  devient  :  De  la 
prudence  des  confesseurs  et  autres  qualités  requises  au 
devoir  de  leur  charge;  en  1621,  le  nom  du  traducteur  est 
donné  :  Estienne  la  Planche  Richette,  chanoine  de 
Grenoble). 

Comme  pendant  à  ce  dernier  ouvrage,  Reginaldus 
publia,  deux  ans  après  la  Praxis,  une  troisième  œuvre 
consacrée  aux  devoirs  des  pénitents:  Tractatusde officio 
pœnitentis  in  usu  sacramenli  pœnitentiie,  in-12,  690  p., 
Lyon,  1618,  et  Mayence,  1619,  567  p.  C'est  encore  la 
doctrine  de  la  Praxis  qui  est  présentée,  mais  ici,  le  plus 
souvent,  sous  une  forme  et  selon  une  disposition  nou- 
velles. 

Cette  même  année,  1618,  chez  le  même  éditeur 
lyonnais,  Horace  Cardon,  paraissait  un  quatrième 
ouvrage  de  Reginaldus  :  il  était  de  petit  format  et  de 
mince  volume;  l'auteur  y  résumait  et  y  complétait  ses 
enseignements  en  les  appliquant  aux  principales  dif- 
ficultés qui  se  rencontrent  dans  l'administration  du 
sacrement  de  pénitence  :  Compendiaria  praxis  diffi- 
ciliorum  casuum  in  administratione  sacramenli  pivni- 
teniiir  crebro  occurentium,  in  III  parles  distincla.  Cet 
ouvrage  casuistique  fut  réimprimé  à  Cologne,  1619 
(130  p.)  et  1622,  Douai,  1625  et  1628  (360  p.),  Rouen, 
1628,  Vilna,  1629,  Paris,  1632,  etc..  Des  traductions 
en  parurent  à  Paris,  1623,  (signée  J.  F.  P.  D.  C),  et 
Lyon,  1623  (par  le  R.  P.  carme  Jaques  Jacques).  Jus- 
qu'à sa  mort  l'auteur  a  perfectionné  et  complété  ce 
petit  volume:  l'édition  de  Douai,  1625,  présente  dans 
la  Ire  part.,  Dispositions  du  pénitent,  33  cas  ou  questions  ; 
dans  la  IIe'  part.,  Préceptes  du  décalogue,  52,  et  dans  la 
IIP,  Sacrements,  40;  les  cas  y  sont  suivis  d'un  Tracla- 
tus  brevis  dr  modo  qiio  gerere  se  débet  sacerdos  cum  ago- 
nizante  et  moribundo;  ce  petit  traité  paraît  être  bien 
de  Reginaldus  lui-même,  car  il  se  trouve  dans  la  tra- 
duction du  P.  Jacques,  parue  l'année  même  de  la  mort 


2117 


REGINALDUS    —    REGINON    DE    PRUM 


2118 


du  jésuite  sous  le  titre:  Petict  traité  de  la  manière  de 
secourir  le  malade  qui  est  aux  abois  et  agonie  de  la  mort. 

Enfin  Sommervogel  et  Hurter  ajoutent  à  ces  quatre 
œuvres  de  Reginaldus  une  Instructio  brevis  et  dilucida 
ad  usum  sacramenli  pœnilentiae  tum  con/essario,  tum 
psenitenli  cum  primis  necessaria,  Lyon,  1619  (Hurter) 
et  Venise,  1619,  in-12,  497  p.  (Sommervogel).  Faute 
d'avoir  pu  examiner  l'ouvrage,  nous  ne  saurions  dire 
quel  rapport  exact  il  a  avec  les  autres  et  si  la  rédac- 
tion en  est  originale. 

Les  œuvres  de  Reginaldus  sont  aujourd'hui  bien 
oubliées.  Ne  serait-ce  qu'au  point  de  vue  historique, 
elles  méritent  cependant  quelque  attention.  Elles  sont 
d'abord  très  représentatives  d'un  moment  de  la  théo- 
logie morale  :  la  casuistique,  soit  doctrinale,  soit  appli- 
quée, y  est  présentée  à  sa  place  normale,  et  avec  des 
caractères  qui  expliquent  la  faveur  extraordinaire  obte- 
nue par  elle  en  ce  temps  même,  à  savoir  en  connexion 
étroite  avec  le  sacrement  de  pénitence.  De  plus  il 
semble  bien  que,  dans  le  développement  de  la  disci- 
pline pénitentielle,  les  enseignements  de  Reginaldus 
aient  exercé  une  réelle  influence,  en  particulier  dans 
notre  pays.  Tout  au  moins  ses  ouvrages,  très  répan- 
dus et  très  appréciés  dans  la  première  moitié  du 
xvne  siècle,  témoignent  de  l'état  où  était  cette  disci- 
pline avant  la  réaction  rigoriste  que  déterminèrent 
le  jansénisme  et  les  Provinciales. 

Dans  les  Petites  lettres,  Reginaldus  est  moins  attaqué 
que  d'autres,  Escobar  ou  Rauny  par  exemple;  il  y  est 
pris  à  partie  cependant  une  vingtaine  de  fois,  soit  seul, 
soit  en  compagnie  de  divers  casuistes.  Pascal  lui  repro- 
che en  particulier  la  préférence  donnée  aux  auteurs 
modernes  sur  les  Pères  (VIe  Provinciale),  —  des  solu- 
tions laxistes  sur  la  défense  de  l'honneur,  des  biens 
terrestres  et  sur  l'homicide  (VIIe,  vnie,  xive  Prov.), 
sur  la  restitution  à  imposer  aux  juges  prévaricateurs 
(vme  Prov.),  —  des  facilités  excessives  données  au 
pénitent  dans  la  confession  des  circonstances  (  Xe  Prov.  ) . 
Voir  Œuvres  de  Pascal,  éd.  des  Grands  Écrivains,  t.  xi, 
Index  des  Provinciales,  art.  Regnault,  p.  340  B,  ou  Pro- 
vinciales, éd.  Molinier,  t.  n,  Table,  art.  Reginaldus, 
p.  417;  cf.  dans  l'éd.  Maynard,  1851,  surtout  t.  i,  les 
notes  p.  246,  319,  334  et  t.  n,  p.  15  et  165. 

Nous  ne  discuterons  pas  en  détail  ces  attaques  de 
Pascal;  ce  ne  serait  guère  que  sur  l'homicide  destiné  à 
défendre  l'honneur  ou  les  biens  que  Reginaldus  aurait 
à  être  rectifié.  Il  nous  suffira,  comme  témoignage  de  sa 
sûre  modération  et  de  sa  valeur  pratique,  de  noter  ce 
que  saint  François  de  Sales  écrivait,  en  rééditant  ses 
Avertissements  aux  confesseurs,  composés  sans  doute 
vers  1603-1604,  et  dont  l'influence  fut  considérable 
sur  l'évolution  de  la  pratique  pénitentielle  après  le 
concile  de  Trente  :  «  Le  Père  Valère  Réginald,  de  la 
Compagnie  de  Jésus,  lecteur  en  théologie  à  Dôle,  a 
nouvellement  mis  en  lumière  un  livre  de  la  Prudence 
des  confesseurs,  qui  sera  grandement  utile  à  ceux  qui  le 
liront.»  Œuvres,  éd.  d'Annecy,  t.  xxm,  opuscules  II, 
p.  295.  Et,  après  saint  François  de  Sales,  saint  Charles 
Borromée  recommandait  à  ses  prêtres  la  lecture  de 
Reginaldus,  en  attendant  que  saint  Alphonse  le  ran- 
geât parmi  les  moralistes  classiques;  cf.  D'Annibale, 
Summula  theol.  mor.,  5e  éd.,  part.  I,  p.  4,  note  38. 

Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1591, 
art.  Reginaldus;  Hurter,  Nomenclator,  3e  éd.,  1907,  t.  m, 
col.  894-89Ô  ;  Michaud,  Biographie  universelle,  nouvelle  éd., 
t.  xxxv,  art.  Renaud,  p.  405-406;  Cordara,  Htst.  Soc.  Jesu, 
p.  439;  H.  Fouqueray,  IIist.de  la  Comp.  de  Jésus  en  France, 
t.  m,  Paris,  1922,  p.  560;  Abram,  L'université  de  Pont-à- 
Mousson,  éd.  Carayon,  t.  n,  p.  125-129. 

R.  Brouillard. 

RÉGINON  DE  PRUM  (t  915),  moine  de  la 
fin  du  ixe  siècle,  ainsi  nommé  du  monastère  de  Prûm 
dont  il  a  été  quelque  temps  abbé. 


On  sait  bien  peu  de  choses  sur  ses  premières  années, 
et  l'on  ne  peut  même  pas  assurer  qu'il  soit  né  à  Altrip 
(sur  le  Rhin,  en  aval  de  Spire),  d'une  famille  noble, 
comme  le  veut  une  tradition  postérieure.  On  ne  sait 
non  plus  à  quelle  date  il  entra  au  couvent  de  Priim, 
dans  l'Eifel.  Il  y  était  depuis  un  certain  temps  sans 
doute,  quand  les  Normands,  en  892,  y  firent  irrup- 
tion, massacrant  ou  emmenant  prisonniers  les  moines 
et  les  serviteurs  qui  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  se 
sauver.  A  la  suite  de  ces  événements,  que  Réginon 
raconte  dans  sa  Chronique,  l'abbé  Farabert,  avec  la 
permission  du  roi  de  Germanie,  Arnulf,  donna  sa  dé- 
mission. Réginon  fut  élu  pour  le  remplacer  par  la  com- 
munauté reconstituée.  Mais  il  se  heurta  bientôt  à  une 
très  vive  opposition,  entretenue  de  l'extérieur  par 
deux  puissants  seigneurs,  qui  voulaient  mettre  leur 
frère,  Richer,  à  la  tête  de  l'abbaye.  Réginon  céda  et, 
en  899,  se  retira  à  Trêves,  où  l'archevêque  Ratbod  lui 
confia  la  direction  du  couvent  de  Saint-Martin.  Il  y 
vécut  dans  le  silence  et  la  retraite,  occupé  à  la  compo- 
sition de  ses  ouvrages.  Il  mourut  en  915,  comme  il 
ressort  de  l'inscription  de  son  tombeau,  découverte 
en  1581  dans  l'église  du  couvent  de  Saint-Maximin. 

Réginon  a  laissé  trois  ouvrages  qui,  chacun  en  son 
genre,  sont  de  grande  importance.  Le  De  harmonica 
institutione,  dédié  à  l'archevêque  Ratbod,  est  précieux 
pour  l'histoire  de  la  musique  d'Église.  C'est  la  préface 
mise  par  Réginon  à  une  correction  qu'il  avait  faite  de 
l'antiphonaire  de  Trêves;  il  avait  marqué,  pour  les 
diverses  pièces,  en  quel  ton  elles  étaient  écrites  et  mo- 
difié, d'après  les  règles  de  la  mélodie,  les  indications 
fournies  par  l'exemplaire  en  usage  dans  la  cathédrale. 
La  préface  est  destinée  à  justifier  ses  interventions. 
Elle  n'est  pas  très  originale  et  l'auteur  a  pris  de  toutes 
mains  chez  ses  prédécesseurs.  Plus  important  est  le 
Tonarius  lui-même,  qui  a  été  publié  en  fac-similé. 

L'ouvrage  intitulé  De  synodalibus  causis  et  disci- 
plinis  ecclesiasticis  a  un  tout  autre  intérêt  pour  le  théo- 
logien, encore  qu'il  soit  essentiellement  un  recueil 
canonique.  Composé  à  la  demande  de  Ratbod,  il  est 
dédié  à  l'archevêque  de  Mayence  Hatton,  le  vrai  chef 
de  l'Église  germanique,  qui,  pour  lors,  était  régent  du 
royaume,  au  nom  de  Louis  l'Enfant  (Arnulf  était  mort 
à  la  fin  de  899).  L'ouvrage  avait  pour  but  de  faciliter 
le  fonctionnement  d'une  institution  qui  s'était  établie 
depuis  quelque  temps  dans  les  pays  rhénans.  Au  cours 
de  sa  visite  régulière  dans  le  diocèse,  l'évêque  tenait, 
dans  les  différents  endroits,  des  réunions  ou  synodes, 
auprès  desquelles  il  devait  se  renseigner  sur  le  com- 
portement des  habitants  et  du  clergé.  Pour  que  rien 
n'échappât  à  la  juridiction  spirituelle,  des  »  témoins 
synodaux  »  avaient  été  créés  dans  chaque  localité  im- 
portante, ecclésiastiques  et  laïques,  chargés  de  dénon- 
cer à  l'autorité  épiscopale  les  crimes,  désordres,  scan- 
dales ou  simples  négligences,  arrivés  dans  leur  ressort. 
Le  recueil  de  Réginon  permet  à  l'évêque  ou  à  son 
représentant  de  s'acquitter  aisément  de  l'enquête 
prévue.  Le  début  du  1.  I  contient  un  modèle  de  ques- 
tionnaire relatif  au  clergé  et  à  la  façon  dont  il  rem- 
plit ses  devoirs;  le  début  du  1.  II  un  questionnaire 
analogue  visant  les  laïques.  Le  corps  de  chacun  des 
deux  livres  est  formé  par  les  prescriptions  canoniques 
qui  règlent  ces  diverses  obligations  et  les  sanctions 
prévues,  soit  au  for  externe,  soit  au  for  interne,  contre 
les  délinquants.  C'est  ainsi  que  le  1.  I  énumère  succes- 
sivement les  règles  relatives  aux  évêques,  puis  celles 
qui  concernent  les  églises,  leur  consécration,  leur  dota- 
tion, leur  entretien,  leur  restauration,  les  biens  ecclé- 
siastiques, les  dîmes,  les  oblations  des  fidèles,  le  saint- 
sacrifice,  les  sacrements  de  baptême  et  de  confirma- 
tion. Viennent  ensuite  les  règlements  qui  concernent 
la  vie  des  prêtres,  la  continence  que  l'on  exige  d'eux, 
la  pratique  des  autres  vertus;  c'est  à  propos  du  zèle 


2119 


RÉGINON    DE    PRUM 


REGIS   (PIERRE) 


2120 


sacerdotal  que  s'intercale  un  long  passage,  n.  288- 
324  (W.  292-328),  sur  la  manière  de  traiter  les  péni- 
tents. L'ordre  des  matières  n'est  pas  toujours  aussi 
logique  qu'on  le  désirerait,  mais  la  plupart  des  ques- 
tions relatives  à  la  vie  du  prêtre  sont  néanmoins  tou- 
chées. Le  1.  II  est  consacré  aux  fautes  principales  sur 
lesquelles  doit  être  attirée  l'attention  des  pasteurs  : 
homicide,  coups  et  violences;  adultère  et  fornication  ; 
vol  et  rapine;  fautes  contre  la  religion,  parjures,  en- 
chantements, maléfices  et  sortilèges.  Comme  beau- 
coup des  textes  cités  prévoient  les  pénitences  à  infliger 
aux  coupables,  les  derniers  chapitres  traitent  des 
«  rédemptions  »,  c'est-à-dire  du  rachat  des  pénitences 
prescrites  par  d'autres  œuvres  de  piété  et  de  miséri- 
corde. L.  II,  n.  438-446  (W.  446-454).  Voir  l'art.  Pé- 
nitence, t.  xii,  col.  850,  873  sq.  Deux  (ou  trois)  appen- 
dices terminent  l'ouvrage  dans  les  mss.  Il  semble  qu'ils 
soient  postérieurs  à  Réginon. 

Comme  l'analyse  ci-dessus  l'a  montré,  nous  avons 
affaire  avec  une  collection  canonique,  compilée  selon 
un  plan  méthodique,  répondant  à  un  dessein  précis. 
L'auteur  n'a  pas  plaint  sa  peine,  et  s'est  efforcé  de 
trouver  dans  les  textes,  soit  dispersés,  soit  déjà  grou- 
pés en  d'autres  recueils,  les  éléments  de  réponse  aux 
questions  qui  se  posaient.  Il  a  pris  soin  d'indiquer  ses 
sources  et  fournit  ordinairement  des  références  exactes. 
Les  historiens  modernes  du  droit  canonique,  Wasser- 
schleben,  il  y  a  un  siècle,  et  tout  récemment  M.  P.  Four- 
nier  ont  étudié  avec  minutie  les  procédés  de  tra- 
vail de  Réginon.  Leurs  conclusions  sont  favorables, 
au  moins  dans  l'ensemble,  à  l'exactitude  de  l'abbé  de 
Prùm.  Sans.doute  il  a  retouché,  de  ci,  de  là,  pas  mal  de 
textes  employés;  sans  doute  encore  il  a  mis  en  circula- 
tion un  petit  nombre  de  textes  dont  l'authenticité 
n'est  pas  certaine,  quelques-uns  même  apocryphes; 
mais  son  œuvre  ne  laisse  pas  d'être  honorable,  et  ceci 
est  d'importance,  car  c'est  d'elle  que  s'inspirera,  un 
siècle  plus  tard,  Burchard  de  Worms,  dont  dépendent 
à  leur  tour  les  canonistes  de  l'âge  suivant.  Le  théolo- 
gien a  tout  intérêt  à  relever  dans  les  Libri  synodales 
les  très  nombreuses  indications  relatives  à  l'histoire 
des  sacrements,  tout  spécialement  à  l'histoire  de  la 
pénitence;  le  moraliste  y  trouvera,  pour  sa  part,  des 
indications  précieuses  et  qui  ne  paraissent  pas  avoir 
été  suffisamment  exploitées. 

La  Chronique  rédigée  par  Réginon,  terminée  peu 
après  les  Libri  synodales  et  dédiée  en  908  à  l'évêque 
d'Augsbourg,  Adalbéron,  comble,  pour  l'historien,  une 
lacune  importante  à  la  fin  du  ixe  et  au  début  du  xe  siè- 
cle. Ce  n'est  pas  un  chef  d'œuvre.  Le  1.  I,  intitulé  De 
lemporibus  dominicœ  incarnationis,  commence  avec  la 
naissance  du  Christ  et  ordonne,  sous  les  différentes 
«  années  de  l'incarnation  »  les  événements  de  l'his- 
toire sacrée  et  profane  jusqu'à  la  mort  de  Charles  Mar- 
tel. La  computation  de  l'abbé  de  Priim  est  d'ailleurs 
fort  inexacte  et,  dès  le  début  du  ne  siècle,  sa  chronolo- 
gie est  en  déroute;  il  s'en  est  d'ailleurs  aperçu  et  s'en 
explique  loyalement  à  la  fin  du  livre;  l'addition  des 
chiffres  des  pontificats  des  papes  (fournis  par  le  Liber 
pontificalis)h\i  donne  jusqu'à  la  mort  de  Grégoire  III, 
747  ans  depuis  l'incarnation,  tandis  que  les  dates  des 
empereurs  lui  donnent  29  ans  de  moins;  chiffres 
inexacts  tous  les  deux,  il  le  sait  bien,  puisque,  selon 
l'ère  dionysienne,  la  mort  du  pape  Grégoire,  qui  coïn- 
cide sensiblement  avec  celle  de  Charles  .Martel,  se  place 
en  741.  Mais  Réginon,  qui  s'inspirait  de  la  Chronique 
de  Bède  (De  temporum  ratione,  VIa  wtas,  cf.  P.  L., 
t.  xc,  col.  515-571),  se  déclarait  incapable  d'amender 
ses  chiffres.  Le  1.  II  porte  comme  titre  :  Liber  de  geslis 
regum  Francorum  et  donne  l'histoire,  suivant  le  mode 
annalistiquc,  de  la  monarchie  franque,  de  la  mort  de 
Charles  Martel  (741)  à  l'année  906.  Jusqu'en  813,  l'au- 
teur s'est   contenté,  ou  à  peu  près,  d'abréger   et  de 


mettre  en  un  latin  meilleur  les  Annales  Laurissenses 
majores.  A  partir  de  814  sa  narration  est  plus  indé- 
pendante. Il  ne  semble  avoir  connu  d'ailleurs  ni  les 
Annales  de  Sainl-Bertin,  ni  les  Annales  de  Fulda.  Mais 
il  y  avait  certainement  à  Priim  des  Annales  qui  ne  se 
sont  pas  conservées  comme  telles  et  qui  sont  à  la  base 
de  nos  Annales  de  Stavelo.  Réginon  en  a  profité,  comme 
aussi  de  certains  documents  particuliers  (ceux,  par 
exemple,  qui  sont  relatifs  au  divorce  de  Lothaire  II) 
et  rie  traditions  orales.  Ces  dernières  donnent  un  inté- 
rêt considérable  aux  dernières  années  de  la  Chronique; 
cette  narration  est  d'autant  plus  précieuse  que,  pour 
cette  période,  les  sources  sont  fort  rares,  surtout  pour 
ce  qui  concerne  les  Francs  de  l'Ouest.  La  chronologie 
de  ce  IIe  livre,  principalement  de  la  partie  centrale, 
laisse  encore  beaucoup  à  désirer. 

En  définitive,  à  une  époque  où  les  effets  bienfai- 
sants de  la  renaissance  carolingienne  commencent  à 
s'atténuer  et  où  l'Europe  occidentale  glisse  à  nou- 
veau dans  la  barbarie,  Réginon  de  Prùm  apparaît 
comme  l'un  des  derniers  représentants  d'une  culture 
générale  dont  l'absence  allait  bientôt  se  faire  doulou- 
reusement sentir. 

Le  texte  du  De  harmonica  institulione  (au  moins  de  la  pré- 
face) a  été  publié  par  Gerbert,  Script,  eccl.  de  musica  sacra, 
t.  i,  1784.  p.  230-247,  reproduit  dans  P.  L.,  t.  cxxxn, 
col.  483-502;  il  est  au  complet  avec  le  Tonarius  et  des  fac- 
similés  dans  Coussemaker,  Script,  de  musica  Medii  JEvi, 
t.  H,  p.  1-73. 

L'étude  des  Libri  synodales  montre  que  cet  ouvrage  a 
existé  en  une  double  recension;  c'est  la  moins  bonne,  défi- 
gurée par  des  transpositions  et  des  interpolations  mala- 
droites, qui  a  été  publiée  la  première,  d'abord  par  Joachim 
Hildebrand,  à  Helmstadt,  1659,  mais  surtout  par  Baluze 
en  1671  (texte  reproduit  dans  P.  L.,  t.  cxxxn,  col.  175- 
483);  le  texte  authentique  a  été  donné  en  1840  par  Wasser- 
schleben,  lieginonis,  abbatis  Prumiensis,  libri  duo  de  syno- 
dalibus  causis  et  disciplinis  ecclesiasticis.  C'est  sur  ce  texte 
qu'ont  travaillé  les  historiens  du  droit  canonique;  état 
actuel  de  la  question  et  bibliographie  copieuse  en  un  article 
de  P.Fournier, L'œuvre  canonique  de  Réginon  de  Prûm,  dans 
Bibl.  de  l'École  des  Charles,  t.  lxxxi,  1920,  p.  4-44,  repris 
avec  diverses  modifications  dans  P.  Fournier  et  G.  Le  Bras, 
Hist.  des  collect.  canon,  en  Occident,  t.  i,  1931,  p.  244-268. 

La  Chronique  a  été  publiée  pour  la  première  fois  à 
Mayence,  1521,  par  Sébastien  de  Rotenhan,  édition  qui  a 
servi  de  point  de  départ  à  toutes  les  autres,  jusqu'à  celle  de 
Pertz  dans  les  Mon.  Germ.  hist..  Script.,  t.  i,  1826,  p.  537- 
629  (texte  reproduit  dans  P.  L.,  t.  cxxxu,  col.  9-150);  éd. 
F.  Kurze,  dans  les  Scriptores  rcr.  german.,  Hanovre,  1890. 

La  préface  de  cette  édition  donnera  les  renseignements 
les  plus  récents  sur  l'œuvre  et  la  personne  de  Réginon.  Voir 
aussi  A.  Ebert,  Allgemcine  Gesch.  der  LUI.  des  M.  A.  im 
Abendlande,  t.  ni,  p.  226-231;  M.  Manitius,  Gesch.  der  la- 
tein.  Literatur  des  M.  A.,  t.  i,  1911,  p.  695-701,  où  l'on 
trouvera  l'essentiel  de  la  bibliographie. 

É.  AMANN. 

REGIS  Pierre,  érudit  et  théologien  piémontais. 
Il  naquit  le  11  juillet  1747,  à  Roburento,  province  de 
Mondovi,  fit  ses  premières  études  dans  le  séminaire  de 
son  diocèse,  d'après  Rodriguez;  Hccfer  dit  :  chez  les 
clercs  réguliers,  dont,  tout  jeune,  il  aurait  pris  l'habit. 
C'est  le  premier  qui  a  raison,  car  il  n'y  avait  pas  de 
couvent  de  clercs  réguliers  à  Mondovi;  la  confusion 
peut  provenir  du  fait  qu'à  l'époque  de  la  jeunesse  clé- 
ricale de  Régis,  l'évêque  était  le  célèbre  Michel  Casati, 
milanais,  appartenant  à  la  congrégation  des  clercs 
réguliers  théatins,  qui  agrandit  son  séminaire,  s'en 
occupa  avec  sollicitude,  y  fit  de  sages  règlements  et  ne 
put  manquer  de  s'intéresser  aux  débuts  déjà  remar- 
qués de  son  jeune  clerc  de  Roburento.  Régis  fut  envoyé 
à  Turin  pour  y  prendre  ses  grades  en  théologie,  y  fut 
d'abord  attache  comme  répétiteur  au  collège  royal  des 
provinces,  cl  obtint,  en  1777,  la  chaire  d'Écriture 
Sainle  à  l'université.  Il  avait  acquis  une  connaissance 
remarquable   des  langues  orientales;   d'où  le  grand 


2121 


REGIS    (PIERRE' 


REGNON    (THÉODORE    DE) 


2122 


intérêt  de  ses  cours  pour  l'herméneutique  sacrée. 
L'université  fut  fermée  à  la  suite  des  événements  de 
1794  ;  et,  quand  elle  fut  rouverte  en  1799,  l'abbé  Régis 
n'y  retrouva  plus  sa  chaire,  car  la  faculté  de  théologie 
n'avait  pas  été  rétablie;  mais  ses  anciens  collègues  ne 
voulurent  pas  se  séparer  de  cet  homme  éminent,  et  lui 
firent  confier  la  chaire  de  philosophie,  à  laquelle  il  dut 
joindre,  l'année  suivante,  l'enseignement  du  droit  na- 
turel. Il  prit  sa  retraite  en  1805  et  mourut  à  Turin  le 
29  novembre  1821. 

On  a  de  lui  :  Moses  legislator,  seu  de  mosaïcarum  le- 
gum  prœstantia,  Turin,  1779,  in-4°;  De  judœo  cive  li- 
bri  III,  Turin,  1793,  2  vol.  in-8°;De  re  theologica  ad 
Subalpinos,  Turin,  1794,  3  vol.  in-8°. 

G.  Rodriguez,  art.  dans  Biografia  eclesiastica,  Madrid, 
t.  xxi,  1864,  p.  20;  Hœfer,  Nouvelle  biographie  générale, 
t.  xli,  1866,  col.  844  ;  Hurter,  Nomenclator,  3e  éd.,  t.  v, 
col.  938;  Grassi,  Memorie  istoriche  délia  Chiesa  vescovile  di 
Monteregale  (Mondovi),  t.  i,  Turin,  1789,  p.  237. 

F.  Bonnard. 
REGNIER  Claude-François,  né  le  1er  juin 
1718  à  Saint-Germain-des-Fossés  (Allier),  était  déjà 
tonsuré  quand  il  entra  le  7  décembre  1734  à  la  commu- 
nauté des  philosophes  du  séminaire  de  Saint-Sulpice, 
d'où  il  passa  en  1736  au  petit  séminaire  pour  ses  études 
théologiques.  Le  1er  de  la  licence  de  1742,  il  fut  reçu 
docteur  en  théologie  le  15  septembre  1744.  Au  mois  de 
mai  précédent  il  avait  été  envoyé  au  séminaire  d'An- 
gers qu'il  quitta  en  septembre  1757  pour  rentrer  au 
petit  séminaire  comme  directeur.  En  17C2  il  était  pro- 
fesseur de  morale  au  séminaire  de  Lyon,  immédia- 
tement avant  M.  Émery,  qui  le  remplaça  en  17C4,  quand 
il  fut  rappelé  à  Paris  au  grand  séminaire  où  il  enseigna 
la  morale.  En  1782,  il  était  élu  assistant  et,  en  1789, 
consulteur  de  la  Compagnie.  En  mourant  le  14  avril 
1790,  il  laissait  la  réputation  d'un  homme  également 
recommandable  par  sa  science  et  ses  vertus  sacerdo- 
tales. On  lui  doit  :  Certitude  des  principes  de  la  religion 
contre  les  nouveaux  efforts  des  incrédules,  Ve  partie, 
t.  i  et  h,  in-12,  Paris-Lyon,  1778  ;  2e  partie,  t.  m, 
iv,  v,  vi,  Paris-Lyon,  1782.  Cet  ouvrage  a  été  reproduit 
par  Migne  dans  Œuvres  complètes  de  C.-F.  Régnier, 
Paris,  1857,  grand  in-8°;  il  a  été  recommandé  par 
Mgr  de  Pressy,  évêque  de  Boulogne  et  par  Mgr  Dulau, 
archevêque  d'Arles,  dans  son  rapport  à  l'assemblée  du 
clergé  de  1786.  Hurter,  dans  son  Nomenclator  lite- 
rarius,  t.  v,  col.  307,  le  qualifie  de  preeclarum  accura- 
tumgue  opus.  On  lui  doit  aussi  Tractatus  de  Ecclesia 
Chrisli,  Paris,  1789,  2  in-8°,  reproduit  par  Migne  dans 
son  Theologise  cursus  completus,  t.  iv,  col.  51-1140.  In 
eo,  dit  Hurter,  pluies  bene,  nitido  solideque  tractanlur. 
L'abbé  Barruel,  dans  le  Journal  ecclésiastique  de  fé- 
vrier 1790,  en  fait  un  très  grand  éloge.  La  Sorbonne  le 
chargea  en  1778  de  la  censure  contre  la  dissertation 
publiée  à  Mayence  en  1773  par  J.-L.  Isenbiehl  :  Nou- 
vel  essai  sur  les  prophéties  d'Emmanuel;  et  en  1780  de 
la  censure  de  l'Histoire  ecclésiastique  de  l'abbé  Raynal. 
M.  Régnier,  dont  la  très  petite  taille  était  parfois  le 
sujet  des  plaisanteries  des  séminaristes,  rachetait  ce 
défaut  extérieur  par  une  extrême  vivacité  de  corps  et 
d'esprit  et  par  des  talents  divers. 

Notice  sur  M.  Régnier,  ms.  de  la  bibliothèque  du  sémi- 
naire Saint-Sulpice;  L'abbé  Baston,  Mémoires,  t.  i,  Paris, 
1897,  in-8",  p.  179;  L.  Bertrand,  Bibliothèque  sul/n- 
cienne,  t.  i,  p.  442-449;  Hurter,  Nomenclator,  3e  éd.,  t.  v, 
col.  307-308. 

E.  Levesque. 
REGNON  (Théodore  de),  S.  J.  —  I.  Vie.  — 
Théodore  de  Regnon,  le  plus  jeune  de  trois  frères  jé- 
suites, naquit  à  Saint-Herblain  (Loire- Inférieure)  le 
11  octobre  1831.  Ses  études,  commencées  dans  sa  fa- 
mille, furent  couronnées  par  trois  années  de  philo- 
sophie au  collège  de  Brugelette  (Belgique).  Le  7  sep- 


tembre 1852,  il  entrait  dans  la  Compagnie  de  Jésus  au 
noviciat  d'Angers.  Au  cours  de  ses  années  de  théologie, 
à  Laval  (1864-1868),  il  s'éprit  des  sciences  sacrées, 
auxquelles  il  aurait  volontiers  consacré  sa  vie.  Voca- 
tion contrariée.  Il  enseigna  la  physique  pendant  vingt 
ans  (1855-1864  et  1869-1880).  Presque  tout  ce  temps 
se  passa  à  l'École  Sainte-Geneviève,  où  il  faisait  encore 
le  cours  de  Polytechnique  en  1878-1880.  Cependant  il 
n'avait  jamais  perdu  de  vue  le  rêve  de  sa  jeunesse.  Les 
décrets  de  1880,  qui  l'obligèrent  à  descendre  de  sa 
chaire,  le  trouvèrent  prêt  à  commencer  une  carrière 
d'écrivain  théologique.  Ses  débuts  coïncidaient  avec  la 
renaissance  de  l'enseignement  thomiste  provoquée  par 
l'encyclique  de  Léon  XIII,^£term  Palris  (4  août  1879). 
Le  P.  de  Regnon  entra  dans  ces  vues  avec  une  sponta- 
néité jDleine  d'enthousiasme,  en  toute  conformité  avec 
l'éducation  reçue  dans  son  ordre.  Il  travailla  treize  ans, 
dans  un  rez-de-chaussée  parisien.  Le  26  décembre  1893, 
on  le  trouva  endormi  dans  la  mort. 

Le  P.  Théodore  avait  un  caractère  délicieux,  prati- 
quant un  complet  oubli  de  lui-même  avec  le  plus 
aimable  enjouement.  Religieux  d'une  haute  vertu,  il 
avait,  en  1871,  comme  otage  de  la  Commune,  vu  la 
mort  de  près,  sans  perdre  un  instant  sa  belle  humeur. 
Bien  au-delà  du  petit  cercle  où  se  passèrent  ses  der- 
nières années,  il  laissa  d'unanimes  regrets. 

II.  Œuvres.  —  Bien  que  le  P.  de  Regnon  parlât  peu 
de  lui-même  et  de  ses  travaux,  ses  familiers  n'igno- 
raient pas  que  son  activité  littéraire  avait  une  idée 
directrice.  Il  avait  conçu  de  bonne  heure  et  mûri  du- 
rant sa  troisième  année  de  probation  (Laon,  1868- 
1869)  le  projet  d'un  monument  doctrinal  dédié  à  la 
sainte  Vierge,  et  dont  le  titre  devait  être  :  Marie,  Mère 
de  grâce.  Mais,  de  la  part  d'un  inconnu,  cet  effort 
n'était-il  pas  condamné  d'avance?  11  avait  donc  résolu 
de  se  qualifier  pour  l'entreprendre,  et  les  livres  qu'il 
composa  n'étaient,  dans  sa  pensée,  qu'une  préparation 
à  celui  qu'il  ne  devait  jamais  écrire.  Parlons  donc  de 
ses  trois  ouvrages  publiés  :  Banes  et  Molina;  La  méta- 
physique des  causes;  Éludes  de  théologie  positive  sur  la 
Sainte  Trinité. 

1°  Banes  et  Molina.  Histoire.  Doctrines.  Critique  mé- 
taphysique, Paris,  Oudin,  1883,  in-12,  xvi-367  pages.  — 
Ce  livre  s'appuie  sur  l'œuvre  d'autrui  :  c'est  une  recen- 
sion  qui  a  tourné  au  volume.  Le  P.  G.  Schneemann, 
S.  J.,  venait  de  publier  un  ouvrage  dense  et  savant  : 
Conlroversiarum  de  divinse  gratiœ  liberique  arbilrii 
concordia,  initia  et  [>rogressus,  Fribourg-en-B.,  1881, 
in-8°,  de  vm-491  pages.  Le  P.  de  Regnon  s'assimila  le 
volume  et,  l'ayant  ruminé,  en  exprima  la  substance 
en  des  pages  pétillantes  d'esprit,  que  tout  le  monde 
peut  lire.  Il  y  mit  aussi  du  sien.  L'ouvrage  est  divisé 
en  quatre  livres.  Le  premier  renferme  l'historique, 
abrégé  de  Schneemann.  Le  deuxième,  les  doctrines, 
d'après  les  initiateurs,  Banes  et  Molina  :  deux  portraits 
en  pied,  qui  sont  d'un  grand  peintre.  Le  troisième  et  le 
quatrième  renferment  une  discussion  :  métaphysique 
de  la  cause  première,  métaphysique  de  la  cause  finale. 
C'est  la  partie  la  plus  personnelle  :  l'auteur  se  montre 
déjà  occupé  des  considérations  qui  rempliront  son  ou- 
vrage capital  :  La  métaphysique  des  causes. 

Personnellement,  il  ne  goûte  guère  plus  le  congruisme 
que  lebannésianisme.  Il  est  un  représentant  convaincu 
du  molinisme  pur.  On  lui  doit  de  mettre  en  vedette 
le  document  qui  avait  donné  lieu  à  la  publication  du 
P.  Schneemann  et,  par  contre-coup,  à  celle  du  P.  de 
Regnon.  Quelques  années  plus  tôt,  le  savant  allemand 
découvrait  à  Rome,  dans  la  bibliothèque  Borghèse,  une 
note  autographe  du  pape  Paul  V,  membre  de  la  famille 
Borghèse,  apportant  la  solution  d'une  énigme  histo- 
rique. On  sait  que  les  célèbres  Congrégations  De  auxi- 
liis,  ouvertes  par  la  volonté  de  Clément  VIII  (1er  jan- 
vier 1 599),  closes  par  la  volonté  de  Paul  V  (28  août  1607), 


2123 


REGNON   (THEODORE    DE' 


2124 


n'avaient  abouti  à  aucune  conclusion.  Clément  VIII 
avait  d'abord  incliné  assez  nettement  à  censurer  quel- 
ques propositions  émises  par  Molina;  Paul  V,  en  met- 
tant fin  aux  discussions,  avait  imposé  silence  à  ses 
cardinaux  ;  et  à  la  faveur  de  ce  silence,  des  rumeurs  fan- 
taisistes avaient  été  répandues.  On  assurait  que  la 
condamnation  de  Molina  était  décidée  en  principe,  le 
temps  seul  demeurant  incertain.  Or  la  note  manuscrite 
de  Paul  V,  rédigée  le  28  août  1607  après  une  dernière 
audition  des  cardinaux,  imposait  une  conclusion  toute 
différente.  Il  ressort  de  cette  note  que,  dans  la  séance 
finale  du  28  août  1607,  seul  le  cardinal  d'Ascoli,  O.  P., 
opina  nettement  pour  la  censure  de  42  propositions 
extraites  de  Molina,  les  cardinaux  Bellarmin,  S.  J.,  et 
Du  Perron  repoussant  la  censure  et  estimant  qu'il  y 
avait  plutôt  lieu  de  censurer  l'opinion  de  Banes  comme 
favorable  aux  protestants  ;  six  autres  cardinaux  donnant 
des  suffrages  hésitants  dont  on  ne  pouvait  rien  tirer. 
Personnellement,  Paul  V  concluait  que  l'opinion  des 
dominicains  est  très  différente  de  celle  de  Calvin;  que 
l'opinion  des  jésuites  est  très  différente  de  celle  des  pé- 
lagiens;  que  le  mieux  est  présentement  de  laisser  les 
choses  en  l'état.  Schneemann  a  reproduit  cette  pièce  en 
italien,  p.  287  sq.,  en  y  joignant  une  reproduction  pho- 
totypique; de  Regnon  l'a  traduite  en  français,  p.  57-62. 

Le  volume  très  personnel  du  P.  de  Regnon  mérite 
d'être  lu  comme  il  fut  écrit,  en  toute  droiture  de  raison, 
avec  la  générosité  d'une  âme  incapable  d'aucune  mal- 
veillance. On  ne  s'étonnera  pas  que,  fraîchement  des- 
cendu de  la  chaire  de  physique  où  il  a  peiné  vingt  ans, 
il  ne  dispose  pas  toujours  d'une  information  de  pre- 
mière main  et  manque  parfois  de  nuances  dans  ses 
conclusions.  Même  les  amis  du  P.  de  Regnon  se  sur- 
prennent quelquefois  à  consteller  ses  marges  de  points 
d'interrogation.  Avant  de  lui  consacrer  ces  quelques 
lignes,  nous  avons  voulu  relire  une  fois  de  plus  Banes 
et  Molina,  et  refait  une  fois  de  plus  la  même  expérience. 
L'ensemble  n'en  est  pas  moins  d'un  penseur  très  dis- 
tingué, d'un  théologien  sans  reproche,  et  d'un  maître 
écrivain. 

Cette  publication  eut  un  épilogue.  Le  P.  H.  Gayraud, 
O.  P.,  lui  opposa  deux  brochures  sous  ce  titre  :  Tho- 
misme et  molinisme,  Toulouse,  1889  et  1890.  Le  P.  de 
Regnon  répliqua  sous  le  titre  :  Bannésianisme  et  moli- 
nisme, dans  la  Science  catholique,  Lyon,  1889,  puis  en 
volume,  Paris,  1890,  vi-149  pages.  Sur  cet  épilogue, 
nous  renverrons  à  l'article  Gayraud. 

2°  La  métaphysique  des  causes,  d'après  saint  Thomas 
et  Albert  le  Grand,  Paris,  1886,  in-8°,  770  p.;  2e  éd., 
précédée  d'une  héliogravure  Dujardin,  préface  par 
Gaston  Sortais,  1906,  xx-663  p.  Après  un  hommage  à 
l'initiative  de  Léon  XIII  «rappelant  la  philosophie 
aux  méthodes  scolastiques  et  aux  doctrines  des  grands 
maîtres  »,  l'auteur  explique  le  dessein  de  son  ouvrage 
(p.  14)  :  «  Rendre  claire  la  notion  de  cause  en  la  déga- 
geant des  notions  adjacentes,  montrer  comment  l'in- 
fluence de  la  cause  s'épanouit  en  causalités  distinctes, 
expliquer  la  nature  de  ces  diverses  causalités  et  leur 
corrélation,  enfin  dans  le  jeu  des  causes  simultanées 
faire  voir  l'unité  et  l'harmonie...  Élude  préparatoire, 
que  je  crois  utile  à  ceux  qui  veulent  comprendre  saint 
Thomas  dans  saint  Thomas  lui-même.  »  Nous  trans- 
crirons les  titres  des  neuf  livres  :  I.  Principes  de  lo- 
gique. II.  Notions  métaphysiques.  111.  Cause  efficiente. 

IV.  De  la  cause  formelle  et  de  la  cause  matérielle. 

V.  Cause  exemplaire.  VI.  Cause  finale.  VII.  Corré- 
lation des  causalités.  VIII.  Classification  des  causes. 
IX.  Coordination  des  causes.  La  belle  ordonnance  de 
cet  austère  volume  conquit  de  nombreux  lecteurs.  Le 
P.  de  Regnon  avait  débuté  —  pur  accident  -  par 
l'histoire  d'une  controverse;  il  se  montrait  cette  fois 
dans  un  cadre  de  son  choix,  épris  de  spéculation  pure, 
divisant  un  sujet  avec  art,  débitant   sous  des  titres 


fort  nets  de  menus  blocs  de  lumière,  semblables  à  des 
diamants  bien  taillés.  Aucun  autre  ouvrage  ne  donne 
une  idée  plus  juste  de  ce  qu'était  dans  l'intimité  l'au- 
teur, penseur  et  causeur,  métaphysicien  de  race,  théo- 
logien surtout,  s'élevant  à  Dieu,  par  un  libre  vol,  à 
propos  d'objets  familiers.  Le  public  français,  surpris  et 
charmé,  fêta  ce  livre  classique  et  le  redemanda. 

3°  Études  de  théologie  positive  sur  la  Sainte  Trinité. 
Première  série  :  Exposé  du  dogme.  Deuxième  série  : 
Théories  scolastiques,  Paris,  1892,  2  in-8°,  xn-514  et 
xn-584  pages.  Troisième  série  :  Théories  grecques  des 
processions  divines.  Quatrième  série  :  Suite  du  même 
sujet,  1898,  vi-584  et  592  pages.  Les  deux  derniers 
volumes  parus  après  la  mort  de  l'auteur. 

Le  succès  de  la  Métaphysique  des  causes  avait  en- 
hardi le  P.  de  Regnon  à  une  plus  vaste  entreprise.  Le 
mystère  de  la  Trinité  l'attirait  puissamment;  il  com- 
mença de  l'étudier  chez  les  Pères  et  chez  les  scolas- 
tiques, sans  plan  très  arrêté,  un  peu  au  gré  de  sa  fan- 
taisie. Lui-même  se  définissait  «  un  coureur  de  bois  »; 
et  cette  plaisanterie  renfernie,  avec  beaucoup  de  mo- 
destie, quelque  vérité.  Chaque  auteur  formait  pour  lui 
un  système  clos;  il  s'y  enfermait, jaloux  d'arracher  à  ce 
Père,  à  ce  scolastique,  le  secret  de  sa  pensée  profonde, 
au  cours  d'un  tête-à-tête  prolongé.  Il  ne  s'interdisait 
pas,  pour  autant,  de  grouper  les  conclusions  de  ses 
enquêtes,  de  distinguer  des  familles  d'esprits  et  des 
familles  d'âmes;  mais  l'ambition  qu'eut,  par  exemple, 
un  Petau  d'écrire  l'histoire  d'un  dogme  lui  demeura 
étrangère.  Amateur  de  métaphysique  religieuse  avant 
tout,  et  secondement  de  psychologie,  sa  curiosité  était 
satisfaite  quand  il  croyait  avoir  touché  le  fond  de  la 
pensée  d'un  auteur;  et  les  portraits  qu'il  traçait  avec 
amour  témoignent,  par  le  sobre  éclat  du  style,  des 
joies  intellectuelles  qu'il  a  goûtées  au  cours  de  ces 
méditations.  Après  avoir,  dans  un  premier  volume, 
traité  des  questions  générales  et  déjà  rencontré  les 
Pères  grecs,  il  s'attacha,  dans  un  second  volume,  aux 
scolastiques  :  saint  Thomas,  qui  toujours  fut  pour  lui 
le  maître  par  excellence;  Richard  de  Saint-Victor,  dont 
les  constructions  hardies  et  les  élans  mystiques  ou- 
vraient devant  son  esprit  des  perspectives  singuliè- 
rement attirantes;  les  grands  franciscains,  Alexandre 
de  Halès  et  saint  Bonaventure.  Après  quoi  il  revint 
aux  Grecs,  et  ne  les  quitta  plus,  au  cours  de  ses  deux 
derniers  volumes.  La  pensée  grecque,  si  concrète,  si 
proche  de  l'Évangile,  mettant  au  premier  plan  de  la 
théologie  trinitaire  la  distinction  des  personnes,  ré- 
pondait, par  son  côté  pittoresque,  à  un  besoin  profond 
de  son  esprit.  Il  semble  avoir  trouvé  moins  de  satis- 
faction à  fréquenter  la  pensée  latine,  pour  qui  le  dogme 
de  l'unité  divine  occupe  le  premier  plan  de  la  théologie 
trinitaire  ;  et  ce  n'est  pas  pour  le  lecteur  un  mince  sujet 
d'étonnement  de  constater  qu'au  cours  de  ces  quatre 
volumes,  il  touche  à  peine  à  saint  Augustin.  Quand  on 
lui  signalait  une  lacune  à  combler,  peut-être  une  re- 
touche à  accomplir,  une  lecture  propre  à  supplémenter 
son  enquête,  il  répondait  :  «  Laissez-moi!  »  et  défen- 
dait jalousement  l'originalité,  l'indépendance,  j'oserais 
dire  la  virginité  de  ses  conclusions.  N'a-t-il  pas  poussé 
un  peu  loin  le  sentiment  de  l'opposition  entre  la  pensée 
grecque  et  la  pensée  latine,  dans  la  question  trinitaire? 
On  a  pu  se  le  demander  :  le  relief  puissant  de  son  style 
explique  un  tel  doute,  qui  ne  jette  aucune  ombre,  si 
légère  soit-elle,  sur  la  correction  de  sa  pensée  intime. 
Le  doute  porte  principalement  sur  les  deux  derniers 
volumes  qu'il  n'a  pas  revus  :  s'il  en  avait  eu  le  loisir, 
des  entretiens  fraternels  auraient  pu  l'amener  à  re- 
toucher quelques  expressions.  Étude  xvm,  t.  ni  ; 
Études  xxiv  et  xxvn,  t.  iv.  Les  éditeurs  de  cette 
œuvre  posthume  l'ont  traitée  comme  un  document 
qu'il  fallait  respecter;  on  ne  peut  que  louer  leur  dis- 
crétion. 


2125 


REGNON    (TH.    DE' 


REIFFENSTUEL    (ANACLET 


2126 


La  2'  édition  de  la  Métaphysique  des  causes  (Paris,  1900) 
comporte  une  préface  (p.  v-xvm)  par  le  P.  Sortais,  renfer- 
mant des  détails  biographiques  et  une  courte  bibliographie, 
p.  xix.  Une  notice  nécrologique  attachante,  due  à  la  plume 
du  P.  Aug.  Hamon,  a  paru  dans  les  Lettres  de  Jerseii, 
1S96-1S97. 

A.  d'Alès. 

REGONO  Antoine-Joseph,  né  à  Venise  en  1731, 
entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1751,  enseigna 
les  humanités  à  Parme,  la  philosophie  à  Mantoue  et  à 
Sassari  en  Sardaigne.  Après  le  rétablissement  de  la 
Compagnie,  il  devint  supérieur  à  Naples;  il  mourut 
en  1816  ou  1817. 

Nous  avons  de  lui  :  Liberlalis  humanœ  theoria,  sive 
homo  necessario  liber  demonstralus,  avec  deux  appen- 
dices :  de  anima,  de  scientia  Dei,  Verceil,  1788,  œuvre 
d'une  grande  pénétration  et  d'une  solide  érudition 
théologique.  Il  intervint  également  dans  la  célèbre 
controverse  sur  la  charité  provoquée  par  le  livre  du 
P.  Bolgeni  :  Délia  carilà  o  Amor  di  Dio,  Rome,  1788, 
d'après  lequel  la  charité  n'est  qu'amour  de  concupis- 
cence (voir  ici,  t.  ii,  col.  945  et  2220);  il  répondit  à  son 
confrère  par  un  opuscule  intitulé  Rimostranze  amicha- 
bile,  Venise,  1791.  Un  autre  opuscule  explique  les 
règles  pour  l'élection  données  par  saint  Ignace  dans  les 
Exercices  :  Regole  sicure  per  una  saggia  clezione,  Parme, 
1797,  et  Naples,  1805. 

Sommervogel,  BiH.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1608; 
Hurter,  Nnmenelaior,  3e  éd.,  t.  v,  col.  617. 

J.-P.  Ghausem. 

REGOURD  Alexandre,  jésuite.  Né  à  Castelnau- 
dary  en  1585,  admis  dans  la  Compagnie  le  10  août  1602, 
enseigna  les  humanités,  puis,  pendant  quatre  ans 
la  philosophie  et  pendant  deux  ans  la  théologie,  se  livra 
à  la  prédication,  fut  recteur  du  collège  de  Cahors,  où  il 
mourut  le  26  avril  1635. 

Par  sa  science,  sa  sainteté  et  son  zèle,  le  P.  Regourd 
fut  l'un  des  plus  éminents  missionnaires  du  Languedoc, 
de  l'Armagnac  et  du  Quercy  et  l'un  des  meilleurs 
controversistes  dans  la  lutte  contre  le  calvinisme.  Un 
épisode  de  cette  lutte  est  resté  célèbre.  Pendant  qu'il 
prêchait  le  carême  à  Lectoure,  en  1618,  les  calvinistes 
le  provoquèrent  à  une  dispute  publique  qu'il  accepta. 
Après  l'échec  successif  de  trois  ministres,  on  fit  appel 
au  fameux  ministre  Charnier  de  Montauban,  réputé 
invincible.  Sous  la  présidence  de  M.  de  Fontrailles, 
sénéchal  et  lieutenant  du  roi,  un  des  principaux  sou- 
tiens de  l'hérésie,  les  discussions  se  succédèrent  pen- 
dant cinq  jours  de  suite  sur  les  points  suivants  :  la 
Bible  comme  juge  souverain  des  controverses,  le  culte 
des  images,  l'invocation  des  saints,  la  sainte  eucha- 
ristie. Finalement,  Charnier,  sous  prétexte  de  vérifier 
quelques  citations,  disparut  pour  ne  plus  revenir. 
Cette  défaite,  que  ne  réussit  pas  à  réparer  un  veni- 
meux pamphlet  du  ministre  intitulé  La  jésuitomanie, 
détermina  plusieurs  conversions  retentissantes,  en  par- 
ticulier celle  de  la  femme  et  de  la  sœur  du  sénéchal, 
suivie  quelque  temps  après  de  celle  de  M.  de  Fon- 
trailles lui-même. 

Le  P.  Regourd  publia  dix  ouvrages  de  controverse 
dont  voici  les  plus  importants  :  Les  désespoirs  de 
Charnier...  avec  la  réfutation  de  la  prétendue  Jésuilo- 
manie et  l'éclaircissement  de  quatre  célèbres  difficultés  : 
du  juge  des  controverses...,  Cahors,  1618,  sous  le  pseudo- 
nyme de  sieur  Timothée  de  Saincte  Foy.  —  La  confor- 
mité de  l'Église  romaine  avec  l' Église  des  apôtres  el  des 
quatre  premiers  siècles  louchant  la  transsubstantiation, 
Béziers,  1625.  Cet  ouvrage,  ainsi  que  deux  opuscules 
publiés  la  même  année,  se  rapporte  à  une  discussion 
avec  le  ministre  Croy  qui  eut  lieu  à  Béziers  le  3  avril 
1625.  —  Les  ministres  combattant  la  passion  de  Jésus  et 
l'efficacité  d'icelle,  2  vol.,  Béziers,  1626,  réfutation  d'un 
libelle  du  ministre  Josué  Rossel.  Le  t.  n  défend  la 


doctrine  catholique  sur  l'invocation  des  saints,  la 
prière  pour  les  morts  et  le  purgatoire,  les  bonnes 
œuvres,  le  sacrifice  de  la  messe  et  l'incertitude  du 
salut.  —Démonstrations  catholiques  ou  l'art  de  réunir  les 
prétendus  réformés  et  toute  sorte  de  sectes  à  la  créance  el 
à  la  communion  de  V Église  romaine,  Paris,  1630.  L'au- 
teur réunit  plusieurs  de  ses  écrits  sous  le  titre  Œuvres 
théologiques  du  R.  P.  Regourd,  3  vol.,  Béziers,  1626. 

Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1609- 
161 1  ;  J.-M.  Prat,  S.  J.,  Recherches  hist.  el  crit.  sur  la  Comp. 
de  Jésus  en  France  du  temps  du  P.  Coton,  t.  iv,  p.  104-1 17  ; 
El.  de  Guilhermy,  Ménologe  de  la  Comp.  de  Jésus,  France, 
t.  t,  p.  544-545;  H.  Fouqueray,  S.  .T.,  Histoire  de  la  Comp. 
de  Jésus  en  France,  t.  ni,  p.  550-552. 

J.-P.  Grausem. 

REHLINGER  voir  RECHLINGER. 

1.  REIFFENSTUEL  Albert,  religieux  de  la 
province  des  frères  mineurs  réformés  de  Bavière 
et  cousin  du  suivant.  Originaire  de  Gmund,  en  Wur- 
temberg, où  il  naquit  le  30  avril  1665,  il  entra  dans 
l'ordre  à  Freising,  en  1681.  Il  enseigna  comme  lecteur 
à  Tolz,  Altotting  et  Munich,  fut  gardien  du  couvent 
de  Neubourg  et  supérieur  de  celui  de  Straubing,  et  fut 
élevé  à  la  dignité  de  définiteur  provincial.  Il  tint  une 
chaire  de  théologie  et  de  droit  canonique  au  lycée 
épiscopal  de  Freising,  où  il  exerça  aussi  la  fonction  de 
recteur  des  études.  L'enseignement  solide  qu'il  y  don- 
na, attira  à  ses  leçons  un  nombre  considérable  d'au- 
diteurs tant  du  clergé  séculier  que  régulier.  Appelé  à 
Rome  à  la  curie  pontificale  en  1710,  il  fut  redemandé 
en  1711  par  le  prince-éveque  de  Freising,  Jean  Fran- 
çois von  Ecker,  pour  assister  comme  canonicus  actualis 
aux  séances  de  l'ordinariat  diocésain.  Il  résolut  les 
questions  les  plus  compliquées  de  la  façon  la  plus 
satisfaisante  et  ses  décisions  étaient  regardées  comme 
des  oracles.  Aux  connaissances  les  plus  étendues  il 
joignait  une  piété  et  une  humilité  profondes  et  une  cha- 
rité sans  bornes.  Il  mourut  à  Freising  le  10  juin  1723. 

Il  est  l'auteur  de  plusieurs  ouvrages  :  Cœna  magna 
seu  traclalus  eucharisticus,  d'après  la  doctrine  de  Duns 
Scot,  Munich,  1701;  Practica  confessionalis,  Freising, 
1719;  Quœslio  canonica  de  foro  ecclesiaslico  ejusque 
jurisdiclione,  Freising,  1 707  ;  Reflexiones  canoniese  super 
collatione  parochorum,  Freising,  170.S  ;  Novena  canonica 
seleclarum  resolulionum  ex  maleria  beneficiaria  libri  III 
Decrelalium,  Munich,  1709  ;  Paraphrasis  liluli  XXX  VII 
libri  V  Decrelalium  papœ  Gregorii  IX  de  pœnis  tentata, 
Munich,  1713;  Jésus,  dus  allcredlichste  undtrostreicheste 
Anlonianische  Ehrenpràdicat,  Munich,  1708. 

J.  Obermayr,  lie  Pfarrei  Gmund  am  Tegernsee  und  die 
Rciffmsluel,  Freising,  1868,  p.  400-406;  P.  Minges,  Ge- 
schichte  der  Franziskaner  in  Bagern,  Munich,  1896,  p.  149; 
Th.  Kogler,  Dos  pliilosophisch-theologische  Studium  der  buy- 
risclien  Franziskaner,  dans  Franzisk.  Studien,  Beiheft  x, 
Munster-en-W.,  1925,  p.  86;  B.  Lins,  Geschiclile  des  Fran- 
ziskanerkloslers  in  Ingolstadt,  t.  il,  Gescliiehle  des  jelzigen 
(unleren)  Franziskanerkloslers  in  Ingolstadt,  Ingolstadt, 
1920,  p.  151-152;  le  même,  Das  Tolenbuch  der  ba.grischen 
Franziskanerprovinz  von  1621  bis  1928,  t.  i,  Landshut,  1929, 
p.  323. 

A.  Teetaert. 

REIFFENSTUEL  Anaclet,  frère  mineur  ré- 
formé de  la  province  de  Bavière.  Il  naquit  à  Tegernsee 
ou  selon  quelques-uns  à  Kaltenbrunn,  près  de  Tegernsee 
(P.  Minges,  Geschichte  der  Franziskaner  in  Bayern, 
p.  144,  et  A.  Van  Hove,  dans  The  calh.  encycl.,  t.  xn, 
p.  724),  le  2  juillet  1642  (d'après  P.  Minges,  op.  cit., 
p.  144,  et  H.  Dausend,  Die  Liturgie  in  der  bayeri- 
schen  Franziskaner-provinz,  dans  Franz.  Studien, 
t.  xn,  1925,  p.  87),  ou  1641  (selon  H.  Hurter,  Nomen- 
clator,  3e  éd.,  t.  iv,  col.  929,  A.  Van  Hove,  art.  cit., 
p.  724,  et  I.  Jeilcr,  dans  Kirchenlexikon,  t.  x,  col.  961),. 
ou  encore  1640,  puisque  d'après  Das  Totenbuch  der- 


2127 


REIFFENSTUEL    (ANACLET) 


2123 


bayerischen  Franziskanerprovinz,  édité  par  B.  Lins, 
t.  il,  p.  193,  il  serait  mort  à  l'âge  de  63  ans  en  1703. 
Il  entra  dans  l'ordre  des  frères  mineurs  réformés  de 
la  province  de  Bavière  le  3  novembre  1058.  Élevé  à  la 
dignité  de  lecteur  en  1605,  il  fut  désigné  pour  enseigner 
la  philosophie  en  1667  à  Landshut,  en  1668  à  Munich 
et  fut  nommé  lecteur  de  théologie  en  1671  à  Landshut 
et  en  1675  à  Munich.  En  1680-1683  il  fut  gardien  de 
Weilheim  et  exerça  deux  fois  la  charge  de  définiteur 
provincial,  en  1677-1680  et  1686-168!).  Quand,  en  1683, 
les  supérieurs  provinciaux  scindèrent,  sur  les  conseils  et 
les  instances  de  A.  Reilîenstuel,  le  cours  de  théologie 
casuistique  ou  pratique  en  deux,  à  savoir  le  cours  de 
théologie  morale  et  celui  de  droit  canonique,  qui  jus- 
que-là avaient  toujours  été  enseignés  ensemble,  et 
qu'ils  eurent  érigé  un  Studium  canonicum  spécial  à 
Freising,  A.  ReilTenstuel  fut  désigné  pour  y  enseigner 
le  droit  canonique  aux  membres  de  son  ordre  et  aux 
séminaristes  de  cette  ville.  Il  tint  cette  chaire  jusqu'en 
1691,  date  à  laquelle  il  dut  y  renoncer  pour  raisons  de 
santé.  En  1692,  l'évêque  de  Freising  l'institua  direc- 
teur des  établissements  d'instruction  de  la  ville.  Il  fut 
en  même  temps  recteur  des  études  au  Studium  canoni- 
cum et  en  1696  il  devint  custode  de  sa  province.  Il  se 
dépensa  aussi  à  organiser  la  bibliothèque  épiscopale  et 
capitulaire,  dont  il  fit  le  catalogue.  Estimé  pour  sa 
grande  science  et  ses  vastes  connaissances  tant  dans  le 
domaine  moral  que  dans  celui  du  droit  canonique,  ainsi 
que  pour  la  sainteté  de  sa  vie  et  son  zèle  pour  l'obser- 
vance régulière  dans  la  vie  religieuse,  le  P.  Reiffenstuel 
jouit  de  la  confiance  universelle  tant  en  dehors  que 
dans  l'ordre  des  frères  mineurs.  Il  mourut  à  Freising 
le  5  octobre  1703. 

A.  Reiffenstuel  s'est  acquis  une  renommée  peu  ordi- 
naire par  deux  ouvrages  d'importance  capitale,  à 
savoir  sa  Theologia  moralis  et  son  Jus  canonicum,  qui 
ont  exercé  sur  les  générations  suivantes,  jusqu'au 
milieu  du  siècle  dernier,  une  influence  considérable  et 
furent  classiques  dans  les  écoles.  Le  premier,  intitulé 
Theologia  moralis  breui  simulque  clara  melhodo 
comprehensa  alque  juxta  sacros  canones  et  novissima 
décréta  summorum  ponti/icum  diversas  propositiones 
damnanlium  ac  probalissimos  auclores  succincte  resol- 
vens  omnes  malerias  morales,  parut  d'abord  à  Munich 
en  1692  et  eut  dans  la  suite  un  nombre  considérable 
d'éditions  qui,  d'après  les  bibliographes,  dépassent  la 
trentaine.  Massée  Kresslinger,  frère  mineur  de  la 
province  de  Bavière  comme  A.  ReilTenstuel,  y  ajouta 
des  Addiliones,  prxscrtim  quoad  traclalum  de  legibus, 
jure  et  justifia,  beneficiis,  immunilate  ecclesiaslica,  de 
sacramentis  alque  modo  cxlraordinario  illa  adminis- 
trandi  cond  mnalis  ad  morlem,  pestiferis,  infirmis 
aliisque  hominum  slalibus;  item  quoad  impedimenta 
matrimonii  et  praxim  impelrandi  dispensationes,  ainsi 
qu'un  exposé  de  propositions  condamnées.  On  les 
retrouve  dans  les  éditions  à  partir  de  celle  de  Munich, 
de  1726,  dans  lesquelles  tout  ce  qui  fut  ajouté  est 
précédé  du  mot  :  Addilio.  Dans  l'édition  d'Anvers 
de  1743,  Jacques  Esteva  fit  de  nouvelles  additions 
et  fournit  en  outre  une  déclaration  explicative  de  la 
bulle  Cruciala.  En  1756,  Dalmatius  Kick  publia  à 
Munich  les  Addiliones  novissitmc  ad  Iheologiam  mora- 
lem  Anacleti  Reifjenslucl,  qui  sont  ajoutées  à  la 
Theologia  moralis  de  ce  dernier  dans  L'édition  de  Stadt 
ara  Hof  de  1756.  Dans  sa  théologie  morale,  le  P.  Reif- 
fenstuel est  partisan  d'un  probabilisme  mitigé,  qui  fut 
d'ailleurs  le  système  prédominant  au  xvne  siècle  non 
seulement  en  Espagne,  mais  aussi  en  Italie  et  en 
Allemagne.  Sous  l'influence  de  A.  Reiffenstuel,  le  pro- 
babilisme fut  aussi  généralement  enseigné  dans  la  pro- 
vince de  Bavière  des  frères  mineurs.  Vers  le  milieu  du 
xvme  siècle  surgirent  des  adversaires  acharnés  du 
probabilisme,    parmi    lesquels    se    distingua    surtout 


E.  Amort,  qui  travaillèrent  de  toutes  leurs  forces  à 
faire  condamner  ce  système  et  à  le  faire  supplanter 
par  le  probabiliorisme.  Ce  dernier  gagna  aussi  du  ter- 
rain chez  les  frères  mineurs  et  suscita  de  vives  contro- 
verses au  sein  de  l'ordre.  En  fait  le  chapitre  général  de 
Mantoue  de  1762  défendit  aux  lecteurs,  sous  peine 
d'être  démis  de  leur  office,  d'enseigner  des  doctrines 
laxistes  ou  peu  probables  et  le  général  Pascal  de  Vari- 
sio  ordonna  en  1763  que,  dans  les  écoles  de  l'ordre,  il 
fallait  s'en  tenir  au  probabiliorisme;  il  répéta  cette 
même  prescription  en  1768.  C'est  pourquoi  le  P.  Fla- 
vien  Ricci  de  Cimbria,  frère  mineur  et  professeur  à 
l'université  d'Inspruck,  fut  chargé  par  les  supérieurs 
généraux  de  retravailler  la  Theologia  moralis  dans  le 
sens  du  probabiliorisme.  L'ouvrage  ainsi  corrigé  parut 
à  Trente,  en  1765,  et  eut  également  dans  la  suite  une 
trentaine  d'autres  éditions. 

La  Theologia  moralis  de  A.  Reiffenstuel  comprend 
quatorze  traités.  En  tête  du  volume  viennent  les  dé- 
crets d'Alexandre  VII  et  d'Innocent  XI,  dans  lesquels 
un  certain  nombre  de  propositions  morales  du 
xvne  siècle  sont  condamnées.  Suit  alors  le  premier 
traité  De  aclibus  humanis  et  conscientia,  dans  lequel 
l'auteur  traite  du  volontaire  et  de  l'involontaire,  de  la 
moralité  des  actes,  de  l'essence  et  des  propriétés  de  la 
conscience.  Le  second  traité  De  legibus  fournit  des 
renseignements  sur  l'essence,  l'obligation,  le  sujet  et 
l'interprétation  des  lois.  Le  troisième  traité  De  peccalis 
donne  la  doctrine  de  l'auteur  sur  le  péché  en  général, 
sur  la  distinction  des  péchés  d'après  leur  espèce  et 
leur  gravité  et  sur  les  péchés  capitaux  en  particulier; 
le  quatrième  traite  des  vertus  théologales  :  la  foi, 
l'espérance  et  la  charité  et  des  actes  opposés;  le 
cinquième  de  la  vertu  de  religion  et  des  péchés  oppo- 
sés. A  ce  dernier  se  rallie  étroitement  le  sixième  traité  : 
De  horis  canonicis,  de  juramento  et  voto.  Le  septième 
traité  expose  amplement  les  théories  d'A.  Reiffenstuel  : 
De  justitia  et  jure  ceterisque  virtulibus  cardinalibus.  Les 
questions  juridiques  sur  la  propriété,  le  droit  à  l'usu- 
fruit et  la  possession,  sur  les  différents  objets  et  sujets 
du  droit,  sur  les  modes  d'acquérir  et  sur  la  prescription 
y  sont  discutées  à  fond.  Le  huitième  traité,  également 
de  caractère  juridique,  traite  des  contrats  en  général 
et  en  particulier.  Les  dix  commandements  de  Dieu 
constituent  la  matière  du  neuvième  traité,  tandis  que 
le  dixième  s'occupe  des  préceptes  de  l'Église,  le  onzième 
des  bénéfices  ecclésiastiques,  du  droit  de  patronage  et 
des  décimes,  le  douzième  de  l'immunité  ecclésiastique 
et  des  indulgences,  le  treizième  des  censures,  irrégula- 
rités et  autres  peines  ecclésiastiques.  Le  quatorzième 
traité,  de  beaucoup  le  plus  étendu,  contient  l'exposé 
sur  les  sacrements,  dans  lequel  la  partie  canonico- 
morale  est  mise  au  premier  plan. 

La  Theologia  moralis  d'A.  Reiffenstuel,  à  peine 
parue,  fut  introduite  aussitôt  comme  manuel  dans 
l'enseignement  de  la  théologie  morale.  En  1728  on 
insista  encore  d'une  façon  toute  spéciale  sur  la  néces- 
sité pour  les  professeurs  de  se  tenir  à  cet  exposé  pour 
pouvoir  réaliser  plus  efficacement  l'unité  dans  l'ensei- 
gnement de  la  théologie  morale,  comme  on  l'avait  déjà 
obtenue  pour  la  philosophie  et  la  théologie  dogma- 
tique ou  spéculative.  Ce  manuel  fut  employé  dans 
l'exposé  de  la  morale  dans  les  écoles  et  dans  les  répé- 
titions, de  sorte  que  les  cours  manuscrits  des  profes- 
seurs jusque-là  en  usage  furent  bannis  des  écoles. 
L'exposé  de  la  Theologia  moralis  devait  être  achevé 
en  deux  ans.  Dans  les  statuts  de  1771  de  la  province 
bavaroise  des  frères  mineurs,  la  matière  à  donner  est 
réglée  comme  suit  :  deux  lecteurs  devaient  enseigner 
le  samedi  la  morale  d'après  Reiffenstuel,  à  savoir  pen- 
dant la  première  année  la  première  partie  de  la  Theolo- 
gia moralis  et  la  seconde  partie  pendant  la  deuxième 
année.  Pendant  la  troisième  et  la  quatrième  année  il 


2129 


REIFFENSTUEL    (ANACLET)    —    REIMS    (J.-F.    DE) 


2130 


fallait  répéter  encore  les  deux  parties.  La  Theologia 
moralis  d'A.  Reifîenstuel  resta  longtemps  classique,  de 
sorte  qu'au  xixe  siècle  elle  servait  encore  de  manuel 
dans  VAcademia  ecclesiastica. 

Le  P.  Reifîenstuel  est  encore  l'auteur  d'un  ouvrage 
de  droit  canonique,  qui,  de  l'aveu  de  canonistes  émi- 
nents  comme  A.  Van  Hove  et  Fr.  von  Schulte,  lui  vaut 
une  place  d'honneur  parmi  les  canonistes  de  premier 
rang  et  qui  jouit  encore  toujours  de  nos  jours  d'une 
grande  estime.  Cette  œuvre  monumentale  est  intitu- 
lée :  Jus  canonicum  universum  clara  melhodo  juxta 
litulos  quinque  librorum  Decretalium  in  quœstiones 
distributum,  solidisque  responsionibus  et  objeclionum 
solutionibus  dilucidalum,  et  a  eu  un  nombre  consi- 
dérable d'éditions.  Il  est  difficile  de  donner  le  nom  des 
lieux  et  la  date  exacte  des  différentes  éditions,  vu  les 
divergences  qui  existent  à  ce  sujet  chez  les  divers 
auteurs.  Il  paraît  toutefois  qu'il  faut  placer  la  première 
édition  à  Munich,  en  1700-1714,  comme  l'affirment 
H.  Hurter,  op.  cit.,  col.  931,  A.  Van  Hove,  art.  cil.  et 
I.  Jeiler,  art.  cit.,  et  non  à  Freising,  en  1700,  comme  le 
disent  Fr.  von  Schulte,  Die  Geschichte  der  Quellen  und 
Literatur  des  canonischen  Rechts,  t.  m  a,  p.  154,  et 
A.  Van  Hove,  Protegomena,  dans  Commentarium  Lova- 
niense  in  Codicem  juris  canonici,  vol.  i,  t.  i,  Malines, 
1928,  p.  287.  Les  meilleures  éditions  selon  A.  Van 
Hove,  dans  The  calh.  encycl.,  t.  xn,  p.  725,  sont  celles 
de  Venise,  1830-1*33;  de  Rome,  1831-1832;  de  Paris, 
1864-1870,  en  7  vol.  in-4°,  de  xi-642,  vm-617,  vn-657, 
vii-697,  vn-760,  vn-663,  vn-472  p.  Dans  toutes  les 
éditions  postérieures  à  1733  on  trouve  le  traité  De 
regulis  juris,  qui  fut  publié  pour  la  première  fois  à 
Ingolstadt,  en  1 733.  Dans  l'édition  d'Anvers,  1 743,  il  y  a 
aussi  un  Appendix  omnium  regularum  juris  civilis  in 
digestis  contentarum  et  un  Repertorium  générale.  Enfin 
une  Edilio  compendiosa  fut  publiée  à  Paris,  en  1853,  à 
l'usage  des  séminaires. 

A.  Reifîenstuel  se  rallie  étroitement  à  la  collection 
des  Décrétales  de  Grégoire  IX,  qu'il  a  prise  comme  base 
de  son  commentaire  et  dont  il  a  repris  la  division,  en 
suivant  toutefois  la  méthode  en  usage  depuis  le 
xin0  siècle.  Il  n'adopte  en  effet  les  rubriques  des  titres 
que  comme  base  pour  la  division  des  matières,  tandis 
que  dans  les  titres  eux-mêmes  la  matière  est  exposée 
et  traitée  systématiquement  dans  une  série  de  ques- 
tions. L'auteur  n'a  pas  utilisé  directement  les  anciens 
décrétai istes,  à  l'exclusion  de  Hostiensis  et  de  Duran- 
dus,  mais  seulement  ceux  du  xv9  siècle,  principa- 
lement Panormitanus,  chez  qui  il  trouvait  d'ailleurs 
les  citations  des  anciens  commentateurs  et  glossateurs 
des  Décrétales.  La  grande  qualité  de  cet  ouvrage  est 
son  intégralité  et  son  étendue;  il  embrasse  tout  le 
domaine  du  droit  canonique,  ainsi  que  les  décrets  du 
concile  de  Trente,  les  constitutions  pontificales  parues 
depuis  ce  concile  et  la  pratique  romaine,  bref  le  nou- 
veau droit  tant  général  que  particulier.  Pour  toutes  ces 
raisons  le  Jus  canonicum  d'A.  Reifîenstuel  constitue 
un  des  exposés  les  plus  complets  du  droit  canonique; 
il  fut  aussi  une  source  précieuse  pour  les  canonistes 
suivants.  Il  est  enfin  à  noter  que  les  questions  pratiques 
qui  se  rapportent  au  ministère  des  prêtres  auprès  des 
fidèles  et  au  soin  des  âmes,  y  sont  traitées  d'une  façon 
très  ample. 

Il  faut  attribuer  très  probablement  encore  à  A.  Reif- 
fenstuel  une  Praxis  compendiosa  sacrorum  riluum  et 
cseremoniarum,  quee  juxta  rubricas  missalis  romani  in 
missis,  prœsertim  solemnibus,  a  ministris  observandœ 
sunt,  ad  usum  fralrum  minorum  S.  Francisci  reforma- 
torum  provincise  Bavarise  collecta  et  accommodala,  anno 
salutis  1670,  éditée  sans  nom  à  Munich.  Il  composa  cet 
ouvrage  probablement  à  la  demande  du  définitoire  pro- 
vincial. Pour  avoir  l'unité  dans  les  cérémonies,  le  cha- 
pitre provincial  de  1670  ordonna  que  désormais  dans 


tous  les  couvents  les  fonctions  liturgiques  solennelles  se 
feraient  d'après  cette  Praxis  compendiosa.  Cet  ouvrage 
doit  être  identifié  avec  celui  que  V.  Greiderer,  Germa- 
nia  franciscana,  t.  n,  p.  424,  n.  322,  intitule  :  Libellus 
de  cseremoniis  et  ritibus  ecclesiasticis  una  cum  formula 
cantandurum.  A.  Reifîenstuel  est  encore  l'auteur  de 
Thèses  theologicse  de  septem  novie  Legis  sacramentis, 
Munich,  1675,  in-16,  vi-38  p.  ;  Thèses  theologicse  de  acti- 
bus  humanis,  conscientia  et  peccalis,  Munich,  1677, 
in-12,  viii-50  p.;  Kurzer  Inhalt  vom  Leben,  Tugenden 
und  Wunderwerken  des  seligen  Vaters  B.  Francisci 
Solani,  Munich,  1676,  in-12,  xn-280  p.  Il  composa  en 
1680  un  traité  intitulé  Verbum  abbrrviatum,  non  encore 
retrouvé  jusqu'ici.  Enfin  la  Dombibliothek  de  Passau 
conserve  dans  le  ms.  lat.  11  120  (2  vol.  in-8°)  un  Com- 
pendium  de  la  Theologia  moralis  d'A.  Reifîenstuel, 
corrigée  par  FI.  Ricci  :  Ordinalum  instaurais  Theologiœ 
moralis  R.  P.  Reifîenstuel  compendium  ad  facilitandum 
aut  minuendum  laborem  pro  consucto  examine  quod 
studiis  etiam  dudum  absolulis  et  occupationibus  aliis 
distentus  venerabilis  clerus,  prœsertim  ad  uliud  curatum 
beneficium  aut  officium  parochialr  promovendus,  neenon 
in  visitationibus  ordinariis  seu  episcopalibus  aliquando 
subeundum  habet,  optima  mente  ac  fideli  cura  confeclum. 
D'après  le  chronogramme,  qu'on  lit  à  la  fin  du  titre,  ce 
Compendium  aurait  été  rédigé  en  1768. 

Fr.  von  Schulte,  Die  Geschichte  der  Qufllen  und  LUeralur 
des  canonischen  Rechts,  t.  m  a,  Stuttgart,  1880.  p.  154-155; 
J.  P.  Migne,  Theologiœ  cursus  complétas,  t.  Jtvin,  Paris, 
1862,  col.  689-690,  où  sont  édités  le  De  bene Tiens,  jure  patro- 
natus  et  decimis  (col.  691-756)  et  le  De  immunilate  ecclesias- 
tica (col.  903-934);  V.  Greiderer,  Germania  franciscana, 
t.  n,  Inspruck,  1781,  p.  424  et  393:  Histor.-polilischp  Blatler, 
t.  lxxii,  Munich,  1873,  p.  520-593,  897-900;  H.  Hurter, 
Nomenclalor,  3«  éd.,  t.iv,  col.  929-931  ;  P.  Minges,  Geschichte 
der  Franziskaner  in  Bayern,  Munich,  1896.  p.  144-145; 
J.  Obermayr,  Die  Pfarrei  Gmnnd  am  Tcqernsee  und  die 
Reiflanstuel,  Freising,  1868,  p.  388-400;  TI.  Holzapfel.  Hand- 
buch  der  Gescl.ichte  des  Franziskanernrdens,  Fril>our2-en-B., 
1909,  p.  576;  A.  Gôtzelmann,  Das  Studium  morianum  theolo- 
gicuip  im  Franziskanerklnstcr  zu  Deltclhacli  a.  M.,  dans  l'ran- 
zisk.  Sluilien,  t.  vi,  1919.  p.  353  ;  Th.  Kogler,  Das  Studium  in 
der  bayrischen  Reformatenprovinz,  ibiil.,  t.  xn,  1925,  p.  31-32 
et  37;  H.  Dausend,  Die  Liturgie  in  der  bayrischen  Franziska- 
nerprooinz.ibid.,  p. 87-88;  le  môme,  Das  Studium  der  Liturgie 
als  besonderes  theologisclies  Fach  im  Lichte  franziskanischer 
Ueberlieferung,  ihid.,  t.  xv,  1928.  \,.  353;  J.  Rpinl.old,  Zum 
Streit  um  die  Mnralsijsteme  des  Probabilismus  und  Probabi- 
liorismus  bei  den  sàchsisehen  Franziskanern  im  18.  Jahrlinn- 
dert,  ihid.,  t.  xxi.  1934.  p.  116  sq.;  Th.  Rouler,  Dos  philoso- 
phisch-theolngische  Studium  der  bayrischen  Franzisktuier, 
dans  Franzisk.  Stutlien,  Beiheft  x,  Miinster-en-W.,  1925, 
p.  58-62,  64-67,  76,  90,  92;  B.  Lins.  Dus  Totrnhuch  der  b>nri- 
schen  Franziskancrprnoinz  vnn  l/>21bis  1928.  t.  n,  l.andshut, 
1930,  p.  193;  le  môme,  G  ■■•chirhie  des  Franzi'ikarierklnstirs 
in  Ingohtaiit,  t.  n,  Geschichte  des  j>-l:iqrn  /'ranci  kaner- 
klosiers  in  Ingolstadt,  Ing)lstadt,  1920,  p.    '52-' 57. 

A.  Teetaert. 
REIMS  (Jean-François  de),  frère  mineur  capu- 
cin de  la  province  de  Paris  du  xviie  siècle.  Originaire 
de  Reims,  il  s'appelait  dans  le  monde  Dozet.  Entré 
dans  l'ordre  des  capucins,  il  fit  son  noviciat  sous  la 
direction  du  grand  formateur  d'âmes  le  P.  Martial 
d'Étampcs.  Il  exerça  les  charges  de  gardien  et  de  défi- 
niteur  provincial  et  mourut  à  Paris  au  couvent  de  la 
rue  Saint-Honoré  en  1660.  On  a  de  lui  deux  ouvrages, 
qui  mériteraient  une  longue  étude  selon  fe  P.  Ubald 
d'Alençon,  dans  Éludes  franciscaines,  t.  xxxix,  1927, 
p.  465.  Bien  qu'ils  se  rattachent  plutôt  à  la  théologie 
ascético-mystique,  ils  présentent  cependant  un  intérêt 
peu  ordinaire  surtout  pour  la  théologie  morale.  Le  pre- 
mier de  ces  ouvrages  est  Le  directeur  pacifique  des 
consciences,  où  les  personnes  dévoles  tant  religieuses, 
que  séculières  pourront  connaître  clairement  l'état  de 
leur  conscience,  s'éclairer  sur  toutes  les  difficultés,  dis- 
cerner le  péché  mortel  d'avec  le  véniel,  découvrir  plusieurs 


2131 


REIMS    (J.-F.    DE' 


REINIIARD    DE    LINZ 


2132 


abus  et  tromperies,  se  délivrer  de  leurs  scrupules  et  ten- 
tations et  apprendre  à  se  confesser  sans  inquiétude,  Paris, 
1632-1634,  in-16,  780  et  235  p.;  1653,  in-16,  1046  p.; 
1658,  in-16,  1046  p.;  1666,  in-16,  1046  p.;  1668,  in-16, 
1046  p.;  Lyon,  1692,  in-8°,  975  p.  Il  est  divisé  en  trois 
parties.  La  première,  qui  comprend  quatre  livres, 
se  rapporte  au  sacrement  de  pénitence  et  traite  des 
empêchements  qui  peuvent  rendre  les  âmes  inaptes  à 
recevoir  les  efïets  de  ce  sacrement  (scrupules,  examen, 
contrition,  accusation  des  fautes,  satisfaction);  de 
l'examen  de  conscience,  du  discernement  des  péchés 
et  des  règles  pour  distinguer  les  péchés  mortels  des 
véniels;  de  la  méthode  facile  et  efficace  à  suivre  pour 
avoir  une  véritable  contrition  de  ses  péchés;  du  choix 
du  directeur  et  des  conditions  et  circonstances  qui 
doivent  accompagner  une  confession  fructueuse.  La 
deuxième  partie  contient  des  instructions  touchant 
notre  conduite  envers  Dieu  (amour  de  Dieu,  tentations, 
travail,  vœux,  communion,  inspirations,  tribulations), 
envers  le  prochain  (jugements  téméraires,  passions, 
rapports  mutuels,  détractions,  injures,  etc.),  envers 
nous-mêmes  (amour-propre,  passions  personnelles, 
jeûne,  diverses  sortes  de  conscience,  etc.).  La  troisième 
partie  étudie  les  questions  se  rapportant  proprement 
à  l'état  religieux  :  les  vœux,  l'office  divin,  la  clôture, 
les  élections.  Cet  ouvrage  est  d'une  doctrine  sûre,  les 
instructions,  les  résolutions  et  les  avis  y  sont  donnés  en 
termes  clairs.  A  côté  d'une  science  profonde,  l'auteur 
manifeste  partout  une  grande  prudence  jointe  à  une 
longue  expérience.  La  distribution  méthodique  des 
matières  et  le  style  simple  et  familier,  qui  fait  l'exposé 
intelligible  même  aux  esprits  médiocres,  rendent  la 
lecture  agréable  et  profitable. 

L'autre  ouvrage  dû  au  P.  Jean-François  de  Reims 
est  La  vraie  perfection  de  cette  vie  dans  l'exercice  de  la 
présence  de  Dieu.  Pratique  qui  instruit  familièrement 
l'âme  dévole,  comme  elle  doit  s'entretenir  en  la  divine 
présence  dans  toutes  ses  actions;  et  qui  la  fait  monter 
par  degrés  à  une  perfection  non  moins  solide  que  facile; 
avec  l'éclaircissement  des  principales  difficultés  qui  arri- 
vent ordinairement  en  la  vie  spirituelle.  Ce  traité  métho- 
dique et  solide  de  la  vie  intérieure,  eut  jusqu'à  cinq 
éditions,  Paris,  1635;  Reims,  1638,  in-32,  xxvm- 
525  p.;  Paris,  1646  et  1661;  Lyon,  1649.  La  première 
partie  enseigne  la  manière  d'entretenir  la  présence  de 
Dieu  en  nous  par  l'oraison,  l'office  divin,  le  bon  usage 
des  sacrements  de  pénitence  et  d'eucharistie.  La  se- 
conde partie  expose  les  degrés  à  monter  pour  arriver 
à  la  perfection  et  à  l'union  avec  Dieu  :  le  dépouillement 
de  l'âme,  l'acquisition  des  vertus  et  des  dons  du  Saint- 
Esprit,  la  connaissance  amoureuse  des  volontés  divines, 
la  pureté  d'intention,  l'abandon  et  le  repos  en  la 
conduite  de  Dieu. 

!..  Wadding,  Scriplores  ord.  minorum.  Home,  1906, 
p.  140;  .1.-1 1.  Sbaralea,  Supplementum  ad  scriplores  ont. 
minorant,  t.  il,  Home,  1921,  p.  77;  Bernard  de  Bologne, 
Bibliotheca  scrlptorum  ord.  min.  capuccinorum,  Venise,  1747, 
p.  147;  Ubald  d'Alencon,  la  spiritualité  franciscaine.  Les 
auteurs.  /.«  doctrine,  dans  Études  franciscaines,  t.  \xxi\, 
1927,  p.  465-46(5, 

A.  Teetaert. 

REINECH  Félix,  frère  mineur  réformé  du 
xviie  siècle.  Originaire  de  Rrandebourg,  il  dut  appar- 
tenir à  la  province  des  mineurs  réformés  du  Tyrol, 
comme  cela  ressort  du  frontispice  d'un  de  ses  ouvrages, 
le  Cleobulus  franciscanus,  où  il  se  nomme  Heforma- 
torum  di/finilor  provincise  Tirolensis.  Il  fut  aussi  prédi 
cateur  à  la  cour  de  l'archiduc  d'Autriche  Ferdinand- 
Charles  à  Inspruek.  11  s'est  surtout  rendu  célèbre  par 
le  fait  qu'il  a  retravaillé  et  complété  la  fameuse  liiblia 
pauperum,  attribuée  pendant  des  siècles  ;'i  saint  Hona- 
venture  et  restituée  maintenant  àson véritable  auteur, 
le    dominicain   Nicolas   de    Ilannaprs    (>   1291).    Voir 


Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  xx,  Paris,  1842, 
p.  64-76  et  S.  Bonaventurœ  opéra  omnia,  t.  x,  Quarac- 
chi,  1901,  diss.  I,  p.  23.  Comme  la  Biblia  pauperum 
primitive,  l'ouvrage  du  P.  Reinech  constitue  une  col- 
lection par  ordre  alphabétique  des  textes  et  des 
exemples  de  la  sainte  Écriture  relatifs  aux  vertus  qu'il 
faut  pratiquer  et  aux  vices  qu'il  faut  éviter.  A  ces 
textes  et  exemples  le  P.  Reinech  a  ajouté  des  faits  et 
des  exemples  empruntés  soit  à  la  vie  d'hommes  illus- 
tres profanes,  soit  à  la  vie  de  saints,  principalement 
de  l'ordre  franciscain.  Ce  recueil  porte  pour  titre  : 
Biblia  pauperum  a  seraphico  Doclore  et  S.  R.  Ecclesise 
cardinale  Bonavenlura  pauperis  ordinis  seraphici  Fran- 
cisci  inventa  cl  exemplis  ejusdem  pauperis  S.  Francisci 
pauperumque  seclalorum  illius  illuminata.  Il  comprend 
trois  parties,  dont  la  première,  Inspruek,  1658,  in-32, 
xvm-510  p.,  traite  des  vertus  et  des  vices  de  la  lettre  A 
à  E  et  commence  par  abslinenlia;  la  deuxième,  que 
nous  n'avons  pu  avoir  en  mains,  va  de  la  lettre  D 
à  N;  la  troisième,  ibid.,  1659,  in-32,  xxvi-423,  de  la 
lettre  O  à  Z.  Le  P.  Reinech  est  encore  l'auteur  d'une 
encyclopédie  franciscaine,  intitulée  Sapienlia  francis- 
cana,  en  6  volumes  ;  dont  le  premier,  Solon  franciscanusr 
Inspruek,  1650,  2  vol.  in-16,  300  et  366  p.,  relate  les 
vies  des  franciscains  dispersés  par  le  monde  entier, 
principalement  de  ceux  qui  ont  évangélisé  les  Indes 
orientales  et  occidentales;  le  deuxième,  Bias  francis- 
canus, ibid.,  1650,  donne  les  vies  des  papes  qui  ont 
appartenu  à  l'ordre  des  mineurs;  le  troisième,  Chilon 
franciscanus,  celles  des  empereurs,  principalement  de 
la  maison  d'Autriche,  qui  ont  eu  des  relations  avec  les 
franciscains;  le  quatrième,  Cleobulus  franciscanus, 
ibid.,  1651,  in-32,  xxxiv-441  p.,  celles  des  rois,  reines, 
et  princes  royaux  de  France  et  d'Espagne,  qui  ont 
fait  partie  de  l'un  des  trois  ordres  de  saint  François;  le 
cinquième  celles  des  autres  rois,  reines  et  princes  fran- 
ciscains; le  sixième  démontre  la  conformité  entre 
l'ordre  franciscain  et  l'Église  catholique.  D'après 
J.-H.  Sbaralea,  le  P.  Reinech  aurait  encore  écrit  l'his- 
toire delà  province  des  mineurs  réformés  du  Tyrol,  qui 
commence  :  Quod  ante  paucos  annos  et  qui  de  son  temps 
était  conservée  dans  les  archives  de  l'ordre  à  Madrid. 

J.-H.  Sbaralea,  Supplementum  ad  scriplores  ord.  min<- 
rum.  t.  i.  Home,  1908,  p.  251  ;  Marcellino  da  Givezza,  Saggio 
di  bibliografla  geografica,  slorica,  etnografica  sanirancescana, 
I'rato,  1879,  p.  489. 

A.  Teetaert. 

REINHARD  DE  LINZ,  frère  mineur  capu- 
cin de  l'ancienne  province  de  l'Autriche  antérieure.  Né 
à  Linzversl642,il  se  distingua  par  son  esprit  de  travail^ 
malgré  son  état  de  santé  très  précaire.  Il  mourut  le 
15  août  1707.  Il  est  l'auteur  d'un  nombre  considérable 
d'ouvrages  :  Hochheilige  Teutsche  Theologia,  das  ist 
Doppelle  Himmels-Lailer  vcrmillelsl  deren  Spriisseln, 
nemlich  der  Krealuren  und  Vollkommenheilen  des 
Schopfers  lieilsame  Betrachlung  zur  hbchslnutzlichen  und 
nolwendigen  Erkannlnuss  und  edlen  Liebe  Gotles  Seelen- 
erbaulichst  zu  gelangen,  2  vol.  in-8°,  xxiv-750  et  vm- 
944-30  p.,  s.  1.,  1692-1693;  Jaiirmarkt  des  Himmels, 
Linz,  1091,  in-8°,  490  p.;  Diamanlener  Hauplschlùssel 
zu  allen  Gnadenkaslcn  des  Himmels  und  zum  giittlichen 
Herzen  ist  das  hl.  Ave  Maria,  Linz,  1691,  in-8°,  990  p.; 
Verrathung  oder  Andeutung  einer  trefflich  guler  Gele- 
genheit,  mit  geringen  Koslen,  in  besler  Gesellscliaft  und 
Begleitung,  sicher  und  giviss,  ohnc  Fegfeur,  oline  An- 
stoss  und  Hinderung,  in  Himmel  zu  faliren.  Das  isl  : 
Fin  himmlisches  Frey-Schiff,  Steyr,  1694,  in-8°,  xxxn- 
880  p.;  Ein  Gott  dem  Valer  allzeit  liebsles...  Mémorial 
in  <las  hl.  Vaicr  Unser,  Vienne,  1695,  in-8°,  xiv-359- 
10  p.;  Meditationes  de  passione  Domini,  Linz,  1696, 
in-16,  xnx  134  p.;  Der  Gotl-begierigen,  suchenden  und 
liebenden  Série  ihrem  Jesu  :u  Ehren  bcij  seiner  H.  Ad- 
venls-Zeil,  vermoge  der  Liebe  erbaucles  ganlz  guldenes 


2133 


REINHARD    DE    LINZ 


REITHMAYR 


2134 


Hauss,  und  aller  angenehmste  Wohnung,  s.  1.,  1697, 
2  vol.  in-8°,  xxn-558  et  550  p.  ;  Reich  versehen.es  Seelen- 
Magazin,  s.  1.,  1697,  in-8°,  434  p.;  Raicher  und  kosl- 
bahrer  Seelen-Speis-Kasten,  Steyr,  1700,  in-8°,  750  p.; 
Zehentàlige  Erspieglung  und  Untersuchung  unseres 
Lebens  oder  Erneuerung  des  Geisles,  in  welcher  die 
Gollliebende  Seel  durch  zehen-lâtige  Einsambkeit  oder 
Geisls-Versamblung  in  dem  dreyfachen  Spiegel  der 
Reinigung,  der  Erleuchtung  und  der  Vereinbarung  mit 
Golt  sich  kan  ersehen,  wie  sie  bey  Gott  und  wie  es  mit 
ihrer  Seeligkeit  stehe,  die  Fûhler  verbessere,  die  Tugen- 
den  pflanlze  und  also  ihrer  ewigen  Seeligkeit  invigilire 
und  in  môgliche  Sicherheit  slelle  und  seize,  "Vienne,  1702, 
in-8°,  xxiv-552  p.  (on  allègue  aussi,  mais  peut-être  à 
tort,  des  éditions  de  Vienne,  1700,  1701  et  1703). 
Bernard  de  Bologne  cite  encore  les  ouvrages  suivants 
composés  en  allemand  :  Nova  schola  cœleslis  communi- 
cantium  seu  instruclio  quomodo  quis  prœparetur,  sumat 
et  gratias  reddat  in  s.  communione,  Linz,  1686:  Brevis 
prœparatio  pro  die  nalivitatis  D.N.J.C.,  Vienne,  1697. 
Bernard  de  Bologne,  Biblinlht ru  scriptorum  ord.  min. 
capuccinorum,  Venise,  17  !■",  p.  222. 

A.  Teetakrt. 

REITHMAYR  (Ulric  de  Gabling),  frère  mi- 
neur capucin.  Né  à  Gabling,  près  d'Augsbourg, 
le  22  février  1722,  il  entra  chez  les  capucins  de  la  pro- 
vince de  Tyrol  le  14  septembre  1741.  Après  l'achè- 
vement de  ses  études,  il  enseigna  d'abord  la  philo- 
sophie et  la  théologie  à  Salzbourg  jusqu'en  1759  et 
s'adonna  ensuite  à  la  prédication.  De  1768  à  1795- 
1796,  il  exerça  la  charge  d'aumônier  militaire  des 
troupes  allemandes  qui  résidaient  en  Sardaigne.  A  son 
retour  il  fut  incorporé  dans  la  custodie  Souabo-Pala- 
tine  ou  de  l' Immaculée-Conception,  à  laquelle  la  pro- 
vince de  Tyrol  avait  dû  céder  en  1782  quelques  cou- 
vents. Voir  Calliste  de  Geispolsheim,  De  ortu  et  pro- 
gressu  provinciarum  ord.  min.  capuccinorum,  dans 
Collectanea  franciscana,  t.  v,  1935,  p.  198.  Il  mourut 
à  Augsbourg  le  30  septembre  1800. 

Il  est  l'auteur  de  nombreux  ouvrages,  dont  quel- 
ques-uns témoignent  de  connaissances  philosophiques 
et  théologiques  étendues.  Ainsi  on  lui  doit  Miracula 
fidei  divinœ  quœ  Deus  in  quolibet  christiano,  qui  ex 
fide  vivil,  quolidie  operalur,  2  vol.  in-8°,  xvni-131-3  et 
vi-146-3  p.,  Verceil  1771  ou  Mirabilia  fidei  divinœ, 
quse  Deus  velut  loi  miracula  in  quolibet  christiano,  qui 
ex  fide  vivil,  quolidie  operalur,  2e  éd.,  2  vol.  in-8°  de 
318-16  et  332-22  p.,  Turin,  1773.  L'auteur  veut  mon- 
trer comment  les  fidèles  peuvent  acquérir  et  augmen- 
ter en  eux  la  vie  divine.  A  cet  efïet,  il  expose  l'admi- 
rable essence  de  la  foi  et  ses  merveilleuses  opérations. 
De  là  deux  parties  intitulées  :  De  admirabili  essenlia 
fidei  divinœ  et  De  fidei  divinœ  mirifica  operalione.  Le 
P.  Ulric  démontre  que  l'admirable  essence  de  la  foi  et  sa 
merveilleuse  opération  ne  se  trouvent  que  dans  l'Église 
catholique.  Il  prouve  l'inanité  du  matérialisme,  du 
libertinisme,  du  calvinisme,  du  luthéranisme.  Il  y  a 
ensuite  l'ouvrage  philosophique  :  Imago  Dei  sive  anima 
ralionalis  ad  expressionem  ralionis  œternœ  facta,  lectori 
benevolo  ad  jucundum  inluilum  et  libertino  philosopho 
ad  salulare  documenlum  exhibetur,  Verceil,  1772,  in-8°, 
xvi-122-6  p.;  2»  éd.,  Cagliari,  1777,  in-8°,  xn-149-8  p. 
avec  le  titre  un  peu  diiïérent  :  Imago  Dei  immorlalis 
anima  ralionalis  ad  expressionem  œternœ  ralionis  facta 
evidenter  spirilualis  et  evidenter  immorlalis  omni  ho- 
mini  demonslratur.  Cet  ouvrage  présente  un  intérêt 
spécial  à  cause  de  la  théorie  de  la  connaissance,  qui  y 
est  exposée  et  par  laquelle  le  P.  Ulric  se  rattache  au 
courant  philosophique  de  Valérien  Magni  (f  1661), 
capucin,  dont  les  ouvrages  ont  attiré  son  attention  sur 
l'illumination  de  l'intelligence  par  Dieu,  le  sol  intelli- 
gentiœ  et  le  lumen  ou  la  lux  mentium,  et  de  Juvénal 
de  Nonsberg,  autre  capucin  de  la  même  tendance,  dont 

DICT.    DE  THÉOL.    CATHOL. 


l'ouvrage  Solis  inlelligentiœ...  lumen  indeficiens  et 
inextinguibile,  Augsbourg,  1688,  a  exercé  une  grande 
influence  sur  le  P.  Ulric.  Comme  eux  celui-ci  enseigne 
que  l'âme  est  l'image  vivante  de  la  lux  mentium  ou  de 
Dieu  et  que  la  nature  humaine,  en  tant  qu'elle  est 
l'image  de  la  lux  mentium  est  le  médium  cognoscitivum. 
Ensuite  quand  l'âme  est  parvenue  à  se  connaître  comme 
l'image  naturelle  et  vivante  de  Dieu,  il  s'établit  entre 
l'âme  et  Dieu  une  union  plus  stable  par  l'intelligence 
et  la  volonté;  et  cette  union  constitue  la  fin  de  toute 
véritable  philosophie.  Ainsi  le  P.  Ulric  s'efforce  de 
montrer  dans  cet  ouvrage  que  V  imago  Dei  immorlalis 
anima  ralionalis  exprimit  rationem  œlernam  :  1.  sim- 
plici  percepiione;  2.  infallibili  enuncialione;  3.  immu- 
labili  illatione;  ex  quo  simpliciter  inlelligitur,  infallibi- 
liler  judicalur  et  immutabililer  infertur.  Ce  sont  d'ail- 
leurs les  trois  parties  de  ce  traité.  Ayant  démontré  que 
l'âme  raisonnable  est  l'image  immortelle  et  vraie  de 
Dieu  et  l'expression  vivante  de  la  raison  éternelle,  le 
P.  Ulric  conclut  :  Ergo  anima  rationalis  est  evidenter 
spiritualis  et  evidenter  immorlalis.  La  fonction  la  plus 
élevée  de  l'âme,  image  de  Dieu,  est  immorlalem  Deum 
reprœsentare  ad  vivum,  1.  res  universas  in  sua  œterna 
ralione  simpliciter  definiendo;  2.  simpliciter  definitas 
secundum  œlernam  rationem  infallibiliter  dijudicando; 
3.  infallibiliter  dijudicatas  per  œlernam  rationem 
immutabililer  demonslrando.  Par  ce  genre  de  vie  toute 
spirituelle  et  immortelle,  qui  est  commune  à  Dieu,  aux 
anges  et  aux  hommes  et  qui  touche  en  quelque  sorte 
au  divin  :  1.  philosophia  christiana  solemni  principio 
inslauralur;  2.  anima  rationalis  miro  scientiarum  splen- 
dore  illustralur;  3.  impia  mater ialistarum  secta  irrevo- 
cabili  sententia  condemnalur.  Dans  l'exemplaire  de 
l'édition  de  1772  que  nous  avons  eu  en  mains,  il  y  a 
à  la  fin  une  Reflexio  critica  universilali  philosophicœ 
seu  peroratio  operis,  que  nous  n'avons  pas  trouvée  dans 
l'exemplaire  consulté  de  l'édition  de  1777.  Mais  ce 
dernier  avait  un  appendice  :  Infallibile  veritalis  fidei 
et  ralionis  critérium,  qui  manque  dans  la  première 
édition.  D'après  l'exposé,  le  critère  infaillible  de  la 
foi  et  de  la  raison  est  l'autorité  infaillible  de  Dieu. 

On  a  encore  du  P.  Ulric  :  W issenschafl  des  lleils, 
durch  Erkanntniss  der  Glaubenswahrheit,  von  jedem 
Menschen  nothirendig  zu  erlernen,  in  kurzen  Fragen, 
und  grùndlichen  Anlworlen,  zu  allgemeinem  Heils-und 
Seelen-Nutzen  soirohl  der  Herren  Lulheraner,  Calvinis- 
ten  und  Freydenkern  als  der  Katholiken  vorgelragen, 
Turin-Constance-Augsbourg,  1773,  in-8°,  28-36  p.; 
Gùnzbourg,  1780,  in-8°,  217-7  p.  —  Anbelung  Colles 
im  Geist  und  in  der  Wahrheit,  von  dem  Lehrmeisler  aller 
IJeiligkeit  (^hrislo  Jesu  dem  Samaritanischen  Weib,  und 
in  dieser  einer  jeden  christlichen  Seele  gelehret,  Gùnz- 
bourg, 1774;  ibid.,  1780,  in-8°,404-4  p.  —  Vila  œterna 
in  morte  ad  omnium  mortalium  immortale  et  in  vita  et 
in  morte  solatium  demonslratur,  Verceil,  1779,  in-8", 
xvi-264  p.,  divisé  en  deux  parties,  dont  la  première 
traite  de  la  mort  mystique;  la  seconde  de  la  mysté- 
rieuse vie  mystique,  qui  s'épanouit  dans  tous  ceux  qui 
sont  morts  aux  choses  de  la  terre.  —  Ostensio  spiritus 
et  virtutis  in  privato  sermone  et  publica  prœdicatione 
verbi  divini  ad  omnium  eorum  maximum  emolumenlum, 
qui  in  privato  sermone  et  in  publica  prœdicatione  spiri- 
tum  et  virtutem,  id  quod  maximopcre  debent,  suis  audi- 
loribus  ostendere  volunl,  exhibetur,  Verceil,  1780,  in-8°, 
xn-107  p.  —  Melior  morienles  juvandi  modus  in  sub- 
sidium  eorum  qui  moribundis  assistunt,  traduit  de 
l'allemand  en  latin,  3e  éd.,  Verceil,  1784,  in-16, 
x-61  p.  —  Psallens  inler  cœliles  capuccinus,  aut  quivis 
alius  ecclesiaslicus,  quem  auclor  eucharisticus  delinea- 
vil,  Gùnzbourg,  1789,  in-16,  139  p.  —  Der  slarke  Geist 
des  vollkonunensten  Wesens  lehret  und  vertheidiget  seine 
gôllliche  Religion  und  bestreitet,  besieget,  bezwinget  die 
ganze    Well.   In  Hilf  und   Trost  aller    Gelchrlcn  und 


T.  —XIII. 


68. 


2135 


RKITHMAYK    —    RELATIONS    DIVINES 


2136 


Ungelehrien,  Rechtglaubigen,  Irrglaubigen,  Unglaubi- 
gen,  Gûnzbourg,  1 794,  in-8°,  xx i v-i 96  p.  — Der  mâchlige 
Geisl  des  Schôpfcrs  und  Frlôsers  lehret  und  zeiget 
augensclieinlich  dar  das  edelsle  Wesen  und  Wirkcn  des 
vernùnfligen  Menschen  und  ùberzeugt  die  ganze  Well, 
Gunzbourg,  1795,  in-8°,  190  p. 

Le  P.  Ulric  est  encore  l'auteur  de  quelques  vies  de 
saints  :  Der  im  Reiche  Gollcs  grosser  Ehre  und  vieler 
Liebe  werthe  Diener  Gottes  P.  Laurenlius  von  Brundus, 
des  h.  Francisci  Ordens  der  mindern  Bruder  der  Kapu- 
ciner  General,  deutscher  Provinzen  Stifler  und  Provin- 
zial  nach  Form  der  rômischcn  Processschri/len  abgezeich- 
net,  Gunzbourg,  1783,  in-16,  vni-247  p.;  Vila  P.  Fr. 
Richardi  a  Derlona,  capuccini,  qui  pie  in  Domino  obiil 
Alexandriœ  die  28  augusti  anno  a  Virginis  parlu  1783, 
Verceil,  1784,  in-16,  78  p.  —  Grundfesle  Wahrlieil  des 
Lebens  und  Ordens  des  heiligen  Franziskus  von  Assis, 
vorgeslclll  der  Well  zum  Nulzen,  traduction  faite  sur 
la  version  italienne  par  Alois  de  Missalia,  frère 
mineur  de  l'observance,  de  l'ouvrage  original  français 
deCandide  Chalippe,  O.  F.  M.,  Gunzbourg,  1786,in-8°, 
xvi-137  p.,  avec  un  appendice  de  20  p.  sur  l'authen- 
ticité de  l'indulgence  de  la  Portioncule  d'après  le  traité 
composé  par  le  P.  Gothard  Weber  (1734-1803),  pro- 
vincial des  capucins  de  Suisse,  et  imprimé  à  Einsie- 
deln,  en  1784,  contre  un  certain  M.  G.,  qui  en  1781 
avait  écrit  contre  l'indulgence  de  la  Portioncule.  — 
Auszug  der  Tugend-und  Wundcrgeschichle  des  seligen 
Bruders  Bernhard  von  Offida  des  heiligen  Francisci  Ka- 
puciner-Ordens,  aus  den  aposlolischen  Processschrifien, 
welsch  gesammell  von  P.  Félix  von  Brigiano,  traduit  en 
allemand,  Augsbourg,  1796,  in-8°,  86  p.  —  Neun  Lob- 
Ehr-und  Sitlcnrcden  bey  achllâgiger  Feijerlichke.it  der 
Heiligsprechung  des  heiligen  Bruders  Séraphin  von 
Granario,  Gûnzbourg,  1768,  in-8°,  vin-157  p. 

Jean-Marie  de  Katisbonne,  Appendix  ad  Bibliotliccam 
scriplorum  ont.  min.  capuccinorum,  Home,  1852,  p.  38; 
\.  Hohenog'4er,  Gescbiehle  der  Tirolischen  Kai>iiz:ner-Or- 
densproninz  (1593-1893),  t.  i,  Inspruck,  1913,  p.  559,  683 
et  TMi;  C.  Ncuner,  Literarische  T&tigkeit  in  der  Nordtiroler 
Kapuzinerprnninz.  Bio-bibliographische  Nolizen,  Inspruck, 
1(120,  p.  140-141;  St.  Grilnewald,  Franziskanische  Mrjstik. 
Vrrsncli  zu  cinrr  Darslellung  mil  besonderer  Berûcksichti- 
gnng  dos  hl.  Bonaventura,  Munich,  1932,  p.  136:  sur  la 
philosophie  de  l'illumination  de  l'école  do  Valérien  Magni, 
dont  le  I'.  t'iric  fit  partie,  voir  Agustin  de  Corniero, 
Capuehimos  precupsores  del  P.  Bartolomé  Barberis  en  el 
estndio  de  S.  Buenanentura.  P.  Valeriano  Magni  de  Milan 
(M86-1611  ),  dans  Colleclanea  franciscana,  t.  in,  10.'{.'5, 
p.  67-80,  209-228,  .'H7-:5S5,  518-570,  surtour  557-570. 

A.  Teetaert. 

RELATIONS  DIVINES.  —  Il  est  néces- 
saire, avant  tout,  de  délimiter  l'objet  de  cet  article.  Il 
serait  possible,  en  effet,  de  rapporter  à  la  question  des 
relations  divines  l'exposé  dogmatique  tout  entier  du 
mystère  de  la  Trinité.  Cet  exposé  sera  fait  à  l'article 
Trinité.  On  ne  pi-ut  dune  ici  qu'envisager  la  systéma- 
tisation scolastique  de  la  doctrine  philosophique  de  la 
relation,  appliquée  au  dogme  révélé,  systématisation 
d'où  il  résulte  que  le  dogme  des  trois  personnes  en  une 
seule  nature  n'est  pas  contraire  à  la  raison.  Une  fois 
donc  sa  base  dogmatique  établie,  cet  article  sera  un 
exposé  de  spéculation  théologique  :  ce  qui  ne  veut  pas 
dire,  est-il  besoin  de  le  rappeler,  un  exposé  d'opinions 
toujours  libres  et  discutables. 

On  dira  comment  la  théologie  :  1"  S'appuie  sur  le 
dogme  des  relations  divines.  — -2"  Eu  déduit  l'existence 
en  Dieu  de  relations  réelles  subsistantes,  col.  2141. — 
3°  Conçoit  les  rapports  de  ces  relations  avec  l'essence, 
col.  2145.  —  4°  Conçoit  leurs  rapports  avec  les 
personnes  (col.  2149).  Notre  conclusion  sera  celle 
qu'on  a  déjà  laissé  pressentir  :  le  dogme  de  la  Trinité 
ne  présente  pas  de  contradiction  avec  les  exigences 
légitimes  de  la  raison. 


I.  Fondement  dogmatique  :  les  relations  di- 
vines. — ■  1°  L' Écriture  sainte.  —  On  aurait  tort  de 
considérer  la  doctrine  des  relations  divines  comme 
n'appartenant  pas  au  donné  révélé.  Sans  doute,  comme 
on  le  dira  incessamment,  le  terme  lui-même  de  relation, 
oxéoiç,  n'a  fait  son  apparition  qu'au  ive  siècle,  dans  la 
théologie  grecque,  qui  l'a  elle-même  emprunté  à  la 
théorie  aristotélicienne  des  catégories.  Mais  la  chose 
désignée  par  ce  terme  est  formellement  et  explici- 
tement contenue  dans  la  sainte  Écriture. 

Tout  d'abord,  d'après  l'Écriture,  les  noms  de  Père 
et  de  Fils  expriment  en  Dieu  la  raison  même  d'être  de 
la  première  et  de  la  seconde  personne  de  la  Trinité  :  ce 
sont  des  noms  propres  et  pas  seulement  appropriés. 
Voir  Noms  divins,  t.  xi,  col.  790.  Ils  expriment  donc 
en  Dieu  une  véritable  paternité,  une  véritable  filiation. 
Paternité  et  filiation  réelles  comportent  des  relations 
réelles  qui  sont  fondées,  non  seulement  dans  la  consi- 
dération de  notre  intelligence,  mais  dans  la  nature 
même  des  choses.  II  est  donc  nécessaire  de  placer  en 
Dieu  des  relations  réelles.  Le  nom  d'Esprit-Saint 
n'étant  qu'un  nom  approprié  ne  peut  fournir  de  base 
suffisante  à  l'argumentation. 

Ensuite,  d'après  l'Écriture,  nous  devons  placer  en 
Dieu  deux  processions  réelles,  la  procession  du  Verbe 
ou  Fils,  la  procession  du  Saint-Esprit.  Voir  Proces- 
sions divines,  t.  xiii,  col.  649,  650.  Or,  l'existence 
de  ces  deux  processions  naturelles  et  réelles  en  Dieu 
implique  une  mutuelle  relation  entre  le  principe  et  le 
terme  de  la  procession.  Ici,  l'argument  vaut  pour 
l'Esprit-Saint  par  rapport  à  son  principe  de  procession, 
comme  il  vaut  pour  le  Fils  par  rapport  au  Père  :  «  Le 
Fils,  parce  qu'il  tire  son  origine  du  Père,  doit  avoir 
une  relation  réelle  avec  lui;  le  Saint-Esprit,  parce  qu'il 
tire  son  origine  du  Père  et  du  Fils  à  la  fois,  doit  avoir 
une  relation  réelle  avec  tous  les  deux.  A  son  tour,  le 
Père,  parce  qu'il  a  une  nature  identique  avec  le  Fils, 
ne  peut  pas  ne  pas  avoir  une  relation  réelle  avec  lui; 
le  Père  et  le  Fils,  trouvant  leur  unique  nature  dans  le 
Saint-Esprit,  ont  aussi  avec  lui  un  rapport  nécessaire, 
qui  est  un  lien  d'amour.  »  Hugon,  Le  mystère  de  la 
Très  Sainte  Trinité,  Paris,  1921,  p.  336. 

2°  L'enseignement  des  Pères.  — - 1.  Les  Pères  grecs.  — - 
La  théorie  de  la  relation  fut  empruntée  à  Aristote  par 
les  Pères  cappadociens  pour  résoudre  les  difficultés 
opposées  par  les  eunomiens  à  l'ô;a.oo'jo'.oç  de  Nicée.  Il 
convient  de  remarquer  que,  ce  faisant,  les  Pères  se 
plaçaient  sur  le  terrain  philosophique  même  qif'a- 
vaient  adopté  les  hérétiques  pour  nier  la  doctrine 
catholique.  Voir  Anoméens,  t.  i,  col.  1324.  Il  s'agissait 
de  montrer  que,  même  en  adoptant  les  catégories 
d' Aristote,  il  était  possible,  il  était  même  logique  de 
montrer  que  le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  tout  en  étant 
aussi  parfaits  que  le  Père,  s'en  distinguaient  réelle- 
ment, précisément  en  raison  de  leur  rapport  au  Père. 

Déjà,  dans  saint  Basile,  on  trouve  une  esquisse  de  la 
théorie  de  la  relation  appliquée  au  mystère  de  la  Tri- 
nité. Dans  l'épitre  xxxvm  (ad  Gregorium  fralrem), 
n.  4,  il  marque  bien  l'identité  des  trois  personnes  quant 
à  la  nature,  leur  distinction  quant  à  leur  origine.  C'est 
ainsi  qu'en  saisissant  le  Père,  par  le  fait  qu'il  ne  pro- 
vient d'aucun  principe,  o  tov  Ilaxspa  vorjaxç  aùrov  ts 
èç'  éacuTOÛ  svôïjoô,  on  saisit  simultanément  le  Fils, 
xal  tov  riov  r?j  àixvoîa  a'j;i.7ry.ps^s^a-o.  Et,  en  saisis- 
sant le  Fils,  on  n'en  peut  séparer  l'Esprit,  mais  par 
voie  de  conséquence  et  d'ordre  (d'origine),  àXX'àxo- 
XouOoç  txèv  jca-ri  ty)v  -riÇiv.  Et,  plus  loin,  n.  7,  Basile 
conclut  que  «  celui  qui  parle  du  Fils  pense  au  Père,  car 
cette  expression  indique  le  Père  d'une  façon  relative 
a/STixcoç».  P.  G.,  1.  xxxii.  col.  329,  332.  Cf.  Epist., 
ccxxxvi,  n.  (i,  col.  88  1.  Ces  rapports  d'une  personne  à 
l'autre  sont  comme  des  signes,  des  propriétés,  qui, 
considérés  dans  la  substance,  permettent  d'éviter  les 


2137 


RELATIONS    DIVINES.    DONNÉES    DOGMATIQUES 


2138 


doctrines  impics.  La  divinité  est  commune;  les  pro- 
priétés sont  la  paternité  et  la  filiation  et  c'est  de  l'assem- 
blage des  deux,  de  ce  qui  est  commun  et  de  ce  qui 
est  propre,  que  nous  arrivons  à  l'intelligence  de  la 
vérité.  Contra  Eunomium,  1.  II,  n.  28,  P.  G.,  t.  xxix, 
col.  637  BC. 

Mais  saint  Grégoire  de  Nazianze  est  plus  net.  Avec 
Basile,  il  affirme  que  le  Père,  le  Fils  et  l'Esprit-Saint 
ont  en  commun  la  divinité  et  qu'ils  n'ont  pas  été  créés. 
Mais  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  ont  leur  origine  du  Père; 
la  propriété  du  Père  est  qu'il  soit  inengendré;  celle  du 
Fils  qu'il  soit  engendré;  celle  de  l'Esprit-Saint  qu'il 
procède.  Epist.,  xxv,  n.  16,  P.  G.,  t.  xxxv,  col.  1221. 
Expressément,  il  déclare  que  «  Père  n'est  pas  un  nom 
qui  désigne  l'essence  ou  l'action;  c'est  un  nom  qui 
indique  la  relation  que  le  Père  possède  à  l'égard  du 
Fils  ou  le  Fils  à  l'égard  du  Père  :  Oûre  oùaîaç  6voji.a  ô 
ïloLT-qp,  ouït  èvspyeîotç,  a'/éaeoiç  Se  xsl  -roû  ttwç  éxzl  7tpôç 
tôv  Yîôv  6  Ila-rrçp  ■rç  ô  Yîôç  Ttpôç  tov  LTaTspa.  Orat., 
xxix  (theol.  ni),  n.  16,  P.  G.,  t.  xxxvi,  col.  96  A. 
L'Oratio  xxxi  (theol.  v)  semble  avoir  pressenti  les 
formules  de  la  scolastique  :  «  Que  manque-t-il  donc  au 
Saint-Esprit,  disent-ils  (les  eunomiens)  pour  qu'il  soit 
le  Fils?  Car  si  quelque  chose  ne  lui  manquait  pas,  il 
serait  le  Fils.  Nous  déclarons  qu'il  ne  lui  manque  rien  : 
car  à  Dieu  rien  ne  manque.  Mais  la  différence  de  leur 
manifestation,  pour  ainsi  parler,  et  de  leur  mutuelle 
relation  a  fait  qu'ils  doivent  être  différemment  nom- 
més. Car  il  ne  manque  rien  au  Fils  pour  qu'il  soit  le 
Père  (la  filiation  n'est  pas  un  défaut),  et  il  n'est  pas  le 
Père  pour  autant.  Pour  le  même  motif,  il  faudrait  dire 
qu'il  manque  quelque  chose  au  Père  pour  qu'il  soit 
le  Fils,  et  cependant  il  n'est  pas  le  Fils...  C'est  parce 
que  l'un  est  inengendré,  l'autre  engendré,  le  troisième 
procédant  qu'il  en  résulte  que  le  Père  est  un  autre,  un 
autre  le  Fils,  un  autre  le  Saint-Esprit  et  qu'ainsi  la 
distinction  sans  confusion  des  trois  personnes  est 
conservée  dans  l'unité  de  nature  et  de  perfection..., n.  9, 
P.  G.,  t.  xxxvi,  col.  141  C.  Cf.  n.  14,  col.  148  D-149  A; 
Orat.,  xxxix,  n.  12,  col.  345-348. 

Le  traducteur  latin  de  la  confession  d'Acace  de 
Bérée  écrit  :  Modus  subsislenliœ,  seu  nomen,  est  habi- 
tus,  non  autem  subslantiœ  simpliciter  signi/icatio.  Et 
sans  aucun  doute  le  mot  habitus  traduit  ici  le  terme 
grec  axstnç,  habitude,  relation,  rapport.  Cf.  P.  G., 
t.  xciv,  col.  838,  note  33. 

Saint  Grégoire  de  Nysse  adopte  les  mêmes  raison- 
nements pour  démontrer  que  la  pluralité  des  personnes 
ne  nuit  pas  à  l'unité  de  la  nature  :  «  Si  nous  confessons 
la  nature  en  Dieu  sans  variation,  nous  ne  nions  pas  la 
différence  de  la  cause  et  du  causé,  et  c'est  en  cela  seul 
que  nous  saisissons  que  l'un  se  distingue  de  l'autre, 
parce  que  l'un  est  cru  être  cause,  l'autre  provenant  de 
cette  cause.  •  Quod  non  sint  1res  dii,  ad  Ablabium,  P.  G., 
t.  xlv,  col.  133.  Cf.  De  comm.  notion,,  ibid.,  col.  180. 

Saint  Athanase  lui-même  avait  exposé  que  «  le  mot 
Père  se  rapporte  à  Fils...;  qui  appelle  Dieu  le  Père, 
conçoit  aussitôt  et  reconnaît  Dieu  le  Fils  ».Oral.  contra 
arianos,  n.  23,  P.  G.,  t.  xxvi,  col.  79. 

On  lira  également  Didyme  l'Aveugle,  De  Spiritu 
Sanclo,  n.  37,  commentant  Joa.,  xvi,  15,  P.  G., 
t.  xxxix,  col.  1065  C:  S.  Kpiphane,  Ancoralus,  n.  8, 
P.  G.,  t.  xliii,  col.  29;  S.  Cyrille  d'Alexandrie,  Thé- 
saurus, assert.  11,  P.  G.,t.Lxxv,  col.  141  C,  et  surtout 
De  sancta  et  consubslantiali  Trinilate  dialogi,  dial.  iv, 
où  il  parle  expressément  des  noms  divins  relatifs,  zà 
7rpoç  Tt  ttôjç  s}(ovt*  twv  ôvofxcicTcov  :  «  Père  est  un  nom 
relatif  et  Fils  aussi...  Qui  nie  le  Père,  nie  le  Fils.  C'est 
juste,  car  si  le  Père  n'existe  pas  parce  qu'il  a  naturel- 
lement engendré,  si  le  Fils  n'est  pas  en  tant  qu'engen- 
dré, il  n'y  aura  plus  de  Père.  »  P.  G.,  t.  lxxv,  col.  868. 

Saint  Jean  Damascène  résume  et  explique  toute 
cette  tradition  grecque  dans  De  jide  orlhodoxa,  1.   1, 


c.  vm,  P.  G.,  t.  xciv,  col.  816-828,  et  surtout  c.  x  : 
«  Tous  ces  noms  (absolus)  s'appliquent  à  toute  la  divi- 
nité d'une  façon  commune  (aux  trois  personnes); 
...mais  les  noms  de  Père,  de  Fils  et  d'Esprit-Saint,  de 
cause  et  de  causé,  d'inengendré  et  d'engendré  et  de 
procédant  désignent  des  personnes  distinctes;  car  des 
noms  de  cette  sorte  ne  désignent  pas  l'essence,  mais  la 
relation  réciproque  et  le  mode  d'existence,  axtva  oôx 
oùaîaç  elai  StjXojtixoc,  àXXà  TÏjç  7ipôç  oîXXrjXa  axsaecûç, 
xal  toù  TÎj;  ûnrâpÇscoç  rpÔTrou.  P.  G.,  t.  xciv,  col.  837; 
cf.  1.  III,  c.  v,  col.  1000. 

2.  Les  Pères  latins.  —  Saint  Hilaire,  qui  a  subi  l'in- 
fluence des  Grecs,  s'exprime  à  peu  près  dans  les  mêmes 
termes  que  Grégoire  de  Nazianze  :  «  La  foi  apostolique 
ne  reconnaît  pas  deux  dieux,  pas  plus  qu'elle  ne  recon- 
naît deux  Pères  ou  deux  Fils.  En  confessant  le  Père, 
elle  a  confessé  le  Fils;  en  croyant  au  Fils  elle  a  cru  au 
Père,  car  le  nom  de  Père  appelle  en  soi  le  nom  de  Fils... 
Mais  elle  n'accorde  pas  à  chacun  une  nature  diverse... 
Pour  pouvoir  prêcher  deux  dieux,  ou  n'admettre  qu'un 
seul(une  seule  personne), il  faudrait  rayerdel'Évangile 
la  profession  que  le  Fils  fait  de  lui-même  :  Je  suis  dans 
le  Père  et  le  Père  est  en  moi  (Joa.,  x,  38).  Il  ne  faut 
pas  chercher  à  mettre  diverses  natures  en  raison  de  la 
propriété  qui  appartient  à  une  unique  nature  et  la 
vérité  d'un  Dieu  de  Dieu  ne  fait  pas  deux  dieux  et  la 
naissance  d'un  Dieu  (la  génération  du  Fils)  ne  peut 
s'accommoder  de  la  singularité  (de  personne)  en  Dieu; 
ils  sont  un  seul  (Dieu)  ceux  qui  s'opposent  entre  eux 
(en  Dieu).  Et  ils  s'opposent,  parce  que  l'un  procède 
de  l'autre  :  Nec  non  unum  sunt  qui  invicem  sunt. 
Invicem  aulem  sunt,  cum  unus  ex  uno  est.  De  Trinilate, 
1.  VII,  c.  v,  n.  31,  P.  L.,  t.  x,  col.  226  AB.  Cf.  Traclalus 
super  psalmos,  In  ps.  CXXZVIII,  n.  17,  t.  ix,  col.  801. 
Saint  Ambroise,  De  fide,  1.  I,  c.  il,  n.  16,  P.  L.,  t.  xvi 
(éd.  184.")),  col.  532  C,  parle  dans  le  même  sens. 

Saint  Augustin  est  revenu  bien  souvent  sur  la  doc- 
trine de  la  relation  dans  l'exposé  du  mystère  de  la 
Trinité.  «  Père,  Fils  et  Saint-Esprit  ne  signifient  en 
Dieu  que  ce  par  quoi  les  personnes  se  réfèrent  l'une  à 
l'autre,  mais  non  la  substance  qui  fait  leur  unité,  his 
appellationibus  hoc  signi/icalur,  quo  ad  se  invicem  refe- 
runlur,  non  ipsa  subslanlia,  qua  unum  sunt.  Epist-, 
cc.xxxvin,  c.  ii,  n.  14;  c.  iv,  n.  24,  P.  L.,  t.  xxxiu, 
col.  1043,  1047.  Cf.  De  doctrina  chrisliana,  1.  I,  c.  v, 
n.  5,  t.  xxxiv,  col.  21;  De  civilale  Dei,  1.  XI,  c.  x, 
n.  1,  t.  xli.  col.  325.  Mais  c'est  tout  naturellement  dans 
le  De  Trinilate  qu'il  développera  ces  considérations  : 
les  théologiens  scolastiques  pourront  même  y  puiser 
leur  doctrine  de  la  relation  subsistante  :  «  Dans  les 
choses  créées  et  changeantes,  ce  qui  n'est  pas  affirmé 
de  la  substance  doit  nécessairement  être  conçu  comme 
un  accident...  Mais  en  Dieu,  on  ne  peut  rien  concevoir 
d'accidentel,  puisque  rien  en  lui  ne  peut  changer.  Et 
cependant  tout  ce  qui  est  dit  de  Dieu  ne  l'est  pas 
toujours  selon  la  substance.  On  nomme  selon  un  rap- 
port (dicitur  enim  ad  aliquid),  par  exemple,  le  Père 
par  rapport  au  Fils,  le  Fils  par  rapport  au  Père... 
Quoique  être  Père  se  distingue  d'être  Fils,  la  substance 
pourtant  (de  l'un  et  de  l'autre)  n'est  pas  distincte, 
parce  que  ces  termes  ne  se  rapportent  pas  à  la  sub- 
stance, mais  à  la  relation  (non  secundum  substanliam 
dicunlur,  sed  secundum  relalivum),  laquelle  toutefois 
n'est  pas  un  accident,  vu  que  rien  n'est  changeant 
dans  la  divinité.  »  L.  V,  c.  v,  n.  6;  cf.,  c.  xn,  n.  13; 
1.  VIII,  proœmium,  n.  1;  1.  IX,  c.  i,  n.  1,  P.  L., 
t.  xlii,  col.  914,  919,  946,  961. 

On  se  reportera  également  à  saint  Léon  le  Grand, 
Serm.,  lxxv,  c.  ni,  P.  L.,  t.  liv,  col.  401  ;  à  Gennade, 
Liber  ecclesiaslicorum  dogmalum,  c.  I,  P.  L.,  t.  Lvin, 
col.  979,  et  à  Fulgence  qui,  dans  ses  Responsiones 
contra  arianos,  reprend  la  doctrine  et  les  expressions 
mêmes  de  saint  Augustin  :  «  Père  et  Fils  sont  des  noms 


2139 


RELATIONS    DIVINES.    DONNÉES    DOGMATIQUES 


2140 


de  relation,  qui  ne  divisent  pas  la  substance  dans  celui 
qui  engendre  et  dans  celui  qui  est  engendré,  mais  si- 
gnifient une  seule  et  même  nature,  de  telle  sorte  que, 
l'un  nommé,  l'autre  est  évoqué  aussitôt.  »  P.  L., 
t.  lxv,  col.  205.  Cf.  Ad  Ferrandum,  col.  399. 

Il  faut  encore  citer  Boèce  :  «  C'est  dans  la  prédica- 
tion de  la  relation  en  Dieu  que  se  réalise  la  pluralité 
de  la  trinité;  mais  l'unité  est  conservée  en  tout  ce  qui 
est  commun,  substance,  opération  ou  tout  attribut 
absolu  (secundum  se).  Ainsi  donc,  la  substance  con- 
tient l'unité,  la  relation  multiplie  la  trinité.  »  De  uni- 
tate  Trinilalis,  c.  vi,  P.  L.,  t.  lxiv,  col.  1254. 

Une  formule  brève  et  saisissante  du  dogme  sera 
fournie  par  saint  Isidore  de  Séville  :  «  Dans  la  relation 
des  personnes,  la  Trinité;  dans  la  substance  de  la 
nature,  un  seul  Dieu,  qui  est  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint- 
Esprit.  »  Difjerentiœ,  1.  II,  diff.  2,  P.  L.,  t.  lxxxiii, 
col.  71. 

On  pourrait  invoquer  encore  l'autorité  d'Alcuin,  De 
fide  sanctissimœ  Trinilalis,  1.  I,  c.  m,  v,  P.  L.,  t.  ci, 
col.  16,  17;  de  saint  Anselme,  dans  son  livre  De  fuie 
Trinilalis  et  son  traité  De  processione  Spiritus  sancli 
contra  Grsecos,  P.  L.,t.  clviii,  col.  259  sq.  ;  285  sq.  ;  et 
de  saint  Bernard,  Episl.,  exc,  c.  m,  P.  L.,  t.  clxxxii, 
col.  10.(8.  Mais  nous  avons  déjà  dépassé  l'époque  où 
l'Église,  recueillant  l'enseignement  traditionnel  qui  lui 
vient  de  la  révélation  par  le  canal  des  Pères,  a  proposé 
le  dogme  des  relations  divines. 

3°  Les  conciles.  —  1.  Le  XIe  concile  de  Tolède.  Ce 
synode,  tenu  le  7  novembre  675,  a  été  déclaré  »  authen- 
tique »  par  Innocent  III,  dans  sa  lettre  à  Pierre  de 
Compostelle.  P.  L.,  t.  ccxiv,  col.  682.  Sans  lui  attri- 
buer une  autorité  comparable  au  concile  de  Car- 
thage  de  416  contre  les  pélagiens,  ou  au  IIe  concile 
d'Orange  contre  les  semipélagiens,  il  convient  cepen- 
dant de  s'y  référer,  parce  qu'il  exprime  la  foi  de  l'Église 
universelle.  Or,  il  présente  la  doctrine  de  la  relation 
comme  un  élément  de  la  croyance  au  mystère  de  la 
Trinité  :  «  C'est  dans  les  noms  relatifs  des  personnes 
que  le  Père  est  rapporté  au  Fils,  le  Fils  au  Père,  le 
Saint-Esprit  à  l'un  et  à  l'autre;  les  trois  personnes  ne 
sont  dites  que  relativement  l'une  à  l'autre,  mais  on 
ne  croit  qu'à  une  seule  nature  ou  substance...  C'est 
dans  la  relation  que  se  discerne  le  nombre  des  per- 
sonnes; dans  la  substance  même  de  la  divinité  ne  peut 
être  conçu  le  nombre  en  Dieu.  Le  nombre  ne  peut 
exister  que  dans  les  relations  des  personnes  les  unes 
aux  autres;  et  le  nombre  disparaît  dans  la  considé- 
ration de  ce  qu'elles  sont  en  soi.  »  Denz.-Bannw., 
n.  278,  280;  Cavallera,  Thésaurus,  n.  577,  579.  On 
retrouve  des  échos  de  cette  doctrine  dans  la  protes- 
tation du  XVe  concile  de  Tolède,  Denz.-Bannw., 
n.  294;  et  dans  la  profession  de  foi  du  XVIe  concile, 
id.,  n.  296;  Cav.,  n.  583,  584. 

2.  Le  IVe  concile  du  Latran  (1215).  —  Joachim  de 
Flore,  voir  t.  vin,  col.  1432,  en  exposant  contre  Pierre 
Lombard  ses  idées  sur  la  Trinité,  admettait  en  Dieu 
une  sorte  de  quaternité.  Il  concédait  que  le  Père,  le 
Fils  et  le  Saint-Esprit  sont  une  essence,  une  substance, 
une  nature,  mais  il  ne  considérait  pas  cette  unité 
comme  vraie  et  proprement  dite;  pour  lui,  c'est  une 
unité  simplement  collective  et  de  ressemblance  (collec- 
liva  et  similitudinaria),  compromettant  par  là  L'unité 
divine.  Sans  doute,  la  doctrine  de  la  relation  n'est  pas 
nommément  en  cause  dans  l'erreur  de  l'abbé  Joachim. 
Cependant,  au  fond,  c'est  la  question  des  relations  di- 
vines qui  est  à  la  base  de  la  controverse.  C'est  parce 
que  Joachim  de  Flore  cherche  ailleurs  que  dans  la 
relation,  c'est-à-dire  dans  quelque  chose  d'absolu,  la 
raison  de  la  distinction  des  personnes,  qu'il  en  arrive 
à  concevoir  une  sorte  de  quaternité  en  Dieu. 

Le  concile  rappelle  les  principes  traditionnels,  tout 
en  apportant  une  précision  qui  appuiera  la  conception 


de  la  relation  subsistante,  à  savoir  l'identité  des  per- 
sonnes, quant  à  leur  perfection,  avec  l'essence  ou  la 
substance  divine;  leur  distinction  entre  elles,  en  raison 
de  leurs  rapports  d'origine  :  «  Chacune  des  trois  per- 
sonnes est  cette  chose,  c'est-à-dire  la  substance,  l'es- 
sence ou  nature  divine,  qui  seule  est  le  principe  de 
toutes  choses,  principe  en  dehors  duquel  il  est  impos- 
sible d'en  trouver  un  autre;  mais  cette  chose  n'est  ni 
engendrant,  ni  engendrée,  ni  procédant;  c'est  le  Père 
qui  engendre,  le  Fils  qui  est  engendré,  le  Saint-Esprit 
qui  procède,  de  telle  sorte  que  les  distinctions  sont 
dans  les  personnes  et  l'unité  dans  la  nature.  »  Denz.- 
Bannw.,  n.  432;  Cav.,  n.  601. 

3.  Le  concile  de  Florence.  —  C'est  dans  le  Décret  pour 
les  jacobites  que  fut  promulguée  authentiquement  la 
doctrine  catholique  sur  les  relations  divines.  Après  la 
confession  de  l'unité  de  Dieu  et  de  la  trinité  des  per- 
sonnes, réellement  distinctes  l'une  de  l'autre,  le  Fils 
engendré  par  le  Père,  le  Saint-Esprit  procédant  du 
Père  et  en  même  temps  du  Fils,  le  concile  conclut  : 
«  Ces  trois  personnes  sont  un  seul  Dieu,  et  non  trois 
dieux  :  parce  que  les  trois  personnes  ont  la  même 
substance,  la  même  essence,  la  même  nature,  la  même 
divinité,  la  même  immensité,  la  même  éternité  :  tout 
en  Dieu  est  un,  là  où  ne  se  rencontre  pas  l'opposition  de 
la  relation.  »  Denz.-Bannw.,  n.  703;  Cav.,  n.  603. 

La  célèbre  formule  :  Omnia  sunt  unum,  ubi  non 
obviai  relationis  oppositio  est  empruntée  à  saint  An- 
selme, qui  avait  écrit,  dans  son  De  processione  Spirilus 
sancli,  c.  n  :  Nec  unitas  amiltal  aliquando  suam  conse- 
quentiam  ubi  non  obviai  aliqua  relationis  oppositio. 
P.  L.,  t.  clviii,  col.  288  C. 

Au  concile  de  Florence,  l'accord  des  Grecs  et  des 
Latins  sur  ce  point  avait  été  complet.  Le  théologien 
latin  Jean  (de  Baguse)  l'atteste  expressément  :  Est 
vero  secundum  doclores  lam  grœcos  quam  latinos  sola 
relalio  quœ  mulliplicat  personas  in  divinis  produclio- 
nibus,  quœ  vocalur  relatio  originis,  ad  quam  duo  tanlum 
speclanl  :  a  quo  alius  et  qui  ab  alio.  Du  côté  des  Grecs, 
Bessarion  affirme  le  même  point  de  vue  :  Quod  perso- 
nalia  nomina  Trinilalis  relativa  sunt,  nullus  ignorai. 
Hardouin,  Concil.,  t.  ix,  p.  203,  339.  Aujourd'hui  en- 
core, l'axiome  de  la  théologie  latine,  inséré  dans  le 
Décret  pour  les  jacobites,  est  accepté  par  la  théologie 
grecque,  qui  l'accommode  cependant  à  sa  conception 
particulière  de  la  procession  de  l'Esprit-Saint  :  In 
divinis  nihil  est  absolulum,  quod  omnibus  personis  non 
compelat;  et  nihil  relalivum  quod  uni  et  son  non  com- 
pelal.  Cf.  M.  Jugie,  Theologia  dogmalica  chrislianorum 
orienlalium,  t.  n,  p.  230. 

4°  Conclusion  :  noie  théologique  de  ce  fondement  dog- 
matique. —  Bien  que  l'assertion  du  concile  de  Florence 
ne  constitue  pas  une  définition  proprement  dite,  ce- 
pendant la  plupart  des  théologiens  sont  d'accord  pour 
reconnaître  que  l'existence  de  relations  réelles  en  Dieu 
est  article  de  foi.  A  défaut  en  effet  d'une  définition 
proprement  dite,  l'assertion  du  magistère  ordinaire, 
s'exprimanl  dans  la  déclaration  de  Florence,  suffit  à  ma- 
nifester cette  vérité  comme  révélée  de  Dieu  et  au- 
thentiquement proposée  par  l'Église  à  la  foi  des 
fidèles. 

Dans  son  Commentaire  sur  les  Sentences,  saint  Tho- 
mas déclarait  «  certain  près  de  tous  les  catholiques  » 
qu'il  y  a  des  relations  en  Dieu.  In  lum  Sent., 
dist.  XXVI,  q.  n,  a.  1.  Mais  dans  le  De  potenlia,  q.  vin, 
a.  1,  il  affirme  que  c'est  là  un  enseignement  de  la  foi 
catholique.  C'est  la  note  que  nous  trouvons  chez  beau- 
coup de  sententiaires,  In  Ium  Sent.,  dist.  XXVI  ou 
XXXIII,  et,  parmi  les  modernes,  chez  Billot,  De  Deo 
Irino,  th.  vi;  Galtier,  De  SS.  Trinitalc  in  se  et  in  nobis, 
p.  185;  Diekamp,  Theologiœ  dogmalicœ  manuale,  t.  i, 
p.  379;  Hugon,  Tractalus  dogmatici,  1. 1,  p.  357;  Hervé, 
Manuale,  t.  n,  n.   190;  Ch.  Pcsch,  Compendium  Ihcol. 


2141 


RELATIONS    DIVINES.    DONNÉES    PHILOSOPHIQUES 


2142 


dogm.,  t.  ii,  p.  124,  etc.  D'autres  se  contentent  d'affir- 
mer  la  certitude  absolue  d'une  telle  doctrine.  Cf.  Diego 
Ruiz,  De  Trinilale,  disp.  IX,  sect.  vi,  n.  14;  Bafiez, 
In  /am  part.  Sum.  iheol.  S.  Thomœ,  q.  xxvm,  a.  1,  etc. 

II.  Conclusion  théologique  :  les  relations  sub- 
sistantes divines.  —  1°  Préambule  philosophique.  — 
1.  Notion  de  la  relation  prédicamcnlale.  — ■  La  relation 
se  définit  :  l'ordre  ou  le  rapport  d'un  être  envers  un 
autre.  D'où,  en  toute  relation,  il  y  a  quatre  éléments 
à  considérer  :  le  sujet  du  rapport,  le  terme  du  rapport, 
le  fondement  ou  raison  du  rapport  et  plus  particuliè- 
rement le  rapport  lui-même. 

Selon  son  concept  formel,  la  relation  est  essentiel- 
lement vers  (ad)  un  terme  et  pour  un  terme.  Sans 
doute,  dans  les  êtres  créés,  les  relations  peuvent  être 
considérées  sous  l'aspect  d'accidents  inhérents  à  la 
substance  qui  en  est  le  sujet;  mais  ce  n'est  pas  d'être 
dans  un  sujet  qui  fait  [que  la  relation  est  relation;  ce 
qui  la  constitue  telle,  c'est  d'être  un  rapport  ou  un 
ordre  vers  un  autre.  Cf.  S.  Thomas,  De  polenlia,  q.  vu, 
a.  9,  ad  7um.  Aristote  la  définit  d'un  terme  expressif  : 
tô  7rp6ç  tî,  ad  aliquid.  D'où  il  suit  que  le  constitutif 
essentiel  de  la  relation  comme  relation  est,  non  pas  le 
point  de  vue  être  dans  (esse  in),  mais  le  point  de  vue 
être  vers  (esse  ad). 

Saint  Thomas  indique  trois  motifs  d'admettre  la 
relation  «  comme  un  genre  d'être  existant  dans  la 
nature  des  choses  »  :  la  division  des  êtres  par  Aristote 
en  dix  catégories,  dont  le  prédicament  de  relation; 
l'ordre  même  que  la  simple  raison  nous  fait  découvrir 
entre  les  choses;  la  révélation  qui  nous  montre  en  Dieu 
des  relations,  positivement  distinctes  entre  elles  et 
cependant  ne  faisant  qu'un  avec  la  substance  divine, 
celle-ci  devant  être  conçue,  non  comme  appartenant 
à  la  catégorie  de  substance,  mais  «  comme  existant 
au-dessus  de  tout  genre  d'être  et  renfermant  en  soi 
les  perfections  de  tous  les  genres  ».  De  potenlia,  loc. 
cit.,  et  q.  vm,  a.  2,  ad  lum. 

2.  Diverses  sortes  de  relations.  —  «  La  relation  dilïère 
des  autres  genres  d'êtres,  en  ce  que  ceux-ci  sont  essen- 
tiellement quelque  chose.  Mais  la  relation,  par  sa  rai- 
son essentielle,  est  non  pas  quelque  chose,  mais  vers 
quelque  chose  (non  habet  quod  ponat  aliquid,  sed  ad 
aliquid).  D'où  il  suit  que  certaines  relations  sont  dans 
les  choses,  d'autres  seulement  dans  notre  raison...  » 
S.  Thomas,  Quodl.,  ix,  a.  4.  Relation  réelle,  quand  les 
deux  extrêmes  existent  et  sont  ordonnés  réellement 
entre  eux  :  ainsi,  la  relation  de  père  à  fds.  Relation  de 
raison,  quand  les  deux  termes  existent,  mais  ne  sont 
pas  ordonnés  entre  eux  indépendamment  de  notre 
esprit  :  il  manque  alors  le  fondement  réel  objectif,  à  la 
relation  que  notre  esprit  place  entre  les  deux  extrêmes: 
ainsi,  la  relation  que  les  conventions  humaines  éta- 
blissent entre  le  drapeau  et  la  patrie.  Relation  mixte, 
si  le  fondement  existe  réellement  dans  l'un  des  deux 
termes  et  seulement  d'une  façon  logique  dans  l'autre  : 
ainsi,  la  relation  entre  le  connaissant  et  l'objet  connu, 
le  fondement  réel  n'existant  que  dans  le  sujet  qui  con- 
naît en  raison  de  la  modification  réelle  produite  en  lui 
par  la  connaissance  même. 

3.  Distinction  de  la  relation  et  de  son  fondement.  — ■ 
C'est  sur  cette  question  que  s'affirment  certaines  préfé- 
rences et,  par  voie  de  conséquence,  certaines  diver- 
gences des  auteurs. 

Deux  opinions  principales  existent.  La  première  nie 
toute  distinction  réelle  entre  la  relation  et  son  fon- 
dement et  n'établit  ici  qu'une  distinction  de  raison. 
C'est  l'opinion  de  Suarez,  suivi  en  cela  par  plusieurs 
auteurs  récents.  La  seconde  affirme  une  distinction 
réelle,  tout  au  moins  une  distinction  mineure,  comme 
celle  qui  existe  entre  la  chose  modifiée  et  son  mode. 
C'est  l'opinion  attribuée  à  saint  Thomas  et  défendue 
par  bon  nombre  de  thomistes. 


L'argument  de  la  thèse  suarézienne  est  qu'au  cas  où 
la  relation  réelle  apporterait  une  modification  nou- 
velle à  l'être  qui  la  reçoit,  modalité  réellement  dis- 
tincte du  fondement  de  la  relation,  il  y  aurait  en  cet 
être  une  modification  réelle  qui  apparaîtrait  ou  dispa- 
raîtrait en  même  temps  que  la  relation.  Or  l'expé- 
rience montre  qu'il  n'en  saurait  être  ainsi  :  être  père 
ajoute  une  relation  réelle  en  celui  qui  engendre;  mais 
cette  relation  n'est  rien  en  dehors  de  l'action  même 
qui  fait  du  père  un  générateur.  Cf.  Suarez,  Disp. 
metaph.,  disp.  XLVII,  sect.  m,  n.  14;  Lepidi,  Ele- 
menta  philosophiœ  christianse,  t.  i,  p.  232  ;  Reinstadler, 
Elementa  philosophiœ  scolaslicœ,  t.  i,  p.  359;  Lehmen, 
Lehrbuch  der  Philosophie,  t.  i,  p.  426;  Descoqs,  Sur  la 
.  relation  dans  l'être  créé,  appendice  n  à  Thomisme  et 
Scolastique,  Paris,  1935,  p.  218  sq. 

L'argument  principal  de  l'école  thomiste  est  qu'au 
cas  où  la  relation  n'apporterait  pas  une  modalité  nou- 
velle à  l'être  qui  la  reçoit  et  s'identifierait  ontologi- 
quement  avec  son  fondement,  il  n'y  aurait,  dans  la 
nature  des  choses,  aucune  relation  réelle,  puisque  le 
fondement  de  la  relation  (quantité,  action  et  passion, 
mesure  et  mesuré)  est  déjà  nécessairement  colloque 
dans  une  catégorie  autre  que  la  catégorie  de  relation. 
Cf.  Hugon,  Metaphysica,  t.  n,  p.  74-76;  J.  Gredt, 
Elementa  philosophiœ,  t.  i,  n.  743-744;  Remer,  Summa 
prœleclionum  philosophiœ  (Metaphysica  generalis) 
n.  181  ;  Mercier,  Métaphysique  générale,  p.  367  sq.,  etc. 

Cette  divergence,  qui  peut  sembler  bien  subtile,  a 
cependant  une  certaine  importance  quant  au  concept 
de  relation  et  quant  à  la  solution  à  donner  à  la  diffi- 
culté formulée  contre  le  mystère  de  la  Trinité  au  nom 
du  principe  d'identité. 

Pour  Suarez  et  son  école,  des  deux  aspects  de  la 
même  réalité-relation  —  l'esse  ad  et  l'esse  in  —  le 
premier  implique  nécessairement  le  second,  non  seu- 
lement dans  la  réalité  objective,  ce  que  tout  le  monde 
doit  concéder,  mais  encore  dans  le  simple  concept 
qu'on  peut  s'en  former,  de  telle  sorte  que,  par  lui- 
même,  esse  ad  comporte  perfection  et  réalité  :  nihil 
juvat  illa  dislinclio  de  relatione  secundum  «  esse  in  »  vel 
secundum  «  esse  ad  ».  Nam  si  «  esse  ad  »  sit  verum  et 
reale,  necessc  est  ut  officiât  subjectum  quod  refert  ad  ter- 
minum;  unde,  sicul  relalio,  etianx  secundum  «  esse  ad  », 
ponil  in  subjeclo  aliquid  reale,  ila  etiam  ponit  aliquid 
bonilatis  et  perfectionis.  Suarez,  loc.  cit. 

Pour  les  partisans  de  l'autre  opinion,  des  deux  as- 
pects de  la  même  réalité-relation  —  l'esse  ad  et 
l'esse  in  —  le  premier  n'implique  pas,  dans  son  concept, 
le  second.  Ce  sont  là,  si  l'on  veut,  deux  aspects  ina- 
déquats de  la  même  réalité  qui  tout  entière  est  esse  ad 
et  tout  entière  esse  in,  mais  le  concept  ad,  comme  tel, 
ne  renferme  pas  le  concept  in,  lequel  cependant  rend 
raison  de  toute  réalité  et  de  toute  perfection  dans  la 
relation  réelle. 

On  verra  plus  loin  les  répercussions  de  ces  deux 
systèmes. 

2°  La  relation  subsistante.  —  1.  Possibilité.  —  Laissé 
aux  seules  données  de  l'expérience,  l'esprit  humain 
n'aurait  jamais  envisagé  sans  doute  la  possibilité  de 
relations  subsistantes.  Cette  possibilité  n'a  été  conçue 
par  les  philosophes  catholiques  que  consécutivement  à 
la  révélation  de  l'existence  des  relations  divines. 

«  La  relation  comme  telle,  écrit  le  cardinal  Mercier, 
fait  abstraction  de  ce  que  sont,  à  un  point  de  vue 
absolu,  les  termes  de  la  relation;  elle  ignore  même  s'ils 
sont  subsistants  en  eux-mêmes  ou  inhérents  à  autrui; 
elle  consiste  uniquement  en  ce  qu'un  des  termes  corré- 
latifs est  pour  l'autre.  Les  prédicaments  absolus,  sub- 
stance, quantité,  qualité,  sont  quelque  chose,  aliquid;  le 
prédicament  relatif  est  pour  quelque  chose,  ad  aliquid. 
La  substance  subsiste  in  se;  l'accident  absolu  existe  in 
alio;  la  relation  est  ad  aliud.  »  Mélaph.  gén.,  p.  368. 


2143 


RELATIONS    DIVINES     LEUR    SURSISTENCE 


2144 


Ce  principe  posé,  il  devient  évident  que,  si  la 
relation,  comme  telle,  est  totalement  étrangère  au 
concept  de  substance  ou  d'accident,  il  lui  devient,  en 
réalité,  indifférent  d'être  substance  ou  d'être  accident. 
Or,  la  révélation  nous  faisant  connaître  l'existence  en 
Dieu  de  relations  réelles,  notre  esprit,  éclairé  par  cette 
révélation  même,  arrive  à  concevoir  que  Veste  in  des 
relations  qui  constituent  les  divines  personnes,  n'est 
pas  un  esse  in  alio,  mais  un  esse  in  se.  Ainsi,  puisque 
la  relation,  en  tant  que  telle,  n'est  pas  conçue  par 
rapport  au  sujet  dans  lequel  elle  se  trouve,  mais  par 
comparaison  au  terme  auquel  elle  rapporte  ce  sujet,  il 
s'ensuit  que  le  concept  d'un  tel  rapport  est  en  soi 
indifférent  à  la  nature  de  l'être  qui  lui  donne  sa  réalité. 
L'aspect  de  l'esse  ad  dans  la  relation  réelle  s'accom- 
mode tout  aussi  bien  d'une  réalité  qui  lui  est  conférée 
par  un  esse  in  alio  (inhérence  accidentelle)  que  d'une 
réalité  qui  lui  est  conférée  par  un  esse  in  se  (subsis- 
tence).  Et  ainsi,  nous  arrivons  logiquement  au  concept 
de  relation  subsistante,  lequel,  en  vérité,  ne  peut  se 
vérifier  qu'en  Dieu. 

On  comprend  par  là  comment  les  théologiens  peu- 
vent affirmer  que  deux  prédicaments  seulement,  la 
substance  et  la  relation,  peuvent  se  rencontrer  en 
Dieu.  De  toute  évidence,  il  ne  s'agit  pas  de  faire  ren- 
trer la  divinité  dans  les  catégories  d'Aristote.  Mais  on 
transporte  en  Dieu,  d'une  manière  analogique  et 
transcendante,  en  le  dépouillant  de  toute  imperfec- 
tion, le  concept  de  la  substance  et  celui  de  la  relation. 
Cf.  S.  Thomas,  In  7um  Sent.,  dist.  VIII,  q.  iv,a.3:Sum. 
theol,  Ia,  q.  xxvhi,  a.  2,  ad  lum. 

2.  Réalité  en  Dieu.  —  Que  les  relations  réelles  dont  la 
foi  nous  oblige  à  admettre  la  présence  en  Dieu  soient 
des  relations  subsistantes, c'est-à-dire s'identi fiant  avec 
la  substance  divine,  la  raison  théologique  le  démontre 
péremptoirement  et  les  documents  du  magistère  l'at- 
testent: à  cette  double  démonstration,  saint  Thomas 
ajoute  un  argument  tiré  de  la  liturgie. 

a)  Raison  Ihéologique.  - —  Dans  toute  relation  réelle, 
avons-nous  dit,  l'esse  in  est  le  titre  même  de  sa  réalité. 
Or,  tout  ce  qui  en  Dieu  possède  un  être  réel  s'identifie 
avec  la  substance  divine  elle-même.  D'ailleurs  la  sim- 
plicité divine  s'oppose  à  ce  qu'il  y  ait  en  Dieu  la  moin- 
dre composition,  ce  qui  serait  si  les  relations  ne  s'iden- 
tifiaient pas  réellement  avec  la  substance  de  Dieu. 

b )  Documents  du  magistère.  —  Le  concile  de  Reims 
(1148)  condamne  Gilbert  de  La  Porrée  qui  distingue 
Dieu  et  la  divinité,  l'essence  et  les  relations.  Credimus 
et  confilemur,  dit  le  concile,  solum  Deum  Patrem  et  Fi- 
lium  et  Spiritum  sanclum  adernum  esse,  nec  aliquas  om- 
nino  res,  sive  relationes,  sive  proprielales,  sive  singula- 
ritales  vel  imitâtes  dicantur,  et  hujusmodi  alia,  adesse 
Deo,  quœ  sint  ab  œterno,  quœ  non  sint  Deus.  Denz.- 
Bannw.,  n.  391  ;  Cav.,  n.  597. 

Joachim  de  Flore  ne  reconnaissait,  avons-nous  déjà 
dit,  qu'une  unité  de  ressemblance  entre  les  trois  per- 
sonnes, de  sorte  que,  pour  lui,  la  substance  divine  dif- 
fère des  personnes,  nouvelle  et  distincte  en  chacune 
d'elles,  comme  l'humanité  est  nouvelle  et  distincte  en 
chaque  individu  humain.  Le  IVe  concile  du  Latran 
condamne  cette  sorte  de  quaternité  en  Dieu  et  rap- 
pelle que  quseltbet  trium  personarum  est  illa  res,  uide- 
licet  substantiel,  essenlia  seu  naturel  dioina.  De  cette 
affirmation  dogmatique  découle  immédiatement  la 
vérité  que  la  relation  réelle  en  Dieu  est  subsistante, 
c'est-à-dire  s'identifie  onlologiquement  avec  l'essence 
divine  :  et  cette  unique  réalité  de  l'essence  divine 
n'est,  ajoute  le  concile,  «  ni  génératrice,  ni  engendrée, 
ni  procédante,  mais  elle  est  le  Père  qui  engendre,  le 
Fils  qui  est  engendré,  le  Saint-Esprit  qui  procède  ». 
Denz.-Bannw.,  n.  432;  Cav.,  n.  fini. 

c)  Argument  tiré  de  la  liturgie.  —  La  préface  de  la 
Trinité  nous  fait  dire:  Et  in  personis  proprielas,  et  in 


essenlia  imitas  et  in  majeslate  adorelur  œqualitas.  C'est 
d'une  unique  adoration  qu'on  doit  rendre  hommage 
à  la  propriété,  c'est-à-dire  à  la  relation  et  à  l'essence 
divine.  Donc,  relation  et  essence  sont  la  même  réalité. 
S.  Thomas,  Sum.  theol.,  Ia,  q.  xxvm,  a.  2,  Sed  contra. 
La  note  théologique  à  donner  à  cet  enseignement 
est  théologiquement  certain.  Ce  n'est,  en  effet,  que  par 
voie  de  déduction  que  notre  esprit  conçoit  les  rela- 
tions divines,  objet  de  sa  foi,  comme  des  relations  sub- 
sistantes. 

3.  Fondement  des  relations  subsistantes.  — -  Le  fonde- 
ment des  relations  divines  subsistantes  ne  peut  être 
que  réel,  puisque  réelles  sont  les  relations;  et  d'autre 
part,  il  ne  pe-it  se  distinguer  réellement  des  relations. 

Au  point  de  vue  logique,  le  fondement  qui  nous 
conduit,  en  Dieu,  à  connaître  les  relations  subsistantes, 
ce  sont  les  processions  divines.  Voir  ci-dessus,  col.  2136. 
On  doit  donc  dire  que  les  relations  divines,  signifiées 
par  mode  d'origine,  sont  à  elles-mêmes  leur  propre 
fondement.  Au  point  de  vue  ontologique,  les  relations 
subsistantes,  précisément  parce  que  subsistantes,  sont 
leur  propre  fondement  :  elles  se  posent  elles-mêmes 
dans  l'essence  divine.  Cf.  Billot,  op.  cit.,  p.  389-390.  Le 
P.  Galtier  conçoit  les  processions,  non  seulement 
comme  fondement  logique,  mais  encore  comme  fonde- 
ment ontologique.  Op.  cit.,  n.  270.  La  chose  est  de  peu 
d'importance. 

De  toute  façon,  il  faut  conclure  qu'en  Dieu,  proces- 
sion et  relation  s'identifient,  non  seulement  dans  la 
réalité,  mais  même  dans  leur  concept  :  «  la  raison  d'ori- 
gine est  contenue  dans  la  raison  formelle  de  relation 
subsistante  par  le  fait  même  qu'elle  est  subsistante, 
tout  comme  la  raison  de  substance  est  contenue  dans 
la  raison  formelle  de  sagesse  divine  par  le  fait  même 
qu'il  s'agit  de  sagesse  divine.  Toutefois,  comme  l'une 
n'est  contenue  dans  l'autre  que  d'une  manière  for- 
melle implicite  et  non  explicite  (il  faut  en  effet  un  rai- 
sonnement pour  faire  apparaître  leur  équivalence),  on 
doit  ajouter  que  la  raison  d'origine  et.  la  raison  de  rela- 
tion subsistante  diffèrent  entre  elles  comme  l'implicite 
de  l'explicite.  »  Billot,  op.  cit.,  p.  421. 

4.  Perfection  des  relations  subsistantes  :  celte  perfec- 
tion est-elle  principe  de  limitation?  ■ —  Le  concept 
que  nous  devons  nous  faire  de  la  perfection  des  rela- 
tions subsistantes  est  en  dépendance  des  principes 
philosophiques  ci-dessus  exposés. 

L'école  de  Suarez,  qui  tient  que  le  concept  de  l'esse 
ad  implique  nécessairement  et  par  lui-même  l'esse  in, 
ne  peut  pas  ne  pas  conclure  que,  par  elles-mêmes,  les 
relations  subsistantes  sont  des  perfections,  bien  plus, 
puisque  les  relations  se  distinguent  en  Dieu  en  sup- 
posant, des  perfections  qui  s'opposent  et  s'excluent. 
Opposition  et  exclusion  qji  n'impliquent  pas  de  limi- 
tations réciproques.  Pour  étayer  son  système,  Suarez 
distingue  deux  sortes  de  perfections  :  les  perfections 
simplement  simples  et  les  perfections  non  simplement 
simples.  Les  premières  sont  préférables  à  leur  priva- 
tion; les  secondes  n'apportent  à  qui  les  possède  aucune 
supériorité  sur  qui  ne  les  possède  pas,  précisément 
parce  qu'il  est  de  leur  essence  d'appartenir  à  l'un  et 
non  à  l'autre.  Ainsi,  les  relations  subsistantes  sont  des 
perfections  non  simplement  simples  :  la  paternité 
donne  au  Père  une  perfection  qui  n'apporte  aucune 
limitation,  aucune  restriction  à  la  perfection  du  Fils, 
précisément  parce  que  le  Père  doit  être  père  et  le  Fils, 
lils.  De  Trinitate,  1.  III,  c.  ix  et  x.  On  retrouve  cette 
doctrine  chez  les  jésuites  Grégoire  de  Valencia,  Jac- 
ques Granado,  Arrubal,  Ruiz,  Plalel,  et  chez  les  domi- 
nicains Ledesma  et  Gonzalès;  on  en  retrouve  des 
échos  chez  les  modernes  disciples  de  Suarez  :  les  théolo- 
giens de  Wurtzhourg,  De  Trinitate,  n.  367;  Tepe,  De 
Deo  uno  et  Irino,  p.  392-393.  Il  est  difficile  de  se  rallier  à 
pareille  explication  :  Tout  d'abord  cette  distinction 


2145 


RELATIONS    DIVINES     ET    ESSENCE    DIVINE 


2146 


entre  perfections  simplement  simples  et  ncn  simple- 
ment simples  paraît  bien  avoir  été  inventée  pojr  les 
besoins  de  la  cause.  Ensuite,  elle  est  non  seulement 
difficile  à  concevoir,  mais  véritablemen.  inconcevable 
parce  qu'entachée  de  contradiction.  Toute  négation  de 
perfection  implique  une  limita  ion  en  celui  qui  ne  pos- 
sède pas  cette  perfection  :  c'est  le  bon  sens  lui-même 
qui  l'indique.  Et  donc,  il  convient  de  chercher  une 
autre  solution.  Cf.  Billot,  op.  cil.,  p.  397,  th.  vi,  ad  2um. 

L'école  thomiste  apporte  une  solution  en  conformité 
avec  les  principes  qu'elle  pose.  Ce  n'est  pas  l'esse  ad 
qui  donne  perfection  à  la  relation  qu'il  constitue;  c'est 
l'esse  in,  aspect  différent  de  la  même  réalité,  qui  con- 
fère à  la  relation  toute  la  perfection  qu'elle  peut  avoir. 
«  La  relation  comme  telle  ne  met  rien  de  positif  dans  le 
sujet,  puisqu'elle  est  formellement  l'esse  ad,  l'aspect 
vers  un  autre.  Or  la  relation  de  paternité,  considérée 
en  son  fondement,  en  ce  qui  la  fait  réelle,  selon  son  esse 
in,  son  aspect  vers  le  dedans,  c'est  identiquement 
l'essence  divine  infinie  et  toute  sa  perfection,  que  le 
Père  possède  ainsi  tout  entière;  et  de  même  le  Fils  et 
l'Esprit. 

«  A  l'objection  proposée  :  le  Fils  n'a  pas  la  perfec- 
tion qu'est  la  paternité,  il  ne  possède  donc  pas  toute 
perfection,  nous  répondrons  :  le  Fils  n'a  pas  la  pater- 
nité formellement  considérée  selon  son  esse  ad,  son 
aspect  vers  le  Fils,  assurément;  mais  cet  aspect  ne  dit 
aucune  perfection  absolue.  Quant  à  l'esse  in  de  la  pater- 
nité, son  fondement,  qui  est  la  nature  infiniment  par- 
faite, le  Fils  la  possède  tout  entière,  puisque  le  Père 
engendre  son  Fils...  précisément  en  lui  communi- 
quant toute  la  nature  divine.  »  A. -A.  Goupil,  Dieu, 
1. 1,  p.  151. 

Par  là,  on  voit  que,  si  les  relations  divines  compor- 
tent une  perfection  réelle,  la  perfection  divine  infinie, 
ce  n'est  qu'en  raison  de  leur  identité  avec  l'essence 
divine  qu'elles  sont  parfaites.  Les  trois  personnes  di- 
vines n'ont  donc  pas  plus  de  perfection  qu'une  seule, 
toutes  trois  ayant  la  même  nature  infiniment  parfaite. 
Voir  le  développement  de  cette  thèse  dans  Billot, 
th.  vu  et  vin,  et  dans  Van  Noort,  De  Deo  uno  et  trino, 
p.  172-184.  Ch.  Pesch,  Prwlectiones,  t.  n,  prop.  «3, 
n.  629-631,  et  P.  Galtier,  op.  cit.,  p.  203,  adoptent  une 
solution  moyenne  :  la  relation  divine  est  une  réelle 
perfection  et  cependant  n'ajoute  rien  à  la  perfection 
de  la  substance.  Cette  solution  ne  paraît  intelligible 
qu'à  la  condition  de  la  comprendre  dans  le  sens  de  Ca- 
jétan,  des  thomistes,  de  Billot  et  de  Van  Noort.  On 
trouve  un  bon  exposé  de  l'opinion  thomiste  dans  Ge- 
nêt, Clgpeus  theologiœ  llwmistiae,  tract.  VI,  De  sacro 
Trinitatis  mijste.rio,  disp.  III,  a.  5,  n.  157-194;  et  dans 
les  Salmanticenses,  De  Trinitate,  disp.  VI,  dub.  n. 

III.  Rapports  des  relations  et  de  l'essence  di- 
vines. —  Les  rapports  des  relations  divines  avec  la 
divine  substance  sont  déjà  implicitement  indiqués 
dans  le  concept  théologique  de  «  relation  subsistante  ». 
Il  est  nécessaire  cependant  de  les  dégager  explicitement. 

1°  Point  de  départ  dogmatique.  —  Dans  cet  exposé 
qui  est  principalement,  pour  ne  pas  dire  purement,  sco- 
lastique,  un  double  point  de  départ  dogmatique  s'im- 
pose. 

1.  Le  premier  est  la  condamnation  des  erreurs  de 
Gilbert  de  La  Porrée  et  de  Joachim  de  Flore,  non 
moins  que  le  raisonnement  théologique,  d'où  il  appert 
qu'en  Dieu,  qui  est  la  simplicité  parfaite,  relations  et 
substance  ne  peuvent  se  distinguer  entre  elle  réelle- 
ment, puisque  ce  serait  placer  en  Dieu  une  véritable 
composition.  Les  relations  divines  s'identifient  donc 
dans  la  réalité  avec  la  substance  divine,  à  l'égard  de 
laquelle  elles  n'ont  pas  d'opposition.  Le  texte  du 
IVe concile  du  Latran  ne  laisse  aucun  doute  à  ce  sujet: 
queelibel  trium  personarum  est  illa  res.  videlicet  sub- 
stantia...  divina. 


2.  Le  second  est  la  réprobation  de  l'ancienne  hérésie 
des  anoméens,  ariens  rigides,  voir  t.  i,  col.  1324,  pour 
qui  ]'àyz\iMrtaioL  de  Dieu  est  l'essence  même  très 
simple  de  la  divinité,  de  telle  sorte  qu'aucun  concept 
différent  de  Vaséité  ne  peut  être  admis.  Les  Pères,  no- 
tamment Basile  et  Grégoire  de  Nysse  s'efforcent  de 
démontrer  qu'au  contraire  des  rapports  différents 
peuvent  exister  en  Dieu,  sans  que  cependant  l'unité 
de  la  substance  divine  soit  compromise.  Il  est  donc 
faux  que  tout  en  Dieu  se  résolve  dans  le  concept 
d'aséité. 

La  conclusion  immédiate  de  cette  double  constata- 
tion dogmatique  est  que,  s'il  faut  admettre,  d'une  part, 
que  la  relation  ne  se  distingue  pas  en  Dieu  réellement 
de  la  substance,  d'autre  part  il  est  nécessaire  d'établir 
entre  l'une  et  l'autre  une  distinction  de  raison.  Sur  ce 
double  point  de  départ  dogmatique,  on  consultera 
Galtier,  De  Trinitate,  p.  194,  n.  278  279. 

2°  Les  opinions.  —  1.  Opinion  irrecevable  :  L'opinion 
de  Durand  de  Saint-Pourçain  estime  qu'en  Dieu  relation 
et  substance  se  distinguent  entre  elles  d'une  façon  sim- 
plement modale,  c'est-à-dire,  non  comme  une  chose  et 
une  chose  mais  comme  une  chose  et  son  mode  d'être, 
tanquam  modum  ab  ipsa  re.  In  Ium  Sent.,  dist.  XXXIII, 
q.  i,  n.  23  sq.  Les  théologiens  estiment  unanimement 
qu'une  telle  distinction,  même  simplement  modale, 
impliquerait  composition  réelle  en  Dieu.  Ils  rappellent 
qu'un  mode,  en  Dieu,  ne  peut  être  qu'incréé,  c'est-à- 
dire  acte  pur  et  par  conséquent  pleinement  identique 
à  la  substance.  Enfin,  ils  font  valoir  contre  l'opinion 
de  Durand  les  déclarations  doctrinales  du  IVe  concile 
du  Latran  contre  la  quaternité  instaurée  en  Dieu  par 
Joachim  rie  Flore,  quaternité  que  ressuscite  véritable- 
ment Durand  de  Saint-Pourçain.  On  trouvera  l'exposé 
et  le  développement  de  ces  arguments  dans  Gonet,  op. 
cit.,  disp.  111,  a.  1,  §  2.  Plus  brièvement,  une  bonne 
mise  au  point  dans  Ch.  Pesch,  Prerlectioncs,  t.  il,  n.  617. 

2.  L'opinion  de  Duns  Scot  est  connue  :  c'est  la  fa- 
meuse distinction  «  formelle  ex  natura  rei  »,  appliquée 
aux  relations  divines  et  à  la  substance.  On  trouvera 
ici  un  exact  exposé  de  cette  opinion  à  l'art.  Duns 
Scot,  t.  iv,  col.  1884  :  «  En  dehors  du  travail  de  l'es- 
prit connaissant,  objectivement  a  parte  rei,  il  existe 
des  réalités  qui  s'identifient  l'une  avec,  l'autre  vérita- 
blement, mais  non  totalement.  La  personne  du  Père 
s'identifie  vraiment  avec  l'Être  divin,  parce  que  le 
Père  est  vraiment  l'Être  divin.  Et  pourtant  l'identi- 
fication n'est  pas  totale,  parce  que  le  Père  engendre  le 
Verbe;  or,  l'Être  divin  n'engendre  pas  le  Verbe...  La 
distinction  entre  des  réalités  qui  s'identifient  vraiment, 
mais  incomplètement,  n'est  pas  une  distinction  réelle, 
les  réellement  distincts  ne  s'identifient  point. Elle  n'est 
pas  une  distinction  viituelle,  parce  que  les  virtuellement 
distincts  s  identifient  complètement  a  parte  rei.  A  cette 
distinction  très  spéciale,  Duns  Scot  donne  le  nom  de 
formelle.  » 

Nous  n'entendons  infliger  à  cette  opinion  aucune 
note  théologique.  Mais  il  nous  semble,  au  point  de  vue 
dogmatique,  qu'elle  est  difficilement  conciliable  avec 
les  déclarations  doctrinales  de  l'Église,  et.  au  point  de 
vue  rationnel,  qu'elle  implique  contradiction. 

Difficilement  conciliable  avec  les  déclarations  doc- 
trinales de  l'Église  :  Licet  igitur  alius  sit  Pater,  alius 
Filius,  alius  Spiritus  sanclus,  non  tamen  aliud  :  sed  id, 
quod  est  Pater,  est  Filius,  et  Spiritus  sanctus  idem 
omnino.  Conc.  Later.  IV,  Denz.-Bannw.,  n.  432;  Cav., 
n.  601.  Identification  non  totale,  dit  Scot;  identifica- 
tion parfaite,  dit  le  concile,  idem  omnino.  Au  point  de 
vue  de  la  raison,  on  peut  se  demander  comment  des 
réalités  peuvent  s'identifier  qui  cependant  ne  s'iden- 
tifient pas  totalement?  N'y  a-t-il  pas  ici  une  contradic- 
tion in  terminis? 

Outre  ces  deux  arguments  fondamentaux,  les  théo- 


214  7 


RELATIONS    DIVINES    ET    ESSENCE     DIVINE 


2148 


logiens  font  valoir  contre  la  thèse  de  Scot  que  la  dis- 
tinction formelle  ex  nalura  rei  aboutirait  logiquement 
à  placer  entre  la  relation  et  la  substance  divines  une 
distinction  réelle  et  qu'en  somme  l'opinion  scotiste 
rejoint  fatalement  l'erreur  de  Gilbert  de  La  Porrée. 
Voir  toutes  les  raisons  accumulées  contre  Scot,  dans 
Gonet,  op.  cit.,  §3;  cf.  §4. 

3.  Opinions  receuables.  —  a)  Principes  communs.  — 
Toutes  opinions  recevables  doivent  affirmer  une  dou- 
ble vérité  :  d'une  part,  l'identité  des  relations  avec  la 
substance  divine;  d'autre  part,  la  distinction  de  «  rai- 
son raisonnée  »  entre  les  relations  et  la  substance. 

Sur  ce  dernier  point,  quelques  éclaircissements  sont 
nécessaires  : 

On  appelle  distinction  de  raison  ou  distinction  vir- 
tuelle, celle  qui  est  introduite  par  noire  esprit,  distin- 
guant dans  un  objet  de  connaissance  des  formalités 
diverses  :  ainsi,  dans  tel  homme,  je  puis  distinguer 
l'animal,  le  Français,  le  musicien,  le  père  de  Jacques 
ou  le  fils  de  Pierre.  De  telles  distinctions  peuvent 
amener,  certes,  composition  de  concepts  divers,  mais 
non  composition  réelle  dans  l'objet  connu  lui-même. 
Mais  cette  distinction  de  raison  entre  divers  aspects  du 
même  objet  peut  elle-même  revêtir  diverses  formalités. 
Nous  laissons  de  côté  la  distinction  purement  logique  et 
sans  fondement  vrai  que  les  théologiens  scolastiques 
appellent  "  de  raison  raisonnante  »  :  elle  existe,  quand 
les  divers  concepts  que  forme  l'esprit  d'un  même  objet 
ne  sont  pas  vraiment  différents.  A  la  distinction  opérée 
par  l'esprit  ne  correspond  rien  qui  soit  vraiment,  même 
d'une  façon  simplement  virtuelle,  différent  dans  l'ob- 
jet :  ainsi  la  distinction  entre  homme  et  animal  raison- 
nable. C'est,  à  peu  de  chose  près,  la  distinction  pure- 
ment verbale  des  nominalistes. 

Il  faut,  au  contraire,  considérer  avec  attention  la 
distinction  virtuelle  et  vraiment  fondée  dans  la  réalité, 
celle  que  l'école  appelle  distinction  «  de  raison  raison- 
née  »  :  elle  existe  quand  les  divers  concepts  que  l'es- 
prit forme  d'un  même  objet  sont,  en  vérité,  formelle- 
ment différents  et  trouvent  dans  les  virtualités  mêmes 
de  l'objet  un  point  d'appui  solide  à  leur  diversité.  Ce 
n'est  plus  alors  un  jeu  d'esprit,  comme  dans  la  distinc- 
tion purement  verbale;  c'est  «  un  procédé  justifié  de  la 
raison  qui,  pour  prendre  possession  intellectuelle  d'un 
objet  complexe,  le  détaille  selon  les  richesses  qj'elle  y 
aperçoit.  Ainsi  l'âme  humaine  offre  réellement,  à  qui 
considère  la  diversité  de  ses  actions,  un  fondement 
sérieux  pour  qu'on  distingue  en  elle  trois  puissances 
de  vie  :  végétative,  sensitive,  intellectuelle.  Ainsi 
l'Être  divin  offre  dans  la  richesse  infinie  de  son  essence 
un  fondement  vrai  à  qui  y  distingue  ses  innombrables 
perfections  ».  A. -A.  Goupil,  Dieu,  t.  i,  p.  25. 

De  plus,  cette  distinction  virtuelle  fondée  dans  la 
réalité  peut  être  adéquate  ou  inadéquate,  soit  parfaite 
ou  imparfaite,  soit  encore  majeure  ou  mineure.  Tous 
ces  termes  sont  synonymes  et  s'emploient  indifférem- 
ment. Parfaite,  adéquate  ou  majeure,  quand  les  divers 
concepts  formés  par  l'esprit  ne  s'impliquent  pas  les 
uns  les  autres,  quand,  entre  eux,  ils  sont  adéquatement 
distincts.  L'être  vivant  peut  très  bien  être  conçu  sans 
former  le  concept  d'homme;  l'idée  d'un  Français 
n'implique  pas  celle  d'un  musicien,  etc.  Imparfaite, 
inadéquate  ou  mineure,  quand  les  aspects  divers  d'un 
même  objet,  s'impliquent  et  s'enchevêtrent.  On  peut 
distinguer  en  un  être  l'essence  et  la  nature;  mais  on  ne 
saurait  les  penser  totalement  séparées  :  l'essence  est 
toujours  active  et  donc  nature;  le  principe  de  l'activité 
est  toujours  une  essence.  Chacun  des  deux  concepts 
dit  explicitement  un  aspect  de  l'objet,  implicitement 
l'autre;  ils  sont  inadéqiudcmcnt  distincts.  Cela  dit,  nous 
pouvons  affirmer  : 

b)  La  doctrine  communément  reçue  :  En  Dieu,  rela- 
tions et  substance  se  distinguent  d'une  distinction  de 


raison  raisonnée,  c'est-à-dire  ayant  en  Dieu  un  fonde- 
ment objectif. 

Le  fondement  de  cette  distinction  de  raison  rai- 
sonnée est  double  :  d'un  côté,  c'est  la  disproportion  de 
notre  intelligence  à  saisir  par  un  concept  unique  les 
richesses  transcendantes  de  la  divinité;  de  l'autre, 
c'est,  en  Dieu  lui-même,  la  distinction  réelle  qui  existe 
entre  les  relations  elles-mêmes.  Ici,  il  y  a  un  fondement 
plus  objectif  encore,  si  l'on  peut  dire,  que  pour  la  dis- 
tinction des  attributs  divins,  car  les  attributs  sont 
simplement  conçus  comme  différents  les  uns  des  autres, 
voir  t.  i,  col.  2233-2234,  tandis  que  les  relations  sont 
réellement  distinctes  entre  elles. 

L'assertion  commune  rapportée  dans  l'énoncé  qui 
précède  est  une  doctrine  théologiquement  certaine,  dé- 
montrée et  par  l'histoire  du  dogme  trinitaire,  et  par  le 
raisonnement  théologique. 

Les  hérésies  trinitaires  partent  de  ce  principe  —  qui, 
selon  l'expresssion  de  saint  Grégoire  de  Nazianze,  est 
comme  leur  citadelle,  Oral.,  xxxi,  n.  23,  P.  G.,  t.  xxxvi, 
col.  157  —  qu'en  Dieu  il  est  impossible  d'introduire 
une  distinction  même  virtuelle  entre  la  substance  et 
les  personnes.  Les  ariens  déclarent  qu'il  est  contradic- 
toire d'attribuer  la  même  substance  divine  au  Père  et 
au  Fils,  parce  que  la  paternité  qui  s'identifie  avec  la 
substance  ne  peut  être  attribuée  au  Fils.  A  l'opposé,  les 
sabelliens  ne  distinguent  en  Dieu  aucune  personne, 
parce  que  paternité  et  filiation  ne  sont  que  des  déno- 
minations extrinsèques  à  Dieu,  mais  qu'en  Dieu  elles 
s'identifient  pleinement  avec  la  substance. 

Contre  ces  assertions,  les  Pères  de  l'Église  rappel- 
lent qu'en  Dieu,  paternité  et  filiation  indiquent  des 
modes  substantiels,  qui,  tout  en  s'opposant,  se  dis- 
tinguent de  la  substance  à  l'instar  des  attributs.  Ainsi 
la  doctrine  de  la  distinction  virtuelle  est  ébauchée. 
Cf.  S.  Basile,  Adv.  Eunomium,  1.  II,  c.  xxvm,  P.  G., 
t.  xxix,  col.  637;  cf.  c.  xxix,  col.  640-641  ;  Epist.,  ccx, 
n.  5,  P.  G.,  t.  xxxii,  col.  776;  S.  Grégoire  de  Nazianze, 
Orat.,  xxix,  n.  16,  P.  G.,  t.  xxxvi,  col.  96;  l'auteur  du 
Dialogue  contre  les  macédoniens,  i,  P.  G.,  t.  xxvm, 
col.  1292;  Amphiloque  d'Iconium,  fragm.  15,  P.  G., 
t.  xxxix,  col.  112;  S.  Jean  Damascène,  De  fide  ortho- 
doxa,  1.  I,  c.  vin,  x,  P.  G.,  t.  xciv,  col.  828,  838; 
S.  Ajgustin,  De  Trinitate,  1.  V,  n.  3-6,  P.  L.,  t.  xlii, 
col.  913-914.  Voir  les  textes  dans  Galtier,  op.  cit., 
p.  194-195. 

Mais  le  raisonnement  théologique  lui-même  suffit  à 
prouver  qu'il  faut  admettre  entre  substance  et  rela- 
tions divines  une  distinction  simplement  virtuelle, 
avec  un  fondement  objectif  en  Dieu.  En  effet,  d'une 
part,  sans  l'identification  des  relations  et  de  la  sub- 
stance, nous  devrions  logiquement  admettre,  sinon 
les  hérésies  arienne  ou  sabellienne,  tout  au  moins  les 
erreurs  de  Gilbert  ou  de  Joachim.  D'autre  part,  sans  la 
distinction  virtuelle,  nous  devrions  émettre  au  sujet  de 
Dieu  des  assertions  contradictoires,  nos  concepts  des 
réalités  divines  nous  amenant  logiquement  à  conclure 
qje  le  Père  étant  Dieu,  le  Fils  étant  Dieu,  le  Père 
est  identique  au  Fils.  La  transcendance  divine  est 
d'ailleurs  infinie;  et,  par  conséquent,  il  n'apparaît  pas 
contradictoire  qu'elle  puisse  fonder  simultanément  un 
double  concept  de  réalité  absolue  et  de  réalité  rela- 
tive, à  condition  toutefois  que  ce  concept  de  réalité 
relative  se  réfère  à  une  relation  subsistante,  c'est-à- 
dire  s'identifiant,  dans  ce  qui  fait  sa  réalité,  avec  la 
substance  elle-même.  Cf.  Galtier,  op.  cit.,  p.  195-199. 

c)  Opinions  librement  disculées.  —  Les  discussions 
libres  portent  sur  la  question,  fort  subtile  d'ailleurs, 
de  savoir  si  la  distinction  entre  relations  et  substance 
est  majeure  ou  mineure.  Qui  aime  les  longues  et  sub- 
tiles analyses  scolastiques  pourra,  sur  ce  point,  se  repor- 
ter à  Gonet,  op.  cit.,  disp.  III,  a.  2,  n.  48-122.  En  bref, 
il  suffira  ici  d'indiquer  les  tendances  des  théologiens. 


2149 


RELATIONS    DIVINES     ET     PERSONNES     DIVINES 


2150 


Un  premier  groupe  affirme  la  distinction  adéquate 
ou  majeure  soit  de  l'essence  par  rapport  à  la  relation, 
soit  de  la  relation  par  rapport  à  l'essence.  Le  concept 
de  l'essence  divine  n'impliquerait  à  aucun  titre 
le  concept  de  la  relation  et  réciproquement.  Cette 
opinion  est  celle  de  Molina,  In  7am  partem  Sum. 
S.  Thomœ,  q.  xxvin,  disp.  VI,  concl.  4;  de  Vasquez, 
id.,  disp.CXXI,  c.  n;  d'Alarcon,  Prima  pars  theologiœ 
scholasticee,  Lyon,  1633,  tract,  v,  disp.  II,  c.  xm. 

Un  second  groupe  affirme  que  le  concept  de  l'essence 
est  impliqué  dans  celui  de  la  relation  divine,  parce  que 
cette  relation  est  subsistante;  mais,  à  l'inverse,  que  le 
concept  d'essence  n'implique  pas  celui  de  relation. 
Sous  le  premier  aspect,  il  y  aurait  donc  distinction 
virtuelle  mineure,  sous  le  second  distinction  majeure. 
C'est  l'opinion  défendue  par  Suarez,  De  Trinitale,  1.  IV, 
c.  v;  Sylvestre  de  Ferrare,  In  Sum.  cont.  gentes,  1.  IV, 
c.  xiv  et,  de  nos  jours,  après  Billot,  De  Deo  trino, 
thèse  vu,  §  1,  Hervé,  Manuale,  t.  n,  n.  192,  et  Picci- 
relli,  De  Deo  uno  et  trino,  n.  1041,  1046  sq. 

Le  troisième  groupe  enseigne  que  l'essence  est  du 
concept  de  la  relation  subsistante  et  que  la  relation 
divine  subsistante  est  du  concept  de  l'essence  divine  : 
de  part  et  d'autre  il  n'y  a  donc  que  distinction  mineure. 
C'est  l'opinion  enseignée  par  la  plupart  des  thomistes  et 
par  un  grand  nombre  de  théologiens  d'autres  écoles 
(Franzelin,Kleutgen)et  à  laquelle  se  rallie  le  P.  Galtier, 
op.  cit.,  n.  285.  «  L'essence,  écrit  le  P.  Hugon,  est  comprise 
dans  le  concept  des  relations  et  des  personnes,  car  celles- 
ci  sont  vraiment  Dieu  et,  partant,  incluent  la  nature 
divine,  comme  notre  personne  comporte  la  nature  hu- 
maine. D'autre  part,  l'essence  divine  contient  les  per- 
sonnes et  les  relations,  non  pas  en  puissance,  car  rien 
n'est  potentiel  en  Dieu,  mais  en  acte,  et  donc  il  faut  que 
les  relations  et  les  personnes  entrent  dans  le  concept 
plénier  de  l'essence  divine.  »  Hugon,  Le  mystère  de  la 
très  sainte  Trinité,  p.  339,  note 

Il  ne  semble  pas  qu'on  doive  opposer  la  deuxième 
opinion  à  la  troisième,  celle-ci  envisageant  le  concept 
d'essence  divine,  tel  que  nous  le  fournit  la  révélation 
(concept  plénier),  celle-là  envisageant  le  concept  d'es- 
sence divine,  abstraction  faite  des  données  révélées. 

IV.  Rapport  des  relations  et  des  personnes 
divines.  —  1°  Existence  en  Dieu  de  quatre  relations 
réelles  (S.  Thomas,  Sum.  theol.,  Ia,  q.  xxvm,  a.  4).  — 
Ici  encore,  nous  devons  partir  d'une  vérité  révélée,  par 
elle-même  inaccessible  à  la  raison,  le  fait  de  l'existence, 
en  Dieu,  de  trois  personnes  égales  et  distinctes  entre 
elles,  le  Père,  le  Fils,  le'Saint-Esprit.  La  distinction  des 
personnes  implique  la  distinction  réelle  entre  les  rela- 
tions divines.  Il  ne  suffit  donc  pas,  comme  conclusion 
théologique  immédiate  de  l'existence  en  Diea  des  pro- 
cessions divines,  d'admettre  des  relations  réelles;  il 
faut  encore  confesser  que  ces  relations  sont  distinctes 
réellement  entre  elles  en  raison  de  leur  mutuelle  oppo- 
sition :  In  hoc  solum  numerum  insinuant,  quod  ad 
invicem  sunt.  XIe  concile  de  Tolède,  Denz.-Bannw., 
n.  280;  Cav.,  n.  578.  Sancla  Trinitas,  secundum  commu- 
nem  essentiam  indioidua.  et  secundum  personales  pro- 
prietates  discreta.  IVe  concile  du  Latran,  Denz.-Bannw., 
n.  428;  Cav.,  n.  599.  (In  Deo)  omnia  sunt  unum,  ubi 
non  obviai  relationis  oppositio.  Gonc.  de  Florence,  Denz.- 
Bannw.,  n.  703;  Cav.,  n.  603. 

De  ce  principe  dogmatique,  on  dédait  qu'il  existe 
en  Dieu  quatre  relations  réelles  :  «  La  doctrine  des  pro- 
cessions divines  nous  rappelle  que  le  Fils  vient  du 
Père,  le  Saint-Esprit  du  Père  et  du  Fils,  de  telle  ma- 
nière que  la  nature  est  identique  dans  les  trois.  Or,  par- 
tout où  nous  trouvons  une  procession  d'origine,  il  faut 
conclure  à  la  relation  réelle  de  celui  qui  procède  à  son 
principe,  et  aussi  à  la  relation  réelle  du  prinipe  au 
terme  quand  la  nature  est  la  même  dans  les  deux.  Il  va 
de  soi,  tout  d'abord,  que  le  terme,  recevant  da  prin- 


cipe tout  ce  qu'il  possède  de  réalité,  de  vie,  de  perfec- 
tion, se  réfère  à  lui  par  la  plus  nécessaire  des  relations. 
Le  principe,  en  tant  que  tel,  n'ayant  rien  tiré  de  son 
terme,  n'a  pas  forcément  de  relation  réelle  avec  lui; 
c'est  ainsi  que  le  rapport  des  créatures  à  Diea  est  réel, 
et  non  point  le  rapport  de  Dieu  aux  créatures.  Mais  si 
le  principe  et  le  terme  ont  la  même  et  unique  substance, 
le  principe  est  ordonné  aa  terme  par  cette  nature 
même  qui  est  dans  les  deux  et,  par  suite,  il  y  a  rela- 
tion nécessaire  et  réelle  du  principe  au  terme,  comme 
du  terme  au  principe.  Voilà  ce  qui  se  vérifie  dans  la 
Trinité.  Le  Fils,  parce  qa'il  tire  son  origine  du  Père, 
doit  avoir  une  relation  réelle  avec  Iui;le  Saint-Esprit, 
par.e  qu'il  tire  son  origine  du  Père  et  du  Fils  à  la  fois, 
doit  avoir  une  relation  réelle  avec  tous  les  deux.  A  son 
tour,  le  Père,  parce  qu'il  a  une  nature  identique  avec 
le  Fils,  ne  peut  pas  ne  pas  avoir  une  relation  réelle 
avec  lui;  le  Père  et  le  Fils,  trouvant  leur  unique  nature 
dans  le  Saint-Esprit,  ont  aussi  avec  lui  un  rapport 
nécessaire,  qui  est  un  lien  d'amour.  La  relation  réelle 
du  Père  au  Fils  est  la  Paternité;  la  relation  réelle  du 
Fils  au  Père  est  la  Filiation;  la  relation  réelle  du  Père 
et  di'  Fils  produisant  le  Saint-Esprit  comme  un  souffle 
est  la  Spiration  active;  la  relation  réelle  de  l'Esprit 
soupiré  au  Père  et  au  Fils  qui  le  soupirent,  est  la  Spi- 
ration passive  :  telles  sont  les  quatre  relations  réelles 
que  la  tradition  catholique  a  toujours  reconnues  dans 
la  Trinité.  »  Hugon,  Le  mystère  de  la  très  sainte  Trinité, 
p.  335-336. 

S'il  fallait  donner  une  note  théologique  à  noire 
assertion,  il  conviendrait  sans  doute  de  distinguer. 
Qa'il  y  ait  en  Dieu  quatre  relations,  c'est  là  une  vérité 
tliéologiquement  certaine,  en  raison  de  son  étroite  con- 
nexion avec  le  dogme  trinitaire  :  le  Père  engendre,  le 
Fils  est  engendré;  le  Père  et  le  Fils  sont  conjointement 
le  principe  «  spirateur  »  de  la  troisième  personne,  la- 
quelle procède  des  deux  autres.  Il  y  a  donc  deux  pro- 
cessions réelles,  chacune  ayant  deux  extrêmes;  d'où 
nécessairement  il  existe  en  Dieu  quatre  relations.  — 
Qa'il  y  ait  en  Dieu  au  moins  trois  relations  réelles,  c'est 
là  également  une  vérité  tliéologiquement  certaine.  Il  est 
de  foi  qu'il  y  a  en  Diea  trois  personnes.  La  distinction 
des  personnes  est  fondée  sur  l'opposition  des  relations. 
Donc,  il  faut  distinguer  au  moins  trois  relations  réelles 
qui  constituent  les  trois  personnes  réelles.  Mais  c'est 
une  certitude  philosophique  que  la  quatrième  relation, 
la  «  spiration  active  »,  laquelle  ne  forme  pas  une  per- 
sonne, est  également  réelle,  puisque  le  principe  spira- 
teur et  l'Esprit  Saint  possèdent  la  même  nature  et 
s'opposent  réellement  dans  la  procession  de  la  troisième 
personne. 

2°  Les  quatre  relations  réelles  ne  constituent  cependant 
que  trois  personnes  (S.  Thomas,  Ia,  q.  xxx,  a.  1,2).  — 
La  personne  se  définit  :  «  substance  individuelle  de 
nature  raisonnable.  »  C'est  la  définition  de  Boèce.  Trois 
choses  sont  de  l'essence  de  la  personnalité  :  la  nature 
raisonnable,  la  subsistence,  l'incommunicabilité.  Voir 
pour  le  développement  de  ces  idées  l'art.  Hypostase, 
t.  vu,  col.  425-426.  Cela  posé,  il  y  aura  donc  en  Dieu 
autant  de  personnes  qu'il  y  aura'de  relations  subsis- 
tantes incommunicables.  Or,  les  i-elations  sabsistantes 
incommunicables  sont  seulement  au  nombre  de  trois: 
la  paternité,  la  filiation,  la  spiration  passive.  Donc,  il 
ne  peut  y  avoir  en  Diea  que  trois  personnes. 

La  mineure  de  ce  raisonnement  se  démontre,  d'une 
part,  par  le  fait  qu'en  Dieu  il  n'y  a  que  deux  proces- 
sions, l'une  selon  l'intelligence,  l'autre,  selon  la  vo- 
lonté; d'autre  part,  par  l'élimination  de  toute  relation 
distincte  là  où  ne  se  rencontre  pas  l'opposition  relative 
d'origine  requise  à  la  distin  tion  réelle  des  relations. 

Tout  d'abord,  la  procession  qui  est  selon  l'intelli- 
gence ne  présuppose  pas  celle  qai  est  selon  la  volonté; 
donc,  les  deux  relations  qui  appartiennent  à  la  procès 


2151 


RELATIONS    DIVINES    ET     PERSONNES    DIVINES 


2152 


sion  selon  l'intelligence,  paternité  et  filiation,  sont 
entre  elles  tellement  opposées  que  ni  l'une  ni  l'autre 
ne  peut  être  conçue  comme  commune  à  l'un  des  termes 
d'une  autre  procession  présupposée.  Ce  sont  donc  là 
deux  relations  tout  à  fait  incommunicables  et,  par  là 
même,  individuelles.  Il  s'ensuit  que  la  paternité  sub- 
sistante est  la  personne  même  du  Père,  la  filiation  sub- 
sistante est  la  personne  même  du  Fils.  Quant  aux 
deux  relations  de  la  procession  d'amour,  elles  sont 
certes  opposées  entre  elles,  mais  elles  n'ont  d'opposi- 
tion ni  à  la  paternité,  ni  à  la  filiation.  Il  est  donc  im- 
possible qu'elles  puissent  constituer  deux  autres  per- 
sonnes en  plus  du  Père  et  du  Fils,  car  ces  deux  per- 
sonnes ne  pourraient  s'opposer  relativement  au  Père 
et  au  Fils,  afin  de  s'en  distinguer.  II  est  toutefois  néces- 
saire que  l'Amour  qui  procède  tire  son  origine  de  la 
procession  qui  est  selon  l'intelligence,  comme  l'exige 
le  rapport  naturel  de  l'intelligence  à  la  volonté;  aussi 
la  relation  de  spiralion  active  doit  être  commune  an 
Père  et  au  Fils.  Mais  il  est  impossible  que  la  relation 
opposée  de  spiration  passive  puisse  se  trouver  dans  le 
même  sujet  où  déjà  se  trouve  la  spiration  active.  Il 
reste  donc  que  celte  relation  de  spiration  passive  est 
une  relation  individuelle,  incommunicable,  constituant 
la  personne  distincte  du  Saint-Esprit.  Ainsi,  des  quatre 
relations,  une  est  commune  à  deux  personnes,  les  trois 
autres  sont  incommunicables  et,  en  raison  de  cette 
incommunicabilité  même,  personnelles. 

3°  La  personne  en  Dieu  est  donc  la  relation  incommu- 
nicable, considérée  comme  subsistante.  —  1.  Affirmations 
générales.  ■ —  La  personne  ne  saurait  être  prise  en  Dieu 
du  côté  de  l'absolu;  car  tout  ce  qui  est  absoUi  en  Dieu 
est  commun  au  Père,  au  Fils  et  au  Saint-Esprit.  C'est 
donc  du  côté  des  relations  incommunicables  qj'il 
faut  chercher  l'élément  constitutif  de  la  personne 
divine.  Toutefois,  comme  la  personne  implique  la 
subsistence.  il  faut  dire  que  c'est  la  relation  incommu- 
nicable, en  tant  qu'elle  est  subsistante,  qui  constitue  en 
Dieu  la  personne.  Cf.  S.  Thomas,  Ia,  q.  xxix,  a.  4.  Le 
nom  de  personne  a  été  choisi  providentiellement, 
nonobstant  l'imprécision  du  ternie  au  moment  où  il 
fut  choisi,  pour  revêtir  cette  signification  souple  et 
complexe  à  la  fois  qui  permet,  tout  en  affirmant  la 
trinité,  de  maintenir  l'unité  de  la  substance.  On  lira  à 
ce  sujet  de  beaux  passages  de  saint  Augustin,  De  Tri- 
nitale,  1.  VII,  c.  iv-vi,  P.  L.,  t.  jo.ii,  col.  841  sq.,dont 
Billot  donne  de  larges  extraits,  De  Deo  trino,  p.  4.37. 

2.  Précisions.  —  Sur  ce  thème  général  les  théolo- 
giens ont  fixé  d'intéressantes  précisions.  Nous  les  résu- 
mons d'après  le  P.  Galtier,  op.  cit.,  n.  302-312. 

a)  Dans  la  constitution  delà  personne  divine,  notre 
esprit  distingue  un  double  élément  :  un  élément  com- 
mun aux  trois  personnes,  un  élément  propre  à  chacune 
d'elles.  L'élément  commun  est  la  substance;  l'élément 
propre  est  la  relation,  qui  constitue,  en  chaque  per- 
sonne, la  propriété  incommunicable.  C'est  si  évident 
que, en  regard  du  dogme  de  la  Trinité,  il  est  thêologique- 
ment  certain  que  les  personnes,  réellement  distinctes 
entre  elles,  ne  peuvent  être  constituées  que  par  les 
relations.  «  Les  trois  sont  un  par  la  divinité,  et  cet 
un  est  trois  par  les  propriétés.  »  S.  Grégoire  de  Na- 
zianze,  Orat.,  xix,  n.  9,  P.  G.,  t.  xxxvi,  col.  1  11.  Ou 
encore  :  Trinilas,  secundum  personales  proprietates, 
discrela.  IVe  conc.  du  I.ntran,  Denz.-Bannw.,  n.  428; 
Cav.,  599.  Toutefois,  cette  considérât  ion  d'un  double 
élément,  l'un  commun,  l'autre  propre  ne  peut  être  que 
dans  notre  intelligence  :  a  parle  rci.  rien  ne  doit  être 
conçu  en  Dieu  comme  faisant  en  lui-même  composi- 
tion :  les  personnes  sont  en  Dieu  les  réalités  qui  se  dis- 
tinguent entre  elles,  en  même  temps  que  ce  par  quoi 
elles  se  distinguent. 

b)Les  personnes  divines  tic  peuvent  être  constituées 
que  par  les  relations  d'origine,  sans  aucune  participa- 


tion d'élément  absolu.  C'est  la  doctrine  qui  ressort  de 
tous  les  principes  jusqu'ici  exposés  et  qui  ne  nécessi- 
terait aucune  considération  spéciale  si  elle  n'avait 
jadis  trouvé  un  contradicteur  en  Jean  de  Ripa  (fl325). 
Ce  théologien  pense  que  la  personne  doit  être  consti- 
tuée d'abord  par  une  propriété  absolue,  avant  de  l'être 
par  une  propriété  relative.  Il  faut  être  avant  d'agir  : 
le  Père  doit  exister  avant  d'engendrer.  Ces  priorités 
doivent  s'entendre,  de  toute  évidence,  d'une  simple 
priorité  logique.  On  trouvera  l'opinion  de  Ripa  rap- 
portée et  discutée  par  Suarez,  De  Trinitale,  1.  VII, 
c.  v.  n.  2-3;  Vasquez,  id.,  disp.  CLVIII,  c.  in;Billuart, 
id.,  dissert.  IV,  a.  2.  Mais  il  faut,  au  contraire, tenir 
comme  une  certitude  théologique  que  la  personne  di- 
vine ne  comporte,  comme  telle,  aucun  élément  absolu. 
Telle  est  la  conclusion  théologique  qui  se  dégage  : 
a.  —  des  déclarations  conciliaires,  notamment  du 
XIe  concile  de  Tolède  reprenant  une  affirmation  de  saint 
Augustin,  In  Joa.,  tract,  xxxix,  n.  4,  P.  L.,  t.  xxxv, 
col.  1683  :  In  hoc  solo  numerum  insinuant  quod  ad  invi- 
cem  sunt;  et  in  hoc  numéro  carenl  quod  ad  se  sunl,  Denz.- 
Bannw.,  n.  703;  Cav.,  n.  603;  et  du  concile  de  Florence, 
Omniafin  divinis)sunt  unum,  ubi  non  obviât  relationis 
oppositio;  b.  —  de  la  tradition  des  Pères,  tant  latins  que 
grecs,  tous  s'accordant  à  placer  la  multiplication  des 
personnes  en  Dieu  uniquement  dans  la  multiplication 
des  relations,  disent  les  Latins  après  saint  Augustin, 
des  modes  d'être  en  soi  par  l'origine,  disent  équivalem- 
ment  les  Grecs  après  Basile,  Grégoire  de  Nazianze, 
Grégoire  de  Nysse,  Amphiloque,  dont  Jean  Damascène 
résume  la  doctrine,  voir  ci-dessus,  col.  21 38.  Cf.  Galtier, 
op.  cit.,  n.  304-305;  c.  —  du  raisonnement  théologique 
lui-même,  car  une  distinction  absolue  en  Dieu  amène- 
rait une  limitation  dans  la  perfection  des  personnes. 
Ainsi  donc,  c'est  la  relation,  considérée  comme 
telle,  qui  constitue  la  personne,  bien  qu'il  faille  ajouter 
qu'il  est  de  l'essence  même  de  la  personne  divine 
d'être  subsistante,  et  qu'elle  tient  cette  subsistence  de 
la  substance  divine  avec  laquelle  elle  s'identifie  selon 
son  esse  in. 

c)  Toutefois,  sur  ce  dernier  point,  une  légère  nuance 
(purement  verbale  d'ailleurs  à  notre  avis)  sépare  les 
meilleurs  théologiens.  Précisément  parce  que  la  rela- 
tion n'a  de  subsistence  qu'en  raison  de  son  identité 
avec  la  substance  selon  son  esse  in,  certains  théolo- 
giens se  demandent  s'il  ne  conviendrait  pas  de  préciser 
les  formules  précédentes  de  la  manière  que  voici  :  les 
personnes  divines  se  distinguent  'une  de  l'autre  par  la 
relation  considérée  dans  son  esse  ad,  mais  sont  consti- 
tuées par  les  relations  considérées  dans  leur  esse  in.  Telle 
est  l'opinion  de  Durand  de  Saint-Pourçain,  In  7um 
Sent.,  dist.  XIII,  q.  n,  n.  23;  dist.  XXIII,  q.  i,  n.  17; 
In  ///""'  Sent.,  dist.  I,  q.  n,  n.  1,  7;  q.  iv,  n.  10.  Il 
semble  que  des  thomistes  authentiques  inclinent  vers 
cette  solution  :  Gonet  cite  Sylvestre  de  Ferrare,  In  Sum. 
cont.  génies,  1.  IV,  c.  xxvi,  et  Capréolus,  In  /um  Sent., 
dist.  XXVI,  q.  i,  a.  1,  concl.  3;  (ajoutez  :  In  lll"m 
Sent.,  dist.  I,  q.  i,  concl.  4,  édit.  Paban,  t.  il,  p.  233- 
235;  t.  v,  p.  12).  On  peut  ajouter  Billot,  De  Deo  uno, 
th.  xi,  corol.,  et  De  Yerbo  incarnato,  th.  vu,  §  5,  obj.  7, 
et  th.  xi,  §  2,  et  Van  der  Mecrsch, De  Deo  uno  ellrino, 
§  768. 

D'autres  théologiens  enseignent  que  la  personne 
en  Dieu  est  constituée  par  la  relation  divine  consi 
dérée  formellement  selon  son  essead.  C'est  l'opinion  de 
nombreux  thomistes,  notamment  de  Gonet,  op.  cit., 
disp.  V,  a. 2,  §  2-5;  de  Billuart,  op. cit., dissert.  IV,  a.  I. 
Et  cependant  Hugon,  qui,  dans  Traclatus  dogmalici. 
t.  I,  p.  371-372,  défend  la  même  opinion  que  Billot,  en 
appelle  a  l'autorité  de  Gonet,  disp.  IV,  a.  2,  §  2,  n.26. 
Le  P.  Galtier  qui  s'attache  à  démontrer  la  vérité  de 
la  seconde  opinion,  op.  cit.,  n.  308,  cite  encore  en  sa  fa- 
veur Suarez,  De  Trinilate,  1.  VII,  c.  vu,  et  apporte  de 


2153 


RELATIONS    DIVINES    ET    PERSONNES    DIVINES 


2154 


sa  préférence  la  justification  suivante  :  «  L'esse  ad  di- 
vin, qui  exprime  explicitement  un  être  distinct, 
exprime  également  d'une  manière  implicite  l'esse  in; 
bien  plus,  il  est  et  il  est  connu  être  réellement  cet  esse 
in  de  telle  sorte  qu'en  raison  de  l'esse  in  qu'il  signifie 
implicitement,  l'esse  ad  est  tout  ensemble  et  distinct 
et  subsistant.  Au  contraire,  l'esse  in  divin,  qui  certes 
signifie  un  être  indivisé  en  soi,  ne  devient  à  aucun 
titre,  par  son  identité  réelle  avec  l'esse  ad,  distinct  et 
incommunicable.  En  effet,  même  en  le  considérant 
comme  signifiant  implicitement  les  trois  esse  ad,  il  est 
conçu  et  doit  être  conçu  comme  étant  commun  aux 
trois  relations.  En  conséquence,  l'esse  in  des  relations 
est  absolument  insuffisant  à  rendre  raison  des  deux 
éléments  qui  constituent  la  personne.  » 

4°  Subsistences  relatives  ou  subsistence  absolue?  — 
La  nuance  qui  sépare  les  théologiens  dans  la  question 
précédente  vient  sans  doute  de  leur  divergence  sur 
l'ultime  précision  que  voici  :  Les  relations  subsistantes 
constituent-elles  en  Dieu  une  seule  subsistence  absolue  ou 
trois  subsistences  relatives? 

1.  Terminologie.  —  a)  Sens  concret.  — •  Le  terme 
subsistence,  voir  Hypostase,  col.  408,  a  été  inventé 
pour  rendre,  quant  au  sens,  le  terme  grec  ù-kôgtolgiç 
dont  la  traduction  littérale  latine  substantia  n'expri- 
mait pas  l'équivalent.  Aussi  trouve-t-on,  dans  les  do- 
cuments officiels  de  l'Église,  subsistentia  comme  l'équi- 
valent d'ÛTc6aTa(Ti.ç  ou  de  persona.  Cf.  Jean  II, 
Epist.,  m,  Denz.-Bannw.,  n.  201;  Cav.,  n.  705.  Ainsi 
on  parle  des  trois  subsistences  divines,  Denz.-Bannw., 
n.  213,  254;  Cav.,  n.  564,  572,  comme  on  parle  de 
l'unique  subsistence  de  Jésus-Christ.  Denz.-Bannw., 
n.  216,  217,  288,  292;  Cav.,  n.  708,  709,  736,  744.  On 
trouve  cette  signification  jusqu'au  Moyen  Age  et 
saint  Thomas  emploie  encore  en  ce  sens  subsistentia. 
Voir,  par  exemple,  Ia,  q.  xxix,  a.  2,  ad  2um;  IIIa,  q.  n, 
a.  6. 

Mais  on  trouve  aussi  chez  saint  Thomas  un  sens 
concret  qui  n'est  pas  nécessairement  le  sens  d'hypo- 
stase  ou  de  personne,  mais  plutôt  celui  de  substance 
concrète,  considérée  comme  existant  en  soi  et  non  en 
autrui.  Subsistentia  désigne  en  ce  cas  la  substantialité 
même  de  l'être  par  opposition  aux  accidents  et  aux 
parties.  Exemples  :  la,  q.  xxix,  a.  2;  De  potenlia, 
q.  ix,  a.  1,  c.  ;  In  f™  Sent.,  dist.  XXIII,  q.  i,  a.  1  et 
ad  4"m:  dist.  XXVI,  q.  i,  a.  1,  ad  3umet  4Qm.  cf.  Hypo- 
stase, col.  409-410. 

b)  Sens  abstrait.  —  Le  concept  que  Cajétan  s'est 
fait  de  la  subsistence  introduisit  un  sens  abstrait  dans 
la  signification  de  ce  terme.  Cajétan  envisage,  dans 
l'incarnation  du  moins,  la  subsistence  comme  «  un 
mode  substantiel  dont  l'effet  est  de  rendre  incommu- 
nicable la  nature,  en  la  terminant  en  elle-même  et  en 
la  disposant  immédiatement  à  être  actuée  par  son 
existence  propre  ».  Hypostase,  col.  416.  Analogique- 
ment appliqué  à  Dieu,  ce  concept  de  la  subsistence 
prend  un  aspect  abstrait  et  désigne  l'élément  formel 
conçu  en  Dieu  comme  principe  de  l'existence  per- 
sonnelle, distincte,  individuelle.  Et  ainsi,  clans  la  Tri- 
nité, ce  principe  doit  être  à  la  fois  d'ordre  substantiel 
et  incommunicable. 

2.  Les  opinions.  —  La  terminologie  ainsi  exposée 
nous  permet  de  mieux  comprendre  les  trois  opinions 
qui  se  partagent  le  monde  des  théologiens. 

a)  Première  opinion  :  il  n'existe  en  Dieu  qu'une  sub- 
sistence unique,  absolue.  — ■  Cette  opinion  correspond  à 
l'opinion,  précédemment  rappelée,  qui  considère 
qu'en  Dieu  les  personnes  se  distinguent  par  leur  esse 
ad,  et  sont  constituées  par  leur  esse  in.  «  Ou  bien  les 
relations  personnelles  sont  subsistantes  par  là  même 
qu'elles  sont  relations,  ou  bien  elles  ne  sont  subsis- 
tantes qu'en  raison  de  la  subsistence  même  de  l'es- 
sence ou  substance  absolue.  Or,  le  premier  terme  de 


l'alternative  est  inconcevable  en  raison  de  multiples 
répugnances;  subsister  est  la  même  chose  qu'exister 
en  soi:  donc,  le  principe  de  la  subsistence  ne  peut  être 
qu'un  absolu,  précisément  sous  l'aspect  où  l'absolu  se 
distingue  du  relatif.  Si  les  relations  étaient  subsis- 
tantes par  là  même  qu'elles  sont  ad  alterum,  nous  au- 
rions une  contradiction  dans  les  termes.  De  même,  si 
les  relations  étaient  subsistantes  en  tant  que  relations 
elles  s'opposeraient  entre  elles  en  tant  que  subsis- 
tantes, et  ainsi  la  difficulté  tirée  du  principe  d'iden- 
tité comparée  appliquée  aux  personnes  divines  devien- 
drait insoluble.  Enfin,  si  les  relations  comme  telles 
possédaient  la  subsistence,  le  Père  subsisterait  par 
un  autre  principe  que  le  Fils  et  le  Fils  par  un  autre 
principe  que  le  Père,  ce  qui  poserait  en  chaque  per- 
sonne une  perfection  différente.  En  ce  cas,  comment 
sauvegarder  l'infinité  et  la  plénitude  de  perfection  en 
chacune  des  personnes?  »  Billot,  th.  xi,  corol.  Ces  au- 
teurs acceptent  néanmoins  de  dire  — ce  que  d'ailleurs 
tout  le  monde  affirme,  puisque  telle  est  la  foi  catholi- 
que, —  qu'il  y  a  en  Dieu  trois  subsistences  concrètes, 
c'est-à-dire  trois  personnes  subsistantes,  trois  hypo- 
stases. 

b)  Deuxième  opinion  :  il  n'y  a  en  Dieu  que  trois  subsis 
tences  relatives,  mais  pas  de  subsistence  absolue.  — 
C'est  la  contre-partie  de  l'opinion  qui  tient  qu'en  Dieu 
la  personne  est  constituée  par  la  relation  divine  consi- 
dérée formellement  selon  son  esse  ad.  C'est  aussi  la 
conclusion  logique  de  ceux  qui  trouvent  dans  l'esse  ad 
un  principe  de  perfection  relative.  Voir  ci-dessus,  p.  10- 
11.  Galtier,  qui  adopte  cette  opinion,  cite  en  sa  faveur 
Suarez,  op.  cit.,  1.  III,  c.  iv  ;Billuart,  op.  cit.,  dissert.  IV, 
a.  4;  Gonet,  op.  cit.,  disp  V,  a.  2,  n.  42-74;  Fran- 
zelin,  De  Deo  trino,  p.  378  ;  Pesch,  De  Deo  trino,  n.  605. 
On  doit  ajouter  Vasquez,  De  Lugo,  et  de  nos  jours 
A.  d'Alès,  De  Deo /mio,  th.  ix.schol.  ii,p.233  sq.  Il  faut 
remarquer  toutefois  que,  dans  le  sens  exclusif  donné  à 
l'énoncé  de  l'opinion,  bon  nombre  des  auteurs  cités 
doivent  être  récusés,  car  ils  sont  partisans,  en  plus  des 
trois  subsistences  relatives,  d'une  subsistence  absolue 
en  Dieu.  La  deuxième  opinion,  entendue  en  son  sens 
strict,  est  propre  à  Vasquez,  de  Lugo,  Galtier,  d'Alès, 
Pesch,  Franzelin.  Elle  est  défendue  par  un  grand  nom- 
bre de  théologiens,  major  pars,  dit  Diekamp,  Monnaie, 
t.  i,  p.  383.  On  trouvera  dans  Pesch,  n.  605-611,  une 
bonne  discussion  sur  le  sujet,  tout  d'abord  en  ce  qui 
concerne  la  façon  dont  Giinther  a  détourné  de  leur  vrai 
sens  les  assertions  de  saint  Augustin,  dans  Vorscliule 
zur  speculativen  Théologie  des  positiven  Chrislenthums, 
Vienne,  1829,  t.  r,  p.  119;  t.  il,  p.  537;  ensuite,  rela- 
tivement à  la  manière  dont  les  anciens  théologiens 
scolastiques  posaient  le  problème,  dont  les  données 
sont  totalement  changées  par  Durand  de  Saint-Pour- 
çain  et  Cajétan.  Cette  mise  au  point  est  fort  utile  pour 
comprendre  les  divergences  d'opinions. 

c)  Troisième  opinion  :  il  ij  a  en  Dieu  trois  subsistences 
relatives  et  une  subsistence  absolue.  —  C'est  l'opinion  de 
Suarez,  des  dominicains  disciples  de  Cajétan  (excep- 
tion faite  pour  Pègues,  dans  son  Commentaire  littéral, 
t.  n,  p.  172-177  et  260-261).  Cette  opinion  est  rejetée 
avec  véhémence  par  les  partisans  de  la  première  opi- 
nion ou  de  la  deuxième,  entendue  en  son  sens  strict  : 
la  subsistence  absolue  est  une  conception  «  nouvelle  et 
arbitraire  »,  écrit  Galtier,  n.  325.  «  Aucune  place  pour 
la  quatrième  subsistence  de  la  substance  divine  »,  dit 
Billot,  loc.  cit.  Voir  dans  A.  d'Alès  une  vive  attaque 
contre  cette  conception  d'une  subsistence  absolue.  Sans 
adopter  cette  opinion.  Franzelin  montre  en  quoi  elle 
est  acceptable.  Il  ne  s'agit  pas  d'une  subsistence  en- 
tendue au  sens  abstrait  du  mot  (tel  qu'on  l'entend 
après  Cajétan),  mais  d'une  subsistence  entendue  au 
sens  large  de  substance  ou  essence,  par  opposition  à 
l'être  accidentel.  En  ce  sens,  on  ne  voit  pas  trop  quelle 


2155 


RELATIONS    DIVINES.    CONCLUSION 


2156 


objection  de  principe  on  pourrait  faire  à  la  manière 
de  s'exprimer  adoptée  par  les  disciples  de  Cajélan. 
Cf.  Diekamp,  De  Deo  trino,  p.  384. 

Au  fond  de  toutes  ces  discussions,  il  est  à  craindre 
que  les  divergences  soient  surtout  dans  la  façon  de 
s'exprimer.  Aussi  convient-il  de  se  montrer  bienveil- 
lant à  l'égard  de  tous. 

Conclusion.  —  La  grande  difficulté  pour  la  raison 
humaine  d'accepter  le  mystère  de  la  Trinité  est  la 
contradiction  même  qu'elle  semble  trouver  dans  la 
trinité  des  relations,  distinctes  entre  elles  et  cepen- 
dant identiques  à  la  substance  divine.  Sans  doute,  la 
raison  se  reconnaît  incapable  de  scruter  le  mystère 
divin  et  d'en  exprimer  la  convenance  intrinsèque. 
Elle  demande  toutefois  à  comprendre  ou  tout  au  moins 
entrevoir  comment  sa  conception  n'est  pas  contradic- 
toire. 

Voici,  en  somme,  la  difficulté.  Nous  allons  l'exprimer 
en  forme  syllogistique  :  «  Des  réalités  identiques  à  une 
troisième  réalité,  sont  identiques  entre  elles.  Or,  les 
relations  réelles  en  Dieu  sont  parfaitement  identiques 
à  la  substance  divine.  Donc,  elles  sont  entre  elles  par- 
faitement identiques.  »  En  ce  cas  il  n'est  plus  possible 
de  concevoir  la  trinité  des  personnes  sinon  à  la  façon 
de  Sabellius. 

Les  théologiens  qui  nient  que,  dans  la  relation,  le 
titre  à  la  réalité  soit  distinct  de  l'esse  ad,  et  qui,  par 
conséquent,  considèrent  comme  sans  utilité  la  dis- 
tinction de  Verse  ad  et  de  l'esse  in,  se  trouvent  ici  dans 
un  certain  embarras.  Suarez,  par  exemple,  avoue  que 
le  principe  de  contradiction  ne  vaut  que  pour  les  êtres 
créés.  De  Trinitale,  1.  IV,  c.  m,  n.  7.  Molina  présente 
une  réponse  aussi  décevante  :  le  principe  de  contradic- 
tion vaut  s'il  s'agit  de  l'identité  de  plusieurs  réalités 
avec  une  réalité  incommunicable,  mais  non  s'il  s'agit 
de  les  comparer  avec  une  réalité  communicable. 
In  7am  part.  Sum.  S.  Thomœ,  q.  xxvm,  a.  3,  disp.  II. 
Dans  la  doctrine  thomiste,  qui  distingue  la  relation 
réelle  créée  de  son  fondement,  qui  fait  de  l'esse  ad  l'es- 
sence même  de  la  relation,  qui  trouve  dans  l'esse  in  le 
titre  à  la  réalité  pour  la  relation,  même  subsistante,  la 
difficulté  paraît  moins  insoluble.  En  effet,  c'est  par 
nos  concepts  de  relation  subsistante  et  de  substance 
que  nous  atteignons  la  vie  intime  de  Dieu.  Donc,  le 
principe  de  contradiction  ne  peut  nous  permettre  de 
conclure  que  si,  dans  nos  raisonnements,  tous  les 
termes  sont  employés  en  un  sens  formellement  identi- 
que. Mais,  dans  le  cas  présent,  en  identifiant  relations 
et  ersence,  ces  deux  termes  ne  sont  pas  identiquement 
formels  et  c'est  donc  une  identité  purement  matérielle 
qui  est  affirmée.  Logiquement,  l'argument  ne  conclut 
pas. 

C'est  donc  sur  le  terrain  de  la  logique  que  no  js  trans- 
portons la  difficulté;  et  ce  terrain  est  le  seul  qui  nous 
soit  abordable,  la  métaphysique  divine  ne  nous  étant 
accessible  que  par  voie  de  raisonnement  logique.  Or, 
il  faut  ici  rappeler  un  point  essentiel  de  logique,  déjà 
exposé  par  Aristote.  Les  règles  du  syllogisme  ne  peu- 
vent s'appliquer  qu'aux  propositions  dans  lesquelles 
la  prédication  est  formelle,  c'est-à-dire  dans  lesquelles 
le  prédicat  est  contenu  dans  la  définition  du  sujet. 
Voici  un  exemple  de  prédication  formelle  :  l'homme 
est  un  animal  raisonnable.  La  prédication  matérielle 
aurait  lieu  si  le  prédicat,  bien  qu'identique  en  réalité 
au  sujet,  était  cependant  en  dehors  de  sa  raison  for- 
melle. Exemple  :  l'humanité  est  l'individualité  de 
Pierre;  c'est  vrai  matériellement,  mais  cette  indivi- 
dualité propre  à  Pierre  n'est  pas  formellement  dans 
le  concept  de  l'humanité. 

Or  nos  raisonnements  ne  portent  sur  les  choses  que 
par  l'intermédiaire  des  concepts  qui  représentent  ces 
choses.  Donc,  pour  conclure  dans  un  raisonnement  à 
l'identité  de  deux  choses,  il  faut  que  ces  deux  choses 


s  Tient  considérées  suivant  la  même  raison^foimelie; 
autrement  on  ne  serait  plus  en  droit  de  conclure,  parce 
qu'on  manque  à  cette  première  règle  élémentaire  du 
syllogisme  : 

Terminus  e;to  triplex,  merlius,  majorque,  minorque, 

puisqu'il  y  a  autant  de  termes  différents  que  de  raisons 
formelles    différentes. 

Cela  posé,  nous  concédons  volontiers  que  le  Père  et 
le  Fils  soient  la  même  réalité  que  l'essence  divine. 
Mais  dans  cette  proposition  :  le  Père  et  le  Fils  sont 
identiques  à  l'essence  divine,  la  prédication  est  pure- 
ment matérielle;  car,  de  leur  propre  raison  formelle, 
Père  et  Fils  n'impliquent  que  des  relations  d'origine, 
paternité  et  filiation,  et  nullement  l'essence  divine.  On 
ne  peut  donc  rien  conclure  du  raisonnement  objecté 
et  c'est  pourquoi  saint  Thomas  se  contente  de  répondre 
en  quelques  mots  :  «  L'axiome  allégué  dans  l'objection  : 
deux  choses  identiques  à  une  troisième  sont  identiques 
ent:e  elles,  est  vrai  quand  il  y  a  identité  réelle  et  ra- 
tionnelle fre  et  ratione)  entre  les  choses  comparées, 
mais  il  est  faux  quand  l'identité  n'est  que  réelle  et  non 
rationnelle.  »  Ia,  q.  xxvm,  a.  3,  ad  lam. 

Il  faudrait  donc  ainsi  rectifier  l'objection  :  Il  est 
nécessaire  que  deux  choses  se  distinguent  entre  elles 
de  la  même  façon  qu'elles  se  distinguent  d'une  troi- 
sième; de  telle  sorte  que,  si  elles  ne  diffèrent  de  cette 
autre  chose  que  par  une  simple  distinction  de  raison, 
eiles  ne  doivent  pareillement  se  distinguer  entre  elles 
que  par  une  simple  distinction  de  raison.  —  Mais  en- 
core cette  conclusion  n'est  légitime  qu'à  la  condition 
d'admettre  qu'il  n'y  a  pas  plus  d'opposition  entre  les 
deux  choses  en  question  qu'entre  chacune  d'elles  et  la 
troisième  avec  laquelle  on  les  compare.  Or,  en  Dieu,  les 
relations,  dans  leur  raison  formelle  de  rapports,  sont 
irréductiblement  opposées  entre  elles,  tandis  qu'elles 
n'ont  aucune  opposition  avec  l'essence,  comme  on  l'a 
expliqué  plus  haut. 

Cette  réponse,  dira-t-on.  n'est-elle  pas  absurde?  Ne 
revient-elle  pas  à  dire  qu'une  seule  et  même  réalité 
peut  constituer  plusieurs  réalités  opposées  entre  elles? 
Ce  qui  est  pure  contradiction.  —  Contradiction,  soit, 
s'il  s'agissait  d'absolu*  opposés  entre  eux;  mais  lors- 
qu'il s'agit  de  relatifs,  l'essence  même  de  leur  relativité 
s'oppose  à  ce  que  se  vérifie  cette  contradiction.  Les 
relations,  en  effet,  ne  s'opposent  entre  elles  que  sui- 
vant leurs  rapports  :  il  y  a  donc  en  Dieu  une  réelle  mul- 
tipTicité  de  rapports  d'origine;  mais  la  réalité  absolue, 
l'essence,  qui,  par  identification  avec  les  relations  sub- 
sistantes, devient  leur  titre  à  la  réalité,  ne  s'oppose 
pas  à  elle-même;  elle  reste  en  soi  toujours  une  et  iden- 
tique. Il  n'y  a  donc  réellement  aucune  contradiction 
dans  le  mystère  de  la  Trinité,  tel  que  la  doctrine  catho- 
lique des  relations  subsistantes  nous  le  fait  atteindre. 

S.  Thomas,  Summa  tlieologica,  la,  q.  xxvm;  q.  xxix, 
a.  2  et  I;  Summa  contra  Génies,  1.  IV,  c.  xiv;  De  potentia, 
q,  m,  a.  1-6;  q.  ix,  a.  1,  4;  Compcndinm  theologim,  c.  liii- 
î  vu;  In  /um  Sent,  dist.  XXVI,  q.  il,  a.  2;  dist.  XXXIII, 
a.  1  ;  Cf.  dist.  XXIII,  n.  1,  3.  Et  les  commentateurs,  notam- 
ment :  Suarez,  lie  SS.  Trinilalis  mgsterio,  1.  III  et  IV;  Gonet, 
(typais  theologiie  thomistica;,  tract,  vi.  De  sancla;  l'rinitalis 
mgsterio,  disp.  m;  Billuart,  Cursus  tlicologiœ,  Tractatus  de 
SS.  Trinilalis  mgsterio,  dissertatio  III;  Salmanticenses, 
Cursus  Iheologiœ  dogmalicee,  De  Trinitate,  disp.  IV-IX. 

POUI  la  théologie  positive  :  Petau,  Dogmala  tlieologica.  De 
Trinitale,  surtout  1.  IV,  c.  x-xn;  T.  de  Rc«non,  Éludes  de 
théologie  positive  sur  la  sainte  Trinité,  Pari*,  18!)2,  surtout 
t.   I. 

Ajoutez  aux  manuels  cités  nu  cours  de  l'article  :  A.  llor- 
vâth,  Metaplujsik  der  Relalionen,  Graz,  1914;  E.  Commer, 
Slrelflichtcr  auj  die  Welt  der  Relationen,  dans  rivus  Thomas, 
1916,  p.  120  sri.;  P.  Descoqs,  Thomisme  et  scolaslique  (Nou- 
velle édition,  Paris,  1935),  appendice  n,  Sur  la  relation  dans 
l'être  crée,  p.  218-226. 

A.  Michel. 


2157 


RELIGIEUX.    L'ETAT    RELIGIEUX 


2158 


RELIGIEUX  et  RELIGIEUSES.  — Cette  étude 
ne  saurait  constituer  un  traité  complet  de  l'état  reli- 
gieux. Renvoyant,  pour  le  détail,  aux  ouvrages  spé- 
ciaux indiqués  dans  la  bibliographie,  nous  donnons 
seulement  dans  ce  Dictionnaire  les  éléments  qu'un 
théologien  ne  doit  pas  ignorer.  I.  Notion  et  aperçu 
historique  de  l'état  religieux.  II.  Définition  et  division 
des  religieux  (col.  2163).  III.  Comment  on  devient  reli- 
gieux (col.  2170).  IV.  Comment  on  cesse  de  l'être 
(col.  2177). 

I.  L'état  religieux.  —  1°  Notion.  —  Selon  l'éty- 
mologie,  l'état  religieux  est  une  forme  particulière  de 
la  vie  chrétienne,  dont  le  but  est  d'honorer  Dieu  de 
façon  plus  parfaite.  La  religion  étant  une  vertu  qui 
nous  porte  à  rendre  à  Dieu  le  culte  et  les  devoirs  qui 
lui  sont  dus,  ceux  que  l'on  appelle  «  religieux  »  se  con- 
sacrent librement  et  de  façon  stable  à  ce  service  divin 
par  des  engagements  plus  stricts,  dépassant  l'accom- 
plissement des  simples  préceptes.  Le  Code  canonique 
définit  l'état  religieux  :  «  une  manière  stable  de  vivre 
en  commun,  par  laquelle  des  fidèles  s'engagent  à  ob- 
server non  seulement  les  préceptes  communs,  mais 
encore  les  conseils  évangéliques,  par  les  vœux  d'obéis- 
sance, de  chasteté  et  de  pauvreté.  »  Can.  487. 

Quatre  éléments  constituent  donc  l'état  religieux  : 
1.  Il  est  d'abord  un  étal  de  vie,  c'est-à-dire  une  condi- 
tion qui,  de  par  sa  nature,  n'est  pas  facilement  sujette 
à  changement;  une  certaine  stabilité  ou  immutabilité 
lui  est  donc  essentielle.  Cf.  Saint-Thomas,  Sum.  theol., 
IIa-IIie,  q.  clxxxiii,  a.  1.  Ainsi  parle-t-on  de  l'état 
matrimonial,  de  l'état  sacerdotal.  —  2.  Cette  stabilité 
est  assurée  par  les  engagements  que  prennent  librement 
ceux  qui  embrassent  cette  condition;  les  vœux  cons- 
tituent pour  eux  une  obligation  morale  dont  ils  ne 
peuvent  se  libérer  à  leur  gré.  Voir  Vœu.  —  3.  La  stabi- 
lité est  encore  confirmée  par  le  caractère  public  et  par- 
fois solennel  attaché  à  ces  engagements.  La  profession 
des  trois  vœux,  reçue  au  nom  de  l'Église,  manifeste 
chez  celui  qui  s'engage  de  la  sorte  l'intention  de  persé- 
vérer dans  l'état  choisi,  en  même  temps  qu'elle  cons- 
titue une  garantie  officielle  de  la  perpétuité  de  l'obli- 
gation. —  4.  Enfin,  un  dernier  élément,  positivement 
requis  par  le  droit  ecclésiastique  actuel,  est  la  vie  en 
commun  sous  l'autorité  d'un  supérieur  et  selon  une 
règle  approuvée.  C'est  seulement  aux  fidèles  ainsi 
groupés  et  organisés  que  l'Église  reconnaît  la  qualité 
de  religieux  avec  les  droits  et  devoirs  qui  en  découlent. 
L'approbation  n'est  pas,  de  sa  nature,  une  condition 
essentiel  le  à  l'état  religieux,  puisqu'un  particulier  pour- 
rait s'engager  à  la  pratique  des  conseils  évangéliques 
par  les  trois  vœux  ordinaires  de  religion  ;  c'est  pourtant 
une  formalité  requise  par  le  droit  canonique  depuis  le 
IVe  concile  du  Latran  (1215);  auparavant,  l'Église  se 
contentait  d'une  approbation  générale  plus  ou  moins 
tacite. 

Quant  à  la  vie  commune,  elle  est,  selon  la  discipline 
actuelle,  une  des  conditions  nécessaires  à  l'état  reli- 
gieux, can.  487;  jadis,  les  anachorètes  ont  pu  être  de 
vrais  religieux,  l'Église  approuvant  au  moins  en  géné- 
ral ce  genre  dévie;  actuellement,  il  faut  être  incorporé 
à  une  communauté.  La  cohabitation  sous  le  même  toit 
avec  une  règle  commune  est  également  de  droit  posi- 
tif, can.  594-606,  mais  souffre  des  exceptions  :  ainsi 
les  exclaustrés  et  les  fugitifs  ne  cessent  pas  pour  autant 
d'être  religieux  ;  de  plus,  le  Saint-Siège  peut  approuver, 
dans  des  circonstances  spéciales,  un  institut  dont  les 
membres  n'habiteraient  pas  en  commun  et  ne  porte- 
raient pas  d'habit  religieux. 

L'état  religieux  est  appelé  aussi  état  de  perfection, 
pour  le  distinguer  de  l'état  de  vie  ordinaire  de  ceux 
qui  se  contentent  d'observer  les  préceptes.  Cf.  Suarez, 
De  religione,  IIe  part.,  tract,  vu,  1.  I,  c.  i  sq.  ;  Bouix,  De 
jure  regularium,  1. 1,  p.  4  sq.  Ce  n'est  pas  que  les  conseils 


évangéliques,  ainsi  que  le  rappelle  saint  Thomas, 
Ha- lias,  q.  clxxxiv,  a.  1  sq.,  soient  la  perfection;  celle- 
ci  réside  avant  tout  dans  la  charité  parfaite,  laquelle 
peut  être  réalisée  en  dehors  de  l'état  de  perfection, 
ainsi  que  le  firent  nombre  de  saints.  Mais  les  conseils 
sont  des  moyens  propres  à  faire  atteindre  plus  libre 
ment  et  plus  facilement  la  perfection  de  la  charité; 
ils  ne  se  superposent  pas  aux  préceptes,  mais  tendent  à 
les  faire  observer  de  façon  plus  parfaite.  Voir  l'art. 
Perfection,  col.  1222  sq.  L'état  religieux  n'est  donc 
pas  un  état  de  perfection  acquise  ou  à  communiquer 
fexercendœ),  comme  l'épiscopat,  mais  plutôt  une  école 
où  l'on  tend  à  l'acquérir  ( acquirendse ) ,  où  l'on  s'exerce 
à  la  pratiquer.  Celui  qui  embrasse  cet  état  s'engage 
pour  toujours  et  irrévocablement,  au  moins  dans  son 
intention  première  (car  sa  volonté  peut  changer)  et 
selon  les  prévisions  du  législateur  ecclésiastique,  à 
tendre  par  d'incessants  efforts  à  se  rapprocher  du  but, 
la  charité  parfaite;  cela  est  si  vrai  que  certains  auteurs 
appellent  les  vœux  temporaires  à  renouveler  périodi- 
quement «  vœux  virtuellement  perpétuels  ».  Chelodi, 
Jus  de  personis  juxla  Codicem,  n.  243. 

Ce  souci  continuel  d'acquérir  la  perfection  s'est 
traditionnellement  traduit  dans  l'Église  chrétienne  par 
la  profession  des  trois  vœux  qui  correspondent  aux 
trois  conseils  évangéliques  de  pauvreté,  de  chasteté  et 
d'obéissance.  Saint  Thomas  note  justement,  Ila-IIœ, 
q.  clxxxiv,  a.  2-5,  que  l'état  de  perfection  exige  la  sup- 
pression de  tous  les  obstacles  qui  s'opposent  à  la  par- 
faite charité;  ces  obstacles  ont  leur  source  dans  la  triple 
concupiscence  dont  parle  saint  Jean,  I  Joa.,  n,  16, 
et  à  laquelle  s'opposent  efficacement  les  trois  conseils 
évangéliques;  c'est  l'aspect  négatif,  si  l'on  peut  ainsi 
parler,  de  l'état  de  perfection  :  il  déblaye  la  voie  et 
ouvre  la  route.  11  suppose  en  outre  un  élan  positif, 
un  effort  continu  pour  diriger  les  actions  de  l'homme 
vers  le  but  à  atteindre,  à  savoir,  la  charité  à  posséder. 
Enfin,  prenant  l'homme  tout  entier,  il  consacre  tout 
ce  qu'il  a  et  tout  ce  qu'il  est  au  service  de  Dieu,  faisant 
de  la  créature  raisonnable  un  holocauste  à  la  divine 
majesté.  Or,  sous  tous  ces  aspects,  l'observation  des 
trois  conseils  évangéliques  est  requise  et  suffit;  la  pro- 
fession des  trois  vœux  qui  correspondent  à  ces  conseils 
donne  à  leur  observance  la  stabilité  qui  convient. 

Outre  ces  trois  vœux  essentiels,  requis  par  la  nature 
des  choses  aussi  bien  que  par  le  droit  positif,  d'autres 
vœux  peuvent  être,  dans  certains  ordres  ou  certaines 
congrégations,  ajoutés  plus  ou  moins  explicitement  à 
la  profession,  par  exemple  la  promesse  de  se  vouer  au 
soin  des  malades,  à  l'éducation  de  la  jeunesse,  à  l'apos- 
tolat en  pays  infidèles,  etc.  Ces  vœux,  dont  la  nature 
est  la  même  que  la  profession  à  laquelle  ils  sont  inti- 
mement liés,  peuvent  être  simples  ou  solennels;  leur 
valeur  et  leur  efficacité  est  celle  même  qui  leur  est 
reconnue  par  l'Église.  Toutefois,  actuellement,  le  Saint- 
Siège  n'admet  pas  que,  dans  les  nouveaux  instituts, 
les  constitutions  prévoient  l'émission  de  vœux  autres 
que  les  trois  accoutumés.  Cf.  S.  C.  Évèques  et  Rég., 
13  août  1887,  22  sept.  1892.  Tous  les  autres  vœux  en 
effet  sont  compris  dans  le  vœu  d'obéissance.  Quant  à 
ce  dernier  il  est  fait,  même  dans  les  congrégations  à 
vœux  simples,  «  tout  d'abord  et  principalement  au 
souverain  pontife  »;  le  pape  est  en  effet  le  premier 
supérieur  de  tous  les  religieux,  et  ceux-ci  sont  tenus 
de  lui  obéir  même  en  vertu  du  vœu  d'obéissance. 
Can.  499. 

2°  Origine  et  histoire.  — -  Lorsqu'on  parle  d'état  reli- 
gieux proprement  dit,  c'est  seulement  dans  le  Nouveau 
Testament  qu'il  faut  aller  en  chercher  la  réalisation. 
Antérieurement  au  Christ,  les  quelques  figures  que 
nous  offre  la  Bible  ne  sont,  en  dépit  de  leur  relief,  que 
des  esquisses,  de  timides  ébauches.  Au  nombre  des 
saints   personnages   qui,    au    témoignage   des   Livres 


2159 


RELIGIEUX.    L'ETAT    RELIGIEUX 


2160 


saints,  se  retirèrent  dans  la  solitude,  soit  pour  vaquer 
à  la  prière,  soit  pour  se  préparer  à  leur  mission,  on 
peut  citer  les  prophètes  Élie  et  Elisée  qui  groupèrent 
autour  d'eux  des  disciples  sur  le  Carmel,  les  naziréens, 
et  en  dernier  lieu  saint  Jean-Baptiste,  «  le  prince  des 
anachorètes  »,  comme  l'appelle  saint  Jérôme.  Cf.  H.  Le- 
clercq,  art.  Cénobilisme,  dans  Dict.  Arch.  et  Lit.,  t.  il, 
col.  3048  sq. ;  Suarez,  De  religione,  tr.  vu,  1.  III,  c.  i. 
1.  Le  Christ  et  l'étal  religieux.  —  C'est  Notre-Seigneur 
qui  a  institué  l'état  religieux  dans  sa  substance  en 
posant  les  principes  essentiels  de  la  vie  religieuse.  Sans 
contraindre  personne,  il  a  lancé  aux  âmes  généreuses 
un  appel  à  la  perfection  en  même  temps  qu'une  invi- 
tation à  la  pratique  des  conseils  évangéliques  :  «  Soyez 
parfaits  comme  votre  Père  céleste  est  parfait.  »  Matth., 
v,  48.  Sans  doute,  il  y  a  une  perfection  commune  qui 
oblige  tous  les  chrétiens  :  en  observant  les  préceptes, 
ils  acquièrent  cette  ressemblance  avec  Dieu  qui  est 
dans  la  charité.  C'est  la  voie  ordinaire  que  le  Maître 
commence  par  montrer  au  jeune  homme  :  «  Si  tu  veux 
entrer  dans  la  vie,  observe  les  commandements.  » 
Matth.,  xix,  17.  A  ceux  qui  veulent  faire  davantage 
et  qui,  comme  le  jeune  homme,  demandent  :  «  Que  me 
reste-t-il  à  faire?  Que  me  manque-t-il?  »,  le  Maître 
répond  :  «  Si  tu  veux  être  parfait,  va,  vends  ce  que 
tu  possèdes,  donne-le  aux  pauvres  et  tu  auras  un 
trésor  dans  le  ciel;  puis,  viens  et  suis-moi.  »  Ibid.,  21. 
Cf.  Matth.,  xvi,  24;  Marc,  vin,  34;  Luc,  ix,  23.  On 
peut  trouver  dans  les  textes  du  Nouveau  Testament 
qui  nous  rapportent  ou  les  paroles  du  Sauveur  et  celles 
de  saint  Paul,  ou  la  manière  de  vivre  du  Maître  et  des 
Apôtres,  l'indication  substantielle  des  trois  conseils 
évangéliques  de  pauvreté,  chasteté  et  obéissance,  qui 
constituent  l'essence  même  de  l'état  religieux  : 

a)  Le  Christ  en  effet  fait  l'éloge  solennel  de  la  pau- 
vreté dans  le  discours  sur  la  montagne,  en  proclamant 
bienheureux  ceux  qui  ont  l'esprit  de  cette  vertu, 
Matth.,  v,  3;  Marc,  x,  23;  Luc,  vi.  20;  ailleurs  il 
montre  le  danger  des  richesses,  Matth.,  xix,  23;  xxv, 
35;  xxvi,  11;  et  invite  ceux  qui  veulent  le  suivre  à 
s'en  détacher.  Matth.,  xix,  21;  Luc,  xvm,  18.  Lui- 
même  donne  l'exemple  du  détachement,  «  n'ayant  pas 
où  reposer  sa  tête  ».  Luc,  ix,  58;  Matth.,  vm,  20.  Il 
mène  avec  ses  apôtres  une  vie  pauvre,  vivant  de  cha- 
rité. Joa.,  xn,  6;  Matth.,  xxvn,  55.  Les  premiers  chré- 
tiens imitèrent  cette  manière  de  vivre  du  Sauveur, 
vendant  leurs  biens  et  mettant  leurs  ressources  en 
commun.  Act.,  il,  45;  iv,  34;  v,  1-12. 

b)  Pour  la  chasteté,  le  Christ  lui-même  en  avait 
vanté  les  avantages  «  en  vue  du  royaume  des  cieux  », 
Matth.,  xix,  12;  les  cœurs  purs  avaient  été  proclamés 
bienheureux.  Matth.,  v,  8;  xxn,  30;  Luc,  xx,  34. 
Après  le  Christ,  saint  Paul  avait  insisté  sur  la  nécessité 
de  mortifier  ses  sens,  Rom.,  vm,  12-13;  Gai.,  v,  17  sq.  ; 
il  montre  aux  Corinthiens  l'excellence  de  la  virginité, 
sa  supériorité  sur  l'état  de  mariage.  I  Cor.,  vu,  6-8, 
25,  35,  38. 

c)  Enfin  le  Christ  a  donné  lui-même  l'exemple  de 
l'obéissance  à  son  Père  et  cela  «  jusqu'à  la  mort  et  la 
mort  de  la  croix  ».  Phil.,  Il,  8;  Luc,  x,  21  ;  Joa.,  vm, 
29.  A  ceux  qui  veulent  le  suivre  il  indique  la  voie  du 
renoncement,  donc  de  l'obéissance,  Matth.,  xvi,  24; 
c'est  la  voie  qu'il  a  suivie  lui-même,  Rom.,  xv,  3,  et 
dans  laquelle  il  engage  tous  ceux  qui  aspirent  à  la 
perfection.  Matth.,  xix,  21.  Cf.  S.  Thomas,  Sum.  theol., 
II&-II»,  q.  clxxxvi,  a.  5,  sed  contra;  a.  8,  ad  lum.  Et 
dans  l'esprit  du  Maître  cet  engagement  à  la  pratique 
des  conseils  évangéliques  n'est  pas  seulement  chose 
temporaire,  il  est  envisagé  comme  perpétuel  et  irrévo- 
cable, comme  le  sont  les  vieux  de  religion.  Cf.  Luc, 
ix,  60-62;  xvm,  28-30.  Suarez,  De  religione,  tract,  vu, 
1.  II,  c.  ii ;  1.  III,  c.  ii,  n.  5;  1.  VIII,  c.  i;  1.  IX.  c.  i  sq. 

L'examen  de  ces  textes  montre   surabondamment 


qu'il  n'est  point  nécessaire,  pour  expliquer  l'introduc- 
tion du  monachisme  etde  la  vie  religieuse  dans  l'Église, 
d'avoir  recours  à  de  prétendus  emprunts  faits  aux 
«  frères  de  Sérapis  »,  au  bouddhisme  ou  au  néoplato- 
nisme. Cf.  Dom  Besse,  art.  Monachisme,  dans  le  Dict. 
Apol.,  t.  m,  col.  860. 

Faut-il  dire,  avec  quelques  auteurs,  que  le  Christ 
en  appelant  ses  apôtres  et  en  les  groupant  autour  de 
lui  en  collège  a  fondé  le  premier  ordre  religieux  avec 
vœux?  Suarez  l'affirme,  mais  sans  preuve,  loc.  cit., 
1.  III,  c.  ii,  n.  9.  C'est  là  une  pure  hypothèse  qui,  pour 
n'être  pas  impossible  ou  improbable,  n'a  pour  elle  au- 
cun argument  historique  direct  et  probant.  On  peut 
concéder  que  les  apôtres,  comme  les  évêques  leurs  suc- 
cesseurs, ont  été  constitués  dans  un  état  de  perfection 
à  communiquer  (perfectionis  exercendœ),  ce  qui  suppo- 
sait chez  eux  la  pratique  d'au  moins  quelques  conseils, 
mais  non  pas  nécessairement  celle  des  trois  conseils, 
en  particulier  du  conseil  de  pauvreté,  et  de  celui 
d'obéissance.  Cf.  Bouix,  De  jure  regularium,  t.  i, 
p.  35  sq.  Il  reste  vrai  cependant  que,  par  ses  paroles 
comme  par  ses  exemples,  le  Christ  a  posé  les  principes, 
établi  les  bases  de  la  vie  religieuse.  Saint  Thomas  ne 
craint  pas  d'affirmer  que  «  c'est  aux  disciples  de  Notre- 
Seigncur  que  remonte  tout  ordre  religieux  ».  Il  dit 
ailleurs  que  «  les  apôtres  firent  profession  de  ce  qui  se 
rapporte  à  l'état  religieux  quand  ils  quittèrent  tout 
pour  suivre  Jésus-Christ  ».  Ila-II16,  q.  clxxxviii,  a.  7; 
q.  lxxxviii,  a.  4,  ad  3um. 

Ce  que  Notre-Seigneur  a  institué,  c'est  l'état  reli- 
gieux dans  sa  substance  et  ses  grandes  lignes;  c'est 
seulement  dans  ce  sens  que  cet  état  peut  être  dit  de 
droit  divin  ou,  plus  exactement,  d'institution  divine  : 
Status  religiosus  secundum  se  et  quoad  substanliam 
suam  ab  ipso  Christo  Domino  immédiate  traditus  et 
instilulus  fuit  alque  ita  dici  polest  esse  de  jure  divino 
non  prsecipienle,  sed  consulenle.  Hsec  est  sentenlia 
omnium  catholicorum  recle  sentientium,  dit  Suarez,  loc. 
cit.,  1.  III,  c.  ii,  n.  3;  et  il  cite  à  l'appui  :  saint  Thomas, 
Ha-IIœ,  q.  lxxxviii,  a.  4;  Bellarmin,  De  monachis, 
1.  II,  c.  v,  n.  25,  etc.  Cette  institution  divine  ne  com- 
porte pas  seulement  une  exhortation  théorique  à  em- 
brasser l'état  religieux,  elle  confère  encore  à  l'Église 
un  véritable  pouvoir  d'établir,  d'administrer  et  de 
supprimer  des  ordres  religieux,  indépendamment  du 
pouvoir  civil.  C'est  encore  en  vertu  de  ces  pouvoirs 
divins  que  l'Église  a  la  faculté  d'approuver,  par  l'or- 
gane du  Souverain  Pontife  ou  du  concile  œcuménique, 
de  façon  définitive  un  institut  religieux,  d'admettre 
ou  de  réprouver  certaines  formes  de  vœux,  d'établir 
certaines  incapacités  ou  inhabiletés,  de  dispenser  des 
vœux,  même  des  vœux  solennels,  d'imposer  la  réforme 
aux  instituts  relâchés,  etc.  Quant  aux  dernières  déter- 
minations concernant  le  genre  de  vie,  les  conditions  du 
noviciat  ou  de  la  profession,  le  costume,  elles  relèvent 
du  droit  purement  ecclésiastique  et  sont  variables 
selon  les  temps  et  les  lieux. 

2.  Les  développements  de  l'étal  religieux.  —  Les 
exhortations  du  Christ  aussi  bien  que  ses  exemples  ne 
pouvaient  rester  vains  et  sans  effet;  aussi,  la  grâce 
divine  aidant,  c'est  à  toutes  les  époques  de  l'histoire  de 
l'Église  que  l'on  voit  des  fidèles  des  deux  sexes  suivre 
les  conseils  évangéliques  sous  des  formes  diverses;  on 
peut  donc  dire  que  l'état  religieux,  en  tant  qu'il  cons- 
titue une  profession  publique  des  conseils  et  qu'il 
manifeste  extérieurement  la  sainteté  de  l'Église,  est 
en  quelque  sorte  indéfectible.  Cf.  Bouix,  De  jure  regu- 
larium, éd.  de  Paris,  1876,  t.  i,  p.  172. 

Ce  n'est  pas  que  l'étal  religieux  complet,  avec  ses 
trois  vœux,  ait  existé  dès  les  premiers  temps  de  l'Église, 
même  comme  une  organisation  embryonnaire;  aucun 
document  ne  nous  révèle  quelque  chose  de  semblable. 
Mais   nous   savons   de  façon   certaine   que,   dès  l'âge 


Jllil 


RELIGIEUX 


2162 


apostolique,  les  conseils  évangéliques  ont  été  mis  en 
pratique,  à  l'imitation  du  Maître  et  de  ses  premiers 
disciples.  Et  c'est  seulement  en  ce  sens  qu'il  faut  inter- 
préter les  paroles  de  saint  Bernard  :  «  L'ordre  religieux 
a  existé  le  premier  dans  l'Église,  ou  plutôt,  c'est  par 
lui  qu'a  commencé  l'Église,...  les  apôtres  en  ont  été 
les  premiers  maîtres.  »  Apol.  ad  Guillem.,  c.  x,  P.  L., 
t.  clxxxii,  col.  912.  Les  Actes  des  Apôtres  nous  offrent 
en  effet  des  exemples  du  vœu  de  continence,  Act., 
xvm,  18,  xxi,  23  sq.  ;  celle-ci  était  pratiquée  par  des 
hommes  et  aussi  par  des  femmes,  notamment  par  des 
veuves.  I  Tim.,  v,  11-12.  Cf.  Eusèbe,  Hist.  eccl,  1.  III, 
c.  xxix;  S.  Ignace,  Ep.  ad  Pohjc,  c.  v,  n.  1,  P.  G., 
t.  v,  col.  724;  Tertullien,  De  velandis  uirginibus,  c.  xi, 
P.  L.,  t.  ii,  col.  904;  De  exhort.  caslitalis,  xi,  ibid., 
col.  926.  La  seule  pratique  de  la  chasteté,  même  confir- 
mée par  un  vœu,  ne  suffisait  pas  à  constituer  l'état 
religieux,  mais  c'était  un  acheminement;  et  il  reste 
vrai  que,  dès  les  premiers  siècles,  les  vierges  formaient 
dans  l'Église  un  ordre  distinct,  ayant  une  place  réser- 
vée dans  le  lieu  saint;  la  liturgie  du  vendredi  saint  a 
conservé  le  souvenir  de  cette  antique  discipline  :  dans 
la  troisième  oraison,  les  vierges  sont  nommées  après 
les  confesseurs. 

A  partir  du  ine  siècle,  on  voit  apparaître  une  autre 
ébauche  de  la  vie  religieuse  sous  la  forme  de  Vaseé- 
tisme.  Les  déserts  de  l'Egypte  servirent  de  refuge  aux 
premiers  ermites,  moines  ou  anachorètes,  qui  quittè- 
rent le  monde  pour  mener  dans  la  solitude  une  vie  de 
prière  et  de  mortification,  laquelle  n'excluait  pas  le 
travail  des  mains.  La  persécution  de  Dèce  (249-251), 
qui  obligea  les  fidèles  à  fuir  et  à  se  cacher,  ne  fut  sans 
doute  pas  étrangère  au  succès  de  la  vie  érémitique.  Le 
plus  ancien  de  ces  anachorètes  aurait  été,  au  dire  de 
Jérôme,  saint  Paul  de  Thèbes,  surnommé  le  premier 
ermite  (né  vers  234);  parmi  ses  imitateurs,  le  plus  célè- 
bre fut  saint  Antoine  (251-356),  auquel  on  peut  ad- 
joindre saint  Hilarion  (f  371);  à  leur  suite,  les  solitudes 
de  l'Orient  se  peuplèrent  de  moines  dont  quelques-uns 
commencèrent  même  à  se  grouper  en  société.  Mais  le 
véritable  organisateur  de  la  vie  cénobitique  et  l'auteur 
de  la  règle  la  plus  ancienne  est  saint  Pacôme  (f  346). 
Les  premiers  fondements  de  l'état  religieux  étaient 
jetés;  chez  les  cénobites  primitifs,  il  n'est  pas  question 
de  vœux  solennels,  mais  la  pratique  des  trois  conseils 
évangéliques  est  de  règle.  Avant  la  fin  du  ivc  siècle, 
saint  Basile  (f  379)  avait  conduit,  en  Asie  mineure, 
l'institution  monastique  à  une  rare  perfection  et  il 
l'avait  dotée,  par  imitation  de  la  règle  pacômienne, 
d'une  règle  pleine  de  prudence  et  de  douceur,  que  sui- 
vent aujourd'hui  encore  les  moines  d'Orient,  uniates 
et  schismatiques.  Vers  la  même  époque,  saint  Augustin 
avait  fondé  un  monastère  pour  la  vie  commune  de  ses 
clercs. 

D'Orient,  la  vie  religieuse  passa  en  Occident,  prin- 
cipalement en  Gaule,  par  suite  des  relations  que  ce 
pays  eut  avec  les  prélats  d'Orient  exilés,  en  particulier 
avec  saint  Athanase;  la  diffusion  de  la  vie  de  saint 
Antoine  provoqua  sur  notre  sol  une  floraison  de  monas- 
tères avec  des  maîtres  célèbres  comme  saint  Hilaire  ou 
saint  Martin  de  Tours.  Mais  le  véritable  père  de  la  vie 
monastique  en  Occident  fut  saint  Benoît  de  Nursie 
(t  543).  Vers  la  fin  du  ve  siècle,  il  écrivit  sa  règle  qui 
par  sa  sagesse  et  sa  discrétion  s'imposa  peu  à  peu  dans 
la  plupart  des  monastères,  surtout  en  Gaule.  Elle  finit 
même  par  supplanter  celle  de  saint  Colomban,  plus 
austère  et  moins  précise,  qui  avait  connu  au  vie  siècle 
une  diffusion  non  négligeable,  grâce  aux  nombreuses 
fondations  du  moine  irlandais.  C'est  à  partir  de  saint 
Benoît  que  l'on  voit  apparaître  dans  la  règle  monas- 
tique le  vœu  de  stabilité;  les  autres  vœux  de  religion 
prennent  aussi  un  caractère  officiel,  d'où  sortira  plus 
tard  ce  que  les  canonistes  ont  appelé  la  solennité  des 


vœux.  11  faut  signaler  aussi,  peu  après  l'introduction 
de  la  règle  de  saint  Benoît,  l'apparition  de  l'exemption 
plus  ou  moins  complète  de  la  juridiction  épiscopale. 
Ce  fut  d'abord  un  privilège  concédé  par  l'évêque  ou 
les  princes  ou,  plus  tard,  découlant  du  fait  que  le  mo- 
nastère s'était  placé  sous  l'autorité  immédiate  du  sou- 
verain pontife.  A  partir  du  xnc  siècle  ce  qui  était  privi- 
lège devint  la  condition  commune  des  monastères; 
mais  les  abus  qui  s'ensuivirent  amenèrent  les  papes  à 
restreindre  les  limites  de  l'exemption.  Cf.  Conc.  de 
Trente,  sess.  xxiv,  De  réf.,  c.  xi. 

Le  succès  de  la  règle  bénédictine  fut  considérable; 
il  n'y  eut,  durant  des  siècles,  pas  d'autre  loi  du  mona- 
chisme  en  Occident,  encore  que  les  formules  en  fussent 
diverses.  Parmi  les  modifications  apportées  à  la  forme 
de  vie  religieuse  primitive,  une  des  plus  saillantes,  et 
aussi  des  plus  importantes  pour  l'orientation  future 
de  l'ordre,  fut  le  passage  des  moines  à  l'état  clérical  : 
d'où  une  diminution  du  travail  manuel  et  une  part  de 
plus  en  plus  grande  faite  à  l'office  divin  et  à  la  liturgie. 
En  même  temps,  se  dessinait  un  autre  mouvement  en 
vue  de  l'unification.  D'après  les  principes  posés  par 
saint  Benoît,  chaque  monastère  constituait  une  famille 
indépendante  sans  aucun  lien  juridique  avec  les  autres 
communautés  similaires  et  sans  supérieur  général.  Il 
ne  saurait  donc  être  question  pendant  de  longs  siècles 
de    l'ordre    bénédictin.    La    réforme    monastique    du 
ixe  siècle  eut  surtout  pour  but  d'imposer  à  tous  les 
moines  la  pratique  uniforme  de  la  règle  de  saint  Be- 
noît.   C'est   plus   tard   que   naissent    des   groupes   de 
monastères,  que  l'on  peut  appeler  des  congrégations, 
soit    aux   fins  de    ramener   la   discipline    à   l'antique 
rigueur,  soit  en  vue  de  procurer  une  plus  grande  unité 
sociale.  La  plus  importante  de  ces  réformes  fut  celle  de 
Cluny,  à  laquelle  présida  saint  Odon,  deuxième  abbé 
de  ce  monastère  (927-941);  du  xe  au  xne  siècle  cette 
puissante  congrégation  unifia  l'observance  bénédictine 
dans   une   grande   partie  de  l'Occident.   A   côté  des 
réformes,  il  y  eut  des  réactions  contre  la  conception 
bénédictine  de  l'état  religieux  :  si  l'on  conserve  l'esprit 
de  la  règle,  on  y  fait  de  telles  modifications  que  ce  sont 
vraiment  de  nouveaux  ordres  qui  se  fondent  avec  une 
tendance  marquée  pour  la  vie  érémitique.  A  cette  caté- 
gorie appartiennent  les  camaldules,  fondés  par  saint 
Romuald    (f    1027),    les   vallombrosiens,    fondés   par 
saint  Jean  Gualbert  (f  1073),  les  chartreux  fondés  en 
1084  par  saint  Bruno.  Un  peu  plus  tard  les  cisterciens, 
moines  blancs,  sont  fondés  par  saint  Robert  en  1098, 
mais  le  grand  promoteur  fut  saint  Bernard  (f   1153). 
Dans  ce  même  xne  siècle,  il  faut  signaler  la  naissance 
de  véritables  congrégations  de  chanoines  réguliers  qui 
adoptèrent  substantiellement   la  forme  de  vie  et  les 
règles  de  l'état  religieux.  Parmi  ces  familles  de  clercs 
qui  subsistent  encore  aujourd'hui,  signalons  les  cha- 
noines du  Latran  et  les  prémontrés,  dont  le  fondateur 
fut  saint  Norbert,  en  1 120. 

C'est  encore  vers  cette  époque  qu'il  faut  placer  la 
création  des  ordres  militaires,  dans  un  but  de  charité, 
soit  pour  protéger  les  pèlerins  de  Terre  sainte  ou  dé- 
fendre les  fidèles  aux  marches  de  la  chrétienté,  soit 
pour  l'exercice  de  l'hospitalité.  Le  plus  célèbre,  celui 
des  templiers  ou  des  pauvres  soldats  du  Christ,  fut 
fondé  en  1128;  il  fut  supprimé  par  Clément  V  au 
concile  de  Vienne  (1312).  Deux  subsistent  encore  de 
nos  jours  :  l'ordre  de  Saint- Jean-de- Jérusalem  ou  des 
chevaliers  de  Malte,  qui  est  le  premier  en  date  (1118), 
et  l'Ordre  des  chevaliers  teutoniques,  qui  remonte  à 
l'an  1190.  Ils  ont  conservé  l'essentiel  de  l'état  religieux, 
mais  ont  orienté  leur  activité  vers  des  buts  nouveaux. 
Au  xme  siècle,  on  assiste  à  l'efflorescence  extraordi- 
naire des  ordres  dits  mendiants  :  franciscains,  domi- 
nicains, cannes,  ermites  de  saint  Augustin.  Afin  de 
modérer  cette  ardeur  à  fonder  des  instituts  nouveaux 


2163 


RELIGIEUX.   DEFINITION 


2164 


et  pour  éviter  la  confusion  qui  pouvait  en  résulter,  le 
IVe  concile  du  Latran  (1215)  interdit  la  fondation  de 
nouveaux  ordres  mendiants.  Le  IIe  concile  de  Lyon 
(1274),  voyant  que  ce  décret  avait  pratiquement  été 
méconnu,  supprima  tous  les  ordres  fondés  illégitime- 
ment depuis  1215  et  non  approuvés  par  le  Saint-Siège; 
il  voua  même  à  l'extinction  la  plupart  de  ceux  qui 
avaient  reçu  cette  approbation,  à  l'exception  des 
quatre  grands  ordres  susnommés. 

Les  ordres  de  femmes  s'étaient  développés  parallè- 
lement à  ceux  d'hommes;  on  y  suivait  une  règle  ana- 
logue et  les  religieuses  étaient  soumises  à  la  juridiction 
des  prélats  réguliers.  Au  xvie  siècle,  le  pape  saint  Pic  V, 
voulant  enrayer  la  multiplication  des  instituts  qui 
menaçait  de  jeter  la  confusion  dans  l'Église,  ordonna, 
en  1566  et  1568,  la  suppression  de  toutes  les  congré- 
gations de  femmes  érigées  sans  clôture  et  sans  vœux 
solennels.  Ces  mesures  étaient,  au  dire  de  Cajétan, 
trop  radicales,  cf.  Suarez,  op.  cil.,  tract,  vu,  1.  II, 
c.  xvi,  n.  4  sq.;  aussi  ne  furent-elles  pas  appliquées 
à  la  lettre  :  quelques  instituts  échappèrent.  Bientôt 
une  tolérance  s'établit  et  les  congrégations  à  vœux 
simples  se  multiplièrent  sous  la  forme  de  tertiaires 
régulières  à  côté  des  grands  ordres. 

A  partir  du  xvne  siècle,  on  vit  se  fonder  un  bon 
nombre  de  congrégations  absolument  indépendantes 
des  anciens  ordres  :  frères  de  la  Doctrine  chrétienne, 
de  saint  Jean-Baptiste  de  la  Salle,  passionistes.rédemp- 
toristes,  etc.;  chez  les  femmes,  les  visitandincs,  les 
filles  de  la  Charité,  pour  ne  citer  que  les  plus  illustres. 

Les  nouveaux  besoins  de  l'Église  avaient  amené  au 
xixe  siècle  une  expansion  considérable  des  instituts  à 
vœux  simples  consacrés  aux  œuvres  d'enseignement 
et  de  charité;  Léon  XIII,  par  la  Constitution  Condilœ, 
8  décembre  1900,  régla  les  droits  et  devoirs  respectifs 
des  Ordinaires  et  des  autorités  religieuses  dans  les 
congrégations  de  droit  diocésain  ou  de  droit  pontifical. 
Puis,  afin  de  guider  les  fondateurs  et  les  évêques  dans 
l'érection  de  nouveaux  instituts,  la  S.  C.  des  Évêques 
et  Réguliers  publia  un  règlement  ou  Normœ  (28  jan- 
vier 1901)  concernant  les  nouvelles  fondations.  Après 
la  promulgation  du  Code,  qui  est  aujourd'hui  la  prin- 
cipale source  du  droit  des  réguliers,  can.  492-672,  de 
nouvelles  Normœ  ont  été  publiées  (6  mars  1921)  par 
les  soins  de  la  S.  C.  des  Religieux,  précisant  la  légis- 
lation en  cette  matière  complexe;  enfin,  de  nouveaux 
décrets,  émanant  de  la  même  Congrégation  viennent,  à 
intervalles  plus  ou  moins  rapprochés,  compléter  et 
mettre  à  jour  la  discipline  concernant  la  vie  religieuse. 
Cf.  Creusen,  Religieux  et  religieuses  d'après  le  droil 
ecclésiastique,  4e  éd.,  p.  4,  n.  3. 

II.  Définition  et  division.  —  1°  Définition  des 
termes.  - —  La  signification  des  différents  termes  en 
usage  pour  désigner  les  diverses  formes  de  la  vie  reli- 
gieuse a  fort  évolué  au  cours  des  âges.  Aussi  consta- 
tait-on jadis  des  hésitations,  parfois  même  le  désac- 
cord, chez  les  auteurs  traitant  cette  matière.  La  juris- 
prudence ecclésiastique  n'était  d'ailleurs  pas  toujours 
logique  avec  elle-même  et  n'employait  pas  les  mots 
dans  un  sens  uniforme.  Pour  mettre  fin  à  ces  flotte- 
ments qui  souvent  engendraient  la  confusion,  le  Code 
canonique  a  donné  des  différents  termes  en  usage  une 
définition  officielle  et  précise  qu'il  n'est  plus  permis 
d'ignorer,  et  à  laquelle  désormais  écrivains  et  com- 
mentateurs devront  se  tenir.  Cf.  can.  488. 

1.  Religion.  —  Avant  le  Code,  le  mot  religion  (en 
latin  religio,  surtout  si  on  y  ajoutait  le  qualificatif 
jormalis)  était  une  appellation  réservée  aux  familles 
religieuses  à  vœux  solennels.  Le  terme  institut  avait 
au  contraire  une  portée  générale  et  servait  à  désigner 
n'importe  quelle  famille  religieuse,  soit  à  vœux  simples 
soit  à  vœux  solennels.  Aujourd'hui,  les  deux  tenues 
sont  synonymes  et  ont  tous  deux  une  signification 


générique;  on  les  emploie  indifféremment  l'un  pour 
l'autre,  du  moins  en  français.  Le  Code  définit  une  reli- 
gion :  «  une  société,  approuvée  par  l'autorité  ecclé- 
siastique légitime,  dont  les  membres,  conformément 
aux  lois  propres  de  cette  société,  émettent  des  vœux 
publics,  perpétuels  ou  temporaires  ■ —  ces  derniers 
devant  être  renouvelés  quand  le  temps  est  écoulé  — 
et  tendent  ainsi  à  la  perfection  évangélique.  »  Cette 
définition  convient  également  à  l'institut  religieux, 
expression  plus  couramment  employée  en  français  que 
le  terme  religion,  encore  qu'elle  ne  se  trouve  pas  dans 
le  Code. 

2.  Le  titre  d'ordre  religieux  est  réservé  aux  religions 
dans  lesquelles  les  membres,  ou  seulement  quelques- 
uns  d'entre  eux,  selon  les  règles  ou  constitutions, 
émettent  des  vœux  solennels.  Le  fait  que,  dans  un 
institut,  certains  religieux  ne  prononcent  que  des  vœux 
simples  (par  exemple  dans  la  Compagnie  de  Jésus),  ne 
l'empêche  pas  d'être  un  ordre  au  sens  strict.  C'est 
d'ailleurs  une  règle  imposée  par  Pie  IX,  19  mars  1857, 
à  tous  les  ordres  d'hommes,  et  par  Léon  XIII,  3  mai 
1902,  à  tous  les  ordres  de  femmes,  que  tous  les  sujets 
émettent,  avant  la  profession  solennelle,  une  profession 
simple  et  même  temporaire. 

Un  institut  dans  lequel  ne  sont  émis  que  des  vœux 
simples,  soit  temporaires,  soit  perpétuels,  est  à  pro- 
prement parler  une  congrégation;  on  dit  habituelle- 
ment congrégation  religieuse,  pour  la  distinguer  des 
congrégations  romaines.  On  se  gardera  également  de 
confondre  cette  expression  avec  la  dénomination  de 
congrégation  monastique,  qui  sert  à  désigner  «  le  grou- 
pement ou  réunion  d'un  certain  nombre  de  monas- 
tères indépendants  sous  un  même  supérieur  ».  Ces 
groupements  affectent  les  monastères  eux-mêmes  en 
tant  que  personnes  morales  et  non  les  religieux  en  tant 
qu'individus;  leur  but  est  de  conserver  la  régularité  de 
l'observance  et  d'éviter  le  relâchement  grâce  aux  vi- 
sites faites  par  le  supérieur  de  la  congrégation,  sans 
préjudice  de  l'autonomie  des  maisons  particulières. 
Ainsi  sont  organisées  les  anciennes  congrégations 
françaises  d'ursulines,  par  exemple  celle  de  Bordeaux, 
etc.  De  même  les  congrégations  bénédictines  du  Mont- 
Cassin,  de  Solesmes,  de  Beuron;  ces  dernières  sont,  de 
plus,  unies  en  une  fédération  sous  la  présidence  d'un 
abbé-primat  qui  réside  à  Rome. 

3.  Une  religion  est  dite  exemple  lorsqu'elle  est  sous- 
traite à  la  juridiction  de  l'Ordinaire  du  lieu.  L'exemp- 
tion appartient  de  droit  commun  à  tous  les  ordres  reli- 
gieux d'hommes  et  de  femmes,  pourvu  que,  s'il  s'agit 
de  femmes,  les  moniales  soient  soumises  à  des  supé- 
rieurs réguliers.  Can.  615  et  488,  7°.  Cependant  les  mo- 
niales de  France  et  de  Belgique,  qui  n'ont  plus  les 
vœux  solennels,  ne  jouissent  pas  de  l'exemption.  Les 
simples  congrégations  religieuses  ne  sont  pas  exemptes 
de  droit;  certaines  d'entre  elles  bénéficient  pourtant 
de  l'exemption,  en  vertu  d'un  induit  ou  d'une  conces- 
sion spéciale  :  de  ce  nombre  sont  les  ridemptoristes, 
les  passionistes,  etc. 

4.  Les  instituts  religieux  sont  de  droil  pontifical  ou 
de  droil  diocésain.  Sont  de  droit  pontifical  ceux  qui  ont 
obtenu  du  Saint-Siège  l'approbation,  ou  du  moins  le 
«  décret  de  louange».  Ceux  qui,  érigés  par  les  évêques, 
n'ont  pas  obtenu  ce  décret  sont  dits  de  droit  diocésain. 

5.  On  appelle  religion  cléricale  ou  «  institut  de  clercs  » 
une  religion  dont  la  plupart  des  membres  sont  prêtres 
ou  se  destinent  à  la  prêtrise;  sinon,  la  religion  est  dite 
laïque.  Il  faut  remarquer  cependant  que  le  nombre  des 
religieux  clercs  ou  laïcs  ne  suffit  pas  à  lui  seul  à  déter- 
miner le  caractère  d'un  institut;  on  tient  compte  pra- 
tiquement de  la  prépondérance  donnée  aux  uns  ou  aux 
autres  dans  le  gouvernement  :  ainsi,  une  religion  garde 
le  titre  de  «  cléricale  »,  même  si  les  prêtres  ou  les  clercs 
y  sont  moins  nombreux  que  les  frères  laïcs,  pourvu  que 


2165 


RELIGIEUX.    DEFINITION 


2166 


les  premiers  conservent  la  part  principale  dans  le  gou- 
vernement. Ainsi  en  est-il  des  frères  de  Saint-Vincent 
de  Paul,  des  marianistes  (fondés  par  le  P.  Chaminade). 
Inversement  une  religion  est  dite  «  laïque  »,  même  si 
parmi  ses  membres  se  trouvent  quelques  prêtres  char- 
gés du  service  religieux,  lesquels  prêtres  d'ailleurs  ne 
prennent,  sauf  dispense  spéciale,  aucune  part  dans  le 
gouvernement  de  l'institut;  tels  les  frères  de  Saint- 
Jean  de  Dieu. 

6.  Maison  religieuse  est  un  terme  absolument  géné- 
ral qui  sert  à  désigner  tout  domicile  particulier  d'une 
religion.  Maison  de  réguliers  indique  la  maison  d'un 
ordre.  Maison  formée  désigne  une  maison  religieuse 
dans  laquelle  résident  au  moins  six  religieux  profès, 
dont  quatre  au  moins  sont  prêtres  s'il  s'agit  d'une 
religion  cléricale.  Pour  les  instituts  de  frères  ou  de  reli- 
gieuses, les  exigences  du  droit  sont  différentes  :  il  n'est 
pas  requis  que  la  majorité  des  membres  demeurant 
dans  la  maison  appartiennent  à  la  catégorie  de  ceux 
qui  peuvent  gouverner  l'institut;  on  admet  pratique- 
ment que  trois  religieuses  professes  de  chœur  et  trois 
professes  converses  suffisent  à  constituer  une  maison 
formée. 

Le  Gode  se  sert  parfois  du  mot  monastère  pour  dési- 
gner certaines  maisons  religieuses.  Le  terme  s'applio"0 
non  seulement  aux  maisons  de  moines  ou  de  moniales 
(can.  494-497,  512),  mais  encore  à  des  établissements 
religieux  «  sui  juris».  Can.  632.  Juridiquement  parlant 
(et  quoi  qu'il  en  soit  de  l'usage  vulgaire},  l'appellation 
de  monastère  est  réservée  aux  maisons  d'un  ordre  reli- 
gieux et  ne  saurait  être  employée  pour  désigner  celle 
d'un  simple  institut.  La  S.  C.  des  Religieux  a  l'habi- 
tude de  supprimer  ce  terme  lorsqu'elle  le  rencontre 
dans  les  constitutions  d'un  institut  à  vœux  simples 
que  l'on  soumet  à  son  approbation. 

Les  monastères  d'hommes  sont  aussi  appelés  abbayes 
lorsqu'à  leur  tête  se  trouve  un  abbé. 

Le  terme  courent  désigne  proprement  une  maison  de 
religieux  mendiants,  encore  que  dans  le  langage  cou- 
rant il  ait  une  acception  plus  large.  —  De  plus,  beau- 
coup de  maisons  religieuses  tirent  leur  nom  de  leur 
destination;  on  dit  un  noviciat,  un  collège,  une  rési- 
dence. La  maison  généralice  est  celle  qui  sert  de  rési- 
dence au  supérieur  général.  Chez  les  religieuses,  on 
l'appelle  aussi  maison-mère,  même  si  cette  maison 
n'est  plus  le  berceau  de  la  communauté. 

L'expression  maison  filiale  est  susceptible  de  plu- 
sieurs significations  :  au  sens  le  plus  large,  elle  désigne 
toute  maison  qui  tire  son  origine  d'une  autre  d'où  elle 
a  essaimé,  sans  que  pourtant  cette  (iliation  implique 
aucune  dépendance.  Au  sens  moins  large,  les  maisons 
filiales  sont  toutes  celles  qui  dépendent  de  quelque 
manière  d'une  maison  centrale,  maison-mère  ou  mai- 
son généralice.  Au  sens  strict  (qui  e<-t  le  sens  usité  dans 
les  documents  émanant  de  la  S.  C.  des  Religieux, 
cf.  Acta  ap.  Sedis,  t.  xvi,  1924,  p.  95),  une  maison  filiale 
est  une  maison  religieuse  totalement  dépendante  d'une 
autre  à  laquelle  elle  est  rattachée  de  tellesorte  qu'elle 
ne  forme  pas  une  communauté  distincte  quant  aux 
biens  et  quant  au  gouvernement;  telle  est  souvent  la 
condition  des  nouvelles  fondations  qui  n'ont  pas  en- 
core des  religieux  en  nombre  suffisant  ni  les  ressources 
nécessaires  à  leur  subsistance;  c'est  aussi  le  cas,  dans 
certains  ordres,  des  fermes  établies  avec  trois  ou  quatre 
religieux  pour  les  faire  valoir,  et  aussi  des  simples 
prieurés; il  faut  en  dire  autant,  pour  certaines  congré- 
gations, des  écoles,  ouvroirs,  dispensaires  où  quelques 
religieuses  sont  détachées  de  façon  permanente  ou 
seulement    intermittente. 

7.  La  province  est  le  groupement,  sous  un  supérieur 
unique,  de  plusieurs  maisons  appartenant  au  même 
institut  religieux.  Cette  division  administrative,  qui 
porte  parfois  le  nom  de  vicarie,  circarie,  district,  avant 

DICT.    DE   THÉOL.    CATHOL. 


l'organisation  définitive  en  province,  marque  une  dé- 
pendance très  étroite  des  supérieurs  locaux  et  de  leurs 
maisons  vis-à-vis  du  supérieur  provincial.  Cette  orga- 
nisation hiérarchique  se  rencontre  dès  le  xme  siècle 
dans  les  ordres  franciscain  et  dominicain. 

Un  monastère  indépendant  (sui  juris)  est  une  mai- 
son religieuse  dont  le  gouvernement  intérieur  est  au- 
tonome; cette  autonomie  est  incompatible  avec  l'or- 
ganisation en  province  dont  on  vient  de  parler;  elle 
n'exclut  pas  cependant  la  dépendance  d'un  généralat 
même  à  pouvoirs  très  étendus,  comme  c'est  le  cas  pour 
les  chartreux  et  les  camaldules.  En  général,  les  monas- 
tères de  moniales  sont  indépendants;  toutefois  les  pou- 
voirs de  l'abbesse  ou  de  la  prieure  sont  limités  par 
ceux  que  le  droit  reconnaît  aux  Ordinaires  et  aux  supé- 
rieurs réguliers  dont  dépendent  ces  monastères. 

8.  D'après  la  définition  donnée  par  le  Code,  le  nom 
générique  de  religieux  convient  à  tous  ceux  qui  ont 
émis  des  vœux  dans  un  institut  quelconque,  can.  488, 
7°;  les  novices,  à  strictement  parler,  n'ont  pas  droit  à  ce 
titre,  à  moins  que  l'on  ne  dise  «  les  religieux  novices  ». 
On  appelle  religieux  de  vœux  simples  ceux  qui  ont  fait 
profession  (temporaire  ou  perpétuelle)  dans  une  congré- 
gation, —  et  réguliers  ceux  qui  ont  fait  profession 
se:*  r,e  vœux  simples  soit  de  vœux  solennel  ,  '::::.,  un 
ordre.  Avant  le  Coùe.ie  icimc  »  leligicux  »  était,  dans 
son  sens  strict,  réservé  aux  seuls  réguliers;  aujour- 
d'hui il  a,  de  par  le  droit,  une  signification  tout  à  fait 
générale.  Une  déclaration  solennelle  de  Grégoire  XIII. 
25  mai  1584,  reconnut  la  qualité  de  réguliers  à  tous  les 
membres  de  la  Compagnie  de  Jésus,  même  aux  scol as- 
tiques et  aux  coadjuteurs  qui  ne  font  que  des  vœux 
simple.    Constit.  Ascendenle  Domino. 

Les  sœurs  sont  des  religieuses  à  vœux  simples.  Les 
moniales  sont  des  religieuses  à  vœux  solennels;  ce  der- 
nier terme  désigne  aussi,  sauf  si  le  contexte  ou  la  na- 
tuie  des  choses  indiquent  le  contraire,  les  religieuses 
appartenant  à  un  institut  à  vœux  solennels,  mais  dent 
les  vœux  sont  simples  dans  certaines  régions,  en  vertu 
d'une  prescription  du  Saint-Siège.  Le  mot  «  religieuses  » 
est  général  et  peut  désigner  des  sœurs  ou  des  moniales. 
Sont  moniales  au  sens  du  droit  :  les  bénédictines, 
clarisses,  colettines,  certaines  chanoinesses  de  Saint- 
Augustin,  les  carmélites,  les  dominicaines  du  sec<  nd 
ordre,  les  ursulines  (celles  qui  fuient  fondées  avant  la 
Révolution),  les  visitandines,  etc..  Bien  que,  depuis  le 
début  du  xixe  siècle,  les  membiesde  ces  instituts  ne 
puissent  plus  en  France  (Nice  et  la  Savoie  exceptées) 
et  en  Belgique  émettre  des  vœux  solennels,  le  droit 
leur  conserve  le  titie  de  moniales.  De  plus,  un  déciet 
de  la  S.  C.  des  Religieux,  en  date  du  23  juin  1923.  les 
autorise  à  demander  au  Saint-Sièi_e  la  faculté  d'émet- 
tre à  nouveau  la  profession  solennelle  qui  est  de  règle 
d'après  leurs  constitution'-  ;  leur  clôture  devient  alors 
papale.  —  Aux  Etats-Unis,  les  vœux  solennels  ne  sont 
autorisés  pour  les  femmes  que  dans  quelques  monas- 
tères de  la  Visitation. 

9.  Les  supérieurs  majeurs  sont,  aux  teimes  du  Code  : 
l'abbé-primat,  l'abbé  supérieur  d'une  congrégation 
monastique,  l'abbé  d'un  monastère  autonome  même 
affilié  à  une  congrégation  monastique,  le  supérieur 
général  d'une  religion,  le  provincial,  leurs  vicaires  et 
tous  ceux  qui  possèdent  une  autorité  semblable  à  celle 
des  provinciaux  (comme  sont,  par  exemple,  les  visi- 
teurs dans  certains  ordres). 

Ce  qui  est  dit  dans  le  droit  au  sujet  des  religieux 
s'applique  aussi  aux  religieuses,  à  moins  que  le 
contexte  ou  l'objet  n'y  contredisent  évidemment.  Mais 
la  réciproque  n'est  pas  vraie.  Can.  490. 

10.  A  côté  des  instituts  religieux  proprement  dits, 
il  existe  des  sociétés  soit  d'hommes  soit  de  fcmir.es  dont 
les  membres  vivent  en  commun  à  la  façon  des  religieux 
sous  l'autorité  d'un  supérieur  et  selon  des  constitu- 


T. 


XIII.  —  69. 


2167 


RELIGIEUX       DIVISION 


2168 


t ions  approuvées,  mais  sans  être  liés  par  des  vœux.  Le 
Code  les  assimile  souvent  aux  religieux,  bien  que  ce 
nom  ne  leur  onvienne  pas  à  proprement  parler.  Ces 
sociétés  peuvent  être  cléricales  ou  laïques,  de  droit 
pontifical  ou  de  droit  diocésain.  Citons  parmi  elles  les 
oratoriens,  sulpiciens,  pères  blancs,  filles  de  la  charité 
de  Saint-Vincent-de-Paul,  etc.. 

11.  En  termes  de  droit  ecclésiastique,  on  réserve  le 
nom  de  règle  à  l'ensemble  des  principes  ou  normes  de 
vie  selon  la  perfection  évangélique,  qui  furent  propo- 
sés à  leur  disciples  par  les  premiers  organisateurs  delà 
vie  religieuse;  c'est  dans  ce  sens  que  l'on  parle  de  la 
règle  de  Saint-Benoit,  de  Saint-Basile,  etc.  Les  cons/i- 
tulions  sont  les  lois  ou  prescriptions  particulières  aux 
divers  instituts  qui  se  rattachent  à  une  même  règle.  La 
règle  sert  donc  souvent  de  fondement  aux  constitu- 
tions; toutefois,  depuis  le  xvie  siècle,  beaucoup  d'ins- 
tituts ne  suivent  aucune  des  anciennes  règles  et  n'ont 
d'autre  norme  que  les  constitutions  pour  diriger  leur 
activité.  Dans  le  langage  courant  on  confond  souvent 
règle  et  constitutions,  bien  que  la  distinction  juridique 
subsiste,  même  après  le  Code. 

Aux  constitutions  viennent  souvent  s'ajouter  le 
directoire  et  le  coutumier.  Dans  le  premier  sont  déve- 
loppés les  principes  ascétiques  dont  s'inspire  l'institut. 
Le  second  est  un  recueii  où  sont  détaillées  les  actions 
quotidiennes,  la  réglementation  propre  à  certains 
jours  ou  à  certains  offices. 

2°  Division  des  religieux.  — ■  Tous  les  instituts  reli- 
gieux, si  nombreux  et  si  variés  dans  l'Église,  se  res- 
semblent quant  à  la  substance.  Ils  ont  même  but  pre- 
mier et  général  :  s'efforcer  d'aimer  davantage  Dieu  et 
le  prochain,  imiter  et  suivre  le  Sauveur,  modèle  divin 
propisé  aux  hommes;  [mêmes  moyens  essentiels  : 
renoncer  publiquement  au  siècle  par  la  profession  des 
trois  voeux,  qui  consacrent  l'homme  tout  entier  au  ser- 
vice de  Dieu. 

La  diversité  des  religions  ne  peut  donc  venir  que 
d'un  but  secondaire  et  particulier  poursuivi,  ou  bien 
de  moyens  spéciaux  mis  en  œuvre  pour  atteindre  ce 
but.  Cf.  Sum.  theot.,  lla-ll^,  q.  clxxxviii,  a.  1.  Les 
causes  qui  sont  à  l'origine  de  cette  diversité  sont  d'or- 
dres différents  :  i;i  c'est  un'essai  de  réforme,  de  retour  à 
l'esprit  primitif  qui  a  créé  un  nouvel  institut;  là  ce 
sont  des  besoins  nouveaux  de  l'Église  ou  de  la  société 
qui  ont  fait  surgir  une  fondation;  d'autres  fois  on  a 
voulu  répondre  à  des  exigences  ou  aspirations  spiri- 
tuelles qui  ne  trouvaient  pas  leur  satisfaction  dans  les 
formules  existantes,  ou  bien  encore,  on  s'est  adapté  à 
des  dispositions  physiques  de  tempéraments  qui  deman- 
daient un  adoucissement  des  règles  anciennes.  A  vrai 
dire,  ces  divergences  sont  souvent  plus  accidentelles 
que  substantielles,  et  la  distinction  entre  les  divers  ins- 
tituts religieux  est  moins  une  question  d'espèce  qu'une 
question  de  nombre  et  de  régime  ou  gouvernement. 
Cf.  Suarez,  op.  cil.,  tr.  ix,  1.  I,  c.  i,  n.  6. 

Cette  variété  des  formes  de  la  vie  religieuse,  surpre- 
nante au  premier  abord,  ne  doit  cependant  pas  nous 
étonner.  Elle  est  un  signe  de  l'extraordinaire  fécondité 
de  l'Église  qui,  en  proposant  à  ses  fidèles  un  modèle 
infiniment  parfait,  les  laisse  libres  de  s'attacher  à  l'as- 
pect qui  convient  le  mieux  aux  forces,  au  tempéra- 
ment et  aux  besoins  de  chacun.  Pour  les  uns  c'est  l'es- 
prit d'oraison  ou  de  pénitence,  pour  d'autres  les  œuvres 
de  miséricorde  spirituelle  ou  corporelle,  pour  d'autres 
enfin  le  zèle  pour  la  conversion  des  pécheurs,  des  infi- 
dèles, des  hérétiques,  pour  l'instruction  et  l'éducation 
de  la  jeunesse,  etc..  Sons  doute,  celte  variété,  si  rai- 
sonnable et  même  si  souhaitable,  pourrait  facilement 
tourner  à  l'excès  si  elle  n'était  maintenue  dans  de 
jus  les  limites;  aussi  l'Église  ne  se  f;iit  pas  faute  de  répri- 
mer dans  le  présent,  comme  dans  le  passé,  la  multipli- 
cation abusive  des   instituts.   Cf.    Décret.,  1.    III,   tit. 


xxxvi,  c.  9;  1.  III,  tit.  xvn,  cap.  unie,  in  Sexto.  C'est 
ainsi  qu'en  1897  la  S.  C.  des  Évêques  et  Réguliers  a 
adopté  des  règlements  très  sages  pour  prévenir  une  flo- 
raison par  trop  exubérante  de  nouveaux  instituts.  Un 
décret  de  Pie  X,  Dei  prouidenlis,  16  juillet  1906,  fit  aux 
Ordinaires  une  obligation  d'obtenir  la  permission  du 
Saint-Siège  avant  d'autoriser  ou  d'approuver  une 
nouvelle  fondation.  Dans  le  même  sens  le  canon  492 
exige  que  les  évêques  avertissent  le  Saint-Siège  avant 
l'érection  de  toute  nouvelle  congrégation. 

1.  Une  des  plus  anciennes  divisions  de  l'état  reli- 
gieux fut  celle  qui  établit  une  distinction  entre  les 
hommes  et  les  femmes  relativement  aux  obligations  et 
au  genre  de  vie.  Bien  que  les  femmes  soient,  au  même 
titre  que  les  hommes,  aptes  à  la  poursuite  de  la  per- 
fection, il  reste  vrai  qu'elles  sont  exclues  de  l'état  clé- 
rical et  qu'en  général  elles  ne  peuvent  suivre  servile- 
ment les  règles  qui  conviennent  aux  hommes.  C'est 
pourquoi,  dès  les  premiers  siècles  de  l'Église,  les  ordres 
religieux  furent  divisés  en  deux  groupes  :  les  réguliers 
et  les  moniales.  Il  arriva  souvent  dans  la  suite  que  les 
règles  du  même  fondateur  furent  suivies  par  les  reli- 
gieux hommes  et,  dans  la  mesure  du  possible,  par  les 
femmes,  de  sorte  que  l'on  eut  comme  deux  branches 
<i><  même  ordre,  celui  des  hommes  étant  la  principale; 
on  l'appelle  parfois  pour  cette  raison  le  «  premier  or- 
dre »,  les  moniales  formant  le  «  second  ordre  ».  Celle 
division  des  religieux  des  deux  sexes  apparaît  beau- 
coup plus  marquée  dans  les  simples  congrégations. 

2.  A.  considérer  l'essence  même  de  l'état  religieux, 
il  faut,  avec  le  code,  distinguer  un  triple  groupe  : 

a)  D'abord  les  ordres  religieux  (soit  d'hommes  soit 
de  femmes),  appelés  aussi  religions  «  formelles  »,  parce 
qu'en  eux  se  retrouve  l'état  religieux  strictement 
complet  dans  toute  son  essence.  Leurs  profès,  qui 
émettent  des  vœux  solennels,  constituent  la  catégorie 
des  réguliers  proprement  dits.  De  ce  nombre  sont  les 
ordres  de  Saint-Basile,  de  Saint-Benoit,  de  Saint- 
Dominique,  de  Saint-François,  les  barnabites,  les 
jésuites,  etc.. 

b)  A  leur  suite  se  placent  les  congrégations  religieuses, 
lesquelles  conservent  encore  l'essentiel  de  l'état  reli- 
gieux complet,  mais  de  façon  moins  stricte  et  moins 
ferme,  puisque  leurs  vœux  n'étant  pas  solennels  cons- 
tituent un  lien  moins  étroit  et  dont  on  obtient  plus 
facilement  dispense.  Ces  vœux  restent  des  vœux  pu- 
blics, c'est-à-dire  reçus  au  nom  de  l'Église,  mais  sim- 
ples, dépourvus  de  cette  solennité  à  laquelle  la  tradi- 
tion ecclésiastique  reconnaît  une  plus  grande  fermeté. 
Les  membres  de  cette  catégorie  sont  appelés  religieux, 
par  opposition  aux  réguliers.  De  ce  nombre  sont  les 
passionislcs,  les  rédemptoristes,  etc.. 

c)  Enfin  viennent  les  associations  religieuses  dans 
lesquelles  on  ne  retrouve  l'essence  de  l'état  religieux 
qu'au  sens  large  ou  seulement  de  façon  partielle  :  les 
sujets  n'y  émettent  que  l'un  ou  l'autre  des  trois  vœux, 
ou  bien,  s'ils  font  profession  complète,  ne  la  font 
que  pour  un  temps,  ou  seulement  de  façon  privée, 
sans  reconnaissance  officielle  de  l'Église.  Parfois  aussi 
ils  se  contentent  de  la  vie  commune  avec  promesse  ou 
serment  de  stabilité  ou  de  persévérance.  A  cette  caté- 
gorie appartiennent  des  associations  de  fondation 
assez  récente,  auxquelles  on  donne  vulgairement  (non 
au  sens  canonique)  le  nom  d'institut,  congrégation, 
société.  Ainsi  les  lazaristes,  les  oratoriens,  les  sulpiciens 
les  filles  de  la  charité  de  Saint-Vincent-de-Paul,  les 
oblats  de  Saint-Philippe-de-Néri,  chez  lesquels  il  n'y  a 
pas  de  profession  religieuse  proprement  dite. 

:?.  D'après  le  genre  de  vie  que  mènent  les  sujets  et  la 
lin    prochaine   à   laquelle  ils  tendent,  on  distingue   : 

a)  les  ordres  contemplatifs,  dont  les  membres  sont 
voués  principalement  et  d'après  leur  institution,  à  la 
prière  et  à  la  contemplation  des  mystères  divins  :  tels 


2169 


RELIGIEUX.    L'ENTRÉE    EN    RELIGION 


2170 


les  basiliene,  les  bénédictins,  les  cisterciens,  lcscamal- 
dules,  les  chartreux,  etc.. 

b)  Les  ordres  actifs,  fondés  spécialement  pour  exer- 
cer les  œuvres  de  miséricorde  temporelle  ou  spirituelle: 
ordres  hospitaliers  ou  militaires,  congrégations  ensei- 
gnantes. 

c)  Les  ordres  appelés  mixtes  qui  unissent  la  vie 
active  à  la  vie  contemplative  :  chanoines  et  clercs 
réguliers,  mendiants  (prémontrés,  carmes,  francis- 
cains, dominicains,  théatins,  barnabites,  jésuites  et 
beaucoup  d'autres  spécialement  parmi  les  congréga- 
tions de  fondation  récente).  Il  faut  remarquer  que 
plusieurs  instituts  religieux  qui  sont  aujourd'hui  de 
caractère  mixte,  menaient  à  l'origine  et  lors  de  leur 
fondation  une  vie  plutôt  contemplative.  Le  change- 
ment survenu  tient  le  plus  souvent  à  l'habitude  que 
prirent  peu  à  peu  leurs  membres  de  recevoir  les  ordres 
sacrés;  à  l'origine  ils  étaient  laïques;  l'ordination  les 
orienta  tout  naturellement  vers  le  ministère  des 
âmes. 

A  noter  aussi  que  cette  division  en  ordres  contem- 
platifs et  actifs  ne  doit  pas  faire  croire  qu'il  y  a  entre 
les  deux  genres  de  vie  une  cloison  étanche;  ainsi  que  le 
remarque  saint  Thomas,  la  vie  contemplative  do;* 
directement  ou  indirectement  conduire  à  l'action  et 
l'action,  si  elle  veut  n'être  point  stérile,  doit  s'appuyer 
sur  la  contemplation.  Ila-II£e,  q.  clxxx-clxxxi; 
q.  clxxxii,  a.  1  ;  q.  clxxxviii,  a.  6. 

4.  A  considérer  la  règle,  on  distingue  d'une  part  les 
ordres  religieux  qui  observent  les  quatre  règles  an- 
ciennes, et  d'autre  part  les  instituts  qui  ont  leurs  cons- 
titutions propres  ou  des  règles  autres  que  les  quatre 
principales,  tels  les  chartreux,  barnabites,  jésuites, 
camilliens,  etc.. 

Les  quatre  règles  anciennes  sont  :  a)  celle  de  Saint- 
Basile,  suivie  surtout  par  les  moines  orientaux  ;  b)  celle 
de  Saint-Benoît,  qui  fut  adoptée  par  les  camaldules, 
les  cisterciens,  les  olivétains  et  nombre  d'autres  famil- 
les religieuses;  c)  celle  de  Saint-Augustin  (tirée  de  ses 
écrits,  car  lui-même  n'écrivit  aucune  règle)  est  encore 
généralement  observée  par  les  chanoines  réguliers  (du 
Latran,  de  l'Immaculée-Conception,  prémontrés)  et 
aussi  par  les  théatins,  somasques,  dominicains,  ser- 
vîtes, etc.;  d)  la  règle  de  Saint-François,  laquelle  est 
triple.  Celle  du  premier  ordre,  pour  les  hommes,  régit 
aujourd'hui  trois  familles  :  les  frères  mineurs,  les 
conventuels,  les  capucins.  Celle  du  second  ordre  est  des- 
tinée aux  femmes  :  clarisses  et  colettines  (réformées) 
à  vœux  solennels.  Enfin  la  règle  du  troisième  ordre  ou 
tiers  ordre,  qui  peut  être  séculier  (pour  les  chrétiens 
de  l'un  ou  l'autre  sexe  vivant  dans  le  monde)  ou  régu 
lier,  englobe  un  nombre  imposant  de  congrégations 
d'hommes  ou  de  femmes.  Cf.  la  constitution  Rerum 
conditio,  du  4  octobre  1927,  par  laquelle  Pie  XI  approuve 
la  nouvelle  règle  du  tiers  ordre  régulier  franciscain  et 
abroge  l'antique  règle  remontant  à  Léon  X,  Acla  ap. 
Sedis,t.  xix,  1927,  p.  361. 

5.  Sous  le  rapport  de  la  pauvreté,  on  distingue  les 
religieux  non-mendiants  et  les  mendiants;  ces  derniers 
peuvent  l'être  au  sens  large  ou  au  sens  strict.  Sont 
mendiants  au  sens  strict  les  ordres  religieux  qui,  de  par 
leur  institution  primitive  et  de  par  leurs  constitutions, 
ne  peuvent  posséder  en  commun  aucun  bien  meuble 
ou  immeuble  dont  ils  pourraient  tirer  un  revenu  sta- 
ble; ils  n'ont  d'autres  ressources  que  le  hasard  de  la 
mendicité.  Le  concile  de  Trente,  sess.  xxv,  c.  3  de 
régal.,  ayant  accordé  aux  monastères  de  mendiants  le 
droit  de  posséder  en  commun  des  immeubles,  une 
exception  formelle  fut  faite  pour  les  frères  mineurs  et 
les  capucins,  qui  restent  les  seuls  mendiants  au  sens 
strict.  D'autres  ordres,  par  exemple  les  jésuites  et  les 
carmes  déchaussés,  ont  renoncé  au  moins  partielle- 
ment au  privilège  accordé  par  le  concile  de  Trente  et 


s'engagent  par  vœu  à  ne  posséder  que  les  biens  meubles 
reçus  en  aumône,  du  moins  dans  les  maisons  professes. 

6.  Sous  le  rapport  de  l'administration  intérieure  et 
de  la  forme  des  constitutions,  les  instituts  sont  les  uns 
centralisés,  possédant  une  hiérarchie  interne  qui  les 
relie  au  supérieur  général,  au  provincial,  au  supérieur 
local;  les  autres  sont  constitués  de  maisons  autonomes, 
n'ayant  que  des  liens  assez  lâches  les  unes  avec  les 
autres,  mais  sans  interdépendance;  ce  sont  ordinaire- 
ment des  ordres  de  chanoines  réguliers  ou  de  moines. 

7.  Au  point  de  vue  du  gouvernement  extérieur,  c'est- 
à-dire  des  rapports  avec  les  Ordinaires  des  lieux,  les 
religieux  sont  exempts  s'ils  sont  soustraits  à  la  juridic- 
tion épiscopale;  dans  ce  cas  ils  sont  soumis  immédiate- 
ment au  souverain  pontife,  sauf  dans  les  cas  où  celui-ci 
délègue  de  façon  habituelle  ses  pouvoirs  aux  évêques. 
Sur  les  religieux  non-exempts  l'évêque  peut  exercer  son 
pouvoir  ordinaire  ou  délégué;  cependant  ce  pouvoir 
même  est  soumis  à  certaines  limitations  lorsque  l'ins- 
titut a  reçu  du  Saint-Siège  l'approbation  de  ses  règles; 
dans  ce  cas,  l'évêque  ne  peut  ni  changer  celles-ci,  ni 
supprimer  l'institut  ou  même  une  de  ses  maisons. 

On  se  gardera  d'assimiler  dans  tous  les  cas  religion 
exempte  avec  religion  de  droit  pontifical  :  un  institut 
religiei'^  peut  être  de  droit  pontifical  (anr^  '  .._^.^i 
de  louang/  ixp^rooauuhY  sans  être  pour  autant 

complètement  soustrait  à  l'autorité  de  l'évêque. 

L'antique  division  des  religieux  en  cénobites  et  ana- 
chorètes ou  ermites  n'a  plus  de  raison  d'être  aujour- 
d'hui; d'après  le  droit  actuel,  tous  les  religieux  sont 
nécessairement  cénobites,  la  vie  commune  étant  une 
condition  essentielle  à  l'état  religieux.  Les  ermites  ou 
solitaires,  s'il  en  existe  encore,  ne  sont  pas  reconnus 
par  l'Église  comme  ayant  la  qualité  de  religieux. 
Cf.  Suarez,  op.  cit.,  tract,  ix,  1.  i,  c.  n. 

III.  Comment  on  devient  relioieux.  —  1°  Érec- 
tion ou  fondation  d'un  institut.  —  Pour  fonder  un  ordre 
religieux,  dans  lequel  au  moins  une  partie  des  membres 
émettent  des  vœux  solennels,  l'intervention  du  pou- 
voir suprême,  pape  ou  concile  général,  est  requise. 
S'il  s'agit  au  contraire  d'une  simple  congrégation  reli- 
gieuse, les  évêques  ont  un  droit  d'érection  reconnu 
par  le  Code,  can.  492;  cependant  ils  ne  peuvent  entre- 
prendre aucune  fondation  de  ce  genre  sans  avoir  préa- 
lablement consulté  le  Saint-Siège.  S'il  s'agit  de  ter- 
tiaires vivant  en  commun,  il  faut  de  plus  que  le  supé- 
rieur général  du  premier  ordre  les  agrège  à  son  institut. 

Les  Normx  publiées  par  la  S.  C.  des  Religieux  en 
1921,  Acla  ap.  Sedis,  t.  xm,  p.  312,  précisent  les  dé- 
marches à  faire  avant  d'entreprendre  la  fondation 
d'une  congrégation  religieuse;  s'il  ne  s'agit  que  d'ac- 
corder à  quelques  pieux  fidèles  l'autorisation  de  se 
réunir  pour  «  s'exercer  »  aux  obligations  de  la  vie  reli- 
gieuse,sans  prononcer  de  vœux  publics,  sans  habit  spé- 
cial, sans  donner  au  groupement  un  nom  de  religion, 
l'Ordinaire  est  compétent  pour  doter  cette  association 
d'une  existence  légale.  Le  Saint-Siège  n'aura  à  interve- 
nir qu'au  moment  où  l'on  voudra  donner  à  l'entre- 
prise les  formes  propres  à  la  vie  religieuse. 

Le  «  fondateur  »  (qui  sera  ordinairement  un  prêtre 
ou  un  religieux)  devra  d'abord  trouver  un  évêque  qui 
veuille  bien  se  charger  de  l'institut  projeté  et  l'agréger 
à  son  diocèse.  Ensuite,  il  adressera  à  la  S.  C.  des  Reli- 
gieux un  mémoire  contenant  les  renseignements  sui- 
vants :  nom  et  qualités  du  fondateur,  but  poursuivi 
par  l'institut,  titre  donné  à  la  congrégation,  détail  du 
vêtement  pour  les  novices  et  les  profès,  etc..  Ni  le 
nom  ni  le  costume  d'un  institut  déjà  existant  ne  peu- 
vent être  pris  par  une  nouvelle  fondation.  Can.  492. 

Lorsque  la  S.  C.  des  Religieux  aura  accordé  le  nihil 
obstat,  l'évêque  diocésain  rédigera  un  acte  formel 
d'érection,  qui  donnera  à  la  nouvelle  association  la 
personnalité  juridique.  Les  constitutions  seront   rédi- 


2171 


RELIGIEUX.    L'ENTREE    EN    RELIGION 


2172 


gées  en  conformité  avec  les  prescriptions  canoniques 
et  les  directives  fournies  par  le  Saint-Siège.  La  congré- 
gation ainsi  établie  est  de  droit  diocésain  et  elle 
conserve  cette  qualité  même  si,  avec  le  temps,  elle  s'est 
répandue  dans  plusieurs  diocèses.  Pour  fonder  une 
première  maison  dans  un  autre  diocèse,  l'autorisation 
de  l'Ordinaire  de  la  maison-mère  est  requise;  celui-ci 
pourtant  n'a  jamais  les  pouvoirs  d'un  supérieur  géné- 
ral, car  chaque  Ordinaire  exerce,  dans  les  limites  pré- 
vues par  le  droit  et  à  l'exclusion  de  tout  autre,  sa  juri- 
diction sur  les  maisons  situées  dans  son  diocèse. 

Lorsque  l'institut  aura  acquis  un  développement 
sulTisant  et  donné  des  preuves  certaines  de  sa  vitalité 
et  de  son  utilité,  une  approbation  positive  pourra  être 
demandée  au  Saint-Siège.  Celle-ci  se  donne  habituelle- 
ment à  différents  degrés. 

1,  Le  premier  stade  est  le  décret  de  louange,  accordé 
à  la  demande  du  supérieur  général  et  de  ses  assistants 
ou  conseillers;  cette  demande  doit  être  appuyée  par 
des  lettres  testimoniales  secrètes  fournies  par  les  Ordi- 
naires des  différents  diocèses  dans  lesquels  s'est 
répandu  l'institut.  Lorsque  le  décret  de  louange  a  été 
obtenu,  l'institut  cesse  d'être  de  droit  diocésain  et 
devient  de  droit  pontifical. 

2.  Le  second  degré  est  le  décret  d' approbation.  Celui- 
ci  fait  l'objet  d'une  nouvelle  demande  accompagnée 
d'une  relation  complète  de  l'état  de  l'institut  et  de 
nouvelles  recommandations  des  Ordinaires.  Habituel- 
lement cette  approbation  définitive  n'est  accordée 
qu'après  qu'un  assez  long  temps  s'est  écoulé  depuis 
l'octroi  du  décret  de  louange;  cependant,  dans  des 
cas  très  rares,  l'approbation  est  donnée  directement 
sans  que  le  décret  de  louange  ait  précédé. 

L'approbation  au  moins  provisoire  des  constitutions 
se  fait  assez  souvent  en  même  temps  que  l'approba- 
tion de  l'institut.  Elle  comporte  ordinairement  une 
triple  étape  :  tout  d'abord  un  renvoi  avec  observa- 
tions (dilatio  cum  animadversionibus ) ,  puis  une  appro- 
bation provisoire  (approbalio  ad  experimentum),  en- 
fin l'approbation  définitive    (deftnitiva  ). 

2°  Érection  d'une  province  ou  d'une  maison  religieuse. 
—  1.  Lorsqu'une  religion  est  de  droit  pontifical,  tout 
ce  qui  concerne  l'érection  ou  la  modification  d'une  pro- 
vince, aussi  bien  que  sa  suppression  est  du  ressort 
exclusif  du  Saint-Siège.  L'intervention  du  même  pou- 
voir est  nécessaire  pour  détacher  d'une  congrégation 
monastique  des  monastères  indépendants  et  les  unir  à 
une  autre. 

Le  Code  ne  prévoit  pas  l'érection  de  provinces  dans 
un  institut  de  droit  diocésain;  il  est  rare  en  effet  qu'un 
institut  arrive  à  une  telle  importance  avant  l'obten- 
tion du  décret  de  louange.  Si,  dans  un  cas  particulier, 
pareil  besoin  se  faisait  sentir,  il  y  aurait  lieu  de  solli- 
citer préalablement  l'approbation  de  la  congrégation 
par  le  Saint-Siè^e. 

2.  S'il  s'agit  d'une  simple  «  maison  religieuse  »,  la 
permission  écrite  du  Saint-Siège  est  requise  dans  trois 
cas  :  a)  pour  l'érection  de  toute  maison  exemple  (for- 
mée ou  non),  que  cette  maison  appartienne  à  un  ordre 
ou  à  une  congrégation;  b)  pour  l'érection  d'un  monas- 
tère de  moniales,  même  si  ces  dernières  sont,  de  par 
leur  fondation,  sous  la  juridiction  de  supérieurs  régu- 
liers; c)  pour  fonder  une  maison  religieuse  quelcon- 
que dans  les  régions  soumises  à  la  S.  C.  de  la  Propa- 
gande. A  noter  cependant  que  les  vicaires  cl  préfets 
apostoliques  ont  la  compétence  nécessaire  pour  éta- 
blir dans  leurs  territoires  respectifs  des  écoles,  hôpi- 
taux, hospices,  stations  de  missions,  etc....  desservis 
par  des  religieux  ou  des  religieuses;  ces  fondations  ne 
constituent  pas,  du  seul  fait  du  travail  de  leurs  mem- 
bres, des  maisons  religieuses  au  sens  du  droit. 

Dans  les  trois  cas  susdits,  il  faudra  en  outre,  sauf 
privilège  apostolique,  le  consentement  écrit  de  l'Ordi- 


naire du  lieu  où  devra  se  faire  l'érection;  ce  consente- 
ment devra  régulièrement  être  obtenu  avant  le  recours 
au  Saint-Siège  et  figurer  dans  la  demande  d'autorisa- 
tion. 

Pour  l'érection  de  toute  autre  maison  religieuse, 
non-exempte  ou  de  droit  diocésain,  la  permission  de 
l'Ordinaire  du  lieu  suffit;  le  Code  n'exige  pas  expressé- 
ment qu'elle  soit  donnée  par  écrit,  mais  on  peut  le 
conclure  légitimement  par  analogie  juridique. Can. 497. 
Les  monastères  de  moniales,  en  France  et  en  Bel- 
gique, qui  ne  sont  plus  qu'à  vœux  simples  (c'est  le  plus 
grand  nombre),  semblent  ne  relever  que  des  Ordinaires 
quant  à  l'érection  de  nouveaux  monastères;  le  Saint- 
Siège  a  en  effet  maintes  fois  déclaré  que  ces  sortes  de 
moniales  restaient  sous  la  dépendance  des  évêques. 

Dans  tous  les  cas,  aucune  maison  religieuse  ne  sera 
établie,  si  l'on  ne  peut  juger  prudemment  que  ses  pro- 
pres revenus  ou  les  aumônes  ordinaires  ou  d'autres 
ressources,  assureront  aux  membies  de  la  commu- 
nauté le  logement  et  l'entretien  convenables.  Can. 496. 
Dans  l'ancien  droit  s'ajoutait  la  défense  d'établir  une 
nouvelle  maison  religieuse  dans  le  périmètre  déter- 
miné d'un  monastère  déjà  existant.  Bien  que  le  Code 
ne  mentionne  plus  aucune  prohibition  de  ce  genre,  les 
lois  de  la  discrétion  et  les  règles  de  la  charité  n'en  con- 
servent pas  moins  toute  leur  opportunité. 

L'autorisation  d'ériger  une  maison  comporte  : 
1.  pour  les  religions  cléricales,  la  faculté  de  posséder 
une  église  ou  un  oratoire  annexé  à  la  maison,  pourvu 
que  l'emplacement  ait  été  approuvé  par  l'Ordinaire 
du  lieu  ;  de  plus,  la  permission  d'exercer  le  saint  minis- 
tère, en  se  conformant  aux  règles  du  droit;  2.  pour 
tous  les  instituts,  la  faculté  de  s'adonner  aux  œuvres 
pies  qui  leur  sont  propres,  moyennant  l'observation 
des  conditions  annexées  à  l'autorisation  de  fonder. 
3°  L'admission  en  religion.  —  Elle  comporte,  selon 
les  règles  du  droit  actuel,  une  triple  étape:  le  postulat, 
le  noviciat,  la  profession.  Tout  catholique,  libre  d'em- 
pêchement légitime,  guidé  par  une  intention  droite 
et  capable  de  remplir  les  obligations  de  la  vie  reli- 
gieuse peut  être  admis  en  religion.  Can.  538. 

1.  Le  postulat.  —  C'est  un  temps  d'épreuve  prélimi- 
naire à  la  prise  d'habit  et  à  l'entrée  au  noviciat.  Il  a 
pour  but  de  permettre  aux  supérieurs  de  se  rendre 
compte  des  aptitudes  des  candidats  à  la  vie  religieuse, 
et  à  ceux-ci  de  prendre  connaissance  de  leurs  futures 
obligations.  L'institution  est  fort  ancienne;  on  dit  que 
les  moines  d'Orient  et  d'Egypte  exigeaient  de  ceux  qui 
demandaient  à  être  admis  dans  un  monastère,  une 
série  d'épreuves  plus  ou  moins  longues.  La  règle  de 
Saint-Benoît  fixa  le  temps  de  l'épreuve  à  quelques 
jours  au  moins.  La  plupart  des  constitutions  des  ordres 
monastiques  avaient  adopté  cette  norme  avec  plus  ou 
moins  d'uniformité,  si  bien  que,  dès  avant  le  Code,  le 
postulat  était  un  usage  sanctionné  par  la  jurispru- 
dence des  congrégations  romaines.  Le  Code  n'a  fait 
que  la  consacrer  en  l'uniformisant  et  lui  donnant  force 
obligatoire. 

D'après  l'actuelle  discipline,  un  postulat  d'au  moins 
six  mois  entiers  est  nécessaire  dans  les  instituts  à 
vœux  perpétuels,  mais  seulement  pour  les  femmes  et  les 
religieux  convers  (qui  ne  sont  pas  de  chœur,  et  qu'il  ne 
faut  pas  confondre  avec  les  frères  laïcs). 

Dans  les  instituts  à  vœux  temporaires,  le  Code  ne 
prescrit  rien,  mais  déclare  qu'on  s'en  tiendra  aux  ((ins- 
titutions en  ce  qui  concerne  la  nécessité  et  la  durée  du 
postulat.  Can.  539.  Les  constitutions  peuvent  donc 
Imposer  un  temps  de  postulat  qui  dépasse  six  mois, 
mais  elles  ne  sauraient  restreindre  cette  durée  dans 
tous  les  cas  où  le  postulat  est  requis  par  le  droit  géné- 
ral. De  plus,  le  supérieur  majeur  peut,  dans  des  cas 
particuliers,  prolonger  le  temps  prescrit,  mais  jamais 
au  delà  de  six  mois. 


2173 


RELIGIEUX.    L'ENTREE    EN    RELIGION 


2174 


Le  postulat  doit  se  faire  ou  dans  la  maison  du  novi- 
ciat ou  dans  une  autre  maison  de  l'institut  parfaite- 
ment disciplinée  et  sous  la  surveillance  d'un  religieux 
éprouvé.  Les  postulantes  sont  soumises  à  la  clôture 
dans  les  monastères  de  moniales.  Le  costume  des 
postulants  ou  postulantes  sera  un  habit  modeste,  dif- 
férent de  celui  des  novices.  L'entrée  au  postulat  sera 
précédée  d'une  retraite  d'au  moins  huit  jours  pleins, 
durant  laquelle  les  retraitants  feront,  si  le  confesseur 
le  juge  opportun,  une  confession  générale  de  leur  vie 
passée.  Can.  541. 

A  noter  que  les  prescriptions  relatives  au  postulat 
n'intéressent  pas  la  validité  de  l'admission.  Leur  viola- 
tion qui,  dans  certains  cas, peut  être  gravement  illicite, 
n'entraîne  jamais  la  nullité  de  l'admission  en  religion 
ou  de  la  profession  à  venir. 

2.  Le  noviciat.  —  Le  postulat  étant  achevé,  le  candi- 
dat, jugé  apte  à  entreprendre  la  vie  religieuse  et  libre 
de  tout  empêchement  canonique,  entre  au  noviciat. 

Parmi  les  empêchements  qui  s'opposent  à  l'admis- 
sion au  noviciat,  les  uns  sont  de  droit  commun,  et 
leur  dispense  relève  du  Saint-Siège,  les  autres  sont 
prévus  par  les  constitutions  et  le  supérieur  général 
peut  en  dispenser.  Les  uns  et  les  autres  peuvent  in- 
téresser soit  la  validité  soit  la  licéité  de  l'admi-sion 
au  noviciat  et  à  la  profession. 

a)  D'après  le  droit  commun,  ne  peuvent  être  valide- 
rnenl  admis  au  noviciat  :  ceux  qui  se  sont  volontaire- 
ment affiliés  à  une  secte  non  catholique;  ceux  qui 
n'ont  pas  quinze  ans  accomplis;  ceux  qui  seraient  sous 
le  coup  d'une  crainte  grave,  de  la  violence  et  du  dol  ou 
que  les  supérieurs  admettraient  sous  les  mêmes  in- 
fluences; les  personnes  engagées  dans  les  liens  du  ma- 
riage; ceux  qui  sont  ou  ont  été  liés  par  la  profession 
religieuse  (quelle  que  soit  la  cause  de  leur  sortie  de  reli- 
gion); ceux  qui  sont  sous  la  menace  d'une  condamna- 
tion pour  un  délit  grave  dont  ils  sont  ou  peuvent  être 
accusés;  les  évêques,  titulaires  ou  résidentiels,  même 
simplement  nommés;  les  clercs  qui,  en  vertu  d'une 
disposition  spéciale  du  Saint-Siège,  se  sont  engagés  par 
serment  à  se  consacrer  au  service  d'un  diocèse  ou  des 
missions,  aussi  longtemps  qu'ils  sont  tenus  par  leur 
engagement.  Tous  ces  empêchements,  constituant  des 
incapacités,  atteignent  ceux  mêmes  qui  les  ignorent. 
Can.  16. 

b)  Par  contre,  ne  seraient  pas  admis  licitement  (bien 
que  validement)  au  noviciat  :  les  clercs  promus  aux 
ordres  sacrés,  qui  n'auraient  pas  pris  conseil  de  l'Ordi- 
naire du  lieu  pour  leur  entrée  en  religion  ou  auxquels 
l'Ordinaire  refuserait  son  consentement  parce  que  leur 
départ  occasionnerait  aux  âmes  un  dommage  grave, 
impossible  à  écarter  autrement;  ceux  qui  sont  chargés 
de  dettes  et  ne  peuvent  les  acquitter;  ceux  qui  ont  des 
comptes  à  rendre  ou  se  trouvent  engagés  dans  des 
alfaires  temporelles  d'où  pourraient  sortir  des  procès 
ou  autres  difficultés  pour  l'institut;  les  enfants  qui 
ont  l'obligation  de  secourir  leurs  parents  ou  grands- 
parents  nécessiteux,  de  même  que  les  parents  (père  et 
mère)  dont  le  concours  est  nécessaire  pour  nourrir  et 
éduquer  leurs  enfants;  ceux  qui  entrent  en  religion  en 
vue  du  sacerdoce,  alors  qu'ils  sont  écartés  de  celui-ci 
par  quelque  irrégularité  ou  empêchement  canonique; 
les  Orientaux  qui  voudraient  entrer  dans  un  institut  de 
rite  latin,  tant  qu'ils  n'ont  pas  obtenu  une  permission 
écrite  de  la  S.  C.  pour  l'Église  orientale.  Can.  542.  Le 
Code  ne  parle  pas  du  consentement  des  parents  comme 
devant  être  préalablement  obtenu  avant  l'admission 
au  noviciat  ;  en  effet,  dans  le  choix  d'un  état  de  vie  les 
enfants  pubères  ne  sont  pas  soumis  à  l'autorité  pater- 
nelle. Les  parents  gardent  cependant  le  droit  de  s'oppo- 
ser à  un  choix  imprudent  ou  de  soumettre  la  vocation 
à  une  épreuve  raisonnable;  si  cette  opposition  n'est 
pas  justifiée,  les  enfants  ont  le  droit  de  passer  outre; 


toutefois  les  supérieurs  agiront  prudemment  en  refu- 
sant, dans  la  plupart  des  cas,  d'admettre  des  postu- 
lants mineurs  sans  le  consentement  de  leurs  parents 
ou  tuteurs. 
"  c)  Beaucoup  d'empêchements,  qui  étaient  autrefois 
de  droit  commun,  ont  été  maintenus  à  titre  de  droit 
particulier  dans  les  constitutions  de  certains  instituts. 
Les  plus  ordinaires  sont  les  suivants  :  naissance  illé- 
gitime, appartenance  antérieure  à  un  autre  institut, 
renvoi  formel  ou  équivalent  d'un  établissement  d'ins- 
truction, et,  pour  les  femmes,  le  veuvage  ou  un  âge 
trop  avancé  (plus  de  25  ou  30  ans).  La  S.  C.  des  Reli- 
gieux admet  difficilement  qu'une  exclusive  générale  soit 
portée  contre  les  «  servantes  »  qui  désireraient  entrer 
en  religion,  ou  que  le  recrutement  soit  limité  en  prin- 
cipe à  des  sujets  d'une  seule  nationalité;  elle  laisse 
cependant  aux  supérieures  compétentes  le  soin  de 
juger  des  cas  particuliers. 

d)  Le  droit  d'admettre  au  noviciat  appartient  aux 
supérieurs  majeurs,  sur  le  vote  de  leur  conseil  ou  cha- 
pitre, conformément  aux  constitutions.  Tout  candidat 
devra  produire  un  certificat  de  baptême  et  de  confir- 
mation. On  exigera  en  outre  toutes  les  testimoniales 
requises  par  le  droit,  can.  544-546;  leur  défaut  ne 
rendrait   cependant   pas   l'admission  et  ia  profession 

/ .,.''  io.,,  ma's  seulement  illicites. 

e)  En  entrant  au  noviciat,  la  postulante  doit  géné- 
ralement se  pourvoir  d'une  dot;  celle-ci  consiste  en  un 
capital  (biens  mobiliers  ou  immobiliers)  confié  à  l'ins- 
titut e.  dont  les  revenus  doivent  servir  à  l'entretien  de 
la  nouvelle  religieuse.  La  dot  est  obligatoire  dans  les 
monastères  de  moniales;  sa  quotité  est  déterminée  par 
les  constitutions  ou  la  coutume  légitime.  Dans  les  ins- 
tituts à  vœux  simples,  on  s'en  tiendra  aux  constitu- 
tions quant  à  l'obligation  de  la  dot  et  à  sa  qualité.  Dis- 
pense totale  ou  partielle  de  la  dot  peut  être  accordée 
par  l'autorité  compétente  :  Saint-Siège,  Ordinaire, 
supérieur  majeur,  selon  les  cas  et  d'après  les  constitu- 
tions. 

La  dot  est  absolument  inaliénable  du  vivant  de  la 
religieuse;  à  la  mort  de  celle-ci,  survenue  après  la  pro- 
fession même  temporaire,  la  dot  devient  irrévocable- 
ment la  propriété  de  l'institut  ou  du  monastère;  elle 
sera  au  contraire  remise  aux  parents  ou  héritiers  si  la 
religieuse  n'était  que  novice.  Can.  548.  Aussitôt  après 
la  première  profession, la  dot  devra  être  placée  enfonds 
sûrs,  licites  et  productifs,  administrée  avec  prudence 
et  honnêteté  sous  ta  surveillance  de  l'Ordinaire  du  lieu. 
En  cas  de  sortie,  de  renvoi  ou  de  passage  à  un  autre 
institut,  la  dot  devra  être  remise  (en  capital)  dans  les 
formes  et  délais  prescrits    Can.  551. 

I)  D.5UX  mois  au  moins  avant  l'admission  au  novi- 
ciat, à  la  profession  temporaire  et  à  la  profession  per- 
pétuelle d'une  religieuse  ou  d'une  moniale,  l'Ordinaire 
doit  être  averti  afin  qu'il  puisse  procéder  à  l'examen 
canonique  des  postulantes  ou  novices;  cet  examen  qui 
pourra  être  confié  à  un  prêtre  délégué  devra  se  faire 
au  moins  trente  jours  avant  chacune  de  ces  cérémo- 
nies. Can.  552. 

g)  Le  noviciat  commence  par  la  prise  d'habit  ou  de 
toute  autre  manière  lixée  par  les  constitutions.  Pour 
être  valide,  il  ne  doit  p  i  ;  être  entrepris  par  un  candidat 
âgé  de  moins  de  quinz.1  ans  révolus,  il  doit  durer  une 
année  entière  et  continue,  et  se  faire  dans  une  maison 
de  noviciat.  Une  durée  plus  longue  n'est  requise  pour 
la  validité,  que  si  les  constitutions  le  disent  exprès 
sèment.  L'année  de  noviciat  se  calcule  d'après  le  calen- 
drier, le  jour  d'entrée  ne  comptant  pas  et  le  temps  pres- 
crit s'achevant  à  la  fin  du  même  quantième  du  mois 
de  l'année  suivante.  Can.  34,  §  3,  3°.  Il  est  des  absences 
qui,  aux  termes  du  droit,  interrompent  le  noviciat; 
d'autres  seulement  en  suspendent  le  cours.  Can.  556. 
Dans  le  premier  cas,  il  faut  recommencer  le  noviciat 


2175 


RELIGIEUX.    L'ENTRÉE    EN    RELIGION 


217G 


en  entier;  dans  le  second,  il  suffit  de  suppléer  le  temps 
omis.  Le  passage  d'un  novice  dans  un  autre  noviciat 
du  même  institut  n'interrompt  pas  le  noviciat. 

h)  La  formation  des  novices  et  la  direction  du  novi- 
ciat relèvent  du  maître  des  novices,  auquel  peut  être 
adjoint  un  assistant.  Le  Code,  can.  559-565,  détermine 
avec  précision  leurs  qualités  et  les  fonctions  qu'ils  ont 
à  remplir;  d'autres  détails  peuvent  y  être  ajoutés  par 
les  constitutions.  Tout  comme  les  profès,  les  novices 
ont  droit  à  tous  les  privilèges  spirituels  de  l'institut 
(indulgences,  exemption  de  certaines  lois  ecclésias- 
tiques, etc.).  S'ils  meurent,  ils  ont  droit  aux  mêmes 
suffrages  que  les  profès.  Pourtant,  durant  le  noviciat, 
ils  ne  peuvent  être  promus  aux  ordres  sacrés.  Can.  567. 

i)  Au  cours  du  noviciat  les  novices  ne  peuvent  re- 
noncer à  leurs  bénéfices  ou  à  leurs  biens,  ni  les  grever 
d'une  charge  quelconque  (hypothèque,  servitude,  etc.), 
tout  acte  de  ce  genre  serait  non  seulement  illicite,  mais 
nul  de  plein  droit.  Les  novices  gardent  donc  l'adminis- 
tration des  biens  dont  ils  n'ont  pas  disposé  avant  leur 
entrée  en  religion;  ils  peuvent  utiliser  leurs  revenus 
ainsi  qu'il  leur  plaît,  à  moins  que  les  constitutions 
n'aient  mis  des  limites  à  cette  libre  disposition. 

Avant  la  première  profession,  les  novices  doivent 
céder  à  une  personne  de  leur  choix  l'administration  de 
leurs  biens,  pour  tout  le  temps  que  dureront  leurs 

vœux  simples.  Mais,  pendant,  ce  Uaips,  ils  , noui, 

sauf  disposition  contraire  des  constitutions,  utiliser  à 
leur  gré  leurs  revenus  et  l'usufruit  de  leurs  biens.  Si 
d'autres  biens  leur  survenaient  dans  la  suite,  la  ces- 
sion et  la  disposition  se  feraient  de  la  même  manière, 
nonobstant  la  profession  émise. 

De  plus,  dans  toute  congrégation  religieuse,  tout 
novice  est  tenu,  avant  sa  profession  de  vœux  simples, 
de  faire  librement  son  testament  pour  tous  les  biens 
qu'il  possède  ou  qui  pourraient  lui  advenir.  Cette 
obligation  ne  concerne  pas  les  moniales,  au  moins  en 
vertu  du  droit  commun,  car  les  règles  particulières 
peuvent  contenir  la  même  prescription. 

j )  Si,  avant  la  fin  du  noviciat,  un  novice  de  n'im- 
porte quel  institut  ou  société  religieuse,  se  trouvait  en 
danger  de  mort,  il  pourrait  émettre  aussitôt  les  vœux, 
la  consécration  ou  les  promesses  que  comportent  les 
constitutions.  Le  seul  effet  canonique  de  cet  acte  est 
d'assurer  au  mourant  toutes  les  faveurs  spirituelles 
dont  bénéficient  les  profès;  mais  l'institut  n'acquiert 
par  là  aucun  droit  sur  ses  biens  en  cas  de  décès. 

Au  cours  du  noviciat,  le  novice  reste  toujours  libre 
de  quitter  l'institut,  de  même  que  les  supérieurs  légi- 
times gardent  le  droit  de  le  renvoyer  pour  un  juste 
motif  et  sans  qu'ils  soient  tenus  delelui  faire  connaître. 
Le  noviciat  achevé,  le  novice  jugé  apte  doit  être  admis 
à  la  profession;  sinon  il  faut  le  renvoyer.  S'il  reste  des 
doutes  sur  ses  aptitudes,  les  supérieurs  peuvent  pro- 
longer le  temps  de  probation,  mais  pas  au  delà  de  six 
mois.  Avant  de  faire  profession,  le  novice  devra  faire 
une  retraite  d'au  moins  huit  jours  pleins,  (an.  571. 

3.  La  profession.  —  C'est  l'acte  par  lequel  on  em- 
brasse l'état  religieux;  il  comporte,  outre  l'émission 
des  trois  vœux  habituels  de  religion,  un  engagement 
vis-à-vis  de  l'institut  choisi,  d'où  résultent  pour  le  sujet 
et  la  famille  religieuse  qui  l'accueille]  un  ensemble  de 
droits  et  de  devoirs  réciproques. 

La  profession  peut  être  perpétuelle  ou  temporaire 
selon  que  les  vœux  sont  faits  ou  les  engagements  pris 
pour  toujours  ou  seulement  pour  un  temps. 

Elle  est  simple  ou  solennelle  selon  que  les  vaux  émis 
possèdent  ou  non  la  solennité  juridique  reconnue  par 
l'Église.  Le  Code  distingue  la  profession  simple  de 
vœux  temporaire  ou  perpétuelle  et  la  profession  solen- 
nelle (les  vœux  solennels  étant  tous  perpétuels),  et 
requiert  certaines  conditions  pour  la  validité  ou  la 
licéité  de  ces  différentes  professions. 


a)  Pour  la  validité  de  toute  profession  religieuse  le 
droit  commun  exige  :  a.  que  le  candidat  ait  l'âge 
légitime,  à  savoir  seize  ans  révolus  pour  la  profession 
temporaire  et  vingt-et-un  ans  révolus  pour  la  profes- 
sion perpétuelle  (simple  ou  solennelle);  ■ —  b.  qu'il  y 
soit  admis  par  le  supérieur  compétent  aux  termes  des 
constitutions;  —  c.  que  le  noviciat  ait  été  fait  vali- 
dement;  —  d.  que  la  profession  soit  émise  librement, 
sans  dol,  violence  ou  crainte  grave;  ■ —  e.  qu'elle  soit 
exprimée  en  termes  exprès;  —  f.  enfin,  qu'elle  soit 
reçue  par  le  supérieur  légitime,  prévu  par  les  consti- 
tutions ou  par  son  représentant. 

b)  S'il  s'agit  de  profession  perpétuelle  (simple  ou 
solennelle),  elle  ne  pourra  être  émise  validement  que  si 
elle  a  été  précédée  de  la  profession  temporaire  (ordi- 
nairement 3  ans),  sauf  le  cas  de  profès  de  vœux  perpé- 
tuels passant  à  un  autre  institut.  Can.  634. 

c)  Le  Code  impose  la  profession  temporaire  à  tous 
les  instituts  (ordres  ou  congrégations)  dans  lesquels 
sont  émis  des  vœux  perpétuels.  (Toutefois  les  jésuites 
et  les  religieuses  du  Sacré-Cœur  ne  sont  pas  soumis  à 
cette  prescription.)  La  première  profession  sera  donc 
régulièrement  faite  pour  trois  ans,  à  moins  qu'un  laps 
de  temps  plus  long  ne  sépare  le  novice  de  l'âge  requis 
pour  la  profession  ;  dans  ce  cas  il  fera  des  vœux  pour 
cette  durée.  Certaines  constitutions  prescrivent  des 
professions  annuelles  pendant  trois  années  consécu- 
tives; elles  peuvent  être  conservées. 

La  période  imposée  pour  les  vœux  temporaires  ne 
saurait  être  abrégée  sous  quelque  prétexte  que  ce 
soit;  les  supérieurs  légitimes  pourraient  la  prolonger, 
non  toutefois  au  delà  d'un  triennat.  Le  profès  doit 
alors  être  admis  à  la  profession  perpétuelle,  ou  bien 
quitter  l'institut.  Can.  572-574. 

d)  L'émission  des  vœux  ou  profession  se  fera  selon 
le  rite  prescrit  dans  les  constitutions;  un  acte  écrit  en 
sera  dressé,  que  l'on  conservera  dans  les  archives  de 
l'institut.  De  plus,  s'il  s'agit  de  la  profession  solen- 
nelle, le  supérieur  qui  la  reçoit  a  l'obligation  d'en 
avertir  le  curé  de  la  paroisse  où  le  profès  a  été  baptisé, 
aux  fins  de  transcription  en  marge  de  l'acte  de  bap- 
tême, (an.  470. 

e)  Quant  à  la  rénovation  des  vaux  arrivés  à  leur 
terme,  elle  doit  se  faire  sans  retard  et  sans  intervalle, 
au  jour  anniversaire  de  la  profession  précédente;  pour 
un  juste  motif,  cette  rénovation  pourrait  être  anticipée, 
mais  non  au  delà  d'un  mois. 

f)  Une  profession  religieuse  nulle  à  cause  d'un  empê- 
chement extérieur  ne  peut  être  validée  que  par  un 
induit  (sanalio)  du  Saint-Siège,  ou  bien  par  une  nou- 
velle profession  émise,  la  nullité  étant  connue  et  l'em- 
pêchement levé.  Si,  au  contraire,  la  nullité  résulte  d'un 
défaut  purement  interne  du  consentement,  la  conva- 
lidation  se  fait  par  la  seule  émission  du  consentement, 
pouivu  que  l'institut  n'ait  pas,  de  son  côté,  révoqué 
le  sien.  Lorsque  subsistent  des  arguments  sérieux  à 
rencontre  de  la  validité  de  la  profession  et  que  le  reli- 
gieux refuse  soit  de  la  renouveler,  soit  d'en  demander 
la  sanation,  l'affaire  sera  déférée  au  Siège  apostolique. 

g)  La  profession  valide  fait  pleinement  entrer  dans 
l'état  religieux  le  sujet  qui  l'émet.  Désormais,  il  est  lié 
par  toutes  les  obligations  qui  résultent  pour  lui  des 
règles  ou  constitutions  et  des  lois  spéciales  de  l'Église. 
Parmi  ces  obligations,  les  unes  sont  communes  aux 
(Irns  et  aux  religieux;  le  Code  en  traite  aux  canons 
124-142,  cf.  can.  492.  Les  autres  sont  propres  aux  reli- 
gieux: ce  sont  en  particulier  :  l'observation  des  règles 
ou  constitutions,  la  garde  des  trois  vœux,  de  la  clôture 
avec  ses  divers  degrés,  la  réglementation  des  relations 
avec  le  dehors,  l'office  divin  et  la  messe  conventuelle. 
Can.  493-608. 

Après  les  devoirs  ou  obligations,  le  Code  mentionne 
les  droits  et   privilèges  des  religieux;  les  uns  leur  sont 


2177 


RELIGIEUX.    LA    SORTIE    DE    RELIGION 


2  1  78 


communs  avec  les  clercs,  par  exemple  le  privilège  du 
canon,  celui  du  for  ou  de  l'immunité  personnelle, 
can.  120-121;  d'autres  sont  particuliers  aux  instituts 
religieux,  tels  l'exemption  de  la  juridiction  épisci  pale 
et  le  droit  de  quêter.  Can.  613-C24.  Dans  le  cas  où  un 
religieux  serait  promu  à  une  dignité  ecclésiastique 
(épiscopat,  cardinalat),  ou  bien  au  gouvernement 
d'une  paroisse,  le  Code  lui  trace  ses  droits  et  ses  devoirs 
aux  canons  626-631. 

IV.  Comment  on  cesse  d'être  religieux.  - —  Sous 
ce  titre  nous  traiterons  spécialement  des  deux  modes 
de  rupture  de  la  vie  religieuse,  à  savoir  :  la  sortie, 
laquelle  peut  être  légitime  ou  illégitime,  et  le  renvoi, 
qui  ne  peut  être  fait  que  dans  les  cas  et  selon  les  formes 
prévus  par  le  droit. 

Un  religieux  peut  aussi  avoir  à  quitter  un  institut 
par  suite  de  la  suppression  de  celui-ci.  La  suppression 
est  une  mesure  toujours  réservée  au  Saint-Siège,  même 
si  l'institut  n'est  que  de  droit  diocésain  et  ne  possède 
qu'une  seule  maison.  C'est  aussi  au  Saint-Siège  qu'il 
appartient  de  statuer  sur  la  destination  des  biens,  en 
respectant  toujours  la  volonté  des  donateurs.  Can.  493. 

La  séparation  d'avec  un  institut  peut  encore  se  faire 
par  le  passage  dans  un  autre.  Sauf  privilège  particulier, 
l'autorisation  du  Saint-Siège  est  requise  pour  passer 
d'un  institut  dans  un  autre,  même  de  plus  stricte 
observance,  ou  bien  d'un  monastère  indépendant  dans 
un  autre.  Le  religieux  devra  recommencer  son  novi- 
ciat, mais  seulement  s'il  passe  dans  un  autre  institut  : 
entre  temps  il  garde  l'obligation  résultant  des  vœux 
déjà  prononcés,  mais  ses  autres  obligations  et  droits 
particuliers  sont  suspendus.  Pendant  le  noviciat  son 
habit  sera  le  même  que  celui  des  autres  novices.  Les 
supérieurs  pourront,  s'ils  le  jugent  à  propos,  prolonger 
la  durée  de  cette  nouvelle  probation,  mais  pas  au  delà 
d'un  an.  Le  noviciat  achevé,  le  religieux,  s'il  avait  fait 
auparavant  des  vœux  perpétuels,  sera  admis  immé- 
diatement à  la  profession  perpétuelle;  sinon  il  devra 
rentrer  dans  son  ancien  institut.  S'il  s'agit  d'un  reli- 
gieux qui  n'avait  prononcé  que  des  vœux  temporaires, 
il  sera  libre  de  rentrer  dans  le  monde  à  l'expiration  de 
ses  vœux,  dans  le  cas  où  il  ne  serait  pas  admis  dans  le 
nouvel  institut.  Le  sifnple  passage  d'un  monastère 
dans  un  autre  appartenant  au  même  ordre  n'entraîne 
le  renouvellement  ni  du  noviciat  ni  de  la  profession. 
Can.  632-636. 

1°  La  sortie  de  religion.  —  Elle  peut  être  légitime  ou 
illégitime,  selon  qu'elle  a  lieu  ou  non  en  confirmité  avec 
les  lois  de  l'Église. 

1.  Sortie  légitime.  —  Le  Code  prévoit  trois  cas  de 
sortie  licite  d'un  institut,  à  savoir  : 

a)  De  par  la  volonté  du  sujet,  qui,  à  l'expiration  de 
ses  vœux  temporaires,  est  canoniquement  libre  de  quit- 
ter l'institut;  le  législateur  ecclésiastique  suppose 
évidemment  que  ce  départ  ne  se  fera  pas  sans  de  sé- 
rieuses raisons,  valables  en  conscience,  mais  de  ces 
questions  intimes  il  n'a  pas  à  connaître. 

b)  A  l'expiration  de  ses  vœux,  le  profès  temporaire 
peut,  de  par  la  volonté  des  supérieurs,  n'être  pas  admis 
à  renouveler  sa  profession;  mais  il  y  faut  de  justes 
motifs  :  le  défaut  de  santé  ne  serait  pas  une  raison 
suffisante,  à  moins  que  l'intéressé  ne  l'ait  frauduleu- 
sement caché  ou  dissimulé  avant  sa  profession. 
Can.  637.  Ce  refus  des  supérieurs  ne  saurait  être  assi- 
milé au  renvoi,  dont  il  sera  question  plus  loin.  Cepen- 
dant, si  un  profès  de  vœux  simples  venait,  durant  le 
triennat  de  sa  profession  temporaire,  à  être  atteint  de 
folie,  il  devrait  être  gardé  en  religion  et  continuerait 
à  faire  partie  de  l'institut  dans  les  mêmes  conditions 
et  avec  les  mêmes  droits  qu'au  moment  où  il  a  été 
frappé  de  démence.  Cf.  Acla  ap.  Sedis,  t.  xvn,  1925, 
p.   107. 

c)  Il  peut  arriver  qu'un  profès  de  vœux  temporaires 


ou  perpétuels  ait  des  raisons  graves  de  quitter  sans 
délai  son  institut;  on  devra  alors  lui  obtenir  un  induit 
pour  qu'il  puisse  le  faire  légitimement.  Si  la  sortie  n'est 
que  temporaire  un  induit  d'cxclaustralion  (ex  elauslro, 
hors  du  cloître)  suffira.  Si  au  contraire  la  séparation 
est  définitive,  un  induit  de  sécularisation  sera  néces- 
saire. 

L'octroi  de  ces  induits  est  réservé  au  Saint-Siège 
dans  tous  les  instituts  de  droit  pontifical;  si  l'institut 
n'est  que  de  droit  diocésain,  l'Ordinaire  est  compétent 
pour  les  accorder.  Can.  638.  A  quel  Ordinaire  faut-il 
s'adresser?  A  l'Ordinaire  du  territoire  où  se  trouve  la 
maison  religieuse  du  profès;  si  celui-ci  se  trouve  dans 
un  diocèse  où  il  n'y  a  pas  de  maison  de  son  institut,  on 
pourra  s'adresser  à  l'Ordinaire  de  ce  diocèse,  pourvu 
cjue  le  religieux  y  ait  acepuis  domicile  ou  quasi  domicile. 

L'induit  d'exclaustralion,  qui  comporte  l'autorisa- 
tion de  résider  pendant  un  temps  déterminé  ou  indé- 
terminé en  dehors  des  maisons  de  l'institut  sans  être 
soumis  à  l'autorité  des  supérieurs  religieux,  relâche 
dans  une  certaine  mesure  les  liens  qui  unissent  le  pro- 
fès à  sa  religion.  Il  sera  sollicité  dans  les  cas  où  le  reli- 
gieux, obligé  de  quitter  sa  maison  (par  exemple  pour 
faire  une  cure  assez  longue,  pour  subvenir  aux  besoins 
de  parents  dans  une  urgente  nécessité,  etc.),  ne  peut 
concilier  ces  nouvelles  obligations  avec  la  dépendance 
habituelle  à  l'égard  des  supérieurs.  Le  religieux  ainsi 
«  exclaustré  »,  doit,  sauf  permission  particulière,  dépo- 
ser l'habit  extérieur  de  son  institut;  il  perd  durant  ce 
temps  le  droit  de  vote  au  chapitre  et  le  droit  el'éligibi- 
lité,  tout  en  conservant  les  privilèges  spirituels  ele  sa 
religion;  il  garde  toutes  les  obligations  de  la  règle 
compatibles  avec  sa  situation  et  se  trouve  soumis,  en 
vertu  de  son  vœu  d'obéissance,  à  l'Ordinaire  élu  lieu 
de  sa  résidence,  qui  tient  pour  lui  la  place  de  ses  supé- 
rieurs. Can.  639.  En  somme  l'exclaustration  constitue 
une  sorte  de  sécularisation  temporaire  et  mitigée;  elle 
ne  doit  pas  être  confondue  avec  la  simple  permission 
de  séjourner  même  plus  de  six  mois  hors  de  l'institut, 
alors  que  les  liens  de  dépendance  à  l'égard  de  celui-ci 
subsistent  en  totalité. 

L'induit  de  sécularisation  en  vertu  duquel  le  profès 
est  autorisé  à  se  séparer  définitivement  de  son  institut 
pour  rentrer  dans  la  vie  séculière,  enlève  au  religieux 
tout  droit  et  aussi  toute  obligation  résultant  de  son 
état;  seul  le  vœu  de  chasteté  conserverait  ses  exigences 
s'il  résultait  de  l'ordination  reçue.  L'induit  n'est  vala- 
ble et  n'opère  ses  effets  que  s'il  est  accepté  par  le  sujet 
qui  l'a  demandé.  Si  elonc  le  profès,  regrettant  sa  dé- 
marche, refusait  d'accepter,  il  resterait  lié  par  ses 
vœux  et  demeurerait  membre  de  l'institut;  les  supé- 
rieurs en  effet  ne  peuvent  imposer  la  sécularisation  à 
un  sujet  contre  sa  volonté.  Com.  d'interprét.,  12  no- 
vembre 1922,  Acla  ap.  Sedis,  t.  xiv,  p.  662.  Dans  le 
cas  où  les  supérieurs  auraient  de  graves  raisons  pour 
désirer  ou  vouloir  le  départ  d'un  religieux,  ils  devraient 
en  référer  à  la  S.  C.  des  Religieux,  même  si  le  sujet 
appartient  à  un  institut  de  droit  diocésain. 

L'induit  de  sécularisation,  accepté  et  exécuté,  rompt 
tous  les  liens  entre  le  religieux  et  son  institut,  dont  il 
eloit  quitter  l'habit  extérieur.  Si,  en  vertu  d'un  induit 
apostolique,  il  rentrait  en  religion,  il  devrait  recom- 
mencer noviciat  et  profession. 

Le  religieux  qui  est  dans  les  ordres  sacrés  et  n'a  pas 
perdu  son  incardination  à  un  diocèse  par  la  profession 
perpétuelle,  doit,  une  fois  sécularisé,  rentrer  dans  ce 
diocèse  et  être  reçu  par  l'Ordinaire.  S'il  n'est  plus 
incardiné  à  aucun  eliocèse,  tout  exercice  des  saints 
ordres  en  dehors  de  sa  religion  lui  est  interdit  jusqu'à 
ce  qu'un  évêque  veuille  bien  l'accueillir,  ou  que  le 
Saint-Siège  ait  pourvu  d'une  autre  manière.  Can.  641. 
Le  canon  642  précise  en  outre  que  tout  profès  sécula- 
risé ne  peut,  sans  un  nouvel  et  spécial  induit  du  Siège 


21  7!) 


RELIGIEUX.    LA    SORTI]-;    DE    RELIGION 


2180 


apostolique,  ni  obtenir  un  bénéfice  clans  une  basilique 
ou  une  cathédrale,  ni  être  pourvu  d'une  charge  de 
professeur  ou  d'un  office  dans  les  séminaires  ou  collèges 
destinés  à  la  formation  des  clercs,  non  plus  que  dans 
les  universités  ou  établissements  pouvant  conférer  des 
grades  académiques;  il  est  aussi  exclu  de  tout  office 
et  emploi  dans  les  curies  épiscopales,  les  maisons  reli- 
gieuses d'hommes  ou  de  femmes,  même  s'il  s'agit  de 
congrégations  diocésaines,  (les  prohibitions  toutefois 
ne  concernent  que  la  licéité. 

Quant  aux  biens  temporels  que  le  religieux  pourrait 
avoir  apportés  à  l'institut,  l'induit  du  Saint-Siège  ou 
les  conventions  antérieures  indiqueront  ce  qui  doit 
en  revenir  au  sécularisé  et  ce  qui  demeurera  en  posses- 
sion de  l'institut.  Toutefois  la  dot  d'une  religieuse 
devra  toujours  lui  être  restituée,  mais  sans  les  revenus 
échus;  si  même  une  religieuse  avait  été  admise  sans 
dot  et  se  trouvait  sans  ressources  au  moment  de  la 
sécularisation,  son  institut  devrait,  en  charité,  lui 
fournir  les  moyens  de  rentrer  sûrement  et  convena- 
blement chez  elle  et  aussi  de  quoi  vivre  honnêtement 
durant  quelque  temps.  Ces  secours  seront  déterminés 
à  l'amiable  et,  en  cas  de  désaccord,  par  l'Ordinaire. 
Can.  643. 

d)  Un  dernier  moyen  légitime  de  se  libérer  des  obli- 
gations de  l'état  religieux  est  l'obtention  de  la  dis- 
pense des  vœux  de  religion.  Ces  vœux  sont,  de  leur 
nature,  réservés  au  Saint-Siège.  Seuls  donc  peuvent  en 
dispenser  directement  ceux  qui  ont  reçu  de  lui  ce  pou- 
voir. Nous  avons  vu  que  l'Ordinaire,  en  accordant, 
dans  les  limites  du  droit,  un  induit  de  sécularisation, 
dispense  indirectement  de  tous  leurs  vœux  les  religieux 
de  droit  diocésain,  can.  640;  mais  la  dispense  ne  sau- 
rait validement  être  restreinte  à  certains  vœux  en 
particulier,  car  cette  restriction  des  effets  de  la  sécula- 
risation serait  contraire  au  droit.  C'est  donc  au  Saint- 
Siège  qu'il  faudra  s'adresser  pour  toute  dispense  di- 
recte de  vœux  de  religion  (que  cette  dispense  soit  totale 
ou  partielle),  et  aussi  pour  toute  dispense  indirecte 
(par  sécularisation,  renvoi,  etc.),  s'il  s'agit  d'un  institut 
de  droit  pontifical. 

2.  Sortie  illégitime.  — Elle  consiste,  pour  un  religieux, 
dans  le  fait  de  quitter  sans  autorisation  de  l'autorité 
compétente,  l'institut  auquel  il  est  lié  par  des  vœux 
encore  existants.  La  sortie  illégitime  peut  revêtir  deux 
formes  :  l'apostasie  et  la  fuite. 

a)  On  appelle  religieux  apostat  ou  apostat  de  reli- 
gion le  profès  de  vœux  perpétuels  (simples  ou  solen- 
nels) qui  quitte  indûment  sa  maison  religieuse  avec 
l'intention  de  n'y  plus  rentrer,  ou  qui,  sorti  légitime- 
ment, ne  rentre  pas,  avec  l'intention  de  se  soustraire  à 
l'obéissance  religieuse.  Can.  644.  Cette  intention  doit 
être  certaine,  manifestée  de  façon  non  équivoque  par 
des  paroles,  des  écrits  ou  des  actes;  cependant  le  Code 
établit  une  présomption  d'intention  mauvaise  et  donc 
d'apostasie,  si  le  religieux  n'est  pas  rentré  dans  le  mois 
et  n'a  pas  manifesté  au  supérieur  son  intention  de 
rentrer. 

b)  Le  fugitif  est  celui  qui,  sans  permission  des  supé- 
rieurs, abandonne  la  maison  religieuse,  mais  avec  l'in- 
tention de  rentrer  dans  son  institut.  Le  délit  de  fuite 
suppose  les  vieux  perpétuels;  il  se  distingue  d'une 
simple  «  sortie  illégitime  »  (telle  (pie  serait  une  absence 
furtive  sans  permission,  une  prolongation  indue  d'un 
séjour  autorisé  hors  du  monastère),  par  le  fait  (pie  le 
profès  a  l'intention  de  se  soustraire  quelque  temps 
(deux  ou  trois  jours  au  moins)  à  l'obéissance  cl  mel 
cette  intention  à  exécution. 

Ni  l'apostasie,  ni  la  fuite  ne  délient  le  profès  des 
obligations  résultant  de  la  règle  et  des  vœux;  celle 
violation  grave  du  vœu  d'obéissance  et  de  la  clôture 
ne  se  répare  (pie  par  une  prompte  rentrée  en  religion; 
sans  cette  réparation  ou  du  moins  sans  une  promesse 


sincère  de  se  soumettre  aux  prescriptions  des  supé- 
rieurs, les  coupables  ne  pourraient  être  absous.  De 
plus,  des  peines  ont  été  prévues  dans  le  droit  pour 
punir  ces  délits.  Le  religieux  apostat  encourt  par  le  fait 
même  une  excommunication  réservée  à  l'Ordinaire, 
can.  2385;  il  est  exclu  des  actes  légitimes  ecclésias- 
tiques, can.  2256;  tant  qu'il  est  absent,  il  est  privé 
des  privilèges  ou  faveurs  spirituelles  propres  à  son 
institut;  enfin,  même  s'il  rentre,  il  reste  privé  pour 
toujours  du  droit  de  prendre  part  aux  élections  ou 
d'être  lui-même  élu  à  une  charge.  Quant  au  fugitif,  il 
perd  ipso  facto  tout  office  qu'il  possédait  en  religion  et 
encourt  la  suspense  s'il  est  dans  les  ordres;  en  outre 
les  supérieurs  doivent  lui  infliger  d'autres  peines  pro- 
portionnées à  sa  faute.  Can.  2386. 

Le  Code  fait  une  obligation  aux  supérieurs  de  recher- 
cher avec  sollicitude  les  religieux  apostats  ou  fugitifs, 
et  de  les  accueillir  s'ils  sont  vraiment  repentants.  S'il 
s'agit  de  moniales,  ce  soin  incombe  à  l'Ordinaire  ou  au 
supérieur  régulier  du  monastère  exempt.  Can.  645. 

2°  Le  renvoi  de  l'institut^  ■ —  Il  peut  être  opéré  par  le 
fait  même,  c'est-à-dire  par  le  droit,  dans  des  cas 
expressément  prévus,  ou  bien  par  décret  du  supérieur. 

1.  Sont  considérés  comme  renvoyés  légitimement  et 
de  plein  droit  :  a)  Les  religieux  qui  ont  publiquement 
apostasie  la  foi  catholique;  b)  Le  religieux  qui  s'est 
enfui  avec  une  femme  et  inversement  la  religieuse  qui 
a  fui  avec  un  homme  ;c)  Les  religieux  qui  ont  contracté 
ou  essayé  de  contracter  mariage,  fût-ce  par  une  union 
purement  civile.  Can.  646.  Dans  ces  cas  particuliè- 
rement graves  et  scandaleux,  il  suffit  que  le  supérieur 
majeur,  aidé  de  son  conseil  ou  chapitre,  fasse  une 
déclaration  de  fait  pour  que  le  renvoi  soit  prononcé; 
le  dossier  du  délit  sera  conservé  dans  les  archives. 
Can.  646. 

2.  Le  renvoi  par  décret  du  supérieur  est,  surtout  s'il 
s'agit  de  religieux  qui  ont  émis  des  vœux  perpétuels, 
soumis  à  des  formalités  assez  rigoureuses;  la  procédure 
est  plus  simple  si  les  vœux  émis  ne  sont  que  temporaires. 

a)  Renvoi  des  profès  de  vœux  temporaires. —  Dans  les 
instituts  de  droit  pontifical,  le  renvoi  est  réservé  au 
supérieur  général,  du  consentement  de  son  conseil, 
donné  au  scrutin  secret.  Dans  les  instituts  de  droit 
diocésain,  le  renvoi  relève  de  l'Ordinaire  du  diocèse  où 
est  située  la  maison  religieuse;  mais  l'Ordinaire  se 
gardera  d'agir  à  l'insu  ou  à  rencontre  d'un  juste  vou- 
loir des  supérieurs.  Pour  les  moniales,  c'est  l'Ordinaire 
du  lieu  et  le  supérieur  régulier  qui  d'un  commun 
accord  prononcent  le  renvoi. 

Le  renvoi  exige  des  motifs  graves;  de  ce  nombre 
seraient  le  manque  d'esprit  religieux  ou  une  obsti- 
nation qui  causeraient  du  scandale,  le  défaut  d'apti- 
tude pour  les  œuvres  de  l'institut,  ou  des  défauts  de 
caractère  incompatibles  avec  la  discipline.  Les  infir- 
mités  corporelles  et  même  l'hystérie  ne  sont  pas  des 
causes  suffisantes  de  renvoi,  à  moins  que  le  religieux 
n'ait  Frauduleusement  caché  ces  infirmités  avant  la 
profession. 

Ces  motifs  doivent  être  connus  du  supérieur  de 
façon  certaine,  sans  qu'il  soit  nécessaire  de  les  établir 
par  un  jugement  en  forme;  ils  seront  communiqués  à 
['inférieur  qui  garde  le  droit  de  se  défendre  et  même 
d'en  appeler  au  Saint-Siège  s'il  se  croit  lésé;  cet  appel 
est  suspensif. 

Le  religieux  renvoyé  est  par  là  même  délié  de  tous 
ses  vœux  de  religion  ;  s'il  était  dans  les  ordres  mineurs, 
il  redevient  immédiatement  laïque;  s'il  avait  reçu  les 
ordres  majeurs,  il  ne  pourrait  les  exercer  à  moins  qu'il 
ne  soit  accepté  dans  un  diocèse,  selon  les  prescriptions 
du  canon  641.  Lorsqu'une  religieuse  est  renvoyée, 
L'institut  lui  fournira  les  secours  nécessaires  pour  sub- 
venir a  ses  premiers  besoins,  ainsi  qu'il  a  été  dit  à 
propos  de  la  sécularisation.  Can.  643. 


-2181 


RELIGIEUX 


RELIGION 


2182 


b)  Renvoi  de  religieux  à  vœux  perpétuels.  —  La  pro- 
cédure est  différente  selon  que  le  religieux  appartient 
à  un  institut  de  clercs  non  exempt  ou  laïque,  ou  au 
contraire  à  un  institut  exempt.  Dans  le  premier  cas, 
le  profès  doit  s'être  rendu  coupable  de  trois  délits 
•certains,  pour  chacun  desquels  il  aura  reçu  un  aver- 
tissement du  supéiieur  avec  menace  de  renvoi, 
can.  649-651  ;  s'il  s'agit  de  religieuses,  aux  fautes  gra- 
ves commises  devra  s'ajouter  l'incorrigibilité  ou  ab- 
sence d'espoir  d'amendement;  il  est  entendu  que,  tou- 
jours, le  ou  la  coupable  ont  le  droit  de  se  défendre  et 
même  de  recourir  au  Saint-Siège  s'ils  jugent  leur  renvoi 
non  justifié. 

S'il  s'agit  d'un  religieux  appartenant  à  un  institut 
de  clercs  exempt,  le  renvoi  comporte  un  véritable  pro- 
cès judiciaire  avec  toutes  les  solennités  habituelles  : 
tribunal  de  cinq  membres,  présence  du  ministère  pu- 
blic, d'un  avocat,  d'un  notaire  ou  greffier,  etc.  Aupa- 
ravant on  a  dû  s'assurer  de  la  culpabilité  du  sujet  et 
de  son  incorrigibilité  par  suite  de  l'inefficacité  des  aver- 
tissements, sanctions  ou  remèdes  employés.  Can.  654- 
■668. 

Il  est  pourtant  des  cas  urgents  où  un  scandale  grave 
ainsi  que  la  menace  d'un  mal  très  grand  et  imminent 
pour  la  communauté  permettent  au  supérieur,  assisté 
de  son  conseil,  de  procéder  à  un  renvoi  immédiat  du 
coupable,  à  qui  on  impose  de  quitter  de  suite  l'habit 
religieux.  Mais  l'affaire  devra  sans  retard  être  portée 
au  Saint-Siège  ou  au  tribunal  religieux  qui  aurait  dû 
normalement  connaître  de  l'affaire.  Can.  053  et  668. 

Notons  enfin  que  le  religieux  profès  de  vœux  perpé- 
tuels, qui  a  été  ainsi  renvoyé,  garde,  sauf  disposition 
contraire  des  constitutions  ou  du  Saint-Siège,  l'obli- 
gation de  ses  vœux.  Cette  obligation  fait  qu'il  reste 
tenu  de  rentrer  dans  son  institut  et  celui-ci  doit  le 
recevoir,  pourvu  qu'il  ait,  durant  trois  ans,  donné  des 
preuves  de  plein  amendement.  Si,  pour  de  graves  rai- 
sons, le  religieux  ne  pouvait  rentrer  ou  si  l'institut  ne 
pouvait  l'accepter,  il  y  aurait  lieu  de  porter  l'affaire 
au  Saint-Siège.  Can.  669-672. 

Par  le  renvoi,  le  religieux  qui  avait  reçu  la  tonsure 
ou  les  ordres  mineurs  se  trouve  de  plein  droit  réduit 
à  l'état  laïque.  Si  le  religieux  avait  reçu  les  ordres  ma- 
jeurs et  qu'il  ait  commis  un  des  délits  mentionnés  au 
canon  646  (apostasie,  fuite  avec  un  complice  d'un 
autre  sexe,  mariage  ou  tentative  de  mariage),  ou  quel- 
que autre  délit  entraînant  l'infamie  de  droit,  la  dépo- 
sition ou  la  dégradation,  il  ne  pourrait  plus  jamais 
porter  l'habit  ecclésiastique.  En  cas  de  fautes  moins 
graves,  le  religieux  engagé  dans  les  ordres  sacrés  de- 
meure suspens  jusqu'à  l'absolution  donnée  par  le  Saint- 
Siège;  de  plus,  le  canon  671  détaille  les  dispositions  à 
prendre  en  pareil  cas;  elles  se  résument  en  ceci  :  la 
S.  Congrégation  confie  le  religieux  à  un  Ordinaire 
qu'elle  charge  de  sa  surveillance  et  de  son  amende- 
ment; l'amendement  s'étant  avéré  sérieux  et  durable, 
le  religieux  préalablement  absous  pourra  être  employé 
dans  le  saint  ministère;  en  cas  d'inconduite  renouvelée 
ou  d'insoumission,  le  coupable  perd  tout  droit  à  un 
secours  quelconque  de  la  part  de  son  institut  et  se 
trouve  par  le  fait  même  privé  du  droit  de  porter  l'habit 
ecclésiastique. 

Terminons  par  la  simple  mention  d'une  dernière 
cause  de  séparation  d'avec  l'institut,  à  savoir  la  dis- 
persion violente  en  cas  de  persécution.  Le  Code  n'en 
fait  pas  mention,  car  cet  abus  de  pouvoir  de  la  part  de 
l'autorité  civile  n'a  aucune  valeur  canonique  et  cons- 
titue un  acte  nul.  La  conséquence  est  que  les  religieux 
(ou  religieuses)  dispersés  ou  expulsés  de  leurs  maisons 
restent  tenus  à  l'observation  de  leurs  vœux  au  moins 
quant  à  la  substance.  A  ces  exilés,  le  Saint-Siège  donne 
les  directives  et  règlements  opportuns  selon  les  cir- 
constances. Des  induits  les  relèvent  ordinairement  de 


l'observation  stricte  des  vœux  de  pauvreté  et  d'obéis- 
sance, difficiles  à  pratiquer  hors  de  la  communauté; 
mais  le  vœu  de  chasteté  subsiste  habituellement  dans 
toute  sa  rigueur.  De  plus,  si  la  chose  est  possible,  les 
religieux  dispersés  doivent  se  rendre  dans  d'autres  mai- 
sons de  leur  institut  pour  y  reprendre  la  vie  régulière. 
Dans  tous  les  cas,  l'orage  une  fois  passé,  tous  sont 
tenus  de  rentrer  dans  l'institut. 

1°  Textes  législatifs.  — ■  Codex  juris  canonici,  Rome,  1917; 
Codieis  iuris  canonici  fontes,  Rome,  1923-1932  ;  -4e(a  apos- 
tolicx  Sedis,  Rome,  1908-1936;  Bizzarri,  Colleclanea  S.  C. 
Episc.  et  Regut.,  Rome,  1885;  Collectanea  S.  C.  de  Propa- 
gande Fide,  Rome,  1907; 

2"  .Sur  l'état  religieux  en  général.  —  Suarez,  De  statu 
religioso,  2'  part,  du  De  Virtule  religionis  dans  Opéra  omnia, 
éd.  Vives,  t.  xv  et  xvi;  Gautrelet-Choupin,  Nature  et  obli- 
gations de  l'état  religieux,  Paris,  1924;  Steiger,  De  propa- 
gatione  et  diffusione  vittv  religiosœ,  synopsis  hislorica,  Rome, 
1921;  Heimbucher,  Die  Orden  und  Kongregationen  der 
kalh.  Kirche,  Padprborn,  1907,  3  vol.;  Schmalzgrueber, 
Jus  ecclesiastieum  universum,  Naples,  1738; 

3°  Sur  la  discipline  avant  le  Code.  — -  Battandier,  Guide 
canonique  pour  les  instituts  à  vœux  simples,  4e  éd.,  1908; 
Ferraris,  Prompta  bibliotheca,  aux  mots  Regulares  et  Rcli- 
giones,  t.  vi,  Paris,  1852;  Vermeçrsch,  De  reiigiosis  institulis 
et  j>ersonis,  Bruges,  1902;  Wernz,  Jus  decretalium,  t.  m  b, 
Rome,  1908;  Bouiv,  De  jure  regularium,  2  vol.,  Paris,  1876. 
4°  Commentaires  du  Code.  — ■  Balmès,  Les  religieux  à 
vœux  simples  d'après  le  Code,  Lyon,  1921;  Bastien,  Direc- 
toire canonique  à  l'usage  des  congrégations  à  vœux  simples, 
Bruges,  4e  éd.,  1933;  Battandier,  Guide  canonique,  0e  éd. 
(posthume),  Paris,  1923;  Creusen,  Religieux  et  religieuses 
d'après  le  droit  ecclésiastique,  Louvain,  1930;  Fanfanl,  De 
jure  religiosorum,  Turin,  1925  (traduct.  française  par  Mis- 
serey,  Droit  des  religieuses  selon  le  Code)  ;  Ferreres,  las  Iteli- 
giosas  segûn  la  disciplina  del  nuevo  Côdigo,  Barcelone- 
Madrid,  1920;  Wernz-Vidal,  De  reiigiosis.  Home,  1933; 
C.occhi,  Commenlarium  in  Codicem,  t.  iv,  Rome  1924; 
M.  Conte  a  Coronata,  Institutiones  juris  canonici,  t.  i, 
Turin,  1928;  Venneersch-Creusen,  Epitome  juris  canonici, 
t.  I,  Matines,  1929;  Melo,  De  exemptione  regularium.  Wa- 
shington, 1921;  Augustine,  -1  commentarg  on  Ihe  new  Code, 
Londres,  192"). 

.">  Revues  et  périodiques.  —  Commenlarium  pro  reiigiosis 
(par  les  Missionnaires  du  Cœur  Immaculée  de  Marie), 
Borne,  1920  sq.;  Revue  des  communautés  religieuses,  Lou- 
vain, 1925,  sq.;  Periodica  (sous  la  direction  du  P.  Ver- 
meersch),  Rome,  1905  sq.;  les  autres  revues  de  doctrine 
et  de  discipline. 

A.  Bride. 
1.  RELIGION.  -  I.  Le  mot  et  lachose. 
II.  Données  de  l 'ethnologie  et  de  la  sociologie  sur  l'ori- 
gine et  la  nature  de  la  religion  (col.  2187).  —  III.  Don- 
nées de  la  psychologie  sur  l'origine  et  la  nature  de  la 
religion  (col.  2244).  —  IV.  Les  diverses  religions 
(col.  2292). 

I.  Le  mot  et  i.a  chose.  — /.  le  mot  :  ÉTYMOWGIE. 
—  L'étymologie  du  mot  Religio  est  discutée  depuis 
l'antiquité. 

Dans  son  De  natura  deorum,  Cicéron  le  rattache  au 
verbe  relegere  :  qui  omnia  qum  ad  cultum  deorum  per- 
tinerent  diligenler  retractarent  et  ta.nqu.am  relegerent, 
sunt  dicti  religiosi  a  relegendo,  ut  élégantes  ex  eligendo. 
L.  11,  c.  xxviii,  n.  72.  Aulu-Gelle  dans  ses  Nuits 
attiques  emprunte  à  Nigidius  Figulus  la  citation  d'un 
vieux  vers  qui  fait  également  venir  religio  de  relegere: 
religentem  esse  oportet  religiosus  ne  /as  (pour  :  ne  fuas?) 
Dans  leur  Dictionnaire  étymologique  de  la  langue 
latine  (Paris,  1932),  A.  Ernout  et  À.  Meillet  préfèrent 
la  dérivation  de  religare.  «  Religio  serait  proprement 
le  fait  de  se  lier  vis-à-vis  des  dieux,  symbolisé  par 
l'emploi  des  vittae  [bandelettes]  et  des  aTsmj.ot.-ot.  dans 
le  culte.  Une  trace  du  sens  originel  subsiste  peut-être 
dans  l'image  luerétienne,  1.  1,931  :  religionum  nodis 
animumexsolvere;  cf.  religio  juris- jurandi  :  «l'obligation 
du  serment,  le  lien  noué  par  le  serment  »;  testis  reli- 
giosus;  se   domumque    religione    exsolvere,   Tite-Live, 


2  1  s:? 


RELIGION.    LE    MOT    ET    LA    CHOSE 


218' 


1.  V,  c.  xxm  ;  objicere,  injicere  religionem  alicui; 
obslringere  religione,  religione  liberare.  Le  sens  serait 
donc  :  ■  obligation  prise  envers  la  divinité,  lien  ou  scru- 
pule religieux  »  (cf.  mihi  religio  est,  j'ai  scrupule  rie), 
puis  «  culte  rendu  aux  dieux,  religion  ».  Cf.  toutefois 
Otto,  Arrh.  f.  Rcligionswiss.,  t.  xn,  p.  533.  »  (Loc.  cil,, 
p.  819-820.) 

Certains  auteurs  maintiennent  la  dérivation  du 
verbe  relegere,  mais  pris  en  un  autre  sens  que  celui  que 
lui  donne  Cicéron.  «  II  y  a  eu  sans  rioutc  deux  verbes 
de  cette  forme  :  dans  l'un  re  a  bien  une  valeur  itéra- 
tive; relego  signifie  alors  «  1  il e  de  nouveau,  lire  à  plu- 
sieurs reprises  »,  ou  encore  «  parcourir  de  nouveau  (un 
chemin,  un  pays)  »  —  dans  l'autre,  re  ne  marque  pas 
répétition,  mais  réunion,  rapprochement  :  relego  ou 
peut-être  religo,  voudrait  dire  alors  «  recueillir,  ras- 
sembler ».  Ce  second  relego  s'oppose  dans  sa  forme  à 
ne.glego  ou  negligo;  n'a-t-il  pu.  bien  que  cette  acception 
n'existe  pas  dans  le  latin  classique,  s'y  opposer  aussi 
par  son  sens  et  signifier  à  peu  près  la  même  chose  que 
colère  :  «  prendre  soin;  avoir  des  égards  ou  du  respect 
pour  quelque  chose?  »  Religenlem  est  cité  dans  ce  sens 
par  Aulu-Gelle,  iv,  9,  par  opposition  à  religiosus,  pris 
en  mauvaise  part.  On  peut  en  rapprocher  diligens,  dili- 
gentes (qui  d'ailleurs  se  trouve  justement  dans  le  texte 
de  Cicéron  déjà  cité,  De  nalura  deorum,  II,  28).  Voir 
Freund  et  Theil,  Grand  dictionnaire  latin,  à  ce  mot, 
t.  m,  p.  471  B.;  Bréal  et  Bailly,  Dict.  dt/mol.  latin,  au 
mot  l.ego,  p.  157  B.  »  (Vocabulaire  technique  et  critique 
de  la  philosophie  par  A.  Lalande,  Paris,  1932,  t.  il, 
p.  703,  note  de  A.  Lalande.) 

Dans  le  latin  classique  on  relève  les  acceptions  sui- 
vantes du  mot  religio  :  1.  attention  scrupuleuse,  scru- 
pule, délicatesse,  conscience;  2.  scrupule  religieux, 
sentiment  religieux,  crainte  pieuse;  3.  sentiment  de 
respect,  vénération,  culte:  4.  croyance  religieuse,  reli- 
gion; 5.  pratiques  religieuses,  culte;  6.  respect  (véné- 
ration) dont  est  entouré  quelque  chose,  sainteté, 
caractère  sacré;  7.  engagement  sacré;  8.  ce  qui  est 
l'objet  de  la  vénération,  de  l'adoration,  du  culte; 
[d'où,  surtout  au  pluriel]  chose  vénérée,  chose  sainte, 
objet  sacré;  9.  scrupule  de  n'être  pas  en  règle  avec  la 
divinité,  conscience  d'être  en  faute  à  l'égard  rie  la  reli- 
gion; [par  suite]  état  de  faute,  de  culpabilité  reli- 
gieuse qui  ne  s'efface  que  par  une  expiation;  10.  consé- 
cration religieuse  qui  fait  qu'une  chose  appartient  à 
la  divinité  el  ne  peut  être  d'un  usage  profane.  (D'après 
F.  Gafïiot,  Dictionnaire  illustré  latin-français,  Paris, 
1934,  à  ce  mot.) 

J.  Lachclier  fait  sur  l'emploi  du  mot  religio  par  les 
Latins  les  remarques  suivantes  :  «  Religio  paraît  être 
d'une  manière  générale,  en  latin,  le  sentiment,  avec 
crainte  et  scrupule,  d'une  obligation  envers  les  dieux. 
Il  n'y  avait  pour  les  anciens  que  des  religionem.  Reli- 
gio au  singulier,  dans  Lucrèce,  signifie  une  religio  quel- 
conque, la  religio  en  général.  Cette  généralisation  n'en 
est  pas  moins  un  fait  remarquable;  elle  met  nettement 
aux  prises  la  croyance  à  un  surnaturel  quelconque 
avec  le  matérialisme  épicurien.  L'idée  d'un  Dieu  uni- 
que, conçu  comme  une  puissance  morale,  a  entraîné 
celle  d'une  religion  unique,  ayant  un  caractère  moral. 
Quand  on  parle  aujourd'hui  rie  plusieurs  religions, 
c'est  bien  entendu  dans  un  sens  tout  autre  que  celui 
où  les  anciens  pouvaient  parler  rie  plusieurs  religio- 
nes  :  chaque  religion  étant  pour  nous  un  système  com- 
plet qui  se  donne  pour  le  seul  véritable.  »  J.  Lâche 
lier  dans  le  Vocabulaire  de  philosophie  de  Lalande, 
p.  703,  note. 

Dans  le  Nouveau  Testament  latin  le  mot  de  religio 
ne  se  rencontre  qu'en  trois  endroits.  L'épitic  de  saint 
Jacques,  i,  27,  lui  donne  le  sens  de  pratique  de  la  reli- 
gion :  Religio  manda  et  immaculata  apud  Dciitn  et  Pa- 
trent  heec  est  :  visitare  pupillos  cl  viduas  in  tribulatione 


eorum.  et  imnmculalum  se  cuslodire  ab  hoc  sseculo.  Le 
mot  religio  traduit  ici  le  Cpr,a>cda  du  grec,  rie  même 
qu'au  verset  précédent  religiosus  traduit  Cpr,cr>c6<;.. 
«  (?pr(cx6ç,  accentué  parfois  OpT.cxoç,  est  un  hapax  dans. 
laBib'e.  Crncle  trouve  pas  usité  avant  Jac.,i,  27,  dans 
les  textes  connus  jusqu'à  ce  jour.  Le  substantif  Cpr.Gxeta. 
qu'on  lit  ici  et  au  verset  suivant,  peut  servir  à  déter- 
miner le  sens  de  l'adjectif.  I!  désigne  généralement  la 
religion  considérée  au  point  de  vue  liturgique,  soit 
qu'il  s'agisse  du  culte  et  des  cérémonies  itlolâtriques 
(Sep.,  xiv,  18,27,  cf.  16;  xi,  15;  Hérodote,  II,  xvm,  2; 
xxvn,  4),  d'un  culte  superstitieux  (Col.,  n,  18),  soit 
qu'il  s'agisse  d'honneurs  rendus  au  vrai  Dieu  (Josè- 
phe,  Ant.  jud.,  I.  IX,  c.  vin,  n.  3).  Mais  cette  acception 
n'est  pas  ici  conforme  au  contexte.  Il  ne  s'agit  pas  seu- 
lement de  cérémonies  à  faire,  mais  surtout  de  vertus 
à  pratiquer.  (-'p^oy.EÎa  rioit  donc  s'entendre  au  sens- 
général  rie  religion  avec  tous  les  devoirs  que  celle-ci 
implique,  de  même  dans  Act.,  xxvi,  15.  L'homme 
Gp^raôç  serait  donc  celui  qui  est  religieux,  non  seule- 
ment parce  qu'il  participe- à  ries  rites,  mais  parce  qu'il 
réalise  dans  sa  vie,  ce  que  Dieu  lui  demande.  Jacques 
a  peut-être  choisi  exprès  ce  terme  pour  réagir  contre 
une  acception  extérieure  de  la  religion,  acception  que 
l'usage  ordinaire  de  ce  terme  semblait  favoriser.  » 
J.  Chaine,  L'épitre  de  saint  Jacques.  Paris,  1927, 
p.  34-35.  Saint  Paul  met  en  garde  les  Colossiens  contre 
des  judaïsants  qui  les  condamnent  au  nom  d'une 
humilité  (affectée)  et  du  culte  des  anges,  in  humilitate 
et  religione  angelorum,  sans  préciser  ce  qu'était  ce 
culte  qu'il  réprouve.  Col.,  n,  18.  Enfin  au  livre  des 
Actes,  xxvi,  5,  Paul  déclare  au  roi  Agrippa  qu'il  a 
vécu  «  en  pharisien  selon  la  secte  la  plus  stricte  de 
notre  religion  (Cpr,cxetaç,  religionis)  ».  A  propos  de 
ce  dernier  texte,  Jacquier  fait  remarquer  que  Philon, 
Quod.  det.  poliori  insid.,  7,  et  Josîphe,  distinguent 
soigneusement  Cpr^y.zia.  rie  EÛaé6s!.a  et  goi.ciT7)ç. 
I!  est  fréquemment  employé  dans  Josèphe  pour  dési- 
gner l'aspect  extérieur  de  la  religion,  Ant.  jud.,  IX, 
xni,  3;  XII.  v,  4.  Les  Actes  des  Apôtres,  Paris.  1926, 
p.  706.  C'est  Tertullien  qui  semble  avoir  fait  le  premier 
parmi  les  auteurs  chrétiens  un  usage  assez  large  du 
mot  religio  qu'il  prend  d'ailleurs  en  des  sens  assez 
divers  :  respect  religieux  (Apolog.,  xi,  9),  culte  des 
faux  dieux  (ibid.,  xxv,  2),  vraie  religion  du  vrai  Dieu 
(ibid..  xxv,  1),  religion  des  chrétiens  envers  l'empe- 
reur (ibid,  xxxm,  1),  religion  romaine  (ibid.,  xxiv,  1), 
religion  juive  (ibid.,  xvi,  1,  3). 

Il  n'y  a  pas  d'équivalent  giec  adéquat  du  latin  reli- 
gio :  la  Gpy;cx^a,  nous  l'avons  vu,  désigne  surtout 
la  religion  au  point  de  vue  liturgique,  la  toû  0eoû, 
tcjv  0scùv  Cprpy.zicr.  est  également  le  culte  des  dieux, 
l'eùaé^eioc  est  la  piété,  le  respect  et  l'amour  des  dieux. 

//.  I  A  CHOSE  :  DÉFINITION  DE  LA  RELIGION.  —  Oïl 
lient,  avec  le  P.  de  Grandmaison,  admettre  comme  défi- 
nition, tout  au  moins  liminaire  delà  religion  celle  de 
Morris  Jastrow  :  »  La  religion  se  compose  rie  trois  élé- 
ments :  1.  la  reconnaissance  d'un  pouvoir  ou  rie  pou 
voirs  qui  ne  dépendent  pas  de  nous;  2.  un  sentiment 
rie  dépendance  à  l'égard  de  ce  ou  de  ces  pouvoirs; 
3.  l'entrée  en  relations  avec  ce  ou  ces  pouvoirs.  Si  l'on 
réunit  ces  trois  éléments  dans  une  seule  proposition 
on  peut  définir  la  religion  comme  la  croyance  naturelle 
à  un  ou  à  ries  pouvoirs  qui  nous  dépassent,  cl  à  l'égard 
desquels  nous  nous  sentons  dépendants,  croyance  et 
sentiment  qui  produisent  chez  nous  :  1.  une  organisa- 
tion; 2.  ries  actes  spécifiques;  3.  une  réglementation 
rie  la  vie  ayant  pour  but  d'établir  ries  relations  favo- 
rables entie  nous-mêmes  el  le  ou  les  pouvoirs  en  ques- 
tion. »  (Morriss  Jastrow.  The  Sludy  of  Religion.  New- 
York,  1901,  p.  17(1.)  Cité  par  le  P.  de  Grandmaison 
dans  Christus,  2e  éd..  1916,  p.  6. 

Si  on  veut  analyser  les  divers  éléments  rie  la  ici i 


2185 


RELIGION.    LE     MOT    ET    LA    CHOSE 


2186 


gion  on  y  constate  que  l'âme  y  est  intéressée  dans 
toutes  ses  fonctions  principales. 

1°  Il  y  a  un  sentiment  religieux  que  Rudolf  Otto  a 
bien  défini  dans  son  caractère  spécifique  quand  il  a 
écrit  :  «  Le  contenu  qualitatif  du  numineux  (de  nu- 
men).  dont  le  mystérieux  est  la  forme,  est  d'une  part 
l'élément  répulsif...  le  tremendum  auquel  se  rattache 
la  majeslas.  D'autre  part,  c'est  en  même  temps  quel- 
que chose  qui  exerce  un  attrait  particulier,  qui  captive, 
fascine  et  forme  avec  l'élément  répulsif  du  tremendum 
une  étrange  harmonie  de  contrastes.  »  Le  Sacré, 
Ve  édit.  allemande,  1917,  18e  de  1929  sur  laquelle  est 
faite  la  traduction  française  de  1929,  p.  57. 

2°  Mais,  à  la  suite  de  Schleiermacher,  de  Fries  et  de 
bien  d'autres,  Otto  a  eu  le  tort  de  minimiser,  sinon 
de  supprimer  l'élément  intellectuel  de  la  religion.  Il 
y  a  dans  toute  religion  un  corps  de  doctrine  au  moins 
ébauché  et  qui  tend,  tout  au  moins,  à  devenir  obliga- 
toire. D'ailleurs  un  sentiment  pur,  sans  aucune  déter- 
mination intellectuelle,  est  un  non-sens  psychologique. 
Les  dogmes,  reconnaît  Emile  Boutroux,  sont  un  «  élé- 
ment intégral  de  toute  religion  réelle  ».  Science  et  reli- 
gion, Paris,  1908,  p.  384.  «  A  s'isoler  de  l'intelligence  (et 
de  l'activité),  dit  le  même  philosophe,  le  sentiment 
ne  se  hausse  pas,  il  s'étiole.  »  Ibid.,  p.  391. 

3°  Toute  religion  impose  à  l'homme  un  certain  nom- 
bre de  règles  pratiques,  règles  qui  ne  sont  pas  simple- 
ment des  injonctions  de  la  société  ou  de  la  conscience 
individuelle,  mais  «  des  commandements  de  Dieu  ». 
«  Une  certaine  contemplation  détachée  et  théorique, 
où  l'esprit  veut  s'enrichir  sans  se  livrer,  ne  garde,  en 
s'appliquant  aux  choses  divines,  que  l'écorce  et 
l'orientation,  non  la  substance,  d'un  acte  religieux.  Le 
philosophe  qui  spécule  sur  la  divinité  sans  lui  soumet 
tre,  au  moins  virtuellement  tout  ce  qu'il  est.  n'im- 
prime pas  plus  à  son  application  le  caractère  de  la  reli- 
gion qu'un  orfèvre,  en  soupesant  un  calice  pour  l'appré- 
cier à  son  prix  marchand,  ne  fait  œuvre  de  croyant.  •> 
L.  de  Grandmaison,  Christus,  p.  8.  Plus  une  religion  se 
développe  et  s'épure,  plus  aussi  ses  exigences  morales 
s'accentuent,  et  par  là  elle  décèle  un  des  éléments 
essentiels  de  la  Religion. 

4°  Enfin  toute  religion  se  traduit  par  un  culte,  des 
rites.  Ceci  d'abord  est  un  fait,  facile  à  constater,  et 
également  c'est  une  nécessité  à  la  fois  psychologique 
et  sociale.  Un  sentiment  ardent,  une  croyance  pro- 
fonde tendent  naturellement  à  se  traduire  extérieu- 
rement. Puis  «  la  personne  individuelle  n'a  pas  seule 
une  valeur  religieuse.  Une  société  est  aussi  une  sorte 
de  personne,  susceptible  de  déployer  des  vertus  pro- 
pres :  justice,  harmonie,  humanité,  qui  débordent 
le  cadre  de  la  vie  individuelle  ».  É.  Boutroux,  Science 
et  religion,  p.  338.  Or  l'unanimité  sociale  en  matière 
religieuse  s'exprime  et  s'intensifie  en  même  temps, 
par  des  rites  pratiqués  en  commun.  Sans  doute  les  rites 
ne  signiVient  rien,  et  même  sont  opposés  à  la  vraie 
religion,  quand  ils  ne  sont  pas  vivifiés  par  une  âme 
de  sentiments  et  de  pensées,  individuels  et  sociaux, 
mais  les  rites  ■ —  et  les  dogmes  —  sont  le  corps  de 
cette  âme  et  «  il  n'y  a  de  vie,  en  ce  monde,  que  pour 
les  âmes  unies  à  des  corps  ».  Boutroux,  ibid.,  p.  339. 

L  analyse  des  éléments  de  la  religion  ne  suffit  pas  à 
en  donner  une  définition  qui  en  caractérise  tout  le 
contenu  et  surtout  tout  l'esprit.  On  ne  saurait  mieux 
compléter  la  description  précédente  qu'en  se  référant  à 
ce  que  le  P.  de  Grandmaison  y  a  ajouté  :  «  Si  l'on  passe 
de  cet  inventaire,  pour  ainsi  dire,  matériel,  à  l'examen 
du  sujet  humain  qui  prie,  adore,  ou  sacrifie,  la  reli- 
gion se  présente  comme  une  des  formes  spontanées,  et 
supérieures,  des  activités  humaines  essentielles  — 
comme  une  vie.  Cette  vie  intéresse  tout  l'homme,  être 
raisonnable,  moral  et  sensible;  elle  impose  à  sa  raison 
des  croyances,  à  sa  volonté  des  lois  et  des  sanctions,  à 


son  cœur  des  affections,  à  son  corps  des  attitudes  et 
des  gestes. 

«  Mais  la  plus  superficielle  des  observations  ne  per- 
met pas  d'identifier  simplement  vie  religieuse  et  vie 
humaine  supérieure  :  celle-ci  s'étend  plus  loin  que 
celle-là.  Même  chez  les  peuples  où  la  réflexion  n'a  pas 
encore  opéré  son  travail  de  distinction  et  de  différen- 
ciation, l'on  trouve  des  données  traditionnelles,  des 
préceptes  de  conduite,  des  détails  de  cérémonial,  sinon 
soustraits  à  l'empire  de  la  religion,  du  moins  distincts 
des  actes  proprement  religieux. 

«  Ces  derniers  sont  caractérisés  au  premier  coup  d'œil, 
par  le  sérieux  de  qui  les  pose,  les  précautions  parfois 
minutieuses  que  l'on  prend  pour  en  assurer  l'accom- 
plissement, la  portée  considérable  qu'on  leur  attribue, 
les  sentiments  de  vénération,  de  crainte,  de  respect  qui 
se  font  jour  à  leur  propos,  l'atmosphère  de  mystère  qui 
les  entoure.  Ces  traits,  et  ceux  qu'il  serait  aisé  d'ajou 
ter  se  précisent,  s'ordonnent  et  s'expliquent  si  l'on 
observe,  d'une  part,  la  visée  de  l'acte  religieux,  et, 
d'autre  part  son  caractère  de  commerce  personnel, 
intéressé,  tirant  à  conséquence,  avec  un  plus  grand  que 
soi.  L'hommage  religieux  s'adresse  à  la  Puissance, 
déterminée  ou  vague,  anonyme  ou  désignée,  conçue  par 
l'homme  comme  ultime.  Prière  ou  sacrifice,  appel,  élan, 
geste  ou  sentiment  d'adoration  et  de  respect, toutes  les 
flèches  montent  en  haut,  visent  le  but  suprême  :  le 
Père  ou  la  Fin,  le  Ciel  ou  les  Dieux,  le  Seigneur  ou  le 
Fort,  le  Témoin  ou  le  Dieu  «vivant  et  voyant.  >  Et 
toujours  aussi  l'homme  a  conscience  en  ceci  de  remplir 
un  devoir  de  justice,  d'acquitter  une  dette,  d'engager 
ses  intérêts  majeurs.  Il  n'y  a  pas,  en  religion,  d'atti- 
tude platonique,  et    moins  encore  de  dilettantisme... 

«  Il  arrive  sans  doute  qu'un  élan  authentiquement 
religieux  à  son  origine,  fléchisse  ou  s'égare.  Au  lieu  de 
percer  jusqu'au  Premier  être  qui  est  son  but,  il  s'arrête 
aux  suppléances,  plus  proches  de  cette  puissance,  à  ses 
images  plus  accessibles,  voire  à  ses  contrefaçons  plus 
évidemment  redoutables.  Très  souvent  aussi  l'homme 
se  trompera  en  essayant  de  préciser  l'objet  de  son 
culte  :  il  fractionnera  le  Pouvoir  souverain,  l'attribuera 
successivement  à  plusieurs,  ou  à  un  seul  manifeste- 
ment inhabile  à  le  posséder.  Il  le  confondra  avec  les 
lieux  où  le  dieu  est  censé  se  plaire,  les  objets  où  sa 
vertu  réside,  les  représentations  qu'on  s'en  fait,  les 
noms  qu'on  lui  donne.  Presque  jamais  l'adorateur  à  ce 
stade  inférieur  (qui  n'est  pas  nécessairement  primitif), 
ne  donnera  à  sa  conception  du  divin  la  rigueur  logique, 
les  arêtes  vives,  la  force  d'exclusion  qu'elle  comporte- 
rait —  toutes  exigences  dont  est  insoucieux  autant 
qu'incapable  un  esprit  non  exercé.  Mais  pour  cet 
homme,  dans  ses  actes  proprement  religieux,  la  Puis- 
sance qu'il  implore  est  suprême:  au-delà,  au-dessus,  il 
n'en  connaît,  il  n'en  imagine  point  d'autre. 

«  Nous  dirons  donc  qu'il  y  a  religion  partout  et  seu- 
lement où  se  trouvera,  implicite  peut-être,  mais  cer- 
tainement présent,  et  sortissant  ses  effets  naturels  de 
sérieux,  de  soumission,  de  crainte,  le  caractère  trans- 
cendant de  l'Être  que  vise  la  prière,  le  rite  et  le  sacri- 
fice. La  religion  se  définira  ainsi  par  l'ensemble  des 
croyanjes,  des  sentiments,  des  règles  et  des  rites, ind  - 
viduels  ou  collectifs,  visant  (ou  imposés  par)  un  Pou- 
voir que  l'homme  tient  actuellement  pour  souverain, 
dont  il  dépend  par- conséquent,  avec  lequel  il  peut  en- 
trer (ou  mieux  :  il  est  entré)  en  relations  personnelles. 
Plus  brièvement,  la  religion  est  la  conversation  de 
l'homme,  individuel  et  social,  avec  son  Dieu."  Chris- 
tus, p.  10. 

Sans  doute  la  conception  déiste  de  la  religion  n'en- 
globe pas  tous  les  éléments  que  nous  venons  d'indiquer, 
mais  son  caractère  artificiel  a  été  démontré  à  l'article 
Déisme  de  ce  Dictionnaire.  Nous  nous  contenterons 
de  citer  ici  un  passage  de  M.  Lévy-Bruhl  :  «  La  préten- 


2187        HELIGION.    DONNÉES    DE    L'ETHNOLOGIE    :    L'ANIMISME       2188 


due  religion  naturelle  n'était  nullement  ce  que  pen- 
saient ses  partisans.  Loin  de  représenter  l'essence  des 
éléments  communs  à  toute  religion  humaine,  elle  était 
un  produit  très  spécial  de  la  pensée  philosophique, 
c'est-à-dire  réfléchie,  dans  une  petite  partie  de  l'hu- 
manité, à  une  époque  fort  peu  religieuse.  Elle  n'était 
en  fait,  que  le  monothéisme  européen  des  siècles  pré- 
cédents réduit  à  la  forme  pâle  et  abstraite  d'un  déisme 
rationaliste.  Chaque  progrès  fait  par  l'étude  positive 
des  religions  inférieures  a  rendu  plus  évident  le  désac- 
cord entre  les  faits  et  l'hypothèse  de  l'universalité  de 
la  religion  naturelle.  »  La  morale  et  la  science  des  mœurs. 
Paris.  1907,  p.  202.  Le  témoignage  de  l'ethnologie 
n'est  peut-être  pas  tout  à  fait  celui  que  pense  M.  Lévy- 
Bruhl,  en  tout  cas  il  prouve  au  stade  primitif  de  l'hu- 
manité, ou  du  moins  insinue,  tout  autre  chose  qu'une 
religion  naturelle  sans  culte  collectif  et  sans  croyances 
transcendantes. 

Nous  verrons  plus  loin  en  discutant  les  idées  de 
Durkheim  :  1°  que  l'idée  de  Dieu  se  trouve  dans  toutes 
les  religions;  2°  qu'au  contraire,  celle  d'Eglise  ne  se 
trouve  pas  nécessairement  en  toute  religion,  bien  que 
toute  religion  y  tende. 

II.  Les  données  de  l'ethnologie  et  de  la  socio- 
logie sur  l'origine  et  la  nature  de  la  religion. — 
C'est  surtout  à  l'ethnologie  et  à  la  sociologie  qu'on 
s'adresse  de  nos  jours  pour  déterminer  l'origine  de  la 
religion.  Nous  verrons  que  les  données  de  ces  deux 
sciences  ne  suffisent  pas  à  résoudre  ce  problème.  Mais, 
vu  le  nombre  et  la  diffusion  des  théories  basées  sur 
elles,  nous  devons  tout  d'abord  les  examiner.  Parmi 
toutes  ces  théories  nous  ferons  un  choix,  estimant  plus 
profitable  d'exposer  et  de  discuter  avec  quelque  détail 
quelques  systèmes  sous  la  forme  que  leur  ont  donnée 
certains  auteurs  représentatifs,  que  de  porter  des  ju- 
gements hâtifs  et  sommaires  sur  une  multitude  de 
travaux  divers. 

/.  l'animisme.  —  1°  Expose.  —  Si  Hurnctt  Tylor, 
professeur  à  Oxford,  n'a  pas  créé  de  toutes  pièces  cette 
théorie,  néanmoins  dans  son  ouvrage  sur  la  civilisation 
primitive,  Primitive  culture,  paru  à  Londres  en  1872 
et  réédité  plusieurs  fois  jusqu'en  1913,  il  en  a  donné  un 
exposé  si  bien  ordonné  et  d'une  si  vaste  érudition  que, 
depuis,  la  grande  majorité  des  ethnologues  et  des  his- 
toriens des  religions  non-croyants  s'en  sont  inspirés. 
«  Il  serait,  écrit  Mgr  Bros,  difficile  d'exagérer  l'impor- 
tance de  ce  système.  En  Angleterre,  il  devient  vite, 
malgré  la  ténacité  de  l'opposition  de  Max  Miiller  «  la 
«  théorie  classique.  »  C'est  le  mot  d'Andrew  Lang. 
Keave,  Frazer,  Marrett,  K.  Smith,  Sydncy-Hartland 
sont  avec  plus  ou  moins  de  réserves  des  disciples  de 
Tylor.  Goblet  d'Alviella,  Tiele,  Réville,  Dcniker,  Salo- 
inon  Hcinach  font  à  l'animisme  une  place  importante 
dans  leurs  travaux.  La  plupart  des  savants  allemands  y 
compris  l'école  panbabyloniste  font  bon  accueil  à  l'ani- 
misme tylorien.  Seul  ou  à  peu  près  Chantepie  de  la  Saus- 
say  s'élève  contre  ceux  qui  partout  flairent  l'animisme. 

«  Le  P.  Schmidt  le  remarque  :  «  Actuellement  la  théo- 
rie de  l'animisme  ressemble  encore  à  un  fleuve  large 
et  puissant  dont  les  ondes  entraînent  tout.  En  général, 
•  l'empire  de  la  théorie  animistique  apparaît  encore 
comme  universel.  ■  Idée  <!<■  Dieu,  p.  38.  Nous  ne  citons 
que  les  ethnologues.  Comme  il  était  naturel,  l'anthro- 
pologie et  l'histoire  ont  été  à  leur  tour  fortement  domi- 
nées par  la  théorie  lylorienne.  »  liros,  L'ethnologie  reli- 
gieuse, Paris,  1923.  Ces  lignes  oui,  il  est  vrai, été  écrites 
il  y  a  treize  ans.  Dans  son  ouvrage  :  Origine  cl  évolution 
de  la  religion  (paru  en  allemand  en  1  9311,  traduit  eu  fran- 
çais en  1931),  le  l'ère  l'.-YV.  Schmidt  reconnaît  le  large 
iredit  de  l'animisme  pendant  trois  décades  (p.  Il  ni  de  la 
traduction  française),  mais  signale  que,  quelques  an- 
nées après  le  début  du  XXe  Siècle,  «  île  plusieurs  ec'iles, 
l'animisme  était  vivement  attaqué  «  et  qu'«  il  n'était 


plus  possible  de  rétablir  son  autorité  ».  Ibid.,  p.  114.  Il 
reste  néanmoins  encore  très  répandu. 

Voici  d'après  le  même  P.  Schmidt  les  principaux 
traits  de  l'animisme  tylorien. 

1.  L'homme  se  forme  premièrement  l'idée  de  quel- 
que chose  de  différent  du  corps,  l'âme.  Il  y  est  ache- 
miné par  la  considération  de  deux  groupes  de  faits 
biologiques  :  d'une  part,  le  sommeil,  le  ravissement,  la 
maladie  et  la  mort  ;  d'autre  part,  les  rêves  et  les  visions. 
Les  premiers  révèlent  à  l'homme  primitif  un  état  du 
corps  abandonné  plus  ou  moins  par  le  principe  vital 
et  laissé  à  lui-même.  Les  seconds  lui  font  voir  ce  prin- 
cipe incorporel,  l'âme,  exerçant  en  pleine  indépen- 
dance certaines  activités.  L'idée  d'âme  ainsi  obtenue 
ne  vaut  originairement  que  pour  l'homme.  Elle  s'en- 
richit bientôt  de  la  foi  en  la  survie  de  l'âme  après  la 
mort  et  en  des  migrations  de  l'âme.  Le  soin  des  morts 
apparaît  très  tôt.  La  notion  d'une  rétribution  dans 
l'au-delà  est,  par  contre,  d'origine  plus  récente. 
E.-B.  Tylor,  Primitive  culture,  lrc  édit.,t.  i,  p.  377  sq.  ; 
t.  il,  p.  5  sq.,  p.  76  sq. 

2.  Son  être  personnel,  était,  pour  l'homme  primitif, 
le  type  de  tous  les  autres.  N'ayant  l'expérience  intime 
que  de  soi-même,  il  concevait  tout  le  reste  d'après  son 
propre  cas,  spécialement  les  animaux  et  les  plantes, 
qu'il  imaginait  composés  comme  lui  d'un  corps  et 
d'une  âme.  La  condition  des  autres  êtres  ne  pouvait 
non  plus  être  différente.  Cette  identique  constitution 
étant  supposée,  l'idée  d'une  diversité  de  nature  entre 
l'homme  et  les  autres  êtres  n'entrait  pas  dans  son  esprit. 
Lui  et  eux  étaient   apparentés.  Ibid.,  t.  Il,  p.  99  sq. 

3.  Le  culte  des  ancêtres,  c'est-à-dire  de  devanciers 
qui,  n'ayant  plus  de  corps  terrestre,  représentaient  de 
purs  esprits,  conduisit  l'homme  à  la  notion  d'esprits 
séparés.  Ces  esprits  pouvaient  à  leur  gré  prendre  posses- 
sion, fût-ce  pour  un  temps,  de  corps  étrangers.  Ainsi 
s'expliqueraient  pour  le  primitif  les  cas  de  possession. 
La  maladie  et  la  mort  elle-même  provenaient  de  l'ac- 
tion néfaste  de  quelque  espiit  qui  avait  pénétré  dans 
le  corps  de  l'intéressé.  Le  fétichisme,  le  culte  de  mor- 
ceaux de  bois  et  de  pierres  et  enfin  l'idolâtrie  propre- 
ment dite  étaient  à  interpréter  de  la  même  manière. 
Ibid.,  t.  il,  p.  101  sq.,  113  sq.,  147  sq. 

•1.  La  notion  ainsi  obtenue  de  purs  esprits  allait 
être  appliquée  à  la  Nature.  Au  sentiment  du  primitif, 
ses  diverses  parties  étaient  animées  par  des  esprits  et 
les  phénomènes  dont  elles  étaient  le  siège  relevaient 
de  leur  activité.  Ainsi  apparut  le  culte  de  la  Nature, 
cjui  impliquait  une  certaine  philosophie  de  la  Nature. 
L'eau  en  général,  les  fleuves,  la  mer,  les  arbres  et  les 
bois,  les  animaux,  le  totem,  le  serpent  devinrent  l'ob- 
jet d'hommages  religieux.  L'évolution  atteint  ici  son 
plus  haut  point  dans  la  notion  et  l'adoration  du  dieu 
espèce,  conçu  non  comme  un  individu,  mais  comme 
une  espèce  de  catégorie.  Ibid.,  t.  n,  p.  169  sq.,  191  sq., 
196  sq.,  208-220. 

5.  Nous  voici  au  seuil  du  polythéisme  tel  qu'il  se 
présente  dans  les  hautes  et  moyennes  civilisations,  avec 
ses  dieux  du  ciel,  de  la  pluie,  du  tonnerre,  de  la  terre, 
de  l'eau,  du  feu,  du  soleil,  de  la  lune.  Dans  une  autre 
direction  se  seraient  formées  les  divinités  préposées 
aux  stades  et  fouet  ions  de  la  vie  humaine,  dieux  de  la 
naissance,  de  l'agriculture,  de  la  guerre,  des  morts, 
ancêtres  divins  de  la  tribu.  Ibid.,  t.  II,  p.  224  sq., 
231  sq.,  235-285. 

6.  L'idée  d'un  dualisme  n'est  pas  étrangère  même 
aux  phases  inférieures  de  l'évolution.  Les  termes  de 
bien  et  de  mal,  toutefois,  y  signifiaient  utile  et  nuisible 
et  n'y  présentaient  pas  encore  de  sens  proprement  mo- 
ral. Dans  l'évolution  de  ces  idées,  les  forces  naturelles, 
nuisibles  ou  utiles,  ont  d'ordinaire  joué  un  rôle,  en 
particulier  la  lumière  cl  les  ténèbres  (Avesta).  Ibid., 
t.  n,  p.  287  sq. 


2  L80 


RELIGION.    CRITIQUE    DE    L'ANIMISME 


2190 


7.  «  Pour  pouvoir  circonscrire  avec  plus  de  précision 
les  idées  propres  des  races  inférieures,  peut-être  sied-il 
de  proposer  une  définition  plus  stricte  du  monothéisme 
qui  serait  la  conception  réservant  les  attributs  divins 
essentiels  au  seul  Créateur  tout-puissant.  Si  on  l'entend 
en  ce  sens,  nulle  tribu  sauvage  n'a  encore  été  décou- 
verte qui  soit  monothéiste.  Ni,  non  plus,  qui  soit  pan- 
théiste au  sens  précis  de  ce  mot.  Leur  conception 
propre,  qui  peut  d'ailleurs  être  orientée,  vers  l'une  ou 
l'autre  de  ces  deux  doctrines,  est  plutôt  un  polythéisme 
dont  la  souveraineté  d'un  dieu  suprême  marque  le 
sommet.  »  Ibid.,  t.  n,  p.  322. 

8.  Plusieurs  voies  ont  conduit  au  monothéisme. 
Tantôt  on  a  attribué  la  suprématie  à  l'un  des  dieux 
polythéistes,  soit  à  l'ancêtre  tribal,  soit  à  une  divinité 
de  îa  nature.  Tantôt  une  sorte  de  Panthéon  s'est  cons- 
titué «  à  l'image  de  la  société  politique  terrestre.  Le 
peuple  y  est  représenté  par  la  masse  des  âmes  hu- 
maines et  des  autres  esprits  dont  le  monde  est  plein. 
Les  grands  dieux  polythéistiques  y  figurent  l'aristo- 
cratie. Quant  au  roi,  c'est  le  dieu  suprême.  »  Tantôt 
l'on  en  est  venu  à  concevoir  l'univers  comme  animé 
par  une  divinité  qui  le  pénètre  en  toutes  ses  parties  : 
l'âme  du  monde.  Dans  ce  dernier  cas,  la  tendance  se 
constate  «  à  unifier  les  fonctions  et  attributs  des  grands 
dieux  du  polythéisme  en  une  personnalité  plus  ou 
moins  composite,  ou  bien  à  les  volatiliser  au  profit  d'une 
réalité  divine  sans  forme  ni  détermination,  qui,  perdue 
dans  son  nébuleux  éloignement  et  engourdie  dans  son 
repos,  flotte  au-delà  et  au-dessus  du  monde,  trop  bien- 
veillante et  trop  transcendante  pour  se  soucier  de 
l'adoration  des  hommes,  trop  éloignée,  trop  indiffé- 
rente, trop  élevée  pour  s'occuper  de  la  minuscule 
humanité  ».  Ibid.,  t.  n,  p.  303  sq. 

9.  «  D'où  il  suit  manifestement  que  la  théologie  des 
races  inférieures  atteint  son  plus  haut  point  dans  la 
conception  d'une  divinité  suprême,  et  que  cette  idée, 
chez  les  peuples  sauvages  et  barbares,  n'est  pas  la  co- 
pie multiple  d'un  dieu  unique,  qu'elle  est  originale,  au 
contraire,  et  extrêmement  différente  suivant  les  races. 
Considérées  comme  le  produit  de  la  religion  naturelle, 
ces  conceptions  ne  paraissent  aucunement  surpasser 
ni  la  capacité  de  penser  de  l'intelligence  demeurée  au 
plus  bas  degré  de  la  culture,  ni  l'aptitude  Imaginative, 
chez  les  populations  du  niveau  culturel  le  plus  infé- 
rieur, à  la  traduire  en  termes  de  mythologie.  Chez  ces 
races,  la  doctrine  d'une  suprême  divinité  n'est  que 
l'aboutissement  précis  et  logique  de  l'animisme  et 
l'achèvement  attendu  et  naturel  de  la  religion  poly- 
théiste. »  Ibid.,  t.  n,  p.  305  sq.  Ensemble  du  passage 
dans  P.  W.  Schmidt,  Origine  et  évolution  de  la  religion, 
Paris,  1931,  p.  f07-110. 

2°  Critique.  —  1.  Critique  d'Andrew  Lung.  —  An- 
drew Lang  avait  été  pendant  longtemps  un  des  cham- 
pions les  plus  ardents  et  un  des  propagateurs  les  plus 
influents  de  l'animisme,  surtout  contre  Max  Millier, 
plaçant  la  croyance  aux  dieux  au  terme  d'un  long 
développement  partant  de  la  simple  notion  de  l'âme, 
sorte  de  double  du  corps.  Or  un  jour  il  lut  une  relation 
des  missions  bénédictines  de  la  Nouvelle-Nursie  en 
Australie  occidentale,  où  étaient  signalées  des  concep- 
tions religieuses  relativement  élevées  chez  des  popu- 
lations très  arriérées.  Ébranlé  dans  sa  foi  animiste,  il 
étendit  ses  investigations  et  dut  se  rendre  à  l'évidence 
que  chez  les  Andamènes  (des  îles  Andamans  clans 
l'Océan  Indien),  chez  les  Fidjiens  de  la  Polynésie,  chez 
les  Zoulous,  chez  les  Yaos  de  l'Afrique  centrale,  chez 
des  Indiens  de  l'Amérique  du  Nord,  peuplades  par- 
venues sans  doute  à  des  degrés  divers  de  culture,  mais 
toutes  assez  proches  d'un  état  primitif  de  civilisation 
matérielle  et  intellectuelle,  existait  l'idée  d'un  «  Être 
suprême  »  à  la  fois  législateur  de  l'ordre  moral  et  au- 
teur du  monde.  Il  appella  cet  Être  suprême  l'Ail  Fa- 


tlier,  parce  que  les  indigènes  en  question  lui  donnent 
souvent  le  nom  de  Père  de  tous,  et  constata  que,  plus 
cette  croyance  en  un  Père  de  tous  avait  d'influence, 
moins  l'animisme,  le  culte  des  esprits  étaient  déve- 
loppés. Il  se  garda  de  trancher  la  question  de  l'origine 
première  de  la  religion  et  de  l'idée  de  Dieu.  Quand, 
en  1898,  il  publia  The  Making  of  Religion  (Comment 
s'est  faite  la  religion),  ouvrage  où  il  donnait  le  résultat 
des  recherches  qui  l'avait  fait  renoncer  à  l'animisme, 
au  moins  comme  à  la  première  forme  connue  de  la 
religion,  on  accueillit  avec  scepticisme  ses  conclusions 
dans  le  monde  des  ethnologues,  sans  même  se  donner 
la  peine  d'examiner  de  près  ses  assertions.  «  On  devrait 
pourtant  savoir,  écrivait  Breysig,  de  quelles  bizarre- 
ries cet  Écossais,  aussi  parfaitement  capricieux  que 
spirituel,  s'est  déjà  constitué  l'avocat  par  le  passé.  > 
Geschichte  der  Menschheit,  i.  Die  Volker  der  Urzeit,  t.  i. 
p.  362,  n.  2. 

Lang  ne  se  laissa  pas  déconcerter  par  l'accueil  iro- 
nique fait  à  sa  critique  de  l'animisme.  Dans  la  seconde 
édition  de  son  ouvrage,  The  Making  of  Religion,  parue 
en  1901,  il  disait  :  «  Comme  d'autres  martyrs  de  la 
science,  je  dois  m' attendre  à  être  traité  de  fâcheux,  de 
mal  élevé,  d'homme  qui  n'a  qu'une  idée  et  qui  par- 
dessus le  marché  est  fausse.  Si  je  m'en  formalisais,  je 
prouverais  simplement  que  je  manque  tout  à  fait  d'hu- 
mour et  que  je  ne  connais  pas  la  nature  humaine, 
(p.  14.)  Lang  a  continué  ses  investigations  jusqu'à  sa 
mort  survenue  en  1912,  ajoutant  de  nombreux  témoi- 
gnages à  ceux  qu'il  avait  recueillis  dès  1898  et  laissant 
une  étude  sur  Dieu  chez  les  primitifs,  God  (Primitive 
and  Savage),  qui  parut  en  1913  dans  le  6e  volume  de 
l'Encyclopwdia  of  Religion  and  Ethics  de  Hastings, 
p.  243-247,  où  il  maintient  et  accentue  ses  conclusions 
de  1898. 

2.  Critique  de  l'animisme  par  É.  Durkheim.  — ■  Dans 
son  désir  de  déblayer  le  terrain  afin  de  pouvoir  cons- 
truire son  propre  système,  É.  Durkheim  a  soumis 
l'animisme  de  Tylor  à  une  critique  serrée  dans  Les 
formes  élémentaires  de  la  vie  religieuse,  Paris,  1912, 
p.  78-99.  Il  étudie,  à  cet  effet  :  a)  la  genèse  de  l'idée 
d'âme;  b)  la  formation  de  l'idée  d'esprit;  c)  la  trans- 
formation du  culte  des  esprits  en  culte  de  la  nature 
chez  Tylor. 

11  faut  noter  tout  d'abord  que  le  primitif  n'a  pas 
la  notion  d'une  âme  entièrement  distincte  du  corps. 
«  Pour  lui,  l'âme,  tout  en  étant,  sous  certains  rapports, 
indépendante  de  l'organisme  qu'elle  anime,  se  confond 
pourtant,  en  partie,  avec  ce  dernier,  au  point  de  n'en 
pouvoir  être  radicalement  séparée  :  il  y  a  des  organes 
qui  en  sont,  non  seulement  le  siège  attitré,  mais  la 
forme  extérieure  et  la  manifestation  matérielle.  > 
Op.  cit.,  p.  78-79.  Puis  l'expérience  du  rêve  n'explique 
pas  vraiment  l'idée  d'une  âme  qui  serait  ramenée  à 
l'idée  d'un  double.  Pour  le  primitif,  les  voyages  faits 
en  rêve  n'impliquent  pas  nécessairement  une  telle 
hypothèse  :  au  lieu  de  se  croire  comme  formé  de  deux 
êtres,  conception  complexe,  il  peut,  par  exemple,  se 
croire  capable  de  voir  à  distance.  Puis,  s'il  s'agit  d'un 
rêve  où  l'on  revit  le  passé,  comment  croire  que  le 
double  puisse  remonter  le  cours  du  temps?  De  plus, 
les  rencontres  et  dialogues  du  rêve  ne  peuvent  pas  être 
imaginés  comme  rendez-vous  de  doubles,  car  dans  ce 
cas  il  est  facile  d'interroger  les  personnages  vus  et 
entendus  en  songe  pour  savoir  que  leur  expérience  ne 
coïncide  pas  avec  celle  du  questionneur.  «  Pendant  le 
même  temps,  eux  aussi  ont  eu  des  rêves,  mais  tout 
différents.  Ils  ne  se  sont  pas  vus  participant  à  la  même 
scène;  ils  croient  avoir  visité  de  tout  autres  lieux.  » 
Ibid.,  p.  80.  Enfin  le  primitif  cherche-t-il  vraiment 
à  s'expliquer  ses  rêves?  Il  a  une  grande  paresse  d'es- 
prit et,  à  des  époques  et  en  des  lieux  où  l'intelligence 
humaine  était  plus  éveillée  que  la  sienne,  on  a  laissé 


2191 


RELIGION.    CRITIQUE    DE    L'ANIMISME 


2102 


sans  solution  bien  des  problèmes  :  rapports  de  la  terre 
et  du  soleil,  hérédité,  génération,  etc. 

«  Sans  doute,  aujourd'hui  le  primitif  attribue  lui- 
même  ses  rêves,  ou  certains  d'entre  eux,  aux  dépla- 
cements de  son  double.  Mais  ce  n'est  pas  à  dire  que  le 
rêve  ait  effectivement  fourni  les  matériaux  avec  les- 
quels l'idée  de  double  ou  d'âme  fut  construite;  car  elle 
peut  avoir  été  appliquée,  après  coup,  aux  phénomènes 
du  rêve,  de  l'extase,  de  la  possession,  sans  pourtant, 
en  être  dérivée.  »  Ibid.,  p.  82. 

Quant  à  la  formation  de  l'idée  d'esprit,  Tylor  n'est 
pas  plus  convaincant  que  lorsqu'il  s'agit  de  l'âme. 
C'est  la  mort  qui,  consacrant  l'âme,  en  ferait  un  esprit, 
mais  la  mort  n'ajoute  rien  d'essentiel  à  celle-ci,  sinon 
qu'elle  lui  donne  une  plus  grande  liberté  de  mouve- 
ments. «  Pourquoi  donc  les  vivants  auraient-ils  vu 
dans  ce  double  déraciné  et  vagabond  de  leur  compa- 
gnon d'hier  autre  chose  qu'un  semblable?  C'était  un 
semblable  dont  le  voisinage  pouvait  être  incommode, 
ce  n'était  pas  une  divinité.  »  Ibid.,  p.  85.  D'ailleurs  la 
mort  ne  peut,  du  point  de  vue  du  primitif,  qu'amoin- 
drir les  énergies  vitales  au  lieu  de  les  exalter,  l'âme, 
pour  lui,  participant  étroitement  de  la  vie  du  corps,  se 
trouvant  atteinte,  blessée,  malade  avec  lui.  «  Mais 
alors,  quand  la  mort  résulte  de  la  maladie  ou  de  la 
vieillesse,  il  semble  que  l'âme  ne  puisse  conserver  que 
des  forces  amoindries,  et  même,  une  fois  que  le  corps 
est  définitivement  dissous,  on  ne  voit  pas  comment  elle 
pourrait  lui  survivre,  si  elle  n'en  est  que  le  double. 
L'idée  de  survivance  devient,  de  ce  point  de  vue,  diffi- 
cilement intelligible.  »  Ibid.,  p.  8b\  Surtout  il  y  a  entre 
le  sacré  et  le  profane  une  différence  essentielle,  de 
nature,  et  ce  n'est  pas  uniquement  du  fait  que,  désin- 
carnée, l'âme  aurait  plus  de  puissance,  surtout  pour 
nuire,  qu'elle  deviendrait  dans  la  pensée  du  primitif, 
un  être  sacré,  un  esprit.  «  Sans  doute,  dans  le  senti- 
ment que  le  fidèle  éprouve  pour  les  choses  qu'il  adore, 
il  entre  toujours  quelque  réserve  et  quelque  crainte; 
mais  c'est  une  crainte  sui  generis,  faite  de  respect  plus 
que  de  frayeur,  et  où  domine  cette  émotion  très  parti- 
culière qu'inspire  à  l'homme  la  majesté.  L'idée  de  ma- 
jesté est  essentiellement  religieuse.  Aussi  n'a-t-on, 
pour  ainsi  dire,  rien  expliqué  de  la  religion,  tant  qu'on 
n'a  pas  trouvé  cette  idée,  à  quoi  elle  correspond  et 
ce  qui  peut  l'avoir  éveillée  dans  les  consciences.  De 
simples  âmes  d'hommes  ne  sauraient  être  investies  de 
ce  caractère  par  cela  seul  qu'elles  sont  désincarnées.  » 
Ibid.,  p.  87. 

En  troisième  lieu,  Tylor  ne  rend  pas  compte  du  pas- 
sage, qu'il  suppose  s'être  produit,  du  culte  des  esprits 
à  celui  de  la  nature.  Il  l'attribue  à  un  anthropomor- 
phisme instinctif  ;  «  Objets  inanimés  avez-vous  donc 
une  âme?  »  Mais  c'est  en  vain  que  les  confusions  que 
fait  l'enfant  sont  invoquées  pour  attribuer  à  cet  ins- 
tinct la  personnification  des  forces  de  la  nature.  Si 
l'enfant  «  s'en  prend  à  une  table  qui  lui  a  fait  du  mal, 
ce  n'est  pas  qu'il  la  suppose  animée  et  intelligente, 
mais  c'est  patee  qu'elle  lui  a  fait  du  mal.  La  col're, 
une  fois  soulevée  par  la  douleur,  a  besoin  de  s'épancher 
au  dehors;  elle  cherche  donc  sur  quoi  se  décharger  et 
se  porte  naturellement  sur  la  chose  même  qui  l'a 
provoquée,  bien  que  celle-ci  n'en  puisse  rien.  La  con- 
duite de  l'adulte,  en  pareil  cas,  est  souvent  tout  aussi 
peu  raisonnéc.  Quand  nuis  sommes  violemment  irrités, 
nous  éprouvons  le  besoin  d'invectiver,  de  détruire, 
sans  que  nous  prêtions  pourtant  aux  objets  sur  les- 
quels nous  soulageons  notre  colère  j?  ne  sais  quelle 
mauvaise  volonté  constante.  11  y  a  si  peu  de  confusion 
que,  quand  l'émo'.ion  de  l'enfant  esl  calmée,  il  sait 
très  bien  distinguer  une  chaise  d'une  personne  :  il  ne 
se  comporte  pas  avec  l'une  comme  avec  l'autre,  ■  Ibid., 
p.  94.  De  plus,  si  les  esprits  de  la  nature  avaient  été 
COnçilfl  a   l'image  de  l'aire,  ils  habiteraient   constam- 


ment, comme  celle-ci,  l'être  qu'ils  animent.  Or  il  n'en 
est  pas  ainsi.  «  Le  dieu  du  soleil  n'est  pas  nécessai- 
rement dans  le  soleil,  ni  l'esprit  de  telle  pierre  dans  la 
pierre  qui  lui  tient  lieu  d'habitat  principal.  Un  esprit 
sans  doute,  soutient  des  rapports  étroits  avec  le  corps 
auquel  il  est  attaché,  mais  on  emploie  une  expression 
très  inexacte  quand  on  dit  qu'il  en  est  l'âme.  »  Ibid., 
p.  94-95.  «  D'un  autre  côté,  si  vraiment  l'homme  avait 
été  nécessité  à  projeter  son  image  dans  les  choses,  les 
premiers  êtres  sacrés  auraient  été  conçus  à  sa  ressem- 
blance. Or,  bien  loin  que  l'anthropomorphisme  soit 
primitif,  il  est  plutôt  la  marque  d'une  civilisation 
relativement  avancée.  A  l'origine,  les  êtres  sacrés  sont 
conçus  sous  une  forme  animale  ou  végétale  dont  la 
forme  humaine  ne  s'est  que  lentement  dégagée.  • 
Ibid.,  p.  95  (le  dernier  point  paraît  douteux). 

La  plus  forte  objection  qui  puisse  être  faite  à  l'ani- 
misme est,  au  dire  de  Durltheim,  celle  par  laquelle  il 
termine  sa  critique  du  système.  «  Si,  d'après  Tylor, 
l'homme  prie,  s'il  fait  des  sacrifices  et  des  offrandes, 
s'il  s'astreint  aux  privations  multiples  que  lui  pres- 
crit le  rite,  c'est  qu'une  sorte  d'aberration  constitu- 
tionnelle lui  a  fait  prendre  ses  songes  pour  des  percep- 
tions, la  mort  pour  un  sommeil  prolongé,  les  corps 
bruts  pour  des  êtres  vivants  et  pensants.  »  Or  •  il  est 
inadmissible  que  des  systèmes  d'idées  comme  les  reli- 
gions qui  ont  tenu  dans  l'histoire  une  place  si  considé- 
rable, où  les  peuples  sont  venus  de  tout  temps  puiser 
l'énergie  qui  leur  était  nécessaire  pour  vivre,  ne  soient 
que  des  tissus  d'illusions  ».  Ibid.,  p.  97-98.  «  On  doit 
même  se  demander,  si,  dans  ces  conditions,  le  mot  de 
science  des  religions  peut  être  employé  sans  impro- 
priété. Une  science  est  une  discipline  qui,  de  quelque 
manière  qu'on  la  conçoive,  s'applique  toujours  à  une 
réalité  donnée.  La  physique  et  la  chimie  sont  des 
sciences,  parce  que  les  phénomènes  physico-chimi- 
ques sont  réels  et  d'une  réalité  qui  ne  dépend  pas  des 
vérités  qu'elles  démontrent.  Il  y  a  une  science  psycho- 
logique parce  qu'il  y  a  réellement  des  consciences  qui 
ne  tiennent  pas  du  psychologue  leur  droit  à  l'exis- 
tence. Au  contraire,  la  religion  ne  saurait  survivre  à  la 
théorie  animiste,  du  jour  où  celle-ci  serait  reconnue 
comme  vraie  par  tous  les  hommes  :  car  ils  ne  pour- 
raient pas  ne  pas  se  déprendre  des  erreurs  dont  la 
nature  et  l'origine  leur  seraient  ainsi  révélées.  Qu'est- 
ce  qu'une  science  dont  la  principale  découverte  consis- 
terait à  faire  évanouir  l'objet  même  dont  elle  traite?  • 
Ibid.,  p.  99. 

3.  Critique  de  l'animisme  par  le  P.  W.  Schmidt.  — 
Dans  sa  critique  de  l'animisme,  le  P.  Schmidt  s'ins- 
pire d'enquêtes  chez  les  peuples  primitifs  dont  nous 
parlerons  en  détail  plus  loin.  De  ces  enquêtes  il  tire  les 
conclusions  suivantes  :  a)  L'animisme  ne  règne  que 
dans  un  domaine  assez  limité:  une  partie  des  Mêla 
nésiens  et  des  Indonésiens,  peuples  de  la  côte  occi- 
dentale d'Afrique,  tribus  indiennes  du  Nord-Est  et 
du  Sud-Ouest  de  l'Amazonie,  tribus  du  Nord-Ouest  et 
du  Sud-Kst  de  l'Amérique  du  Nord,  b)  Chez  ces  peu- 
plades elles-mêmes,  on  n'attribue  pas  une  âme  à  tous 
les  êtres:  les  Indonésiens  ne  croient  pas  que  les  êtres 
non-vivants  en  possèdent  une,  ceux-ci  pouvant  seule- 
ment servir  d'habitat  temporaire  à  des  esprits  indé- 
pendants quand  l'objet  a  quelque  caractère  remar- 
quable: toutes  les  tribus  animistes  ne  donnent  pas  une 
âme  aux  plantes,  c)  La  pluralité  des  âmes  est  une 
notion  courante  dans  les  milieux  animistes  qui  .listin- 
guent  l'âme  corporelle  liée  au  sang  et  au  souille  et  l'âme 
ombre  ou  image,  peut-être  souvenir  substantifié  des 
défunts,  d)  Les  esprits  de  la  nature  peuvent  s'expli- 
quer aussi  bien  par  un  processus  de  personnification 
que  par  une  extension  de  la  notion  d'esprit,  e)  L'idée 
même  d'esprit  a  une  origine  au  moins  aussi  vraisem- 
blable dans  l'expérience  de  la  vie  psychologique  en 


2193 


RELIGION.    LE    MAGISME,    EXPOSÉ    ET    CRITIQUE 


2194 


■son  ensemble  que  dans  la  réflexion  sur  les  phénomènes 
du  rêve,  du  sommeil  et  de  la  mort. 

De  plus  l'animisme  ne  fleurit  qu'à  certains  stades  de 
•culture,  dans  la  civilisation  matriarcale  et  les  sociétés 
secrètes  d'hommes  [voir  plus  loin  :  Classification  des 
religions,  col.  2292  sq.  ].  Alors  il  relègue  à  l'arrière 
plan  la  croyance  à  un  Être  suprême  qui,  dans  les  cycles 
plus  primitifs,  avait  une  plus  large  influence. 

Il  faut  reconnaître  d'ailleurs,  dit  le  P.  Schmidt,  que 
Tylor  n'a  pas  réuni  en  pure  perte  l'énorme  masse  de 
renseignements  qui  lui  ont  permis  de  décrire  l'ani- 
misme dans  un  grand  nombre  de  ses  manifestations. 
Si  celui-ci  ne  représente  pas  la  première  phase  du  dé- 
veloppement religieux,  il  est  certain  qu'il  a  eu.  qu'il  a 
encore,  une  très  grande  influence  à  certaines  époques  et 
dans  certains  milieux,  influence  qui  fut  parfois  heu- 
reuse en  ce  qui  concerne  l'idée  d'esprit  pur  et  la 
croyance  à  l'immatérialité  de  l'Être  suprême.  Voir 
plus  loin  col.  2292. 

//.    MAOÏSME   ET    PRÉAN1MIXMJS.    1°    Exposé.    — 

Cette  théorie  s'est  développée  en  réaction  contre 
l'animisme  de  Tylor,  mais  en  prenant  diverses  formes. 
Pour  la  comprendre  il  faut  d'abord  définir  la  magie. 
Nous  en  empruntons  la  définition  au  P.  Bouvier,  S.  J. 
La  notion  de  magie  «  est  celle  d'un  pouvoir  et  d'un  mi- 
lieu en  quelque  manière  surnaturel,  qui  est  censé  per- 
mettre à  l'homme  d'exercer,  même  à  distance,  par  des 
moyens  sans  proportion  apparente  avec  la  fin  à  obte- 
nir, une  influence  occulte,  anormale,  contraignante, 
infaillible.  Ce  qui  est  caractéristique  en  cela,  ce  n'est 
pas  la  nature  personnelle  ou  impersonnelle  des  forces 
surnaturelles  mises  en  œuvre;  ce  n'est  pas  davantage 
la  portée  sociale  ou  antisociale  du  rite  accompli,  c'est 
plutôt  l'esprit  positif  d'indépendance  à  l'égard  de  tout 
maître  divin  et  de  toute  loi  morale,  avec  lequel  agit 
le  sorcier,  jaloux  d'égaler  enfin,  sans  mendier  le 
secours  de  personne,  sans  contrainte  imposée  à  ses 
passions,  son  pouvoir  débile  et  ses  plus  démesurés 
vouloirs.  »  /re  semaine  d'elhnologie  religieuse,  tenue  à 
Louvain  en  1912,  Compte  rendu,  Paris  et  Bruxelles, 
1913,  p.  138. 

Deux  doctrines  se  réfèrent  à  la  magie,  ainsi  définie, 
pour  expliquer  l'origine  de  la  religion,  le  magisme  et  le 
prémagisme. 

«Le  magisme  doit  surtout  sa  diffusion  à  l'érudition 
et  au  talent  de  J.-G  Frazer,  The  golden  Lough  (Le 
rameau  d'or),  3e  édit.,  Londres,  1911,  2  vol.  Le 
magisme  de  Frazer  fait  pendant  à  l'animisme  de  Tylor. 
auquel  il  prétend  s'opposer.  Avant  l'âge  où,  d'après 
l'école  de  Tylor,  l'humanité  naissante  ne  connaissait 
que  des  esprits,  non  encore  promus  au  rang  des  dieux, 
les  partisans  du  magisme  rigide  (ils  sont  en  réalité  peu 
nombreux)  croient  découvrir  à  travers  les  ténèbres  de 
la  préhistoire  un  âge  plus  primitif  encore,  celui  de  la 
magie  pure  ou  non  animist0.  L'animisme  et  a  fortiori 
la  religion,  le  culte  de  dépendance  à  l'égard  des  dieux, 
ne  serait  qu'un  produit  d'évolution  assez  tardif.  La  foi 
aux  dieux  serait  sortie  de  la  crise  d'âme,  par  laquelle, 
après  de  longs  siècles  d'exercice,  passèrent  les  sorciers, 
^'apercevant  enfin  de  l'inanité  de  leur  art. 

«  Le  prémagisme  est  professé  par  la  plupart  des  pré- 
animistes de  l'école  évolutionniste,  c'est-à-dire  de  ceux 
qui,  dépassant  l'animisme  de  Tylor  sans  tomber  dans  le 
radicalisme  magique  de  Frazer,  postulent,  avant  la  reli- 
gion et  avant  la  magie  pure,  «un  état  social  frèsimpar- 
«  fait,  où  magie  et  religion  sont  encore  confondues  dans 
«  quelque  chose  qui  n'est  à  proprement  parler,  ni  la 
«  magie,  ni  la  religion,  et  qui  tient  la  place  de  l'une  ou  de 
«  l'autre  ».  A.  Loisy.  A  propos  d'histoire  des  religions, 
p.  183.  (Social  dans  cette  description  indique  assez  la 
nuance  spéciale  du  prémagisme  de  M.  Loisy.)  C'est  le 
système  de  MM.  Hubert  et  Mauss,  Esquisse  d'une  théorie 
générale  de  la  magie,  Année  sociologique,  t.  vu,  1902- 


1903,  Paris,  1904;  B.  B.  Marrett,  The  thresholdoj  Reli- 
gion (Le  seuil  de  la  religion),  Londres.  1909;  Loisy. 
op.  cit.  »  et  La  religion,  1917.  (Voir  Bouvier,  Semaine 
d'ethnologie  précitée,  p.  139-140.). 

D'après  certains  tenants  du  prémagisme  il  n'y  au- 
rait rien  de  plus  primitif  que  la  notion  sauvage  de 
Mana,  puissance  mystérieuse  impersonnelle  répandue 
en  toutes  choses.  Ce  mot  est  emprunté  aux  Mélané- 
siens, mais  on  trouve  chez  beaucoup  d'autres  peuples, 
sous  d'autres  noms,  une  idée  toute  semblable.  Le  Wa- 
kan  des  Sioux,  le  Boglija  des  Australiens,  le  Ngai  des 
Masai,  VOrenda  des  lroquois.  le  Manitou  des  Algon- 
quins, le  Mulunga  des  Bantous,  etc.,  etc.,  c'est  tou- 
jours ce  fluide  omniprésent  et  invisible,  réservoir  de 
toutes  les  forces  mystiques. 

2°  Critique.  —  1.  Le  magisme.  —  «  Frazer  en  une 
phrase  tranchante  se  porte  garant  de  trois  faits  : 
a)  L'absence  presque  totale  en  terre  australienne  d'une 
religion  quelque  peu  développée;  b)  le  règne  universel 
et  incontesté,  en  ces  mêmes  régions,  de  la  magie  (non 
animiste);  c)  la  primitivité  «  ethnique  »  des  t'ibus 
océaniennes  restées  les  plus  fidèles  à  la  magie. 

«  Or,  de  ces  trois  affirmations,  il  n'en  est  aucune 
qui  résiste  à  la  critique  : 

«  a)  Les  travaux  antérieurs  de  Lang,  du  P.  Schmidt 
(voir  plus  loin,  col.  2225  sq.)  et  de  Mgr  Le  Boy. ..montrent 
assez  qu'une  religion  et  une  religion  assez  haute,  exis- 
tait avant  l'arrivée  des  missionnaires,  existe  encore 
en  Australie,  comme  d'ailleurs  dans  toutes  ou  presque 
toutes  les  couches  de  civilisation,  même  les  plus  an- 
ciennes, même  les  plus  rudimentaires.  On  en  peut  faire 
facilement  la  preuve.  C'est  peu  contre  les  faits  que 
l'affirmation  en  sens  contraire,  si  solennelle  soit-elle. 
donnée  à  M.  Frazer.  dans  des  lettres  particulières,  par 
le  voyageur  B.  Spencer.  Ce  dernier  est  trop  intéressé  à 
ne  pas  contredire  ses  premières  et  trop  hâtives  déclara- 
tions. Libre  à  l'auteur  du  Golden  Bough  de  s'en  con- 
tenter. 

«  b)  Pour  prouver  l'universalité  de  la  magie  religieuse 
en  Australie,  trois  témoignages  suffisent  à  M.  Frazer, 
ceux  de  Howitt,  de  Mathew  et  de  Curr.  Que  ne  les 
a-t-il  lus  dans  le  contexte  qui  les  éclaire?  Si  l'on  a 
cette  curiosité  légitime,  —  nous  l'avons  eue,  —  on  est 
étonné  de  la  légèreté  d'un  critique,  qui  aurait  pu  trou- 
ver contre  sa  thèse,  dans  le  reste  du  livre  de  Howitt 
et  dans  celui  de  M.  J.  Mathew,  des  témoignages  beau- 
coup moins  vagues  et  beaucoup  plus  nombreux  encore 
que  ceux  qu'il  retient.  L'imprécision  des  passages 
découpés  dans  le  vif  par  M.  Frazer  s'éclaire  soudain. 
Et  ce  n'est  pas  dans  le  sens  de  sa  thèse  du  Golden 
Bough.  Quant  à  Curr,  le  seul  de  ces  trois  voyageurs  qui 
incline  vers  la  conclusion  de  M.  Frazer,  il  en  dit  assez 
dans  le  reste  de  son  livre,  pour  ne  pas  nous  laisser 
ignorer  qu'il  a  observé  superficiellement.  Son  tort  a  été 
de  ne  pas  se  fier  à  l'avis,  contraire  au  sien,  qu'expri- 
maient devant  lui  des  missionnaires,  soit  protestants, 
soit  catholiques,  plus  habitués  au  pays  et  à  la  langue. 

«  c)  Ce  n'est  que  grâce  à  un  cercle  vicieux  trop  évi- 
dent, ce  n'est  qu'en  vertu  d'un  pur  postulat  évolution- 
niste, (ignorance  et  grossièreté  sont  signes  d'ancien- 
neté ethnique  pour  un  peuple  1)  que  M.  Frazer  a  pu 
songer  à  soutenir,  comme  un  fait  avéré,  la  priorité  de 
la  race  Aruntas  sur  les  autres  tribus  australiennes. 

«  Le  P.  Schmidt,  lui,  trouve  plus  difficile  la  détermi- 
nation de  l'âge  d'un  peuple.  Appliquant  avec  patience 
au  cas  fameux  des  Aruntas  ou  Arandas  la  méthode 
historique  «  des  cycles  culturels  »,  il  examine  dans  un 
laborieux  et  savant  mémoire,  Grundlinien  einer  Ver- 
gleichung  der  Religionen  und  Mi/thologien  des  Austro 
nesischen  Votker,  Vienne,  1910,  dont  il  nous  est  permis 
de  contrôler  les  conclusions  [Zeitschrift  jiir  Ethnologie, 
1908,  p.  806-901,  —  1909,  p.  328-337],  non  pas  un  élé- 
ment isolé,  mais  tous  les  éléments  à  la  fois  de  cette 


2195 


RELIGION.    HYPOTHÈSE    DE    LÉVY-BRUHL    :    LE    PRÉLOGISME 


2196- 


civilisation  composite.  Au  terme,  on  arrive  à  cette 
conclusion,  diamétralement  opposée  à  celle  de  Frazer  : 
les  Aruntas,  loin  d'être  des  primitifs  entre  les  primitifs, 
trahissent,  par  l'ensemble  de  leurs  usages  et  de  leurs 
croyances,  leur  affinité  avec  la  civilisation  complexe, 
contournée,  vieillotte  de  la  Nouvelle-Guinée.  Ils  ne 
peuvent  donc  être  pris,  à  aucun  titre,  pour  les  repré- 
sentants fidèles  de  la  mentalité  primitive.  L'argument 
majeur  de  M.  Frazer  croule  par  la  base.  »  Frédéric  Bou- 
vier, S.  J.,  Semaine  d'ethnologie  religieuse  de  1912, 
p.  140-142. 

Andrew  Lang  est  encore  plus  sévère  que  le  P.  Bou 
vier  pour  Frazer  :  «  M.  Frazer  doit,  ou  bien  avoir  né- 
gligé tout  témoignage  sur  les  croyances  australiennes 
qui  eût  été  fatal  à  sa  théorie  sur  l'origine  de  la  reli- 
gion... ou  bien  il  doit  avoir  des  raisons  qu'il  ne  produit 
pas  de  penser  que  tous  ces  témoignages  ont  trop  peu 
de  valeur  pour  mériter  une  réfutation,  ou  même  une 
mention.  Nous  sommes  désireux  de  connaître  ses  rai- 
sons, car,  sur  d'autres  sujets,  il  cite  librement  ses  té- 
moins. Je  ne  puis  comprendre  cette  méthode.  Quand 
un  historien  a  une  théorie,  il  doit  se  mettre  tout  le  pre- 
mier en  quête  de  faits  qui  la  contredisent.  Assurément, 
avant  toutes  choses,  comme  en  toute  science,  il  doit 
en  tout  cas  faire  valoir  aussi  bien  les  faits  qui  contre- 
disent ses  théories  que  ceux  qui  les  appuient.  Non  seule- 
ment on  ne  doit  pas  fermer  les  yeux  devant  cette  évi- 
dence, mais  on  doit  aller  à  la  poursuite  de  ce  que  Bacon 
appelait  les  inslantiœ  conlradiclorise.  Car,  s'il  y  en  a,  la 
théorie  qui  n'en  tient  pas  compte,  n'a  pas  de  raison 
d'être.  »  Andrew  Lang  écrivait  ces  lignes  en  1901  dans 
Magic  and  Religion,  p.  56  et  57,  après  la  seconde  édi- 
tion du  Rameau  d'or,  où  Frazer  avait  soutenu  pour 
la  première  fois  le  magisme,  tandis  que  dans  la  pre- 
mière, parue  en  1890,  il  attribuait  aux  primitifs  la  foi 
en  des  êtres  personnels.  Dans  la  troisième  édition  de 
ce  même  Rameau  d'or  en  1911,  ce  dernier  ne  tint  au- 
cun compte  des  observations  de  Lang. 

2.  Critique  du  prémagisme  ou  préanimisme.  —  Ni 
l'histoire,  ni  l'ethnologie  ne  confirment  ces  théories. 
Aussi  loin  que  l'on  remonte  dans  l'histoire  des  reli- 
gions de  l'Inde,  de  la  Mésopotamie,  du  désert  arabe 
ou  de  l'Egypte,  —  religions  les  plus  anciennes  que  nous 
connaissions  actuellement  —  on  ne  trouve  la  nébuleuse 
magico-religieuse  sans  culte  rendu  à  des  êtres  person- 
nels, que  postulent  les  prémagistes. 

Quant  à  l'ethnologie,  elle  ne  prouve  aucunement 
l'assertion  que  la  notion  de  Mana  soit  des  plus  primi- 
tives, ni  telle  que  la  décrivent  les  préanimistes. 

Jusqu'ici  on  n'a  pas  encore  pu  dégager  ce  qu'il  y  a 
de  commun  entre  toutes  les  forces  énumérées  plus  haut. 
Quant  au  Mana  des  Mélanésiens,  et  à  l'Orcnda-Mani- 
toivi-Wokanda  des  Indiens  de  l'Amérique  du  Nord, 
l'étude  détaillée  qui  en  a  été  faite  ne  favorise  pas  les 
spéculations  préanimistes.  Le  mana  se  rai  tache  à  l'in- 
donésien manang,  menang  qui  a  le  sens  fondamental 
de  force  supérieure,  victorieuse.  Cf.  W.  Schmidt,  Lit- 
terarisches  Zentralblatt,  1910,  p.  1091  sq.  Ce  n'est  pas 
un  terme  spécifiquement  religieux,  pouvant  être  et 
d'ordre  surnaturel  et  mystique  et  d'ordre  naturel  et 
profane.  On  ne  croit  pas  qu'il  existe  en  toute  chose, 
étant  la  force  qui  se  distingue  par  sa  grandeur  et  son 
efficacité  victorieuse.  D'après  Codrington,  The  Mêla- 
nesians,  Oxford,  1891,  dans  l'ordre  religieux  il  appar- 
tient exclusivement  aux  esprits  de  la  nature,  conçus 
comme  ses  supports  personnels  et  à  un  petit  nombre 
d'ancêtres,  les  hommes  vivants  n'en  étant  doués  ([ne 
par  l'intermédiaire  des  esprits.  1'.  Radin  a  réfuté 
l'opinion  de  Ilewitt  qui  assimile  VOrendn  des  [roquois 
au  Wakanda  des  Sioux  et  au  Manitowi  des  Algonquins 
et  en  fait  une  énergie  Indépendante  de  tout  sujet 
déterminé.  Il  a  montré  qu'il  y  a  des  réserves  à  faire  sur 
l'assimilation  proposée,  et  que  l'assertion  fondamen- 


tale de  Hewitt  que  «  la  possession  de  l'Orenda  est  la 
marque  distinct ive  des  dieux  »  ne  devrait  pas  lui  per- 
mettre de  séparer  dans  les  dieux,  d'une  part  l'Être 
supérieur  et  d'autre  part  sa  force  magique.  Étudiant 
plus  particulièrement  le  Wakanda  des  Sioux-Winne- 
bago  et  le  Manito  des  Algonquins  Ojibwa,  il  écrit  : 
«  Dans  ces  deux  tribus  l'expression  vise  toujours  des 
esprits  déterminés,  si  diverse  que  puisse  être  leur  appa- 
rence extérieure.  Lorsque,  dans  un  bateau  à  vapeur,  la 
vapeur  est  qualifiée  de  Wakanda  ou  de  Manito,  c'est 
parce  qu'il  s'agit  d'un  esprit  qui  s'est,  pour  le  moment, 
transformé  en  vapeur.  Lorsqu'une  flèche  possède  une 
puissance  spéciale,  c'est  qu'un  esprit  s'est  métamor- 
phosé en  llèche  ou  habite  en  elle  momentanément. 
Lorsqu'on  offre  du  tabac  à  un  objet  de  forme  singu- 
lière, c'est  que  cet  objet  appartient  à  un  esprit  ou 
qu'un  esprit  l'habite.  Les  termes  de  Wakanda  et  de 
Manito  sont  souvent  employés  dans  le  sens  de  sacré. 
Quand  un  Winnebago  dit  d'une  chose  qu'elle  est 
waka  (sacrée),  les  questions  ultérieures  l'amènent  à 
expliquer  qu'elle  appartient  à  un  esprit,  qu'elle  pos- 
sède un  esprit,  que,  d'une  manière  quelconque,  elle  est 
en  relation  avec  un  esprit.  Il  se  peut  que  le  Dr  Jones, 
Miss  Fletcher  et  M.  Hewitt  aient  interprété  comme 
caractérisant  la  nature  même  du  sacré  l'imprécision 
des  réponses  ou  une  certaine  impuissance  (ou  répu- 
gnance) à  s'expliquer  sur  les  choses  que  l'on  considère 
comme  Manito  ou  Wakanda.  A  côté  du  sens  de  sacré, 
Wakanda  et  Manito  ont  aussi  celui  de  rare,  de  singu- 
lier, d'insolite,  de  puissant,  sans  la  moindre  allusion  à 
la  présence  d'une  force  inhérente,  mais  simplement  au 
sens  ordinaire  de  ces  adjectifs.  »  P.  Radin.  Religion  oj 
the  North  American  Indians.  Journal  of.  amer.  Folk- 
lore, t.  xxvn,  1914,  p.  355-373.  Cité  par  W.  Schmidt, 
Origine...  de  la  religion,  p.  211-212. 

Enfin  qu'il  s'agisse  de  magisme  ou  de  prémagisme, 
on  ne  voit  pas  comment  la  magie  pourrait  donner  nais- 
sance à  la  religion,  ni  comment  celle-ci  pourrait  vrai- 
ment fusionner  intimement  avec  celle-là,  puisque  ce 
sont  deux  attitudes  d'âme  opposées  :  «  Science  man- 
quée,  contrefaçon  ou  corruption  de  la  religion  véri- 
table, elle  [la  magie  ]  traite  son  objet  sans  respect  et 
sans  amour.  Le  magicien  considère  cet  objet  comme  le 
réceptacle  d'une  force  imposante,  nullement  comme 
bon,  suprême  et  divin,  comme  un  produit  difficile 
à  manier,  ou  comme  un  animal  puissant  que  la  ruse 
peut  asservir,  nullement  comme  un  Maître  souverain 
qu'il  faut  invoquer,  croire  et  fléchir.  Les  sentiments 
entretenus  par  la  magie  sont  donc  essentiellement 
différents  en  principe  (et  quoi  qu'il  en  soit  des  corrup- 
tions produites  par  la  perversion  des  notions)  du  vrai 
sentiment  religieux.  »  P.  Léonce  de  Grandmaison. 
Chrislus,  2»  édil.,  Paris,  1916,  p.  20. 

///.  LES  RECHERCHES  DE  M.  LÉVT-BBVBL,  —  1°  Ex- 
posé. -  -  M.  Lévy-Bi  uhl  n'a  jamais  émis  de  dectrine  sur 
l'origine  de  la  religion,  mais  ses  nombreuses,  longues 
et  minutieuses  éludes  sur  la  mentalité  primitive  l'ont 
amené  à  des  conclusions  voisines  de  celles  des  tenants 
du  magisme  et  du  prémagisme  et  son  érudition  claire- 
ment ordonnée,  ses  rapprochements  ingénieux  de  faits 
empruntés  aux  milieux  les  plus  divers  lui  ont  valu  un 
grand  crédit  dans  le  monde  intellectuel,  du  moins  le 
monde  intellectuel  français.  Il  importe  donc  d'exposer 
el  de  critiquer  ses  idées. 

Par  bonheur  il  nous  en  a  donné  lui-même  et  le  résu- 
mé et  les  origines  en  deux  séances  de  la  Société,  fran- 
çaise  de  philosophie.  Après  une  période  assez  courte  de 
chaude  admiration  pour  les  Principes  de  sociologie 
d'Herbert  Spencer,  nous  dit-il,  il  lut  avec  un  vif  inté- 
rêt le  Golden  Bougft,  de  Frazer  et  la  «  thèse  magistrale  » 
de  Durkheim.  Mais  ce  n'était  là  que  curiosité  de  lec- 
teur, un  jour  il  reçut  de  Chavannes  la  traduction  d'un 
historien  chinois.  Il  eut  l'impression  d'une  logique  qui 


2197 


RELIGION.    LE   PRÉLOGISME,    EXPOSÉ 


2198 


ne  coïncidait  pas  avec  la  nôtre.   The  religious  life  of 
China  de  Groot  le  confirma  dans  ce  sentiment  et  lui 
donna  le  désir  d'approfondir  le  problème,  qui  se  posait 
d'ailleurs  également  pour  les  rapports  de  la  mentalité 
de  l'Assyrie,  de  l'Egypte  et  de  l'Inde  avec  la  nôtre. 
Mais,  la  littérature  de  ces  pays  et  de  ces  civilisations  ne 
lui  étant  pas  directement  accessible,  il  eut  l'idée  d'étu- 
dier les  civilisations  dites  primitives  sur  lesquelles  il 
pouvait  trouver  des  relations  écrites  en  des  langues 
plus  usuelles  que  le  chinois,  l'assyrien  ou  l'égyptien,  et 
pour  lesquelles   les   problèmes   de    contact   avec  des 
formes  de  pensée  et  de  vie  avancées  ne  se  posaient 
presque  pas,  au  moins  pour  les  siècles  qui  ont  précédé 
le  nôtre.  M.  Lévy-Bruhl  fut  aussi  amené  à  critiquer  de 
plus  en  plus  le  postulat,  admis  par  les  philosophes  du 
xvine  siècle  et  Auguste  Comte,  que  la  nature  humaine 
est  partout  identique  à  elle-même.  Il  en  vint  à  con- 
clure que,  s'il  y  a,  au  point  de  vue  mental  comme  au 
point  de  vue  physique,  des  caractères  communs  à  toute 
l'espèce  humaine,  des  conditions  dilïérentes  de  vie,  par 
exemple  dans  la  structure  sociale,  peuvent  créer  des 
mentalités  irréductibles  les  unes  aux  autres  entre  cer- 
tains groupes  humains.  Il  se  séparait  ainsi  de  l'école 
anthropologique  anglaise  des  Tylor,  Frazer,  Rivers, 
dont  les  travaux  sont  pourtant  «  si  riches  de  faits  et  si 
instructifs  »,  qui  suppose  à  tort  que,  «  si  nous  étions  à 
la  place  des  primitifs,  notre  esprit  étant  tel  qu'il  est 
actuellement,  nous  penserions  et  nous  agirions  comme 
ils  le  font  et  qui  ne  tient  pas  compte  des  représenta- 
tions   collectives    ».    Il    s'agissait   là    d'ailleurs    d'une 
«  hypothèse  de  travail  »  et  d'une  recherche  limitée  à 
l'aspect  mystique  de  l'activité  mentale  des  primitifs, 
abstraction  faite,  pour  raison  de  méthode,  des  techni- 
ques qui  ont  cependant  une  importance  capitale.   Il 
espérait,  sous  ces  réserves,  apporter  sa  contribution  à 
l'élargissement  de  la  connaissance  de  l'homme  que  per- 
met l'ethnologie,  élargissement  signalé  par  Brunschvicg 
dans  La  causalité  et  l'expérience  humaine  et  par  Lenoir 
dans  son  étude  sur  la  Mentalité  primitive  (Revue  de  méta- 
physique et  de  murale,  1922).  Bulletin  de  la  Société  fran- 
çaise de  philosophie,  séance  du  15  février  1923.  p.  20-24. 
Ainsi  naquirent  tout  d'abord  Les  fonctions  mentales 
dans  les  sociétés  inférieures,  Paris,  1910,  461  p.,  et  La 
mentalité  primitive,  Paris,  1922,  537  p.  Voici  comment 
l'auteur  en  résume  lui-même  les  conclusions  :   «  Men- 
talité primitive  est  une  expression  vague  et  même  im- 
propre, puisque  nous  ne  connaissons  pas  de  primitifs 
au  sens  précis  du  mot.  Mais  il  est  commode  de  désigner 
ainsi,  d'une  manière  générale,  les  façons  de  sentir,  de 
penser  et  d'agir  communes  aux  sociétés  inférieures. 
Étudiée  dans  ses  représentations  collectives,  la  menta- 
lité primitive  paraît  être  essentiellement  mystique  et 
prélogique,  ces  deux  caractères  pouvant  être  regardés 
comme  deux  aspects  d'une  même  tendance  fondamen- 
tale. 

«  Mystique.  —  De  même  que  le  milieu  social  où  vivent 
les  primitifs  est  différent  du  nôtre,  le  monde  extérieur 
qu'ils  perçoivent  diffère  aussi  de  celui  que  nous  perce- 
vons. Quel  que  soit  l'objet  qui  se  présente  à  eux,  il  pos- 
sède des  propriétés  occultes  sans  lesquelles  ils  ne  se  le 
représentent  pas.  Il  n'y  a  pas,  pour  eux,  de  fait  propre- 
ment physique.  La  distinction  du  naturel  et  du  sur- 
naturel n'existe  guère  à  leurs  yeux.  Ils  ont  une  foi  en- 
tière en  la  présence  et  en  l'action  de  forces  invisibles 
et  généralement  inaccessibles  aux  sens,  qui  se  font 
sentir  de  toutes  parts.  L'ensemble  des  êtres  invisibles 
est  inséparable  de  celui  des  êtres  visibles.  Le  premier 
n'est  pas  moins  immédiatement  présent  que  l'autre. 
Entre  la  conception  d'esprits  qui  sont  comme  de  véri- 
tables démons  ou  dieux,  et  la  représentation  à  la  fois 
générale  et  concrète  d'une  force  ditïuse  dans  les  êtres, 
et  les  objets,  telle  que  le  mana,  il  y  a  place  pour  une 
infinité   de  formes  intermédiaires,  les  unes  plus  pré- 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL. 


cises,  les  autres  plus  fuyantes,  plus  vagues,  à  contours 
moins  définis,  quoique  non  moins  réelles  pour  une 
mentalité  mystique. 

«  Prélogique.  —  Ce  terme,  employé  faute  d'un  meil- 
leur, ne  signifie  pas  que  la  mentalité  primitive  cons- 
titue une  sorte  de  stade  antérieur  dans  le  temps,  à  l'ap- 
parition de  la  pensée  logique.  La  mentalité  primitive 
n'est  pas  antilogique;  elle  n'est  pas  non  plus  alogique. 
En  l'appelant  prélogique,  j'ai  seulement  voulu  faire 
entendre  qu'elle  ne  s'astreint  pas,  comme  la  nôtre,  à 
éviter  la  contradiction  même  llagrante.  Elle  ne  s'y 
complaît  pas  gratuitement  (ce  qui  la  rendrait  réguliè- 
rement absurde  à  nos  yeux).  Mais  elle  s'y  montre  indif- 
férente, surtout  quand  elle  obéit,  dans  ses  représenta- 
tions collectives  et  dans  leurs  liaisons,  à  la  loi  de  parti- 
cipation. D'après  cette  loi,  les  objets,  les  êtres,  les  phé- 
nomènes peuvent  être,  d'une  façon  incompréhensible 
pour  nous,  à  la  fois  eux-mêmes  et  autre  chose  qu'eux- 
mêmes,  présents  à  un  moment  donné  en  un  certain 
endroit,  et  présents  au  même  moment  à  un  autre 
endroit  éloigné  du  premier.  D'une  façon  non  moins 
incompréhensible,  ils  émettent  et  ils  reçoivent  des 
forces,  des  vertus,  des  qualités,  des  actions  mystiques 
qui  se  font  sentir  au  loin  sans  cesser  d'être  où  elles 
sont. 

«  Il  va  sans  dire  que  les  représentations  collectives 
dont  il  s'agit  ne  sont  pas  des  faits  de  connaissance  pure, 
mais  qu'elles  comprennent  des  éléments  émotionnels 
et  moteurs,  comme  parties  intégrantes  et  non  pas  seu- 
lement associées,  et  qui  les  rend  très  difficiles  à  réaliser 
pour  nous. 

«  A  ces  caractères  essentiels  de  la  mentalité  primitive 
se  rattachent,  plus  ou  moins  directement, des  ensembles 
de  faits  observés  dans  un  grand  nombre  de  sociétés 
inférieures,  par  exemple  :  1.  Les  caractères  communs 
du  vocabulaire  et  de  la  structure  de  leurs  langues, 
bien  que  diverses  entre  elles;  2.  leurs  procédés  de 
numération;  3.  leur  aversion  pour  les  opérations  dis- 
cursives de  l'esprit,  et  la  nature  concrète  de  leurs  géné- 
ralisations; 4.  leur  indifférence  aux  causes  secondes, 
et  leur  appel  immédiat,  en  toutes  circonstances,  à  des 
causes  mystiques;  5.  l'importance  que  les  «  primitifs  ■ 
attachent  à  la  divination  sous  toutes  ses  formes; 
6.  leur  interprétation  des  accidents,  des  malheurs,  des 
prodiges,  de  la  <  mauvaise  mort  »;  7.  leur  misonéisme, 
etc.  »  Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie, 
ibid,  p.  17-19. 

Depuis  1923,  la  pensée  de  M.  Lévy-Bruhl  s'est  de 
plus  en  plus  orientée  vers  les  phénomènes  religieux 
chez  les  primitifs,  dans  l'Ame  primitive  (c'est-à-dire, 
l'âme  d'après  les  primitifs),  Paris,  1927,  451  p.;  Le 
surnaturel  et  la  nature  dans  la  mentalité  primitive,  Pa- 
ris, 1931,  526  p.;  La  mythologie  primitive,  Paris,  1935, 
335  p.  (fait  partie  des  travaux  de  l'Année  sociologique 
comme  Les  fondions  mentales  et  La  mentalité  primi- 
tive). S' adressant  à  la  Société  française  de  philosophie, 
l'auteur  de  ces  ouvrages  a  donné  une  vue  d'ensemble  de 
l'Ame  primitive  dont  nous  tenons  à  donner  ici  le  texte 
même,  estimant  que  la  critique  loyale  d'un  penseur 
exige  tout  d'abord  qu'on  se  réfère  à  la  propre  expres- 
sion de  ses  idées. 

«  1.  Pour  la  mentalité  dite  primitive,  sous  la  diver- 
sité des  formes  que  revêtent  les  êtres  et  les  objets,  sur 
la  terre,  dans  l'air  et  dans  l'eau,  circule  une  même  réa- 
lité essentielle,  une  et  multiple,  matérielle  et  spiri- 
tuelle à  la  fois.  Cette  réalité  répandue  partout,  moins 
représentée  que  sentie,  ne  peut  pas,  comme  la  sub- 
stance universelle  des  philosophes,  entrer  dans  le 
cadre  d'un  concept.  Les  êtres  et  les  objets  sont  à  la 
fois  pensés  et  sentis  comme  homogènes,  c'est-à-dire 
comme  participant  soit  à  une  même  essence,  soit  à  un 
même  ensemble  de  qualités.  Entre  les  pierres  et  les 
êtres  vivants,  il  n'y  a  pas  de  barrière  infranchissable. 

T.  —  XIII.  —  70. 


2199 


RELIGION.    LE   PRÉLOGISME,    EXPOSÉ 


2200 


La  mentalité  primitive  passe  sans  effort,  à  la  plus 
légère  sollicitation,  de  la  représentation  de  l'être  hu- 
main à  celle  de  l'animal  ou  inversement.  Les  méta- 
morphoses sont  choses  courantes  dont  il  n'y  a  pas  lieu 
d'être  surpris. 

«  2.  De  même,  matière  et  esprit  ne  se  définissent  pas 
pour  la  mentalité  primitive  comme  pour  la  nôtre.  A 
ses  yeux,  il  n'y  a  pas  de  corps  d'où  ne  rayonne  quelque 
force  mystique,  que  nous  appellerions  spirituelle.  Il 
n'y  a  pas  non  plus  de  réalité  spirituelle  qui  ne  soit  un 
être  complet,  c'est-à-dire  concret,  avec  la  forme  d'un 
corps,  celui-ci  fùt-il  invisible,  impalpable,  sans  consis- 
tance ni  épaisseur.  «  Une  confusion  se  produit  dans 
«  notre  esprit,  écrit  M.  Esldon  Best,  à  cause  des  termes 
«  indigènes,  qui  désignent  à  la  fois,  des  représentations 
«  matérielles  des  qualités  immatérielles,  et  des  représen- 
ta talions  immatérielles  d'objets  matériels.  » 

«  3.  L'unité  véritable  n'est  pas  l'individu  mais  le 
groupe  dont  il  se  sent  faire  partie.  Dans  certaines  so- 
ciétés cette  solidarité  prend  un  caractère  presque  orga- 
nique, dans  presque  toutes  elle  demeure  très  étroite  : 
elle  est  impliquée  dans  nombre  d'institutions  et  de 
coutumes. 

«  4.  Dans  les  représentations  des  primitifs,  l'indivi- 
dualité ne  s'arrête  pas  à  la  périphérie  de  la  personne. 
Elle  s'étend,  à  ce  qu'on  peut  appeler  ses  «  apparte- 
«  nances  »,  à  tout  ce  qui  croît  sur  le  corps,  à  ses  sécré- 
tions et  excrétions,  aux  empreintes  laissées  par  le  corps 
sur  un  siège  ou  sur  le  sol,  aux  traces  des  pas,  aux  restes 
des  aliments,  aux  vêtements  imprégnés  de  la  sueur  de 
l'individu,  à  tout  ce  qui  a  été  en  contact  intime  et  fré- 
quent avec  lui,  à  ce  qui  est  sa  propriété  personnelle,  etc. 
Les  appartenances  sont  des  parties  intégrantes  de  la 
personne  et  ne  se  distinguent  pas  d'elle. 

«  5.  Les  mots  «  âme  »  et  «  ombre  »,  lourds  d'équivoque, 
sont  des  sources  intarissables  d'erreurs.  Gomme  la  plu- 
part des  observateurs  ignorent  ou  méconnaissent  les 
caractères  originaux  et  l'orientation  de  la  mentalité 
primitive,  ils  lui  prêtent  leurs  propres  concepts  qu'ils 
croient  retrouver  sous  les  mots  dont  les  indigènes  se 
servent.  De  là  des  confusions  sans  fin.  En  fait,  les  pri- 
mitifs, en  général,  n'ont  pas  l'idée  de  ce  que  nous 
appelons  «  âme  ».  L'«  ombre  »,  pour  eux,  de  même 
que  le  souffle,  ou  le  sang,  ou  la  graisse  des  reins,  est  une 
«  appartenance  essentielle  »  de  l'individu.  Sous  un 
autre  aspect,  elle  en  est  un  «  double  »  ou  une  réplique. 
Le  double  peut  être  aussi  un  animal  ou  une  plante. 

«  L'image  n'est  pas  une  reproduction  de  l'individu, 
distincte  de  lui.  Elle  est  lui-même.  La  ressemblance 
n'est  pas  simplement  un  rapport  saisi  par  la  pensée. 
En  vertu  d'une  participation  intime,  l'image,  comme 
l'appartenance,  est  consubstantielle  à  l'individu.  Mon 
image,  comme  mon  ombre,  mon  reflet,  etc.,  c'est  au 
pied  de  la  lettre,  moi-même.  C'est  pourquoi  qui  possède 
mon  image,  mj  tient  en  son  pouvoir. 

«  6.  De  là  un  quiproquo  extrêmement  fréquent,  et 
presque  inévitable.  Les  missionnaires  quand  ils  parlent 
de  la  double  nature  de  l'homme,  trouvent  l'assenti- 
ment des  indigènes.  Mais  dans  l'esprit  des  blancs, 
c'est  d'un  dualisme  qu'il  s'agit,  et  dans  celui  des  indi- 
gènes, c'est  d'une  dualité.  Le  missionnaire  croit  à  la 
distinction  de  deux  substances,  l'une  corporelle  cl 
périssable,  l'autre  spirituelle,  et  immortelle...  Rien  de 
plus  étranger  à  la  mentalité  primitive  que  cette  oppo- 
sition de  deux  substances  dont  les  attributs  seraient. 
antagonistes.  Toutefois,  s'ils  ignorent  l'idée  d'un  dua- 
lisme de  substances,  celle  de  la  dualité  de  l'individu 
leur  est  familière.  Ils  croient  a  L'identité  de  l'individu 
avec  son  image,  son  ombre,  son  double,  etc.  Rien  ne 
les  empêche  donc  de  donner  polimenl  raison  à  1  étran- 
ger. Le  quiproquo  s'aggrave  ensuite  par  l'usage  com- 
mode, mais  trompeur,  que  les  blancs  ont  fait  du  mot 
âme. 


«  7.  L'homme,  quand  il  meurt,  cesse  défaire  partie 
du  groupe  des  vivants,  mais  non  pas  d'exister.  Il  a 
simplement  'passé  de  ce  monde  dans  un  autre,  où  il 
continue  de  vivre  plus  ou  moins  longtemps.  Sa  condi- 
tion seule  a  changé.  Il  fait  désormais  partie  d'un 
autre  groupe,  celui  des  morts  de  sa  famille  ou  de  son 
clan,  où  il  est  plus  ou  moins  bien  accueilli.  Comme  le 
vivant,  le  mort  peut  être  présent,  au  même  moment, 
en  divers  endroits.  D'autre  part,  la  dualité  apparente 
du  cadavre  et  du  mort  n'exclut  nullement  leur  consub- 
stantialité.  Tout  ce  que  l'on  fait  au  cadavre  est  ressenti 
par  le  mort.  De  ce  point  de  vue,  quantité  de  rites  et 
d'usages  prennent  leur  véritable  sens. 

«  8.  Les  morts  ne  sont  donc  ni  des  esprits,  ni  des  âmes. 
Ce  sont  des  êtres  semblables  aux  vivants,  qui  ont 
comme  eux  leurs  appartenances,  diminués  et  déchus 
sous  un  certain  aspect,  quoique  puissants  et  redou- 
tables sous  un  autre.  On  ne  peut  en  général  les  voir  ni 
les  toucher,  et,  lorsqu'ils  apparaissent,  ils  ont  plutôt 
l'air  de  fantômes  ou  d'ombres  que  d'êtres  réels.  Ils 
vont  cependant  à  la  chasse,  à  la  pêche,  cultivent  leurs 
champs,  mangent,  boivent,  etc.  L'autre  vie  est  un 
prolongement  de  celle-ci,  sur  un  autre  plan.  L'homme 
y  retrouve  une  situation  sociale  correspondant  à  son 
rang  dans  cette  vie.  Il  y  reste  aussi  physiquement 
semblable  à  lui-même. 

«  9.  La  vie,  dans  l'autre  monde,  ne  se  termine  pas 
toujours  comme  dans  le  nôtre.  Il  y  a  des  morts  qui  ne 
meurent  pas.  Djs  réincarnations  successives  satisfont 
leur  désir  de  revenir  sur  cette  terre.  Au  cours  de  ces 
passages  alternatifs  par  la  vie  et  la  mort,  que  devient 
leur  individualité?  Nous  nous  trouvons,  ici  encore,  en 
présence  de  représentations  qui  nous  paraissent  obscu- 
res, vagues  et  parfois  contradictoires.  Par  exemple,  un 
même  individu,  au  dire  de  certains  Bantous,  peut  re- 
naître à  la  fois  en  deux  autres.  Sans  doute  le  mot 
«  réincarnation  »  ne  rend-il  pas  exactement  ce  qui  est 
dans  leur  esprit.  Peut-être  s'agit-il  plutôt  d'une  parti- 
cipation intime  entre  le  vivant  et  le  mort  qui  entre  en 
lui,  sans  qu'il  y  ait  identité  complète  entre  les  deux. 

«  Il  va  sans  dire  que  les  croyances  de  ce  genre  sont 
loin  d'être  uniformes  et  varient  selon  les  sociétés  où 
on  les  recueille.  Celle  des  Bantous,  par  exemple,  ne 
coïncident  pas  avec  celles  des  Eskimo.  Mais  souvent 
elles  présentent  aussi  des  analogies  saisissantes.  En 
général,  les  morts  sont  constamment  présents  à  l'es- 
prit des  vivants,  qui  ne  font  rien  d'important  sans  les 
consulter,  persuadés  que  le  bien-être  et  l'existence 
même  du  groupe  dépendent  du  bon  vouloir  de  leurs 
morts.  Une  solidarité  encore  plus  profonde  et  plus 
intime  se  réalise  dans  la  substance  même  des  individus. 
Les  morts  «  vivent  avec  »  les  membres  actuellement 
existants  de  leur  groupe.  »  Bulletin  de  la  Société  fran- 
çaise de  philosophie,  août-septembre  1929,  p.  105-108. 

Dans  Le  surnaturel  et  la  nature  dans  la  mentalité 
primitive  (1931),  Lévy-Bruhl  dégage  une  notion  du 
surnaturel  chez  les  primitifs  assez  différente  de  celle 
qui  a  cours  actuellement.  Il  s'agit  de  l'ensemble  de 
forces  occultes  et  des  influences  de  toutes  sortes  pour 
lesquelles  la  question  du  personnel  et  de  l'impersonnel 
ne  se  pose  pas  et  dont  les  primitifs  «  redoutent  à  chaque 
instant  la  présence  et  l'action  ».  P.  vin.  Il  montre 
—  et  la  démonstration  est  impressionnante  ■ —  com- 
ment la  vie  entière  des  primitifs  est  dominée  et  sou- 
vent paralysée  par  «  l'obsession  des  puissances  invi- 
sibles ».  11  explique  le  vague  des  notions  sur  de  telles 
puissances  par  le  fait  qu'elles  ressortissent  à  une  »  caté- 
gorie affective  »  (Introduction)  et  que  «l'intensité  de 
l'émotion  supplée  au  défaut  de  netteté  de  l'objel  », 
P.  xxxii.  Tout,  chez  les  peuples  non  civilisés  peut 
être  cause  de  nid  :  dispositions  des  hommes,  des  ani- 
maux, des  plantes,  des  êtres  inanimés  eux-mêmes,  Pat 
suite,  tout  aussi,  dans  les  pratiques  relatives  au  surna- 


2201 


RELIGION.    LE    PRELOGISME,    CRITIQUE 


2202 


turel,  vise  à  écarter  ces  innombrables  maléfices  et  à  se 
rendre  propices  les  puissances  invisibles  :  cérémonies, 
danses,  culte  des  morts,  sorcellerie,  respect  des  tabous, 
rites  de  purification.  Et  dans  les  craintes' ainsi  décrites 
et  dans  les  moyens  de  les  conjurer,  se  révèle  l'appli- 
cation de  la  loi  de  participation  qui  établit  entre  les 
divers  êtres  des  rapports  rebelles  à  notre  logique. 

C'est  a  la  même  catégorie  affective  du  surnaturel, 
et  d'un  surnaturel  fluide  et  non  défini,  qu'appartien- 
draient, selon  M.  Lévy-Bruhl,  les  mythes  des  Austra- 
liens et  des  Papous,  qu'il  étudie  dans  La  mythologie 
primitive  (1935).  Chez  les  peuplades  dont  il  parle,  il 
n'y  aurait  «  ni  divinités  hiérarchisées,  ni  corps  de 
croyances  proprement  religieuses,  ni  castes  sacerdo- 
tales, ni  temples,  ni  autels  ».  P.  vi.  Elles  ne  connaîtraient 
«  ni  dieux,  ni  déesses,  ni  divinités  d'ordre  inférieur... 
rien  qui  ressemble  à  un  panthéon  ».  P.  xv.  Cela  tient 
à  ce  que  leur  «  intelligence  ne  répartit  pas  ce  qu'elle 
acquiert  dans  des  cadres  logiquement  ordonnés  ». 
P.  xiv.  De  là  viennent  les  métamorphoses  étranges 
des  mythes,  où  animaux,  plantes,  hommes  se  trans- 
forment les  uns  dans  les  autres,  de  là  aussi  la  possibi- 
lité, en  s'identifiant  aux  héros  mythiques,  d'acquérir 
leurs  pouvoirs,  de  régénérer  la  nature  en  reproduisant 
les  vieux  mythes  dans  les  cérémonies  saisonnières. 

D'ailleurs  il  ne  s'agit  pas  là  d'une  religion  propre- 
ment dite  :  «  Je  ne  dirai  donc  pas,  comme  l'a  fait 
Durkheim  dans  son  célèbre  ouvrage,  que  les  sociétés 
australiennes  nous  présentent  les  «  formes  élémentaires 
«  de  la  vie  religieuse  »,  mais  plutôt  que  l'ensemble  de 
croyances  et  de  pratiques  qui  a  pris  corps  dans  leurs 
mythes  et  leurs  cérémonies  constitue  une  «  pré-reli- 
«  gion  ».  Le  sens  de  ce  néologisme,  dont  je  m'excuse,  est 
suffisamment  défini  par  ce  qui  a  été  exposé  dans  les 
chapitres  précédents,  au  sujet  du  monde  mythique, 
des  ancêtres-animaux,  des  cérémonies,  de  l'expérience 
mystique,  de  la  participation-imitation.  11  a  du  moins 
l'avantage  de  faire  ressortir  le  point  où  je  m'écarte 
des  vues  directrices  du  fondateur  de  V Année  sociolo- 
gique. Dans  sa  pensée,  si  diverses  que  soient  les  formes 
que  revêt  la  religion,  qu'on  la  prenne  dans  les  tribus 
australiennes,  ou  dans  nos  sociétés  occidentales,  ou  en 
Extrême-Orient,  ou  ailleurs,  elle  demeure  toujours 
semblable,  pour  ne  pas  dire  identique,  à  elle-même 
dans  son  essence.  L'étude  des  faits  m'a  amené  à  une 
conception  un  peu  différente.  Il  me  parait  préférable 
de  ne  pas  appliquer  à  tous  les  cas  un  concept  si  stric- 
tement défini.  Je  ne  donnerai  donc  pas  le  nom  de  reli- 
gion à  l'ensemble  de  croyances  et  de  cérémonies,  expri- 
mé par  les  mythes,  qui  a  été  décrit  et  analysé  ci-dessus. 
C'est  seulement  quand  certains  éléments  de  ce  complexe 
s'affaiblissent  et  disparaissent,  quand  de  nouveaux 
éléments  y  prennent  place  et  se  développent,  qu'une 
religion  proprement  dite  se  forme  et  s'établit.  »  P.  217. 

2°  Critique.  —  1.  Fausses  accusalions.  —  Éliminons 
d'abord  un  reproche  injustifié  fait  à  M.  Lévy-Bruhl. 
«  Je  me  suis  vu  attribuer,  dit-il,  une  doctrine  appelée 
«  prélogisme  »  (de  ce  mot-là  je  ne  suis  pas  respon- 
sable), selon  laquelle  il  y  aurait  des  esprits  humains  de 
deux  sortes,  les  uns  logiques,  par  exemple,  les  nôtres; 
les  autres,  ceux  des  primitifs,  prélogiques,  c'est-à-dire 
dénués  des  principes  directeurs  de  la  pensée  logique, 
et  obéissant  à  des  lois  différentes  :  ces  deux  mentalités 
étant  exclusives  l'une  de  l'autre.  Il  n'était  pas  très 
difficile  ensuite  de  montrer  que  le  prélogisme  est  inte- 
nable. Mais  il  n'a  jamais  existé  que  par  la  grâce  de 
ceux  qui  ont  pris  la  peine  de  l'édifier  afin  de  l'abattre. 
Je  n'ai  pas  cru  nécessaire  de  me  défendre  contre  une 
réfutation  qui  pourfendait  une  absurdité  palpable,  et 
ne  portait  pas  réellement  sur  mes  travaux.  Il  est  vrai 
que  j'ai  employé  le  mot  «  prélogique  ».  Il  ne  s'ensuit 
pas  que  j'aie  soutenu  le  «  prélogisme  ».  Bulletin  de  la 
Société  française  de  philosophie,  août-septembre  1929, 


p.  109.  De  fait,  M.  Lévy-Bruhl  reconnaît  l'usage  de  la 
logique  par  les  primitifs  dans  l'ordre  technique  : 
«  Dans  la  pratique,  ils  ont  à  poursuivre,  pour  vivre,  des 
fins  que  nous  comprenons  sans  peine  et  nous  voyons 
que,  pour  les  atteindre,  ils  s'y  prennent  à  peu  près 
comme  nous  le  ferions  à  leur  place...  Il  n'est  guère  de 
société  si  basse  où  l'on  n'ait  trouvé  quelque  invention, 
quelque  procédé  d'industrie  ou  d'art,  quelque  fabri- 
cation à  admirer.  »  La  mentalité  primitive,  p.  51G.  «  Je 
reconnais  (pie  mon  étude  de  la  mentalité  primitive 
reste  très  incomplète,  parce  qu'elle  a  laissé  de  côté  les 
techniques  et  leur  histoire.  Au  fur  et  à  mesure  que 
nous  saurons  comment  elles  se  sont  développées  dans 
les  diverses  sociétés  nous  aurons  sans  doute  à  corriger 
l'idée  que  nous  nous  faisons  de  la  mentalité  primi- 
tive. »  Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie, 
février  1923,  p.  38.  Béponse  à  M.  Weber.  Cette  conces- 
sion de  M.  Lévy-Bruhl  a  une  grande  importance  en  ce 
qui  concerne  l'origine  de  l'idée  de  Dieu,  car  la  techni- 
que a  dû  fortifier  sinon  créer  l'idée  de  cause  et  l'idée 
de  cause  conduire  à  celle  de  création.  N'est-il  pas  signi- 
ficatif que  les  Babyloniens,  les  Hébreux  et  les  Égyp- 
tiens se  soient  représentés  Dieu  créant  l'homme  sous 
les  traits  de  l'ouvrier  modelant  l'argile? 

2.  Critique  des  philosophes.  • —  Il  reste  cependant  que 
des  penseurs  de  mentalités  très  diverses  ont  pu  estimer 
trop  tranchée  la  distinction  —  et  en  certains  passages 
on  pourrait  même  dire  l'opposition  — ■  que  Lévy-Bruhl 
établit  entre  la  mentalité  primitive  et  celle  des  civi- 
lisés. 

Eu  effet,  l'élément  de  participation  qu'il  signale 
dans  la  mentalité  des  primitifs  n'est  pas  absent  et 
surtout  ne  doit  pas  être  absent  de  la  nôtre.  «  L'âme 
primitive,  écrivait  M.  Maurice  Blondcl  en  1929,  est 
encombrée  d'images  parasitaires,  autour  de  l'idée  de 
«  participation  »;  d'accord  1  Mais  serait-il  faux  pour 
cela  de  sentir  avec  elle,  de  penser  et  de  savoir  mieux 
qu'elle  à  quel  point  notre  vie,  notre  action,  notre  pen- 
sée la  plus  personnelle,  la  plus  civilisée,  communient 
à  toute  la  nature,  marquent  partout  une  empreinte 
réelle,  conspirent  avec  le  tout,  consistent  (au  sens  le 
plus  concret,  le  plus  réaliste,  le  plus  positif  du  mot)  en 
une  «  participation  »  qui  va  à  l'infini  et  dépasse  toutes 
nos  idées  claires,  toute  notre  logique  formelle?  Et  ce 
qu'on  appelle  le  prélogisme  n'est-il  pas  L'enveloppe 
d'une  solidarité  dont  une  dialectique  réelle  et  parfaite 
déploierait  le  contenu  partout  cohérent? 

«  Ce  qui  est  factice,  antiscientifique,  antiphiloso- 
phique, c'est  la  mentalité  purement  analytique  et 
abstractive  qui  hypostasie  séparément  sujet  et  objet, 
individu  et  collectivité,  esprit  pur  et  matière  brute. 
Sans  doute  ces  distinctions  qui  paraissent  très  claires 
—  trop  claires  mêmes  — ■  sont  un  aspect  utile  à  dis- 
cerner et  à  intégrer,  une  phase  transitoire,  quelque 
chose  de  «  moyennement  vrai  »,  mais  cela  n'est  ni 
«  primitif  »,  ni  i  final  ».  Et  s'y  attacher  exclusivement, 
c'est  tomber  en  cet  état  d'esprit  qu'on  est  convenu 
d'appeler  «  primaire  »,  un  état  légitime  et  salutaire 
quand  il  critique  et  émonde  les  fictions  parasitaires, 
mais  qui  devient  factice  et  stérilisant  quand  il  élimi  le 
indûment  certaines  des  données  les  plus  vitales  et  les 
plus  fécondes  de  la  mentalité  native.  Le  primitif  vrai, 
c'est  justement  ce  qui  est  le  plus  fondamental  et  ne 
sera  jamais  périmé.  »  Bulletin  de  la  Société  française 
de  philosophie,  août-septembre  1929,  p.  133. 

C'est  dans  le  même  sens  que  M.  Gilson  affirmait,  en 
1923,  «  qu'il  est  impossible  de  poursuivre  jusqu'au  bout 
l'analyse  de  la  pensée  humaine  sans  y  rencontrer  un 
élément  spécifiquement  mystique  ».  Ibid.,  février  1923, 
p.  46. 

M.  Meyerson,  se  plaçant  à  un  tout  autre  point  de 
vue,  faisait  remarquer  que  dans  la  pensée  scientifique 
la  plus  rigoureuse  il  y  a  bien  une  sorte  de  participation. 


2203 


RELIGION.    LE    PRÉLOGISME,   CRITIQUE 


2204 


«  La  pensée  primitive,  nous  dit  M.  Lévy-Bruhl,  en 
usant  de  la  participation,  ne  s'astreint  pas,  comme 
la  nôtre,  à  éviter  la  contradiction  même  flagrante. 
Elle  ne  s'y  complaît  pas  gratuitement,  ce  qui  la  ren- 
drait régulièrement  absurde  à  nos  yeux.  Mais  elle  s'y 
montre  indifférente.  »  Cette  contradiction  consiste  en 
ce  que  «  les  objets,  les  êtres,  les  phénomènes  peuvent 
être,  d'une  façon  incompréhensible  pour  nous,  à  la  fois 
eux-mêmes  et  autre  chose  qu'eux-mêmes  ».  Bulletin... 
février  1923,  p.  18.  Ainsi  identité  et  diversité  sont 
énoncées  simultanément  et  semblent,  en  effet,  se  con- 
tredire. «  Mais  il  est  clair,  et  ressort  de  ce  terme  même 
de  participation,  que  ce  qui  est  affirmé  réellement, 
c'est  une  identité  partielle.  Le  Bororo  qui  maintient 
qu'il  est  un  arara  ne  prétend  pas  qu'il  est  absolument 
identique  à  un  tel  perroquet  rouge  à  tous  les  points  de 
vue;  ce  qu'il  veut  dire  c'est  qu'il  est  un  tel  à  certains 
égards,  qu'il  participe  aux  caractéristiques  qui  sont 
celles  de  l'arara.  »  Or,  il  en  est  de  même  dans  l'équation 
chimique.  «  Quand  le  chimiste  écrit  : 

Na  +  Cl  =  NaCl, 

cet  énoncé  constitue  sans  doute  une  manifestation 
de  l'espoir  secret  et  tenace  qu'il  nourrit,  en  grande 
partie  inconsciemment,  de  parvenir  à  une  explication 
de  cette  réaction,  ce  qui  évidemment  ne  pourra  se  faire 
que  si  l'on  démontre  que  la  diversité  entre  les  deux 
états  de  la  matière  représentés  respectivement  par  les 
symboles  qui  se  trouvent  à  gauche  et  à  droite  du  signe 
d'égalité  n'est  qu'apparente,  qu'elle  dissimule  une  iden- 
tité foncière.  Mais  tout  de  même,  et  si  parfait  que  l'on 
puisse  imaginer  le  succès  de  cette  explication  dans 
l'avenir,  il  demeure  certainement  inimaginable  qu'elle 
fasse  jamais  disparaître  cette  diversité  qu'un  métal 
mou  et  un  gaz  verdàtre  soient  reconnus  comme  iden- 
tiques à  tous  égards  à  un  sel  incolore;  la  diversité 
n'était  qu'apparente,  mais  il  restera  toujours  qu'il  y 
avait  au  moins  diversité  de  l'apparence.  Donc,  si  l'on 
a  l'audace  de  formuler  l'énoncé,  c'est  parce  que  l'on 
sait  d'avance  que  celui  qui  lira  la  formule  ne  nous 
prendra  pas  au  mot,  qu'il  n'y  verra  jamais  que  l'affir- 
mation d'une  identité  partielle...  Ainsi  le  primitif  en 
liant  les  phénomènes  selon  le  mode  en  question,  ne 
sort  pas  pour  cela  du  moule  général  de  notre  intellect. 
En  affirmant  qu'il  participe  aux  caractéristiques  de 
l'arara  tout  en  restant  homme,  il  raisonne  comme  le 
chimiste  qui  réunit  par  un  signe  d'égalité  les  substances 
présentes  avant  et  après  la  réaction...  Car,  dans  aucun 
de  ces  cas,  nous  ne  croyons  nécessaire  d'énoncer  des 
restrictions,  pourtant  très  essentielles,  que  notre  pen- 
sée formule  implicitement.  »  Bulletin...,  août-septem- 
bre 1929,  p.  136-137. 

Puis  s'agit-il  vraiment  même  dans  l'ordre  mystique 
d'une  pensée  prélogique?  11  vaudrait  mieux  parler, 
fait  observer  M.  Belot,  d'une  pensée  précritique.  «  Tout 
le  travail  de  M.  Lévy-Bruhl  contribue,  en  effet,  à  nous 
montrer  que  le  primitif  suit  une  certaine  logique,  même 
dans  les  pensées  qui  nous  paraissent  les  plus  aberrantes. 
[Voir  par  exemple,  Mentalité  primitive,  p.  504.  «  Mais 
si  l'on  entre  dans  la  façon  de  penser  et  de  sentir  des 
indigènes,  si  l'on  remonte  aux  représentations  collec- 
tives et  aux  sentiments  d'où  leurs  actes  découlent, 
leur  conduite  n'a  plus  rien  d'absurde.  Elle  en  est,  au 
contraire,  la  conséquence  légitime.  De  leur  point  de 
vue  l'ordalie  est  une  sorte  de  réactif,  seul  capable  de 
déceler  un  pouvoir  malin  qui  a  dû  s'incarner  dans  un 
ou  plusieurs  membres  du  groupe  social.  »|  Le  primitif 
raisonne  d'une  certaine  manière.  Ce  qui  lui  manque 
évidemment  surtout,  c'est  la  critique  dans  L'établis- 
sement de  ses  prémisses,  dans  la  vérification  de  ses 

inférences.  Nous  comprenons  fort  bien,  par  nos  pro- 
pres faiblesses  Intellectuelles,  ce  que  c'est  (pic  penser 
sans  critique.  »  Bulletin...,  février  1923,  p.  33-34. 


D'ailleurs,  si  l'on  suppose  une  mentalité  prélogique 
d'une  autre  nature  que  la  mentalité  des  civilisés,  on  ne 
peut  plus  expliquer  la  survivance  de  la  superstition. 
«  On  parle  bien  d'une  mentalité  «  primitive  »  qui  se- 
rait aujourd'hui  celle  des  races  inférieures,  qui  aurait 
jadis  été  celle  de  l'humanité  en  général  et  sur  le 
compte  de  laquelle  il  faudrait  mettre  la  superstition. 
Si  l'on  se  borne  ainsi  à  grouper  certaines  manières  de 
penser  sous  une  dénomination  commune  et  à  relever 
certains  rapports  entre  elles,  on  fait  œuvre  utile  et 
inattaquable  :  utile,  en  ce  qu'on  circonscrit  un  champ 
d'études  ethnologiques  et  psychologiques  qui  est  du 
plus  haut  intérêt;  inattaquable,  puisque  l'on  ne  fait 
que  constater  l'existence  de  certaines  croyances  et  de 
certaines  pratiques  dans  une  humanité  moins  civilisée 
que  la  nôtre.  Là  semble  d'ailleurs  s'en  être  tenu 
M.  Lévy-Bruhl  dans  ses  remarquables  ouvrages,  sur- 
tout dans  les  derniers.  Mais  on  laisse  alors  intacte  la 
question  de  savoir  comment  des  croyances  et  des  pra- 
tiques aussi  peu  raisonnables  ont  pu  et  peuvent  encore 
être  acceptées  par  des  êtres  intelligents.  A  cette  ques- 
tion nous  ne  pouvons  pas  nous  empêcher  de  chercher 
une  réponse.  Bon  gré,  mal  gré,  le  lecteur  des  beaux 
livres  de  M.  Lévy-Bruhl  tirera  d'eux  la  conclusion  que 
l'intelligence  humaine  a  évolué;  la  logique  naturelle 
n'aurait  pas  toujours  été  la  même,  la  «  mentalité  pri- 
«  mitive  »  correspondrait  à  une  structure  fondamentale 
différente,  que  la  nôtre  aurait  supplantée  et  qui  ne  se 
rencontre  aujourd'hui  que  chez  des  retardataires.  Mais 
on  admet  alors  que  les  habitudes  d'esprit  acquises  par 
les  individus  au  cours  des  siècles  ont  pu  devenir  héré- 
ditaires, modifier  la  nature  et  donner  une  nouvelle 
mentalité  à  l'espèce.  Bien  de  plus  douteux.  [On  pro- 
fesse de  plus  en  plus  de  nos  jours  la  non-hérédité  des 
caractères  acquis.]  A  supposer  qu'une  habitude  contrac- 
tée par  les  parents  se  transmette  jamais  à  l'enfant, 
c'est  un  fait  rare,  dû  à  tout  un  concours  de  circons- 
tances accidentellement  réunies;  aucune  modification 
de  l'espèce  ne  sortira  de  là.  Mais  alors,  la  structure 
de  l'esprit  restant  la  même,  l'expérience  acquise  par 
les  générations  successives,  déposée  dans  le  milieu  so- 
cial et  restituée  par  ce  milieu  à  chacun  de  nous,  doit 
suffire  à  expliquer  pourquoi  nous  ne  pensons  pas 
comme  le  non-civilisé,  pourquoi  l'homme  d'autrefois 
différait  de  l'homme  actuel.  L'esprit  fonctionne  de 
même  dans  les  deux  cas,  mais  il  ne  s'applique  peut- 
être  pas  à  la  même  matière,  probablement  parce  que 
la  société  n'a  pas,  ici  et  là,  les  mêmes  besoins.  » 
H.  Bergson,  Les  deux  sources  de  la  morale  et  de  la  reli- 
gion, Paris,  1932,  p.  106  et  107. 

3.  Critique  des  ethnologues.  —  Les  ethnologues  ont 
leurs  difficultés  à  faire  à  la  théorie  de  M.  Lévy-Bruhl 
aussi  bien  que  les  philosophes. 

«  Il  ne  distingue  aucunement  entre  populations  plus 
primitives  et  plus  évoluées.  Traitant  les  «  non-civili- 
«  ses  »  comme  une  masse  homogène  il  attribue  à  l'en- 
semble, sinon  toutes  les  erreurs  de  logique  qu'il  relève 
au  cours  de  ses  lectures,  du  moins  la  même  dose  de 
«  mysticisme  »  ou  de  «  prélogisme  ».  Il  y  a  cependant 
plus  qu'une  simple  nuance  entre  des  populations  par- 
venues à  un  stade  avancé  d'organisation  sociale,  bou- 
leversées par  une  série  d'immigrations  et  accusant 
des  mélanges  culturels  évidents  (comme  en  Malaisie, 
en  Polynésie,  à  Madagascar,  dans  certains  royaumes 
de  l'Afrique)  et  des  civilisations  comme  celles  des 
Paléo-australiens,  des  Paléo-asiates,  des  Paléo-cali- 
forniens, comme  celle  des  Pygmées  surtout,  dont  l'or- 
ganisation sociale  et  le  genre  de  vie  en  sont  encore  au 
stade  le  plus  rudimentaire,  et  que  leur  réclusion,  en 
marge  des  continents  ou  dans  les  refuges  les  moins 
accessibles,  a  tenus  de  manière  plus  ou  moins  absolue 
à  l'abri  des  influences  étrangères.  Or,  il  se  trouve  préci- 
sément que  les  Pygmées,  pour  ne  parler  que  d'un  cas 


2205 


RELIGION.    THÉORIE    SOCIOLOGIQUE,    EXPOSÉ 


2206 


plus  clair,  font  à  la  magie  et  à  l'animisme  une  place 
minime; plus  manifestement  «primitifs  »,  ils  se  révèlent 
moins  «  prélogiques  »  que  nombre  de  peuplades  moins 
arriérées.  »  «  Je  demande  ingénument,  écrit  le  R.  P. 
Schumacher,  M.  A.,  actuellement  en  mission  chez  les 
Pygmées  du  Ruanda  [Est-Africain],  à  quoi  servaient 
les  quelques  amulettes  que  je  voyais  chezl'un  ou  l'au- 
tre. «  Ce  sont  des  porte-bonheur,  me  fut-il  répondu.  » 
Je  crus  le  moment  propice  pour  les  sonder...  Pour 
cela,  je  pris  le  parti  des  superstitions.  «  Il  me  semble, 
«  leur  dis-je,  que  les  esprits  exercent  une  influence  né- 
«  faste.  »  De  suite,  une  discussion  s'engage.  «  On  ne  peut 
t  en  douter,  disent  les  uns,  pourquoi  tant  de  monde  a-t- 
«  il  été  fauché  par  la  dernière  épidémie?  Là,  il  y  a  une 
«  intervention  de  forces  majeures!  »  —  Un  rire  ■ —  «  Es- 
«  prit  s?  Ah  bah  !  Les  esprits,  qu'ont-ils  à  voir  là-dedans? 
«  Ce  fut  une  maladie  comme  toutes  les  autres!  »  Ils  ne 
purent  s'entendre,  preuve  manifeste  qu'ici  une  croyance 
étrangère  [empruntée  aux  Bantous,  leurs  voisins],  se 
surajoute  à  leur  foi  primitive.  »  Semaine  internationale 
d'ethnologie  religieuse,  1926,  p.  271-272.  (Le  passage 
avant  la  citation  du  P.  Schumacher  est  du  P.  Pinard 
de  La  Boullaye,  L'étude  comparée  des  religions,  t.  n, 
Les  méthodes,  2e  éd.,  Paris,  1929,  p.  217.) 

«  M.  Lévy-Bruhl  se  permet  de  plus  des  simplifica- 
tions et  des  généralisations  étranges.  «  Partout,  dit-il, 
«  [nous  soulignons|  dans  les  sociétés  inférieures,  la 
«  mort  requiert  une  explication  autre  que  les  causes 
«  naturelles.  »  Mentalité  primitive,  p.  20.  Quelques  té- 
moignages autorisés  suffiront  à  montrer  l'exagération. 

«Chez  les  Basongos,  d'après  MM.  E.  Torday  et  T. -A. 
Joyce,  «  la  mort  est  souvent  attribuée  à  des  pratiques 
«  de  sorcellerie;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  mort 
«  naturelle  est  parfaitement  reconnue  ».  Notes  ethno- 
graphiques sur  les  populations  habitant  le  bassin  du 
Kasai  et  du  Kwango  oriental,  Bruxelles,  1922,  p.  29. 
Chez  la  plupart  des  peuples  du  Sud-Ouest  congolais, 
la  mort  naturelle  est  admise,  quoique,  sauf  dans  le  cas 
de  mort  violente,  elle  soit  souvent  attribuée  à  une 
influence  naturelle  mauvaise,  connue  sous  le  nom  de 
moloki.  lbid.,  p.  289...  Chez  les  Tofoké,  «  il  existe 
«  trois  causes  de  mort  reconnues,  la  maladie,  la  violence 
«  et  la  magie...  »  lbid.,  p.  206. 

«  Le  nègre  d'Angola,  écrit  J.-A.  Correira,  commence 
«  par  ne  voir  dans  la  mort  rien  de  naturel.  Excepté  pour 
«  les  morts  d'un  grand  âge  dont  il  veut  bien  encore  croire 
«  que  Dieu  les  a  emportés.  Il  veut  savoir  qui  a  mangé 
«  l'âme  du  défunt.  »  Ethnographie  d'Angola,  dans  An- 
thropos,  t.  xx,  1925,  p.  330. 

«  La  mort  paraît  naturelle  chez  le  vieillard,  rapporte, 
«  au  sujet  des  A-Babuas,  le  Dr  Védy,  mais  chez  lui  seu- 
«  lement.  Chez  l'individu  jeune,  elle  est  toujours  attri- 
«  buée  à  la  malveillance,  soit  d'un  autre  homme,  soit 
«  d'un  esprit  malfaisant...  »  Bulletin  de  la  Société  royale 
belge  de  géographie,  t.  xxvm,  1904,  p.  267. 

Un  observateur  de  grand  crédit,  Sir  W.-B.  Spencer, 
écrit  au  sujet  des  Australiens  du  Nord  :  «  Les  natifs 
«  n'ont  pas  l'idée  de  malaise  ou  de  peine  d'aucune  sorte 
«  qui  soit  dû  à  autre  chose  qu'à  la  magie  malfaisante, 
«  evil  magie...  »  Ce  serait  bien  la  thèse  de  M.  Lévy- 
Bruhl,  si  l'auteur  n'ajoutait  aussitôt  :  «exception  faite 
«  pour  ce  qui  est  causé  par  un  accident  actuel  qu'ils  peu- 
«  vent  voir.  »  Et  plus  loin  :  «  Toute  chose  qu'ils  ne  peuvent 
«  comprendre,  ils  l'associent  avec  la  magie  malfaisante.  » 
Native  Tribes  of  the  Northern  Terrilory  of  Australia, 
Londres,  1914,  p.  37.  En  somme,  ces  Australiens  re- 
courent à  l'explication  magique  pour  les  cas  qu'ils 
jugent  anormaux;  ils  distinguent  donc;  dans  une  cer- 
taine mesure  ils  raisonnent  correctement.  »  H.  Pinard 
de  La  Boullaye,  op.  cit.,  t.  n,  p.  217-218. 

Ajoutons  que  M.  Lévy-Bruhl  adopte  sur  le  mana 
ces  généralisations  arbitraires  que  nous  avons  criti- 
quées plus  haut,  en  parlant  du  prémagisme. 


Enfin  nous  verrons  plus  loin  le  nombre  croissant 
d'observations  de  plus  en  plus  méthodiquement 
conduites  qui  prouvent  l'existence  de  l'idée  d'êtres 
suprêmes  chez  les  plus  primitifs  d'entre  les  primitifs. 
Voir  ci-dessous,  col.  2223-2238.  Ceci  contredit  ce 
que  M.  Lévy-Bruhl  affirme  si  souvent  de  l'indistinc- 
tion  des  forces  mystiques.  Or,  longtemps  silencieux  à 
cet  égard,  ce  n'est  que  dans  la  préface  de  son  ouvrage 
sur  Le  surnaturel  (1931)  qu'il  s'explique  sur  le  sujet... 
par  une  pure  et  simple  fin  de  non-recevoir.  «  Des  re- 
cherches comme  celles-ci  évoquent  inévitablement  de- 
vant l'esprit  de  grands  problèmes  soulevés  depuis 
longtemps,  et  aujourd'hui  encore  passionnément  dis- 
cutés :  «  Les  primitifs  ont-ils  une  religion?  Si  oui, 
«  laquelle?  Possèdent-ils  l'idée  d'un  Dieu  suprême? 
«  etc.  »  Elles  semblent  en  effet  côtoyer  ces  questions. 
Mais  elles  n'y  entrent  jamais.  A  vrai  dire,  elles  ne  sau- 
raient le  faire;  elles  sont  situées  sur  un  autre  plan. 

«  On  dira  peut-être  qu'en  refusant  de  poser  ces  pro- 
blèmes, et  par  conséquent  d'en  discuter  les  solutions, 
par  là-même  je  rejette  implicitement  certaines  d'entre 
elles  plutôt  que  les  autres,  et  que  je  les  élimine  ainsi 
par  prétention.  Il  n'en  est  rien.  Comment  prendrais-je 
parti  dans  un  débat  auquel  je  reste  étranger?  Ce  n'est 
pas  telle  ou  telle  réponse  à  la  question  que  j'écarte; 
c'est  la  question  même  que  je  ne  crois  pas  devoir  trai- 
ter. Je  ne  pourrais  le  faire  sans  abandonner  la  concep- 
tion de  la  mentalité  primitive  que  je  crois  conforme 
aux  faits,  la  méthode  que  je  suis  depuis  le  début  de 
ces  travaux  et  enfin  les  résultats  qu'elle  m'a  permis 
d'obtenir.  »  P.  ix.  Mais  ici  il  ne  s'agit  pas  de  problèmes, 
mais  d'un  fait,  d'un  fait  dont  l'ample  démonstration 
par  le  P.  Schmidt  n'a  pas  pu  échapper  à  M.  Lévy- 
Bruhl  puisqu'il  cite  la  revue  Anlhropos  dirigée  par  ce 
Père  (à  la  p.  155  de  son  livre  sur  le  Surnaturel),  d'un 
fait  qui  a  une  importance  particulière  clans  le  cas  pré- 
sent, puisque  tous  les  ouvrages  de  notre  auteur  vont  à 
éliminer  la  notion  des  dieux  et  de  Dieu  et  la  notion 
même  du  surnaturel  chez  les  primitifs  et  que  ce  fait 
c'est  surtout  l'existence  de  la  foi  à  un  Être  suprême  et 
non  seulement  à  des  divinités  quelconques  chez  les 
populations  les  plus  arriérées  de  l'humanité  contem- 
poraine. Le  fait  existe  ou  n'existe  pas,  tout  le  problème 
est  là,  il  doit  être  résolu  même  au  prix  de  l'abandon  de 
la  conception,  de  la  méthode  et  des  résultats  obtenus 
par  M.  Lévy-Bruhl. 

Pour  l'une  ou  l'autre  ou  plusieurs  des  raisons  que 
nous  venons  de  développer,  la  thèse  de  M.  Lévy-Bruhl 
a  été  vivement  critiquée  en  Amérique  par  Boas, 
A. -A.  Goldenweiser,  A. -M.  Tozzer,  P.  Radin  et  B.  Ma- 
linowski  —  en  Angleterre  par  G.-G.-J.  Webb,  E.-G. 
Bartlctt,  L.-T.  Hobhouse,  W.  Me  Dougall  —  en 
Allemagne  et  Autriche  par  Fr.  Graebner,  W.  Schmidt, 
J.  Lindworsky, —  en  France  par  H.  Berr,  dans  La  syn- 
thèse en  histoire,  Paris,  1911,  par  R.  Allier,  Psychologie 
de  la  conversion,  Paris,  1925;  Les  non-civilisés  et  nous, 
Paris,  1927;  par  O.  Leroy,  La  raison  primitive,  1927. 
(Voir  les  références  pour  les  auteurs  étrangers  dans 
H.  Pinard  de  La  Boullaye,  op.  cit.,  t.  n,  p.  222,  note  1.) 

IV.   TBÉORIE  SOCIOLOGIQUE  D'EMILE  DURKHEIM.  — 

1°  Exposé.  —  Comme  les  tenants  du  magisme  et  du 
prémagisme,  comme  M.  Lévy-Bruhl  aussi,  É.  Durkheim 
a  vigoureusement  réagi  contre  l'animisme  de  Tylor, 
mais  d'un  point  de  vue  différent  de  celui  de  ces  ethno- 
logues. Pour  ce  penseur  —  nous  disons  penseur  car  son 
système  a  bien  la  généralité  d'une  métaphysique  —  la 
Société  est  l'explication  de  tout  ce  qui  élève  l'homme 
au-dessus  de  la  pure  animalité  et  particulièrement 
l'explication  de  la  religion,  élément  capital  et  irrem- 
plaçable de  sa  vie  supérieure.  Sans  doute  Lévy-Bruhl 
se  rattache  par  certains  côtés  à  l'école  sociologique,  et 
il  s'est  adonne  à  l'étude  des  conceptions  collectives, 
mais  il  s'est  refusé  à  courir  l'aventure  d'une  explica- 


2207 


RELIGION.   THÉORIE    SOCIOLOGIQUE,    EXPOSÉ 


2208 


tion  foncière  de  la  mentalité  humaine  et  de  la  religion 
par  la  considération  exclusive,  ou  à  peu  près,  de  la 
Société.  (Cf.  ses  échanges  d'idées  avec  M.  Mauss  dans 
la  séance  de  la  Société  française  de  philosophie  sur 
l'Ame  primitive,  en  1929.) 

C'est  progressivement  que  Durkheim  est  arrivé  à  sa 
conception  de  la  nature  et  de  l'origine  de  la  religion. 
En  1898  il  puhlie,  dans  le  second  volume  de  l'Année 
sociologique,  un  mémoire  intitulé  :  De  la  définition  des 
phénomènes  religieux,  en  même  temps  que  ses  disciples 
II.  Hubert  et  M.  Mauss  y  étudient  la  nature  et  lu  [onction 
du  sur  ri /ire.  En  1901,  dans  le  t.  v  de  la  même  publication, 
il  fait  paraître  une  Note  sur  le  totémisme,  et  en  1902, 
dans  le  t.  vr,  un  essai  en  collaboration  avec  Mauss  sur 
quelques  formes  primitives  de  classification,  contribu- 
tion à  l'étude  des  représentations  collectives.  De  1903 
à  1906,  il  accueille  encore  quelques  travaux  de  ses  dis- 
ciples sur  les  phénomènes  religieux  ou  en  connexion 
avec  la  religion,  en  particulier,  dans  le  t.  vu,  celui  de 
MM.  Hubert  et  Mauss  sur  la  magie  (1903).  Mais  ce  n'est 
qu'en  1912  que  Durkheim  donne  ses  vues  définitives 
sur  la  religion,  dans  une  vaste  synthèse  d'une  dialec- 
tique vigoureuse  sinon  toujours  convaincante  :  Les 
formes  élémentaires  de  la  vie  religieuse,  Paris,  1912, 
017  p. 

Pour  bien  comprendre  la  position  intellectuelle  de 
l'auteur,  il  faut  tenir  compte  d'un  certain  nombre 
d'idées  directrices  qu'il  suppose  acquises  au  cours  de 
son  exposé.  Toute  notre  vie  psychique  est  dominée 
par  un  certain  nombre  d'impératifs  sociaux,  moraux, 
rationnels  et  religieux.  Et  ces  impératifs  divers,  qui 
nous  imposent  nombre  de  contraintes,  ont  tous  leur 
origine  dans  les  derniers  énumérés  :  les  obligations 
religieuses,  dogmes  et  rites.  Or  ces  impératifs  ne  pro- 
viennent pas  de  la  conscience  individuelle,  qu'ils  dé- 
bordent infiniment  dans  le  temps  et  l'espace,  nous 
arrivant  d'un  lointainpasséetnoussurvivant  et  s'éten- 
dant  à  un  grand  nombre  de  nos  semblables.  Ce  ne  sont 
pas  des  «  idées  innées  »,  car  ils  n'ont  pas  l'immuta- 
bilité de  ces  dernières  et  varient  grandement  suivant 
les  temps  et  les  lieux,  et  innéité  suppose  origine  di- 
vine, c'est-à-dire  un  de  ces  éléments  étrangers  à  la 
nature  que  la  science  expérimentale,  dont  la  science 
des  religions  est  une  partie,  doit  ignorer.  Il  n'y  a  que 
la  Société  qui  puisse  expliquer  les  impératifs  directeurs 
de  notre  vie  la  plus  haute,  parce  que  d'abord  elle  do- 
mine l'individu  dans  le  temps  et  l'espace,  qu'elle  est 
dans  la  nature,  qu'elle  évolue  suivant  le  temps  et  les 
lieux. 

L'objet  de  la  recherche  en  détermine  la  méthode. 
Les  impératifs  religieux  étant  des  faits  sociaux  doivent 
être  étudiés  comme  tels,  c'est-à-dire  comme  des  réa- 
lités sui  generis,  constituant  des  synthèses  spécifique- 
ment différentes  des  réactions  des  consciences  indi- 
viduelles qui  leur  servent  de  support  :  le  groupe,  la 
foule  ne  pensent  pas  comme  l'individu.  D'où  cette 
règle  de  la  méthode  sociologique  :  «  Toutes  les  fois 
qu'un  fait  social  est  directement  expliqué  par  un  phé- 
nomène psychique,  on  peut  être  assuré  que  l'explica- 
tion est  fausse.  »  Les  règles  de  la  méthode  sociologique, 
Paris,  1895.  Et  pour  ne  pas  traiter  le  fait  social  comme 
le  l'ait  psychique  et  l'observer  en  pur  savant,  il  faut 
le  manipuler  comme  une  chose,  «  La  première  règle  et 
la  plus  fondamentale  est  de  considérer  les  faits  so- 
ciaux ci  un  me  des  choses.  »  Ibid.,  p.  20.  On  étudiera  donc 
leurs  aspects  extérieurs,  rites,  actions.  Institutions, 
qui  peuvent  se  prêter  à  des  déterminations  d'ordre 
objectif,  voire  même  à  des  précisions  statistiques  en 
('•cariant  toutes  les  »  prénotions  »  et  interprétations 
subjectives.  Enfin,  '  entre  tous  les  faits  sociaux, 
c'est  au  t  ype  rudimentaire  qu'il  convient  de  s'al  t  acher 
de  préférence,  car  11  contienl  à  l'étal  simple  tout  ce  qui 
doit  se  présenter  plus  laid  avec  des  développements 


qui  rendent  difficile  l'observation.  Grâce  à  lui  on  peut 
débrouiller  les  formes  les  plus  évoluées  qui  ne  sont  que 
la  complication,  la  différenciation  du  fait  initial  lui- 
même  ».  A.  Bros,  L'cllinologie  religieuse,  Paris,  1923, 
p.  258. 

Ces  postulats  présupposés,  Durkheim  aborde  dans 
son  livre  premier  un  certain  nombre  de  questions  pré- 
liminaires. Il  croit  nécessaire  de  commencer  par  une 
définition  de  la  religion,  «  sans  quoi  nous  nous  expose- 
rions, soit  à  appeler  religion  un  système  d'idées  et  de 
pratiques  qui  n'aurait  rien  de  religieux,  soit  à  passera 
côté  de  faits  religieux  sans  en  apercevoir  la  véritable 
nature  ».  P.  31.  Il  se  refuse  ensuite  à  définir  la  religion 
par  le  surnaturel  et  le  mystérieux,  comme  l'ont  fait 
1 1.  Spencer  et  Max  Miiller,  parce  que  l'idée  de  mystère, 
si  souvent  qu'on  la  rencontre  dans  les  religions,  a  subi 
de  fortes  éclipses  au  cours  de  leur  histoire,  par  exemple 
au  XVIIe  siècle,  où  s'accordaient  sans  peine  foi  et  rai- 
son, et  que  les  primitifs  n'ayant  pas  l'idée  d'un  ordre 
de  la  nature  ne  sauraient  avoir  celle  de  réalités  qui  la 
dépasseraient,  d'un  véritable  surnaturel.  —  L'idée  de 
Dieu  ne  rentre  pas  non  plus  dans  la  définition  de  la 
religion,  parce  qu'il  y  a  des  religions  athées,  comme  le 
bouddhisme  et  le  jaïnisme  primitifs  et  que,  dans  les  reli- 
gions mêmes  qui  s'adressent  à  des  dieux,  il  y  a  des  rites 
contraignant  par  eux-mêmes  et  étrangers  comme  tels 
à  la  divinité.  I'.  40-49.  En  somme  il  n'y  a  que  deux 
éléments  essentiels  communs  à  toutes  les  religions  :  la 
notion  du  sacré  et  le  caractère  collectif  des  croyances 
et  des  rites.  «  La  division  du  monde  en  deux  domaines, 
comprenant,  l'un  tout  ce  qui  est  sacré,  l'autre  tout  ce 
qui  est  profane,  tel  est  le  trait  distinctif  de  la  pensée 
religieuse.  »  P.  50-51.  Cette  division  n'est  pas  nécessai- 
rement de  l'ordre  hiérarchique,  en  ce  sens  que  le  sacré 
serait  toujours  supérieur  au  profane,  mais  elle  est 
absolue.  De  plus,  rites  et  croyances  sont  la  chose  du 
groupe  et  en  font  l'unité.  On  peut  donc  définir  la  reli- 
gion comme  il  suit  :  «  Une  religion  est  un  système  soli- 
daire de  croyances  et  de  pratiques  relatives  à  des  choses 
sacrées,  c'est-à-dire  séparées,  interdites,  croyances  et 
pratiques  qui  unissent  en  une  même  communauté  mo- 
rale, appelée  Église,  tous  ceux  qui  y  adhèrent.  »  P.  65. 
(Souligné  dans  le  texte).  Cette  définition  permet  d'éli- 
miner comme  explication  de  l'origine  de  la  religion  et 
l'animisme  (voir  plus  haut,  col.  2190  les  objections  que 
Durkheim  fait  à  l'animisme)  et  le  naturisme  (système 
de  Max  Mùller  qui  fait  des  dieux  des  personnifications 
des  forces  de  la  nature,  les  mots  substantifiant  les 
choses;  numina  nomina  et  qui  est  de  nos  jours  totale- 
ment abandonné),  parce  qu'ils  ne  tiennent  point 
compte  des  notions  de  sacré,  ni  d'Église.  De  plus  l'un 
et  l'autre  de  ces  systèmes  font  de  la  religion  une  vaste 
et  pure  et  simple  illusion,  ce  qui  rend  incompréhen- 
sible sa  persistance. 

C'est  le  totémisme  qui  est  la  religion  élémentaire  et 
qui  explique  l'origine  même  de  toutes  les  croyances  et 
de  tous  les  rites,  parce  que  le  sacré  n'y  est  autre  que 
le  social  et  que  cette  réduction  est  la  seule  manière 
de  ne  pas  faire  du  sacré  un  concept  exclusivement 
hallucinatoire.  Durkheim  annonce  qu'il  l'étudiera  chez 
les  Australiens,  d'après  les  relations  des  explorateurs 
Baldwin  Spencer  et  F.  J.  Gillen  (The  native  Tribes  of 
Central  Australia,  Londres,  1899;  The  norlhern  Tribes 
of  Central  Australia,  Londres,  1901),  et  du  mission- 
naire allemand  Karl  Strehlow  (Oranda  et  Loritia  de 
l'Australie  centrale,  en  allemand,  en  1912,  Strehlow 
vivait  en  Australie  depuis  1892),  parce  que  leur  toté- 
misme serait  le  plus  primitif  et  le  plus  simple  de  tous. 
Il  se  réserve  cependant  de  le  comparer  ici  ou  là.  à  celui 
des  Indiens  de  l'Amérique  du  Nord,  parce  que,  chez 
ces  derniers,  des  lignes  essent  ici  les  de  la  structure  sociale 
restent  ce  qu'elles  sont  en  Australie,  c'est  toujours 
l'organisation  à  base  de  clans  »  (p.  136)  et  qu'  «en  se- 


2209 


RELIGION.    THÉORIE   SOCIOLOGIQUE,    EXPOSÉ 


2210 


coud  lieu,  pour  bien  comprendre  une  institution,  il  est 
souvent  bon  de  la  suivre  jusqu'à  des  phase» avancées 
de  son  évolution,  c'est  parfois  quand  elle  est  pleine- 
ment développée  que  sa  signification  véritable  appa- 
raît avec  le  plus  de  netteté  ».  P.  137-138. 

La  majeure  partie  de  l'ouvrage  de  Durkheim  (1.  II 
et  III)  est  consacrée  à  la  description,  fortement  inter- 
prétée de  la  religion  lolémique;  croyances  (1.  II)  et 
culte  (1.    III). 

Dans  la  vie  collective  des  tribus  australiennes,  c'est 
le  clan  qui  tient  la  place  principale.  Tous  les  membres 
du  clan  se  considèrent  comme  parents,  alors  même 
qu'il  n'y  a  pas  de  lien  de  consanguinité  entre  eux  et 
du  seul  fait  qu'ils  sont  désignés  par  un  seul  mot.  Ce 
mot  est  le  nom  «  d'une  espèce  déterminée  de  choses 
matérielles  avec  lesquelles  il  (le  clan)  croit  soutenir 
des  rapports  très  particuliers,...  notamment  des  rap- 
ports de  parenté  ».  P.  143.  «  Quant  au  nom  de  totem, 
c'est  celui  qu'emploient  les  Ojibway,  tribu  algonkine, 
pour  désigner  l'espèce  de  choses  dont  un  clan  porte  le 
nom.  »  P.  144.  Les  objets  qui  servent  de  totems  sont 
normalement  des  plantes  ou  des  animaux,  et  normale- 
ment aussi  le  totem  est  l'espèce,  non  l'individu. 
Exceptionnellement  il  y  a  des  totems-choses  ou  événe- 
ments :  pluie,  grêle,  lune,  soleil,  été,  hiver,  tonnerre, 
etc.,  et  des  totems-ancêtres.  Il  y  a  des  totems  de  phra- 
tries (groupes  de  clans  inférieurs  aux  tribus)  et  de 
classes  matrimoniales  (subdivisions  de  phratries,  il 
faut  se  marier  en  dehors  de  sa  classe,  c'est  le  principe 
de  l'exogamie).  Les  emblèmes  des  totems  sont  des  des- 
sins, des  tatouages  ou  des  objets  sacrés,  pièces  de  bois 
ou  pierres  polies  avec  gravure  des  totems,  employés 
lors  de  certaines  cérémonies  (churinga,  nartunja, 
warunga).  Le  caractère  sacré  du  totem  ressort  du 
fait  qu'il  est  interdit,  sauf  cas  exceptionnels,  de  tuer 
et  de  manger  l'animal  totémique,  de  cueillir  la  plante- 
totem  (quand  il  s'agit  des  membres  du  clan).  Il  y  a 
aussi  des  interdits  de  contact  (tabous).  L'homme  est 
apparenté  au  totem; il  en  porte  le  nom, et  dans  ce  mi- 
lieu »  l'identité  du  nom  passe  pour  impliquer  une  iden- 
tité de  nature  ».  P.  190.  Il  y  a  des  totems  individuels 
et  des  totems  de  sexe.  Tout  se  classe  d'après  les  totems, 
et  leurs  rapports  indiquent  l'organisation  de  la  tribu. 
Ce  classement  a  été  l'origine  (religieuse)  des  catégo- 
ries de  la  logique. 

Il  ne  faut  chercher  l'origine  du  totémisme  ni  dans 
l'animisme,  ni  dans  le  naturisme  réfutés  plus  haut,  ni 
dans  une  religion  antérieure  quelconque,  car  il  est  lié, 
chez  les  Australiens,  «  à  l'organisation  sociale  la  plus 
primitive  que  nous  connaissions  et  même,  selon  toute 
vraisemblance,  qui  soit  concevable  »  (p.  267),  ni  dans 
un  état  de  choses  étranger  à  la  religion  (contre  Fra- 
zer,  seconde  manière,  et  contre  A.  Lang)  parce  qu'il  a 
un  caractère  religieux  indéniable,  mais  en  lui-même. 

Ici  M.  Durkheim  reprend  l'idée  du  maria  des  préani- 
mistes et  de  Frazer  en  insistant  sur  le  caractère  ori- 
ginairement impersonnel  qu'il  revêtirait.  «  Ce  que 
nous  retrouvons  à  l'origine  et  à  la  base,  ce  ne  sont  pas 
des  objets  ou  des  êtres  déterminés  et  distincts,  qui 
possèdent  par  eux-mêmes  un  caractère  sacré,  mais  ce 
sont  des  pouvoirs  indéfinis,  des  forces  anonymes,  plus 
ou  moins  nombreuses  selon  les  sociétés,  parfois  même 
ramenées  à  l'unité,  et  dont  l'impersonnalité  est  stric- 
tement comparable  à  celle  des  forces  physiques  dont 
les  sciences  de  la  nature  étudient  les  manifestations.» 
P.  286.  Or,  —  et  ici  Durkheim  ajoute  aux  concep- 
tions préanimistes  une  idée  nouvelle,  au  moins  sous  la 
forme  rigoureuse  qu'il  lui  a  donnée  —  le  mana  n'est 
autre  que  la  traduction  en  termes  sensibles  de  l'action 
que  la  société  exerce  sur  l'individu.  Cette  action  so- 
ciale éveille  la  sensation  du  sacré  et  du  divin,  parce 
que  seule  la  société  est  revêtue  d'autorité  morale  et 
que  seule  elle  élève  l'individu  au-dessus  de  lui-même. 


Les  alternatives  de  la  vie  des  tribus  australiennes 
expliquent  que  chez  elles  les  pensées  et  les  sentiments 
collectifs  prennent  à  certaines  époques  une  intensité 
voisine  de  la  frénésie.  Tantôt  le  clan  se  disperse  pour 
la  provende,  chasse  et  pêche.  Tantôt  il  se  réunit  —  et 
parfois  avec  d'autres  clans  — ■  et  alors  on  célèbre  une 
fête  religieuse  ou  un  corrobori  (fête  accessible  aux 
femmes  et  aux  non-initiés).  La  fête  met  tout  le  monde 
dans  un  état  d'exaltation  extraordinaire.  Telle  la  fête 
du  l'eu  chez  les  Warramunga.  «  Déjà,  depuis  la  tombée 
de  la  nuit,  toutes  sortes  de  processions,  de  danses,  de 
chants  avaient  eu  lieu  à  la  lumière  des  flambeaux; 
aussi  l'effervescence  générale  allait-elle  croissant.  A 
un  moment  donné,  douze  assistants  prirent  chacun  en 
mains  une  sorte  de  grande  torche  enflammée  et  l'un 
d'eux,  tenant  la  sienne  comme  une  baïonnette,  char- 
gea un  groupe  d'indigènes.  Les  coups  étaient  parés 
au  moyen  de  bâtons  et  de  lances.  Une  mêlée  générale 
s'engagea.  Les  hommes  sautaient,  se  cabraient,  pous- 
saient des  hurlements  sauvages;  les  torches  brillaient, 
crépitaient  en  frappant  les  tètes  et  les  corps,  lançaient 
des  étincelles  dans  toutes  les  directions.  «  La  fumée,  les 
«  torches  toutes  flamboyantes,  cette  pluie  d'étincelles, 
«  cette  masse  d'hommes  dansant  et  hurlant,  tout  cela, 
«  disent  Spencer  et  Gillen,  formait  une  scène  d'une  sau- 
«  vagerie  dont  il  est  impossible  de  donner  une  idée  avec 
«  les  mots.  »  (Tribus  du  Xord  de  l'Australie,  p.  391.)»  On 
conçoit  sans  peine,  continue  Durkheim,  que,  parvenu  à 
cet  état  d'exaltation,  l'homme  ne  se  connaisse  plus. 
Se  sentant  dominé,  entraîné  par  une  sorte  de  pouvoir 
extérieur  qui  le  fait  penser  et  agir  autrement  qu'en 
temps  normal,  il  a  naturellement  l'impression  de 
n'être  plus  lui-même.  Il  lui  semble  être  devenu  un  être 
nouveau  :  les  décorations  dont  il  s'affuble,  les  sortes 
de  masques  dont  il  se  recouvre  le  visage  figurent  ma- 
tériellement cette  transformation  intérieure,  plus  en- 
core qu'ils  ne  contribuent  à  la  déterminer.  Et  comme, 
au  même  moment,  tous  ses  compagnons  se  sentent 
transfigurés  de  la  même  manière  et  traduisent  leur 
sentiment  par  leurs  cris,  leurs  gestes,  leur  attitude, 
tout  se  passe  comme  s'il  était  réellement  transporté 
dans  un  monde  spécial,  entièrement  différent  de  celui 
où  il  vit  d'ordinaire,  dans  un  milieu  tout  peuplé  de 
forces  exceptionnellement  intenses  qui  l'envahissent 
et  le  métamorphosent.  Comment  des  expériences 
comme  celles-là,  surtout  quand  elles  se  répètent  cha- 
que jour  pendant  des  semaines,  ne  lui  laisseraient- 
elles  pas  la  conviction  qu'il  existe  effectivement  deux 
mondes  hétérogènes  et  incomparables  entre  eux?  L'un 
est  celui  où  il  t  raine  languissamment  sa  vie  quotidienne; 
au  contraire  il  ne  peut  pénétrer  dans  l'autre  sans  entrer 
aussitôt  en  rapport  avec  des  puissances  extraordi- 
naires qui  le  galvanisent  jusqu'à  la  frénésie.  Le  premier 
est  le  monde  profane,  le  second,  celui  des  choses  sa- 
crées. 

«  C'est  donc  dans  ces  milieux  sociaux  effervescents 
et  de  cette  effervescence  même  que  paraît  être 
née  l'idée  religieuse.  Et  ce  qui  tend  à  confirmer  que 
telle  en  est  bien  l'origine,  c'est  que,  en  Australie,  l'ac- 
tivité proprement  religieuse  est  presque  tout  entière 
concentrée  dans  les  moments  où  se  tiennent  ces  assem- 
blées. »  P.  312-313.  —  «  Puisque  la  force  religieuse 
n'est  autre  chose  que  la  force  collective  et  anonyme 
du  clan,  et  puisque  celle-ci  n'est  représentable  aux 
esprits  que  sous  la  forme  du  totem  —  |la  réalité  com- 
plexe du  clan  ne  pouvant  être  saisie  directement 
dans  son  unité  concrète  par  des  intelligences  rudimen- 
taires,  tandis  que  le  totem  évoquant  le  clan  est  par- 
tout présent  dans  les  fêtes  claniques  ]  • —  l'emblème 
totémique  est  comme  le  corps  visible  du  dieu. C'est 
donc  de  lui  que  paraissent  émaner  les  actions,  ou  bien- 
faisantes ou  redoutées,  que  le  culte  a  pour  objet  de 
provoquer  ou  de  prévenir,  par  suite  c'est  tout  spécia- 


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RELIGION.    THÉORIE    SOCIOLOGIQUE,    CRITIQUE 


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lement  à  lui  que  s'adressent  les  rites.  »  P.  316-317.  — 
Et.  bien  que  délirantes  et  humbles,  les  origines  prou- 
vent la  réalité  et  l'idéalisme  essentiel  de  la  religion, 
puisque  par  elle  c'est  la  Société,  chose  bien  réelle,  qui 
agit,  qui  resserre  le  lien  social,  qui  donne  force  aux 
individualités  débiles  pour  les  plus  hautes  entreprises. 
—  Et  enfin  s'il  y  a  eu  emblèmes,  totems,  c'est  que  les 
consciences  individuelles  ne  peuvent  communiquer 
entre  elles  qu'au  moyen  de  symboles. 

Mais,  si  la  religion  s'adresse  en  définitive  à  cet  être 
impersonnel  qu'est  la  Société,  d'où  viennent  les  idées 
d'âme,  de  personne,  d'esprits,  de  dieux  et  de  Dieu?  — 
L'âme  n'est  autre  que  le  principe  totémique  incarné 
dans  chaque  individu,  distincte  du  corps  comme  l'in- 
dividuel est  distinct  du  social,  «parcelle  des  grands 
idéaux  qui  sont  l'âme  de  la  collectivité  ».  P.  378.  L'âme 
est  immortelle,  conception  que  n'ont  imposée,  ni  l'idée 
de  rétribution,  ni  l'horreur  de  l'anéantissement,  mais 
la  persistance  de  la  collectivité.  Si  le  clan  continue  à 
exister,  c'est  que  les  âmes  se  réincarnent.  «Les  âmes  ne 
sont  dites  immortelles  que  dans  la  mesure  où  cette 
immortalité  est  utile  pour  rendre  intelligible  la  conti- 
nuité de  la  vie  collective.  »  P.  385.  —  La  mort  donne 
en  partie  à  l'âme  les  caractères  de  l'esprit,  en  parti- 
culier son  indépendance  du  corps.  Parmi  les  morts  se 
distinguent  les  grands  ancêtres  mythiques  des  ori- 
gines, qui,  parce  qu'ils  sont  doués  d'un  mana  supé- 
rieur, ont  des  fonctions  déterminées  (veiller  sur  la  con- 
ception, la  vie  du  nouveau-né,  la  chasse,  etc.),  sont 
les  dieux  du  clan.  Quant  aux  grands  dieux,  ils  dérivent 
des  totems  de  groupes  de  clans,  ou  phratries. 

Dans  son  1.  III,  Durkheim  parle  des  rites.  Nous  n'y 
insisterons  pas,  car  il  ne  fait  ici  qu'appliquer  à  des  cas 
particuliers  les  idées  générales  qu'il  a  développées 
dans  le  1.  II  de  son  ouvrage.  Il  y  a  des  interdits,  parce 
que  les  êtres  sacrés  sont  des  êtres  séparés.  Il  y  a  des 
pratiques  d'ascétisme,  parce  que  l'homme  ne  peut  com- 
muniquer avec  le  sacré  qu'en  se  libérant  au  moins 
pour  un  temps  du  profane.  Le  sacrifice  comporte 
d'abord  la  communion,  comme  l'a  montré  Robertson 
Smith,  car  il  faut  s'assimiler  la  force  divine,  c'est-à- 
dire  l'élément  social  qui  nous  fait  vraiment  homme, 
mais  en  même  temps  il  constitue  une  offrande  des- 
tinée à  revivifier  la  divinité  totémique.  Le  culte  a 
ainsi  pour  effet  «  réellement  de  recréer  périodiquement 
un  être  moral  dont  nous  dépendons  comme  il  dépend 
de  nous.  Or  cet  être  existe  :  c'est  la  Société  ».  P.  497. 
Les  rites  mimétiques  font  qu'on  participe  à  la  vie  de 
l'être  sacré  en  imitant  ses  faits  et  gestes,  qu'on  com- 
munie à  l'idéal  collectif  qu'il  symbolise. 

La  religion  étant  comme  l'instinct  vital  du  groupe 
social  est  éternelle,  conclut  Durkheim,  et  bienfaisante. 
La  société  aura  toujours  besoin  d'un  culte  et  d'une  foi, 
bien  que  ce  culte  et  cette  foi  ne  puissent  se  traduire 
que  par  des  représentations  toujours  transitoires,  parce 
au' elles  doivent  sans  cesse  s'adapter  aux  progrès  d'une 
science  toujours  en  devenir. 

2°  Critique.  — -  Toutes  les  assertions  capitales  de 
Durkheim,  celles  qui  font  le  nerf  de  sa  démonstration 
appellent  les  plus  expresses  réserves. 

1.  Il  part  de  ce  postulai  que  c'est  la  Société  qui  crée 
en  l'homme  toute  vie  supérieure,  toute  activité  qui 
n'est  pas  purement  animale.  C'est  trop  réduire,  puis- 
que c'est  en  somme  ['annihiler,  le  rôle  de  l'individu. 
Il  se  marque  aujourd'hui  une  réaction  contre  l'évolu- 
tionnisme  social  et  religieux  qui  nie  les  initiatives  indi- 
viduelles. »  Depuis  les  découvertes  d'Hugo  de  Yries, 
l'évolutionnisme  aujourd'hui  le  plus  en  faveur  et 
somme  toute  le  plus  vraisemblable  n'est  pas  l'évolu- 
tionnisme à  progression  lente  et  rectiligne,  mais  l'évo- 
lutionnisme «  à  sauts  brusques  ».  Des  conjonctures 
extraordinaires,  comme  il  s'en  rencontre  dans  le  jeu 
des  forces  naturelles,  ont  pu  déterminer,  en  certaines 


régions,  diverses  déformations  végétales  ou  animales, 
accélérer  certains  épanouissements  que  la  persistance 
locale  des  mêmes  causes  et  l'hérédité  ont  perpétués. 
N'est-ce  pas  dans  le  même  sens  qu'il  conviendrait 
d'orienter  l'évolutionnisme  religieux,  en  tenant  compte 
spécialement  de  l'influence  possible  d'individualités 
mieux  douées  ou  plus  entreprenantes?  Et  le  seul  fait 
que  de  tels  sauts  sont  concevables,  si  rares  qu'ils  puis- 
sent être,  ne  devrait-il  pas  interdire  d'affirmer,  comme 
une  loi  absolue,  l'uniformité  de  tout  développement 
religieux? 

«  Sur  ces  initiatives  individuelles,  voir  les  réflexions 
judicieuses  d'A.  Vierkandt,  Nalur-und  Kultur-Vôlker 
Leipzig,  1896,  p.  193-194;  et  son  étude  plus 
développée  Filhrende  Individuen  bei  den  Natur- 
vôlkern,  dans  Zeitschri/l  fur  Sozialurissenschaft,  t.  xi, 
1908.  Vierkandt  insiste  surtout  sur  l'influence  des 
chefs  et  des  prêtres  ou  sorciers,  p.  543-548;  il  donne  des 
exemples  d'innovations  dans  le  régime  politique,  p.  549- 
550,  la  mode,  p.  550,  les  systèmes  graphiques,  p.  550- 
553,  l'art,  p.  613,  le  langage,  p.  626,  la  religion,  p.  627- 
632,  les  mœurs,  p.  632-635,  l'industrie,  p.  635-639. 
Cf.  \V.  Heck,Das  Individuum  bei  den  Australien,  Leip- 
zig, 1924. 

«  On  trouvera  chez  A. -A.  Goldenweiser  l'exposé  som- 
maire de  diverses  réformes  religieuses  ou  réveils,  prê- 
ches chez  les  Nez-percés,  les  Iroquois,  etc.  Early 
Civilization,  Londres,  1923,  p.  224-231.  Pour  être  ré- 
cents et  pour  trahir  l'influence  des  missions  chrétien- 
nes, les  faits  ne  laissent  pas  que  d'être  intéressants. 

«  A  tout  prendre  »,  écrit  M.  R.  Dussaud,  dans  la  même 
pensée  que  A.  Vierkandt,  «  l'individu  a  probablement 
«  occupé  une  place  relativement  plus  considérable  dans 
«  une  société  primitive  qu'aux  temps  modernes.  A  un 
«  état  inférieur  d'activité  intellectuelle,  le  rôle  et  l'in- 
«  fluence  d'un  homme  mieux  doué  sont  infiniment  plus 
«  marqués.»  Introduction  à  l'histoire  des  religions,  Paris, 
1914,  p.  32.  Cf.  A.  van  Genepp,  L'état  actuel  du  pro- 
blème totémique,  Paris,  1920,  p.  342;  W.-D.  Wallis, 
Individual  initiative  and  social  compulsion,  dans 
American  anthropologist,  1915,  p.  647-665.  Je  n'ai  pas 
vu  cet  article.  H.  Pinard  de  La  Boullaye,  L'étude  com- 
parée des  religions,  t.  h,  p.  198-199,  avec  la  note  1  de 
la  p.  199.  Dans  son  ouvrage  si  captivant:  Magie  et 
Religion,  Paris,  1935,  R.  Allier  a  bien  montré,  par 
l'étude  même  de  certains  rites  d'initiation  chez  les 
Australiens,  les  Groënlandais,  les  Peaux-Rouges,  com- 
ment les  individus  faisant  retraite  au  désert  passent 
«  par  la  solitude  à  l'Inspiration  »  (titre  du  c.  ix  de  la 
Ire  partie,  p.  215  sq.). 

2.  Durkheim  n'a  pas  suffisamment  analysé  l'idée 
d'obligation  et  n'a  pu  confondre  celle-ci  avec  les  diver- 
ses contraintes  sociales  que  parce  qu'il  ne  l'a  pas  dis- 
tinguée de  la  coaction,  de  la  pression  physique  ou  psy- 
chologique exercée  par  le  groupe  sur  les  membres  qui 
le  composent.  La  société  ne  jouit  d'une  véritable  auto- 
rité morale  que  si  elle  se  réfère  à  un  idéal  et  ne  se  con- 
tente pas  d'imposer  de  simples  dictats.  «  Une  société 
est  respectable,  à  titre  de  désirable  et  de  bonne, par  la 
quantité  de  vérité  sociale,  c'est-à-dire  de  justice, 
qu'elle  a  incorporée  ou  qu'elle  tend  à  incorporer; 
comme  inversement,  pour  la  conscience  contempo- 
raine, la  pire  immoralité  est  l'abus  du  pouvoir  social  au 
profit  des  intérêts  particuliers  :  exploitation  des  che- 
mins de  fer  à  rencontre  du  public  et  du  commerce  na- 
lional,  restauration  de  la  vénalité  des  charges,  primes 
inscrites  dans  le  budget  pour  les  comédiens,  pour  les 
gros  armateurs,  etc.,  précisément  parce  que  dans  tous 
ces  cas  la  réciprocité,  d'où  naît  l'autorité  morale  de  la 
société  se  trouve  détruite.  »  Lettre  de  M.  Léon  Rrun- 
schvieg  à  la  suite  d'une  communication  de  Durkheim 
sur  La  détermination  du  fait  moral  dans  le  Bulletin  de. 
la  Société,  française  de  philosophie,  février  1906,  p.  146. 


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RELIGION.    THÉORIE    SOCIOLOGIQUE,    CRITIQUE 


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3.  La  société  ne  doit-elle  être  étudiée  que  comme 
«  une  chose  »  et  d'un  point  de  vue  purement  extérieur 
et  statique?  Des  penseurs  de  bords  assez  divers  ne  le 
croient  pas. 

M.  Bougie,  qui  cependant  se  rattache  à  l 'école  sociolo- 
gique, écrivait  en  1896  de  Durkheim  :  «  On  se  demande 
si,  en  voulant  traiter  comme  des  choses  extérieures 
les  phénomènes  sociaux,  on  n'en  laisse  pas  échapper 
tout  l'essentiel.  »  Les  sciences  sociales  en  Allemagne, 
p.  156.  Et,  en  1907,  alors  que  Durkheim  avait  déjà  net- 
tement précisé  ses  idées  directrices,  il  protestait  contre 
le  statisme  sociologique  :  «  C'est  en  vain  qu'on  voudrait 
rapprocher  la  sociologie  et  la  physiologie.  En  physio- 
logie, le  type  normal  établi  par  les  savants  est  d'une 
grande  fixité...  C'est  tout  le  contraire  en  sociologie. 
Le  type  social  à  l'intérieur  d'une  même  espèce,  loin 
d'être  fixé  pour  de  longues  périodes,  se  diversifie  et  se 
transforme  rapidement...  Rien  n'est  plus  arbitraire 
et  n'est  plus  dangereux  que  de  comparer  les  sociétés 
à  des  organismes  et  l'activité  sociale  à  un  fonc- 
tionnement d'organes...  La  plasticité  de  notre  nature 
physique  est  contenue  dans  le  temps  et  l'espace,  entre 
d'étroites  limites.  La  plasticité  de  la  nature  sociale  est 
très  grande  dans  l'espace,  peut-être  illimitée  dans  le 
temps.  »  La  distinction  du  normal  et  du  pathologique  en 
sociologie,  dans  Revue  philosophique,  janvier  1907. 

Paul  Bureau  a  encore  plus  fortement  insisté,  et  avec 
une  dialectique  plus  pressante,  sur  l'inconvénient  d'une 
méthode  qui,  en  s'arrêtant  à  la  surface  cristallisée  de 
la  société,  néglige  sa  vie  profonde,  et  les  initiatives 
individuelles  qui  l'animent.  «  Aucune  société  ne  vit 
sans  posséder  et  exploiter  un  certain  nombre  de  règles 
morales  ou  juridiques,  de  dogmes  religieux,  de  pra- 
tiques économiques,  de  proverbes,  d'apophtegmes,  de 
courants  sociaux,  d'usages  reçus,  de  monuments  de 
pierre,  mais  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  ce  dépôt,  sédi- 
ment d'une  vie  sociale  élaborée  et  peut-être  déjà  dé- 
passée, représente  la  vie  sociale  entière  ou  même  sa 
partie  la  plus  vivante,  la  plus  organisatrice  et  la  plus 
importante.  En  tous  cas,  la  méthode  préconisée  (celle 
des  Règles  de  la  méthode  sociologique  de  Durkheim), 
peut-être  recommandable  aux  époques  de  grande  sta- 
bilité et  fixité  sociales,  est  singulièrement  inadéquate 
aux  époques  de  transformation  rapide,  telle  que  la 
nôtre.  Elle  ne  ferait  connaître  de  la  vie  sociale  que  la 
partie  la  plus  durcie,  la  plus  ankylosée,  celle  qui  s'ex- 
prime volontiers  dans  les  discours  officiels  des  repré- 
sentants de  l'organisation  administrative,  économique 
ou  religieuse.  Ainsi,  le  sociologue  lâcherait  la  proie 
pour  l'ombre,  car  il  ne  saisirait  la  vie  que  dans  la  pé- 
riode de  son  déclin,  annonciateur  de  la  mort,  et  il  n'en 
connaîtrait  ni  les  nouveautés  régénératrices,  ni  le  conti- 
nuel jaillissement.  Ce  ne  serait  même  pas  de  la  socio- 
logie statique,  puisque  dans  le  «  déjà  fait  »  et  l'achevé 
on  ne  connaîtrait  que  le  vieillissant  et  le  vieilli,  ce  qui 
demain  sera  caduc  et  après-demain  désuet,  et,  en  tout 
cas,  on  resterait  entièrement  étrangère  la  sociologie 
dynamique,  bien  autrement  intéressante  et  féconde,  à 
celle  qui  s'attache  aux  institutions  sociales  qui  s'éla- 
borent et  s'éprouvent,  timidement  et  souvent  doulou- 
reusement, trop  modestes  encore  et  trop  méprisées 
par  «  les  personnes  de  qualité  »  pour  avoir  pignon  sur 
rue  et  s'exprimer  en  ces  sentences  impératives  qui 
siéent  si  bien  aux  personnes  arrivées.  »  Introduction  à 
la  méthode  sociologique,  Paris,  1923,  p.  91-92.  Et  cette 
sociologie  dynamique  suppose  l'action  de  fortes  indivi- 
dualités qui  réagissent  contre  les  impératifs  sociaux 
périmés,  réformateurs  politiques,  sociaux  ou  religieux, 
inventeurs,  héros  et  saints. 

Emile  Durkheim  avait  de  bonne  heure  prévu  la  dif- 
ficulté et  tâché  d'y  parer  :  «  On  objecte,  déclarait-il  en 
1906,  on  objecte  à  cette  conception  (de  la  société, 
unique  source  de  l'obligation)  qu'elle  asservit  l'esprit 


à  l'opinion  morale  régnante.  11  n'en  est  rien...  Car  la 
société  que  la  morale  nous  prescrit  de  vouloir,  ce  n'est 
pas  la  société  telle  qu'elle  s'apparaît  à  elle-même,  mais 
la  société  telle  qu'elle  est  ou  tend  réellement  à  être.  Or 
la  conscience  que  la  société  prend  d'elle-même  dans  et 
par  l'opinion  peut  être  inadéquate  à  la  réalité  sous- 
jacente.  Il  peut  se  faire  que  l'opinion  soit  pleine  des 
survivances,  retarde  sur  l'état  réel  de  la  société;  il  peut 
se  faire  que  sous  l'influence  de  circonstances  passa- 
gères, certains  principes  même  essentiels  de  la  morale 
existante  soient  pour  un  temps  rejetés  dans  l'incons- 
cient et  soient,  dès  lors,  comme  s'ils  n'étaient  pas.  La 
science  de  la  morale  permet  de  rectifier  ces  erreurs.  » 
Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie,  février 
1906,  p.  116.  Mais  qui  luttera  contre  les  survivances, 
qui  retrouvera  dans  l'inconscient  ce  qui  est  comme 
n'étant  pas,  qui  pratiquera  la  science  rectificatrice  des 
erreurs  courantes,  sinon  des  individus,  courageusement 
et  parfois  héroïquement  en  conflit  avec  l'opinion? 

4.  Est-ce  dans  leur  phase  primitive  qu'on  trouve 
l'explication  la  plus  simple  et  la  plus  essentielle  des 
institutions  sociales? 

Le  P.  Pinard  de  La  Boullaye  signale  comme  une 
erreur  «  l'attention  exclusive  ou  presque  exclusive 
donnée  aux  religions  des  non-civilisés  ou,  si  l'on  veut, 
l'extension  de  la  comparaison  (des  religions)  au  seul 
domaine  des  peuples  incultes. 

«  En  effet,  si  l'on  ne  peut  nier  l'intérêt  que  présente 
l'étude  des  protozoaires  et  celle  des  embryons,  peut- 
on  dire  qu'il  serait  sans  inconvénient,  pour  le  biolo- 
giste, de  considérer  uniquement  les  formations  rudi- 
ment aires,  où  les  organes  et  les  fonctions  sont  à  peine 
différenciées,  sans  considérer  jamais  les  organismes 
supérieurs?  A  supposer  même  que  les  animaux  les  plus 
parfaits  soient  dérivés  d'une  cellule  unique  ou  d'une 
matière  vivante  unique,  de  quelles  lumières  ne  se  pri- 
verait pas  le  savant  qui  fixerait  uniquement  son  re- 
gard sur  les  types  les  moins  évolués? 

«  Telle  est  cependant  la  pratique  que  semblent  affec- 
tionner les  anthropologues.  «  Qu'est-ce  que  la  religion? 
«  Pour  répondre  à  cette  question,  écrivait  naguère 
«  É.  Durkheim,  exposant  la  pensée  de  W.  Wundt,  on  a 
«  observé  de  préférence  les  religions  des  peuples  primi- 
«  tifs,  parce  qu'elles  étaient  plus  simples  et  qu'on  espé- 
«  rait  ainsi  pouvoir  y  démêler  plus  aisément  les  carac- 
«  tères  essentiels  du  phénomène  religieux.  »  Malheureu- 
sement les  mythologues  en  procédant  ainsi  ont  pris 
pour  de  la  simplicité  ce  qui  n'était  que  de  la  comple- 
xité confuse.  La  mythologie  primitive  est  un  mélange 
de  toutes  sortes  d'éléments  hétérogènes.  On  y  trouve 
des  spéculations  métaphysiques  sur  la  nature  et  sur 
l'ordre  des  choses,  ce  qui  fait  qu'on  a  pris  parfois  la 
religion  pour  une  sorte  de  métaphysique  naïve.  On  y 
trouve  aussi  des  règles  de  conduite  tant  privée  que 
publique,  et  c'est  pourquoi  certains  philosophes  ont 
fait  de  la  religion  une  discipline  morale  et  sociale. 
Toutes  ces  théories  prennent  pour  la  religion  diffé- 
rents phénomènes  auxquels  elle  est  accidentellement 
mêlée.  Pour  échapper  à  cette  erreur,  il  faut  aller  l'étu- 
dier chez  les  peuples  civilisés,  parce  que  là  elle  s'est 
dégagée  des  éléments  adventices  auxquels  elle  était 
d'abord  unie.  »  H.  Pinard  de  La  Boullaye,  op.  cit., 
t.  ii,  p.  229.  Non  seulement  l'essentiel  est  masqué,  au 
moins  en  partie,  dans  les  formes  primitives  du  dévelop- 
pement social,  mais  encore  il  n'est  pas  pleinement 
réalisé.  C'est  dans  ses  plus  hautes  formes  qu'appa- 
raissent leurs  virtualités  premières.  «  Pour  percer  le 
mystère  des  profondeurs,  il  faut  parfois  viser  les  cimes. 
Le  feu  qui  est  au  centre  de  la  terre  n'apparaît  qu'au 
sommet  des  volcans.  »  Henri  Bergson,  L'énergie  spiri- 
tuelle, p.  26  et  27. 

L'évangile,  les  grands  mystiques  nous  apprennent 
plus  sur  l'essence  de  la  religion  que  les  corrobori  des 


221! 


RELIGION.    THÉORIE    SOCIOLOGIQUE,   CRITIQUE 


2216 


indigènes  d'Australie.  L'obsession  du  primitif  peut 
être  un  manque  d'intelligence...  et  un  manque  de  tact 
et  de  goût. 

5.  Quant  à  la  définition  de  la  religion  donnée  par 
Durkheim,  elle  est  construite  pour  satisfaire  au  sys- 
tème qu'elle  est  censée  éclairer.  «  Il  commence,  écrivait 
M.  Loisy  en  1913,  par  donner  une  définition  de  la  reli- 
gion qui  a  son  fondement  dans  le  domaine  des  abstrac- 
tions et  non  dans  celui  de  la  réalité  :  «  Une  religion, 
«  nous  dit-il  (p.  65),  est  un  système  solidaire  de 
«  croyances  et  de  pratiques  relatives  à  des  choses 
«  sacrées,  c'est-à-dire  séparées,  interdites,  croyances  et 
«  pratiques  qui  unissent  dans  une  même  communauté 
«  morale,  appelée  Église  ('?  cela  signifie  sans  doute  que 
«  l'auteur  trouve  ce  nom  convenable  pour  cet  objet), 
«  tous  ceux  qui  y  adhèrent.  »  Ainsi  la  religion  consiste 
en  un  ensemble  de  croyances  et  de  rites,  croyances 
admises,  rites  pratiqués  dans  un  groupe  et  qui  concer- 
nent le  sacré. 

«  Notons  d'abord  que  le  sacré,  puisque  sacré  il  y  a, 
n'est  pas  seulement  objet  de  croyance  et  de  rites,  mais 
de  sentiments,  et  que  le  traitement  du  sacré  ne  com- 
porte pas  seulement  des  rites,  qui  eux-mêmes  sont  sa- 
crés, mais  des  règles  de  conduite,  une  attitude  morale. 
M.  Durkheim  dit  que  la  notion  d'esprit  et  de  dieu  n'est 
pas  indispensable  à  la  religion,  puisque  le  bouddhisme 
est  une  religion.  Mais  le  bouddhisme  n'est  pas  une 
façon  de  traiter  le  sacré  par  des  rites  religieux,  c'est 
essentiellement  un  régime  d'ascèse,  une  méthode  pour 
échapper  au  mal  de  l'existence,  méthode  que  le  moine 
s'applique  pour  ainsi  dire  à  lui-même  :  il  ne  rentre  pas 
mieux  dans  la  définition  de  M.  Durkheim  que  dans 
toute  définition  de  la  religion  impliquant  comme  élé- 
ment essentiel  la  croyance  à  des  dieux  personnels. 

«  C'est  surtout  la  notion  du  sacré  qui  est  ici  arbitrai- 
rement construite  et  affirmée.  On  l'a  conçue  tout  ex- 
près pour  se  passer  des  esprits  et  des  dieux,  de  toute 
métaphysique  religieuse,  de  celle  qui  est,  par  exemple, 
impliquée  dans  le  bouddhisme  lui-même;  ce  que  les 
religions  considèrent  comme  leur  objet  est  représenté 
simplement  par  le  sacré.  Cette  notion,  qu'il  a  fallu 
créer,  identifie  le  sacré  à  l'interdit  (ici  nous  rejoignons 
Orphcus,  avec  cette  différence  que  l'on  fait  de  l'inter- 
dit un  absolu,  d'ailleurs  sans  réalité  objective,  tandis 
que  M.  Salomon  Heinach  s'est  contenté  de  poser  le 
tabou  à  l'origine  de  la  religion,  sans  l'orner  d'un  com- 
mentaire philosophique),  mais  elle  ne  le  considère  pas 
comme  une  simple  défense,  une  limite.  .M.  Durkheim 
excelle  à  faire  de  certains  mots  le  symbole  de  l'absolu  : 
le  sacré  et  le  social,  qui,  du  reste,  rentrent  pour  lui  l'un 
dans  l'autre,  sont  de  ces  vocables  magiques.  Le  sacré 
serait  un  monde  essentiellement  distinct  du  profane, 
incompatible  avec  lui,  et  c'est  pour  cela  qu'on  le  dit 
séparé,  interdit,  la  religion  divisant  l'univers  comme 
en  deux  genres  qui  s'excluent  radicalement,  le  sacré  et 
le  profane. 

«  Telle  est  la  base  du  système,  et  cette  base  est  fra- 
gile, car  le  sacré  et  le  profane  ne  sont  séparés  que  dans 
le  système  et  pour  l'avantage  de  ce  système.  Dans  la 
réalité,  les  religions  ne  connaissent  pas  ce  dualisme 
rigoureux;  ni  le  sacré,  ni  le  profane  ne  sont  des 
mondes  indépendants  l'un  de  l'autre,  pas  plus  qu'ils 
ne  sont  eux-mêmes  quelque  chose  d'immuable.  Le 
profane  et  le  sacré  sont  des  qualités  des  choses,  qua- 
lités variables  dans  leur  manifestation  et  dans  leur 
intensité;  ce  ne  sont  pas  des  entités  substantielles 
constituant  dis  économies  séparées.  Les  religions  con- 
çoivent une  seule  économie  de  l'univers,  ou  le  Bacré  ri 
le  profane  occupent  respectivement  leurs  places,  mais 
dans  un  rapport  constant  de  coordination.  Les  choses 
sacrées  seraient  profanes  sans  la  qualité  qui  les  fait  ce 
qu'elles  sont,  et  conséquemment  le  sacré  n'est  pas  un 
monde  à   part.   Le  prêtre  est    personne  sacrée,   niais 


d'abord  personne,  et  comme  tel  appartenant  à  la 
société  humaine;  c'est  par  sa  qualité  seulement  qu'il 
appartient  à  la  religion.  Le  sacré  est  une  modalité 
des  choses  religieuses,  de  certaines  choses  religieuses, 
mais  il  n'est  pas  la  religion,  et  il  n'en  atteint  pas  le 
fond.  La  prière  individuelle,  intérieure,  est  chose  reli- 
gieuse :  est-elle  chose  sacrée,  interdite,  séparée?  Ces 
épithètes  n'auraient  ici  aucun  sens.  En  ont-elles  davan- 
tage appliquées  à  la  conception  religieuse  des  pro- 
phètes, à  celle  de  l'Évangile,  qui  pourtant  sont  de  la 
religion?  En  ont-elles  par  rapport  aux  principes  consti- 
tutifs du  bouddhisme?  Elles  n'ont  leur  véritable  appli- 
cation qu'aux  manifestations  extérieures  de  la  religion, 
et  surtout  pour  les  degrés  inférieurs  de  l'évolution 
religieuse. 

«  Donc  M.  Durkheim  a  défini  la  religion  comme  il  le 
fallait  pour  l'équilibre  de  son  système,  mais  non  comme 
il  convenait  eu  égard  au  fait.  Le  mot  de  sacré  ne  repré- 
sente pas  l'idée  de  religion  dans  tous  ses  éléments 
essentiels  et  pour  toutes  les  formes  que  peut  affecter 
l'évolution  de  ces  éléments.  Le  phénomène  religieux  ne 
peut  se  définir  dans  une  simple  distinction  logique,  si 
radicale  qu'on  veuille  la  poser.  Et  si  l'on  veut  trouver 
une  expression  générale  pour  figurer  le  caractère  au- 
guste, transcendant  que,  sous  une  forme  ou  sous  une 
autre,  affectent  les  religions,  le  mot  «  sacré  »  devient 
équivoque  et  insuffisant  pour  un  tel  objet.  »  A.  Loisy, 
Revue  d'histoire  et  de  littérature  religieuse,  1913,  p.  46-49. 

«  De  plus,  la  définition  (de  Durkheim)  a  l'inconvé- 
nient d'unir  si  intimement  les  idées  de  religion  et 
d'Église,  qu'un  individu  ne  puisse  être  religieux,  s'il 
ne  fait  partie  d'une  Église,  et  que  toute  tendance  à  se 
faire  en  son  for  intérieur  «  sa  religion  à  soi  »  apparaisse 
comme  areligieuse,  voire  même  (si  l'on  considère  la 
logique  du  système)  comme  irréligieuse  :  areligieuse, 
puisque  l'individu  n'est  pas  encore  incorporé  à  une 
Église  ou  même  ne  veut  pas  d'Église,  irréligieuse  puis- 
qu'il va  à  rencontre  de  la  fin  de  toute  religion  qui, 
d'après  cette  école,  est  la  société  elle-même.  L'exis- 
tence de  cultes  individuels,  même  dans  les  sociétés  de 
culture  inférieure,  et  la  tendance  marquée  de  l'esprit 
moderne,  spécialement  au  sein  du  protestantisme,  à 
présenter  l'individualisme  religieux  comme  la  forme  la 
plus  pure  de  la  religiosité,  constituent  à  cet  égard  une 
objection  considérable.  L'école  sociologique  ne  pou- 
vait l'ignorer  ;  mais  elle  estime  que  les  cultes  individuels 
sont  dérivés  du  culte  social  par  voie  d'appropriation  et 
de  dégénérescence  (Formes  élémentaires,  p.  37,  346, 
607)  —  ce  qui  est  difficile  à  prouver  par  l'histoire,  plus 
encore  par  la  psychologie  —  et  elle  déclare  que  l'indivi- 
dualisme «  méconnaît  les  conditions  fondamentales  de 
«la  vie  religieuse  »  (Formes  élémentaires,  p.  607)  —  ce  qui 
peut  être  exact,  sans  légitimer  en  rien  la  définition 
proposée  —  une  religion  inconséquente,  en  effet,  n'en 
est  pas  moins  une  religion;  pour  lui  refuser  ce  nom,  il 
faudrait  prouver  que  la  forme  sociale  n'est  pas  seu- 
lement connaturelle  ou  normale,  en  ce  sens  que  toute 
religion  tend  à  s'organiser  en  communauté  ou  Église, 
ce  que  l'on  admet  communément,  mais  essentielle,  en 
ce  sens  que  toute  idée  religieuse  et  toute  Église  déri- 
vent de  la  société.  »  1 1.  Pinard  de  La  Boullaye,  op.  cit., 
t.  ii,  p.    184. 

6.  Quand  ou  passe  de  ces  considérations  générales  à 
l'étude  particulière  de  la  religion  des  Australiens  par 
Durkheim.  on  constate,  en  plus  de  l'arbitraire  de  la 
méthode,  l'insuffisance  de  la  documentation  ethno- 
logique. 

Tout  d'abord  les  indigènes  de  l'Australie,  du  moins 
pris  dans  leur  ensemble,  se  rangent-ils  parmi  les  popu- 
lations les  plus  primitives  que  nous  connaissions?  Il 
ne  le  semble  pas.  Les  tribus  sauvages  de  l'Australie  ne 
forment  pas  un  groupe  homogène.  Leur  caractère 
composite   résultant    d'une   superposition  de   races  et 


2217 


RELIGION.    THÉORIE    SOCIOLOGIQUE,    CRITIQUE 


2218 


de  cultures  avait  déjà  été  mis  en  relief  par  G.  Matthew 
dans  son  ouvrage  Eaglehawk  and  cross,  Londres, 
1899.  Fr.  Graebner  par  ses  travaux  parus  dans  la 
Zeilschrift  fur  Ethnologie  et  le  Globus  (1905  et  1906) 
poussa  plus  loin  l'étude  des  cycles  culturels  (voir 
plus  loin,  col.  2292  sq.)  de  l'Australie  pour  aboutir 
aux  conclusions  suivantes  :  «  La  civilisation  la  plus 
ancienne  est  la  nigritienne,  répandue  autrefois  sur 
tout  le  continent  et  identique  à  celle  des  Tasmaniens, 
race  maintenant  éteinte.  Un  second  courant  de  civili- 
sation, amené  par  les  Papouas  occidentaux,  pénétra 
par  le  Nord-Ouest  et  le  Nord,  et  se  superposa  à  la  civi- 
lisation précédente  ou  la  refoula  vers  le  Sud-Est,  dont 
les  contrées  montagneuses  en  ont  conservé  le  plus 
d'éléments;  celle-ci  pénètre  avec  ses  particularités  jus- 
qu'à l'Extrême-Ouest,  mais  s'arrête,  dans  ses  traits 
essentiels,  dans  l'Australie  centrale  :  à  présent,  elle 
occupe  à  peu  près  le  tiers  moyen  de  la  côte  orientale, 
et  s'avance  vers  le  centre,  gagnant  ainsi  de  l'étendue, 
sans  toucher  pourtant  les  parties  septentrionale  et 
méridionale  de  la  côte.  »  P.  W.  Schmidt,  L'origine  de 
l'idée  de  Dieu,  Ire  partie  historico-critique,  Paris,  Pi- 
card, 1910,  p.  138.  Voir  toute  cette  section  intitulée  : 
Facteurs  ethniques  de  l'évolution  sociale  en  Australie, 
p.  136-142.  Le  P.  W.  Schmidt  adhéra  pour  l'essentiel 
aux  conclusions  de  Grœbner  auxquelles  il  donna  en- 
core plus  de  poids  par  ses  recherches  personnelles,  soit 
dans  Ursprung  der  Goltesidee,  t.  I,  Miïnster-en-W., 
lre  éd.,  1912,  soit  dans  Die  Gliederung  der  australischen 
Sprachen  (division  des  langues  australiennes),  Vienne, 
dans  la  revue  Anthropos  en  1912,  puis  en  volume  en 
1919,  couronné  par  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres  de  Paris,  prix  Volney,  soit  dans  la 
nouvelle  édition  de  l'Origine  de  l'idée  de  Dieu  (en  alle- 
mand, depuis  1925).  Il  en  résulte  que  «tout  au  rebours 
du  sentiment  de  Durkheim,  les  tribus  du  Sud-Est 
représentent  en  Australie,  le  peuplement  le  plus  an- 
cien, tandis  que  celles  du  centre  et  tout  particulière- 
ment les  Aranda  (chers  à  Durkheim)  sont  les  dernières 
venues  ». 

Le  Dr  Verneau  place  les  Négrilles  avant  les  Austra- 
liens. L'homme,  races  et  coutumes,  Paris,  1931,  p.  68. 
M.  Paul  Privat-Deschanel  dit  des  Australiens  :  «  Si 
l'existence  journalière  des  indigènes  ne  diffère  guère  de 
celle  des  animaux,  leur  vie  sociale,  au  contraire,  est 
fort  compliquée,  et  surtout  dans  les  tribus  les  plus 
sauvages,  ce  qui  semble  indiquer  que  la  société  austra- 
lienne est  une  société  en  décomposition...  Les  dialectes 
australiens  sont  très  nombreux,  par  suite  de  l'isole- 
ment des  tribus.  Le  langage  est  très  riche,  sauf  en 
termes  abstraits,  qui  manquent  à  peu  près  complète- 
ment. La  complication  de  la  grammaire  tend  à  faire 
croire  que  la  race  australienne  a  été  jadis  plus  civilisée; 
elle  connaît  le  duel  et  des  formes  honorifiques,  dis- 
tinctes des  formes  familières.  »  Géographie  universelle 
publiée  sous  la  direction  de  P.  Vidal  de  La  Blache  et 
L.  Gallois,  t.  x,  p.  100  et  102.  En  somme  il  s'agit  non 
pas  d'une  race  primitive,  mais  d'une  race  vieillotte, 
fortement  métissée,  comme  celle  de  leurs  voisins  du 
Nord,  au-delà  du  détroit  de  Torrès,  les  Papous  de  la 
Nouvelle-Guinée.  (Observation  qui  s'applique  égale- 
ment au  livre  de  M.  Lévy-Bruhl  sur  la  mythologie  des 
Australiens  et  des  Papous.)  Le  Dr  Georges  Montaudon 
distingue  plusieurs  couches  de  civilisation  en  Austra- 
lie :  1.  Une  culture  vraiment  primitive,  ou  cycle  du 
boumerang,  qui  est  représentée  très  fortement  dans  le 
Sud-Est,  au  Sud-Ouest  et  dans  le  Nord-Ouest  et  est 
encore  dominante  ou  assez  fortement  représentée  dans 
le  reste  de  l'Australie,  sauf  dans  le  Nord  des  deux  pres- 
qu'îles septentrionales,  culture  «  monothéiste  ».  2.  Une 
culture  précoce,  primaire  inférieure,  totémiste  sur  la 
côte  du  Nord  et  au  Centre  où  les  Aranda  ou  Arunata 
«  venus  au  reste  du  Nord,  sont  peut-être  les  meilleurs 


représentants  de  cette  culture  ».  3.  Une  culture 
«  moyenne  »,  polythéiste,  dans  le  reste  du  continent. 
Traité  d'ethnologie  culturelle,  Paris,  1934,  p.  61-66,  71, 
99,  107. 

Durkheim  voit  une  des  preuves  les  plus  convain- 
cantes du  caractère  primitif  de  l'organisation  sociale 
des  indigènes  de  l'Australie  dans  leur  organisation  en 
clans.  Or,  actuellement  les  ethnologues  ont  abandonné 
la  vieille  idée  de  Morgan  sur  l'antériorité  du  clan  rela- 
tivement à  la  famille.  «  En  Australie,  comme  ailleurs, 
la  famille  est  essentielle  et  plus  ancienne,  le  clan  est 
un  développement  secondaire  relativement  peu  impor- 
tant. Ce  renversement  de  l'ordre  de  succession  tradi- 
tionnellement admis  est  l'une  des  conclusions  les  plus 
certaines  de  l'ethnologie  moderne.  »  Ilobert  Lowie, 
professeur  d'anthropologie  à  l'université  de  Californie, 
Traité  de  sociologie  primitive,  trad.  française,  Paris, 
1935,  p.  162  (noter  que  les  Anglo-Saxons  appellent 
anthropologie,  ce  que  nous  nommons  ethnologie).  Voir 
du  même,  Traité  d'anthropologie  culturelle,  Paris,  1936, 
c.  xiv  :  le  clan,  p.  279  sq. 

7.  Quant  au  totémisme  —  qui  n'est  pas,  nous  venons 
de  le  voir,  une  institution  primitive  chez  toutes  les 
tribus  australiennes  —  Durkheim  en  force  notable- 
ment le  sens  et  la  portée.  Il  est  d'abord  ignoré  de  toute 
une  série  de  peuples  «  qui  sont  ethnologiquement  les 
plus  anciens  :  les  Pygmoïdes,  les  Pygmées  asiatiques  et 
Africains,  les  Australiens  du  Sud-Est,  les  Aïnos,  les 
Esquimaux  primitifs,  les  Koryakes,  les  Samoyèdes  de 
l'Extrême-Nord,  les  Californiens  du  Centre-Nord,  les 
Algonquins  primitifs  dans  l'Amérique  du  Nord, les  Fué- 
géens  dans  l'Extrème-Sud  américain  ».  P.  W.  Schmidt, 
Origine  et  évolution  de  la  religion,  p.  165.  Même 
comme  phase  plus  récente  de  l'évolution  et  à  l'époque 
même  de  sa  floraison,  le  totémisme  n'apparaît  pas  du 
tout  sous  la  forme  d'un  régime  universel  et  que  tous 
les  peuples  auraient  traversé.  «  Gnvbner  a  prouvé 
que  le  matriarcat  ne  relevait  pas  du  totémisme.  Frazer 
(dont  le  grand  ouvrage  :  Totemism  and  Exogamy, 
4  vol.,  Londres,  1900-1911,  a  le  plus  contribué  à  faire 
connaître  le  totémisme)  a  établi,  et  avec  une  rigueur 
croissante,  que  les  trois  grands  peuples  civilisateurs, 
les  Indo-Européens,  les  Hamito-Sémitiques  et  les 
peuples  altaïques  anciens  n'ont  pas  connu  le  totémisme 
originairement.  Seules  leurs  migrations  les  ont  amenés 
en  contact  avec  lui,  et  ils  ne  lui  ont  fait  que  des  em- 
prunts limités  et  plutôt  banals.  »  Ibid.,  p.  151-152. 

D'ailleurs  on  se  demande  de  plus  en  plus  s'il  y  a  un 
système  totémique  unique  et  si  le  totémisme  a  toujours 
une  signification  religieuse.  «  Pourquoi,  écrit  Lowie,  ne 
pas  renoncer  à  ce  vain  effort  qui  consiste  à  vouloir 
faire  tenir  dans  une  seule  définition,  ainsi  qu'en  un  lit 
de  Procuste,  tout  un  système  d'appellations,  d'héral- 
dique, de  pratiques  religieuses  et  magiques.  Chacun 
de  ces  systèmes  est  à  étudier  séparément  et,  lorsque 
des  similitudes  se  présentent,  il  faut  aussi  les  analyser 
rationnellement.  La  variété  de  tous  ces  phénomènes  ne 
doit  pas  être  voilée  par  la  notion  captieuse  de  «  valeur 
émotionnelle.  »  Traité  de  sociologie  primitive,  p.  149. 
Dans  son  Manuel  d'anthropologie  culturelle  le  même 
auteur  nous  dit  :  «  Les  clans  des  Iroquois  Seneca 
étaient  appelés  Tortue,  Ours,  Loup,  Faucon,  etc.,  et 
l'on  gravait  des  représentations  de  ces  animaux  sur  les 
portes  des  maisons.  Mais  la  chose  n'avait  pas  plus 
d'importance  que  lorsque  chez  nous  (aux  États-Unis) 
le  parti  républicain  prend  pour  emblème  l'éléphant.  » 
Par  ailleurs,  il  y  a  des  tabous  totémiques  interdisant 
aux  gens  d'un  clan  de  manger  de  l'animal  dont  ils 
portent  le  nom.  Et  «  bien  que  le  culte  véritable  du 
totem  soit  rare,  les  Australiens  célèbrent  d'ordinaire 
en  des  lieux  sacrés  que  sont  supposés  hanter  leurs  an- 
cêtres totémiques  des  rites  compliqués  dont  le  but  est 
d'accroître  la  force  de  l'énergie  végétale  ou  animale  en 


2219 


RELIGION.   THÉORIE    SOCIOLOGIQUE,   CRITIQUE 


2220 


question.  Le  terme  du  totémisme  englobe  donc  aussi 
bien  le  simple  usage  héraldique  de  symboles  qu'un  sys- 
tème fort  complexe  d'observances  religieuses  et  ma- 
giques ».  P.  283. 

Dès  1910,  d'ailleurs,  Frazer  avait  renoncé  à  voir 
dans  le  totémisme  une  religion  :  «  Si  la  religion  im- 
plique, comme  il  semble,  chez  celui  qui  la  pratique, 
l'aveu  que  l'objet  de  son  culte  lui  est  supérieur,  alors, 
à  proprement  parler,  il  est  impossible  de  voir  dans  le 
pur  totémisme  une  religion,  puisque  l'homme  regarde 
son  totem  comme  son  égal  et  son  ami,  pas  du  tout 
comme  son  supérieur,  encore  moins  comme  un  dieu... 
C'est  donc  bien  une  erreur  de  parler  du  totémisme 
comme  d'une  religion.  Comme  je  suis  tombé  dans 
cette  erreur,  quand  j'ai  écrit  la  première  fois  sur  ce  su- 
jet, et  comme  je  crains  que  mon  exemple  ait  pu  en- 
traîner d'autres  que  moi  dans  la  même  faute,  le  devoir 
m'incombe  de  confesser  ma  méprise  et  de  préserver 
mes  lecteurs  de  la  reproduire.  »  Tolemism  and  Exo- 
gamy,  t.  îv,  p.  5-76,  81. 

Le  P.  Pinard  de  La  Boullaye  fait  à  ce  sujet  la  re- 
marque suivante  :  «  Il  est  donc  inexact  de  dire  que 
si  ce  savant  refuse  au  totémisme  tout  caractère  reli- 
gieux... c'est  parce  que,  suivant  lui,  il  n'y  a  religion 
que  là  où  il  y  a  personnalités  mythiques.  (Formes 
élémentaires...,  p.  289,  note  3.)  M.  Frazer  appuie  son 
assertion  sur  le  rapport  d'égalité  plus  ou  moins  rigou- 
reux qui  existe  entre  l'homme  et  son  totem,  fait  expres- 
sément reconnu  par  Durkheim  lui-même  (Formes..., 
p.  197).  »  Étude  comparée...,  t.  i,  p.  406,  n.  2. 

Quant  au  recours  de  Durkheim  au  totémisme,  voici 
comment  M.  Loisy  le  jugeait  en  1913  :  «  La  religion, 
étant  un  phénomène  universel  dans  l'humanité,  n'a 
sans  doute  pas  son  origine  dans  une  organisation  qui 
n'a  été  constatée  sûrement  que  chez  les  peuples  de 
race  noire  et  de  race  rouge,  et  qui  n'a  pas  laissé  de 
traces  certaines,  incontestables  chez  les  peuples  de 
race  blanche  et  de  race  jaune.  L'universalité  du  toté- 
misme n'est  qu'une  hypothèse,  et  c'est  donc  sur  cette 
hypothèse,  assez  fragile  en  soi,  que  M.  Durkheim,  bien 
qu'il  n'en  veuille  pas  convenir,  assied  son  système,  qui 
par  là  même  devient  conjectural.  Mais  une  objection 
plus  grave  se  tire  de  ce  que  le  totémisme  n'est  pas  une 
religion,  n'est  pas  un  culte;  c'est  une  forme  d'organi- 
sation et  de  vie  sociales  dans  laquelle  peuvent  entrer, 
dans  laquelle  entrent  certains  éléments  religieux.  En 
lui-même  le  totémisme  n'est  pas  plus  une  religion  que 
les  autres  formes  plus  avancées  de  la  vie  sociale,  qui 
comportent  aussi  des  éléments  religieux  plus  dévelop- 
pés. Il  peut  y  avoir  une  religion  embryonnaire  dans 
les  sociétés  totémistes,  mais  le  totémisme  lui-même 
n'est  pas  une  religion.  Toute  proportion  gardée,  le 
totémisme  australien,  par  exemple,  n'est  pas  plus  une 
religion,  à  proprement  parler,  que  la  vieille  monarchie 
égyptienne  n'était  la  religion  de  l'Egypte,  ou  que  la 
république  n'est  la  religion  du  peuple  français,  quoique 
la  religion  égyptienne  ait  été  un  élément  essentiel  de 
l'État  égyptien,  et  que  même  l'idéal  républicain  ren- 
ferme certains  principes  de  caractère  mystique- —  sinon 
sacré  ■ —  qui  permettent  de  le  rattacher  en  quelque 
manière  à  la  religion.  »  Revue  d'hisl.  et  de  tilt.  Tel.,  1913, 
p.  50-51. 

8.  La  théorie  préanimiste  du  mana  sert  à  Durkheim 
à  établir  le  pont  entre  le  totémisme  cl  son  assertion 
de  l'origine  exclusivement  sociale  de  la  religion.  Nous 
renvoyons  ici  à  la  critique  que  nous  en  avons  faile  à 
propos  du  prémagisme. 

9.  La  dérivation  que  l'ail  noire  auteur  de  la  notion 
de  Dieu,  notion  qui  sciait  secondaire,  tombe  par  suite 
du  caractère  primitif  de  l'idée  de  Dieu  que  nous  dé- 
montrerons plus  loin. 

10.  Étant  données  les  critiques  précédentes,  le  sens 
que  Durkheim  donne  aux  rites  ausl  i  aluns  ne  peut  être 


maintenu.  Notons  simplement  ici  qu'en  somme  les 
Australiens  ne  rendent  pas  de  culte  aux  animaux  ou 
végétaux  totems,  mais  aux  emblèmes  qui  les  repré- 
sentent (par  exemple,  les  churingas  des  Aruntas).  Et 
c'est  un  fait  «  très  significatif  »,  parce  que,  «  si  les 
churingas  portent  le  signe  totémique,  ils  incarnent 
pour  ainsi  dire,  non  des  totems,  mais  les  âmes  des 
Aruntas,  ce  qui  donne,  de  ce  chef,  pour  base  à  leur 
religion,  non  le  totémisme,  comme  tel,  mais  une  forme 
particulière  d'animisme  et  de  culte  ancestral  ».  Loisy, 
toc.  cit.,  p.  51.  Ajoutons  que  la  théorie  du  sacrifice- 
communion  que  le  fondateur  de  l'école  sociologique  a 
empruntée  à  W.  R.  Smith  (Lectures  on  the  religion  oj 
Sémites,  Londres,  1889)  tombe  devant  ces  simples 
observations  du  P.  \V.  Schmidt  :  «  Celui-ci  (W.-R. 
Smith)  avait  dans  l'esprit  un  sacrement,  c'est-à-dire 
un  rite  religieux.  La  victime,  de  plus,  doit  être  divine 
et  n'être  immolée  qu'en  vue  du  repas  mystique.  Or  il 
n'y  a  rien  de  tout  cela  chez  les  Aranda  (on  dit  Aranda 
ou  Arunta).  Au  lieu  d'un  sacrement  nous  avons  une 
cérémonie  magique.  Nul  culte  du  totem,  qui  n'est  pas 
considéré  comme  un  dieu.  Il  est  l'objet  d'un  traitement 
magique  aux  fins  d'assurer  la  multiplication  des 
moyens  de  subsistance  et  c'est  dans  cet  esprit  qu'on  le 
mange.  »  Origine  de  la  religion,  p.  146-147,  avec  ren- 
voi à  J.-G.  Frazer,  Tolemism  and  Exogamy,  t.  îv, 
p.  231.  Pour  bien  situer  ces  observations  il  faut  noter 
que  Durkheim  maintient  énergiquement  la  distinction 
de  la  magie  et  de  la  religion.  (Formes...,  p.  58  sq.) 

11.  Enfin  les  assurances  que  nous  donne  Durkheim 
sur  le  bien  fondé  et  la  pérennité  de  la  religion  peuvent 
laisser  sceptique  :  «  On  a  eu  tort  de  nous  instruire, 
tous  les  stratagèmes  seront  désormais  inutiles;  le 
charme  est  rompu  et,  s'il  est  vrai  que  le  Dieu  que  nous 
adorons  n'est  autre  que  la  société,  c'en  est  fini  des 
rites  et  du  culte,  des  croyances  et  des  dogmes,  de  la 
discipline  et  de  l'amour.  »  Le  paradoxe  de  cette  atti- 
tude, dit  M.  Dominique  Parodi,  «  semble  être  en  der- 
nière analyse  de  contester  le  retentissement  de  la  pen- 
sée sur  les  actions  de  l'individu,  pour  nos  sociologues, 
la  découverte  d'une  illusion  ne  la  détruit  pas,  il  ne 
semble  pas  que  pour  eux  les  idées  soient  des  forces  ». 
Cahiers  de  la  Nouvelle  journée,  1er  juin  1920,  p.  156. 

Si  l'autosuggestion  résultant  de  méditations  pro- 
longées a  pu  donner  à  l'auteur  des  Formes  élémentaires 
de  la  vie  religieuse,  une  foi  si  robuste  et  si  naïve,  il  faut 
peut-être  l'en  féliciter  et  l'envier,  mais  on  peut  être  sûr 
qu'il  trouvera  peu  d'imitateurs,  et  les  citoyens  de  nos 
cités  modernes  seront  plus  exigeants,  lorsqu'on  leur 
demandera  de  discipliner  leur  égoïsme  et  leur  sensua- 
lité pour  le  meilleur  service  de  la  société.  Après  tout, 
comme  le  remarque  encore  M.  Dominique  Parodi,  «  si 
les  affirmations  morales,  religieuses  ou  logiques  ne 
valent  qu'en  tant  qu'elles  contraignent  socialement 
notre  adhésion,  sans  que  nous  puissions  ni  les  justifier, 
ni  au  fond  les  comprendre  en  elles-mêmes;  si  elles  ne 
valent  qu'en  tant  que  faits,  pourquoi  le  fait  individuel 
à  son  tour,  passion  ou  fantaisie  personnelle,  expression 
d'un  tempérament,  n'aurait-il  pas  les  mêmes  titres  à 
se  faire  obéir?  11  suffirait  pour  cela  qu'il  devînt  le  plus 
fort  en  nous;  du  point  de  vue  que  ce  positivisme  a 
adopté,  en  effet,  la  raison  de  l'individu  est  désarmée 
devant  les  forces  qu'elle  subit,  aussi  bien  lorsqu'elles 
surgissent  de  ses  instincts  individuels  que  lorsqu'elles 
émanent  du  milieu  social  ».  Ibid.,  p.  159. 

«  Quoi  qu'on  veuille  dire,  ce  n'est  pas,  ce  n'a  jamais 
été  et  ce  ne  sera  jamais  sous  son  aspect  social,  en  temps 
de  paix,  que  le  devoir  réussit  à  se  faire  accepter.  On 
meurt  pour  la  patrie,  on  ne  vit  pas  pour  elle,  ou  plutôt 
on  ne  vit  pour  elle  qu'en  y  voyant  l'incarnation  ac- 
tuelle  cl  combien  imparfaite  d'un  idéal  qui  la  dépasse 
et  que  l'on  sert.  ■  P.  Bureau,  Introduction  à  la  méthode 
sociologique,  Paris,  1923,  p.  271  et  272. 


2221 


RELIGION.    LE    MATÉRIALISME    HISTORIQUE 


2222 


Mais  il  est  juste  de  reconnaître  que  Durkheim  a  eu 
le  mérite  de  présenter  la  religion  comme  le  fait  social 
le  plus  important,  d'avoir  dissipé  le  rêve  d'une  reli- 
gion tout  intérieure  d'un  Auguste  Sabatier,  mis  en 
relief  la  nécessité  d'une  tradition  religieuse  donnant  à 
l'individu  sa  foi  et  son  culte,  placé  à  côté  de  l'expé- 
rience religieuse  les  institutions  qui  forment  le  corps 
indispensable  de  la  religion  et  enfin  affirmé,  bien  que 
pour  des  raisons  insuffisantes,  la  pérennité  du  fait 
religieux. 

V.  LE  MATÉRIALISME  HISTORIQUE.  —  1°  Exposé.  — 

Il  faut  que  nous  en  parlions,  bien  que  cette  doctrine 
n'ait  ni  valeur,  ni  crédit  scientifiques,  parce  que  dans 
les  milieux  primaires  c'est  la  Science,  avec  un  grand  S, 
et  que  certains  intellectuels  bolchévistes  militent 
encore  pour  cette  vieillerie.  (Voir  A  la  lumière  du 
Marxisme,  Paris,  1936,  par  un  groupe  d'agrégés  et  de 
professeurs  de  l'enseignement  supérieur,  avec  une 
introduction  de  H.  Wallon,  professeur  à  la  Sorbonne: 
voir  surtout  Jean  Baly,  Le  matérialisme  historique, 
p.  285-308.) 

«  Le  terme  a  été  créé  par  Engels  pour  désigner  la  doc- 
trine de  Karl  Marx  d'après  laquelle  les  phénomènes 
économiques  sont  la  base  et  la  cause  déterminante  de 
toutes  les  réalités  historiques  et  sociales.  «  La  structure 
«  économique  de  la  société  est  la  base  réelle  sur  laquelle 
«  s'élève  l'édifice  juridique  et  politique,  et  à  laquelle 
«  correspondent  des  formes  déterminées  de  conscience 
«  sociale...  Le  mode  de  production  de  la  vie  matérielle 
«  conditionne  l'ensemble  de  tous  les  processus  de  la 
«  vie  sociale,  politique  et  spirituelle.  »  Karl  Marx,  Zur 
Kritik  (1er  politischen  Œkonomie,  préface,  1859.  (Voca- 
bulaire technique  et  critique  de  la  philosophie,  A.  Lalande, 
4°  édition,  Paris,  1932,  au  mot  Matérialisme,  p.  442.) 
On  discute  la  question  de  savoir  si,  pour  des  fins  de 
propagande,  Karl  Marx  n'aurait  pas  outré  sa  doctrine 
— ■  ce  qui  serait  peu  flatteur  pour  sa  probité  intellec- 
tuelle — ■  surtout  en  niant  toute  action  en  retour  des 
formes  de  superstructure  (droit,  philosophie,  religion) 
sur  les  réalités  économiques,  alors  qu'en  réalité,  il 
croyait  à  une  interaction  de  ces  formes  et  de  l'écono- 
mie. La  question  a  été  longuement  débattue  à  la  So- 
ciété française  de  philosophie  entre  G.  Sorel  et  F.  Rauh, 
qui  soutenaient  la  dualité  de  la  pensée  de  Marx,  contre 
Halévy  qui  estimait  que  celui-ci  n'aurait  pas  eu  de 
doctrine  ésotérique  et  aurait  toujours  aflirmé  la  dépen- 
dance entière  et  sans  choc  en  retour  des  idéologies  de 
superstructure  relativement  à  l'économique.  Bulletin 
de  la  Société  française  de  philosophie,  mai  1902.  En  fait 
c'est  la  seconde  thèse  qu'on  exploite  de  nos  jours  et 
qui  seule  nous  intéresse. 

D'après  Marx,  depuis  l'origine  de  l'humanité  jusqu'à 
nos  jours,  la  religion  n'a  été  que  le  «voile  »  jeté  sur  la 
misère  des  exploités  par  les  exploiteurs,  souvent  avec 
la  connivence  des  exploités  eux-mêmes  cherchant  une 
illusoire  consolation.  Le  christianisme  semble,  à  pre- 
mière vue,  n'être  inspiré  que  par  les  pures  idées  de 
grâce  divine  et  de  charité  humaine.  En  réalité,  il  n'est 
que  le  retlet  des  conditions  économiques  des  sociétés 
antiques  et  des  sentiments  que  de  telles  conditions 
avaient  imposés  à  la  plèbe  opprimée.  Une  obscure  cons- 
cience de  masse  pénétra  dans  les  multitudes  réduites 
en  esclavage,  et  ces  multitudes  glorifièrent  leur  humi- 
lité impuissante  par  leur  foi  dans  un  empereur  des 
pauvres  qui  les  émanciperait  dans  une  autre  vie.  La 
preuve  en  est  que  le  spiritualisme  chrétien  qui  aurait 
exalté  la  dignité  de  la  personne  humaine  n'a  jamais 
libéré  les  hommes  d'une  servitude  réelle. 

2°  Critique.  —  Un  philosophe  laïcisant,  B.  Jacob, 
dans  une  conférence  aux  futures  maîtresses  des  écoles 
normales,  à  Sèvres,  faisait  remarquer,  en  1907,  que  sans 
doute  «  nos  manières  de  vivre,  nos  besoins,  nos  inté- 
rêts déterminent  en  partie  nos  sentiments  et  nos  idées; 


mais  que  nos  idées  et  nos  sentiments  déterminent  par- 
tiellement nos  manières  de  vivre  et  nos  intérêts  mê- 
mes ».  Quant  à  la  religion  il  disait  :  «  Si  les  phénomènes 
économiques  n'expliquent  pas  entièrement  l'histoire 
politique  des  peuples,  à  plus  forte  raison  ne  peuvent-ils 
fournir  une  explication  complète  de  leur  histoire  reli- 
gieuse. Les  religions,  surtout  les  plus  récentes  et  les  plus 
hautes,  ont  leurs  sources  principales,  non  dans  les  mo- 
difications de  l'industrie,  mais  dans  l'exaltation  de  cer- 
taines facultés  spirituelles  chez  un  ensemble  d'hommes. 
Aucun  changement  du  régime  de  la  production  en 
Judée  n'a  fait  jaillir  de  l'âme  des  prophètes  hébreux  les 
belles  paroles  qui  glorifient  aux  dépens  des  rites  et  des 
pratiques  de  la  Loi  [ou  plutôt  d'une  religion  qui  s'y 
bornerait]  la  droiture  de  l'âme  et  la  pureté  du  cœur. 
Aucun  procédé  de  fabrication  ou  d'échange  n'a  suscité 
la  prédication  de  Jésus  de  Nazareth  aux  bords  des  lacs 
de  Galilée,  et  nous  pourrions  savoir  tout  ce  qui  se  pas- 
sait dans  une  boutique  juive  du  temps  de  Tibère  sans 
posséder  le  secret  du  sermon  sur  la  montagne.  »  B.  Ja- 
cob, Devoirs,  Paris.  1907,  p.  362  et  367. 

Quant  au  fait  que  le  christianisme  aurait  d  abord 
été  exclusivement  la  religion  des  esclaves  et  des  prolé- 
taires, il  est  controuvé.  «  Les  documents  qui  nous  sont 
parvenus  nous  montrent  la  foi  chrétienne  accueillie, 
dès  le  début,  par  les  ordres  les  plus  divers  de  la  société. 
Qu'elle  semble  s'introduire  de  préférence  par  les  ports 
et  les  villes  de  commerce,  cela  ne  doit  pas  surprendre, 
les  éléments  qu'on  trouve  là  étant  les  plus  mobiles  dans 
tous  les  sens  du  mot.  Bien  d'étonnant  non  plus,  si  l'on 
remarque  parmi  les  convertis  un  grand  nombre  de  pau- 
vres gens  et  d'esclaves,  étant  tout  naturel  que  la  solli- 
citude si  nouvelle  du  christianisme  à  leur  égard  ait  été 
mieux  accueillie  par  eux  et  mieux  remarquée.  Mais  le 
l'ait  est  que  l'Évangile  a  été  progressivement  revu  par 
toutes  les  classes  et  tous  les  milieux  sans  distinction. 
On  ne  saurait  donc  le  considérer  comme  une  suite  du 
déséquilibre  social. 

«  Parmi  les  convertis  de  l'apôtre  saint  Paul  se  trouvent 
à  la  lois  l'esclave  Onésime  et  le  maître  de  cel  esclave, 
Philémon,  avec  qui  Paul  le  réconcilie,  puis  un  très 
haut  personnage  Sergius  Paulus,  un  membre  de  l'Acro- 
page  d'Athènes,  une  marchande  de  pourpre  précieuse, 
un  médecin  cultivé,  saint  Luc,  les  négociants  juifs 
Aquilas  et  Priscille,  des  Juifs  et  des  Grecs,  des  Ro- 
mains et  des  provinciaux.  Avant  la  fin  du  1er  siècle,  la 
persécution  de  Domitien  frappe  principalement  parmi 
les  personnages  les  plus  illustres  de  Rome,  Acilius  Gla- 
brion  et  la  famille  de  Flavius  Clemens,  tous  deux  séna- 
teurs et  consulaires,  dont  les  tombes  des  catacombes 
de  Domitille  prouvent  encore  de  nos  jours  leur  conver- 
sion au  christianisme.  Quelques  années  après,  Pline 
écrivait  à  l'empereur  Trajan,  des  rives  de  la  Mer  noire, 
qu'il  avait  trouvé  des  chrétiens  dans  toutes  les  classes 
sociales.  Tertullien  soulignait  le  même  fait  dans  toute 
l'étendue  de  l'empire  un  siècle  plus  tard.  »  Essai  d'une 
Somme  catholique  contre  les  Sans-Dieu,  Paris,  1936, 
p.  320-321,  chapitre  rédigé  par  Pierre  Deffrennes. 

Les  théories  des  marxistes  sur  l'alliance  de  i'Église  et 
des  forces  d'exploitation  sont  aussi  arbitraires  que 
leur  système  sur  l'origine  du  christianisme.  «  Ils  met- 
tent sur  son  compte  (de  la  religion)  les  actions  malfai- 
santes des  exploiteurs  capitalistes,  tout  aussi  pétris  de 
matérialisme  qu'eux-mêmes  et  ferment  les  yeux  sur 
les  prescriptions  de  l'Église,  ses  commandements,  sa 
doctrine,  son  histoire  remplie  de  saints,  de  savants, 
d'artistes,  de  chefs  qui  ont  mené  les  foules  et  se  sont 
sacrifiés  pour  elles.  Sans  doute,  la  religion  est  la  conso- 
lation des  hommes  dans  les  misères  de  la  vie,  mais  elle 
est  aussi  la  puissance  spirituelle  de  l'histoire  mondiale 
qui  sur  son  programme  a  mis  en  tête  l'organisation  de 
la  société  selon  la  justice,  la  fraternité  et  l'amour  uni- 
versel. Tout  comme  le  bolchévisme,  la  religion  se  pro- 


2223       RELIGION.    CARACTÈRE    PRIMITIF    DE    L'IDÉE    DE    DIEU       2224 


pose  de  transformer  les  hommes,  mais  ce  changement 
doit  être  une  amélioration,  une  montée  et  se  produire 
non  pas  par  un  domptage,  mais  par  une  renaissance 
spirituelle,  faute  de  quoi  toute  culture  est  condamnée 
à  mort.  »  Ibid,  p.  495-496,  de  Pierre  de  Bruin  et  Ivan 
Kolagrivof. 

.Mais  il  faut  reconnaître  que  certains  types  de  religion 
tombent  sous  la  critique  de  Marx.  Se  référant  à  la 
fameuse  distinction  de  la  religion  statique  et  de  la 
religion  dynamique  établie  par  M.  Bergson  (voir  plus 
loin,  col.  2264  sq.,  l'analyse  de  son  livre  :  Les  deux 
sources  de  la  morale  cl  de  la  religion)  le  1'.  de  Mont- 
cheuil  écrit  justement  :  «  Faisons  seulement  remarquer 
que  toutes  les  fois  qu'une  religion  cède  au  «  concordisme 
«  social  »,  c'est-à-dire  en  vient  à  présenter  les  formes 
actuelles  de  l'économie  comme  réalisant  le  plan  provi- 
dentiel sur  la  société, elle  donne  prétexte  au  reproche  de 
Marx.  Nul  doute  que,  pour  une  large  part,  les  religions 
statiques  n'aient  été  sous  la  dépendance  de  la  vie  éco- 
nomique, en  même  temps  qu'elles  étaient  sous  la  dépen- 
dance de  la  vie  sociale.  S'il  s'agit  au  contraire  de  la 
religion  dynamique,  (elle)  est  irréductible  aux  mobiles 
qui,  d'après  Marx,  dirigent  la  vie  économique.  Puisque 
le.  christianisme  en  elTet  impose  un  progrès  constant 
dans  la  charité  qui  doit  se  traduire  jusque  dans  l'orga- 
nisation économique  et  sociale,  loin  de  refléter  celle-ci, 
il  en  est  un  principe  de  transformation  perpétuelle. 
Jamais  ne  sera  réalisé  un  ordre  assez  parfait  pour  qu'il 
puisse  s'en  contenter.  Son  idéal  sera  toujours  en 
avance  sur  la  réalité.  »  Formes,  vie  cl  pensée,  Lyon, 
1932.  Série  de  conférences  par  divers  auteurs,  p.  401- 
402. 

VI.  CARACTÈRE  PRIMITIF  DE  L'IDÉE  DE  DIEU.  — 
C'est  une  étude  d'ethnologie  et  non  pas  de  philosophie 
que  nous  entreprenons  ici,  bien  que  nous  soyons 
convaincus  qu'au  point  de  vue  philosophique  ce  carac- 
tère primitif  puisse  être  démontré.  Il  s'agit  de  savoir 
si  les  peuplades  les  plus  primitives  que  nous  connais- 
sons ont  ou  n'ont  pas  quelque  idée  de  Dieu,  abstrac- 
tion faite  de  la  façon  grossière,  matérielle  ou  anthro- 
pomorphique  dont  elles  peuvent  l'exprimer  ou  la 
concevoir,  et  que  leur  peu  de  culture  leur  impose. 

1°  Mouvement  ethnologique  d'ensemble  en  ce  sens.  — 
Au  temps  où  florissait  l'animisme  et  môme  un  peu 
avant,  des  historiens  des  religions  ou  des  ethnologues 
protestèrent,  en  dehors  du  catholicisme,  contre  l'idée 
d'une  période  «  athée  »  de  l'évolution  humaine;  ou  du 
moins  sans  protester  contre  celte  opinion,  parce  que 
de  leur  temps  elle  n'avait  pas  encore  été  émise,  affir- 
mèrent l'existence  d'un  monothéisme  primitif,  au 
moins  vague  et  flottant.  Tel  fut  le  cas  d'O.  Plleiderer, 
dans  Die  Geschichte  der  Religion.  Leipzig,  1869,  de 
Stende,  de  Von  Orelli,  de  Max  Millier.  On  a  vu,  col. 
2189,  comment  Lant!,  auparavant  disciple  de  l'ylor,  fut 
contraint  de  reconnaître  chez  les  primitifs  des  croyan- 
ces assez  élevées.  Citons  ici,  pour  préciser  sa  pensée,  quel- 
ques passages  de  son  livre  :  The  Making  o/  Religion 
(1898,  2''  éd..  1900,  ge,  i<m<>)  :  i  Dés  que  l'homme  eut 
l'idée  que  les  choses  avaient  été  faites,  l'idée  d'un 
«  faiseur  »  devait  nécessairement  se  présenter  à  son 
esprit,  puisqu'aussi  bien  ce  n'était  pas  lui  qui  les  avait 
faites  et  qu'il  en  était  incapable.  Ce  «  faiseur  »,  il  le  te- 
nait pour  un  homme  au-dessus  de  la  nature  la  magni- 
fiée non-nalural  man  ).  l 'ne  lois  celle  idée  acquise  d'un 
homme   au  dessus   de   lu    nature  celle   de  sa    puissance 

s'imposait .  l  >e  plus  l'imaginai  ion  devait  naturellement 

revêtir  d'attributs  moraux  celui  qui  avait  fait  tant  de 
Choses  ut  i  les,  des  al  tributs,  par  exemple,  de  paternité, 
de  bonté,  de  contrôle  sur  la  moralité  de  ses  enfants. 
Quant  a  celte  moralité  elle-même,  il  était  dans  la  na- 
ture des  choses  (pic  le  développement  de  la  vie  en  so- 
ciété en  provoquât  la  détermination.  Ces  considéra- 
tions n'ont  rien  de  mystique,  ni  quoi  que  ce  soit  qui 


dépasse  la  capacité  d'un  être  qui  perte  le  nom  d'homme 
et  qui  y  a  droit.  »  Op.  cil.,  p.  10.  Si  l'humanité  a  par  la 
suite  eu  des  conceptions  religieuses  plus  basses,  une 
telle  décadence  n'est  pas  inexplicable  :  «  Comment 
l'humanité  entière  a-t-elle  pu  abandonner  une  religion 
de  si  réelle  pureté?  C'est  ce  que  je  voudrais  essayer 
d'expliquer.  J'attribue  cette  dégénérescence  à  tout  ce 
que  l'animisme,  une  fois  développé,  offrait  de  sédui- 
sant pour  la  mauvaise  nature  de  l'homme,  pour  le 
vieil  Adam  ».  Un  Créateur  doté  d'attributs  moraux, 
qui  n'a  nul  besoin  de  dons,  sur  lequel  ni  le  plaisir,  ni  la 
souffrance  n'ont  de  prise,  ce  n'est  pas  un  compagnon 
sur  le  secours  duquel  puisse  compter  celui  qui  utilise  la 
magie  pour  satisfaire  ses  passions  amoureuse  ou  vindi- 
cative. Il  n'y  a  pas  à  attendre  de  lui  qu'il  favorise  celui- 
ci  plutôt  que  celui-là,  cette  tribu  de  préférence  à  cette 
autre,  gagné  par  quelque  sacrifice,  ou  contraint  par 
quelque  rite  magique.  De  pareils  sacrifices,  il  ne  les 
accepte  pas  et  sa  toute-puissance  se  rit  de  la  magie.  Les 
esprits  et  les  dieux  auxquels  ils  donnent  origine,  tout 
au  contraire,  sont  pour  l'homme  de  plus  traitables 
compagnons.  Ils  ont  besoin,  eux,  d'offrandes  alimen- 
taires et  de  sang  et  ils  redoutent  la  contrainte  magi- 
que. Quoi  que  ce  soit  qu'il  ait  dans  le  cœur,  l'homme 
est  sûr  d'avance  de  pouvoir  recourir  à  ces  esprits,  à 
ces  dieux,  à  ces  fétiches,  vraiment  commodes  et  prati- 
ques, qu'il  a  d'ailleurs  à  portée  de  la  main,  dans  son 
bissac  et  son  sachet  à  remèdes.  Il  était  fatal  qu'il  aban- 
donnât pour  eux  son  idée  d'un  Créateur  et  que,  dans  la 
suite,  sans  doute,  il  se  représentât  le  Créateur  comme 
un  de  ces  dieux-esprits  avec  lesquels  on  pouvait  s'en- 
tendre, le  plus  grand,  et  qu'il  en  usât  avec  lui  comme 
avec  eux.  C'est  ce  qui  est  arrivé...  Entre  temps,  il  avait 
réalisé  des  progrès  sur  le  terrain  delà  civilisation  maté- 
rielle et  avait  développé  son  savoir-faire  et  sa  techni- 
que. Professions  et  classes  sociales  apparurent,  qui 
voulurent  avoir  chacune  leur  dieu...  A  ce  stade  de  la 
civilisation,  le  sort  de  l'État  et  l'intérêt  d'un  clergé 
riche  et  puissant  se  trouvèrent  liés  au  maintien  de  ce 
vieux  système  animiste,  relativement  amoral.  Ainsi 
en  fut-il  au  Pérou,  en  Grèce  et  à  Rome.  Ce  souci  popu- 
laire et  politique  du  sort  de  l'État,  cette  préoccupa- 
tion assez  naturelle  de  son  propre  intérêt  chez  le  clergé, 
ne  devaient  céder  que  devant  le  monothéisme  moral  du 
christianisme  et  de  l'Islam.  Nulle  autre  force  n'était 
capable  d'en  triompher.  Et  dans  le  christianisme,  mises 
à  part  la  vie  et  la  mort  de  Notre-Seigneur,  c'était  le 
monothéisme  moral  de  la  religion  de  Jéhovah  qui  était 
l'élément  central  et  le  plus  actif.  »  Ibid.,  p.  257  sq. 

On  fit  d'une  façon  assez  générale  la  conspiration  du 
silence  autour  des  idées  de  Lang,  qui  cependant,  plus 
ou  moins  atténuées,  et  même  parfois  dénaturées,  firent 
quelques  progrès  au  début  du  xxe  siècle.  Von  Schrccder, 
en  1905-1906,  en  étudiant  les  croyances  premières  des 
Aryens,  hésite  entre  trois  sources  de  la  religion  :  culte 
de  la  nature,  culte  des  âmes,  croyance  en  un  Etre  su- 
prême, bon  et  créateur.  Vers  la  même  époque,  Paul 
Ehrenreich,  A.-G.  Krœber,  R.-I5.  Dixon  démontrèrent 
l'existence  de  la  même  croyance  en  un  Etre  suprême  e  nez 
les  tribus  les  plus  anciennes  des  Indiens  d'Amérique. 
Dès  1897,  Mgr  Le  Roy  avait  constaté  le  même  tait 
en  ce  qui  concerne  les  Pygmées,  surtout  ceux  d'Afri- 
que, Les  Pygmées,  2'  édit.,  'fours,  1929.  Un  peu  plus 
lard  .lames  II.  Leuba,  A  psgchological  study  of  religion, 
New-York,  1912,  et  K.  (Esterreich,  Einfuhrung  in 
die  Religionspaychologie,  Berlin,  1917,  affirment  avec 
preuves  à  l'appui  la  présence  ancienne  des  dieux  suprê- 
mes chez  les  primitifs.  K.  Th.  Preuss.  dans  des  travaux 
parus  de  191  1  à  1926,  constate  le  même  fait  tout  en 
attribuant  à  tort  à  la  période  primitive  une  absence  de 
culte  envers  l'Être  suprême  (néanmoins  reconnu)  qui 
ne  se  réalise  que  plus  tard.  J.-R,  Swanlon,  en  192  1.  pro- 
clame que  l'idée  d'une  divinité  supérieure  ou  suprême 


2225 


RELIGION.    MÉTHODE    ETHNOGRAPHIQUE,    PRINCIPES  2226 


«  s'est  étonnamment  répandue  »  dans  les  cultes  primi- 
tifs. La  même  année,  P.  Radin  disait  :  «  Voilà  vingt- 
cinq  ans  que  Lang  a  publié  son  livre  et  sa  pénétrante 
intuition  se  trouve  confirmée.  C'étaient  les  ethnologues 
qui  se  trompaient  (en  soutenant  l'animisme).  Des  faits 
précis,  assemblés  par  d'authentiques  spécialistes,  sont 
venus  remplacer  ses  exemples  souvent  trop  vagues. 
Personne,  aujourd'hui,  ne  conteste  plus  sérieusement 
que  beaucoup  de  peuples  primitifs  croient  en  un  Créa- 
teur suprême.  »  Lowie  dans  sa  Primitive  Religion, 
New- York,  1924,  tout  en  estimant  insuffisamment  dé- 
montrées les  conclusions  du  P.  Schmidt  (voir  plus 
loin)  estime  que,  du  point  de  vue  logique,  il  n'y  a  pas 
d'objection  à  élever  contre  elles.  Fr.  Heiler  dans  son 
livre  sur  la  prière  (Das  Gebet,  Munich,  1922,  traduit  en 
•français  en  1931)  conclut  comme  il  suit  sur  la  ques- 
tion :  «  Une  perspective  d'histoire  et  de  philosophie 
religieuse  s'ouvre  devant  nous  très  différente  de  celle 
que  dessinent  les  théories  courantes  sur  la  genèse  de 
l'idée  de  Uieu.  L'homme  primitif  n'adresse  pas  sa 
prière  à  une  multitude  d'esprits,  mais  au  Dieu  unique. 
Père  de  tous,  Maître  du  ciel  et  de  la  terre...  La  prière 
est  donc  la  grande  création  d'un  monothéisme  primi- 
tif. »  Trad.  fr.,  p.  140-141.  Nieuvenhuis  en  1920  sou- 
tient que  l'idée  d'Être  suprême  est  née  de  l'impression 
produite  sur  l'esprit  du  primitif  par  le  monde  considéré 
comme  un  tout,  l'idée  des  autres  divinités  ne  lui  étant 
venue  que  plus  tard,  au  spectacle  des  divers  domaines 
particuliers  de  la  nature.  Enfin  Pettazoni  à  la  suite 
d'une  longue  enquête,  conduite  d'ailleurs  sans  beau- 
coup de  méthode,  conclut  à  l'existence  d'une  croyance 
très  répandue  à  un  Dieu  du  ciel  qu'il  attribue  unique- 
ment à  un  processus  de  personnification,  et  sans  pré- 
ciser la  date  de  cette  croyance  dans  les  différents  cas. 
Formation  et  développement  du  monothéisme  dans  l'his- 
toire des  religions,  t.  i,  Rome,  1922.  (1.  Foucart  estime 
que  cette  notion  du  dieu  du  ciel  remonte  à  la  plus 
ancienne  période  du  sentiment  religieux.  Art.  Sky  unit 
Sky-God  dans  V Encyclopœdia  oj  Religion  and  Ethics  de 
Hastings,  t.  xr,  1920.  (Nous  empruntons  tout  l'exposé 
précédent,  depuis  A.  Lang,  à  W.  Schmidt,  Origine  et 
évolution  de  la  religion,  trad.  française,  Paris,  1931, 
p.  219-276.  On  y  trouvera  toutes  les  références.) 

2°  La  grande  enquête  du  P.  Schmidt.  — ■  1.  Exposé. 
Mais  le  vrai  continuateur  de  Lang,  continuateur  qui  a 
d'ailleurs  donné  aux  idées  de  Lang  une  précision  et  à 
sa  documentation  une  ampleur  qu'elles  n'avaient  pas, 
c'est  le  P.  W.  Schmidt,  religieux  autrichien  de  la  So- 
ciété du  Verbe  divin. 

Le  P.  Schmidt  a  lance  en  1906,  Anthropos,  revue  inter- 
nationale de  linguistique  et  d'ethnologie.  Peu  après  il  créa 
une  Bibliothèque  Anthropos,  collection  de  monographies 
ethnologiques.  Il  fonda,  avec  le  P.  Bouvier,  S.  J.,  mort  pour 
la  France,  les  Semaines  internationales  d'Ethnologie  religieuse, 
dont  la  première  fut  tenue  à  Louvain  en  1911  sous  le  patro- 
nage du  cardinal  Mercier.  Professeur  a  l'Université  de  Vienne, 
il  contribua  pour  une  large  part  à  la  création  d'un  Institut 
d'ethnologie  toujours  florissant  et  à  l'Institut  missionnaire 
de  Saint-Gabriel,  à  Mndling,  près  de  Vienne,  prit  une  part 
prépondérante  à  l'organisation  de  l'Exposition  vaticane  des 
Missions  en  1925  et  devint  en  1926  le  direct mr  du  Musée 
missionnaire  ethnologique  du  Latran  et  comme  tel  a  fait 
subventionner  par  le  Saint-Siège  des  missions  d'études 
ethnologiques  chez  les  peuplades  primitives.  Ses  occupations 
l'ont  o'iligé  de  passer  la  direction  d'AnOiropos  en  1923  au 
P.  Koppers. 

Depuis  trente  ans  il  ne  cesse  de  publier  des  mémoires  dans 
Anthropos  et  des  ouvrages  importants.  Kn  1906,  il  donnait 
un  Aperçu  des  méthodes  de  l'ethnologie  moderne  (en  allemand 
à  Vienne,  en  français  à  Paris).  Il  a  étudié  les  peuples  Mon- 
khmer  (1906)  et  les  langues  australiennes  (1919,  Prix  Vol- 
ney  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Balles-Lettres).  Il  a 
précisé  la  place  des  Pygmées  dans  l'évolution  de  l'humanité 
(1910).  Il  a  donné  deux  grandes  études  d'ensemble  d'ethno- 
logie et  de  linguistique  :  Vôlker  und  Knlturen,  1914-1924, 
en  collaboration  avec  le  P.  W.  Koppers,  eU)ie  Sprachfamilien 


und  Sprachenkreise  der  Erde  avec  atlas,  Iteidelberg,  1926. 
Dans  l'ordre  de  l'ethnologie  religieuse  on  lui  doit  un  ou- 
vrage sur  lu  Révélation  primitive  (Munich,  1913;  trad.  fr. 
par  le  P.  Lemonnyer,  PU  1),  une  critique  des  vues  de 
Otto  sur  le  numinosum  :  Voies  de  l'humanité  pour  la  connais- 
sance de  Dieu,  Munich,  192:5,  un  Handbuch  der  vcrgltichenden 
Religionsgesehichte  (1930),  traduit  en  1931  par  le  P.  Lemon- 
nyer sous  le  titre  d'Origine  et  évolution  de  la  religion,  (qui 
correspond  au  sous-titre  de  l'ouvrage,  traduit  également  en 
anglais,  en  italien  et  en  espagnol).  Mais  son  ouvre  capitale 
est  l'Origine  de  l'idée  de  Dieu.  Ce  fut  d'abord  une  série  d'arti- 
cles parus  dans  Anthropos  de  1908  à  1910,  puis  un  tirage  à 
part,  en  français  en  1910.  S'ius  cette  première  forme  l'Ori- 
gine constituait  une  introduction  historique  et  critique  au 
prob'.ème.  Ce  premier  ouvrage  fut  revu  et  amélioré  dans 
une  édition  allemande  parue  à  Mtinster-en-W.,  1912.  Enfin, 
de  1926  à  1935,  une  seconde  édition  allemande  considérable- 
ment développée  a  fourni  la  documentation  la  plus  abon- 
dante qui  existe  sur  le  sujet  avec  les  conclusions  longuement 
motivées  du  P.  Schmidt,  Der  Ursprung  der  Gottesidce,  Muns- 
ter, 1926-19:!."),  6  vol. 

a)  Pi  incipes  de  la  méthode.  —  Le  principal  mérite  de 
l'œuvre  scientifique  du  P.  Schmidt  est  le  souci  de  mé- 
thode rigoureuse  qu'on  y  trouve,  souci  qui  donne  a  ses 
conclusions  sur  le  caractère  primitif  de  l'idée  de  Dieu 
une  précision  et  aussi  une  force  convaincante  que 
n'avaient  pas  les  recherches  poursuivies  à  cet  égard 
avant  lui  et  que  même  elles  n'ont  pas  toujours  eues 
depuis  ce  salutaire  exemple.  (Ce  qui  ne  veut  pas  dite 
que  tout  dans  les  affirmations  du  grand  ethnologue 
viennois  ait  le  caractère  d'une  certitude  absolue  et 
définitive  :  il  est  le  premier  à  le  proclamer.) 

Or  il  se  trouve  —  et  le  fait  est  caractéristique  —  que 
dès  le  début  de  sa  carrière  scientifique,  le  P.  W.  Schmidt 
a  donné  des  éclaircissements  sur  sa  méthode,  tout 
d'abord  dans  une  série  d'articles  parus  dans  Anthropos 
dès  sa  première  année,  puis  édités  à  part  à  Salzbourg 
et  à  Vienne  (1906,  en  français),  et  ensuite  dans  une 
conférence  donnée  à  l'assemblée  générale  de  la  Leo- 
Gesellschaft  à  Vienne,  le  7  novembre  1910,  et  intitulée 
Voies  nouvelles  en  science  comparée  des  religions  et  en 
sociologie  comparée  (une  traduction,  revue  par  l'auteur, 
a  paru  dans  la  Revue  des  sciences  phil.  et  théol.,  t.v, 
1911,  p.  46-74,  et  tirage  à  part). 

Comment  faire  la  préhistoire  religieuse  de  l 'huma- 
nité, puisque  le  propre  même  de  la  préhistoire  c'est 
de  ne  pas  se  référer  à  des  documents  écrits?  telle  est  la 
question  que  se  pose  l'auteur  de  la  conférence,  lin  recou- 
rant —  et  ce  pour  suppléer  à  l'absence  de  témoignages 
directs  de  l'ordre  spirituel  et  pour  combler  les  lacunes 
résultant  du  caractère  sporadique  des  restes  d'outils 
préhistoriques  en  ce  qui  concerne  la  civilisation  maté- 
rielle —  à  l'observation  des  peuples  dits  primitifs  qui 
vivent  encore  aujourd'hui.  «  Semblables  aux  hommes 
primitifs  par  leur  ignorance  de  l'écriture,  ils  leur  res- 
semblent aussi  sur  tous  les  autres  points  de  leur  évolu- 
tion. De  même  que  la  terre  nous  conserve  les  restes  des 
peuples  préhistorique^,  ainsi  des  isolements  précoces 
et,  à  l'intérieur,  le  poids  de  leur  stagnation,  ont  main- 
tenu jusqu'à  nos  jours  les  peuples  primitifs  dans  un 
état  foncièrement  identique  à  celui  des  hommes  des 
millénaires  passés.  »  Tirage  à  part,  p.  4.  Mais  ici  il  est 
nécessaire  de  distinguer  entre  la  civilisation  extérieure 
matérielle  et  la  civilisation  spirituelle.  «  Kn  ce  qui  con- 
cerne la  première,  il  faut,  je  crois,  affirmer  énergique- 
ment  que  l'on  doit  en  toute  confiance  déclarer  fausse 
et,  par  suite,  laisser  de  côté  l'opinion  suivant  laquelle 
la  grande  masse  des  peuples  primitifs  serait  déchue 
d'un  état  antérieur  très  élevé  de  civilisation  même 
matérielle  :  l'opinion,  autrement  dit,  qui  soutient  en 
son  intégrité  la  théorie  de  la  dégénérescence.  Les  cas 
de  semblables  dégénérescences  sont  relativement 
rares  et  plutôt  de  minime  importance.  »  lbid.,  p.  7. 
Il  en  serait  de  même  dans  l'ordre  spirituel  d'après 
les  tenants  de  l'évolutionnisme  linéaire  rigide  qui  s'ins- 


2227  RELIGION.    MÉTHODE    ETHNOGRAPHIQUE,    PRINCIPES         2228 


pire  du  postulat  suivant  :  «  plus  un  usage,  une  organi- 
sation sociale,  une  idée  religieuse  ou  une  pratique 
cultuelle  sont  inférieurs,  étranges,  monstrueux,  plus  ils 
ont  chance  d'appartenir  au  premier  début  de  l'évolu- 
tion humaine.  Partant  d'un  état  d'infériorité  extrême, 
l'humanité  se  serait  développée  lentement,  irrésisti- 
blement en  tous  les  domaines  de  son  activité  vers  une 
perfection  toujours  croissante.  »  Ibid.,  p.  10.  A  ce  pos- 
tulat s'ajouta  la  théorie  de  V Elementargcdanke  d'Adol- 
phe Bastian  (célèbre  ethnologue  allemand,  1820-1905), 
d'après  laquelle  «  la  nature  de  l'âme  humaine  possède 
en  toutes  les  races  et  sous  toutes  les  latitudes  les  mêmes 
dispositions  et  les  mêmes  capacités  essentielles.  Et 
donc  semblables  aussi  en  nombre  et  en  espèce  doivent 
être  les  besoins  économiques,  sociaux  et  religieux,  sem- 
blables encore  en  nombre  et  en  espèce  les  moyens  de 
répondre  à  ces  besoins  :  inventions  des  différents  outils, 
formation  des  institutions  sociales,  détermination  des 
obligations  morales,  développement  des  croyances 
religieuses  et  des  formes  cultuelles  ».  Ibid.,  p.  11.  Il  en 
résulta  que,  «  si  par  suite  de  lacunes  trop  considérables 
ou  d'une  trop  grande  obscurité  des  documents,  l'éta- 
blissement du  cycle  évolutif  de  tel  peuple  menaçait 
d'échouer,  le  remède  était  tout  trouvé  1  L'on  n'avait 
qu'à  se  mettre  en  quête  chez  tous  les  peuples  de  la 
terre,  sans  avoir  à  se  préoccuper  d'établir  leur  relation 
directe  avec  le  peuple  en  question,  de  pièces  complé- 
mentaires et  explicatives,  qu'on  insérait  aux  places 
correspondantes  ».  Ibid.,  p.  11. 

C'est  là  tabler  non  sur  des  faits,  mais  sur  des  possibi- 
lités. Or  ces  possibilités,  déjà  multiples  dans  l'ordre 
matériel  où  tel  outil  peut  évoluer  dans  des  sens  diffé- 
rents, le  sont  encore  beaucoup  plus  dans  l'ordre  psycho- 
logique, étant  donnés  «  l'inépuisable  pouvoir  interne 
d'association  »  d'idées  dont  l'homme  est  capable  et 
l'imprévisible  intervention  des  personnalités  géniales. 

D'ailleurs  ce  sont  moins  ces  considérations  générales 
que  des  monographies  rigoureuses  qui  ont  démontré  la 
fausseté  de  la  thèse  d'une  évolution  de  même  type  de 
l'humanité  tout  entière  dans  l'ordre  spirituel.  C'est  la 
linguistique  en  particulier  qui  a  démoli  ces  séries  évo- 
lutives où  l'on  partait  de  soi-disant  primitifs,  tels  que 
les  Polynésiens  ou  les  Aranda  d'Ausl  ralie,  qui  en  réalité 
représentent  des  produits  secondaires  ou  tertiaires  du 
grand  brassage  humain. 

Puis  vint  la  théorie  des  migrations,  basée  sur  le  fait 
de  similitudes  très  étroites  dans  l'ordre  de  la  civilisa- 
tion matérielle  (par  exemple  la  forme  des  arcs  africains 
étudiée  en  1887  par  Ratzel),  qui,  existant  entre  tribus 
très  éloignées  les  unes  des  autres,  ne  peuvent  pas 
s'expliquer  par  une  cause  psychologique  identique 
mais  par  une  origine  commune.  Des  centres  communs 
de  culture  auraient  ainsi  existé  d'où  certains  types 
particularisés  se  seraient  diffusés  sur  de  vastes  aires. 
Puis,  à  partir  de  1898,  Léo  Fabrenius,  disciple  de 
Ratzel,  démontra  les  migrations  d'ensembles  très 
complexes  de  formes  particulières  d'outils,  d'armes, 
d'habitations  liés  —  en  fait  et  sans  nécessité  logique 
—  avec  des  institutions  sociales,  des  thèmes  mytholo- 
giques et  des  formes  religieuses  aussi  fermement  et 
étroitement  déterminés.  Ainsi  naquit  la  notion  de 
cycle  culturel. 

A  un  principe  juste  Fabrenius  avait  mêlé  beaucoup 
d'hypothèses  aventureuses.  Fritz  Grœbner  et  Bern- 
hard  Ankermann  reprirent  la  question  avec  plus  de 
méthode  à  partir  (le  190  1,  étant  l'un  cl  l'autres  assis- 
tants au  Muséum  fur  Vôlkerkunde  de  Berlin  qui  ren- 
ferme de  si  riches  collections  ethnologiques.  1'.  Grœb- 
ner  passa  ensuite  comme  assistant  au  Stadtischer 
Muséum  fur  Vôlkerkunde  de  Cologne,  dont  le  directeur 
W.  I •'<>>'  était  dans  les  mêmes  idées,  et  fonda  avec  lui 
une  collection  de  monographies  s'inspiraut  de  la  mé- 
thode   cyclO-CUlturelle.    C'est    cette    méthode    que    le 


P.  Schmidt  a  adoptée  dans  l'ensemble,  en  dépit  de 
divergences  de  détail  avec  Grœbner. 

Voici  textuellement  l'exposé  général  qu'il  en  donne 
dans  sa  conférence  de  1910...  «  La  nécessité  d'une  évo- 
lution essentiellement  ascendante  n'est  nullement 
présupposée.  L'unique  présupposition  qui  soit  faite 
tacitement,  c'est  que  la  race  humaine  a  une  origine 
unique  et  que,  de  cet  unique  point  de  départ,  sont  sorties 
les  toutes  premières  ébauches  de  la  civilisation. 

«  Le  procédé  qui  consiste  à  admettre  des  rapports 
sans  autre  fondement  que  de  pures  possibilités,  à  rai- 
son simplement  de  la  similitude  constatée  entre  deux 
outils,  entre  deux  usages,  entre  deux  conceptions  est 
formellement  réprouvé.  Il  est  requis,  pour  chaque  cas, 
de  faire  la  preuve  que  l'un  procède  de  l'autre,  d'établir 
leur  parenté  en  retraçant  l'évolution  historique  de  cha- 
cun d'eux.  La  contiguïté  matérielle  de  l'habitat  des 
deux  éléments  en  cause  ou  la  preuve  directe  des  migra- 
tions de  l'un  au  moins  de  ces  éléments  offrent  à  ce 
point  de  vue  une  importance  toute  particulière. 

«  Moins  encore  que  les  possibilités  internes,  les  juge- 
ments de  valeur  peuvent  servir  de  base  à  la  construc- 
tion de  séries  évolutives  où  les  formes  regardées  comme 
les  plus  imparfaites  seraient  toujours  placées  au  com- 
mencement et  où,  conséquemment,  les  autres  formes 
s'ordonneraient  de  manière  à  constituer  cette  série 
évolutive  régulièrement  ascendante  qui  est  à  la  mode. 
Mais,  sans  s'inquiéter  de  savoir  à  quoi  l'on  aboutira, 
les  formes  doivent  être  rangées  dans  l'ordre  même  qui 
ressort  d'études  purement  objectives  et  ensuite,  au 
terme  des  recherches,  on  en  doit  donner  une  interpré- 
tation d'ensemble,  quel  que  soit  le  résultat  en  face 
duquel  on  se  trouve,  série  évolutive  ascendante,  ou 
descendante  ou  mixte. 

«  D'après  cette  nouvelle  méthode,  il  est  défendu  de 
soulever  à  tout  propos  des  questions  d'origine.  On 
s'abstiendra  en  particulier  de  chercher,  sans  autre  for- 
malité, à  déterminer  l'origine  d'un  outil,  d'une  institu- 
tion sociale,  d'une  forme  juridique  ou  religieuse  dans 
la  région  ou  dans  les  conditions  où  on  les  trouve  au- 
jourd'hui. Mais  il  importe  de  relever  d'abord  l'expan- 
sion de  l'élément  dont  il  s'agit,  s'il  est  nécessaire,  sur 
toute  la  surface  du  globe,  de  déterminer  ensuite,  par  des 
recherches  spéciales,  lesquelles  parmi  ces  formes  diver- 
ses sont  apparentées,  de  préciser  en  les  comparant,  la- 
quelle de  ces  formes  apparentées  représente  le  type  le 
plus  ancien.  Seule  cette  dernière  forme  détermine  la 
région  qui  doit  être  considérée  comme  le  lieu  d'origine, 
et  celui-ci  est  reconnaissable  à  ce  signe  que  de  là  par- 
tent toutes  les  lignes  de  diffusion.  Les  caractères  pro- 
pres de  ce  lieu,  des  hommes  qui  l'habitaient  alors,  tout 
cela  fournit  enfui  l'explication  de  l'origine  de  cet  élé- 
ment. Quant  aux  endroits  où  l'élément  en  question 
s'est  propagé,  on  ne  peut  que  leur  demander  d'expli- 
quer les  diverses  modifications  que  le  type  primitif  a 
pu  subir.  »  Ibid.,  p.  17-18. 

Dès  1910,  la  méthode  avait  donné  des  résultats  qui 
permettaient  de  déduire  les  principes  secondaires  de  la 
théorie. 

Dans  tous  les  cas,  il  ne  s'agit  pas  d'éléments  parti- 
culiers évoluant  séparément,  mais  d'ensembles  em- 
brassant dans  une  unité  organique  tous  les  besoins 
essentiels,  matériels  et  spirituels,  de  la  nature  humaine, 
(lui  se  transportent  par  migration  ou  par  influence, 
sauf  inventions  particulièrement  réussies,  exceptions 
qui  confirment  la  règle.  Il  en  résulte  que  l'intelligence 
des  éléments  particuliers  ne  peut  être  obtenue  en  les 
isolant  de  l'ensemble e1  que  les  questions  d'origine  se 
poseront  pour  le  cycle  et  non  pour  ses  composants. 

La  connexion  des  éléments  des  cycles  culturels  est 
un  résultat  de  l'histoire  et  non  pas  une  nécessité  de 
logique  ou  de  psychologie.  Quand  donc  on  les  trouve 
dans  les  mêmes  rapports  —  au  moins  dans  une  large 


2229        RELIGION.    MÉTHODE    ETHNOGRAPHIQUE,     RÉSULTATS       2230 


mesure —  en  plusieurs  régions,  c'est  qu'il  y  a  eu  entre 
ces  régions,  même  éloignées  les  unes  des  autres,  des 
relations  d'ordre  génétique,  historique  et  que  ce  qui  les 
sépare  actuellement,  ce  sont  des  régions  où  des  cycles 
plus  récents  se  sont  établis  en  disjoignant  des  cycles 
plus  anciens,  et  que  leur  indépendance  présente  n'est 
qu'une  apparence. 

Ces  résultats  fournissent  un  précieux  instrument  de 
travail,  car  «  la  présence  de  quelques  éléments,  même 
peu  nombreux,  d'un  cycle  culturel  ayant  été  constatée 
quelque  part,  l'on  peut  immédiatement  conclure  à  la 
présence,  passée  ou  actuelle,  à  l'influence  plus  ou 
moins  forte  en  ce  lieu,  du  cycle  entier  ».  Ibid.,  p.  21. 
Ce  sont  particulièrement  les  éléments  matériels  de  la 
culture  qui  serviront  à  la  dépister,  parce  que  les  explo- 
rateurs les  découvrent  plus  rapidement  que  les  élé- 
ments spirituels,  que  les  formes  en  sont  plus  aisément 
discernables  que  celles  de  ces  derniers  et  que,  pour  ces 
deux  premières  raisons,  la  science  les  a  réunis  en  plus 
grand  nombre  que  les  autres,  surtout  dans  les  musées 
d'ethnologie.  Ils  jouent  le  même  rôle  dans  la  détermi- 
nation des  cycles  culturels  que  les  fossiles  en  géologie. 

D'ailleurs  certains  indices  de  la  civilisation  spiri- 
tuelle sont  assez  facilement  découverts.  «  Il  s'agit  des 
motifs  «  astraux  »,  spécialement  des  motifs  solaires  et 
lunaires,  sur  lesquels  travaille  avec  prédilection  la 
mythologie  particulière  de  chaque  cycle  culturel.  Ces 
motifs  étant  faciles  à  décrire  et  se  présentant  sous  des 
formes  bien  caractérisées  qui  donnent  la  possibilité  de 
les  discerner  même  en  des  fragments  mythiques  très 
mutilés,  il  en  résulte  qu'eux  aussi  peuvent  être  utilisés 
comme  signes  révélateurs  primaires  d'un  cycle  cultu- 
rel. On  pourrait  les  désigner  sous  le  nom  de  Leilmotive 
mythologiques.  »  Ibid.,  p.  22.  Pour  la  recherche  de  ces 
Leilmotive,  comme  dans  les  divers  domaines  de  la  civi- 
lisation spirituelle,  «la  science  ethnologique  donne  aux 
missionnaires  le  rôle  principal.  Pour  le  remplir,  nul  n'a 
comme  eux  les  deux  conditions  principales  :  un  long 
séjour  sur  place,  une  connaissance  approfondie  de  la 
langue  des  indigènes.  Ces  deux  conditions  sont  parti- 
culièrement utiles  aux  missionnaires  pour  l'étude  des 
mythes;  les  recueils  de  mythes  n'ont  de  valeur,  en 
effet,  au  point  de  vue  scientilique,  qu'autant  qu'ils 
sont  reproduits  dans  leur  langue  originale,  présentés 
ensuite  dans  une  traduction  exacte  et  accompagnés 
d'amples  commentaires  sur  la  langue  et  sur  le  fond. 
Or,  pour  cela,  personne  ne  peut  sérieusement  rivaliser 
avec  les  missionnaires. 

«Conformément  à  ces  données,  j'ai  déjà  pressé  les 
missionnaires  collaborateurs  de  ï'Anthropos  de  recueil- 
lir les  mythes  de  la  façon  qui  vient  d'être  dite  et  je 
leur  ai  fourni,  pour  les  aider  dans  ce  travail,  des  indica- 
tions précises.  Cet  appel  a  déjà  produit  d'appréciables 
résultats...  Notre  intention  est  de  recueillir,  pour  cha- 
que peuple  primitif,  son  livre  sacré,  sa  Bible,  si  je  puis 
dire,  le  livre  dans  lequel  il  exprime  le  plus  fidèlement 
ses  pensées  et  ses  sentiments,  et  où  il  raconte  des  sou- 
venirs dont  les  plus  anciens  remontent  souvent  à  des 
milliers  d'années.  »  Ibid.,  p.  30  et  31. 

b)  Résultats  généraux  de  ces  divers  types  de  civilisa- 
lion.  —  En  usant  de  la  méthode  ainsi  décrite  le 
P.  Schmidt  a  établi  quatre  types  de  civilisation  primi- 
tive :  1.  La  civilisation  exogame-monogame,  ou  cen- 
trale, des  Pygmées  d'Afrique  ou  du  sud  de  l'Asie,  aux- 
quels il  faut  peut-être  joindre  ceux  de  la  Nouvelle- 
Guinée  et  des  Nouvelles-Hébrides.  2.  la  civilisation 
exogame  à  totémisme  sexuel,  ou  méridionale,  des 
tribus  du  sud-est  de  l'Australie  et,  dans  une  certaine 
mesure,  des  tribus  de  la  Terre  de  Feu  et  des  Bochimans 
de  l'Afrique  du  Sud.  3.  la  civilisation  exogame  à  droits 
égaux,  ou  arctique,  d'un  certain  nombre  de  tribus  du 
nord  et  du  nord-est  de  l'Asie,  des  Esquimaux  primi- 
tifs de  l'Amérique  du  Nord,  civilisation  en  rapports 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL. 


avec  celle  des  Californiens  du  Nord  et  des  Algonquins 
primitifs.  4.  la  civilisation  du  boumerang  de  tribus 
australiennes  plus  évoluées  que  celles  du  Sud-Est  et  de 
tribus  du  Haut-Nil  et  du  sud  de  l'Afrique. 

Ce  sont  là  les  types  les  plus  rudimentaires  de  civili- 
sation actuellement  connus  :  1.  ce  sont  des  civilisations 
de  refoulés,  habitant  des  extrémités  de  continents  ou 
des  régions  d'accès  difficile  et  de  séjour  peu  tentant, 
où  ne  se  trouvent  pas  de  traces  d'un  peuplement  an- 
térieur; 2.  on  n'y  vit,  à  très  peu  d'exceptions  près,  que 
de  la  cueillette; 3. l'habitation,  l'habillement  et  l'arme- 
ment sont  des  plus  simples:  la  famille  individuelle  y 
joue  le  rôle  principal,  caractère  qui,  en  soi,  pourrait 
être  secondaire,  s'il  n'était  pas  aussi  constant  et  uni- 
forme et  s'il  n'y  avait  une  absence  de  traces,  significa- 
tive, d'un  état  antérieur  plus  complexe;  1.  on  y  ignore 
la  grande  chasse,  la  culture  du  sol,  l'élevage,  la  pote- 
rie, le  tissage  qui  se  trouvent  même  dans  les  cultures 
primaires. 

c)  Résultats  relatifs  à  l'idée  divine.  —  Or,  dans  ces 
milieux,  on  trouve  l'idée  d'un  Etre  suprême  d'une  na- 
ture assez  élevée.  La  preuve  surabondante  de  ce  fait 
est  fournie  par  les  volumes  n  à  vi  de  la  seconde  édition 
de  VOrigine  de  l'idée  de  Dieu.  (Le  premier,  paru  en 
1926,  est  purement  historico-critique  comme  d'ail- 
leurs la  lre  édition  de  1912,  que  cet  ouvrage  de  1926 
développe  notablement.) 

a.  — •  Le  second  volume  de  Y  L'rsprung  est  consacré 
aux  peuples  primitifs  de  l'Amérique  :  Der  Ursprung 
des  Gottesidee.  II.  Teil.  Die  Religionen  der  Urvôlker. 
n.  Band.  Die  Religionen  der  Urvôlker  Amerikas,  Muns- 
ter, 1929,  in-8°  de  xliv-1065  p.  —  Dans  l'Amérique 
du  Nord,  en  Californie  centrale,  le  long  de  la  côte 
ouest  en  remontant  vers  le  Nord  et  dans  la  partie 
orientale  du  continent  en  remontant  jusqu'au  Labra- 
dor, on  trouve  des  tribus  qui  en  sont  encore  au  stade 
de  la  cueillette,  bien  que  certains  de  leurs  éléments,  en 
contact  avec  des  populations  de  culture  dilférente  et 
particulièrement  totémiste,  en  aient  subi  plus  ou  moins 
l'influence.  Dans  l'ordre  religieux  ces  trois  groupes 
présentent  entre  eux  de  telles  ressemblances  que  leur 
liaison  historique  ancienne  s'impose.  On  notera  que 
ce  sont  les  tribus  les  moins  avancées  de  chaque  groupe 
qui  ont  entre  elles  le  plus  d'affinités,  par  exemple  les 
tribus  californiennes  du  Nord-Centre  et  les  tribus  al- 
gonquines  de  l'Est.  Toutes  ces  populations  croient  à 
un  Être  suprême.  Au-dessous  de  celui-ci,  il  y  a  le  Mes- 
sager et  l'Ancêtre,  qui  ont  dû  ne  faire  qu'un  à  l'origine 
et  le  Mauvais.  L'Ancêtre  a  été  créé  par  l'Être  suprême 
pour  être  son  agent  et  son  prêtre.  Le  Mauvais,  adver- 
saire de  l'Être  suprême,  inspirateur  de  tout  mal,  pro- 
ducteur de  la  mort  a  une  origine  obscure,  mais  reste 
subordonné  à  l'Être  suprême.  L'Être  suprême  est  bon 
et  auteur  de  tout  bien,  il  récompense  les  observateurs 
de  ses  lois  et  punit  leurs  contempteurs  dès  ici-bas,  il  y 
a  un  paradis,  le  sort  final  des  méchants  restant  diver- 
sement conçu.  Dans  un  petit  nombre  de  tribus  on  lui 
donne  une  femme.  La  notion  de  création  est  très  en 
relief  et  cette  création  est  représentée  dans  les  céré- 
monies tribales.  Le  culte  privé  de  l'Être  suprême  est 
en  régression  au  profit  de  personnalités  secondaires, 
mais  de  vraies  prières  sont  des  traces  très  nettes  de 
relations  directes  avec  lui.  Le  sacrifice  n'apparaît  que 
sous  la  forme  d'offrandes  de  prémices  chez  les  Senape 
et  les  Algonquins  de  l'Ouest.  Les  cérémonies  tribales 
d'une  haute  importance  religieuse  s'adressent  à  l'Être 
suprême.  Les  ethnologues  américains  ont  abandonné 
l'hypothèse  d'un  emprunt  de  ces  conceptions  religieuses 
élevées  aux  missionnaires. 

A  des  milliers  de  kilomètres  de  là,  les  PP.  Gusinde 
et  Koppers  en  trois  expéditions  (1919,  1920,  1921)  ont 
découvert  une  religion  chez  des  tribus  que  Darwin, 
puis  le  missionnaire  protestant  Bridges,  avaient  crues 


T.  —  XIII. 


71. 


2231 


RELIGION.    METHODE    ETHNOGRAPHIQUE,    RÉSULTATS       2232 


sans  religion,  en  pénétrant  dans  leur  intimité.  Ces  tri- 
bus ont  des  conceptions  qui  ne  peuvent  être  qu'histo- 
riquement apparentées  à  celles  des  primitifs  de  l'Amé- 
rique du  Xord.  Elles  ne  vivent  que  de  la  chasse  et  de 
la  pêche.  Elles  sont  d'ailleurs  pénétrées  de  quelques 
éléments  de  cultures  postérieures  à  la  leur. 

b.  —  C'est  en  Asie  et  en  Australie  que  nous  trans- 
porte le  3e  volume  de  l'Origine...  Die  Religionen  der 
Urvôlker  Asien  und  Australien.  Munster.  1931,  xlviii- 
1.135  p.  L'auteur  y  étudie  :  1.  les  Pygmées  asiatiques  : 
Andamanais,  Semang  et  Pygmoïdes,  Sakaï  de  la 
presqu'île  de  Malacca,  Négritos  des  Philippines;  2.  les 
Arctiques  :  Samoyèdes,  Toungouses  du  Xord,  Koria- 
ques,  Aïnu,  Esquimaux;  3,  les  primitifs  australiens  : 
Kurnai,  Kulin.  Yuin-Kuri  et  YVirachyuri-Kamilaroi. 
«  Puluga,  le  Dieu  des  Andamanésiens  est  élernel,  tout- 
puissant,  sachant  tout,  même  le  secret  des  cœurs, 
législateur  qui  punit  ou  récompense,  en  ce  monde  ou 
en  l'autre,  les  actes  moraux  de  l'homme;  il  est  le  créa- 
teur du  premier  homme  et  de  toutes  choses.  Les  indigè- 
nes croient  en  lui,  le  respectent,,  lai  rendent  grâce.» 
Mais  ils  ne  lui  donnent  pas  le  nom  de  Père.  Op.  cit., 
p.  144  sq. 

Le  P.  Schebesta  a  vécu  deux  ans  parmi  les  Sakaï  et 
les  Semang  de  la  péninsule  de  Malacca  et  rendu  compte 
de  ses  observations  en  1926  et  1927.  Un  indigène  lui 
disait  au  sujet  de  Ta-Pedu,  le  Grand  Père  Dieu  :  «  Tu 
vois  cette  montagne  là-haut.  Elle  est  bien  loin  d'ici, 
les  autres  montagnes  aussi.  Pedu  est  entouré  de  toutes 
les  cimes,  toutes  sont  proches  de  lui,  comme  les  caba- 
nes de  notre  village,  Ta-Pedu  les  traverse  de  part  en 
part  et  voit  tout.  »  P.  161.  Ces  tribus  connaissent  la 
prière,  le  sacrifice  du  sang  et  celui  des  prémices.  P.  160 
et  219.  «  Ta-Pedu  est  bon,  disent  parfois  les  Djihai.  il 
s'occupe  de  nous,  c'est  lui  qui  nous  donne  notre  nour- 
riture. »  P.  251.  Si,  dans  une  partie  de  la  péninsule,  il  y 
a  deux  dieux,  c'est  que  les  Sakaï  ont  pénétré  comme  un 
coin  dans  le  territoire  Semang  et  les  deux  peuples  ont 
associé  leurs  dieux.  Si  en  certains  endroits  il  y  a  une 
femme  de  l'Etre  suprême  c'est  qu'une  civilisation 
matriarcale    a    contaminé   un    milieu    plus    primitif. 

En  1923,  S.  S.  Pie  XI  envoya  le  P.  Vanoverbergh 
chez  les  Négritos  des  Philippines  dont  les  idées  reli- 
gieuses étaient  encore  inconnues.  Le  P.  Vanoverbergh 
avait  été  quinze  ans  missionnaire  à  Lucon,  il  connais- 
sait bien  les  langues  du  pays  et  a  pu  entrer  dans  l'in- 
timité de  ces  primitifs.  Ceux-ci  s'adressent  ainsi  à 
Bayagan  :  «  O  notre  Père,  dont  le  vrai  nom  est  inconnu 
de  qui  te  prie,  au-dessus  de  qui  il  n'y  a  rien,  à  qui  on 
parle  seul...  aie  pitié  de  moi,  arrête  la  pluie,  car  nous 
sommes  bien  pauvres  et  n'avons  pas  d'abri.  »  P.  312  sq. 
Ils  prient  sans  cesse  «  mais  du  fond  de  leur  cœur,  sans 
formules,  avec  les  mots  de  leur  choix  ».  Ibid. 

Les  Aïnos  de  Yéso  (grande  île  Xord  du  Japon),  de 
Sakhaline,  des  Riu-Kiu  appellent  Dieu  Tantu  le  Sou- 
tien, le  Tuteur  ou  mieux  encore  Schinda,  le  Berceau, 
parce  que,  ont-ils  dit  à  Batchelor  :  «  Comme  un  enfant 
dans  le  sein  d'un  berceau  est  nourri,  se  repose  à  l'abri 
du  danger,  ainsi  les  hommes  sont  élevés  et  nourris 
dans  le  sein  de  Dieu  :  il  est  leur  créateur,  leur  sou- 
tien, celui  qui  maintient  l'univers,  qui  conserve  et 
nourrit  toute  l'humanité.  »  1".  4  12  sq.  Dieu  est  aussi 
Turau,  l'inspirateur  de  la  prière.  Quand  les  Aïnos 
n'ont  plus  de  cerfs  pour  se  nourrir  ils  le  prient  ainsi  : 
«  O  Dieu,  qui  habites  au  plus  haut  des  cieuxl  ()  Tout- 
Puissant  !  O  Dieu  notre  aïeul I  Nous  sommes  dans  la 
famine.  Nous  t'en  prions,  envoie-nous  quelques  cerfs. 
Il  n'y  en  a  plus  un  seul  dans  le  pays  des  Aïnos,  et  les 
hommes  vont  mourir,  tous  les  habitants  du  pays  ont 
beaucoup  prié,  et  tu  n'as  pus  répondu.  ()  I  )ieu,  entends- 
nous  et  envoie  nous  du  gibier,  <  I'.  158,  Les  Aïnos  sont 
des  "  arctiques  ».  Leurs  congénères  ont  les  mêmes 
croyances.  Les  Samoyèdes  dont  la  religion  est  origi- 


nale puisqu'ils  n'avaient  jamais  vu  de  missionnaire 
avant  la  venue  des  explorateurs,  croient  à  Num  qui 
habite  l'air,  d'où  il  envoie  le  tonnerre  et  la  pluie.  Num 
voit  tout  ce  qui  se  passe  sur  la  terre, il  est  le  rémunéra- 
teur du  bien  et  du  mal.  Il  est  bon,  puissant,  créateur. 
On  ne  peut  pas  le  représenter  car  il  n'a  pas  de 
forme.  Mais  les  Samoyèdes  en  parlent  comme  du  ciel 
lointain  et  admettent  des  esprits  auxquels  Num  a 
confié  les  diverses  régions  de  son  domaine. 

Chez  les  Australiens  vraiment  primitifs  —  les  fa- 
meux Aranda  appartiennent  à  la  sixième  et  dernière 
culture  du  pays  —  la  foi  à  l'Être  suprême  est  très 
nette.  Dès  son  premier  ouvrage  sur  l'Origine  de  l'idée 
de  Dieu,  paru  en  1910,  le  P.  Schmidt  avait  longuement 
utilisé  les  observations  faites  par  Howitt  chez  les 
Kuniaï  (État  de  Victoria,  à  la  pointe  sud-est  du  conti- 
nent, jusqu'à  la  mer).  Ce  n'est  qu'après  un  séjour  de 
vingt  ans  parmi  ces  indigènes  que  ce  voyageur  put 
assister  à  une  cérémonie  d'initiation  de  jeunes  gens  et 
qu'on  nomma  devant  lui  Mungan  Xgana.  Au  cours  de 
cette  cérémonie  on  révèle  .aux  initiés,  comme  un  secret 
a  garder  jalousement,  l'histoire  suivante  :  «  Autrefois 
il  y  avait  un  Grand  Être,  appelé  Mungan  Ngana,  qui 
vivait  sur  la  Terre  et  enseignait  aux  Kurnaï  d'alors  à 
faire  leurs  outils,  fdets,  armes,  bateaux,  bref,  à  prati- 
quer tous  les  métiers.  Mungan  Xgana  eut  un  fils  appelé 
Tundun,  qui  se  maria,  et  qui  fut  le  père  de  l'ancêtre 
des  Kurnaï.  »  Ce  Mungan,  «  Notre  Père  »,  est  le  gardien, 
le  juge,  le  vengeur  de  l'ordre  social,  et  tout  dépend  de 
lui.  S'il  a  un  fils  on  ne  lui  connaît  pas  de  femme. 

c.  —  Le  quatrième  volume  de  l'Origine  de  l'idée  de 
Dieu  traite  des  religions  des  peuples  primitifs  de  l'Afri- 
que :  Die  Religionen  der  Urvôlker  Afrikas,  1933,  xxxn- 
821  p.  Ici  le  P.  Schmidt  utilise,  en  plus  de  ses  précédents 
travaux  sur  les  Pygmées,  les  enquêtes  plus  récentes  du 
P.  Trilles  sur  les  Pygmées  du  Gabon,  du  P.  Schuma- 
cher sur  les  Pygmoïdes  Butwa,  du  Dr  Lebzelter  sur  les 
Boshimans  et  du  P.  Schebesta  sur  les  Pygmées  Ituri 
et  les  Pygmoïdes  Bacwa.  11  étudie  :  1.  l'ensemble  des 
Pygmées  et  Pygmoïdes  de  l'Afrique  centrale;  2.  des 
peuples  plus  évolués:  les  Boshimans,  les  Hottentots  et 
les  énigmatiques  Bergdama;  3.  les  rapports  des  reli- 
gions des  Pygmées  africains  avec  celles  des  Pygmées 
asiatiques. 

L'année  même  où  le  P.  Schmidt  publiait  le  t.  iv  de 
son  Ursprung,  le  P.  Schebesta  éditait  à  Leipzig  Die 
Dambuli,  die  Zwerge  vom  Congo  (Les  Bambuti,  les  nains 
du  Congo),  un  vol.  de  270  p.  avec  89  photographies. 
Le  P.  Schmidt  avait  d'ailleurs  pu  utiliser  les  notes  du 
P.  Schebesta.  Le  P.  Schebesta  est  un  témoin  particu- 
lièrement autorisé  :  élève  du  P.  Schmidt.il  a  reçu  une 
sérieuse  formation  scientifique  en  ethnologie,  il  a  der- 
rière lui  l'expérience  d'une  première  exploration  dans 
la  péninsule  de  Malacca,  il  a  séjourné  parmi  les  Bam- 
buti de  janvier  1929  à  septembre  1930,  partageant  leur 
misère  et  gagnant  leur  confiance.  De  plus  il  s'agit  là 
d'une  population  peu  susceptible  d'avoir  subi  des  in- 
fluences extérieures,  car  leurs  huttes  sont  «  cachées  au 
plus  profond  de  la  forêt  de  ITturi  »  [c'est  l'impénétra- 
ble forêt  équatorialc  dont  les  nôtres  ne  peuvent  pas 
nous  donner  une  idée,  elle  est  située  au  nord-ouest  des 
grands  lacs  d'Afrique,  entre  le  Congo  et  son  affluent 
nord  le  Vêlé,  il  y  a  d'autres  Bambuti  dans  les  hautes 
vallées  du  Kassaï  et  d'autres  affluents  sud  du  Congo, 
voir  la  carte,  p.  598  du  4e  vol.  de  V Ursprung,  1935]. 
Déplus  «les  Pygmées  n'évitent  pas  seulement  les  lieux 
où  habile  le  blanc,  mais  le  sentier  même  où  il  circule. 
S'il  en  surprend  un  groupe,  il  peut  être  sûr  que,  rapi- 
des comme  l'éclair,  ils  vont  s'enfoncer  dans  la  brousse  ». 
P.  12.  Leur  culture  est  la  culture  primitive  de  la  cueil- 
lette, parmi  eux  les  Bahango  ne  savent  pas  allumer  le 
feu,  celui-ci  éteint,  ils  vont  le  demander  aux  Nègres. 
1'.  73  sq.  Ceux-ci  les  croient  athées  et  souriaient  de  la 


223: 


RELIGION.    MÉTHODE    ETHNOGRAPHIQUE,    RÉSULTATS        2234 


naïveté  du  P.  Schebesta  qui  en  cloutait.  «  De  fait,  écrit 
ce  dernier,  d'après  toutes  les  apparences,  dans  la  vie 
quotidienne,  les  Bambuti  semblent  vraiment  athées  : 
d'abord  on  croit  qu'il  n'existe  chez  eux  ni  cérémonies, 
ni  prières.  Elles  existent  pourtant.  »  P.  144  sq. 

Ils  ont  un  dieu  Mungu  qui  châtie  les  mauvais  et 
appelle  auprès  de  lui  les  bons.  P.  147  sq.  Terrible,  il 
provoque  cependant  dans  la  prière  des  sentiments  de 
confiance  et  d'affection.  Avant  la  chasse  on  lui  dit  : 
«  Père,  donne-nous  du  gibier  »,  après  on  détache  un 
morceau  du  cœur  de  la  bête  prise  pour  Mungu  : 
«Mungu,  voilà  pour  toi.  »  Les  Bambuti  Bokango  pos- 
sèdent cependant  des  tubes  où  ils  enferment  des  mor- 
ceaux d'objets  ayant  appartenu  à  un  étranger  ou  à  un 
ennemi,  ces  tubes  donnent  pouvoir  sur  les  pensées  et 
les  intentions  de  l'étranger  ou  de  l'ennemi.  Néanmoins 
la  magie  est  beaucoup  moins  puissante  chez  eux  que 
chez  les  Nègres. 

Chez  les  Eté,  l'idée  de  Dieu  est  un  peu  plus  dévelop- 
pée, du  moins  chez  les  vieillards.  A  deux  d'entre  eux  le 
P.  Schebesta  avait  demandé  :  «  Qui  a  fait  ce  qui  nous 
entoure'?  »  Et  ils  s'étaient  tus.  Mais,  insistant,  il  ajoute  : 
«  Pourquoi  offre-t-on  les  premiers  fruits  à  Tore  (nom 
de  l'Être  suprême  chez  les  Efé).  Alors  l'un  répond  : 
«  Tout  appartient  à  Tore,  Tore  a  tout  fait.  Tore  a  fait 
les  arbres.  Il  a  fait  Pucopuco  (l'ancêtre  des  Pygmées). 
Tore  voit  tout.  Tore  nous  voit.  Il  entend  ce  que  nous 
disons.  Il  voit  quand  quelqu'un  fait  mal,  et  punit  les 
coupables,  les  magiciens,  car  Tore  a  fait  aussi  les  ma- 
giciens. »  Et  le  vieil  Efé  parla  ensuite  du  pouvoir  de 
Tore  sur  la  foudre,  la  mort,  les  âmes,  etc.  P.  221. 

Cet  exemple  des  Bambuti  donne  une  idée  de  l'en- 
semble de  la  religion  chez  les  Pygmées  d'Afrique.  Nous 
n'insisterons  donc  pas  sur  les  autres  groupes.  Néan- 
moins il  ne  faudrait  pas  croire  toutes  les  conceptions 
de  tous  les  groupes  de  Pygmées  africains  entièrement 
comparables  à  celles  des  Bambuti  de  l'Ituri.  Le  R.  P. 
Tastevin,  des  Pères  du  Saint-Esprit,  a  étudié  dans  une 
exploration,  d'ailleurs  rapide,  les  Gyéli,  négrilles  du 
Cameroun,  et  interrogé  quelques-uns  de  ces  négrilles 
au  service  d'un  colon  allemand.  lia  constaté  chez  eux, 
à  côté  de  la  croyance  à  l'Etre  suprême,  un  culte  des 
ancêtres  assez  développé,  surtout  sous  la  forme  de  la 
consultation  de  leurs  crânes,  par  un  féticheur,au  mo- 
ment de  la  chasse  ou  en  cas  de  maladie.  Un  autre 
groupe  de  ces  Gyéli  a  été  signalé  par  le  P.  Kruinmena- 
cher,  S.  S.,  dans  les  Annales  des  Pères  du  Saint-Esprit, 
n.  d'avril  1934;  ces  négrilles  croient  en  un  Dieu  qui  les 
a  créés  mais  ne  le  prieraient  jamais  et  ne  lui  offriraient 
jamais  de  sacrifices.  D'après  d'autres  missionnaires, 
les  Bi-bo-Yak  du  Cameroun  oriental  donnent  à  Dieu  le 
nom  de  Seigneur  mais  pratiquent  largement  la  magie. 
G.  Tastevin,  Xoles  d'ethnologie  religieuse  dans  Revue  des 
seiences  philos,  et  théol.,  mai  1935,  p.  284-295. 

d.  —  Dans  le  t.  v  de  VUrsprung,  le  P.  Schmidt  a 
réuni  les  données  d'un  certain  nombre  de  publications 
parues  depuis  ses  volumes  sur  l'Amérique  et  l'Asie.  Ces 
données  précisent  la  nature  des  religions  primitives 
des  peuples  de  la  Californie  centrale  et  surtout  leurs 
conceptions  sur  la  création,  elles  projettent  des  lumiè- 
res nouvelles  sur  la  croyance  en  l'Être  suprême  et  son 
culte  chez  les  Selish  et  les  Algonkins,  sur  les  idées  et 
pratiques  religieuses  des  Pygmées  Semang  de  Malacca, 
des  négritos  des  Philippines,  des  Samoyèdes  et  des 
Enyahlayi.  Mais  en  fin  de  compte  rien  d-'essentiel  ne 
se  trouve  modifié  dans  les  résultats  des  enquêtes  anté- 
rieures. Nachtràge  :u  den  Religionen  der  Urvolker  Ame- 
rikas,  Asien  und  Australien,  1934,in-8°de  xxxvm-921  p. 

e.  —  Le  tome  vi  de  l'Origine  de  l'idée  de  Dieu  est  une 
œuvre  puissante  de  synthèse  qu'il  était  bien  permis  de 
composer  après  les  patientes  recherches  et  les  accu- 
mulations de  témoignages  des  cinq  volumes  précé- 
dents :  Endsijnthese  der  Religionen  Urvolker,  Amerikas, 


Asiens,  Australiens,  Afrikas,  Munster,  1935,  xxxm- 
(iOO  p.  La  majeure  partie  de  l'ouvrage  est  consacrée 
aux  rapports  historiques  entre  les  divers  groupes  de 
religions  primitives,  rapports  établis  d'après  les  règles 
de  méthode  indiquées  plus  haut,  surtout  celle  qui  inter- 
dit d'attribuer  à  la  nature  humaine  prise  en  général 
des  ressemblances  portant  sur  un  ensemble  très  parti- 
culier de  traits  qui  ne  s'appellent  pas  nécessairement 
l'un  l'autre.  L'auteur  reconnaît  d'ailleurs  qu'il  y  a  des 
ressemblances  qui  ne  s'expliquent  pas  par  des  raisons 
historiques  mais  par  des  convergences  psychologiques 
ou  même  quelques  rencontres  fortuites.  (Par  ex., 
p.  ICI  sq.,  sur  certains  rapports  des  religions  primitives 
de  la  Terre  de  Feu  avec  celles  de  l'Amérique  du  Nord 
et  des  régions  arctiques.)  Le  P.  Schmidt  étudie  d'abord 
la  parenté  des  tribus  du  groupe  Nord-Américain  entre 
elles,  puis  de  leur  ensemble  avec  le  groupe  arctique. 
Il  rapproche  ensuite  ces  deux  ensembles  du  groupe 
de  la  Terre  de  Feu,  puis  les  caractéristiques  géné- 
rales du  cycle  plus  large  ainsi  constitué.  Suit  une  com- 
paraison des  religions  des  Pygmées  avec  celles  des  pri- 
mitifs des  deux  Amériques,  aboutissant  à  des  rapports 
historiques,  basés  d'ailleurs  sur  des  ressemblances  plus 
générales  que  celles  constatées  auparavant.  Enfin  les 
religions  des  Urvolker  d'Australie  sont  comparée^  a 
toutes  celles  qui  sont  décrites  dans  les  quatre  premières 
sections  du  volume.  De  cet  élargissement  méthodique- 
ment réalisé  des  parentés  des  religions  primitives 
résulte  une  forte  impression  de  leur  unité  de  nature, 
au  moins  pour  l'essentiel.  Celte  unité  ressort  encore 
plus  de  la  vie  section  du  volume  qui  est  une  synthèse 
générale  des  religions  des  peuples  primitifs.  Cette  sec- 
tion ne  fait  d'ailleurs  que  tirer  les  conclusions  des  rap- 
prochements précédemment  établis. 

La  première  constatation  du  P.  Schmidt,  c'est  que, 
■  dans  les  cultures  primitives,  les  éléments  du  natu- 
risme, de  l'animisme,  du  manisme  et  du  magisme  ou 
bien  manquent  entièrement,  ou  bien  ne  se  sont  dévelop- 
pés que  faiblement  ou  bien  n'ont  aucune  signification 
d'ordre  religieux,  de  telle  sorte  qu'on  ne  peut  d'aucune 
façon  émettre  l'opinion  que  l'un  ou  l'autre  de  ces  élé- 
ments ait  été  l'élément  capital  ou  constitutif  des  reli- 
gions des  cultures  primitives  ».  P.  378.  Il  en  résulte 
d'ailleurs  dans  ces  religions  une  liberté  et  une  énergie 
spirituelle  des  âmes,  une  simplicité,  une  limpidité,  une 
clarté  que  l'humanité  mettra  longtemps  à  retrouver 
(p.  387,  Die  l'reiheit  und  YoUkra/t  der  Seelen  in  der 
àltestcn  Urkultur).  En  second  lieu  on  constate  parmi 
ces  primitifs  la  croyance  en  un  Être  suprême,  unique, 
appelé  Père,  au  moins  très  souvent,  qu'on  ne  repré- 
sente pas  par  une  image,  et  qui  maintenant  demeure 
au  ciel,  comme  un  lieu  de  ce  qui  est  le  plus  élevé  et 
lumineux,  après  avoir  demeuré  jadis  parmi  les  hom- 
mes. (Les  primitifs  de  la  Terre  de  Feu  n'ont  pas  cette 
dernière  croyance,  p.  395.)  Cet  Être  suprême,  on  ne  lui 
connaît  pas  de  commencement,  sauf  quand  très  excep- 
tionnellement, et  sans  doute  par  une  aberrance  posté- 
rieure à  l'état  primitif,  on  l'identifie  avec  l'ancêtre 
tribal.  Il  est  omniprésent,  omniscient,  tout  bon  (All-giï- 
liijkcit,  p.  403)  et  tout  puissant.  La  foi  en  la  création 
est  un  «  des  éléments  les  plus  généraux  et  les  plus 
essentiels  des  plus  anciennes  religions  ».  P.  406.  Mora- 
lement bon,  l'Être  suprême  est  en  relations  étroites 
avec  l'ordre  moral,  du  moins  chez  la  plupart  des  popu- 
lations primitives.  Il  est,  à  la  fois,  le  législateur  et  le 
rétributeur  de  la  vie  morale  dans  cette  vie  et  dans 
l'autre,  de  telle  sorte  «  que  ses  rapports  avec  la  mora- 
lité que  nous  rencontrons  dans  la  plus  ancienne  reli- 
gion commune  de  l'humanité  sont  si  étroits,  si  com- 
préhensifs  et  si  forts,  qu'on  peut  à  peine  concevoir  que 
leur  principe  puisse  être  porté  à  un  plus  haut  degré,  et 
qu'il  ne  reste  de  place  que  pour  des  compléments  et 
des  renforcements  d'ordre  individuel  ».  P.  416-417. 


2235         RELIGION.    MÉTHODE    ETHNOGRAPHIQUE,    RÉSULTATS        2236 


Un  tel  dieu,  surtout  par  l'union  en  lui  de  qualités  et 
de  fonctions  diverses,  ne  pouvait  qu'exercer  une  im- 
pression profonde  sur  l'esprit  et  le  cœur  des  plus  an- 
ciens hommes,  d'autant  plus  que  le  naturisme,  l'ani- 
misme et  le  manistne  n'avaient  pas  encore  exercé  leurs 
ravages.  Tout  en  lui  déroutait  les  constatations  de 
l'expérience  commune  :  seul,  sans  compagnons,  femme 
ni  enfants  avant  la  création,  toujours  un  et  semblable 
à  lui-même  dans  son  éternité  à  côté  de  l'homme  qui 
naît,  vit  et  meurt  et  dont  il  tient  les  destinées  en  sa 
main  et  d'un  monde  qui  est  tout  entier  son  œuvre.  Les 
primitifs  le  croyaient  agissant  partout  et  cependant 
dépourvu  de  nos  sens  et,  dans  leur  foi  naïve,  ils  le  revê- 
taient de  lumière  et  de  feu,  éléments  les  plus  immaté- 
riels, ou  le  plaçaient  au  ciel  qu'ils  concevaient  comme 
immobile  au-dessus  des  agitations  de  cette  terre  et 
infini  par  rapport  à  elle.  P.  418-419.  Il  était  en  même 
temps  tout-puissant  et  tout  bon.  Autre  prodige  1  On 
objecte  que  les  primitifs  avaient  une  psychologie  trop 
rudimentaire  pour  éprouver  l'impression  que  le 
P.  Schmidt  leur  prête  :  mais  la  mentalité  des  primitifs 
actuels  n'a  rien  de  froid  et  de  figé,  quant  aux  vrais  pri- 
mitifs des  premiers  âges  ils  avaient  sur  nous  le  privi- 
lège d'âmes  fraîches,  naïves,  spontanées  :  ce  n'étaient 
pas  des  blasés.  (P.  421-423  :  La  psychologie  religieuse 
des  plus  anciens  hommes).  Or,  par  son  action  sur  leur 
esprit  et  leur  cœur,  la  religion  des  primitifs  à  l'égard 
du  Grand  dieu  satisfaisait  à  tous  leurs  besoins.  «  Le 
besoin  de  s'expliquer  l'existence  des  choses  se  trouve 
satisfait  par  la  croyance  en  un  Être  suprême,  conçu 
comme  créateur  du  monde  et  de  l'homme.  De  même 
les  besoins  sociaux  trouvent  leur  justification  dans  la 
notion  d'un  Être  suprême,  fondateur  de  la  famille  et, 
par  suite,  de  relations  réciproques  de  mari  à  femme, 
de  parents  à  enfants,  de  frères  et  généralement  de  tous 
les  individus  apparentés  entre  eux.  Satisfaction  est 
pareillement  donnée  aux  besoins  moraux  par  l'attribu- 
tion à  cet  Être  suprême,  dont  la  moralité  personnelle 
est  sans  tache,  des  qualités  de  législateur,  juge  et  rému- 
nérateur du  bien  et  du  mal.  Les  tendances  affectives  à 
la  confiance,  à  l'amour  et  à  la  gratitude,  elles  aussi, 
rencontrent  un  objet  digne  d'elles  en  cet  Être  suprême, 
qui  est  un  Père,  de  qui  l'homme  ne  reçoit  que  du  bien 
et  de  qui  lui  viennent  tous  les  biens.  Enfin,  le  besoin 
d'un  protecteur  auquel  l'homme  puisse  s'en  remettre 
avec  sécurité  pour  toute  assistance  opportune  trouve 
de  quoi  se  satisfaire  en  cet  Être  suprême  que  sa  puis- 
sance et  sa  grandeur  élèvent  au-dessus  de  tous  les 
autres. 

L'Être  suprême  assure  ainsi  à  l'humanité  primitive 
la  capacité  pratique  de  vivre  et  d'aimer,  la  confiance 
de  travailler,  le  ferme  espoir  de  s'assujettir  le  monde 
et  de  ne  pas  en  être  écrasé,  la  généreuse  ambition 
d'atteindre  des  buts  situés  au  delà  même  et  au-dessus 
du  monde.  Seule,  cette  notion  de  Dieu  explique  la  cou- 
rageuse marche  en  avant  de  la  primitive  humanité,  qui, 
dès  l'origine  s'est  mise  à  l'œuvre,  a  accepté  sa  tâche,  a 
cru  au  progrès,  a  pris  conscience  de  sa  solidarité.  Nous 
nous  trouvons  donc  en  présence,  chez  toute  une  série 
de  peuples  de  culture  primitive,  d'une  religion  véri- 
table, pourvue  de  tous  ses  éléments  essentiels  et  dotée 
d'un  elïectif  pouvoir  d'action.  »  P.  Schmidt,  Origine 
et  évolution  de  ht  religion,  p.  347-348;  p.  27  1  sq.  de 
l'édition  allemande,  passage  reproduit  à  peu  près  tel 
quel  dans  le  t.  VI  de  l' Ursprung,p.  123- 121.  L'influence 
exercée  par  la  pensée  et  le  sentiment  de  l'Être  suprême 
ne  se  traduisit  pas  simplement  par  l'étonnement,  la 
stupeur  ou  l'admiration,  mais  de  façon  plus  active  et 
plus  positive  par  la  pratique  morale  et  le  culte.  L'ob- 
servation  de  la  morale  fut  un  acte  de  culte,  sis  pres- 
criptions furent  les  prescriptions  même  de  Dieu,  cl 
elle  tira  ainsi  la  force  dont  elle  avait  besoin,  contre  les 
tendances  naturelles  (le  la  nature  humaine  à  l'anar- 


chie, de  son  rattachement  à  Celui  que  l'on  considérait 
comme  le  seigneur,  le  maître,  le  propriétaire  de 
l'homme,  comme  le  rémunérateur  en  ce  monde  et  en 
l'autre  de  ses  bonnes  et  de  ses  mauvaises  actions.  Ainsi 
se  forma  une  moralité  religieuse,  c'est-à-dire  l'habi- 
tude de  traiter  Dieu  avec  respect,  honneur,  et  même 
parfois  une  véritable  profondeur  de  sentiments,  tandis 
que  des  peuples  plus  avancés  le  négligent  comme  l'Être 
bon  dont  on  n'a  rien  à  craindre. 

La  famille  étant  rattachée  à  Dieu  et  fondée  par  lui, 
est  d'un  type  assez  élevé,  où  la  monogamie  est  la  loi 
générale  et  la  femme  traitée  comme  une  compagne. 
C'est  la  religion  aussi  qui  a  établi  des  règles  de  moralité 
sexuelle.  Elle  a  réglementé  la  guerre  et  établi  les  pre- 
miers droits  de  propriété.  D'une  façon  générale  on 
peut  dire  que,  si  les  primitifs  ne  sont  pas  des  anges  et 
connaissent  des  passions  violentes,  ils  ont  le  sens  de  la 
morale  et  l'habitude  du  repentir;  on  enseigne  les  pres- 
criptions de  cette  morale  (exemples  empruntés  aux 
Pygmées,  aux  Arctiques,  aux  Peaux-Rouges,  aux  Aus- 
traliens, p.  438),  et  on  Croit  que  toute  faute  contre 
elles  est  une  injure  faite  à  Dieu. 

La  première  manifestation  du  culte  envers  l'Être 
suprême  est  la  prière.  Il  n'y  a  d'exception  complète  — 
du  moins  jusqu'à  ce  jour  — ■  à  la  pratique  de  la  prière 
que  chez  les  Andamans.  Les  Koryaks  ne  connaissent 
—  du  moins,  semble-t-il  —  que  la  prière  qui  accom- 
pagne le  sacrifice  et  ce  n'est  que  la  prière  de  demande 
qui  paraît  absente  de  chez  les  Holokwulup  (Terre  de 
Feu).  D'ailleurs  les  primitifs  prient  de  diverses  ma- 
nières, par  paroles  arrêtées  en  formules,  mais  aussi 
librement  et  sans  texte  consacré,  par  gestes  ou  par 
simple  concentration  intérieure,  on  a  des  exemples  de 
chacune  de  ces  sortes  de  prières,  on  conçoit  sans  peine 
que,  pour  la  deuxième  catégorie  et  plus  encore  pour  la 
troisième  et  la  quatrième, les  observateurs  aient  pu  en 
bien  des  cas  ne  pas  s'en  rendre  compte. 

Le  sacrifice  manque  chez  les  tribus  du  sud-est  de 
l'Australie  et  chez  les  Fuégiens  les  plus  arriérés, 
Yamana  et  Holokwulup,  et  chez  les  peuplades  de 
l'ouest  de  la  Californie;  il  est  rare  dans  le  centre-nord 
de  cette  péninsule.  P.  448.  Partout  ailleurs  il  existe  et 
principalement  sous  la  forme  du  sacrifice  de  prémices, 
oblation  des  premiers  fruits  de  la  chasse  et  de  la  cueil- 
lette ou  d'une  minime  partie  des  aliments  avant  le 
repas.  Il  signifie  que  les  moyens  de  subsistance  de 
l'homme  appartiennent  à  l'Être  suprême  qui  les  donne 
à  l'homme  à  certaines  conditions  :  dépendance  dans 
l'appropriation  et  usage  avec  ordre,  sans  gaspillage  et 
en  vraie  révérence.  P.  443-447.  Là  où  le  sacrifice  est 
absent,  où  la  prière  est  rare,  se  trouvent  des  cérémonies 
d'une  grande  importance,  presque  toujours  de  nature 
collective.  Chez  les  Fuégiens,  les  indigènes  du  sud- 
est  de  l'Australie  et  les  Andamans,  on  initie  la  jeu- 
nesse aux  devoirs  de  la  famille  et  aux  traditions  tri- 
bales; dans  la  plupart  des  cas,  en  particulier  chez  les 
Australiens,  des  invocations  à  l'Être  suprême  accom- 
pagnées de  gestes  appropriés  se  mêlent  à  l'initiation. 
Chez  les  Californiens  du  Centre-Ouest  et  chez  les  Algon- 
quins de  l'Est  et  de  l'Ouest,  on  reproduit  pendant 
quatre,  huit,  neuf,  douze  jours,  presque  tous  les  ans,  la 
création  du  monde  pour  appeler  sur  le  monde  entier  la 
laveur  du  Créateur.  On  trouve  d'autres  cérémonies 
chez  les  Arctiques,  les  négritos  des  Philippines,  les 
Semang  de  Malacca,  les  Boschimans.  Il  est  donc  faux 
(pie  les  primitifs  aient  peu  de  relations  avec  l'Être 
suprême  (Sôdcrblom  et  autres  ).  Sous  une  forme  ou  sous 
une  autre  le  culte  se  révèle  chez  eux  comme  la  clef  de 
voûte  d'une  religion  complète  et  vivante  (P.  465,  Der 
Kult  als  Schlussstein  einer  vollen  uiul  lehendigen  Reli- 
gion). 

A  la  lin  de  son  ouvrage  (le  1930  sur  l'Origine  et 
l'évolution  de  lu  religion,  le  P.  Schmidt  écrivait  :  «  Mais 


2237 


RELIGION.    MÉTHODE    ETHNOGRAPHIQUE,    CRITIQUE 


2238 


quelle  peut  être  l'origine  d'une  pareille  notion  [le  mo- 
nothéisme de  la  religion  primitive]?  D'où  viennent 
les  éléments  qui  l'intègrent?  D'où  vient  surtout  leur 
étonnante  synthèse?  Ce  sont  là  des  questions  auxquel- 
les la  méthode  d'histoire  culturelle  s'attache  avec  pré- 
dilection. Disons  tout  de  suite  que  nous  ne  sommes 
pas  encore  en  état  d'y  répondre.  »  (Trad.  française, 
p.  349.)  A  cela  l'ethnologue  viennois  donne  deux  rai- 
sons :  on  n'a  pas  pu  encore  reconstituer  la  culture  tout 
à  fait  primitive  d'où  dérivent  les  diverses  cultures  pri- 
mitives actuellement  connues.  De  plus,  les  civilisations 
primaires  qui  ont  succédé  aux  civilisations  primitives 

—  et  même  d'autres  civilisations  encore  plus  récentes 

—  ont  pu  conserver  des  éléments  de  la  religion  vrai- 
ment première,  absents  de  ces  civilisations  primitives. 
Or  notre  connaissance  de  ces  cultures  en  voie  d'évolu- 
tion est  encore  très  imparfaite,  en  particulier  celle  des 
pasteurs  nomades,  si  proches,  au  point  de  vue  reli- 
gieux, des  primitifs.  En  Tin  les  tribus  restées  au  premier 
stade  du  développement  humain  sont  très  éloignées 
les  unes  des  autres,  par  suite  de  faits  de  refoulement, 
elles  ont  dû  laisser  des  traces  de  leurs  conceptions  et  de 
leurs  institutions  parmi  les  populations  plus  avancées 
qui  les  ont  supplantées,  mais  l'étude  de  ces  survi- 
vances est  à  peine  ébauchée,  vu  la  difficulté  du  sujet. 
Tout  ce  qu'on  peut  faire  avec  certitude  c'est  éliminer 
un  certain  nombre  d'hypothèses.    La  notion  du  grand 
Dieu  ne  saurait  venir  «  ni  de  la  mythologie  de  la  na- 
ture, ni  du  fétichisme,  ni   du   manisme,  ni  de  l'ani- 
misme, ni  du  totémisme,  ni  de  la  magie.  Deux  ordres 
de  raisons  s'y  opposent.  De  l'aveu  même  des  partisans 
de  ces  hypothèses  diverses,  l'on  devrait  concevoir  la 
genèse  de  la  notion  d'Être  suprême  sous  la  forme  d'une 
lente  élaboration  et  placer  son  apparition  au   terme 
d'une  longue  évolution.  Or  c'est,  tout  au  contraire, 
chez  les  peuples  les  plus  anciens  que  nous  la  rencon- 
trons. D'autre  part  chez  ces  peuples  archaïques,  les 
éléments  qui,  par  leur  évolution,  auraient  dans  l'hypo- 
thèse, donné  naissance  à  la  notion  d'Être  suprême,  ou 
manquent   tout   à   fait   (totémisme,    fétichisme,    ani- 
misme), ou  sont  fort  peu  développés  (magie  et  manis- 
me), tandis  que  les  civilisations  plus  récentes  nous  les 
offrent  en  plein  épanouissement.  Pour  la  notion  d'Être 
suprême,  c'est  précisément  l'inverse.  »  Ibid..  p.  351. 
En  1935  le  P.  Schmidt  reconnaît  que  les  difficultés 
signalées  en  1930  restent  les  mêmes,  cependant  il  croit 
pouvoir  tenter  un  essai  de  réponse  à  la  question  de 
l'origine  delà  religion  primitive.  Ursprung...,  t. vi,  p.  472. 
Un  premier  témoignage  se  trouve  dans  les  traditions 
d'un  grand  nombre  de  religions  primitives  (mais  non 
pas  de  toutes).  Chez  les  Pygmées,  les  tribus  du  centre 
nord  de  la  Californie,  les  Algonkins,  les  indigènes  de 
la  Terre  de  Feu  et  ceux  de  l'Australie  du  Sud-Est,  on 
trouve  cette  conviction  que  soit  l'Être  suprême,  quand 
il  vivait  sur  la  terre,  soit  le  Grand  Ancêtre,  ont  révélé 
aux  hommes  les  vérités  de  la  religion  avec  les  princi- 
pes de  la  vie  morale  et  sociale.  P.  472-480.  2.  Une  autre 
source  de  renseignements  est  le  contenu  même  des 
religions  les  plus  archaïques.  La  bonté  et  l'absolue  pureté 
morale  de  l'Être  suprême  qu'elles  reconnaissent  invi- 
tent à  voir  en  lui  l'éducateur  suprême  de  l'humanité. 
Le  nom  de  Père,  qu'elles  lui  donnent  souvent,  indique 
non  pas  qu'il  est  l'Ancêtre  par  excellence,  car  il  a  créé 
les  hommes  et  ne  les  a  pas  engendrés,  mais  qu'il  est  la 
Bonté  même  et  qu'il  a  des  fonctions  éducatives  sem- 
blables à  celles  du  père  de  famille  humain,  bien  que 
supérieures.  Quand  le  problème  du  mal  se  présente  à 
nos  primitifs  ils  n'attribuent  pas  le  mal  à  Dieu  mais 
aux  fautes  des  hommes,  et  parfois  y  voient  la  raison 
pour  laquelle  il  ne  vit  plus  parmi  nous  et  ne  nous  ensei- 
gne plus  directement  et  aussi  la  raison  pour  laquelle 
tout  enseignement   moral  et   religieux  se  rattache  à 
une  tradition   venant   de  l'origine.   3.   Les   idées   de 


cause  et  de  fin  ont  certainement  joué  un  rôle  dans  l'ori- 
gine de  la  religion.  L'homme  primitif  était  capable  de 
les  concevoir,  au  moins  sous  des  formes  concrètes,  et  on 
en  trouve  l'expression  dans  les  nombreux  mythes  de 
création,  où  ses  représentants  actuels  —  du  moins  les 
hommes  qui  lui  ressemblent  le  plus  —  se  complaisent. 
Mais  il  y  a  trop  de  mal  dans  le  monde  pour  que,  livré  à 
ses  seules  forces  naturelles,  ce  primitif  ait  pu  conclure 
sans  hésitation  à  la  création  et  à  l'ordonnancement  de 
l'univers  par  un  Être  tout  de  bonté  et  de  sainteté. 
D'autre  part  en  son  langage  enfantin  lui-même,  la 
religion  la  plus  archaïque  comprend  trop  de  concep- 
tions élevées,  elle  a  eu  une  action  trop  puissante  sur  les 
mœurs  et  la  société,  elle  entretient  des  sentiments  si 
profonds  et  si  vifs,  qu'il  est  difficile  de  n'y  voir  qu'une 
création  de  l'homme.  On  est  donc  amené  par  plusieurs 
voies  à  conclure  que  c'est  Dieu  qui,  par  une  révélation 
spéciale,  est  l'origine  même  de  la  plus  ancienne  reli- 
gion :  Gott  als  Ursprung  der  àltesten  Religion.  P.  491- 
508. 

2.  Critique.  —  a)  Observations  préliminaires.  — 
Notons  tout  d'abord  qu'un  catholique  peut  garder 
dans  l'examen  des  idées  du  P.  Schmidt  la  plus  entière 
liberté  d'esprit,  lin  effet,  si  l'existence  de  la  révélation 
primitive  est  un  point  bien  établi  de  la  doctrine  de 
l'Église,  sur  la  transmission  de  cette  révélation  dans 
l'ensemble  de  l'humanité,  nous  n  avons  pas  un  ensei- 
gnement aussi  ferme.  Il  se  peut  très  bien  que  les  don- 
nées religieuses  confiées  par  Dieu  au  premier  homme 
aient  été.  au  moins  chez  l'immense  majorité  de  ses 
descendants,  dénaturées  de  très  bonne  heure,  voile 
même  presque  totalement  obscurcies  dans  la  croyance 
commune. 

Or,  ce  n'est  pas  à  l'étal  vraiment  premier  de  la  reli- 
gion et  de  la  révélation  (pie  prétend  remonter  le 
P.  Schmidt.  De  fait  on  ne  voit  pas  comment,  du  point 
de  vue  de  la  science  ethnologique,  il  le  pourrait.  «Les 
deux  voies  principales  par  où  nous  remontons  vers  nos 
origines  sont...  l'ethnologie  (aidée  par  le  folklore»  et 
la  préhistoire.  Or,  plus  ces  deux  sciences  progressent, 
soit  par  leurs  explorations  et  leurs  découvertes,  soit 
par  raffinement  de  leurs  méthodes,  plus  aussi  elles 
nous  communiquent  le  sentiment  que  notre  plus  loin- 
tain  passé  demeure,  en  sa  singularité,   insaisissable. 

Les  plus  vraiment  «  primitifs  >•  parmi  les  primitifs 
dont  l'ethnologie  fait  sa  proie  ne  le  sont  qu'en  un  sens 
relatif.  «  Nous  savons  incontestablement  bon  nombre 
de  choses  sur  la  situation  sociale  des  sauvages  d'au- 
jourd'hui et  d'hier,  mais  nous  ignorons  tout  de  la  so- 
ciété humaine  absolument  primitive.  »  Frazer,  The 
seope  of  social  anthropology,  p.  163-164.  Partout 
nous  trouvons  des  cultures  déjà  complexes,  résultant 
d'une  évolution  peut-être  longue  et  probablement 
aussi  de  nombreux  mélanges. 

Et  quand  bien  même  tel  peuple  serait  encore  le 
témoin  attardé  de  ce  qui  fut  la  culture  absolument  pre- 
mière, il  ne  livrerait  sans  doute  cette  culture  à  nos 
observations  qu'en  un  état  méconnaissable.  Car  des 
éléments  spirituels  ne  se  conservent  pas  à  la  façon 
dont  se  conservent  des  fossiles  :  que  ce  soit  par  l'effet 
d'une  certaine  impuissance  congénitale,  ou  à  la  suite 
de  circonstances  malheureuses,  géographiques  ou  au- 
tres, un  peuple  qui  ne  progresse  pas  régresse:  si  l'en- 
fance ne  fait  pas  place  à  la  maturité,  elle  se  change  en 
infantilisme,  ce  qui  est  encore  une  forme  de  sénilité.  Il 
convient  donc  de  se  méfier  de  formules  comme  celles- 
ci  :  "  L'Afrique,  boîte  de  conserve  de  l'humanité  primi- 
tive, »  ou  :  «  L'Australie,  musée  du  passé  humain.  » 
De  toute  façon,  on  doit  le  reconnaître  avec  le  P.  J. 
Huby  :  «  Ni  les  Pygmées,  ni  les  Australiens  du  Sud- 
Est,  ni  les  Bantous  ne  sauraient  nous  renseigner  exac- 
tement sur  la  mentalité  du  premier  homme.  »  Dans 
Recherches  de  science  religieuse,  1917,  p.  352. 


2239  RELIGION.    MÉTHODE    ETHNOGRAPHIQUE,    CRITIQUE  2240 


Quant  à  la  préhistoire,  si  nombreux  et  si  intéressants 
que  soient  déjà  les  documents  dont  elle  dispose, ilssont 
bien  loin  de  nous  faire  remonter  jusqu'au  tout  premier 
âge  de  l'humanité.  S'il  faut  en  croire  Henri  Breuil, 
entre  ce  premier  Age  et  l'apparition  des  races  que  nous 
connaissons  un  peu,  il  a  pu  s'écouler  des  centaines  de 
millénaires.  Leçon  d'ouverture  au  Collège  de  France. 
Revue  des  cours  et  conférences,  20  décembre  1929.  Et 
que  savons-nous,  par  exemple,  de  l'humanité  chel- 
léenne,  sinon  qu'elle  a  existé  puisqu'elle  a  taillé  des 
pierres?  Quels  renseignements  peut  bien  nous  fournir 
la  mâchoire  d'Heidelberg  sur  la  mentalité  de  l'homme 
à  qui  clic  appartint? 

Quelles  que  soient  les  inductions  et  les  hypothèses 
qu'il  est  possible  de  faire,  le  problème  des  origines 
absolues  est  donc  ici  insoluble."  De  la  plus  ancienne 
couche  humaine  qu'il  nous  soit  donné  d'atteindre  ou 
de  reconstituer  par  l'ethnologie,  nous  ne  pourrons 
jamais  dire  qu'elle  équivaut  à  l'humanité  primitive, 
et,  pareillement,  les  plus  anciens  témoignages  préhis- 
toriques où  nous  puissions  saisir  avec  quelque  certi- 
tude les  traces  de  l'activité  psychique  des  anciens 
hommes  laisseront  toujours  derrière  eux  un  immense 
passé  ténébreux.  »  H.  de  Lubac,  dans  Essai  d'une 
somme  catholique  contre  les  sans- Dieu,  Paris,  193C, 
p.  236-239.  Cf.  H.  Pinard  de  La  Boullaye,  L'étude  com- 
parée des  religions,  t.  il,  p.  300-3(12. 

Dans  ces  conditions  les  Primitifs  tout  relatifs  que 
nous  connaissons  et  dont  nous  parle  le  P.  Schmidt 
pourraient  avoir  une  religion  beaucoup  plus  basse  que 
celle  qu'il  pense  constater  chez  eux,  sans  que,  du  point 
de  vue  dogmatique,  on  ait  à  s'en  inquiéter  le  moins  du 
monde.  Nous  disons  :  pourraient,  car  nous  croyons 
certains  résultats  des  enquêtes  du  P.  Schmidt  défini- 
tivement acquis,  nous  le  dirons  plus  loin. 

b)  Critiques  injustifiées.  —  On  doit  ensuite  écarter 
comme  injustifiées  certaines  critiques  qui  lui  ont  été 
adressées. 

On  lui  a  opposé  certaines  déclarations  d'explora- 
teurs niant  l'idée  d'un  Être  suprême  chez  les  peuplades 
auxquelles  il  attribue  cette  croyance.  Il  a  répondu  que 
des  explorateurs  peuvent  très  bien  ignorer  des  croyan- 
ces que  les  indigènes  ne  livrent  pas  facilement,  qu'ils 
gardent  même  en  grand  mystère  et  auxquelles  souvent 
ni  les  femmes,  ni  les  enfants  ne  sont  initiés.  Il  faut  des 
mois,  des  années  mêmes  pour  entrer  dans  l'intimité  de 
leurs  consciences  religieuses,  des  missionnaires  y  réussi- 
ront mieux  que  des  explorateurs,  surtout  quand  ceux- 
ci  sont  des  incroyants  ou  de  médiocres  croyants.  Nous 
avons  vu  que  Howitt  n'a  pu  assister  aux  cérémonies 
d'initiation  des  indigènes  australiens  qu'au  bout  de 
vingt  ans  de  séjour  parmi  eux,  que  les  Pygmées  Ham- 
buti  passaient  pour  n'avoir  aucune  religion  parmi  les 
liantous  leurs  voisins,  que  les  plus  arriérés  des  Fué- 
giens  ont  passé  longtemps  pour  des  athées,  alors  qu'en 
réalité  Pygmées  et  Fuégiens  ont  une  religion  assez 
élevée.  C'est  un  fait  significatif  que  toutes  les  tribus 
que  Lubbock  signalait  en  1872  f Primitive  culture) 
comme  athées  ont  livré  le  secret  de  leur  religion  à  des 
observateurs  plus  attentifs  que  ceux  dont  l'ethnologue 
anglais  se  réclamait  pour  affirmer,  à  la  suite  de  Comte, 
que  l'humanité  avait  passé  par  une  première  phase 
d'athéisme. 

En  second  lieu  on  a  attribué,  surtout  autrefois,  la 
croyance  à  un  Être  suprême  chez  les  primitifs  à  l'in- 
fluence, plus  ou  moins  consciemment  subie,  des  mis- 
sionnaires. Ceci  est  d'abord,  a  priori,  peu  vraisembla- 
ble, étant  donné  qu'il  s'agit  de  peuplades  qui  vivent 
trèsrel  Irées  et  fuient  le  contact  des  blancs  (voir col. 2232 
ce  que  dit  le  P.  Schebesta  des  Bambuti).  lui  fait 
OU  a  pu  constater  la  croyance  à  un  Etre  suprême  chez 
des  primitifs  que  les  missionnaires  n'avaient  pas  en- 
core visités  :  on  peut  lire  dans  {'Origine  de  l'idée  de 


Dieu,  des  témoignages  sur  cette  croyance  chez  les  Aus- 
traliens, allant  de  1829  à  1839,  période  antérieure  aux 
premiers  essais  d'évangélisation  (p.  145-146  de  l'édi- 
tion française);  et  nous  avons  vu  plus  haut  que  les 
explorateurs  d'après  lesquels  le  P.  Schmidt  décrit  la 
religion  des  Samoyèdes  sont  arrivés  avant  les  mission- 
naires. De  plus  la  croyance  en  question  n'est  pas 
accompagnée  d'autres  croyances  chrétiennes  spécifi- 
ques chez  les  tribus  en  question,  elle  est  intimement 
mêlée  à  l'ensemble  de  leur  vie  religieuse  où  elle  ne  fait 
nullement  figure  de  bloc  erratique  et,  dans  certains 
cas,  par  exemple  en  des  cercles  australiens,  elle  est 
l'apanage  d'initiés,  ce  qui  ne  s'expliquerait  guère  dans 
le  cas  d'une  influence  chrétienne.  D'ailleurs  l'hypothèse 
de  l'emprunt  est  de  phis  en  plus  abandonnée.  Dur- 
kheim,  contredisant  sur  ce  point  Tylor,  écrit  :  Il  est 
aujourd'hui  certain  que  les  idées  relatives  au  grand 
dieu  tribal  sont  d'origine  indigène.  Elles  ont  été  obser- 
vées alors  que  l'influence  des  missionnaires  n'avait  pas 
encore  eu  le  temps  de  se  faire  sentir.  »  Formes  élémen- 
taires,]). 415,  avec  ren  vois  ^  note  l,où  il  cite  N. -W.Tho- 
mas qu'invoque  également  le  P.  Schmidt.  De  nos 
jours  les  ethnologues  américains,  en  ce  qui  concerne 
les  populations  primitives  de  l'Amérique  du  Nord, 
qu'ils  étudient  avec  grand  soin,  se  refusent  également  à 
l'idée  d'une  influence  chrétienne  qui  aurait  produit 
chez  elles  la  notion  d'un  Etre  suprême. 

c)  Réserves  à  faire.  —  Ces  objections  injustifiées 
écartées  nous  croyons  qu'il  y  a  lieu  de  faire  sur  les 
idées  du  P.  Schmidt  les  réserves  suivantes. 

a.  —  D'abord  il  nous  semble  idéaliser  beaucoup  trop 
les  conceptions  et  les  pratiques  de  ses  chers  primitifs, 
et  cette  idéalisation  est  encore  plus  sensible  chez  tel  de 
ses  disciples  que  chez  lui. 

En  missionnaire  qui  a  vécu  longtemps  au  milieu  de 
primitifs  et  a  mis  une  longue  patience  à  pénétrer  dans 
leur  intimité  peut ,  évidemment,  plus  et  mieux  que  tout 
autre  enquêteur  ou  explorateur  de  passage,  nous  ren- 
seigner sur  leur  religion.  Mais,  du  fait  même  qu'il  s'est 
attaché  à  ceux  qui  lui  ont  donné  leur  confiance,  et 
aussi  parce  que  les  blancs  auxquels  il  peut  les  compa- 
rer ne  l'emportent  pas  toujours  pour  la  foi  et  les 
mœurs'  sur  eux,  il  est  porté  à  majorer  quelque  peu  et  la 
pureté  de  leurs  croyances  et  l'excellence  de  leur 
conduite.  Peut-être,  par  exemple,  le  P.  Trilles  a-t-il 
inconsciemment  mêlé  nos  pensées  et  nos  sentiments  de 
chrétiens  aux  prières  ou  aux  proverbes  des  Pygmées. 
«  Mourir,  c'est  dire  à  son  père  :  me  voilà!  »  Dire  à  son 
père,  me  voilà. Est-il, au  fond, un  seul  de  nos  proverbes, 
en  est-il  un  dans  tout  autre  pays,  chez  n'importe  quel 
peuple,  qui  atteigne  pareille  hauteur,  pareille  confiance? 
Quand  le  petit  négrille  dira,  comme  nous  :  Notre 
Père!  »il  aura  atteint  la  plus  haute  philosophie  qui  soit, 
et  aussi  la  plus  haute  certitude.  »  Les  Pygmées,  Paris. 
1932,  p.  251. —  Il  est  permis  quand  on  lit  ces  lignes  d'y 
trouver  une  sympathie  bien  compréhensible,  mais 
peut-être  trop  optimiste,  pour  les  négrilles  du  Congo. 
On  se  dit  que  le  Père  de  l'Évangile  est  peut-être  supé- 
rieur à  celui  de  leur  foi  naïve.  Sans  doute  le  P.  Schmidt 
reconnaît  que  la  notion  de  l'Être  suprême  et  de  l'âme 
des  primitifs  avait  besoin  d'être  épurée  et  que  l'ani- 
misme lui-même  a  contribué  à  cette  épuration.  Il  ré- 
sume, en  les  approuvant,  les  conclusions  d'A.  Lang 
sur  certains  heureux  effets  de  l'animisme  de  la  ma- 
nière suivante  :  »  Le  concept  de  Dieu,  chez  l'homme 
primitif,  ne  manquai!  pas  d'élévation  pour  ce  qui 
regarde  son  contenu.  .Mais  pour  la  forme  il  était  tout 
spontané,  naïf,  brut.  11  ignorait,  en  particulier,  le  pro- 
blème de  la  nature  spirituelle  ou  corporelle  ou  mixte  de 
Dieu.  Dès  que  s'éveillerait  la  pensée  réfléchie,  ce  pro- 
blème devait  nécessairement  se  poser  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre,  en  liaison  avec  les  questions  con- 
nexes de  l'omniprésence  et  de  l'éternité  de  Dieu.  Mais 


2241 


RELIGION.    MÉTHODE    ETHNOGRAPHIQUE,    CRITIQUE 


9'}A9 


d'où  pouvait  venir  à  l'homme  la  notion  d'esprit  pur, 
étant  donné  que  la  nature  ne  lui  en  présente  pas?  Ce 
fut  le  service  de  l'animisme  d'élaborer  peu  à  peu  cette 
notion.  Les  conjectures  élémentaires  sur  le  sommeil,  le 
rêve,  la  mort  n'exprimaient  évidemment  pas  toute  la 
vérité.  Elles  n'en  constituaient  pas  moins  l'amorce  de 
connaissances  que  la  réflexion  philosophique  saurait 
utiliser  et  conduire  à  terme.  Et  la  notion  d'esprit  ainsi 
obtenue  se  pouvait  appliquer  à  Dieu. 

«  En  outre,  la  morale  de  l'homme  primitif,  qui  pré- 
voyait une  sanction,  non  seulement  sur  terre,  mais 
dans  l'au-delà,  était  haute,  assurément,  mais  sommaire 
et  toute  spontanée.  Des  questions  diverses  ne  pou- 
vaient manquer  de  se  poser  un  jour  ou  l'autre.  Dans 
l'au-delà,  est-ce  l'homme  complet,  tel  qu'il  est  et  vit 
ici-bas,  qui  sera  récompensé  ou  puni?  Comment  le 
corps  passe-t-il  en  cet  au-delà,  lui  qui  demeure  et  se 
corrompt  dans  la  tombe?  Comment  se  fait-il  qu'on  ne 
meure  plus  dans  l'au-delà?  En  quelle  manière  y  souf- 
fre-t-on,  y  jouit-on?  A  ces  questions  et  aux  autres  de 
même  genre,  nulle  réponse  satisfaisante  ne  pouvait 
être  faite  aussi  longtemps  qu'on  n'avait  pas  acquis 
l'idée  précise  d'une  âme  immortelle,  essentiellement 
distincte  et  indépendante  du  corps,  qui  pénètre  seule 
dans  l'au-delà,  le  corps  demeurant  ici-bas.  A  cette  âme, 
faite  pour  la  vie  éternelle,  le  corps,  tout  autre,  s'oppo- 
sait souvent.  Aussi  pouvait-il  devenir  nécessaire  de  lui 
sacrifier  le  corps,  et  l'on  voit  poindre  la  doctrine  du 
salut  de  l'âme,  de  la  délivrance  de  l'âme.  Le  mot  d'or- 
dre :  salua  animam  tuam,  prend  un  sens  et  commence 
d'agir.  Cette  élaboration  du  concept  d'âme,  à  travers 
beaucoup  d'erreurs  évidemment,  c'est  à  l'animisme 
qu'il  est  juste  d'en  rapporter  l'honneur.  »  Origine 
et  évolution  de  la  religion,  p.  230-231.  Ailleurs  le 
P.  Schmidt  écrit,  et  cette  fois  tout  à  fait  en  son  propre 
nom  :  «  L'antique  religion  des  premiers  âges  persistait 
avec  les  restes  de  la  civilisation  primitive  chez  des  tri- 
bus refoulées  aux  extrémités  de  la  terre  et  réduites 
elles-mêmes  à  l'état  de  débris.  Mais  au  sein  de  leur  stag- 
nation naturelle,  de  leur  pauvreté,  de  leur  isolement, 
il  était  inévitable  qu'elle  perdît  beaucoup  de  sa  force 
et  de  sa  grandeur.  L'état  où  nous  la  trouvons  présen- 
tement chez  eux  est  évidemment  bien  diflérent  de  celui 
qu'elle  connut  aux  temps  primitifs.  Pour  reconstituer 
sa  vivante  unité,  nous  en  sommes  réduits  à  recueillir 
péniblement  ce  qui  subsiste  de  ses  membres  dispersés.» 
Ibid.,  p.  355. 

Mais,  dans  ces  conditions,  on  peut  se  demander  s'il 
est  prudent  de  parler  de  monothéisme,  non  seulement 
aux  toutes  premières  origines  mais  encore  chez  les 
«  primitifs  »  actuels?  Tout  d'abord  il  paraît  difficile  de 
maintenir  l'unité  d'un  Dieu  dont  la  spiritualité  n'est 
pas  encore  dégagée,  comme  le  P.  Schmidt  le  reconnaît 
lui-même.  Puis  l'Être  suprême  montre  trop  souvent 
n'être  pas  seul  dans  le  domaine  divin  ou  surnaturel  des 
Urvulker.  Dans  l'analyse  même  que  nous  avons  faite 
des  six  volumes  de  V  Ursprung,  nous  avons  constaté 
que  les  primitifs  de  l'Amérique  du  Nord  connaissent 
au-dessous  de  l'Etre  suprême,  mais  à  un  rang  quasi- 
divin,  le  Messager,  l'Ancêtre  et  le  Mauvais  et  que  de  ce 
dernier  on  ne  peut  pas  dire  que  l'Etre  suprême  l'ait 
créé.  Nous  avons  vu  qu'ici  ou  là  l'Être  suprême  a  une 
femme  avec  un  fils.  Il  nous  est  dit  que  cet  Être  se 
scinde  en  deux  dieux  dans  la  péninsule  de  Malacca  ;  que, 
chez  les  Aïnos,  les  diverses  régions  du  monde  sont 
régies  chacune  par  un  esprit.  On  reconnaît  que  parfois 
la  première  place  est  occupée  par  l'ancêtre  tribal. 
Quant  aux  esprits,  le  P.  Trilles  leur  consacre  trois  cha- 
pitres de  son  livre,  p.  120-143.  Enfin  l'enquête  du 
P.  Tastevin  a  révélé  un  culte  des  ancêtres  assez  déve- 
loppé chez  les  Gyéli  du  Cameroun.  Le  P.  Schmidt 
explique  ces  cas  par  une  contamination  d'une  culture 
non-primitive  (au  moins  la  plupart  du  temps),  mais 


alors  il  conjecture  un  état  antérieur  à  celui  des  primitifs 
actuels  qui  est  seul  directement  observable. 

b.  —  En  second  lieu  on  peut  se  demander  si  le 
P.  Schmidt  n'a  pas  trop  accordé,  non  pas  à  la  révéla- 
tion primitive  elle-même,  qui  reste  ici  hors  de  cause, 
mais  à  ce  qui  a  pu  en  rester  dans  l'ensemble  de  l'huma- 
nité après  Adam  et  surtout  à  ce  qui  en  subsisterait 
chez  les  primitifs  actuels  et  si,  du  même  coup,  il  n'a 
pas  trop  diminué  la  part  des  initiatives  humaines  dans 
les  premières  phases  du  développement  religieux.  Il 
est  vrai  que,  sur  l'extension  et  le  rôle  de  la  révélation 
primitive,  il  est  plus  réservé  dans  la  synthèse  finale  du 
t.  vi  de  l' Ursprung  que  dans  son  ouvrage  de  1913  traitant 
de  cette  révélation  primitive.  Mais  néanmoins,  même 
dans  le  volume  de  1935,  il  tend  à  prouver  que  l'ethno- 
logie ne  permet  qu'une  explication  dernière  de  la  reli- 
gion des  primitifs  même  actuels  :  la  révélation  et  la 
révélation  sous  sa  forme  originelle.  Or  une  telle  théo- 
rie reste  exposée  à  l'objection  que  fait  le  P.  de  Mont- 
cheuil  à  l'ouvrage  de  1913  du  P.  Schmidt  :  «  La  consé- 
quence serait  un  extrinsécisme  radical  de  la  vie  reli- 
gieuse dans  l'humanité.  La  seule  part  qui  reviendrait 
dans  l'activité  humaine  serait  l'obscurcissement  et  la 
déformation  des  vérités  confiées  à  l'homme  par  Dieu. 
Ce  ne  serait  pas  un  effort,  aux  résultats  souvent  né- 
fastes, mais  capable  aussi,  aidé  de  la  grâce,  d'aboutir  à 
un  progrès.  Conséquence  grave,  lorsqu'il  s'agira  d'ex- 
pliquer la  possibilité  du  progrès  dogmatique  dans  le 
judaïsme  et  plus  encore  dans  le  christianisme,  où  il  n'y 
a  pas  simple  conservation  d'un  dépôt, mais  développe- 
ment réel.  »  Formes,  vie  et  pensée,  conférences  par 
divers  auteurs,  Lyon,  1932,  p.  359  et  360. 

c.  —  Mais  ce  que  le  P.  Schmidt  a  définitivement 
prouvé  c'est  que  les  primitifs  actuels  eux-mêmes  ont 
l'idée  d'une  divinité  personnelle.  Des  critiques  qui 
n'avaient  lu  que  la  première  édition  de  L'origine  de 
l'idée  de  Dieu  ou  L'origine  et  l'évolution  de  la  religion 
pouvaient  encore  lui  faire  d'assez  sérieuses  objections 
ou  émettre  d'assez  fortes  réserves  sur  l'existence  de 
l'idée  en  question.  Mais,  après  la  grande  enquête  delà 
dernière  édition  de  L'origine  de  l'idée  de  Dieu,  il  est  dif- 
ficile de  nier  que  l'ensemble  des  primitifs  actuels  aient 
l'idée  d'une  divinité  personnelle  et  même  d'un  Être 
suprême  sinon  absolument  unique.  L'enquête  a  été 
menée  clicz  de  nombreuses  tribus  qui  représentent 
tous  les  groupes  de  culture  vraiment  primitive  et  se 
trouvent  dans  toutes  les  parties  du  monde.  On  a  étudié 
la  religion  de  chacune  de  ces  tribus  dans  son  ensemble 
spécifique  et  en  la  replaçant  dans  son  milieu  culturel. 
Or,  que  trouvons-nous  chez  les  tenants  d'un  athéisme 
primitif,  en  opposition  avec  cette  vaste  et  minutieuse 
enquête?  Un  pêle-mêle  de  faits  empruntés  à  des  cul- 
tures très  diverses,  alors  même  qu'on  croyait  se  borner 
à  des  cas  très  simples,  comme  Durkheim  qui  mettait 
sur  le  même  pied,  au  moins  pour  l'essentiel,  toutes  les 
tribus  australiennes.  Et  de  plus  on  n'a  pas  pu  décrire 
une  seule  religion  où  ne  se  trouverait  aucun  être  divin 
personnel.  La  bonne  méthode  scientifique  n'est  cer- 
tainement pas  du  côté  des  animistes,  préanimistes  ou 
sociologistes. 

C'est  pourquoi  Foy,  Grœbner  et  Ankermann,  qui 
ont  fondé  la  méthode  historico-culturelle  ont  reconnu 
eux  aussi  l'existence  d'une  croyance  à  l'Être  suprême 
chez  les  primitifs.  Schmidt,  Origine  et  évolution  de  la 
religion,  p.  301  à  310. 

C'est  pourquoi  également  le  Dr  Georges  Montaudon, 
professeur  d'ethnologie  à  l'école  d'anthropologie  de 
Paris,  —  rompant  avec  l'ensemble  des  ethnologues 
français  —  a  admis  en  même  temps  que  la  méthode  des 
cycles  culturels  la  même  croyance  dans  les  trois 
cycles  de  culture  primitive  qu'il  décrit  :  1.  Forme  cul- 
turelle pygmoïde  :  «  Il  semble  que  tous  les  Pygmées 
croient  en  un  Être  suprême.  Des  sacrifices  lui  sont 


2243 


RELIGION.    DONNÉES    DE    LA    PSYCHOLOGIE 


2244 


offerts,  en  particulier  avec  les  produits  de  la  chasse.  Le 
culte  des  ancêtres,  la  magie  et  l'animisme  sont  peu 
développés...  En  ce  qui  concerne  un  monothéisme 
primitif  nous  avouons  qu'il  ne  nous  étonnerait  pas 
plus  qu'un  polythéisme,  tout  mode  de  sentir  à  ce  sujet 
pouvant  être  primitif.  »  Traité  d'ethnologie  culturelle, 
Paris,  1934,  p.  56.  2.  Forme  culturelle  lasmanoïde  : 
■  Les  Kournaï  et  les  Yahgans  [Australie  et  Terre  de 
Feu]  révèrent  un  Etre  suprême.  Les  Tasmaniens 
croyaient  [ils  ont  entièrement  disparu]  en  un  esprit  bon 
du  jour  et  en  un  esprit  mauvais  de  la  nuit;  ils  prati- 
quaient la  magie.  »  Ibid.,  p.  61.  3.  Forme  culturelle  aus- 
tralolde  :  «  On  constate  en  Australie  dans  cette  forme 
culturelle  :  le  monothéisme,  une  mythologie  lunaire 
qui  pourrait  cependant  devoir  être  mise  en  rapport 
avec  celle  du  cycle  des  deux  classes,  et  des  croyances 
magiques.  Les  Australiens  ont  une  croyance  du  déluge.  » 
P.  66.  Enfin,  G.  Montaudon  reconnaît  «  un  mono- 
théisme plus  ou  moins  voilé  chez  les  Esquimaux  et 
chez  les  Aïnos  »,  de  même  que  le  P.  Schmidt,  mais 
sans  les  ranger  comme  lui  parmi  les  primitifs.  P.   1  1  I. 

vif.  CONCLUSION.  —  Nous  bornant  aux  enseigne- 
ments de  l'ethnologie  nous  pouvons  emprunter  notre 
conclusion  au  P.  de  Lubac  :  «  Quoiqu'elle  dépende 
étroitement  en  son  expression  objective  de  la  double 
analogie  naturelle  par  quoi  nous  concevons  toute  chose  : 
monde  sensible  et  monde  social.  l'idée  de  Dieu  appa- 
raît dans  l'humanité  comme  quelque  chose  de  spon- 
tané, de  spécifique.  Tous  les  essais  de  «  genèse  »,  comme 
tous  les  essais  de  «  réduction  »  tentés  à  son  sujet  pè- 
chent par  quelque  endroit.  Certes  il  ne  s'ensuit  pas 
aussitôt  que  cette  idée  ait  pour  terme  un  Être  réel,  et 
que  la  religion  ait  valeur  absolue.  Aussi  bien  n'avons- 
nous  pas  ici  à  le  montrer, pas  plus  qu'à  définir  les  fron- 
tières et  les  rapports  entre  «  connaissance  naturelle  de 
Dieu  »  et  «  révélation  r.. 

«En  terminant,  il  suffira  de  souligner  ce  fait  que,  trop 
maigres  et  trop  obscures  pour  satisfaire  notre  curio- 
sité scientifique,  les  données  certaines  de  l'histoire  reli- 
gieuse se  prêtent  naturellement  à  une  interprétation 
chrétienne  (nous  ne  disons  pas  qu'elles  imposent  une 
telle  interprétation),  et  qu'elles  en  reçoivent  la  plus 
grande   intelligibilité    dont    elles   soient   susceptibles. 

«  Dans  une  humanité  faite  à  l'image  de  Dieu,  mais 
pécheresse,  astreinte  à  une  montée  longue  et  tâton- 
nante et  pourtant  travaillée  dès  son  éveil  par  un  appel 
supérieur,  il  est  normal  que  l'idée  de  Dieu  soit  à  la  fois 
toujours  prête  à  surgir,  et  toujours  menacée  d'étouf- 
fement.  Deux  tendances,  surtout,  sont  à  l'œuvre,  l'une 
(pii  provient  des  conditions  dans  lesquelles  doit  beso- 
gner l'intelligence,  et  l'autre,  de  la  déviation  morale 
originelle  :  tendance  à  confondre  l'auteur  de  la  nature 
avec  cette  nature  à  travers  laquelle  il  se  révèle  obscuré- 
ment et  à  laquelle  il  faut  bien  emprunter  des  traits 
pour  le  penser,  tendance  à  délaisser  le  Dieu  trop  exi- 
geant et  trop  incorruptible  pour  des  subalternes  et  des 
fictions.  Les  analogies  se  durcissent  et  jusque  dans  les 
temps  où  sa  connaissance  parait  avoir  fait  les  progrès 
décisifs.  Dieu  est  encore  conçu  comme  un  individu  aux 
passions  humaines,  ou  comme  une  abstraction  sans 
rayonnement  efficace.  Le  meilleur  se  change  en  pire,  et 
la  grande  force  de  perfectionnement  de  l'homme  est 
asservie  à  des  fins  profanes. 

«  De  là  vient  la  nécessité  d'une  purification  toujours 
renouvelée.  A  cet  te  purifical  ion.  depuis  les  temps  loin- 
tains de  Xénopliane,  la  réflexion  de  l'athée  n'a  pas  élé 
sans  concourir,  —  et  les  plus  athées  ne  sont  pas  tou- 
jours ceux  qui  se  croient  cl  se  disent  sans-Dieu.  Mais 
c'est  l 'effet  d'une  clairvoyance  encore  aveugle  (pie  de 
repousser  Dieu  à  cause  de  ses  déformai  ions  humaines, 
ou  de  rejeter  la  religion  pour  l'abus  qu'en  font  les 
hommes.  Comme  elle  a  commencé  par  elle-même,  la 
religion  doit  incessamment   se  purifier  elle-même  :  le 


monothéisme  aussi,  nous  l'avons  vu,  s'est  établi  par 
négation,  mais  cette  négation  fut  féconde.  Au  reste, 
sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  après  les  négations 
les  plus  éperdues,  l'homme  en  revient  toujours  à  l'ado- 
ration, en  même  temps  que  son  devoir  essentiel,  celle- 
ci  est  le  besoin  le  plus  profond  de  son  être.  Dieu  est  le 
pôle  qui  ne  cesse  d'attirer  l'homme,  et  ceux  mêmes  qui 
croient  le  nier,  malgré  eux  lui  rendent  encore  témoi- 
gnage, rapportant  seulement  selon  le  mot  du  grand 
Origène«à  n'importe  quoi  plutôt  qu'à  Dieu  leur  indes- 
tructible notion  de  Dieu  ».  Essai  d'une  somme  catholi- 
que contre  les  sans-Dieu,  Paris,  1936,  p.  267-268. 

III.  Données  de  la  psychologie  sur  l'origine 
et  la  nature  de  la  religion.  —  La  psychologie  ne 
pose  pas  le  problème  de  l'origine  de  la  religion  de  la 
même  manière,  que  l'ethnologie  ou  l'étude  de  la  société. 
On  le  conçoit  aisément,  étant  donnés  les  points  de  vue 
et  les  objets  différents  de  ces  diverses  sciences.  Dans  les 
t  héories  que  nous  venons  d'examiner,  c'est  un  problème 
d'ordre  chronologique  qui  se  posait  :  quel  a  été  le  pre- 
mier état  de  la  religion,  dans  la  mesure  où  les  ressources 
de  la  science  ethnologique  et  de  la  sociologie  permet- 
tent de  le  conjecturer?  Dans  les  systèmes  que  nous 
allons  exposer,  ce  ne  sont  pas  les  temps  antérieurs  à 
l'histoire  ou  l'histoire  que  l'on  s'efforce  de  scruter, 
mais  l'âme  humaine.  La  question  que  l'on  s'y  pose  est 
celle  de  savoir  quels  sont  les  étals  d'âme  ou  les  facultés 
qui  permettent  d'expliquer  le  phénomène  religieux, 
tout  au  moins  quels  sont  les  éléments  ou  les  formes  de 
la  vie  psychologique  dont  le  phénomène  religieux 
relève  plus  particulièrement. 

/.  L'INCONSCIEST  ILLUSOIRE,  —  1°  Pierre  Janet. — 
En  réaction  contre  Charcot  qui  avait  attribué  les 
extases  des  mystiques  à  l'hystérie  (Leçons  sur  tes  mala- 
dies du  système  nerveux,  recueillies  et  publiées  par  le 
l)r  Bourneville,  Paris,  1885),  Pierre  Janet,  tout  en  se 
plaçant  également  sur  le  terrain  médical,  a  tenté 
d'expliquer  le  mysticisme  par  la  psychasthénie. 

Ses  idées  ayant  été  discutées  à  l'art.  Mystique,  t.  x, 
col.  2651-2654,  en  même  temps  que  celles  d'autres  au- 
teurs partisans  de  l'origine  morbide  du  mysticisme 
(sinon  de  tout  sentiment  religieux),  nous  n'insisterons 
pas.  Nous  citerons  seulement  le  jugement  d'ensemble 
porté  par  le  P.  Pinard  de  La  Boullaye  sur  la  thèse  de 
l'origine  pathologique  des  sentiments  religieux. 
«  Qu'il  puisse  y  avoir,  au  double  point  de  vue  physiolo- 
gique et  psychologique,  une  réelle  ressemblance  entre 
le  sentiment  religieux  et  certains  sentiments  morbides, 
voire  même  entre  l'extase  que  les  théologiens  affir- 
ment «  surnaturelle  »  et  les  transes  hystériques,  il  fau- 
drait pour  le  nier  et  s'en  étonner  n'avoir  jamais  ob- 
servé celle  qui  existe  entre  l'amour  le  plus  sain  et  ses 
déviations  les  plus  caractérisées,  entre  l'exaltation 
mentale  du  génie  à  ses  heures  d'inspiration,  et  celle 
des  poètes,  des  grands  capitaines  et  des  réformateurs 
sociaux  qui  encombrent  les  asiles  d'aliénés.  Mais  la 
similitude  fût-elle  plus  profonde  encore,  les  modalités 
différentes  de  ces  divers  états  fussent-elles  indiscer- 
nables par  voie  d'observation  directe,  il  reste  à  expli- 
quer, si  l'on  veut  parler  science,  comment  ces  états 
psychologiques  s'intègrent  chez  certains  sujets  dans 
une  vie  mentale  saine,  tandis  qu'ils  détraquent 
d'autres  cerveaux,  pourquoi  ces  illuminations  et  ces 
intuitions  du  génie  social,  poétique  ou  religieux  élè- 
vent progressivement  les  Napoléon,  les  Shakespeare 
et  les  Thérèse  d'Avila  à  une  vie  plus  riche  et  plus  fé- 
conde, tandis  (pi 'elles  obligent  la  société  à  claque- 
murer leurs  «  contrefaçons  »  dans  des  conservatoires 
appropriés.  »  L'étude  comparée  des  religions,  t.  i,  2°  éd., 
p.    15."). 

Aussi  bien  l'explication  pathologique  a-l-elle  subi 
un  recul  marqué.  A.  Godfernaux  rappelle  la  distinc- 
tion établie  par  Schuelc  et  Magnan  entre  «  les  psy- 


2245 


RELIGION.     ORIGINE    DANS    L'INCONSCIENT 


2246 


choses  des  cerveaux  sains  (psycho-névroses)  et  celle 
des  cerveaux  invalides  (cérébro-psychoses)  et  ap- 
prouve, à  sa  manière,  celle  des  théologiens  entre  exta- 
tiques vrais  et  faux.  Sur  la  psychologie  du  mysticisme, 
dans  Revue  philosophique,  t.  lui,  1902,  p.  162.  M.  J.-H. 
Leuba  ne  voit,  dans  les  mystiques  chrétiens,  ni  des  scru- 
puleux, ni  des  abouliques,  ni  des  impulsifs  morbides, 
et  ne  rattache  pas  leurs  états  à  l'hystérie  bien  que 
l'hystérie  puisse  s'y  joindre.  Rev.  philosophique, t.  liv, 
1902,  p.  27,  p.  446." 

M.  H.  Delacroix  place,  au-dessous  des  grands  mys- 
tiques, des  mystici  minores  et  même  des  mystici  min imi 
«  que  l'ignorance  de  leur  entourage  seule  peut  confon- 
dre avec  les  grands  types  du  mysticisme  ...  fitudes  d'his- 
toire et  de  psychologie  du  mysticisme,  Paris,  1908.  p.  357. 
2°  Le  biologisme  de  J.-H.  Leuba.  —  Bien  qu'opposé 
à  la  théorie  pathologique,  Leuba  n'en  propose  pas  une 
meilleure  sous  le  nom  de  théorie  biologique. 

Il  ramène  les  tendances  fondamentales  des  mysti- 
ques chrétiens  aux  besoins  suivants  :  besoin  de  jouis- 
sance organique,  besoin  d'un  apaisement  de  la  pensée 
par  unification  ou  réduction,  besoin  d'un  soutien 
affectif  (ou  de  se  sentir  aimé),  besoin  d'universalisa- 
tion de  l'action,  «  c'est-à-dire,  en  langage  populaire, 
la  détermination...  de  faire  aux  autres  ce  qu'on  vou- 
drait qu'ils  nous  fissent  à  nous-mêmes,  ou,  ce  qui 
revient  au  même,  de  réaliser  ce  qui  s'affirme  en  nous 
comme  le  bien  ».  Revue  philosophique,  t.  liv.  1902, 
p.  35.  Et  Leuba  fait  remarquer  qu'à  l'état  fort  chez  les 
mystiques,  ces  tendances  se  retrouvent  à  l'état  faible 
chez  toutes  les  âmes  religieuses.  Or  ces  besoins  ne  sont 
pas  spécifiquement  religieux  et  ne  le  deviennent  que 
si  leur  satisfaction  «  est  conçue  comme  dépendante 
d'une  force  de  nature  psychique  et  généralement  per- 
sonnelle ».  Ibid.,  p.  486.  Tout  ce  qu'il  y  a  au  fond  de 
ces  tendances  c'est  «  une  force  créatrice  non  intention- 
nelle». La  psychologie  des  phénomènes  religieux,  trad. 
française  de  la  seconde  édition  anglaise,  Paris,  1e. H  I, 
p.  332. 

Ce  «  biologisme  »  se  heurte  à  plusieurs  difficultés  : 
1.  Il  ne  tient  pas  compte  de  l'élément  intellectuel  d<'  la 
religion,  «  de  ce  fait  que  toutes  les  religions  paraissent 
avoir  été,  au  début,  des  cosmologies  en  même  temps 
que  des  théologies,  affirmant  ainsi  un  besoin  de  savoir 
et  de  comprendre  qui  n'a  rien  de  proprement  biologi- 
que». H.  Pinard  dcLaBoullaye,  op. cit.,t.i, p. 462.  Quant 
aux  formes  supérieures  de  la  religion  la  part  de  la  doc- 
trine y  est  si  évidente,  qu'il  n'est  pas  besoin  d'insister 
sur  ce  point. 

2.  En  second  lieu,  vraie  ou  fausse, la  constatation  à 
laquelle  aboutit  M.  Leuba  (qu'il  n'y  a  pas  de  besoin 
leligieux  en  soi,  per  se)  n'a  pas  la  portée  qu'il  paraît 
lui  attribuer.  «Y  a-t-il  davantage  un  besoin  moral  ou 
un  besoin  esthétique  en  soi,  sans  analogie  avec  les  ten- 
dances de  l'être  humain  en  d'autres  domaines,  par 
exemple  avec  le  besoin  d'équilibre  vital  ou  de  bien- 
être?  Du  point  de  vue  phénoménal,  en  quoi  se  distin- 
gue l'amour  naturel  et  légitime  de  l'amour  contre  na- 
ture et  le  bon  goût  du  mauvais?  La  similitude  pro- 
fonde des  émotions  morales  entre  elles  et  celle  des 
émotions  artistiques  entre  elles,  quelle  que  soit  la  va- 
leur éthique  ou  esthétique  de  l'objet  qui  leur  donne 
occasion,  empêche-t-elle  qu'il  y  ait  une  loi  morale 
absolue  ou  une  règle  de  goût?  L'analogie  des  émo- 
tions morales  avec  les  émotions  artistiques  empêche-t- 
elle  que  l'aspect  moralité  ne  soit  autre  que  l'aspect 
beauté?  Il  est  au  moins  permis  d'en  douter.  Ces  res- 
semblances en  etîet  sont  inévitables,  parce  qu'un  être 
sensible  sent  toutes  choses,  bonnes  ou  mauvaises,  hal- 
lucinatoires ou  réelles, avec  sa  sensibilité.  Le  sentiment 
religieux,  le  sentiment  moral  et  le  sentiment  artistique 
dénotent  au  moins  une  spécialisation  de  cette  faculté.» 
Ibid.,  p.  462-463. 


3.  Pour  M.  Leuba,  l'extase  n'est  qu'une  syncope 
incapable  d'enrichir  la  vie  de  l'esprit.  Il  oublie  l'affir- 
mation réitérée  des  grands  mystiques  chrétiens  que  les 
phénomènes  d'anesthésie  ou  de  catalepsie  n'accompa- 
gnent que  les  degrés  inférieurs  de  l'ascension  vers 
Dieu. 

4.  Enfin,  quand  M.  Leuba  professe  qu'il  n'est  maté- 
rialiste «  qu'en  pensée,  et  non.  du  moins  nous  l'espérons, 
en  action  »,  quand  i!  se  proclame  «idéaliste  empirique  » 
(Psychologie  des  phénomènes  religieux,  p.  iv),  quand  il 
attend  une  religion  «  dont  le  centre  de  gravité  serai! 
l'humanité,  conçue  comme  une  force  tendant  à  la 
création  d'une  société  idéale  »  (op.  cit.,  p.  395),  quand 
il  parle  de  la  technique  mystique  qui  a  réalisé  «dans 
des  conditions  de  vérité  quasi-matérielle  la  présence 
de  la  perfection  suprême  »  et  est  «  une  des  manifesta- 
tions les  plus  éclatantes  de  la  puissance  créatrice  qui 
est  à  l'œuvre  dans  l'humanité  »  (Psychologie  du  mysti- 
cisme religieux,  trad.  française  par  Lucien  Herr,  Paris, 
1925,  p.  446),  sans  doute  il  se  réfère  au  fond  à  un  pan- 
théisme humaniste  qui  ne  saurait  nous  satisfaire,  mais 
il  dépasse,  et  de  beaucoup,  le  point  de  vue  purement 
biologique. 

Si  on  tient  compte  des  déclarations  de  Leuba  que 
nous  venons  de  citer  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  tient  la 
religion  pour  une  pure  illusion,  mais,  néanmoins,  il 
l'estime  illusoire  et  néfaste  sous  sa  forme  théiste.  Dans 
un  ouvrage  récent,  Gad  or  mon,  1934,  il  professe  ne  vou- 
loir ni  du  Dieu  du  cœur,  ni  de  celui  de  l'intelligence  et 
fonde  la  religion  uniquement  sur  la  tendance  de  l'hu- 
manité à  la  bontéet  à  la  beauté.  C'est  du  panthéisme. 
Pour  sa  réfutation  voir  dans  ce  Dictionnaire  l'article 
Panthéisme. 

3°  Le  freudisme.  —  D'après  Freud,  la  religion  sérail 
«  une  sublimation  de  la  libido...  qu'il  convient  de  rap- 
procher de  l'élan  vital  de  Bergson  ou  du  vouloir-vivre 
de  Schopenhauer,  mais  en  pénétrant  ces  concepts  de 
l'idée  de  sexualité  :  c'est  beaucoup  plus  que  l'instinct 
génésique,  ce  n'est  pas  quelque  chose  d'hétérogène  au 
sexuel.  11  faut  surtout  ne  pas  lui  donner  a  priori  le 
caractère  d'une  tendance  dépravée  :  chose  difficile 
pour  nous,  Français,  car,  dans  notre  langue,  les  compo- 
sés de  ce  mot  évoquent  précisément  la  tendance  dé- 
pravée de  l'instinct  sexuel. 

«  La  notion  de  sublimation  n'est  pas  chez  Freud 
exempte  d'ambiguïté.  Selon  une  interprétation  du 
freudisme,  aussi  courante  chez  ses  adversaires  que  chez 
ses  disciples,  là  où  Freud  dit  libido  sublimée,  il  faudrait 
traduire  sexualité  déguisée,  mais  raffinée.  Freud  se 
rangerait  alors  dans  la  lignée  de  ceux  qui.  étudiant  le 
sentiment  religieux  chez  les  mystiques  —  et  de  fait 
c'est  chez  eux  qu'il  s'est  analysé  le  plus  explicitement 
—  n'y  ont  vu  que  l'érotisme  inconscient,  sans  doute 
plus  délicat  que  l'érotisme  grossier,  mais  au  fond  de 
même  nature.  Dans  la  recherche  des  plaisirs  sexuels  et 
dans  celle  des  joies  artistiques  ou  religieuses,  le  besoin 
à  satisfaire  resterait  au  fond  le  même,  seuls  les  moyens 
employés  différeraient. 

«  Cette  thèse  est  injustifiable.  L'analyse  des  étals 
mystiques  où  abondent  les  métaphores  tirées  de 
l'amour  humain  ne  lui  apporte,  malgré  les  apparences, 
aucun  appui.  On  pourrait  faire  remarquer  (pie  ces  mé- 
taphores ne  sont  pas  absolument  indispensables  pour 
traduire  l'expérience  de  l'amour  mystique.  On  ne  les 
rencontre  pas  chez  saint  Augustin.  Il  faut  cependant 
reconnaître  que  plus  tard,  à  partir  de  saint  Bernard, 
dit  Heiler  (La  prière,  p.  302  sq.),  elles  deviennent  pré- 
dominantes. Même  lorsqu'on  fait  la  part  de  la  tradi- 
tion littéraire  (voir  à  ce  sujet  la  thèse  de  G.  Etche- 
goyen,  L'amour  divin.  Essai  sur  les  sources  de  sainte 
Thérèse),  il  reste  qu'il  y  a  là  un  fait  à  retenir.  Mais  il 
n'en  ressort  nullement  que  les  mystiques  soient  des 
érotomanes  plus  délicats,  plus  raffinés  et  inconscients. 


2247 


RELIGION.    ORIGINE    DANS    L'EXPÉRIENCE    RELIGIEUSE      2248 


Que  l'on  considère  une  sainte  Thérèse  ou  un  saint  Jean 
de  la  Croix,  à  qui  leur  passion  de  pureté  et  de  chasteté 
donne  une  clairvoyance  toute  particulière,  habitués 
par  ailleurs  à  s'analyser,  à  discuter  leurs  motifs  d'ac- 
tion, à  dépister  Fégoïsme  sous  des  apparences  de  vertu, 
qu'on  ait  égard  aussi  aux  fruits  spirituels  de  leur  expé- 
rience; comment  admettre  qu'ils  aient  été  les  jouets 
inconscients  d'une  sensualité  même  raffinée?  Qui  n'a 
pas  posé  à  priori  l'impossibilité  d'un  amour  vrai  autre 
que  l'amour  sensuel  trouvera  que  l'interprétation  spi- 
rituelle de  ces  métaphores  fait  infiniment  plus  justice  au 
contexte  psychologique  et  à  toutes  les  vraisemblances 
que  celle  qu'on  nous  propose.  Concédons  du  reste 
qu'il  y  a  certaines  hardiesses  de  langage  —  et  d'ima- 
gination —  qui  doivent  être  réservées  aux  saints,  et 
que  telle  page  de  sainte  Thérèse  écrite  par  une  personne 
de  vie  religieuse  médiocre  deviendrait   très  suspecte, 

«  Allons  plus  loin,  si  nous  suivons  saint  Jean  de  la 
Croix,  l'auteur  qui  a  peut-être  dégagé  le  mieux  l'es- 
sence du  sentiment  religieux  dans  sa  pureté,  la  vie  spi- 
rituelle demande  le  renoncement  non  seulement  aux 
plaisirs  sensibles,  mais  à  toutes  les  consolations  spiri- 
tuelles, si  purifiées  qu'elles  soient;  elle  est  une  exi- 
gence de  dépassement  constant  de  soi-même.  Chaque 
fois  que  le  mystique  se  rend  compte  qu'il  agit  par  un 
motif  qui  peut  être  représenté  ou  senti,  il  doit  faire 
effort  pour  le  dépasser.  Le  motif  de  son  activité  est  un 
effort  incessant  de  purification.  Si  c'est  vraiment  là  ce 
qu'il  y  a  de  plus  profond  dans  le  sentiment  religieux, 
il  est  impossible  qu'il  s'alimente  secrètement  dans  ce 
qu'il  cherche  à  dépasser.  Il  a  sa  source,  hors  de  la  na- 
ture, dans  un  attrait  exercé  par  Dieu. 

«  Une  analogie  tirée  de  la  «  réflexion  »  au  sens  philoso- 
phique du  mot  pourrait  être  éclairante.  La  réflexion  ne 
peut  être  un  produit  de  la  «  vie  »,  car  les  tendances 
vitales  nous  poussent  à  l'action  immédiate,  tandis  que 
le  propre  de  la  réflexion  est  de  suspendre  l'action,  de 
poser  le  monde  comme  un  objet  à  connaître,  et  peut- 
être  un  obstacle  à  réduire.  C'est  exactement  l'inverse 
du  mouvement  vital  qui  nous  lance  vers  lui. 

«  Le  sentiment  religieux  nous  apparaît  donc  irréduc- 
tible, non  seulement  à  une  sexualité  plus  ou  moins 
grossièrement  entendue,  mais  à  toute  activité  située 
dans  le  plan  humain.  Aussi,  même  si  on  entend  par 
sublimation  de  la  libido,  non  plus  la  recherche  d'un 
autre  moyen  de  satisfaction  pour  une  tendance  qui 
demeure  identique,  mais  une  véritable  transforma- 
tion et  élévation  intérieure  de  cette  tendance,  l'expres- 
sion n'est  peut-être  pas  très  heureuse.  Elle  laisserait 
facilement  entendre  qu'on  cherche  à  faire  sortir  le 
supérieur  (sentiment  religieux)  de  l'inférieur  (libido, 
vouloir-vivre,  élan  vital).  Mais,  de  même  que  Bergson, 
au-dessous  de  l'élan  vital  par  lequel  se  constitue  l'es- 
pèce humaine,  a  découvert  un  courant  plus  profond 
qui  explique  le  premier,  c'est  à  un  niveau  plus  pro- 
fond que  celui  de  la  libido  qu'apparaît  le  sentiment 
religieux.  Poursuivons  la  comparaison,  qui  est  sugges- 
tive. Lorsqu'il  est  parvenu  à  la  religion  dynamique, 
l'homme  n'a  plus  besoin  de  la  religion  slalique  pour 
obtenir  ce  qu'elle  lui  assurait  :  confiance  en  la  vie, 
cohésion  de  la  société.  Ne  peut-on  pas  admettre  que  le 
sentiment  religieux  va  pour  ainsi  dire  absorber,  aspi- 
rer les  forces  vives  de  la  libido,  si  bien  que  ce  sera  dans 
l'amour  de  Dieu  et  dans  l'amour  des  autres  en  Dieu 
que  l'homme  religieux  trouvera  l'épanouissement,  la 
libération,  la  satisfaction  que  d'autres  ne  trouvent 
qu'en  cédant  aux  impulsions  de  la  libido?  Cette  absorp- 
tion sera  en  même  temps  purification,  car  en  l'homme 
l'instinct  sexuel  est  partiellement  corrompu  par  suite 
du  péché  originel;  mais,  on  le  sait,  cette  corruption 
n'est  point  totale;  a  fortiori,  elle  ne  constitue  pas  l'ins- 
tinct. Cet  amour  spiritualisé  rendra  possible  la  chas- 
teté religieuse  ou  la  chasteté  dans  le  mariage,  suivant 


les  vocations  individuelles,  sans  que  soient  à  craindre 
les  dangers  du  «  refoulement  ».  L'état  limite  vers  le- 
quel on  tend  ainsi  ne  serait-il  pas  celui  où  tout  ce  qui 
est  «  tyrannie  »  dans  l'instinct  sexuel  aurait  disparu, 
cl  où,  en  ce  qu'il  a  de  physiologique  comme  en  ce  qu'il 
a  de  psychique,  la  tentation  n'existerait  même  plus 
de  l'exercer  au-delà  de  ce  que  permet  ou  de  ce  qu'exige 
l'amour  spirituel?  Notons  que  pour  Freud  «  la  subli- 
mation ne  peut  supprimer  qu'une  partie  delà  libido» 
(Introduction  à  la  psychanalyse,  p.  372).  La  psycho- 
logie qui  constate  d'abord  l'existence  d'une  libido  im- 
périeuse, puis  voit  s'en  atténuer  les  exigences  dans 
l'ordre  sensible  à  mesure  que  se  développe  le  sentiment 
religieux,  parle  volontiers  de  sublimation:  nous  avons 
vu  pourquoi  il  vaut  peut-être  mieux  renverser  les  pers- 
pectives pour  mettre  en  relief  l'intervention  originale 
qui  opère  la  transformation.  »  R.  P.  de  Montcïieuil, 
S.  J.,  Les  attaches  biologiques  et  sociales  des  formes  de  la 
vie  religieuse  dans  Formes,  vie  et  pensée.  Groupe  lyon- 
nais d'études  médicales,  philosophiques  et  biologiques. 
Lyon,  1932,  p.  396-399.      . 

//.   LE  SUBCONSCIENT  A   VALEUR  OBJECTIVE.  —   Les 

théories  psychologiques  que  nous  venons  d'examiner 
s'efforcent  de  réduire  le  sentiment  religieux  à  un  autre 
sentiment  dont  il  serait  sorti  par  une  transfiguration 
illusoire.  Elles  sont  le  pendant  des  théories  ethnologi- 
ques qui  expliquent  la  religion  par  tout  autre  chose 
qu'elle-même.  Voici  maintenant  des  doctrines  qui, 
tout  en  faisant  encore  intervenir  le  subconscient 
comme  les  précédentes,  y  voient  le  moyen  d'atteindre 
une  réalité  objective,  un  au-delà  véritable  qui  légiti- 
merait l'attitude  religieuse. 

1°  Exposé.  —  Dans  une  lettre  de  1901,  William 
James  avait  précisé  le  dessein  des  conférences  Gifford 
où  se  trouvent  la  première  esquisse  de  ses  articles,  puis 
de  son  livre  sur  l'expérience  religieuse  :  The  varieties  of 
religious  expérience,  New- York,  1902  (trad.  française  : 
L'expérience  religieuse,  1905).  «  Dans  mes  conférences 
je  me  place  sur  le  terrain  suivant  :  Le  réservoir  et 
la  source  de  toutes  les  religions,  je  les  vois  dans 
l'expérience  mystique  individuelle.  Toutes  les  théolo- 
gies et  règles  ecclésiastiques  ne  sont  que  des  excrois- 
sances secondaires  venues  s'y  greffer  et  l'expérience 
se  combine  avec  tant  de  souplesse  aux  préventions 
intellectuelles  du  sujet,  qu'on  pourrait  presque  dire 
qu'elle  n'a  pas  d'expression  intellectuelle  propre,  mais 
appartient  à  une  région  plus  profonde,  plus  vitale  et 
plus  agissante  que  le  domaine  de  l'intelligence.  Elle  est 
donc  également  invulnérable  aux  arguments  et  criti- 
ques intellectuels.  Selon  moi  la  conscience  mystique 
ou  religieuse  est  inséparable  d'un  moi  subliminal  qui 
laisserait  filtrer  des  messages  au  travers  de  sa  mince 
cloison...  Nous  sommes  ainsi  dûment  avertis  de  la  pré- 
sence d'une  sphère  de  vie  plus  grande  et  plus  puissante 
que  notre  conscience  ordinaire,  dont  elle  n'est  pour- 
tant qu'un  prolongement.  Les  impressions,  émotions  et 
excitations  qui  nous  en  parviennent  nous  aident  à 
vivre,  elles  apportent  l'insensible  confirmation  d'un 
inonde  au-delà  des  sens,  elles  nous  attendrissent,  don- 
nent à  tout  un  sens  et  un  prix  qui  nous  rendent  heu- 
reux, voilà  ce  qu'elles  procurent  à  qui  les  ressent  et  il 
n'est  bientôt  plus  seul.  Ainsi  comprise,  la  religion  est 
strictement  indestructible.  La  philosophie  et  la  théolo- 
gie donnent  leur  interprétation  conceptionnelle  de 
cette  expérience  vitale.  Comme  nous  ignorons  tout  des 
limites  extérieures  du  domaine  subliminal,  libre  à 
l'idéalisme  transcendant  al  de  le  considérer  comme  un 
esprit  absolu  dont  une  partie  ferait  corps  avec  nous- 
même,  ou  libre  à  la  théologie  chrétienne  d'y  voir  une 
divinité  distincte  agissant  sur  nous.  Il  y  a  quelque 
chose  qui  n'est  pas  noire  moi  immédiat  et  qui  influe 
sur  notre  vie.  »  Cité  par  Gilbert  .Maire,  William  James 
cl  le  pragmatisme  religieux,  Paris,   1933,    p.    178-179. 


2249 


RELIGION.    L'EXPÉRIENCE    RELIGIEUSE,    EXPOSÉ 


2250 


Le  subconscient  fut  pour  William  James  une  véri- 
table révélation  : 

•  La  psychologie  courante  d'ilyavingt  ans,  tout  en  admet- 
tant qu'il  est  bien  difficile  de  tracer  cette  limite,  prenait 
néanmoins  pour  accordé  :  1°  que  toute  l'activité  consciente, 
obscure  ou  claire,  centrale  ou  périphérique,  qui  est  présente 
a  un  moment  donné,  constitue  un  champ  unique,  bien  qu'il 
soit  impossible  d'en  assigner  les  limites  ;  et  2°  que  ce  qui  est 
tout  à  fait  en  dehors  de  l'extrême  périphérie  n'existe  abso- 
lument pas  comme  lait  psychologique.  Le  progrés  le  plus 
considérable  qu'on  ait  fait  en  psychologie  depuis  que  j'étu- 
die cette  science,  c'est,  à  mon  avis,  une  découverte  qui  date 
de  1886  et  qu'on  peut  résumer  ainsi  :  Il  existe,  au  moins  chez 
certains  sujets,  des  souvenirs,  des  idées  et  des  sentiments 
tout  a  fait  en  dehors  de  la  conscience  ordinaire,  et  même  de 
sa  périphérie,  qui,  cependant  doivent  être  comptés  comme 
des  faits  conscients,  et  qui  se  manifestent  au  dehors  par  des 
signes  irrécusables.  Cette  découverte  me  parait  d'une  Im- 
portance capitale,  parce  qu'elle  nous  a  révélé  une  particula- 
rité de  la  nature  humaine  qu'on  n'avait  jamais  soupçonnée 
auparavant.  L'on  ne  saurait  en  dire  autant  d'aucun  autre 
progrés  accompli  en  psychologie. 

Jusqu'à  présent,  les  individus  chez  qui  l'on  a  pu  observer 
de  prés  ces  faits  curieux  sont  relativement  peu  nombreux,  et 
plus  ou  moins  excentriques  ;  ce  sont  bien  des  sujets  parti- 
culièrement sensibles  à  la  suggestion  hypnotique  ou  bien 
des  hystériques.  Cependant,  le  mécanisme  élémentaire  de  la 
vie  mentale  étant  le  même  partout,  ee  qui  apparaît  d'une 
manière  frappante  chez  plusieurs  personnes,  et  se  realise 
chez  quelques-unes  avec  une  extraordinaire  intensité,  doit 
être  vrai  pour  tout  le  monde. 

Quand  la  conscience  subliminale,  comme  l'a  baptisée 
Myers,  est  fortement  développée, il  en  résulte  pour  le  sujet 
une  conséquence  très  importante  :  certains  éléments  de 
cette  conscience  peuvent  subitement  faire  irruption  dans  le 
champ  de  la  conscience  ordinaire.  Comme  le  sujet  ne  saurait 
en  deviner  l'origine,  ils  revêtent  à  ses  yeux  la  [orme  d'impul- 
sions mystérieuses,  d'inhibitions,  d'idées  obsédantes,  et 
même  d'hallucinations  de  la  vue  ou  de  l'ouïe.  Le  sujet  peut 
être  conduit  à  prononcer  ou  écrire  des  mots,  des  phrases, 
dont  il  ignore  le  sens.  Myers,  généralisant  ce  phénomène, 
appelle  automatisme,  sensoriel  ou  moteur,  émotif  OU  intel- 
lectuel, tout  ce  qui  résulte  des  incursions  de  la  conscience 
subliminale  dans  le  champ  de  la  conscience  ordinaire. 
Expérience  religieuse,  p.  198-199. 

Le  recours  au  «  subliminal  »  permet  d'expliquer  les 
phénomènes  religieux  sans  les  réduire  à  des  faits  orga- 
niques et  de  maintenir  la  valeur  de  la  religion. 

1.  Les  faits  (lre  partie  de  l'Expérience  religieuse). — 
Il  arrive  aux  mystiques  comme  aux  hallucinés  de 
sentir  présent  un  objet  —  pour  les  mystiques  c'est 
l'être  divin  —  sans  en  avoir  aucune  représentation.  Or 
le  rationalisme  n'a  jamais  donné  une  explication  sa- 
tisfaisante de  ce  sentiment  de  présence  qui  survit  à 
toutes  les  raisons  qu'on  donne  à  ceux  qui  l'éprouvent 
de  le  tenir  pour  illusoire,  il  est  aussi  indestructible  que 
la  croyance  à  la  réalité  des  objets  des  sens.  Il  est  donc 
permis  de  croire  que  l'homme  perçoit  une  réalité  autre 
que  celle  que  lui  donne  l'expérience  sensible  ordinaire. 
C.  ii r,  La  réalité  de  l'invisible. 

Au  point  de  vue  de  la  vie  spirituelle,  il  y  a  deux  sor- 
tes d'hommes:  ceux  qui,  pour  être  heureux,  n'ont  qu'à 
naître  une  fois,  once  boni  churacters,  les  optimistes,  et 
ceux  qui,  nés  malheureux  ou  se  sentant  tels,  ont  besoin 
de  renaître,  twice  boni  chnracters,  les  pessimistes.  Or 
l'optimisme  religieux  peut  fort  bien  tenir  à  ce  qu'on 
renonce  comme  d'instinct  à  son  petit  moi  pour  s'aban- 
donner avec  confiance  à  l'action  d'un  moi  supérieur. 
C.  iv.  Quant  aux  âmes  douloureuses,  obsédées  par  le 
sentiment  d'une  misère  irrémédiable,  le  scrupule,  l'in- 
quiétude, si  leur  guérison  est  possible,  elle  ne  peut  venir 
que  d'une  intervention  surnaturelle,  et  le  surnaturel 
n'est  peut-être  pas  fort  différent  du  subliminal;  du 
moins  par  coïncidence  partielle.  C.  v.  Mais  il  est  un 
état  d'âme  qui  participe  à  la  fois  de  l'optimisme  et  du 
pessimisme,  la  volonté  se  trouvant  partagée  entre 
celui-ci  et  celui-là.  C.  vi.  Le  retour  à  l'unité  des  êtres 


déchirés,  quand  il  a  lieu,  de  même  que  toute  conver- 
sion, surtout  la  conversion  soudaine,  les  brusques 
revivais  des  foules,  s'explique  au  mieux  par  l'intru- 
sion et,  dans  les  cas  d'action  rapide,  par  l'irruption  du 
subliminal  dans  la  conscience  claire  et  ordinaire.  C.  vu. 
D'une  façon  générale  la  vie  religieuse,  du  moins  dans 
ses  états  intenses,  implique  le  déplacement  du  centre 
d'énergie  personnelle  et  la  conscience  de  l'agrandisse- 
ment de  l'être  par  la  fusion  avec  un  plus  grand  que 
soi.  (Emile  Boutroux,  Science  et  religion,  Paris,  1908, 
p.  306.  Analyse  de  W.  James.) 

2.  Les  fruits.  —  C'est  à  ses  fruits  seulement,  à  son 
efficacité  pratique  uniquement  que  W.  James  veut 
reconnaître  la  valeur  et  la  vérité  de  la  religion.  I! 
commence  la  seconde  partie  par  une  hymne  véritable 
à  la  sainteté.  C.  vin.  Grâce  à  la  dévotion,  il  y  a  des  heu- 
res oii  la  beauté  de  l'existence  nous  pénètre  comme  une 
chaude  atmosphère.  La  charité  épanouit  l'âme  et  ren- 
verse toutes  les  barrières.  La  force  d'âme  crée  la  rési- 
gnation, la  sérénité,  le  mépris  du  danger,  la  concentra- 
lion  de  la  conscience  sur  le  moment  présent.  La  pureté 
crée  l'harmonie  et  grâce  à  elle  l'âme  rejette  d'instinct 
tout  ce  qui  risque  de  la  ternir.  Si  l'ascétisme  n'est  plus 
guère  en  faveur,  il  faut  néanmoins  reconnaître  que  la 
plupart  des  hommes  ont  besoin,  pour  goûter  la  vie. 
qu'il  s'y  mêle  un  peu  d'austérité.  L'obéissance  est  pour 
beaucoup  d'âmes  un  besoin  profond  que  nous  devons 
nous  efforcer  de  comprendre.  Quant  à  la  pauvreté  elle 
est  souvent  synonyme,  même  dans  la  vie  laïque,  d'indé- 
pendance spirituelle.  Notre  auteur  reconnaît  (pie  l'en- 
thousiasme moral  n'est  pas  le  monopole  exclusif  des 
âmes  religieuses  el  cite  (p.  277),  à  ce  sujet,  une  belle 
page  de  Jules  Lagneau.  Mais  il  ajoute  :  «  A  ceux  qui 
seraient  tentés  d'opposer  ce  grave  enthousiasme,  cette 
charité  si  raisonnable  et  cet  ascétisme  philosophique 
aux  extravagances  des  âmes  religieuses,  je  rappellerai 
seulement  qu'on  ne  comprend  pas  tout  à  fait  clairement 
un  sentiment  qu'on  n'a  pas  éprouvé  soi-même.  Un  ci- 
toyen des  États-Unis  n'arrivera  jamais  à  comprendre 
le  loyalisme  d'un  Anglais  pour  son  roi  ou  d'un  Alle- 
mand pour  son  empereur.  Ht  de  même  un  bourgeois  de 
Londres  ou  de  Merlin  ne  comprendra  jamais  le  bon- 
heur intime  qu'éprouve  un  Américain  à  n'avoir  ni 
monarque,  ni  kaiser,  ni  aucun  vain  étalage  de  sottise 
humaine,  entre  lui  et  son  Dieu.  Mais,  si  des  sentiments 
aussi  simples  sont  impénétrables  pour  quiconque  ne 
les  a  pas  respires  dès  sa  naissance  dans  l'atmosphère 
morale  de  son  pays,  combien  plus  doivent  rester  énig- 
matiques  au  spectateur  indifférent  les  émotions  reli- 
gieuses, si  subtiles  et  si  complexes.  Un  tel  état  d'âme 
ne  se  laisse  pas  sonder  du  dehors.  Pour  celui-là  seul  qui 
en  est  illuminé,  son  rayonnement  dissipe  les  ténèbres, 
éclaire  les  mystérieuses  profondeurs  où  nous  ne 
voyons  que  d'incompréhensibles  divagations.  On 
peut  dire  que  chaque  émotion  a  sa  logique  propre,  d'où 
elle  tire  des  conséquences  qu'aucune  autre  logique  ne 
pourrait  lui  fournir.  La  piété,  la  charité,  l'ascétisme 
((instituent  un  foyer  d'énergie  personnelle  qui  n'a  rien 
de  commun  avec  les  craintes  et  les  convoitises  vulgai- 
res. C'est  un  esprit  tout  différent  et  par  suite  un  tout 
autre  univers,  lue  extrême  affliction  peut  changer  en 
consolations  certaines  douleurs,  transformer  en  joies 
bien  des  sacrifices,  de  même  la  confiance  absolue  en 
Dieu  supprime  les  craintes  et  les  préoccupations  ter- 
restres. Dans  la  ferveur  d'une  émotion  d'où  l'égoïsme 
a  disparu,  les  précautions  mesquines  et  les  ressources 
matérielles  sont  indignes  d'une  âme  qui  se  repose  en 
Dieu.  »  P.  278-279.  Expertus  solus  potest  credere  quid 
sil  Jesum  diligere. 

Au  chapitre  suivant  W.  James  institue  une  critique 
de  la  sainteté.  Sans  doute  l'ascétisme  a  ses  excès,  la 
dévotion,  ses  extravagances.  Mais  l'ascétisme  main- 
tient l'héroïsme  à  l'ordre  du  jour  et  l'héroïsme  reste. 


2251 


RELIGION.    L'EXPÉRIENCE    RELIGIEUSE,    EXPOSÉ 


2252 


pour  l'humanité  une  nécessité  vitale,  car  celle-ci  ne  sub- 
siste qu'en  se  créant  et  se  recréant  continuellement.  Le 
saint  peut  être  mal  adapté  à  la  société  au  milieu  de  la- 
quelle il  vit.  c'est  qu'il  est  adapté  à  une  société  plus 
parfaite  qu'il  annonce  et  prépare.  Avec  son  idéal 
d'amour  et  de  paix  il  est  préférable  à  l'homme  de  proie. 
«  En  somme,  sans  faire  appel  à  des  considérations  théo- 
logiques, en  ne  nous  fondant  que  sur  le  bon  sens  et 
notre  critère  empirique,  nous  laissons  à  la  religion  sa 
place  éminente  dans  l'histoire  de  l'humanité.  La  sain- 
teté est  un  facteur  essentiel  du  bien-être  social.  Les 
grands  saints  sont  des  vainqueurs,  les  petits  sont  au 
moins  des  avant-coureurs,  des  hérauts,  s'ils  ne  sont 
pas  eux-mêmes  des  initiateurs.  Soyons  donc  nous- 
mêmes  des  saints,  si  nous  le  pouvons,  sans  nous  inquié- 
ter du  succès  visible.  »  P.  322-323. 

3.  La  religion  est  utile,  est-elle  vraie?  P.  233.  Deux 
voies  ont  été  tentées  pour  démontrer  sa  vérité  :  le  mys- 
ticisme  et  la  spéculation.  G.  xi.  «On  peut  dire  que  la 
vie  religieuse  a  sa  racine  dans  des  étals  de  conscience 
mystiques.  Notre  sujet  étant  proprement  l'expérience 
religieuse  intime,  l'étude  du  mysticisme  devrait  l'éclai- 
rer d'une  vive  lumière.  Je  ne  sais  si  j'obtiendrai  ce 
résultat,  car  mon  tempérament  m'interdit  presque 
toute  expérience  mystique,  et  je  n'en  puis  parler  que 
d'après  les  autres.  Ne  pouvant  observer  que  du  dehors, 
j'observerai  du  moins  avec  impartialité,  avec  sympa- 
thie; j'espère  convaincre  mes  lecteurs  de  la  réalité  des 
états  mystiques,  et  de  leur  importance  capitale  dans  la 
vie  religieuse.  »  P.  324.  Les  expériences  mystiques  révè- 
lent quatre  aspects  caractéristiques  :  1°  Inefjabilité:  les 
mots  ne  peuvent  les  exprimer,  elles  sont  incommunica- 
bles et,  pour  les  comprendre,  il  faut  être  mystique, 
comme  il  faut  être  musicien  pour  comprendre  la  musi- 
que et  amoureux  pour  comprendre  l'amour.  2°  Intui- 
tion :  «  Si  les  états  mystiques  sont  des  sentiments. ils 
apparaissent  aussi  au  sujet  comme  une  forme  de  con- 
naissance. Ils  lui  révèlent  dos  profondeurs  de  vie  in- 
sondables à  la  raison  discursive.  C'est  une  illumination, 
d'une  richesse  inexprimable,  dont  on  sent  qu'elle  aura 
sur  toute  la  vie  un  immense  retentissement.  »  P.  325. 
3°  Instabilité  :  Les  états  mystiques  durent  une  demi- 
heure,  une  ou  deux  heures  tout  au  plus.  Après  on  se  les 
rappelle  difficilement,  mais  revenant  on  les  reconnaît, 
et  l'âme  par  eux  s'enrichit  et  s'épanouit.  4°  Passivité  : 
On  peut  favoriser  leur  apparition  par  la  fixation  de  la 
pensée,  des  mouvements  rythmiques,  etc.;  mais  une 
fois  réalisés  «  le  sujet  sent  sa  volonté  paralysée;  par- 
fois même  il  se  sent  comme  dompté  par  une  puissance 
supérieure  ».  Il  en  est  ainsi  en  d'autres  états  :  glossola- 
lie,  écriture  automatique,  extase  médianimique,  etc. 
«  Il  y  a  cependant  une  différence  :  dans  les  cas  morbi- 
des, les  phénomènes  ne  laissent  d'ordinaire  aucune  trace, 
dans  la  mémoire  et  n'influent  pas  sur  la  conscience  nor- 
male, qu'ils  interrompent  brusquement.  Les  états 
mystiques  proprement  dits  n'interrompent  jamais 
entièrement  le  courant  de  la  pensée:  il  en  reste  tou- 
jours quelque  souvenir  et  le  sentiment  de  leur  impor- 
tance, ils  modifient  toute  la  vie  intérieure  du  sujet.  La 
distinction  n'est  au  reste  qu'approximative  entre  lis 
états  mystiques  cl  les  phénomènes  d'automatisme.  » 
P.  325.  De  ces  caractères  W.  James  donne  de  nom- 
breux exemples  el  il  conclut  comme  il  suil  :  «  .Malgré 
tout ,  la  seule  existence  des  élats  de  conscience  mysl  i- 
ques  ruine  la  prétention  des  élats  non  mystiques  à  dé- 
cider souverainement  de  toutes  nos  croyances.  En 
général,  les  états  mystiques  ne  font  qu'ajouter  une 
valeur  ineffable  aux  objets  ordinaires  de  la  conscience. 
Va-  sonl  des  Stimulants,  comme  l'amour  ou  l'ambition; 
c'est  une  pure  grâce  qui  transligure  de  sa  lumière  ce 
que  nous  connaissons  déjà  cl  renouvelle  notre  acti- 
vité. Ils  ne  suppriment  pas  les  données  Immédiates 
de  notre  sensibilité  ;  c'est  bien  plutôt  le  rationaliste 


qui  esl  le  négateur;  et  ses  négations  n'ont  pas  de  force, 
car  il  ne  saurait  exister  un  fait  à  qui  l'on  n'ait  le  droit 
d'attribuer  un  nouveau  sens,  pourvu  que  l'esprit 
s'élève  à  quelque  point  de  vue  plus  compréhensif.  La 
question  doit  toujours  rester  ouverte  de  savoir  si  les 
états  mystiques  ne  seraient  pas  de  tels  points  de  vue, 
des  fenêtres  donnant  sur  un  inonde  plus  étendu  et  plus 
complet.  Quand  même  chaque  mystique  verrait  par  sa 
fenêtre  un  monde  difïérent,  cette  diversité  n'infirme- 
rait en  rien  notre  hypothèse.  Le  monde  plus  grand 
qu'ils  aperçoivent  serait  aussi  complexe  qu'est  le 
nôtre,  voilà  tout.  Il  aurait  ses  régions  célestes  et  ses 
régions  infernales,  ses  tentations  et  ses  délivrances,  ses 
expériences  vraies  et  ses  illusions;  il  ressemblerait  à 
notre  monde,  tout  en  étant  plus  grand  que  lui.  Pour 
mettre  à  profit  les  données  qu'il  nous  fournirait,  nous 
devrions  user  des  mêmes  procédés  que  dans  le  monde 
naturel,  choix,  subordination,  substitution.  Nous  y  se- 
rions sujets  à  l'erreur  autant  que  dans  notre  vie  de 
chaque  jour.  Et  cependant,  pour  atteindre  à  la  pléni- 
tude de  la  vérité,  ce  pourrait  être  une  condition  indis- 
pensable de  tenir  le  plus  grand  compte,  dans  chacune 
de  nos  actions,  de  ce  monde  plus  compréhensif.  »  Hypo- 
thèses, sans  doute,  «  mais  que  nos  raisonnements  ne 
sauraient  renverser.  Le  surnaturalisme  optimiste  au- 
quel elles  nous  amènent  pourrait  bien  être  après  tout 
la  formule  la  plus  juste  du  sens  de  la  vie.  »  P.  362. 

Quant  à  la  spéculation,  son  rôle  est  très  réduit  dans  la 
pensée  de  W.  James.  Sans  doute  il  reconnaît  que  si  le 
cœur  est  la  source  de  la  vie  religieuse,  l'intelligence  en- 
tre en  jeu  dans  chacune  de  nos  fonctions.  Mais  il  se  ral- 
lie au  pragmatisme  de  Charles  Sanders  Peirce,  tel  qu'il 
l'exposa  dans  un  article  du  Popular  science  monthlg, 
(janvier  1878,  t.  xn,  p.  286  sq.)  :  «  La  pensée  en  mou- 
vement ne  saurait  avoir  d'autre  but  que  la  croyance, 
c'est-à-dire  la  pensée  en  repos.  C'est  seulement  quand 
notre  pensée  a  trouvé  son  équilibre  que  notre  action 
peut  être  ferme  et  sûre.  Les  croyances  sont  des  règles 
d'action  :  la  fonction  première  de  l'intelligence  est  de 
permettre  à  l'homme  l'acquisition  d'habitudes  acti- 
ves. S'il  y  a  dans  une  pensée  quelque  élément  qui  ne 
puisse  rien  changer  aux  conséquences  pratiques  de 
cette  pensée,  c'est  un  élément  négligeable.  Pour  en  dé- 
velopper tout  le  sens,  il  suffit  donc  de  déterminer  tous 
les  actes  qu'elle  est  apte  à  faire  naître  :  de  ses  effets  pra- 
tiques, elle  tire  toute  sa  valeur.  A  la  base  de  toutes  nos 
distinctions  théoriques,  si  subtiles  qu'elles  soient,  on 
ne  trouvera  rien  d'autre  que  des  différences  d'efficacité 
pratique.  Pour  atteindre  à  la  parfaite  clarté  d'une  idée 
nous  n'avons  qu'à  nous  demander  quelles  sensations 
pourrait  nous  donner  son  objet,  et  quelle  devrait  être 
notre  conduite  s'il  était  une  réalité.  Tout  le  sens  que 
peut  avoir  la  conception  d'un  objet  se  réduit  à  la  repré- 
sentât ion  de  ses  conséquences  pratiques.  »  P.  374-375. 
Oe  ce  point  de  vue,  les  attributs  métaphysiques  de 
Dieu  n'ont  pas  de  valeur.  Ses  attributs  moraux  en  ont 
une  grande,  mais  ce  n'est  pas  la  théologie  dogmatique 
qui  peut  les  démontrer.  P.  375-376.  La  philosophie  de 
la  religion  doil  devenir  la  science  des  religions,  mais 
une  science  qui  traite  vraiment  la  religion  comme  un 
l'ail  et  un  l'ait  étudié  dans  sa  réalité  vivante.  P.  381- 
382.  Le  c.  xii  de  ['Expérience  religieuse  est  consacré 
à  la  religion  pratique  :  sacrifice,  confession,  prière  sur- 
tout, c'est-à-dire  effort  pour  s'aider  de  l'énergie  divine 
elle-même. 

W.  James  conclut  que,  par  la  religion,  «  l'homme  voit 
clairement  que  son  moi  supérieur  et  potentiel  est  son 
véritable  moi.  Il  arrive  à  se  rendre  compte  que  ce  moi 
supérieur  fait  partie  de  quelque  chose  de  plus  grand  que 
lui,  mais  de  même  nature;  quelque  chose  qui  agit  dans 
l'univers  en  dehors  de  lui,  qui  peut  lui  venir  en  aide,  et 
s'offre  à  lui  comme  un  refuge  suprême  quand  son  être 
inférieur  a  fait  naufrage.  »  P.   12  1  (c'est  W.  James  qui 


2253 


RELIGION.    L'EXPÉRIENCE    RELIGIEUSE,    CRITIQUE 


2254 


souligne).  Cette  conclusion  se  rattache  pour  notre  au- 
teur à  la  science  positive  de  la  façon  suivante  :  «  Mon 
hypothèse  est  donc  celle-ci  :  quel  qu'il  puisse  être  au 
delà  des  limites  de  l'être  individuel  qui  est  en  rapport 
avec  lui  dans  l'expérience  religieuse,  le  «  plus  grand  » 
fait  partie,  en  deçà  de  ces  limites,  de  la  vie  subcons- 
ciente. En  se  fondant  ainsi  sur  un  fait  psychologique 
admis  de  tous,  on  conserve  avec  la  science  positive  un 
point  de  contact  qui  manque  d'ordinaire  au  théologien. 
.Mais,  en  même  temps,  on  justifie  l'affirmation  du  théo- 
logien que  l'homme  religieux  subit  l'action  d'un  pou- 
voir extérieur;  car  les  irruptions  du  subconscient  dans 
la  conscience  claire  ont  pour  caractère  de  s'objectiver 
et  de  donner  au  sujet  l'impression  qu'il  est  dominé  par 
une  force  étrangère.  Dans  l'expérience  religieuse  cette 
force  apparaît,  il  est  vrai,  comme  étant  d'un  ordre  su- 
périeur; mais  puisque,  suivant  notre  hypothèse,  ce 
sont  les  facultés  les  plus  hautes  du  moi  subconscient 
qui  interviennent,  le  sentiment  d'une  communion 
avec  une  puissance  supérieure,  n'est  pas  une  simple 
apparence,  mais  la  vérité  même.  »  P.  427. 

2°  Critique.  —  M.  Boutroux,  qui  n'a  pas  ménagé  les 
louanges  à  W.  James,  a  néanmoins  fait  remarquer  que, 
si  riche  et  pénétrante  que  fût  son  analyse,  elle  n'en  a 
pas  moins  un  domaine  trop  étroit. 

«  Le  sujet,  dit  l'auteur  de  l'Expérience  religieuse, 
connaît  que  le  mystère  religieux  s'accomplit  en  lui, 
lorsque  à  son  cri  de  détresse  :  au  secours  1  il  entend  une 
voix  qui  répond  :  aie  courage!  ta  foi  t'a  sauvé.  Le  moi 
humain  est  naturellement  divisé  avec  lui-même  et 
défaillant.  Si  l'harmonie  s'y  rétablit,  si  une  force  qu'il 
ne  pouvait  se  donner  lui  est  ajoutée,  c'est  qu'un  plus 
grand  que  lui  l'assiste. 

«  1.  Mais,  fait,  à  bon  droit,  ce  semble,  observer 
Hôfîding  (Philosophie  moderne,  1905),  ces  phénomènes 
eux-mêmes  semblent  insuffisants  pour  caractériser 
une  expérience  comme  religieuse,  s'il  ne  s'y  joint  une 
appréciation  de  la  valeur  de  l'harmonie  et  de  l'énergie 
que  le  sujet  voit  ainsi  s'introduire  en  lui.  Conçues 
comme  purement  analogues  aux  choses  naturelles,  cette 
harmonie  et  cette  force  ne  supposeraient  aucune  inter- 
vention divine.  Mais,  si  le  phénomène  psychique  est 
interprété  par  le  sujet  comme  le  rétablissement  d'un 
accord  entre  Dieu  et  l'homme,  entre  l'idéal  et  le  réel, 
ou,  selon  la  doctrine  précise  de  Hôfïding.  entre  les  va- 
leurs et  la  réalité,  alors  le  sujet  rapportera  l'appari- 
tion de  cette  harmonie  et  de  cette  force  à  l'action  de 
Dieu  comme  principe  des  valeurs,  et  l'expérience,  par 
là,  présentera  un  caractère  religieux. 

«  Et,  en  effet,  c'est  le  concept,  c'est  la  croyance  jointe 
au  sentiment,  qui,  seule,  caractérise  ce  dernier.  Pour 
qu'une  émotion  soit  religieuse,  il  faut  qu'elle  soit  consi- 
dérée comme  ayant  en  Dieu,  entendu  lui-même  reli- 
gieusement, son  principe  et  sa  fin.  C'est  donc  la  foi,  en- 
veloppée dans  l'expérience  religieuse,  qui  la  caracté- 
rise, et  comme  expérience,  et  comme  religieuse. 

«  L'importance  de  la  foi  est  ici  d'autant  plus  grande 
que,  selon  W.  James  lui-même,  elle  n'accompagne  pas 
seulement  l'émotion,  mais  a  sur  elle  une  réelle  in- 
fluence, et  peut,  dans  certains  cas,  la  produire  à  elle 
seule.  La  foi  religieuse,  qui,  peut-être,  porte  Dieu  en 
elle,  n'est  pas  une  idée  abstraite  :  elle  guérit,  elle  con- 
sole; elle  crée  son  objet.  Tandis  qu'il  cherche  en  gémis- 
sant, Pascal  entend  le  Sauveur  qui  lui  dit  :  «Console- 
toi,  tu  ne  me  chercherais  pas.  si  tu  ne  m'avais  trouvé.  » 
«  Mais,  s'il  en  est  ainsi,  l'expérience  religieuse  n'est 
pas  ce  principe  entièrement  indépendant  des  concepts, 
des  dogmes,  des  rites,  des  traditions  et  des  institutions 
que  semblait  dégager  et  isoler  l'analyse  de  W.  James. 
Car  ces  conditions  extérieures  sont,  en  quelque  manière, 
des  éléments  de  la  foi.  Comme  elles  la  supposent,  ainsi 
elles  réagissent  sur  elle  et  déterminent  son  contenu. 
Dans   l'expérience   religieuse    d'un    individu    donné, 


si  on  l'analyse,  on  trouvera  toujours,  incorporée  à  sa 
foi,  une  foule  d'idées  et  de  sentiments  liés  aux  formules 
et  aux  pratiques  qui  lui  sont  familières.  De  la  foi  reli- 
gieuse elle-même,  il  faut  dire  qu'elle  est,  pour  une  part, 
une  traduction  de  l'action  en  croyance. 

«  Il  semble  donc  permis  de  se  demander,  avec  Hôfî- 
ding, si  le  fait  même  de  l'expérience  religieuse  survi- 
vrait à  la  disparition  de  tous  les  éléments  intellectuels, 
extérieurs  et  traditionnels  de  la  religion. 

«  2.  Les  éléments,  d'ailleurs,  n'ont-ils  d'autre  valeur 
que  celle  qu'ils  tiennent  de  leurs  rapports  à  la  cons- 
cience religieuse  des  individus'?  La  religion  personnelle 
est-elle,  à  elle  seule,  tout  l'essentiel  de  la  religion? 

«  Sans  doute  le  rôle  social  de  la  religion,  si  considérable 
que  l'histoire  nous  le  montre,  ne  sufïit  pas  à  démontrer 
que  la  religion  soit,  originairement  et  essentiellement, 
un  phénomène  social.  Il  se  peut  qu'en  fait  la  religion 
soit  née  dans  les  âmes  d'individus  enthousiastes  et  que, 
s'étant  propagée  par  imitation,  par  contagion,  elle  ait 
revêtu  peu  à  peu  la  forme  de  dogmes  et  d'institutions, 
comme  il  arrive  aux  croyances  propres  à  assurer  la 
conservation  et  la  puissance  d'une  société  donnée. 
Mais,  alors  même  que  le  côté  social  de  la  religion  serait 
un  effet  et  non  une  cause,  il  ne  s'ensuivrait  pas  que  la 
religion  purement  personnelle  fût,  aujourd'hui  même, 
la  seule  forme  haute  et  vivace  de  la  religion. 

«  Déjà  l'individu,  en  tant  qu'il  vise  pour  lui-même  à 
la  perfection  religieuse,  constate  qu'il  ne  saurait  s'en- 
fermer dans  une  sainteté  solitaire.  Nul  ne  peut  faire 
son  salut  tout  seul.  Car  la  personnalité  humaine  ne  se 
développe,  ne  se  crée,  n'existe  que  dans  l'clïortquc 
font  les  hommes  pour  s'entendre,  s'unir  et  vivre  la  vie 
les  uns  des  autres.  Et  ainsi,  les  choses  communes, 
actes,  croyances,  symboles,  institutions,  sont  une  par- 
tie essentielle  de  la  religion,  même  dans  sa  forme  per- 
sonnelle. 

«  Mais  la  personne  individuelle  n'esl  pas  seule  une  va- 
leur religieuse.  Une  société  est  aussi  une  sorte  de  per- 
sonne, susceptible  de  déployer  des  vertus  propres  :  jus- 
tice, harmonie,  humanité,  qui  débordent  le  cadre  de 
la  vie  individuelle.  Jadis  c'étaient  les  religions  qui 
avaient  en  mains  les  destinées  matérielles  et  morales 
des  sociétés.  Si  aujourd'hui  elles  ne  disposent  plus  du 
gouvernement  politique,  ne  peuvent-elles  encore  pré- 
tendre à  démontrer  aux  nations  leurs  fins  idéales,  et  à 
développer  en  elles,  la  foi,  l'amour,  l'enthousiasme, 
l'esprit  de  fraternité  et  de  sacrifice,  l'ardeur  et  la 
constance,  nécessaires  pour  travailler  à  les  réaliser? 

«  Une  pareille  tâche  dépasse  la  religion  purement  per- 
sonnelle. Elle  suppose  chez  les  membres  d'une  société 
donnée,  le  culte  collectif  des  traditions,  des  croyances, 
des  idées  qui  tendent  à  l'accomplissement  de  sa  mis- 
sion et  à  la  réalisation  de  son  idéal. 

■  Si  le  sentiment  est  l'âme  de  la  religion,  les  croyances 
et  les  institutions  en  sont  le  corps;  et  il  n'y  a  de  vie,  en 
ce  monde,  que  pour  les  âmes  unies  à  des  corps.  » 
E.  Boutroux,  Science  et  religion,  Paris,  1908,  p.  335- 
339. 

Sans  doute  il  est  parfaitement  légitime  dans  l'étude 
de  la  religion  de  se  borner,  par  raison  de  méthode  et 
pour  limiter  un  sujet  immense,  de  s'en  tenir  à  l'élé- 
ment individuel.  Mais  cette  limitation  n'est  recevablc 
que  si  d'abord  on  ne  laisse  pas  croire  qu'elle  permet 
de  donner  raison  de  tous  les  éléments  essentiels  de  la 
religion  et  \V.  James  le  laisse  croire  assez  souvent,  et 
que  si  d'autre  part  on  ne  témoigne  pas  d'un  certain 
mépris  pour  toute  organisation  ecclésiastique.  Or,  sur 
ce  dernier  point,  il  y  a  dans  l'Expérience  religieuse  un 
passage  pénible  qui  fait  contraste  avec  un  exposé 
généralement  si  sympathique  du  phénomène  reli- 
gieux même  sous  sa  forme  catholique.  «  L'histoire 
nous  montre  que  la  plupart  des  génies  religieux  exer- 
cent autour  d'eux  une  influence  qui  leur  attire  des  dis- 


2255 


RELIGION.    L'EXPERIENCE    RELIGIEUSE,    CRITIQUE 


2256 


ciples.  Ces  petits  groupes  de  sectateurs  tendent,  à  me- 
sure qu'ils  grandissent,  à  se  donner  une  organisation  et 
à  se  transformer  peu  à  peu  en  corps  ecclésiastiques, 
ayant  une  vie  propre,  enclins  à  s'étendre  et  à  dominer. 
L'esprit  politique  et  le  dogmatisme  insolent  envahis- 
sent alors  l'Église  naissante  et  corrompent  la  source 
de  la  vie  religieuse.  Quand  nous  entendons  prononcer 
aujourd'hui  le  mot  de  religion,  nous  avons  une  ten- 
dance à  nous  représenter  toujours  telle  ou  telle  Église. 
Et,  pour  bien  des  hommes,  le  mot  d'Église  désigne  un 
si  horrible  mélange  d'hypocrisie,  de  fanatisme  et  de 
superstition,  qu'ils  proclament  d'un  air  triomphant  et 
sans  entrer  dans  les  détails  que  la  «  religion  »  est  une 
pure  abomination  dont  il  s'agit  de  purger  le  monde. 
Ceux  mêmes  qui  appartiennent  à  une  Église  englo- 
bent volontiers  toutes  les  autres  dans  une  même  répro- 
bation. »  P.  288.  Il  faut  immédiatement  ajouter  que 
W.  James  a  fait  preuve  d'une  intelligence  sympathi- 
que des  formes  catholiques  de  la  religion  très  louable 
chez  un  prolestant. 

Cependant  il  est  permis  de  penser  que  M.  Loisy  lui- 
même  a  porté  sur  la  forme  sociale  de  la  religion  un 
jugement  bien  plus  équitable  que  le  sien,  quand  il  féli- 
citait Durkheim  d'avoir  mis  en  lumière  cet  aspect  du 
phénomène  religieux  :  «  Assurément  rien  n'était  plus 
légitime  que  de  rattacher  la  religion,  la  science  et  l'his- 
toire des  religions  à  la  sociologie;  rien  n'était  plus  né- 
cessaire, dans  l'éparpillement  des  travaux  purement 
critiques,  dans  la  criante  insuffisance  des  explications 
tirées  de  la  psychologie  individuelle  et  des  besoins 
réels  ou  prétendus  de  l'âme  religieuse,  que  de  montrer 
comment  ni  la  religion  ni  rien  de  ce  qui  constitue  le 
patrimoine  intellectuel  et  moral  de  l'humanité  n'était 
le  produit  spontané  de  l'homme  comme  tel,  de  l'indi- 
vidu humain,  mais  des  hommes  socialement  élevés,  en- 
traînés, soutenus:  que  la  religion  a  un  aspect  social  ;  que 
ses  origines  sont  principalement  sociales  et  que  son 
évolution  a  été  coordonnée  à  celle  des  sociétés.  »  Revue 
d'hist.  et  de  UU.  rel.,  Paris.  1913,  p.  70. 

3.  Le  pragmatisme  de  W.  James  est  une  philosophie 
ruineuse  dans  l'ordre  religieux  lui-même.  «Si  les  prag- 
matistes  dénoncent  parfois  à  juste  titre  les  procédés 
excessifs  d'abstraction  et  de  construction  dont  use 
l'intellectualisme,  n'ont-ils  pas,  eux  aussi,  leur  procédé 
familier  qui  consiste,  devant  une  opération  logique  in- 
dispensable à  la  vérification  ou  à  la  preuve,  à  en  pré- 
senter la  signification  sous  l'aspect  affectif,  qu'elle 
revêt  plus  ou  moins  dans  les  esprits.de  telle  sorte  que, 
sans  en  perdre  le  bénéfice,  ils  en  dissimulent  la  rigueur 
formelle?  C'est  par  là  qu'ils  se  dispensent  vraiment 
trop  de  mettre  en  lumière  les  efforts  que  l'intelligence, 
quand  elle  a  la  charge  de  vérifier  et  de  prouver,  doit 
faire  contre  les  préjugés  inévitablement  créés  par  les 
desseins  et  les  intérêts  individuels,  par  les  intentions 
d'atteindre  de  préférence  telles  fins.  Ces  efforts,  s'ils 
n'arrachent  pas  entièrement  l'intelligence  à  l'empire 
des  dispositions  affectives  et  actives  qui  sont  le 
fouet  de  notre  vie  concrète,  l'en  libèrent  du  moins 
relativement  et  momentanément,  de  façon  à  la  pous- 
ser à  chercher  entre  les  idées  ou  entre  les  choses  des 
rapports  tels  que  toutes  les  intelligences  les  attendent 
de  même.  Or,  pour  que  cette  dernière  condit  ion  se  réa- 
lise pleinement,  il  ne  suffit  pas  de  constater  qu'il  y  a 
entre  certaines  de  nos  conceptions  cl  certains  objets 
des  relations  signifiant  une  possibilité  d'action  prati- 
que; car  la  l'acuité  d'agir  efficacement,  si  on  l'admet 
comme  donnée,  peut  tenir  à  des  circonstances  acciden- 
telles et  singulières,  parfaitement  capables  de  se  répé- 
ter sans  rendre  pour  cela  plus  claire  l'in  llncncc  qui  leur 
est  attachée;  il  faut  encore  (pie  les  rclal  ions  des  idées  à 
leurs  conséquences  puissent  supporter  en  quelque 
mesure  l'épreuve  d'une  analyse  toute  intellectuelle  qui 
en  suive  les  moments  successifs,  selon  des  règles  uni- 


verselles d'enchaînement,  selon  des  principes  de  liaison 
indépendants  des  réussites  contingentes  de  la  pra- 
tique. Que  l'idéal  défini  par  ces  règles  et  ces  principes 
doive  s'approprier  à  la  diversité  des  objets  de  connais- 
sance comme  aux  imperfections  de  nos  moyens  de 
connaître  :  soit.  Encore  est-ce  lui  qui  permet  de  faire  le 
départ  entre  les  recettes  de  l'expérience  vulgaire  et  les 
méthodes  de  l'expérience  scientifique,  entre  les  notions 
en  gros  charriées  par  l'action  qui  réussit  et  les  vérités 
lumineusement  détaillées  par  l'intelligence  qui  ana- 
lyse, encore  est-ce  lui  qui  empêche  les  divers  esprits 
de  se  perdre  dans  leurs  différences  individuelles,  ainsi 
que  dans  la  confusion  des  choses,  qui  les  fait  concourir, 
non  par  rencontre  extérieure,  mais  par  rencontre  in- 
time, à  l'œuvre  de  la  science,  qui  les  porte  à  affirmer 
que  toute  vérité  tient  à  d'autres,  non  point  comme  une 
découverte  fortuitement  ajoutée  aux  découvertes  anté- 
rieures, mais  comme  l'expression  d'un  ordre  total, 
objet  commun  des  recherches  d'abord  les  plus  diver- 
gentes. »  Victor De\boa.  Conférences  Foietvie,  p.  128-130. 

Sans  doute  le  pragmatisme  ne  néglige  pas  l'accord 
des  esprits  et  la  formation  d'ensembles  d'idées,  mais  il 
reste  un  empirisme  qui  explique  le  tout  par  les  parties 
oubliant  le  rôle  vivificateur  des  synthèses. 

Quant  au  point  de  vue  plus  spécifiquement  religieux 
il  ne  tient  pas  assez  compte  des  solidarités  spirituelles. 
«  Est-ce  donner  de  la  vie  religieuse  une  idée  parfaite- 
ment exacte  que  de  représenter  les  croyances  qui  la  for- 
ment comme  les  effets  d'une  convergence  relative  d'ex- 
périences individuelles?  La  religion,  à  mesure  qu'elle 
est  plus  approfondie,  ne  découvre-t-elle  pas  son  prin- 
cipe dans  un  esprit  de  vérité  universelle  qui  nous  trace 
la  voie  hors  des  petits  sentiers  que  chacun  irait  se 
frayer  à  ses  risques?  N'est-elle  qu'une  façon  à  nous  de 
nous  faire  notre  destinée,  ou  ne  semble-t-il  pas  plutôt 
que  ce  qu'elle  enferme  dans  le  problème  de  notre  salut, 
c'est,  avec  la  pensée  d'une  réalisation  totale  de  notre 
nature,  la  représentation  d'un  lien  qui  nous  unit  à 
Dieu  et  à  nos  semblables  pour  et  dans  l'accomplisse- 
ment de  cette  œuvre  suprême?  A  coup  sûr  le  pragma- 
tisme ne  néglige  pas,  il  décrit  même  parfois  très  vive- 
ment la  conscience  que  le  sujet  a  de  son  union  avec 
Dieu  et  avec  les  autres  hommes,  et  le  déplacement  que 
cette  conscience  opère  du  centre  de  son  activité.  Mais 
la  valeur  même  de  l'idée  de  la  paternité  divine  et  de  la 
fraternité  humaine  ne  tient-elle  qu'à  l'usage  que  nous 
en  faisons,  à  la  perception  plus  ou  moins  singulière 
que  nous  nous  en  donnons?  N'est-elle  pas  vraie  avant 
cet  usage,  vraie  d'une  vérité  qui  contient  en  puissance 
la  valeur  de  nos  expériences  individuelles?  Tiendrons- 
nous  pour  un  élément  dérivé,  relatif  ou  approximatif 
de  la  conscience  religieuse,  la  not  ion  de  l'unité  du  Verbe 
qui  illumine  tout  homme  venu  au  monde?  C'est  pour- 
tant par  là  que  la  conscience  religieuse  s'est  libérée  des 
formes  contingentes  des  vies  nationales;  c'est  par  là 
qu'elle  doit  rester  libre  des  formes  non  moins  coid in- 
génies des  vies  individuelles.  Il  ne  suffit  pas,  pour  trou- 
ver un  équivalent  de  celte  pensée  fondamentale,  de 
décrire  des  procédés  de  fusion  ou  de  contagion  mentale 
par  lesquels  les  hommes  s'assimilent  les  uns  aux  au- 
tres; car,  outre  (pie  cette  représentation  de  la  société 
des  esprits  peut,  sembler  bien  naturaliste  pour  être  au- 
thentiquement  religieuse,  la  question  que  j'indiquais 
reste  entière,  comme  la  solution  qui,  selon  moi,  doit  y 
répondre  :  l'esprit  d'universalité  est-il,  dans  la  religion 
philosophiquement  comprise,  un  caractère  dérivé  ou 
un  caractère  primitif,  un  terme  hypothétique  et  loin- 
tain ou  un  principe  immédiat  et  certain?  »Ibid.,p.  131- 
132. 

Puis  la  not  ion  même  d'expérience  religieuse  est  déce- 
vante, si  oii  entend  par  là,  non  pas  simplement  la 
constatai  ion  de  certains  faits  mais  leur  vérification  par 
leurs  conséquences  pratiques.  «  Si  l'on  se  contente  de 


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RELIGION.    L'EXPÉRIENCE    RELIGIEUSE,    CRITIQUE 


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l'efficacité  comme  preuve,  ne  va-t-on  pas  ouvrir  la 
voie  à  toutes  les  formes  de  l'imagination  visionnaire 
et  à  toutes  les  pratiques  de  l'occultisme?  Il  y  a  de  par 
le  monde  tant  de  sujets  naturellement  délirants  et 
qu'enchante  leur  délire!  M.  W.  James  songeait  récem- 
ment à  cette  objection  et  y  répondait  en  des  termes 
plus  ingénieux,  ce  me  semble, que  rassurants." Qu'il  se 
«  produise,  disait-il,  de  folles  végétations  de  croyances 
«  étranges  et  superstitieuses,  eh  bien,  après?  Si  l'on  n'a 
«  point  beaucoup  trop,  l'on  ne  peut  jamais  avoir  assez 
«  de  quoi  que  ce  soit.  Combien  ne  faut-il  pas  de  livres 
«  médiocres,  de  mauvaises  œuvres  d'art,  de  discours 
«  ennuyeux,  d'hommes  et  de  femmes  de  dixième  ordre 
«  pour  rendre  possibles  quelques  spécimens  exquis!  » 
N'insistons  pas  trop,  si  vous  voulez  bien,  sur  le  rôle  de 
la  superstition  comme  ferment  de  la  religion;  mais  ti- 
rons de  cette  défense  le  demi-aveu  d'une  importante 
vérité  :  l'expérience  religieuse,  dès  qu'elle  prétend  ne 
tirer  sa  force  probante  que  d'un  sentiment  d'efficacité 
et  de  bienfaisance  pratique,  est  inévitablement  super- 
stitieuse par  essence  et  ne  devient  purement  religieuse 
que  par  accident  :  qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  l'expé- 
rience religieuse,  pour  valoir,  demande  à  être  homolo- 
guée par  la  doctrine?  »  Ibid.,  p.  134. 

«  Concluons  donc  en  constatant  que  le  pragmatisme 
a  renversé  la  hiérarchie  des  ternies.  Veritas,  vita  et  via! 
Ce  n'est  pas  à  la  vie  de  se  faire  son  chemin  en  prenant 
pour  guides  les  inspirations  plus  ou  moins  heureuses 
de  quelques  génies  mystiques,  élevées  au  rang  de  véri- 
tés, c'est  à  la  vérité  qu'il  appartient  de  gouverner  la 
vie,  de  l'engager  et  de  la  diriger  dans  sa  voie.  La  vérité 
reste  en  droit,  et  absolument  la  première.  «Ibid., p.  135. 

4.  Sans  nier  la  réalité  de  faits  de  subconscience  chez 
les  individus  normaux  eux-mêmes,  ni  celle  d'une  sub- 
conscience organisée  chez  les  individus  anormaux 
(cf.  J.  de  La  Vaissière,  S.  J.,  Éléments  de  psychologie 
expérimentale,  ÔL'  édition,  Paris,  1921,  p.  252-275,  en 
particulier  la  conclusion,  p.  275),  on  doit  constater  que 
W.  James  fait  à  la  névropathie  une  place  exagérée  et 
lui  attribue  une  valeur  qu'elle  n'a  pas.  «  James  ne  dit 
pas  un  mot  (ou  le  mot  sera  si  court  qu'il  m'a  échappé) 
sur  saint  Thomas  d'Aquin,  Bossuet  ou  François  de 
Sales...  Mais  tous  les  hommes  qui  ont  été  déséquilibrés, 
qui  ont  une  fêlure  quelconque  dans  le  cerveau,  trou- 
vent dans  ce  livre  une  royale  hospitalité.  »  Emile 
Faguet,  Revue  latine,  1906.  James  peut  répondre  qu'il 
n'enquêtait  pas  sur  le  raisonnement  religieux,  mais  sur 
l'expérience  religieuse.  Sans  doute,  «  mais  pourquoi 
a-t-il  peu  ou  point  pris  les  faits  d'expérience  religieuse 
parmi  ceux  qui  les  contrôlaient  par  la  froide  raison, 
puisque  plusieurs  de  ces  spéculatifs  ont  éprouvé  des 
phénomènes  rentrant  dans  les  faits  étudiés?  Pourquoi, 
lorsqu'il  cite  des  sujets  doués  d'une  haute  puissance  de 
jugement  comme  sainte  Thérèse,  ne  mentionne-t-il  pas 
les  analyses  données  par  les  sujets  de  leurs  phéno- 
mènes? D'après  l'objet  môme  de  l'enquête,  James  ne 
pouvait  avoir  comme  sujets  que  des  névropathes  ou 
des  individus  exceptionnels  :  c'est  une  grave  erreur 
d'avoir  cité  pêle-mêle  des  malades,  des  gens  d'une  mo- 
ralité douteuse,  des  hommes  de  génie,  des  saints.  »  De 
La  Vaissière,  op.  cit.,  p.  325-320. 

«  Les  névropathes  en  particulier,  continue  le  P.  de 
La  Vaissière,  sont-ils  des  témoins  autorisés  en  matière 
de  réalité,  quand  la  névrose  apouretïet  caractéristique 
de  troubler  la  fonction  du  réel?  »  Et  il  renvoie  à  Pierre 
Janet,  Les  névroses,  Paris,  1919,  Ire  part.,  c.  vi.  Ce 
dernier  observe  au  sujet  des  psychasthéniques  que, 
pas  plus  chez  ceux-ci  que  chez  les  hystériques,  on  ne 
constate  de  véritables  modifications  des  organes  senso- 
riels, mais  seulement  «  des  sentiments  pathologiques  à 
propos  de  l'appréciation  des  perceptions  et  des  agita- 
tions qui  s'y  ajoutent  »,  et  il  donne  à  ce  sujet  l'appré- 
ciation suivante  :  «  Les  principaux  sentiments  obser- 


vés sont,  comme  on  l'a  vu,  le  sentiment  d'absence  de 
relief,  d'obscurité,  de  lointain,  d'étrange,  de  jamais  vu, 
de  faux,  de  rêve,  d'éloignement,  d'isolement,  de  mort. 
Quel  est  le  sentiment  auquel  se  rattachent  tous  les 
autres?  On  a  souvent  dit  que  c'était  le  sentiment  de 
nouveau  et  d'étrange,  je  crois  plutôt  que  c'est  le  senti- 
ment de  non-réel,  le  sentiment  d'absence  de  la  réalité. 
C'est  ce  sentiment  de  l'irréel  qui  donne  les  impressions 
de  rêve,  de  simulation,  de  jamais  vu,  de  fantastique, 
c'est  cette  absence  de  réalité  psychologique  qui  leur 
fait  dire  cpie  les  autres  hommes  sont  des  automates 
cl  qu'eux-mêmes  sont  des  morts.  On  pourrait  dire 
qu'ils  ont  conservé  toutes  les  fonctions  de  percep- 
tion, mais  qu'ils  n'y  ajoutent  plus  les  sentiments  de 
confiance,  de  certitude  qui  constituent  dans  notre  esprit 
la  notion  de  la  réalité.  Nous  retrouvons  à  propos  de  la 
perception  le  même  doute  qui  troublait  la  mémoire  et 
l'intelligence.  Ce  doute  est  une  sorte  d'inachèvement  de 
la  perception,  exactement  comme  le  défaut  de  cons- 
cience personnelle  que  nous  avons  noté  chez  l'hysté- 
rique, c'est  pourquoi  les  troubles  de  la  perception  pré- 
sentés par  le  psychasthénique  méritent  d'être  rappro- 
chés îles  dysesthésies  et  des  anesthésies  hystériques  : 
ce  sont,  malgré  les  apparences,  des  phénomènes  très  voi- 
sins l'un  de  l'autre.  »  Op.  cit.,  p.  197  198.  Cf.II*  part., 
C.  ni.  L'état  mental  hystérique,  §  4.  Le  rétrécissement 
du  champ  de  la  conscience.  C.  iv.  L'état  mental 
psychasthénique,  §  3.  La  perte  de  la  fonction  du  réel, 
fait  rattaché  à  un  autre  fait  plus  général,  étudié  au 
§   1  :  l'abaissement  de  la  tension  psychologique. 

De  plus  «  les  conclusions  de  James  sont  en  partie  des 
tautologies  formellement  contenues  dans  les  prémisses. 
Si  les  éléments  rationnels  sont  systématiquement  écar- 
tés, il  est  bien  clair  que  la  primauté  dans  l'ordre  reli- 
gieux appartiendra  à  l'inconscient  et  à  l'irrationnel.  » 
De  La  Vaissière,  ibid.,  p.  32G. 

Lutin  W.  James  fait  de  tous  les  initiateurs  des 
névropathes  :  «  En  somme,  on  peut  dire  que  tous  les 
initiateurs  sont  sujets  à  de  pareils  phénomènes  d'auto- 
matisme: ils  ne  seraient  pas  ce  qu'ils  sont  s'ils  n'avaient 
plus  ou  moins  un  tempérament  de  névropathe,  c'est-à- 
dire  de  soudaines  illuminations  et  des  impulsions  obsé- 
dantes. »  L'expérience  religieuse,  p.  403.  Or  Pierre 
Janet,  un  de  ceux  qui  ont  le  mieux  étudié  l'automa- 
tisme psychologique,  nous  dit  tout  le  contraire:»  Quel- 
les que  soient  les  analogies  dans  les  circonstances  exté- 
rieures, la  folie  et  le  génie  sont  les  deux  termes  extrê- 
mes et  opposés  de  tout  le  développement  psycholo- 
gique. Toute  l'histoire  de  la  folie,  comme  l'a  soutenu 
Haillarger,  et  après  lui  beaucoup  d'aliénistes,  n'est  que 
la  description  de  l'automatisme  psychologique  livré  à 
lui-même,  cl  cet  automatisme,  dans  toutes  ses  mani- 
festations, dépend  de  la  faiblesse  de  synthèse  actuelle 
qui  est  la  faiblesse  morale  elle-même,  la  misère  psycho- 
logique. Le  génie,  au  contraire,  est  une  puissance  de 
synthèse  capable  de  former  des  idées  entièrement 
nouvelles  qu'aucune  science  antérieure  n'avait  pu 
prévoir,  c'est  le  dernier  degré  de  la  puissance  morale. 
Les  hommes  ordinaires  oscillent  entre  ces  deux  ex- 
trêmes, d'autant  plus  déterminés  et  automates  que 
leur  force  morale  est  plus  faible.  »  L'automatisme  psy- 
chologique, Paris,  1903,  4e  éd.,  p.  478. 

5.  Enfin,  sur  la  réalité  avec  laquelle  le  subliminal 
nous  mettrait  en  rapport,  ou  bien  W.  James  est  très 
vague,  ce  qui  se  conçoit  aisément,  car  le  sentiment  à 
quoi  il  réduit  l'expérience  religieuse  et  dont  les  accom- 
pagnements intellectuels  sont  secondaires  ne  saurait 
nous  donner  des  précisions  sur  le  plus  grand  moi,  ou 
bien  il  donne  des  indications  assez  troublantes  dans  le 
sens  d'un  pluralisme.  «Après  tout,  pourquoi  le  monde 
ne  serait-il  pas  composé  de  plusieurs  sphères  de  réalité 
se  pénétrant  les  unes  les  autres?  Pour  atteindre  cha- 
cune d'elles,  nous  devrions  nous  munir  d'une  concep- 


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RELIGION.    L'EXPÉRIENCE    RELIGIEUSE,    CRITIOUK 


2260 


tion  différente  de  l'univers.  »  L'expérience  religieuse, 
p.  105.  Ces  expressions  assez  énigmatiques  s'éclairent 
dans  une  certaine  mesure  quand  on  les  rapproche  de 
ce  (pie  James  nous  a  dit  du  Pluralistic  Universe  (trad. 
française,  sous  le  titre  de  Philosophie  de  l'expérience, 
Paris,  1010,  l'année  même  de  la  mort  de  W.  James). 
Voici  d'après  M.  G.  Miehelet  les  idées  principales  de 
cet  ouvrage  :  «  Le  théisme  (philosophie  catholique)  re- 
présente Dieu  et  la  création  comme  deux  entités  dis- 
tinctes, et  fait  de  nous  «  des  êtres  étrangers  à  Dieu  et 
«lui  restant  étrangers».  L'homme  étant  ainsi  un  simple 
sujet,  Dieu  n'est  plus  le  cœur  de  notre  cœur,  mais  un 
souverain.  Ce  dualisme  s'est  toujours  trouvé  en  lutte 
avec  le  monisme,  plus  simple,  plus  logique,  plus  ration- 
nel, plus  radical:  et  avec  les  expériences  mystiques  des 
âmes  religieuses  sur  un  Dieu  intime.  Cette  intimité 
du  divin  et  de  l'humain  écarte  tout  autant  le  pan- 
théisme, système  spéculatif  issu  du  besoin  d'unité. 
Le  pluralisme  nous  fait  découvrir  des  zones  multiples 
d'existences,  dans  le  monde,  des  régions  nouvelles  et 
inexplorées,  l'expérience  naturelle  n'est  qu'un  frag- 
ment de  l'expérience  totale,  et  le  monde  du  pluralisme 
ressemble  à  une  république  fédérale  plutôt  qu'à  un 
empire.  Il  y  a,  non  un  univers,  mais  un  muttivers.  Cet 
empirisme  pluraliste  établit  pour  nous  la  relation  la 
moins  lointaine  avec  Dieu;  avec  Dieu  conçu  comme 
fini,  qui  n'a  plus  à  expliquer  le  mystère  de  la  chute,  le 
mystère  du  mal,  le  mystère  du  déterminisme  univer- 
sel :  notre  conscience  humaine,  par  l'expérience  reli- 
gieuse, s'unit  donc  à  cette  «  conscience  surhumaine  », 
elle-même  finie  dans  l'univers  ».  Art.  Religion  dans  Dic- 
lionn.  apol.,  t.  îv,  Paris,  1022,  col.  904.  Nous  renvoyons 
sur  cette  question  philosophique  à  l'article  Dieu  de  ce 
dictionnaire  où  l'on  verra  que  la  conception  d'un  Dieu 
fini  est  une  contradiction  dans  les  termes  et  on  consta- 
tera plus  loin  que  l'expérience  religieuse  est  orientée 
vers  un  absolu.  Quant  à  la  science  moderne,  elle  pos- 
tule l'unité  de  l'Univers. 

3°  Mérites  du  système.  — ■  Ces  réserves  capitales  ne 
doivent  pas  empêcher  de  reconnaître  non  seulement 
le  succès  persistant  (dont  nous  avons  une  preuve  dans 
l'abondante  bibliographie  qui  termine  l'ouvrage  de 
M.  G.  Maire  sur  \V.  James  paru  en  1933),  la  riche 
documentation,  les  fines  analyses,  l'humour,  l'entrain 
de  V  Expérience  religieuse  mais  ses  mérites  positifs.  Nous 
en  empruntons  rémunération  à  G.  .Miehelet,  loc.  cit., 
col.  900  à  902. 

«  1.  La  théorie  de  W.  James  reconnaît  la  réalité  des 
faits  de  conscience  et  l'expérience  religieuse.  —  Ainsi 
s'oppose-t-ellc  au  système  sociologique,  pour  qui  seul 
l'extérieur,  l'objectif,  le  collectif  a  une  réalité  véritable, 
et  seule  susceptible  de  connaissance  scientifique,  elle 
réagit  tout  autant  contre  les  tendances  de  la  psycho- 
logie inspirée  de  l'empirisme  anglais,  pour  qui  le  fait 
de  conscience  est  secondaire,  sorte  d'épiphénomène, 
sans  efficacité,  pure  réplique  ou  ombre  du  phénomène 
physiologique.  Suivant  l'école  expérimentale  anglaise 
et  la  psychologie  de  Ribot,  qui  a  importé  en  France 
ces  théories,  en  opposition  si  nette  avec  la  tradition 
philosophique  française,  toute  explication  psycholo- 
gique, pour  être  scientifique,  doit  s'interpréter  en  ter- 
mes de  biologie.  W.  James,  et  avec  lui  Bergson,  réa- 
gissent vigoureusement  contre  une  telle  suppression  de 
la  psychologie.  M.  Bergson  a  préfacé  la  traduction 
française  du  Pragmatisme  de  W.  .lames,  parue  à  Paris 
en   1911,  l'original  anglais  étant   de   1907. 

«  Les  faits  de  conscience  sont  réels,  constituent  des 
données  immédiates.  De  même,  l'expérience  religieuse 
demande  à  être  analysée,  avanl  «l'en  venir  à  l'étude 
des  institutions;  ni  la  sociologie,  ni  l'histoire  des  reli- 
gions ne  peuvent  suppléer  à  la  psychologie  religieuse. 
Sans  celle-ci,  elles  demeureront    inintelligibles. 

«2.  Elle  affirme  l' irréductibilité  <tcs  faits  de  conscience 


et  de  l'expérience  religieuse.  —  Même  si  les  faits  de  cons- 
cience sont  conditionnés  par  des  données  biologiques 
et  des  antécédents  nerveux,  théorie  de  chevet  acceptée 
par  James,  et  qui  est,  on  le  sait,  la  donnée  du  composé 
humain  de  la  scolastique,  ces  faits  ne  peuvent  se  rame- 
ner à  ces  antécédents.  Même  si  l'expérience  religieuse 
s'accompagne  de  phénomènes  de  névrose,  ou  de  mani- 
festations pathologiques,  en  son  fond  elle  garde  sa  réa- 
lité et  sa  valeur.  W.  James  a  énergiquement  repoussé  et 
ridiculisé  les  théories  du  matérialisme  médical,  qui  ra- 
mène la  conversion,  dans  l'adolescence,  à  une  crise  de 
l'instinct  sexuel,  la  conversion  de  saint  Paul  «  à  une 
décharge  épileptiforme  dans  l'écorce  occipitale  »,  et  la 
mélancolie  de  Carlyle  à  un  «  catarrhe  gastroduodénal  ». 
Contre  ces  fantaisies  matérialistes  la  réfutation  pleine 
de  verve  de  W.  James  gardera  toute  sa  valeur. 
«3.  Elle  reconnaît  les  variétés  de  l'expérience  religieuse. 

—  Dans  les  théories  sociologiques,  l'individu  n'est  que 
le  résultat  du  milieu  social;  son  individualité  n'existe 
pas,  ou  demeure  inexplicable,  ou  du  moins  ne  peut 
s'expliquer  que  par  l'entrecroisement  des  facteurs  so- 
ciaux, qui  nient  cette  illusion  de  personnalité,  toute 
factice  on  le  voit;  ici  James  insiste  sur  ces  variétés 
(d'où  le  titre  anglais:  The  varieties...),  sur  ces  aspects 
strictement  individuels,  sur  cette  coloration  person- 
nelle des  idées,  des  sentiments  religieux.  Cette  expé- 
rience se  réalise  dans  la  personne,  et  elle  partage  son 
inimitable  originalité;  les  expériences  ne  se  révèlent 
jamais  entièrement  les  mêmes.  Pas  de  conformisme 
religieux,  ni  de  pure  imitation,  ni  d'écho  inerte,  mais 
la  vie,  la  vie  individuelle,  avec  les  marques  de  cette 
individualité. 

«  4.  Elle  s'attache  surtout  aux  expériences  religieuses 
originales,  plus  complètes,  plus  élevées.  —  Par  là,  cette 
méthode  nous  débarrasse  de  ce  privilège  ridicule,  de 
cet  engouement  des  thèses  évolutionnistes  pour  le  pri- 
mitif. Elle  rappelle  la  science  des  religions  au  respect 
des  méthodes  scientifiques  :  étudier  d'abord  ce  qui  est 
le  mieux  connu,  le  plus  directement  observable,  le  plus 
près  de  nous;  expérience  qui,  scientifiquement,  est 
plus  accessible  à  la  fois  et  plus  significative.  Elle  ren- 
verse donc  et  d'abord  tout  l'échafaudage  évolution- 
niste,  pour  se  mettre  immédiatement  en  face  des  faits 
religieux,  sans  théorie  interposée,  comme  James  se 
préoccupe  d'entrer  dans  la  psychologie,  en  oubliant 
toute  explication  préconçue.  Cf.  \V.  James,  Précis  de 
psychologie,  traduction  française,  préf.,  p.  vu  et  p.  19. 

«  5.  Elle  met  sur  le  même  pied  V expérience  religieuse 
et  l'expérience  scientifique.  — ■  Elle  n'entend  pas  suppri- 
mer la  religion  au  nom  de  la  science  :  la  méthode  scien- 
tifique lui  impose  de  reconnaître  des  faits  religieux 
d'un  autre  ordre  que  les  faits  matériels,  observables 
du  dehors,  mais  tout  aussi  réels,  qui  s'imposent  à 
l'observation,  et  que  la  science  doit,  non  pas  nier 
arbitrairement,  ou  dédaigner  de  parti  pris,  mais  s'ef- 
forcer d'expliquer.  D'ailleurs,  cette  expérience  nous 
apporte  l'affirmation  de  nouvelles  réalités,  plus  hautes, 
plus  larges,  (|ue  les  étroites  limites  où  la  science  pré- 
tend nous  enfermer. 

«  6.  Elle  proclame  la  valeur  éminente  de  laide  religieuse. 

—  Et  ceci,  par  application  du  pragmatisme.  Les  for- 
mules significatives  abondent  dans  l'œuvre  de  James  : 
»  la  religion  est  un  rouage  essentiel  »  de  la  vie,  une 
fonction  biologique  des  plus  importantes;  la  sainteté 
est  un  facteur  essentiel  du  bien-être  social  :  les  saints 
comptent  parmi  les  grands  bienfaiteurs  de  l'huma- 
nité. En  face  du  scientisme  orgueilleux  et  du  scepti- 
cisme qui  paralyse  les  âmes,  l'œuvre  de  .lames  exaile 
la  valeur  de  la  vie  religieuse,  source  de  force,  de  paix, 
de  joie  et  d'héroïsme.  »  Diclionn.  apol.,  art.  Religion 
col.  900  cl  902. 

Nota.-  -H.  Delacroix  a  émis  des  idées  assez,  voisines 
de  celles  de  W.  .lames.  Comme  lui  il  fait  appel  au  sub- 


2261 


RELIGION.    ORIGINE    DANS    LA    CONSCIENCE    CLAIRE 


2262 


conscient  et  comme  lui  il  croit  que  le  subconscient 
nous  met  en  rapports  avec  une  réalité  supérieure.  Son 
analyse  a  été  exposée  et  critiquée  à  l'art.  Mystique, 
t.  x,  col.  2654  sq.  L'auteur  de  cet  article  avait  surtout 
en  vue  l'ouvrage  de  H.  Delacroix,  intitulé  Les  grands 
mystiques  chrétiens  (de  1908).  Depuis,  ce  même  philo- 
sophe a  donné  des  indications  sur  l'orientation  géné- 
rale de  sa  pensée  :  «  Les  dieux  sont  l'incarnation, 
l'individualisation  de  la  force  religieuse,  élémentaire, 
anonyme,  impersonnelle,  qui  les  déborde,  laissant  flot- 
ter autour  d'eux  un  monde  d'infinité.  »  La  religion  et 
la  foi,  Paris,  1922,  p.  428. 

L'intelligence  «  est  l'aptitude  à  construire  des  sys- 
tèmes d'abstractions  les  uns  par  dessus  les  autres;  a 
pousser  plus  avant  dans  la  voie  où  elle  s'est  engagée; 
à  compléter  par  une  diversité  concurrente  ce  qu'elle 
commence  par  établir,  comme  en  font  foi  ces  univers 
complémentaires  de  la  science  que  sont  la  religion, 
l'art,  la  morale  et  le  droit,  la  philosophie  dont  l'essence 
est  bien  de  construire  des  mondes  différents  et  complé- 
mentaires et  non  point  de  constituer  des  essais  provi- 
soires qui  tôt  ou  tard  s'évanouiront  devant  la  science  ». 
Les  grandes  formes  de  la  vie  mentale,  Paris,  1934,  p.  148. 
En  somme,  du  panthéisme  que  nous  n'avons  pas  à 
réfuter  ici. 

III.  LA  RELIGION  ET  LA  CONSCIENCE  CLAIRE  :  EMILE 

BOUTROUX.  —  Ce  philosophe  met  l'essence  de  la  reli- 
gion—  pour  légitimer  l'attitude  religieuse  —  dans  le 
besoin  de  dépassement  qui  caractérise  la  société  et 
l'individu. 

«  Chose  étrange,  chaque  groupe  d'hommes,  chaque 
individu  ne  tient  pas  seulement  à  ses  coutumes,  parce 
qu'elles  sont  siennes,  mais  parce  qu'il  les  croit  supé- 
rieures à  celles  de  tous  les  autres.  Et  chaque  événement 
humain  n'est  pas  seulement  déterminé  par  un  besoin 
insatiable  de  changement  :  il  doit,  en  outre,  dans  la 
pensée  de  ceux  qui  y  sont  mêlés,  réaliser  une  forme 
d'existence  plus  belle  et  plus  haute  que  toutes  les 
précédentes.  Nulle  génération  ne  croit  sérieusement 
être  inférieure  à  ses  devancières.  Quand  nous  nous 
complaisons  à  analyser  les  biens  dont  jouissaient  les 
générations  antérieures  et  qui  nous  manquent,  les 
éloges  mêmes  que  nous  décernons  à  nos  devanciers  si- 
gnifient, au  fond,  qu'il  ne  tient  qu'à  nous,  en  nous 
appropriant  ce  qu'ils  ont  pu  trouver  d'utile  et  de  bon, 
non  seulement  de  les  égaler,  mais  de  les  dépasser. 

«  Or  quelle  est  la  valeur  de  tels  jugements?  Sont-ils 
entièrement  absurdes?  L'histoire  humaine  n'est-elle, 
en  réalité,  qu'une  vaine  succession  de  formes  inuti- 
lement diverses,  ou  a-t-elle,  en  effet,  un  sens? 

«  Si  l'on  considère,  non  plus  les  sociétés  et  leur  his- 
toire, mais  l'individu  dans  le  sentiment  qu'il  a  de  sa 
vie  intérieure,  le  même  problème  se  pose.  Par  toutes  ses 
facultés,  l'homme,  constamment,  cherche  autre  chose 
et  mieux  que  ce  qu'il  possède.  Une  sensation  donnée 
lui  est  une  excitation  à  poursuivre  une  sensation  nou- 
velle. Une  idée  qui  lui  est  offerte  lui  en  suggère  d'au- 
tres, et  l'induit  à  questionner,  à  comparer,  à  philo- 
sopher. Le  but  qu'atteint  sa  volonté  n'est  déjà  plus, 
à  ses  yeux,  qu'un  point  de  départ  pour  une  nouvelle 
entreprise. 

«  Soit  dans  l'histoire  de  son  espèce,  soit  dans  sa  vie 
individuelle,  l'homme  est  un  être  qui  aspire  à  se  dépas- 
ser. Que  signifie,  que  vaut  cette  bizarre  prétention? 

«A  cette  question  l'on  peut,  notamment  en  s'appu- 
yant  sur  certains  aspects  de  la  science  moderne,  ré- 
pondre que  l'homme  est  dupe  d'une  illusion,  que  nulle 
part,  dans  la  nature,  ne  saurait  jamais  se  produire 
aucun  phénomène  qui  ne  soit  un  simple  équivalent  des 
antécédents  dont  il  dérive.  L'univers  est  préformé, 
totalement,  de  toute  éternité,  dans  ses  éléments  et  ses 
lois.  Si  l'homme  a  le  sentiment  d'un  manque,  d'une 
possibilité  de  se  grandir,  s'il  croit  qu'à  son  aide  vien- 

DICT.   DE  THÉOL.   CATHOL. 


nent  des  puissances  surnaturelles,  ces  impressions  sont 
uniquement  le  fait  de  son  ignorance  et  de  sa  vanité. 
Son  pouvoir  est  une  quantité  donnée,  résultante  méca- 
nique des  forces  naturelles  dont  il  est  la  synthèse 
accidentelle  et  temporaire.  Sa  destinée  est  enfermée 
dans  les  limites  de  ce  pouvoir.  Cette  appréciation  des 
choses  est  très  concevable,  et,  à  certains  égards,  plau- 
sible; mais  elle  n'est  pas  nécessaire. 

«En  fait,  la  réflexion  humaine  en  a,  de  tout  temps, 
professé  une  toute  différente.  Selon  cette  autre  inter- 
prétation, l'homme  a,  bien  réellement,  la  capacité  de 
concevoir  des  fins  supérieures  à  ses  forces  naturelles; 
et  vers  ces  fins  il  lui  est  possible  de  s'élever,  parce  qu'à 
son  action  peut  s'unir  celle  de  quelque  être  plus  grand 
que  lui,  et  plus  puissant  que  la  nature.  Collaborateur 
de  cet  être  supérieur,  l'homme  peut,  véritablement, 
dépasser  et  la  nature,  et  lui-même. 

«  Il  semble  que  ce  soit  dans  cet  ordre  d'idées  qu'il 
convienne  de  chercher  l'essence  de  la  religion. 

«  L'homme  est  sur  le  chemin  de  la  religion  dès  que, 
sérieusement,  il  cherche  à  se  dépasser,  non  seulement 
quantitativement,  mais  qualitativement.  Un  accrois- 
sement de  forces  purement  quantitatif  pourrait  s'ex- 
pliquer par  un  simple  emprunt  fait  au  réservoir,  peut- 
être  infini, des  énergies  physiques  de  l'univers. Mais  un 
accroissement  de  valeur  et  de  perfection,  s'il  est  autre 
chose  qu'un  mot,  surpasse  les  forces  delà  nature  comme 
telle. 

«Déjà  la  science  et  l'art  visent  un  tel  accroissement, 
mais  s' appuyant  sur  la  nature  et  le  donné, ils  vont  au- 
devant  du  vrai  et  de  l'idéal,  ils  le  cherchent  :  ils  ne 
savent  s'ils  y  peuvent  atteindre. 

«L'originalité  de  la  religion, c'est  d'aller, non  du  pou- 
voir au  devoir,  mais  du  devoir  au  pouvoir  :  c'est  de 
procéder  résolument  en  supposant  le  problème  résolu, 
et  de  partir  de  Dieu.  Ab  aclu  ad  posse,  telle  est  sa 
devise.  Dieu  est  l'être,  le  principe,  la  source  débor- 
dante de  la  perfection  et  de  la  puissance.  Qui  participe 
à  la  vie  de  Dieu  est  en  possession  de  dépasser  vérita- 
blement la  nature,  de  créer.  Religion  c'est  création, 
belle  et  bienfaisante,  en  Dieu  et  par  Dieu. 

«Remontant  à  la  source  même  de  l'être,  la  religion 
intéresse  l'homme  tout  entier.  Il  est  vain  de  se  deman- 
der si  elle  est  plutôt  affaire  de  sentiment  ou  d'intelli- 
gence ou  de  volonté.  Elle  a  son  siège  en  ce  fond  de 
l'âme  où  l'un  et  le  multiple  se  pénètrent,  caractère  qui 
déjà  parait  dans  ce  que  nous  appelons  la  vie.  La 
volonté  y  est  foi,  confiance,  résolution  invincible, 
comme  il  convient  à  ce  qui  se  sent  un  avec  la  puissance 
créatrice.  L'intelligence  travaille  pour  se  créer  des 
formes  capables  de  représenter  l'irreprésentable  d'une 
manière  à  la  fois  digne  de  l'objet  et  saisissable  pour 
l'humanité.  Et  le  sentiment,  tour  à  tour  terreur  en 
face  de  l'insondable,  et  enthousiasme  au  contact  du 
divin,  trouve  sa  pleine  satisfaction  dans  cet  amour 
suprême,  en  même  temps  don  de  soi  et  possession,  qui 
est,  par  excellence,  la  fécondité  et  la  joie. 

«  Et  toutes  ces  manifestations,  au  fond,  se  comman- 
dent et  se  pénètrent  les  unes  les  autres,  comme,  dans 
la  lumière,  sont  unies  les  couleurs  qui,  réfléchies  par 
des  corps  divers,  se  distingueront.  »  L'essence  de  la 
religion,  dans  Revue  bleue,  25  mai  1912,  et  La  nature 
et  l'esprit,  Paris,  192C,  p.  224-227, 

Dans  une  autre  étude  intitulée  L'au-delà  intérieur, 
Routroux  a  esquissé  une  démonstration  de  la  vérité  de 
la  religion  ainsi  comprise.  Il  part  de  l'expérience  reli- 
gieuse et  il  se  pose  la  question  suivante  :  «  Dans  l'expé- 
rience religieuse  d'un  saint  Paul,  d'un  saint  Augustin, 
d'un  Luther,  d'une  sainte  Thérèse,  d'un  Pascal, 
l'homme  ne  perçoit-il  pas,  au-dedans  de  soi,  un  contact 
avec  un  être  plus  grand  et  plus  parfait  que  lui,  c'est-à- 
dire  un  au-delà  véritable?  »  Morale  et  religion,  Paris, 
1925,  recueil  de  conférences  données  de  1907  à  1918, 

T.  —  XIII.  —  72. 


2263 


RELIGION.    THÉORIE    DE    H.    BERGSON,    EXPOSÉ 


2264 


p.  8G.  Mais  l'expérience  est  un  fait  complexe  qui  com- 
prend deux  éléments  :  1°  une  émotion,  un  état  d'âme; 
2°  une  interprétation;  l'audition  d'une  parole  inté- 
rieure et  son  attribution  à  Dieu,  une  intuition  et  un 
concept.  Or  la  valeur  de  l'expérience  dépend  de  celle 
du  concept.  Il  y  a, il  est  vrai, le  moi  subliminal,  mais  ce 
moi  c'est  une  possibilité  d'au-delà,  ce  n'en  est  pas  un 
immédiatement.  Mais  «  il  semble  bien  que  les  génies 
de  tout  ordre,  scientifiques,  artistiques,  religieux  aient 
véritablement  agrandi,  ennobli  la  conscience  humaine 
et,  par  conséquent,  aient  communiqué  intérieurement 
avec  un  au-delà,  dont  ils  ont  contribué  à  faire  péné- 
trer quelque  chose  dans  notre  monde  ».  IbUI.,  p.  89. 

Recourons  donc  à  la  philosophie,  la  simple  analyse 
psychologique  ne  suffisant  pas.  Il  faut,  pour  le  faire 
comprendre,  deux  précautions  :  ne  pas  définir  a  priori 
l'objet  de  notre  recherche  puisqu'il  s'agit  de  quelque 
chose  de  plus  que  nous  ne  voyons  et  croyons  qui  serait 
en  nous;  puis  se  servir  de  concepts,  on  ne  philosophe 
pas  autrement,  mais  «  pour  analyser,  comprendre  et 
approfondir  la  vie  elle-même,  dans  toute  sa  compré- 
hension, tant  pratique  que  spéculative  ». 

Ces  précautions  prises,  constatons  dans  toute  la  vie 
de  l'homme  l'effort  pour  se  dépasser.  «  L'action  hu- 
maine, si  humble  soit-ellc,  tend  à  produire  quelque 
chose  que  les  seules  forces  mécaniques  n'auraient  pas 
réalisé,  c'est-à-dire  à  créer  en  quelque  manière.  Déjà 
l'enfant  se  plaît  à  contrarier  la  nature,  à  imposer  aux 
choses  ses  fantaisies,  à  les  détruire  pour  constater  sa 
puissance,  à  les  mettre  sens  dessus  dessous,  à  leur 
donner  des  formes  grotesques  pour  se  persuader  qu'il 
crée.  11  n'est  pas  jusqu'aux  noms,  aux  mots  du  lan- 
gage, qu'il  ne  s'amuse  à  déformer.  L'homme  médiocre 
comme  l'homme  de  génie,  le  méchant  comme  le  bon 
veulent  changer  les  choses,  leur  imposer  des  formes  que 
celles-ci  ne  se  donneraient  pas  d'elles-mêmes,  et  qu'ils 
estiment  neuves  et  belles.  De  la  nature  ils  font  la  ma- 
tière de  quelque  chose  qu'ils  rêvent  supérieur  :  l'art. 

t  II  en  est  de  même  du  désir  humain.  Il  va,  d'instinct, 
à  l'infini,  à  l'irréalisable,  à  l'impossible.  La  preuve 
c'est  que  son  contentement  même  éphémère  ne  fait 
que  lui  donner  un  nouvel  élan  et  le  lancer  vers  des  fins 
plus  hautes.  Les  enfants  demandent  la  lune,  les  hom- 
mes l'amour,  le  bonheur,  la  justice.  Et,  au  fond,  cet 
instinct  n'est  nullement  absurde  car,  en  désirant  for- 
tement l'impossible,  on  le  rend  possible  en  quelque 
mesure.  Ce  sont  ceux  qui  ont  pour  maxime  ab  actu  ad 
posse,  qui  peuvent.  Ceux  qui  se  règlent  sur  la  maxime 
contraire,  celle  qui  prescrit  de  borner  l'agir  au  pouvoir, 
peuvent  de  moins  en  moins.  »  Ibid.,  p.  91. 

Mais  l'intelligence  dont  l'œuvre,  la  science,  tend  à 
l'identification  universelle  ne  supprime-t-ellc  pas  l'au- 
delà?  Non,  car  l'analyse  de  la  perception  décèle  dans 
l'esprit  «  sa  puissance  de  dépasser  la  réalité  donnée  ». 
Dans  la  perception  il  y  a  d'abord  une  intuition,  une 
impression  subie  par  l'esprit  au  contact  de  l'objet 
donné.  Il  y  a  ensuite  un  concept,  forme  où  l'on  doit 
faire  entrer  l'objet  pour  le  percevoir;  «  connaître  c'est 
reconnaître  ».  Voilà  pourquoi  on  ne  saisit  dans  une 
langue  étrangère  qu'on  ignore  qu'un  bruit  confus, 
lui  lin,  comme  le  concept  n'a  pas  été  fait  pour  l'intui- 
tion particulière  cpii  s'y  moule,  il  faudra  ajuster  celle-ci 
à  celui-là,  et  cet  ajustement  sera  une  véritable  création, 
travail  qui  i  transforme,  assouplit,  diversifie,  multiplie 
lis  concepts  »  et  du  même  coup  les  possibilités  d'in- 
tuition. L'intelligence  vise  donc  un  au-delà,  l'idée  fai- 
sant naître  d'autres  idées. 

Reste  la  question  fondamentale  :  les  créations  de 
l'homme  comportent-elles  une  valeur  objective?  Il  faut 
ici  distinguer  deux  sortes  d'objectivité  :  la  conception 
dualiste  ou  le  sujet  est  comme  le  miroir  de  l'objet,  nuis 
qui  ne  tient  pas  devant  ce  fait  que  l'objet.la  chose, est 
sans  cesse  recréé  par  l'esprit,  d'où  il  suit  que  le  dualisme 


même  est  l'œuvre  de  l'esprit,  et  l'objectivité  première, 
dont  le  principe  se  trouve  «  dans  la  raison  elle-même, 
en  tant  qu'elle  est,  par  essence,  en  communion  avec 
l'être  ».  C'est  parce  qu'il  est  construit  sous  la  direction 
de  cette  raison,  que  l'objet  a  une  valeur  objective. 

«  Or  le  fond  de  l'esprit,  c'est  la  puissance  et  la  vo- 
lonté de  créer  dans  l'harmonie.  Se  répandre  de  toutes 
les  manières  possibles,  et  se  réaliser  en  des  êtres 
qui  s'aiment,  s'accordent,  et  produisent  des  mondes 
beaux  et  ordonnés,  c'est  la  tâche  qu'il  se  donne. 

a  Déjà  le  monde  donné,  ce  que  nous  appelons  le  réel, 
est  le  fruit  de  l'au-delà  intérieur,  qui  tend  à  se  réaliser, 
mais  cette  réalisation  même  fait  ressortir  la  supériorité 
de  l'harmonie  invisible  sur  l'harmonie  visible  :  l'har- 
monie invisible  est  meilleure  que  la  visible,  disait 
Heraclite. 

«  C'est  pourquoi  l'esprit  cherche  à  réaliser  le  surplus 
qui  est  en  lui  par  des  voies  autres  que  celles  de  l'expé- 
rience objective  et  de  la  science  positive  :  par  la  méta- 
physique, par  l'art,  par  la  religion. 

«  La  métaphysique  concerne  la  connaissance  :  c'est 
l'effort  pour  considérer  les  êtres,  non  seulement  au 
point  de  vue  de  leur  nature  et  de  leurs  rapports  actuels, 
mais  au  point  de  vue  de  leur  création  et  de  leur  raison 
d'être. 

«  L'art,  c'est  l'effort  vers  l'au-delà  dans  l'ordre  de  la 
production.  Il  consiste  dans  la  tentative  de  créer  avec 
quelques  matériaux  empruntés  à  notre  monde,  à  ce 
monde  matériel  où  notre  être  se  perd,  un  autre  monde 
où  nous  soyons  chez  nous,  un  monde  humain. 

«  La  religion,  enfin,  est  l'effort  pour  accroître,  agran- 
dir et  transfigurer  le  fond  même  de  notre  être,  grâce  à 
cette  puissance  qui  nous  fait  participer  d'un  être  autre 
que  le  nôtre,  et  qui  veut  embrasser  l'infini  même  : 
l'amour.  Le  principe  de  la  religion,  c'est  ce  qu'on 
appelle  l'argument  ontologique.  Dieu,  que  ton  règne 
soit  !  Que  le  parfait  se  réalise  !  Tandis  que  la  nature  dit  : 
nemo  ultra  posse  lenetur  :  le  pouvoir  est  la  mesure  du 
devoir,  la  maxime  de  la  religion  est  :  tu  dois,  donc  tu 
peux.  Ht,  en  effet,  la  religion  confère  à  la  nature  la 
force  de  réaliser  ce  qui,  à  ses  yeux, était  irréalisable! 

«  La  religion,  est,  au  sein  de  l'âme,  le  gage  de  l'unité 
foncière  du  donné  et  de  l'au-delà,  et  la  promesse  de 
l'avènement  croissant  de  celui-ci  dans  le  domaine  de 
celui-là.  »  Ibid.,  p.  96-97. 

Emile  Routroux  devait  aller  plus  loin  dans  la  voie 
des  affirmations  religieuses.  Le  8  mai  1919,  à  la  fin  de 
son  discours  de  réception  de  François  de  Curel,  il 
disait  :  «  Demain  comme  hier  soyons  vraiment  des 
hommes,  c'est-à-dire  osons  être  les  collaborateurs  de 
Dieu,  de  ce  Dieu,  exempt  d'envie,  qui,  en  revêtant 
l'humanité  pour  nous  unir  à  lui,  nous  a  appelés  àfaire, 
avec  lui,  descendre  sur  la  terre  la  justice  et  la  paix.  » 

IV.  LA  RELIGION  ET  LA  CONSCIENCE  CLAIRE:  HENRI 

beroson.  —  1°  Exposé.  —  Trop  souvent,  nous  l'avons 
vu,  ethnologues  et  psychologues,  même  ceux  qui  ont 
une  vive  sympathie  pour  la  religion,  comme  W.  James, 
mettent  sur  le  même  pied  des  phénomènes  de  valeur 
très  inégale,  du  moins  accordent  aux  plus  bas  d'entre 
eux  la  même  signification  essentielle  qu'aux  plus  éle- 
vés :  les  corroboris  australiens  expliqueraient  plus  sim- 
plement et  plus  clairement  le  phénomène  religieux,  que 
tout  autre  fait,  nous  dit  Durkheim,  la  mind-cure  nous 
met  eu  relations  avec  l'au-delà  comme  l'extase  mys- 
tique véritable,  nous  affirme  W.  James.  On  comprend 
([n'en  présence  d'assimilations  aussi  peu  justifiées, 
M.  Dergsou  ait  distingué  deux  sources  de  la  religion  et 
deux  religions.  Les  deux  sources  de  la  morale  el  de  la 
religion,  Paris,  1932, 

1.  L'obligation  morale.  —  Le  premier  chapitre  des 
Deux  sonnes  n'rsl  pas  consacré  à  la  religion  mais  à 
l'obligation  morale.  Nous  le  résumerons  brièvement. 
Il  y  a  une  pression  «le  la  société  sur  l'individu  pour  le 


2265 


RELIGION.    THÉORIE    DE    H.    RERGSON,    EXPOSÉ 


2266 


contraindre  à  subordonner  son  égoïsme  à  l'intérêt  géné- 
ral, cette  pression  crée  l'obligation  et  institue  une  mo- 
rale close,  où  les  divers  groupements  humains  trouvent 
leur  sécurité  sans  s'élever  jusqu'à  l'humanité  prise 
dans  son  ensemble.  Mais  vient  l'appel  du  héros;  à  la 
pression  se  substitue  une  aspiration,  à  la  loi  imperson- 
nelle, l'invitation  à  imiter  une  personnalité  créatrice. 
«  Fondateurs  et  réformateurs  de  religion,  mystiques  et 
saints,  héros  obscurs  de  la  vie  morale  que  nous  avons 
pu  rencontrer  sur  notre  chemin  et  qui  égalent  à  nos 
yeux  les  plus  grands,  tous  sont  là  :  entraînés  par  leur 
exemple,  nous  nous  joignons  à  eux  comme  à  une  ar- 
mée de  conquérants.  Ce  sont  des  conquérants,  en  effet  : 
ils  ont  brisé  la  résistance  de  la  nature  et  haussé  l'huma- 
nité à  des  destinées  nouvelles.  Ainsi,  quand  nous  dissi- 
pons les  apparences  pour  toucher  les  réalités,  quand 
nous  faisons  abstraction  de  la  forme  commune  que  les 
deux  morales,  grâce  à  des  échanges  réciproques  ont 
prise  dans  la  pensée  conceptuelle  et  le  langage,  nous 
trouvons  aux  deux  extrémités  de  cette  morale  unique, 
la  pression  et  l'aspiration  :  celle-là  d'autant  plus  par- 
faite qu'elle  est  plus  impersonnelle,  plus  proche  de  ces 
forces  naturelles  qu'on  appelle  habitude  et  même  ins- 
tinct, celle-ci  d'autant  plus  puissante  qu'elle  est  plus 
visiblement  soulevée  en  nous  par  des  personnes,  et 
qu'elle  semble  mieux  triompher  de  la  nature.  Il  est  vrai 
que,  si  l'on  descendait  jusqu'à  la  racine  de  la  nature 
elle-même,  on  s'apercevrait  peut-être  que  c'est  la  même 
force  qui  se  manifeste  directement,  en  tournant  sur 
elle-même,  dans  l'espèce  humaine  une  fois  constituée, 
et  qui  agit  ensuite  indirectement,  par  l'intermédiaire 
d'individualités  privilégiées,  pour  pousser  l'humanité 
en  avant.  »  P.  47-48.  Il  s'agit  dans  le  second  cas  d'âmes 
ouvertes  et  non  pas  closes,  qui  grâce  à  la  force  propul- 
sive de  l'émotion  sont  créatrices  de  valeurs  morales  nou- 
velles: l'humanité,  la  justice  absolue,  invention  judéo- 
chrétienne;  et  ainsi  la  morale  ouverte  se  substitue  à  la 
morale  close,  la  mysticité  au  dressage,  l'élan  d'amour  à 
la  pression  sociale.  Et  ces  deux  morales  relèvent  beau- 
coup plus  de  la  vie  que  de  la  raison  pure. 

2.  Les  deux  religions.  —  Gomme  il  y  a  une  morale 
close  et  une  morale  ouverte,  il  y  a  une  religion  stati- 
que et  une  religion  dynamique  qui  opposent  également 
les  contraintes  sociales  et  les  initiatives  d'individua- 
lités supérieures . 

a)  La  religion  statique  et  la  fonction  fabulatrice.  — 
La  religion  statique  est  la  forme  inférieure  du  phéno- 
mène religieux.  Absurdités  et  immoralités  y  abondent; 
elles  ne  tiennent  ni  à  une  mentalité  primitive,  ni  à  des 
représentations  collectives,  mais  bien  à  la  fonction  fa- 
bulatrice, créatrice  de  représentations  fantasmatiques, 
qui  est  à  l'œuvre  dans  le  roman,  le  drame,  les  mytho- 
logies  et  les  superstitions  des  primitifs.  Elle  a,  au  début 
tout  au  moins,  retenu  l'intelligence  sur  une  pente  dan- 
gereuse pour  l'individu  et  l'espèce.  Cet  instinct  virtuel 
répond  aux  exigences  de  la  vie. 

a.  Origine  de  la  fonction  fabulatrice.  — ■  Pour  le  com- 
prendre, il  faut  en  revenir  à  la  signification  de  l'élan 
vital.  Ni  le  pur  mécanisme,  ni  la  pure  finalité  ne  l'ex- 
pliquent, parce  que  ce  n'est  pas  quelque  chose  de  pré- 
déterminé, car  les  formes  qu'il  crée  de  toutes  pièces 
par  des  sauts  discontinus  sont  imprévisibles.  A  un 
point  de  l'évolution,  la  résistance  de  la  matière  a  fait 
que  la  vie  a  bifurqué  dans  deux  de  ces  formes  impré- 
visibles :  les  insectes  et  les  vertébrés  aboutissant  à 
l'homme.  Chez  les  insectes  nous  voyons  apparaître  une 
société  immuable,  instinctive,  où  les  éléments  n'exis- 
tent qu'en  vue  du  tout.  Chez  l'homme  nous  consta- 
tons une  société  qui  change.  Grâce  à  l'action  de  l'intel- 
ligence, une  grande  marge  y  est  laissée  à  l'individu  et 
le  progrès  s'y  ajoute  à  l'ordre.  Mais,  comme  les  deux 
types  de  société  sont  créés  par  le  même  élan  vital, on 
trouvera  chez  celui-ci,  l'humain,  comme  une  frange 


d'instinct  autour  de  l'intelligence  et  chez  l'autre  des 
lueurs  d'intelligence  au  fond  de  l'instinct.  Seulement, 
dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  y  a  société,  car,  pour  agir 
sur  la  matière,  avec  l'outil  incorporé  à  l'organisme  de 
l'insecte  ou  indépendant,  chez  l'homme,  il  faut  divi- 
sion du  travail  et  coordination  :  «le  social  est  au  fond 
du  vital.  »  P.  123.  Seulement,  tandis  que  chez  l'insecte 
le  social  s'impose,  il  n'en  va  pas  de  même  chez  l'homme 
et,  s'il  n'en  est  plus  de  même,  «c'est  que  l'effort  d'in- 
vention, qui  se  manifeste  dans  tout  le  domaine  de  la 
vie  par  la  création  d'espèces  nouvelles,  a  trouvé  dans 
l'humanité  seulement  le  moyen  de  se  continuer  par  des 
individus  auxquels  est  dévolue  alors,  avec  l'intelli- 
gence, la  faculté  d'initiative,  l'indépendance,  la  li- 
berté. Si  l'intelligence  menace  maintenant  de  rompre 
sur  certains  points  la  cohésion  sociale,  et  si  la  société 
doit  subsister,  il  faut  que,  sur  ces  points,  il  y  ait  à  l'in- 
telligence un  contrepoids.  Si  ce  contrepoids  ne  peut 
pas  être  l'instinct  lui-même,  puisque  sa  place  est  jus 
tement  prise  par  l'intelligence,  il  faut  qu'une  virtua- 
lité d'instinct  ou,  si  l'on  aime  mieux,  le  résidu  d'ins- 
tinct qui  subsiste  autour  de  l'intelligence,  produise  le 
même  effet;  il  ne  peut  agir  directement;  mais,  puisque 
l'intelligence  travaille  sur  des  représentations,  il  en 
suscitera  d'  »  imaginaires  qui  tiendront  tête  à  la  repré- 
sentation du  réel  et  qui  réussiront,  par  l'intermédiaire 
de  l'intelligence  même,  à  contrecarrer  le  travail  intel- 
lectuel. Ainsi  s'expliquerait  la  fonction  fabulatrice.  Si 
d'ailleurs  elle  joue  un  rôle  social,  elle  doit  servir  aussi 
l'individu,  que  la  société  a  le  plus  souvent  intérêt  à 
ménager  ..  P.  124. 

b.  Rôles  de  la  fonction  fabulatrice.  —  D'abord  elle 
réagit  contre  la  tendance  à  la  désorganisation  sociale. 
Un  fait  recueilli  par  la  science  psychique  permet  de 
comprendre  le  mécanisme  de  cette  réaction. 

Une  dame  se  trouvait  à  l'étage  supérieur  d'un  hôtel.  La 
barrière  destinée  à  fermer  la  cage  de  l'ascenseur  était  juste- 
ment ouverte.  Cette  barrière  ne  devant  s'ouvrir  que  si  l'as- 
censeur est  arrêté  à  l'étage,  elle  crut  naturellement  que  l'as- 
censeur était  là,  et  se  précipita  pour  le  prendre.  Brusque- 
ment elle  se  sentit  rejeter  en  arrière  :  l'homme  chargé  de 
manœuvrer  l'appareil  venait  de  se  montrer,  et  de  la  repous- 
ser sur  le  palier.  A  ce  moment  elle  sortit  de  sa  distraction. 
Elle  constata,  stupéfaite,  qu'il  n'y  avait  ni  homme,  ni  appa- 
reil. Le  mécanisme  s'étant  dérangé,  la  barrière  avait  pu 
s'ouvrir  à  l'étage  où  elle  était,  alors  que  l'ascenseur  était 
resté  en  bas.  C'est  dans  le  vide  qu'elle  allait  se  précipiter; 
une  hallucination  miraculeuse  lui  avait  sauvé  la  vie.  Kst-il 
besoin  de  dire  que  le  miracle  s'explique  aisément?  La  dame 
avait  raisonné  juste  sur  un  fait  réel,  car  la  barrière  était 
ellectivcment  ouverte  et  par  conséquent  l'ascenseur  aurait 
dû  être  à  l'étage.  Seule,  la  perception  de  la  cage  vide  l'eût 
tirée  de  son  erreur  ;mais  cette  perception  serait  arrivée  trop 
tard,  l'acte  consécutif  au  raisonnement  juste  étant  déjà 
commencé.  Alors  avait  surgi  la  personnalité  instinctive, 
somnambulique,  sous-jacente  à  celle  qui  raisonne.  Elle  avait 
aperçu  le  danger.  Il  fallait  agir  tout  de  suilc.  Instantané- 
ment elle  avait  rejeté  le  corps  en  arrière,  faisant  agir  du 
même  coup  la  perception  fictive,  hallucinatoire,  qui  pou- 
vait le  mieux  provoquer  et  expliquer  le  mouvement  en  appa- 
rence injustifié.  I'.  125, 

Or,  dans  l'humanité  primitive  et  chez  les  sociétés 
rudimentaires,  il  se  produisit  quelque  chose  d'analogue. 
Tandis  que,  dans  les  communautés  d'insectes,  l'instinct 
assure  parfaitement  la  subordination  et  la  coordina- 
tion sociales,  dans  les  groupements  humains,  surtout 
les  premiers,  l'intelligence  risquait  fort  de  se  détourner 
du  service  social  pour  des  fins  égoïstes.  L'instinct  de- 
venu virtuel  suscita  une  perception  illusoire,  une  con- 
trefaçon de  souvenir  pour  réprimer  l'égoïsme  de  l'in- 
telligence; un  dieu  protecteur  de  la  cité  intervint  alors 
comme  une  hallucination  utile,  de  même  que  la  vision 
du  gardien  de  l'ascenseur  :  «  Envisagée  de  ce  premier 
point  de  vue,  la  religion  est  donc  une  réaction  défensive 
de  la  nature  contre  le  pouvoir  dissolvant  de  l'intelli- 


2267 


RELIGION.    THÉORIE    DE    H.    BERGSON,    EXPOSÉ 


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gence.  »  P.  127.  D'ailleurs,  à  cause  de  l'indistinction  des 
notions  aux  premiers  âges,  de  l'absence  de  barrières 
conceptuelles  entre  la  loi  et  la  coutume,  la  responsa- 
bilité individuelle  et  la  responsabilité  sociale,  la  chose 
et  la  personne,  il  n'y  eut  d'abord  dans  le  réducteur  de 
l'égoïsme  que  des  éléments  de  personnalité,  ce  fut  un 
tabou,  un  interdit  avant  d'être  une  vraie  personne. 

Un  autre  rôle  de  la  fonction  fabulatrice  et  de  la  reli- 
gion est  de  réagir  contre  la  dépression  qui  résulte  du 
caractère  inévitable  de  la  mort.  «  La  certitude  de  mou- 
rir, surgissant  avec  la  réflexion  dans  un  monde  d'êtres 
vivants  qui  était  fait  pour  ne  penser  qu'à  vivre, 
contrarie  l'intention  de  la  nature.  Celle-ci  va  trébucher 
sur  l'obstacle  qu'elle  se  trouve  avoir  placé  sur  son  pro- 
pre chemin.  Mais  elle  se  redresse  aussitôt.  A  l'idée  que 
la  mort  est  inévitable  elle  oppose  l'image  d'une  conti- 
nuation de  la  vie  après  la  mort:  cette  image,  lancée 
par  elle  dans  le  champ  de  l'intelligence  où  vient  de 
s'installer  l'idée,  remet  les  choses  en  ordre  :  la  neutra- 
lisation de  l'idée  par  l'image  manifeste  alors  l'équilibre 
même  de  la  nature,  se  retenant  de  glisser.  Nous  nous 
retrouvons  donc  devant  le  jeu  tout  particulier  d'ima- 
ges et  d'idées  qui  nous  a  paru  caractériser  la  religion  à 
ses  origines.  Envisagée  de  ce  second  point  de  vue,  la  reli- 
gion est  une  réaction  défensive  de  la  nature  contre  la 
représentation,  par  l'intelligence  de  V inévitabilité  de  la 
mort.  »  P.  137.' De  là  découlent  un  certain  nombre  de 
«  thèmes  généraux  de  fabulation  utile  ».  La  société 
avait  intérêt  à  une  telle  réaction  surtout  à  l'époque 
où,  pauvre  en  institutions,  elle  n'était  bâtie  qu'en 
hommes,  les  chefs  n'ayant  pleine  autorité  que  grâce  à 
leur  survie.  La  croyance  à  «  la  survie  fut  dictée  par 
l'idée  du  corps  visuel  détachable  du  corps  tactile,  idée 
antérieure  à  celle  de  l'âme.  La  conception  du  mana, 
«  provision  de  forces  »  où  viennent  puiser  tous  les  vi- 
vants, donna  aux  fantômes  ainsi  créés  des  possibilités 
d'action.  Puis  l'idée  d'âme  est  rejointe  par  celle  d'es- 
prits et  on  peuple  la  nature  d'esprits.  Devenues  esprits, 
les  âmes  des  morts  peuvent  nuire  ou  aider,  on  les 
apaise,  on  se  les  concilie.  De  là  des  puérilités,  des  mons- 
truosités dans  une  société  qui,  changeant  en  vase  clos, 
ne  progresse  pas  vraiment,  «une  prolifération  du  dé- 
raisonnable »,  le  temps  exaspérant  «  ce  qu'il  pouvait 
y  avoir  d'irrationnel  dans  des  tendances  élémentaires 
assez  naturelles  ».  P.  143. 

c.  Formes  générales  que  prend  la  religion.  —  Les  deux 
fonctions  essentielles  de  la  religion  ainsi  déterminées, 
on  peut  alors  dégager  les  tendances  élémentaires  qui 
expliquent  les  formes  générales  qu'elle  a  prises. 

En  dehors  même  de  la  mort,  la  vie  est  un  risque  à 
cause  de  l'intervalle  que  l'intelligence  crée  entre  l'ini- 
tiative et  son  effet.  De  là  le  recours  à  une  assurance 
contre  l'imprévisibilité  par  l'intervention  de  puissances 
favorables  et  l'explication  de  l'échec  par  des  puissan- 
ces hostiles.  Actuellement  encore,  quand  nous  suivons 
nos  tendances  spontanées,  dans  le  jeu  par  exemple, 
nous  obéissons  à  des  croyances  du  même  genre  quoique 
plus  voilées  :  on  encourage  la  bille  de  la  roulette  par 
une  tension  de  tout  l'être  vers  elle,  on  croit  supersti- 
tieusement à  la  veine.  Ceji  n'implique  pas  l'indiffé- 
rence aux  causes  naturelles  chez  le  primitif,  qui  ne  fait 
pas  intervenir  les  causes  mystiques  quand  l'homme 
n'est  pas  en  jeu.  Tout  événement  grave  et  non  seule- 
ment l'incertitude  de  l'avenir  produit  une  transposition 
Imaginative  du  même  genre,  parce  que  sous  le  choc 
notre  conscience,  «  débarrassée  de  l'acquis  »,  se  trouve 
«  rendue  à  sa  simplicité  originelle  ».  P.  161. 

a)  Parmi  les  /ormes  élémentaires  qu'expliquent  les 
tendances  que  nous  venons  de  décrire  il  y  a  d'abord  la 
magie.  Celle-ci  n'est  pas  issue  de  la  croyance  à  une 
force  occulte  répandue  dans  toute  la  nature,  mana, 
orenda,  etc.,  au  contraire  cette  croyance  fut  le  résultat 
de  la  pratique  magique  exercée  dès  l'origine;  l'homme 


chargeant  la  nature  de  continuer  l'action  qu'il  ne  pou- 
vait pas  poursuivre...  L'homme  a  agi  ainsi,  parce  que 
d'instinct  il  humanisait  les  choses,  les  faisait  sympathi- 
ser avec  lui  et  que  sans  cela  l'élan  vital  aurait  été  brisé. 
Une  technique  pratiquée  à  froid  n'est  venue  qu'ensuite. 
Manipulant  la  matière,  la  magie  peut  servir  accidentel- 
lement la  science,  mais  en  soi  elle  est  l'inverse  de  la 
science  qui  implique  effort  d'invention  et  d'accueil, 
tandis  que  la  magie  favorise  la  paresse  en  substituant 
le  désir  au  vouloir.  C'est  pourquoi  cette  dernière  recule 
dans  la  mesure  même  des  progrès  scientifiques,  bien 
que  nous  y  ayons  encore  tendance.  La  magie  fait  partie 
de  la  religion  inférieure,  étant  comme  elle  une  précau- 
tion prise  contre  les  dangers  de  l'intelligence.  Mais, 
dans  la  région  moyenne  des  phénomènes  religieux, 
celle  des  dieux,  il  y  a  opposition  entre  elles  :  égoïsme, 
contrainte,  objet  impersonnel  du  côté  de  la  magie, 
désintéressement,  prière,  rapports  avec  des  personna- 
lités du  côté  de  la  religion.  Toutes  deux  divergent  à 
partir  d'une  origine  commune  tout  en  continuant  à  se 
heurter  réciproquement. 

P)  La  croyance  aux  esprits  ne  fut  pas  la  première 
forme  de  la  spéculation.  L'humanité  n'a  pas  commencé, 
en  fait  de  religion,  par  des  vues  théoriques  :  animisme 
où  chaque  être  a  son  âme,  préanimisme  où  règne  une 
forme  impersonnelle  répandue  dans  le  tout.  Il  y  a 
d'abord  eu  les  exigences  de  la  vie  :  «  la  religion  étant 
coextensive  à  notre  espèce  doit  tenir  à  notre  struc- 
ture. »  P.  187.  L'animal  ne  regarde  que  ce  qui  concerne 
ses  besoins  et  se  comporte  comme  si  tout  était  combiné 
en  vue  de  son  bien...  L'homme  qui  réfléchit  se  sentirait 
perdu  dans  l'immensité  de  l'univers,  si  l'instinct  ne 
suscitait  pas  chez  lui  l'image  antagoniste  d'une  «conver- 
sion »  des  choses  et  des  événements  vers  lui.  Ensuite 
l'intention  de  la  nature  ou  bien  sera  de  plus  en  plus 
matérialisée  et  la  magie  tentera  de  la  conquérir  par 
force,  ou  bien  elle  sera  abordée  par  le  côté  moral  et 
personnalisée  pour  devenir  objet  de  prière.  Il  y  aune 
donnée  des  sens  immédiate,  l'action  bienfaisante  ou 
malfaisante  vue  tout  d'abord  et  se  suffisant  à  elle- 
même.  Ce  sera  l'esprit  à  l'état  premier.  L'esprit  diffère 
du  dieu  parce  qu'il  est  strictement  localisé  et  sans  per- 
sonnalité nette.  Les  âmes  des  morts  viennent  rejoindre 
les  esprits  et  les  préparent  à  devenir  des  personnes. 
La  croyance  aux  esprits  est  universelle,  elle  n'est  pas 
loin  des  origines,  sans  être  tout  à  fait  originelle  et 
«  l'esprit  humain  passe  naturellement  par  elle  avant 
d'arriver  à  l'adoration  des  dieux  ».  P.  192. 

y)  Avant  d'arriver  aux  dieux,  il  faut  ouvrir  une  pa- 
renthèse sur  la  zoolntrie  et  le  totémisme.  A  une  époque 
où  l'intelligence  n'avait  pas  encore  fait  ses  preuves, 
l'animal  en  imposait  par  son  absence  d'hésitation  et 
son  silence  qui  paraissait  fait  de  mystère  et  de  dédain. 
Puis  on  voit  en  lui  une  qualité  dominante  et  simple 
qu'on  cherche  à  capter  comme  on  avait  capté  les  ac- 
tions. Ainsi,  au  sortir  de  la  religion  primitive,  on  avait 
le  choix  entre  le  culte  des  esprits  et  celui  des  animaux. 
Dans  l'animal,  ce  qui  importe  c'est  le  genre,  tandis  que 
chez  l'homme  c'est  l'individu  qui  intéresse.  Cela  peut 
faire  comprendre  le  totémisme  qui  consiste  àvénérer 
une  espèce  animale  ou  végétale  ou  même  une  simple 
chose,  comme  le  patron,  le  «  totem  »  d'un  clan.  Chaque 
membre  du  clan  est  le  totem, ce  qui  n'est  pas  une  iden- 
tification :  «  notre  verbe  être  a  des  significations  que 
nous  avons  peine  à  définir.  »  P.  194.  Il  s'agit  là,  en 
somme,  d'un  moyen  de  se  différencier  d'autres  grou- 
pes, ce  qui  correspond  à  un  intérêt  vital,  car  on  évite 
ainsi  par  l'exogamie  la  dégénérescence  qui  résulte  de 
l'union  entre  proches.  L'exogamie  a  pu  d'ailleurs  tom- 
ber en  cours  de  route. 

S)  Le  dieu,  à  la  différence  de  l'esprit  est  une  per- 
sonne avec  qualités,  défauts,  caractère,  nom,  relations 
définies  avec  d'autres  dieux,  fonctions  importantes  et 


2269 


RELIGION.    THÉORIE    DE    H.    BERGSON,    EXPOSE 


2270 


spéciales.  Dénué  de  ces  qualifications,  l'esprit  est  plus 
près  de  «  la  représentation  religieuse  vraiment  origi- 
nelle qui  est  celle  d'une  présence  efficace,  d'un  acte 
plutôt  que  d'un  être  ou  d'une  chose  ».  P.  199.  Le  popu- 
laire reste  attaché  aux  esprits,  la  partie  éclairée  de  la 
nation  préfère  les  dieux,  ce  qui  fait  que  la  marche  au 
polythéisme  est  un  progrès.  Cette  marche  est  d'ailleurs 
le  caprice  même  :  divinités  locales  grandissant  avec  la 
cité  et  devenant  divinités  nationales,  dieux  absorbant 
d'autres  dieux,  souverains  divinisés,  dieux-fonctions, 
dieux  agricoles,  surtout  au  début,  dieux  présidant  aux 
régions  de  l'univers,  dieux-astres,  les  panthéons  sont 
des  Babels.  Les  anciens  dieux  ont  tendance  «  à  s'enri- 
chir d'attributs  moraux  quand  ils  avancent  en  âge  ». 
P.  206. 

La  religion  étant  action  plus  que  spéculation,  s'en- 
tretient par  des  exercices  répétés,  rites  et  cérémonies, 
dont  la  croyance  aux  dieux  est  l'occasion,  de  là  résulte 
«  une  solidarité  du  dieu  et  de  l'hommage  qu'on  lui 
rend  ».  P.  214.  C'est  ainsi  que,  tandis  que  dans  la  reli- 
gion dynamique  la  prière,  élévation  de  l'âme,  n'a  pas 
besoin  de  paroles,  dans  la  religion  statique  sa  forme 
extérieure  importe  beaucoup.  Celle-ci  contribue  à  don- 
ner au  dieu  plus  d'objectivité,  parce  que  les  mouve- 
ments naissants  ou  accomplis  convertissent,  en  règle 
générale,  la  représentation  en  chose.  Quant  au  sacrifice, 
c'est  sans  doute  une  offrande  faite  en  vue  d'acheter  la 
faveur  du  dieu  ou  d'apaiser  sa  colère,  mais  c'est  aussi 
un  repas  fait  avec  le  dieu  auquel  il  donne  plus  de  force 
et  dont  —  arrière-pensée  à  peine  consciente  — ■  il 
assure  plus  solidement  l'existence. 

e)  On  a  pu  adjoindre  des  philosophies  aux  religions 
statiques,  mais  religion  et  philosophie  restent  essen- 
tiellement distinctes  :  d'un  côté  l'action,  de  l'autre  la 
pensée.  A  l'origine  religion  et  morale  ont  coïncidé,  mais 
par  la  suite  la  religion  statique  s'est  appliquée  non  pas 
au  maintien  des  obligations  morales  d'un  caractère 
général  qui  ont  évolué  à  part,  mais  au  renforcement  de 
groupes  clos,  ce  qui  fait  que  chez  elle  la  fonction  natio- 
nale a  primé  la  fonction  morale. 

Sous  toutes  ces  formes  la  religion  statique  est  bien 
«  une  réaction  défensive  de  la  nature  contre  ce  qu'il 
pourrait  y  avoir  de  déprimant  pour  l'individuet  de  dis- 
solvant pour  la  société,  dans  l'exercice  de  l'intelli- 
gence», p.  219;  perturbation  et  fabulation  s'annulant 
dans  un  acte  simple  en  lui-même,  bien  que  l'analyse  y 
découvre  de  multiples  aspects. 

b)  La  religion  dynamique.  —  Avec  la  religion  dyna- 
mique (c.  m),  nous  entrons  dans  un  autre  monde. 

a.  Il  y  a  en  effet  deux  sens  du  mot  religion.  -  -  Desti- 
née à  «  combler  chez  les  êtres  doués  de  réflexion  un 
déficit  éventuel  de  l'attachement  à  la  vie  »,  p.  225,  la 
religion  le  fait  sous  sa  forme  statique  par  l'exercice  de 
la  fonction  fabulatrice  installée  au  cœur  même  de  l'in- 
telligence. Sous  sa  forme  dynamique,  elle  tend  au  même 
but,  «mais  en  remontant  pour  reprendre  de  l'élan 
dans  la  direction  même  d'où  l'élan  était  venu  »,  p.  226, 
en  intensifiant  et  en  complétant  en  action  la  frange 
d'intuition  qui  est  restée  attachée  à  l'intelligence. 
Dans  ce  second  cas  on  se  laisse  pénétrer  «  sans  que  la 
personnalité  s'y  absorbe  »,  p.  226,  par  un  être  qui  peut 
immensément  plus  que  nous,  il  y  a  amour  de  ce  qui  n'est 
qu'amour,  don  à  l'humanité  tout  entière,  confiance 
transfigurée,  détachement  de  chaque  chose  en  parti- 
culier, fait  de  l'attachement  à  la  vie  en  général. 

Pourquoi  donner  le  même  nom  à  deux  choses  si  dif- 
férentes? D'abord  parce  qu'elles  tendent  toutes  deux 
à  la  sécurité  et  à  la  sérénité,  le  vrai  mysticisme  d'ail- 
leurs—  qui  est  la  religion  dynamique  par  essence  —  se 
jouant  d'obstacles  avec  lesquels  la  nature  a  dû  compo- 
ser dans  l'ordre  statique,  ce  qui  fait  qu'il  est  nécessai- 
rement exceptionnel.  Ensuite  il  y  a  en  tout  homme 
quelque  chose  qui  fait  écho  à  ce  vrai  mysticisme;  sub- 


sistant, bien  que  touchée  par  lui,  la  religion  statique 
garde  ses  éléments,  «  mais  magnétisés  et  tournés  dans 
un  autre  sens  par  cette  aimantation  ».  P.  230.  Il  se 
crée  ainsi  une  religion  mixte  d'où  résultent  «  des  diffé- 
rences apparentes  de  degré  entre  deux  choses  qui  dif- 
fèrent radicalement  de  nature  »  (p.  229),  et  on  emploie 
des  formules  presque  vides  qui  font  surgir  ici  ou  là 
l'esprit  capable  de  les  remplir. 

b.  Religion  dynamique  et  mysticisme.  —  C'est  dans  le 
mysticisme  que  M.  Bergson  cherche  la  religion  dyna- 
mique, mais  il  y  a  mysticisme  et  mysticisme.  Il  faut 
d'abord  étudier  «  la  direction  commune  des  élans  qui 
n'ont  pas  abouti  »,  pour  montrer  «  comment  le  saut 
brusque  qui  fut  définitif  n'eut  rien  d'accidentel  i. 
P.  231. 

a)  Mysticisme  différent  du  christianisme.  —  La  plu- 
part des  mystères  grecs  n'eurent  rien  de  mystique. 
P.  231.  Mais  sur  tel  de  ces  mystères  il  peut  y  avoir 
l'empreinte  d'une  personnalité  dont  il  aurait  fait  revi- 
vre l'esprit,  et  l'enthousiasme,  même  bacchique,  peut 
annoncer  certains  états  mystiques.  L'évolution  de  la 
pensée  grecque  fut,  dans  l'ensemble,  purement  ration- 
nelle, néanmoins  il  y  eut,  et  dans  l'orphisme  qui  y  péné- 
tra au  début,  et  dans  le  néoplatonisme  qui  fut  son  der- 
nier épanouissement,  «  un  effort  pour  aller  chercher  au 
delà  de  l'intelligence  une  vision,  un  contact,  la  révéla- 
tion d'une  réalité  transcendante  ».  P.  235.  Mais  le  vrai 
mysticisme  ne  fut  pas  atteint.  On  peut  le  définir 
comme  un  mouvement  dont  «  l'aboutissement  est 
une  prise  de  contact  et  par  conséquent  une  coïncidence 
partielle,  avec  l'effort  créateur  que  manifeste  la  vie. 
Cet  elïort  est  de  Dieu,  si  ce  n'est  pas  Dieu  lui-même. 
Le  grand  mystique  serait  une  individualité  qui  fran- 
chirait les  limites  assignées  à  l'espèce  par  sa  matéria- 
lité, qui  continuerait  et  prolongerait  ainsi  l'action  di- 
vine ».  P.  235.  Or  le  mysticisme  plotinien  alla  jusqu'à 
l'extase,  mais  «  il  ne  franchit  pas  cette  dernière  étape 
pour  arriver  au  point  où,  la  contemplation  venant 
s'abîmer  dans  l'action,  la  volonté  humaine  se  confond 
avec  la  volonté  divine  ».  P.  236.  Plotin  ne  proclame-t- 
il  pas,  en  effet,  que  «  l'action  est  un  affaiblissement  de 
la  contemplation  »'?  (Troisième  Ennéade,  1.  VIII,  c.  iv.) 

Dans  l'Inde  —  là  où  l'on  pratique  le  mysticisme,  ce 
qui  est  loin  d'être  le  fait  de  tous  —  ce  mysticisme  ne  se 
distingue  pas  radicalement  de  la  dialectique,  comme 
en  Grèce.  Il  y  a  un  mélange  de  ces  deux  activités  spi- 
rituelles, ce  qui  d'ailleurs  les  empêche  l'une  et  l'au- 
t.3  d'aboutir  au  terme  de  leur  elïort.  Mais  par  l'une  et 
par  l'autre  on  s'efforçait  de  faire  un  bond  au-delà  delà 
nature,  soit  en  suivant  le  yoga,  production  artificielle 
d'états  hypnotiques,  soit  en  pratiquant  la  connais- 
sance non  pas  pour  elle-même  mais  comme  un  moyen 
d'échapper  à  une  existence  trop  cruelle  par  le  renonce- 
ment, conçu  comme  une  absorption  dans  le  Tout 
ainsi  qu'en  soi-même.  L'illumination  bouddhique,  en 
particulier,  achemine  l'âme  au  delà  du  bonheur  et  de 
la  souffrance,  parce  qu'au  delà  de  la  conscience. 
Mais  ce  mysticisme  s'arrête  à  mi-chemin,  détaché  de 
la  vie  humaine,  n'atteignant  pas  néanmoins  à  la  vie 
divine:  il  n'est  pas  «le  don  total  et  mystérieux  de  soi- 
même  »,  il  n'a  pas  cru  à  l'efficacité  de  l'action  humaine, 
il  a  été  étoutlé  par  le  pessimisme.  C'est  seulement  quand 
le  christianisme,  que  la  civilisation  occidentale  porte 
toujours  avec  elle,  même  sous  sa  forme  industrielle,  a 
fait  tressaillir  l'âme  hindoue  qu'un  Ramakrishna,  un 
Vivekananda  ont  atteint  un  mysticisme  ardent,  agis- 
sant, libérant  l'homme  du  poids  écrasant  de  la  nature. 

p)  Le  mysticisme  chrétien. —  «  Le  mysticisme  complet 
est  en  effet  celui  des  grands  mystiques  chrétiens...  Il 
n'est  pas  douteux  que  la  plupart  aient  passé  par  des 
états  qui  ressemblent  aux  divers  points  d'aboutisse- 
ment du  mysticisme  antique.  Mais  ils  n'ont  fait  qu'y 
passer  :  se  ramassant  sur  eux-mêmes  pour  se  tendre 


2271 


RELIGION.    THEORIE     DE     H.    RERGSON.    EXPOSÉ 


2272 


dans  un  tout  nouvel  elTort,  ils  ont  rompu  une  digue; 
un  immense  courant  de  vie  les  a  ressaisis;  de  leur  vita- 
lité accrue  s'est  dégagée  une  énergie,  une  audace,  une 
puissance  de  conception  et  de  réalisation  extraordi- 
naires. Qu'on  pense  à  ce  qu'accomplirent  dans  le  do- 
maine de  l'action  un  saint  Paul,  une  sainte  Thérèse, 
une  sainte  Catherine  de  Sienne,  un  saint  François,  une 
Jeanne  d'Arc,  et  tant  d'autres!  »  P.  243. 

Ce  ne  sont  pas  des  malades,  car  ils  sont  doués  d'une 
santé  mentale  exceptionnelle,  qui  «  se  manifeste  par 
le  goût  de  l'action,  la  faculté  de  s'adapter  et  de  se  réa- 
dapter aux  circonstances,  la  fermeté  jointe  à  la  sou- 
plesse, le  discernement  prophétique  du  possible  et  de 
l'impossible,  un  esprit  de  simplicité  qui  triomphe  des 
complications,  enfin  un  bon  sens  supérieur  ».  P.  144. 
Sans  doute  on  constate  chez  eux  des  états  anormaux, 
mais  les  grands  mystiques  eux-mêmes neleur accordent 
qu'une  importance  secondaire  et  déclarent  qu'ils  doi- 
vent être  dépassés  pour  atteindre  le  terme  qui  est 
«  l'identification  de  la  volonté  humaine  avec  la  volonté 
divine  »,  p.  245,  et  enfin  ils  sont  très  explicables  par 
le  bouleversement  que  produit  inévitablement  le  pas- 
sage du  statique  au  dynamique  et  constituent  la  ran- 
çon du  mysticisme  supérieur  et  non  pas  sa  cause. 

C'est  à  une  union  parfaite  de  volonté  avec  Dieu  qu'ils 
tendent.  Après  l'illumination,  puis  le  vide  de  la  nuit 
obscure,  après  que  l'extase  est  tombée,  et  en  troisième 
lieu  une  phase  de  préparation  finale  où  l'âme  élimine 
tout  ce  qui  n'est  pas  «  assez  pur,  assez  résistant,  assez 
souple  »  pour  que  Diej  l'utilise,  vient  l'union  totale  et 
définitive  :  «  Désormais  c'est  pour  l'âme  une  surabon- 
dance de  vie.  C'est  un  immense  élan.  C'est  une  poussée 
irrésistible  qui  la  jette  dans  les  plus  vastes  entreprises. 
Une  exaltation  calme  de  toutes  ses  facultés  fait  qu'elle 
voit  grand  et,  si  faible  soit-elle,  réalise  puissamment. 
Surtout  elle  voit  simple,  et  cette  simplicité,  qui  frappe 
aussi  bien  dans  ses  paroles  et  sa  conduite,  la  guide  à 
travers  des  complications  qu'elle  semble  ne  pas  même 
apercevoir.  Une  science  innée,  ou  plutôt  une  innocence 
acquise,  lui  suggère  ainsi  du  premier  coup  la  démarche 
utile,  l'acte  décisif,  le  mot  sans  réplique.  L'effort  reste 
pourtant  indispensable,  et  aussi  l'endurance  et  la  per- 
sévérance. Mais  ils  viennent  tout  seuls,  ils  se  déploient 
d'eux-mêmes  dans  une  âme  à  la  fois  agissante  et  «agie», 
dont  la  liberté  coïncide  avec  l'activité  divine.  Ils  repré- 
sentent une  immense  dépense  d'énergie,  mais  cette 
énergie  est  fournie  en  même  temps  que  requise,  car  la 
surabondance  de  vitalité  qu'elle  réclame  coule  d'une 
source  qui  est  celle  même  de  la  vie.  Maintenant  les 
visions  sont  loin  :  la  divinité  ne  saurait  se  manifester 
au  dehors  à  une  âme  désormais  remplie  d'elle.  Plus 
rien  qui  paraisse  distinguer  essentiellement  un  tel 
homme  des  hommes  parmi  lesquels  il  circule.  Lui  seul 
se  rend  compte  d'un  changement  qui  l'élève  au  rang 
des  adjulores  Dei,  patients  par  rapport  à  Dieu,  agents 
par  rapport  aux  hommes.  De  cette  élévation  il  ne  tire 
d'ailleurs  nul  orgueil.  Grande  est  au  contraire  son  humi- 
lité. Comment  ne  serait-il  pas  humble,  alors  qu'il  a  pu 
constater  dans  des  entretiens  silencieux,  seul  à  seul, 
avec  une  émotion  où  son  âme  se  sentait  fondre  tout 
entière,  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'humilité  divine.  » 
P.  249. 

Pour  juger  les  grands  mystiques  à  toute  leur  valeur, 
il  ne  suffit  pas  de  décrire  leur  étal  intime  il  faut  encore 
considérer  la  rénovation  qu'ils  opèrent  autour  d'eux, 
puisqu'ils  sont  tout  orientés  vers  l'action.  «  Car  l'amour 
qui  le  consume  (le  grand  mystique)  n'esl  plus  simple- 
ment l'amour  d'un  homme  pour  Dieu,  c'esl  l'amour  de 
Dieu  pour  tous  les  hommes.  A  travers  Dieu,  par  Dieu, 
il  aime  toute  l'humanité  d'un  divin  amour.  »  P.  249. 
Cet  amour  n'est  ni  une  conclusion  de  la  raison  mon- 
trant tous  les  hommes  part  icipant  à  une  même  essence, 
froid    idéal    sans    efficacité   vraie,   ni    l'intensification 


d'une  sympathie  innée  de  l'homme  pour  l'homme,  car 
l'instinct  nature!  porte  les  sociétés  closes  plutôt  à  la 
lutte  qu'à  l'entente.  Ce  n'est  ni  du  sensible,  ni  du 
naturel,  c'est  l'un  et  l'autre  implicitement  et  beau- 
coup plus...  «  Car  un  tel  amour  est  à  la  racine  même  de 
la  sensibilité  et  de  la  raison,  comme  du  reste  des  choses, 
coïncidant  avec  l'amour  de  Dieu  pour  son  œuvre, 
amour  qui  a  tout  fait,  il  livrerait  à  qui  saurait  l'inter- 
roger le  secret  de  la  création.  »  P.  250-251.  C'est  l'élan 
même  de  vie  «  communiqué  intégralement  à  des 
hommes  privilégiés  qui  voudraient  l'imprimer  alors  à 
l'humanité  entière  ».  P.  251. 

Comment  le  mystique  réussira-t-il?  Voici  la  situa- 
tion devant  laquelle  il  se  trouve  :  «  L'humanité  est  une 
espèce  animale,  soumise  comme  telle  à  la  loi  qui  régit 
le  monde  animal  et  qui  condamne  le  vivant  à  se  repaître 
du  vivant.  Sa  nourriture  lui  étant  alors  disputée  et  par 
la  nature  en  général  et  par  ses  congénères,  il  emploie 
nécessairement  son  effort  à  se  la  procurer,  son  intelli- 
gence est  justement  faite  pour  lui  fournir  des  armes  et 
des  outils  en  vue  de  cette  lutte  et  de  ce  travail. 
Comment,  dans  ces  conditions,  l'humanité  tourne- 
rait-elle vers  le  ciel  une  attention  essentiellement  fixée 
sur  la  terre?  »  P.  251.  Deux  méthodes  sont  possibles. 
Ou  bien  un  immense  système  de  machines,  doublé 
d'ailleurs  d'une  organisation  politique  et  sociale  assu- 
rant au  machinisme  sa  véritable  destination,  libérera 
l'homme  pour  ses  tâches  spirituelles;  mais  cela  ne  va 
pas  sans  risque  de  voir  le  machinisme,  simple  moyen, 
devenir  le  but  et  ne  pourra  en  tout  cas  se  réaliser  que 
tardivement.  Ou  bien  on  créera  une  élite,  une  petite 
société  spirituelle,  des  couvents,  des  ordres  religieux  qui 
garderont  l'élan  mystique,  bien  que  déjà  affaibli,  pour 
l'heure  lointaine  du  changement  profond  des  condi- 
tions matérielles  imposées  à  l'homme. 

D'ailleurs  le  grand  mystique  (et  il  s'agit  ici  du  mys- 
tique chrétien)  ne  travaille  pas  sur  une  table  rase.  Il 
part  d'une  théologie  qui  a  précisément  capté  un  cou- 
rant de  mysticité,  et  il  s'en  sert  pour  exprimer  ses  expé- 
riences. Sans  doute  la  religion  et  la  théologie  qu'il  pro- 
fesse dans  son  mysticisme  même  ont  dû  se  faire  com- 
prendre d'une  humanité  assez  ordinaire,  qui  ne  saisit  le 
nouveau  que  comme  une  suite  de  l'ancien,  et  l'ancien 
est  «  d'une  part  ce  que  la  philosophie  grecque  avait 
construit,  et  d'autre  part  ce  que  les  religions  antiques 
avaient  imaginé  ».  P.  255.  «  Mais  rien  de  tout  cela 
n'était  essentiel  :  l'essence  de  la  nouvelle  religion  de- 
vait être  la  diffusion  du  mysticisme.  Il  y  a  une  vulga- 
risation noble,  qui  respecte  les  contours  de  la  vérité 
scientifique,  et  qui  permet  à  des  esprits  simplement 
cultivés  de  se  la  représenter  en  gros  jusqu'au  jour  où 
un  effort  supérieur  leur  en  découvrira  le  détail  et  sur- 
tout leur  en  fera  pénétrer  profondément  la  significa- 
tion. Du  même  genre  paraît  être  la  propagation  de  la 
mysticité  par  la  religion.  En  ce  sens  la  religion  est 
au  mysticisme  ce  que  la  vulgarisation  est  à  la 
science.  » 

Mais  quel  est  le  mysticisme  premier  qui  s'est  cristal- 
lisé dans  la  religion  chrétienne?  La  réponse  est  simple. 
«  Par  le  fait  à  l'origine  du  christianisme  il  y  a  le  Christ.» 
«  Les  grands  mystiques...  se  trouvent  être  des  imita- 
teurs et  des  continuateurs  originaux,  mais  incomplets, 
de  ce  que  fut  complètement  le  Christ  des  Évangiles.  » 
P.  25(5.  La  religion  des  prophètes  d'Israël  est  restée 
trop  nationale,  son  Dieu  trop  sévère,  ses  rapports  avec 
ce  Dieu  trop  peu  intimes  pour  que  le  judaïsme  fût  un 
mysticisme  complet.  .Mais  elle  a  contribué  plus  qu'au- 
cune autre  à  susciter  le  mysticisme  chrétien,  n'étant 
pas  contemplation  pure,  mais  créant  par  sa  passion  de 
la  justice  l'élan  nécessaire  pour  passer  de  la  pensée  à 
l'action. 

3.  De  la  religion  dynamique  à  Dieu.  —  C'est  du  mys- 
ticisme ainsi  décrit  dans  sa  nature,  son  action  et  son 


2273 


RELIGION.    THEORIE    DE    II.    BERGSON,    EXPOSE 


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origine  que  M.  Bergson  part  pour  construire  la  méta- 
physique et  prouver  tout  d'abord  l'existence  de  Dieu. 

II  rejette  les  preuves  que  Platon  et  Aristote  ont  don- 
nées de  celle-ci,  parce  qu'elles  se  ramènent  à  des  hié- 
rarchies d'idées  et  que  les  idées  sont  d'origine  sociale 
et  non  transcendante.  Pour  simplifier  et  coordonner  le 
travail  sur  les  choses,  on  les  réduit  en  catégories  peu 
nombreuses,  propriétés  ou  états  stables  «  cueillis  le 
long  d'un  devenir  ».  P.  260.  Le  repos  apparent  qui 
intéresse  notre  action  se  trouve  ainsi  élevé  au-dessus 
de  la  mutabilité,  on  mesure  le  mouvement  par  l'écart 
entre  le  point  où  est  le  mobile  et  celui  où  il  devrait 
être,  «  la  durée  devient  ainsi  une  dégradation  de  l'être, 
et  le  temps  une  privation  d'éternité  ».  Et  par  là  se 
posent  toute  une  série  de  faux  problèmes. 

Reste  alors  l'expérience  mystique.  Nous  avons  déjà 
vu  que  chez  les  grands  mystiques  elle  ne  dérive  pas  des 
états  pathologiques  qui  peuvent  lui  être  concomitants. 
Mais  de  plus,  et  c'est  le  point  capital  dans  la  question 
qui  nous  occupe,  «  les  mystiques  chrétiens  s'accordent 
étonnamment  entre  eux  ».  Pour  atteindre  la  déification 
définitive,  ils  passent  par  une  série  d'états.  Ces  états 
peuvent  varier  de  mystique  à  mystique,  mais  ils  se 
ressemblent  beaucoup.  En  tout  cas  la  route  parcourue, 
à  supposer  que  les  stations  la  jalonnent  différemment, 
aboutit  au  même  terme.  Dans  les  descriptions  de  l'état 
définitif  on  retrouve  les  mêmes  expressions,  les  mêmes 
images,  les  mêmes  comparaisons,  alors  que  les  auteurs 
ne  se  sont  généralement  pas  connus  les  uns  les  autres. 
On  réplique  qu'ils  se  sont  connus  quelquefois  et  que 
d'ailleurs  il  y  a  une  tradition  mystique,  dont  tous  les 
mystiques  ont  pu  subir  l'influence.  Nous  l'accordons, 
mais  il  faut  remarquer  que  les  grands  mystiques  se  sou- 
cient peu  de  cette  tradition  :  chacun  d'eux  a  son  ori- 
ginalité qui  n'est  pas  voulue,  qui  n'a  pas  été  désirée, 
mais  à  laquel  le  on  sent  bien  qu'il  tient  essentiellement  : 
elle  signifie  qu'il  est  l'objet  d'une  faveur  exception- 
nelle encore  qu'imméritée.  Dira-t-on  que  la  commu- 
nauté de  religion  suffit  à  expliquer  la  ressemblance, 
que  tous  les  mystiques  chrétiens  se  sont  nourris  de 
l'Évangile,  que  tous  ont  reçu  le  même  enseignement 
théologique?  Ce  serait  oublier  que, si  les  ressemblances 
entre  les  visions  s'expliquent  en  effet  par  la  commu- 
nauté de  religion,  ces  visions  tiennent  peu  de  place 
dans  la  vie  des  grands  mystiques;  «  elles  sont  vite  dé- 
passées et  n'ont  à  leurs  yeux  qu'une  valeur  symboli- 
que ».  La  communauté  de  tradition  et  d'enseignement 
n'explique  donc  que  les  ressemblances  extérieures; 
mais  l'accord  profond  de  ces  grands  mystiques  «  est 
signe  d'une  identité  d'intuition  qui  s'expliquerait  le 
plus  simplement  par  l'existence  réelle  de  l'Être  avec 
lequel  ils  se  croient  en  communication.  Que  sera-ce 
si  l'on  considère  que  les  autres  mysticismes  anciens  ou 
modernes,  vont  plus  ou  moins  loin,  s'arrêtent  ici  ou  là, 
mais  marquent  tous  la  même  direction?  »  P. 264-265. 

A  cet  accord  foncier  des  expériences  il  faut  joindre 
la  révélation  du  mysticisme  chrétien  sur  la  nature  de 
Dieu  :  «  Cette  nature,  le  philosophe  aurait  vite  fait  de 
la  définir,  s'il  voulait  mettre  le  mysticisme  en  formule. 
Dieu  est  amour,  et  il  est  objet  d'amour  :  tout,  l'apport 
du  mysticisme  est  là.  De  ce  double  amour  le  mystique 
n'aura  jamais  fini  déparier. Sa  description  est  intermi- 
nable, parce  que  la  chose  à  décrire  est  inexprimable. 
Mais  ce  qu'elle  dit  clairement,  c'est  que  l'amour  divin 
n'est  pas  quelque  chose  de  Dieu  :  c'est  Dieu  lui-même. 
A  cette  indication  s'attachera  le  philosophe  qui  tient 
Dieu  pour  une  personne,  et  qui  ne  veut  pourtant  pas 
donner  dans  un  grossier  anthropomorphisme.  Il  pen- 
sera, par  exemple,  à  l'enthousiasme  qui  peut  embraser 
une  âme,  consumer  ce  qui  s'y  trouve  et  occuper  désor- 
mais toute  la  place.  La  personne  coïncide  alors  avec 
cette  émotion  :  jamais  pourtant  elle  ne  fut  à  tel  point 
elle-même;  elle  est  simplifiée,  unifiée,  intensifiée.  Ja- 


mais non  plus  elle  n'a  été  aussi  chargée  de  pensée,  s'il 
est  vrai,  comme  nous  le  disions,  qu'il  y  ait  deux  espè- 
ces d'émotions,  l'une  infra-intellectuelle,  qui  n'est 
qu'une  agitation  consécutive  à  une  représentation, 
l'autre  supra-intellectuelle  qui  précède  l'idée  et  qui  est 
plus  qu'idée,  mais  qui  s'épanouirait  en  idées  si  elle 
voulait,  âme  toute  pure,  se  donner  au  corps.  »  P.  270. 

Ce  témoignage  de  l'expérience  mystique  «  ne  peut 
apporter  au  philosophe  la  certitude  définitive  », 
p.  265,  mais  elle  peut  être  corroborée  par  l'expérience 
sensible  et  la  corroborer  à  son  tour,  de  telle  sorte 
qu'une  addition  de  probabilités  équivaille  à  la  certi- 
tude. Or  «  de  fait  les  conclusions  que  nous  venons  de 
présenter  complètent  naturellement,  quoique  non  pas 
nécessairement,  celles  de  nos  premiers  travaux.  Une 
énergie  créatrice  qui  serait  amour  et  qui  voudrait  tirer 
d'elle-même  des  êtres  dignes  d'être  aimés,  pourrait 
semer  ainsi  des  mondes  dont  la  matérialité,  en  tant 
qu'opposée  à  la  spiritualité  divine,  exprimerait  simple- 
ment la  distinction  entre  ce  qui  est  créé  et  ce  qui  crée, 
entre  les  notes  juxtaposées  de  la  symphonie  et  l'émo- 
tion indivisible  qui  les  a  laissé  tomber  hors  d'elle. 
Dans  chacun  de  ces  mondes,  élan  vital  et  matière 
brute  seraient  les  deux  aspects  complémentaires  de 
la  création,  la  vie  tenant  de  la  matière  qu'elle  traverse 
sa  subdivision  en  êtres  distincts,  et  les  puissances 
qu'elle  porte  en  elle  restant  confondues  ensemble  dans 
la  mesure  où  le  permet  la  spatialité  de  la  matière  qui 
les  manifeste.  Cette  interpénétration  n'a  pas  été  pos- 
sible sur  notre  planète  :  tout  porte  à  croire  que  la  ma- 
tière qui  s'est  trouvée  ici  complémentaire  de  la  vie 
était  peu  faite  pour  en  favoriser  l'élan.  L'impulsion 
originelle  a  donc  donné  des  progrès  évolutifs  diver- 
gents, au  lieu  de  se  maintenir  indivisée  jusqu'au  bout. 
Même  sur  la  ligne  où  l'essentiel  de  cette  impulsion  a 
passé,  elle  a  fini  par  épuiser  son  effet,  ou  plutôt  le  mou- 
vement s'est  converti,  rectiligne,  en  mouvement  cir- 
culaire. L'humanité,  qui  est  au  bout  de  cette  ligne, 
tourne  dans  ce  cercle.  Telle  était  notre  conclusion. 
Pour  la  prolonger  autrement  que  par  des  suppositions 
arbitraires,  nous  n'aurions  qu'à  suivre  l'indication  du 
mystique.  Le  courant  vital  qui  traverse  la  matière,  et 
qui  en  est  sans  doute  la  raison  d'être,  nous  le  prenions 
simplement  pour  donné.  De  l'humanité,  qui  est  au 
bout  de  la  direction  principale,  nous  ne  nous  deman- 
dions pas  si  elle  avait  une  autre  raison  d'être  qu'elle- 
même.  Cette  double  question,  l'intuition  mystique  la 
pose  en  y  répondant. 

«  Des  êtres  ont  été  appelés  à  l'existence  qui  étaient 
destinés  à  aimer  et  à  être  aimés,  l'énergie  créatrice 
devant  se  définir  par  l'amour.  Distincts  de  Dieu,  qui 
est  cette  énergie  même,  ils  ne  pouvaient  surgir  que 
dans  un  univers  et  c'est  pourquoi  l'univers  a  surgi. 
Dans  la  portion  d'univers  qu'est  notre  planète,  proba- 
blement dans  notre  système  planétaire  tout  entier,  de 
tels  êtres  pour  se  produire  ont  dû  constituer  une  espèce 
et  cette  espèce  en  nécessita  une  foule  d'autres,  qui  en 
furent  la  préparation,  le  soutien  ou  le  déchet  :  ailleurs 
il  n'y  a  peut-être  que  des  individus  radicalement  dis- 
tincts, à  supposer  qu'ils  soient  encore  multiples,  encore 
mortels;  peut-être  aussi  ont-ils  été  réalisés  d'un  seul 
coup  et  pleinement.  Sur  la  terre,  en  tout  cas,  l'espèce 
qui  est  la  raison  d'être  de  toutes  les  autres  n'est  que 
partiellement  elle-même.  Elle  ne  penserait  même  pas 
à  le  devenir  tout  à  fait,  si  certains  de  ses  représentants 
n'avaient  réussi,  par  un  effort  individuel  qui  s'est 
surajouté  au  travail  général  de  la  vie,  à  briser  la  résis- 
tance qu'opposait  l'instrument,  à  triompher  de  la 
matérialité,  enfin  à  retrouver  Dieu.  Ces  hommes  sont 
les  mystiques.  Ils  ont  ouvert  une  voie  où  d'autres 
hommes  pourront  marcher.  Ils  ont,  par  là  même,  indi- 
qué au  philosophe  d'où  venait  et  où  allait  la  vie  ». 
P.  275-276. 


2275 


RELIGION.    THÉORIE    DE    H.    BERGSON,    CRITIQUE 


2276 


M.  Bergson  fait  suivre  ces  considérations  essentielles 
de  brèves  remarques  sur  le  problème  du  mal  et  la 
survie.  Il  observe  que  la  souffrance  physique  est  due 
bien  souvent  «  à  l'imprudence  et  à  l'imprévoyance,  ou 
à  des  goûts  trop  raffinés,  ou  à  des  besoins  artificiels  », 
p.  279,  que  la  souffrance  morale  souvent  amenée  par 
notre  faute  ne  serait  «  pas  aussi  aiguë  si  nous  n'avions 
surexcité  notre  sensibilité  au  point  de  la  rendre  mor- 
bide »,  ibid.,  que  l'humanité  dans  son  ensemble  juge 
la  vie  bonne,  puisqu'elle  y  tient  et  qu'il  y  a  la  joie 
suprême  du  mystique.  Quant  à  la  survie,  à  la  preuve 
fournie  par  ses  ouvrages  précédents  de  l'indépendance 
de  l'âme  par  rapport  au  corps,  surtout  à  propos  de  ia 
mémoire,  il  ajoute  ce  fait  de  la  participation  de  l'es- 
sence divine  par  les  mystiques,  pour  aboutir  non  pas 
simplement  à  ce  sujet,  au  peut-être?  de  L' évolution 
créatrice  mais  à  «  une  probabilité  capable  de  se  trans- 
former en  certitude.  »  P.  284. 

2°  Critique.  —  Presque  tous  les  recenseurs  du  livre 
sur  Les  deux  sources  de  la  morale  et  de  la  religion  y  ont 
vu  une  des  œuvres  les  plus  marquantes  de  ce  temps. 
Ils  y  ont  loué  à  peu  près  unanimement  la  puissance  de 
la  synthèse,  la  finesse  des  analyses,  un  style  qui  suit 
admirablement  le  mouvement  même  de  la  vie  inté- 
rieure. 

Nous,  chrétiens,  devons  être  reconnaissants  à 
M.  Bergson  du  témoignage  qu'il  a  apporté  à  la  trans- 
cendance de  notre  religion  en  y  montrant  le  type  de 
la  religion  supérieure  et  dynamique,  différente  par 
nature  des  religions  statiques,  en  élevant  ses  grands 
mystiques  bien  au-dessus  de  ceux  de  la  Grèce  ou  de 
l'Inde,  en  proclamant  Jésus  comme  le  seul  maître 
ayant  pleinement  vécu  la  vie  mystique,  en  montrant 
dans  la  justice  et  la  charité  évangélique  le  seul  vrai 
remède  à  nos  maux  (ceci  dans  le  dernier  chapitre).  Le 
dédain  de  certains  philosophes  pour  le  christianisme, 
du  moins  pour  le  christianisme  historique,  fait  ressortir 
l'heureuse  originalité  à  cet  égard  de  l'auteur  des 
Deux  sources. 

1.  Objections  injustifiées.  —  Il  faut  en  plus  de  la 
reconnaissance  de  ce  mérite  éminent  écarter  des  ob- 
jections injustifiées. 

a)  M.  Bergson  n'est  pas  panthéiste.  Depuis  une 
lettre  écrite  par  lui  au  P.  de  Tonquédec,  le  12  juin  191 1 
(voir  Éludes,  20  février  1912,  p.  515)  on  ne  pouvait 
plus  en  douter  puisqu'il  y  disait  :  «  Les  considérations 
exposées  dans  mon  Essai  sur  les  données  immédiates 
aboutissent  à  mettre  en  lumière  le  fait  de  la  liberté; 
celles  de  Matière  et  mémoire  font  toucher  du  doigt,  je 
l'espère,  la  réalité  de  l'esprit;  celles  de  L'évolution 
créatrice  présentent  la  création  comme  un  fait  :  de  tout 
cela  se  dégage  nettement  l'idée  d'un  Dieu  créateur  et 
libre,  générateur  à  la  fois  de  la  matière  et  de  la  vie,  et 
dont  l'effort  de  création  se  continue,  du  côté  de  la  vie, 
par  l'évolution  des  espèces  et  par  la  constitution  des 
personnalités  humaines.  De  tout  cela  se  dégage,  par 
conséquent,  la  réfutation  du  monisme  et  du  panthéisme 
en  général.  Mais  pour  préciser  encore  plus  ces  conclu- 
sions et  en  dire  davantage,  il  faudrait  aborder  des 
problèmes  d'un  tout  autre  genre,  les  problèmes  mo- 
raux... »  Or,  c'est  précisément  dans  Les  deux  sources 
que  ces  problèmes  sont  abordés  et  nous  y  lisons  sur  la 
nature  de  Dieu  les  précisions  suivantes  :  Ce  que  le 
mysticisme  dit  clairement  «c'est  que  l'amour  divin 
n'est  pas  quelque  chose  de  Dieu  :  c'est  Dieu  Lui-même 
(  c'est  le  Deus  carilas  est  de  saint  Jean  |.  A  cette  indi- 
cation s'attachera  le  philosophe  qui  lient  Dieu  pour  une 
personne  et  qui  ne  veut  pourtant  pas  donner  dans  un 
grossier  aulhropomorphismc  ».  P.  270.  (Le  contexte 
montre  clairement  que  ce  philosophe  n'est  autre  que 
M.  Bergson  lui-même.)  Un  peu  plus  loin,  une  autre 
déclaration  rend  le  menu-  son  nettement  «  personna- 
liste d:  «  Des  êtres  ont  été  appelés  à  l'existence  qui 


étaient  destinés  à  aimer  et  à  être  aimés,  l'énergie 
créatrice  devant  se  définir  par  l'amour.  Distincts  de 
Dieu,  qui  est  cette  énergie  même,  ils  ne  pouvaient 
surgir  que  dans  un  univers  et  c'est  pourquoi  l'univers 
a  surgi.  »  P.  276.  On  a  objecté  que  telle  ou  telle  phrase 
trahirait  le  panthéisme  latent  de  M.  Bergson,  phrase 
qu'on  citait  d'ailleurs  en  la  détachant  de  son  contexte. 
Voici  un  des  passages  allégués  dans  ce  sens.  «  A  nos 
yeux,  l'aboutissement  du  mysticisme  est  une  prise  de 
contact,  et  par  conséquent  une  coïncidence  partielle 
avec  l'effort  créateur  que  manifeste  la  vie.  Cet  effort 
est  de  Dieu,  si  ce  n'est  pas  Dieu  lui-même.  »  On  a  conclu 
de  ces  derniers  mots  que  Bergson  identifiait  Dieu  avec 
l'élan  vital,  c'est-à-dire  le  confondait  avec  le  monde 
lui-même.  Or  rien  n'indique  une  telle  identification 
dans  tout  le  reste  du  livre  et  de  plus,  c'est  M.  Bergson 
lui-même  qui  nous  l'a  dit,  si,  dans  la  phrase  incri- 
minée, signifie  puisque  et  non  pas  à  moins  que. 

En  somme,  s'il  doit  y  avoir  en  Dieu  quelque  chose  ( 
qui  lui  permette  d'agir  sur  notre  durée,  //  n'est  pas 
dans  notre  durée.  (Parole  de  M.  Bergson  à  l'auteur.) 

b)  M.  Bergson  n'est  pas  subjectiviste.  On  a  déduit  ce 
prétendu  subjectivisme  du  fait  qu'il  a  constamment 
recours  à  l'expérience.  Mais,  s'il  y  a  en  effet  une  théorie 
de  l'expérience  religieuse  qui  est  du  subjectivisme  pur 
(voir  ici  l'art.  Expérience  religieuse,  t.  v,  col.  1786- 
1868),  il  est  une  autre  espèce  et  une  autre  doctrine  de 
l'expérience  religieuse  qui  est  de  tradition  catholique 
certaine  et  constante.  «  Les  personnes  divines,  écrit 
saint  Thomas,  en  imprimant  en  quelque  sorte  leur 
sceau  sur  nos  âmes  y  laissent  certains  dons...  Il  en  ré- 
sulte que  cette  connaissance  est,  d'une  certaine  façon, 
expérimentale.  Jpsge  personse  divinse  quadam  sui  sigil- 
latione  in  animabus  noslris  relinquunl  quœdam  dona... 
Unde  cognitio  ista  est  quasi  experimenlalis.  »  In  ium 
Sent.,  dist.  XIV,  q.  xi,  a.  2,  ad  2um.  Bemarquez  que  les 
dons  du  Saint-Esprit  dont  parle  saint  Thomas  ne  sont 
pas  le  privilège  des  seuls  mystiques,  mais  la  grâce 
même  de  la  confirmation,  que  normalement  tous  les 
chrétiens  doivent  recevoir.  «  C'est  un  fait,  dit  Jean  de 
Saint-Thomas,  un  très  pur  thomiste,  qu'on  trouve 
souvent  cette  connaissance  mystique  et  affective  chez 
des  hommes  simples  et  sans  culture  qui,  cependant, 
ont  un  sens  parfait  des  réalités  spirituelles.  Cette  con- 
naissance n'est  donc  pas  fondée  sur  l'étude  et  la  méta- 
physique discursive,  mais  sur  l'expérience.  Constat 
etiam  multolies  inveniri  istam  mysticam  et  afjeclivam 
eognitionem  in  hominibus  simplieibus  et  idiotis  qui 
tamen  oplimc  senliunl  de  spiritualibus  :  ergo  ista  cogni- 
tio non  fundatur  in  studio,  et  quasi  metaphysico  dis- 
eursu,  sed  in  experienlia.  Opéra,  éd.  Vives,  t.  VI,  p.  60. 
Quiconque  a  lu  saint  Jean  de  la  Croix  sait  que  le  mot 
expérience  est  un  de  ses  termes  favoris,  or  Jean  de  la 
Croix  a  été  proclamé  docteur  de  l'Église.  Quant  aux 
modernes,  voici  une  phrase  significative  de  Scheeben  : 
»  La  connaissance  contemplative  et,  pour  ainsi  dire, 
expérimentale,  est  si  peu  identique  à  la  science  acquise 
uniquement  par  L'étude,  qu'elle  peut  subsister  sans  elle, 
bien  qu'elle  marche  ordinairement  sous  elle.  »  Hand- 
buch  ilrr  kalhplischen  Dogmatik,  t.  i,  p.  412. 

c)  On  a  aussi  reproché  à  M.  Bergson  un  certain 
biologisme  qui  ramènerait  tout  à  la  vie  physique.  On 
a  Invoqué  en  particulier,  pour  fonder  ce  reproche,  le 
passage  suivant  :  «  Si  la  société  se  suffit  à  elle-même, 
elle  est  l'autorité  suprême.  Mais,  si  elle  n'est  qu'une 
des  déterminations  de  la  vie,  on  conçoit  que  la  vie  qui 
a  dû  déposer  L'espèce  humaine  en  tel  ou  tel  point  de 
son  évolution,  communique  une  impulsion  nouvelle  à 
des  individualités  privilégiées  qui  se  seront  retrem- 
pées en  elle  pour  aider  la  société  à  aller  plus  loin.  Il 
est  vrai  qu'il  aura  fallu  pousser  jusqu'au  principe 
même  de  la  vie.  Tout  est  obscur,  si  l'on  s'en  tient  à  de 
simples  manifestât  ions,  qu'on  les  appelle  toutes  ensem- 


22  7  7 


RELIGION.    THÉORIE    DE    H.    BERGSON,    CRITIQUE 


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ble  sociales  ou  que  l'on  considère  plus  particulièrement 
dans  l'homme  social,  l'intelligence.  Tout  s'éclaire  au 
contraire,  si  l'on  va  chercher,  par  delà  ces  manifes- 
tations, la  vie  elle-même.  Donnons  donc  au  mot  biolo- 
gie le  sens  très  compréhensif  qu'il  devrait  avoir,  qu'il 
prendra  peut-être  un  jour,  et  disons  pour  conclure  que 
toute  morale,  pression  ou  aspiration,  est  d'essence 
biologique.  »  Les  deux  sources,  p.  102,  103. 

Mais,  remarquons-le,  il  s'agit  d'un  sens  très  compré- 
hensif du  mot  biologie,  sens  qu'il  n'a  pas  encore  dans 
le  langage  courant.  Or  ce  sens  fait  penser  à  certains 
textes  où  saint  Paul  donne  une  portée  cosmique  à  l'in- 
carnation et  à  la  rédemption,  et  établit  ainsi  un  lien 
très  étroit  entre  le  monde  physique  et  le  monde  spi- 
rituel. «  J'estime,  écrivait  l'apôtre  aux  Romains,  que 
les  souffrances  du  temps  présent  sont  sans  proportion 
avec  la  gloire  à  venir  qui  sera  manifestée  en  vous. 
Aussi  la  création  attend-elle  avec  un  grand  désir  la 
manifestation  des  enfants  de  Dieu.  La  création,  en 
effet,  a  été  assujettie  à  la  vanité  —  non  de  son  gré, 
mais  par  la  volonté  de  celui  qui  l'y  a  soumise  —  avec 
l'espérance  qu'elle  aussi  sera  affranchie  delà  servitude 
de  la  corruption,  pour  avoir  part  à  la  liberté  glorieuse 
des  enfants  de  Dieu.  Car  nous  savons  que,  jusqu'à  ce 
jour,  la  création  tout  entière,  racaa  r;  xtîctiç,  gémit 
et  souffre  les  douleurs  de  l'enfantement.  »  Rom.,  vin, 
18-22. 

Dans  l'épître  aux  Colossiens  «il  y  a  non  seulement  la 
création  du  monde  par  le  Fils  de  Dieu,  mais  une  créa- 
tion en  lui,  une  orientation  du  monde  entier  vers  lui, 
et  une  cohérence  de  toutes  choses  par  sa  médiation  ». 
€ol.,  i,  15-20.  (Commentaire  du  P.  Huby.) 

2.  Difficultés  sérieuses.  — ■  Ces  objections  injustifiées 
écartées,  restent  des  difficultés  plus  sérieuses. 

a)  L'exposé  de  M.  Bergson  ne  tient  pas  compte  de 
l'existence  de  l'idée  de  Dieu  chez  les  primitifs  que  nous 
avons  établie  plus  haut.  —  Nous  avions  exposé  et  criti- 
qué la  doctrine  des  Deux  sources  dans  plusieurs  articles 
de  la  Semaine  religieuse  de  Paris  (25  juin,  9  et  10  juillet 
1932);  dans  celui  du  9  juillet  nous  écrivions  :  «  On 
s'étonne  que  M.  Rergson,  si  attentif  à  tous  les  progrès 
de  la  science,  se  taise  sur  ces  orientations  nouvelles  de 
l'ethnographie  religieuse  (étude  des  religions  des  divers 
peuples).  On  peut  conjecturer  que,  rattachant  à  la 
religion  statique  le  préanimisme  [auquel  il  adhère  en 
ce  qui  concerne  cette  religion,  d'accord  en  cela  avec  la 
grande  majorité  des  ethnologues  non  catholiques],  et 
réservant  son  intérêt  à  la  forme  supérieure  et  dyna- 
mique de  la  religion,  il  n'a  accordé  que  peu  d'impor- 
tance, en  somme,  aux  idées  de  Durkheim  [et  des 
préanimistes  non  Durkheimiens  ]  et  en  a  pris  congé 
après  leur  avoir  fait  la  politesse  d'un  examen  sympa- 
thique. 

«  En  tout  cas,  l'Église  catholique  enseigne  que  l'hu- 
manité a  commencé  par  la  foi  en  Dieu,  impliquée  dans 
cet  état  de  sainteté,  et  de  justice  où  Adam  avait  été 
établi.  Concile  de  Trente,  ive  sess.,  can.  1  :  Si  quis  non 
con/itelur,  primum  hominem  Adam,  cum  mandatum  Dei 
in  paradiso  fuissel  transgressus,  statim  sanclilatem  et 
justiliam,  in  qua  conslitulus  fuerat,  amisisse.  On  remar- 
quera que  par  l'emploi  de  l'expression  conslitulus,  pré- 
férée à  celle  de  creatus,  le  concile  a  voulu  éviter  de 
trancher  la  question  de  savoir  si  Adam  avait  été  créé 
dans  l'état  de  justice  et  de  sainteté  ou  élevé  à  cet  état 
après  coup.  Il  n'est  donc  pas  de  foi  que  la  connaissance 
parfaite  de  Dieu  résulte  chez  l'homme  de  l'état  où  il 
aurait  été  créé  dès  le  début.  L'humanité  divine  dont 
M.  Bergson  dit  qu'elle  «  aurait  dû  théoriquement  exis- 
«  ter  à  l'origine  »,  p.  256,  a  réellement  existé  au  début 
ou  presque  au  début.  D'ailleurs,  on  peut  trouver  singu- 
lier que  notre  philosophe  ne  l'admette  pas.  Dieu  selon 
lui  (et  selon  la  doctrine  catholique),  a  créé  l'homme 
pour  l'aimer  et  en  être  aimé  et  c'est  à  ce  double  amour 


que  tend  tout  l'élan  vital,  d'après  les  Deux  sources.  De 
plus,  M.  Bergson  estime  que  la  création  de  l'homme 
suppose  un  bond  en  avant,  une  mutation  brusque  où 
cet  élan  vital  a  concentré  ses  énergies.  Comment  l'évo- 
lution n'aurait-elle  pas  alors  obéi  plus  que  jamais  à  la 
direction  essentielle  que  lui  avait  imprimée  le  premier 
amour  et  rapproché  intimement  Dieu  et  l'homme, 
pour  lequel,  toujours  au  dire  de  M.  Bergson,  tout  notre 
monde  existe  et  se  développe?  Des  croyances  élevées 
ne  devaient-elles  pas  répondre  aux  premières  et  fraî- 
ches intuitions  de  la  créature  privilégiée?  [Adam  au- 
rait été  ainsi,  du  moins  avant  la  chute,  le  premier  des 
grands  mystiques].  Libre  ensuite  au  penseur  et  à 
l'ethnologue  de  s'arrêter  aux  ravages  de  l'animisme 
[qui  ne  sont  que  trop  certains]  et  même  du  préani- 
misme; du  point  de  vue  de  l'orthodoxie,  nous  ne  ver- 
rions rien  à  y  objecter,  attribuant  cette  dégénérescence 
au  péché  originel.  Mais,  alors  que  toute  chair  avait 
corrompu  sa  voie,  comme  dit  la  Bible  (Gen.,  vi,  11-12) 
de  la  période  immédiatement  antérieure  au  déluge  : 
«  Or  la  terre  se  corrompit  devant  Dieu  et  se  remplit  de 
«  violence.  Dieu  regarda  la  terre  et  voici  qu'elle  était 
«  corrompue,  car  toute  chair  avait  corrompu  sa  voie  sur 
«  la  terre  »,  quelques  âmes  [Xoé  et  ses  proches,  nous 
enseigne  la  Bible  pour  la  période  indiquée  ]  n'auraient- 
elles  pas  pu  garder  la  nostalgie  du  Paradis  perdu?  » 
Op.  cit.,  p.  39-10. 

M.  Bergson  avait  bien  voulu  lire  les  bonnes  feuilles 
de  nos  articles  avant  leur  publication,  et  nous  laissa 
l'interroger  dans  une  interview  de  deux  heures  sur  son 
ouvrage,  interview  qui  parut  dans  La  vie  catholique,  du 
7  janvier  1932,  après  qu'il  l'eût  revue  et  qu'il  eût  rédigé 
lui-même  une  notable  partie  de  ses  déclarations. 

Aux  craintes  exprimées  par  nous  qu'il  n'eût  systé- 
matiquement laissé  de  côté  les  données  fermes  que 
semblent  établir  les  travaux  récents  d'A.  Lang  et  du 
P.  Schmidt,  M.  Bergson  répondit  qu'il  était  au  courant 
de  ces  travaux,  mais  que  les  vues  auxquelles  ils  abou- 
tissaient lui  semblaient  insuffisamment  fondées.  Pour 
sa  part,  il  leur  préférait  les  conclusions  auxquelles 
étaient  arrivés  les  ethnologues  :  l'humanité  primitive 
aurait  eu  plutôt  l'idée  vague  et  grossière  d'une  force 
diffuse  dans  le  monde  (mana),  sur  laquslle  d'ailleurs 
elle  était  incapable  de  spéculer.  La  connaissance  du 
Dieu  personnel  et  unique  a  demandé  sans  doute  un 
certain  temps  de  maturation  de  la  pensée  et  de  l'âme 
humaines.  Ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  du  carac- 
tère primitif  de  l'idée  de  Dieu  montre  l'insuffisance 
de  la  réplique. 

b)  M.  Bergson  croit  que  pendant  un  certain  temps 
— ■  ce  certain  temps  se  chiffrant  sans  doute  par  des  di- 
zaines, peut-être  des  centaines  de  millénaires  —  l'huma- 
nité n'aurait  connu  que  la  religion  statique.  —  Au  mo- 
ment où  il  passe  de  la  notion  d'esprits  à  celle  de  dieux, 
il  fait  la  remarque  suivante  :  «  Nous  croyons  que,  pour 
pénétrer  jusqu'à  l'essence  même  de  la  religion  et  pour 
comprendre  l'histoire  de  l'humanité,  il  faudrait  se 
transporter  tout  de  suite,  de  la  religion  statique  et 
extérieure  dont  il  a  été  question  jusqu'à  présent,  à 
cette  religion  dynamique,  intérieure,  dont  nous  trai- 
terons dans  le  prochain  chapitre.  La  première  était  des- 
dinée  à  écarter  des  dangers  que  l'intelligence  pouvait 
faire  courir  à  l'homme  :  elle  était  infra-intellectuelle. 
Ajoutons  qu'elle  était  naturelle,  car  l'espèce  humaine 
marque  une  certaine  étape  de  l'évolution  vitale;  là 
s'est  arrêté,  à  un  moment  donné,  le  mouvement  en 
avant;  l'homme  a  été  posé  alors  globalement,  avec 
l'intelligence  par  conséquent,  avec  les  dangers  que 
cette  intelligence  pouvait  présenter,  avec  la  fonction 
fabulatrice  qui  devait  y  parer  :  magie  et  animisme 
élémentaire,  tout  cela  était  apparu  en  bloc,  tout  cela 
répondait  exactement  aux  besoins  de  l'individu  et  de 
la  société  l'un  et  l'autre  bornés  dans  leurs  ambitions, 


2  2  7!) 


RELIGION.    THÉORIE    DE    H.    BERGSON,    CRITIQUE 


2280 


qu'avait  voulu  la  nature.  Plus  lard,  et  par  un  effort  qui 
aurait  pu  ne  pas  se  produire,  l'homme  s'est  arraché  à 
son  t  ournoiement  sur  place  :  il  s'est  inséré  de  nouveau, 
en  le  prolongeant  dans  le  courant  évolutif.  Ce  fut  la 
religion  dynamique,  jointe  sans  doute  à  une  intellec- 
tualité  supérieure,  mais  distincte  d'elle.  La  première 
forme  de  la  religion  avait  été  infra-intellectuelle  :  nous 
en  savons  la  raison.  La  seconde,  pour  des  raisons  que 
nous  indiquerons,  fut  supra-intellectuelle.  C'est  en  les 
opposant  tout  de  suile  l'une  à  l'autre  qu'on  les  compren- 
drait le  mieux.  Seules,  en  effet,  sont  essentielles  et  pures 
ces  deux  religions  extrêmes.  Les  formes  intermédiaires 
qui  se  développèrent  dans  les  civilisations  antiques,  ne 
pourraient  qu'induire  en  erreur  la  philosophie  de  la 
religion,  si  elles  faisaient  croire  qu'on  a  passé  d'une 
extrémité  à  l'autre  par  voie  de  perfectionnement  gra- 
duel :  erreur  sans  doute  naturelle,  qui  s'explique  par 
le  fait  que  la  religion  statique  s'est  survécue  en  partie 
à  elle-même  dans  la  religion  dynamique.  »  P.  197-198. 
Notons  aussi  que,  dans  l'interview  citée  plus  haut, 
M.  Bergson  affirme  la  nécessité  d'un  temps  de  matu- 
ration pour  que  notre  «  médiocre  »  humanité  accède  à 
la  religion  dynamique.  11  y  aurait  donc  eu  une  période 
religieuse  de  «  statisme  »  pur,  ce  qui  implique,  qu'on  le 
remarque  bien,  que  pendant  longtemps  la  religion  a  été 
purement  utilitaire,  ne  visant  qu'à  se  servir  des  forces 
invisibles  supposées  en  œuvre  dans  la  nature  et  nulle- 
ment à  entrer  en  rapport  d'intimité  quelque  peu  cor- 
diale avec  elles,  et  qu'aussi  elle  a  été,  pendant  aussi 
longtemps,  un  produit  de  l'hallucination  fabulatrice, 
et  uniquement  un  tel  produit. 

Nous  avons  peine  à  le  croire,  car,  alors  même,  il  y 
avait  la  poussée  de  l'élan  vital  qui  devait  aboutir  à 
tout  autre  chose,  c'est-à-dire  à  une  religion  d'amour  et 
à  l'expérience  môme  du  Dieu  véritable  et  il  y  avait 
aussi  ce  Dieu,  auquel  croit  M.  Bergson.  Et  l'homme 
poussé  par  cet  élan  et  le  Père  céleste  n'ont-ils  donc  ja- 
mais pu  se  rencontrer  dans  la  confiance  et  la  miséri- 
corde, dans  la  foi  et  la  vérité  pendant  d'interminables 
millénaires.  Quand  M.  Loisy  était  encore  dans  l'Église, 
il  écrivait  la  belle  page  que  voici  : 

«  Il  est  certain  que,  dans  les  premiers  temps,  d'affreuses 
ténèbres  que  les  siècles  n'ont  fait  que  rendre  plus  épaisses 
ont  recouvert  a  peu  près  toute  l'humanité.  Mais  qui  oserait 
soutenir  et  qui  pourrait  prouver  que  cette  nuit  sombre  a 
également  enveloppé  durant  les  siècles  sans  histoire  tous  les 
représentants  de  l'humanité  sur  tous  les  points  du  globe  où 
ils  étaient  répandus?  Les  géologues  essaient  d'évaluer 
approximativement  ic  temps  qu'il  a  fallu  à  une  couche  de 
terrain  pour  se  former  :  quel  philosophe  se  vantera  de  déter- 
miner le  temps  qu'il  a  fallu  à  l'homme  pour  trouver  Dieu? 
La  nature  ne  tient  pas  le  même  langage  a  tous  les  hommes, 
et  tous  ne  la  regardent  pas  de  la  même  façon.  On  veut  nous 
montrer  l'humanité  primitive  dans  un  état  d'effarement 
perpétuel  en  face  des  éléments, comme  si  les  cléments,  tou- 
jours et  partout  n'avaient  pu  que  l'effrayer.  (  [ci  M.  l.oisy  a 
en  vue  Renan,  If.  Bergson  a  une  théorie  plus  nuancée  que 
la  renanienne  sur  l'origine  de  la  religion,  même  statique.) 
N'y  eut-il  donc  jamais  un  seul  être  humain  qui,  dans  le 
silence'   d'une   nuit   sans  nuages,   leva    tranquillement    son 

regard  vers  le  ciel,  sentit  la  pais  universelle  des  choses  entrer 

dans  sou  âme,  et,  sous  l'harmonieuse  unité  du  monde  visi- 
ble, devina  son  invisible  auteur?  Fallait-il  donc  pour  cela 
beaucoup  de  syllogismes  ou  une  connaissance  approfondie 
de  la  nature?  [Il  fallait  même  peut-être  un  moindre  effort 

d'imagination  «pie  pour  croire  aux  fantômes  créés  par  la 

fonction  fabulatrice.]  El  que  savons-nous  si,  pendant  que 
quelques  individus  mieux  doués  in!  ellecl  uciucnl  cl  morale- 
ment, placés  dans  des  conditions  d'existence  relativement 
supportables,  observaient  curieusemenl  le  monde  et  cher- 
chaient Dieu,  Dieu  de  son  coté  n'avait  pas  un  regard  de 
préférence  et  ne  les  cherchait  pas?  En  pareille  conjoncture 
il  y  a  chance  pour  qu'on  se  trouve.    Ernesi  Renan  historien 

il'  I -n  II,  dans  Revue  anglo-romaine,  I.  m,  1896,  p.  260. 

Curiosité  de  l'esprit,  ou  peut-être  aussi  cri  d'appel 
instinctif  vers  une  Bonté  suprême,  au  moins  vague- 


ment devinée  ou  pressentie, fait  psychologique  qui  lui 
aussi  ne  sciait  pas  plus  compliqué  que  la  création 
subconsciente  d'un  fantôme  sauveur. 

Puis,  si  nous  passons  des  conjectures  aux  faits, 
rappelons  tout  d'abord  que  le  caractère  primitif  de 
l'idée  de  Dieu  a  été  démontré  plus  haut  [au  sens  relatif 
que  nous  avons  dit  ),  et  qu'à  lui  seul  il  suffit  à  renverser 
l'édifice  si  ingénieusement  construit  par  M.  Bergson, 
traitant  de  la  religion  statique  pure.  De  plus  les  primi- 
tifs actuels,  les  seuls  que  nous  connaissions,  prient  et 
dans  toute  prière,  même  intéressée,  il  y  a  au  moins  une 
ébauche  d'intimité  avec  un  être  divin  personnel.  D'ail- 
leurs l'être  suprême  des  primitifs  est  assez  généra- 
lement un  Père,  et  traiter  Dieu  comme  un  Père,  c'est 
avoir  envers  lui  un  élan  de  confiance  qui  fait  sortir 
du  «  statique  »  pur.  Voici,  par  exemple,  une  touchante 
prière  de  Pygmées  de  l'Afrique  équatoriale  et  une 
prière  désintéressée,  de  pur  hommage,  lors  de  la  consé- 
cration de  l'enfant  mâle  nouveau-né  :  «  A  toi  le  Créa- 
teur, à  toi  le  .Puissant,  j'ofïre  cette  plante  nouvelle, 
fruit  nouveau  de  l'arbre  ancien.  Tu  es  le  Maître,  nous 
sommes  tes  enfants,  à  toi,  le  Créateur,  à  toi  le  Puis- 
sant. »  G.  Babeau,  Dieu,  Paris,  1933,  p.  50.  LIciler,  qui, 
dans  son  livre  sur  La  prière,  trad.  fr.,  Paris,  1931, 
traite  longuement  de  la  prière  primitive,  la  définit 
comme  la  fréquentation  d'un  dieu  vivant  et  présent 
où  l'homme  «  vide  son  cœur  »  et  il  estime  que  «  toute 
prière  naïve  —  non  pas  seulement  celle  des  multitudes 
populaires,  mais  aussi  celle  des  grands  génies,  des 
prophètes  et  des  saints,  des  poètes  et  des  artistes  — 
n'est  au  fond  que  de  la  prière  primitive  ».  P.  163. 

M.  Bergson  reconnaît  d'ailleurs  qu'à  partir  de 
l'introduction  de  la  notion  de  dieu  —  supposée  à  tort 
tardive  —  il  n'y  a  plus  statisme  pur,  surtout  quand  le 
mysticisme  grec  ou  hindou  s'efforce  de  dépasser  le 
cercle  des  intérêts  sociaux  ou  individuels.  Qu'est-ce  à 
dire,  sinon  que  la  religion  close  ne  l'est  pas  tout  à  fait, 
et  qu'avant  même  le  saut  en  avant,  la  mutation  brus- 
que, la  phase  créatrice  d'évolution  créatrice  qui  devait 
fonder  la  vraie  religion  dynamique,  c'est-à-dire  le 
christianisme  (ou  du  moins  le  mysticisme  chrétien), 
les  religions  antiques  se  montraient  perméables  à  des 
éléments  étrangers  à  la  forme  primitive  de  la  religion, 
qui  y  produisaient  inquiétude,  aspiration  vers  un  au- 
delà,  mouvement  profond  des  âmes  et  donc  une  sorte 
de  prédynamisme. 

c)  Il  n'y  a  donc  pas  eu  de  religion  statique  absolument 
pure,  il  n'y  a  pas  eu  davantage  de  religion  dynamique 
pure,  au  moins  au  sens  où  l'entend  M.  Bergson. 

D'ailleurs  celui-ci  constate  le  fait  et  en  donne  même 
une  explication  et  une  certaine  justification.  Quand  le 
mystique  «  parle,  il  y  a  au  fond  de  la  plupart  des  hom- 
mes, quelque  chose  qui  lui  fait  imperceptiblement 
écho  »,  ainsi  «  la  religion  statique  a  beau  subsister,  elle 
n'est  déjà  plus  entièrement  ce  qu'elle  était  ».  P.  228. 
Une  religion  mixte  se  crée,  où  il  arrive  que  des  formules 
presque  vides  font  «  surgir  ici  ou  là  l'esprit  capable  de 
les  remplir  ».  P.  229.  Des  éléments  statiques  subsis- 
tent «  mais  magnétisés  et  tournés  dans  un  autre  sens 
par  cette  aimantation  mystique  ».  P.  230.  Dans  le 
christianisme  cette  aimantation  [et  au  fait  il  ne  s'agit 
que  du  christianisme  ou  de  l'influence  du  christia- 
nisme sur  d'autres  religions]  est  d'autant  plus  puis- 
sante que  le  mysticisme  n'est  pas  venu  s'insérer,  origi- 
nal et  ineffable,  dans  une  religion  préexistante,  formu- 
lée en  termes  d'intelligence, car  d'une  doctrinequi  n'est 
que  doctrine  sortira  difficilement  l'enthousiasme  mys- 
tique, mais  a  fourni  l'élément  incandescent  qui  par  un 
refroidissement  savant  s'est  cristallisé  en  une  doctrine 
et  une  religion.  De  cette  façon  «tous  peuvent  obtenir  un 
peu  de  ce  que  possédèrent  pleinement  quelques  privi- 
légiés. Sans  doute  cela  suppose  qu'on  a  dû  s'assimilei 
et  ce  que  la  philosophie  grecque  avait  construit  et  ce 


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RELIGION.    THÉORIE     DE    H.    BERGSON,    CRITIQUE 


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que  les  religions  antiques  avaient  imaginé.  Mais  il  en 
résulte  une  «  vulgarisation  noble  »  qui  a  permis  une 
participation  approximative  du  mysticisme  permet- 
tant d'attendre  sa  pleine  réalisation  ».  P.  255. 

Mais  nous  croyons  qu'il  y  a  plus  et  mieux  dans  les 
rapports  entre  le  mysticisme  et  le  christianisme  histo- 
rique, avec  sa  doctrine  et  ses  rites  et  sa  vie  sociale 
surtout,  que  doctrine  et  rites  entretiennent  pour  une 
bonne  part. 

a.  —  Il  y  a  un  mysticisme  collectif,  et  d'une  façon 
générale  une  religion  dynamique  collective,  qui  exis- 
tent à  l'état  complet,  sinon  parfait,  dans  le  christia- 
nisme, parce  que  l'Église  est  à  la  fois  une  société  visible 
et  extérieure  et  une  société  invisible  et  intérieure. 
D'une  part  elle  a  recours  et  elle  doit  avoir  recours  à 
des  moyens  d'ordre  matériel,  à  une  discipline  de  nature 
statique  et  conservatrice,  pour  adapter  la  religion  aux 
conditions  de  notre  existence  temporelle  et  terrestre. 
Ce  ne  sont  là  que  des  moyens.  D'autre  part,  en  utili- 
sant ces  moyens  qui  sont  nécessaires  et  de  plus  se  trou- 
vent bienfaisants  pour  qui  les  emploie  «  en  esprit  et  en 
vérité  »,  l'Église  réalise  la  communion  des  âmes  par 
une  participation  à  une  même  vie  qui  est  celle  du 
Christ.  M.  Bergson  reconnaît  que  tout  le  mysticisme 
chrétien  vient  de  Jésus.  Or  ce  mysticisme,  cette  vie 
intime  du  Sauveur  vient  à  toutes  les  âmes,  y  compris 
celles  des  grands  mystiques,  non  pas  par  conservation 
statique,  refroidissement,  cristallisation,  ni  unique- 
ment par  action  directe  de  personne  à  personne,  mais 
par  la  collaboration,  la  coopération,  l'influence  active 
et  dynamique  de  tous  les  membres  de  l'Église  qui  ne 
sont  pas  délibérément  séparés  de  Dieu.  Tous,  tant  que 
nous  sommes,  c'est-à-dire  ceux  dont  l'influence  paraît 
au  grand  jour  et  les  héros  obscurs,  les  mystiques  in- 
connus auxquels  M.  Bergson  rend  hommage  (p.  47)  et 
la  grande  masse  même  des  médiocres,  si  à  leur  médio- 
crité se  joint  quelque  bonne  volonté,  nous  faisons 
vivre  le  Christ  et  en  nous  et  dans  la  société  spirituelle, 
société  vivante  par  tous  ses  membres  en  même  temps 
qu'éminemment  par  son  chef  toujours  présent,  animée 
par  eux  de  mouvement  et  de  progrès.  11  ne  s'agit  plus 
seulement  de  reploiement  de  l'élan  vital  sur  lui-même 
pour  la  défense  du  groupe  et  l'exercice  de  l'instinct  de 
conservation.  C'est  le  dogme  de  la  communion  des 
saints,  entendu  en  un  sens  dynamique  qui  dépasse  le 
sens  courant  et  surtout  statique  d'une  mise  en  commun 
de  mérites.  Plus  de  quatre  siècles  avant  que  la  formule 
en  ait  été  introduite  dans  le  Credo,  saint  Paul  l'avait  prê- 
chée  par  sa  doctrine  du  corps  mystique  dont  Jésus  est  le 
chef  et  chaque  chrétien  l'un  des  membres.  Cf.  I  Cor., 
xn,  12  sq. 

Sans  doute  il  s'agit  là  d'un  dogme  qui,  comme  tel,  ne 
peut  être  présenté  à  titre  d'argument  à  un  philosophe 
considéré  lui  aussi  comme  tel.  Mais  la  communion  des 
saints  est  aussi  un  fait  dans  la  mesure  où  elle  se  traduit 
par  des  expériences  religieuses  collectives  :  par  exem- 
ple, la  vie  intense  de  ces  communautés  auxquelles 
saint  Paul  prêchait  la  doctrine  du  corps  du  Christ, 
celle  des  sociétés  spirituelles  groupant  un  petit  nom- 
bre de  privilégiés,  couvents  et  ordres  religieux  destinés 
à  conserver  et  continuer  l'élan  mystique  «jusqu'au 
jour  où  un  changement  profond  des  conditions  maté- 
rielles imposées  à  l'humanité  par  la  nature  permettrait 
au  côté  spirituel,  une  transformation  radicale  »,  dont 
parle  M.  Bergson  lui-même,  sans  compter  la  vie  liturgi- 
que bien  comprise  et  tous  les  groupements  d'apostolat. 

b.  —  Il  y  a  des  emprunts  des  mystiques  à  la  société 
religieuse.  A  la  société,  les  mystiques  empruntent 
non  seulement  l'élan  d'une  collaboration  des  âmes, 
mais  encore  une  doctrine  vivifiante  et  en  particulier  les 
dogmes  de  l'incarnation  et  de  la  rédemption,  ce  qui  va 
contre  l'assertion  des  Deux  Sources  sur  un  contenu 
original  du  mysticisme,  «indépendant  de  ce  que  la  reli- 


gion doit  à  la  tradition,  à  la  théologie,  aux  Églises  ». 
P.  268. 

En  effet,  la  foi  au  Dieu  incarné  et  rédempteur,  qui 
est  d'abord  la  foi  de  l'Église,  est  au  cœur  du  mysticisme 
chrétien,  non  pas  élément  statique  dont  il  s'accommode- 
rait vaille  que  vaille,  mais  inspiration  et  foyer  de  vie 
profonde  et  de  dynamisme  spirituel.  La  médiation  tou- 
jours agissante  du  Sauveur  hante  la  pensée  et  l'âme 
des  grands  mystiques.  C'est  le  cas  de  Paul  qui  déclare 
que  le  Christ  vit  en  lui.  Gai.,  n,  19-21;  cf.  Phil.,1,21. 
On  a  eu  raison  de  dire  qu'il  était  «  un  possédé  »  du 
Christ  et  on  ne  peut  pas  concevoir  un  seul  de  ses  états 
mystiques,  une  seule  même  de  ses  prières  d'où  Jésus 
ait  été  absent.  Il  a  ainsi  créé  une  tradition  qui  a  passé 
à  tous  les  grands  mystiques.  Le  c.  xxn  de  la  vie  de 
sainte  Thérèse  écrite  par  elle-même  est  intitulé  :  «  Si 
les  contemplatifs  veulent  marcher  par  une  voie  sûre, 
ils  ne  doivent  pas  se  porter  d'eux-mêmes  aux  choses 
sublimes,  c'est  par  l'humanité  de  Jésus-Christ  qu'on 
parvient  à  la  plus  haute  contemplation.  Erreur  où  elle 
resta  quelque  temps  à  ce  sujet.  Ce  chapitre  est  d'une 
grande  utilité.  »  Œuvres  de  sainte  Thérèse,  traduites  par 
les  carmélites  de  Paris,  t.  i,  p.  222.  C'est  un  sujet  qui 
tenait  grandement  à  cœur  à  la  sainte,  puisqu'elle  y 
revient  longuement,  à  trois  reprises  dans  le  Château 
intérieur  (Tables  du  t.  iv  de  la  traduction  précitée). 
Saint  Jean  de  la  Croix,  disciple  de  sainte  Thérèse,  est 
du  même  avis.  Quand  il  parle  du  rôle  du  Christ,  écrit 
un  de  ses  plus  pénétrants  interprètes,  «il  atteint  au  plus 
haut  lyrisme.  Il  faut  lire  dans  l'âpre  texte  espagnol  les 
pages  où  Dieu  repousse  celui  qui  exigerait  de  nouvelles 
révélations.  En  Jésus  nous  trouverons  la  parole  et  la 
révélation  totales.  Attendre  de  Dieu  de  plus  rares  se- 
crets serait  en  quelque  manière  demander  un  autre 
Christ.  Toutes  les  réponses  sont  cachées  en  lui  :  mys- 
tère de  l'amour  en  ce  fils  obéissant  jusqu'à  la  mort, 
mystère  de  l'essence  divine  en  un  Dieu  inaccessible  qui 
se  révèle,  mystère  même  de  la  vision  corporelle  en  un 
Dieu  que  nous  découvrons  se  faisant  homme.  «  Il  est 
«  toute  ma  parole  et  ma  réponse;  il  est  toute  ma  vision 
«  et  ma  révélation.  »  Toute  autre  parole  et  toute  autre 
vision  seraient  trop  littérales  et  trop  empiriques  ». 
J.  Baruzi,  Saint  Jean  de  la  Croix  et  le  problème  de  l'ex- 
périence myrtique,  2e  édit.,  Paris,  1931,  p.  515. 

M.  Bergson  y  a  peut-être  pensé  quand  il  fait  des 
grands  mystiques  chrétiens  les  continuateurs  du 
Christ  (p.  236).  Mais  on  aurait  aimé  à  le  voir  expliciter 
sa  pensée,  de  façon  à  ce  que  l'on  comprît  bien  que  Jésus 
n'est  pas  seulement  pour  ceux  qui  le  continuent  un 
initiateur  plus  ou  moins  lointain,  mais  la  vie  même  de 
leur  vie,  l'âme  même  de  leur  âme. 

c.  —  Enfin  le  mysticisme  n'est  pas  la  seule  forme  de 
religion  dynamique,  de  très  grands  saints  l'ont  ignoré. 
Le  cas  de  saint  Vincent  de  Paul  est  significatif  à  cet 
égard.  II  n'a  eu  que  deux  visions.  Quant  à  son  oraison 
quotidienne  faite  en  communauté,  c'était  la  médita- 
tion commune  toute  orientée  vers  l'action,  sans  les 
caractères  de  la  contemplation  mystique  et  au  sujet 
de  laquelle  il  recommandait  de  ne  rechercher  ni  les 
extases,  ni  les  ravissements.  P.  Coste,  Monsieur  Vincent, 
t.  m,  Paris,  1931,  p.  407  sq.  Et  cependant  qui  niera  le 
dynamisme  de  sa  vie?  Les  visions  de  Jeanne  d'Arc 
furent-elles  des  états  mystiques?  Une  communion 
fervente  peut  être  génératrice  de  vertus  héroïques, 
sans  créer  une  union  mystique  entre  l'âme  et  Dieu.  Et 
dans  l'ordre  de  la  religion  dynamique  collective,  de 
pieux  entretiens,  un  entraînement  réciproque  à  l'apos- 
tolat peuvent  donner  un  grand  élan  à  l'amour  de  Dieu 
et  du  prochain  sans  relever  du  mysticisme,  si  du  moins 
on  donne  à  ce  dernier  le  sens  précis  qu'iladansles écrits 
mêmes  des  mystiques  et  que  lui  maintient  M.  Bergson. 
La  prière  liturgique  peut  bien,  elle  aussi,  être  un  acte  de 
religion  dynamique  sans  être  mystique.  «  La  commu- 


2283 


RELIGION.    THÉORIE    DE    H.    BERGSON,    CRITIQUE 


2284 


nion  des  saintss'y  dilate  jusqu'aux  extrémités  du  monde, 
et  chacun  pour  y  participer  renonce  à  ses  absurdes  prê- 
tent ions  de  suprématie  personnelle,  à  cette  forme  subtile 
d'orgueil  qui  se  glissedans  ses  relations  avec  Dieu:vou- 
loirtraiteravecLuisans  médiateur  et  sans  consorts. Car 
le  croyant  accepte  volontairement  toute  une  vie  spiri- 
tuelle qui  lui  est  présentée  par  une  autorité  extérieure 
et  qui,  débordant  infiniment  le  cercle  de  sa  vie  propre, 
l'associe  pour  une  œuvre  commune  à  toute  bonne  vo- 
lonté. »  La  communion  des  saints,  par  Fr.  V.  Breton, 
O.  F.  M.,  Paris.  1933,  p.  163.  Ainsi  se  réalise  la  société 
spirituelle,  rendue  possible  depuis  que  le  christianisme 
a  distingué  le  spirituel  du  temporel,  de  telle  sorte  que 
le  social  puisse  être  autre  chose  que  la  poursuite  de 
fins  égoïstes,  collectives  ou  individuelles,  de  telle  sorte 
qu'il  y  eût  avec  et  par  la  religion  dynamique  une  mo- 
rale et  une  société  ouvertes. 

d)  M.  Bergson  présente  l'œuvre  des  grands  mystiques 
surtout  comme  une  initiative  héroïque  de  leur  part  et 
une  invention  de  l'ordre  spirituel.  —  Sans  doute  il  ne 
nie  pas  les  initiatives  divines  qui  la  suscitent,  il  les 
suppose  même,  puisque  les  mystiques,  à  son  sens,  ne 
font  que  reprendre  à  sa  source  même  l'élan  vital  qui 
«  est  de  Dieu  même  ».  Néanmoins  il  semble  ne  pas  tenir 
un  compte  suffisant  du  caractère  absolument  premier, 
de  l'absolue  gratuité  des  grâces  mystiques.  Or,  c'est  là 
un  de  ces  points  de  convergence  de  l'expérience  mys- 
tique auxquels  il  attache  tant  de  prix.  Voici,  à  ce  sujet, 
une  citation,  uniquement  à  titre  d'exemple.  Sainte 
Thérèse  reconnaît  que,  dans  les  premières  demeures 
de  l'âme,  celle-ci  est  récompensée  de  sa  bonne  volonté 
par  des  élans  d'amour,  mais,  dans  les  autres  degrés 
d'oraison,  «l'âme  touche  au  surnaturel.  De  fait,  quels 
que  soient  ses  efforts,  il  lui  est  impossible  d'obtenir 
par  elle-même,  ce  dont  il  s'agit  à  présent  ».  Vie,  c.  xiv, 
dans  Œuvres,  trad.  citée,  t.  i,  p.  179.  Il  ne  faut  pas 
vouloir  se  procurer  sur-le-champ  l'oraison  mystique, 
ceci  pour  plusieurs  raisons  dont  la  cinquième,  c'est 
que  «  ce  serait  nous  tourmenter  en  pure  perte...  Je  veux 
dire  que  nous  aurons  beau  multiplier  nos  méditations, 
nous  pressurer  le  cœur  et  verser  des  larmes,  tout  sera 
inutile.  Ce  n'est  point  la  voie  par  laquelle  arrive  cette 
eau.  Dieu  la  donne  à  qui  il  le  veut,  et  il  le  fait  souvent 
au  moment  où  l'âme  y  pense  le  moins  ».  Château,  dans 
Œuvres,  t.  vi,  p.  111-113. 

e)  La  métaphysique  de  M.  Bergson  est  fort  incom- 
plète. —  Il  le  reconnaît  d'ailleurs  lui-même  volontiers. 
Nous  écrivions,  à  ce  sujet,  dans  la  Semaine  religieuse  de 
Paris  du  16  juillet  1932,  les  lignes  suivantes  :  «  La  voie 
qui  conduit  M.  Bergson  à  Dieu  est  magnifique,  mais 
beaucoup  la  trouveront  bien  longue,  même  réserve 
faite  de  ce  que  l'âme  peut  aller  plus  vite  que  l'esprit  et 
qu'il  faut  moins  de  temps  pour  s'exprimer  à  soi-même 
sa  pensée  que  pour  l'exposer  au  public.  Sans  doute,  sa 
théodicée  tient  en  moins  de  vingt  pages,  seulement  ces 
pages  supposent  connues  les  patientes  analyses  de 
l'Évolution  créatrice  et  des  Deux  Sources.  La  majorité 
des  hommes  même  cultivés  n'a  ni  le  loisir,  ni  le  génie 
de  telles  recherches.  Il  y  a,  pour  ceux-ci,  et  même  pour 
des  penseurs  différents  de  M.  Bergson,  d'autres  voies 
d'ascension  spirituelle  qui  peuvent  être  plus  courtes 
et  on  regrette  que  celui-ci  ne  les  laisse  pas  entrevoir. 
L'Église  catholique  a  pour  l'homme  une  sympathie  à 
la  fois  confiante  et  condescendante.  Elle  estime,  d'une 
part,  qu'il  peut  trouver  assez  rapidement,  s'il  a  bonne 
volonté  et  au  cas  où  il  l'aurait  perdu  ou  ne  l'aurait  pas 
aisément  rencontré,  le  Dieu  «  dans  lequel  il  a  le  inou- 
«  vement,  l'être  et  la  vie  et  qui  n'est  pas  loin  de  nous  », 
comme  le  prêchait  saint  Paul  à  l'Aréopage.  D'autre 
part,  elle  croit  que  ce  Dieu  même  doit  avoir,  en  sa 
bonté,  donné  à  tout  homme  les  moyens  de  l'atteindre 
par  des  chemins  largement  ouverts  et  qu'en  somme  les 
difficultés  d'ordre  intellectuel  qu'il  peut  y  avoir  à  affir- 


mer l'existence  de  Celui  pour  lequel  nous  avons  été 
créés,  quoique  réelles,  sont  moindres,  dans  la  majo- 
rité des  cas  où  on  doit  se  libérer  de  l'athéisme,  que  les 
difficultés  de  l'ordre  moral  [difficultés  qui  peuvent 
venir  autant  de  l'orgueil  que  de  la  sensualité].  C'est 
dans  cet  esprit  qu'elle  maintient  et  sans  doute  main- 
tiendra toujours  les  preuves  classiques  de  l'existence 
de  Dieu,  d'ordre  cosmologique  et  d'ordre  moral.  Cette 
fidélité  à  une  tradition  antérieure  même  au  christia- 
nisme n'empêche  pas  d'ailleurs  que  ces  preuves  ne  peu- 
vent avoir  d'efficacité  pratique  que  chez  les  âmes  de 
bonne  volonté.  Elle  ne  signifie  pas  non  plus  que  la  pen- 
sée philosiphique  n'ait  pas  à  les  perfectionner  sans 
cesse,  car  il  n'est  aucune  tradition,  si  vénérable  qu'elle 
se  trouve,  qui  puisse  nous  accorder  dispense  de  penser. 
Il  reste  enfin  certain  qu'on  doit  toujours  —  même 
dans  l'enseignement  élémentaire  —  parler  de  Dieu,  en 
évitant  les  matérialisations  épaisses  et  les  anthropo- 
morphismes  grossiers  et  ne  jamais  présenter  Celui  qui 
est  au-dessus- de  tout  nom  comme  un  artisan  ou  un 
législateur  humain. 

«  Peut-être  M.  Bergson  estime-t-il  qu'on  trouverait 
l'équivalent  de  ces  preuves  classiques  dans  son  exposé, 
que,  par  exemple,  le  Dieu-Créateur  qu'il  affirme  et  le 
Dieu  Cause-première  ne  diffèrent  pas  radicalement 
entre  eux.  Dans  ce  cas,  on  lui  aurait  été  reconnaissant 
d'indiquer  les  transpositions  possibles,  ne  serait-ce 
que  par  l'effet  d'une  «  vulgarisation  noble  ».  Les  deux 
sources,  p.  255. 

«  De  plus,  notre  philosophe  paraît  croire  que 
la  certitude  ne  peut  venir,  en  ce  qui  concerne  Dieu, 
que  du  rapprochement  de  l'expérience  sensible  et  de 
l'expérience  mystique.  Mais  lui-même  n'a-t-il  pas 
écrit  que  son  Évolution  créatrice,  muette  cependant 
sur  le  mysticisme,  «  pose  la  création  comme  un  fait  », 
donnant  ainsi  raison  au  concile  du  Vatican,  qui,  s'ins- 
pirant  de  saint  Paul,  enseigne  que  la  lumière  de  la  rai- 
son humaine  nous  permet  de  connaître  Dieu  certaine- 
ment au  moven  des  choses  qui  ont  été  faites?  »  Op.cit., 
p.  78-79. 

Quant  au  problème  du  mal  et  à  la  survie,  nous  écri- 
vions dans  le  même  article  que,  sur  le  premier  point, 
M.  Bergson  aurait  été  plus  loin,  «  s'il  avait  manifesté 
une  foi  plus  ferme  et  plus  précise  aux  destinées  d'outre- 
tombe,  et  s'il  avait  tenu  compte  de  la  chute  originelle, 
qui  sans  doute  n'explique  pas  tout  le  mal  et  reste  elle- 
même  un  grand  mystère,  mais  néanmoins  donne  des 
conflits  extérieurs  et  intérieurs  où  se  débat  l'humanité 
une  explication  plus  satisfaisante  que  la  simple  consta- 
tation des  obstacles  que  la  matière  oppose  à  la  vie 
de  l'esprit  ».  Ibid.,  p.  79.  Quant  à  la  survie  nous  pen- 
sions que  M.  Bergson  aurait  été  plus  loin,  s'il  «  avait 
tiré  la  conclusion  (qui  semble  naturelle)  de  son  idée 
d'une  création  qui  nous  rend  créateurs,  c'est-à-dire,  la 
valeur  infinie  de  la  personne  humaine,  et  si,  parlant  de 
l'Amour  qui  nous  donne  l'être,  il  avait  ajouté  qu'un 
véritable  amour  se  donne  sans  repentance.  Insistant 
sur  l'insuffisance  des  sanctions  terrestres  du  bien  et  du 
mal,  dont  il  ne  peut  pas  ne  pas  être  convaincu  [d'au- 
tant qu'il  est  assez  pessimiste  sur  l'état  actuel  de  l'hu- 
manité 1,  bien  qu'il  n'en  parle  pas,  il  aurait  aussi,  sans 
doute  pénétré  plus  avant  dans  l'ombre  lumineuse  de 
l'au-delà  ».  Ibid.,  p.  79-80. 

Dans  l'interview  citée  plus  haut,  M.  Bergson  nous  a 
donné  quelques  précisions,  qui  ne  paraissent  pas,  de 
son  propre  aveu,  dirimer  entièrement  le  débat. 

En  somme,  .M.  Bergson  a  eu  grandement  raison 
d'établir  qu'il  y  a  deux  types  de  religion,  l'un  inférieur 
et  l'autre  supérieur, et  qu'expliquer  celui-ci  par  celui-là 
est  une  méprise  et  une  duperie.  Mais,  poussant  plus 
loin  ses  propres  idées,  il  aurait  pu  marquer  plus  nette- 
ment que  la  différence  de  ces  deux  types  tient  moins 
au  temps  et  à  leur  forme  extérieure,  individuelle  ou 


2285 


RELIGION.    ORIGINE,    DOCTRINE    DE     L'ÉGLISE 


2286 


sociale  qu'à  l'attitude  foncière  des  âmes  capables  de 
transfigurer  ou  d'avilir  les  mêmes  éléments  (rites,  doc- 
trine, hiérarchie)  :  d'un  côté  égoïsme  et  reploiement 
sur  soi-même  dans  la  recherche  de  fins  temporelles,  de 
l'autre  générosité,  amour,  rupture  du  cercle  des  inté- 
rêts bornés  et  éphémères. 

v.  conclusion  générale.  —  1°  Valeur  du  témoi- 
gnage de  la  psychologie.  —  1 .  Incompétence  foncière.  — 
Sur  la  psychologie,  purement  empirique  du  moins, 
nous  devons  porter  le  même  jugement  que  sur  l'ethno- 
logie :  elle  est  incompétente  pour  résoudre  le  problème 
de  l'origine  première  de  la  religion. 

Tout  d'abord  parce  qu'elle  ne  nous  révèle  que  les 
activités  psychiques  de  l'homme  actuel,  de  même  que 
l'ethnologie  ne  nous  révèle  que  la  mentalité  des  «  pri- 
mitifs »  actuels,  assez  différents  des  vrais  primitifs.  Or, 
du  point  de  vue  de  l'empirisme  pur,  de  l'observation 
positive  qui  s'abstient  de  rien  ajouter  à  ses  observations, 
rien  ne  prouve  que  la  religion  existante  aujourd'hui  ait 
existé  en  ces  premiers  temps  de  l'humanité  que  la 
science  positive  ignore  et  sans  doute  ignorera  toujours. 
De  son  point  de  vue  encore  il  reste  possible  que  la  reli- 
gion ait  apparu,  à  un  moment  donné  de  l'évolution 
humaine,  moment  peut-être  relativement  tardif  par  la 
mise  en  œuvre  explicite  de  virtualités  qui  seraient 
demeurées  à  l'état  latent  jusque  là. 

En  second  lieu  la  psychologie  empirique  est  étran- 
gère à  toute  affirmation  transcendante.  «  Il  importe  de 
ne  pas  attendre  de  la  psychologie  religieuse  ce  qu'elle 
ne  peut  donner  en  aucune  manière.  Bien  des  auteurs 
récents  semblent  se  faire  à  ce  sujet  les  plus  funestes 
illusions.  A  les  entendre  la  psychologie  religieuse  jointe 
à  l'histoire  des  religions  construite  psychologiquement, 
constitue  toute  la  science  de  la  religion.  Ce  «  psycholo- 
«  gisme  «est  absolument  faux.  Assurément,  la  religion 
est  à  certains  égards  un  fait  psychique.  Mais  elle  recon- 
naît comme  objet  des  »  réalités  transcendantes  »  que 
l'examen  de  leur  aspect  subjectif  dans  l'homme  reli- 
gieux ne  peut  atteindre,  ni  par  conséquent  garantir. 
Quoi  qu'en  pensent  certains  théologiens  protestants, 
inquiets  d'un  dévergondage  doctrinal  qu'ils  sont  im- 
puissants à  endiguer,  la  psychologie  ne  remplacera  ni 
la  philosophie  de  la  religion,  ni  l'apologétique,  ni  sur- 
tout l'étude  objective  du  dogme  et  de  la  morale  :  elle 
laisse  intacts  tous  les  droits  et  la  nécessité  impérieuse 
de  la  théologie  traditionnelle.  »  R.  P.  de  Munninck, 
0.  P.,  dans  la  Semaine  d'ethnologie  religieuse,  11e  ses- 
sion, Louvain,  1913,  éditée  en  1914,  p.  212.  Or,  sans 
recours  à  des  croyances  transcendantes,  nous  le  ver- 
rons plus  loin,  aucune  certitude  n'est  possible  sur  l'ori- 
gine de  la  religion. 

2.  Indications  et  orientations  données.  —  Ce  décli- 
natoire  d'incompétence  ne  nous  oblige  pas  à  considérer 
comme  inutiles  l'exposé  et  la  discussion  des  systèmes 
psychologiques  sur  la  religion.  En  effet,  il  en  résulte 
d'abord  une  certitude  négative,  mais  de  première  im- 
portance :  c'est  qu'on  échoue  en  psychologie  aussi  bien 
qu'en  ethnologie  quand  on  tente  d'expliquer  la  religion 
par  autre  chose  qu'elle-même  :  hystérie,  psychasthénie, 
besoins  biologiques  ou  libido.  De  plus,  en  écartant,  au 
moins  comme  insuffisant,  le  recours  au  subconscient, 
nous  avons  constaté  que,  pour  donner  au  fait  religieux 
toute  sa  vérité,  même  simplement  psychologique,  il 
faut  s'élever  vers  les  régions  les  plus  lumineuses  de 
l'esprit.  Enfin,  quand  nous  avons  abordé  les  théories  de 
Boutroux  et  de  Bergson,  nous  sommes  entrés  en  contact 
avec  un  être  transcendant,  un  au-delà  intérieur, 
parce  que  leurs  psychologies  étaient  toutes  pénétrées 
de  métaphysique,  ce  qui  est  parfaitement  légitime,  car 
une  étude  synthétique  de  l'âme  humaine  ne  saurait  se 
limiter  à  un  pur  empirisme.  De  plus  ces  philosophes  en 
montrant  que  la  religion  se  rattache  aux  tendances  les 
plus  profondes,  les  plus  puissantes  et  les  plus  larges  de 


l'esprit,  vont  tout  au  moins  à  montrer  qu'elle  tient  à  sa 
structure  essentielle,  or  l'essentiel  peut  difficilement 
ne  pas  être  primitif.  Cependant  ce  raisonnement  n'a 
pas  chez  eux  une  valeur  absolument  apodictique,  sur- 
tout chez  M.  Bergson,  qui  paraît  bien  croire  à  l'exis- 
tence d'une  seule  religion,  basée  sur  l'illusion  de  la 
fonction  fabulatrice,  pendant  des  millénaires  et  ne  se 
rattachant  pas  à  la  plus  haute  vie  spirituelle. 

2°  Recours  nécessaire  à  la  métaphysique.  —  Ce  n'est 
qu'en  recourant  directement  à  la  métaphysique  qu'on 
peut  établir  l'origine  première  de  la  religion.  Cette  ori- 
gine est  en  Dieu  même. 

La  théodicée  naturelle  démontre  —  et  nous  y  ren- 
voyons —  qu'en  nous  créant  Dieu  ne  pouvait  nous 
donner  d'autre  fin  dernière  que  lui-même.  Agissant 
autrement,  il  aurait  manqué  à  ce  qu'il  doit  à  sa  perfec- 
tion et  à  sa  sainteté,  et  il  aurait  trahi  son  amour  en  ne 
donnant  pas  comme  terme  à  notre  destinée  et  à  nos 
efforts  le  souverain  Bien  qu'il  est  par  essence.  Il  est 
donc  nécessaire  qu'en  créant  l'âme  humaine  il  l'ait 
créée  religieuse,  apte  à  le  connaître  et  à  l'aimer  et 
orientée  par  ses  dispositions  les  plus  profondes  vers 
cette  connaissance  et  cet  amour.  Il  se  devait  —  et  ceci 
n'est  qu'un  autre  aspect  de  la  vérité  capitale  que  nous 
venons  d'exprimer  —  de  nous  imposer  le  devoir  d'en- 
trer en  rapports  avec  lui,  devoir  qui  n'est  d'ailleurs 
que  la  face  morale  de  notre  orientation  foncière  vers 
lui  et  sa  justice  exigeait  qu'il  fournît  à  l'homme  les 
moyens  d'accomplir  ce  devoir  primordial. 

Le  Dieu  de  la  théodicée  naturelle  est  aussi  le  Dieu- 
Providence.  De  ce  point  de  vue  il  est  difficile  de  croire 
qu'il  n'ait  pas  aidé  l'intelligence  et  la  volonté  de 
l'homme  à  l'accomplissement  de  son  premier  devoir,  à 
cause  de  sa  débilité,  et  même  malgré  ses  fautes. 

3°  Les  enseignements  de  la  foi.  —  Ces  enseignements 
sur  l'origine  de  la  religion  sont  contenus  dans  le  concile 
du  Vatican.  Constitutio  dogmatica  de  fide  calholica. 


Cap.  n.  De  reuelatione.  — 
Eadem  sancta  mater  Ecclesia 
tenet  et  docet,  Deum  rerum 
omnium  principium  et  linem, 
naturali  humana-  rationis  la- 
mine e  rébus  creatis  certo 
cognosci  posse;  «  invisibilia 
enim  ipsius,  a  creatura 
mundi,  per  ea,  qua-  facta 
sunt,  intellecta  conspiciun- 
tur  »  CRom.,  I,  20);  attamen 
placuisse  ejus  sapientiae,  alia 
eaque  supernaturali  via  se 
ipsum  ac  œterna'  volimtatis 
sua;  décréta  humano  geneii 
revelare,  dicente  Apostolo  : 
«  Multifariam  multisque  rao- 
dis  olim  Deus  Ioquens  patri- 
bus  in  prophetis;  novissime 
diebus  istis  loeutus  nobis  in 
Filio  »  (Heb.,  i,  1  sq.) 


Canon  1.  —  Si  quis  dixe- 
rit,  Deum  unum  et  verum, 
creatorem  et  Dominum  nos- 
trum,  per  ea,  qua-  facta 
sunt,  naturali  rationis  huma- 
ns  lumine  certo  cognosci 
non  posse  :  A.  S. 

Huic  divina;  revelationi 
tribuendum,  ut  ea,  qua:  in 
rébus  divinis  humanse  ra- 
tion i   per    se   impervia   non 


Ch.  ii.  De  la  révélation. 
— ■  La  même  sainte  Église, 
notre  mère,  tient  et  enseigne 
que,  par  la  lumière  naturelle 
de  la  raison  humaine,  Dieu, 
principe  et  fin  de  toutes 
choses,  peut  être  connu  avec 
certitude  au  moyen  des  cho- 
ses créées,  «car  depuis  la  créa- 
tion du  inonde,  ses  invisibles 
perfections  sont  vues  par 
l'intelligence  des  hommes, 
au  moyen  des  êtres  qu'il  a 
faits  »  (Rom.,  I,  20);  que 
néanmoins  il  a  plu  à  la  sa- 
gesse et  à  la  bonté  de  Dieu  de 
se  révéler  lui-même  et  les 
éternels  décrets  de  sa  vo- 
lonté par  une  autre  voie,  et 
cela  par  une  voie  surnaturelle. 
C'est  ce  que  dit  l'Apôtre  : 
«  Après  avoir  parlé  autrefois 
à  nos  pères  à  plusieurs  repri- 
ses et  de  plusieurs  manières 
par  les  prophètes,  pour  la 
dernière  fois,  Dieu  nous  a 
parlé  de  nos  jours  par  son 
Fils.  . 

Canon  1.  Anathème  à  qui 
dirait  que  le  Dieu  unique  et 
véritable,  notre  Créateur  et 
Seigneur,  ne  peut  être  connu 
avec  certitude  par  la  lu- 
mière naturelle  de  la  raison 
humaine,  au  moyen  des  êtres 
créés. 

On  doit,  il  est  vrai,  attri- 
buer à  cette  divine  révéla- 
tion que  les  points  qui,  dans 
les  choses  divines,  ne  sont 


228; 


RELIGION.     ORIGINE,    DOCTRINE    DE    L'EGLISE 


2  2! s  8 


sunt,  in  prsesenti  quoque 
generis  humani  condilione 
ab  omnibus  expedite,  firma 
certitudine,  et  nullo  admix- 
to  errore  cognosci  possint. 
Non  bac  tamen  de  causa  ré- 
vélât io  absolute  neccssaria 
dicenda  est,  sed  quia  Deus 
ex  inlinita  bonitate  sua  ordi- 
navit  hominem  ad  finem  su- 
pernaturalem  ad  partici- 
panda  scilicet  bona  divina 
quae  humance  mentis  intel- 
ligentiam  omnino  superant, 
siquidcm  «  oculus  non  vidit, 
nec  auris  audivit,  nec  in  cor 
bominis  ascendit,  quœ  prse- 
paravit  Deus  iis,  qui  diligunt 
illum.  »  (I  Cor.,  h,  9). 


Canon  2.  Si  quis  dixerit, 
fieri  non  posse,  aut  non  ex- 
pedire,  ut  per  revelationem 
divinam  homo  de  Deo  cul- 
tuque  ei  exhibendo  docea- 
tur  :  A.  S. 

Canon  3.  —  Si  quis  dixe- 
rit, hominem,  ad  cognitic- 
nem  et  perfectionem,  quae 
naturalem  superet,  divinitus 
evehi  non  posse,  sed  ex  se 
ipso  ad  omnis  tandem  veri  et 
boni  possessionem  jugi  pro- 
fectu  pertingere  posse  et  de- 
bere  :  A.  S. 

(Denz.-Banmv.  n.  1765, 
1806,  1786,  1807,  1808). 


pas  par  eux-mêmes  inacces- 
sibles à  la  raison  humaine, 
puissent  aussi,  dans  la  condi- 
tion présente  du  genre  hu- 
main, être  connus  de  tous 
sans  difficulté  avec  une  ferme 
certitude  et  à  l'exclusion  de 
toute  erreur.  Ce  n'est  pas 
pourtant  pour  cette  cause 
que  la  révélation  doit  être 
déclarée  absolument  néces- 
saire, mais  parce  que  Dieu 
dans  son  infinie  bonté  a  or- 
donné l'hommea  la  fin  surna- 
turelle, c'est-à-dire  à  la  par- 
ticipation de  biens  divins  qui 
dépassent  tout  à  fait  l'intel- 
ligence de  l'esprit  humain; 
«  car  l'oeil  n'a  point  ui,  ni 
l'oreille  entendu,  ni  le  coeur 
de  l'homme  conçu  les  choses 
que  Dieu  a  préparées  à  ceux 
qu'il  aime  »  (I  Cor.,  n,  9). 

Canon  2.  — ■  Anathème  à 
qui  dirait  qu'il  ne  peut  se 
faire  ou  qu'il  n'est  pas  expé- 
dient que  l'homme  soit  ins- 
truit par  la  révélation  divine 
sur  Dieu  et  le  culte  à  lui  ren- 
dre. 

Canon  3.  —  Anathème  à 
qui  dirait  que  l'homme  ne 
peut  être  élevé  divinement  à 
une  connaissance  et  à  une  per- 
fection qui  surpassent  celle 
qui  lui  est  naturelle;  mais 
que  de  lui-même  il  peut  et 
doit  par  un  progrès  perpé- 
tuel parvenir  enfin  a  la  pos- 
session de  tout  vrai  et  de 
tout  bien.  Traduct.  Vacant, 
dans  Études  théologiques  sur 
les  constitutions  du  concile  du 
Vatican,  1. 1,  p.  283  et  p.  343. 

C'est  le  traditionalisme,  mais  entendu  au  sens  strict, 
que  le  concile  a  voulu  al  teindre.  Dans  le  schéma  éla- 
boré par  la  Députation  de  la  foi  il  est  dit,  en  effet  : 

•  Quant  à  ce  qui  regarde  le  traditionalisme,  il  a  paru  suf- 
fisant de  poser  un  principe  qui  l'exclut  efficacement.  Ce  prin 
cipe  est  le  suivant  :  dans  la  nature  raisonnable  de  l'homme, 
se  trouve  la  puissance  de  connaître  Dieu  au  moyen  des  créa- 
tures. Si  quelqu'un  disait  qu'il  est  complètement  impossible 
à  l'homme,  alors  même  qu'il  posséderait  la  puissance  de  rai- 
sonner sans  entrave,  d'arriver  à  une  connaissance  certaine 
de  Dieu,  sans  un  enseignement  positil  transmis  sur  Dieu,  il 
nierait  ce  principe.  Pour  la  question  de  savoir  si  une  éduca- 
tion est  nécessaire  pour  que  l'homme  parvienne  à  l'usage  de 
sa  raison,   elle  n'est    pas   touchée.   Vacant,  ibid.,  p.  286. 

C'est  de  plus  la  possibilité  mais  non  le  fait  de  la 
connaissance  de  Dieu  par  les  lumières  de  notre  raison 
que  le  Concile  enseigne.  Une  note  jointe  au  Schéma 
rédigé  par  la  commission  prosynodale  le  disait  nette- 
ment : 

■  La  question  n'est  pas  une  question  de  fait,  il  n'est  pas 
question  do  savoir  si  des  indi\  idus  I  irent  leur  première  con- 
naissance de  Dieu,  de  cette  manifestation  naturelle,  OU  s'ils 
ne  sont  pas  plutôt  p<  rtés  à  le  chercher  i >:i r  ta  révélation  i 
eux  proposée,  et  s'ils  n'apprennent  pas  son  existence  par 
l'enseignement  qui  tour  est  donné.  Mais  ce  qui  est  en  cause 
et  ce  que  les  Écritures  affirment  Immédiatement,  c'esl  le 
pouvoir  de  la  raison  ;  c'est  que  la  manifestation  objective  de 
Dieu  par  les  créatures  s'adapte  a  l'organisation  de  la  raison 
humaine,  ei  que  celle-ci  possède  des  ressources,  grflee  aux- 
quelles elle  peut  connaître  Dieu  en  vertu  de  ici  te  manifesta- 
tion. »  Ibid,  p.  288. 

De  plus  le  canon  dans  le  projet  portait  les  mots  ab 
homine.  Le  '19e  amendement  demanda  leur  suppres- 
sion :  «  On  propose  la  suppression  des  mots  ab  homine, 
de  peur  que  nous   ne  semblions   définir  comme,    un 


dogme  de  foi,  qu'il  ne  saurait  jamais  se  rencontrer 
d'homme  adulte  qui  ignore  Dieu  invinciblement.  On 
pourrait  ajouter  le  mot  humaine  au  mot  rationis.  » 
«  L'observation  parut  juste.  Mgr  Casser  demanda 
l'adoption  de  cet  amendement,  au  nom  de  la  Députa- 
tion de  la  foi.  1211e  fut  votée  presque  unanimement.  » 
Vacant,  ibid.,  p.  290. 

De  quelle  sorte  de  connaissance  s'agit-il?  Un  Père 
avait  voulu  qu'on  parlât  de  connaissance  par  démons- 
tration, proposant  d'ajouter  aux  mots  :  «  être  connu», 
ceux  de  «  être  démontré  »,  et  demonstrari.  Mgr  Gasser 
demanda  le  rejet  de  cet  amendement,  estimant,  en 
particulier,  qu'il  disait  trop  en  affirmant  «  non  seule- 
ment que  Dieu  peut  être  connu  avec  certitude  par  la 
lumière  naturelle,  mais  encore  que  l'existence  de  Dieu 
peut  être  prouvée  et  démontrée  avec  certitude.  Bien 
que  connaître  et  démontrer  expriment  jusqu'à  un  cer- 
tain point  la  même  chose,  cependant  la  Députation  de 
la  foi  préfère  une  formule  adoucie,  à  celle  un  peu 
dure  qu'on  vous  propose  ».  Vacant,  ibid.,  p.  198. 
[Le  serment  anti-moderniste  a  repris  le  mot  demons- 
trari, qu'avait  écarté  le  concile.  Denz.-Bannw., 
n.   2145.] 

Mais  cette  connaissance  de  Dieu,  ne  fût-elle  pas 
acquise  par  voie  strictement  et  explicitement  démons- 
trative, est  certaine.  Par  cette  assertion  le  concile 
visait  les  Encyclopédistes  et  la  philosophie  critique 
allemande.  Rapport  de  Mgr  Gasser  au  nom  de  la  Dépu- 
tation de  la  foi.  Vacant,  ibid,  p.  301.  Et  cette  connais- 
sance certaine,  la  raison  humaine  a  été  capable  de  l'ac- 
quérir dès  l'origine  et  a  continué  d'en  être  capable 
malgré  la  chute,  puisque  saint  Paul  dit  que  «  ce  qui  est 
invisible  en  Dieu  se  découvre  à  la  réflexion  depuis  la 
création  du  monde  par  ses  œuvres  ».  Rom.,  i,  20. 

Ainsi  est  enseignée  la  capacité  constante  de  la 
raison  humaine  de  connaître  Dieu  avec  certitude; 
mais,  d'autre  part,  en  ce  qui  concerne  l'individu, 
rien  n'interdit  de  penser  que  cette  capacité  dépende 
de  l'éducation  qui  est  nécessaire  pour  amener  la 
raison  à  son  plein  exercice;  en  fait  cette  capacité 
peut  n'aboutir  point  à  une  démonstration  véritable 
mais  simplement  aune  sorte  de  raisonnement  instinctif. 

2.  Rôle  de  la  révélation.  — ■  Il  est  double. 

a)  Pour  la  connaissance  des  vérités  en  soi  accessibles 
à  la  raison,  elle  n'est  pas  absolument  mais  moralement 
nécessaire.  —  Sur  ce  point  le  concile  du  Vatican  se 
réfère  à  la  doctrine  de  saint  Thomas  d'Aquin,  puisque 
la  note  10  du  schéma  sur  la  doctrine  catholique  contre 
les  erreurs  dérivées  du  rationalisme  renvoie  aux  Ques- 
tions sur  la  Vérité  (q.  xiv,  a.  10),  à  la  Somme  contre  les 
Gentils  (1.  I,  c.  rv)  et  à  la  Somme  théologique  (IIa-IIœ, 
q.  il,  a.  4).  Voici  comment  Vacant  résume  saint  Thomas 
sur  ce  point  :  «  Il  y  aurait  trois  inconvénients,  dit  le 
grand  docteur,  à  ce  qu'on  chercha  ta  connaître  sans  autre 
secours  que  la  raison,  ces  vérités  qui  lui  sont  accessibles. 

«  Le  premier  inconvénient,  c'est  que  peu  d'hommes 
parviendraient  ainsi  à  la  connaissance  de  Dieu,  soit 
faute  d'une  intelligence  suffisante,  soit  faute  de  loisirs, 
soit  faute  de  courage  pour  entreprendre  et  mener  à 
bonne  fin  cette  étude. 

«  Le  second  inconvénient,  c'est  le  petit  nombre  de 
ceux  qui  pourraient  arriver  ainsi  à  cette  connaissance, 
n'y  parviendraient  qj'après  un  long  temps,  soit  à 
cause  de  la  profondeur  des  vérités  en  question,  soit  à 
cause  des  connaissances  nombreuses  que  cette  recher- 
che présuppose,  soit  à  cause  que  les  jeunes  gens  n'ont 
pas  le  calme  et  la  sagesse  qu'elle  exige. 

«  Le  troisième  inconvénient,  c'est  qu'il  se  mêlerait 
des  erreurs  à  cette  connaissance,  de  sorte  qu'elle  reste- 
rail  douteuse  pour  beaucoup  d'hommes.  Il  était  donc 
nécessaire  que  nous  fussions  menés  à  cette  connais- 
sance par  le  chemin  de  la  foi,  de  sorte  que  tous  pussent 
facilement  participe]  à  la  connaissance  de  Dieu,  et  cela 


2289 


RELIGION.    ORIGINE,    DOCTRINE    DE    L'ÉGLISE 


2290 


sans  être  exposés  au  doute  et  à  l'erreur  :  Ut  sic  omnes 
de  jacili  possent  divinœ  cognitionis  participes  esse  et 
absque  dubitatione  et  errore.  Sum.  cont.  dent.,  I.  I,  c.  iv, 
conclusion  reproduite  presque  textuellement  par  le 
concile.  » 

Mais  il  ne  faut  pas  assimiler  purement  et  simplement 
la  révélation  des  vérités  naturelles  et  celle  des  vérités 
surnaturelles,  ce  serait  tomber  dans  le  traditionalisme. 
Les  deux  révélations  diffèrent  par  leur  mode  comme 
par  le  caractère  de  leur  nécessité.  «  Rien  n'empêche... 
d'accorder  aux  traditionalistes,  qu'en  fait  Adam  a 
reçu,  au  moment  de  sa  création,  la  science  infuse  des 
données  de  la  religion  naturelle.  Mais  ils  se  mépren- 
nent, lorsqu'ils  prétendent  tirer  de  là  cette  conclu- 
sion, qu'Adam  et  ses  descendants  ont  cru  à  ces  don- 
nées, par  un  acte  de  foi  fondé  sur  l'autorité  de  Dieu  qui 
révèle,  et  qu'ils  n'y  ont  pas  adhéré  en  s'appuyant  sur 
les  lumières  de  leur  raison. 

«  La  science  infuse  donnée  à  Adam,  suivant  saint  Tho- 
mas et  Suarez,  n'était  pas,  en  effet,  l'objet  d'une  révé- 
lation proprement  dite,  que  Dieu  impose  de  croire,  à 
cause  de  son  témoignage  divin.  Non,  cette  science, 
considérée  en  elle-même,  ressemblait  à  celle  que  nous 
acquérons  par  nos  recherches  et  nos  raisonnements 
naturels.  Seulement,  pour  épargner  à  notre  premier 
père  le  long  détour  de  ces  recherches  et  de  ces  raison- 
nements, Dieu  le  constitua  dans  le  même  état  d'esprit 
où  il  se  serait  trouvé,  s'il  avait  fait  ces  recherches  et 
ces  raisonnements.  Par  rapport  à  l'existence  de  Dieu 
et  à  ses  attributs,  cet  état  d'esprit  consistait  donc  à 
voir  que  cette  existence  et  ces  attributs  sont  établis 
avec  certitude  par  des  démonstrations  d'ordre  naturel. 
Cette  science  qui  était  infuse  en  Adam  et  qu'il  commu- 
niqua à  ses  descendants  était  donc  fondée  sur  les  prin- 
cipes de  la  raison  naturelle.  Bien  que  donnée  à  Adam 
d'une  façon  extraordinaire,  elle  avait  donc  pour  fon- 
dement l'évidence  intrinsèque  des  vérités  manifestées 
à  la  lumière  de  la  raison.  »  Vacant,  ibid.,  p.  330-331. 

b)  La  révélation  est  absolument  nécessaire  pour  con- 
naître les  vérités  d'ordre  surnaturel.  —  Et  ceci  s'applique 
à  la  révélation  primitive.  «  C'est,  en  effet,  doctrine 
commune  qu'il  faut  admettre  la  révélation  primitive, 
au  moins  intérieure,  des  vérités  surnaturelles  les  plus 
générales  et  les  plus  nécessaires  au  salut  :  la  foi  en 
Dieu  souverain  Maître,  rémunérateur  et  révélateur, 
appelant  l'homme  à  son  amitié,  à  sa  ressemblance,  à 
sa  vie  immortelle.  Comme  aussi,  selon  saint  Thomas, 
le  salut  par  le  Médiateur  futur.  Et  saint  Paul,  en  effet, 
voit  déjà  au  paradis  [terrestre],  dans  l'institution  du 
mariage  indissoluble,  la  figure  du  Christ  et  de  l'Église. 
Se  rappeler  aussi  le  Protévangile.  »  A.  Verriele,  Le  sur- 
naturel en  nous  et  le  péché  originel,  Paris,  1932,  p.  149. 

3.  Transmission  de  la  révélation.  —  Le  concile  du 
Vatican  ne  parle  pas  de  la  transmission  de  la  révéla- 
tion primitive.  Mais  la  foi  catholique  exige  qu'à  ce 
sujet  nous  tenions  compte  de  ce  que  la  Genèse  nous 
apprend  des  premiers  temps  de  la  religion.  Ce  livre 
ne  nous  donne  d'ailleurs  sur  ces  premiers  temps 
que  des  indications  sporadiques,  jusqu'à  la  nouvelle 
alliance  conclue  par  Dieu  avec  l'humanité  après  le 
déluge,  considérée  dans  la  perspective  de  l'auteur  sacré 
comme  un  nouveau  point  de  départ  religieux.  Nous 
voyons,  Gen.,  iv,  3,  4,  Cain  offrir  à  Dieu  les  produits 
de  la  terre  et  Abel  les  produits  de  son  troupeau.  Au 
sujet  d'Énos,  fils  de  Seth.  fils  d'Adam,  il  nous  est  dit 
«  que  ce  fut  alors  que  l'on  commença  à  invoquer  le 
nom  de  Jahweh  »,  Gen.,  îv,  24,  ce  qui  signifie  que  le 
culte  public  prit  naissance  avec  les  premières  sociétés 
et  que  ce  culte  s'adressa  d'abord  au  vrai  Dieu,  au  moins 
dans  la  lignée  de  Seth,  différente  de  celle  de  Cain.  Le 
début  du  c.  v  revient  sur  Seth  (indication  d'un  chan- 
gement de  source),  nous  y  lisons  au  y.  3,  qu'Adam  en- 
gendra un   fils  à  sa  ressemblance,  selon  son  image; 


comme  au  y.  2,  on  nous  rappelle  que  «  lorsque  Dieu 
créa  Adam,  il  le  fit  à  la  ressemblance  de  Dieu  »,  on 
nous  enseigne  ainsi  que  le  premier  homme  transmit, 
tout  au  moins  à  une  partie  de  sa  lignée,  la  ress  emblance 
avec  Dieu  et  donc  une  attitude  religieuse.  Le  descen- 
dant de  Seth  à  la  quatrième  génération,  Hénoch,  «  mar- 
cha avec  Dieu  et  on  ne  le  vit  plus,  car  Dieu  l'avait 
pris  ».  Gen.,  v,  24.  Dans  la  descendance  de  Seth,  Ma- 
thusalem  et  Lamech  sont  seuls  à  séparer  Noé  d'Hé- 
noch.  Dès  lors,  les  hommes  avaient  commencé  à  être 
nombreux  sur  la  terre,  vi,  1,  mais  parmi  eux  Noé 
trouva  seul  grâce  aux  yeux  de  Jahweh,  y.  8,  tandis  que 
«  toute  chair  avait  corrompu  sa  voie  sur  la  terre  », 
(y.  12).  Somme  toute,  nous  aurions  dans  ces  premiers 
chapitres  de  la  Genèse  un  raccourci  d'histoire  où  les 
noms  ont,  au  moins  dans  une  large  mesure,  une  valeur 
typique  et  sont  employés  pour  concrétiser  un  tableau 
qui  n'aurait  pas  été  compris  d'un  peuple,  encore  dans 
l'enfance,  s'il  avait  été  présenté  en  termes  généraux 
et  abstraits.  Ce  qu'il  faut  surtout  retenir  c'est  que  la 
vraie  religion  fondée  —  au  moins  à  l'état  rudimentaire 
—  à  l'origine  même  de  l'humanité  s'est  conservée  dans 
une  élite,  et  que  cette  élite  a  été  en  se  rétrécissant  de 
plus  en  plus,  au  point  de  se  réduire  à  une  seule  famille 
au  moment  du  déluge. 

Étant  donnés  ces  enseignements  et  les  limites  où  ils 
se  tiennent,  on  doit  conclure  que,  du  point  de  vue 
dogmatique,  on  ne  peut  pas  nier  la  possibilité  de  déca- 
dences religieuses  de  l'humanité  très  profondes  et,  à 
certaines  époques,  quasi  universelles,  si  bien  que,  pour 
ces  époques,  les  chances  de  la  science  positive  de  décou- 
vrir des  éléments  quelque  peu  supérieurs  de  religion 
seraient  à  peu  près  nulles,  pratiquement  nulles.  C'est 
ce  qui  a  permis  à  Mgr  Leroy  d'écrire  les  lignes  sui- 
vantes :  «  A  supposer  que  le  naturisme,  l'animisme,  la 
magie,  le  fétichisme  et  le  totémisme  forment  la  base 
des  religions  ou  pseudo-religions  des  sauvages  actuels 
et  même  des  plus  lointains  représentants  de  notre 
espèce,  la  Bible  —  puisque  c'est  d'elle  qu'il  s'agit  — 
est  ici  hors  de  cause.  Laiiible  en  effet  nous  dit  bien  que 
le  premier  homme  fut  «  créé  à  l'image  de  Dieu  »  et  dès 
lors  vraisemblablement  pourvu  des  premiers  éléments 
de  ce  qui  s'est  appelé  la  «  révélation  »,  mais  elle  ajoute 
que,  par  suite  de  la  déchéance  originelle,  ses  descen- 
dants se  dispersèrent  dans  le  vaste  monde  qui  s'ouvrait 
à  leur  activité,  sujets  à  toutes  les  faiblesses  physiques, 
intellectuelles  et  morales  de  leur  nature,  privés  désor- 
mais des  immunités  exceptionnelles  accordées  à  l'an- 
cêtre et,  à  l'exception  de  quelques  familles  privilégiées, 
bientôt  livrés  à  toutes  les  divagations  religieuses  dont 
l'homme  est  capable  et  que  nous  pouvons  remarquer 
aujourd'hui  parmi  les  populations  de  culture  infé- 
rieure. C'est  en  cet  état  de  dispersion,  de  dégradation 
apparente  et  de  vraisemblable  dénùment  intellectuel, 
que  la  préhistoire  retrouve  aujourd'hui  quelques-uns 
de  leurs  représentants.  »  Art.  Xaturûme,  du  Diclionn. 
apolog.,  t.  m,  191(1,  col.  1067. 

Le  concile  du  Vatican  ne  parle  que  de  la  révélation 
extérieure  et,  semble-t-il,  publique,  il  suppose  acquis 
ce  qui  avant  lui  avait  été  enseigné  par  l'Église  sur  l'ac- 
tion de  la  grâce  dans  toutes  les  âmes.  11  est  bon  néan- 
moins de  rappeler  ici  ces  enseignements.  Dieu  veut  que 
tous  les  hommes  soient  sauvés.  La  «  volonté  salvifique 
universelle  »  et  la  valeur  universelle  de  la  rédemption 
du  Christ  sont  des  vérités  qui,  sans  avoir  été  expres- 
sément définies  comme  telles,  sont  à  la  base  de  l'ensei- 
gnement actuel  de  l'Église.  Cf.  Conc.  Trid.,  sess.  vi, 
c.  il,  Denz.-ljannw.,  n.  794  11  n'est  pas  semipélagien, 
comme  le  prétendait  Jansénius,  de  dire  que  Jésus  est 
mort  absolument  pour  tous  les  hommes  pro  omnibus, 
omnino  Iwminibus  (5e  des  propositions  de  Jansénius 
condamnées  le  31  mai  1653).  Le  Christ  ne  s'est  pas 
olïert  en  sacrifice  pour  les  seuls  fidèles  (condamnation 


2291 


RELIGIONS.    CLASSIFICATION    D'APRÈS    LE    MILIEU 


2292 


d'erreurs  morales,  par  le  Saint-Office,  le  7  décembre 
1690,  n.  4).  Les  infidèles  eux-mêmes  peuvent  recevoir 
la  grâce  suffisante,  comme  il  résulte  de  la  condamna- 
tion de  la  proposition  suivante  :  Pagani,  Judsei,  hsere- 
tici  aliiquc  luijus  generis  nullum  omnino  accipiunt  a 
Jesu  Christo  influxum  ideoque  hinc  recte  infères,  in 
illis  esse  voluntaiem  nudam  et  inermem  sine  omni  gralia 
sujjicienti.  (Erreurs  condamnées  le  7  décembre  1690, 
n.  5.)  Denz.-Bannw.,  n.  1096,  1294,  1295. 

Et  cette  «  influence  du  Christ  s'est  fait  sentir  avant 
comme  après  la  rédemption  (quoi  qu'en  aient  dit  les 
augustiniens  de  stricte  observance),  moins  abondante 
sans  doute,  mais  assez  pour  que  nul  n'ait  été  privé  des 
avances  divines  ;  et  ces  avances,  s'il  y  voulait  répondre, 
devaient  avoir  pour  effet  de  le  conduire  à  la  justifica- 
tion et  au  salut  ».  J.-V.  Bainvel,  Nature  et  surnaturel, 
5e  éd.,  Paris,  1920,  p.  270.  Far  conséquent,  là  même  où 
la  révélation  positive  et  extérieure  n'est  pas  parvenue, 
la  grâce  divine  agissant  à  l'intérieur  peut  créer  la 
religion  ou  aider  sa  création  par  l'âme. 

Sans  doute  ces  données  de  la  foi  ne  s'imposent  pas 
du  point  de  vue  scientifique  ou  même  philosophique, 
du  moins  en  ce  qui  concerne  la  révélation  primitive. 
Mais  d'abord  cette  dernière  concorde  avec  l'idée  de  la 
Providence  qu'inculque  la  simple  métaphysique.  Puis 
l'incompétence  de  l'ethnologie  et  de  la  psychologie 
empirique  sur  les  origines  les  empêche  d'y  contredire. 

Enfin  plusieurs  faits  s'expliquent  fort  bien  par  cette 
révélation  primitive. 

a)  L'universalité  dans  le  temps  et  l'espace  du  fait 
religieux,  très  généralement  reconnue  aujourd'hui,  ce 
que  l'on  pourrait  aussi  appeler  son  universalité  psycho- 
logique, c'est-à-dire  son  emprise  sur  toute  l'activité 
psychique,  étant  donné  le  dynamisme  profond  qu'un 
Boutroux  et  un  Bergson  y  ont  décelé,  tout  cela 
s'éclaire  au  mieux  par  l'impulsion  première  donnée 
par  Dieu  à  la  religion  en  vertu  d'une  intervention  se 
surajoutant  ou  plutôt  se  mêlant  intimement  aux  ten- 
dances naturelles  de  l'homme. 

b)  La  religion  revêt  spontanément  une  forme  tradi- 
tionnelle. Ses  éléments  constitutifs  sont  transmis  par 
la  société  à  l'individu  non  comme  résultant  d'une  ini- 
tiative de  cette  société,  mais  comme  un  héritage  reçu 
par  elle  et  dont  elle  doit  garder  fidèlement  le  dépôt, 
comme  le  patrimoine  remontant  aux  origines  du  clan, 
de  la  tribu  ou  de  la  cité.  Et  c'est  ce  caractère  tradi- 
tionnel, ce  mas  majorum  que  l'on  invoque  pour  justifier 
le  caractère  obligatoire  des  croyances  et  des  pratiques. 
Si  la  religion  en  question  est  une  réforme  datée,  cette 
réforme  est  rattachée  à  une  révélation  qui  se  transmet 
ensuite  par  voie  de  tradition. 

c)  Cette  forme  traditionnelle  de  la  religion  tient  au 
caractère  transcendant  de  l'objet  de  la  religion  qui  fait 
que  pratiquement  celle-ci  doit  être  représentée  comme 
une  révélation.  «  On  ne  peut,  sans  méconnaître  l'élé- 
ment original  el  spécifique  de  la  religion  dans  la  cons- 
cience de  l'homme  religieux  la  ramener  soit  à  une  insti- 
tution sociale,  soit  à  un  système  individuel  de  senti- 
ments, de  croyances  et  de  rites,  soit  même  à  un  com- 
posé d'initiatives  personnelles  et  de  réactions  collec- 
tives «  ayant  Dieu  pour  objet  ».  Car  ce  à  quoi  le  fidèle 
s'attache  comme  a  l'essentiel  de  sa  foi,  ce  n'est  pas  à 
un  objet,  idée  ou  force  dont  il  disposerait  pour  l'avoir 
formée  ou  captée,  c'est  à  un  sujet,  à  un  être  non  seu- 
lement doué  de  vie,  de  volonté,  mais  encore  mysté- 
rieux, inaccessible  aux  prises  naturelles  de  notre  pensée 
cl  de  notre  action,  ne  se  livrant  donc  que  par  grâce, 
par  le  témoignage  qu'il  rend  de  lui-même  et  de  sa 
propre  transcendance,  par  la  lettre  révélée  nu  prescrite 
des  dogmes  el  des  pratiques  qui  mettent  à  notre  por- 
tée son  incommunicabilité  même  :  d'où  l'idée  essenl  ici 
lemcnl  religieuse  d'une  tradit  ion  qui  transmet  la  révé- 
lation et   le  pacte  d'alliance  comme  un   dépôl    sacré. 


L'élément  social  ou  individuel  n'est  que  subordonné 
comme  un  moyen  ou  une  matière,  ce  n'est  pas  l'élé- 
ment formel  de  la  religion.  Ainsi  la  religion  dite  «  natu- 
«  relie  »  n'est  qu'un  extrait  tardif,  artificiel  et  dénatu- 
rant de  la  religion  qui,  devant  la  conscience  et  l'his- 
toire, apparaît  toujours  comme  positive  en  tant  qu'elle 
s'apparaît  à  elle-même  comme  pénétrée  d'éléments 
surnaturels.  Et  quelles  que  soient  les  déviations  ou  les 
inconséquences  qui  l'infléchissent,  soit  vers  les  formes 
superstitieuses  et  la  magie,  soit  vers  un  symbolisme 
idéologique  ou  vers  une  statolàtrie,  il  importe  de  dé- 
gager en  sa  pureté  originelle  et  logique,  le  trait  distinc- 
tif  de  la  religion,  dont  les  explications  philosophiques 
(qu'elles  soient  psychologiques,  métaphysiques  ou 
sociologiques)  ne  sauraient  rendre  un  compte  suffisant.» 
Maurice  Blonde) ,  art.  Religion,  dans  le  Vocabulaire 
de  philosophie  d'André  Lalande,  t.  il,  p.  704. 

En  définitive  l'origine  de  la  religion  est  une  colla- 
boration première  de  l'homme  et  de  Dieu  à  laquelle 
Dieu  est  resté  constamment  fidèle  malgré  les  multiples 
infidélités  dé  l'homme. 

IV.  Classification  des  religions.  —  /.  d'après 
leurs  milieux  sociaux.  —  Voici  l'application  que 
fait  le  P.  Schmidt  de  la  méthode  cyclo-culturelle  à 
l'histoire  de  la  religion. 

1°  «  Dans  la  civilisation  de  la  petite  culture  [civilisa- 
tion primaire  postérieure  aux  civilisations  primitives 
étudiées  col.  2229  sq.  ].  —  La  femme,  qui  s'est  mise 
à  cultiver  les  plantes,  a  vu  grandir  son  rôle  économique 
et  sa  fonction  sociale.  Ce  changement  a  eu  pour  consé- 
quence l'apparition  d'un  culte  de  la  Terre-Mère  et 
d'une  forme  religieuse  de  la  mythologie  lunaire  où  la 
lune  est  représentée  comme  une  femme.  De  bonne 
heure  Terre-Mère  et  lune  (féminine)  sont  mises  en  rela- 
tion l'une  avec  l'autre. 

«Sous  cette  influence  l'Être  suprême  se  mue  souvent 
lui-même  en  femme.  Parfois  on  se  contente  de  lui 
adjoindre  la  Terre  comme  fille,  sœur  ou  femme.  La 
Lune  est  censée  donner  le  jour  à  deux  jumeaux,  la 
Lune  claire  et  la  Lune  sombre.  La  Lune  claire  repré- 
sente tout  ce  qui  est  bon  et  beau.  Nous  la  voyons,  dans 
la  civilisation  du  boumerang,  entrer  en  rivalité  avec 
l'Être  suprême.  Tantôt  elle  se  combine  avec  lui  et  tan- 
tôt elle  le  supplante.  La  Lune  sombre  représente  tout 
ce  qui  est  obscur,  haïssable  et  mauvais.  Elle  règne  sur 
le  monde  souterrain  et  sur  les  morts.  Le  culte  des  morts, 
qui  se  célèbre  au  sein  de  sociétés  secrètes  organisées 
par  les  hommes  et  pour  eux  seuls,  donne  l'essor  à 
l'animisme,  lequel  se  révèle  encore  plus  préjudiciable 
à  la  religion  de  l'Être  suprême. 

«  Le  sacrifice  végétal  de  prémices  s'offre  à  la  Terre- 
Mère.  Les  offrandes  d'aliments  et  de  boissons,  déposées 
sur  la  tombe  des  morts,  donnent  naissance  à  une  nou- 
velle espèce  de  sacrifice,  que  conclut  souvent  un  repas 
sacrificiel.  La  force  vitale,  dont  le  sang  est  le  siège,  est 
souvent  utilisée  pour  l'accomplissement  de  rites  ma- 
giques de  fécondité.  Bientôt  apparaît,  dans  ce  contexte 
magique,  le  sacrifice  sanglant,  en  particulier  celui 
du  cœur  arraché  tout  vif,  celui  de  la  chasse  aux 
crânes,  etc. 

2°  «  Dans  la  civilisation  de  la  grande  chasse.  —  La 
conscience  de  leur  force  s'accroît  chez  l'individu  et 
chez  la  tribu,  du  fait  des  progrès  réalisés  dans  l'arme- 
ment el  dans  l'art  de  conduire  la  chasse  en  groupe. 
Cette  assurance  donne  naissance  à  la  magie  active, 
laquelle  trouve  dans  la  civilisation  de  la  grande  chasse, 
son  vrai  terrain  de  développement. 

"  Une  liaison  s'établit,  en  des  conditions  qu'il  n'est 
pas  encore  possible  de  préciser,  entre  l'homme  et  le 
soleil.  Toute  une  mythologie  solaire  apparaît.  Le  Soleil 
Y  est  représenté  comme  la  source  des  énergies  natu- 
relles, de  toute  beauté,  de  vie  éternelle. 

«  Il  s'agit   surtout    du  jeune  Soleil   matinal,   auquel 


2293 


RELIGIONS,    CLASSIFICATION    D'APRÈS    LA    VALEUR 


2294 


étaient  assimilés  les  jeunes  gens  au  cours  des  céré- 
monies d'initiation  où  étaient  admis  les  seuls  garçons. 

«  Le  Soleil  du  matin,  d'abord  subordonné  à  l'Être 
suprême  comme  son  fils,  en  vint  peu  à  peu  à  tenir  le 
premier  rôle.  Considéré  comme  vieilli  et  fatigué,  l'Être 
suprême  fut  assimilé  au  Soleil  vespéral,  qui  n'a  plus 
de  relations  immédiates  avec  les  hommes. 

«  Le  sacrifice  languit,  étouffé  par  le  développement 
énorme  des  rites  magiques,  désormais  sans  grand  inté- 
rêt pour  l'homme  dont  la  confiance  en  soi  n'a  cessé  de 
s'accroître. 

3°  *Dans  la  civilisation  des  pasteurs  nomades.  —  C'est 
chez  elle  que  la  civilisation  primitive  de  l'Être  suprême 
s'est  le  mieux  conservée.  Au-dessus  des  déserts  et  des 
steppes  où  vivent  les  pasteurs,  se  déploie  librement  la 
voûte  immense  du  ciel.  L'Être  suprême,  devenu  pour 
eux,  le  dieu  du  ciel,  en  vient  à  s'identifier  ou  presque 
avec  le  ciel  lui-même. 

«  Sur  la  base  de  la  grande  famille  patriarcale,  cette 
civilisation  développe  toute  une  hiérarchie  sociale.  Le 
dieu  du  ciel  se  trouve,  à  raison  de  sa  grandeur  même, 
relégué  loin  des  contacts  humains.  Au-dessous  de  lui 
s'étagent  des  intermédiaires  qui  assurent  la  liaison 
entre  l'homme  et  l'Être  suprême,  dont  le  trône  s'érige 
au  sommet  des  cieux. 

«  Le  culte  des  ancêtres  et  des  héros  prend  tout  son 
développement,  tandis  que  la  mythologie  de  la  nature 
et  spécialement  la  mythologie  astrale  apparaissent. 

■1°  «  Dans  les  civilisations  secondaires  et  tertiaires.  - 
Ces  différentes  évolutions  primaires  s'accomplissent, 
sur  les  points  les  plus  divers  du  globe,  en  des  mesures 
différentes  de  vigueur  et  de  pureté.  Le  grand  dieu  y 
prend,  en  conséquence,  des  formes  très  diverses.  C'est 
bien  autre  chose  encore,  lorsque,  les  civilisations  pri- 
maires se  combinant  entre  elles  et  avec  les  civilisations 
primitives,  apparaît  toute  la  variété  des  cultures  com- 
posites, secondaires  et  tertiaires.  L'ancienne  religion 
du  dieu  du  ciel,  prise  dans  ce  tourbillon,  subit,  jusqu'à 
en  être  parfois  entièrement  submergée,  l'assaut  des 
mythologies  astrales  du  fétichisme,  de  l'animisme,  du 
manisme  et  de  la  magie. 

5°  «  Dans  les  religions  de  l'époque  historique.  -  La 
civilisation  extérieure  prend  un  brillant  essor.  La  reli- 
gion aussi  développe  largement  ses  formes  extérieures, 
multiplie  les  images  de  ses  dieux  et  de  ses  démons, 
dresse  la  magnificence  de  ses  temples  et  sanctuaires, 
de  ses  lieux  sacrés,  organise  l'armée  de  ses  clergés,  dé- 
ploie la  richesse  de  son  culte.  Mais,  dans  le  même  temps, 
s'accélère  souvent  le  déclin  de  la  pensée  et  du  senti- 
ment religieux  authentiques.  On  en  voit  les  consé- 
quences sur  le  plan  de  la  vie  morale  et  sociale.  11  ne 
s'agit  plus  seulement  de  déclin,  mais  d'une  véritable 
corruption,  qui  aboutit  à  la  divinisation  de  l'immoral 
et  de  l'antisocial.  La  source  du  mal  est  précisément  la 
substitution  à  l'Être  suprême  de  l'infinité  des  dieux  et 
des  démons. 

«  Cependant  l'antique  religion  des  premiers  âges 
persistait,  avec  les  restes  de  la  civilisation  primitive, 
chez  des  tribus  refoulées  aux  extrémités  de  la  terre  et 
réduites  elles-mêmes  a  l'état  de  débris.  Mais,  au  sein  de 
leur  stagnation  culturelle,  de  leur  pauvreté,  de  leur  iso- 
lement, il  était  inévitable  qu'elle  perdît  beaucoup  de 
sa  force  et  de  sa  grandeur.  L'état  où  nous  la  trouvons 
présentement  chez  eux  est  évidemment  bien  différent, 
de  celui  qu'elle  connut  aux  temps  primitifs.  Pour  re- 
constituer sa  vivante  unité,  nous  en  sommes  réduit  s  a 
recueillir  péniblement  ce  qui  subsiste  de  ses  membres 
dispersés.  »  P.-W.  Schmidt,  Origine  et  évolution  de  la 
religion,  p.  352-355. 

il.  D'APRÈS  LEUR  valeur.  -  1°  Remarque  prélimi- 
naire. —  La  précédente  synthèse  du  P.  Schmidt  est 
peut-être  prématurée;  elle  a  en  tout  cas  l'avantage  de 
bien  montrer  la  corruption  croissante  des  religions  an- 

DICT.   DE  THÉOI..    CATHOL. 


tiques  et  de  tous  les  paganismes,  qui  s'étiolent  en  per- 
sistant, pour  l'ensemble  de  leur  action,  dans  le  sta- 
tisme.  S'il  n'y  a  de  religion  véritable  que  sociale,  par 
contre  la  société  a  souvent  détourné  la  religion  de  ses 
fins  idéales.  Il  est  vrai  qu'il  s'agit  de  la  société  tempo- 
relle, mais  les  formes  religieuses  dont  nous  parlons 
ignorent  la  distinction  du  spirituel  et  du  temporel. 

C'est  de  ce  type  de  religions  que  saint  Paul  a  fait 
une  critique  si  sévère  dans  le  premier  chapitre  de 
l'épître  aux  Romains  :  il  n'en  connaissait  pas  d'autre 
en  dehors  du  judaïsme  et  du  christianisme,  au  moins 
d'une  connaissance  un  peu  intime.  De  là  vient  que  les 
théologiens  ne  voient  généralement  que  des  perver- 
sions dans  toutes  les  religions  non-chrétiennes.  Mais  il 
est  un  autre  type  de  religions,  évidemment  supérieur, 
et  dont  l'avènement,  relativement  tardif,  a  constitué 
un  progrès  certain  de  l'ordre  spirituel,  ou,  dans  une 
certaine  mesure,  un  retour  à  la  forme  première  et  pure, 
bien  qu'imparfaite  de  la  religion  que  le  P.  Schmidt  dé- 
crit. Il  faut  leur  appliquer  plus  particulièrement  les 
sages  réflexions  que  faisait  il  y  a  cinquante  ans  l'abbé 
de  Broglie  et  qui  sont  toujours  valables  :  la  négation 
de  tout  bien  moral,  chez  les  païens,  n'est  nullement  la 
doctrine  chrétienne,  «  c'est  une  opinion  spéciale  de  cer- 
tains hérétiques.  La  tradition  catholique  est  toute 
différente  dans  son  enseignement.  Cette  tradition  dis- 
tingue deux  ordres  de  bien  moral,  le  bien  naturel  et  le 
bien  surnaturel.  Huile  de  Pie  V,  Ex  omnibus  affliclio- 
nibus,  1567,  Constitution  d'Innocent  XI,  Cum  occu- 
sione,  1653;  Constitution  de  Clément  XI,  Unigenilus. 
1713.  Le  bien  naturel  existe  chez  les  païens.  Ils  ont, 
selon  la  parole  de  saint  Paul,  la  loi  de  Dieu  gravée 
dans  leurs  cœurs.  S'ils  ont  moins  de  secours  pour  pra 
tiquer  cette  loi  que  les  chrétiens,  ils  ne  sont  cependant 
pas  dans  une  totale  impuissance  à  cet  égard  et  nous 
ne  sommes  nullement  obligés  de  nier  leurs  vertus. 
L'homme  peut,  sans  la  foi  ni  la  grâce,  connaître  le  bien 
et  le  discerner  du  mal.  Il  peut,  soit  par  l'effet  d'une 
antique  tradition,  soit  sur  le  seul  témoignage  de  sa 
conscience,  croire  à  la  rétribution  future,  et  trouver 
dans  cette  croyance  un  mobile  pour  vaincre  ses  pas- 
sions et  réformer  sa  vie.  Il  peut  mourir  pour  sa  convie 
tion,  comme  il  meurt  pour  sa  patrie  et  son  drapeau. 
Ce  n'est  pas  tout  :  le  bien  surnaturel  même  ne  lui  est 
pas  inaccessible.  En  effet,  suivant  l'opinion  de  la 
grande  majorité  des  théologiens,  Dieu  veut  sauver 
tous  les  hommes,  et  sa  grâce  se  répand,  par  des  canaux 
que  nous  ignorons  et  dans  une  mesure  qui  nous  est 
inconnue,  sur  toutes  les  âmes  de  bonne  volonté.  On 
comprend  dès  lors  qu'il  puisse  exister  une  certaine 
ressemblance,  même  quant  aux  sentiments  moraux  cl 
aux  actes  de  vertu,  entre  le  christianisme  et  les  autres 
cultes.  »  Problèmes  et  conclusions  de  l'histoire  des  reli- 
gions, Paris,  1885,  p.  249-250. 

Sans  doute  l'abbé  de  Broglie  parlait  des  possibilités 
individuelles  de  bien  et  de  salut  qui  existent  même 
pour  les  sectateurs  des  religions  inférieures  qui  peuvent 
se  sauver  malgré  elles  et  en  dépassant  leur  esprit  ; 
mais  pour  les  religions  supérieures  il  y  a  plus  :  elles 
contiennent  des  parties  excellentes  qui,  en  dépit  d'er- 
reurs avoisinantes,  sont  pour  les  adeptes  des  moyens 
de  vie  spirituelle  véritable. 

2°  Les  formes  supérieures  des  religions  de  l'Inde. 
Nous  insisterons  sur  les  formes  supérieures  des  reli- 
gions de  l'Inde,  parce  que  ce  sont  elles  qui  exercent  le 
plus  d'attrait  en  Occident,  au  point  que  certains  les 
préféreraient  au  christianisme.  Tout  en  reconnaissant 
leurs  mérites,  nous  verrons  qu'elles  ne  surpassent,  ni 
n'égalent  ce  dernier.  D'ailleurs  elles  ne  constituent 
qu'une  partie  de  la  religiosité  hindoue. 

Dans  l'appréciation  des  religions  de  l'Inde  nous  dis- 
tinguerons l'Inde  «  traditionnelle  »  ou  théorique  et 
l'Inde  populaire  et  véritable,  avec  le  P.  Allô,  Plaies 


T.  —  XIII. 


73. 


2295 


RELIGIONS.    CLASSIFICATION,    CULTES    DE    I/INDE 


229G 


d'Europe  cl  baumes  du  (lange,  Éditions  du  Cerf,  1931, 
litre  des  chapitres  m  et  vi. 

La  tradition  hindoue  est  elle-même  double,  il  s'y 
trouve  «  une  orthodoxie  et  une  hérésie  »,  en  d'antres 
termes  le  brahmanisme  qui  est  lié  et  demeuré  dans 
l'Inde  et  le  bouddhisme  qui  y  est  né  aussi,  mais  que 
l'autre  a  expulsé. 

1.  Le  brahmanisme  orthodoxe.  —  Chez  d'autres  peu- 
ples, la  religion  n'est  qu'une  partie  de  la  vie,  chez 
les  Hindous  tout  est  religieux  ou  du  moins  mys- 
tique. Leur  pensée  entière  a  pour  base  une  révélation 
contenue  dans  des  Écritures  :  Yédas,  Brahmanas, 
Aryanakas  et  Upanishads.  C'est  de  plus  «  une  mys- 
tique, car  elle  ne  repose  pas  sur  les  démarches  de  la 
raison  naturelle,  celle-ci  ne  pouvant  fournir  que  des 
connaissances  d'ordre  inférieur  ou  même  illusoire;  une 
mystique  qui,  dans  telle  école,  se  passera  de  Dieu 
ou  des  dieux,  mais  une  mystique  quand  même,  ne  se 
transmettant  que  par  une  expérience  personnelle,  à 
laquelle  on  se  préparera  en  obéissant  ponctuellement 
à  une  tradition  qu'il  faut  croire.  »  Op.  cit..  p.  44. 

La  religion  des  Yédas  apparaît  comme  un  poly- 
théisme à  peu  près  pareil  aux  autres,  avec  ses  dieux, 
Varuna,  Indra,  Agni,  Rudra  en  rapport  avec  les  phéno- 
mènes et  les  objets  de  la  nature.  .Mais  au-dessus  de  ces 
dieux  plane  une  loi  impersonnelle  et  toute-puissante, 
les  dieux  rentrent  facilement  les  uns  dans  les  autres, 
et  une  pensée  philosophique  s'ébauche  dans  les  der- 
nières hymnes  du  Hig-Véda  qui  pourra  devenir  un 
panthéisme  ou  un  monothéisme. 

Puis  viennent  les  Brahmanas,  commentaires  rituels 
du  sacrifice,  monopole  de  la  caste  des  brahmanes.  Tout 
dépend  du  sacrifice  y  compris  les  dieux  :  Rudra,  Çiva, 
Vishnou,  etc.  La  force  occulte  mise  en  branle  par  les 
rites  sacrificiels  est  le  Brahman,  bientôt  identifié  avec 
l'Alman,  le  souille,  l'âme  qui  meut  tous  les  êtres  du 
cosmos.  Les  dieux  deviennent  les  ombres  ou  les  sym- 
boles d'une  puissance  diffuse,  conçue  en  général  comme 
impersonnelle.  Le  panthéisme  règne  en  même  temps 
que  la  magie  :  pour  acquérir  l'immortalité,  on  sacrifie 
le  plus  que  l'on  peut  et  en  observant  scrupuleusement 
les  règles  prescrites,  sans  offrir  la  victime  ou  le  don 
aux  dieux  eux-mêmes  qui  ne  sont  qu'auxiliaires  ou 
figurants  du  culte,  et  dans  l'espoir  de  ne  pas  mourir 
de  nouveau  dans  l'autre  monde  (germe  de  la  doctrine 
du  Samsara  ou  de  la  métempsycose). 

En  réaction  contre  ce  magisme,  des  ascètes  recher- 
chent la  possession  du  Brahman- Atman  dans  le  recueil- 
lement et  les  vertiges  de  l'extase  provoquée.  «  L'Inde 
alors,  après  la  domination  des  sacristains,  connut  celle 
des  philosophes  mystiques.  »  Op.  cit.,  p.  49.  Le  Yoga 
ou  entraînement  à  des  ravissements  artificiels  et  épui- 
sants est  pratiqué  par  eux  pour  découvrir  l'absolu  au 
fond  d'eux-mêmes,  non  comme  un  hôte  ou  un  principe 
supérieur,  quoique  immanent,  mais  comme  leur  essence 
même  :  Tu  es  cela,  tu  es  le  Tout.  Ils  pensent  échapper 
ainsi  au  karma  où  le  poids  de  ses  actes  entraîne  l'homme 
d'existence  en  existence,  car  la  métempsycose  devient 
un  dogme  défini. C'est  bien  le  quiétisme,  quoi  qu'on  ait 
dit,  où  l'Absolu  n'est  que  le  fond  «  de  l'Ame  vide  de 
pensées  et  de  désirs,  affalée  dans  une  cave  d'obscurité 
cl  de  silence,  au-dessous  de  l'étage  des  choses  réelles 
qu'elle  s'imagine  dominer  parce  qu'elle  les  oublie  ». 
Ibid.,  p.  50-51.  C'esl  aussi  le  panthéisme,  donnant  la 
même  essence  à  toutes  choses  cl  détruisant  la  vraie 
notion  de  l'absolu,  du  Dieu  immuable  et  infini. 

«  Sans  doute,  rien  n'empêche  de  supposer  parmi  les 
sages  de  l' Inde  brahmanique  qu'il  ait  pu  se  trouver  des 
hommes  vraiment  religieux,  humbles  e1  de  bonne  foi 

qui  aient  eu  quelque  intuition  du  Maître  intérieur  au 
milieu  des  équivoques  d'une  philosophie  rudimentaire. 

Mais,  par  lui-même,  l'absolu  du  brahmanisme  ne  pou- 
vait (pie  faire  des  êtres  inutiles  aux  autres  <l   a  eux 


mêmes,  cherchant  par  leurs  recettes  une  puissance 
universelle  et  chimérique,  rivale  de  celle  du  sacrifice 
brahmanique,  par  la  possession  de  la  force  imperson- 
nelle pénétrant  toutes  choses.  De  là  l'appauvrissement 
des  idées  qui  ne  sont  plus  renouvelées  au  contact  de  la 
vie,  un  égoïsme  monstrueux  faisant  du  moi  un  centre 
absolu,  l'ignorance  de  la  prière,  des  extases  relevant 
trop  souvent  de  la  pathologie,  les  états  vagues,  indé- 
finis et  mortels  d'une  conscience  vidée,  caricature  du 
sentiment  de  l'Infini. 

«Lue  psychologie  étrange  a  essayé  de  justifier  ce  qui 
nous  paraît  à  nous  Occidentaux  un  suicide  de  l'âme. 
Pour  se  dilater  à  la  mesure  de  l'Infini,  il  faut  échapper 
aux  conditions  qui  nous  limitent;  le  rêve  sera  ainsi 
supérieur  à  la  veille  et  le  sommeil  au  rêve.  On  atteint 
ainsi  à  un  étal  de  superconscience  et  de  satisfaction 
pleine,  inexprimable  en  termes  humains,  parce  que  la 
conscience  de  l'homme  éveillé  n'est  que  du  manifeste 
et  du  limité  ».  Ibid.,  p.  56-57.  C'est  en  somme  l'apologie 
de  la  mentalité  confuse  du  primitif,  de  l'enfant  et  de 
l'homme  ivre,-  mais  qui  s'accorde  trop  bien  avec  la  soif 
de  repos,  la  crainte  de  l'aventure  et  de  la  nouveauté, 
la  propension  à  vivre  plus  de  sentiments  que  d'idées, 
la  faiblesse  congénitale  de  l'esprit  d'analyse  qui  carac- 
térisent l'Indien  en  dépit  de  la  noblesse  de  ses  aspi- 
rations vers  l'unité  suprême. 

«  De  l'indifférence  à  tout  ce  qui  n'est  pas  l'Absolu, 
seul  être  véritable,  découle  la  doctrine  de  la  métem- 
psycose. La  réalité  est  une,  donc  toute  diversité  est  illu- 
sion, maya.  Qui  ne  se  libère  pas  de  l'illusion  par  le 
renoncement  et  la  méditation  est  condamné  à  la  subir 
dans  une  nouvelle  existence,  et  il  peut  résulter  de  cet 
asservissement  une  série  indéfinie  de  renaissances  : 
c'est  la  loi  du  karma  à  laquelle  on  n'échappe  que  par 
un  effort  obstiné  pour  tuer  en  soi  la  volonté  de  vivre, 
au  moins  comme  individu.  Et  il  ne  s'agit  pas  là  pour  le 
véritable  Hindou,  cultivé  ou  non,  de  je  ne  sais  quelle 
promenade  sur  des  paliers  métaphysiques  d'existence, 
en  des  mondes  extra-terrestres.  »  P.  67.  «  Tous  les 
documents  qui  font  autorité  enseignent  bel  et  bien 
qu'on  peut  renaître,  sur  cette  terre  même,  dans  le 
corps  d'un  autre  homme,  d'un  tigre,  d'un  crocodile, 
d'un  moucheron  ;  et  il  serait  bien  difficile  de  le  prendre 
pour  allégorie.  »  Ibid.,  p.  67. 

Il  y  a  bien  une  morale  hindoue  et  minutieuse  et  dont 
l'observation  importe  grandement  pour  échapper  à  la 
loi  du  karma.  Mais  la  morale  n'est  conçue  que  comme 
le  moyen  d'abolir  la  vie  illusoire  et  de  parvenir  à  un 
état  de  dépersonnalisation  sans  «  aucune  préoccupa- 
tion du  bien  des  autres  pour  eux-mêmes,  du  progrès, 
de  l'humanité  en  général  et  du  règne  de  Dieu.  De  plus, 
au  moins  chez  Sankara  et  ses  disciples,  qui  sont  les 
représentants  les  plus  conséquents  du  Védania,  à  un 
certain  stade  de  l'ascension  mystique  le  «  Délivré- 
«  vivant  »  est  au-delà  du  bien  et  du  mal  ». 

2.  Le.  bouddhisme.  —  Dans  le  bouddhisme  on  peut 
considérer  la  personne  du  fondateur,  la  réforme  mo- 
rale accomplie  par  ce  dernier  et  la  doctrine. 

Le  prince  Siddartha  de  la  famille  des  Çakyas,  appelé 
(iautamia  ou  le  Sage  et  Çakya-Mouni  (ou  Çakya  le 
solitaire),  devenu  l'«  illuminé  »,  le  Bouddha  «  fut  puis- 
sani  en  paroles  et  en  actes,  un  vrai  conducteur  d'âmes, 
cl  un  des  grands  caractères  de  l'humanité,  à  en  juger 
par  la  séduction  qu'il  exerça,  par  l'étendue  et  la  durée 
de  son  œuvre. 

«  Est-il —  humainement  comparable  à  notre  Sau- 
veur? Sa  vie,  comparée  à  celle  de  Jésus,  pas  plus  qu'elle 
n'en  eut  la  brièveté,  n'a  rien  de  la  même  grandeur 
tragique  et  surnaturelle.  Çakya-Mouni  ne  s'est  donné 
ni  pour  un  dieu,  ni  pour  un  envoyé  des  dieux,  c'était 
un  sage,  qui  avait  conscience  d'être  devenu  assez  par- 
tait pour  échapper  à  la  transmigration,  et  qui  eut  la 
générosité,  au  lieu  de  jouir  de  la  paix  dans  une  retraite 


229; 


RELIGIONS.    CLASSIFICATION.    CULTES    DE    L'INDE 


2298 


solitaire,  à  l'hindoue,  d'encourir  de  nombreuses  fati- 
gues pour  répandre  dans  le  inonde  la  «  lionne  loi  »  qui 
mérite  à  toute  créature  le  chemin  du  repos.  »  Op.  cit., 
p.   87. 

«  Il  a  été,  et  plus  encore  il  a  voulu  être  un  réformateur 
moral  et  non  pas  un  fondateur  de  religion.  Retiré  dans 
la  forêt,  il  n'avait  trouvé  la  paix  du  cœur  ni  dans  la 
méditation  de  l'Absolu,  ni  dans  les  mortifications  exa- 
gérées qui  nourrissent  la  suffisance  et  l'orgueil.  Rentré 
dans  le  monde  après  avoir  renoncé  à  entrer  immédia- 
tement dans  le  repos  du  Nirvana,  il  prêcha,  pour  guérir 
la  douleur  qui  vient  de  l'attachement  à  l'illusion  du 
moi,  l'extinction  du  désirparles  pratiques  modérées  du 
yoga  aux  moines  mendiants  qu'il  fonda  et  promit  aux 
laïques  qui  entretiendraient  les  moines  et  éviteraient 
l'homicide,  l'adultère,  le  vol,  le  mensonge  et  l'ivro- 
gnerie des  paradis  d'une  nature  spirituelle  de  plus  en 
plus  élevée  qui  les  feraient  aboutir  au  Nirvana  al  teint 
du  premier  coup  par  les  ascètes.  C'est  de  l'hindouisme 
ramené  au  bon  sens  par  une  »  voie  moyenne  »,  mais 
toujours  au  fond  quiétiste,  il  s'y  trouve  toujours  une 
certaine  saveur  de  néant,  qu'on  n'arrive  pas  à  écarter, 
si  toute  action  consciente  est  censée  nécessairement 
jointe  à  la  douleur  et  doit  par  conséquent  finir  là.  » 
Ibid.,  p.  98.  Ainsi  le  bouddhisme  «  a  donné  en  plein 
dans  la  grosse  erreur  morale  de  l'Inde,  la  plus  opposée 
à  toutes  les  tendances  occidentales,  et  peut-on  dire, 
aux  tendances  les  plus  saines  de  l'humanité  :  la  haine 
et  la  terreur  de  l'action,  même  réduite  au  simple  désir. 
même  exercée  dans  le  paradis  des  dieux,  avec  une 
conception  de  la  seule  véritable  félicité  comme  d'une 
immobilité  impassible,  dont  l'image  la  moins  impar- 
faite, ressassée  toujours,  serait  l'état  du  sommeil  sans 
rêve  ».  Ibid.,  p.  16.  Sans  doute,  le  Bouddha  enseigne 
que  «  les  hommes  doivent  pourtant  aussi  se  soucier  les 
uns  des  autres.  Mais,  ce  n'est  point,  comme  dans 
l'Évangile,  pour  l'amour  de  Dieu,  leur  père  commun, 
c'est  seulement  —  du  moins  le  Bouddha  n'en  donnait 
pas  d'autre  raison  expresse  —  parce  que  bienveillance 
et  bienfaisance  pratiquement  exercées  détruisent 
l'égoïsme  par  lequel  nous  sommes  rivés  aux  illusions 
malfaisantes  que  nourrit  l'attachement  au  moi.  »  Ibid., 
p.  96. 

C'est  à  la  réforme  morale  que  s'est  borné  le  Bouddha, 
comme  à  la  nécessité  la  plus  urgente,  et  en  dédaignant 
toute  espèce  de  spéculation  sur  la  divinité  et  les  lins 
dernières.  En  effet,  s'il  ne  fut  sans  doute  pas  un  pur 
agnostique  et  affirmait  lui-même  qu'il  connaissait  bien 
des  choses  qu'il  ne  pouvait  pas  révéler,  si  ceux  qui 
définissent  le  Nirvana  comme  un  pur  anéantissement 
sont  devenus  rares,  si  on  doit  y  voir  plutôt  un  absolu  po- 
sitif, bien  qu'inconcevable  pour  qui  n'y  est  pas  encore, 
et  quelque  chose  de  souverainement  désirable,  comme 
négation  complète  de  toute  possibilité  de  douleur, 
néanmoins  l'«  illuminé  »  s'est  toujours  refusé  à  donner 
un  enseignement  sur  la  divinité.  Sans  doute  son  ensei- 
gnement admet  des  dieux,  sorte  de  génies  ou  de  sur- 
hommes engagés  eux  aussi  dans  le  cours  du  Samsara, 
mais  «  il  ne  parle  point  d'un  Dieu,  principe  et  gouver- 
neur du  monde,  aidant  les  créatures  à  monter  jusqu'à 
Lui!  Il  ne  montre  à  la  prière  personne  de  transcendant 
à  qui  s'adresser;  les  dieux,  les  dévas  hindous,  peinent 
bien  vous  rendre  quelques  services  extérieurs  de  bons 
camarades  de  voyage;  mais,  en  réalité,  chaque  homme 
doit  être  la  cause  efficiente  première  et  dernière  de  son 
salut,  qu'il  ne  peut  obtenir  que  par  ses  propres  elTorts 
méthodiques  ».  Ibid.,  p.  99. 

Ce  pragmatisme  d'un  bon  sens  trop  étroit  a  eu  de 
fâcheuses  conséquences  :  1.  la  prédication  du  Bouddha 
n'a  eu,  au  moins  pour  les  non-initiés  à  une  doctrine 
ésotérique  possible,  «  aucune  note  directement  reli- 
gieuse »,  ibid.,  p.  100;  2.  après  elle  la  pensée  hindoue  est 
restée  livrée  à  la  contradiction  interne,  ce  quitouche 


peu  les  gens  de  l'Inde,  mais  ce  qui  n'en  est  pas  moins 
un  grave  défaut,  c'est  ainsi, par  exemple,  qu'on  promet 
la  délivrance  sans  pouvoir  assurer  que  le  moi  subsistera 
pour  en  jouir;  3.  les  écoles  savantes"  Petit  »et«  Grand 
véhicule  »  ont  abouti  à  un  véritable  nihilisme  intellec- 
tuel, leurs  tenants  ne  «  songeant  qu'à  spéculer  sur  des 
choses  très  mal  observées,  des  concrétions  acciden- 
telles qui  leur  tenaient  lieu  d'essentiels  concepts,  poul- 
ies démolir  à  cœur-joie,  et  se  reposer  alors  dans  le  sen- 
timent de  l'universelle  «  vacuité  »;  4.  n'étant  pas  frei- 
nées par  une  dogmatique  ferme,  les  superstitions,  la 
magie,  la  foi  enfantine  en  la  métempsycose  vont 
croissant. 

On  ne  saurait  nier  que  pour  expliquer  la  persistance 
et  l'extension  d'une  religion  qui  sert  de  nourriture 
spirituelle  à  quatre  cents  millions  de  civilisés,  il  ne 
faille  pas  y  discerner  des  éléments  supérieurs.  Son  suc- 
cès s'explique  par  le  prestige  du  fondateur,  par  cette 
voie  du  milieu  qui  la  tient  à  l'écart  des  spéculations 
abstruses  des  brahmanes  >_•[  des  extravagances  des  as- 
cètes, par  le  souci  d'une  moralité  spirituelle  et  non 
rituelle,  accessible  aux  hommes  et  aux  femmes  de 
toute  caste  et  de  toute  culture,  par  la  tolérance,  par 
la  recommandation  de  la  sincérité  avec  soi-même  et  de 
l'humilité.  Mais  il  reste  (pie  le  bouddhisme,  comme  le 
brahmanisme,  détourne  de  l'action  cl  comme  tel  est, 
suivant  le  mot  de  Paul  Oltramare,  »  une  cruelle  muti- 
lai ion  de  l'homme  ».  Ibid.,  p.  109. 

3.  Développements  cl  expansions  des  religions  de 
l'Inde.  Les  vieilles  orthodoxies  que  nous  venons  de 
décrire  et  de  juger  sont  mortes.  Elles  se  sont  profon- 
dément transformées  et  ce  n'est  pas  toujours  à  leur 
avantage.  D'une  façon  générale,  on  peut  dire  que 
«  cette  métaphysique  et  cette  mystique  abstruses  qui 
enlèvent  à  l'âme  tout  air  respirable  n'ont  jamais 
réussi,  d'une  part,  à  étouffer  le  véritable  sentiment 
religieux.  Mais  de  l'autre  elles  n'ont  jamais  voulu  ou 
pu  corriger  quoi  (pie  ce  soit  a  ses  déviât  ions  :  les  ido- 
lâtries et  les  hystéries  populaires  ».  Ibid.,  p.   1  fi. 

a)  L'hindouisme.  —  La  science  des  religions,  quand 
elle  parle  de  f  Inde  actuelle,  n'emploie  pas  l'expression 
«  brahmanisme  »,  car  la  religion,  ou  plutôt  les  religions 
indiennes  de  notre  temps  ont  superposé  au  vieux 
brahmanisme,  au  point  de  le  rendre  souvent  indis- 
cernable, un  chaos  d'éléments  hétérogènes  et  généra- 
lement de  basse  catégorie.  D'abord  le  paganisme  do 
mine,  surtout  avec  les  cultes  de  Yishnou,  de  Çiva  et  de 
sa  parèdre,  la  grimaçante  et  sanguinaire  Kali.  On 
parle,  pour  désigner  un  ensemble  hétéroclite,  d'hin- 
douisme, parce  que  le  terme  ne  désigne  rien  de  très 
particulier. 

Puis,  sous  la  frondaison,  digne  de  la  jungle,  de  la 
mythologie,  on  discerne  trois  courants  principaux  :  la 
religion  de  la  connaissance;  le  monstrueux  et  immoral 
tanlrisme;  la  dévotion  ou  bakhli. 

a.  La  religion  de  la  connaissance  est  pratiquée  par 
des  intellectuels  raffinés  qui  se  perdent  en  méditations 
abstruses  sur  les  Écritures.  Les  yogis  s'y  adonnent 
aussi,  qui  trouvent  le  sentiment  de  l'identité  univer- 
selle par  des  exercices  d'aspiration  et  d'expiration, de 
lavage  intestinal,  de  fixation  indéfinie  du  regard  ou 
l'ivresse  produite  par  la  fumée  du  chanvre.  Les  fakirs 
enfin  en  relèvent  mais  pour  l'exploiter  par  leurs 
jongleries. 

b.  Le  tanlrisme  est  un  immonde  magma  de  magie  et 
d'obscénité.  Il  s'agit  d'arriver  à  l'un  par  le  multiple  et 
à  la  réalité  par  l'illusion,  la  Maya.  «Çiva  la  possède,  elle 
est  sa  puissance  créatrice.  Il  a  beau  être  en  fin  de 
compte  le  Brahman  absolu,  il  sait  quand  même  inspirer 
à  ses  lidèlcs,  avec  ses  «  destructions  »,  son  jeu,  sa 
«  danse  »,  l'enivrement  de  sa  «  coupe  »,  un  entrain  en- 
diablé à  parcourir  toutes  formes  d'existence  et  de 
jouissance  sensible.  »  Ibid.,  p.   123-124.  La  Maya,  la 


122!)  9 


RELIGIONS.    CLASSIFICATION,    MAZDÉISME    ET    ISLAM 


2300 


Çakli  (puissance  créatrice)  devient  l'épouse  de  Çiva  el 
la  «  connaissance  »  devient  la  révélation  des  sec  ici  s 
magiques  qui  procurent  les  voluptés  dont  elle  dispose. 
La  Maya  pour  beaucoup  de  Çaktistes  est  la  puissance 
suprême  qui  supplante  Çiva,  la  Dévi,  la  Durga,  la  Kali, 
enfin,  déesse  la  plus  populaire  du  Bengale,  la  mort 
génératrice  de  la  vie,  dont  l'image,  ceinturée  de  crânes 
humains,  est  inondée  du  sang  de  victimes  qui  autrefois 
étaient  également  humaines. 

c.  Par  la  bctkhli  ou  dévotion,  au  contraire,  nombre 
d'Hindous  de  l'élite  spirituelle  ont  paru  et  paraissent 
s'approcher  de  l'idée  du  vrai  Dieu  qu'on  aime  pour 
lui-même  et  plus  que  soi-même. 

C'est  elle  qui  a  inspiré  la  Baghavad-Gita,  le  chant  du 
Seigneur,  le  joyau  de  la  littérature  hindoue  et  l'œuvre 
la  plus  populaire  de  l'Hindoustan  même;  «  une  âme  de 
religion  monothéiste  y  fait  crever  de  toute  part  l'enve- 
loppe panthéiste.  »  Ibid.,  p.  130.  Elle  a  conduit  l'école 
védantiste  de  Madhva  (xiiie  siècle)  et  Ramanuja 
(xie  siècle)  jusqu'au  monothéisme  lui-même.  Malheu- 
reusement ce  monothéisme  n'a  pas  entièrement  domi- 
né le  panthéisme,  puisque,  d'après  ses  tenants,  il  fait 
émaner  le  monde  par  une  nécessité  de  nature,  d'un 
Dieu  qui  en  a  besoin  comme  de  son  corps.  Puis  «  le 
Dieu  qu'adorent  les  bakhla  reste  en  plus  d'une  de  ses 
manifestations,  cruel,  sensuel  et  égoïste  ».  Ibid.,  p.  135. 

A  ce  tableau  il  faut  ajouter  que  les  meilleurs  parmi 
les  Hindous  «  ne  songent  pas  à  supprimer,  à  peine 
osent-ils  blâmer  ce  qui  est  le  plus  contraire  â  leurs 
propres  aspirations  »  (p.  137)  et  que,  dans  une  grande 
partie  des  classes  instruites,  la  religion  n'est  plus  qu'un 
ensemble  d'observances  tout  extérieures,  maintenu 
sous  couleur  de  fidélité  nationale,  au  dire  même  du 
Mahatma  Gandi. 

b)  Le  bouddhisme.  -  Dès  le  début  de  notre  ère,  le 
bouddhisme  se  scinda  dans  l'Inde,  en  deux  grandes 
branches,  divisée  chacune  en  de  nombreuses  sectes.  Il 
y  eut  le  «  Petit  véhicule  »,  le  Hinayana  (ainsi  appelé 
par  ses  adversaires)  dont  tout  le  culte  consiste  en  la 
vénération  des  reliques  du  Bouddha;  nihiliste,  agnos- 
tique, athée,  qui  est  responsable  de  la  notion  du 
Nirvâna-anéantisscment  attribuée  trop  longtemps  au 
maître.  Le  Mahayana  ou  «  Grand  véhicule  »  s'y  op- 
pose; il  enseigne  l'universelle  «  vacuité  »,  mais  au  fond 
professerait,  disent  ses  adeptes  d'aujourd'hui,  une 
sorte  de  panthéisme  idéaliste.  Surtout  il  revient  à  la 
bakhti,  ou  dévotion,  moyen  d'union  au  principe  su- 
prême panthéiste,  source  de  félicité,  grâce  â  l'immor- 
talité personnelle,  au  moins  dans  les  paradis  antérieurs 
au  Nirvana,  culte  du  Bouddha  ou  des  Bouddhas 
célestes  et  surtout  des  Bodhisattvas,  sauveurs  qui 
diffèrent  d'être  des  Bouddhas  (par  l'entrée  dans  le 
Nirvana)  afin  de  secourir  les  hommes. 

Le  Mahayana  (il  «  en  principe  ou  en  velléité  sortir 
du  phénoménisme  agnostique  ou  réaliste,  où  se  bornait 
le  Hinayana  et  de  cette  morale  de  bienveillance  froide, 
où  la  charité  ne  sert  que  d'expédient  pour  échapper  a 
la  souffrance  vitale  ».  Allô,  ibid.,  p.  143.  Mais  il  laissa 
par  le  culte,  des  Bouddhas  cl  des  Bodhisattvas  péné- 
trer dans  le  bouddhisme  la  superstition  el  le  paga- 
nisme hindous. 

On  était  loin  de  renseignement  primitif,  les  théolo- 
giens maintinrent  les  droits  de  la  tradition  en  distin- 
guant la  vérité  supérieure  cl  In  vérité  apparente.  Au 
xiic  siècle  le  bouddhisme  disparut  de  sa  patrie  d'ori- 
gine, hormis  Ccylan  el  le  Népal,  parce  (pie  le  Petit 
véhicule  n'était  plus  une  religion  et  que  le  Grand 
avait  trop  emprunté  à  l'hindouisme  pour  ne  pas  être 
réabsorbé  par  lui. 

Les  conquêtes  faites  par  le  bouddhisme  hors  de 
l'Inde  ont  compensé  pour  lui  la  perte  de  ce  pays.  L'île 
deCeylan.la  Birmanie,  le  Siam,  le  Cambodge,  onl  héiité 

«lu  Petit  véhicule  cl  de  ses  déficiences.  Les  sectateurs 


laïques  du  bouddhisme,  dans  ces  pays,  sont  des  païens, 
ce  à  quoi  les  bonzes  ne  mettent  aucun  obstacle,  vivant 
dans  une  pieuse  et  béate  fainéantise. 

Au  nord,  le  bouddhisme  s'est  répandu  depuis  le  Thi- 
bet  jusqu'au  Japon  en  s'inspirant  du  Grand  véhicule. 
Deux  traits  l'y  caractérisent  :  «  la  conception,  plus 
hindoue  et  védantique  qu'autre  chose,  de  l'Être  unique 
et  absolu  »,  qui  flotte  entre  l'impersonnel  et  le  person- 
nel, ibid.,  p.  150,  et  puis  le  fait  que  partout  il  s'est 
amalgamé  aux  paganisrnes  locaux  dont  les  dieux  sont 
devenus  des  Bouddhas.  En  Chine,  il  est  tombé  dans  le 
mépris,  au  Japon  il  a  gardé  ou  repris  une  certaine  vie; 
au  Thibct,  où  les  prêtres  possèdent  tout,  naturellement 
il  domine. 

Dans  toutes  ces  régions  on  constate  ou  retrouve  les 
trois  courants  signalés  plus  haut  :  1.  le  quiétisme  con- 
templatif avec  son  horreur  de  l'action;  2.  letantrisme, 
surtout  au  Thibet  où  l'Église  «  rouge  »  des  lamas  tan- 
tristes  est  tolérée  par  l'Église  «  jaune  »;  3.  la  bakhli  qui 
a  sa  meilleure  expression  dans  le  culte  d'Amida,  en 
Chine  et  surtout  au  Japon,  où  il  groupe  presque  la 
moitié  de  la  population.  Les  sectateurs  croient  «  à  un 
Dieu  universel  (sinon  créateur),  à  un  sauveur  toujours 
actif,  à  un  paradis  qu'on  gagne  par  la  foi  et  le  repentir 
pour  y  demeurer  toujours  ».  Allô,  ibid.,  p.  159. 

Le  médiateur  Amida  est  accompagné  d'une  média- 
trice toute  miséricordieuse,  Kwannon  chez  les  Japo- 
nais. Mais  il  y  a  la  métempsycose,  des  superstitions, 
des  erreurs  morales,  comme  la  légitimité  du  suicide 
pour  gagner  plus  tôt  le  paradis,  puis  Amida  et  Kwan- 
non ne  sont  que  des  produits  de  mythologie,  le  Nirva- 
na, «  la  vacuité  »  à  l'horizon,  et  enfin  une  sanctification 
à  bas  prix.  En  Chine,  tout  l'amidisme  est  contrecarré 
par  une  mentalité  générale  mêlée  «  au  culte  formaliste 
des  ancêtres,  à  la  peur  des  esprits,  et,  au  mieux,  à  un 
vague  déisme  naturel  étouffé  d'ailleurs  sous  un  amas 
de  superstitions  ».  Ibid,  p.  162. 

En  somme,  au  bout  de  l'enquête  on  trouve  :  «  la 
mystique  qui  a  voulu  supprimer  le  monde  au  profit  de 
Dieu...,  la  rêverie  d'identité  et  le  quiétisme  des  Upa- 
nishads.  Çakya-Mouni,trop  agnostique,  ou  trop  timide 
comme  penseur,  n'a  pu  enrayer  cette  marche  à  la 
mort.  »  Allô,  ibid.,  p.  164. 

3°  Mazdéisme  et  Islam.  —  Plus  sobres,  plus  direc- 
tement accessibles  à  l'ensemble  des  hommes  que  le 
bouddhisme  et  le  brahmanisme  orthodoxes,  mais 
moins  favorables,  par  eux-mêmes,  aux  formes  les  plus 
élevées  du  mysticisme,  l'islamisme  et  le  mazdéisme 
contiennent  eux  aussi  des  éléments  d'infériorité. 

1 .  Le  m  izdcisme.  —  Au  sein  d'un  polythéisme  assez 
semblable  à  celui  que  représentent  les  Védas  dans 
l'Inde, s'est  produit  en  Iran  -à  quelle  date  on  l'ignore, 
bien  qu'on  penche  de  nos  jours  dans  le  monde  savant 
pour  une  époque  tardive  -  -  une  réforme  dont  la  gran- 
deur est  indéniable  et  qui  ramène  tout  à  la  lutte  que, 
par  la  discipline  morale  et  les  rites,  le  fidèle  mazdéen 
doit  mener  avec  Ormuzd  pour  le  bien  et  la  lumière 
conlre  Ahriman,  les  ténèbres  et  le  mal.  Mais  cette  ré- 
forme n'a  que  très  imparfaitement  éliminé  le  naturisme 
primitif,  même  dans  les  Écritures  sacrées,  l'Avesta; 
elle  fait  trop  peu  de  part  au  sentiment,  au  mysti- 
cisme; l'ascétisme  en  est  exclu  pour  la  raison  que  tout 
est  bon  dans  le  monde  bon,  la  justice  stricte  y  domine 
et  non  l'amour;  enfin  son  dualisme,  bien  que  moins 
absolu  que  celui  du  manichéisme  (qui  ne  lui  doitqu'une 
pari  ic  de  ses  éléments),  tend  à  parquer  les  êtres  en  deux 
catégories  ou  ils  sont  fatalement  enrôlés  par  leur  prédé- 
terminai ion  originelle.  C'est  pourquoi  le  mazdéisme  a 
eu  beaucoup  moins  de  rayonnement  (pie  le  bouddhisme 
et  le  mahométisme  qui  lui  sont  philosophiquement 
inférieurs. 

2.  L'Islam.  Quant  à  l' Islam  voici  le  jugement  que 
porte  sur  lui  M.  Loisy  :  «  religion  démarquée  du  ju- 


2301 


RELIGIONS.    CLASSIFICATION,    CULTKS    DE    MYSTÈRES 


23CK 


daïsme  et  du  christianisme,  moins  près  de  celui-ci  que 
de  celui-là,  appropriée  à  l'esprit  et  aux  traditions  de 
l'Arabie,  médiocrement  exigeante  au  point  de  vue  mo- 
ral, et  dont  le  tempérament  belliqueux  de  ses  premiers 
fidèles,  encouragé  par  le  précepte  que  le  Prophète  lui- 
même  a  fait  de  la  guerre  sainte,  a  déterminé  le  succès. 
La  promesse  d'immortalité  y  est  aussi  accentuée  que 
nulle  part  ailleurs,  le  paradis  appartient  à  ceux  qui 
professent  que  Dieu  est  Dieu  et  que  Mahomet  est  le 
prophète  de  Dieu.  Né  surles  frontières  de  la  civilisation 
méditerranéenne,  l'Islam  a  paru  s'orienter  un  moment 
vers  cette  civilisation,  mais  il  s'est  vite  immobilisé  et 
ses  conquêtes  religieuses  dans  les  derniers  siècles  ont 
été  faites  sur  des  demi-civilisés  ou  des  non-civilisés, 
auxquels  on  peut  dire  que  sa  simple  croyance  et  sa 
moralité  un  peu  fruste  agréent  mieux  que  la  théologie 
plus  savante  et  la  moralité  plus  exigeante  des  confes- 
sions chrétiennes.  »  La  religion,  Paris,  1917,  p.  123. 
Quand,  principalement  sous  l'influence  des  Perses,  des 
philosophes  voulurent  lui  donner  un  fondement  ra- 
tionnel plus  large  que  la  courte  métaphysique  de  son 
fondateur,  des  mystiques  et  de  nouveaux  prophètes  y 
développèrent  le  soufisme  et  le  messianisme,  on  ne 
tarda  pas  à  voir  que  ces  mouvements  n'étaient  pas 
dans  le  sens  de  la  réforme  originelle  et  aujourd'hui 
leurs  tenants  sont  des  schismatiques  honnis  des  ortho- 
doxes. 

4°  Les  religions  à  mystères.  On  a  voulu  voir,  bien 
que  ce  soient  des  polythéismes,  dans  les  religions  des 
mystères,  des  «  économies  de  salut  »,  comparables  au 
christianisme  qui  devrait  son  origine  à  la  synthèse  de 
leurs  croyances  principales  et  même  de  leurs  rites  avec 
le  messianisme  juif.  La  thèse  a  été  soutenue  par  M.  Loi- 
sy,  en  particulier  dans  son  ouvrage  Les  mystères  païens 
et  le  mystère  chrétien,  paru  en  1919,  mais  en  réalité 
rédigé  dès  1914.  Les  mystères  païens  étudiés  par  lui 
sont  ceux  de  Déméter  et  de  Koré  (à  Eleusis),  de  Cybèle 
et  d'Attis,  d'Isis  et  d'Osiris  et  de  Mithra.  Chez  toutes, 
le  sacrifice  immémorial  par  lequel  agriculteurs  et  pas- 
teurs aidaient  à  renaître,  de  printemps  en  printemps 
ou  de  génération  en  génération,  le  vague  esprit  de  la 
germination  ou  de  la  fécondation,  le  dieu  personnel 
substitué  à  cet  esprit  mais  mourant  et  ressuscitant 
comme  lui,  seraient  devenus  principe  et  sacrement 
d'immortalité.  Les  rites  pratiqués  pour  l'initiation  des 
nouveaux  membres  de  ces  conventicules  fermés  que 
formaient  les  «  mystes  »  auraient  tous  eu  le  sens  d'une 
participation  des  initiés  à  la  destinée  d'un  sauveur,  à 
sa  mort  et  à  sa  résurrection. 

L'analogie  du  christianisme  avec  ces  croyances  et 
ces  cultes  serait  «  évidente  ».  L'histoire  de  Pâques,  le 
baptême,  la  cène  sont  nés  dans  une  religion  étroite- 
ment nationale  :  le  judaïsme.  Puis  les  premiers  prédi- 
cateurs hellénistes  de  l'Évangile,  Barnabe,  Paul,  Apol- 
los, l'auteur  de  l'Épître  aux  Hébreux, celui  ou  ceux  des 
écrits  johanniques  auraient  construit  à  l'aide  de  ces 
éléments,  spontanément  d'ailleurs  et  dans  l'entraî- 
nement de  leur  foi,  une  religion  universelle,  conçue 
inconsciemment  à  l'image  des  mystères  païens,  tout  en 
leur  étant  grandement  supérieure.  On  s'unit  à  Jésus, 
Seigneur  et  Sauveur,  par  les  sacrements  pour  devenir 
participant  de  sa  résurrection  après  l'avoir  été  de  sa 
mort.  (Résumé  fait  par  nous-même  dans  La  nouvelle 
journée,  1er  mai  1926,  p.  452-453,  sous  le  pseudonyme 
de  Philonoiis.) 

Or  ces  rapprochements  sont  injustifiés  soit  en  ce  qui 
concerne  le  type  général  des  religions  étudiées,  soit 
pour  ce  qui  est  de  leur  esprit. 

Dans  les  mystères  païens,  il  ne  s'agit  pas  toujours  de 
dieux  morts  et  ressuscites,  on  peut  même  dire  que  cette 
conception  ne  s'y  réalise  jamais  complètement.  Mithra 
n'est  censé  tel  que  dans  la  mesure  où  il  se  confond  avec 
le  taureau  du  sacrifice:  en  tant  que  Dieu  personnel,  il 


n'est  pas  présenté  comme  ayant  triomphé  lui-même  de 
la  mort.  Attis,  dans  tout  un  groupe  de  légendes,  ne 
subit  que  la  mutilation  des  Galles  (cf.  M.-J.  Lagrange, 
Altis  et  le  christianisme,  dans  Revue  biblique,  1919, 
p.  419-4X0).  Koré-Perséphone,  dans  la  légende  d'Eleu- 
sis, est  ravie  vivante  aux  enfers  par  Hadès  et  elle  re- 
vient chaque  année  dans  les  bras  de  sa  mère  Déméter. 
Voilà  un  équivalent  lointain  d'une  résurrection.  «  Za- 
greus  a  été  tué  par  les  Titans  qui  l'ont  dépecé  et  dévoré 
sauf  son  cœur.  Ce  cœur  fut  avalé  par  Zeus  ou  par 
Sémélé,  en  suite  de  quoi  un  second  Dionysos  prit  nais- 
sance, qui  partagea  le  trône  de  Zeus,  son  père.  Est-ce 
là  une  résurrection?  »  P.  Lagrange,  Le  sens  du  chris- 
tianisme d'après  l'exégèse  allemande,  Paris,  1918, 
p.  289.  Seul  Osiris  est  incontestablement  un  type  de 
Dieu  ressuscité,  encore  faut-il  remarquer  qu'«  il  a  tou- 
jours été  un  dieu  de  l'autre  monde,  dieu  des  morts, 
triste  avec  son  aspect  de  momie.  Il  se  suivit  comme 
Dieu  des  vivants  dans  la  personne  de  son  fils  Horus, 
dieu  de  la  lumière  et  vainqueur  de  Typhon.  »  Ibid., 
p.   291. 

En  second  lieu  et  surtout  quelle  différence 
d'esprit  !  Dans  les  religions  de  mystères,  le  salut  c'est 
d'abord  la  délivrance  de  la  mort  :  dans  le  christianisme 
c'est  d'abord  la  libération  du  péché.  «  Pour  le  paga- 
nisme, l'immortalité  consiste  dans  la  continuation  de 
la  vie  présente;  pour  la  religion  de  Jésus,  de  saint  Paul 
et  de  saint  Jean,  elle  se  définit  comme  la  participation 
définitive  à  une  vie  divine  moralement  supérieure  à  la 
nôtre  :  il  s'agit  de  se  dépasser,  île  se  transcender  et  non 
pas  simplement  de  survivre.  La  passion  —  si  passion 
il  y  a  -  d'un  Osiris,  d'un  Attis,  d'un  Mithra  est  une 
mort  subie;  celle  de  Jésus,  la  vraie  passion,  dont  c'est 
un  abus  de  langage  de  donner  le  nom  à  des  fables  de 
pure  mythologie,  est  un  sacrifice  volontaire.  Dans  les 
rites  de  mystères,  l'initié  meurt  par  anticipation  à  la 
vie  périssable,  si  vraiment  il  pense  à  une  mort  mys- 
tique: dans  le  baptême,  le  néophyte  meurt  au  pèche. 
Dans  la  communion  des  sacrifices  païens  —  si  commu- 
nion il  y  a  les  fidèles  des  dieux  légendaires  partici- 
pent à  une  énergie  vitale  qui  ne  se  distingue  pas  essen- 
tiellement des  obscures  «  vertus  »  de  la  végétation  ou 
de  la  génération  que  s'efforçait  de  capter  la  magie 
préhistorique  ;  dans  l'eucharistie  le  chrétien  doit  s'unir 
tout  d'abord  à  l'esprit  du  divin  sacrifié  et  à  ses  sen- 
timents d'abnégation,  et  ce  n'est  que  par  l'efficacité 
de  cette  participation  première  que  le  sacrement  lui 
devient  un  gage  d'immortalité  bienheureuse.  En  un 
mot,  utilitaires  comme  les  vieux  cultes  de  tribus  et  de 
nations,  les  mystères  font  vivre  ou  survivre  l'homme 
pour  lui-même  :  le  christianisme  le  fait  vivre  à  Dieu.  » 
Philonoiis,  ibid.,  p.  461.  M.  Loisy  lui-même  a  reconnu 
cette  divergence  profonde  :  «  Ce  que  l'on  pouvait  ra- 
conter de  Jésus,  de  son  enseignement,  de  sa  vie,  de  son 
altitude  devant  la  mort,  lui  faisait  une  physionomie 
digne  du  rôle  salutaire  qui  lui  était  attribué.  Sa  morale 
était  pure  et  son  existence  avait  été  à  la  hauteur  de  sa 
morale.  Tout  cela  s'interprétait,  s'élargissait  dans  le 
mystère,  mais  donnait  aussi  au  mystère  une  couleur 
de  haute  moralité  que  n'avaient  jamais  eue,  que  ne 
pouvaient  jamais  avoir  les  vieilles  fables  de  Dionysos, 
de  Déméter,  de  Cybèle,  d'Isis,  de  Mithra.  Quel 
contraste  entre  la  passion  d'Attis,  même  celle  d'Osiris 
ou  celle  de  Dyonisos,  et  celle  du  Christ  1  »  Les  mystères 
païens...,  p.  344.  Mais  dans  ces  conditions  on  ne  voit 
pas  comment  le  même  auteur  a  pu  écrire  dans  le  même 
livre  :  «  Il  est  clair  que  le  christianisme  est  une  éco- 
nomie de  salut  tout  à  fait  analogue  aux  cultes  des 
mystères  auxquels  il  a  disputé  la  conquête  du  monde 
païen  et  qu'il  a  vaincus.  »  P.  349. 

C'est  pourquoi  MM.  L.  Gernet  et  A.  Boulanger  ont 
écrit  dans  la  conclusion  de  leur  ouvrage  sur  Le  génie 
grec  dans  la  religion,  Paris,  1932  (Bibliothèque  de  syn- 


2303 


RELIGION 


230^ 


thèse  liistorique)  :  «  Eu  face  de  la  religion  grecque,  telle 
qu'elle  apparaît  au  premier  siècle  de  notre  ère,  le 
christianisme  reste  pour  nous  quelque  chose  de  spéci- 
fique. Des  deux  principes  caractéristiques  du  christia- 
nisme paulinien  :  valeur  expiatoire  de  la  passion  du 
Christ,  justification  par  la  foi,  c'est  en  vain  qu'on 
chercherait  l'équivalent  dans  le  monde  hellénique.  Le 
christianisme  a  bénéficié  de  toute  l'évolution  religieuse 
des  trois  derniers  siècles  antérieurs  à  l'ère  chrétienne, 
sans  être  le  résultat  de  cette  évolution.  »  P.  515-517. 
D'ailleurs  voilà  déjà  quelque  temps  qu'en  Allemagne, 
d'où  nous  viennent  presque  toutes  les  explications 
rationalistes  du  christianisme,  on  renonce  à  commenter 
le  Nouveau  Testament  par  un  recours  constant  aux 
religions  de  mystères  et  au  syncrétisme  de  l'époque 
hellénistique  :  l'école  de  l'histoire  des  religions  a  cédé 
le  pas  à  celle  de  la  Form-Geschichte,  ou  étude  des 
formes  de  la  tradition  évangélique,  qui,  malgré  ses 
négations  arbitraires  en  ce  qui  concerne  l'historicité 
des  évangiles,  a  du  moins  le  mérite  de  respecter  la 
vivante  originalité  du  christianisme  naissant. 

5°  Le  judaïsme  posl-biblique.  —  «  Il  reste  le  déposi- 
taire de  précieuses  valeurs  spirituelles.  Il  est  animé 
d'une  foi  ardente  au  Dieu  unique,  qui  même  après  sa 
scission  d'avec  le  christianisme,  a  eu  ses  martyrs.  Le 
récit  du  supplice  d'Aquiba  (en  135)  est  une  des  plus 
belles  pages  des  littératures  sacrées  de  tous  les  temps  : 
«  Lorsqu'on  fit  sortir  Aquiba  de  prison  pour  le  mener 
à  la  mort,  c'était  l'heure  de  la  prière  du  Chema.  On 
brossa  sa  chair  avec  des  brosses  de  fer,  et  il  priait,  pre- 
nant sur  lui  le  joug  du  royaume  des  cieux  avec  amour. 
Et  ses  élèves  lui  dirent  :  «  Assez,  Rabbi,  assez!  »  Et  il 
leur  dit  :  «  Chaque  jour  je  me  désolais  sur  le  passage  : 
«  Tu  aimeras  l'Éternel,  ton  Dieu,  de  toute  ton  àme  » 
(le  passage  fait  partie  de  la  prière  quotidienne  du 
Chema)  et  je  me  disais  :  «  Quand  viendra  ce  moment?  » 
Et  maintenant  qu'il  est  venu,  je  n'accomplirais  pas  ce 
que  je  souhaitais?»  Et  comme  il  disait  :  «  L'Éternel  est 
un  »  il  allongea  ce  mot  :  «  Un  »,  jusqu'à  ce  que  sortît  son 
âme.  Alors  une  voix  du  ciel  se  fit  entendre  disant  : 
«  Bienheureux  es-tu,  Rabbi  Aquiba,  dont  l'àme  est 
sortie  en.  criant  mon  unité,  car  tu  es  destiné  à  la  vie 
éternelle!  »  Mischni,  traité  Beraknth,  Gl.  Il  serait 
donc  injuste  de  faire  du  judaïsme  une  religion  de  pure 
crainte.  «  Plus  grand  est  celui  qui  agit  par  amour  que 
celui  qui  agit  par  crainte  »,  disait  Siméon  ben-Eléazar. 
Traité  Solah,  3.  Très  ferme  aussi  est  restée  la  foi 
d'Israël  dans  la  vie  future  et  ses  rétributions,  et  si  la 
tendance  se  manifeste,  en  certains  milieux  juifs  de  nos 
jours,  à  ne  plus  croire  qu'à  une  immortalité  de  l'àme 
fondée  sur  la  philosophie,  l'immense  majorité  des  juifs 
s'attache  encore  aux  données  bibliques  sur  l'au-d  'là, 
y  compris  l'annonce  de  la  résurrection. 

La  morale  juive  a  cette  force  unique  que  l'impératif 
de  la  conscience  puise  dans  la  croyance  religieuse;  elle 
Favorise  singulièrement  la  vie  familiale,  impose  des 
œuvres  de  charité  et  de  miséricorde  et  invite  ses  te- 
nants à  être,  dans  leurs  pays  respectifs,  de  loyaux 
patriotes.  Le  culte  d'Israël,  particulièrement  le  rituel 
de  la  Pâque,  est  empreint  d'une  austère  beauté. 

Mais  le  souci  trop  exclusif  de  la  jurisprudence  et  de 
la  casuistique  avait  exercé  sur  le  judaïsme  une  In- 
fluence desséchante  dès  le  temps  de  Notre-Seigneur, 
tandis  que  l'impatience  du  joug  romain  exaspérait  ses 
tendances  nationalistes.  Le  judaïsme  a  m  ilheureu- 
sement  continué  dans  cette  voie.  «  En  dépit  des  prières 
officielles,  personne  n'attend  plus  le  Messie  Sauveur. 
C'est  Israël  lui-même  qui  sera  son  propre  Messie  et 
le  rédempteur  du  monde.  L'attachement  à  la  loi 
diminue,  et  la  Torah  est  abrogée  en  des  prescriptions 
que  l'on  affirmait  perpétuelles  [le  rituel  des  sacrifices]. 
Lentement  mais  sûrement,  l'élément  surnaturel  dimi- 
nue, la  révélation  se  voit  minimisée  et  rationalisée.  Le    | 


judaïsme  devient  la  simple  expression  d'un  mono- 
théisme qui  observe  la  loi  naturelle  et,  à  part  les  obli- 
gations ethniques  qui  maintiennent  le  lien  national,  on 
ne  voit  plus  trop  ce  qui  sépare  le  juif  fidèle  d'un  simple 
théiste  quelconque.  Par  contre,  le  nationalisme  est 
plus  âpre  que  jamais,  et  dans  ses  prières  comme  dans 
ses  publications,  il  aflirme  très  haut  qu'Israël  est  le 
peuple  élu  et  que  c'est  par  lui  que  viendront  dans  le 
monde  les  temps  messianiques  de  vérité,  de  justice  et 
de  paix.  » 

S'il  en  est  ainsi  c'est  que  le  «  christianisme  constitue 
l'épanouissement  normal  de  la  révélation  de  l'Ancien 
Testament  commun  aux  deux  religions,  tandis  que  le 
judaïsme  n'en  est  qu'une  déviation  nationaliste  qui  va 
se  minimisant  de  plus  en  plus  ».  E.  Magnin,  Corres- 
pondant du  10  juin  1933,  compte  rendu  de  H.  Vincent, 
Le  judaïsme,  Paris,  1933,  dont  plusieurs  passages  sont 
cités  textuellement. 

I.  Études  d'ensemble.  — ■  Abbé  de  Broglie,  Problèmes  et 
conclusions  de  l'Iiistoire  des  religions,  Paris,  1885,  œuvre  d'un 
précurseur;  Religion  et  critique,  œuvre  posthume  recueillie 
par  l'abbé  C.  Piat,  Paris,  1906;  G.  Foucart,  Histoire  des  reli- 
gions et  méthode  comparative,  Paris,  1912;  René  Dussaud, 
Introduction  à  l'histoire  des  religions,  Paris,  1914;  A.  Loisy, 
La  religion,  Paris,  1917;  H.  Pinard  de  La  Boullaye,  S.  .1., 
L'étude  comparée  des  religions,  Paris,  1929,  deux  volumes, 
et  Tables  alphabétiques  à  part  (3e  édit.);  c'est  l'ouvrage 
fondamental;  G.  Michelet,  article  Religion,  dans  Diction- 
naire apologétique,  t.  IV,  1922;Baron  Descamps,  Le  Génie  des 
religions,  2e  édit.,  Paris,  1930;  Gaston  Rabeau,  professeur 
aux  facultés  catholiques  de  Lille,  Apologétique,  Paris,  1930; 
Dieu,  Paris,  1933,  les  deux  dans  la  Bibliothèque  catholique 
des  sciences  religieuses;  du  même.  Introduction  à  l'étude  de  la 
théologie,  Paris,  1931. 

IL  Ethnologie.  —  1°  En  général.  —  .1.  Bricout,  Où  en 
est  l'histoire  des  religions?  2  vol.,  Paris,  1911-1912  (en  colla- 
boration), t.  i  :  Introduction,  par  J,  Bricout,  La  religion  des 
primitifs,  par  A.  Bros;  J.  Huby,  Chrislus.  Manuel  d'histoire 
des  religions  (en  collaboration),  2e  édit.,  1916,  c.  i.  L'élude 
des  religions,  par  le  P.  Léonce  de  Grandmaison,  S.  .T.;  Pietro 
Tacchi  Venturi,  Storia  délie  Religioni  (en  collaboration),  1. 1, 
Turin,  1934,  c.  i.  I.'indagine  religiosa  nella  sua  storia  et  nci 
suoi  metodi.  (La  recherche  religieuse  :  son  histoire,  ses  mé- 
thodes), par  Giuseppe  Messina,  S.  J.;  P.  W.  Schmidt,  Origine 
et  évolution  de  la  religion,  trad.  de  l'allemand,  Paris,  1931, 
dans  la  collection  La  oie  chrétienne;  Dr  J.  Montaadon,  prof, 
à  l'école  d'anthropologie  de  Paris,  La  race  el  les  races,  Paris, 
1933  ;  du  même,  Traité  d'ethnologie  naturelle,  Paris,  1934;  Se- 
maines d'ethnologie  religieuse.  Comptes  rendus  analytiques  : 
lre  session,  Louvain,  1912,  Paris,  1913;  2e  session,  Louvain, 
1913,  Paris,  1914;  3e  session,  Tilbourg,  1922,  Enghien  (Bel- 
gique i,  1923;  4'  session.  Milan,  1925,  Paris,  1926;  5"  session  : 
Luxembourg,  1929,  Paris.  1931;  A.  Bros,  L'ethnologie  reli- 
gieuse, Paris,  19215,  nouv.  édit.  en  1937. 

2°  Critique  de  l'évolutionnisme  linéaire.  —  H.  Pinard  de  La 
Boullave,  L'élude  comparée  des  religions,  t.  i,  :îc  édit.,  1929, 
p.  419-442,  t.  m,  même  édit.,  p.  196-241;  Robert  Lowie, 
professeur  à  l'Université  de  Californie,  Traité  de  sociologie 
primitive,  édit.  française  revue  et  complétée  par  l'auteur, 
Paris,  1935,  introduction,  conclusion  et  ensemble  de  l'ou- 
vrage. 

:î"  Lu  méthode  cyclo-culturelle.  —  IL  Pinard,  ibid.  et  sur- 
tout 1.  il,  c.  vi,  (Mi  entier,  p.  243-304;  Er.  Grabner,  pro- 
fesseur à  15  nui.  Méthode  der  Ethnologie,  Ileidelberg,  1911  ; 
P.-W.  Schmidt,  L'anthropologie  moderne,  en  français  et  en 
allemand,  dans  la  revue  Anthropos,  1906,  t.  i,  tirage  à 
part,  Salzbourg  et  Vienne,  1906,  également  en  français  el 
en  allemand;  do  même.  Voies  nouvelles  en  science  comparée 
des  religions  et  en  sociologie  comparée,  extrait  de  la  Revue  des 
sciences  philosophiques  et  théologiques,  1911,  p.  46-74  (Kain, 
Belgique).  Voir  même  revue.  1913,  p. 218-243,  sur  la  Méthode 
historico-cullurcllc. 

1"  Animisme.      -  Er.  Bouvier,  S.  J.,  Animisme,  préani 
misme,  religion,  dans  Recherches  de  science  religieuse,  t.  Il, 
1911,  p.  SI  sq.;  <;.  Marsot,  art.   Animisme,  dans  Diction- 
naire de  Sociologie,  1933;  voir  dans  ce  môme  dictionnaire 
Animaux  i  culte  des  l, 

.">"  Sur  lu  magie.  -  Er.  Bouvier,  articles  dans  Recherches 
de  science  religieuse,  1913,  p.  100  sq.,  p.  393  sq.;  Raoul 
Allier,  Magie  et  religion,  Paris,  1935. 


230; 


RELIGION    —    RELIGION    (VERTU    DE; 


2306 


6°  Sociologie.  —  1.  Exposé.  — ■  E.  Durkheim  (1858-1917), 
Lu  détermination  du  fait  moral,  dans  Bulletin  de  la  Société 
française  de  philosophie,  avril  et  mai  1906;  La  définition  des 
phénomènes  religieux,  dans  Année  sociologique,  t.  n,  1898;  Les 
form"s  élémentaires  de  la  vie  religieuse,  Paris,  1912;  H.  Hu- 
bert et  M.  Mauss,  Mélanges  il' histoire  des  religions,  Paris, 
1909.  —  2.  Critique.  — -  S.  Deploige,  Les  conflits  de  la  morale 
et  de  la  sociologie,  Paris,  1912;  Critiques  des  membres  de  la 
Société  française  de  philosophie,  dans  le  Bulletin  de  cette 
société  :  avril  et  mai  1906,  mars  1913;  A.  Loisy,  Sociologie 
et  religion,  dans  Revu*  d'histoire  el  de  littérature  religieuse, 
1913,  p.  75  sq.,  article  «  fortement  pensé  »,  dit  le  P.  Pinard  de 
La  Boullaye  (op.  cit.,  t.  r,  p.  483,  note  4);  G.  Michelet,  art. 
Religion,  dans  le  Dictionnaire  apologétique...,  1922;  G.  Ri- 
chard. L'athéisme  dogmatique  en  sociologie  religieuse.  Socio- 
logie religieuse  el  morale  sociologique,  dans  Revue  d'histoire  el 
de  philosophie  religieuses  (organe  de  la  Faculté  de  théologie 
protestante  de  Strasbourg  ,  t.  in,  1923,  p.  125-137,229-201  ; 
t.  v,  1925,  p.  244-261  ;  O.  Habert,  L'école  sociologique  el  les 
origines  de  la  morale,  Paris,  1923;  Entretiens  de  Juilly,  m, 
1931;  Divers,  Comment  juger  la  sociologie  contemporaine? 
Marseille,  Publiroc;  Roger  Bastide,  Éléments  de  sociologie 
religieuse,  collection  Armand  Colin,  Paris,  1935,  l'auteur 
fait  une  large  place  à  l'inlluence  de  la  société  en  matière 
religieuse,  mais  sans  admettre  toutes  les  idées  de  Durkheim. 

Visent  à  la  fois  Durkheim  et  Lévy-Bruhl  : 

Raoul  Allier,  La  psychologie  de  la  conversion  chez  les 
peuples  non  civilises,  Paris,  1925;  du  même,  Les  non-civilisés 
el  nous,  Paris,  1927;  O.  Lerov,  La  raison  primitive,  Paris, 
1927. 

Sur  la  mentalité  primitive,  voir  également  :  Divers, 
L'àme  des  peuples  à  èoangèliser.  Compte  rendu  de  la  sixième 
semaine  de  musicologie  de  1928,  Louvain,  1929;  Paul  Des- 
camps, Élal  social  des  peuples  sauvages,  Paris,  1930,  point 
de  vue  de  l'école  de  la  science  sociale. 

7°  Les  idées  du  P.  Schmidl.  —  Cf.  ci-dessus,  col.  2225. 

III.  Psychologie.  — ■  1"  En  général.  — •  H.  Pinard  de  La 
Boullaye,  op.  cit.,  t.  i,  c.  ix,  et  t.  n,  c.  vu;  Léonce  de  Grand- 
maison,  La  religion  personnelle,  Paris,  1927;  F.  Heiler,  La 
Prière,  trad.  de  l'allemand,  Paris,  1931.  Depuis  la  publica- 
tion de  ce  livre,  M.  Heiler  est  revenu  au  catholicisme  qu'il 
avait  quitté  pour  le  protestantisme;  Revue  des  sciences  phi- 
losophiques et  théologiques,  Paris,  Bulletins  de  philosophie, 
psychologie  religieuse. 

2°  Sur  la  mystique.  —  .1.  Pacheu,  L'expérience  mystique  et 
1'aclivilé  subconsciente,  Paris,  1911;  M.  de  Montmorand, 
Psychologie  des  mystiques  catholiques  orthodoxes,  Paris,  1920  ; 
•T.  Maréchal,  Etudes  sur  la  psychologie  des  mystiques,  Bruges, 
1921;  Roger  Bastide,  Les  problèmes  de  la  vie  mystique,  Paris, 
1931;  et  ici  l'art.  Mystique. 

3°  .Sur  divers  points.  -  G.  Rabeau,  La  philosophie  reli- 
gieuse d"  Mac-Schder,  dans  Vie  intellectuelle,  février  1929; 
La  psychologie  religieuse  de  Karl  Girgensohn,  dans  lie  spiri- 
luelle,  juillet  et  septembre  1933. 

IV.  Les  religions.  —  1"  Histoire  des  religions  en  général. 
— ■  1.  Catholiques.  —  .1.  Bricout,  Où  en  est  l'histoire  des  reli- 
gions'.' Paris.  1911-1912,  en  collaboration;  J.  Huby,  Chris- 
lus.  Manuel  d'histoire  des  religions,  en  collaboration,  2e  édit. 
Paris.  1916;  Piétro  Tacchi  Venturi,  Sloriadelle  Religioni,  en 
collaboration,  t.  i,  Turin,  1934.  -  2°  Son  catholiques.  — 
.1.  Hastings,  Encyclopœdia  of  Religion  and  Elhics,  Edim- 
bourg, 12  vol.,  1908-1921  (collaborateurs  catholiques  et 
non  catholiques);  Nathan  Sôderblom,  Manuel  d'histoire  des 
religions  (Manuel  de  L.  P.  Tiele,  revu  et  augmenté),  édit. 
française  par  W.  Corswant,  Paris,  1925;  Chantepie  de  La 
Saussaye,  Lehrbuch  der  Religionsgeschichle,  4e  édit.,  en 
2  vol.,  par  A.  Bertholet  et  F.  Lehmann,  Tubingue,  1925; 
G.  Clemen,  Les  religions  du  monde,  en  collaboration,  trad. 
de  l'allemand  par  J.  Marty,  Paria,  1930.  La  première  édi- 
tion allemande  est  de  1921. 

2"  Chroniques  d'histoire  des  religions  dins  :  Revue  des 
silences  religieuses  de  la  Faculté  de  théologie  catholique  de 
Strasbourg,  par  A.  Vincent;  Revue  des  sciences  philoso- 
phiques el  théologiques  des  Dominicains  du  Saulchoir,  par 
les  PP.  G.  Barrais,  E.  B.  Allô,  etc.;  Recherches  de  science  reli- 
ffieuse,  des  PP.  jésuites,  par  les  PP.  Bouvier,  Huby,  Conda- 
min,  Mallon.  etc.;  Revue  apologéliqu-,  chronique  d'ethnolo- 
gie, par  Mgr  A.  Bros;  Revue  d'histoire  des  religions  depuis 
1880.  rationaliste. 

3°  Lu  préhistoire.  —  T.  Mainage,  O.  P.,  Les  religions  de  l<i 
préhistoire.  Le  paléolithique,  Paris,  1921;  Georges  Goury, 
Origine  el  évolution  de  l'homme,  Paris,  1927;  L'Homme  des 
rites  lacustres,  Paris,  1932;  L.  Capitan,  La  préhistoire,  réédi- 


tion par  Michel  Faguet,  préface  de  l'abbé  H.  Breuil,  Paris, 
1931. 

4°  Comparaison  des  religions  non-chrétiennes  avec  le  chris- 
tianisme el  l'Ancien  Testament.  —  1.  Religions  de  l'Inde.  — 
E.  B.  Allô,  O.  P.,  Plaies  d'Europe  et  Baumes  du  Gange,  Édi- 
tions du  Cerf,  Juvisy,  1931.  —  2.  Chine.  —  W.  E.  Soothill, 
Les  trois  religions  de  la  Chine,  Paris,  1934  (Trad.  de  l'anglais, 
conférences  d'Oxford  de  1921.)  —  3.  Perse.  —  M.  J.  La- 
grange,  Le  Judaïsme,  Paris,  1931.  — ■  4.  Religions  de  mystère. 
— ■  E.  Magnin,  L'œuvre  exégétique  et  historique  du  R.  P.  La- 
grange,  dans  Cahiers  de  la  nouvelle  journée,  fasc.  28, 1935.  — 
5.  Islam.  — ■  Carra  de  Vaux,  La  doctrine  de  l'Islam,  Paris, 
1909;  A.  Vincent,  Islam,  Londres,  Catholic  Truth  Society 
1935.  — ■  6.  Judaïsme  post-biblique.  — ■  A.  Vincent,  Le  ju- 
daïsme, Paris,  1932. 

E.  Magnin. 

2.  RELIGION  (Vertu  de).  —Dans  cet  article 
nous  ne  considérons  plus  le  sentiment  religieux  en  tant 
qu'état  psychologique,  soit  individuel,  soit  renforcé 
parle  milieu  social,  qui  a  donné  naissance  aux  diverses 
formes  religieuses,  longuement  étudiées  à  l'article 
précédent.  Ce  sentiment  religieux,  nous  le  regar- 
dons en  tant  qu'il  est  l'un  des  ressorts,  et  non  des 
moindres,  de  l'activité  morale  de  l'homme.  Si  la  vertu 
en  effet  doit  se  définir  une  disposition  intérieure,  ayant 
quelque  stabilité,  et  qui  rend  aisé  l'accomplissement 
d'«  actes  humains  »,  il  est  clair  que  la  religion  est,  en 
beaucoup  d'hommes,  une  vertu.  Nous  considérons  ici 
cette  vertu  au  même  titre  que  les  autres  dispositions 
morales,  dont  l'étude  constitue  la  tâche  de  la  théologie 
pratique.  Comme  les  autres  vertus  morales,  celle-ci 
existe  à  l'état  d'ébauche  en  toute  conscience  humaine; 
elle  peut,  en  dehors  même  de  la  vraie  religion,  se  déve- 
lopper, de  manière  à  donner  à  telles  ou  telles  âmes  une 
armature  intérieure  qui  soutient  toute  leur  vie.  C'est 
alors  la  vertu  naturelle,  la  vertu  morale  de  religion. 
Dans  ce  dictionnaire  qui  n'est  point  de  philosophie, 
mais  de  théologie,  nous  n'avons  point  à  nous  arrêter 
à  cette  forme  très  respectable,  mais  incomplète.  Nous 
considérons  la  vertu  de  religion  en  tant  qu'elle  est  sur- 
élevée, dans  le  chrétien,  par  la  vie  de  la  grâce,  en 
tant  qu'elle  est  un  organe  de  cette  vie  intérieure  dépo- 
sée en  nous  par  la  justification,  à  l'état  de  germe,  s'il 
s'agit  d'enfants  régénérés  par  le  baptême,  à  un  état 
plus  développé  s'il  s'agit  d'adultes  convertis.  C'est  de 
cette  vertu  surnaturelle  de  religion  que  saint  Thomas 
a  fait  une  étude  extrêmement  détaillée  dans  la  Ila-II86 
de  la  Somme  théologique,  q.  lxxxi-c.  Il  se  trouve, 
d'ailleurs,  que  la  plupart  des  questions  qui  s'y  rap- 
portent ont  été  ou  seront  traitées  en  détail  à  divers 
endroits  de  ce  dictionnaire.  Il  ne  nous  reste  plus  qu'à 
donner  ici  le  cadre  qui  permet  de  situer  à  la  place 
convenable,  dans  la  systématisation  théologique,  ces 
différents  articles.  I.  Place  du  traité  de  la  vertu  de  reli- 
gion dans  la  systématisation.  II.  L'objet  propre  de 
cette  vertu.  Son  sujet.  III.  Ses  actes.  IV.  Les  actes  et 
les  vices  qui  lui  sont  opposés. 

I.  Place  du  traité  dans  la  systématisation 
théologique.  -  1°  Il  pourrait  sembler,  de  prime 
abord,  que  l'étude  de  la  vertu  de  religion  devraitvenir 
en  tête  d'une  morale  théologique  et  particulièrement 
d'une  morale  surnaturelle.  Posée  en  effet  la  connais- 
sance d'un  Dieu,  et  d'un  Dieu  personnel,  doué  d'attri- 
buts moraux  et  tout  particulièrement  de  puissance  et 
de  bonté,  une  disposition  naît  comme  spontanément 
dans  l'àme,  faite  à  la  fois  de  révérence,  de  crainte 
filiale  et  d'amour,  qui  n'est  pas  autre  chose  que  la  vertu 
de  religion  à  l'état  d'ébauche.  Une  analyse  plus  poussée 
de  cette  disposition  y  découvre  un  élément  intellec- 
tuel :  la  connaissance  de  l'infinie  supériorité  de  Dieu, 
un  élément  aussi  qui  relève  de  la  volonté  et  de  la  sen- 
sibilité, que  rend  assez  mal  le  mot  de  crainte  révéren- 
tielle  et  qu'exprimerait  au  mieux,  au  dire  de  H.  Bre- 
mond,  le  mot  anglais  mue.  C'est  cette  disposition,  dont 
les  manifestations  diverses   constituent  l'épanouisse- 


2307 


RELIGION    (VERTU    DE) 


2308 


meut  de  la  vie  religieuse  et  morale.  Elle  met  en  l'âme 
la  résolution  d'accepter  avec  docilité  et  confiance  les 
enseignements  qu'il  plaira  à  la  divine  majesté  de  com- 
muniquer à  sa  créature,  la  certitude  confiante  qu'elle 
pourra,  malgré  les  difficultés,  aspirer  vers  ce  Dieu  et 
aller  à  lui;  surtout  elle  lui  donne  à  l'endroil  de  cette 
bonté  paternelle  l 'attitude  d'un  enfant  à  l'égard  de  son 
père.  Et  voici  donc  la  religion  au  point  de  départ  de 
la  foi,  de  l'espérance,  de  la  charité,  de  ces  vertus  dites 
théologales  qui  s'adressent  directement  à  Dieu. 

Elle  est  aussi,  semble-t-il,  à  la  racine  des  vertus  qui 
règlent  l'attitude  morale  de  l'homme  à  l'égard  de  son 
prochain  en  qui  il  reconnaît  un  frère;  à  l'égard  de  lui- 
même  enfin,  puisqu'il  doit  respecter,  soit  en  lui-même, 
soit  dans  les  autres,  l'œuvre  de  cette  divinité  devant 
laquelle  la  religion  l'incline. 

Ainsi  l'étude  du  sentiment  religieux  et  de  la  vertu  de 
religion,  qui  en  est  l'épanouissement,  pourrait  très  bien 
se  concevoir  comme  formant  l'introduction  à  une  théo- 
logie morale  surnaturelle.  Le  premier  commandement 
de  Dieu  n'est-il  pas  :  «  Un  seul  Dieu  tu  adoreras  et 
aimeras  parfaitement  »?  L'adoration,  l 'amour  ne  sont-ils 
pas  précisément  les  deux  actes  essentiels  de  la  religion? 

2°  En  fait  dans  la  Somme  théologique,  et  pour  des 
raisons  historiques  qu'il  n'est  pas  très  difficile  de  dé- 
duire, le  traité  de  la  religion,  loin  d'apparaître  en  tête 
de  la  théologie  morale,  intervient  à  une  place  qui  ne 
laisse  pas  de  surprendre  d'abord. 

La  tradition  scolaire  en  effet  fournissait  aux  théolo- 
giens du  xme  siècle  deux  groupes  tout  faits  de  «  ver- 
tus »,  groupes  dont  l'origine  était  tout  à  fait  différente. 
Le  premier  :  «  foi,  espérance,  charité  »,  ce  qu'on  appel- 
lera les  vertus  théologiques  (nous  disons  aujourd'hui 
théologales),  était  fourni  directement  par  l'Écriture 
(voir  surtout  I  Cor.,  xm,  13);  c'est  autour  de  ces  trois 
chefs  que  saint  Augustin  avait  systématisé  lapratique 
chrétienne.  Cf.  Enchiridion  sive  de  fide,  spe  et  chari- 
tate.  Les  autres  vertus  morales  dont  l'Écriture  procu- 
rait de  copieuses  énumérations  avaient  été  systéma- 
tisées, au  contraire,  en  partant  des  cadres  fournis  par 
la  philosophie  grecque.  Les  quatre  vertus  d'Aristote, 
avec  leurs  divisions  etsous-divisions  multiples,  avaient 
été  étudiées  avec  beaucoup  de  soin  par  la  philosophie 
hellénistique,  puis  par  les  Latins,  Cicéron  en  particu- 
lier. A  cette  systématisation  s'était  rallié  le  très  pra- 
tique évêque  de  Milan,  saint  Ambroise.  Son  exposé  de 
la  morale,  dans  le  De  oflîciis  s'était  fait  autour  des 
quatre  vertus  cardinales,  justice,  force,  prudence,  tem- 
pérance. La  résurrection  de  l'aristotélisme  au  xme  siè- 
cle n'était  pas  faite,  bien  entendu,  pour  mettre  en 
échec  ces  idées,  que  les  Sentences  de  Pierre  Lombard 
avaient  rendues  classiques.  Saint  Thomas  dans  le  plan 
tout  nouveau  de  la  Somme  théologique  leur  fit  grand 
accueil.  Les  «quatre  vertus  principales  «n'avaient  dans 
les  Sentences  qu'une  distinction,  1.  III,  dist.  XXXIII; 
elles  occupent  la  majeure  partie  de  la  Ila-II»  du  Doc- 
teur angélique. 

Or,  Cicéron,  à  la  suite  de  la  philosophie  hellénistique, 
avait  rangé  la  «  religion  »,  parmi  les  sous-divisions  de 
la  «justice  »,  avec  la  pî  été  (filiale),  la  reconnaissance, 
la  vengeance,  l'estime  ou  le  respect,  la  vérité,  toutes 
vertus  où  intervient  en  etîet  l'idée  d'un  devoir  à  rem- 
plir à  l'égard  d'autrui,  d'une  dette  à  acquitter,  sans 
qu'il  y  ait  toujours  égalité  parfaite  entre  la  dette  elle 
même  et  ce  que  l'on  donne  comme  contre-partie.  Saint 
Thomas  fit  sienne  cette  idée,  II*-II»,  q.  i,xxx,  a.  unie, 
ad  lum;  et  c'est  de  la  sorte  que  la  IIa-II®,  traité 
des  vertus  particulières,  après  avoir  fait  une  place  dans 
les  46  premières  questions  aux  vertus  théologales, 
aborde  avec  la  q.  xi, vu,  l'étude  de  la  prudence,  puis 
celle  de  la  justice,  que  suivra  celle  de  la  force  et  de  la 
tempérance.  La  justice  a  (fins  (elle  division  de  la 
Somme  la  part  du  lion,  q.  i.vn  cxxil,  c'est  parmi  ses 


«  parties  potentielles  »,  comme  dit  l'École,  c'est-à-dire 
parmi  les  vertus  annexes,  que  figure  la  vertu  de  reli- 
gion, à  qui  le  Docteur  angélique  réserve  une  place 
considérable,  q.  lxxxi-c. 

Cette  disposition  générale  a  fini  par  s'imposer  aux 
théologiens  postérieurs.  Suarez  lui-même  n'osera  pas 
rompre  cet  équilibre  qui  ne  laisse  pas  de  nous  appa- 
raître aujourd'hui  comme  un  peu  artificiel.  Il  recon- 
naît, il  est  vrai,  qu'en  un  certain  sens  la  vertu  de  reli- 
gion est  à  la  racine  des  vertus  théologales,  aussi  bien 
que  des  vertus  morales  surnaturelles.  S'appropriant 
une  remarque  déjà  faite  par  saint  Thomas,  Ila-II*, 
q.  lxxxi,  a.  8,  selon  laquelle  la  religion  s'identifie  avec 
la  sainteté,  il  voit  en  elle  le  centre  même  de  la  vie 
morale  surnaturelle.  Mais  il  ne  se  reconnaît  pas  le  droit 
de  briser  le  cadre  dans  lequel  ses  prédécesseurs  avaient 
traité  de  cette  vertu.  De  virtute  religionis,  tract,  i, 
1.  III,  c.  ii.  On  remarquera  néanmoins  que  cet  auteur 
parle  de  la  religion  aussitôt  après  avoir  traité  des 
vertus  théologales,  et  non  point  comme  d'une  vertu 
annexe  de  la  justice. 

3°  Au  fait  la  question  n'est  que  d'importance  secon- 
daire, pourvu  qu'il  soit  bien  entendu  que,  dans  la  vie 
morale,  la  religion,  prise  dans  son  sens  le  plus  compré- 
hensif,  est  la  source  jaillissante  d'où  procèdent  toutes 
les  autres  vertus.  Reste  ensuite  la  question  de  savoir 
—  le  problème  mérite  d'être  posé  — si  la  religion  doit 
être  rangée  parmi  les  vertus  théologales  ou  parmi  les 
vertus  morales. 

La  solution  de  ce  problème  de  classification  était  im- 
posée aux  théologiens  médiévaux  parles  diverses  consi- 
dérations historiques  que  nous  avons  dites.  A  l'art.  ."> 
de  la  question  lxxxi,  saint  Thomas  se  donne  quelque 
peine  pour  établir  que  la  religion,  encore  qu'elle  ail 
Dieu  comme  objet  (ce  qui  est  la  définition  même  des 
vertus  théologales)  n'a  pas  Dieu  comme  objet  au 
même  titre  que  la  foi,  l'espérance  ou  la  charité.  Et 
Suarez  n'est  pas  loin  de  dire  qu'il  y  a  bien  quelque 
subtilité  en  cette  argumentation.  Ibid.,  1.  III,  c.  n, 
n.  1.  Les  modernes  commentateurs  de  saint  Thomas, 
le  P.  Mencssier,  par  exemple,  dans  l'édition  de  la 
Somme  théologique  de  la  Revue  des  jeunes,  La  religion, 
t.  i,  p.  313  sq.,  quand  ils  s'efforcent  de  justifier  par  la 
dialectique  une  division  que  l'histoire  avait  imposée, 
attachent  peut-être  plus  d'importance  qu'il  ne  convient 
à  l'argumentation  du  Maître. 

Cette  argumentation  la  voici  :  «  La  religion  rend  à 
Dieu  le  culte  qui  lui  est  dû.  Il  y  a  donc  en  elle  deux 
choses  à  considérer  :  ce  qu'elle  offre  à  Dieu,  le  culte, 
qui  joue  le  rôle  de  matière  et  d'objet  de  la  vertu; 
d'autre  part  celui  à  qui  nous  le  devons,  Dieu.  Destina- 
taire du  culte  qu'on  lui  rend,  Dieu  n'est  point  pour 
autant  atteint  par  nos  actes  d'hommage  religieux,  à  la 
manière  dont  nos  actes  de  foi,  s'adressant  a  lui,  l'at- 
teignent (cette  sorte  d'adhésion  qui  nous  fait  dire 
que  Dieu  est  objet  de  la  foi,  non  seulement  parce  qu'il 
est  lui-même  ce  que  nous  croyons,  mais  encore  celui  à 
qui  nous  donnons  notre  foi).  Rendre  à  Dieu  la  dette  de 
son  culte,  c'est  simplement  accomplir  en  respect  de 
lui,  certains  actes  qui  l'honorent,  telle  l'offrande  d'un 
sacrifice  ou  quelque  autre  geste  analogue.  Il  est  donc 
manifeste  que  Dieu  n'est,  relativement  à  la  vertu  de 
religion,  ni  objet,  ni  matière,  mais  simplement  fin. 
Nous  n'avons  donc  pas  affaire  ici  à  une  vertu  théolo- 
gale ayant  pour  objet  la  fin  dernière.  La  religion  est 
une  vertu  morale,  regardant  ce  qui  s'ordonne  à  cette 
fin.  »  Traduct.  Mencssier,  op.  cit.,  p.  38-39.  En  d'autres 
termes  la  religion  a  seulement  pour  objet  les  actes  du 
culte,  et  c'est  par  ces  actes  du  culte  qu'elle  atteint 
Dieu.  Mais  ne  pourrait-on  pas  dire  la  même  chose  des 
trois  vertus  théologales;  elles  n'atteignent  Dieu  que 
par  les  actes  mêmes  qu'elles  font  produire.  Suarez  a 
1res  bien  senti  la  difficulté  et,  abordant  la  question  par 


2309 


RELIGION    (VERTU    DE) 


2310 


un  autre  biais,  il  fait  remarquer  que,  si  la  foi  atteint 
Dieu  eu  tant  qu'il  est  la  souveraine  vérité,  l'espérance  en 
tant  qu'il  est  le  souverain  désirable,  la  charité  en  tant 
qu'il  est  le  bien  en  soi,  la  religion,  de  son  côté,  l'atteint 
en  tant  qu'il  est  la  majesté  souveraine  devant  laquelle 
doit  s'incliner  toute  nature  créée.  Cette  remarque  judi- 
cieuse ne  l'empêche  pas  d'ailleurs  de  se  joindre,  en  fin 
de  compte,  au  courant  de  la  tradition.  Ibid.,  c.  n  tout 
entier.  Retenons  de  cette  discussion,  qu'en  rangeant 
la  religion  parmi  les  vertus  morales  on  fait  droit  à 
cette  idée  fort  juste  qu'il  n'est  point  «  d'honnête 
homme  »  qui  ne  soit  religieux. 

4°  Il  faut  reconnaître  d'ailleurs,  et  tout  le  monde  ici 
est  d'accord,  qu'il  ne  saurait  être  question  de  maintenir 
entre  les  vertus  des  cloisons  étanches,  comme  l'an- 
cienne psychologie  en  maintenait  entre  les  différentes 
«  facultés  ».  Il  y  a  action  réciproque  des  vertus  théolo- 
gales sur  la  vertu  de  religion  et  inversement.  Il  est 
clair  que,  si  la  religion,  à  son  état  premier,  nous  engage 
à  accepter  l'autorité  du  Dieu  qui  révèle,  la  foi  à  son 
tour  donne  à  l'âme,  sur  la  majesté  divine,  des  clartés 
qui  augmentent  cette  révérence  en  quoi  consiste 
essentiellement  la  religion;  on  en  dira  tout  autant  de 
l'espérance  et  à  plus  forte  raison  de  la  charité.  C'est 
l'âme  tout  entière  qui,  à  la  fois,  révère  et  croit,  espère 
et  aime,  et  c'est  en  tout  cela,  en  ces  sentiments  de  foi, 
d'espérance,  d'amour,  que  consiste  proprement  ce 
«  culte  en  esprit  et  en  vérité  »  que  le  Christ  annonçait  à 
la  Samaritaine.  Joa.,  iv,  24.  C'est  bien  ce  qu'exprime 
saint  Augustin,  au  début  de  VEnchiridion  :  «  Tu  me 
demandes,  écrit-il  à  Laurent,  de  quelle  manière  on 
rend  un  culte  à  Dieu.  Et  je  réponds,  c'est  par  la  foi, 
l'espérance  et  la  charité.  »  P.  L.,  t.  xl,  col.  231-232. 

Si  la  religion  engendre  ainsi  les  vertus  théologales  et 
en  reçoit  d'autre  part  sa  perfection,  elle  entretient 
aussi  des  rapports  avec  les  vertus  morales.  Celles-ci, 
on  le  sait  de  reste,  ont  pour  fin  de  mettre  de  l'ordre 
dans  la  vie  intérieure  et  d'incliner  l'homme  à  respecter 
l'ordre  général  de  l'univers.  Or,  il  est  trop  clair  que 
tout  autre  sera  le  respect  de  cet  ordre  chez  qui  y  voit 
seulement  la  loi  abstraite  des  choses  et  chez  qui  y  voit 
la  volonté  souverainement  raisonnable  d'un  Dieu  per- 
sonnel devant  laquelle  il  faut  s'incliner  avec  révérence. 
La  morale  de  «  l'honnête  homme  »  et  la  morale  du 
chrétien  peuvent  extérieurement  se  superposer,  elles 
ne  laissent  pas  d'être  animées  d'un  esprit  tout  dilïé- 
rent.  Et  c'est  pourquoi  saint  Thomas,  en  dépit  de  sa 
classification  quelque  peu  laïque  des  vertus,  n'hésite 
pas  à  déclarer  que  la  religion  est  préférable  aux  autres 
vertus.  Ibid.,  a.  6;  cf.  a.  8,  où  elle  est  identifiée  avec 
la  sainteté.  C'est  déjà  ce  que  déclarait  l'Épître  de  saint 
Jacques  :  «  La  religion  pure  et  sans  tache  devant  notre 
Dieu  et  Père  n'est  pas  autre  qu'avoir  soin  des  orphelins 
et  des  veuves  dans  leur  détresse  et  se  préserver  pur 
des  souillures  de  ce  monde.  »  Jac,  i,  27.  Voir  Suarez, 
ibid.,  1.  III,  c.  n,  n.  11,  12,  13;  et  c.  m. 

II.  Objet  propre  de  la  vertu  de  religion.  Son 
sujet.  —  Tout  en  reconnaissant  les  rapports  étroits 
qu'entretient  la  vertu  de  religion  soit  avec  les  vertus 
théologales,  soit  avec  les  autres  vertus  morales,  il  faut 
déterminer  d'une  manière  plus  stricte  son  objet. 

«  Cet  objet,  dit  saint  Thomas,  c'est  de  rendre  hon- 
neur au  Dieu  unique,  sous  cette  unique  raison  qu'il  est 
le  principe  premier  de  la  création  et  du  gouvernement 
des  choses  :  ad  religionem  pertinet  exhibere  reverentiam 
uni  Deo  secundum  unam  raiionem,  inquantum  scilicet 
est  primum  principium  creationis  et  gubernationis  re- 
rum.  »  Cet  honneur  rendu  à  Dieu,  ce  n'est  pas  autre 
chose  que  le  culte;  culte  qui  peut  demeurer  intérieur,  on 
s'extérioriser  en  des  actes.  Question  amplement  traitée 
à  l'article  Culte  en  général,  t.  m,  col.  2404-2427. 

Du  fait  de  cette  définition,  on  voit  aussitôt  en  qui 
peut  et  doit  se  trouver  la  vertu  de  religion.  Saint  Tho- 


mas ne  traite  pas  cette  question;  elle  a  attiré  l'atten- 
tion de  Suarez,  ibid.,  1.  III,  c.  i.  Cet  liabitus,  dit-il,  ne 
peut  exister  que  dans  une  créature;  il  ne  peut  figurer  à 
aucun  titre  parmi  les  attributs  moraux  de  Dieu,  tan- 
dis que  l'on  peut  et  doit  parler  de  la  charité  de  Dieu, 
de  la  justice  de  Dieu,  etc.  La  raison  en  est  obvie.  Par 
ailleurs  toute  créature  raisonnable  est  susceptible  de 
cette  vertu,  et  donc,  en  tout  premier  lieu,  la  sainte 
humanité  du  Christ.  Que  celle-ci  ait  possédé  dans  le 
degré  le  plus  élevé  la  vertu  de  religion,  c'est  ce  qu'il 
est  inutile  de  démontrer.  C'est  en  union  avec  les  senti- 
ments religieux  du  Sauveur  sur  la  terre  que  l'Église 
nous  engage  à  prier  nous-mêmes  :  Domine,  in  unione 
illius  divinss  intentionis  qua  ipse  in  terris  laudes  Deo 
persolvisti,  has  tibi  horas  persolvimus,  disons-nous  au 
commencement  des  heures  canoniales.  Et  ce  n'est  pas 
seulement  en  union  avec  les  sentiments  religieux  pas- 
sés du  Sauveur,  que  nous  sommes  invités  à  prier,  c'est 
en  union  avec  ceux  que  le  Christ,  dans  la  gloire  céleste, 
continue  à  entretenir,  semper  vivens  ad  interpetiandum 
pro  nobis,  remplissant  toujours  les  fonctions  essen- 
tielles de  son  sacerdoce,  dont  la  première  est  de  rendre 
à  Dieu  le  culte  qui  convient,  tant  en  son  nom  propre 
qu'au  nôtre.  C'est  l'admirable  doctrine  de  l'Épître  aux 
Hébreux,  vm-ix.  On  sait  tout  le  parti  qu'en  a  tiré  la 
grande  école  de  spiritualité  française  du  xvne  siècle. 
Voir  en  particulier  H.  Bremond,  Histoire  littéraire  du 
sentiment  religieux,  t.  III,  La  conquête  mystique  ;  V  École 
française.  Au  même  titre,  encore  qu'à  un  degré  infi- 
niment moindre,  la  vertu  de  religion  existe  chez  les 
anges,  chez  les  bienheureux  dans  le  ciel,  dans  les  âmes 
du  purgatoire. 

Cette  religion  au  contraire  ne  saurait  exister  chez 
les  damnés;  sans  doute  ces  malheureux,  anges  ou 
hommes,  ont  la  claire  perception  de  la  souveraine 
puissance  divine  dont  ils  éprouvent  les  justes  rigueurs  : 
Et  dœmones  credunt  et  contremiscunt.  Mais  il  n'entre 
point  dans  leur  sentiment  cette  révérence  filiale  qui 
est  de  l'essence  même  de  la  religion. 

On  peut  se  demander  encore  si  la  religion  persévère 
dans  le  pécheur  qui  a  gardé  la  foi  et  l'espérance.  Non 
évidemment,  en  tant  que  vertu  infuse,  puisque  les 
habitus  infus  sont  le  cortège  même  de  la  grâce  sancti- 
fiante, disparaissent  avec  celle-ci,  reparaissent  avec 
elle  dans  la  deuxième  justification.  Mais  il  est  clair, 
continue  Suarez, que,  même  sans  la  grâce  habituelle,  on 
peut  avoir  les  actes  de  la  «  religion  surnaturelle  ».  Seu- 
lement ces  actes,  par  lesquels  l'âme  pécheresse  se  dis- 
pose à  recouvrer  la  grâce  sanctifiante,  se  font  sous 
l'influence  d'un  secours  spécial  de  Dieu  qui  besogne 
dans  l'âme, encore  qu'il  n'y  habite  pas  comme  il  le  fait 
par  la  grâce  habituelle.  Actus  pro  eo  statu  non  fiunt 
connalurali  modo,  sed  sunt  ab  auxilio  speciali  Dei 
operantis,  nondum  vero  inhabitantis  per  sanctificantem 
grattam.  Ibid.,  n.  10. 

III.  Actes  de  la  vertu  de  religion.  —  L'acte 
essentiel  de  la  religion  c'est  la  reconnaissance  du  sou- 
verain domaine  de  Dieu  avec  la  volonté  de  lui  rendre 
le  culte  intérieur  et  extérieur  qui  correspond  à  cette 
reconnaissance.  C'est  ce  que  nous  appelons  aujour- 
d'hui l'adoration,  tandis  que  dans  les  textes  anciens  ce 
dernier  mot  signifie  plutôt  la  manifestation  extérieure 
du  sentiment  intérieur. 

Comme  actes  intérieurs  de  la  vertu  de  religion,  saint 
Thomas  signale  d'abord  la  dévotion,  qu'il  définit  ;  la 
volonté  de  se  livrer  promptement  à  ce  qui  concerne  le 
service  de  Dieu,  q.  lxxxii,  a.  1,  voir  l'art.  Dévotion, 
t.  iv,  col.  G80-IS85;  puis  la  prière,  qui  fait  l'objet  de  la 
très  longue  question  lxxxiii.  Voir  ici  Prière,  t.  xm, 
col.   169-244. 

Les  actes  extérieurs  comprennent  :  1.  l'adoration. 
q.  lxxxiv,  entendue  au  sens  restreint  que  nous  venons 
de  dire;  voir  l'art.  Adoration,  t.  i,  col.  437-442,  où 


23 J  I 


KKI.KUON    i'VERTU    DE)    —    RELIQUES 


2  312 


l'on  s'est  très  strictement  tenu  au  concept  de  saint 
Thomas:  2.  les  actes  par  quoi  nous  offrons  à  Dieu 
quelque  chose  d'extérieur,  c'est  le  cas  des  sacrifices, 
oblations,  prémices,  dîmes,  q.  lxxxv-lxxxvii,  voir 
plus  loin  l'art.  Sacrifice;  les  vœux  rentrent,  jusqu'à 
un  certain  point,  dans  la  même  catégorie,  q.  lxxxviii, 
voirl'art.  Vœux;  3.  dans  ces  divers  actes  l'homme  offre 
à  Dieu  quelque  chose  dont  il  lui  abandonne  le  domaine  : 
en  revanche  en  d'autres  actes,  religieux  au  premier 
chef,  l'homme  emploie  à  son  usage  quelque  chose  qui 
est  plus  spécialement  à  Dieu,  de  manière  à  commu- 
niquer à  ses  actes  à  lui  un  caractère  plus  sacré;  en  un 
sens  les  sacrements  réalisent  jusqu'à  un  certain  point 
ce  concept,  mais  la  Somme  théologique  se  réserve  de 
leur  consacrer  des  développements  spéciaux,  dans  la 
seconde  moitiéde  la  III*;  reste  à  considérer  ici  l'emploi 
que  fait  l'homme  du  nom  divin,  soit  dans  le  serment, 
q.  lxxxix,  voir  plus  loin  son  article,  soit  dans  l'adju- 
ration, q.  xc,  voir  art.  Adjuration,  t.  i,  col.  400-101. 
Par  un  phénomène  assez  bizarre,  saint  Thomas  traite 
enfin  de  la  louange  de  Dieu,  spécialement  dans  le  chant 
ecclésiastique,  dont  on  se  serait  attendu  qu'elle  fût 
traitée  en  même  temps  que  la  prière  publique.  C'est 
l'inconvénient  de  toutes  les  classifications. 

Celle  que  propose  Suarez  est  encore  moins  satisfai- 
sante. Le  traité  n  s'occupe  des  préceptes  positifs  rela- 
tifs au  culte  de  Dieu  :  1.  I.  oblations,  dîmes,  prémices; 
1.  II,  jours  consacrés  à  Dieu;  1.  III,  lieux  sacrés.  Séparé 
de  celui-ci  par  un  traité  m,  sur  les  vices  contraires  à 
la  religion,  le  traité  iv  discute  avec  abondance  toutes 
les  questions  relatives  à  la  prière,  soit  mentale,  soit 
vocale,  soit  privée,  soit  publique:  le  traité  v  aborde  la 
question  du  serment  et  de  l'adjuration  :  c'est  aux  vœux 
qu'est  réservé  le  très  volumineux  traité  VI.  C'est  seu- 
lement après  que  Suarez  aborde  dans  un  ouvrage  spé- 
cial qui  ne  comprend  pas  moins  de  deux  gros  volumes, 
la  question  de  l'état  de  perfection  et  de  religion. 

IV.  Actes  et  vices  opposés  a  i,a  vertu  de  reli- 
gion. —  Leur  énumération  achèvera  de  préciser,  par 
contraste,  la  vertu  à  quoi  ils  s'opposent. 

Fidèle  à  sa  théorie,  suivant  laquelle  la  vertu  morale 
(et  la  religion  est  telle)  se  tient  entre  deux  extrêmes, 
saint  Thomas  distingue  les  actes  dans  lesquels  la  religion 
excède,  ou,  si  l'on  veut,  dévie,  ceux  au  contraire  où  elle 
fait  défaut. 

L'excès  de  religion  c'est  la  superstition,  au  sens  très 
large  du  mot,  qui  est  d'ailleurs  le  sens  étymologique 
( super -stare).  Après  avoir  traité  en  général  de  la 
superstition,  q.  xcii  et  q.  xcm,  pour  faire  comprendre 
ce  que  peut  être  l'excès  de  religion  —  le  sentiment 
religieux  s'égare  sur  des  objets  qui  n'en  sont  pas  dignes, 
ou  bien  il  honore  Dieu  mais  d'une  manière  qui  ne 
convient  pas  saint  Thomas  étudie  d'abord  l'idolâ- 
trie, où  se  révèle  au  mieux  cette  aberration  du  senti- 
ment religieux,  q.  xciv,  voir  ici  l'art.  Idolâtrie, 
t.  vu,  col.  602-669.  La  divination,  q.  xcv,  voir  l'art. 
Divination,  t.  iv,  col.  1  111-1  lf):"),  esl  au  contraire  la 
manifestation  d'un  sentiment  religieux  perverti  qui, 
reconnaissant  le  souverain  domaine  de  Dieu,  cherche 
a  plier  jusqu'à  un  certain  poinl  celle  puissance  à  nos 
fins  propres  par  des  moyens  tout  à  fait  dispropor- 
tionnés. C'est  aussi  le  cas  des  vaines  observances. 
q.  xcvi.  dont  il  a  été  traité  partiellement  ici  à  l'art. 
Amulette,  l.  r,  col.  1 121-1 125,  et  dont  il  sera  plus 
amplement  question  à  l'article  SUPERSTITION.  On  aura 
remarqué  que  la  magie,  OÙ  se  réalise  si  nettement 
l'idée  de  contraindre  la  divinité,  de  captiver  la  puis- 
sance souveraine  par  îles  procédés  strictement  exté- 
rieurs, esl  à  peine  étudiée  par  saint  Thomas.  Voir  ici 
l'art.  Magie,  t.  i\.  col.  1510  1550,  et  spéciale menl 
col.  1511.  où  est  fait  le  départ  entre  vaine  observance 
et  magie.  Suarez,  et  c'est  un  signe  des  temps, esl  beau- 
coup  plus  développé  sur  ces  questions  relatives  a   la 


magie,  auxquelles  il  consacre  les  c.  xiv-xix  du  1.  II, 
De  superslitione  et  variis  modis  ejus,  de  son  traité  m. 
On  pèche  aussi  contre  la  religion  par  défaut;  c'est 
l'irréligiosi  té,  en  tendue  dans  le  sens  fort,  comme  étant  le 
méprisdeDieuetnon  pas  seulement  sa  méconnaissance 
pratique.  Al'époqueoùilécrivait,  saint  Thomas  n'avait 
guère  à  s'occuper  de  cette  dernière  forme  si  courante 
aujourd'hui  d'irréligiosité.  Voir  l'art.  Indifférence 
religieuse,  t.  vu,  col.  1580-1504.  En  fait  de  mépris 
de  Dieu,  il  mentionne  d'abord  celui  qui  s'attaque  à 
Dieu  lui-même;  le  fait  de  le  tenter,  q.  xcvn,  le  fait  de 
le  prendre  faussement  à  témoin  dans  le  parjure, 
q.  xcviii.  Le  blasphème,  dont  on  s'attendrait  à  trouver 
ici  l'étude,  est  rattaché  par  saint  Thomas  aux  vices 
contraires  à  la  foi;  aussi  bien,  consiste-t-il,  d'après  lui, 
à  attribuer  à  Dieu  ce  qui  ne  lui  convient  pas,  ou  à  lui 
retirer  quelque  chose  qui  lui  convient;  c'est  ce  qui  en 
fait  une  forme  de  l'infidélité.  IIa-IIœ,  q.  xm,  a.  1  et  3. 
Moindre  est  évidemment  le  mépris  qui  s'attaque  aux 
choses  sacrées  et  dont  saint  Thomas  signale  deux 
variétés  :  le  sacrilège  d'une  part,  q.  xcix,  la  simonie  de 
l'autre,  q.  c.  Voir  leurs  articles  respectifs. 

Suarez  a  quelque  peu  transformé  l'ordre  de  saint 
Thomas;  le  traité  ni,  De  vitiis  religioni  contrariis  et 
prseceptis  negativis  quibus  prohibentur,  s'ouvre  par  un 
I.  I  sur  l'irréligiosité  et  ses  espèces  :  la  tentation  de 
Dieu  et  le  blasphème;  le  1.  II  traite  de  la  superstition 
et  de  ses  divers  modes,  idolâtrie,  divination,  magie;  le 
1.  III  est  consacré  au  sacrilège,  qui  est  très  rapidement 
traité;  par  contre  le  canoniste  qu'est  Suarez  se  donne 
libre  carrière  dans  le  1.  IV  consacré  à  la  simonie  et  qui 
se  déroule  sur  près  de  500  pages. 

Même  en  faisant  abstraction  de  tout  le  droit  cano- 
nique dont  s'encombre  chez  ce  dernier,  et  à  un  moindre 
degré  chez  saint  Thomas,  l'étude  de  plusieurs  des  pro- 
blèmes relatifs  à  la  religion,  on  voit  combien  ample  esl 
la  matière  qu'offrent  aux  méditations  des  modernes  les 
théologiens  de  jadis.  C'est  en  abordant  ces  divers  aspects 
du  sentiment  religieux,  de  ses  épanouissements  légiti- 
mes, de  ses  contrefaçons,  de  ses  aberrations  aussi,  qu'ils 
ont  donné  maintes  réponses  aux  divers  problèmes  qui 
préoccupent  les  sociologues,  les  psychologues  ou  tout 
simplement  les  philosophes  et  même  les  honnêtes  gens, 
tous  ceux  en  un  mot  qui  veulent  tirer  au  clair  ce  phé- 
nomène humain  qui  s'appelle  le  phénomène  religieux. 

É.  Amann. 
RELIQUES.  1.  Définition.  IL  Dans  la  Sainte 
Écriture  (col.  2314).  111.  A  l'âge  des  persécutions 
(col.  231 8).  IV.  Après  letriomphe  de  l'Église  (col.  2330). 
Y.  1  (ans  l'Église  orientale  (col.  2347).  VI.  En  Occident, 
au  Moyen  Age  (col.  2351).  VII.  Au  temps  du  Concile  de 
Trente  (col.  23(>6).  VII.  A  l'époque  moderne  (col.  2370). 
I.  DÉFINITION.  On  appelle  ainsi  tout  ce  qui  reste 
sur  la  terre  d'un  saint  ou  d'un  bienheureux  après  sa 
mort . 

1"  Étyinologiquemenl ,  le  mot  reliquiœ  du  latin  ecclé- 
siastique, tout  comme  le  mot  grec  "ksL<\i>x\>at.,  signifie 
o  restes  >  ;  l'un  et  l'autre,  avant  d'être  pris  dans  leur 
acception  rituelle  et  technique,  furent  usités  dans  le 
langage  courant;  ils  désignaient  tout  ce  qui  peut  sub- 
sister d'un  tout  matériel  ou  moral;  ainsi  les  Romains 
du  temps  de  Néron  disaient  :  ciborum  reliquias,  vitSS 
nostrte  reliquias,  e\  la  Vulgate  disait  pareillement  :  Etdi- 
miserunt  reliquias  suas  parvulis  suis,  I>s.  xvi,  14;  ï'ulc- 
ranl  reliquias,  duodecim  cophinos  fragment orum  plenos. 
Mat  th.,  xiv,  20.  Les  auteurs  de  la  Renaissance  ont 
bien  essayé  de  parler  des  reliques  d'une  armée  »,  pour 
désigner  simplement  les  bataillons  qui  avaient  échappé 
a  une  défaite;  mais  ces  anachronismes  de  la  langue 
savante  se  heurtèrent  aux  susceptibilités  du  langage 
chrétien  el,  en  France,  la  langue  populaire  donnait, 
depuis  le  xii''  siècle,  au  mot  «  reliques  »  un  sens  tout 
ecclésiastique.  Il  est  bien  évident,  par  exemple,  que, 


2313 


RELIQUES,    LA    SAINTE    ÉCRITURE 


2314 


quand  on  parle  des  «  reliques  d'une  personne  aimée  », 
on  prend,  par  une  extension  légitime  et  fréquente, 
dans  une  acception  profane  un  vocable  qui  garde  un 
sens  exclusivement  religieux:  il  n'est  pas  jusqu'aux 
écrivains  modernes  les  plus  étrangers  aux  idées  chré- 
tiennes qui  n'empruntent  à  la  doctrine  et  aux  usages 
catholiques  une  nuance  de  culte  fervent  quand  ils 
écrivent  qu'«  une  armée  a  laissé  sur  le  champ  de  ba- 
taille des  reliques  sanglantes  ». 

Comme  variantes  des  mots  reliquiœ,  ~kzifya.v<x,  on 
trouve  dans  les  Actes  des  martyrs  les  expressions 
ow|ia,  corpus  au  sens  de  cadavre,  ossa,  membra,  etc. 
Les  premiers  auteurs  ecclésiastiques  utilisèrent  natu- 
rellement ces  mots  de  la  langue  usuelle  dans  leur 
acception  courante  :  pour  les  fidèles  d'Antioche  et 
ceux  de  Smyrne  (en  156),  comme  pour  leurs  compa- 
triotes païens, les  dépouilles  de  leurs  glorieux  martyrs, 
Ignace  et  Polycarpe,  sont  des  reliquiœ,  Xsî'jiava;  ils 
parlent  des  «  os  de  Polycarpe  qui  avaient  échappé  aux 
flammes  du  bûcher  »  ou  des  «  parties  plus  dures  du 
corps  d'Ignace  qui  avaient  été  abandonnées  »  par  les 
bêtes  du  cirque,  dans  des  termes  qui  auraient  pu  être 
employés  par  le  grellier  du  tribunal.  Mais,  aux  ive  et 
ve  siècles,  outre  qu'on  les  accompagne  d'épithètes 
admiratives,  sacra  ossa,  bealorum  corpora,  destinées  à 
en  corriger  la  vulgarité  originelle,  on  remplace  volon- 
tiers le  mot  reliquiœ  par  des  synonymes  plus  imagés  : 
exuviœ,  Irophœa,  signa,  crJ[i.6oXa,  etc. 

2°  On  appelle  reliques,  dans  le  langage  de  l'Église, 
des  objets  sacrés  qui  ont  été  en  contact  réel  avec  le 
Christ  ou  les  saints,  et  qui  nous  rappellent  leur  sou- 
venir, non  pas  comme  les  pieuses  images,  par  une 
simple  représentation,  non  pas  comme  un  vase  sacre. 
par  une  destination  cultuelle,  mais  bien  par  un  rapport 
objectif  avec  le  corps  de  .Jésus,  dans  sa  vie  humaine, 
par  une  appartenance  plus  ou  moins  intime  dans  le 
liasse  avec  les  saints  ou  les  bienheureux  qui  sont  main- 
tenant au  ciel. 

Au  premier  rang  de  ces  reliques,  à  cause  de  la  dignité 
de  leur  objet,  il  faut  mettre  les  instruments  de  la 
passion  du  Christ,  non  pas  que  la  doctrine  théologique 
qui  les  concerne  soit  sensiblement  différente,  mais 
l'histoire  de  leur  culte  est  assez  spéciale  et  demande  à 
être  traitée  à  part.  Voir  Choix  (Adoration  de  la), 
t.  m,  col.  2339-2363.  Quant  aux  reliques  des  saints, 
dont  nous  allons  étudier  le  culte  et  la  doctrine,  il  faut 
qu'elles  aient  appartenu  à  un  saint  canonisé  ou  à  un 
bienheureux  qui  a  droit  aux  hommages  des  fidèles.  On 
range  sous  ce  nom,  non  seulement  les  restes  de  leurs 
corps  et  leurs  ossements,  qu'on  peut  dénommer  reli- 
ques corporelles,  mais  encore  les  choses  qui  furent  a 
leur  usage,  durant  leur  vie  terrestre,  comme  les  vête- 
ments dont  ils  se  couvraient,  les  objets  sacrés  ou  pro- 
fanes dont  ils  se  servaient  dans  leur  vie  quotidienne,  et 
surtout  les  intruments  de  leur  pénitence,  de  leur  capti- 
vité ou  de  leur  supplice,  tout  cela  constituant  encore 
des  reliques  réelles;  enfin  —  reliques  dites  représen- 
tatives —  leur  tombeau  même  et  les  linges,  étoffes  ou 
objets  pieux  mis  au  contact  de  leurs  ossements,  de 
leur  sépulcre  ou  simplement  des  lampes  de  leur  sanc- 
tuaire. Mille  objets  divers  que  la  piété  des  fidèles  ran- 
gea sans  hésitation  dans  le  même  culte. 

13e  cette  simple  énumération,  il  ressort  que  les  reli- 
ques, si  diverses  soient-elles,  doivent  être  des  objets 
matériels  qui  ont  été  en  relation  immédiate  ou  médiate 
avec  un  saint  ou  un  bienheureux  :  le  genre  de  relation 
que  ces  objets  ont  eue  avec  la  personne  sainte  fait  la 
qualité  des  reliques,  et  leur  classification  est  basée  sur 
ce  contact  plus  ou  moins  intime  ou  banal,  transitoire 
ou  permanent  :  elle  tient  donc  à  l'histoire  et  à  la 
nature  des  choses.  En  relation  avec  une  personne  digne 
d'un  culte  religieux,  ces  objets,  si  insignifiants  parfois 
en  eux-mêmes,   sont  devenus  sacrés  et  dignes  d'un 


culte,  qui  se  rapporte  d'abord  au  saint,  au  Christ,  et 
finalement  à  Dieu. 

A  ce  titre,  tout  ce  qui  nous  rappelle  un  saint  et  nous 
le  rend  présent,  à  nos  esprits  comme  à  nos  yeux,  pour- 
rait passer  pour  une  relique  vénérable,  et,  au  premier 
chef,  les  écrits  des  saints  Docteurs  et  les  lettres  des 
apôtres  :  on  sait  de  reste  combien  les  Saintes  Écri- 
tures étaient  chères  aux  premiers  chrétiens  et  singu- 
lièrement aux  fidèles  d'Afrique  du  ine  siècle,  qui  ver- 
saient leur  sang  plutôt  que  de  livrer  les  textes  sacrés 
aux  persécuteurs  :  ils  avaient  pour  les  Saintes  Écri- 
tures un  culte  aussi  ardent  que  pour  la  sainte  eucha- 
ristie ou  pour  les  corps  de  leurs  martyrs  :  c'est  sans 
doute  qu'ils  y  voyaient  la  parole  de  Dieu,  ou,  comme  ils 
disaient,  des  lettres  envoyées  par  le  Christ  lui-même; 
mais,  secondairement, ils  y  vénéraient, avec  saint  Jean 
Chrysostome,  «  cette  voix  amie  »  des  saints  apôtres. 
Cependant,  les  écrits  des  apôtres  et  des  Pères  de 
l'Église,  précisément  parce  que  la  relation  qu'ils  ont 
avec  leurs  auteurs  est  trop  abstraite  et  purement  spiri- 
tuelle, ne  sont  pas  regardés  comme  de  vraies  reliques 
des  saints,  à  moins  qu'ils  ne  soient  conservés  en  auto- 
graphes, dans  les  exemplaires  qui  ont  été  écrits  de  la 
main  des  saints  ou  transcrits  par  eux,  ce  qui  les  met 
avec  eux  dans  le  même  rapport  matériel  que  les  autres 
reliques. 

II.  Le  témoignage  de  la  Sainte-Écrituke.  - 
1"  L'Ancien  Testament.  — 11  n'y  a  pas  à  faire  fond,  sans 
discernement,  sur  les  passages  de  l'Écriture  que 
l'Église  utilise  dans  l'office  des  Reliques  (Ex..  xm,  1(1  ; 
IV  Reg.,  xm,  21),  mais  sans  préciser  qu'elle  les  prend 
au  sens  historique.  On  ne  peut  non  plus  arguer,  sansles 
expliquer,  des  anticipations  de  notre  culte  des  reliques 
que  l'on  peut  trouvera  première  vue  dans  l'Ancien  Tes- 
tament; car,  a  côté  de  certains  textes  de  la  Bible  qui 
paraissent  favorables  à  la  thèse  catholique,  les  protes- 
tants en  alignent  deux  ou  trois  autres,  tirés  parfois  des 
mêmes  livres,  qui  semblent,  sinon  la  condamner,  du 
moins  la  déconseiller. 

La  seule  façon  intelligente  et  respectueuse  de  lire 
l'Ancien  Testament,  c'est,  ici  encore,  de  se  rappeler 
l'économie  de  la  révélation  juive.  11  faut  donc  recou- 
rir à  la  méthode  historique,  c'est-à-dire  mettre  les 
divers  témoignages  à  leur  époque  et  dans  leur  milieu,  et 
confronter,  comme  l'ont  fait  Notre-Seigneur  et  saint 
Paul  p  )UT d'autres  sujets,  le  plein  établissement  de  la 
loi  mosaïque  avec  le  système  religieux  qui  l'avait  pré- 
cédée, et  dont  il  reste  assez  de  vestiges  dans  les  plus 
anciens  livres  historiques  de  notre  Bible,  Les  pre- 
mières mentions  que  l'on  y  trouve  de  ce  qui  deviendra 
nos  reliques  des  saints  se  réduisent  en  somme  au  culte 
des  morts.  Les  anciennes  relations  historiques  de  la 
Genèse,  i..  12  et  20,  et  de  l'Exode,  xm,  lit,  citent  avec 
éloge  ce  fait  qu'en  Egypte  dans  ce  pays  où  les  corps 
des  rois  et  des  ancêtres  étaient  l'objet  d'un  si  grand 
culte  —  les  Israélites  embaumèrent,  selon  les  rites  des 
Égyptiens,  les  corps  de  Jacob  et  de  Joseph,  et  trans- 
portèrent le  premier  en  grande  pompe  au  lieu  où  Abra- 
ham avait  choisi  sa  sépulture  de  famille,  à  Hébron.  en 
Chanaan.  Saint  Etienne,  accueillant  une  tradition 
juive,  parle  d'un  transport  des  restes  des  (ils  de  Jacob 
à  Sichem.  Act.,  vu,  lti.  De  cette  fidélité  à  la  sépulture 
des  ancêtres  et  des  honneurs  rendus  à  leurs  ossements, 
«  nous  sommes  en  droit  de  conclure,  écrit  A.  Lods, 
Israël,  p.  204,  que  les  tribus  hébraïques  ont  dû  avoir, 
avant  leur  entrée  en  Chanaan,  un  culte  des  ancêtres, de 
la  famille  et  du  clan  régulièrement  organisé.  »  Mais  ce 
culte  des  morts,  par  l'extension  de  ses  bénéficiaires  et  la 
restriction  de  ses  fidèles  —  tous  les  ancêtres  honorés 
par  leurs  seuls  descendants  —  n'est  pas  du  tout  celui  des 
reliques  tel  que  l'Église  le  conçoit  :  s'il  s'adresse  bien 
aux  corps  des  défunts,  il  ne  les  met  pas  en  relation  avec 
«  le  Dieu  unique  »,  mais  avec  le  peuple,  ou  plutôt  une 


2315 


RELIQUES.    LA    SAINTE    ÉCRITURE 


2316 


toute  petite  partie  du  peuple  :  sa  tribu,  sa  famille. 
Pratique  familiale,  qui  n'a  plus  d'attaehe  avec  le  sys- 
tème religieux  mosaïque.  «  Il  faut  ajouter  pourtant  que 
ce  culte  rendu  aux  ancêtres  n'est  pas  la  seule  forme 
qu'ait  revêtue  la  vénération  des  morts  chez  les  Hé- 
breux :  il  y  a  une  autre  manifestation  qui  a  de  tout 
temps  tenu  une  place  dans  leur  piété;  c'est  ce  qu'on 
pourrait  appeler  le  culte  des  héros.  Débora,  sur  la 
stèle  funéraire  de  qui  on  versait  des  libations,  n'était 
pas  une  ancêtre,  non  plus  que  Miriam  enterrée  dans  le 
lieu  saint  de  Quadèsh;  il  faut  en  dire  autant  proba- 
blement de  Josué,  de  Gédéon,  de  Jephté,  de  Samson, 
en  tout  cas  de  Samuel,  dont  on  indique  la  sépulture, 
d'Elisée  dont  les  ossements  accomplissaient  des  mi- 
racles. »  Lac.  cit. 

M.  Lods  ne  s'embarrasse  pas  de  nos  préoccupations 
dogmatiques,  et  il  accumule  tous  les  faits  de  l'Ancien 
Testament  qui  peuvent  dénoncer  un  culte  quelconque 
des  héros  d'Israël.  Il  faut  pourtant  bien,  pour  le  pré- 
sent sujet,  que  nous  tentions  de  démêler  le  caractère 
des  honneurs  ainsi  rendus  aux  chefs  du  peuple  de 
Dieu.  Pour  les  grands  juges,  chefs  civils  et  religieux  à 
la  fois,  dont  on  indique  intentionnellement  le  lieu  de 
sépulture,  on  pourra  toujours  épiloguer  pour  savoir  si 
on  leur  donnait  la  moindre  marque  de  culte  religieux. 
Pour  Débora,  juge  d'Israël,  sur  le  tombeau  de  qui  on 
offrait  des  libations,  et  pour  Miriam  dont  la  sépulture 
même  était  dans  un  lieu  saint,  les  honneurs  donnés 
prennent  un  caractère  religieux  indubitable;  mais  y 
a-t-illà  une  pratique  exceptionnelle  empruntée,  par  la 
tribu  locale,  à  la  religion  du  pays?  Cette  pratique 
a-t-ellc  été  tolérée  par  les  organisateurs  du  culte  mo- 
saïque? Au  premier  abord,  on  serait  porté  à  dire  que  ce 
culte  religieux  d'un  tombeau  n'était  pas  admis  officiel- 
lement, puisque  la  législation  de  l'Exode  et  du  Lévi- 
tique  ne  lui  fait  aucune  place,  et  que  ses  principes 
mêmes  semblent  s'insurger  contre  le  contact  et  la 
vénération  des  morts.  Pourtant,  il  y  a  le  cas  du 
sépulcre  d'Elisée  :  le  cadavre  d'un  homme  qu'on  y  a 
jeté  par  mégarde  reprend  vie.  IV  Reg.,  xm,  21.  Le 
geste  n'est  point  religieux,  en  lui-même,  et  témoigne 
plutôt  du  peu  de  respect  qu'on  avait  jusque-là  pour 
les  ossements  du  prophète  ;  mais  il  y  a  le  geste  éclatant 
de  Dieu  cjui  vient  réclamer  pour  l'homme  de  sa  droite 
sinon  des  libations  ou  des  prières,  du  moins  des  mar- 
ques nouvelles  d'honneur  en  rapport  avec  le  miracle 
fait  sur  ses  reliques.  11  faut  noter  aussi  le  prodige 
opéré  par  le  manteau  d'Élie,  IV  Reg.,  il,  14  :  à  la 
voix  d'Elisée,  il  divise  les  eaux  du  Jourdain.  Qu'en 
faut-il  conclure,  sinon  que,  dans  ce  pays  du  grand  pro- 
phétisme,  du  moins  pendant  ces  siècles  reculés  et  jus- 
qu'à la  destruction  du  royaume  d'Israël,  on  observa 
un  certain  culte  religieux  pour  les  corps  et  les  reliques 
des  grands  prophètes? 

D'ailleurs  toutes  ces  notations  de  sépultures  ou  de 
miracles  sont  intentionnelles  :  lorsque  l'auteur  sacré 
désapprouve  un  usage  chananéen  ou  égyptien,  comme 
les  sacrifices  humains  et  les  pral  iques  magiques,  il  sait 
bien  marquer  le  désaveu  de  Jahvé;  son  silence  au  sujet 
des  honneurs  donnés  aux  cendres  des  héros  d'Israël 
comporte  donc  une  approbation  tacite  de  cet  usage, 
qui  avoisine  de  près  notre  culte  des  reliques  des  saints. 
Si,  plus  tard,  au  dernier  chapitre  du  Deutéronome,  qui 
rapporte  la  mort  de  Moïse,  et  qui  donc  a  été  rédigé 
postérieurement,  Dieu  nous  est  montré  soustrayant 
le  corps  du  grand  législateur  aux  recherches  et  aux 
honneurs  des  Israélites,  cela  lient  à  une  évolution  plus 
rigide  du  culte  mosaïque,  supprimant  par  précaution 
toute  image  et  tout  objet  sensible  de  l'horizon  cultuel 
du  judaïsme  intégral.  Jusqu'à  Jésus-Christ,  on  en  res- 
tera fidèlement  au  simple  souvenir  ■■  des  glorieux  an- 
cêtres dont  les  corps  reposent  dans  la  paix.»  EcclL, 
xliv,  14;  cf.  Sap.,  m,  3.  Les  théologiens  ont  donc  rai 


son  de  remarquer  que  «  cela  a  été  fait  par  Dieu  pour 
que  le  corps  de  Moïse  ne  fût  pas  adoré  comme  un  Dieu 
par  les  Juifs,  très  enclins  à  l'idolâtrie.  »  S.  Chrysos- 
tome,  Homil.  v  in  Matth..  cité  par  Billuart,  De  incur- 
natione,  diss.  xxm,  a.  4;  ils  ont  même  raison  de  dire 
que  cela  ne  comporte  pas  une  réprobation  définitive 
par  Dieu  du  culte  des  corps  saints.  Cependant  ils  ne 
devaient  pas  espérer,  après  ce  coup  de  barre,  trouver 
dans  les  derniers  livres  de  l'Ancien  Testament  des 
textes  tout  à  fait  en  faveur  des  reliques  des  saints. 
Rien  de  plus  significatif  à  cet  égard  que  les  efforts  que- 
fait  saint  Cyprien,  dans  sa  première  lettre  aux  confes- 
seurs en  prison,  pour  tirera  lui  les  textes  de  l'Écriture, 
»  ces  célestes  recommandations  par  quoi  le  Saint- 
Esprit  n'a  cessé  de  nous  exhorter  à  supporter  les  souf- 
frances du  martyre  ».  Epist.,  vi,  édit.  Hartel,  p.  480  sq. 
Il  a  beau  appliquer  à  sa  thèse  le  psaume  cxv,  f.  15:Pre- 
tiosa  in  eonspeclu  Domini  mors  justorum  ejus,  et  aussi 
le  ps.  xxx,  f.  20  :  Mullœ  pressurie justorum...  Custodil 
Dominus  omnia  ossa  corum,  puis  la  Sagesse,  m,  4-8,  «  à 
l'endroit  où  la  divine  Écriture  parle  des  tourments  qui 
consacrent  et  sanctifient  les  martyrs  de  Dieu  :  Et  si 
corum  hominibus  lormenta  passi  sunt,  etc.,  •  et  enfin 
le  livre  de  Daniel,  m,  16-18,  avec  le  miracle  des  trois 
enfants  dans  la  fournaise;  Cyprien  y  trouve  bien  des 
paroles  à  la  gloire  des  martyrs,  mais  rien  en  faveur  des 
reliques  qu'ils  laisseront  après  eux.  Il  n'est  pas  plus 
heureux  d'ailleurs  avec  les  textes  du  Nouveau  Testa- 
ment, Joa.,  xn,  25;  Matth..  x,  28;  Rom.,  vin,  1G-18. 

2°  Le  Nouveuu  Testament .  Ces  écrits  n'apportent, 
en  effet,  que  des  éclairs  passagers  sur  le  culte  chrétien 
des  reliques. 

Le  fait  de  l'hémorroïsse,  qui  touche  la  frange  du  vête- 
ment du  Christ  et  qui  s'en  trouve  guérie  (Matth.,  ix, 
20-2 1  ),  surtout  la  parole  rie  la  miraculée  approuvée  par 
Jésus  :  «  Si  je  puis  seulement  toucher  son  manteau,  je 
serai  guérie!  »,  toute  cette  scène  notée  par  l'évangé- 
liste  est  assurément  un  de  ces  éclairs,  et  sa  lumière 
éclaira  sûrement  les  premières  manifestations  du  culte 
naissant.  Mais,  en  somme,  ce  n'était  pas  plus  un  mira 
cle  de  reliques  que  la  guérison  des  malades  «  par  la  vertu 
qui  sortait  de  Jésus  et  les  guérissait  tous  »,  Luc,  vi,  20, 
ou  celle  ries  aveugles  et  des  muets  avec  de  la  boue  et  rie 
la  salive  par  le  Sauveur  avant  sa  passion.  En  tous  cas 
la  prescription  du  Noli  tangere,  qui  défendait  tous  les 
corps  morts  de  la  profanation,  en  éloignait  aussi  les 
honneurs  religieux  que  les  Juifs  eussent  été  tentes  de 
leur  donner.  Les  termes  mêmes  que  saint  Pierre  em- 
ploie au  lendemain  de  la  Pentecôte,  Act.,  H,  25  sq., 
en  parlant  aux  Juifs  de  «  David,  le  saint  de  Dieu,  qui 
a  vu  la  corruption  du  tombeau  »,  cf.  Ps.,  xv,  25,  vont 
dans  le  même  sens.  Aussi  serait-il  vain  de  chercher  des 
traces  rie  notre  culte  dans  la  première  chrétienté  hiéro- 
solymitaine. 

Que  dire  des  guérisons  opérées  «  par  l'ombre  rie 
Pierre  venant  à  passer  dans  les  rues  de  Jérusalem  ». 
Act.,  v,  15,  sinon  (pie  c'est  un  des  nombreux  miracles 
opérés  par  les  apôtres,  iv,  12,  mais  non  pas  du  tout  un 
miracle  rie  ses  reliques?  11  aurait  été  pourtant  com- 
mode rie  trouver  le  culte  ries  reliques  dès  la  mort  du 
premier  martyr,  saint  Etienne;  mais  la  rédaction  de 
saint  Luc,  Act.,  vin,  2  :  «  Etienne  fut  enseveli  par  des 
hommes  pieux,  qui  lui  firent  rie  solennelles  lamenta- 
tions »,  ne  comporte  rien  rie  plus,  semble-t-il,  que  lis 
solennités  civiles  alors  permises  pour  les  grands  pn 
sonnages  juifs,  par  exemple  saint  Jean-Baptiste,  à  qui 
ses  disciples  tirent  également  cle  pompeuses  funé- 
railles. Marc,  vi,  2».  Du  moins,  ni  pour  l'un,  ni  pour 
l'autre,  l'Écriture  sainte  ne  note  ni  prières  des  fidèles. 
ni  miracles. 

On  recueille  un  dernier  écho  rie  celle  circonspection 
juive  dans  l'Apocalypse  de  saint  Jean  :  il  associe  a 
Jésus  dans  son  triomphe  les  fidèles  qui  ont  donné  leur 


2317 


RELIQUES.    L'AGE    DES    PERSÉCUTIONS 


2318 


vie  en  témoignage  de  leur  foi;  mais,  dans  ce  cadre 
céleste,  où  il  fait  figurer  pourtant  l'agneau  immolé,  ce 
qu'il  voit  sous  l'autel,  «  ce  sont  les  âmes  des  tués  pour 
le  Verbe  de  Dieu  »;  s'ils  sont  représentés  vivants  et 
parlants,  avec  des  vêtements  blancs,  s'ils  rappellent 
«  leur  sang  versé  par  les  persécuteurs  sur  la  terre  »,  ils 
n'ont  plus  de  traces  de  sang  sur  leurs  vêtements,  ni  de 
larmes  dans  leurs  yeux;  du  moins  aucun  hommage 
particulier  n'est  donné  par  saint  Jean  à  ces  vestiges  de 
leur  martyre.  Pour  l'ensemble  des  fidèles  défunts  «  qui 
se  sont  endormis  dans  le  Seigneur  »,  Apoc,  xi,  13,  et 
d'où  les  martyrs  ne  sont  pas  exclus,  il  paraît  bien  plu- 
tôt donner  la  consigne  divine  de  «  les  laisser  se  reposer 
de  leurs  labeurs.  »  Ibid. 

Mais,  dans  le  monde  gréco-romain,  le  culte  des 
apôtres  et  des  martyrs  n'est  pas  l'objet  d'une  si  grande 
défiance.  Si  Paul  et  Barnabe,  juifs  d'éducation,  rap- 
pellent les  païens  de  Lystres  au  culte  du  seul  Dieu 
vivant,  Act.,  xiv,  14,  et  refusent  pour  eux  des  hon- 
neurs divins,  trop  semblables  en  tous  cas  à  ceux  que 
recevaient  les  héros  du  paganisme,  saint  Luc,  au 
contraire,  note  avec  éloges  qu'à  Éphèse  «  Dieu  faisait 
des  miracles  extraordinaires  par  l'intermédiaire  de 
Paul,  au  point  qu'on  appliquait  sur  les  malades  des 
linges  ou  des  mouchoirs  qui  avaient  touché  son  corps, 
et  les  maladies  les  quittaient  et  les  esprits  mauvais 
étaient  chassés  ».  Act.,  xix,  12.  Usage  transitoire  sans 
doute  et  même  trop  particulier  pour  qu'on  y  voie  une 
anticipation  du  culte  des  reliques  proprement  dites, 
puisque  l'apôtre  saint  Paul  était  encore  vivant;  mais 
la  notation  qu'en  fait  l'auteur  sacré  dénonce  la  pensée 
de  l'Église  naissante  et  prépare  toute  la  doctrine  catho- 
lique sur  le  sujet  :  des  objets  ayant  touché  au  corps  de 
l'apôtre  sont  reconnus  comme  instruments  de  miracles 
de  la  part  de  Dieu,  ils  sont  recueillis  et  honorés  comme 
quelque  chose  de  sa  personne  et  vraisemblablement 
mis  à  part  par  les  fidèles,  comme  souvenirs  matériels 
de  l'apôtre.  L'auteur  des  Actes,  d'ailleurs,  dans  la  lin 
de  ce  même  chapitre,  met  ses  lecteurs  en  garde  contre 
toute  interprétation  magique  de  ces  miracles  par  les 
Juifs  ou  les  païens  d'Ephèse. 

Mais,  lorsque  les  premiers  apôtres  des  Églises  se  fu- 
rent éloignés  ou  furent  morts  dans  les  supplices, 
pense-t-on  que  leur  souvenir  fut  aboli  avec  leur  dispa- 
rition? Il  faudrait,  pour  le  croire,  ne  pas  connaître 
la  ferveur  de  ces  chrétientés  primitives  :  dans  cette 
société  religieuse  naissante,  plus  que  dans  tout  autre 
milieu  fermé,  l'attachement  à  la  personne  des  premiers 
prédicateurs  de  la  foi  était  tenace  et  quasi  familial.  De 
même  que  les  gens  de  Nazareth  conservèrent  jusqu'au 
ne  siècle,  au  rapport  de  l'apologiste  Quadratus,  des 
socs  de  charrue  travaillés,  disait-on,  par  Jésus,  on  gar- 
dait dans  les  Églises  de  Paul,  de  Pierre  et  de  Jean,  des 
mémentos  de  leur  passage;  quand  on  ne  pouvait  se 
glorifier,  comme  à  Éphèse,  à  Corinthe  et  à  Home,  de 
posséder  une  de  leurs  lettres  ou  leur  tombeau,  on 
s'attachait  aux  menus  objets  qui  avaient  été  à  leur 
usage.  Ne  sullisait-il  pas,  pour  s'y  sentir  encouragés, 
de  lire  dans  les  écrits  du  Nouveau  Testament  telle 
confidence  de  Jésus  que  les  évangiles  de  Marc,  de 
Matthieu  et  de  Jean  nous  ont  conservée  à  l'éloge  de 
Marie  :  «  Elle  a  fait  une  bonne  œuvre  à  mon  égard  :  elle 
a  d'avance  embaumé  mon  corps  pour  la  sépulture.  En 
vérité,  je  vous  le  dis,  partout  où  sera  prêché  cet  Évan- 
gile, dans  le  monde  entier,  on  racontera  aussi  en 
mémoire  de  cette  femme  ce  qu'elle  a  fait.  »  Marc,  xiv, 
10-15;  cf.  Matth.,  xxvi,  9-12;  Joa.,  xn,  7.  Sans  doute 
serait-il  à  présent  difficile  pour  le  théologien  de  docu- 
menter cette  consigne  apostolique,  et  ce  n'est  assuré- 
ment pas  dans  la  AiSoc/Y)  ou  dans  la  lettre  de  Barnabe, 
pour  bien  des  raisons,  qu'il  peut  espérer  en  trouver  des 
traces.  Qu'il  compare  seulement  deux  écrits  distants 
d'une  trentaine  d'années  :  l'épître  aux  Hébreux,  qui 


en  appelle  mystiquement  «  à  cette  innombrable  nuée 
de  témoins  »  de  l'Ancien  Testament,  qu'il  faut  rejoin- 
dre par  la  foi,  et  l'épître  de  Clément  Bomain  aux  Co- 
rinthiens qui  leur  prescrit  :  «  Fixons  nos  yeux  sur  nos 
deux  apôtres  :  Pierre  et  Paul,  qui  ont  subi  le  martyre 
pour  la  concorde.  »  La  nuance  nouvelle  qui  s'affirme 
dans  la  dernière  est  toute  en  faveur  d'un  culte  concret 
pour  les  apôtres. 

III.  La.  tradition  catholique  a  l'âge  des  persé- 
cutions. —  1°  Tradition  apostolique.  — ■  Le  théologien 
conclura  de  ces  incertitudes  des  saintes  Écritures  que 
le  culte  des  reliques  ressort  plutôt  de  l'enseignement 
oral  et  d'une  tradition  apostolique  exprimée  ou  en  pa- 
roles ou  en  actes  :  c'était  déjà  la  conclusion  de  saint 
Jean  Damascène,  De  imaginibus,  i,  23;  n,  10,  P.  G., 
t.  xctv,  col.  1256,  1302.  Dès  les  premières  origines,  en 
effet,  on  voit  l'Église  l'accepter  sans  résistance,  sans 
surprise,  non  pas  à  la  dérobée  et  par  tolérance  pour  les 
instincts  païens  de  ses  nouveaux  fidèles,  m  lis  comme 
une  preuve  de  piété  filiale  des  plus  fervents  chrétiens 
pour  leurs  ancêtres  dans  la  foi,  au  point  que  plusieurs 
dames  romaines  qui  ont  échappé  aux  supplices,  telles 
sainte  Praxède  et  sainte  Pudentienne,  n'ont  dû  leur 
renom  d'héroïsme,  puis  leur  auréole  de  sainteté,  qu'à 
leur  vénération  courageuse  pour  les  corps  des  martyrs. 
Sans  avoir  à  interpréter  des  textes  obscurs,  on  peut 
être  assuré  que  ces  attitudes  significatives  marquent  le 
sentiment  commun  des  chrétiens  des  premiers  temps. 
Sans  doute,  on  pourrait  supposer  que  l'Église  se  servait 
des  reliques  comme  mémorial  des  martyrs  et  qu'elle  ne 
les  honorait  point;  mais  les  reliques  ne  comportent 
pas,  comme  les  saintes  images,  une  distinction  entre 
l'usage  et  le  culte,  le  seul  fait  de  conserver  d'une  ma- 
nière particulièrement  honorable  les  restes  des  martyrs 
dans  les  catacombes  supposant  déjà  un  culte  exprès, 
encore  qu'inexprimé. 

Sans  doute  on  doit  regretter  l'absence  de  documents 
contemporains  concernant  les  reliques  de  la  Passion 
et  du  Cénacle,  et  môme  les  tombeaux  des  apôtres,  dis 
perses  aux  quatre  coins  du  inonde;  on  peut  croire 
qu'ils  ont  été  l'objet  d'un  culte,  moitié  humain,  moitié 
religieux,  mais  d'un  culte  localisé  aux  pays  de  leur 
apostolat  personnel  et  de  leur  sépulture.  Et  puis  toutes 
les  âmes  n'étaient  peut-être  pas  disposées  à  s'abandon- 
ner à  un  culte  un  peu  trop  extérieur,  que  la  religion 
juive  avait  tenu  en  suspicion  et  que  leurs  propres  aspi- 
rations mystiques  laissaient  de  côté.  Ainsi  s'explique 
le  silence  de  saint  Ignace  d'Autioche,  qui  passe  à 
Éphèse  pour  aller  à  Rome  :  il  désire  «  avoir  part  avec 
les  Éphésiens  chrétiens,  qui  ont  toujours  été  d'accord 
avec  les  apôtres  »;  il  veut,  par  sa  propre  mort,  «  quand 
il  entrera  en  possession  de  Dieu,  suivre  les  traces  de 
Paul,  son  symmyste,  qui  a  été  sanctifié,  martyrisé  et 
béatifié  dignement  »,  Eph.,  xi,  2;  xn,  2;  et  malgré 
cela  il  ne  dit  mot  ni  du  tombeau  de  saint  Paul  à  Rome, 
ni  de  celui  de  saint  Jean  à  Éphèse!  Ignace  n'a  pas  la 
religion  du  pèlerin  et  ses  yeux  sont  fermés  aux  choses 
extérieures.  Cependant  c'est  sous  la  plume  de  ce  mys- 
tique que  l'usage  -  •  sinon  la  doctrine  -  des  reliques 
des  martyrs,  va  trouver  sa  première  expression,  furtive 
et  vague.  Mais  il  fallait  pour  qu'il  en  parlât,  que  cet 
usage  fût  déjà  bien  ancien  et  bien  catholique  :  écrivant 
de  la  ville  de  Smyrne  aux  Romains  avec  le  respect  que 
l'on  sait,  il  les  supplie  de  ne  pas  chercher  à  le  faire 
échapper  au  martyre  :  «  Flattez  plutôt  les  bêtes  [du 
cirque],  pour  qu'elles  me  deviennent  un  tombeau,  et 
qu'elles  ne  laissent  rien  de  mon  corps,  pour  que,  une 
fois  mort,  je  ne  sois  à  charge  à  personne.  »  Rom.,  iv,  2. 
Si  son  corps  est  dévoré  par  les  lions,  «  par  tous  ses 
membres,  il  deviendra  une  hostie  à  Dieu  »,  un  holo 
causte  où  rien  ne  sera  perdu,  tandis  que,  s'il  en  reste 
quelques  débris,  les  fidèles  de  Rome  penseront  à  leur 
donner  la  sépulture  et  quelque  pieux  personnage  qui 


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RELIQUES.    L'AGE    DES    PERSÉCUTIONS 


2320 


s'en  chargera,  en  sera  peut-être  molesté.  Qu'il  entende 
parler  de  sa  sépulture,  c'est  évident  :  si  simplifiée  tût- 
elle  par  les  bêtes,  elle  comporterait  un  tombeau  dis- 
pendieux, offert  par  ces  chrétiens,  >  qui  ornaient  déjà 
les  monuments  des  justes.  »  Origène,  Epist.  ad  Julium 
African.,  c.  9.  Mais  quand  on  sait  le  respect  religieux 
avec  lequel  cette  même  cité  de  Smyrne  procédera  à  la 
sépulture  de  son  évêque.  Polycarpe,  cinquante  ans 
plus  tard,  on  ne  doit  pas  exclure  de  la  perspective 
d'Ignace  l'idée  d'honneurs  religieux  donnés  à  sa  dé- 
pouille. C'est  d'ailleurs  ce  qui  lui  était  réservé,  comme 
nous  allons  le  voir. 

2°  Le  Martyrium  Polycarpi.  —  Les  deux  attestations 
les  plus  anciennes  concernant  la  notion  catholique  de 
reliques  des  saints  et  le  culte  à  leur  rendre  sont  le 
Martyrium  Ignatii  —  qui  se  donne  comme  écrit  de 
Home  par  les  fidèles  d'Antioche  aux  environs  de  110  — 
et  le  Martyrium  Polycarpi  que  constitue  la  lettre  des 
chrétiens  de  Smyrne  à  ceux  de  Philomélium  et  du 
monde  entier,  écrite  sur  place  et  tout  de  suite  après  le 
martyre  de  leur  évêque  (donc  en  156  ou  157).  Ces  té- 
moignages sont,  tous  les  deux,  très  nets  et  assez 
complets,  et  sont  loin  démarquer  une  innovai  ion  ou  une 
pratique  locale.  Si  donc  deux  Églises  importantes, 
l'une  capitale  de  la  Syrie,  l'autre  [lambeau  de  l'Asie, 
proclament  à  la  face  des  Églises  du  monde  romain  leur 
dévotion  pour  les  restes  dispersés  de  leurs  pontifes,  il 
est  à  conclure  que  c'était  là  une  pratique  remontant  à 
l'âge  subapostolique.  Remarquons  cependant  que  nous 
ne  pouvons  nous  fier  absolument  à  tous  les  détails  du 
Martyrium  Ignatii,  même  dans  la  version  colbertine. 
(Voir  plus  haut,  au  mot  Ignace,  t.  vil,  col.  711.) 

Voici  la  fin  de  la  relation  du  Martyrium  Ignatii  : 
i  Seules,  les  parties  plus  dures  de  ses  restes  saints 
avaient  échappé  [à  la  dent  des  bêtes];  elles  furent 
enlevées  et  emportées  à  Antioche  et  déposées  dans  un 
coffre  comme  un  inestimable  trésor;  ainsi  laissées  à  la 
sainte  assemblée  des  fidèles  à  cause  de  la  grâce  résidant 
en  le  martyr.  »  Funk,  Patres  aposlolici,  t.  n,  p.  284. 

Le  Martyrium  Polycarpi  rapporte  ainsi  l'épilogue  du 
supplice  :  «  A  la  vue  de  l'agitation  des  Juifs,  le  centu- 
rion fit  placer  le  corps  au  milieu  de  la  place,  et,  selon 
leur  coutume,  le  fit  brûler.  Ainsi  nous  ensuite,  prenant 
les  ossements  plus  précieux  que  les  gemmes  de  grand 
prix  et  plus  épurés  que  l'or,  nous  les  avons  déposés  en 
un  lieu  convenable.  Là  même,  autant  que  possible, 
réunis  dans  l'allégresse  et  la  joie,  le  Seigneur  nous  don- 
nera de  célébrer  l'anniversaire  de  son  martyre,  en 
mémoire  de  ceux  qui  sont  déjà  sort  is  du  combat,  et  pour 
exercer  et  préparer  ceux  qu'attend  le  martyre.  » 
C.  xvill,  Funk,  op.  cit.,  t.  i,  p.  336.  Nous  avons  ici  un 
texte  d'importance  capitale  pour  la  question  présente, 
tant  au  point  de  vue  du  culte  des  reliques  qu'à  celui 
de  la  doctrine  catholique  sur  le  sujet.  Cf.  J.-B.  Walz, 
Die  Fûrbitte  der  Heiligcn.  lune  dogmatische  Studie, 
Fribourg-en-B.,  1027.  Nous  possédons  dans  ces  quel- 
ques lignes,  d'une  authenticité  absolue,  une  description 
très  suffisante  de  l'hommage  religieux  des  fidèles  d'une 
Église  apostolique  pour  les  restes  sacrés  de  leur  évêque, 
et  en  même  temps  une  affirmai  ion  tranquille  et  mesu- 
rée de  la  portée  de  ce  geste,  que  nous  ne  retrouverons 
plus  si  précise  avant  la  fin  des  persécutions.  Si  nous 
avons  ainsi  une  apparition  si  précoce  de  la  théologie 
des  saintes  reliques,  nous  la  devons  en  partie  à  la  véné- 
ration exceptionnelle  dont  bénéficiait  saint  Polycarpe, 
niais  pour  une  part  aussi  au  fait  que  cette  vénération 
se  heurta  tout  de  suite  aux  calomnies  des  Juifs  et  par 
la  même  aux  raffinements  de  cruauté  de  l'exécuteur, 
qui  fit  brûler  son  cadavre.  En  recueillant,  en  effet, 
des  corps  décapités  et  en  leur  rendant  les  honneurs  de 
la  sépulture,  dans  des  tombeaux  de  famille  ou  de  corpo- 
ration, les  chrétiens  du  rr  siècle  on  pourrait  du  moins 
le  croire  à  un  premier   examen         obéissaient  à  une 


coutume  ancestrale  de  piété  pour  les  morts,  coutume 
attestée  par  l'histoire  et  permise  par  la  loi  romaine  : 
«  Les  corps  des  suppliciés,  dit  le  juriste  Paul  au 
nic  siècle,  doivent  être  délivrés  à  quiconque  les  de- 
mande pour  les  ensevelir.  »  Dig.,  1.  XLVUI,  tit.  xxiv, 
lex  3.  Et  un  autre  jurisconsulte,  ancien  préfet  du  pré- 
toire, écrit  pareillement  :  «  Les  cadavres  de  ceux  qui 
ont  eu  la  tête  tranchée  ne  doivent  pas  être  refusés  à 
leurs  parents;  on  peut  recueillir  sur  le  bûcher  et  dépo- 
ser dans  un  tombeau  les  cendres  et  les  ossements  de 
ceux  qui  ont  été  condamnés  au  feu.  »  Ulpien,  ibid.,  1. 
Si  donc,  dans  le  geste  des  chrétiens  de  Smyrne,  il  n'y 
avait  eu  autre  chose  qu'un  acte  de  piété  filiale,  ensevelir 
un  vieillard  supplicié  aurait  paru  assez  anodin  à  un 
magistrat  de  l'empire;  mais  envers  Polycarpe  il  y 
avait  une  nuance  de  culte  religieux,  qui  n'échappa 
point  aux  Juifs  de  Smyrne,  ni  même  au  centurion  qui 
présidait  au  supplice,  et  moins  encore  aux  fidèles  du 
saint  évêque  :  «  On  voulait  empêcher  que  son  corps  fût 
enlevé  par  nous,  bien  que  beaucoup  désirassent  lui 
rendre  cet  honneur  et  avoir  part  à  ce  saint  corps,  xal 
xoivojvvjcrai  tw  àyôto  ocÙto<j  aapx'.a).  »  xvn,  1.  On  remar- 
quera le  mélange  de  respect  religieux  et  d'affection 
filiale  marqué  dans  le  texte  grec.  «  ...Là-dessus,  les 
Juifs  de  la  ville  s'imaginèrent  que  les  chrétiens  allaient 
faire  de  Polycarpe  un  autre  Christ  et  le  centurion, 
voyant  que  les  Juifs  s'agitaient,  fit  mettre  le  cadavre 
au  milieu,  et  comme  c'est  leur  habitude,  le  fit  brûler. 
De  la  sorte,  nous  ensuite,  [nous  n'avons  eu  que  |  des 
ossements  ...à  enlever  et  les  avons  déposés  en  un  lieu 
convenable.  »  Loc.  cit. 

Ainsi,  par  leur  empressement  suspect,  les  chrétiens 
de  Smyrne  se  virent  refuser  le  bénéfice  de  la  loi  com- 
mune. Ce  refus  n'était  pas  illégal  :  les  magistrats  char- 
gés d'appliquer  la  loi  étaient  juges  des  cas  particuliers. 
Les  fidèles  auraient  pu  savoir  que,  si  la  sépulture  des 
suppliciés  était  de  droit  commun,  les  persécuteurs  la 
refusaient  quelquefois  :  nonnunquam  non  permittilur, 
dit  Ulpien.  Ibid.  Nul  doute  que  les  magistrats  n'aient 
vu  ici  un  semblant  de  magie  et  de  culte  illicite. 

Mais  ces  précautions  de  la  haine,  en  même  temps 
qu'elles  aiguisèrent  la  sainte  avidité  des  fidèles,  les 
amenèrent  à  justifier  leur  conduite  aux  yeux  de  toute 
l'Église,  par  des  considérations  toutes  neuves  encore  et 
déjà  très  précises,  sur  le  caractère  subordonné  du  culte 
qu'ils  rendaient  aux  saints,  et  sur  l'excellence  quasi- 
intrinsèque  qu'ils  reconnaissaient  à  leurs  moindres 
restes.  Pourquoi,  en  effet,  voulaient-ils  sauver  le 
corps  entier  de  leur  évêque?  Parce  que,  disent-ils,  nous 
y  aurions  retrouvé  un  disciple  du  Christ,  mais  avec 
cette  différence,  que  «  Lui,  nous  l'adorons  comme  Fils 
de  Dieu;  et  les  martyrs,  comme  disciples  et  imitateurs 
du  Seigneur,  c'est  à  juste  titre  que  nous  les  aimons,  à 
cause  de  leur  éminent  attachement  envers  leur  propre 
roi  et  maître.  Et  puissions-nous,  à  notre  tour,  devenir 
leurs  consorts  et  condisciples!  »  xvn,  3.  Voilà  tout 
l'essentiel  de  la  doctrine  catholique  sur  notre  sujet, 
énoncé  dès  le  milieu  du  il"  siècle  à  la  face  de  tout  le 
monde1  chrétien. 

Voici  qui  dépasse  même  renseignement  ordinaire: 
car,  en  somme,  comment  peut-on  reconnaître  le  grand 
Polycarpe  dans  quelques  os  calcinés?  «  Ces  ossements 
sont  pour  nous  plus  honorables  que  les  pierres  pré- 
cieuses et  plus  épurés  que  l'or  »,  allusion  peut-être  a 
1  Petr.,  i,  7,  mais  plus  sûrement  conviction  acquise  par 
tradition  de  la  dignité  propre  que  le  supplice  du  feu  a 
donnée  aux  moindres  parties  du  corps  du  martyr. 
Conséquence  cuit  uellc  :  »  Nous  les  avons  déposés  en  lieu 
convenable.  Et  autour  de  ce  sépulcre  réunis,  comme  il 
nous  sera  possible,  dans  l'exultation  et  la  joie,  le  Sei- 
gneur nous  donnera  de  célébrer  le  jour  anniversaire  de 
son  martyre,  tant  pour  faire  mémoire  de  ceux  qui  ont 
déjà  affronté  les  combats  (pie  pour  exercer  ef  préparer 


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RELIQUES.    L'AGE    DES    PERSECUTIONS 


2  '  >  2  2 


ceux  qui  attendent  le  supplice.  >  xvin,  3.  Ce  martyr, 
qui  est  en  même  temps  pour  les  chrétiens  «  un  Docteur 
insigne  »,  pour  quelques-uns  peut-être  un  parent  très 
cher,  pour  les  païens  de  la  ville  eux-mêmes  un  homme 
vénérable  et  bon,  ce  martyr  reçoit  de  ses  fidèles  un 
hommage  qui  est  expressément  donné  par  eux  comme 
religieux  et,  si  l'on  peut  dire,  ecclésiastique.  Il  est  reli- 
gieux dans  son  motif  et  dans  son  but  ;  car  il  ne  s'adresse 
ni  à  l'homme  vénérable,  ni  au  parent  très  cher,  mais 
bien  «  au  didascale  »  ce  qui  est  déjà,  dans  la  bouche 
d'un  chrétien,  un  terme  technique,  à  signification 
religieuse  définie,  et  surtout  «  au  martyr  du  Christ  », 
«  au  disciple  et  imitateur  du  Seigneur  ».  Aussi  est-ce 
le  Seigneur  qui  inspire  cette  réunion  et  qui  est  chargé, 
pour  ainsi  dire,  d'en  <  procurer  la  possibilité  ».  En 
d'autres  passages  de  la  même  circulaire,  l'auteur  pré- 
cise la  pensée  commune  :  ■<  Le  martyr  Polycarpe,  s'est 
montré  en  notre  temps  »  —  qui  n'est  plus  celui  des 
prophètes  et  des  apôtres  —  «  un  didascale  apostolique 
et  prophétique,  lui,  l'évêque  de  l'Église  catholique  de 
Smyrne  »,  par  tout  son  ministère  et  son  enseignement 
et  à  ce  titre,  il  recevait  de  son  vivant,  un  hommage  de 
vénération.  Mais  c'est  précisément  «  parce  que,  luttant 
dans  la  patience,  il  a  vaincu  l'injuste  préfet,  et  qu'ainsi 
il  a  reçu  la  couronne  incorruptible,  c'est  pour  cela  qu'il 
se  réjouit  avec  les  apôtres  et  tous  les  justes  »,  xix,  2, 
le  martyre  devenant  une  équivalence  de  l'apostolat. 
Et  son  exemple  qui  sera  évoqué  «  dans  la  réunion 
joyeuse  et  enthousiaste  »  aura  pour  but  espéré  <  de  pré- 
parer au  martyre  les  chrétiens  menacés  et  de  rappeler 
le  souvenir  des  autres  martyrs.  »  xvin,  3. 

Cependant  —  et  c'est  ici  que  la  note  ecclésiastique 
apparaît  —  «  il  sera  seul  commémoré  par  tous  »  les 
fidèles  de  l'Église,  «encore  qu'il  soit  le  douzième  à  avoir 
souffert  le  martyre  à  Smyrne  ».  Ses  compagnons  pour- 
ront recevoir  des  hommages  de  quelques-uns,  chrétiens 
ou  païens;  mais  lui,  Polycarpe,  recevra  des  honneurs 
officiels  au  nom  de  tous  ses  frères  et  de  la  part  de- 
toute  la  communauté  catholique,  et  «  à  son  jour  de 
naissance  »  pour  le  ciel,  au  jour  anniversaire  «  de  son 
martyre  à  lui  ».  C'est  déjà  l'équivalent  de  l'inscription 
au  martyrologe.  Elle  n'est  pas  encore  ouverte  à  tous 
les  chrétiens,  même  généreux  et  exemplaires,  mais  à 
ceux-là  seuls  dont  l'exemple  mérite,  par  l'éclat  de  leur 
témoignage,  d'être  «  transmis  aux  frères  des  pays  plus 
lointains,  parce  qu'ils  feront  glorifier  le  Seigneur,  qui 
l'ait  un  choix  —  tov  éxXoyàç  Ttoioùvroc  —  qui  cueille 
une  gerbe  d'élus  martyrs  «  parmi  ses  propres  servi- 
teurs ».  L'auteur  ne  dit  pas  absolument  que  cet  anni- 
versaire se  renouvellera  d'année  en  année:  mais  l'in- 
cise, «  si  le  Seigneur  le  permet  »,  laisse  prévoir  que 
l'Église  de  Smyrne  tiendra  à  le  faire  pour  l'encoura- 
gement de  tous,  et  les  Actes  de  saint  Pionius  nous 
montrent  cet  anniversaire  se  perpétuant  au  iiic  siècle. 

Enfin  ce  culte  ecclésiastique  s'adresse  bien  aux  reli- 
ques du  saint  évoque  :  la  réunion  se  fera  «  en  l'honneur 
du  Christ  gubernalori  corporum  »  et  se  tiendra  c  là  où 
son  corps  est  déposé  ».  On  n'en  indique  pas  l'endroit 
exact,  pour  ne  pas  guider  les  poursuites  de  la  haine 
tenace  des  Juifs:  mais  cet  endroit  est  ■  convenable  »  : 
c'est  déjà  une  église,  un  lieu  officiel  de  réunion  des 
fidèles,  où  se  fera  la  synaxe  liturgique. 

Quand  on  dit  que  le  culte  des  reliques  nous  est  venu 
du  paganisme,  on  oublie  donc  que  des  marques  évi- 
dentes de  ce  culte  remontent  au  milieu  du  ne  siècle,  à 
une  époque  où  le  christianisme  persécuté  nourrissait 
une  aversion  éveillée  contre  les  moindres  usages  païens. 
Ce  qu'il  faut  dire,  au  contraire,  c'est  que  l'acharne- 
ment même  des  persécuteurs  contre  des  chefs  d'Églises 
déjà  illustres  pendant  leur  vie,  les  signala  par  là  même 
à  la  dévotion  antagoniste  des  fidèles.  Hien  plus,  les  ri- 
gueurs de  supplices  qui  ne  laissaient  subsister  de  la 
griffe  des  bêtes  ou  des    flammes  du  bûcher  que    de 


pauvres  ossements  déchiquetés  fouettèrent  le  zèle  des 
chrétiens  :  ils  les  recueillirent  avec  une  avidité  qu'ils 
n'auraient  pas  eu  à  déployer  si  le  corps  de  leurs  mar- 
tyrs leur  avaient  été  livrés  intacts,  geste  spontané  qui 
les  mit  à  même  de  méditer  la  dignité  et  la  valeur  reli- 
gieuse de  trésors  si  chèrement  acquis  et  conservés. 

Les  premières  formules  de  cette  religion  des  martyrs 
sont  d'ailleurs  remarquablement  exactes,  à  cause  de 
l'accusation  d'idolâtrie  que  les  païens  ne  manquèrent 
pas  de  lancer  contre  elle  :  Nous  adorons  le  Christ 
parce  qu'il  est  Fils  de  Dieu,  disent  les  chrétiens  de 
Smyrne  en  157;  quant  aux  martyrs,  nous  les  aimons 
à  juste  titre  comme  disciples  du  Seigneur  et  ses  imi- 
tateurs, à  cause  de  leur  dévouement  pour  leur  roi  et 
leur  maître.  Puissions-nous  devenir  leurs  consorts  et 
condisciples!  »  Martyrium  Polgcarpi,  xvn,  3,  Funk, 
Patres  apostolici,  t.  i,  p.  33b\ 

Grâce  à  cet  enseignement  si  ferme  et  si  accessible  à 
tous,  le  culte  des  reliques  prit  durant  les  siècles  de 
persécutions  un  essor  rapide  et  universel,  sans  contes- 
tât ions  de  la  part  des  fidèles  ni  des  chefs  d'Églises;  les 
premières  attaques  vinrent  seulement  de  Vigilant ius 
aux  approches  de  l'an  400,  et  attestèrent  les  progrès 
de  ce  culte  bien  plus  encore  que  les  abus  dont  il  deve- 
nait l'occasion  :  il  faut  en  effet  remarquer  que  Vigilan- 
tius,  qui  ne  dit  rien  contre  la  présence  des  images  clans 
les  temples,  aurait  pareillement  laissé  les  martyrs  en 
repos  si  leur  culte  n'avait  pas  été  si  fervent  autour  de 
lui. 

3°  Les  Acta  martijrum.  —  Durant  l'ère  des  persé- 
cutions, le  culte  des  reliques  est  supposé  dans  les  Acta 
sincera  par  le  soin  qu'ils  mettent  presque  tous  à  men- 
tionner la  sépulture  des  martyrs,  mais  les  pratiques  en 
sont  encore  très  discrètes,  si  discrètes  (pion  se  de- 
mande parfois  si  elles  revêtent  un  caractère  religieux. 
Il  faut  sans  doute  que  ces  actes  soient  bien  anciens 
et  bien  résumés  pour  se  borner,  comme  ceux  de 
Jacques  de  Jérusalem,  à  la  sèche  indication  topogra- 
phique du  sépulcre.  Eusèbe,  Hist.  ceci.,  1.  II,  c.  xxm, 
18,  P.  G.,  t.  xxii,  col.  150. 

La  plupart  des  autres  décrivent  l'ensevelissement, 
parfois  furtif,  toujours  respectueux,  des  corps  ou  des 
restes  à  demi-brûlés  des  martyrs.  Cf.  Acta  S.  Carpi, 
S.  Tarachi,  S.  Sergii,  S.  Mariai,  S.  Pamphili,  Habib 
diaconi,  S.  Montant,  S.  Eupli,  S.  Justini,  dans  Cabrol, 
Monumenta  Ecclesise  liturgica,  t.  i,  Reliquiœ  liturg. 
vclustiysimœ,  Paris,  1902,  n.  3864,  3869,  3883,  3X85, 
31)1  1,  3922,  400."),  4066  et  4068,  4087. 

Le  caractère  cultuel  de  celte  sépulture  transpire  au 
regret  que  témoignent  les  disciples  de  S.  Pothin  de 
Lyon  en  177,  de  n'avoir  pu  enterrer  les  cadavres  », 
comme  ils  écrivent  dans  leur  langage  volontairement 
vulgaire,  loc.  cit.,  n.  4054,  et  dans  ['atroce  précaution 
que  prenaient  ainsi  les  persécuteurs.  Eusèbe,  llist.  eccl., 
1.  VIII,  c.  VI,  7.  Il  paraît  encore  mieux  dans  "les  babils 
blancs  »  et  »  précieux  »  dont  les  fidèles  les  couvrent, 
op.  cit.,  n.  3885  et  3922,  à  l'instar  de  la  suggestion  de 
l'Apocalypse,  VI,  1 1  ;  dans  le  souci  qu'ils  ont  d'ensevelir 
tous  les  martyrs  au  même  endroit,  n.  4005,  ou  bien 
comme  ils  disent  «  en  un  lieu  vénérable,  caché  aux 
persécuteurs  »,  n.  4068  et  3869,  parfois  au  lieu  même 
de  leur  martyre,  n.  3883  «  pour  la  gloire  du  Christ  et  la 
louange  de  ses  martyrs  »,  n.  38(>4.  Quant  aux  linges 
qu'on  place,  en  258,  devant  le  corps  de  S.  Cyprien  sur 
le  point  d'être  décapité,  c'est  un  détail  qui  en  dit  long 
sur  le  prix  qu'on  donnait  à  son  sang;  au  contraire  des 
cierges  et  torches  qui  escortent  son  convoi,  on  ne  sau- 
rait dire  si  c'est  l'appareil  de  funérailles  civiles  ou  les 
marques  d'un  vrai  culte  chrétien;  en  tous  cas  serait-il 
bien  amphibologique,  op.  cit.,  a.  3990.  L'amphibologie 
se  dissipe  quand,  dans  la  même  persécution,  Montanus 
se  fait  réserver  avant  sa  passion,  «  une  place  au  milieu 
des  martyrs  pour  ne  pas  être  privé  de  partager  leur 


2323 


RELIQUES.    L'AGE    DES    PERSÉCUTIONS 


T.Yl'i 


sépulture  »,  n.  4005,  et  quand,  quarante  ans  plus  tard, 
»  la  matrone  Pompeiana  arrache  au  juge  le  corps 
de  saint  Maximilien  et  le  conduit  «  dans  sa  propre 
litière  »,  comme  un  hôte  de  marque,  jusqu'à  Carthage... 
«  près  du  tombeau  du  martyr  Cyprien  »,  n.  4008.  L'hé- 
sitation n'est  plus  possible  mais  nous  sommes  sous 
Maximin,  au  début  du  ive  siècle  —  quand  nous  voyons 
des  chrétiens  d'Anazarba  «  demander  à  genoux  à  la 
bonté  divine  de  leur  découvrir  les  restes  des  saints 
martyrs  »  et  «  ensevelir  les  corps  après  avoir  chanté 
l'hymne  très  sainte  et  s'être  réjouis  devant  Dieu  du 
grand  honneur  qui  leur  était  acquis  dans  le  Christ  ». 
Op.  cit.,  n.  3868,  3869.  Les  rédacteurs  de  ces  Acla 
Tarachi,  Probi  et  Andronici  se  croyaient  tenus  dé- 
consigner «  tout  ce  que  Dieu  avait  fait  en  leur  faveur 
par  le  moyen  des  vaillants  martyrs  »,  n.  3860;  mais, 
comme  ils  ne  disent  mot  de  miracles  ou  de  guérisons, 
ils  semblent  bien  voir  ces  bienfaits  de  Dieu  dans  le  seul 
fait  de  la  découverte  des  corps  saints  et  dans  l'honneur 
qui  en  rejaillit  sur  leur  chrétienté,  «  les  autres  [fidèles 
de  Cilicie]  louant  Dieu  de  ce  qu'il  avait  bien  voulu 
faire  pour  nous.  » 

Il  y  a  moins  de  discrétion  dans  le  récit  de  la  sépul- 
ture du  diacre  Euplus,  en  Italie,  «  où  les  bienfaits  sont 
dispensés  à  ceux  qui  touchent  son  sépulcre,  où  toutes 
les  maladies  des  infirmes  sont  guéries  jusqu'au  jour 
actuel  ».  N.  4068.  Mais,  si  le  martyre  du  diacre  remonte 
à  l'an  304,  la  rédaction  de  ses  actes  et  cette  profusion 
de  miracles  n'est  que  du  milieu  du  ive  siècle.  Même 
remarque  à  faire  sur  les  honneurs  extraordinaires 
accordés  à  la  tombe  du  saint  martyr  Pamphile,  sous 
Dioclétien,  à  Césarée  :  les  actes  authentiques  qu'Eu- 
sèbe  a  eus  en  mains,  notaient  simplement  que  son  ser- 
viteur avait  réclamé,  en  plein  procès,  «  de  pouvoir 
confier  à  la  terre  le  cadavre  de  son  maître  »,  n.  3904; 
mais  c'est  Eusèbe,  vingt  ans  plus  tard,  qui  complète 
ses  documents  d'après  ce  qu'il  a  maintenant  sous  les 
yeux,  la  soudure  restant  visible  :  «  Comme  la  provi- 
dence divine  avait  gardé  les  corps  intacts  et  entiers, 
on  leur  donna  l'honneur  convenable  et  digne  en  les 
confiant  à  la  sépulture  ordinaire,  ifi  auv/jOei  7rapsS60v) 
TOtçTJ,  voilà  l'usage  ancien  noté  souvent  par  Eusèbe 
lui-même  (Hisl.  eccl.,  1.  VIII,  c.  VI,  7);  et  voici  l'usage 
récent  :  «  déposés  en  des  temples  de  très  belle  cons- 
truction et  livrés  en  de  saints  oratoires  pour  recevoir 
en  perpétuelle  mémoire  les  honneurs  du  peuple  de 
Dieu,  à  la  gloire  du  Christ,  notre  vrai  Dieu.  »  Eusèbe, 
Martyrs  de  Palestine,  n.  17;  Cabrol,  op.  cit.,  n.  391  1  . 

Jusqu'à  la  fin  du  me  siècle,  dans  ces  Acla  sinecra,  on 
ne  trouve  aucun  honneur  proprement  liturgique  don- 
né aux  corps  des  martyrs,  mais  seulement  un  soin 
vraiment  religieux  à  recueillir  les  moindres  restes  du 
saint,  et  à  leur  donner  une  sépulture  honorable,  que  les 
chrétiens  venaient  visiter  et  près  de  laquelle  ils  se  fai- 
saient parfois  ensevelir.  On  ne  voit  pas  davantage 
qu'ils  se  soient  permis  de  diviser  les  corps  saints. 
Sans  doute,  les  actes  espagnols  de  saint  Fructueux 
(t  258)  parlent  de  reliques  sauvées  du  bûcher  et  par 
t âgées  entre  les  fidèles  :  prout  quisque  potuit,  sibi  vindi- 
cavit,  op.  Cit.  n.  4050;  mais  leur  teneur  actuelle  décèle 
des  imitations  répétées  de  la  lettre  des  Smyrniotes 
(voir  plus  haut)  et  aussi  des  emprunts  à  la  liturgie  du 
ive  siècle,  si  bien  qu'on  ne  sait  que  penser  de  cette 
apparition  du  saint  à  ces  pieux  receleurs  de  reliques 
pour  leur  demander  de  les  remettre  en  un  même  tom 
beau  :  appariât  fratribus  et  monu.it  ut  quod  unus 
quisque  per  carilalem  de  cineribus  usur paverai,  rcsii 
tuèrent  sine  mora,  unoque  in  loco  simul  condendos 
curarent.  Op.  cit.,  a.  4051.  Vraisemblablement  les 
rédacteurs  du  IVe  siècle  avaient  constaté  que  «  les 
corps  à  demi-brûlés  »  étaient  disposés  dans  les  tombes 
en  plusieurs  paquets  séparés,  et,  prêtant  à  leurs  an- 
cêtres leurs  habitudes  nouvelles,  ils  crurent  voir  dans 


cette  division  des  reliques  la  conséquence  de  larcins 
individuels,  alors  qu'elle  provenait  seulement  de  la 
hâte  que  chacun  avait  mise  à  sauver  ce  qui  lui  tombait 
sous  la  main  pour  recomposer,  si  possible,  les  corps 
épars  dans  leur  intégrité.  Ainsi,  on  ne  peut  dire  si  les 
fidèles  de  Carthage  ont  jamais  osé  distraire  du  tom- 
beau de  Cyprien  «  les  linges  qu'ils  étendirent  sous  ses 
pieds  »  lors  de  sa  décapitation,  op.  cit.,  n.  3995, de  même 
que  Prudence  n'a  jamais  su  si  les  disciples  d'Hippo- 
lyte  n'avaient  pas  l'intention  de  joindre  à  son  cadavre 
«  les  lambeaux  ensanglantés  qu'ils  recueillaient  avec 
des  éponges  ».  Peristephanon,  xi,  veis  141-144.  P.  /.., 
t.  lx,  col.  545. 

A  Spolète,  à  la  veille  de  la  pacification  religieuse,  on 
surprend  un  détail  curieux  témoignant  du  respect 
accordé  aux  corps  saints  :  l'évêque  saint  Savin  avait 
été  condamné  à  avoir  les  mains  coupées;  «  une  veuve 
avait  recueilli  les  mains  amputées  de  son  évêque,  et  les 
avait  embaumées  dans  un  vase  de  verre  ».  On  croirait 
qu'elle  les  a  conservées  ainsi  et  ce  serait  le  premier 
exemple  de  reliques  particulaires  placées  dans  un  reli- 
quaire. Mais,  loin  d'elle  cette  pensée  :  quand  le  saint 
eut  été  mis  à  mort,  la  pieuse  femme  s'empressa  «  de  les 
rapporter  avec  le  corps  et  d'ensevelir  le  martyr  près  de 
Spolète  »,  in  qno  loco  exubérant  bénéficia  Domini  et 
Salualoris  noslri  Jesu  Chrisli.  Op.  cit.,  n.  4082. 

Sans  doute,  faute  de  mieux,  les  chrétiens  se  conten 
taient  de  sauver  ce  qu'ils  pouvaient  des  saintes  reli- 
ques; mais  ce  petit  fragment,  ces  gouttes  de  sang,  on 
n'osait  les  garder  dans  sa  maison,  et  on  les  inhumait 
selon  la  coutume  ancestrale.  Ainsi  s'explique  cette 
inscription  de  Numidie,  qui  se  date  de  la  persécution 
de  Dioclétien  :  «  Inhumation  du  sang  des  saints  mar- 
tyrs qui  souffrirent  dans  la  ville  de  Milève  sous  le 
président  Florus,  aux  jours  de  l'épreuve  de  l'encens.  » 
Bull,  di  archeol.  crisliana,  pi.  m,  n.  2.  C'est  en  effet  sous 
la  dernière  persécution  que  la  sépulture  fut,  en  règle 
générale,  refusée  aux  martyrs  et  que  les  fidèles  s'accou- 
tumèrent à  recueillir,  ce  qui  n'était  jusque-là  que  l'ex- 
ception, les  moindres  restes  des  martyrs,  à  défaut  de 
leurs  corps  entiers.  Sous  ce  rapport  encore,  la  cruauté 
des  persécuteurs  aiguisait  le  zèle  ingénieux  des  chré- 
tiens et  éveillait  leur  dévotion  pour  des  reliques  de  plus 
en  plus  minimes.  A  Samosate,  sous  Maximien,  les  fidèles 
se  préoccupent  des  corps  saints  avant  même  la  mort 
des  Sept  frères  martyrs  :  «  Quand  ils  furent  arrivés  en 
plein  forum,  un  grand  mouvement  se  produisit  dans  le 
peuple,  et  toute  la  multitude  se  mit  à  crier  à  leur  vue  : 
•>  Le  Dieu,  en  qui  vous  avez  confiance  vous  rendra  vos 
«  corps;  en  attendant,  nous  le  prions,  grâce  à  vos 
«  prières,  de  daigner  nous  prendre  en  pitié».  Op.  cit.. 
n.  4399.  Après  le  supplice,  voici  que  «  de  nobles 
matrones,  dont  il  est  juste  d'honorer  la  mémoire, 
vinrent  vers  midi  à  l'endroit  où  les  martyrs  étaient 
pendus;  elles  donnèrent  aux  gardiens  un  denier  par 
tête  et  obtinrent  d'eux  la  permission  d'essuyer  avec 
les  éponges  et  les  linges  qu'elles  avaient  apportés,  la 
figure  des  martyrs  pendant  aux  gibets,  et  de  recueillir 
le  sang  qui  coulait  de  leurs  membres  lacérés.  »  N.  4400. 
L'épilogue  n'est  pas  moins  caractéristique  du  culte 
traditionnel  :  Un  citoyen  de  Samosate,  du  nom  de 
Bassus,  arrive  au  moment  où  l'on  va  jeter  au  fleuve 
les  corps  des  bienheureux  martyrs;  il  court  après  les 
licteurs  hors  de  la  ville,  il  leur  offre  sept  cents  deniers, 
et  demande  les  saintes  reliques  pour  leur  donner  la 
sépulture.  Et,  le  plus  vite  possible,  il  les  dépose  dans 
un  sépulcre  qui  se  trouve  là,  au  lieu  même  du  supplice. 
N.  4401. 

A  plus  forte  raison  ne  trouve-t-on  aucun  exemple  de 
culte  véritable  pour  des  reliques  représentatives  avant 
le  milieu  du  ive  siècle;  car  on  peut  élever  des  doutes 
sérieux  au  sujet  de  «  la  chaire  de  saint  Jacques,  pre- 
mier évêque  de  Jérusalem  »,  dont  parle  Eusèbe,  non 


2325 


RELIQUES.    L'AGE    DES    PERSECUTIONS 


2326 


seulement  pour  son  authenticité,  mais  pour  la  signi- 
fication du  culte  dont  «  les  frères  honoraient  par  tradi- 
tion »,  y.<xzà  StaSoy/rjv,  cette  chaire  épiscopale;  ils 
y  voyaient  sans  doute  un  symbole  de  la  succession  de 
leurs  évêques  hiérosolymitains,  bien  plutôt  qu'une 
relique  du  premier  d'entre  eux.  Eusèbe,  Hisl.  eccles., 
1.  VII,  c.  xix. 

Sans  doute,  on  sera  plus  circonspect  pour  ce  mémo- 
rial de  Pierre  et  de  Paul,  qui  se  conserve  encore  ■ — c'est 
Eusèbe  qui  parle,  H.  E.,  1.  II,  c.  xxv,  5-7  —  dans  les 
cimetières  de  Rome;  mais  il  restera  toujours  à  prou- 
ver, que  ces  tombeaux,  «  ces  trophées  »,  comme  parle  le 
prêtre  Caïus  au  début  du  me  siècle  (Eusèbe,  toc.  cit.) 
ont  été  l'objet  d'autre  chose  que  d'un  souvenir  histo- 
rique :  le  corps  du  saint  apôtre  qui  y  dormait  était 
entouré  d'une  vénération  religieuse,  dont  le  tombeau 
portait  des  traces  écrites  —  c'était  donc  une  vraie 
memoria  ■ —  mais  la  memoriu  n'était  pas  honorée  pour 
elle-même. 

Ainsi  les  Actes  authentiques  des  martyrs  attestent 
chez  les  chrétiens  des  ne  et  111e  siècles  une  discrétion 
étonnante  dans  l'expression  de  leur  culte  pour  les  corps 
saints,  discrétion  qui  contraste  avec  l'exubérance  su- 
bite des  deux  siècles  suivants.  11  y  aura  plus  tard  excès 
de  zèle;  il  y  a  pour  le  moment  indigence  d'expression. 
Il  ne  faut  pas  toutefois  que  cette  discrétion  nous  donne 
le  change  :  elle  se  comprenait  trop  bien  dans  une  am- 
biance de  persécution.  Elle  se  comprenait  à  une  époque 
où  les  fidèles  haïssaient  à  fond  le  paganisme  persécu- 
teur et  auraient  cru  lui  donner  des  gages,  s'ils  avaient 
innové  et  risqué,  en  faveur  de  leurs  héros  chrétiens, 
une  pratique  qui  aurait  pu  passer  pour  une  imitation 
des  errements  païtns.  Enfin,  pour  ces  héros,  qui  seront 
plus  tard  illuminés  de  l'auréole  des  ancêtres  et  des 
athlètes  de  la  foi,  mais  qui  étaient  pour  eux  des  pa- 
rents aimés,  des  amis  bien  connus,  les  contemporains 
n'avaient  d'autre  ambition  que  de  les  laisser  dormir 
paisiblement  au  milieu  de  leurs  frères,  dans  un  tom- 
beau semblable  aux  leurs.  D'ailleurs  ces  Actes  ne  nous 
disent  pas  tout  :  à  côté  des  usages  extérieurs  qu'ils  dé- 
crivent d'un  mot,  ils  ne  nous  laissent  pas  oublier  la 
ferveur  contenue  que  mettaient  tous  les  survivants  à 
honorer  ces  tombes  communes  :  et  de  cette  ferveur,  les 
inscriptions  funéraires  nous  sont  des  témoins  éloquents. 
Enfin  les  Actes  ne  nous  disent  que  les  rites  ordinaires 
qui  accompagnent  les  martyrs  à  leur  sépulture;  mais 
les  rites  quotidiens  ou  solennels  qui  s'y  perpétuent, 
nous  les  trouvons  dans  les  écrits  des  docteurs. 

4°  Les  écrivains  ecclésiastiques  du  111e  siècle.  — -  Au 
premier  rang  de  ces  cérémonies  officielles  se  placent 
les  «  anniversaires  des  martyrs  ».  La  seule  description 
complète  que  nous  en  possédions  se  trouve  sur  les 
lèvres  de  saint  Basile,  mais  elle  se  donne  comme  un 
commentaire  d'actes  rédigés  à  l'époque  des  persécu- 
tions; tel  détail  pouna  paraître  suspect,  mais  le  carac- 
tère religieux  de  ces  rites  funèbres  est  indéniable  et 
suffît  à  notre  but  :  «  On  chante  des  hymnes,  des 
psaumes  et  des  louanges  à  Celui  qui  voit  toutes  choses, 
et  l'on  célèbre  en  mémoire  de  ces  hommes  l'eucha- 
ristie, le  sacrifice  d'où  est  banni  le  sang  et  la  violence. 
L'odeur  de  l'encens  n'y  est  point  recherchée,  ni  non 
plus  le  bûcher,  mais  une  lumière  pure  qui  suffit  à  éclai- 
rer ceux  qui  prient.  Il  s'y  ajoute  souvent  un  repas 
frugal  en  faveur  des  pauvres  et  des  malheureux.  » 
S.  Basile,  In  Gordium  marlyrein,  P.  G.,  t.  xxxi, 
col.  489.  On  ne  nous  dit  pas  où  ces  rites  s'accomplissent 
mais,  à  l'époque  primitive  dont  on  nous  parle,  c'était 
encore  certainement  un  culte  tout  local  et  le  rappel 
du  repas  funèbre  suffît  à  montrer  que  toutes  ces  céré- 
monies avaient  lieu  au  tombeau  du  saint,  devant  ses 
reliques. 

1.  Les  Africains.  —  Les  mêmes  anniversaires  sont 
rappelés  maintes  fois  par   les  docteurs  africains  du 

nlCT.    DE  THÉOL.    CATHOI.. 


IIIe  siècle.  Tertullien,  De  corona,  c.  ni;  Ad  uxorem, 
1.  II,  c.  h,  le  fait  en  termes  si  banals  qu'on  peut  être 
sûr  que  ces  rites  y  avaient  une  teneur  traditionnelle. 
L'Afrique  se  dénonce  donc,  par  ses  écrivains  comme 
par  ses  Actes  de  martyrs,  comme  la  terre  d'élection  du 
culte  des  reliques. 

Saint  Cyprien  reconnaît  que  cet  usage  des  anniver- 
saires remonte  à  une  époque  bien  antérieure  à  la 
sienne  :  «  L'aïeule  de  Célérinus  a  obtenu,  il  y  a  long- 
temps, la  couronne  du  martyre;  de  même  ses  oncles... 
ont  mérité  par  une  glorieuse  passion  les  palmes  et  les 
couronnes  du  Seigneur.  Nous  continuons  toujours, 
comme  vous  vous  en  souvenez,  à  offrir  pour  eux  des 
sacrifices,  chaque  fois  que  nous  célébrons  en  leur  mé- 
moire et  à  leur  anniversaire  les  jours  et  les  passions  de 
ces  martyrs  :  Sacrificia  pro  eis  semper,  ut  meminislis, 
offerimus,  quoliens  nwrlyrum  passiones  et  dies  anniver- 
saria  commemorationc  celebramus.  »  Epist.,  xxxix,  n.  3. 
Hartel,  p.  583.  L'évêque  de  Carthage  note  en  passant 
que  l'anniversaire  s'accompagne  traditionnellement  en 
Afrique  de  la  célébration  du  sacrifice  de  la  messe 
«  pour  eux  »,  c'est-à-dire,  comme  précisera  saint  Au- 
gustin,  en  leur  honneur;  il  semble  même  dire  que  et1 
sacrifice  comporte  l'éloge  liturgique  des  martyrs  : 
Quanto  majoris  taudis  et  honoris  est  fieri  in  cœlesti 
pnvdicalione  generosum!  Ibid.  Cyprien,  encourageant 
l'usage  de  ces  anniversaires,  les  met  en  relation  avec 
les  corps  saints;  sans  doute,  dans  son  exil,  il  célèbre 
l'eucharistie  là  où  il  se  trouve  réfugié,  faute  de  mieux; 
mais  il  attend  le  moment  de  la  célébrer  aux  lieux 
mêmes  «le  leur  sépulture  :  «  Tenez  note,  écrit  Cyprien 
de  sa  retraite,  des  jours  où  ils  sortent  de  ce  monde, 
pour  que  nous  puissions  joindre  leur  mémoire  à  celles 
des  martyrs,  encore  que  Tertullus  ...ne  manque  pas 
là-bas  d'avoir  soin  aussi  des  corps  de  ces  frères  :  il 
m'a  écrit,  il  m'écrit  constamment  et  me  fait  connaître 
les  jours  où  nos  bienheureux  frères  en  prison  passent  et 
s'en  vont  à  l'immortalité  d'une  mort  glorieuse.  Et  ici 
sont  célébrés  par  nos  soins,  des  oblations  et  des  sacri- 
fices en  leur  mémoire;  mais  bientôt  avec  la  protection 
du  Seigneur,  nous  les  célébrerons  là-bas  avec  vous.  » 
Epist.,  xii,  n.  2,  Hartel,  p.  503.  Cette  gloire  du  mar- 
tyre rejaillit  de  l'âme  des  confesseurs  sur  leurs  corps  : 
>  leurs  membres  sont  sanctifiés  par  la  confession  de  sou 
nom!  »  Epist.,  vi,  n.  1,  p.  480.  Le  martyre  est  pour  les 
corps  mêmes  des  saints  comme  un  nouveau  baptême; 
mais  il  ne  faut  pas  polluer  «  par  la  promiscuité  un 
corps  qui  était  le  temple  de  Dieu  et  des  membres  que 
la  confession  du  Seigneur  avait  sanctifiés  davantage 
et   illuminés  de  nouveau  ».  Epist.,  xm,  n.  5,  p.  507. 

Les  saints  corps  des  captifs  consacrent  même  leurs 
chaînes.  «  Pour  des  hommes  consacrés  à  Dieu  et  affir- 
mant leur  foi  avec  un  religieux  courage,  ces  liens  ne 
sont  plus  des  entraves,  mais  des  ornements  :  ils  ne 
déshonorent  point  les  pieds  des  chrétiens  qu'ils  atta- 
chent, mais  les  glorifient  pour  la  couronne.  »  Epist., 
i  xxvi,  n.  2,  p.  829.  Cette  pensée  fugitive  donnée  aux 
chaînes  des  martyrs  —  fugitive,  car  les  phrases  sui- 
vantes, malgré  la  traduction  qu'on  en  fait  souvent, 
ramènent  la  pensée  vers  les  corps  des  prisonniers  : 
O  pedes  féliciter  vinctit  —  cette  pensée  pour  les  chaînes 
des  martyrs  est  une  anticipation  nette  sur  la  dévotion 
des  \«  et  vie  siècles  pour  les  reliques  d'instruments  de 
supplice,  ou  plus  précisément  pour  les  chaînes  des  pri- 
sonniers chrétiens. 

Enfin,  pensant  à  sa  profession  de  foi  que  ses  fidèles 
auront  la  consolation  d'entendre,  et  aussi  à  son  corps 
qu'ils  voudront  conserver,  Cyprien  se  décide  à  être 
martyriséà  Carthage  :  «  Autrement, l'honneur  denotre 
Église  sera  frustré.  »  Epist.,  ixxxi,  p.  811.  En  effet, 
pour  les  martyrs  morts  dans  les  tourments,  comme 
pour  les  confesseurs  qui  succombent  en  prison,  sine 
testimonio  passionis,  Cyprien  accepte  de  grand  cœur  la 


T.  —  XIII. 


7-1. 


232  7 


RELIQUES.    L'AGE    DES    PERSÉCUTIONS 


2328 


consigne  qu'il  faut  avoir  grand  soin  «  de  donner  la 
sépulture  aux  corps  des  martyrs  et  des  autres  ;  négliger 
de  le  faire  pour  ceux  à  qui  incombe  ce  devoir  serait  un 
grand  péril.  Quiconque  d'entre  vous  aura  la  moindre 
occasion  de  remplir  cet  office,  nous  sommes  certain 
qu'il  sera  jugé  [par  Dieu]  comme  un  bon  serviteur  ». 
Epist. ,vm,  n.  3,  p.  488.  Il  n'empêche  que  saint  Cyprien 
ne  connaît  encore,  dans  son  Afrique  si  fervente  pour 
ses  martyrs,  aucune  des  manifestations  de  piété  qu'au 
siècle  suivant  saint  Optât  et  saint  Augustin  verront 
se  développer  autour  des  corps  saints.  Au  moment  de 
mourir,  l'évêque  de  Carthage  prévient  même  une  mar- 
que de  dévotion  qu'il  juge  intempestive  :  «  Il  arriva 
en  hâte,  dit  son  diacre  Pontius,  jusqu'à  l' atrium  Sau- 
ciolum  :  il  était  en  sueur.  Un  soldat,  jadis  chrétien,  lui 
offrit  des  vêtements  secs,  dans  la  pensée  sans  doute  de 
garder  ceux  du  martyr.  Cyprien  refusa,  en  lui  disant 
avec  bonté  :  «  Soyez  tranquille,  c'est  un  malaise  dont 
•  je  serai  guéri  avant  ce  soir.  »  Vila  Cypriani,  Hartel, 
p.  cvm. 

Quant  aux  actes  de  piété  individuels,  même  approu- 
vés par  l'autorité,  il  faut  bien  se  résigner  à  en  ignorer, 
dans  ces  siècles  reculés,  la  plupart  des  manifestations. 
Quand  quelqu'une  d'entre  elles  transparaît  dans  les 
lettres  des  Pères  d'Afrique,  elle  fait  l'impression  d'une 
chose  admise  par  tous,  du  moins  aux  abords  du 
[\e  siècle  :  ainsi  saint  Optât  nous  apprend  qu'à  la  suite 
de  la  persécution  de  Dioclétien  une  matrone  de  Car- 
thage, avant  de  communier,  baisait  dévotement  les 
reliques  de  son  martyr  favori  :  le  rite  était  courant, 
mais  le  malheur  c'est  que  le  prétendu  martyr  n'avait 
pas  été  vindicatus,  reconnu  par  l'évêque,  qui  en  fit  à  la 
dame  un  blâme  sévère.  De  schismale  dmatislarum, 
I.  I,  c.  xvi,  P.  L.,  t.  xi,  col.  91()-<J17. 

2.  Les  Alexandrins.  —  Parmi  les  écrivains  ecclésias- 
tiques du  début  du  me  siècle,  les  docteurs  alexandrins 
sont  naturellement  très  réticents  sur  la  vénération  des 
reliques.  Non  pas  que  ce  culte  fût  inconnu,  de  leur 
temps,  dans  l'Eglise  d'Egypte  et  Djnys  signale  avec 
éloge  un  diacre  d'Alexandrie  qui  «  ensevelissait,  au  pé- 
ril de  sa  vie,  les  corps  des  bienheureux  martyrs  désor- 
mais consommés  en  Dieu  ».  Dans  Eusèbe,  H.  E.,  1.  VII, 
c.  xi,  24.  Mais  l'Egypte  n'avait  pas  beaucoup  soulïert 
des  premières  persécutions  et  sous  celle  de  Dècc, 
l'évêque  et  les  chefs  du  Didascalée  avaient  pris  le  parti 
de  la  fuite.  L'ambiance  n'était  pas  à  l'héroïsme.  Quant 
à  l'enseignement,  il  négligeait  systématiquement  tout 
ce  qui  concerne  le  culte  extérieur.  Aussi  Clément,  qui 
bavarde  de  tout,  ne  trouve  pas  un  mot  à  dire  à  ses 
élèves  du  Didascalée  sur  les  glorieux  restes  des  héros 
du  Christ.  Quant  à  Origènc  qui  aurait  bien  passé  sous 
silence  les  temples  et  les  autels  chrétiens,  s'ils  n'avaient 
pas  frappé  les  yeux  des  païens  eux-mêmes  —  Contra 
Celsum,  I.  III,  c.  xxxiv  et  1.  VI II,  c.  xvm  —  lui,  qui 
interprétait  dans  un  sens  tout  spirituel  la  vision  de 
saint  Jean  sur  les  âmes  des  martyrs  «  près  de  l'autel 
céleste  »,  Exhorlatio  ad  mariyrium,  n.  30,  il  se  gardait 
lui-même,  comme  d'un  culte  inférieur,  de  la  vénéra- 
tion d'objets  matériels,  «  bons  tout  au  plus  pour  aider 
la  faiblesse  des  chrétiens  ignorants  »,  Contra  Celsum, 
1.  VII I,  c.  xxin,  et  mettait  ses  disciples  en  garde  contre 
l'adoration  d'une  créature,  alors  ([lie  le  Créateur  sullit 
à  toutes  nos  prières.  Exhorlatio,  n.  7. 

5°  La  messe,  aux  tombeaux  dr.s  martyrs.  -  Mais  il 
était  une  dernière  manifestation  de  culte  qui  manquait 
encore  aux  reliques  des  martyrs  :  c'était  de  les  associer 
au  sacrifice  liturgique.  Cette  innovation  est  à  nu-tire 
au  compte,  non  du  paganisme,  mais  de  la  persécution 
romaine,  n  ne  laul  pas  oublier  que  c'est  à  leur  corps 
défendant  que  les  chrél  lens  en  vinrent  à  célébrer  leurs 
assemblées  dans  les  catacombes  qui  n'étaient  pas  des 
églises.  Si  les  cimetières  de  la  Home  souterraine  furent 
ainsi  utilisés,  c'est  que  le  culte  des  morts  était  une  des 


rares  activités  sociales  qu'il  fût  loisible  de  pratiquer 
librement,  et  en  vue  de  quoi  il  fût  permis  de  posséder 
des  immeubles.  Or  qui  ne  voit  comment  la  présence, 
dans  ces  galeries  souterraines,  de  loeuli  étages  où  se 
faisaient  ensevelir  les  fidèles,  donnait  au  culte  chrétien 
primitif  un  caractère  funéraire  prononcé"?  Comment 
surtout  la  disposition  des  tombes  les  plus  nobles,  celles 
des  pontifes  et  des  martyrs,  dans  des  chambres  moins 
étroites  que  les  couloirs,  les  désignaient  pour  les  réu- 
i.i  )iis  liturgiques  aux  jours  anniversaires  de  leur  mort, 
sans  préjudice  des  troisième,  septième  et  trentième 
jours,  où  les  Romains  avaient  coutume  de  faire  leurs 
repas  mortuaires?  C'est,  en  ellet,  sous  cette  forme  de 
réunions  funéraires  que  nous  apparaît  d'abord  à  Rome 
le  culte  des  martyrs,  le  culte  des  reliques  par  consé- 
quent, puisque  ces  réunions  se  faisaient  à  leurs  tom- 
beaux. Selon  toute  vraisemblance,  ces  réunions  remon- 
tent aux  premières  années  de  la  chrétienté  romaine;  et 
l'on  en  a  des  attestations  pour  le  ne  siècle,  si  bien  que 
l'on  a  pu  dire  :  «  Les  anniversaires  des  martyrs  remon- 
tent jusqu'au  iie  siècle.  »  L.  Duchesne,  Origines  du 
eulte  chrétien,  4e  édit.,  p.  290.  En  la  plupart  des  pays, 
cette  commémoraison  des  principaux  martyrs  avait 
dès  lors  un  caractère  officiel  :  la  chose  est  attestée  pour 
saint  Polycarpc  à  Smyrne  dès  la  moitié  du  ne  siècle,  et 
pour  l'Afrique  au  milieu  du  ine  :  quolies  martijrum 
passiones  et  dics  anniversaria  commemoratione  cele- 
bramus.  Cyprien,  Epist.,  xxxiv,  n.  3,  Ha.tel,  p.  583. 
Mais  à  Rome,  soit  que  ces  anniversaires  fussent  laissés 
d'abord  à  la  dévotion  des  amis  et  des  proches,  soit 
qu'ils  aient  été  entravés  durant  les  persécutions  de 
Marc-Aurèle,  «  les  plus  anciens  calendriers  de  Rome 
ignorent  les  martyrs  du  ne  siècle,  tels  que  le  pape 
Télesphoreet  saint  Justin  ;  les  plus  anciennes  épitaphes 
négligent  d'indiquer  le  jour  de  la  mort;  ce  n'est  qu'au 
ine  siècle,  selon  toutes  les  vraisemblances,  que  la  com- 
mémoration des  anniversaires  a  été  célébrée  à  Rome  ». 
A.  Dufourcq,  Diclionn.  d'histoire  et  géogr.  eccl.,  t.  i, 
col.  405. 

La  liste  de  ces  anniversaires  s'allongea  peu  à  peu 
dans  les  diverses  Églises,  et  fut  libellée  manifestement 
d'apris  celle  des  anniversaires  profanes.  «  Les  monu- 
ments funéraires  contenaient,  habituellement,  en  effet, 
un  tableau  des  repas  célébrés  aux  anniversaires  de  nais- 
sance des  donateurs,  et  ces  fêtes  étaient  toutes  éga- 
lement désignées  par  une  formule  analogue  à  celle-ci  : 
VIII.  ht.  Mur.  Nalali  Cœscnni  palris;  xill.  K.  Sept. 
Nu[lale  Cœse]nni  Siluani  jralris;  xix.  K.  lan.  N[alale 
Cees\enni  liu/i  pali[oni]  »,  cité  par  Fouard,  Saint 
Pierre,  p.  435,  note  2.  Quand  on  rapproche  de  cette 
inscription  romaine  profane  le  calendrier  romain  chré- 
tien de  336,  recueilli  par  le  chronographe  de  354,  on 
constate  que  les  anniversaires  chrétiens  sont  tous 
uniformément  annoncés  par  le  même  mot  Natale,  qu'il 
s'agisse  de  la  date  commémorât ive  de  l'inauguration 
d'un  pontificat,  telle  que  Natale  Pétri  de  Cathedra,  ou 
de  l'anniversaire  de  la  passion  d'un  martyr.  On  a 
simplement  transféré  au  jour  de  la  mort  le  mot  que  les 
païens  appliquaient  à  la  naissance  terrestre  :  «  Quand 
vous  entendez  parler  du  jour  de  naissance  des  saints, 
natalem  sanclorum,  explique  saint  Pierre  Chry- 
sologue  à  ses  convertis  de  Ravcnne,  «  ne  pensez  pas 
«  qu'il  s'agisse  du  jour  où  ils  naissent  de  la  chair  pour 
«  la  terre,  mais  de  la  terre  au  ciel.  »  Serm  ,  cxxxix. 
/'.  /..,  t.  lu,  ccl.  555.  «  L'anniversaire  des  jours  où  les 
martyrs  ont  été  couronnés  au  ciel,  dit  la  Passion  de 
saint  Saturnin  de  Toulouse,  nous  le  solennisons  par 
dis  vigiles  et  par  la  messe.  » 

Les  assemblées  funèbres  se  tenaient  le  plus  près  pos- 
sible des  saints  tombeaux;  et  cela  sullit  pour  être  assu- 
ré qu'elles  s'adressaient  bien  aux  reliques  des  martyrs. 

Ii  où  il  existait  de  vastes  cimetières  souterrains, 
comme  à  la  catacombe  de  Domitillc,  les  réunions  se 


2329 


RELIQUES.    APRÈS    LE    TRIOMPHE    DE    L'ÉGLISE 


2330 


faisaient  en  présence  des  reliques.  »  Wieland,  Mensa  et 
con/essio.  Mais  parfois,  comme  pour  sainte  Agnès,  le 
domaine  où  le  saint  avait  été  enseveli  n'avait  aucun 
cimetière  souterrain,  et  l'on  devait  faire  la  réunion 
chrétienne  dans  la  catacombe  la  plus  proche.  Cf.  Du- 
chesne,  Liber  Ponlificalis,  1. 1,  p.  196.  Plus  tard,  après  la 
paix  de  l'Église,  on  construisit,  et  cette  fois  sur  le  lieu 
même  de  la  sépulture,  de  petites  églises,  des  cellœ  en 
plein  air,  telles  celle  de  Saint-Sixte,  les  trois  sanctuaires 
de  la  voie  Latine,  ou  de  la  Salaria  nova,  les  deux  églises 
du  cimetière  de  Prétextât,  etc.  Ibid.,  p.  51!  1-522. 
Alors  on  n'était  plus  devant  la  tombe,  mais  au-dessus 
ce  qui,  d'ailleurs,  n'importe  guère  au  sens  du  culte  :  il 
est  avéré  que  les  corps  saints,  durant  les  trois  premiers 
siècles,  furent  le  centre  d'un  culte  de  prières  et  d'hom- 
mages religieux  aux  anniversaires  de  leur  martyre. 

Si  l'on  avait  tant  de  latitude  pour  fixer  une  simple 
réunion  funéraire,  il  est  à  croire  que  les  réunions  litur- 
giques du  dimanche,  avec  célébration  de  la  messe, 
•  n'avaient  lieu  que  très  exceptionnellement  dans  les 
cimetières»  suburbains.  ""'  '~~    J 

Mais,  même  en  ces  lieux  pleins  de  reliques  de  saints, 
a-t-on  tenu  à  célébrer  l'eucharistie  exactement  sur 
leurs  tombeaux?  C'est  une  question  très  controversée. 
Peut-on  avancer  a  priori  avec  dom  Leclercq,  qu'  «  un 
intime  rapprochement  s'était  opéré  dès  la  fin  du  i8r  siè- 
cle entre  la  commémorais  m  du  Christ  et  celle  des  mar- 
tyrs •?  Que  «  l'autel  du  sacrifice  leur  était  commun;  le 
corps  du  Christ  se  consacrant  sur  la  pierre  qui  conte- 
nait les  reliques  des  saints  »?  Agape,  dans  Dictionn. 
d'arche'ol.  t.  i,  col.  816.  De  même  Fuak  écrit  :  «  Il  est 
établi  pour  les  ne  et  me  siècles  que,  sur  les  tombes,  on 
célébrait  l'eucharistie  au  jour  anniversaire  des  défunts.» 
Didascalia,  1905,  p.  376.  Au  contraire  Wieland  pré- 
tend que  «  ni  par  les  monuments,  ni  par  la  littérature 
des  trois  premiers  siècles,  on  ne  peut  prouver  qu'on  ait 
utilisé  un  tombeau  comme  autel;  il  faudra  bien  en 
convenir».  Mensa  und  Con/essio,  1906,  cité  par  Raus- 
chen.  Eucharistie  et  Pénitence,  trad.  française,  p.  86, 
Dans  les  églises  domestiques  «  on  dressait  une  table 
pour  chaque  sacrifice,  que  l'on  ôtait  ensuite.  Cette 
table  ne  contractait  pas  une  bénédiction,  ni  une  signi- 
fication particulière  ».  Pareillement  <•  dans  les  cryptes 
souterraines,  on  n'offrait  pas  le  saint  sacrifice  sur  le 
corps  des  martyrs;  mais  on  célébrait  à  l'occasion  sur 
des  tables  placées  à  côté  des  sépultures;  ainsi  le  voit- 
on  pratiqué  à  S  ùnt-Calixte,  aux  Saints-Marc-et-Mar- 
cellin  ».  C'est  bien  un  autel-table  que  nous  présentent 
toujours  les  fresques  des  Catacombes.  Cependant  ces 
mêmes  fresques  eucharistiques  encadrent  parfois  les 
tombes  des  grands  martyrs  romains:»  le  tombeau  prin- 
cipal, parfois  unique  •  de  telle  chambre  sépulcrale, 
comme  celui  de  la  Capella  grœca,  <■  creusé  dans  le  tuf,  se 
trouve  abrité  sous  la  voûte  de  Varcosolium  qui  le  do- 
mine. Sur  la  cloison  de  briques  qui  forme  le  couvercle 
de  l'auge  de  pierre,  contenant  les  restes  du  confesseur 
de  la  foi,  une  dalle  de  marbre  était  scellée,  ou  simple- 
ment glissée  dans  les  rainures  pratiquées  à  ses  extré- 
mités pour  la  recevoir;  et  elle  servait  ainsi  de  table  à 
l'oblation  du  sacrifice  eucharistique  ».  A.  Prczct,  dans 
Lilurgia,  p.  160.  Entre  les  deux  opinions,  nous  n'avons 
pas  à  prendre  parti;  mais,  fùt-il  local  et  transitoire,  cet 
usage  ne  tarda  pas  à  se  répandre  dès  la  fin  du  me  siè- 
cle, car  il  ne  faisait  que  traduire  en  actes  le  rapproche- 
ment qui  flotte  dans  la  pensée  des  anciens  auteurs, 
«  ad  gloriain  Chrisli  et  laudein  martyrum  ejus  ».  Acla 
Carpi  et  sociorum,  dans  Cabrol,  Monum.  eccl.  lilurgica, 
n.  3864. 

Pour  en  finir  avec  cette  question,  constatons  qu'à 
l'âge  suivant,  au  iv»  et  au  \e  siècle,  on  en  arriva,  en 
effet,  à  célébrer  la  sainte  messe  de  préférence  sur  les 
tombeaux  (évidemment  déplacés)  des  confesseurs  de 
la  foi,  et  ce  lien  établi  officiellement  entre  l'eucharistie 


et  le  corps  des  martyrs,  mettait  à  son  tour  en  un  relief 
concret  l'union  du  Christ  avec  ses  membres  glorieux 
«  qui  l'ont  aimé  durant  leur  vie,  et  imité  dans  leur 
mort  :  même  esprit  et  même  foi  en  eux  tous  ».  Bréviaire 
romain,  iç.  2,  Commune  plur.  martyrum.  C'était  déjà  le 
trait  le  plus  significatif  du  culte  des  reliques  et  le  re- 
cours à  la  doctrine  du  corps  mystique  du  Christ  qui  le 
justifie  d'une  façon  si  parfaite  à  nos  yeux,  t  C'est  avec 
convenance,  dira  saint  Maxime  de  Turin,  et  en  raison 
d'une  certaine  communauté  qu'on  ensevelit  le  corps 
des  martyrs  là  où  tous  les  jours  on  célèbre  la  mort  du 
Seigneur.  En  elïet,  ceux  qui  sont  morts  pour  glorifier 
sa  mort  doivent  reposer  dans  le  mystère  de  son  sacre- 
ment. Il  est  juste,  dis-je,  en  vertu  d'une  certaine  com- 
munauté de  placer  le  corps  de  celui  qui  a  été  immolé 
là  où  sont  déposés  les  membres  du  Seigneur  mort 
aussi,  afin  que  ceux  qui  ont  été  joints  ensemble  dans 
une  même  passion  soufferte  avec  le  Christ,  soient 
unis  par  un  sentiment  religieux  dans  un  même  lieu.  » 
Serm  ,  lxxvii,  P.  L.,  t.  lvii,  col.  690.  L'évcque  italien 
pense  que  c'est  l'aute  du  sacrifice  qui  a  attiré  les 
tombes  des  martyrs;  on  peut  toutefois  se  demander  si, 
parfois,  ce  n'est  pas  plutôt  le  corps  d'un  martyr  plus 
célèbre  qui  aurait  attiré  les  autres  sépultures  et  loca- 
lisé la  commémoration  de  la  mort  du  Christ. 

6.  La  prière  aux  tombeaux  des  martyrs.  —  Les  tom- 
beaux des  martyrs  attirèrent  très  vite  les  sépultures 
des  fidèles.  Dès  avant  la  fin  des  persécutions,  les 
épitaphes  parlent  de  défunts  inhumés  près  des  corps 
saints  :  les  inscriptions  :  ad  martyres,  inter  limina  mar- 
tyrum, ad  sanclos,  ad  sanclum  Cornetium,  etc.,  ne  se 
comptent  pas  dans  les  catacombes  de  Rome.  Par  ail- 
leurs, cette  dévotion  a  laissé  des  traces  en  Orient,  en 
Afrique,  en  Espagne,  dans  les  Gaules.  Cf.  Dictionn. 
d'arclu'ol.,  aux  mots  Ad  sanclos  et  Martyrs,  1. 1,  col.  488, 
et  t.  x  b,  col.  2450  sq.  C'est  dans  ce  geste  et  dans  les 
inscriptions  qui  les  mentionnent  que  les  épitaphes 
des  v»  et  vie  siècles  nous  donneront  en  lin  un  témoi- 
gnage explicite  du  culte  des  corps  saints  :  Sancli 
Pelre,  Marcelline,  suscipile  vestrum  alumnum.  Car  pour 
le  iue  siècle,  les  simples  demandes  de  prière  ou  d'inter- 
cession font  souvent  abstraction  du  corps  du  saint 
et  parfois  s'adressent  à  des  personnes  qui  ne  sont  ni 
martyres,  ni  saintes.  Loc.  cit.,  col.  2448. 

IV.  Après  le  triomphe  de  l'Église.  —  La  prati- 
que de  vénérer  les  ossements,  les  cendres  ou  les  linges 
des  martyrs  se  répandit  surtout  au  moment  du  triom- 
phe de  l'Église,  et  dès  le  début  du  ive  siècle.  Les  écrits 
des  saints  docteurs  en  font  foi  :  les  plus  illustres 
d'entre  eux,  Basile  et  Jean  Chrysostomechez  les  Grecs, 
Ambroise  et  Augustin  chez  les  Latins,  prononcèrent 
d'éloquents  panégyriques  devant  les  tombeaux  des 
saints,  et,  par  leur  enthousiasme  et  la  précision  de 
leur  doctrine,  contribuèrent  à  éclairer  et  développer  le 
culte  des  reliques  parmi  leurs  fidèles. 

1°  Apologie  du  culte  des  reliques  au  IV  siècle.  —  Le 
culte,  nouveau  dans  son  expansion,  suscita  des  objec- 
tions de  divers  côtés  aussi  bien  en  Orient  qu'en  Occi- 
dent. 

En  Orient,  Eusèbe  raconte  qu'il  fallut  détromper 
les  païens,  qui  se  persuadaient  que  les  fidèles  n'éri- 
geaient des  tombeaux  aux  martyrs  qu'afin  de  leur 
rendre  un  culte  divin.  Hisl.  eccles.,  1.  V11I,  c.  vi,  7.  En 
Occident,  le  principal  adversaire  fut  le  prêtre  Vigilan- 
tius,  prêtre  toulousain  et  homme  distingué,  qui,  cho- 
qué des  abus  qu'il  voyait  dans  le  culte  populaire,  se 
répandit  en  invectives  vers  403.  Lui  non  plus  ne 
voyait,  dans  les  honneurs  donnés  aux  martyrs,  qu'une 
«  pure  idolâtrie  ».  Ces  objections  avaient  été  soutenues, 
avec  de  vraies  brimades  officielles  à  l'appui,  par  l'em- 
pereur Julien.  Cf.  Cyrille  d'Alexandrie,  Contra  Julia- 
num,  l.  VI,  P.  G.,  t.  lxxvi,  col.  812. 

1.  Dans  ces  attaques,  il  y  avait  des  objections  de 


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RELIQUES.    APRKS    LE    TRIOMPHE    DE    L'ÉGLISE 


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principe  sur  l'objet  même  du  culte  des  martyrs;  il  y 
avait  aussi  des  critiques  de  détail  sur  les  pratiques  po- 
pulaires de  ce  culte.  Sur  les  premières,  nous  ne  nous 
étendrons  pas,  car  elles  tiennent  à  la  question  plus 
générale  du  culte  des  saints.  Vigilance,  par  exemple, 
écrivait  pesamment  :  «  Non  seulement  vous  les  hono- 
rez, mais  vous  les  adorez;  oui,  ces  baisers  aux  tom- 
beaux sont  une  adoration;  c'est  en  les  adorant  que 
vous  les  baisez!  »  Jérôme,  Contra  Vigilantium,  c.  i\. 
P.  L.,  t.  xxm,  col.  342;  Jérôme  distinguait  mieux  : 
Honoramus  autem  rcliquias  marlyrum,  ut  Eum  cujus 
sunl  martyres  adoremus;  honoramus  servos  ut  honor  ser- 
vorum  redundet  ad  Dominum.  Epist.,  cix,  2.  Julien 
disait  de  même  que  c'était  revenir  au  culte  des  héros, 
et  de  héros  peu  recommandables  parfois  :  à  quoi  saint 
Cyrille  d'Alexandrie  répondait  :  «Les  saints  martyrs, 
nous  ne  les  disons  pas  dieux,  nous  ne  les  adorons  pas 
comme  tels  (XocTpeuTlXÛç)  :  nous  les  révérons  seule- 
ment par  l'affection  et  par  l'honneur  (cr/enjeûç  xod 
-n,[i.7)Tt.xwç).  Nous  les  couronnons  plutôt  des  suprêmes 
honneurs  à  titre  de  courageux  athlètes  de  la  vérité.  » 
Loc.  cit.,  col.  812.  C'est  la  même  distinction  foncière 
que  faisait  saint  Augustin  au  manichéen  Fausle  : 
«  Autre  chose  est  le  culte  de  latrie  dû  à  la  divinité, 
autre  chose  le  culte  d'amour  et  de  communion  que  les 
chrétiens  adressent  aux  martyrs.  »  Contra  Faustum, 
1.  XX,  c.  xxi,  P.  L.,  t.  xlii,  col.  384.  On  voudra  bien 
remarquer  la  rencontre  de  pensée  et  d'expressions 
entre  le  grand  docteur  africain  et  les  humbles  rédac- 
teurs de  l'antique  Marlyrium  Polycarpi.  Puis  il  donne 
à  sa  démonstration  un  développement  qu'il  faut  lire  en 
entier. 

2.  Voilà  comment  se  tranchait,  en  quelques  mots 
faciles  à  saisir,  la  question  fondamentale  du  culte  des 
saints.  Parmi  les  pratiques  de  ce  culte,  la  plus  caracté- 
ristique était  d'élever  des  églises  sur  leurs  tombes;  il 
faut  la  traiter  à  part,  parce  qu'elle  concernait  leurs 
reliques  et  qu'elle  engageait  la  responsabilité  des  évê- 
ques  :  c'était  une  pratique  officielle.  L'empereur  Ju- 
lien en  faisait  un  grief  spécial  aux  chrétiens.  Juliani 
opéra,  édit.  Neumann,  p.  226.  Saint  Augustin,  que 
nous  venons  de  voir  si  net  à  distinguer  le  culte  de  dulie 
du  culte  de  latrie,  déclarait  catégoriquement  que 
«  nous  n'élevons  pas  de  temples  aux  saints  ».  Serm., 
cclxxiii,  P.  L.,  t.  xxxviii,  col.  1251.  Il  insista  encore 
plus  tard  sur  cette  distinction  importante  :  «  Pour 
nous,  les  martyrs  ne  sont  pas  des  dieux.  A  nos  martyrs, 
ce  ne  sont  pas  des  templa  que  nous  construisons  comme 
à  des  dieux,  mais  bien  des  mémorise  comme  à  des  hom- 
mes. »  De  civil.  Dei,  1.  XXII,  ex,  P.  /..,  t.  xi.i,  col.  772. 
Mais  à  coup  sûr  il  avait  contre  lui  le  langage  courant,  et 
le  vocabulaire  bien  approuvé  de  ses  plus  éminents  col- 
lègues. Prudence,  saint  Jérôme  et  saint  Paulin  admet- 
tent sans  hésiter  l'expression  :  basilica  marlyrum.  Il 
aurait  pu  l'adopter  lui-même,  en  se  bornant  à  observer, 
comme  il  le  faisait  quelques  lignes  plus  loin,  que,  dans 
ces  temples,  l'adoration  s'exprimait  par  le  sacrifice  de 
l'autel  et  que  «  ce  sacrifice  ne  s'y  offrait  ni  à  Pierre  ni  à 
Paul,  ni  à  Cyprien,  mais  à  Dieu  qui  a  couronné  ses 
saints,  près  des  restes  de  ceux  qu'il  a  couronnés  ».  Loc. 
cit.  Mais  voilai  c'étaient  les  corps  saints  qui  avaient 
occasionné  la  construction  de  ces  basiliques  et  qui  y 
attiraient  les  foules  1  Elles  continuèrent  à  dire  :  l'église 
de  Cyprien,  et  Paulin  de  Noie  continua  à  célébrer  sa 
«  basilique  de  Félix  ».  Bien  rares  furent  ceux  qui  adop- 
tèrent le  langage  nuancé  de  saint  Augustin.  Pure  ques- 
tion de  vocabulaire,  où  l'usage  était  maître. 

3.  Mais  dans  ces  «  temples  des  martyrs  »,  à  côté  des 
messes  olîertcs  i  en  l'honneur  des  saints  »,  il  était 
d'autres  formes  de  culte  moins  officielles,  où  le  peuple 
aurait  une  action  décisive,  presque  exclusive,  d'au- 
tant que  la  prière  aux  martyrs  était  une  de  celles  qui 
convenait  le  mieux  aux  païens  convertis.  Du  jour  où  ce 


culte  deviendrait  populaire,  et  ce  fut  dès  le  milieu  dn 
ive  siècle,  il  était  inévitable  qu'il  perdît  de  sa  discré- 
tion première.  En  elïet,  les  masses  qui  se  ruèrent  vers  le 
christianisme  avant  et  après  l'édit  de  Milan  entraient 
dans  l'Église  avec  leurs  habitudes  ancestrales  de  dévo- 
tion et  elles  n'avaient  pas  toujours  assez  d'instruction 
pour  saisir  la  différence  que  l'Église  mettait  entre  les 
reliques  de  ses  martyrs  et  le  corps  des  morts  illustres 
ou  les  trophées  des  héros  antiques;  à  peine  donc  pou- 
vaient-elles comprendre  qu'on  leur  interdît  défaire  aux 
tombeaux  des  saints  les  mêmes  gestes  qu'elles  faisaient 
devant  les  statues  des  dieux.  Le  fait  est  indéniable,  et 
saint  Paulin,  si  délicat,  le  mettait  sur  le  compte  de 
celle  rusticitas  adsueta  diu  sacris  servire  projanis  (Car- 
mina,  xxvn,  vers  549).  Chaque  jour  il  l'avait  sous  les 
yeux  à  la  basilique  de  son  cher  saint  Félix;  mais  il 
l'excusait  chez  cette  foule  néophyte.  Elle  ne  marchan- 
dait pas,  en  effet,  aux  reliques  les  démonstrations  de  sa 
piété,  et  sous  les  formes  les  plus  diverses.  Les  tom- 
beaux des  martyrs  constituaient  par  eux-mêmes  un 
rendez-vous  de  prière,  et  ceci  ne  peut  pas  faire  diffi- 
culté après  ce  que  saint  Augustin  a  dit;  mais  on  en 
baisait  le  seuil,  on  en  touchait  la  pierre  ou  le  métal,  on 
y  déposait  des  offrandes,  on  y  accrochait  des  ex-voto 
sous  formes  d'inscription  ou  de  fac-similé  de  membres 
guéris;  on  y  allumait  des  cierges  et  des  lampes,  en 
signe  de  joie  ou  de  reconnaissance;  à  certains  jours 
d'anniversaires,  on  y  faisait  des  festins.  Comme  ces 
pratiques  se  développaient  concrètement  auprès  des 
saintes  reliques,  nous  noterons  seulement  l'attitude 
diverse  des  chefs  de  l'Église  à  propos  de  quelques-unes 
d'entre  elles. 

Voici,  par  exemple,  l'usage  des  cierges.  Il  était  cri- 
tiqué par  Vigilantius  :  «  C'est  là  un  rite  païen,  que 
vous  avez  introduit  dans  les  églises  sous  prétexte  de 
religion  1  »  Il  faut  bien  dire  que  les  anciens  cultes 
païens  en  avaient  fourni  l'exemple  ;  dès  lors,  au  lieu  d'y 
voir  une  forme  respectable  de  l'instinct  religieux,  Lac- 
tance  avait  déjà  remarqué  que  «  le  vrai  Dieu  n'a  pas 
besoin  de  tout  cet  éclairage  ».  Divin.  Inslil.,  1.  VI,  c.  il. 
Saint  Jérôme  fut  d'emblée  du  même  avis  et,  fougueux, 
il  nia  l'usage  :  «  Tu  mens,  dit-il  à  Vigilance,  quand  tu 
nous  accuses  d'allumer  des  cierges  en  plein  jour;  nous 
ne  les  allumons  que  pour  tempérer  les  ténèbres  de  la 
nuitl  »  Contra  Vigilantium,  c.  vu,  P.  L.,  t.  xxm, 
col.  345.  Mais  les  faits  étaient  là  :  il  finit  par  les  cano- 
niser. «  Soit,  reprend-il,  nous  faisons  ce  que  font  les 
païens,  mais  ce  qui  était  détestable  quand  il  s'agissait 
des  idoles,  est  une  chose  excellente  dès  qu'il  s'agit  des 
martyrs...  De  ce  que  nous  adorions  les  idoles,  est-ce  que 
nous  ne  pourrions  plus  adorer  Dieu,  sous  prétexte  que 
nous  aurions  l'air  de  lui  rendre  un  culte  qui  ressemble 
à  celui  des  idoles?  »  «  Là  est  la  vraie  justification  de 
certaines  pratiques  du  culte  des  reliques.  Inévitable- 
ment les  signes  les  plus  simples  de  la  piété  se  retrou- 
vent dans  la  vraie  religion  aussi  bien  que  dans  les 
fausses.  Et  la  ressemblance  en  pareil  cas  n'est  pas 
toujours  une  marque  de  dépendance.  »  Vacandard, 
Éludes  de  critique  et  d'histoire,  t.  in,  p.  152. 

D'autres  pratiques  étaient,  sans  conteste,  d'origine 
païenne,  mais  sans  signification  religieuse;  elles  pou- 
vaient donc  s'implanter  dans  les  temples  des  saints. 
surtout  quand  ils  devaient  remplacer  des  temples 
d'idoles.  On  a  beaucoup  disserté  sur  les  ex-voto  des 
saints  guérisseurs  d'Aboukir  ou  d'ailleurs.  Cf.  Dele- 
haye,  Analccta  I.ollandiana,  t.  xxx,  p.  122.  Mais 
Théodoret  n'était  nullement  gêné  de  découvrir  dans 
les  basiliques  chrétiennes  ces  àva0aT7)[A(XT!x  qui  rappel- 
lent la  guérison  :  des  yeux,  des  pieds,  des  mains,  en  or 
ou  en  argent  ;  ces  emblèmes  n'avaient  en  somme  rien 
d'idolâtrique,  rien  d'obscène;  et  ils  ne  faisaient  point 
oublier  les  fruits  de  sanctification  qu'on  recueillait 
au  contact  des  saints.  Car  ils  sont  «  médecins  du  corps 


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RELIQUES.    APRÈS    LE    TRIOMPHE    DE    L'ÉGLISE 


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et  de  l'âme  ».  Théodoret,  Grse?ar.  affectionum  curatio, 
c.  vm,  P.  G.,  t.  lxxxiii,  col.  1032,  In  psalm.  lxvii, 
y.  11,  t.  i.xxx,  col.  1381;  De  martyribus,  t.  lxxxiii, 
col.  1012.  Aux  premiers  siècles  de  l'Église,  ces  usages  et 
bien  d'autres,  marqués  au  coin  du  paganisme,  auraient 
fait  horreur  aux  convertis,  qui  se  séparaient  violem- 
ment de  toutes  leurs  habitudes  anciennes.  Aussi  ne  les 
a-t-on  point  rencontrés  dans  les  Actes  des  martyrs,  ni 
dans  les  écrits  des  docteurs  du  me  siècle,  qui  n'avaient 
pas  besoin  d'en  détourner  leurs  fidèles.  Mais  au  ive  et 
au  ve  siècle,  la  clientèle  païenne  qui  en  raffole  se  fait 
chrétienne  :  il  était  du  devoir  des  chefs  des  Églises  de 
christianiser  ces  coutumes  et  d'en  faire  un  instrument 
d'apostolat.  «  A  l'aide  d'une  pratique  ancienne,  dont 
la  religion  nouvelle  se  bornait  à  changer  l'objet  et  à 
purifier  l'intention,  il  semblait  que  le  peuple,  toujours 
esclave  de  ses  anciennes  habitudes  »,  et  toujours  sensible 
aux  pompes  extérieures,  «  se  laisserait  plus  facilement 
attirer  du  culte  païen  des  mânes  au  culte  chrétien  des 
martyrs  ».  Et  des  hommes  comme  saint  Grégoire  le 
Thaumaturge  (De  Vita  Gregorii,P.  G.,  t.  xlvi,co1.  953), 
saint  Paulin  de  Noie  (Carmina,  xxvn,  553),  saint 
Augustin  (Episl.,  xxix,  n.  5),  s'applaudissent  de  cette 
espèce  de  douce  surprise  et  de  contrainte  innocente 
exercée  au  profit  de  la  foi  sur  les  souvenirs  mêmes  et 
sur  les  usages  du  paganisme.  »  R.  Rochette,  cité  dans 
Yacandard,  op.  cit.,  p.  149.  Mais  d'autres  saints  doc- 
teurs étaient  moins  optimistes,  soit  que  leurs  fidèles 
fussent  plus  ignorants,  soit  qu'eux-mêmes  fussent 
plus  sévères  :  «  Autre  chose  est  ce  que  nous  enseignons, 
autre  chose  ce  que  nous  tolérons;  il  y  a  des  choses  que 
nous  sommes  obligés  de  supporter,  mais  nous  ne  ces- 
sons de  travailler  à  les  amender  jusqu'à  ce  que  l'amen- 
dement s'ensuive.  »  Contra  Faustum,  1.  XX,  c.  xxi, 
P.  L.,  t.  xlii,  col.  384.  Question  d'opportunité,  dont 
chaque  évêque  était  juge,  et  qui  ne  suscita  entre  eux 
aucune  controverse. 

4.  Il  est  bien  sûr  qu'à  côté  de  ces  pratiques  univer- 
selles, qu'il  suffisait  de  bien  interpréter,  la  dévotion 
aux  martyrs  ensevelis  a  donné  lieu  à  des  abus  indénia- 
bles, qui  ont  soulevé  des  protestations  plus  ou  moins 
violentes,  chez  les  païens  et  même  chez  les  Pères  de 
l'Église.  Là  encore  nous  ne  citerons  qu'un  exemple  : 
les  repas  servis  aux  tombeaux  des  martyrs.  Ces  aga- 
pes, qui  curent  sans  doute  à  l'origine  un  caractère 
grave  et  religieux,  dégénérèrent  au  ive  siècle  en  orgies. 
A  Carthage,  le  culte  de  saint  Cyprien  donna  naissance 
à  des  réunions  bruyantes  et  dansantes,  que  l'évêque 
Aurélius  dut  interdire.  «  L'ivresse  est  chose  si  com- 
mune en  notre  Afrique,  écrit  le  Pseudo-Cyprien,  que 
c'est  à  peine  si  on  se  la  reproche.  Ne  voyons-nous  pas 
aux  tombeaux  des  martyrs  le  chrétien  forcer  le  chré- 
tien à  s'enivrer?  »  De  dupl.  mari.,  25,  P.  L.,  t,  rv 
(1844),  col.  895.  Augustin  s'élève  également  contre 
ces  banquets  Episl.,  xxn,  n.  6,  P.  L.,  t.  xxxin,  col.  92. 
Pareillement  saint  Ambroise,  qui  y  voit  une  reprise  des 
parentalia  des  païens,  et  qui  supprime  cette  déforma- 
tion du  culte  des  reliques.  Cependant,  puisque  ces 
grossièretés  n'étaient  rien  auprès  des  turpitudes  du 
paganisme,  il  ne  faut  pas  se  scandaliser  de  voir  certains 
évèques  les  tolérer  chez  les  chrétiens  nouvellement 
convertis  :  saint  Paulin  les  avait  supportées  aux  portes 
de  Rome,  Carmina,  ix,  vers  567,  et  saint  Grégoire  le 
Grand  devait  les  permettre  aux  Anglo-Saxons,  pour  ne 
pas  heurter  de  vieilles  habitudes.  Episl.,  1.  IX,  n.  71. 
P.  L.,  t.  lxxvii,  col.  1215. 

2°  Origine  des  reliques.  —  1 .  En  Orient.  —  Il  faut,  sur 
ce  point,  noter  une  différence  entre  la  pratique  de 
l'Orient  et  celle  de  l'Occident.  En  Orient,  on  n'éprouva 
aucune  répugnance  à  tirer  de  leurs  tombeaux  les  corps 
des  martyrs,  et  même  à  les  démembrer  pour  la  diffu- 
sion de  leurs  reliques.  Constantinople,  ville  nouvelle, 
n'avait  pas  de  corps  saints  ensevelis  en  son  sol;  elle 


voulut,  à  l'instar  de  Rome  et  d'Antioche,  avoir  son 
trésor  de  reliques  :  sous  l'empereur  Constance,  en  356, 
il  s'y  fit  une  translation  solennelle  des  reliques  de  saint 
Timothée  et,  l'année  suivante,  on  apporta  d'Alexandrie 
celles  de  saint  André  et  de  saint  Luc;  durant  le  ve  siè- 
cle, on  en  adjoignit  beaucoup  d'autres.  De  même,  dans 
tout  l'Orient,  les  grandes  métropoles  s'enrichirent  aux 
dépens  des  Églises  apostoliques.  A  Antioche  encore,  et 
cette  fois  pour  faire  tomber  le  centre  idolâtrique  de 
Daphné,le  césar  Gallus,  en  351,  fit  transporter  le  corps 
de  saint  Babylas,  dont  la  présence  fit  taire  désormais 
l'oracle  d'Apollon. 

De  local  qu'il  était,  le  culte  des  reliques  tendit  ainsi 
à  devenir  universel.  Constantin  qui,  d'ailleurs  ne  con- 
naissait guère  de  son  Empire  que  les  grandes  villes, 
dans  son  Oratio  ad  sanclum  cœtum,  12,  Heickel,  p.  171, 
suppose  le  culte  des  reliques  comme  une  forme  partout 
existante  de  la  vie  religieuse  des  contemporains.  Cela 
est  encore  plus  net  chez  Julien  l'Apostat,  qui  reproche 
aux  Galiléens  de  remplir  tout  l'empire  de  mémorise  en 
l'honneur  des  martyrs.  Juliani  librorum  contra  chris- 
lianos  quœ  supersunt,  Neumann,  1880,  p.  226,  237  sq. 

Comment  faisait-on  pour  se  procurer  des  martyrs  à 
transférer?  Les  grandes  Églises  d'Orient,  nous  l'avons 
dit,  comme  les  deux  Césarée,  Antioche,  Nicomédie, 
Alexandrie,  la  Palestine,  avaient  des  martyrs  dont  les 
tombeaux,  autour  des  villes,  étaient  connus  et  vénérés 
par  les  pèlerins  ;  mais  elles  les  gardaient  jalousement.  Il 
y  avait  bien  la  Thrace  et  autres  régions  occupées  par 
les  Barbares  :  on  y  fit  de  fructueuses  expéditions.  Mais, 
au  fond  de  l'Egypte,  on  en  était  réduit  à  chercher  des 
reliques  sur  la  foi  d'un  vieux  récit  ou  d'un  songe  : 
«  Vraiment  ils  se  trompent,  s'écriait  le  moine  Schnoudi, 
ceux  qui  s'ancrent  dans  une  pensée  mensongère  et 
disent  :  des  martyrs  nous  sont  apparus;  ils  nous  ont 
appris  où  étaient  leurs  ossements!  ou  bien  :  il  nous  est 
arrivé,  pendant  que  nous  creusions  la  terre,  de  trouver 
des  ossements  de  martyrs!  »  E.  Amélineau,  Œuvres  de 
Schnoudi,  Paris,  1907,  p.  212.  Schnoudi  n'est  pas  le  der- 
nier qui  se  soit  élevé  contre  les  fausses  reliques!  Il 
était  encore  préférable  de  porter  de  vrais  corps  de 
martyrs  authentiques  aux  endroits  où  la  foule  les  récla- 
mait. Ainsi  fit  saint  Cyrille  pour  Aboukir  :  «  A  douze 
milles,  à  l'est  d'Alexandrie,  un  bourg  du  nom  de  Mé- 
nouthis  était  célèbre  au  Ve  siècle  par  son  oracle.  Non 
seulement  les  païens  y  affluaient,  mais  nombre  de 
chrétiens  ne  pouvaient  se  défendre  d'y  recourir.  Pour 
mettre  un  terme  à  ce  concours  idolâtrique,  saint  Cyrille 
fit  transporter  solennellement  à  Ménouthis  les  corps 
des  saints  Cyr  et  Jean,  qui  avaient  reposé  jusque-là 
dans  l'église  Saint-Marc  à  Alexandrie.  Cette  transla- 
tion eut  son  effet  immédiat  :  le  nouveau  sanctuaire 
devint  en  peu  de  temps  l'un  des  plus  fameux  de 
l'Egypte  chrétienne.  »  Yacandard,  op.  cit.,  p.  171, 
d'après  Duchesne.Le  sanctuaire d' Aboukir,  dans  Bulle- 
tin soc.  arch.  d'Alexandrie,  1910,  et  Delehaye,  Les  saints 
d' Aboukir,  dans  Analecla  Bollandiana,  1911,  p.  448. 

Mais  on  pouvait  toujours  regretter  de  dépouiller 
ainsi  un  vieux  sanctuaire  de  son  trésor  de  reliques  :  il 
fallait  trouver  un  autre  moyen  de  faire  des  heureux. 
Au  ive  siècle  déjà,  on  prit  le  parti  de  diviser  les  corps 
saints.  C'était,  semble-t-il,  pratique  ancienne  en 
Orient  où  la  loi  romaine  était  moins  strictement  ob- 
servée. Saint  Basile  raconte  que  les  quarante  martyrs 
de  Sébaste,  respirant  encore,  furent  livrés  aux  flam- 
mes et  leurs  cendres  jetées  dans  le  fleuve,  et  malgré  la 
recommandation  contraire  des  martyrs  (Testament 
der  40  Marlyrer,  Bonwestch,  1897,  p.  76),  «les  voilà, 
dit  l'orateur,  qui  occupent  notre  contrée  et  qu'ils  sont 
un  honneur  pour  beaucoup  de  nos  villages...»,  P.  G., 
t.  xxxi,  col.  521.  Grégoire  de  Nazianze  «  en  possède 
une  part  et  fait  ensevelir  ses  parents  près  des  reliques  ». 
Homil.  in  SS.  XL  Martyres,  P.  G.,  t.  xlvi,  col.  784. 


2335 


RELIQUES.    APRÈS    LE    TRIOMPHE    DE    L'ÉGLISE 


2336 


Dans  tout  l'Orient  au  v«  siècle,  cette  subdivision  du 
corps  des  saints  est  devenue  un  fait  ordinaire  que  cha- 
cun peut  constater,  et  que  les  historiens  de  l'Église 
orientale  admettent  sans  aucune  réserve,  puisqu'au 
demeurant  leurs  âmes  sont  bien  vivantes.  «  Les  âmes 
courageuses  des  triomphateurs,  écrit  Théodoret,  se 
meuvent  à  l'aise  dans  le  ciel,  mêlées  aux  chœurs  des 
[anges]  incorporels;  pour  leurs  corps,  ils  ne  sont  plus 
cachés  chacun  dans  son  tombeau,  mais  des  villes  et  des 
villages  se  les  sont  partagés...  Oui,  le  corps  est  divisé, 
mais  indivise  reste  la  grâce  ;  et  si  petit  et  si  menu  qu'en 
soit  le  résidu,  il  détient  la  même  vertu  que  le  martyr 
non  encore  partagé.  »  Grœc.  affection,  curalio,  c.  vm, 
P.  G.,  t.  lxxxiii,  col.  1012  A.  Le  même  auteur  regrette 
pourtant  que  sur  «  de  si  petites  reliques,  af/txpo-rà- 
tuv  Xei^âvcov  »  on  ne  puisse  plus  parfois  mettre  un 
nom.  Théodoret,  Epist.,  cxxx,  édit.  Schultze,  t.  iv, 
col.  1218. 

2.  En  Occident.  —  Ces  usages  suspects  ne  furent  pas 
tolérés  dans  l'Église  romaine  et  son  patriarcat  d'Italie, 
du  moins  pendant  les  trois  grands  siècles  qu'elle  vécut 
à  l'ombre  de  l'Empire.  C'est  qu'en  effet,  la  loi  romaine 
édictait  des  peines  rigoureuses  contre  toute  profanation 
d'un  tombeau,  et  le  Code  Théodosien,  1.  IX,  tit.  xvn, 
maintint  la  prohibition  «  de  troubler  le  repos  d'un 
mort,  ne  fût-ce  qu'en  déplaçant  son  sarcophage,  et  la 
défense  surtout  de  porter  sur  ses  restes  une  main  sacri- 
lège ».  La  suite  du  texte  s'applique  aux  translations  et 
divisions  de  reliques,  et  les  interdit  aux  chrétiens. 
Aussi  c'est  par  le  fait  de  circonstances  exceptionnelles 
que  s'expliquent  les  translations  de  reliques  à  Rome 
antérieures  au  vne  siècle.  On  comprend  bien,  par 
exemple,  celles  des  martyrs  morts  en  exil,  Pontien  et 
Hippolyte,lepape  Corneille.  Mais  les  translations  clan- 
destines opérées  par  les  novatiens  sont  appelées  des 
vols  par  la  Deposilio  marlyrum  de  354. 

La  plus  ancienne  translation  de  martyrs  à  l'intérieur 
de  Rome  est  celle  des  saints  Prime  et  Félicien,  qui,  en 
648,  furent  transportés  de  la  voie  Nomentane  à 
l'église  Saint-Étienne-lc-Rond;  on  connaît  ensuite 
celle  des  saints  Faustin  et  Béatrice  en  682.  «  Quand  on 
parle  auparavant  de  reliques  transférées,  on  entend 
des  objets  ayant  touché  aux  ossements  des  martyrs 
ou  de  la  poussière  de  leurs  tombeaux.  »  L.  Duchesne, 
Liber  Pont.,  1. 1,  p.  321  et  334.  Ainsi  avaient  dû  faire 
le  pape  Damase  (366-384)  pour  la  dédicace  de  Saint- 
Laurent  in  Damaso,  Innocent  Ier  (401-417)  pour  celle 
des  saints  Gervais  et  Protais,  et  le  pape  Simplicius 
(468-483)  pour  la  basilique  de  Saint-André  et  de  Saint- 
Étiennc  dont  nous  venons  de  parler.  Au  vu»  siècle,  on 
ne  compte  guère  que  trois  translations  de  corps  saints 
à  Rome;  mais,  au  vin8,  l'ancienne  discipline  se  perdit  : 
en  757,  c'est  une  grande  quantité  de  reliques  que  le 
pape  Paul  Ier  fit  transporter  pour  consacrer  l'église 
Saint-Sylvestre  in  capile,  et  Pascal  I"  (817-824)  reprit 
le  courant  des  translations  que  le  pape  Hadrien  Ier 
avait  essayé  d'entraver  :  il  fit  transporter  dans  l'inté- 
rieur de  Rome  2  300  corps  et  les  répartit  dans  les  diffé- 
rentes basiliques,  à  la  grande  satisfaction  despèlerins. 

A  Milan,  au  temps  de  saint  Ambroise,  la  dédicace 
des  églises  s'accomplissait  sans  déposition  de  reliques, 
Mcrcati,  Antiche  rcliquie  liturgice,  p.  10,  et  ce  n'est 
que  pour  complaire  à  ses  ouailles  cosmopolites  qui  lui 
demandaient  :  «  Dédiez  la  basilique  (des  saints  Gervais 
et  Protais)  comme  à  Rome!  »  que  le  grand  évêque  leur 
répondit  :  «  Je  le  ferai  si  je  trouve  des  reliques.  »  Epist., 
xxi,  P.  L.,  t.  xvi  (1845),  col.  1019.  On  sait  comment  là- 
dessus  en  386,  il  trouva  les  corps  des  saints  martyrs, 
inaugurant  ainsi  dans  la  Haute-Italie  l'usage  romain 
qui  exigeait  des  reliques  dans  tous  les  autels. 

Dans  le  nord  de  l'Italie,  on  était  moins  riche  et  sur- 
tout moins  renseigné  sur  les  saints  martyrisés  et  ense- 
velis à  la  hâte  ou  en  cachette.  L'invention  des  corps 


des  saints  Gervais  et  Protais,  puis  celle  de  saint  Na- 
zairc,  dont  on  ignorait  les  lieux  de  sépulture,  fut  un 
événement  considérable  dans  la  vie  religieuse  de  l'Ita- 
lie du  Nord  et  des  pays  transalpins,  plus  dépourvus  en- 
core de  martyrs.  L'évêque  de  Milan  vit  soudain  se 
tourner  vers  lui  les  regards  de  ses  collègues  dans  l'épis- 
copat;  et,  afin  de  satisfaire  leurs  pieuses  convoitises, 
il  se  permit,  comme  on  le  faisait  en  Orient,  de  partager 
les  rcl  iques  des  saints  Gervais  et  Protais  entre  un  grand 
nombre  de  villes  de  l'Italie,  de  la  Gaule  et  de  l'Afrique. 
Saint  Gaudence  de  Brescia  en  demanda,  saint  Martin 
de  Tours  en  reçut,  saint  Victrice  de  Rouen  également. 

L'histoire  de  ces  saints  évêques  nous  instruit  sur  le 
culte  des  reliques  dans  les  Églises  italiennes  et  gallo- 
romaines  du  ive  siècle.  Nous  y  voyons  que  Gaudence. 
avant  d'être  évêque,  avait  parcouru  la  Palestine,  la 
Syrie  et  la  Cappadoce  à  la  recherche  des  reliques  des 
apôtres  et  des  martyrs  dont  il  dota  son  église  de  Bres- 
cia, consacrée  sous  le  vocable  de  Concilium  sanclorum. 
Serin.,  xvn,  P.  L.,  t.  xx,  col.  962.  Saint  Martin  lutta 
bien  contre  les  faux  martyrs  et  les  fausses  reliques: 
mais  il  était  heureux  d'en  recevoir  d'authentiques. 
Quant  à  saint  Victrice  de  Rouen  (f  409),  il  inaugura  en 
termes  enthousiastes,  le  culte  fervent  que  devaient 
garder  les  Églises  du  Moyen  Age  pour  les  reliques  des 
saints  :  «  Voici  qu'une  grande  partie  de  la  milice  céleste 
daigne  visiter  notre  cité,  de  sorte  que  désormais  il  nous 
faudra  habiter  parmi  des  foules  de  saints.  »  De  laude 
sanclorum,  c.  i,  n.  2,  P.  L.,  t.  xx,  col.  443.  Sainte  Rade- 
gonde  (f  587)  obtint  de  l'empereur  Justin  des  reliques 
de  la  Vraie  Croix  et  du  patriarche  de  Jérusalem  un 
doigt  de  la  main  de  saint  Mf-mmas. 

3.  Les*  pignora  sanclorum  ». —  Mais  ces  multiplica- 
tions de  reliques  aux  vie  et  vne  siècles,  en  Gaule  et  dans 
la  Haute-Italie,  s'expliquent  aussi  par  une  nouvelle 
forme  du  culte  des  reliques  :  si  en  Orient  on  divise  les 
corps  saints,  si  à  Rome  on  consent  enfin  à  des  transla- 
tions, en  Occident,  en  dehors  des  anciennes  métropo- 
les, on  se  contente  de  reliques  représentatives,  c'est-à- 
dire  d'objets  mis  en  contact  avec  le  tombeau  du  saint . 
On  les  désigna  sous  le  nom  de  brandeum,  bénéficia, 
palrocinia,  pignora,  sancluaria.  Tantôt  ce  fut  de 
l'huile  des  lampes  que  l'on  allumait  devant  le  tombeau 
dans  le  sancluarium,  tantôt  la  mousse,  la  «  manne  » 
qui  se  produisait  sur  la  pierre  recouvrant  le  sarco- 
phage, tantôt  l'eau  ou  le  baume  qui  s'échappait  du 
tombeau  et  que  l'on  recueillait  avec  des  linges,  tantôt 
même  la  poussière  des  dalles  du  martijrium.  D'autres 
fois  ce  furent  des  vêtements  ou  des  étoffes  que  l'on 
avait  déposés  sur  le  tombeau.  On  apprécia  particuliè- 
rement ceux  de  ces  vêtements  qui  avaient  été  posés 
sur  le  tombeau  de  saint  Pierre  à  Rome;  ce  furent  les 
palliola  ele  la  confession  de  saint  Pierre,  qui  sont  deve- 
nues le  pallium  des  archevêques,  mais  qui,  jusqu'au 
vme  siècle,  furent  des  reliques  à  tout  usage  représenta- 
tives de  saint  Pierre.  On  a  conserve  les  ilineraria  des 
pèlerins  de  Rome  en  quête  de  ces  reliques,  et  le  trésor 
de  Monza  garde  les  étiquettes  attachées  aux  lampes 
des  martyrs,  dont  saint  Grégoire  avait  fait  cadeau  à  la 
reine  Théodolinde.  Pendant  des  siècles,  et  en  somme 
jusqu'à  Charlcmagne,  les  catholiques  d'Occident  se 
contentèrent  de  ces  reliques  représentatives  des  mar- 
tyrs, comme  l'attestent  une  lettre  du  pape  Hormisdas 
à  l'empereur  Justinien,  Epist.  lxxvii  dans  Thiel, 
Epist.  roman,  pont  if.,  p.  873,  et  la  réponse  de  saint  Gré- 
goire le  Grand  à  l'impératrice  Constantine,  femme  ele 
Maurice.  Elle  lui  avait  demandé  le  chef  de  saint  Paul 
pour  sa  nouvelle  église  de  Constantinople;  le  pape 
s'excuse  de  ne  pouvoir  accéder  à  cette  demande  :  «  Des 
exemples  récents  montrent  à  quels  dangers  s'exposent 
ceux  qui  troubleraient  les  restes  sacrés  des  saints  apô- 
tres et  martyrs.  Ainsi  le  tombeau  de  saint  Laurent 
ayant  été  ouvert  par  mégarde,  tous  ceux  qui  avaient 


2337 


RELIQUES.    PREMIERS    ESSAIS    DE    THÉOLOGIE 


2338 


jeté  les  yeux  sur  le  saint  corps,  même  sans  avoir  eu  la 
témérité  d'y  porter  la  main,  étaient  morts  dans  les  dix 
jours.  Sache  donc  Votre  Majesté  que  ce  n'est  pas  la 
coutume  des  Romains  d'oser  toucher  quelque  chose 
de  leurs  corps,  quand  ils  donnent  des  «  reliques  »  des 
saints.  Tout  ce  que  nous  faisons,  c'est  d'envoyer  dans 
un  coffret  de  buis,  une  pièce  de  soie  ou  de  linge,  après 
qu'elle  a  été  posée  sur  les  corps  sacrés.  On  porte  ce 
brandeum  à  l'église  qui  doit  être  consacrée  et  on  l'y 
ensevelit  avec  toute  la  vénération  que  l'on  doit.  Et 
grande  est  la  vertu  de  ces  sortes  de  reliques  :  ainsi  au 
temps  du  pape  Léon,  de  sainte  mémoire,  les  Grecs 
ayant  émis  quelque  doute  au  sujet  de  ces  reliques,  le 
pontife  se  fit  apporter  des  ciseaux,  coupa  le  brandeum 
et  le  sang  s'échappa  de  l'endroit  où  l'incision  avait  été 
faite.  »  Le  pontife  propose  donc  à  l'impératrice  de  lui 
envoyer  de  la  limaille  des  chaînes  de  saint  Faul.  Epist., 
1.  IV,  n.  29,  P.  L.,  t.  ixxvii,  col.  702.  Ces  reliques 
par  contact  pouvaient  donc  faire  fonction  des  corps  de 
martyrs,  et  servaient  pour  la  dédicace  des  églises. 

4.  Les  reliques  des  confesseurs.  —  Il  y  avait  désormais 
pour  les  Églises  d'Occident  en  quête  de  reliques  une 
autre  équivalence  facile  à  exploiter  :  c'étaient  les 
reliques  des  saints  non-martyrs,  évêques  ou  moines. 
L'origine  de  leur  culte,  qui  remonte  à  la  fin  du  ivc  siècle 
et  s'est  développé  simultanément  en  Orient  et  en  Occi- 
dent, laisse  à  penser  qu'ici  et  là  on  a  agi  sous  l'influence 
d'une  idée  commune  :  n'ayant  plus  de  martyrs  on  a 
admis  que  ces  saints  confesseurs  s'égalaient  aux  mar- 
tyrs des  premiers  siècles,  par  la  patience  et  le  dévoue- 
ment pour  le  Christ  qu'ils  avaient  montrés  durant  leur 
vie.  Quant  à  leurs  reliques,  si  elles  n'étaient  pas  déco- 
rées des  stigmates  du  martyre,  elles  gardaient,  à  n'en 
pas  douter,  une  part  de  puissance  sanctificatrice  et 
miraculeuse.  C'est  d'ailleurs  envers  leurs  reliques  que 
la  piété  des  fidèles  pour  ses  saints  se  manifesta  dès 
l'abord  et  sous  des  formes  singulières.  Pour  posséder 
des  reliques  si  précieuses,  on  ne  reculait  pas  quelque- 
fois devant  la  ruse,  le  recel,  le  vol.  Un  disciple  d'Hila- 
rion  avait  ainsi  dérobé,  à  grands  risques,  le  cadavre 
de  son  maître  mort  en  Chypre  et  l'avait  emporté  à 
Majuma  en  Syrie.  C'est  par  suite  d'un  rapt  un  peu 
plus  excusable  que  les  habitants  de  Tours  rentrèrent 
en  possession  du  corps  de  leur  évêque  saint  Martin. 
On  déposait  ces  saints  confesseurs,  canonisés  d'avance, 
dans  une  confessio,  imitée  du  marlyrium;  et  sur  cette 
tombe  glorieuse,  s'élevait  très  vite  une  église.  C'était 
le  commencement  d'un  culte  posthume  pour  ces  saints 
non  martyrs,  saints  évêques  ou  saints  ascètes.  Là  se 
renouvelaient,  avec  une  égale  ferveur,  les  scènes  de 
vénération  et  de  guérison  que  nous  avons  vues  se  pro- 
duire sur  les  tombeaux  des  martyrs. 

3°  Culte  des  reliques.  —  Il  se  manifeste,  en  Orient  et 
en  Occident,  sous  forme  liturgique  de  translations  et 
sous  forme  populaire  de  pèlerinages. 

1.  Translation. —  Inaugurées  au  vne  siècle,  les  trans- 
lations des  corps  saints  se  continuèrent  durant  tout  le 
haut  Moyen-Age,  avec  un  redoublement  de  solennités, 
notamment  chez  les  Celtes  :  on  en  eut  un  exemple 
quand  il  s'agit  des  restes  de  saint  Cuthbert.  Ces  céré- 
monies étaient  précédées,  dans  ces  régions,  d'une  vigile 
dont  notre  cérémonial  de  la  dédicace  a  gardé  le  sou- 
venir. Elles  s'achevaient  le  lendemain  par  la  lumulatio 
solennelle,  rite  terminal  copié  de  près  sur  le  dispositif 
romain  de  translation  que  le  P.  Grisar  a  restitué,  Rome 
et  les  Papes,  t.  n,  p.  184.  Cet  ensemble  composite  a 
constitué  le  fonds  primitif  de  notre  actuel  cérémonial 
romain  de  la  consécration  des  autels  et  des  églises. 

Nous  sommes  beaucoup  moins  informés  sur  le  rituel 
assurément  triomphal  des  translations  en  Orient. 

2.  Pèlerinages.  —  Dans  les  pays  orientaux,  les  pèle- 
rinages aux  saints  tombeaux  vidaient,  à  certains  jours, 
des  villes  comme  Antioche  et  Jean  Chrysostome  les 


compare,  sans  trop  d'exagération,  aux  migrations  d'un 
essaim  d'abeilles.  In  Ccidium  martyrem,  P.  G.,  t.  xxxi, 
col.  4i9.  Grégoire  de  Nysse  nous  assure  qu'à  certains 
sanctuaires  le  mouvement  des  foules  se  poursuivait 
tout  le  long  de  l'année  :  Le  Theodoro  martyre,  P.  G., 
t.  xlm,  col.  745  D.  Les  pèlerinages  aux  tombeaux  des 
saints  Apôtres  à  Rome  et  des  saints  Martyrs  de  Milan 
entraînaient  peut-être  moins  de  monde  en  Occident 
aux  vie  et  vnc  siècles,  mais  ils  attiraient  et  de  plus 
loin,  les  visiteurs  les  plus  illustres  et  les  plus  repré- 
sentatifs. 

3.  Autres  manifestations.  —  Les  translations  solen- 
nelles de  martyrs  et  les  expressions  populaires  d'en- 
thousiasme dont  les  pèlerinages  étaient  l'occasion 
marquent  certainement  le  caractère  dominant  du 
culte  des  reliques  du  i\e  au  vme  siècle,  et  suffisent 
à  en  montrer  la  continuité  dans  l'Église.  Mais  il  y  en 
a  d'autres  manifestations  plus  intimes  et,  pour  ainsi 
dire,  plus  dogmatiques,  en  particulier  l'usage,  qui  se 
répandit  peu  à  peu,  de  dire  la  messe  sur  les  corps  saints. 

Au  lendemain  de  la  paix  de  l'Église,  on  continua 
un  moment  de  célébrer  sur  des  autels  mobiles,  au  voisi- 
nage des  tombeaux.  «  Dans  les  donations  faites  par 
Constantin  aux  basiliques  romaines,  les  autels  sont 
d'argent  ;  ils  sont  rangés  parmi  les  calices  et  les  lampes 
comme  des  meubles,  et  ils  sont  distingués  des  confes- 
sions de  bronze  ou  de  porphyre  où,  sans  doute,  on  ne 
célébrait  point  le  sacriiiee. 

«  ...  C'est  saint  Grégoire  qui  disposa  les  confessions 
de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  de  manière  à  ce  qu'on 
pût  dire  les  messes  super  corpus  »  (et  non  plus  seule- 
ment ad  corpus,  selon  l'expression  consacrée  par  les 
anciens  documents).  F.  Jubaru,  Sainte  Agnès,  append. 
n,  p.  318. 

En  dehors  de  la  messe,  les  chrétiens  faisaient  des 
saints  tombeaux  le  centre  de  leurs  réunions  de  prière 
canoniale.  C'est  même  pour  assurer  le  service  régulier 
et  digne  des  martyrs,  que  «  l'on  n'eût  pu  obtenir  du 
seul  clergé  paroissial  »,  que  les  papes  des  ve  et  vie  siè- 
cles fondèrent  tant  de  monastères  basilicaux  à  pioxi- 
mité  des  églises  de  Rome  et  des  basiliques  suburbaines. 
Cf.  L.  Duchesne,  Liber  Ponlificalis,  t.  i,  p.  236,  241, 
327, 347,  520,  etc.  Les  papes  des  âges  suivants  les  multi- 
plièrent et,  pour  bien  marquer  que  les  moines  étaient 
avant  tout  les  serviteurs  du  saint  patron,  ils  eurent 
soin  de  mettre,  à  côté  des  saints  orientaux,  des  moines 
grecs,  lbid.,  p.  410,  423,  441,  521,  et  p.  481,  522,  etc... 
Les  moines  célébraient  près  des  corps  saints  «  des  vi- 
giles festivales  chaque  jour  mais  le  prêtre  de  semaine 
y  disait  des  messes  seulement  aux  jours  anniversaires  » 
de  tel  ou  tel  saint  enseveli  dans  la  basilique.  Loc.  cit., 
p.  423.  Le  service  entier  passa  plus  tard  à  des  chanoines 
réguliers,  puisa  des  chanoines  séculiers. Loc.  cit.,  p.  410. 

4°  Théologie  des  reliques  des  saints  chez  les  Pères.  — 
Une  fois  résolues  contre  les  païens  et  les  hérétiques  les 
objections  de  principe  contre  le  culte  des  reliques,  il 
restait  encore  aux  docteurs  de  l'Église  à  constituer 
un  enseignement  qui  pût  rejoindre  la  pratique  cou- 
rante des  fidèles  avec  les  données  de  la  foi  chrétienne; 
car,  là  surtout,  la  dévotion  générale  précédait  la  doc- 
trine savante,  et  cherchait  sa  justification. 

Saint  Jérôme,  avec  sa  verve  accoutumée,  avait  indi- 
qué l'essentiel  dans  sa  dispute  contre  Vigilance  en  406. 
Il  soulignait  le  témoignage  des  fidèles,  des  princes  et 
des  évêques;  en  d'autres  termes,  il  faisait  appel  à  la 
tradition  des  Églises,  en  même  temps  qu'au  signe  divin 
du  miracle  et  aux  principes  déposés  dans  l'Écriture 
sainte.  «  Ainsi  nous  sommes  des  sacrilèges,  quand  nous 
entrons  dans  les  basiliques  des  Apôtres  1  Sacrilège 
aussi  l'empereur  Constantin  qui  a  fait  la  translation 
des  reliques  d'André,  de  Luc  et  de  Timothée  à  Cons- 
tantinoplel  Près  de  ces  saints  corps,  voilà  les  démons 
qui  rugissent,  et  qui  attestent  qu'ils  sentent,  eux,  la 


2339 


RELIQUES.    PREMIERS    ESSAIS    DE    THEOLOGIE 


2340 


présence  de  ces  saints!  »  L'autorité  de  Dieu  est  donc 
engagée  dans  ces  grandes  manifestations;  mais  aussi 
l'autorité  de  l'Église  enseignante  et  la  foi  commune  des 
fidèles  de  Byzance  :  «  Et  tous  les  évêques  »  présents  à 
ces  translations,  «  il  faut  les  regarder  comme  des  sacri- 
lèges, bien  mieux,  il  faut  les  prendre  pour  des  fous, 
d'avoir  porté  des  choses  viles,  des  cendres  en  dissolu- 
tion dans  des  étoffes  de  soie  et  des  vases  d'or.  Fous 
également  les  peuples  de  toutes  les  Églises,  qui  vinrent 
au-devant  des  saintes  reliques,  et  les  reçurent  en 
grande  liesse,  comme  s'ils  avaient  vu  le  prophète  vi- 
vant! Ah!  tu  crois  que  ces  saints-là  sont  morts,  en 
quoi  tu  blasphèmes.  Lis  donc  l'Évangile  :  «  Le  Dieu 
«  d'Abraham,  le  Dieu  d'fsaac,  le  Dieu  de  Jacob  n'est 
«  pas  le  Dieu  des  morts,  mais  le  Dieu  des  vivants.  »  Ce 
texte  de  Matth.,  xxn,  32,  ne  prouve  pas  absolument 
le  pouvoir  des  reliques  :  voici  qui  s'applique  mieux  aux 
corps  des  saints:  «Tu  dis  dans  ton  libelle  quï...les  mar- 
tyrs, par  leurs  supplications,  n'ont  pu  obtenir  que  leur 
sang  fût  vengé?  (Cf.  Apoc,  vi,  10.)  Pourtant  si  les 
apôtres  et  les  martyrs  encore  chargés  de  leurs  corps 
ont  pu  prier  pour  les  autres,  tandis  qu'ils  étaient  encore 
inquiets  pour  eux-mêmes,  combien  plus  maintenant 
qu'ils  sont  couronnés,  vainqueurs  et  triomphants! 
Paul  l'Apôtre,  après  qu'il  a  reçu  sa  consommation 
avec  le  Christ,  c'est  alors  qu'il  aura  la  bouche  fermée 
et  qu'il  cessera  d'intercéder  pour  ceux  qui  ont  cru  à 
son  évangile  de  par  le  monde  entier?  »  Contra  Vigilan- 
tium,  n.  5  et  6,  P.  L.,  t.  xxm,  col.  343. 

L'effort  de  défense  de  l'Église  était  achevé;  les 
Pères  désormais  s'appliquent  à  éclairer  paisiblement 
la  foi  des  dévots  sur  la  dignité  des  corps  saints  qu'ils 
honorent  et,  pour  cela,  à  bien  établir  la  relation  entre 
les  saints  eux-mêmes  et  leur  dépouille  terrestre.  Elle 
pouvait  se  baser  :  1.  Soit  sur  le  culte  même  des  fidèles, 
qui  voyaient  dans  les  reliques  la  personne  du  saint  ; 

2.  Soit  sur  l'état  où  elles  se  trouvaient,  le  sang  des 
martyrs  nous  prêchant  le  courage; 

3.  Soit  sur  les  miracles  opérés  par  les  reliques 
comme  par  des  objets  divinisés; 

4.  Soit  enfin  sur  l'idée  plus  humaine  que  les  reliques 
sont  des  souvenirs  de  nos  amis  les  saints,  qui  sont  les 
amis  de  Dieu. 

1.  La  plupart  des  Pères,  du  moins  dans  leurs  ser- 
mons aux  fidèles,  semblaient  partager  les  vues  sim- 
plistes de  ceux-ci  :  pour  eux  comme  pour  leurs  audi- 
teurs, les  corps  saints  sont  les  saints  eux-mêmes  en- 
core vivants  et  agissants.  Écoutons  saint  Éphrem,  au 
fond  de  la  Mésopotamie,  vers  365  :  «  Voici  la  vie  dans 
les  ossements  des  martyrs  :  qui  voudrait  dire  qu'ils  ne 
vivent  pas?  Voici  des  tombeaux  vivants  :  et  cj ni  aurait 
le  moindre  doute  là-dessus?  Ce  sont  des  citadelles  inac- 
cessibles... Celui  que  rongent  l'envie  et  la  perfidie, 
poison  qui  tue  les  âmes,  en  reçoit  secours  et  le  poison 
s'en  va  inoffensif .  »  Sermones  exegelici,  in  Isaiam,  xxvi, 
10,  Assemani,  Ephrm.n  opéra,  t.  n,  p.  349.  Théodoret 
de  Cyr  répétera  au  siècle  suivant  :  «  Les  villes  et  les 
villages  qui  se  sont  partagé  les  reliques  des  saints  les 
appellent  «  sauveurs  et  médecins  des  âmes  et  des 
»  corps  o,  et  les  vénèrent  comme  défenseurs  et  gar- 
diens; ils  se  servent  d'eux  comme  d'ambassadeurs  près 
du  Dieu  maître  de  tout,  et  par  eux  obtiennent  les  dons 
divins  ».  (Irœcar.  affecl.  curatio,  c.  vm,  /'.  G.,  t.  lxxxiii, 
col.  1012.  A  l'autre  extrémité  du  monde  chrétien,  en- 
tendons Victrice,  évoque  de  Rouen,  féliciter  ses  fidèles 
de  l'arrivée  des  reliques  saintes  :  «  Voici  une  multitude 
de  saints  qui  viennent  à  nous.  Que  personne  ne  déserl  e 
l'étendard  du  Sauveur!  Il  a  donné  l'exemple,  il  envoie 
des  secours.  I,a  victoire  est  certaine,  quand  on  combat 
avec  de  tels  compagnons  d'armes  et  avec  le  Christ 
pour  imperater.  >•  De  laude  sanclorum,  c.  xu,  P.  L., 
I.  xx,  col.  151-155. 

Évidemment  ce  langage  éloquent  ne  trompait  per- 


sonne. Encore  fallait-il  ne  pas  exagérer  le  rôle  sancti- 
ficateur des  saints  présents  dans  leurs  reliques  :  à 
entendre  Victrice,  on  croirait  qu'il  leur  attribue  un 
pouvoir  sacramentel  :  Remiltite  delicla  !  «  C'est  à  eux, 
observe-t-il,  que  le  Seigneur  a  dit  :  Les  péchés  seront 
remis  à  ceux  à  qui  vous  les  remettrez  et  ce  que 
vous  lierez  sera  lié  !  »  Op.  cit.,  c.  vi  et  vu,  ibid., 
col.  448-449.  Mais  il  faut  se  souvenir  du  sens  large 
donné  à  cette  formule  par  l'ancienne  exégèse  :  Origène 
avait  déjà  étendu  ce  texte  à  l'invocation  des  saints 
Apôtres,  De  oratione,  c.  xiv,  P.  G.,  t.  xi,  col.  464;  Ter- 
tullien  l'avait  appliqué  à  l'intercession  des  martyrs, 
Ad  martyres,  c.  i,  et  saint  Grégoire  devait  l'étendre  à 
la  prière  des  saints  moines.  Dialog.,  1.  II,  c.  xxm, 
P.  L.,  t.  lxvi,  col.  180.  La  même  exagération  se 
trouve  chez  saint  Ambroise,  ensevelissant  son  frère 
Satyre  dans  la  crypte  de  saint  Nazaire  :  «  Les  effluves 
du  sang  sacré,  en  pénétrant  les  dépouilles  toutes 
proches,  les  purifieront.  »  Cf.  De  Rossi,  Inscript,  chris- 
lianœ  Urbis  Romœ,  t.  i,  p.  162,  n.  2.  Mais  les  mêmes 
docteurs  surent,  quand  il  le  fallait,  nuancer  leur  pen- 
sée, et  brider  l'intempérance  du  zèle  des  chrétiens  pour 
assiéger  les  tombeaux  des  martyrs  :  saint  Damase,  qui 
célébra  si  éloquemment  la  puissance  des  saintes  reli- 
ques, se  lit  ensevelir  délibérément  loin  d'elles,  et  sur  sa 
tomba,  l'archidiacre  Sabinus  prévenait  les  visiteurs 
que  le  voisinage  des  saints  ne  dispense  pas  de  mener 
une  vie  sainte  :  «  Sanclorum  meritis  optima  vita  prope 
est.  »  Cf.  Vacandard,  op.  cit.,  p.  76. 

En  somme,  on  voulait  dire  que  les  martyrs  avaient 
été  saints  durant  leur  vie  et  que  leurs  corps  eux-mêmes 
en  avaient  été  sanctifiés.  Et,  à  ce  titre,  ils  étaient  pro- 
mis à  la  gloire  de  la  résurrection  finale  :  c'est  un  nou- 
vel aspect  de  la  doctrine  que  saint  Maxime  de  Turin  se 
plait  à  faire  comprendre,  au  temps  de  Pâques.  Voir  par 
exemple  le  sermon  lxxxvi,  P.  L.,  t.  lvii,  col.  703  sq. 

2.  D'autres  docteurs,  plus  réalistes,  regardent  les 
corps  saints  avec  leurs  yeux,  et  y  découvrent  les  héros 
de  l'âge  précédent,  rigides  désormais  dans  la  mort, 
mais  pour  nous  modèles  de  courage  jusque  dans  leurs 
tombeaux.  Pour  saint  Jean  Chrysostome,  l'excellence 
propre  des  reliques  et  la  justification  de  leur  culte 
réside  dans  cet  exemple  efficace  :  «  Vous  voyez  bien 
comme  la  voix  de  ces  corps  muets  est  plus  puissante 
que  celle  des  prédicateurs?  Ils  n'ont  pas  attendu 
comme  nous  sur  le  bord  de  la  piscine  :  ils  se  sont  jetés  à 
l'eau  sans  rien  dire!  C'est  pour  cela  que  Dieu  nous  a 
laissé  leurs  corps,  leurs  cadavres  :  ils  ont  vaincu  depuis 
longtemps,  mais  ils  n'ont  pas  encore  part  à  la  résur- 
rection, et  cela  à  cause  de  vous,  pour  votre  bien  :  ils 
sont  devant  vos  yeux  en  tenue  d'athlètes  pour  vous 
entraîner  dans  la  course...  »  De  sanclis  martyribits,  n.  2, 
P.  G.,  t.  l,  col.  648-649.  Voir  du  même  Père,  Expositio 
in  Psalm.  CXV,  n.  5,  et  In  II  Cor.,  hom.  xxv,  n.  5, 
P.  G.,  t.  lv,  col.  326,  et  t.  i,xi,  col.  582.  Tout  cela  n'est 
guère  que  de  belle  rhétorique  sur  ce  thème  :  le  corps 
saint,  c'est  le  saint  lui-même,  mais  mort  pour  sa  foi. 

Saint  Basile  commente  clans  le  même  sens  moral  le 
mot  du  psalmiste  :  Preliosa  in  conspeclu  Domini  mors 
sanclorum  ejus.  In  Psalm.  CX.V.  Par  où  l'on  voit  que 
les  reliques  agissent  à  distance,  remarque  Jean  Chry- 
sostome, «  à  la  manière  d'une  source  d'eau  vive,  comme 
une  racine,  comme  un  parfum.  Le  corps  de  votre  mar- 
tyr est  en  Thracc,  vous  n'y  êtes  jamais  allés,  vous  en 
c'Ics  bien  loin;  pourtant  vous  sentez  d'ici  l'odeur  de  ses 
exploits!  »  /.oc.  cil.,  P.  G.,  t.  i.,  col.  600-601.  Le  saint 
n'était  pas  prophète  :  l'attirance  de  saint  Babylas était 
si  forte  pour  lis  Ant iochiens  que,  quelques  années  plus 
tard,  ils  se  décidèrent  à  l'aller  chercher,  pour  ne  pas  le 
laisser  aux  mains  des  Barbares, 

Cependant  saint  Maxime  de  Turin  voit  une  raison 
providentielle  à  ce  que  les  reliques  des  martyrs  soient 
ainsi  dispersées  par  tout  le  monde  et  bien  à  portée  des 


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RELIQUES.    PREMIERS    ESSAIS    DE    THEOLOGIE 


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chrétiens  :  «  Les  bienheureux  martyrs...  nous  ont  laissé 
un  exemple  :  l'exemple  de  la  vertu  en  vivant  bien, 
l'exemple  du  martyre,  en  supportant  courageusement 
les  supplices.  Et  c'est  pour  cela  que  le  Seigneur  a  voulu 
que  les  martyrs  souffrent  en  divers  lieux  et  finalement 
par  tout  l'univers,  pour  que,  témoins  idoines,  s'il  en 
fût,  ils  nous  encouragent  par  un  exemple  concret  et 
présent  »  —  leurs  reliques  —  «  rappel  de  leur  confes- 
sion de  la  foi:  pour  que  l'humaine  faiblesse,  qui  a  peine 
à  croire  à  la  prédication  de  N.-S.  —  la  distance  est 
trop  grande!  —  croie  du  moins  par  le  témoignage  ac- 
tuel de  ses  yeux  au  martyre  de  ces  bienheureux!  Il 
faut  donc  honorer  avec  grande  dévotion  tous  les  mar- 
tyrs; mais  spécialement  nous  devons  vénérer,  nous 
autres,  ceux  dont  nous  possédons  les  reliques.  Ils  nous 
sont  familiers,  ils  demeurent  en  effet  avec  nous;  plus 
précisément,  ils  nous  gardent  durant  notre  vie,  ils  nous 
reçoivent  à  la  mort;  vivants,  ils  nous  préservent  de  la 
tache  des  péchés  ;  morts,  ils  nous  font  échapper  à  l'hor- 
reur de  l'enfer.  Car  c'est  dans  ce  but  que  nos  ancêtres 
ont  pris  soin  de  faire  voisiner  nos  corps  avec  les  osse- 
ments des  saints  :  le  Christ  les  éclaire,  loin  de  nous  les 
lénèbres!  »  Homil.,  lxxxi,  P.  L.,  t.  lvii,  col.  428. 

De  cette  prudente  doctrine,  on  ne  pouvait  pas  abu- 
ser. Aussi  saint  Maxime  fait  bien  remarquer  que  la 
sainteté  des  reliques  ne  peut  sauver  que  ceux  qui  imi- 
tent les  saints.  Ibid.,  col.  430. 

3.  Les  miracles  sont,  en  faveur  de  ces  humbles  dé- 
pouilles des  martyrs,  le  sublime  panégyrique  de  Dieu. 
A  une  époque  où  les  prodiges  de  toutes  sortes  étaient 
recherchés  par  les  âmes  en  crise  de  conversion,  les 
champions  de  l'Église  ne  pouvaient  pas  se  taire  davan- 
tage sur  les  miracles  opérés  par  les  reliques  des  saints. 
«  On  leur  octroie  des  honneurs  et  des  fêtes  brillantes, 
constate  saint  Grégoire  de  Nazianze;  par  eux  les  dé- 
mons sont  chassés  et  les  malades  guéris;  ils  sont  l'oc- 
casion d'apparitions  et  de  prédictions;  leurs  corps 
par  eux  seuls  sont  aussi  puissants  que  leurs  âmes  sain- 
tes, quand  on  les  touche  ou  qu'on  les  vénère;  quelques 
gouttes  de  leur  sang  et  les  pauvres  souvenirs  c/'j[x6oXa 
de  leurs  souffrances  sont  aussi  puissants  que  tout 
leur  corps.  «Oral.  IV  contra  Julianum,  P.  G.,  t.  xxxv, 
col.  589.  Cependant  on  s'étonne  que  Grégoire  le  Théo- 
logien se  borne  à  une  théologie  aussi  fragmentaire  des 
reliques  saintes  :  elles  guérissent,  elles  punissent  ;  il  ne 
sort  guère  de  ce  cercle  si  spécial  de  considérations. 
C'est  que  la  doctrine  en  question,  qui  avait  paru  indi- 
gne d'intérêt  pour  Origène  comme  pour  Athanase, 
était  en  somme  assez  complexe,  et  se  rattachait  d'assez 
loin  aux  grands  mystères  christologiques;  de  plus  les 
discussions  des  ariens  et  les  pratiques  suspectes  de 
beaucoup  d'entre  eux  envers  les  saints  dissuadaient  les 
grands  docteurs  d'insister  sur  la  consécration  que  leurs 
souffrances  avaient  donnée  à  leurs  membres,  et  sur  la 
résurrection  glorieuse  qui  leur  était  assurée.  On  remar- 
quera que  saint  Grégoire  de  Nazianze  attribue  les  pro- 
diges opérés  par  les  reliques  aux  saints  eux-mêmes. 

Au  reste  les  miracles  opérés  par  les  reliques  des  mar- 
tyrs ne  sont  contestés  par  personne  au  ive  siècle.  Nous 
venons  d'entendre  Grégoire  de  Nazianze  en  appeler  à 
leur  témoignage;  saint  Basile  fait  de  même.  D'autres 
grands  esprits,  en  Occident,  comme  Paulin  de  Noie, 
Ambroise,  Augustin,  attestent  la  réalité  des  nombreuses 
guérisons  obtenues  par  les  reliques  d'un  saint  Félix, 
d'un  saint  Gervais,  d'un  saint  Etienne,  etc.  S. Ambroise, 
Episl.,  1.  I,  xxn ;  S.  Paulin,  Xalale,  xi  et  vi;  S.  Augus- 
tin, De  civ.  Dei,  1.  XXII,  c.  vm,  n.  2;  Serm.,  c.ccxx- 
cccxxiv.  Cf.  Delehaye,  Analeclu  bollandiana,  1910, 
]).  427-434.  Chose  curieuse  pour  nous,  aucun  de  ces 
docteurs  latins  n'a  basé  sur  les  miracles  une  théologie 
des  saintes  reliques.  Le  premier  peut  être,  saint  Vic- 
trice  de  Rouen,  et  cela  pour  authentiquer  la  vertu  de 
ses  reliques  subdivisées,  développe  une  théorie  assez 


nouvelle  encore  :  «  L'Esprit  divin  anime  les  saints  dans 
le  ciel  et  leurs  corps  sur  la  terre.  Leur  sang,  même 
après  le  martyre,  demeure  tout  imprégné  du  don  de  la 
divinité...  Soyons  bien  persuadés  que  ces  restes  sacrés 
des  apôtres,  si  menus  soient-ils,  lias  minulias,  contien- 
nent la  vérité  de  toute  leur  passion  corporelle.  S'il 
en  est  ainsi,  nos  apôtres  et  nos  martyrs  sont  venus  à 
nous  avec  toutes  leurs  vertus.  »  De  laude  sanclorum , 
c.  ix,  x,  P.  L.,  t.  xx,  col.  451.  Et  les  faits  miraculeux 
étaient  pour  tous  une  preuve  de  la  valeur  des  reliques  : 
«  Qui  guérit  vit,  dit  l'évèque  gaulois:  et  qui  guérit  [par 
les  reliques]  est  dans  les  reliques.  »  Ibid.,  col.  453. 
A  l'autre  extrémité  du  monde  chrétien,  en  Asie,  où 
l'on  divisait  aussi  les  reliques,  Théodoret  dit  de  même  : 
«  Les  saints  que  nous  conservons  sont  les  médecins  des 
corps  et  les  sauveurs  des  âmes;  leurs  corps  sont  divi- 
sés, mais  la  grâce  de  Dieu  demeure  entière.  »  Grœcar. 
affection,  curatio,  c.  vm,  P.  G.,  t.  lxxxiii,  col.  1012. 
Parole  qui,  légèrement  appuyée,  a  été  remployée  par  la 
liturgie  ancienne  de  l'office  des  reliques  :  Sanctorum  per 
orbem  in  cineribus  portio  seminatur;  manet  lamcn  inté- 
gra in  virtutibus  pleniludo.  On  pourrait  voir  une  allu- 
sion aux  reliques  glorifiées  par  Dieu  dans  plusieurs 
sermons  de  saint  Léon  :  «  Tout  cela  a  servi  à  l'honneur 
de  son  triomphe,  jusqu'aux  instruments  de  son  sup- 
plice. Réjouissons-nous  donc  dans  le  Seigneur,  qui  est 
admirable  dans  ses  saints,  en  qui  il  a  constitué  pour 
nous  un  appui  et  un  exemple.  »  In  natali  S.  Laurentii. 
Il  semble  bien  que  le  pape,  qui  parle  dans  la  basilique 
de  saint  Laurent,  fait  remonter  à  Dieu  la  gloire  des 
miracles  qui  s'y  opèrent  de  son  temps  :  nous  avons  là 
une  doctrine  bien  théocentrique  des  reliques  des  saints. 

Plus  volontiers,  les  Pères  qui  s'adressent  à  l'imagi- 
nation de  leurs  peuples,  attribuent  cette  «  admirable 
puissance  »  aux  reliques  mêmes,  et  font  des  guérisons 
et  de  la  délivrance  des  possédés  une  lutte  victorieuse 
a  du  corps  saint  sur  le  diable  ».  «  Les  ossements  des  saints 
arrêtent  les  démons  et  les  mettent  au  supplice,  s'écrie 
saint  Jean  Chrysostome;  et,  pour  autant,  ils  délivrent 
de  leurs  terribles  liens  ceux  qui  en  sont  captifs.  Est-il 
une  chambre  de  tortures  plus  terrible  [que  nos  sanc- 
tuaires ]?  On  ne  voit  personne  qui  harcèle  le  démon:  el 
voilà  des  cris,  des  déchirements,  des  coups,  des  gémis- 
sements, des  mot  s  en  flammés  qui  s'entendent  :1e  démon 
ne  peut  supporter  ce  pouvoir  étonnant.  Oui,  ce  sont  les 
saints  qui  ont  porté  des  corps,  ce  sont  eux  qui  l'em- 
portent sur  les  puissances  spirituelles.  C'est  de  la 
poussière,  des  os,  de  la  cendre  qui  déchirent  ainsi  ces 
natures  invisibles...  Voilà  bien  la  force  des  saints  jus- 
qu'après leur  mort.  »  In  II  Cor.,  hom.  xxv. 

Quant  à  la  valeur  historique  de  ces  récits  de  guéri- 
sons, elle  relève  entièrement  de  la  critique  historique, 
et  saint  Augustin  ne  prétendait  pas  autre  chose  en  ins- 
tituant son  enquête  sur  les  miraculés  de  saint  Etienne. 
La  question  a  été  traitée  de  nos  jours  par  le  bollandiste 
H.  Delehaye  en  différents  articles  et  ouvrages  cités  à  la 
bibliographie.  L'historien  de  la  théologie  remarquera 
seulement  que  les  docteurs  des  ive  et  Ve  siècles  conçu- 
rent plus  exactement  que  leurs  successeurs  les  devoirs 
de  l'hagiographie  et  accordèrent  moins  de  droits  à 
l'édification.  Il  suffira  de  comparer  les  trois  sermons 
de  Cyrille  d'Alexandrie  In  translalione  reliquiarum 
SS.  martyrum  Cyri  et  Joannis,  P.  G.,  t.  lxxvii, 
col.  1100  sq.,  avec  le  récit  déjà  fort  embelli  de 
Sophrone  du  VIe  siècle  :  Narralio  miraculorum  SS.  Cijri 
et  Joannis,  P.  G.,  t.  i.xxxvii,  col.  3424  sq.  Ou  encore  les 
libelli  miraculorum  de  saint  Etienne  recueillis  par  les 
soins  de  saint  Augustin  auprès  des  miraculés  eux- 
mêmes  avec  les  Dialogues  de  saint  Grégoire  le  Grand 
deux  siècles  plus  tard  :  pour  le  bon  pape,  les  reliques 
opèrent  les  plus  grandes  merveilles  et  même  des  résur- 
rections; ses  interlocuteurs  se  pâment  d'admiration  et 
d'une  sainte  avidité  :  Miracula  quo  plus  bibo,  plus  sitio, 


2343 


RELIQUES.    PREMIERS    ESSAIS    DE    THÉOLOGIE 


2344 


Ce  n'est  pas  pourtant  que  Grégoire  ne  les  mette  en 
garde  contre  l'illusion  de  tout  attendre  des  saintes  reli- 
ques et  de  les  traiter  comme  des  fétiches  à  pouvoir  ma- 
gique. Dialog.,  1.  I,  c.  x. 

Cette  doctrine  de  la  vertu  des  reliques  fondée,  non 
plus  sur  la  sainteté  du  personnage,  mais  sur  les  signes 
miraculeux  que  Dieu  opérait  en  leur  faveur,  est  assez 
différente  de  celle  qu'avaient  esquissée  dès  156  les  fidè- 
les de  saint  Polycarpc.  Elle  avait  dû,  en  effet,  être 
adaptée  aux  changements  survenus,  en  l'espace  de  six 
siècles,  dans  l'état  et  l'usage  des  reliques.  Maintenant 
que  ces  objets  de  dévotion  sont  devenus  des  parties 
séparées  d'un  corps  en  poussière,  on  sent  le  besoin  de 
marquer  plus  fortement  la  puissance  créatrice  deUieu 
qui  fait  des  merveilles  avec  les  plus  petits  instruments; 
et  l'on  remarque  ici  un  effort  méritoire  pour  dévelop- 
per la  doctrine  primitive.  Maintenant  que  l'on  connaît 
de  moins  près  les  grands  martyrs  qui  ont  enrichi  les 
sanctuaires  de  leurs  reliques,  on  est  porté  à  attribuer  à 
celles-ci  une  veitu  intrinsèque,  puisqu'elles  retiennent 
depuis  si  longtemps  leur  pouvoir  miraculeux;  et  il  y  a 
là  peut-être  un  glissement  ■ —  glissement  fatal  des  es- 
prits faibles  —  vers  le  paganisme  et  la  magie.  Mainte- 
nant que  les  sanctuaires  sont  assiégés  de  malades  et  de 
pénitents,  on  fait  à  leur  usage  des  notices  des  miracula 
sanclorum,  où  les  fruits  de  grâce  et  de  conversion  ne 
sont  certes  pas  omis,  mais  où  trop  souvent  les  faveurs 
matérielles  sont  mises  en  un  relief  excessif  et  gênant. 

4.  Cependant  la  distinction  élémentaire  entre  le 
saint  et  ses  reliques  avait  aussi  été  étudiée  par  deux 
esprits  philosophiques,  chacun  à  sa  manière  :  par  saint 
Grégoire  de  Nysse  chez  les  Grecs,  et  par  saint  Augus- 
tin chez  les  Latins.  «  Pourquoi  venez-vous  ainsi  en 
foule,  peuple  chrétien,  des  villes  et  des  campagnes? 
s'écriait  le  premier.  Qui  vous  a  donné  le  signal  pour 
venir  en  ce  saint  lieu?  Est-ce  que  le  saint  martyr  aurait 
pris  la  trompette  militaire  pour  vous  convoquer  au 
lieu  où  il  repose?»  De  Theodoro  martyre,  P.  G.,  t.  xlvi, 
col.  736.  Voilà  le  problème  posé;  mais  la  réponse  n'est 
pas  facile  à  l'orateur,  à  cause  de  son  système  philoso- 
phique :  «  Voyons  pourtant  l'état  actuel  des  saints  sur 
la  terre,  conlinue-t-il  :  qu'il  est  beau  et  magnifique  1 
Leurs  âmes  sont  montées  là-haut  et  reposent  en  leur  lieu 
propre  et,  délivrées  du  corps,  vivent  aveckurs  sembla- 
bles; mais  leurs  corps,  instruments  vénérables  et  imma- 
culés de  leurs  âmes,  dont  ils  ont  respecté  l'incorrupti- 
bilité, en  les  tenant  loin  des  vices  et  des  passions,  les 
voici  ornés  et  honorés  dans  le  saint  lieu.  Gages  chers  et 
de  grand  prix,  réservés  au  temps  de  la  palingénèse, 
bien  différents  des  autres  cadavres  touchés  par  la  mort 
vulgaire  et  commune  :  on  ne  peut  les  y  comparer,  bien 
qu'ils  soient  faits  de  la  même  matière  qu'eux.  Les  au- 
tres dépouilles  sont  en  horreur  à  la  plupart  des  gens; 
ici  au  contraire  tout  attire  le  fidèle  :  le  temple  magnifi- 
que, les  peintures  qui  rappellent  les  prouesses  et  les 
souffrances  du  martyr,  le  tombeau  dont  le  contact  est 
pour  chacun  une  source  de  sanctification  et  de  béné- 
diction, la  poussière  même  de  la  sépulture,  qui  est 
regardée  comme  une  chose  de  grand  prix.  Quant  aux 
reliques  mêmes,  les  toucher  est  l'objet  du  désir  et  des 
prières  de  tous.  Comme  si  le  corps  était  encore  vivant 
et  florissant  de  santé,  on  le  regarde,  on  le  baise,  on  lui 
joue  des  instruments  de  musique...  »  L'antithèse  se 
poursuit,  mais  la  réponse  à  la  question  se  fait  attendre, 
parce  que  les  théories  anthropologiques  de  l'auteur 
lui  masquent  la  dignité  humaine  de  ces  restes  inani- 
més; et  quand  elle  arrive,  c'est  un  simple  appel  a  la 
foi,  mais  à  la  foi  des  simples,  qui  a  raison  ici  des  hési- 
tations du  platonicien  1  «  Le  corps  mort  d'une  mort 
vulgaire  est  rejeté  comme  chose  vile;  celui  du  martyr 
est  agréable  à  tous.  Cela  nous  avertit  de  dépasser  les 
choses  qui  se  voient  et  de  croire  aux  invisibles.  L'om- 
bre qui  descend  de  ces  augustes  réalités  nous  montre 


leur  grandeur  !.. .  Paul  l'a  armé,  les  anges  l'ont  oint  pour 
le  combat,  le  Christ  l'a  couronné  après  sa  victoire  1  » 
De  Theodoio  martyre,  P.  G.,  t.  xlvi,  col.  740. 

Il  était  réservé  à  saint  Augustin  de  se  poser  plus  pré- 
cisément ces  deux  questions  :  quel  rapport  y  a-t-il 
entre  les  reliques  et  le  saint,  et  finalement  entre  les 
reliques  et  Dieu?  Voici  comment  il  la  résout  :  «  Il  ne 
faut  pas  mépriser  et  rejeter  sans  honneurs  les  corps  des 
défunts,  et  surtout  des  justes  et  des  fidèles,  ces  corps 
dont  I'Esprit-Saint  usa  comme  d'organes  et  d'instru- 
ments pour  les  bonnes  œuvres.  En  elîet,  le  vêtement 
d'un  père,  son  anneau,  d'autres  objets  de  ce  genre,  sont 
d'autant  plus  chers  aux  enfants  que  ceux-ci  avaient 
pour  leurs  parents  une  plus  grande  affection.  Il  ne 
faut  donc  point  mépriser  les  corps  qui  nous  sont  à 
nous-mêmes  beaucoup  plus  familiers  et  unis  que  n'im- 
porte quel  vêtement,  et  qui  tiennent  à  la  nature  même 
de  l'homme  que  nous  sommes.  »De  civ.  Dei,  1.  I,  c.  xm, 
P.  L.,  t.  xli,  col.  27.  Cette  considération  porte,  il  est 
vrai,  sur  le  corps  des  fidèles  plutôt  que  sur  les  restes 
sacrés  des  saints  et  elle  devait  rester  inaperçue  des 
disciples  mêmes  de  saint  Augustin;  mais  chacun  peut 
voir  combien  elle  s'applique  à  ceux-ci,  et  saint  Tho- 
mas utilisera  ce  texte  précieux  :  il  en  tirera  deux  consi- 
dérations distinctes,  plus  ou  moins  mêlées  dans  l'es- 
prit de  saint  Augustin  :  1.  les  corps  des  saints,  qui  leur 
ont  été  si  unis,  et  même  tous  les  objets  qui  leur  ont  été 
chers  doivent  être  chers  également  aux  fidèles  qui  les 
aiment;  2.  ces  mêmes  corps,  qui  ont  été  unis  à  Dieu 
dans  les  bonnes  œuvres  et  le  martyre,  sont  donc  saints 
et  sanctifiants.  Comme  le  saint  docteur  traite  en  général 
du  corps  des  simples  chrétiens,  il  ne  peut  faire  état  de 
miracles  de  Dieu  en  leur  faveur,  ni  de  gages  assurés  de 
résurrection.  Mais,  quand  il  parlera  des  martyrs,  il  fera 
appel  à  ces  deux  motifs  nouveaux,  comme  on  va  le 
voir. 

Saint  Augustin  aux  prises  avec  le  scepticisme 
des  manichéens,  tint  à  préciser  le  sens  exact  et  les 
avantages  à  attendre  du  culte  des  reliques  :  Les 
saints  ne  sont  pas  des  génies  tout-puissants,  mais  bien 
des  intercesseurs  auprès  de  Dieu  :  «  Ils  sont  sortis  de  ce 
monde  si  parfaits  qu'ils  ne  sont  pas  nos  protégés,  mais 
nos  avocats.  »  Serm.,  cclxxxvi,  n.  5,  P.  L.,  t.  xxxvm, 
col.  1295.  Les  saints  sont  aussi  nos  modèles,  et  «le  peu- 
ple chrétien  entoure  les  mémorise  des  martyrs  d'une 
solennité  religieuse,  pour  s'exciter  à  l'imitation  [de 
leur  courage],  pour  s'associer  à  leurs  mérites  et  être 
aidé  de  leurs  prières  ».  Contra  Fauslum,  1.  XX,  c.  xxi, 
t.  xui,  col.  384.  Pour  le  moment,  les  fidèles  n'honorent 
que  les  corps  des  martyrs,  et  les  occasions  de  les  imiter 
se  font  rares;  mais  cette  consigne  d'imitation,  com- 
bien sera-t-elle  plus  pratique  quand  ils  auront  com- 
mencé à  vénérer  leurs  grands  évêques,  comme  Martin, 
comme  Augustin  lui-même,  qui  furent  l'objet  d'un 
culte  public  au  lendemain  même  de  leur  mort  (400, 
430),  et  leurs  grands  moines,  comme  Hilarion  et  An- 
toine, dont  saint  Jérôme  et  saint  Athanase  avaient 
déjà  divulgué  les  vertus  admirables.  Sur  ces  traces 
plus  accessibles,  les  chrétiens  pouvaient  s'élancer  : 
«  ut  eorum  vestigiis  adhsereamus.  »  Tract,  in  Joanncm. 
c.  lxxxiv,  P.  L.,  t.  xxxv,  col.  1847. 

5.  Les  derniers  Pères.  —  Les  successeurs  de  saint  Au- 
gustin se  bornent  à  reproduire  sa  doctrine;  mais  le  peu 
de  soins  qu'ils  mettent  à  l'approfondir  montre  bien 
que  c'est  désormais  une  doctrine  universelle.  «  Les  corps 
des  saints,  et  singulièrement  les  reliques  des  bienheu- 
reux martyrs,  ditGennade  (vers  470)  dans  son  exposé 
des  dogmes,  nous  croyons  qu'il  les  faut  honorer  en 
toute  sincérité  comme  les  membres  du  Christ...  Si 
quelqu'un  s'élève  contre  cette  définition,  ce  n'est  pas 
un  chrétien,  mais  un  sectateur  d'Eunome  et  de  Vigi- 
lance. »  Liber  ecclcsiaslicorum  dogmatum,  c.  xxxv,  P.L., 
t.  LVin,  col.  996;  édit.  Turner,  Journal  oftheol.  Studies. 


2345 


RELIQUES.    PREMIERS    ESSAIS    DE    THÉOLOGIE 


234fS 


190G,  p.  96.  Cet  Eunome,  que  nous  voyons  apparaître 
ici  en  compagnie  de  Vigilance,  n'est  pas  autre  que 
l'arien  du  ive  siècle,  dont  le  rationalisme  s'exerçait 
aussi  bien  contre  les  pratiques  du  culte  que  contre  le 
mystère  de  la  Trinité. 

Saint  Victrice,  évêque  de  Rouen,  que  nous  avons 
déjà  cité,  a  une  doctrine  remarquable,  qui,  sans  être 
très  originale,  a  le  mérite  d'appliquer  aux  nouvelles  re- 
liques parcellaires  les  divers  enseignements  des  Pères 
de  l'âge  précédent  :  1.  ces  fragments  sont  encore  les 
saints  eux-mêmes  :  «  Partout  où  il  y  a  quelque  chose 
d'eux,  les  saints  défendent,  purifient,  protègent  pareil- 
lement ceux  qui  les  honorent.  »  De  leude  sanclorum, 
c.  xi;  2.  ils  nous  sont  en  exemples  tout  aussi  bien 
que  des  corps  entiers,  car  «  ces  gouttes  de  sang  dessé- 
chées ont  été,  nous  le  savons,  les  domicilia  passionum, 
c.  il,  les  points  précis  de  leurs  souffrances  et  de 
leurs  mérites;  3.  elles  sont  en  récompense  des  instru- 
ments de  miracles  divins  :  Sanguis  autan  posl  marly- 
rium    prsemio   divinilatis    ignescit.    C.   vm. 

Le  témoignage  du  pape  saint  Grégoire  le  Grand,  si 
favorable  par  ailleurs  au  culte  des  saints,  son  témoi- 
gnage en  faveur  des  reliques  est  aussi  discret  que  celui 
de  ses  lettres  au  sujet  des  saintes  images  :  il  demande 
de  se  défier  des  fausses  reliques.  Episl.,  I.  XI,  n.  lxiv, 
P.  L.,  t.  lxv,  col.  1193.  Il  réprouve  la  superstilion  des 
dévots  qui  ne  croient  leur  saint  présent  et  bienfaisant 
que  dans  le  lieu  où  son  corps  repose.  Dialog.,  1.  II, 
c.  xxxviii,  P.  L.,  t.  lxvi,  col.  204  :  «  Là  où  les  saints 
martyrs  sont  couchés  dans  leurs  corps,  il  n'est  pas 
douteux  qu'ils  puissent  faire  éclater  de  nombreux 
miracles,  et  ils  le  font  ;  et  ceux  qui  en  recherchent  d'une 
âme  pure  rencontrent  des  prodiges  sans  nombre.  Mais, 
parce  que  des  esprits  faibles  pourraient  douter  de  la 
présence  des  martyrs  pour  les  exaucer,  là  où  il  est 
évident  que  leurs  corps  ne  sont  pas,  c'est  là  justement 
qu'il  leur  est  nécessaire  de  faire  de  plus  grands  mi- 
racles, là  où  un  esprit  faible  pourrait  mettre  en  doute 
leur  présence.  »  Évidemment  le  bon  pape  encourage 
les  martyrs,  s'ils  veulent  qu'on  les  laisse  tranquilles 
en  leurs  tombeaux,  à  faire  des  heureux  dans  toutes  les 
églises  où  on  les  invoque;  mais  il  pousse  aussi  les  dé- 
vots à  ne  pas  se  trop  fatiguer  en  pèlerinages  :  «  Ceux 
qui  ont  leur  esprit  fixé  en  Dieu,  continue-t-il,  ont  une 
foi  d'autant  plus  méritoire  qu'ils  savent  bien  que  le 
corps  de  leur  saint  n'est  pas  là,  et  qu'il  ne  laissera  pas 
pourtant  de  les  exaucer...  Si  je  ne  leur  retire  pas  mon 
corps,  avait  dit  Notre-Seigncur,  ils  ne  comprendront 
pas  l'amour  spirituel.  » 

Toute  la  doctrine  des  Pères  latins  sur  les  reliques  se 
trouve  excellemment  résumée  dans  ces  lignes  de  saint 
Isidore  de  Séville,  où  l'on  reconnaîtra  les  propres  paro- 
les de  saint  Augustin  et  de  saint  Jérôme  :  «  Nous  hono- 
rons donc  les  martyrs  de  ce  culte  d'amour  et  de  com- 
munion que  nous  accordons  dès  cette  vie  aux  saints 
hommes  de  Dieu;  mais,  quand  nous  vénérons  leurs 
reliques,  nous  y  mettons  d'autant  plus  de  dévotion 
que  nous  le  faisons  avec  plus  de  sécurité,  leur  combat 
étant  achevé  glorieusement...  »  De  eccles.  officiis,  1.  I, 
c.  xxxv,  n.  1-6,  P.  L.,  t.  Lxxxm,  col.  770.  La  doctrine 
sur  ce  sujet  se  rétrécit  symptomatiquement,  en  passant 
dans  les  Églises  des  royaumes  barbares  :  leurs  évêques 
n'ont  plus  d'yeux  que  pour  les  miracles  que  procurent 
les  saints  martyrs,  surtout  pour  les  prodiges  à  jours 
fixes  ou  à  jet  continu  qui  se  manifestent  à  leurs  tom- 
beaux. Grégoire  de  Tours  dans  son  livre  De  gloria  mar- 
tyrum  est  un  bon  exemple  du  genre  nouveau  :  Saint 
Nicolas  de  M  yre  l'intéresse  uniquement  pour  «  la  liqueur 
qui  coule  de  son  corps  et  l'huile  qui  suinte  de  son  tom- 
beau »;  pareillement  «  l'apôtre  saint  André  fait  un 
grand  miracle  au  jour  de  sa  fête  :  c'est  une  manne  en 
manière  de  farine  et  une  huile  à  odeur  de  nectar  qui 
s'écoule  de  sa  tombe  :  tout  cela  ne  se  fait  point  sans 


miracle,  ni  sans  bienfait  pour  les  populations  assem- 
blées ».  De  gloria  marlyrum,  C.  xxxi,  P.  L.,  t.  lxxi, 
col.  731. 

5.  Doctrine  officielle  sur  les  reliques  cl  leur  culte  du  iv* 
au  vue  siècle.  —  La  tradition  catholique  notée  dans 
les  Actes  des  Martyrs,  dans  les  écrits  des  docteurs  et 
dans  les  coutumes  des  clercs  et  des  fidèles,  a  pris  vi- 
gueur en  des  documents  solennels  de  l'autorité  ecclé- 
siastique. 1.  le  canon  20  du  concile  asiatique  de  Gan- 
gres  s'exprime  ainsi  :  «  Si  quelqu'un  par  orgueil,  et 
se  croyant  parfait  —  allusion  aux  réserves  faites  par 
les  docteurs  d'Alexandrie  —  dédaigne  les  réunions  qui 
se  font  aux  lieux  et  églises  des  martyrs,  s'il  y  trouve  à 
redire,  ou  croit  qu'il  faut  mépriser  les  oblations  qui  s'y 
célèbrent  et  faire  peu  de  cas  des  mémorise  des  saints. 
qu'il  soit  anatlume.  » 

2.  Le  canon  14  (15)  du  Ve  concile  de  Cartilage  (401)  : 
«  Les  autels  qui  sont  constitués  de  tous  côtés  par  les 
champs  et  les  routes,  à  titre  de  mémorise  des  martyrs 
et  qu'on  constate  ne  contenir  aucun  corps  ni  reliques 
de  martyrs  ensevelis,  qu'ils  soient  détruits  par  les  évê- 
ques de  l'endroit,  autant  que  faire  se  peut.  Que  si  la 
chose  est  impossible,  à  cause  des  tumultes  populaires  * 
—  on  remarquera  l'attachement  des  foules  africaines 
à  la  diffusion  du  culte  des  martyrs,  avec  ou  sans  reli- 
ques tandis  que  la  hiérarchie  t  ient  à  la  présence  de 
corps  saints  —  «  que  les  gens  soient  avertis  de  ne  plus 
fréquenter  ces  lieux,  de  peur  que  la  rectitude  de  leur 
foi  y  soit  prise  dans  les  liens  de  la  superstition.  Et  (pie. 
de  toutes  façons,  aucune  memoria  de  martyrs  ne  soit 
approuvée  ou  acceptée  que  là  où  un  corps,  ou  bien  des 
reliques  certaines  sont  conservés,  ou  encore  là  où  une 
tradition  d'origine  bien  assurée  place  anciennement 
une  habitation  [d'un  martyr]  ou  sa  propriété  ou  le 
lieu  de  sa  passion.  Car  pour  tous  ces  autels  constitués 
de  tous  côtés  par  voie  de  songes  et  de  vaines  révéla- 
tions soi-disant  arrivés  à  tel  ou  tel,  » —  et  c'était  sou- 
vent une  réclame  déguisée  pour  de  fausses  reliques  — 
«  nous  les  réprouvons  absolument  ».  Les  abus  mêmes 
que  le  concile  prévient  supposent  un  culte  très  popu- 
laire. Texte  dans  Vllis/  ana,  P.L.,  t.  lxxxiv,  col.  212. 

3.  Les  canons  de  Martin  de  lîraga  résument,  dans  un 
latin  obscur,  pour  l'Église  suève  du  vi«  siècle,  les  dé- 
crets des  synodes  grecs  :  voici  le  dernier  canon  (can.  68) 
concernant  les  clercs  :  «  Il  ne  faudrait  pas  que  des 
clercs  ignorants  prennent  sur  eux  de  porter  les  mys- 
tères sur  les  monuments  [funéraires?)  dans  les  cam- 
pagnes, ou  d'y  distribuer  les  sacrements;  mais  c'est 
dans  une  église  ou  dans  une  basilique  où  sont  placées 
des  reliques  des  saints  —  positœ,  sans  doute  par  suite 
d'une  translation  de  reliques  parcellaires  ou  représen- 
tatives —  c'est  là  que  doit  être  ofTerte  l'oblalion  pour 
les  morts.  »  Mansi,  ConciL,  t.  ix,  col.  206. 

4.  Au  siècle  suivant,  à  l'usage  de  l'Église  wisigo- 
thique,  VHispana  résumait  le  canon  de  Martin  en  ces 
mots  plus  clairs  :  «  Défense  de  dire  la  messe  sur  les 
tombeaux  »  des  morts,  et  donc  sans  reliques.  P.  L., 
t.  lxxxiv,  col.  583.  En  675,  le  IIIe  concile  de  Braga 
(can.  5)  mettait  en  garde  les  évêques  contre  un  abus 
spécial  dans  le  culte  espagnol  des  saintes  reliques, 
ou  plutôt,  à  vrai  dire,  dans  le  cérémonial  des  évêques 
du  pays  :  «  Nous  avons  appris  que  certains  évêques, 
quand  ils  arrivent  à  l'église  dans  les  fêtes  de  martyrs, 
suspendent  les  reliques  à  leur  cou,  pour  se  parer  aux 
yeux  des  gens  d'un  faste  plus  glorieux,  et,  comme  s'ils 
étaient  eux-mêmes  l'arche  des  reliques,  ils  se  font 
porter  sur  une  sedia  par  des  clercs  revêtus  d'aubes. 
C'est  là  une  présomption  détestable,  qui  doit  être 
abrogée  entièrement,  de  peur  que,  sous  une  fausse 
apparence  de  sainteté,  ce  soit  la  vanité  [des  évêques  ] 
qui  seule  y  trouve  son  compte»;  on  voit  bien  que  le 
concile  n'a  rien  à  redire  contre  l'honneur  dû  aux 
reliques;  bien  au  contraire,  il  les  met  au-dessus  des 


2347 


RELIQUES.    L'EGLISE    ORIENTALE 


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évêques.  «  On  a  tort  de  ne  pas  laisser  à  chaque  ordre 
son  rang  et  sa  révérence  ;  aussi  faut-il  en  revenir  à  l'an- 
cienne et  solennelle  coutume,  qui  veut  qu'aux  fêtes  et 
aux  jours  où  l'on  doit  porter  I'  «  arche  du  Seigneur  » 
avec  les  reliques,  ce  ne  soient  pas  les  évêques,  mais 
bien  les  lévites  qui  la  portent  sur  leurs  épaules,  comme 
c'était  prescrit  aux  lévites  de  l'Ancienne  Loi.  Que  si 
l'évêquc  veut  lui-même  porter  les  reliques,  qu'il  ne  se 
fasse  pas  porter  en  litière  par  les  diacres,  mais  qu'il 
aille  plutôt  à  pied  avec  le  peuple  en  procession  aux 
saintes  assemblées,  et  que  les  saintes  reliques  de  Dieu, 
sanclse  Dei  reliquiee,  soient  portées  par  le  même 
évèque.  »  lbid.,  col.  589. 

5.  Avec  le  11e  concile  de  Nicée  (787),  nous  voyons  la 
querelle  iconoclaste  se  fermer  sur  une  affirmation  très 
sûre  de  sa  possession  séculaire  du  culte  des  corps  saints, 
singulièrement  des  guérisons  opérées  par  eux  :  «  Notre 
Sauveur  nous  a  laissé  les  reliques  qui  continuent  à 
répandre  sur  les  malades  des  bienfaits  de  toutes 
sortes...  Ceux  donc  qui  osent  mépriser  ou  jeter  les 
saintes  reliques  de  martyrs,  qu'ils  soient  anathèmes.  » 
Mansi,  ConciL,  t.  xin,  col.  380  B. 

V.  Dans  l'Église  orientale  du  viic  siècle  a  nos 
jours.  —  1°  Le  culte.  —  Le  culte  des  saintes  reliques 
devait  prendre  en  Orient  des  développements  d'autant 
plus  considérables,  aux  vie  et  vne  siècles,  que  la  divi- 
sion des  corps  saints  s'y  pratiquait  sans  aucune  rete- 
nue. Sur  ces  restes  sacrés  on  a  construit  de  magnifiques 
basiliques  où  les  honneurs  les  plus  grands  leur  sont  pro- 
digués par  les  peuples  et  par  les  empereurs.  On  se  sou- 
vient des  consignes  de  Jean  Chrysostome  :  «  Les 
sépulcres  des  serviteurs  du  Crucifié  sont  désormais  plus 
splendides  que  les  cours  royales;  ce  sont  des  édifices 
plus  vastes,  plus  beaux,  car  ils  l'emportent  déjà  à  ce 
point  de  vue  sur  les  palais;  mais,  ce  qui  est  bien  mieux, 
ils  sont  plus  fréquentés.  Celui-là  même  qui  est  revêtu 
de  la  pourpre  [impériale  ]  se  rend  à  ces  tombeaux,  pour 
y  poser  ses  lèvres;  il  rejette  son  faste,  et  se  tient  en  sup- 
pliant pour  prier  les  saints  de  lui  être  secourables  près 
de  Dieu;  pour  qu'un  faiseur  de  tentes  et  un  pêcheur, 
nioits  depuis  longtemps,  lui  servent  de  patrons,  l'em- 
pereur prie,  ceint  du  diadème!...  Cela  se  passe  à  Rome, 
mais  on  peut  le  voir  aussi  à  Constantinople.  Ici,  en  effet 
le  fils  même  de  Constantin  le  Grand  a  pensé  faire  à  son 
père  un  grand  honneur  en  déposant  sa  dépouille  dans 
le  vestibule  du  Pêcheur.  Les  empereurs  ont  leurs  janis- 
saires, dans  leurs  palais;  mais  ici  les  empereurs  sont  les 
portiers  du  Pêcheur.  »  In  Episl.  II  ad  Cor.,  hom.  xxvi. 

2°  Doctrines  des  iconoclastes.  —  Il  faut  noter  d'ail- 
leurs que  le  courant  des  controverses  iconoclastes  a 
fait  porter  les  discussions  bien  plus  sur  le  culte  des 
images  que  sur  le  culte  des  reliques.  Léon  l'Isaurien  et 
les  premiers  briseurs  d'images  ont  laissé  les  moines  et 
les  fidèles  en  possession  tranquille  de  leur  dévotion 
traditionnelle  pour  les  corps  saints,  dévotion  qu'ils 
continuaient  à  partager  eux-mêmes,  sans  se  soucier  de 
leur  illogisme,  sans  demander  aux  orthodoxes  des  apo- 
logies qui  eussent  semblé  oiseuses.  Il  en  résulte  que  les 
théologiens  semblent  faire  plus  de  cas  des  images  que 
des  saintes  reliques.  Il  suffit  pourtant  de  considérer  le 
t  on  des  prédicateurs  et  l'attitude  des  dévots  pour  cons- 
tater  que,  dans  la  conscience  de  cette  Église  orientale, 
une  hiérarchie  de  dignité  se  maintient  fidèlement  entre 
le  culte  des  saints  eux-mêmes,  de  leurs  reliques,  de  leurs 
images.  El  c'est  justement  parce  que  ce  dernier  culte 
était  la  dernière  dérivation  de  la  religion  et  la  plus 
sujette  aux  abus,  qu'elle  a  concentré  sur  elle  les  atta- 
ques des  théologiens  de  cour  et  les  réponses  triom- 
phantes de  ceux  qui  lisaient  mieux  dans  l'âme  des 
croyants.  Voir  l'art.   IcONOCLASME. 

Pourtant  le  fils  de  Léon  l'Isaurien,  Constantin  V 
surnommé  Copronyme,  voulut  aller  plus  loin  ;  il  s'atta- 
qua,   non    seulement    aux    images,    mais   encore    aux 


reliques  des  saints.  Seulement  les  trois  cent  trente-huit 
évêques  du  concile  de  Hiéria  ne  voulurent  pas  le  suivre 
dans  sa  lutte  contre  les  reliques;  ils  osèrent  même 
glisser  dans  leurs  anathèmes  un  désaveu  formel  de  ses 
erreurs,  et  sur  ce  dernier  point,  le  second  concile  de 
Nicée  devait,  en  787,  réunir  trois  cent  trente-sept 
membres,  et  assurer,  une  fois  de  plus,  que  «  nous  ado- 
rons respectueusement  les  images  de  la  croix  et  les 
reliques;  que  nous  recevons,  saluons,  embrassons  et 
adorons  d'un  hommage  d'honneur  les  images  des 
saints  ».  La  nécessité  d'une  réhabilitation  des  icônes 
obligeait  les  Pères  du  concile  à  accentuer  les  déclara- 
tions en  leur  faveur.  De  telles  déclarations  ne  pou- 
vaient qu'encourager  les  orthodoxes  à  user  des  images 
dans  le  service  liturgique  :  en  804,  Michel  le  Bègue 
signale  que  des  prêtres  «  célèbrent  la  messe  dans  des 
maisons  privées  en  se  servant  d'une  image  comme 
autel,  l'icône  en  pareil  cas  tenant  lieu  de  relique  ». 
Mansi,  ConciL,  t.  xm,  p.  422. 

3°  Théologie  de  saint  Jean  Damascène.  — ■  Saint  Jean 
Damascène  résume  la  doctrine  des  Pères  grecs  sur  le 
sujet  :  «  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  nous  a  donné  les 
reliques  des  saints  comme  des  sources  de  salut,  d'où 
découlent  de  nombreux  bienfaits  et  un  onguent 
d'agréable  odeur.  Que  personne  ne  se  montre  incrédule  ; 
car,  si,  par  la  volonté  de  Dieu,  l'eau  a  jailli  dans  le 
désert  d'une  pierre  raboteuse  et  dure,  et  aussi  de  la 
mâchoire  d'un  âne  pour  désaltérer  Samson,  pourquoi 
serait-il  incroyable  qu'un  onguent  d'agréable  odeur 
jaillisse  des  reliques  des  martyrs?  La  chose  n'est  nulle- 
ment incroyable  à  ceux  qui  connaissent  la  puissance  de 
Dieu  et  l'honneur  qu'il  rend  aux  saints.  »  De  fide 
ortliodoxa,  I.  IV,  c.  xv;  P.  G.,  t.  xciv,  col.  1165.  Au 
premier  aspect,  on  dira  que  le  scolastique  grec  — ■  qui 
ne  brille  pas  d'ailleurs  par  un  excès  de  critique  histo- 
rique—  met  trop  d'insistance,  beaucoup  plus  que  n'en 
mettra  plus  tard  saint  Thomas  d'Aquin,  à  appuyer  sa 
thèse  des  reliques  sur  le  fait  des  miracles  opérés  par 
Dieu  par  leur  moyen.  Mais  y  voir  un  argument  exclusif 
serait  l'illusion  créée  par  une  lecture  hâtive  et  la  néces- 
sité où  se  trouvent  les  manuels  de  théologie  de  donner 
des  citations  écourtées.  Quand  on  lit  au  contraire  avec 
attention  l'ensemble  de  la  démonstration  du  Damas- 
cène, elle  apparaît  assez  complète;  en  particulier  dans 
les  pages  qu'il  a  consacrées  précédemment  à  ce  qu'il 
appelle  sans  plus  le  culte  des  saints,  il  est  évident  qu'il 
entend  parlâtes  saints  dansle  ciel,  mais  aussi  les  saints 
se  survivant  sur  la  terre  après  leur  mort,  et  donc  dans 
leurs  reliques  :  «  Ceux  qui  s'en  approchent  avec  foi 
(des  corps  saints)  reçoivent  l'objet  de  leur  de- 
mande, soit  que  le  serviteur  demande  cela  au  roi,  soit 
que  le  roi  accueille  l'honneur  et  la  foi  de  celui  qui 
demande  à  son  serviteur.  »  Op.  cit.,  col.  1165.  Or  Jean 
Damascène,  dans  ce  chapitre,  expose  les  raisons  théo- 
logiques données  jadis  par  Basile  et  Grégoire  de  Na- 
zianze,  les  mêmes  qui  seront  un  jour  résumées  par 
saint  Thomas  :  «  Il  faut  honorer  les  saints  en  tant 
(pi 'amis  du  Christ,  en  tant  que  fils  et  héritiers  de 
Dieu...  L'honneur  que  l'on  témoigne  à  de  bons  servi- 
teurs est  une  preuve  de  bienveillance  à  l'égard  du 
Maître  commun.  Les  saints  ont  été,  dans  leurs  âmes 
d'abord,  puis  dans  leurs  corps  qui  nous  restent,  des 
demeures  pures  de  Dieu;  car  Dieu  dit:  «  J'habiterai 
oen  eux,  je  marcherai  et  je  serai  leur  Dieu.»  Lev.,xxvi, 
11-12.  La  Sainte  Écriture  dit  :  «  Les  âmes  des  justes 
«  sont  dans  la  main  de  Dieu,  et  la  mort  ne  les  touchera 
lias.  »  Sap.,  m,  1.  Mais  Dieu  habite  aussi  par  l'Esprit 
dans  les  corps  des  saints;  c'est  ce  que  nous  dit  l'Apôtre: 
i  Ne  savez-  nous  pas  que  vous  êtes  le  temple  de  Dieu  et 
«  que  l'Esprit  de  Dieu  habite  en  vous?  »  I  Cor.,  m,  16. 
...Pourquoi  n'honorerait-on  pas  les  temples  vivants  de 
Dieu,  ses  tabernacles  vivants?  Lorsqu'ils  étaient  en 
vie.  ils  marchèrent  en  présence  de  Dieu  avec  confiance.» 


2349 


RELIQUES.    L'EGLISE    ORIENTALE 


2350 


De  fide  orthodoxa,  loc,  cit.  col.  1161-1165.  Ces 
trois  dernières  phrases  visent,  à  n'en  pas  douter,  le 
culte  des  reliques.  Dans  ses  discours  polémiques  en  fa- 
veur des  images,  saint  Jean  Damascène  étend  encore 
sa  démonstration  du  culte  des  saints  au  culte  des  reli- 
ques des  martyrs  et  des  confesseurs  :  «  Les  saints 
étaient  remplis  de  l'Esprit  divin.  Après  leur  mort,  cette 
grâce  demeure  attachée,  non  seulement  à  leur  àme, 
mais  à  leur  corps  enseveli  dans  le  tombeau,  à  leur  nom, 
à  leurs  saintes  images.  »  P.  G.,  t.  xcv,  col.  311.  On 
voudra  bien  considérer  le  bel  ordre  que  le  polémiste 
assigne  à  la  descente  de  la  grâce  de  la  personne  sainte, 
dans  ses  reliques  d'abord,  et  enfin  dans  ses  simples 
images  :  l'àpreté  de  la  controverse  en  faveur  des  ima- 
ges ne  l'empêche  pas  de  mettre  les  saintes  reliques  en 
première  place.  Et  c'est  assurément  à  cette  rémanence 
de  la  grâce  dans  les  corps  saints  qu'il  attribue  la  vertu 
miraculeuse,  dont  il  faisait  état  dans  son  exposé  de  la 
«  foi  orthodoxe  ». 

Quel  genre  de  culte  faut-il  accorder  aux  reliques? 
Là  encore,  Jean  Damascène  fait  les  distinctions  obli- 
gées entre  les  différents  objets  de  notre  culte  :  «  Il  faut 
d'abord  honorer,  rpoay.'jvsïv,  ceux  en  qui  Dieu,  qui 
seul  est  saint,  s'est  reposé.  Or  Dieu  s'est  reposé  dans 
les  saints  comme  dans  la  sainte  Mère  de  Dieu  et  dans 
tous  nos  saints.  Les  saints  se  sont  efforcés  de  devenir 
semblables  à  Dieu,  par  l'effort  de  leur  volonté  et 
par  le  secours  de  Dieu  habitant  en  eux.  Les  saints  sont 
donc  «  adorés  »  en  tant  que  loués  par  Dieu,  et  parce  que 
c'est  par  Dieu  qu'ils  sont  devenus  terribles  à  leurs 
adversaires  et  bienfaisants  à  ceux  qui  s'en  approchent 
avec  foi.  »  Les  mots  mêmes  du  Damascène  montrent 
que  «  l'adoration  »  due  aux  saints  est  cette  TTpoaxû- 
vyjo'.ç  tiu,y]tixyj  «  qu'on  rend  à  tout  ce  qui  est  revêtu  de 
quelque  dignité  »  (Discours,  ni,  40),  et  non  la  XotTpstoc 
réservée  à  Dieu.  La  direction  toute  théocentrique  de  sa 
doctrine  montre  que  le  culte  des  saints  et  de  leurs  reli- 
ques n'est  qu'une  arnpliation  de  la  religion  due  à  Dieu  ; 
les  méandres  enfin  de  sa  démonstration  en  faveur  des 
images  et  des  reliques  marquent  bien  que,  pour  lui,  ces 
dernières  prennent  toute  leur  dignité  de  la  sainteté  de 
la  personne  vivante,  et,  comme  le  dira  saint  Thomas, 
qu'elles  ne  comportent  qu'un  culte  relatif. 

4°  Théologie  des  docteurs  orthodoxes.  —  Les  Orien- 
taux entendent  d'ailleurs  le  mot  «  culte  relatif  »  dans 
un  autre  sens  que  les  Latins  :  pour  eux,  tout  culte  est 
relatif,  sauf  celui  qui  se  rapporte  à  Dieu,  et  à  Jésus- 
Christ,  consubstantiel  au  Père;  ainsi  donc  le  culte 
des  saints,  en  eux-mêmes,  est  déjà  un  culte  relatif, 
quia  sancti  propter  Deum  coluntur.  M.  Jugie,  Theologiu 
dogmalicu  chrislianorum  orienialium,  t.  il,  p.  715, 
note  2.  Seul,  Dosithée,  Conjessio  fidei,  resp.  îv,  admet, 
par  une  assertion  assez  singulière,  cjue  les  saints 
peuvent  être  honorés  de  deux  manières  :  ttocotov  jjtèv 
xarà  tt]v  7rpôç  ©sov  àvaçôpav  xai  y.aO'  auToùç,  oti 
stxôvsç  Çcoctoc.  toG  Qeoù.  A  plus  forte  rasion  pro- 
fessent-ils unanimement  que  les  restes  mortels  et  les 
tombeaux  de  ces  mêmes  saints  ne  méritent  qu'un 
culte  secondaire  par  rapport  à  Dieu.  Us  sentent  bien 
que  cette  vénération  d'un  corps  de  martyr  se  rapporte 
au  martyr  lui-même;  pourtant  la  distinction  entre  le 
culte  du  saint  et  celui  de  ses  reliques  n'a  jamais  été 
bien  élucidée  par  les  théologiens  byzantins.  Cela  tient 
à  ce  que,  dans  leur  esprit  comme  dans  celui  des  foules, 
la  relique  ne  fait  qu'un  avec  le  saint;  et  ils  approu- 
vaient tous,  avant  et  après  le  concile  de  Constantino- 
ple  de  1084,  qui  l'a  authentiquée,  la  formule  de  saint 
Théodore  Studite  :  «  Une  est  la  vénération  du  saint  en 
lui-même  et  celle  de  ses  reliques.  »  Entre  les  deux,  le 
rapport  était  si  étroit,  qu'il  n'exigeait  pas  d'explica- 
tions. 

5°  Doctrine  de  V  Église  orthodoxe.  —  Depuis  la  fête  de 
l'orthodoxie  (11  mars  843),  dans  laquelle  l'Église  by- 


zantine a  célébré  son  triomphe  définitif  sur  les  icono- 
clastes, le  culte  des  reliques  lui-même  n'est  plus  atta- 
qué en  Orient  que  par  des  sectes  alliées  au  mani- 
chéisme, comme  le  paulicianisme  et  le  bogomilisme  et, 
plus  tard,  par  les  docteurs  teintés  de  protestantisme. 
Pourtant,  l'orthodoxie  ancienne  et  moderne  a  montré 
moins  de  dévotion  active  pour  les  reliques,  toujours  en 
honneur,  que  pour  les  saintes  icônes:  cela  tient  à  la 
recrudescence  de  la  dévotion  pour  les  images  consé- 
cutive aux  persécutions  du  vme  siècle,  et,  pour  une 
part  aussi,  aux  dispositifs  nouveaux  des  églises  byzan- 
tines :  alors  que  le  cancel  s'élevait  jusqu'à  devenir 
(xive-xve  siècle)  l'iconostase  couverte  d'images  peintes 
qui  captaient  l'attention  des  fidèles,  il  leur  voilait  l'au- 
tel, où  le  petit  sachet  des  reliques  devenait  tout  à  fait 
invisible  et  se  faisait  oublier.  On  s'explique  ainsi  que 
les  icônes  aient  été  indéfiniment  multipliées,  tandis 
que  les  reliques,  étant  donné  la  rareté  des  canonisa- 
tions byzantines,  se  soient  réduites,  dans  les  nouveaux 
sanctuaires,  à  quelques  fibres  de  linge  ou  à  une  pous- 
sière d'ossements. 

A  l'autre  extrémité  du  monde  chrétien,  à  Egabra,  en 
Espagne,  on  relève  les  traces  d'une  Église  schismatique 
qui  niait,  au  ixe  siècle,  le  culte  des  reliques,  et  qu'un 
concile  de  Cordoue  de  839  condamna  sous  l'appellation 
d'acéphales;  encore  qu'on  puisse  y  voir  un  groupe  exilé 
de  monophysites  orientaux,  analogue  à  cet  hérétique 
syrien  condamné  par  le  concile  de  Séville  de  619,  il  est 
plus  probable  qu'elle  n'avait  de  commun  que  le  nom 
avec  les  acéphales  d'Egypte  et  de  Syrie,  et  que  c'était 
plutôt  une  petite  Église  affiliée  à  la  secte  manichéenne, 
qui  se  faisait  remarquer,  comme  plus  tard  les  albigeois, 
par  l'étrangeté  de  ses  pratiques  cultuelles  et  discipli- 
naires. Cf.  Hifele-Lcclercq,  Histoire  des  <  onciles,  t.  iv  a, 
p.  104-105, 

Au  contraire,  «  dans  les  anciennes  Églises  monophy- 
sites d'Orient,  les  saintes  reliques  sont  l'objet  d'une 
grande  vénération,  et  aux  tombeaux  des  saints  se  font 
fréquemment  de  pieux  pèlerinages,  Dans  le  calendrier 
liturgique,  bien  des  solennités  sont  affectées  à  la  trans- 
lation des  corps  saints,  et  on  en  lit  le  récit  dans  toutes 
les  églises,  avec  mention  des  miracles  qui  s'y  sont 
accomplis  ».  Il  a  fallu  attendre  quelques  sectes  armé- 
niennes, prénontiatrices  de  la  Réforme  du  xvie  siècle, 
pour  constater  quelque  faible  opposition  à  ce  culte  tra- 
ditionnel :  on  se  rappellera,  à  ce  propos,  que  les  empe- 
reurs iconoclastes  et  leurs  troupes  de  choc  étaient 
arméniens.  Ainsi  «  les  thondrakiens  rejettent  les  reli- 
ques; ils  furent  amplement  réfutés  par  la  plume  des 
docteurs  et  par  l'insurrection  des  fidèles  >.  Jugie,  op. 
cit.,  t.  v,  p.  574.  L'Église  nestorienne,  par  sa  prudence 
même  en  matière  de  culte  des  saints,  a  su  maintenir 
sans  excès  le  culte  des  reliques  :  >  Nous  honorons  les 
ossements  des  saints,  dit  le  docteur  Isaïe,  P.  O.,  t.  vu, 
p.  40.  Mais  à  Dieu  ne  plaise  que  nous  entendions  par  là 
l'adoration,  qui  n'appartient  qu'à  Dieu.  Ce  serait  un 
sacrilège  d'adorer  d'un  culte  de  latrie  les  os  de  ces 
hommes  illustres.  » 

Dans  toutes  ces  Églises  orientales,  qui  s'anathéma- 
tisent  mutuellement  sur  les  titres  de  la  Mère  de  Dieu, 
la  doctrine  des  reliques  s'est  conservée,  dans  le  respect 
des  mêmes  attitudes  de  vénération  et  des  mêmes  for- 
mules de  prières.  Il  n'y  eut  aucun  approfondissement 
doctrinal,  aucun  développement  poétique  ou  homiléti- 
que  digne  d'être  signalé,  durant  toute  la  fin  du  Pas 
Empire.  Il  n'y  eut  quelque  activité  au  xvn«  et  au 
xvme  siècle,  que  dans  les  centres  intellectuels  de  By- 
zance  et  de  Russie  atteints  par  les  attaques  des  pro- 
testants allemands  et  de  leurs  adeptes  orientaux, 
comme  Cyrille  Lucar;  alors  seulement  on  vit  des  théo- 
logiens orthodoxes  traiter  avec  quelque  originalité  la 
question  des  reliques.  Ainsi  Etienne  Javorsky,  dans 
sa  Pelra  fidei  en  3  livres,  a  consacré  le  premier  traité 


2351 


RELIQUES.    L'OCCIDENT    MEDIEVAL 


2352 


au  culte  des  images,  le  deuxième  à  celui  de  la  sainte 
Croix,  et  le  dernier  au  culte  des  saintes  reliques.  Jugie, 
op.  cit.,  t.  v,  p.  258-294. 

VI.  Dans  les  églises  d'Occident  au  Moyen 
Age. —  1°  Origine  des  reliques. —  Le  culte  des  reliques, 
déjà  si  actif  au  vn°  siècle,  s'épanouit  encore  au  Moyen 
Age  parce  que  les  reliques  s'y  multiplièrent,  par  voie  de 
division,  à  l'occasion  des  transferts  de  corps  saints,  et 
aussi,  il  faut  le  dire,  par  invention  de  fausses  reliques. 

Tout  d'abord  les  Églises  des  Gaules  et  de  Germanie 
se  donnèrent  une  grande  liberté  pour  le  déplacement 
des  corps  saints.  Cette  pratique  fut  imposée  et  favo- 
risée au  ixe  siècle  par  les  invasions  normandes  :  les 
religieux  prenant  la  fuite  emportaient  avec  eux  les 
reliques  de  leurs  fondateurs  pour  les  soustraire  à  la 
profanation  :  au  sanctuaire  qui  avait  offert  un  refuge 
on  laissait  toujours  une  part  du  trésor.  Les  conciles 
eurent  beau  y  mettre  des  restrictions,  les  abus  conti- 
nuèrent de  se  produire.  Ajoutons  que,  déjà  sous  les 
Mérovingiens,  le  transfert  des  reliques  de  saint  Vin- 
cent à  Paris,  avait  été  très  remarqué.  Charlemagnc  et 
ses  successeurs  demandèrent  aussi  aux  papes  des  corps 
de  martyrs  pour  les  nouveaux  évêchés  et  monastères 
de  Germanie  :  on  voulut  avoir  des  reliques  venues  de 
Rome,  et  non  seulement  les  brandca  dont  parlait  saint 
Grégoire,  mais  de  vrais  ossements  de  martyrs.  Ce  fut 
l'occasion  de  translations  solennelles,  en  pleine  paix 
et  dans  l'enthousiasme  des  foules.  D'autres  Églises 
furent  mises  à  conti  ibution  ou  plutôt  en  firent  recette. 
«  L'exportation  prit  les  proportions  d'un  commerce 
régulier,  avoue  dom  Baudot;  on  se  faisait  gloire  de 
posséder  quelque  relique  rare  que  d'autres  n'avaient 
pas.  » 

Les  croisades  et  la  prise  de  Constantinople  en  1204 
amenèrent  en  Occident  une  abondante  provision  de 
corps  saints  et  de  souvenirs  des  lieux  saints.  Ce  furent 
alors  les  anciennes  métropoles  d' Antioche  et  de  Jérusa- 
lem, d'ÉJesse  et  de  Myre  qui  furent  les  pourvoyeuses 
forcées  des  nouvelles  métropoles  de  Gaule  et  de  Ger- 
manie; quant  à  Byzance,  qui  les  avait  jadis  spoliées, 
les  seigneurs  français  et  flamands  y  firent  une  vraie 
rafle  de  reliques  de  toutes  sortes.  En  Palestine,  tout 
leur  semblait  sacré,  et  quelques  pincées  de  poussière  de 
Nazareth  ou  d'Hébron  étaient  décorées  du  titre  ré- 
sumé :  e  lacle  Virginis  Mariée,  qui  ne  trompait  sans 
doute  pas  les  heureux  destinataires,  mais  était  pris  au 
pied  de  la  lettre  par  les  pieux  pèlerins. 

Car  toutes  ces  richesses  d'aloi  divers  étaient  versées, 
avec  les  anciennes  reliques  beaucoup  plus  authenti- 
ques, dans  les  trésors  célèbres  des  cathédrales  et  des 
grands  monastères  :  Cologne  et  Trêves,  Chartres  et 
Paris,  Cluny  et  Saint-Hubert  curent  leurs  listes  de 
reliques  soigneusement  mises  à  jour.  Barbier  de  Mon- 
tault,  Œuvres,  t.  XII,  p.  175  sq. 

«  On  trouve  dans  les  anciennes  chroniques  d'Occi- 
dent le  cas  de  moines  s'emparant,  par  ruse  ou  par 
force,  du  corps  de  certains  saints.  L'ardeur  à  se  pro- 
curer un  trésor  de  ce  genre  fit  considérer  comme  une 
œuvre  de  dévotion  le  vol  des  restes  d'un  saint;  on 
n'en  avait  aucun  scrupule,  surtout  quand  il  s'agissait 
de  tirer  ces  restes  de  l'oubli.  Ainsi  s'expliqua,  dès  le 
vne  siècle,  le  fait  des  reliques  de  saint  Benoit  cl  de 
sainte  Scolastique  apportées  en  France  quand  le  Mon t- 
Çassin  eut  été  dévasté  par  les  Lombards.  »  G.  Baudot, 
art.  Reliques,  dans  Dictionn.  pral.  des  connaiss.  relig., 
t.  v,  col.  117k. 

•  Dans  cette  atmosphère  d'illégalité,  plus  ou  moins 
colorée,  on  vit  se  multiplier  Us  reliques  douteuses  :  des 
gens  ne  se  faisaient  pas  scrupule  de  prendre  pour  le 
corps  d'un  martyr  ou  d'un  confesseur  tout  reste  hu- 
main découvert  accidentellement  dans  le  voisinage 
d'une  église  ou  dans  les  catacombes  de  Rome.  En 
beaucoup   de   cas,   on   en    vint   à   écarter   l'hypothèse 


d'une  fraude  délibérée  :  on  se  persuadait  qu'une  bien- 
veillante Providence  envoyait  ces  précieux  gages, 
pignora  sanclorum,  à  des  clients  qui  méritaient  pareille 
faveur.  Ainsi  des  reliques  fausses  purent  allluer  jusque 
dans  les  trésors  des  églises  médiévales.  »  Ibtd, 

«  Sans  doute  l'autorité  ecclésiastique,  mise  en  éveil, 
s'appliqua  à  prémunir  les  fidèles  contre  la  déception. 
On  tenta  d'établir  l'authenticité  d'une  relique  par  des 
signes  d'ordre  surnaturel,  on  en  appela  au  miracle.  Par 
exemple,  en  979,  Egbert  de  Trêves  voulant  constater 
l'authenticité  du  corps  de  saint  Celse,  fit  envelopper 
d'un  linge  la  phalange  d'un  doigt  et  la  fit  jeter  dans 
un  encensoir...  Les  synodes  portèrent  des  décrets  pra- 
tiques à  ce  sujet  :  Quivil,  évêque  d'Exetcr  en  1287, 
confirma  la  prohibition  du  concile  général  de  Lyon 
en  1274  :  Défense  de  vénérer  les  reliques  récemment 
découvertes  tant  qu'elles  n'auront  pas  été  approuvées 
par  le  pontife  romain.  »  Ibid. 

2°  Culte  des  reliques.  —  Une  fois  les  reliques  trouvées 
et  acceptées  pour  authentiques,  quelle  place  leur 
réservait-on'? 

1.  D'abord  on  leur  garda  leur  place  traditionnelle, 
le  plus  près  possible  de  l'autel  du  sacrifice  :  soit  sous 
l'autel,  dans  une  crypte  faite  pour  elles,  soit  sui  le  sol 
au-dessous  de  la  table  d'autel,  soit  dans  la  table  même 
de  l'autel,  soit  enfin  derrière  l'autel.  Ces  pratiques  suc- 
cessives se  développèrent  en  fonction  de  la  dévotion 
croissante  des  fidèles  ;  mais  elles  répondaient  à  la  même 
idée  :  ainsi,  quoique  d'une  façon  plus  artificielle  qu'aux 
catacombes,  les  tombeaux  des  saints  furent  considérés 
comme  les  autels  du  Christ.  De  là,  sans  nul  doute,  est 
née  la  pratique  de  sceller  des  reliques  dans  la  pierre  de 
l'autel  au  moment  de  sa  consécration.  Ce  n'est  que 
plus  tard,  au  ixe  siècle,  qu'on  permit  de  laisser  des  reli- 
ques sur  la  table  de  l'autel  pendant  un  temps  considé- 
rable. 

Les  corps  saints,  en  efTet,  n'étaient  plus  ensevelis  à 
même  le  sol  comme  dans  les  catacombes,  ni  même, 
comme  dans  les  antiques  basiliques,  dans  des  confes- 
sions étroites  et  inabordables,  enfouies  en  terre  et  gar- 
dées par  des  barreaux  épais.  On  voulait  désormais  voir 
et  toucher  les  tombeaux  des  évêques  et  des  martyrs  I  Si 
quelques  églises  célèbres  avaient  voulu  garder  le  sou- 
venir de  leur  antique  confessio,  on  l'avait  élargie  en 
forme  de  crypte,  qui  s'étendait  sous  une  grande  partie 
de  l'église  et  ménageait,  sinon  toujours  la  lumière,  du 
moins  la  place  pour  les  défilés  des  pèlerins  :  c'est  la  pra- 
tique habituelle  dans  les  églises  carolingiennes  ou  roma- 
nes. Mais  souvent  on  avait  trouvé  cette  place  trop 
humble  pour  le  saint  protecteur  :  on  avait  <■  élevé  »  ses 
reliques  et  on  les  avait  déposées  dans  une  t  châsse  » 
précieuse,  qui  eut,  dans  les  églises  gothiques,  sa  place 
d'honneur,  bien  en  vue  au  haut  des  marches  de  l'autel, 
sous  la  table  du  sacrifice.  Quand  on  n'avait  pas  de 
corps  saint,  on  se  contentait  de  prélever  une  relique 
d'un  martyr  que  l'on  enfermait  dans  la  table  ou  le  bloc 
de  l'autel.  En  certaines  églises  plus  dévotes  ou  plus 
traditionnelles,  on  eut  l'idée  de  maintenir  dans  le  même 
autel  progressivement  développé,  les  trois  modes  suc- 
cessifs d'y  déposer  les  reliques  :  il  y  en  avait  un  pre- 
mier trésor  dans  sa  «planlalio  »,  un  autre  dans  la  table, 
et  un  dernier  entre  les  pieds  de  l'autel,  si  bien  que  cet 
autel  unique  en  contenait  pour  ainsi  dire,  trois  : 
c'était  un  autel  «  trinitaire  ».  (Saint-Hiquicr,  Saint- 
Martin  d'Utrecht,  etc..) 

Dans  la  suite,  pour  différents  motifs  et  en  vue  de 
satisfaire  et  d'accroître  la  dévotion  des  fidèles,  on  prit 
l'habitude  de  placer  les  châsses  au-dessus  des  autels 
dans  une  anfractuosité  de  la  muraille,  ou  bien  encore 
derrière  les  autels,  en  des  arrangements  provisoires  et 
variés  suivant  les  fêtes  :  c'est  l'origine  des  retables  de 
bois  peint.  Cette  pratique  fut  discutée  :  des  reliques 
qu'on  avait  placées  ainsi  sont  retournées  d'elles-mêmes 


2353 


RELIQUES.    L'OCCCIDENT    MÉDIÉVAL 


2354 


obstinément,  disent  des  chroniques,  à  l'endroit  qu'elles 
occupaient  d'abord  sous  l'autel.  Et  quand  on  n'avait 
que  des  reliques  peu  volumineuses,  on  se  permit,  vers 
le  ixe  siècle,  de  les  placer  sur  l'autel  même,  à  côté  des 
Évangiles,  qui  étaient  seuls  admis  autrefois,  et  entre 
les  chandeliers,  qui  venaient  de  conquérir,  eux  aussi, 
cette  place  honorable. 

Le  culte  rendu  aux  reliques  au  Moyen  Age  s'explique 
par  l'idée  très  haute  qu'on  en  avait  :  «  Un  corps  saint, 
pour  une  population,  avait  une  importance  dont  nous 
ne  trouvons  pas  aujourd'hui  l'équivalent.  Le  corps 
saint  faisait  de  l'église  un  lieu  inviolable;  il  était  le 
témoin  muet  dû  tous  les  actes  publics,  le  protecteur  du 
faible  contre  l'oppresseur;  c'était  sur  lui  que  l'on  prê- 
tait serment;  c'était  à  lui  qu'on  demandait  la  cessation 
d'un  fléau,  de  la  peste,  de  la  famine;  lui  seul  avait  le 
pouvoir  d'arrêter  souvent  la  main  de  l'homme  violent  ; 
quand  l'ennemi  était  aux  portes,  sa  châsse  paraissait 
sur  les  murailles,  donnait  courage  aux  défenseurs  de  la 
cité.  »  Viollet-le-Duc,  Dictionnaire  du  mobilier  fran- 
çais, t.  i,  p.  64.  Il  fallait  citer  dès  l'abord  cette  vue 
générale  d'un  historien  libre-penseur;  elle  résume  une 
foule  de  documents  incontestés  du  Moyen  Age,  bien 
qu'elle  confonde  les  usages  et  les  dates.  Il  n'est  pas  de 
notre  rôle  ici  de  les  débrouiller;  mais  le  théologien 
devra  noter  que  c'est  l'idée  religieuse  concernant 
le  respect  du  corps  saint  qui,  en  se  modifiant,  a  amené 
la  modification  partielle  des  pratiques  de  dévotion; 
pour  le  haut  Moyen  Age,  comme  pour  l'antiquité  chré- 
tienne, le  corps  saint  est  inamovible;  ce  n'est  guère 
qu'au  ixe  siècle  et  dans  les  Églises  barbares  qu'on  se 
risque  à  transporter  les  reliques. 

2.  Au  ixe  siècle  comme,  au  vie,  en  règle  générale,  le 
corps  saint  restait  encore  sur  place,  et,  pour  venir  l'ho- 
norer, de  grandioses  pèlerinages  s'organisaient  au  jour 
de  sa  fête,  parfois  même  à  différents  jours  de  l'année. 
Certains  de  ces  pèlerinages  eurent  une  célébrité  mon- 
diale comme  celui  des  saints  apôtres  Pierre  et  Paul  à 
Rome,  et  celui  de  saint  Jacques  à  Compostelle,  qui 
duraient,  en  somme,  toute  l'année,  celui  de  saint  Nico- 
las à  Bari,  celui  de  saint  Benoît  à  Fleury-sur-Loire,  qui 
se  renouvelait  au  moins  deux  fois  l'an. 

;Les  pèlerinages  aux  saintes  reliques  donnaient  lieu 
à  des  manifestations  religieuses  telles  que  processions 
des  corps  saints,  veillées  des  malades  dans  les  églises, 
chants  populaires  en  dehors  des  offices  des  moines  ou 
des  clercs,  etc..  Ils  favorisaient  aussi  les  échanges  de 
nouvelles  de  toutes  sortes,  la  dill'usion  de  dévotions 
locales  et  d'idées  venues  de  loin,  enfin  la  vente  d'arti- 
cles exotiques,  en  rapport  parfois  avec  l'origine  du  saint 
patron  ou  des  possessions  de  son  église.  Mgr  Duchesne 
signale  que  les  basiliques  des  saints  Apôtres  à  Rome, 
ayant  surtout  leurs  dotations  en  Orient,  «  les  adminis- 
trateurs de  ces  basiliques  devaient  mettre  ces  produits 
rares  et  recherchés  :  papier,  lin,  nard,  baume,  etc.. 
dans  le  commerce  local.  Et  c'est  une  chose  intéressante 
que  de  voir  les  églises  vénérées  des  apôtres  Pierre  et 
Paul  servir  d'intermédiaires  pour  le  commerce  des 
épices.  Ceci  n'est  du  reste  qu'un  épisode  de  l'histoire 
du  grand  commerce  pendant  le  Moyen  Age,  en  un 
temps  où  les  foires  œcuméniques  se  tenaient  à  l'occa- 
sion des  fêtes  des  saints  et  près  de  leurs  reliques  ».  Du- 
chesne, Liber  Ponlificalis,  t.  i,  introd.,  p.  cl.  Rappe- 
lons aussi  les  influences  artistiques  et  littéraires  qui 
se  répandirent  sur  toute  la  route  du  pèlerinage  à  saint 
Jacques  de  Compostelle  :  disposition  générale  des 
grandes  basiliques,  détails  d'ornementation  maures- 
que, chansons  de  geste;  cf.  É.  Mâle,  L'art  religieux  au 
XIIe  siècle.  Vraiment  on  peut  dire  que  le  culte  des  reli- 
ques fut  un  élément  important  de  la  civilisation  du 
Moyen  Age. 

Jusqu'ici  on  voit  les  reliques  inamovibles  et  les 
dévots  vont  pieusement  les  chercher  dans  leur  retraite. 


Mais  la  pitié  catholique  voulait  avoir  ses  saints  patrons 
plus  près  d'elle.  La  première  attestation  de  corps  saints 
portés  habituellement  en  procession  —  en  dehors  de 
leur  primitive  translation  —  nous  vient  de  l'Église 
wisigothique  du  début  du  vu8  siècle  :  en  effet  le  troi- 
sième concile  de  Braga  (675),  ci-dessus,  col.  2346,  donne 
comme  «  une  coutume  antique  de  faire  porter  à  cer- 
taines fêtes,  l'arche  du  Seigneur  avec  les  reliques  sur 
les  épaules  des  diacres  revêtus  d'aubes,  comme  c'était 
prescrit  dans  l'Ancienne  Loi  ».  (Canon  5.)  Le  respect 
pour  les  reliques  est  encore  si  ombrageux  que  le  concile 
ne  permet  pas  à  l'évêque  de  suspendre  ces  reliques  à 
son  cou  et  de  se  faire  porter  par  ses  diacres  en  sedia; 
mais  il  pourra  les  porter  lui-même  à  la  main  et  en  res- 
tant humblement  à  pied.  Un  autre  concile  tolétain  du 
même  temps  parle  contre  «  les  danses  honteuses  »  aux- 
quelles les  foules  espagnoles  se  livraient  durant  ces  pro- 
cessions. Cité  par  le  Décret  de  Gratien,  De  consecralione, 
dis  t.  III,  c.  2.  Mais  l'habitude  était  prise  de  donner  aux 
fêtes  patronales  et  aux  fêtes  de  dédicace,  par  consé- 
quent aux  pèlerinages  de  reliques  un  déploiement  de 
solennité  extraordinaire. 

3.  Puis  voici  des  pratiques  nouvelles  rendues  pos- 
sibles par  la  subdivision  des  corps  saints  et  leur  «  élé- 
vation »  dans  ou  sur  les  autels  :  on  les  place  dans 
des  châsses  ouvragées  de  dimensions  de  plus  en  plus 
restreintes  et  on  les  porte  en  procession  dans  toute 
l'étendue  du  diocèse,  parfois  même  au  delà,  d'abord 
dans  les  calamités  publiques,  pour  obtenir  la  cessa- 
tion du  fléau  par  cette  visite  personnelle  du  saint  pro 
tecteur  :  telles  furent,  à  Paris,  les  processions  de  la 
châsse  de  sainte  Geneviève,  à  Tours,  celles  du  corps 
de  saint  Martin,  etc.;  puis  à  toutes  les  processions 
de  pénitence,  aux  Rogations,  enfin  dans  toutes  les  fêtes 
solennelles. 

Avec  l'invasion  de  l'usage  du  serment  féodal,  au 
xie  siècle,  on  prit  l'habitude  de  jurer  sur  les  reliques 
des  saints.  Tous  les  actes  importants  de  la  vie  civile  se 
concluaient  devant  les  reliques  et  les  annales  du  Moyen 
Age,  surtout  les  chroniques  normandes,  sont  remplies 
de  ces  serments,  tenus  ou  non,  sur  des  reliques  vraies 
ou  fausses.  Un  acte  de  ce  genre  est  à  la  base  des  reven- 
dications de  Guillaume  le  Conquérant  sur  l'Angle- 
terre. Dès  le  ve  siècle  en  Orient,  et  dès  le  temps  de 
saint  Martin  et  de  saint  Maximin  en  Gaule,  on  trouve 
des  exemples  de  cet  usage,  qui  se  vulgarisa,  et  fut 
sanctionné  par  une  loi  de  Childéric,  par  l'exemple  de 
Pépin  à  Compiègne  en  758  et  par  un  capitulaire  de 
Charlemagne  de  l'année  803.  Charlemagne  lui-même 
portait  comme  talisman  dans  ses  guerres  une  parcelle 
de  la  vraie  croix  en  un  beau  reliquaire;  et  cet  usage, 
mentionné  par  Grégoire  de  Tours  dès  le  vi«  siècle,  avait 
été,  nous  l'avons  vu,  concédé  en  Espagne  aux  évêques 
sous  certaines  conditions  que  précise  le  concile  de 
Braga  de  675;  il  fut  autorisé  par  la  suite  et  se  trouve 
authentiqué  par  le  Codex  juris  canonici,  can.   1288. 

Enfin,  les  églises  qui  possédaient  plusieurs  corps 
saints  ne  se  contentèrent  pas  des  offices  à  jours  fixes 
dédiés  à  chaque  saint:  elles  se  mirent  à  célébrer  cha- 
que année  une  fête  comnune  en  leur  honneur,  fête 
des  saintes  reliques  avec  un  office  et  une  messe  spé- 
ciale. Certains  diocèses  ont  cette  messe  soit  le  qua- 
trième dimanche  d'octobre,  soit  l'un  des  jours  dans 
l'octave  de  la  Toussaint.  L'ordre  bénédictin  a  choisi  la 
date  du  13  mai,  anniversaire  de  la  dédicace  du  Pan- 
théon et  de  la  fête  de  Sainte-Marie  ad  Martyres.  Les 
textes  de  ces  offices  seront  étudiés  plus  loin,  avec  les 
autres  témoignages  des  liturgies. 

Les  reliques  insignes,  ainsi  divisées  et  transportées 
dans  tous  les  royaumes  de  la  chrétienté,  donnèrent 
lieu  à  l'érection  de  sanctuaires  magnifiques,  conçus  en 
fonction  de  la  relique  qu'ils  devaient  abriter  :  ainsi  la 
basilique  du  Saint-Sang  à  Bruges,  la  Sainte-Chapelle 


23  55 


RELIQUES.    L'OCCIDENT    MÉDIÉVAL 


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bâtie  par  saint  Louis,  dans  la  Cité  à  Paris,  pour  rece- 
voir la  sainte  couronne  d'épines,  etc..  On  se  rappelle 
que  cette  dernière  relique,  qui  faisait  l'ornement  d'une 
église  de  Constantinoplc,  avait  été  cédée  en  gage  aux 
Vénitiens  par  le  roi  Baudouin,  alors  assiégé  par  les 
Turcs;  saint  Louis,  voulant  éviter  qu'elle  ne  fût  ven- 
due, paya  la  dette  du  roi  Baudouin  et  fit  transporter 
la  sainte  Couronne  à  Sens  d'abord  (11  août  1230)  puis 
à  Paris,  dans  les  asiles  provisoires  de  Saint-Antoine- 
des-Champs,  de  Notre-Dame  et  de  Saint-Nicolas-du- 
Palais;  enfin  dans  la  Sainte-Chapelle,  où  elle  demeura 
jusqu'à  la  Révolution  française.  Elle  revint  à  Notre- 
Dame  de  Paris,  le  10  août  1806. 

3°  Enseignement  des  docteurs  du  IXe  au  XIIe  siècle.  — 
Il  ne  manifeste  aucun  progrès  notable  chez  Bède,  ni 
chez  Alcuin. 

La  querelle  des  images  eut  son  retentissement,  on  le 
sait,  en  Occident  au  temps  de  Charlemagne  et  de  Louis 
le  Pieux  au  ixe  siècle.  Claude  de  Turin,  dans  ses  com- 
mentaires de  l'Ancien  Testament  qu'on  vient  de  retrou- 
ver, mais  qui  ne  sont  pas  encore  publiés,  s'élève  contre 
le  culte  des  corps  saints.  Agobard,  évêque  de  Lyon, 
étend  lui  aussi  sa  méfiance  jusque  contre  les  saintes  reli- 
ques :  sa  thèse,  d'ailleurs,  porte  plutôt  sur  les  abus  de 
ce  culte  :  «  Non  seulement  c'est  mal  de  rendre  un  hon- 
neur divin  à  qui  on  ne  le  doit  pas,  mais  il  est  repré- 
hensible  d'honorer  ambitieusement  les  mémorise  des 
saints,  pour  en  tirer  gloire  près  du  peuple.  »  Agobard 
s'appuie  sur  un  commentaire  de  saint  Jérôme  sur 
Matth.,  xxiii,  29  :  Vse  vobis,  scribse  et  pharisœi  hypo- 
crilœ,  qui  œdificalis  sepulchra  prophetarum ;  mais  il  est 
manifeste  que  Jérôme  ne  condamne  que  l'intention 
orgueilleuse  qui  préside  au  geste  des  pharisiens.  L'évê- 
que  de  Lyon  cite  également  comms  un  témoignage  de 
toute  l'Église,  la  lettre  des  Smyrniotes  sur  le  martyre 
de  saint  Polycarpe;  mais  il  n'a  pas  voulu  comprendre 
que  les  fidèles  de  Smyrne  distinguent  entre  l'adora- 
tion de  Dieu  et  le  culte  des  reliques  de  leur  évêque. 
Agobard,  De  imaginibus  sanclorum,  P.  L.,  t.  civ, 
col.  213. 

Il  faut  bien  avouer  que,  dans  le  camp  orthodoxe,  on 
faisait  flèche  de  tout  bois,  tant  on  était  sûr  d'avoir  la 
Sainte  Écriture  avec  soi.  Cela  donna  lieu  à  une  passe 
d'armes  qu'il  faut  ici  rappeler;  car  l'un  des  textes  atta- 
qués concerne  en  fait  une  sorte  de  relique.  En  effet, 
dans  sa  Lettre  à  Constantin  VI  et  à  Irène  en  faveur  des 
images,  le  pape  Hadrien  donna  une  place  importante 
aux  exemples  tirés  de  la  Bible.  Jaffé,  n.  2248.  Avant 
lui,  Léonce  de  Chypre  avait  écrit  un  livre  dont  de  co- 
pieux extraits  furent  lus  au  second  concile  de  Nicée. 
Mansi,  Concil.,t.  xm,  col.  44-53.  Or  ce  livre,  que  le  pape 
avait  sans  doute  connu  et  mis  à  profit,  observait  que 
Jacob  avait  baisé,  en  l'arrosant  de  ses  larmes,  la  tuni- 
que de  son  fils  :  il  s'agissait  bien  plutôt  d'une  relique 
que  d'une  image  sainte.  Mais  le  pape  corsa  sa  réponse 
de  ce  texte  controuvé.  Les  livres  carolins,  parus  trois 
ans  après  Nicée  et  composés  par  Alcuin  sous  le  nom  de 
Charlemagne,  relevèrent  assez  durement  la  m  prise  : 
«  Les  hommes  de  ce  concile  ont  prétendu  à  tort  auto- 
riser l'adoration  des  images  par  le  texte  suivant,  qui, 
du  reste,  ne  se  trouve  pas  dans  [a  traduction  sur  l'hé- 
breu :  Jacob  suscipiens  a  filiis  suis  vestem  labe/actam 
Joseph,  osculatus  est  cum  lacrimis.  »  Libri  carolini, 
I.  I,  c.  xn,  P.  L.,  t.  xcvm,  c:>!.  1032.  Mais  ces  livres, 
témoins  de  la  discrétion  des  évoques  francs  pour  la 
diffusion  des  statues  et  images  dans  leurs  églises,  se 
gardent  de  rien  dire  expressément  contre  la  présence 
des  reliques,  qui  cont  inuaient  plus  que  jamais  d'y  être 
honorées. 

Malgré  le  soin  des  évêques,  de  fausses  reliques  furent 
parfois  honorées  :  sans  parler  des  supercheries  ancien- 
nes, tout  le  Moyen  Age  retentit  du  bruit  de  certains 
faussaires.  Raoul  Glaber,  Historia,  I.   IV,  c.  m;  Guil- 


laume de  Newbury,  Historia,  1.  IV,  c.  xx;  S.  Anselme, 
Episl.,  1.  III,  ep.,  xv,  et  d'autres.  Plusieurs  prélats, 
non  contents  de  surveiller  de  près  ces  supercheries, 
s'opposèrent  par  leurs  écrits  aux  abus  environnants. 
Nul  ne  le  fit  avec  autant  d'àpreté  que  Guibert,  abbé 
de  Nogent  (f  1124)  dans  son  livre  De  pignoribus 
sanclorum,  P.  L.,  t.  clvi,  col.  607-680.  Son  éditeur, 
dom  d'Achery,  a  bien  soin  de  faire  remarquer  que 
Guibert  est  loin  de  nier  le  culte  des  reliques,  et  il 
n'a  pas  de  peine  à  nous  convaincre;  mais  il  note 
aussi  que  l'abbé  de  Nogent-sous-Coucy  exige  un  culte 
«  religieux,  selon  la  science  et  spirituel  ».  Dans  le 
Ier  livre,  il  convient  que  «  nous  devons  honneur  et 
révérence  aux  reliques  des  saints,  pour  imiter  leur 
exemple  et  obtenir  leur  protection  »;  cependant  ce 
culte  est  à  ranger  parmi  «  les  choses  que  l'Église  ob- 
serve et  prêche,  mais  dont  beaucoup  ont  pu  se  passer 
et  se  passent  encore  :  tels  sont  les  corps  des  saints  et 
leurs  pignora,  c'est-à-dire  les  objets  qui  ont  été  à 
leur  usage  ».  On  voit  comment,  dès  le  début  de  son 
ouvrage,  l'auteur  se  met  à  l'aise  avec  la  doctrine  et  la 
pratique  de  ce  culte.  Avant  de  rendre  des  honneurs  à 
une  relique,  il  faut  être  assuré  :  1°  de  la  sainteté  du  per- 
sonnage; 2°  de  l'authenticité  de  la  relique.  Sur  la  pre- 
mière question,  qui  sort  de  notre  sujet,  il  a  des  remar- 
ques pertinentes  et  caustiques.  Il  exagère  pourtant 
quand  il  déclare  que,  «  pour  être  assuré  de  la  sainteté 
d'un  homme,  il  faut  une  révélation  divine  :  definimus 
ul  nullus  pro  sancto  facile  habeatur,  nisi  quoquo  paclo  ex 
divina  revelatione  probetur.  Col.  666.  Sur  les  fausses  reli- 
ques, il  cite  des  cas  de  supercheries  évidentes,  comme 
le  boniment  de  celui  qui  le  prit  un  jour  à  témoin  qu'il 
avait  dans  son  reliquaire  du  pain  mastiqué  par  Notre- 
Seigneur.  Dans  le  second  livre,  il  prétend  d'ailleurs 
qu'il  ne  peut  exister  aucune  relique  du  corps  de  Jésus, 
puisqu'il  nous  a  laissé  comme  seule  relique  l'eucha- 
ristie qui  le  contient  tout  entier,  dans  l'intégrité  de  son 
corps  glorieux  et  «  en  mémoire  de  lui  »,  par  conséquent 
pour  suppléer  à  tout  mémorial  corporel.  Col.  630.  Dans 
le  livre  suivant,  il  argue  de  la  résurrection  du  Christ  où  il 
a  repris  son  corps  entier,  et  de  la  nécessité  de  la  foi,  qui 
ne  s'exercerait  plus  si  notre  adoration  portait  sur  des 
objets  visibles!  L'argumentation  vaut  ce  qu'elle  vaut. 
Les  conclusions  ne  laissent  pas  d'être  intéressantes  : 
elles  portent  contre  l'authenticité  de  la  dent  de  Notre- 
Seigneur  que  les  moines  de  Saint-Médard  prétendaient 
posséder,  loc.  cit.,  col.  651,  aussi  bien  que  contre  la 
conservation  du  lait  de  la  Sainte  Vierge,  que  l'on  mon- 
trait à  Laon  dans  un  vase  de  cristal.  Loc.  cit.,  col.  659. 
Pour  les  reliques  des  saints,  Guibert  ne  peut  être  aussi 
absolu;  mais  il  plaisante  au  sujet  des  reliques  en  dou- 
ble exemplaire  :  «  Sans  parler  des  gens  qui  n'ont  d'au- 
tre autorité  qu'eux-mêmes,  par  conséquent  aucune,  il 
y  en  a  d'autres  qui  ont  une  confiance  certaine  dans 
leurs  reliques.  Mais  là  encore,  l'erreur  est  partout. 
Ainsi  les  uns  disent  qu'ils  ont  telle  relique,  et  les  autres 
prétendent  avoir  la  même:  par  exemple  les  gens  de 
Constantinoplc  disent  qu'ils  ont  la  tête  de  saint  Jean- 
Baptiste,  et  les  moines  de  Saint- Jean-d'Angély  affir- 
ment que  ce  sont  eux  qui  l'ont  I  Quoi  de  plus  ridicule 
sur  le  compte  de  ce  grand  saint  que  de  dire  qu'il  eut 
deux  tètes?  Parlons  sérieusement  :  il  est  évident  que  les 
uns  ou  les  autres  se  trompent  lourdement.  »  La  même 
difficulté  se  répète  entre  Godefroi,  évêque  d'Amiens, 
et  les  moines  de  Saint-Denis  à  propos  du  corps  de 
saint  Firmin  :  ils  ont  tous  deux  un  corps,  ceux  de 
Saint-Denis  ont  en  plus  une  inscription;  l'évêque 
d'Amiens  en  fait  faire  une,  qui  plus  lard  fera  autorité 
pour  le  moine  Nicolas  de  Soissous;  cf.  ibid.,  col.  1028. 
Conclusion  de  (luibert  :  «  Ceux  qui  honorent  des  reli- 
ques qu'ils  ne  connaissent  pas,  même  si  elles  étaient 
d'un  saint,  ne  sont  pas  sans  s'exposer  à  un  grand  dan- 
ger. S'ils  les  savenl  fausses,  ils  commettent  un  énorme 


2357 


RELIQUES.    L'OCCIDENT    MÉDIÉVAL 


2  358 


sacrilège  :  qu'y  a-t-il,  en  effet,  de  plus  sacrilège  que  de 
vénérer  comme  divin  ce  qui  ne  l'est  pas?  Ce  qui  a  rap- 
port avec  Dieu  est  divin  ;  et  qu'y  a-t-il  de  plus  attaché 
à  Dieu  que  les  saints  qui  font  un  seul  corps  avec  lui?  » 
Guibert  revient,  il  est  vrai,  un  peu  en  arrière  : 
«  Quelques-uns  demandent,  écrit-il,  s'il  est  pernicieux 
d'honorer  une  relique  pour  une  autre,  ou  un  saint  pour 
un  autre.  Je  crois  que  non  :  parce  que  le  Seigneur  a  dit 
des  saints  «  qu'ils  soient  un  comme  nous  sommes  un  » 
(Joa.,  xvn,  22),  et  que  tous  les  saints  ensemble,  sous  le 
Christ,  leur  tête,  constituent  comme  un  corps  identi- 
que, parce  que  «  l'esprit  qui  adhère  à  Dieu  est  un  avec 
«Dieu  »,  et  donc  honorer  les  reliques  d'un  saint  pour  un 
autre  saint,  ce  n'est  pas  une  erreur,  puisque  tous  sont 
membres  ensemble  du  même  corps.  C'est  un  peu  dans 
le  même  sens  que  la  liturgie  romaine  honore  sous  le 
nom  des  Quatre  couronnés  cinq  autres  martyrs.  » 
Col.  628.  Si  même  on  vénère  de  bonne  foi  des  reliques 
qui  n'en  sont  pas,  la  prière  profite  tout  de  même  au 
croyant.  Col.  629.  Mais  ces  erreurs  n'arriveraient  pas, 
pense  Guibert,  si  on  ne  tirait  pas  les  corps  des  saints 
de  leurs  sépultures,  si  on  ne  les  transportait  pas,  si  on 
ne  les  divisait  pas  :  «  cela  ne  plaît  ni  à  Dieu,  ni  aux 
saints  de  subir  des  affronts  que  les  païens  eux-mêmes 
leur  avaient  épargnés.  Et  le  pape  Grégoire  est  bien  de 
cet  avis  ».  Col.  627-628.  Les  miracles,  fussent-ils  indé- 
niables, ne  prouveraient  pas  toujours  l'authenticité 
d'une  relique  :  «  Le  miracle  peut  se  produire  par  le 
mérite  d'un  autre  saint  dont  c'est  la  relique,  ou  même, 
si  ce  n'est  pas  la  relique  d'un  saint,  c'est  la  foi  des 
croyants  qui  exige  ce  qu'ils  espèrent.  Mulla  enim  Jieri 
possunt,  non  lam  ejus  merilo  per  quem  privrogatur,  quam 
illius  cui  impendilur.  »  Col.  663.  Enfin,  les  reliques 
même  authentiques,  ne  doivent  pas  être  placées  froide- 
ment «dans  ces  pyxides  d'ivoire  ou  d'argent,  »col.  627; 
à  plus  forte  raison,  ne  faut-il  pas  «  enlever  les  saints  à 
leur  repos  pour  l'amour  des  offrandes  quotidiennes  », 
ni  les  livrer  aux  processions  et  ostensions  continuelles 
dans  une  atmosphère  de  mercantilisme,  sinon  de  char- 
latanisme. Col.  621  et  666.  Tel  est  ce  traité  des  reli- 
ques, si  inégal,  plein  de  justes  remarques  et  de  considé- 
rations qui  le  sont  moins,  à  qui  son  outrance  même 
enleva  une  bonne  part  de  son  influence. 

Les  mêmes  critiques  eurent  plus  d'écho,  du  moins 
dans  les  monastères,  quand  elles  furent  reprises  par 
saint  Bernard  contre  les  abus  des  clunistes  :  «  Les 
reliques  recouvertes  d'or  en  mettent  plein  les  yeux, 
saginantur  oculi,  et  ouvrent  les  porte-monnaie!  On 
fait  l'ostension  d'un  beau  saint,  d'une  belle  sainte, 
et  on  la  croit  d'autant  plus  sainte  qu'elle  est  mieux 
peinte  !  Voilà  les  gens  qui  s'empressent  à  baiser  la 
relique  :  on  les  invite  bien  à  adorer,  mais  ils  songent 
plutôt  à  admirer  l'œuvre  d'art  qu'à  vénérer  des 
choses  sacrées.  »  Apolog.  ad  Guillelmum  abbal.,  P.  L., 
t.  clxxxii,  col.  915.  La  théologie  ne  doit  rien  de  cons- 
tructif  à  saint  Bernard  ;  mais  nous  avons  un  vrai  traité 
sur  ce  sujet,  un  long  sermon  dogmatique,  de  son  anta- 
goniste, l'abbé  de  Cluny,  Pierre  le  Vénérable.  Serm., 
iv,  P.  L.,  t.  clxxxix,  col.  998-1006.  Il  le  prend  sans 
doute  de  trop  haut  :  du  geste  de  Marie-Madeleine,  il  con- 
clut :  «  Le  Sauveur,  en  approuvant  Madeleine,  a  fermé 
la  bouche  aux  fous,  il  a  montré  par  l'exemple  de  son 
corps,  qu'il  faut  honorer  les  corps  des  saints.  »  Mais  la 
suite  de  son  argumentation  mérite  l'attention  :  c'est 
déjà  une  thèse  scolastique.  Première  preuve,  de  raison: 
d'abord  quoi  d'étonnant  que  la  chair  unie  à  l'esprit, 
en  unité  de  personne,  pour  servir  le  Créateur,  doive 
être  vénérée  même  après  le  départ  de  l'âme,  puisque 
les  habits  eux-mêmes,  les  vêtements  de  la  chair,  nous 
paraissent  vénérables?  Voilà  l'énoncé  de  la  thèse. 
Deuxième  preuve,  de  tradition  :  «  C'est  la  coutume  de 
l'Eglise  de  les  entourer  de  cette  pieuse  affection  ;  et  quand 
elle  ne  peut  avoir  de  reliques  des  corps  saints,  elle  exerce 

DICr.   DE  THÉOL.   CATHOL. 


sa  dévotion  sur  des  fragments  de  leurs  vêtements.  Elle 
console  ainsi  son  désir,  elle  qui  aspire  de  toute  la  fer- 
veur de  son  âme  à  la  société  des  saints,  elle  trompe  un 
moment  sa  faim  avec  leurs  habits  et  leurs  souvenirs.  » 
On  remarquera  ici  une  pensée,  bien  rare  au  Moyen  Age, 
et  voisine  de  celle  de  saint  Augustin  :  les  reliques  ina- 
nimées, ne  sont  pas  uniquement  des  parties  de  la  per- 
sonne du  saint,  elles  sont  pour  les  dévots  des  souvenirs 
de  lui.  «  Tout  cela  »,  ajoute-t-il  pour  répondre  à  une 
objection  de  superstition,  «  tout  cela  se  rapporte  à  la 
gloire  de  Dieu.  D'ailleurs  l'Église  épouse  en  tout  le 
jugement  de  Dieu;  or  elle  s'étudie  à  honorer  de  mille 
manières  sur  la  terre  ceux  qu'elle  croit  glorifiés  par 
Dieu  même  dans  les  cieux  ».  Vient  ensuite  la  preuve 
d'Écriture  :  «  Et  pour  que  tout  ce  qui  est  dit  ici  reçoive 
confirmation  de  l'oracle  divin,  écoutez,  sur  ce  sujet,  la 
Sainte  Écriture  qui  ne  trompe  personne  »  :  il  cite  alors 
Luc,  vin,  46  et  xx,  38,  Actes,  xix,  12.  Mais  c'est  avec 
réserve  qu'il  utilise  l'Ancien  Testament,  IV  Reg.,  n,  14. 
«  Pour  montrer  le  mérite  éminent  d'Élie,  Dieu  a  montré 
sa  puissance  par  un  miracle  éclatant  opéré  par  son  man- 
teau. »  Col.  1002.  Il  arrive  ainsi  à  la  preuve  dernière  : 
«  par  les  miracles  innombrables  que  Dieu  fait  en  leur 
faveur,  il  montre  bien  que  nos  saints  sont  vivants  ». 
Col.  1003.  Voici  la  conclusion  de  ce  petit  traité  :  «  Donc 
les  vêtements  et  toutes  autres  reliques  des  saints  sont 
vénérables,  non  pour  elles-mêmes,  mais  pour  l'honneur 
des  saints  eux-mêmes,  tout  ainsi  que  les  saints,  non 
par  eux-mêmes  mais  par  la  grâce  de  Celui  qu'ils  ont 
servi,  sont  devenus  grands  au  ciel  et  sur  la  terre.  » 
Col.  1002.  Les  fruits  de  la  dévotion  aux  saintes  reli- 
ques, sont  l'exemple  et  la  protection  des  saints,  pourvu 
qu'on  les  prie  «  dans  la  charité  ».  Col.  1004.  L'abbé  de 
Cluny  réfute  également  Pierre  de  Bruys  qui  niait  le 
culte  des  reliques. 

4°  Enseignement  officiel  du  i.\e  au  xme  siècle.  — 
1.  Les  conciles  généraux  du  Latran  n'eurent  rien  w 
ajouter  à  la  doctrine  du  IIe  concile  de  Nicée;  la  doc- 
trine des  reliques  n'était  d'ailleurs  pas  attaquée;  mais 
le  culte  donnait  lieu  à  des  abus  criants.  Le  IVe  concile 
du  Latran  (1215)  se  fait  l'écho  de  ces  préoccupations  : 
can.  62  :  «  Les  reliques  nouvellement  trouvées,  qu'on 
ne  les  honore  qu'avec  la  permission  de  l'évêque.  Quant 
aux  prélats,  que  désormais  ils  ne  laissent  plus  ceux  qui 
viennent  par  dévotion  à  leurs  églises  se  faire  tromper 
par  des  inventions  vaines  ou  de  faux  documents, 
comme  on  en  a  pris  l'habitude  en  beaucoup  d'endroits, 
occasione  quseslus,  par  l'appât  du  gain.  »  Mansi,  Loncil., 
t.  xxn,  col.  1049-1050. 

2.  L'expression  la  plus  haute  du  magistère  de 
l'Église  à  cette  époque  du  Moyen  Age,  ce  fut  la  litur- 
gie :  liturgie  romaine  et  liturgies  locales. 

La  liturgie  romaine  n'avait  pas  de  fête  des  reliques 
proprement  dite,  mais  le  sacramentaire  envoyé  par  le 
pape  Hadrien  à  Charlemagne  et  adopté,  avec  des  addi- 
tions, par  les  Églises  de  l'Empire  franc,  portait  au 
13  mai  la  messe  de  Sancla  Maria  ad  Martyres,  qui  com- 
mémorait la  dédicace  du  Panthéon  de  Rome  et  qui 
était  un  office  aux  reliques  des  martyrs.  D'autres 
oraisons  du  Sacramentaire  grégorien  ont  peut-être 
connoté  originairement  la  présence  des  saints  tom- 
beaux :  Processi  et  Marliniani  gloriosis  confessionibus 
circumdas  et  prolegis  (2  juillet):  Quos  in  apostolicœ 
confessionis  pelra  solidasti  (28  juin);  mais  elles  ont  à 
coup  sûr  perdu  très  vite  ce  sens  local  et  matériel. 

L'ordinaire  de  la  messe  romaine  nous  a  conservé 
dans  ses  enclaves  les  plus  anciennes,  l'écho  de  la  dévo- 
tion des  Églises  du  Moyen  Age  pour  les  reliques  des 
saints  placées  dans  l'autel  du  sacrifice.  Dès  que  le 
prêtre  monte  à  cet  autel  —  c'est-à-dire  puisque  les 
prières  préliminaires  furent  à  l'origine  d'usage  privé  — 
dès  qu'il  commence  la  messe,  avant  même  de  saluer  les 
fidèles  du  Dominus  vobiscum,  il  salue  les  reliques  de 


T. 


XIII.  —  75. 


2359 


RELIQUES.    L'ENSEIGNEMENT    DE    L'ÉCOLE 


23G0 


l'autel.  Autrefois  sans  doute  -  -  et  aujourd'hui  encore 
l'évèque  à  l'office  pontifical  il  baisait  en  ce  moment 
le  livre  des  Évangiles.  Quand  il  a  baisé  les  reliques  de 
l'autel,  vers  le  vi°  siècle,  il  a  dû  d'abord  ne  prononcer 
aucune  prière;  comme  il  le  fait  encore  au  Vendredi 
saint  :  le  geste  suffisait  pour  marquer  le  culte  tradi- 
tionnel. Depuis  le  XIIe  siècle  au  moins,  il  récite  la  for- 
mule :  Oramus  le  per  mérita  sanctorum,  quorum  reli- 
quim  hic  suni,  ut  indulgere  digneris  omnia  peccata  mea, 
qui  a  l'avantage  de  proclamer  le  caractère  de  sacra- 
mental  que  l'Église  reconnaît  au  baiser  des  reliques. 
Avant  d'en  venir  à  cette  formule  stéréotypée,  dès  le 
xe  siècle,  les  Eglises  germaniques  utilisaient  des  foi- 
mules  de  sens  équivalent.  Lebrun,  Explication  des 
prières  de  la  messe,  édit.  1829,  p.  1  13. 

Dans  la  suite  de  l'avant-messe,  avant  la  collecte, 
avant  l'offertoire,  se  maintient,  pour  le  prêtre,  la 
conjonction  entre  le  baiser  de  l'autel  et  le  Dominus 
oobiscum,  c'est-à-dire  comme  une  certaine  préséance 
fin  salut  aux  reliques  sur  le  salut  au  peuple.  A  la  fin 
de  l'offertoire  du  missel  de  saint  Pie  Y  a  pris  place 
une  autre  prièie,  venue  sous  diverses  formes  du  bas 
Moyen  Age  :  Suscipe,  sancta  Trinitas,  où  un  regard  est 
donné  aux  saints  présents  par  leurs  reliques  :  et  islo- 
rum  et  omnium  sanctorum.  Plus  aucune  allusion  à 
notre  culte  dans  la  partie  ancienne  du  canon  romain  : 
c'était  à  prévoir. 

L'office  canonial,  dans  sa  partie  psalmique,  et  de 
même  L'antiphonaire  et  le  lectionnaire  de  la  messe, 
enchaînés  au  texte  des  psaumes  ou  des  livres  sapien 
tiaux,  ont  du  se  contenter  de  très  rares  allusions  aux 
reliques  des  saints.  Trop  heureux  de  trouver  dans 
l'Ecclésiastique,  xliv,  11,  la  phrase.  Ccrpora sanctorum 
in  puce  sepultu  sunt  et  vivent  nomina  corum  in  genera- 
tionem  et  genendionem,  ils  en  ont  fait  un  usage  répété  : 
antienne  3  et  répons  du  commun  actuel  de  plusieurs 
marlyrs,  Alléluia  de  la  messe  Jntret,  etc.  La  piété 
s'exprimait  plus  à  l'aise  dans  des  pièces  que  l'Église 
romaine  a  tolérées  longtemps  sans  les  admettre  dans 
son  office  :  les  Actes  anciens  et  nouveaux  des  martyrs 
et  les  homélies  des  docteurs  du  Ve  siècle,  enfin  et  sur- 
tout les  hymnes  triomphales  des  ixe  et  x"1  siècles. 

Dans  ces  hymnes  mêmes,  comme  dans  le  reste  de 
l'office,  il  faut  se  garder  de  prendre  les  accents  de 
triomphe  pour  les  martyrs  comme  des  professions  de 
piété  pour  leurs  reliques  :  c'est  le  cas,  dans  l'hymne 
ambrosienne  Rex  gloriose  marlyrum  pour  les  mots  : 
Trophma  sacra  pangimus,  Ignosce  quod  deliquimus. 
Mais  il  y  avait  une  hymne  célèbre  qui  chantait  sans 
aucune  amphibologie  les  gloires  de  la  relique  de  la 
Passion  :  le  Vexilla  régis  de  Fortunat,  avec  cette  stro- 
phe :  0  crux  une!  spes  unica.  Hoc  Passionis  tempore. 
Auge  piis  juslitiam,  Reisque  doua  veniam.  Sur  quoi 
saint  Thomas  fait  celle  réflexion  :  «  Nous  donnons  à 
la  croix  un  culte  de  latrie,  puisqu'en  elle  nous  plaçons 
notre  salut...  Nous  lui  rendons  la  même  adoration 
qu'au  Christ  lui-même  :  c'est  pourquoi  nous  nous 
adressons  à  la  Sainte  Croix  et  nous  la  prions  comme 
le  crucifié  en  personne.  »  Sum.  thcol.,  [II»,  q.  xxv,  a.  I. 

D'ailleurs  la  liturgie  avait  d'autres  expressions  que 
des  textes  revenant  a  jours  fixes.  La  place  des  reliques 
dans  les  autels  et  sur  les  autels  était  une  prescription 
officielle  très  significative  d'un  culte  liturgique;  celle 
d'enlever  les  reliquaires  portatifs  au  moment  du  sacri- 
fice ou  de  les  voiler  en  présence  de  la  sainte  hostie, 
marquait  sagement  les  limites  OÙ  devait  s'arrêter  un 
culte  de  dulie 

La  translation  des  reliques  dans  l'autel  était  une 
cérémonie  rare,  mais  très  expressive:  elle  constituai! 
la  partie  essenl  [elle  et  très  solennelle  de  la  consécration 
de  l'autel  et  de  l'église.  La  partie  rituelle  de  la  céré- 
monie rappelle  au  théologien  actuel  la  grande  véné- 
ration que  professa  toujours  l'Église  catholique  pour 


les  reliques  parfois  bien  minimes  qu'elle  met  à  la  place 
d'honneur  dans  la  pierre  du  sacrifice.  Autrefois  les 
Églises  gallicanes  réservaient  plutôt  la  solennité  pour 
le  tombeau  où  elles  prenaient  les  sancluaria  destinés 
au  nouvel  autel  :  on  y  célébrait  des  vigiliœ,  avant  la 
dédicace,  selon  le  témoignage  de  Grégoire  de  Tours. 
Dans  les  Or, Unes  romani  anciens,  la  pompe  liturgique 
ne  comportait  pas  de  vigiles,  mais  commençait  avec 
la  procession  de  translation.  La  liturgie  romano-galli- 
cane,  depuis  Charlemagne,  a  fusionné  les  deux  rites, 
accumulant  ainsi  les  marques  d'une  dévotion  non 
équivoque.  Mais  à  cette  époque,  elle  jouait  plutôt  un 
rôle  modérateur  et  permettait  à  tous  de  s'instruire  aux 
accents  d'une  liturgie  si  sûre  de  ses  enseignements  jus- 
que dans  son  enthousiasme,  et  si  prudente  à  maintenir 
au  culte  des  reliques  son  caractère  relatif  et  theocen- 
trique  :  «  Ébranlez-vous,  Saints  de  Dieu,  de  vos  de- 
meures; hâtez- vous  vers  les  lieux  qui  vous  sont  pré- 
parés... Levez-vous,  Saints  de  Dieu,  de  vos  demeures- 
sanctifiez  les  lieux,  bénissez  le  peuple,  et  nous,  hommes 
pécheurs,  gardez-nous  en  paix.  Met  lez-vous  en  marche. 
Saints  de  Dieu,  entrez  dans  la  cité  du  Seigneur:  car  une 
église  neuve  vous  a  été  édifiée,  où  le  peuple  doit  adorer 
la  majesté  divine,  etc.  »  La  procession,  précédée  de  la 
croix,  la  civière  des  reliques  portée  par  des  prêtres,  et 
faisant  le  tour  de  l'église,  à  l'imitation  de  l'arche 
d'alliance,  les  onctions  de  saint  chrême  à  l'intérieur  et 
à  l'extérieur  du  sépulcre  destiné  à  recevoir  ces  saintes 
reliques,  le  souvenir  enfin  que,  chaque  année,  la  litur- 
gie ramène  de  ses  sanctuaires,  lot  sanctorum  decorari 
reliquiis,  tout  cela  maintenait  dans  le  peuple  la  commu- 
nion des  âmes  avec  leurs  modèles  célestes  et  avec 
Jésus-Christ  leur  chef. 

5°  L'.nseignement  des  théologiens  scolastiques.  —  En 
présence  d'une  doctrine  bien  établie  dans  la  cons- 
cience de  l'Eglise  enseignante  et  d'un  usage  passé 
dans  la  pratique  des  fidèles,  les  premiers  sommistes 
auraient  dû  faire  une  étude  philosophique  de  la  ques- 
tion. Mais  Piene  Lombard  ne  lui  ayant  pas  donné 
place  dans  ses  Sentences,  ses  commentateurs  se  sont 
bornés  à  stigmatiser  les  abus  dans  le  culte  et  à  marquer 
le  caractère  relatif  du  culte  en  question.  Ainsi  saint 
Bonaventure,  qui  pourtant  ne  donne  pas  de  nom  spé- 
cial à  ce  culte  :  «  Aux  images  donc  et  aux  reliques  est 
due  aliqua  reverentia  sibi  competens;  mais  à  Dieu  seul 
est  réservé  le  culte  de  latrie  ».  De  seplem  donis  Spirilus 
sancti,  édit.  Vives,  t.  vu,  p.  604.  Dans  le  même  traité, 
il  énumère  volontiers  les  reliques  des  saints  avant  les 
saintes  images,  respectant  la  hiérarchie  que  l'Eglise 
d'Occident  avait  maintenue.  C'est  aux  seules  images 
qu'il  reconnaît  un  caractère  purement  relatif.  Non 
enim  adpratur  signum  secundum  quod  res,  sed  solum 
ipsum  signatum;  mais  il  n'ose  être  aussi  catégorique 
pour  les  reliques,  auxquelles  les  chrétiens  attachent 
une  importance  intrinsèque  :  elles  se  réfèrent  aux 
saints  sicut  ad  [inem,  mais  non  sicut  ad  objectum,  étant 
en  elles-mêmes  objet  de  culte.  In  Sentent..  1.  111, 
dist.  XXVII,  a.  2,  q.  IV,  éd.  Vives,  t.  iv,  col.  619. 

Saint  Thomas  d'Aquin,  qui  n'avait  donné  que  des 
remarques  de  détail  sur  ce  sujet,  dans  son  Commentaire 
des  Sentences,  comme  dans  son  Compendium  theologiiv, 
s'est  décidé,  dans  la  Somme  théologique,  à  lui  donner 
une  place  à  part  dans  le  traité  de  l'incarnation,  place 
conservée  depuis  dans  tous  les  traités  systématiques. 
Sum.  thcol..  III',  q.  xxv,  a.  6. 

Dans  cet  article,  après  la  preuve  d'autorité  résumée 
dans  le  Sed  contra,  il  y  a,  comme  l'a  bien  observé 
Cajétan,  in  hune  locum,  comme  trois  parties  qui  se  com- 
plètent l'une  l'autre,  et  qui  embrassent  toutes  les  vues 
fragmentaires  de  la  pensée  chrétienne,  ancienne  et 
récente  :  la  première  est  la  preuve  essentielle,  démons- 
tration propter  quid,  (pli  s'étend  à  tout  le  défini,  qui 
s'applique  à  toutes  les  reliques,  quelles  qu'elles  soient, 


2361 


RELIQUES.    L'ENSEIGNEMENT    DE    L'ÉCOLE 


2362 


même  simplement  représentatives  :  toute  relique  est 
pour  nous  un  mémorial  des  saints,  aliquid  ad  sanclos 
perlinens;  la  seconde  est  une  raison  plus  intime  encore, 
si  l'on  peut  dire,  mais  qui  ne  s'applique  qu'aux  reliques 
réelles  :  les  corps  saints  ont  été  sanctifiés,  ils  sont  ali- 
quid sanclorum:  enfin  la  troisième  partie,  simple 
appendice  de  la  démonstration,  n'est  qu'une  preuve 
quia  :  Dieu  fait  des  miracles  devant  les  reliques  des 
saints,  qui  pour  autant  se  manifestent  comme  aliquid 
Dei.  Tout  l'article  va  à  démontrer  que  les  reliques  sont 
en  relation  avec  les  saints,  avec  le  Christ  et  avec  Dieu; 
mais  les  réponses  de  saint  Thomas  sont  différentes, 
comme  il  se  doit,  selon  qu'il  envisage  les  reliques  en 
général  en  rapport  avec  les  fidèles,  les  corps  des  saints 
en  rapport  avec  les  saints  eux-mêmes,  et  ces  mêmes 
reliques  en  rapport  avec  Dieu. 

a)  La  première  preuve  prend  résolument  son  point 
de  départ  dans  le  vif  du  sens  humain  :  «  Celui  qui  est 
affectionné  pour  quelqu'un,  vénère  aussi  les  choses  que 
cette  personne  a  laissées  d'elle-même  après  sa  mort  »; 
vue  profondément  humaine,  qui  était  sous-jacente  à  la 
pensée  des  anciens  docteurs,  pour  lesquels  la  relique 
était  le  saint  lui-même,  mais  que  saint  Augustin  avait 
mise  en  lumière;  pour  lui,  comme  pour  saint  Thomas, 
la  relique  est  un  intermédiaire  sans  doute,  un  succé- 
dané, mais  concret  et  permanent  de  l'être  aimé;  bien 
loin  de  faire  écran,  elle  maintient  le  contact  avec  lui. 
Aussi  est-ce  cette  bL'lle  pensée  de  saint  Augustin,  De 
Civit.  Dei,  1.  I,  c.  xm,  que  nous  voyons  reparaître 
après  un  long  oubli,  dans  la  théologie  des  reliques. 
Sans  doute  le  saint  docteur  retendait  à  toutes  les 
relations  d'amitié,  aussi  bien  au  culte  familial  des 
défunts  qu'au  culte  religieux  des  saints;  et  c'est  bien 
ainsi  que  la  prend  saint  Thomas,  qui  en  fait  la  majeure 
de  son  raisonnement.  «  Or,  continue-t-il,  nous  devons 
avoir  de  la  vénération  pour  les  saints  de  Dieu  »,  pour 
quatre  raisons  qui  se  commandent  l'une  l'autre  :  ce 
sont  des  membres  du  Christ,  et  donc  les  fils  de  Dieu, 
fils  de  Dieu  et  donc  les  amis  de  Dieu,  amis  de  Dieu  et 
donc  intercesseurs  près  de  Dieu  pour  nous.  C'est, 
mise  en  ordre  plus  théologique,  l'énumération  que  le 
Damascènc  avait  faite  des  titres  des  saints.  Ceux-ci 
donc  sont  les  vrais  objets  de  notre  vénération;  leurs 
reliques  ne  sont  que  l'occasion,  l'excitant  et  le  signe 
de  cette  vénération.  Nous  devons  donc,  en  souvenir 
d'eux,  vénérer  dignement  tout  ce  qu'ils  nous  ont  laissé.  » 
Il  y  a  bien  une  relation  réelle  — ■  puisque  c'est  une  vraie 
relique  —  entre  cet  objet  et  le  saint  qui  nous  l'a 
laissé,  et  c'est  cette  relation  qui  nous  permet  de 
l'atteindre  en  lui  et  par  'ui.  Cependant  cette  relation 
n'ayant  pour  but  que  de  rappeler  le  souvenir  du  saint 
à  notre  pensée,  est  conçue  ici  par  saint  Thomas  comme 
purement  morale.  Il  ne  suppose  aucune  sanctification 
de  la  relique,  il  ne  lui  reconnaît  aucune  dignité  intrin- 
sèque. Aussi  n'a-t-il  pas  jugé  utile  de  reprendre  l'as- 
sertion du  pseado  Augustin,  que  «  les  chaînes  de  saint 
Pierre  eussent  été  sanctifiées  au  contact  de  ses  mem- 
bres, o  II  suflit  que  la  relique  ait  eu  un  rapport,  aussi 
lumsitoire  et  banal  qu'on  voudra,  avec  le  saint  qu'on 
honore  :  elle  sera  efficace  dès  lors  «  pour  exciter  à 
l'aimer  et  pour  signifier  l'amour  qu'on  a  pour  lui  ». 
Suarez,  Opéra  omnia,  édit.  Vives,  t.  xvm,  p.  (355.  Celte 
relation  se  retrouve  donc  dans  les  reliques  les  plus 
parcellaires  et  dans  les  simples  reliques  représentatives, 
c'est-à-dire  «  dans  toute  espèce  de  reliques  »,  reliquias 
quidescumque.  Et  quel  culte  rendrons-nous  à  ces  reli- 
ques? Honore  congruo  venerari  debemus.  Saint  Thomas 
ne  précise  pas  plus  que  saint  Honaventure;  mais  la 
portée  de  cette  première  preuve  ne  revendique  pour 
elles  qu'un  culte  relatif,  comme  le  rôle  qu'elles  tiennent 
à  notre  égard,  qui  est  celui  d'un  miroir  ou  d'un  mémen- 
to; notre  vénération  ne  s'arrête  donc  pas  à  elles,  et 
cependant   pas;e   par  elles:  elles   ne  la  reçoivent  en 


quelque  sorte  que  pour  la  transmettre  aussitôt  aux 
saints  dont  elles  tiennent  la  place  et  «  nous  rappellent 
le  souvenir  ». 

b)  La  seconde  preuve  de  saint  Thomas  est  d'ordre 
plus  strictement  objectif  :  elle  est  prise  de  la  réalité 
physique  de  certaines  reliques,  et  va  à  leur  reconnaître 
une  dignité  et  sainteté  intrinsèques;  mais  elle  n'est 
appliquée  expiessément  qu'aux  corps  des  saints.  Cette 
dignité  propre  aux  corps  des  martyrs  était  une  chose 
entendue  depuis  longtemps,  quoique  obscurément,  par 
la  dévotion  populaire,  et  elle  avait  été  revendiquée  par 
saint  Augustin  déjà,  dans  le  texte  cité,  mais  plutôt 
par  une  considération  a  fortiori  :  «  Si  le  vêtement  d'un 
père  est  cher  à  ses  enfants  qui  ont  pour  lui  de  l'atta- 
chement, ils  ne  doivent  aucunement  mépriser  son 
corps  même,  qui  lui  fut,  à  lui,  beaucoup  plus  familier 
que  toute  espèce  de  vêtements;  son  corps  fait  partie 
en  effet  de  sa  propre  nature  d'homme.  »  La  pensée 
du  docteui  africain  se  tournait  insensiblement  des 
rapports  d'amitié  des  enfants  pour  leurs  parents,  aux 
rapports  d'unité  des  hommes  avec  leurs  propres  corps. 
Saint  Thomas  reprend  la  même  direction  de  pensée,  et 
considère  les  reliques  corporelles  en  elles-mêmes;  mais 
sa  démonstration  est  d'autant  plus  neuve  qu'il  analyse 
plus  profondément  la  part  nécessaire  du  corps  des 
saints  dans  la  sainteté  des  saints  en  tant  que  tels  : 
«  Nous  devons  surtout  honorer  leurs  corps  qui  furent 
les  temples  et  les  organes  du  Saint-Esprit  habitant  et 
opérant  en  eux,  et  qu'au  corps  du  Chiist  ils  doivent 
être  configurés  par  la  glorieuse  résurrection.  »  Temples 
et  instruments  de  l'Esprit-Saint  dans  leur  personne 
tout  entière,  dans  leur  âme  principalement,  et  appelés 
ainsi  à  la  gloire  future,  ils  le  sont  secondairement  dans 
leurs  corps  restés  sur  la  terre.  C'est  dire  implicitement 
que  ces  corps  eux-mêmes,  que  ces  reliques  de  premier 
ordre,  ont  reçu  et  conservent  une  sanctification  intrin- 
sèque, et  donc  que  \'lwnor  congruus  qui  leur  est  dû  de 
ce  chef,  s'arrête  en  partie  à  ces  corps  saints,  à  cause  de 
leur  éminente  dignité.  Bien  plus  que  la  bénédiction  de 
l'Église,  ils  ont  reçu  la  sanctification  de  Dieu.  Il  y  a  là 
une  considération  particulière  aux  reliques  réelles,  qui 
leur  assure  une  place  plus  haute  dans  notre  estime 
que  toutes  les  images  des  saints  :  et  c'est  là  ce  qui 
justifie  le  rang  privilégié  que  les  docteurs  du  Moyen 
Age  ont  toujours  assigné,  du  moins  en  Occident,  au 
culte  des  reliques  au-dessus  de  celui  des  images.  Saint 
Thomas  voit-il  dans  cette  sainteté  des  reliques  corpo- 
relles le  fondement  d'un  culte  absolu  quoique  infé- 
rieur à  celui  que  nous  devons  au  saint  lui-même?  Il  y 
aurait  moins  répugné  assurément  pour  les  reliques  que 
pour  les  saintes  images;  car,  pour  lui  comme  pour  le 
peuple  chrétien,  les  corps  saints,  même  considérés  ul 
res,  étaient  aliquid  sancti  et  aliquid  sanctum.  Peut-être 
aurait-il  admis  la  distinction  de  saint  Honaventure  : 
les  reliques  corporelles  sont  l'objet  d'un  certain  culte, 
sans  en  être  la  fin.  Sans  doute,  à  l'article  3  de  la  même 
question,  il  enseigne  que  «  la  révérence  n'est  due  qu'à 
la  créature  raisonnable  »,  et  à  l'article  5,  il  dit  que  «  les 
créatures  insensibles  sont  incapables  d'être  vénérées 
pour  elles-mêmes  »;  à  la  solution  2  du  présent  article,  il 
précisera  bien  que  le  culte  chrétien  ne  peut  s'arrêter 
finalement  à  un  corps  inanimé,  mais  bien  à  l'âme  des 
saints  et  à  Dieu,  leur  maître.  Or  ces  principes  vont  à 
dire  que  l'excellence  des  saints  est  la  raison  première 
et  la  fin  du  culte  rendu  à  leurs  reliques.  Mais  celles-ci 
ne  peuvent-elles  être  vénérées  avec  le  saint  lui-même, 
comme  on  honore  d'un  même  culte  le  roi  et  son  vête- 
ment? En  fait,  saint  Thomas  ne  s'est  pas  posé,  comme 
pour  les  saintes  images,  cette  question  précise  :  doit-on 
rendre  aux  saints  et  à  leurs  reliques  le  même  culte 
spécifique?  Mais  le  principe  qu'il  énonçait  plus  haut  : 
le  culte  s'adresse  toujours  à  la  personne,  peut  se  com- 
pléter par  cette  mineure  :  or  les  corps  des  saints  sou- 


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RELIQUES.    L'ENSEIGNEMENT    DE    L'ÉCOLE 


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tenaient  jadis  avec  leur  pei sonne  un  rapport  d'iden- 
tité; ils  doivent  être  englobés  dans  le  même  culte.  Delà 
une  conclusion,  non  exprimée,  que  le  corps  saint  mérite 
d'être  honoré  pour  lui-même:  il  est  l'objet  partiel, 
quoique  très  secondaire,  du  culte  que  l'on  rend  aux 
saints. 

c)  La  troisième  preuve  est  présentée  comme  une 
conséquence  de  la  précédente  :  Unde  et  ipse  Deus  hujus- 
modi  reliquias  convenienter  honorai,  in  corum  prœsenlia 
miracula  faciendo  :  l'intervention  de  Dieu  en  faveur  des 
reliques  est  un  simple  signe,  mais  irréfragable,  de  leur 
dignité.  On  remarquera  d'un  côté  l'assurance  avec 
laquelle  l'auteur  fait  appel  à  ces  miracles,  admis  par 
tous,  d'un  autre  côté,  la  réserve  qu'il  met  à  en  expli- 
quer la  causalité  :  puisque  ce  sont  des  miracles,  ils  sont 
opérés  par  Dieu;  puisqu'ils  sont  faits  «  en  présence  des 
reliques  »,  celles-ci  en  sont  l'occasion,  mais  peut-être  à 
cause  de  la  dévotion  des  fidèles  et  de  leurs  prières  au 
saint  du  lieu;  saint  Thomas  ne  dit  pas  que  les  reliques 
soient  la  cause  instrumentale  des  miracles. 

d)  Les  trois  réponses  aux  objections  précisent  les 
caractères  du  culte  des  reliques  :  1.  culte  d'honneur, 
culte  de  dulie  et  non  de  latrie,  «  comme,  dit-il,  celui  que 
les  païens  rendaient  à  leurs  morts  »  (?).  2.  Culte  dû  à 
des  corps  inanimés,  «  non  à  cause  d'eux,  mais  à  cause 
de  l'âme  qui  leur  fut  unie  jadis  et  qui  maintenant  jouit 
de  Dieu,  et  à  cause  de  Dieu,  dont  l'âme  et  le  corps 
furent  les  serviteurs  ».  "Voilà  pourquoi,  Dieu  étant 
l'objet  final  de  cette  vénération,  saint  Thomas  tolère, 
sans  bien  la  comprendre,  l'expression  si  fréquente  chez 
les  docteurs  grecs  :  adoration  des  reliques;  et  c'est  à 
cause  de  ce  respect  qu'il  a  de  la  tradition  grecque  qu'il 
ne  donne  pas  une  réponse  tout  à  fait  négative  à  sa 
question  liminaire  :  «  Les  reliques  des  saints  doivent- 
elles  être  de  quelque  manière  adorées?  »  3.  Culte  qui 
unit  dans  la  même  vénération  le  saint  et  tout  ce  oui 
appartient  à  sa  personne  :  son  corps  vivant  autrefois 
et  son  corps  inanimé  maintenant  :  voilà  bien  la  portée 
lointaine  de  la  deuxième  partie  de  la  thèse  ;  mais  elle  se 
heurtait  à  une  objection  métaphysique.  «  Un  corps 
mort  n'est  pas  de  même  espèce  que  le  corps  vivant? 
Il  n'est  donc  pas  numériquement  le  même.  On  ne  doit 
donc  pas,  après  la  mort  d'un  saint,  vénérer  son  corps.  » 
La  difficulté  est  sérieuse  et  exige  une  réponse,  si  la 
relique  corporelle  doit  être  objet  de  culte.  Voici  la 
solution  un  peu  trop  résumée  de  saint  Thomas'  :  «Le 
corps  mort  d'un  saint  est  le  même  que  son  corps  vi- 
vant... du  point  de  vue  de  l'identité  de  la  matière, 
laquelle  doit  être  à  nouveau  réunie  à  l'âme,  sa  pre- 
mière forme.  »  Nous  dirions  :  le  corps  saint  a  perdu  son 
principe  vivant,  mais  il  reste  tout  de  même  constitué 
par  les  mêmes  molécules  de  matière,  qui  furent  jadis 
sanctifiées  par  l'âme  et  qui  seront  un  jour  revivifiées 
par  elle. 

Dans  l'article  4  de  la  même  question,  saint  Thomas 
étudie  le  cas  d'une  relique  d'une  excellence  particu- 
lière :  la  vraie  croix  de  Notre-Seigneur.  11  y  explique 
mieux  encore  et  le  caractère  relatif  qu'il  reconnaît  au 
culte  des  reliques  et  à  celui  îles  images  et  la  supériorité 
des  premières  sur  les  secondes.  ■  L'honneur  ou  révé- 
rence n'est  dû  qu'à  la  créature  raisonnable;  et  ce  n'est 
qu'à  cause  d'elle  que  l'on  honore  la  créature  insensible. 
On  le  fait  d'ailleurs  pour  un  double  motif  :  soit  parce 
qu'elle  représente  la  nal lire  raisonnable,  soit  parce 
qu'elle  lui  est  jointe  de  quelque  façon,  in  quantum  ri 
quoeumque  modo  conjungilur.  Pour  le  premier  motif, 
les  hommes  ont  coutume  de  révérer  l'image  d'un  roi; 
pour  le  second,  ils  vénèrenl  son  vêtement.  A  ces  deux 
sortes  d'objets  insensibles  les  hommes  rendent  le 
même  honneur  qu'au  roi  lui-même.  •  On  saisit  déjà 
comment  le  culte  des  images  et  celui  des  reliques 
prennent  leur  racine  dans  le  sens  humain,  et  Comment 
la  raison  formelle  des  unes  et   des  autres  est   diverse; 


mais  elles  se  trouvent  réunies  dans  la  croix  de  la 
passion  :  «  Si  nous  parlons  de  la  croix  même  sur  la- 
quelle le  Christ  a  été  crucifié,  elle  nous  est  vénérable 
des  deux  manières;  premier  motif,  parce  qu'elle  nous 
représente  la  figure  du  Christ  étendu  sur  elle  »  :  voici 
son  rôle  d'image;  et  voilà  son  rôle  de  relique  :  «  Second 
motif,  parce  qu'elle  a  touché  aux  membres  du  Christ 
et  qu'elle  a  été  toute  inondée  de  son  sang.  Aussi  d'une 
façon  comme  de  l'autre,  la  vraie  croix  est  adorée  d'une 
rm  me  adoration  avec  le  Christ.  Et  à  cause  de  cela 
aussi,  nous  nous  adressons  à  la  croix  et  nous  la  prions 
comme  le  Crucifié  en  personne.  »  Sum.  theol.,  IIIa, 
q.  xxv,  a.  4.  Pour  saint  Thomas  donc,  qui  étudie  tou- 
jours les  choses  du  point  de  vue  le  plus  formel,  la  rai- 
son de  relique  est  distincte  absolument  de  la  raison 
d'image  :  celle-ci  représente  son  prototype  à  l'esprit, 
elle  en  retrace  la  figure,  tandis  que  celle-là  en  conserve 
sinon  la  forme,  du  moins  les  éléments  matériels.  Mais, 
si  cette  forme  matérielle  de  la  relique  peut  fournir  à 
l'esprit  un  rappel  du  saint  qui  l'a  laissée,  ce  qui  était 
relique  peut  prendre  raison  d'image.  Et  l'on  voit  que 
saint  Thomas  n'exige  pas  une  conformité  plastique, 
puisque,  pour  la  vraie  croix,  son  seul  aspect  <•  repré- 
sente »  à  l'imagination  «  l'image  du  Christ  qui  fut 
étendu  sur  elle  ».  A  ce  titre,  on  pourrait  même  dire 
que  toute  relique  a  plus  ou  moins  raison  d'image,  non 
pas  par  origine  exemplaire,  et  similitude  de  figure,  mais 
par  similitude  de  matière  et  par  origine  naturelle. 

La  raison  formelle  de  relique  est  expliquée  éga- 
lement par  saint  Thomas  dans  toute  sa  généralité  par 
ces  mots  :  alio  modo  in  quantum  ei  quoeumque  modo 
conjungilur.  Cette  conjonction,  il  l'entend  d'une  rela- 
tion réelle,  non  seulement  exemplaire  et  représenta- 
tive comme  pour  l'image,  mais  physique,  par  contact, 
par  habitation,  etc.,  pour  constituer  «  une  conjonction 
de  quelque  façon  ».  Mais  l'exemple  qu'il  prend  du 
vêtement  du  roi  explique  bien  que  cette  jonction  peut 
être  naturelle  ou  artificielle,  habituel  le  ou  momentanée. 
Et  les  deux  choses  se  réalisent  pour  la  relique  de  la 
vraie  croix  :  1°  Ex  conlaclu  ad  membra  Chrisii,  contact 
passager,  et  2°  Ex  hoc.  quod  ejus  sanguine  est  perfusa, 
contact  permanent.  C'est  la  justification  applicable  à 
toute  relique  dite  «  représentative  »,  linge  imbibé  du 
sang  d'un  martyr,  ou  objet  ayant  touché  réellemert, 
à  son  corps.  Bien  entendu,  la  relation  serait  beaucoup 
plus  intime  si  la  relique,  réelle  celle-là,  avait  appartenu 
à  la  personne  du  saint  ;  comme  le  remarque  saint  Tho- 
mas, toujours  à  propos  de  la  vraie  croix  :  «  Bien  qu'elle 
n'ait  pas  été  unie  personnellement  au  Fils  de  Dieu  », 
par  exemple  comme  le  Saint-Sang,  «  la  croix  du  Christ 
lui  fut  cependant  unie  d'une  certaine  manière  di lié- 
rente,  à  savoir  [par  représentation  et]  par  contact  :  et 
pour  ce  seul  motif  on  lui  doit  la  vénération.»  Ibid., 
ad  2"m. 

La  solution  suivante,  dans  le  même  article,  montre 
bien  comment  saint  Thomas  envisage  la  relation  de 
relique  par  contact,  aussi  bien  à  propos  des  saints  que 
de  Notre-Seigneur  :  il  suffit  que  le  contact  soit  réel  et 
local;  mais,  par  le  fait  même,  les  exemplaires  de  ces 
reliques  ne  sont  pas  indéfiniment  multipliâmes  par 
voie  d'imitation,  comme  pour  les  saintes  images,  qui 
peuvenl  être  une  image  d'image.  «  Quant  à  cette  raison 
de  contact  avec  les  membres  du  Christ ,  nous  adorons 
non  seulement  la  croix,  mais  aussi  tout  ce  qui  a  été 
[en  relation  réelle  |  avec  le  Christ.  C'est  pourquoi  le 
Damascène  écrit  au  IVe  livre  [De  la  foi  orthodoxe, 
c.  ii  ]  :  «  Le  bois  précieux  [de  la  croix  ),  parce  (pie  sanc- 
tifié par  le  contact  du  corps  sacré  et  du  sang,  doit  être 
adoré  dignement,  mais  aussi  les  clous,  les  vêtements, 
la  lance;  «le  même  les  saintes  demeures  où  le  Christ  a 
séjourné.  »  Mais  ces  dernières  reliques  ne  représentent 
pas  l'image  du  Chrisl  comme  la  croix,  qui  est  appehe 
dans  l'Écriture  «  le  signe  du  Fils  de  l'homme  qui  appa- 


2365 


RELIQUES.    APRÈS    LE    CONCILE    DE    TRENTE 


2366 


raîtra  dans  les  cieux  »,  comme  il  est  dit,  Matth.,  xxtv, 
30.  Ainsi  pour  le  saint  Docteur,  en  conformité  avec  le 
sentiment  chrétien,  la  croix  a  raison  de  relique  du 
Christ,  mais  aussi  d'image,  tandis  que  d'autres  reliques 
du  Christ,  comme  la  sainte  lance  ou  les  clous  de  la 
passion  n'ont  pas  raison  d'image;  aussi  des  clous 
imités  des  clous  authentiques  ne  sont  plus  de  vraies 
reliques,  et  ce  ne  sont  point  des  images  du  Christ; 
tandis  que  des  croix  quelconques  sont  encore  de  vraies 
images  dignes  de  culte.  «  Aussi  rendons-nous  un  culte 
de  vénération  à  toute  représentation  de  la  croix  du 
Christ  en  quelque  matière  qu'elle  soit,  mais  non  à  des 
imitations  des  clous  ou  d'autres  instruments  de  la  pas- 
sion. »  Ibid,  ad  3um.  Cette  distinction  entre  la  Sainte- 
Croix  et  la  Sainte-Lance  font  supposer  que,  pour  saint 
Thomas,  il  y  a  pareillement  des  reliques  des  saints  qui 
en  sont  aussi  des  images,  tandis  que  d'autres  n'en  sont 
pas.  Ce  sera  toujours  la  différence  que  la  saine  dévotion 
catholique  mettra  entre  un  corps  saint,  une  relique 
insigne,  qui  représentent  parfois  le  saint  si  vivement, 
et  une  poussière  d'os  qui  ne  dit  rien  aux  yeux. 

Saint  Thomas  fait  une  brève  mention,  d'un  ton 
presque  détaché,  Summ.  theol.,  IIIa,  q.  Liv,a.  2,  ad3um, 
«  du  sang  du  Christ  qui  est  conservé  comme  relique 
dans  quelques  églises  »,  par  exemple  à  l'église  du  Saint- 
Sang  de  Bruges,  célèbre  par  ses  pèlerinages.  La  réserve 
avec  laquelle  il  s'exprime  sur  l'origine  de  ce  sang  et  son 
authenticité  parfois  discutable  es'-  à  re.narq  1er.  Cela 
ne  l'empêche  pas  d'y  voir  des  reliques  dignes  de  véné- 
ration :  «  Ce  sang  est  conservé  dans  certaines  églises 
comme  reliques;  mais  il  n'a  pas  coulé  du  côté  du 
Christ  :  c'est  par  miracle  qu'il  a  coulé,  dit-on,  dicitur, 
de  certaine  image  du  Christ  frappée  »  par  des  juifs  ou 
des  impies.  Dans  le  culte  des  reliques,  dit-il  encore,  il 
faut  se  garder  des  pratiques  superstitieuses,  soit  par 
des  excès  dans  les  marques  de  vénération,  soit  par 
«  quelque  vaine  observance,  qui  ne  va  pas  à  la  révé- 
rence de  Dieu  et  des  saints.  »  IIa-IIœ,  q.  xcvi,  a.  4, 
ad  2um.  Suarez  y  verra  «  matière  à  sacrilège  ».  Opéra 
omnia,  édit.  Vives,  t.  xm,  p.  617. 

Sauf  les  commentateurs  de  saint  Thomas,  les  autres 
théologiens  scolastiques  des  xive  et  xve  siècles  n'envi- 
sagèrent guère  la  question  des  reliques  que  du  point 
de  vue  moral,  se  bornant  à  reproduire  sans  les  appro- 
fondir, les  raisons  dogmatiques,  traditionnelles  désor- 
mais dans  l'École.  Voici,  qui  les  résume  assez  bien,  une 
page  du  compilateur  Denys  le  Chartreux  :  «  Comme 
l'avoue  Pierre  d'Ailly  dans  son  livre  De  ecclesiaslica 
poleslale,  la  vérité  de  la  foi  catholique  tient  le  milieu 
entre  deux  erreurs  opposées.  Sur  ce  sujet  de  la  véné- 
ration des  reliques,  il  y  a  également  deux  excès  à 
éviter  :  les  uns,  en  effet,  Eunome  et  Vigilance  après  lui, 
prétendent  qu'il  ne  faut  donner  aucune  révérence  aux 
reliques  des  saints.  Les  autres,  à  leur  égard,  se  montrent 
superstitieux,  pensant  honorer  les  saints  par  des  pra- 
tiques qui  leur  déplaisent,  comme  des  usages  extra- 
vagants ou  charnels,  des  pompes  exagérées,  des  ori- 
peaux curieux,  des  beuveries  sans  frein  et  des  excès 
de  tous  genres.  Tout  cela  est  contraire  à  la  loi  natu- 
relle comme  à  la  loi  divine.  »  Dionys.  Carlus.  opéra 
omnia,  t.  xxxvi,  p.  201.  L'auteur  résume  honnêtement 
les  raisons  données  par  saint  Thomas;  mais  aux  mi- 
racles de  Dieu  en  faveur  des  reliques,  il  ajoute  cette 
variante  :  «  Enfin  les  âmes  des  saints,  qui  jouissent 
maintenant  de  Dieu  dans  la  béatitude,  aiment  leurs 
propres  reliques,  les  honorent  et  viennent  les  visiter; 
ils  accordent  de  nombreux  bienfaits  aux  villes  et  aux 
hommes  qui  les  conservent  respectueusement  et  les 
honorent  comme  ils  le  doivent.  »  Loc.  cit.,  p.  202. 
«  Contre  les  précédents  abus,  le  Corpus  juris  a  ful- 
miné »,  continue-t-il  et  le  Chartreux  cite  pêle-mêle  les 
vrais  conciles  et  les  Fausses  Décrétales,  d'après  le 
Décret  de  Gratien. 


VII.  Le  concile  de  Trente  et  les  théologiens 
postérieurs.  —  1°  Le  déc-el  du  concile  de  Trente.  — ■ 
Les  précurseurs  de  la  Réforme  avaient,  dès  le  xive  siè- 
cle, protesté  contre  le  culte  rendu  aux  saintes  reliques, 
unissant  dans  une  même  réprobation  des  abus  trop 
certains  et  des  pratiques  d'une  incontestable  légiti- 
mité. Devant  leurs  attaques  l'Église  n'était  pas  de- 
meurée à  court. 

Parmi  les  erreurs  de  Jean  Huss,  le  concile  de  Cons- 
tance, session  xliv,  note  que  celui-ci  accuse  les  prêtres 
catholiques  «  de  penser  en  infidèles  de...  la  vénération 
des  reliques  »;  et  il  demande  d'interroger  les  suspects 
«  s'ils  croient  qu'il  soit  licite  aux  fidèles  de  vénérer 
les  reliques  des  saints  »,  et  de  les  questionner,  si  c'est 
l'usage  du  pays  «  par  serment  sur  les  reliques  des  saints 
ou  sur  le  crucifix  ».  Mansi,  t.  xxvn,  col.  1197;  Denz.- 
Ban  iw.,  n.  679. 

Ces  négations  et  ai  Mit  renouvelées  de  Wiclefî;  elles 
furent  reprises  au  siècle  suivant  par  tous  les  réformés; 
le  culte  des  reliques  était,  pour  Luther,  une  invention 
lucrative  de  l'Église  romaine  et  se  dénonçait  comme 
contraire  à  la  parole  de  Dieu  dans  l'Écriture.  Calvin 
s'élève  contre  les  fausses  reliques,  pai  exemple  les 
exemplaires  multiples  d'un  même  saint.  Contre  ces 
novateurs,  le  concile  de  Trente,  session  xxv,  porte  le 
décret  suivant,  qui  se  tait  sur  l'argument  scripturaire, 
mais  fait  appel  à  la  tradition  apostolique,  à  l'usage  uni- 
versel, aux  condamnations  antérieures  et  aux  deux 
principales  preuves  de  raison  développées  depuis  long- 
temps par  les  Pères  et  dans  l'École  :  «  Le  Saint  Concile 
mande  aux  évêques  et  à  tous  autres  ayant  fonction  et 
charge  d'enseignement,  selon  l'usage  de  l'Église  catho- 
lique et  apostolique,  reçu  dès  les  premiers  temps  de  la 
religion  chrétienne,  d'instruire  avec  soin  les  fidèles  sur 
l'honneur  dû  aux  reliques...,  leur  montrant  que  les 
corps  saints  des  martyrs  et  autres  saints  qui  vivent 
avec  le  Christ,  qui  furent  des  membres  vivants  du 
Christ  et  le  temple  du  Saint-Esprit...  par  lesquels  [corps 
saints]  de  multiples  bienfaits  sont  accordés  par  Dieu 
aux  hommes,  doivent  être  vénérés  des  fidèles.  »  Puis 
passant  à  la  condamnation,  le  concile  ajoute  aussitôt  : 
«  De  telle  sorte  que  ceux  qui  affirment  qu'aux  reliques 
des  saints  n'est  due  ni  vénération  ni  honneur,  ou  que 
ces  reliques  et  les  autres  monuments  sacrés  sont  inuti- 
lement honorés  des  fidèles,  et  qu'on  fréquente  en  vain 
les  mémorise  des  saints,  dans  l'espoir  d'en  obtenir 
secours,  tous  ceux-là  doivent  être  absolument  condam- 
nés, comme  l'Église  les  a  condamnés  depuis  long- 
temps et  les  condamne  encore  présentement.  »  Denz.- 
Bannw.,  n   984,  985. 

Encore  que  le  décret  ait  une  allure  disciplinaire,  qui 
le  distingue  à  première  vue  des  habituelles  définitions 
dogmatiques  du  concile  —  la  hâte  avec  laquelle  ont  été 
rédigés  ces  derniers  décrets  y  est  pour  quelque  chose  — 
il  ne  laisse  pas  néanmoins  de  mettie  in  tulo  une  vérité 
qui  s'appuie  sur  des  considérants  d'ordre  doctrinal  :  la 
légitimité  et  donc  la  licéité  du  culte  des  reliques.  Le 
concile  n'a  pas  entendu  préciser  le  genre  de  culte  qui 
leur  était  dû  ni  les  raisons  qui  le  fondent;  au  fait  il  y 
avait  sur  la  matière  d'assez  amples  discussions  parmi 
les  théologiens  scolastiques.  Ces  disputes,  après  le 
concile,  vont  reprendre;  elles  sont  pour  les  docteurs 
une  occasion  d'arriver  à  d'utiles  distinctions. 

2°  Les  théologiens  postérieurs  au  concile.  —  Les  pre- 
miers polémistes  antiluthériens  avaient  signalé,  vaille 
que  vaille,  les  réponses  topiques  à  opposer  aux  argu- 
ments des  réformateurs.  Il  faut  descendre  jusqu'à  Sua- 
rez, In  Sum.  theol.,  disp.  LV,  éd.  Vives,  t.  xvm, 
p.  654  sq.,  pour  trouver  un  exposé  d'ensemble,  qui 
fasse  appel  aux  divers  lieux  théologiques,  et  une  dis- 
cussion  proprement  scolastique. 

Visiblement  les  textes  scripturaires  empruntés  à  la 
Genèse  c.  l  et  à  l'Exode,  c.  xm  (translation  des  corps 


236? 


RELIQUES.    LES    THEOLOGIENS    RECENTS 


2368 


des  patriarches),  aux  Actes,  c.  vm  (sépulture  honorable 
donnée  au  diacre  Etienne),  ne  viennent  ici  que  connue 
un  modeste  appoint.  Ni  sont  d'ailleurs  à  peine  discutés. 

Après  un  bon  article  sur  la  tradition  ancienne  des 
grandes  Églises  de  Rome,  d'Antioche,  de  Constant  i- 
nople  et  de.  Milan,  Suarez  inaugure  la  série  des  saints 
Pères  par  les  Clémentines,  1.  VI,  c.  xxx,  et  les  Consti- 
tutions apostoliques,  qui  ne  prouvent  (pie  pour  le 
ive  siècle.  Les  miracles  de  Dieu  en  faveur  des  reliques, 
que  saint  Thomas  avait  prudemment  donnés  comme 
'■  opérés  en  leur  présence  »,  Suarez  les  donne  comme 
«  faits  par  les  reliques,  tamquam  per  divina  organa  •  : 
c'est  une  nuance  d'idée  conforme  à  la  tournure  prise 
par  l'enseignement  ordinaire.  A  la  série  des  définitions 
conciliaires  citées  plus  haut,  l'auteur  ajoute  un  concile 
de  Mayence,  can.  51,  et  surtout  le  concile  de  Trente, 
sess.  xxv,  decr.  2,  que  nous  venons  de  donner.  Les 
raisons  théologiques  du  commentateur  sont  celles 
de  la  Somme,  avec  quelques  modifications  plus  ou 
moins  intentionnelles  :  en  tète  de  la  démonstration,  la 
preuve  tirée  de  la  dignité  intime  des  corps  des  saints, 
i  qui  furent  les  temples  des  saintes  âmes  »;  puis,  le 
motif  augustinien  remployé  par  saint  Thomas  et  com- 
plété ainsi  par  Suarez  :  «  conserver  des  reliques  est  un 
signe  d'amour  pour  les  saints,  et  elles  excitent  à  ce 
même  amour  à  leur  égard  ».  L'analogie  de  la  foi  fournil 
à  Suarez  une  considération  nouvelle  :  '  Les  reliques 
des  saints  ont  avec  eux  une  relation  plus  étroite  que 
les  images,  et  »  —  même  comme  simples  mémorise 
«  elles  les  représentent  mieux.  Or  les  images  saintes 
ont  droit  à  notre  culte...  »  Parmi  les  objections  clas- 
siques de  Suarez,  une  seule  est  à  retenir;  la  dernière  de 
celles  de  saint  Thomas;  celui-ci  l'avait  posée  sur  le 
terrain  métaphysique,  mais  Suarez  la  ramène  délibé- 
rément sur  le  terrain  moral  :  «  Dans  les  reliques,  dit-on, 
il  ne  reste  plus  [du  corps  du  saint]  que  la  matière 
première,  et  tout  au  plus  la  même  quantité  avec  quel- 
ques accidents.  Réponse  :  cette  difficulté  ne  doit  pas 
être  traitée  métaphysiquement,  mais  plutôt  mora- 
lement :  ce  rapport  [que  l'on  cherche  entre  les  reliques 
et  le  saint]  n'est  pas  une  chose  physique,  ni  une  rela- 
tion réelle,  mais  une  relation  de  raison,  une  certaine 
dignité  morale.  »  Loc.  cit.,  p.  fi5(i.  (.'est  ici  une  de  ces 
positions  intermédiaires  que  le  jésuite  espagnol  affecte 
de  prendre  dans  les  discussions  théologiques  :  après 
avoir  mis  en  tête  de  sa  démonstration  l'argument 
métaphysique  :  corpora  sanclorum  juerunl  lempla  ani- 
marum  sanclorum,  dont  saint  Thomas  pourtant  n'avait 
fait  qu'un  à  côté  de  son  article  de  la  Somme,  Suarez 
propose  que  l'on  remette  dans  l'ombre  cette  «  chose 
physique  »  qu'est  la  sanctification  des  corps  saints  par 
leur  «  relation  réelle  avec  l'âme  »,  ou  mieux,  comme, 
écrivait  saint  Thomas,  avec  le  Saint-Esprit.  S'il 
croyait  cette  position  métaphysiquement  intenable,  il 
aurait  mieux  fait  de  laisser  tomber  la  première  de  ses 
preuves;  mais,  en  le  faisant,  il  risque  d'abandonner  un 
lambeau  de  la  théologie  traditionnelle;  il  garde  donc 
cet  argument,  qui  parle  tant  à  l'imagination  et  à  l'es- 
prit de  foi,  mais,  pour  lui,  l'âme  ne  donne  aux  corps 
des  saints  (prune  «  dignité  morale  ».  Quant  au  second 
argument,  le  motif  d'édification,  il  fait  remarquer 
sagement  (pie  les  reliques  ne  peuvent  nous  faire  ris 
souvenir  des  saints  que  si  elles  demeurent  reconnais 
sables,  quamdiu  rrs  sul>  ttili  forma  conservatur,  et  (pic, 
réduites  à  quelques  grains  de  poussière,  il  y  aurait,  a 
vouloir  les  conserver.  <  quelque  indécence  dont  il  faut 
se  garder  ».  Enfin  Suarez  note,  à  piopos  du  danger  des 
fausses  reliques,  (pie  pour  honorer  prudemment  une 
relique  neemajor  eerliludo  exigenda  est  quam  ad  aliarum 
virtulum  acius,  nempe  privaium  lestimonium.  Ibid., 
]>.  058. 

Parmi  les  théologiens  scolastiques  de  l'époque  mo- 
derne, plusieurs  avaient   fait   un  choix    assez  exclusif 


entre  les  raisons  données  par  saint  Thomas  pour  le 
culte  des  reliques,  les  uns  disant  qu'elles  étaient  véné- 
rables en  elles-mêmes,  mais  d'un  culte  inférieur  à  celui 
que  l'on  doit  aux  saints,  et  les  autres  disant  qu'elles 
méritent  exactement  le  même  culte  que  leurs  proto- 
types, culte  de  dulie  mais  relatif,  quand  il  s'agit  des 
reliques,  absolu  quand  il  s'adresse  directement  aux 
saints  dans  le  ciel.  Bellarmin  pose  assez  exactement  le 
problème  dans  le  De  Hcclesia  triumphanti,  n,  3,  op. 
omnia,  t.  ni,  p.  203-211. 

Rilluart,  De  incarnatione,  dissert.  XXIII,  a.  4,  pour 
accorder  les  uns  et  les  autres,  renvoie  à  la  distinction 
qu'il  avait  faite,  loc.  cit.,  a.  3,  à  propos  des  images. 
«  L'image  peut  être  considérée  de  trois  manièies  . 
1.  Matéiiellement,  ut  est  res  quœdam...  Piise  ainsi, 
l'image  n'a  droit  à  aucune  vénération  ».  Ce  premier 
point  de  vue  est  difficilement  applicable  aux  reli- 
ques. 2.  Elle  peut  être  considérée  très  formellement, 
in  actu  exercilo,  comme  faisant  son  rôle  d'image,  qui 
est  de  présenter  actuellement  l'exemplaire  dont  elle 
tient  la  place...  c'est  l'exemplaire  même  in  esse  reprœ- 
sentalivo,  bien  que  comme  objet  matériel,  elle  ait  sa 
matière,  sa  figure  à  elle.  3.  L'image  peut  être  envisagée 
d'une  façon  intermédiaire,  en  tant  que  chose  sainte 
destinée  au  culte  des  saints,  et  qui  a  aussi  la  vertu  de 
les  signifier  :  c'est  encore,  disent  certains  théologiens, 
l'image  formellement  considérée,  non  pas  toutefois  in 
actu  exercilo,  mais  in  actu  signato,  non  pas  comme 
représentant  actuellement,  mais  comme  représentative 
du  prototype,  à  qui  elle  emprunte  une  certaine  sancti- 
fication et  quasi-consécration,  un  peu  comme...  les 
reliques  des  saints  sont  dites  saintes  à  cause  de  la 
relation  avec  la  réalité  sacrée,  qu'est  la  personne  du 
saint. » 

»  Ce  point  de  vue  est  celui  de  Suarez,  de  Sylvius  et 
d'autres.  Kien  que  saint  Thomas,  à  cet  article  3  de  la 
Somme  n'en  ait  pas  fait  mention,  il  en  reconnaît  ail- 
leurs le  bien  fondé,  lia-Il16,  q.  xcix,  a.  3,  où  il  énu- 
mère  l'ordre  de  ces  réalités  saciées  :  1.  La  personne 
sainte.  2.  Les  sacrements,  puis,  «  en  seconde  place  les 
vases  sacrés  pour  la  réception  des  sacrements,  et  les 
images  saintes  et  reliques  des  saints,  dans  lesquelles 
d'une  certaine  manière  les  personnes  mêmes  des  saints 
sont  honorées.  » 

Rilluart  pouvait  donc,  en  bon  thomiste,  appliquer 
sa  distinction  aux  reliques  des  saints  :  «  Si  les  reliques 
des  saints  sont  saisies  d'un  même  regard  avec  le  saint 
dont  elles  sont  les  reliques,  comme  un  seul  objet  total, 
le  tout  est  honoré  d'un  même  culte  :  le  saint  primario 
et  propler  se,  les  reliques  secondairement  et  à  cause  du 
saint.  De  même,  dit  le  saint  docteur,  nous  vénérons 
du  même  respect  le  roi  et  son  vêtement  :  d'où  il  conclut 
qu'une  cioix  quelconque  est  adorée  d'un  culte  de 
latrie,  bien  entendu  latrie  respective,  comme  nous 
l'avons  expliqué  ci-dessus  pour  les  images;  la  même 
raison  existe  pour  les  reliques  considérées  en  ce  sens. 
Si  au  contraire  on  les  considère  précisément  dans  la 
relation  qu'elles  ont  avec  le  saint  dont  elles  sont  les 
reliques,  en  tant  qu'elles  furent  quelque  chose  de  lui 
ou  qu'elles  l'ont  touché,  comme  nous  l'avons  dit  des 
images  considérées  au  troisième  point  de  vue,  alors  ces 
reliques  sont  honorées  d'un  culte  inférieur  qui  n'appar- 
tient qu'analogiquement  et  reduclive  au  genre  du 
culte  [de  dulie  |  donné  au  saint  lui-même.  C'est  exac- 
tement la  même  solution  que  pour  les  saintes  images 
considérées  de  la  troisième  façon  ».  Billuart,  De  incar- 
natione, disp.  XXIII,  a.  4. 

Pour  se  rendre  un  compte  exact  de  cette  doctrine,  il 
faut  se  dire  que  le  théologien  applique  non  pas  maté- 
riellement mais  formellement  aux  reliques  sa  judi- 
cieuse distinction  concernant  les  images.  Or  le  rôle 
formel  de  la  relique  est  de  conserver  un  reste  matériel 
du  saint,  et  non  pas  simplement  d'en  représenter  la 


2369 


RELIQUES.    LITURGIE    MODERNE 


2370 


pensée.  Donc  :  1.  Si  l'on  prend  la  relique  au  sens  le  plus 
formel,  c'est-à-dire  in  actu  exercilo,  dans  son  office 
actuel  de  relique,  qui  est  de  conserver  quelque  chose 
du  saint  et  d'en  tenir  lieu,  sous  cet  aspect  tout  à  fait 
formel  de  conserver  matériellement,  elle  ne  se  distingue 
du  martyr  vivant  et  mourant  que  par  le  mode  d'être 
mort  et  immobile,  comme  d'ailleurs  l'image  diffère  de 
son  prototype  par  la  matière  et  la  couleur.  Ainsi  la 
relique,  reduplicalive  ul  reliquiœ,  est  une  même  chose 
avec  le  saint  qui  nous  l'a  laissée  après  soi:  elle  forme 
avec  lui,  objectivement  et  sans  aucun  travail  d'ima- 
gination de  notre  part,  un  seul  objet  total,  un  seul 
terme  de  vénération.  Qui  dit  relique  dit  restes  d'un 
saint;  quand  on  pense  au  vêtement  du  roi  on  honore 
le  roi.  Notre  culte  est  donc  le  même  pour  le  saint  et 
pour  la  relique;  mais  il  atteint  le  saint  in  recto,  prima- 
rio  et  propler  se,  et  la  relique  in  obliqua,  secundario  et 
propler  sanctum;  ainsi  le  culte  du  saint  est  un  culte  de 
dulie  absolu,  et  celui  de  la  relique  est  bien  un  culte  de 
dulie  mais  relatif,  et,  pour  cette  raison,  inférieur  au 
culte  donné  à  la  personne  du  saint.  Et  même,  comme 
le  fait  remarquer  Billuart  à  propos  des  saintes  images, 
le  culte  de  dulie  ainsi  accordé  à  la  relique,  par  le  fait 
qu'il  est  indivisiblement  le  même  que  la  vénération 
donnée  au  saint,  ne  tient  cependant  pas  de  la  relique 
même  cette  dignité,  mais  bien  du  prototype;  tout  ainsi 
que  le  même  acte  de  vision  béat  i  tique  qui  embrasse 
Dieu  et  les  créatures,  n'est  pas  formellement  béati- 
fique  du  fait  qu'il  se  termine  aussi  aux  créatures,  de 
même  l'acte  qui  englobe  la  relique  dans  le  culte  du 
saint  est  un  acte  de  dulie  malerialiler  lantum  seu  speci- 
[icaiive.  2.  Mais  on  peut  aussi  considérer  la  relique 
•>  d'une  façon  intermédiaire  »;  comme  s'exprime  Bil- 
luart, et  cette  fois  en  elle-même,  et  pour  sa  propre 
excellence,  non  pas  matériellement  certes,  comme  un 
ossement  vulgaire  ou  un  morceau  de  toile,  mais  formel- 
lement déjà,  comme  un  objet  sacré  destiné  à  honorer 
le  saint  dont  elle  nous  vient,  et  apte  à  en  conserver 
quelque  trace  jusqu'à  nous  :  la  relique  est  bien  consi- 
dérée formellement  dans  son  rôle  de  conservation, 
mais  non  in  actu  evercilo,  sed  in  actu  signalo,  non  pas 
comme  une  dépendance  actuelle  du  corps  vivant  du 
saint  —  cet  ossement  desséché  en  est  si  différent!  — 
mai*  comme  une  chose  sainte  qui  a  été  jadis  unie  avec 
la  personne  du  saint  si  c'est  une  relique  réelle,  comme 
un  objet  sacré  qui  a  touché  son  tombeau,  s'il  s'agit 
d'une  relique  représentative.  De  ce  contact  ou  de  cette 
union,  il  est  permis  de  croire  que  la  relique  a  reçu  et 
détient  une  certaine  sanctification  immanente.  De 
plus  elle  a  reçu  les  hommages  de  l'Église  et  est  restée 
durant  des  siècles  affectée  à  son  culte.  Tout  cela  fait 
que  la  relique  peut  être  honorée  pour  elle  même:  beau- 
coup plus  facilement  que  pour  l'image,  nous  pouvons 
regarder  la  relique  dans  sa  dignité  propre.  Sans  doute 
nous  disons-nous  que  cet  objet,  parfois  minuscule,  doit 
toute  cette  dignité  au  fait  qu'il  a  été  en  relation  réelle 
avec  un  saint;  mais  enfin  nous  le  vénérons  en  lui- 
même,  comme  détenant  une  consécration  particulière, 
dérivée  originairement  de  la  personne  du  saint.  Dès 
lors  la  relique  est  honorée  d'un  culte  inférieur  à  celui 
du  saint,  et  qui  ne  peut  être  appelé  dulie  que  par  ana- 
logie. Ainsi  l'honneur  donné  à  l'uniforme  du  roi,  quand 
le  roi  est  absent,  est-il  très  différent  de  celui  qu'on 
donne  à  sa  personne  présente.  Par  cette  distinction 
dans  les  points  de  vue,  Billuart  explique  assez  bien  les 
deux  opinions  qui  divisaient  les  anciens  scolastiques  et 
les  nouveaux  théologiens,  contemporains  du  concile  de 
Trente,  comme  Sanderus,  Catharin  et  Bellarmin.  Il 
rend  compte  également  des  attitudes  diverses  des 
Pères  de  l'Église,  les  uns  passant,  pour  ainsi  dire,  direc- 
tement de  la  relique  au  saint  qu'elle  personnifiait,  et 
les  autres  s'arrêtant  à  considérer  en  eux-mêmes  ces 
restes  sanglants.  Nous  avons  dépassé  largement  l'épo- 


que du  concile  de  Trente.  Mais  il  fallait  réunir  tous 
ces  théologiens  spéculatifs  et  nous  avons  entendu  avec 
Billuart  un  bon  résumé  de  l'enseignement  de  l'École. 

VIII.  Les  saintes  reliques  a  l'époque  moderne. 
—  1°  La  liturgie.  —  Ni  le  missel,  ni  le  bréviaire  ro- 
mains dans  leur  état  présent  n'ont  d'office  spécial  pour 
les  saintes  reliques;  mais  les  divers  diocèses  ont  fait 
place  dans  leur  calendrier  à  une  fête  destinée  à  célébrer 
ensemble  les  diverses  reliques  conservées  dans  la 
circonscription  diocésaine.  L'ordre  bénédictin,  qui  la 
place  le  13  mai,  au  temps  pascal,  utilise  simplement 
l'office  des  saints  martyrs  lemport  paschali;  la  congré- 
gation de  France  a  maintenu  à  son  propre  cinq  an- 
tiennes, dont  deux  tirées  de  l'Écriture,  Cuslodit  Do- 
minus,  Ps.  xxxm,  21,  et  Corpora  sanctorum,  Eccli., 
xliv,  15;  deux  autres  reproduisent  des  textes  patris- 
tiques  :  Isti  vero  nobis  jamiliares  sunt,  nobis  autem 
commorantur,  cf.  Maxime  de  Turin,  ci-dessus,  col  2341, 
et  Sanctorum  per  orbem  in  cincribus  portio  seminalur ; 
manel  lumen  intégra  in  virtulibus  plenitudo,  cf.  Théodo- 
ret,  ci-dessus,  col.  2342. 

Les  Églises  qui  fêtent  les  reliques  en  novembre  ou 
du  moins  aux  alentours  de  la  Toussaint  ont  des  pièces 
propres  beaucoup  plus  nombreuses  :  à  Paris  et  dans 
les  diocèses  de  France,  les  répons  du  1er  nocturne  utili- 
sent au  sens  mystique  Gen.,  iv,  10;  Ex.,  xm,  19,  et  II 
Reg.,  xm,  21  ;  les  suivants,  au  sens  historique  Act.,  v, 
15  et  xix,12etausensfiguréDan.,xn,3:Ez.,xxxvii,  12. 

La  collecte  de  la  messe,  colligée  au  xixe  siècle  :  Auge 
in  nobis  resurrectionis  [idem,  tout  en  faisant  état  des 
«  merveilles  opérées  par  les  reliques  »,  fait  appel  à  la 
foi  :  foi  bien  établie  dans  la  résurrection  glorieuse  «  des 
cendres  vénérées  »,  foi  destinée  à  affermir  chez  les 
fidèles  l'espérance  de  leur  propre  résurrection. 

Les  deux  hymnes  0  vos  unanimes  et  Adesle,  sancti, 
plurimo,  toutes  deux  de  Santeuil,  sont  plus  dignes  d'at- 
tention. La  première  est  un  bon  résumé  de  la  doctrine 
catholique,  la  première  strophe  donnant  les  noms  poé- 
tiques de  ces  reliques,  la  deuxième  expliquant  que  les 
saints  ont  mérité  aussi  par  leurs  corps,  pwnarum  sociis 
ossibus,  la  troisième  marquant  la  protection  de  Dieu 
sur  les  reliques,  et  la  quatrième  l'honneur  que  leur  fait 
l'Église  en  disant  sur  elles  la  messe,  la  dernière  rap- 
pelant les  fruits  de  ce  culte.  La  seconde  hymne  marque 
le  contraste  entre  l'humilité  des  restes  sacrés  et  les 
hommages  qu'ils  reçoivent  des  fidèles  et  la  vertu  que 
Dieu  leur  assure  pour  guérir  les  malades  et  chasser  les 
démons. 

Un  des  derniers  spécimens  de  la  littérature  litur- 
gique, c'est  l'hymne  de  Santeuil  Ad  sanclos  cineres,  que 
l'Église  de  Paris  utilise  pour  les  matines  de  la  fête  de 
saint  Denys.  Rien  de  bien  neuf  dans  cette  autre  compo- 
sition :  la  première  strophe  s'adresse  aux  martyrs 
prédicateurs  de  la  foi,  la  seconde  rappelle  les  hommages 
des  rois  à  leurs  tombeaux,  la  suivante  leur  adjoint 
les  confesseurs,  quos  sensere  bonos  rébus  in  arduis,  et  la 
dernière  résume  les  miracles,  sceau  de  Dieu  en  leur 
faveur:  Hic  quoi  prodigiis  se  Deus  asseril!  L'autre 
hymne  de  la  même  fête  :  O  inuidenda  Marlyrum, 
applique  aux  reliques  mêmes  et  à  contre-sens  le  mot  de 
Tertullien  :  semen  est  sanguis  christianorum.  «  Les 
ossements  sont  confiés  à  la  terre,  et  arrosés  des  larmes 
des  fidèles,  ils  deviennent  une  bonne  semence,  qui 
donnera  en  son  temps  une  ample  moisson!  » 

Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  liturgie  romaine, 
par  sa  fixité,  joue  dans  l'Église  le  rôle  d'un  régulateur  : 
ainsi  l'ancien  rituel  de  la  dédicace  est  toujours  officiel, 
et  que  les  antiennes  en  l'honneur  des  corps  saints  et  le 
transfert  solennel  des  reliques  est  toujours  la  partie 
essentielle  de  la  consécration  de  l'autel  et  de  l'église. 
Le  culte  des  saintes  reliques,  qui  languit  un  peu  dans 
le  peuple  chrétien,  et  même  dans  le  clergé,  n'a  pas 
de  guide  plus  sûr  que  ces  pages  du  Pontifical. 


2371 


RELIQUES.    DOCTRINE    ACTUELLE 


2372 


2°  Le  sort  des  reliques.  —  Les  corps  saints  avaient 
traversé  sans  trop  de  dommages  les  désordres  du 
Moyen  Age,  à  cause  de  la  dévotion  générale  qui  veillait 
sur  elles,  et  qui,  au  pis  aller,  enrichissait  toujours  un 
nouveau  sanctuaire  des  dépouilles  du  premier.  Mais,  à 
l'époque  moderne,  où  les  railleries  des  Réformés,  de 
Voltaire  et  des  Encyclopédistes  avaient  refroidi  la  foi 
d'un  grand  nombre,  les  reliques  ont  eu  beaucoup  à 
souffrir  des  guerres  et  des  révolutions  de  l'Europe. 
Sans  parler  des  guerres  de  religion,  où  les  protestants 
français  pillèrent  et  brûlèrent  tant  de  trésors  d'églises 
dans  le  midi  et  le  centre  de  la  France,  la  Révolution 
française,  confisquant  les  reliquaires  d'or  et  d'argent 
pour  la  monnaie,  ceux  de.  cuivre  pour  l'armement  des 
troupes,  dispersa  beaucoup  de  reliques.  Quelques-unes, 
comme  le  corps  de  sainte  Marguerite-Marie  à  Paray- 
le-Monial,  furent  mises  dans  de  vulgaires  caisses  en 
bois  et  cachées  dans  des  greniers;  elles  reprirent  leur 
place  dans  les  églises  dès  le  retour  de  la  paix  religieuse. 
D'autres  restèrent  bien  plus  longtemps  à  la  garde  de 
pieuses  personnes,  comme  celles  de  beaucoup  de 
cathédrales  et  de  grands  monastères  de  France,  qu'on 
prit  le  soin  d'authentiquer  par  la  suite.  Mais  la  Révo- 
lution fit  aussi  des  martyrs,  et  bien  que  les  exécuteurs 
des  hautes  œuvres  eussent  pris  soin  de  supprimer  les 
reliques  ou  de  jeter  les  corps  des  condamnés  à  la  fosse 
commune,  les  églises  s'enrichirent  ainsi  de  souvenirs 
bien  vénérables,  d'autant  plus  émouvants  qu'ils  ve- 
naient de  martyrs  récents  et  connus  :  Nobis  /amiliares 
sunl,  nobis  enim  commoranlur.  Le  pèlerinage  aux 
îles  d'Aix  et  les  pieuses  visites  à  l'église  des  Carmes  à 
Paris  renouvellent  à  dix  siècles  d'intervalle  les  gestes 
des  fidèles  de  France  en  l'honneur  de  leurs  martyrs. 
L'expansion  des  missions  en  pays  païens  au  xixe  siècle 
a  fait  aussi  des  martyrs,  parmi  les  missionnaires  et 
leurs  néophytes,  dont  les  reliques  sanglantes  enrichis- 
sent les  maisons  religieuses  de  France  et  de  tous  les 
vieux  pays  catholiques.  Il  faut  adjoindre  à  ces  saintes 
reliques  celles  des  bienheureux  et  des  saints  canonisés 
en  si  grand  nombre  depuis  une  centaine  d'années.  O 
vere  beala  mater  Ecclesia,  quam  sic  honor  diuinse  digna- 
tionis  illuminât!  Floribus  ejus  nec  rosœ  nec  lilia  désuni! 
Bède  le  Vénérable,  Sermo  xvm,  de  Sanctis.  La  guerre 
européenne,  elle-même,  qui  a  obligé  plusieurs  grandes 
églises  envahies  à  mettre  pour  un  temps  leurs  reliques 
en  sûreté  à  l'étranger,  a  eu  comme  résultat  inattendu 
d'occasionner  des  restaurations  de  sanctuaires  dévas- 
tés, et  les  travaux  entrepris  à  la  cathédrale  de  Reims 
ont  amené  inopinément  la  découverte  du  corps  de 
saint  Albert. 

Mais  l'invention  de  nouvelles  reliques  au  xixe  siècle 
est  duc  surtout  aux  progrès  de  l'archéologie  chrétienne 
et  aux  fouilles  intelligentes  entreprises  à  Rome  dès  le 
début  de  ce  siècle,  à  Carthage  et  dans  l'Afrique  chré- 
tienne depuis  l'occupation  française,  à  Jérusalem  de- 
puis la  fin  du  même  siècle,  en  France  même  et  dans 
les  pays  danubiens  depuis  la  fin  de  la  grande  guerre. 

3°  Authenticité  des  reliques.  —  De  1800  à  1840,  beau- 
coup de  reliques  douteuses  provenaient  des  catacombes 
fie  Rome  avec  la  permission  plus  ou  moins  expresse 
des  Congrégations  romaines.  «  Avant  De  Rossi,  écrit 
le  P,  Delchayc,  bollandiste,  la  plupart  des  érudits  qui 
s'engagèrent  dans  les  catacombes  romaines  sans  avoir 
des  critères  assez  sûrs  pour  discerner  les  centres  de 
culte,  crurent  découvrir  des  corps  saints  dans  une 
foule  de  tombes  devant  lesquelles  les  pèlerins  des  temps 
;intiques  n'avaient  jamais  songé  à  s'arrêter.  Ces  ieli 
ques,  pour  le  moins  douteuses,  lurent  vivement  recher 
chées...  L'exemple  le  plus  connu  est  celui  de  sainte 
Philomène,  dont  l'insignifiante  épitaphe  :  lumena 
Paxlecumfl  a  suggéré  les  combinaisons  les  pins  ingé 
nieuscs...  On  en  arrive  aujourd'hui  à  constater  que  le 
corps    que  l'on   a   trouvé   en    1802    n'est    pas   celui   de 


Philumcna  inscrite  sur  l'épitaphe;  ce  n'est  pas  celui 
d'une  martyre,  mais  d'une  personne  ayant  vécu 
probablement  au  ive  siècle  et  en  pleine  paix.  »  Dele- 
haye,  Légendes  hagiographiques,  p.  97,  et  Analecla 
bollandiana,  1905,  p.  120. 

«  On  trouvera  peut-être  que  l'autorité  ecclésiastique 
aurait  dû  protéger,  mieux  qu'elle  ne  l'a  fait,  la  foi  des 
simples  contre  de  pareils  égarements...  Quiconque  aie 
souci  de  la  pureté  du  culte  des  saints  ne  peut,  en  effet, 
que  regretter  de  voir  ainsi  la  piété  des  fidèles  se  trom- 
per d'objet.  Mais  il  en  est  de  cet  abus  comme  de  tant 
d'autres  :  il  est  beaucoup  plus  facile  de  le  signaler 
que  de  le  déracinei.  »  Vacandard,  loc.  cit.,  p.  143. 

Voilà  pourquoi  l'Église  romaine,  qui  a  toujours  eu 
soin  de  dégager  sa  responsabilité  en  matière  d'authen- 
ticité des  reliques,  laisse  à  la  surveillance  des  évêques 
et  aux  discussions  des  savants  catholiques  le  soin  de 
discerner  les  reliques  vraies  de  celles  qui  sont  certai- 
nement fausses,  et  de  celles  qui,  sans  être  assurément 
authentiques,  sont  cependant  respectables  et  tradi- 
tionnellement vénérées.  Dans  une  lettre  restée  célèbre, 
Mabillon,  au  xvne  siècle,  proposait  les  cinq  règles  sui- 
vantes :  a)  on  conclura  à  l'authenticité  si  l'objet  en 
lui-même  est  digne  de  vénération  ;  b)  pareillement,  si 
les  évêques  du  temps  où  les  reliques  ont  été  exposées 
n'ont  rien  dit,  on  suppose  qu'ils  n'ont  pas  autorisé 
sans  fondement  la  vénération  de  ces  reliques  ;  c)  l'ob- 
jet étant  supposé  vénérable,  il  y  a  peut-être  lieu 
d'émettre  un  doute  sur  la  vérité  de  la  relique;  d)  dans 
ce  dernier  cas,  qu'on  ne  se  laisse  influencer  que  par  des 
preuves  claires,  certaines,  évidentes;  e)  et  même,  avec 
de  telles  preuves  contre  la  vérité  des  reliques,  il  faudra 
voir  si  la  suppression  ne  causerait  pas  plus  de  mal  que 
la  tolérance  de  l'abus.  La  première  et  la  troisième  de 
ces  règles  sont  fondées  sur  la  notion  d'authenticité 
relative  suffisante  pour  en  faire  l'objet  d'une  vénération 
relative  également;  la  deuxième  et  la  quatrième  font 
état,  peut-être  à  l'excès,  de  la  force  de  la  tradition 
cultuelle,  possession  locale,  perpétuelle  et  active;  la 
dernière  règle  s'inspire  de  l'enseignement  catholique 
sur  le  culte  des  reliques,  qui,  en  définitive,  s'adresse  au 
saint  lui-même. 

Au  xvne  siècle  également,  une  œuvre  hagiogra- 
phique considérable  fut  entreprise  par  Bollandus  et 
ses  continuateurs  :  les  Acta  Sanclorum.  Bien  que  leur 
attention  se  porte  principalement  sur  l'édition  critique 
des  anciennes  vies  des  saints,  et  l'examen  des  faits 
qu'elles  rapportent,  les  préfaces  qu'ils  donnent  dans 
chaque  cas  mentionnent  les  principaux  gîtes  des  reli- 
ques du  saint  et  souvent  cherchent  à  fixer  l'origine  et 
la  valeur  de  la  tradition. 

4°  Doctrine  concernant  les  saintes  reliques.  —  1.  La 
documentation  positive.  — ■  A  l'époque  actuelle,  c'est 
surtout  la  doctrine  positive  du  sujet  qui  a  retenu 
l'attention  des  savants  catholiques  ou  même  protes- 
tants Et  encore  faut-il  constater  qu'elle  a  été  abordée 
indirectement  à  propos  de  recherches  archéologiques 
ou  hagiographiques.  En  effet  De  Rossi,  dans  son 
Bulletin  d' archéologie  sacrée,  et  ses  continuateurs,  Le 
Blant,  Allard,  Marucchi,  Grisar,  etc.,  en  conclusion 
des  notices  qu'ils  ont  rédigées  sur  les  inscriptions 
chrétiennes,  sur  les  catacombes,  sur  les  monuments 
du  Moyen  Age,  n'ont  pas  été  sans  risquer  quelques 
synthèses  sur  le  développement  du  culte  des  reliques  à 
ces  mêmes  époques.  Ces  études  fragmentaires  ont  don- 
ne a  l'abbé  Vacandard,  à  rencontre  d'un  pamphlet 
de  Saintyves  :  Les  saints  successeurs  des  dieux,  l'occa- 
sion de  résumer  les  formes  successives  de  ce  culte  dans 
l'antiquité  chrétienne.  De  même,  le  P.  Dclehaye,  dans 
ses  recherches  sur  les  légendes  hagiographiques,  côtoie 
à  chaque  instant  l'histoire  des  reliques.  Les  uns  et  les 
autres  ont  éclairé  les  usages  populaires  par  des  em- 
prunts aux  sermons  et  aux  livres  des  Pères  du  ive  et  du 


2373 


RELIQUES.    DROIT    ACTUEL 


23  7  4 


ve  siècle.  Cependant  ces  œuvres  n'ont  jamais  été  uti- 
lisées parfaitement  pour  mettre  en  relief  les  nuances  de 
la  doctrine  qu'ils  décèlent;  nous  avons  conscience 
d'avoir  été  nous-mêmes  très  incomplet  dans  les  pages 
précédentes.  Il  faudrait  relire,  à  ce  point  de  vue,  tous 
les  panégyriques  des  saints,  les  histoires  de  toutes  les 
translations,  etc.  Les  notes  copieuses  de  dom  Leclercq 
dans  ses  articles  :  Ad  martyres  et  Martyrs  du  Diction- 
naire d'archéologie  ont  laissé  de  côté  presque  toute  la 
documentation  patristique. 

2.  La  doctrine  spéculative  sur  noire  matière  a  fait,  il 
faut  l'avouer,  peu  de  progrès  depuis  les  derniers  sco- 
lastiques.  En  ce  qui  regarde  les  motifs  de  ce  culte,  on 
insiste  moins  aujourd'hui  sur  la  première  raison  don- 
née par  saint  Thomas  :  l'attachement  à  tout  ce  qui 
nous  vient  des  saints,  laquelle  raison  s'étend  si  bien,  à 
tout  le  défini,  et  quand  on  le  fait,  on  ne  se  garde  pas 
toujours  assez  de  la  lointaine  analogie  tirée  du  culte 
des  héros  et  des  ancêtres.  On  s'attache  plutôt  aux  trois 
raisons  données  par  le  Concile  de  Trente  en  faveur  des 
corps  saints  :  ce  sont  des  membres  de  Jésus-Christ,  des 
temples  du  Saint-Esprit,  des  corps  appelés  à  la  résur- 
rection glorieuse.  Dans  le  développement  de  la  première 
raison,  la  tentation  serait  d'insister  trop  sur  l'idée  du 
corps  du  Christ,  qui  consiste  avant  tout  dans  l'union 
des  âmes  des  saints  avec  la  sienne,  et  qu'on  ne  saurait 
étendre  qu'avec  précaution  à  l'union  physique  avec  le 
corps  du  Christ  des  corps  saints  que  nous  honorons. 
Qu'ils  aient  été  les  temples  du  Saint-Esprit,  c'est  ce 
que  l'on  démontre  par  les  vertus  héroïques  que  les 
saints  ont  déployées  avec  le  secours  de  leurs  corps  : 
les  martyrs  en  supportant  les  supplices  dans  leurs 
membres,  les  confesseurs  et  les  vierges  en  les  domptant 
par  la  pénitence,  la  tempérance,  les  œuvres  de  charité. 
Sous  ce  rapport,  il  semble  que  le  culte  des  reliques  de- 
vrait profiter  des  progrès  et  de  la  diffusion  des  notions 
historiques  concernant  la  vie  des  saints  anciens  et 
modernes.  Ces  deux  motifs  sont,  en  somme,  fondés  sur 
l'influence  de  la  grâce  qui  se  fait  sentir  de  l'âme  des 
saints  sur  leurs  corps  en  vertu  de  l'unité  naturelle  et 
substantielle  entre  les  deux  :  le  retour  à  la  philosophie 
thomiste  ne  peut  que  faciliter  cette  démonstration.  La 
troisième  preuve,  qui  s'appuie  sur  la  résurrection  fu- 
ture des  corps  saints,  dans  leur  identité  primitive, 
trouve  de  vraies  difficultés  dans  la  philosophie  scienti- 
fique moderne;  le  cardinal  Billot  a  donné  dans  son 
traité  De  novissimis  des  principes  qui  peuvent  servir 
à  étayer  notre  doctrine  des  reliques,  selon  les  indica- 
tions de  saint  Thomas,  IIla,  q.  xxv,  a.  6,  ad  3um. 

Mais,  au  cours  du  développement  des  trois  preuves, 
on  s'aperçoit  qu'elles  ne  concernent,  comme  le  concile 
de  Trente  l'avait  déclaré,  après  saint  Thomas,  que  les 
reliques  au  sens  propre  du  mot,  les  restes  corporels; 
les  efforts  que  l'on  fait  pour  montrer  que  «  le  corps  des 
saints  sanctifie  ses  vêtements  et  les  objets  à  son 
usage  »,  ne  vont  pas  sans  quelque  exagération  dange- 
reuse, la  consécration  de  ces  objets  inanimés  ne  pou- 
vant se  comparer  à  la  sanctification  des  sacrements  par 
Jésus  -Christ,  ni  même  à  la  consécration  d'un  vase 
sacré  par  la  bénédiction  de  l'Église  et  l'usage  qu'elle  en 
fait.  La  sanctification  d'un  vêtement  par  un  saint,  est 
tout  à  fait  à  la  dernière  zone  de  son  influence,  comme 
saint  Thomas  le  note,  II^II*,  q.  xcix,  a.  3.  On  ne 
néglige  assurément  pas  les  miracles  opérés  devant  les 
reliques,  mais  on  a  raison  de  ne  pas  insister  sur  ce 
motif. 

L'exposé  des  preuves  amène  les  théologiens  à  se 
demander  si  les  reliques  ont  une  excellence  surnaturelle 
intrinsèque,  susceptible  de  motiver  un  culte  absolu,  ou 
comme  on  dit,  direct.  C'est  l'ancienne  controverse  de 
Bellarmin  et  de  Billuart  qui  se  perpétue.  Quelques 
théologiens  affirment  cette  excellence  propre,  et  il  faut 
bien  dire  que  la  préférence  que  l'on  donne  aux  preuves 


intrinsèques  et  physiques  ne  peut  que  faire  pencher 
l'opinion  théologique  dans  ce  sens.  Cependant,  après 
Lugo,  Jungmann  la  nie  et  Pesch  également.  Jung- 
mann,  De  Deo  homine,  1901,  n.  394;  Pesch,  De  Verbo 
incarnalo,  1922,  n.  665  sq. 

L'enseignement  courant  de  la  prédication  s'attache 
beaucoup  plus  à  montrer  les  avantages  divers  du  culte 
des  reliques  :  développement  de  la  foi  qui  retrouve 
l'âme  sainte  et  prédestinée  dans  un  fragment  de  son 
corps,  exemples  de  charité,  de  zèle  des  âmes,  de  pa- 
tience héroïque  que  nous  donnent  ces  souvenirs  d'une 
vie  sainte  :  Horum  inluentes  conversationem  imilamini 
fidem,  dileclionem;  motif  d'espérance  en  la  résurrection 
glorieuse,  cujus  in  eorum  cineribus  pignora  veneramur. 
(Collecte.) 

Voici,  pour  conclure,  une  bonne  définition  des 
saintes  reliques  par  Franzelin  :  «  C'est  à  peu  près  de  la 
même  manière  que  des  images  qu'on  doit  parler  des 
reliques  et  autres  objets  sacrés  à  honorer  en  relation 
avec  Dieu,  le  Christ  rédempteur  et  les  saints,  si  ce  n'est 
que  la  relation  ici  ne  consiste  pas  en  une  pure  repré- 
sentation, mais  dans  une  spéciale  conjonction  (réelle), 
soit  dans  le  passé,  soit  dans  le  présent,  soit  dans  l'ave- 
nir, entre  ces  reliques  et  la  personne  qui  est  l'objet  ab- 
solu d'adoration  ou  de  culte.  »  Franzelin,  De  Verbo 
incarnalo,  th.  xlv,  p.  459. 

4°  Droit  canonique  concernant  les  reliques.  —  1.  Défi- 
nition. —  Au  sens  large,  les  reliques  sont  tous  les 
objets  ayant  eu  quelque  relation  avec  le  saint  :  vête- 
ments, objets  familiers,  cercueil...;  au  sens  strict  «  les 
reliques  sont  le  corps  ou  les  parties  du  corps  ».  Parmi 
ces  reliques,  l'Église  nomme  »  reliques  insignes  »  :  le 
corps,  la  tête,  le  bras,  l'avant-bras,  le  cœur,  la  langue, 
la  main,  la  jambe  (mais  pas  le  tibia,  S.  C.  Rit.,  1234, 
ad  2um)  ou  la  partie  du  corps  dans  laquelle  le  saint  a 
soulïert  le  martyre  pourvu  qu'elle  soit  entière  et  pas 
petite.  Cari.  1281,  §  2;  S.  C.  Rit.,  1333  ad  M"m;  1334 
ad  3lm. 

2  Authenticité.  Même  dans  les  églises  exemptes, 
on  ne  peut  proposer  au  culte  public  des  fidèles  que  des 
reliques  dont  l'attribution  authentique  est  reconnue 
par  un  document  écrit,  officiel,  d'un  cardinal,  ou  bien  de 
l'Ordinaire  du  lieu.  Can.  1283.  Le  pouvoir  de  délivrer 
des  «  authentiques  »  appartient  à  l'Ordinaire  du  lieu, 
revêtu  ou  non  du  caractère  épiscopal,  can.  198,  §  1  et 
2;  les  vicaires  généraux  ne  peuvent  sans  délégation 
spéciale  certifier  l'authenticité  des  reliques,  can.  1283, 
§  2,  ni  non  plus  un  évèque  qui  ne  serait  pas  «  Ordinaire  », 
car  le  terme  «  Ordinaire  du  lieu  »  est  strict.  Par 
contre,  cette  faculté  peut  être  attribuée  par  induit 
apostolique  à   n'importe  quel   «  ecclésiastique   ». 

Cette  mesure  sévère  a  été  prise  pour  éviter  d'honorer 
des  reliques  douteuses  ou  superstitieuses.  La  piété  des 
fidèles  n'a  rien  à  perdre  à  l'amour  de  la  vérité,  ni  au 
progrès  des  sciences  historiques.  Les  Ordinaires  doi- 
vent donc  prudemment  retirer  les  reliques  quand  ils 
sont  certains  de  leur  non-authenticité,  can.  1284;  plu- 
sieurs fausses  reliques  ont  été  retirées  à  Rome  même, 
et  une  des  sources  du  canon  1284  est  une  décision  de 
la  S.  Congrégation  des  Rites  de  1697  qui  interdit  l'ex- 
position de  reliques  de  Melchisédech  et  de  la  «  Pierre 
où  N.  S.  s'est  assis  pour  composer  l'Oraison  Domi- 
nicale »,  S.  C.  Rit.,  1977.  L'exposition  publique  d'une 
fausse  relique,  connue  pour  fausse,  scienter,  ferait 
encourir  ispo  facto  l'excommunication  réservée  à 
l'Ordinaire  du  lieu.  Can.  2326. 

Par  contre  l'Église  attache  une  grande  importance 
à  la  tradition  :  une  relique  qui  est  l'objet  d'un  culte 
ancien  jouit  d'une  présomption  de  droit  et  il  faut  des 
arguments  certains  pour  en  nier  l'authenticité, 
can.  1285,  §  2,  d'autant  que  le  culte  rendu,  la  dévotion 
exercée  envers  le  saint,  les  faveurs  spirituelles  peut- 
être   obtenues,  ont  pu  conférer  un  certain   caractère 


2375 


RELIQUES 


REMI    D'AUXERRE 


2376 


sacre  en  dehors  de  toute  question  d'authenticité  (Ver- 
meersch).  .Si  le  certificat  d'authenticité  d'une  relique  a 
dispara,  dans  des  troubles  civils  ou  pour  toute  autre 
cause,  il  faut  avant  d'honorer  cette  relique  d'un  culte 
public  une  permission  de  l'Ordinaire  du  lieu  (et  pas 
seulement  du  vicaire  général),  can.  1285,  §  1,  qui 
délivre  un  nouveau  certificat  après  une  enquête  sé- 
rieuse sur  les  vicissitudes  subies. 

Enfin  les  Ordinaires  ne  doivent  pas  permettre, 
surtout  dans  la  prédication  ou  dans  les  livres  de 
caractère  édifiant  et  pieux,  de  traiter  irrévérencieu- 
sement de  l'authenticité  des  reliques,  ou  de  la  nier 
sur  de  pures  conjectures,  sur  des  arguments  simplement 
probables  ou  des  préjugés.  Can.  1286.  L'Église  veut 
éviter  le  scandale  des  faibles  et  s'opposer  aux  irrévé- 
rences et  aux  moqueries.  Mais,  dans  les  publications  de 
caractère  scientifique,  elle  reconnaît  et  encourage  l'in- 
tervention prudente  de  la  saine  critique  historique. 

3.  Aliénation  el  garde  des  reliques.  —  Les  reliques  non 
insignes  peuvent  être  gardées  même  dans  les  maisons 
privées  ou  être  portées  par  les  fidèles,  pourvu  qu'on 
leur  rende  les  honneurs  convenables.  Can.  1282,  §  2. 
Les  reliques  insignes  sont  l'objet  d'une  réglementation 
plus  sévère  :  on  ne  peut  les  conserver  dans  une  demeure, 
privée  ou  même  dans  un  oratoire  privé,  can.  1188,  §  2, 
3°,  sans  une  autorisation  expresse  de  l'Ordinaire  du 
lieu.  Can.  1282,  §  1.  On  ne  peut  les  aliéner  validement, 
ni  les  transporter  à  titre  perpétuel  dans  une  autre 
église  sans  une  permission  du  Saint-Siège.  [Les  reliques 
qui  jouiraient  d'une  grande  vénération  auprès  des 
fidèles  de  quelque  lieu  sont  en  ce  point  assimilées  aux 
reliques  insignes.  Can.  1281,  §  1. 

La  vente  de  toute  relique  est  interdite,  can.  1289, 
§  1,  et  il  peut  même  y  avoir  simonie.  Can.  727-730. 
Aussi  les  Ordinaires  et  en  général  ceux  qui  ont  charge 
d'âmes  doivent  éviter  qu'à  l'occasion  d'héritage,  de 
vente  de  biens...,  des  reliques,  et  surtout  des  reliques 
de  la  vraie  croix,  ne  soient  vendues  ou  ne  tombent 
aux  mains  de  personnes  non-catholiques.  La  vente  de 
vraies  reliques,  la  fabrication  et  la  distribution  de 
fausses  reliques  est  punie  ipso  faclo  de  l'excommuni- 
cation réservée  à  l'Ordinaire.  Can.  2326.  Les  reliquaires 
peuvent  être  vendus  pour  leur  valeur  intrinsèque  ou 
comme  objets  d'art;  après  qu'on  en  a  retiré  les  reliques  ; 
mais  il  faut  éviter  de  les  vendre  à  des  non-catholiques 
ou  de  les  faire  servir  à  des  usages  profanes. 

4.  Culte  liturgique.  —Ce  culte  est  lié  à  l'office  litur- 
gique et  à  la  messe  en  l'honneur  du  saint  dont  on  pos- 
sède des  reliques.  La  présence  de  reliques  insignes  d'un 
saint  comporte  le  Credo  aux  messes  festives  de  ce 
saint.  Sauf  induit,  les  reliques  des  bienheureux  ne  peu- 
vent être  exposées  ni  portées  en  procession,  que  dans 
les  églises  où  le  Saint-Siège  leur  a  concédé  un  office 
et  une  messe  propres.  Can.  1287,  §  3.  Aucun  reliquaire, 
même  de  la  vraie  croix,  ne  peut  ni  être  placé  dans  le 
tabernacle,  ni  servir  de  socle  à  un  tabernacle,  ni  être 
exposé  immédiatement  devant  la  porte  du  tabernacle, 
ni  être  exposé  au  temps  où  le  Saint  Sacrement  est 
exposé.  11  faut  exposer  les  reliques  dans  des  reliquaires 
clos  et  scellés  par  le  prélat  qui  délivre  l'authentique  : 
pour  l'exposil ion  des  reliques,  il  faut  allumer  deux 
cierges.  S.  C.  Iiif .,  2067,  ad  9oœ,  3029-3204.  On  porte  les 
reliques  en  procession,  sans  dais,  la  tête  découverte, 
mais  le  clergé  reste  couvert.  On  n'est  pas  obligé  de 
donner  la  bénédiction,  avec  les  reliques,  mais  si  on  le 
fait,  tous  s'agenouillent. 

Le  cérémonial  des  évêques  indique  que  l'on  peul 
convenablement  disposer  des  reliquaires  sur  la  table 
de  l'autel,  soit  au  pied  de  la  croix,  soif  de  part  el 
d'autre  en  les  alternant  avec  les  chandeliers  :  il  parle 
de  tabernacula,  terme  qui  peut  s'appliquer  à  des 
monstrances  ou  à  des  coffrets  de  dimensions  modestes. 
Les  grandes  châsses  ne  sont  pas  employées  sur  l'autel. 


mais  sur  des  retables  ou  en  d'autres  places  honorables. 

Les  reliques  de  la  vraie  croix  sont  honorées  de  ma- 
nière spéciale  parce  qu'elles  ont  droit,  d'une  manière 
relative,  au  culte  de  latrie  dû  à  N.-S.  Jésus-Christ. 
Can.  1255,  §  2  et  1256.  On  ne  peut  les  conserver,  ni  les 
exposer  que  dans  des  reliquaires  spéciaux,  can.  1287, 
§  2,  et  jamais  réunies  aux  reliques  des  saints.  La  relique 
exposée  est  saluée  d'une  génuflexion  et,  si  on  célèbre 
la  messe  devant  cette  relique,  on  observe  les  rubriques 
de  la  messe  célébrée  devant  le  Saint  Sacrement  ren- 
fermé dans  le  tabernacle.  S.  C.  Rit.,  2722.  On  peut  les 
porter  en  procession  sous  le  dais,  avec  encensements; 
tous  ont  la  tête  découverte  et,  après  la  procession,  on 
doit  bénir  l'assemblée  avec  la  relique.  Le  célébrant 
encense  la  relique  étant  debout,  mais  fait  une  génu- 
flexion avant  et  après.  S.  C.  Rit.,  2324.  On  peut  faire 
baiser  la  relique  aux  fidèles,  même  le  "Vendredi  saint. 
S.  C.  Rit.,  4350.  Les  reliques  de  la  vraie  croix,  placées 
dans  la  croix  pectorale  d'un  évêque  reviennent,  à  sa 
mort,  à  son  église  cathédrale  qui  les  transmettra  à  son 
successeur.  Can.   1288. 

5.  Reliques  dans  les  autels.  —  Enfin,  une  marque  du 
culte  de  l'Église  pour  les  reliques  des  saints  est  la 
nécessité  de  leur  emploi  pour  la  consécration  des  autels 
soit  fixes,  soit  portatifs  Le  prélat  consécrateur  doit 
placer  des  reliques  de  saints  dans  une  cavité  creusée 
dans  la  pierre,  can.  1200  ,  §  2  :  pour  !a  validité,  il  faut 
des  reliques  certaines  de  plusieurs  saints,  ou  au  moins 
d'un  martyr.  Le  sépulcre  qui  contient  les  reliques  doit 
être  fermé  d'une  pierre  cimentée  que  le  prélat  scelle 
habituellement  de  son  sceau.  Can.  1198,  §  4.  Si  les 
reliques  sont  ôtées  ou  le  couvercle  enlevé,  l'autel  perd 
sa  consécration. 

Ami  du  cUrgé,  1900, p.  !)13  sq.;  Cabrol-Leclercq,  Monu- 
menta  Ecclesiœ  litwgica,  Paris,  1902,  n.  3800  à  4090; 
Leclercq,  Dictionnaire  d'archéologie  et  de  liturgie,  aux  mois 
Ad  Sanclos,  t.  i,  col.  488  sq.;  Martyrs,  t.  x,  col.  2450  sq.; 
H.  Delehaye,  S.  .T.,  Origines  <lu  culte  des  martyrs:  Légendes 
hagiographiques  et  Analecta  bollandiana,  t.  xxx  sq.;  I..  Du- 
chesne,  Origines  du  culte  chrétien,  4*  édit.;  Liber  Pontiflca- 
lis,  introduction  p.  r.vi  et  notes;  A.  Dufourcq,  art.  Anniver- 
saires, dans  Dictionnaire  d'histoire  et  de  géographie  ecclésias- 
tiques, (.  i,  p.  405;  Grisar,  Home  et  les  Papes,  t.  n,  p.  184  sq.; 
De  Rossi,  Inscriplioncs  chrislianœ  urbis  Romœ,  Rome,  1880, 
c!  Bulletin  d'archéologie  chrétienne;  "fixeront,  Histoire  des 
dogmes,  'A  vol.,  Paris;  .Jugic,  Théologia  dogmaticu  christiann- 
rum  orientalium,  t.  n  et  v;  Vacandard,  Éludes  de  théologie 
positive,  t.  n,  Culte  des  reliques  des  saints;  Walz,  Die  liirbitte 
der  Hciligcn.  Eine  dogmatische  Studie,  Pribourg-en-Br., 
1927. 

P.    SÉJOURNÉ. 

RELLIO  François,  frère  mineur  de  la  régulière 
observance  du  xvnc  siècle.  Originaire  de  Cavan.  en 
Irlande,  il  appartint  à  la  province  de  Rurgos  en  Cas- 
tille.  Il  est  l'auteur  d'un  Cursus  philosophicus  ad  men- 
tem  Docloris  sublilis,  Pompeiopoli,  1651,  en  2  vol.in-4°. 

.1.-1 1.  Sbaralea,  Supplemenlum  ad  scriptores  ord.  minorum, 
Rome,  1908,  t.  i,  p.  298;  Hurler,  Nomenclaior,  .!•  éd., 
I.  ni,  col.  965. 

A.  Teetaert. 

REMI  D'AUXERRE  appartient  à  la  dernière 
partie  de  ce  i.\e  siècle,  qui  fut  à  tant  de  points  de 
vue  un  siècle  de  renaissance  et  qui  produisit  dans 
l'ordre  théologique  des  œuvres  dignes  d'être  étudiées. 
Moine  à  Saint  Germain  d'Auxerre,  il  fut  le  disciple  de 
Ihiiic  et  par  delà  ce  maître  fameux,  il  se  rattache  à 
Loup  de  Ferrières  et  à  Jean  Scot.  Il  succéda  à  Heiric 
comme  écolâtre  d'Auxerre  et  il  eut  à  cœur  d'y  main- 
tenir la  tradition  créée  par  le  maître.  En  893,  il  fut 
appelé  avec  Ilucbald,  son  ancien  condisciple  et  ami, 
à  enseigner  à  Reims,  fendant  les  dernières  années  de 
sa  vie  il  enseigna  à  Paris,  où  il  eut  pour  élève  Odon, 
qui  devait  être  le  second  abbé  de  Cluny.  Il  mourut 
vers  908. 


2377 


REMI    D'AUXERRE 


REMI    DE'    GIROLAMI 


2:;ts 


Son  activité  de  professeur  et  d'écrivain  fut  grande, 
aussi  bien  dans  l'ordre  de  la  théologie  que  dans  le 
domaine  plus  profane  de  la  philosophie  et  de  la  gram- 
maire. Toutefois  l'étude  de  son  œuvre  présente  une 
difficulté  particulière  du  fait  que  dans  l'ensemble  du 
rayonnement  de  cette  école  auxerroise,  qui  fut  à  cette 
époque  fort  brillante,  on  a  de  la  peine  à  discerner  ce 
qui  lui  revient  à  lui  personnellement.  Ces  Auxcrrois  se 
copient  les  uns  les  autres,  semblant  avoir  mis  chari- 
tablement en  commun  toute  leur  fortune  intellectuelle. 
D'autre  part,  beaucoup  de  leurs  travaux  étant  des 
gloses  inter  ou  intra-linéaires  d'auteurs  étudiés  en 
classe,  nous  sont  parvenus  en  manuscrits  anonymes, 
un  grand  nombre  d'ailleurs  encore  inédits.  Il  n'existe 
pas  d'édition  complète  des  œuvres  de  Rcmi  :  Migne 
en  a  publié  quelques-unes  au  t.  cxxxi  de  la  P.  L. 
Nous  devrons  nous  tenir  dans  cette  notice  à  ce  qui 
paraît  certain. 

Son  œuvre  théologique  comprend  d'importants 
commentaires  sur  la  Genèse  et  sur  les  Psaumes. 
D'autres  commentaires  lui  sont  attribués  mais  on  ne 
peut  dire  avec  certitude  s'ils  sont  de  lui,  d'Haimon  ou 
de  quelque  autre  Auxerrois.  A  la  suite,  P.  L.,  t.  cxxxi, 
col.  843  sq.,  Migne  donne  un  Traclatus  de  dedicatione 
Ecclesiœ,  d'après  Martène,  et  quelques  homélies  sur 
des  textes  de  saint  Matthieu.  Pour  VExposilio  missœ,  il 
renvoie  aux  œuvres  d'Alcuin  parmi  lesquelles  elle  se 
trouva  en  effet  confondue  de  bonne  heure.  Elle  cons- 
titue le  chapitre  xl  d'un  De  divinis  officiis,  P.  L., 
t.  ci,  col.  1246,  attribué  à  Alcuin  et  qui  en  réalité  est 
une  compilation  de  morceaux  divers.  Cf.  dom  Wil- 
mart,  art.  Expositio  Missse  dans  Diclionn.  d'archéol., 
t.  v,  col.  1026,  et  P.  Moncelle,  art.  Alcuin,  dans 
Dictionn.  d'histoire,  t.  n,  col.  38. 

A  ces  œuvres  théologiques  il  faut  joindre  un  com- 
mentaire des  Opuscula  sacra  de  Boèce.  Cf.  dom  Cap- 
puyns,  Le  plus  ancien  commentaire  des  Opuscula  sacra 
dans  Recherches  de  théologie  ancienne  et  médiévale, 
juillet  1931.  On  trouvera,  dans  le  même  article,  de 
très  utiles  indications  concernant  les  leçons  de  Rémi 
sur  diverses  parties  du  Trivium  et  du  Quadrivium, 
spécialement  la  grammaire  et  la  dialectique.  Il  se 
présente  comme  un  disciple  de  Jean  Scot  mais  beau- 
coup moins  hardi  que  son  maître  et  toujours  soucieux 
de  l'orthodoxie.  Ses  gloses  sur  Boèce,  sur  Martianus 
Capella,  sur  Donat,  etc.  constituent  un  chaînon 
important  de  la  transmission  de  la  culture  antique 
jusqu'au  Moyen  Age. 

Dom  Cappuyns,  op.  cit.,  nombreuses  références  aux  par- 
ties publiées  des  œuvres  de  Rémi;  du  même,  Jean  Scol 
Érigène,  Louvain,  1933;  Laistner,  Thnuqht  and  Letters  in 
Western  Europe,  A.  D.  500-900,  p.  212;  Manitius,  Geschichle 
der  tatein.  Liter.  des  M.  A.,  t.  i,  1911,  p.  504-519  (étudie  sur- 
tout l'œuvre  grammaticale  de  Rémi);  du  même,  une  notice 
dans  Neues  Archiv,  t.  xlix,  1932,  p.  172-183;  Silk,  Sieculi 
noni  in  Boetii  consolationem  philosophiœ  commenlarius, 
Rome,  American  Academy,  1935. 

H.  Peltier. 
REMI  DE'  GIROLAMI  (1235-1319),  théo- 
logien et  philosophe  dominicain.  Né  à  Florence,  il 
appartenait  à  la  noble  famille  Chiaro  de'  Girolami  : 
d'où  les  deux  noms  de  Clari  ou  de  Hieronymei  sous 
lesquels  il  fut  jadis  parfois  désigné.  Il  fit  ses  études  à 
Paris,  où  il  suivit  les  leçons  de  saint  Thomas,  dont  il 
devait  rester  le  disciple  fidèle.  Toute  sa  carrière 
s'écoula  dans  sa  patrie,  au  couvent  de  Santa  Maria  No- 
vella,  dont  il  devint  deux  fois  prieur  (1294-1313),  mais 
où  il  se  distingua  surtout  dans  l'enseignement  et  eut 
l'honneur  de  compter  le  jeune  Dante  parmi  ses  élèves, 
non  sans  prendre  part,  à  l'occasion,  par  la  parole  et 
la  plume  à  la  vie  de  la  cité.  Ses  œuvres  furent  consi- 
dérables autant  que  variées,  mais  sont  restées  inédites. 
La  bibliothèque  de  Florence  conserve  aujourd'hui  les 


manuscrits  du  couvent  de  Santa  Maria  Novella  qui  en 
contenaient,  au  moins  en  majeure  partie,  la  collection. 

Outre  des  poésies  religieuses,  en  langue  soit  latine 
soit  italienne,  on  y  trouve  trois  longues  séries  de  ser- 
mons, où  brillent  également  l'éloquence  et  la  piété.  11 
subsiste  encore  de  lui  des  Postillee  super  Cantica  canti- 
corum,  où  l'on  relève  cette  déclaration  qui  indique  son 
tempérament  :  Majus  enim  dampnum  pâli  videtur 
moderna  Ecclesia  ex  solliciludine  et  cura  lemporalium 
quam  passa  fuerit  Ecclesia  primiliva  ex  perseculione 
impia  tyrannorum. 

Des  quœsliones  par  lui  consacrées  à  divers  sujets  de 
métaphysique  et  de  théologie  il  existe,  composée, 
croit-on,  par  ses  propres  soins,  une  Quœdam  extraclio 
ordinata  per  alphabelum.  Elle  se  complète  par  plusieurs 
dissertations  spéciales,  dont  un  Tractatus  de  modis  re- 
rum  et  deux  Quodlibeta  comprenant  une  trentaine 
d'articles.  Sa  Determinatio  de  uno  esse  in  Christo  a  été 
publiée  par  M.  Grabmann,  dans  Miscellanea  Thomista, 
Barcelone,  1925,  p.  257-277.  Le  système  thomiste  y 
est  partout  suivi  et,  au  besoin,  défendu. 

Plusieurs  de  ses  ouvrages  portent  sur  des  points  de 
doctrine  morale  ou  sociale.  Ainsi  deux  opuscules  De 
misericordia  et  De  justitia;  un  plus  étendu  De  contra- 
rielate  peccati  et  un  autre  De  peccalo  usurœ,  avec  un 
supplément  sur  les  mercationes  ad  terminum;  un  vaste 
commentaire  du  décalogue  intitulé  De  via  paradisi. 
Quelques-uns  touchaient  à  des  questions  politiques 
d'actualité  :  notamment  son  De  bono  pacis  et,  plus 
encore,  son  De  bono  communi,  où  il  soutient  jusqu'au 
paradoxe  la  prépondérance  de  la  collectivité,  civile  ou 
ecclésiastique,  sur  l'individu. 

Son  traité  le  plus  curieux  est  le  Contra  falsos  Eccle- 
siœ professores,  Cod.  940  C  4,  fol.  154-196,  synthèse 
apologétique  originale,  voire  même  parfois  bizarre,  où 
l'auteur  s'efforce  de  retrouver  allégoriquement  dans 
l'Église,  en  99  chapitres,  les  caractères  éminents  de 
toutes  les  sciences  et  arts  humains.  Au  passage,  il  y 
expose  abondamment,  avec  de  larges  appels  à  la  philo- 
sophie d'Aristote,  sa  conception  des  rapports  entre 
l'Église  et  l'État.  En  démontrant  combien  l'Église  est 
magna  auctorilale,  c.  6  sq.,  Rémi  soutient,  c.  18,  quod 
auctoritas  papœ  excédai  omnes  hujus  mundi  auctoritatis. 
Principe  dont  il  précise  ensuite  la  portée  :  comme  celle 
de  l'Église,  la  juridiction  du  pape  en  matière  tempo- 
relle ne  doit  pas  s'entendre  principaliler  et  directe, 
c.  19  sq.,  mais  bien  indirecte  et  in  communi,  c.  37, 
c'est-à-dire,  explique-t-il  en  cours  de  route,  seulement 
ralione  delicti  vel  defeclus  judicis  principalis.  L'auteur 
va  plus  loin  quand  il  s'agit  de  l'empereur.  Tant  que 
celui-ci  est  en  fonction,  dès  là  que  les  deux  pouvoirs 
sont  distincts  et  viennent  chacun  de  Dieu,  le  pape  ne 
peut  étendre  sur  lui  son  autorité  si  ce  n'est  indirecte 
quodammodo  et  médiate.  Il  en  est  autrement  lorsque  le 
souverain  fait  défaut.  Ce  qui  peut  arriver,  non  seu- 
lement par  la  mort,  mais  per  jusliliœ  subtractionem  vel 
dilalionem,  per  causai  ambiguitalem  vel  diffîcullatêm, 
propler  connexilalem  ad  causant  ecclesiaslicam,  propler 
suspicionem  judicis,  sans  oublier  la  coutume  et  les 
privilèges  consacrés  pai  le  droit.  Dans  tous  ces  cas,  et 
il  est  aisé  de  voir  qu'ils  sont  aussi  souples  que  mul- 
tiples, le  pouvoir  spirituel  peut  intervenir  directe  pour 
suppléer  d'office  le  temporel. 

Malgré  cette  immense  extension  donnée  à  la  puis- 
sance pontificale,  Rémi  de'  Girolami  se  tient  plutôt 
sur  la  ligne  modérée  de  son  maître  saint  Thomas,  sans 
aller,  au  total,  jusqu'aux  thèses  extrêmes  qui  carac- 
térisent la  théorie  du  pouvoir  direct. 

Notice  dans  Quétif-Échard,  Scriptores  ordinis  Prœdicato- 
rum,  Paris,  t.  i.  col.  1719.  D'autres  plus  modernes  sont  rele- 
vées dans  U.  Chevalier,  Répertoire,  col.  3927,  mais  qui  ne  sont 
pas  davantage  au  point.  Seules  méritent  de  compter  les 
études  faites  sur  les  sources  :   V.   Finesclii,    Vila    di   Fra 


2379 


REMI    DE'    GIROLAMI 


REMI    DE    REIMS 


2380 


Remigio  Girolami,  dans  Memorie  storiche,  Florence,  17<S(), 
p.  157-267;  B.  Hauréau,  Rémg  de  Florence,  dans  Histoire 
lillérairp  de  la  France,  t.  xxvi,  Paris,  1873,  p.  556-558; 
G.  Salvador!  et  V.  Fcderlci,  /  sermoni  d'occasione,  le  se- 
quenze  e  i  rilmi  di  Remigio  Girolami  Fiorentino,  dans  Scrilti 
pari  di  ftlologia  dedicall  a  Erneslo  Monaci,  Rome,  1912; 
J,  Taurisano,  deux  articles  dans  Rosario.  Memorie  dome- 
nicane,  Florence,  1913,  p.  430-117,  et  1915,  p.  25  3S;  résumé 
dans  S.  Tommaso  d'Aquino,  Rome,  192!,  p.  139-115,  où  une 
monographie  par  A.  Matmanefli  est  annoncée  comme  en 
préparation;  M.  Grabmann,  Fro  Remigio  de'  Girolami,  O.P., 
discepolo  di  S.  Tomaso  d'Aquino  e  maestro  d;  Dante,  dans 
Scaolu  eattolica,  t.  lui,  1925,  p.  267-281  et  347-368,  avec  en 
appendice  les  titres  des  chapitres  pour  les  traités  suivants  : 
Quodlibeta,  De  modis  rerum,  Contra  pesliferos  (sir  pour  fid- 
sos)  Ecclesise  prof  essores;  mémoire  de  même  titre,  avec  ce 
sous-titre  :  Die  Wege  non  Thomas  von  Aqnin  zu  Dante,  dans 
Deulsches  Dante  Jahrburh,  t.  ix,  1925,  p.  1-35;  résumé  dans 
Mittelalterliches  Geisteslcben,  t.  1,  Munich,  1926,  p.  361-369. 
-  Ftudcs  spéciales  de  sa  doctrine  politique  :  M.  Grabmann, 
Remigio  de'  Girolami  non  Florenz,  dans  Studien  abcr  den 
Einfluss  der  aristotelisehen  Philosophie  auf  die  M.  A.  Theo- 
rien  iiher  das  Verhâllnis  von  Kirche  and  Slaat,  Munich,  1934, 
p.  18-33;  R.  Egenter,  Die  soziale  Leitidee  im  «  Traeiatus 
de  hono  communit  des  I'r.  Remigins  "on  Florent,  dans  Scho* 
lastik,  t.  ix,  1934,  p.  79-92.  —  Étude  de  sa  théologie  de  la 
foi  :  M.  Grabmann,  Die  Lehre  von  Glauben,  Wissen  und  Glan- 
bensivissenschafi  bei  Fra  Remigio  de'  Girolami,  dans  Mittel- 
alterliches Geislesleben,  t.  11,  1936,  p.  530-541. 

J.  Rivière. 
REMI  DE  LYON. —  Rémi  succéda  à  Amo- 
lon  sur  le  siège  archiépiscopal  de  Lyon,  très  proba- 
blement en  854.  Il  prit  une  part  importante  à  la  que- 
relle prédestinatienne  :  toutefois  les  ouviages  qui  lui 
étaient  jadis  attribués  doivent  selon  toute  vraisem- 
blance être  restitués  à  Florus.  Cf.  dom  Wilmart,  Une 
lettre  sans  adresse  écrite  vers  le  milieu  du  / Xe  siècle,  dans 
Revue  bénédictine,  t.  xlii,  1930,  p.  149-162;  et  dom 
Cappuyns  :  Jean  Scot  Érigène,  Louvain,  1933,  p.  117. 
Il  faudrait  rectifier  dans  ce  sens  les  indications  de 
Migne  au  t.  c.xxi,  et  de  Hefclc-Leclercq,  Histoire  des 
conciles,  t.  iv.  C'est  sous  sa  direction  que  se  tint  le 
concile  de  Valence,  en  855  ;  il  intervint  activement  aux 
conciles  de  Langres  et  de  Savonnières  en  859,  de  Thu- 
zey  en  800, qui  mit  fin  à  la  querelle  sans  résoudrelepro- 
blème.  Rémi  n'a  aucune  sympathie  pour  la  personne  de 
Gottschalk,  mais  il  estime  qu'Hincmar  s'est  montré 
à  son  égard  d'une  excessive  sévérité,  et  que,  du  point 
de  vue  doctrinal,  qui  dépasse  de  beaucoup  la  personne 
du  moine  rebelle,  l'archevêque  de  Reims  est  infidèle 
à  la  pensée  de  saint  Augustin  sur  la  «  double  prédesti- 
nation »,  des  justes,  au  salut,  des  impies,  non  pas  à  leur 
péché,  mais  à  la  peine  qu'ils  méritent  par  leurs  péchés. 

Voir  l'art.  Pri  destination,  t.  xn,  col.  2916,  2922,  2926, 
2929. 

H.  Peltier. 

REMI  DE  REIMS  (SAINT),  évêque  de  cette 
ville  de  459  à  533  environ.  Saint  Rémi  tient  une  très 
grande  place  dans  l'histoire  de  l'Église  de  France  à 
cause  du  rôle  qu'il  a  joué  dans  la  conversion  de  Clovis, 
mais  il  ne  compte  pour  ainsi  dire  pas  dans  l'histoire 
de  la  pensée  chrétienne  et  de  la  théologie.  On  ne 
s'attendra  donc  pas  à  trouver  ici  une  notice  dévelop- 
pée à  son  sujet.  Nous  possédons  deux  rédactions  de  la 
vie  de  saint  Rémi,  l'une  fort  courte,  attribuée  à  tort 
à  Fortunat,  Mon.  Germ.  hist,,  Auct.  antiq.,  t.  iv  b, 
p.  64;  l'autre  beaucoup  plus  étendue,  qui  est  l'œuvre 
d'Hincmar  de  Reims  et  dans  laquelle  les  éléments 
légendaires  tiennent  une  place  des  plus  importantes, 
Mon.  Germ.  hisl.,  Script,  merov.,  t.  m.  p.  210  (/'.  /-., 
t.  cxxv,  col.  1129-1188).  Flodoard  dans  son  Historia 
Eccl.  Rhemensis,  1.  10,  /'.  /...  t.  cxxxv,  col.  43  sq., 
reproduit  assez  brièvement  les  récits  qui  circulaient 
de  son  temps. 

Saint  Rémi  naquit  vers  137  à  Laon  d'une  famille 
distinguée.  A  l'Age  de  vingt -deux  ans,  il  fui  élevé  sur 


le  siège  épiscopal  de  Reims,  en  remplacement  de 
Bennagius.  Il  exerça  ses  fonctions,  au  dire  de  saint 
Grégoire  de  Tours,  De  gloria  conf.,  78,  pendant 
soixante-dix  ans  ou  davantage  et  il  mourut  vers  533, 
laissant  après  lui  un  très  grand  souvenir.  Nous  avons 
pourtant  assez  peu  de  détails  précis  sur  son  épiscopat. 
Vers  474,  saint  Sidoine  Apollinaire  lui  adressa  une 
lettre,  Epist.,  ix,  7,  dans  laquelle  il  parle  avec  beau- 
coup d'éloges  de  ses  declamalionum  volumina;  aucune 
trace  ne  nous  est  restée  de  ces  morceaux  de  rhétorique 
ou  de  ces  sermons  et  les  quatre  lettres  que  nous  avons 
de  lui  sont  assez  quelconques  du  point  de  vue  littéraire. 

De  ces  lettres,  deux  sont  adressées  à  Clovis.  La  pre- 
mière est  assez  souvent  datée  de  481,  date  à  laquelle 
Clovis  devint  roi  des  Francs  à  Tournai.  Si  cette  date 
est  exacte,  la  lettre  exprime  assez  bien  les  sentiments 
qui  pouvaient  animer  un  évêque  déjà  avancé  en  âge 
et  en  expérience  en  présence  d'un  très  jeune  roi  dont 
on  cherchait  à  gagner  la  confiance.  II  s'y  trouve  un 
curieux  mélange  de  familiarité  et  de  respect  qui  ne 
laisse  pas  d'être  assez  touchant.  Pourtant,  il  n'est  pas 
exclu  que  la  lettre  soit  plus  tardive.  Cf.  A.  Hauck, 
Kirchengeschichle  Deutsc.hlands,  4e  éd.,  Leipzig,  1904, 
t.  1,  p.  595  sq.  ;  M.-M.  Gorce,  Clovis,  Paris,  1935, 
p.  49  sq.  La  seconde  est  postérieure  à  la  mort  d'Albo- 
flède,  sœur  de  Clovis  :  elle  exprime  de  pieuses  condo- 
léances pour  le  départ  de  la  princesse  qui  est  sans 
doute  admise  auprès  de  Dieu,  mais  aussi  des  encou- 
ragements au  prince  qui  ne  doit  pas  perdre  de  vue  les 
hauts  devoirs  de  sa  charge  royale. 

On  connaît  par  saint  Grégoire  de  Tours,  Histor. 
Francor.,  n,  27,  l'épisode  célèbre  du  vase  de  Soissons  : 
l'historien  n'indique  pas  le  nom  de  l'évêque  qui  aurait 
été  mêlé  à  l'aventure;  mais  Pseudo-Frédégaire,  ni,  16, 
rattache  cette  histoire  à  saint  Rémi  de  Reims,  et  la 
chose,  sans  être  certaine,  garde  une  assez  haute  vrai- 
semblance. Par  contre,  on  peut  tenir  pour  assuré  que 
saint  R'-mi  baptisa  à  Reims  le  roi  Clovis  le  25  décem- 
bre d'une  année  qui  doit  être  498  ou  499.  Les  tenta- 
tives faites  pour  rattacher  le  baptême  de  Clovis  au 
sanctuaire  de  Saint-Martin  de  Tours  se  heurtent  à  des 
témoignages  formels  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  rejeter. 
Voir  en  dernier  lieu  l'étude  très  détaillée  de  L.  Lcvil- 
lain,  La  conversion  et  le  baptême  de  Clovis,  dans  Bévue 
d'histoire  de  l' Église  de  France,  t.  xxi,  1935,  p.  161-192. 
On  peut  croire  que  le  rôle  joué  auprès  du  roi  en  cette 
circonstance  par  l'évêque  de  Reims  fortifia  son  auto- 
rité et  qu'il  devint  le  conseiller  ecclésiastique  le  plus 
écouté  du  monarque  franc. 

Des  deux  dernières  lettres  de  saint  Rcmi,  l'une  datée 
de  512  est  adressée  à  trois  évêques  gaulois,  Héraclius, 
Léon  et  Théodose,  qui  avaient  blâmé  leur  collègue  de 
Reims  de  sa  sévérité  à  l'égard  d'un  prêtre  coupable, 
Claudius,  l'autre  a  pour  destinataire  l'évêque  Falcon 
de  Tongres-Maestricht,  qui  avait  inauguré  son  épis- 
copal eu  s'annexant  la  paroisse  de  Mouzon.  Cette 
lettre  est  sans  doute  de  peu  postérieure  à  la  mort  de 
Clovis  (511)  :  à  ce  moment,  Tongres  était  échue  à 
Clotaire  et  Reims  à  Thierry:  de  là  peut-être  le  conflit. 
I..  Duchesne,  Fasies  épiscnpaux  de  l'ancienne  Gaule, 
I.   m,   Paris,    1915,   p.    189. 

En  dehors  des  quatre  lettres  dont  nous  avons  parlé, 
nous  connaissons  par  Hincmar  trois  vers  que  saint 
Rcmi  aurait  composés  pour  les  faire  graver  sur  un 
calice.  Ce  calice  dit  être  vendu  au  temps  même 
d'Hincmar,  afin  do  racheter  des  captifs  à  la  suite 
d'une  invasion  normande.  Les  vers  de  saint  Rémi  sont 
1:11  témoignage  de  sa  foi  à  la  présence  réelle  : 

llauriat  hinc  populus  vitam  de  sanguine  sacro 
[njecto  seternus  quem  tudit  vulnere  Christus 
RemigiuS   reddit    Domino   sua   vota   sacerdos. 

Il  faut  enfin  ajouter  ([lie  le  testament  de  saint  Rcmi 


2381 


REMI    DE    REIMS 


RENAUDOT    (EUSÈBI-; 


2382 


nous  a  été  conservé  en  deux  versions  différentes.  La 
plus  longue,  citée  par  Flodoard,  i,  19,  est  sûrement 
interpolée;  la  seconde,  donnée  par  Hincmar,  peut  être 
authentique  dans  l'ensemble,  bien  que  le  texte  tel 
qu'Hincmar  le  transcrit  ait  été  altéré  en  plus  d'un 
endroit.  Cependant  B.  Kruseh,  dans  un  article  du  Nettes 
Archiv,  t.  xx,  1895,  p.  538  sq.,  combat  même  l'authen- 
ticité de  la  recension  brève.  Ce  testament  n'est  pas  sans 
intérêt  pour  l'histoire  de  la  propriété  ecclésiastique  aux 
temps  mérovingiens.  Il  n'ajoute  pas  grand'chose  à 
notre  connaissance  de  la  physionomie  spirituelle  de 
saint  Rémi. 

Au  temps  d'Hincmar,  on  croyait  connaître  une 
lettre  du  pape  Hormisdas  à  saint  Rémi,  lettre  par 
laquelle  le  pape  instituait  l'évoque  de  Reims  son  vi- 
caire pour  la  Gaule.  Jaffé,  n.  866.  Cette  lettre,  destinée 
à  favoriser  les  prétentions  de  1  Église  rémoise  n'a  pas 
de  valeur  historique  :  ce  n'est  pas  au  moment  où  saint 
Césaire  d'Arles  venait  de  voir  reconnues,  dans  une 
certaine  mesure,  les  prérogatives  de  son  siège,  que 
l'évêque  de  Reims  aurait  pu  obtenir  pour  lui-même 
un  privilège  encore  plus  étendu. 

Saint  Rémi  mourut  en  533,  laissant  une  très  grande 
mémoire.  Sa  fête  est  marquée  au  1er  octobre  dans  le 
martyrologe  hiéronymien  :  elle  n'a  pas  cessé  d'être 
célébrée  à  Reims  et  dans  l'Église  de  France. 

Acla  sanctorum,  octobre  t.  i,  Paris,  1866,  p  88-196.  Les 
lettres  et  le  testament  de  saint  Rémi  figurent  P.  L.,  t.  lxv, 
col.  963-975 ;  une  nouvelle  édition  des  lettres  a  été  donnée 
par  W.  Gundlach,  dans  Mon.  germ.  hisi.,  Epist.,  t.  m, 
p.  112-116. 

G.   Bardy. 

RENAUDOT  Eusèbe  (1648-1720),  né  à  Paris,  le 
22  juillet  1648,  était  (ils  du  médecin  Eusèbe  Renaudot 
et  petit-fils  de  Théophraste  Renaudot,  fondateur  de 
La  Gazelle  de  France;  il  lit  ses  études  à  Saumur  et 
entra  d'abord  à  la  congrégation  de  l'Oratoire;  il  étudia 
les  Pères  et  les  langues  orientales  et  fut  professeur  à 
Juilly;  mais  il  quitta  bientôt  l'Oratoire  et  revint  dans 
sa  famille.  Tout  en  s'occupant  avec  son  père  de  la 
Gazette  de  France,  il  poursuivit  ses  études  sur  les 
langues  orientales.  Grand  ami  de  Bossuet,  qu'il  encou- 
iagea  à  combattre  Richard  Simon,  il  fut  en  relation 
étroite  avec  Boileau,  Racine,  La  Bruyère  et  entra  à 
l'Académie  française  en  1689  et  a  l'Académie  des  Ins- 
criptions et  Belles  Lettres  en  1691.  Ami  des  bénédic- 
tins, des  théologiens  de  Port-Royal,  il  fut  le  conclaviste 
du  cardinal  de  Noailles,  en  1700.  Après  l'élection  de 
Clément  XI,  qui  l'exhorta  vivement  à  poursuivre  ses 
études,  il  resta  à  Rome  jusqu'en  septembre  1701.  Il 
revint  à  Paris,  où  il  mourut,  le  1er  septembie  1720, 
laissant  aux  bénédictins  de  Saint-Germain-des-Prés, 
tous  ses  ouvrages  imprimés  et  manuscrits.  Renaudot 
fut  un  ardent  partisan  du  gallicanisme,  un  ami  des 
jansénistes,  en  particulier  d'Arnauld  et  de  Nicole,  et 
plus  tard  du  cardinal  de  Noailles  et  de  Quesnel. 

Eusèbe  Renaudot  fut  un  travailleur  extraordinaire  : 
sorti  de  l'Oratoire,  le  1er  avril  1672,  épuisé  de  fatigues 
et  âgé  seulement  de  vingt-cinq  ans,  il  collabora  à  La 
perpétuité  de  la  foi,  qu'Arnauld  et  Nicole  avaient  pu- 
bliée en  1663.  Le  pasteur  Claude  avait  répliqué  parla 
Réponse  aux  deux  traités  intitulés  :  La  perpétuité  de  la 
foi  de  l'Église  catholique  touchant  l'eucharistie,  Paris, 
1665,  in-8°.  Pour  réfuter  l'ouvrage  du  ministre  Claude, 
Arnauld  et  Nicole  firent  appel  à  Renaudot,  qui  leur 
fournit  la  traduction  de  plusieurs  documents  orien- 
taux; Arnauld,  dans  la  préface  du  t.  m,  fit  un  grand 
éloge  de  la  traduction  et  du  traducteur.  Le  grand  ou- 
vrage fut  terminé  par  Renaudot  en  1713  :  c'est  un 
recueil  précieux  de  théologie  positive  sur  les  sacre- 
ments et,  en  particulier,  sur  l'eucharistie.  Parmi  les 
écrits  de  Renaudot,  il  faut  citer  aussi  le  Jugement  du 
public  et  particulièrement  de  M.  Renaudot  sur  le  Dic- 


tionnaire critique  de  M.  Bayle,  in- 4",  Rotterdam,  1697, 
publié  par  Jurieu,  et  auquel  Bayle  répondit  par  des 
Réflexions  sur  un  imprimé  qui  a  pour  titre  :  Jugement  du 
public;  Jurieu,  réfuta  l'écrit  de  Bayle  dans  une  Lettre. 
—  Défense  de  la  Perpétuité  de  la  foi  contre  les  calomnies 
et  les  faussetés  du  lit>rc  intitulé  :  Monuments  authentiques 
de  la  religion  des  Grecs,  Paris,  1708,  in-8°,  dirigé  contre 
Bayle  et  contre  Aymon,  prêtre  dauphinois  qui  apos- 
tasia  en  Hollande  (Journal  des  savants  du  31  mai  1709. 
p.  220-229).  Renaudot  publia,  peu  après,  une  partie 
des  pièces  justificatives  de  ce  travail  sous  le  titre  : 
Gennadii  patriarchœ  Conslanlinopolilani  Homeliœ  de 
sacramenlo  eucharisties,  Mclelii  Alexandrini,  Neclarii 
Hierosoltjmitani,  Melelii  Stjrigi,  et  aliorum  de  eodem 
argumenta  opuscula,  grœce  et  latine,  sett  appendix  ad 
acla  quie  circa  Grcccorum  de  transsubstantiatione  [idem 
relata  sunt  in  opère  de  Perpeluilale  [idei,  Paris,  17(19, 
in-4°  (Journal  des  savants  du  6  janvier  1710,  p.  3-11). 
En  1711,  Renaudot  publia  le  t.  iv  de  la  Perpéiuilé  de 
la  foi,  pour  donner  des  suppléments  à  l'œuvre  d'Ar- 
nauld et  de  Nicole,  et  en  1713,1e  t.  v  sur  les  sacrements. 
Cet  écrit  termine  l'œuvre  apologétique  entreprise  par 
Arnauld.  La  meilleure  édition  est  celle  de  1781-1782. 

Renaudot  continua  ses  travaux  par  Hisloria  palriar- 
charum  Alexandrinorum,  jacobitarum  a  D.  Marco  usque 
ad  finem  sœculi  xn I,  cum  catalogo  sequentium  palriar- 
charum  et  collectaneis  historicis  ad  ullima  tempora  spec- 
tantibus,  Paris,  1713,  in-4°.  —  Anciennes  relations  des 
Indes  et  de  la  Chine  de  deux  voyageurs  mahomélans  qui 
y  allèrent  dans  le  i Xe  siècle,  traduites  de  l'arabe,  avec  des 
remarques  sur  les  principaux  endroits  de  ces  relations. 
Paris,  1718,  in-8°.  Le  P.  Prémare,  jésuite,  dans  les 
Leltres  édifiantes  de  1724,  t.  xxi,  p.  448-482,  releva  plu- 
sieurs erreurs  élans  ces  Relations.  Sur  tous  ces  écrits, 
voir  Villien,  L'abbé  Eusèbe  Renaudot,  p.  124-145. 

Mais  l'œuvre  capitale  de  Renaudot  est  son  œuvre 
liturgique,  qu'on  trouve  dans  l'écrit  intitulé  Liturgia- 
rum  orienlalium  collectio,  Paris,  1715-1716,  2  vol.  in-4°. 
Ce  travail  fut  attaqué  dans  le  Journal  littéraire  de 
La  Haye  de  1717,  t.  ix,  p.  217-240,  par  une  Lettre 
envoyée  de  Cologne,  datée  du  27  janvier  1717  et  sans 
signature:  elle  était  intitulée  Défense  de  la  mémoire  de 
M.  Ludolf.  Renaudot  réplieiua  par  une  Défense  de 
l'histoire  des  patriarches  d'Alexandrie  et  de  la  Collection 
des  liturgies  orientales,  Paris,  1717,  in-12.  L'Europe 
savante,  t.  x,  p.  231-280,  et  t.  XI,  p.  28-69,  attaqua  les 
affirmations  de  Renaudot  sur  la  liturgie  éthiopienne; 
de  même,  le  savant  Assémani  dans  sa  Bibliothèque 
orientale,  mais  seulement  sur  epjelques  points  de  détail; 
cf.  Villien,  ibid.,  p.  182-256.  Renaudot  avait  aussi 
rédigé  un  assez  grand  nombre  de  monographies  sur  les 
rites  orientaux,  touchant  les  sacrements;  ciuelques- 
unes  ont  été  publiées  par  Henri  Denzingcr,  professeur 
à  l'université  de  Wurtzbourg  :  Ritus  orienlalium,  cop- 
torum,  syrorum,  armenorum  in  adminislrandis  sacra- 
menlis  ex  Assemanis  et  Renaudotio,  2  vol.  in-12, 
Wurtzbourg,  1863-1864.  De  nombreuses  dissertations 
théologiques,  restées  manuscrites,  se  trouvent  à  la 
Bibliothèque  nationale,  nouv.  acquisitions,  n.  7456-7.500 
(voir  Inventaire  sommaire  des  manuscrits  de  Renaudot, 
par  H.  Omont,  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes, 
1890,  p.  270-297).  Benaudot  avait  de  très  nombieux 
corresponelants  et  la  plupart  de  ses  lettres  sont  restées 
inédites,  en  particulier  à  la  Bibliothèque  nationale  plu- 
sieurs ont  été  publiées  dans  la  Correspondance  de 
Lossuel,  édil.  Urbain  et  Levesque,  et  l'abbé  Fr.  Albert 
Dullo  a  édité  trois  volumes  de  correspondance  avec  le 
cardinal  Fr.  Marie  de  Médicis,  Paris,  1915-1926,  in-8". 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxv,  p.  410-412; 
Hœfer,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xli,  col.  997-999; 
Moreri,  Le  grand  dictionnaire  historique,  t.  ix,  p.  129-131  ; 
Gros  de  Boze,  Notice  sur  Renaudot,  dans  l'Histoire  de  l'Aca- 
démie des   Inscriptions,  t.  v,  p.  384   sq.;   Journal  littéraire 


^:!x:i 


RENAUDOT    (EUSÈRE)    —    RENÉ    DE    MODÈNE 


2'AH' 


de  La  Haye,  t.  ix,  x,  et  xi;  L'Europe  savante,  t.  vi,  x  et  xi; 
Journal  des  savants,  années  1689,  1700  à  1710;  Le  Mercure 
île  France,  janvier  1731  ;  Cerveau,  Nécrologedes  pluscélèbres 
<léfenseurs  et  confesseurs  de  la  vérité  pendant  le  XVIIIe siècle, 
lr"  part.,  1760,  p.  r>9-61  ;  Labelle,  Xécrologe  des  appelants  cl 
apposants  à  la  bulle  Unigenitus,  s.  1.,  in-12,  p.  140-154; 
Barrai,  Dictionnaire  littéraire  et  critique,  t.  iv,  p.  91-94; 
I.advocat,  Dictionnaire  historique  et  bibliographique,  t.  m, 
p.  283-284;  Desessarts,  Les  siècles  littéraires,  t.  v,  p.  372- 
374;  Niceron,  Mémoires  pour  servir  «  l'histoire  des  hommes 
illustres,  t.  xn,  p.  25-29;  llurt  t,  Nomenclator,  t.  iv,  col.  974- 
977;  Kirchenlexicon,  t.  x,  col.  1054-1055;  A.  Villien,  L'abbé 
Eusèbe  Renaudot,  Essai  sur  sa  vie  et  sur  son  œuvre  liturgique, 
Paris,  1904,  in-12. 

J.  Carreyre. 
RENÉ  DE  COLOGNE,  frère  mineur  capu- 
cin de  l'ancienne  province  rhénane.  Entré  dans  l'ordre 
le  16  février  1087,  il  s'y  distingua  comme  prédicateur 
et  polémiste.  Envoyé  en  Bohème  avec  le  comte  de 
Globen  vers  1724  pour  y  prêcher  la  parole  de  Dieu,  il 
mourut  le  18  mars  1730  dans  le  château  du  comte.  Il 
est  l'auteur  de  plusieurs  ouvrages,  dont  le  principal 
est  sans  conteste  :  Refutatio  Jubilœi  lutherani,  ubi 
latherana  dogmata  ut  nova  ideoque  a  Christi  et  Ecclesiœ 
doctrina  aberrantia  demonslrantur,  Rastadt,  1717.  Il 
édita  au«i  en  langue  allemande,  du  moins  d'après 
Bernard  de  Bologne  :  Nemus  spirituelle,  Mayence, 
1715;  Liber  precum  prn  plèbe  rustica,  ibid.,  1715; 
Hisloria  de  locis  nb  prodigia  insignioribus  B.  Virginis, 
ibid.,  1716.  Chargé  par  ses  supérieurs  de  publier  les 
écrits  et  extraits  laissés  par  le  célèbre  capucin  Martin 
de  Cochem  (r  1712),  le  P.  René  compléta  et  édita,  à 
I  >illingen,  en  1715,  le  1.  IV  de  l'ouvrage  du  1'.  Martin  : 
Bas  auserlesene  Hislorij-liuch.  Il  est  l'auteur  enfin  de 
Marianischer  Gnaden-Flusz,  abgetheilt  in  31  geislliche 
Bàchlein  (îollund  Mariam,die  Himmels-Kônigin,  nach 
dem  Exempel  der  Heiligen,  tâglich  zu  verehren,  qui  eut 
plusieurs  éditions,  dont  la  2e  à  Mayence,  en  1752, 
in-16,  144  p.;  puis  en  1768,  in-16,  x-220  p.;  la  11', 
ibid.,  1775,  in-16,  x-228  p. 

Bernard  de  Bologne,  Bibliolhcca  scriptorum  ord.  min. 
capuccinorum,  Venise,  1747,  p.  222-223;  lliérothéc  de 
Coblentz,  Prootncia  rhenana  /r.  min.  c  ipuccinorum  a  fun- 
daltonis  SUse  primordiis  usque  ad  an.  17. )0  in  quinque  libris 
fideli  narralione  vulgala,  Heidelberg,  1750,  p.  116  et  121; 
Hurtér,  Nomenclalor,  3°  éd.,  t.  iv,  col.  1048;  A.  Jacobs, 
Die  Rheinischen  Kapuziner  (1611-1725).  Ein  Beilrag  zur 
Gesch.  d.  kathol.  Rejorm,  dans  Reformationsgesch.  Studien 
n.  Texte,  fasc.  62,  Munster-en-W.,  1933,  p.  71,  n.  97;  le 
même,  Toienbuch  der  Rheinisch-Weslfàlischen  sowie  der 
friiheren  Rheinischen  und  Kôlnischen  Kapu:inerprovinz, 
Limburg,  1933,  p.  82;  .1.  Chr.  Schulte,  P.  Martin  von  Co- 
chem (  11)34-17  v: ).  Sein  l.cben  and  seine  Schriften,  Fribourg- 
cn-B.,  1910,  ]>.  90  et  119. 

A.  Teetaert. 

RENÉ  DE  MODÈNE,  frère  mineur  capucin 
de  la  province  de  Bologne,  qui  se  convertit  du  judaïsme 
au  catholicisme.  A  son  baptême,  où  il  eut  pour  parrain 
César  d'Esté,  duc  de  Modène  et  de  Beggio,  il  prit  le 
nom  de  ce  dernier.  César,  en  y  ajoutant  celui  de 
François.  Le  1'.  Bcné  fut-il  rabbin  avant  sa  conversion, 
comme  le  soutiennent  François  de  Modène,  dans  ses 
Annali  dei  cappuccini  délia  provincia  di  Lombardia, 
t.  i,  an.  1533-1634,  édiles  par  le  1".  Cyrille  Mussini  de 
Bagno,  Memorie  storiche  nui  cappuccini  Emiliant 
(1525-1629),  2'-  éd.,  t.  i,  l'arme,  1912,  p.  1  15-151,  et 
le  P.  Maxime  Bertani  de  Valence,  dans  ses  Annali 
dell'ordine  de'frali  minori  cappuccini,  t.  m,  3e  part., 
Milan,  1711,  p.  39?  Aucun  document  absolument  pré- 
cis, écrit  le  1'.  Edouard  d'Alençon,  ne  vient  confirmer 
la  narration  de  nos  chroniqueurs,  mais  tout  ce  que 
l'on  sait  de  certain  sur  le  1'.  René  est  plus  (pie  suffisant 
pour  en  tirer  une  conclusion  affirmative.  Voir  Éludes 
franciscaines,  t.  xxix,  1913,  p.  132-131.  Après  sa 
conversion,  César-François  se  relira  dans  la  maison 
d'un  chevalier  de  la  famille  Carandini  de  Modène  et  là 


il  écrivit  en  latin  un  ouvrage  Contra  Judœos.  Peu  après, 
reçu  chez  les  capucins,  il  fit  profession  au  couvent  de 
Bavcnne  en  1012.  Ordonné  prêtre,  comme  il  possédait 
une  instruction  talmudique  plus  que  commune,  il  fut 
chargé  d'enseigner  l'hébreu  et  des  religieux  des  pro- 
vinces voisines  venaient  suivre  ses  leçons.  Plusieurs 
années  après  sa  conversion,  sur  la  demande  du  duc  de 
Modène,  il  fut  chargé  par  le  tribunal  de  l'Inquisition 
de  Modène  de  reviser  les  livres  dont  se  servaient  les 
Israélites  du  duché.  Il  faut  toutefois  restreindre 
l 'office  de  censeur,  exercé  par  le  P.  René,  aux  seuls 
États  du  duc  de  Modène,  et  c'est  une  exagération  du 
P.  Maxime  de  Valence,  op.  cit.,  p.  40,  et  récemment 
encore  d'A.  Mercati,  Noliziola  su  P.  Renalo  da  Modcna. 
dans  BolletlilW  francescano  storico-bibliografico,  t.  i, 
1930,  p.  191,  que  de  le  montrer  comme  recevant  ses 
fonctions  du  Tribunal  suprême  en  Cour  de  Borne  pour 
l'Italie  entière.  Le  P.  Bené  affirme  en  effet  lui-même 
dans  la  dédicace  au  duc  César  d'Esté  de  son  Index 
varielatum  expurgandarum,  composé  en  1626  :  Cum 
ab  officia  Sanctissimse  Inquisilionis  Mutinas  (sic  te 
mandante  Screnissimc  Princeps)  mensibus  elapsis  mini 
demandatum  fuerit  onus  recognoscendi  libros  Hebrseo- 
rum  in  tua  ditione  el  dominio  commoranlium.  Ce  texte 
est  clair  et  rend  superflu  tout  commentaire  ultérieur. 
Que  le  P.  Bené  se  soif  acquitté  avec  zèle  et  prudence 
de  ses  fonctions  de  censeur,  nous  en  avons  un  double 
témoignage.  Le  premier  est  une  bible  hébraïque  enri- 
chie de  commentaires,  conservée  aujourd'hui  à  la  biblio- 
thèque Laurentienne  de  Florence.  Montfaucon,  dans 
sa  Bibliolheca  bibliothecarum  manuscriplorum  nova,' 
Paris,  1730, 1. 1,  p.  144,  dit  qu'à  la  fin  du  manuscrit 
on  lit  cette  annotation  :  Alessandro  Scipione  reveditor. 
Ego  F.  Renalus  a  Mutina  ordinis  capuccinorum  correxi, 
an.  1626;  une  main  postérieure  ajouta  cette  remarque: 
Isle  fr.  Renalus  fuit  neophylus,  qui  relicta  judaïca 
superslitione,  christianam  religioncm  suscepil,  et  una 
cum  Abrahamo  Jaghcl  hebrœos  codices  mullos  recensuit 
el  expurgavil.  Voir  A. -M.  Biscioni,  Catalogus  biblio- 
lheca; hebraicœ  grœcœ  F'iorenlinœ,  Florence,  1757,  p.  160. 
.1.  Bartolocci,  cistercien,  dans  sa  Bibliolheca  rabbinica, 
t.  iv,  Rome,  1693,  p.  78,  affirme  avoir  vu  un  exem- 
plaire imprimé  du  Séphcr  Milzcvoth  ghadol  (Liber 
f/rteceplorum  magnus)  du  rabbin  Moses  lien  Jacobi 
Mikotzi,  avec  la  mention  de  la  revision  faite  par  Abra- 
ham Jaghel  en  1620  et  par  le  P.  René  de  Modène, 
capucin  en  1626.  L'autre  témoignage  est  un  ouvrage 
composé  par  le  P.  Bené  de  Modène  en  1626  et  con- 
servé dans  le  ms.  Barber,  orient.  53  de  la  Bibl.  Vati- 
cane  :  Index  varielatum  mullarum  expurgandarum  a 
libris  Hebrœorum,  prsecipue  in  tribus  glosis,  nempe 
caldaica,  hicrosolimitana  ac  babilonica,  nec  non  in 
omnibus  commenlariis  rabbinorum,  collectas  a  R.  P.  F. 
Renalo  sacerdote  Mutinense  ord.  min.  S.  Francisci 
capucinorum,  oceasione  sumpla  in  diclorum  librorum 
correctione  fada.  Aruw  Domini  1626.  Dans  l'épitre 
dédicatoire  au  duc  César  d'Esté,  le  P.  René  dit  avoir 
composé  ce  recueil  pour  rendre  plus  facile  aux  catho- 
I  iques  la  connaissance  des  erreurs  des  Juifs,  erreurs  qui 
sont  en  contradiction  avec  la  loi  de  Moïse  elle-même, 
cl  par  suite,  pour  qu'il  leur  soit  plus  facile  de  les  com- 
bat tic;  puis  encore  pour  instruire  les  Juifs  eux-mêmes 
cl  enfin  pour  faciliter  le  travail  aux  correcteurs.  Quant 
à  l'auteur  d'un  ouvrage  écrit  en  hébreu  :  Séphér  Zik- 
kuk,  Liber  purgalorius,  quo  nimirum  supra  480  Ebrœo- 
ru/n  libri  a  menais,  erroribus  el  execralionibus  in 
christianis  conjeclis  expurgantur,  conservé  dans  le 
ms,  Yalic.  liebr.  273,  qui  aurait  été  rédigé  par  un 
capucin  à  Mantouc  en  1590  (ou  1090  d'après  plusieurs 
historiens  et  d'après  quelques  catalogues  des  mss.  hé- 
braïques du  Vatican)  et  qui  par  le  P.  Apollinaire  de 
Valence  est  attribué  au  P.  Bcné  de  Modène,  lui-même, 
le  P.  Edouard  d'Alençon  démontre  qu'aucun  argument 


2385 


RENÉ    DE    MO DE NE 


RÉORDINATIONS 


2386 


sérieux  ne  peut  être  apporté  pour  prouver  que 
l'auteur  de  cet  ouvrage  ait  été  un  capucin,  et  encore 
moins  le  P.  René  de  Modène.  Art.  cité,  p.  136-138.  La 
cause  de  cette  attribution  devrait  être  cherchée,  d'après 
le  même  P.  Edouard,  dans  une  confusion  de  ce  recueil 
avec  l'Index  varielalum  expurgandarum,  qui  est  vrai- 
ment du  P.  René  de  Modène.  Le  P.  Edouard  écrit 
toujours  à  tort  :  Index  vanitatum. 

Quant  au  sort  échu  à  l'ouvrage  Contra  Judœos,  cité 
plus  haut,  que  René  de  .Modène  avait  composé  après 
sa  conversion,  avant  d'entrer  chez  les  capucins,  voici 
le  récit  qu'en  fait  le  P.  Edouard  d'Alençon,  art.  cit., 
p.  135.  En  allant  au  noviciat  à  Ravenne,  le  P.  René 
laissa  son  manuscrit  chez  son  ami  et  protecteur  Caran- 
dini.  Une  fois  profès,  ses  supérieurs  l'envoyèrent  au 
couvent  de  Sassuolo  et  en  s'y  rendant  il  passa  par 
Modène,  où  il  visita  Carandini,  qui  lui  remit  son  ma- 
nuscrit. Le  volume  sous  le  bras,  il  entra  au  couvent  de 
Sassuolo,  où  il  rencontra  le  Père  gardien,  qui,  soit  pour 
punir  son  sujet  d'avoir  repris  ce  manuscrit  sans  per- 
mission, soit  pour  mettre  à  l'épreuve  son  obéissance, 
lui  commanda  de  le  jeter  au  feu;  ce  que  le  religieux  fit 
aussitôt.  On  ne  peut  qu'admirer  la  vertu  du  P.  René, 
tout  en  blâmant  l'imprudence  du  gardien.  Que 
contenait  ce  manuscrit?  Nous  ne  le  saurons  jamais.  Le 
P.  René  mourut  en  1628  au  couvent  de  Reggio  en 
Emilie. 

Massimo  Bertani  du  Valenza,  Annali  dell'ordine  de'  fr. 
min.  cappuccini,  .Milan,  171  '..  t.  m,  3e  partie,  p.  39-40; 
t  Mussini,  Memorù  storich:  sut  cappuccmi  I  nulii  n  (  lzï-a 
1629),  t.  I,  1"  éd.,  Parme,  1908,  p.  190-192;  2»  éd.,  Panne, 
1912,  p.  145-151;  Tiraboschi,  Biblioteca  Modenese,  t.  iv, 
Modène  178'?,  p.  222  sq.;  Edouard  d'Alençon.  De  la  syna- 
gogue au  couvsnt.  Noies  bio-bibliographiques  sur  le  I'.  René 
de  Modène,  d'abord  rabbin,  puis  capucin,  dans  Études  fran- 
ciscaines, 1913,  t.  xxix,  p.  131-139;  A.  Mercati,  Notiziola 
su  I'.  Reiialo  da  Modena,  dans  Bollctlino  francescano  slorico- 
bibliografico,  1930,  t.  i,  p.  193-19  1. 

A.  Teetaert. 
RÉOROINATIONS.  —  Le  concile  de  Tronic 
a  défini,  sess.  vu,  can.  9,  que  «  le  baptême,  la  confir- 
mation et  l'ordre  impriment  dans  l'âme  de  qui  les 
reçoit  un  caractère,  c'est-à-dire  un  signe  spirituel  indé- 
lébile, et  que,  dès  lors,  ces  sacrements  ne  peuvent 
être  réitérés  ».  Denzinger-Bannwart,  n.  852.  Parlant 
d'une  manière  plus  spéciale  de  l'ordre,  il  définit  que 
«  ce  sacrement  imprime  un  caractère  et  que,  dès  lors, 
celui  qui  a  été  prêtre  ne  peut  redevenir  laïque  ». 
Sess.  xxiii,  can.  1,  Denzinger-Bannwart,  n.  96t.  Par 
ailleurs,  il  enseigne  encore,  à  la  sess.  vu,  que  la  validité 
d'un  sacrement  ne  dépend  ni  de  la  dignité  intérieure 
du  ministre  (peu  importe  qu'il  soit  ou  non  en  état  de 
grâce),  ni  même  de  la  rectitude  de  sa  foi,  can.  12.  Dès 
là  qu'un  ministre  investi  des  pouvoirs  nécessaires  a 
posé  les  actes  essentiels  du  sacrement  avec  une  inten- 
tion (au  moins  générale  et  implicite)  de  faire  ce  que  fait 
l'Église,  can.  11,1e  sacrement  est  validement  conféré  et 
sort  tous  ses  effets,  dans  la  mesure,  bien  entendu,  où 
les  dispositions  du  sujet  qui  le  reçoit  n'y  mettent  pas 
obstacle.  Denz.-Bannw.,  n.  854,  855. 

Si,  négligeant  la  question  du  baptême  et  de  la  confir- 
mation, on  applique  ces  définitions  générales  au  sacre- 
ment de  l'ordre,  on  arrive  aux  résultats  suivants  : 
l'ordination  conférée  à  un  sujet  d'ailleurs  idoine  par 
un  évêque  même  hérétique,  même  schismatique,  à 
plus  forte  raison  par  un  évêque  qui  m  serait  qu'indi- 
gne, donne  à  ce  sujet  tous  les  pouvoirs  de  son  ordre,  à 
condition  que  soit  respecté  par  cet  évêque  le  rituel 
essentiel  de  l'Église  et  que  cet  évêque  ait  par  ailleurs 
l'intention  de  faire  ce  que  fait  l'Église.  C'est  en  vertu 
de  cette  doctrine,  qui  nous  paraît  être  sinon  de  foi  dé- 
finie, au  moins  théologiquement  certaine,  que  l'Église 
romaine  reconnaît  sans  ambages  la  validité  des  ordi- 
nations des  diverses  Églises  orientales.  Que  si  un  su- 


jet ordonné  diacre,  prêtre,  évêque  dans  l'une  de  ces 
Églises  revient  à  l'unité  catholique,  il  n'a  point,  pour 
exercer  validement  son  ministère,  à  se  soumettre  à  une 
nouvelle  ordination.  Si  l'Église  romaine  n'a  pas  cru 
pouvoir  reconnaître  de  la  même  manière  la  validité  des 
ordinations  anglicanes,  c'est  faute  d'avoir  constaté 
dans  les  premiers  fondateurs  de  l'«  Église  établie  »,  qui 
furent  la  source  directe  de  tout  l'épiscopat  et  de  tout 
le  sacerdoce  anglican,  cette  <  intention  de  faire  ce  que 
fait  l'Église  »,  déclarée  absolument  indispensable  par 
le  concile  de  Trente.  Cf.  l'art.  Ordinations  angli- 
canes. 

Ainsi  la  doctrine  catholique,  telle  qu'elle  se  formule 
depuis  le  concile  de  Trente,  prohibe  absolument  toute 
réordination.  Le  concile  d'ailleurs  n'a  fait  que  cano- 
niser une  doctrine  courante  des  théologie). s  de  l'âge 
classique.  Mais  force  est  bien  de  reconnaître  (pic  celte 
doctrine  n'a  pas  toujours  revêtu  un  caractère  aussi 
tranché.  Non  seulement  l'histoire  ecclésiastique  signale 
des  cas  assez  nombreux  où  ont  été  pratiquées  des  réité- 
rations de  l'ordre  que  nous  n'hésiterions  pas  à  consi- 
dérer aujourd'hui  comme  des  réordinations  au  sens  le 
plus  strict  du  mot;  elle  montre  aussi,  qu'au  moins  à 
une  certaine  époque,  des  théories  ont  été  échafaudées 
pour  défendre  le  bien-fondé  de  pratiques  que  nous 
considérerions  aujourd'hui  comme  abusives.  A  un 
moment  donné,  deux  théories  ont  été  nettement  en 
conflit;  c'est  l'une  d'elles  qui  a  triomphé  avec  les 
grands  scolastiques  et  le  concile  de  Trente;  mais 
l'autre  avait  été  imaginée  et  soutenue  par  dis  car.o- 
nistes  et  des  théologiens  qui  n'étaient  point  Us  pre- 
miers venus. 

Toutefois,  il  faut  bien  se  garder  de  faire  plus  grand 
que  de  raison  l'hiatus  entre  ces  deux  doctrines.  Ceux- 
là  mêmes  qui  étaient  favorables  à  la  pratique  et  à  la 
doctrine  des  réordinations  n'entendaient  pas  dire  que 
l'ordination  régulièrement  conférée  pût  être  réitérée;  en 
d'autres  termes  ils  n'auraient  pas  nié  la  doctrine  du 
caractère  sacramentel,  laquelle,  dans  ses  précisions, 
est  de  date  postérieure.  Ce  sur  quoi  ils  différaient 
d'avec  nous  c'était  sur  l'explication  de  ces  mots  : 
«  régulièrement  conférée  ».  Ce  qu'ils  affirmaient,  c'était 
que,  pour  conférer  validement  l'ordination,  un  en- 
semble de  conditions  était  exigé  dans  le  ministre  qui 
se  ramenaient  en  dernière  analyse  à  l'appartenance  à 
l'Église.  Ces  conditions  n'étant  pas  remplies,  même  si 
les  cérémonies  extérieures  de  l'ordination  avaient  été 
strictement  observées,  le  sacrement  était  nul;  celui  qui 
l'avait  reçu  demeurait  en  réalité  un  laïque;  que  si 
l'Église  voulait  ultérieurement  l'utiliser  comme  clerc, 
elle  devait  le  soumettre  à  une  ordination  qu'il  fallait 
bien  se  garder  d'appeler  une  réordination.  Ainsi,  agis- 
sait autrefois  saint  Cyprien  dans  la  question  du  bap- 
tême des  dissidents;  il  se  défendait  énergiquement  de 
rebaptiser  les  hérétiques,  il  leur  administrait  pour  la 
première  et  dernière  fois  l'unique  baptême,  la  cérémonie 
à  laquelle  ils  avaient  été  soumis,  lors  de  leur  initiation 
à  une  secte  dissidente,  n'ayant  été  qu'une  parodie 
sans  efficacité. 

L'histoire  de  la  pratique  et  de  la  doctrine  des  réor- 
dinations touche,  on  le  voit  d'abord,  à  plusieurs  points 
essentiels  de  la  dogmatique  des  sacrements  :  condi- 
tions de  validité,  dispositions  du  ministre,  dispositions 
du  sujet.  Elle  a  été  faite  avec  une  extraordinaire  maî- 
trise par  L.  Saltet,  Les  réordinations.  Élude  sur  le 
sacrement  de  l'ordre,  Paris,  1907,  auquel  nous  aurons 
fréquemment  l'occasion  de  nous  référer,  encore  que 
nous  nous  écartions  parfois  de  lui. 

I.  Les  réordinations  dans  l'ancienne  Église  (jusqu'au 
vie  siècle).  IL  Pratique  des  réordinations  dans  le  haut 
Moyen  Age  (du  vu"  au  ix*  siècle)  (col.  2399).  III.  Pra- 
tique et  doctrine  des  réordinations  au  début  de  l'âge 
scolastique  (du  xie  au  xme  siècles)  (col.  2411). 


2387 


BÊOHDINATIONS.    AVANT    NICÉE 


2388 


î.  Les  réordinations  dans  l'ancienne  Église 
jusqu'au  vic  siècle.  —  1°  L'époque  de  la  controverse 
baptismale;  2°  Le  concile  de  Nicée;  3°  La  tradition 
grecque  entre  le  concile  de  Nicée  et  le  Quini-Sexte. 
1°  La  formation  de  la  théologie  occidentale.  5°  L'atti- 
tude de  la  curie  romaine. 

1°  L'époque,  de  la  controverse  baptismale  (milieu  du 
me  siècle).  —  Cette  controverse,  relative  à  la  valeur  du 
baptême  conféré  en  dehors  de  l'Église  catholique  et 
qui  mit  aux  prises  saint  Cyprien  de  Cartilage  et  le 
pape  saint  Etienne,  voir  art.  Baptême,  t.  n,  219  sq.,  n'a 
touché  qu'indirectement  à  la  question  de  la  validité 
des  ordinations  conférées  par  des  dissidents  et  du 
traitement  à  imposer  aux  clercs  ordonnés  dans  la 
dissidence  et  revenant  à  l'Église  catholique.  Toutefois 
elle  soulevait  un  problème  général  qui  domine  le  cas 
particulier  :  Que  valent  des  sacrements  administrés  en 
dehors  de  la  Catholica  par  des  personnes  ayant  jadis 
reçu  dans  celle-ci  le  pouvoir  de  les  administrer  et  qui 
sont,  pour  quelque  raison  que  ce  soit,  de  leur  plein 
gré  ou  contraintes,  séparées  d'elle? 

Or,  il  est  bien  remarquable  que,  dès  ce  moment, 
s'affrontent  deux  conceptions  :  l'une  est  fort  explici- 
tement formulée  par  Cyprien,  sur  la  pensée  duquel  au- 
cun doute  n'est  possible,  l'autre  se  déduit,  avec  plus 
ou  moins  de  certitude,  de  certaines  expressions  du 
pape  Etienne,  rapportées  par  ses  adversaires,  d'ailleurs, 
et  sur  l'exactitude  absolue  desquelles  on  voudrait  être 
plus  au  clair. 

La  conception  de  Cyprien,  indéfiniment  reprise  dans 
les  lettres  relatives  à  cette  question,  formulée  expressé- 
ment dans  les  divers  conciles  tenus  à  Cartilage  entre 
254  et  256  séduit  d'abord  par  son  apparente  logique  : 
'Les  sacrements,  rites  de  sanctification  intérieure,  ont 
été  confiés  par  Jésus-Christ  à  l'Église,  intermédiaire 
obligée  entre  Dieu  et  les  hommes  (cette  dernière  thèse 
s'est  imposée  à  l'esprit  de  Cyprien  lors  des  schismes 
qui  ont  accompagné  et  suivi  la  persécution  de  Dèce). 
Seule  l'Église  a  le  pouvoir  de  faire  servir  des  rites 
extérieurs  à  la  sanctification  des  âmes.  Celui-là  donc 
qui,  abandonnant  l'Église  ou  abandonné  par  elle,  ne 
peut  plus  être  considéré  comme  faisant  partie  de 
l'Église,  n'a  plus  aucun  pouvoir  sur  les  sacrements. 
Avec  quelque  exactitude  qu'il  pose  les  rites  tradition- 
nels, les  cérémonies  qu'il  accomplit  ne  sont  que  des 
parodies  sacrilèges,  qui  n'ont  absolument  aucune  va- 
leur. »  Telle  est,  à  n'en  pas  douter,  la  pensée  essen- 
tielle de  Cyprien;  tous  les  arguments  qu'il  apporte  de 
surcroît,  dans  une  controverse  où  il  s'est  passionné 
plus  que  de  raison,  sont  secondaires  au  regard  de  celui- 
ci,  dont  il  faut  bien  que  l'on  reconnaisse  la  valeur. 

Si  l'on  essaie  de  dégager  —  ce  qui  ne  va  pas  sans 
difficulté  —  la  pensée  du  pape  Etienne,  on  aboutit  à 
une  conception  diamétralement  opposée.  Les  sacre- 
ments ont,  pour  ainsi  parler,  une  valeur  en  soi,  une 
efficacité  qui  tient  à  eux-mêmes.  Que  l'on  nous  passe 
l'expression,  ils  agissent  un  peu  à  la  manière  d'un 
talisman.  Qui  en  a  le  secret,  qui  prononce  avec  l'exac- 
titude désirable,  dans  les  conditions  prévues  par  le 
rituel,  les  formules  qui  les  constituent,  en  faisant  les 
gestes  prévus,  leur  fait  rendre  immédiatement  leur 
effet  principal.  Le  prêtre,  l'évêque,  régulièrement  or- 
donné dans  la  Catholica  et  qui  abandonne  celle-ci. 
emporte  avec  soi,  dans  son  exode,  le  pouvoir  de  poser 
des  rites  sacramentels  qui  ne  sont  pas  sans  une  cer- 
taine efficacité. 

L'application  de  l'une  et  de  l'autre  de  ces  doctrines 
au  baptême  est  obvie  (on  ne  perdra  pas  de  vue  qu'à 
cette  date  il  n'est  pas  encore  question  pour  e  baptême 
d'autre  ministre  que  de  l'évêque  et  secondairement  du 
prêtre  ou  du  diacre).  Pour  Cyprien,  le  cas  du  baptême 

administré  chez  les  novatiens     c'est  d'abord  autour  de 

celui-ci  (pie  la  question  fut  soulevée        ce  cas  est  d'une 


simplicité  parfaite.  Le  ministre  du  baptême  peut  être 
un  évêque,  un  prêtre  jadis  ordonné  dans  la  Catholica. 
En  quittant  celle-ci,  il  a  perdu  tout  pouvoir  d'admi- 
nistrer un  baptême  valide;  il  faut  donc,  à  ceux  qui 
ont  été  baptisés  par  lui  dans  la  dissidence,  conférer  le 
baptême  quand  ils  se  présentent  à  l'Église  catholique. 
A  plus  forte  raison  cette  solution  s'impose-t-elle,  si  le 
ministre  de  ce  pseudo-baptême  a  été  ordonné  dans  la 
dissidence  par  un  évêque  en  rupture  avec  la  Catholica. 
Ce  dernier  n'a  pu  conférer  à  son  client  qu'une  pseudo- 
ordination, qui  ne  lui  donne  que  de  pseudo-pouvoirs. 
Que  s'il  s'agit  non  plus  seulement  de  la  secte  nova- 
tienne,  mais  de  sectes  séparées  depuis  plus  longtemps 
de  l'Église,  marcionites,  valentiniens  et  autres,  chez 
lesquels  le  schisme  s'aggrave  d'hérésies  essentielles,  il 
est  trop  clair  que  l'on  chercherait  vainement  en  ces 
convcntieules  l'ombre  d'un  effet  salutaire  produit  par 
les  sacrements  qu'on  prétend  y  administrer.  On  notera 
pour  terminer  que  le  même  principe  de  Cyprien  vaut 
contre  la  validité  de  l'eucharistie  célébrée  chez  les 
dissidents,  quels  qu'ils  soient,  et  l'évêque  de  Carthage 
n'a  pas  manqué  d'expliciter  cette  conséquence. 

Pour  le  pape  Etienne  au  contraire  et  pour  ceux  qui 
se  rallient  à  lui,  le  principe  posé  par  eux  veut  que  soit 
reconnue,  d'une  manière  générale,  et  quoi  qu'il  en 
soit  de  certaines  applications  de  détail,  l'efficacité  des 
sacrements  administrés  dans  la  dissidence  par  des 
ministres  ayant  reçu  le  pouvoir  de  les  conférer.  On 
reconnaît  donc  la  validité  du  baptême  des  dissidents, 
posilis  ponendis,  celle  de  leur  eucharistie  (selon  toute 
vraisemblance).  Pour  le  rite  correspondant  à  la  confir- 
mation nous  ne  saurions  être  aussi  afTirmatif  ;  il  y  a  ici 
un  problème  assez  délicat,  sur  lequel  ce  n'est  pas  le 
lieu  d'insister  en  cet  article. 

Reste  la  question  de  la  validité  des  ordinations 
conférées  dans  la  dissidence,  qui  est  proprement  notre 
problème.  Pour  saint  Cyprien,  aucune  hésitation  n'est 
possible.  L'évêque  qui  abandonne,  volontairement  ou 
contraint,  l'Église  catholique  perd  tout  pouvoir  de 
faire  un  acte  valide  de  ministère.  Si  les  baptêmes  qu'il 
feint  de  conférer  sont  invalides,  à  plus  forte  raison  ses 
ordinations.  Et  ceci,  observons-le,  n'est  pas  vrai  seu- 
lement des  évêques  qui  de  leur  plein  gré.  par  brigue, 
par  prurit  de  nouveauté,  abandonnent  l'Église.  C'est 
le  cas  de  ceux  que  l'Église  rejette  de  son  sein  de  ma- 
nière explicite  ou  même  en  vertu  de  ce  que  nous  appel- 
lerions aujourd'hui  une  sentence  latse  scntenliœ.  C'est 
par  exemple  le  cas  de  l'évêque  d'Assuras,  Forlunatien, 
qui,  au  su  de  tous,  a  apostasie  en  250,  et  prétend  con- 
tinuer à  exercer  ses  fonctions,  Epist.,  lxv,  Martel, 
p.  723;  à  plus  forte  raison  est-ce  celui  des  évêques 
espagnols,  déposés  par  leurs  collègues  pour  diverses 
raisons  et  spécialement  pour  leur  lâcheté  dans  la  persé- 
cution. Epist.,  i.xmi,  p.  757  sq.  Le  cas  de  tous  ces  gens 
est  équiparé  à  celui  des  novatiens;  leur  déposition 
régulière  les  prive  de  tous  leurs  pouvoirs.  Telle  était 
aussi  l'opinion  de  Firmilien  de  Césarée.  Cf.  Cypriani. 
Epist,  i.xxv,  22,  Hartel,  p.  824. 

S'il  est  exact,  comme  le  pape  Etienne  le  prétendait, 
que  le  principe  antagoniste  soutenu  par  lui  se  réclamait 
dans  l'Église  romaine  d'une  tradition  immémoriale  et 
remontant  aux  apôtres,  on  devrait  s'attendre  à  voir 
cette  Église  reconnaître  sans  ambages  la  valeur  des 
ordinations  célébrées  en  dehors  d'elles,  pourvu  qu'un 
ministre  ayant  les  pouvoirs  nécessaires  eût  posé  de 
manière  convenable  les  rites  traditionnels.  Et,  de  fait, 
la  reconnaissance  de  la  validité  du  baptême  conféré 
chez  les  dissidents  implique,  jusqu'à  un  certain  point 

étant  donnée  la  pratique  courante  qui  ne  permet 
pas  à  des  laïques  d'administrer  (validement)  le  bap- 
tême —  la  reconnaissance  chez  les  dissidents  d'une 
hiérarchie  ecclésiastique  faisant  des  actes  sacramentels 
valides.  Mais  il  faut  se  garder  de  transposer  d'emblée 


2389 


REORDINATIONS.    LE    CONCILE    DE    NICÉE 


2390 


notre  logique  de  théologien  en  ces  problèmes  d'autre- 
fois. La  manière  dont  parle  le  pape  Corneille  (prédé- 
cesseur d'Etienne)  de  l'ordination  épiscopale  de  Nova- 
tien,  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  1.  VI,  c.  xliii,  P.  G.,  t.  xx, 
col.  620,  est  bien  faite  pour  donner  à  réfléchir.  Nova- 
tien,  déjà  prêtre,  a  été  ordonné  évèque  par  deux  évê- 
ques  de  la  banlieue  romaine,  en  des  circonstances  que 
Corneille  rapporte  de  manière  pittoresque.  Pour  le 
pape  cette  imposition  des  mains  est  vaine,  eiy.ovixrl 
xal  [ioCTOÛa  ;  elle  n'a  pu  donner  à  Novatien  les  pouvoirs 
nécessaires,  rîjv  [xtj  SoOsïoav  aù-rtô  àvwOsv  è7ucxo7T7;v. 
Encore  qu'il  convienne  de  ne  pas  prendre  à  la  lettre 
tous  les  termes  d'une  lettre,  où  trop  visiblement  Cor- 
neille se  laisse  entraîner  par  la  passion,  voir  art.  Nova- 
tien,  t.  xi,  col.  829  au  bas,  il  fallait  signaler  ce  texte; 
il  paraît  montrer  que  ce  que  l'on  a  nommé  un  peu 
trop  vite  la  «théologie  romaine  des  sacrements  »  était 
encore  à  l'état  d'ébauche.  Évitons  ici  toute  générali- 
sation prématurée. 

Quant  à  des  réordinations  au  sens  propre  du  mot, 
nous  n'en  pouvons  signaler  dans  cette  période  archaï- 
que. S'ils  avaient  été  entièrement  logiques,  les  tenants 
de  la  «  pratique  romaine  »  se  seraient  interdit  d'en 
faire.  Mais  nous  sommes  réduits  sur  ce  point  à  des 
conjectures;  qu'il  y  ait  eu  à  divers  moments  des  re- 
tours à  l'Église  catholique  de  clercs  ordonnés  dans  la 
dissidence,  c'est  très  vraisemblable;  il  nous  est  pour- 
tant impossible  de  dire  à  quelles  conditions  ils  y  furent 
admis  et  si  on  leur  permit  sans  plus  l'exercice  de  leurs 
ordres,  après  les  satisfactions  convenables.  C'est  seu- 
lement au  concile  de  Nicée  que  sont  données,  à  notre 
connaissance,  des  solutions  à  ce  problème. 

Quant  à  saint  Cyprien  et  aux  tenants  de  la  «  pra- 
tique africaine  »,  leurs  principes  les  auraient  conduits  à 
réordonner  des  clercs  ainsi  ordonnés  dans  la  dissi- 
dence. Mais,  à  vrai  dire,  pour  l'évêque  de  Carthage, 
cette  question  ne  pouvait  pas  se  poser.  Il  est  trop 
persuadé  des  qualités  morales  que  doit  posséder  un 
clerc,  pour  admettre  que  l'on  puisse  faire  d'un  dissi- 
dent, même  contrit,  un  clerc  de  la  véritable  Église. 
Qu'il  suffise  aux  pseudo-clercs  en  provenance  de  chez 
les  hérétiques  ou  de  chez  les  schismatiques  de  prendre 
rang,  chez  les  catholiques,  parmi  les  laïques.  Episi., 
lxii,  2,  Hartel,  p.  777. 

En  résumé,  le  problème  des  réordinations  ne  s'est 
pas  posé  à  l'époque  archaïque;  il  reste  pourtant  que 
deux  «  théologies  »  tendent  alors  à  se  former;  l'une 
irait  à  reconnaître  la  valeur,  pusitis  ponendis,  des  or- 
dinations reçues  en  dehors  de  l'Église  catholique  et 
prohiberait  dès  lors  toute  réordination.  L'autre,  atten- 
tive surtout  au  fait  que  le  ministre  d'un  sacrement  doit 
d'abord  appartenir  à  l'Église,  dénie  toute  valeur  aux 
hiérarchies  constituées  en  dehors  de  la  Catholica;  elle 
serait  donc  portée  à  prescrire,  si  les  circonstances  ren- 
daient la  chose  souhaitable,  de  «  réitérer  »,  au  sens  que 
nous  avons  dit,  des  ordinations  conférées  dans  la 
dissidence. 

2°  Le  concile  de  Nicée.  —  Si  l'on  essaie  de  répartir 
géographiquement  les  zones  d'influence  de  ces  deux 
«  théologies  »,  on  peut  dire,  en  gros,  que  la  romaine,  au 
moins  pour  ce  qui  est  du  baptême,  s'est  imposée 
d'assez  bonne  heure  à  l'ensemble  de  l'Occident.  Le 
concile  d'Arles  de  314,  représentation  générale  de 
l'Église  latine,  la  canonise;  les  Africains  abandonnent 
alors  leur  pratique  trop  absolue  du  baptême  des  dissi- 
dents, quels  qu'ils  soient.  Les  autres  Occidentaux 
reconnaissent  par  contre  qu'il  faut  montrer  quelque 
circonspection  dans  la  réception  des  dissidents. 

L'Orient,  de  son  côté,  a  conservé,  à  l'endroit  des 
sacrements  conférés  en  dehors  de  l'Église,  une  partie 
des  défiances  de  Cyprien  de  Carthage  et  de  Firmilien 
de  Césarée.  La  théologie  «  africaine  »  a  la  faveur  d'à 
peu  près  toutes  les  Églises  de  langue  grecque.  Mais  il 

DICT.    DE  THÉOL.    CATHOL. 


faut  ajouter  que  les  plus  modérés  évitent  les  générali- 
sations hâtives.  On  ne  saurait,  pensent-ils,  rejeter  en 
bloc  tous  les  sacrements  de  tous  les  dissidents;  il  faut 
distinguer  les  cas  d'espèce,  faire  un  départ  entre  les 
diverses  sectes  séparées  de  la  Catholica.  Ceci  constitue 
d'ailleurs  une  atteinte  fort  grave  au  principe  posé  par 
Cyprien  qu'il  est  nécessaire  d'appartenir  à  l'Église  pour 
conférer  un  sacrement  valide.  Par  là  on  rejoint  presque 
■ —  il  faut  bien  le  dire  ■ —  la  doctrine  qui  s'est  mani- 
festée au  concile  d'Arles.  Que  ce  soit  par  une  extension 
fort  naturelle  du  concept  d'Église,  que  ce  soit  par  une 
compréhension  plus  exacte  de  ce  qu'est  le  sacrement, 
peu  importe.  Ce  qu'il  faut  retenir,  c'est  que  la  nécessité 
s'imposera  de  plus  en  plus,  au  moins  en  ce  qui  concerne 
le  baptême,  de  faire  le  départ  entre  les  diverses  caté- 
gories de  dissidents.  Ce  sera  chose  faite  à  la  fin  du 
ive  siècle. 

Mais  cette  nécessité  est  déjà  comprise  au  concile  de 
Nicée.  Trois  mesures  d'ordre  disciplinaire  y  ont  été 
prises  qui  concernent  la  réception  dans  l'Église  de 
trois  catégories  d'hétérodoxes  ou  de  schismatiques  : 
les  novatiens,  les  paulianistes,  les  méliciens;  elles  inté- 
ressent de  très  près  la  question  des  réordinations. 

1.  Les  paulianistes,  can.  111,  Mansi,  Concil.,  t.  n, 
col.  676.  Ce  sont  les  disciples  de  Paul  de  Samosate, 
cf.  ici,  t.  xii,  col.  46  sq.,  qui,  après  la  condamnation  de 
cet  hérétique,  ont  continué  à  former,  sous  la  direction 
de  celui-ci  d'abord,  puis  des  successeurs  qu'il  s'est 
donnés,  une  secte  qui,  en  325,  se  maintient  encore  à 
Antioche  : 

A  l'égard  des  paulianistes  qui  veulent  revenir  ;i  l'Église 
catholique,  il  faut  observer  l'ordonnance  qu'ils  doivent  tire 
rebaptisés  (àvaéauTc'îealJat).  Si  quelques-uns  d'entre  eux 
étaient  membres  du  clergé,  ils  seront  ordonnés  par  l'évêque 
de  l'Église  catholique  après  qu'ils  auront  été  rebaptisés 
(y.iy.;y.~-'.^<)ii--.:  ^eipOT&veifffltoffav)),  à  la  condition  tou- 
tefois qu'ils  aient  une  réputation  intacte  et  qu'ils  n'aient 
pas  subi  de  condamnation.  Si  l'enquête  montre  qu'ils  sont 
■ndignes,  on  doit  les  déposer.  Trad.  Saltet,  op.  cil.,  p.  37. 

Le  sens  est  très  clair.  Pour  des  raisons  que  nous 
n'avons  pas  à  discuter  ici  —  elles  tiennent  plutôt  à  la 
doctrine  professée  par  les  «  paulianistes  >  qu'aux  insuf- 
fisances de  leur  rituel  baptismal  —  le  concile  rejette  la 
validité  du  baptême  qui  a  été  conféré  dans  la  secte.  Ce 
rejet  implique  —  la  chose  vaut  d'être  signalée  - 
le  rejet  de  la  validité  des  ordinations  revues  par  les 
soi-disant  clercs  du  parti.  En  faveur  de  ceux  d'entre 
eux  que  l'on  veut  admettre  dans  l'Église,  on  se  relâche 
de  la  sévérité  des  prescriptions  dont  Cyprien  s'était 
fait  l'écho.  Les  clercs  paulianistes  pourront  devenir 
clercs  catholiques,  mais  à  condition  de  recevoir  et  le 
baptême  et  l'ordination  des  mains  d'un  évèque  catho- 
lique. On  ne  peut  guère  parler  de  réordination  qu'au 
sens  matériel  du  mot,  la  première  ordination  ayant  été 
notoirement  invalide,  et  pour  toutes  sortes  de  raisons, 
dont  la  première  est  L'invalidité  du  baptême  qui  l'a 
précédée. 

2.  Les  novatiens,  can.  8,  ibid.  —  C'est  exclusivement 
le  cas  des  clercs  novatiens  qui  est  ici  visé;  le  cas  des 
laïques  ne  comportait  point  de  difficulté,  car  leur 
baptême  étant  considéré  désormais  comme  valide,  en 
dépit  des  exclusives  formulées  par  Cyprien,  il  n'y  avait 
qu'à  leur  appliquer  la  règle  imposée  jadis  par  le  pape 
Etienne.  Mais  comment  traiter  les  clercs? 

Au  sujet  de  ceux  qui  s'appellent  eux-mêmes  les  cathares 
(les  purs),  le  concile  décide  que,  s'ils  veulent  entrer  dans 
l'Église  catholique,  on  doit  leur  imposer  les  mains  et  ils 
resteront  ensuite  dans  le  clergé  (yeidciÔetoluÉvouc  kOtoùç 
fjLEveiv  o -1  t t, i r  Èv  tû  y.'/.r.Çit,  )  —  (suivent  les  conditions  mises 
à  cette  admission,  en  particulier  la  reconnaissance  théorique 
et  pratique  de  l'enseignement  ecclésiastique)  —  Par  con- 
séquent, lorsque  dans  des  villages  ou  des  villes  il  ne  se 
trouve,  en  fait  de  gens  ordonnés,  que  des  leurs,  les  gens  en 
question  resteront  dans  leur  situation  antérieure  (i'vOa  ait 

T.  —  XIII.  —  76. 


2391  RÉORDINATIONS.    L'ANCIENNE    TRADITION    GRECQUE         2392 


ovvjràvreç  cÏtî  èv  x(ô|xac;,  sïtz  êv  n6Xe<xcv  aùrol  povoi  eûpiff- 
xotvro  xeipoTovïjBevTeç,  o(  svpurxôp.evoi  èv  t(5  xXrjpto  ïaovTai 
èv  T(ï)  aJTiji  i7Vf||iaTi)  ;  mais  si  un  prêtre  ou  un  évèquc 
catholique  se  trouvait  au  milieu  d'eux,  il  est  évident 
que  l'évoque  de  l'figlise  catholique  doit  conserver  la  di- 
gnité épiscopale,  tandis  que  celui  qui  a  été  décoré  du  titre 
d'évêque  par  lesdits  cathares  n'aura  droit  qu'aux  honneurs 
réservés  aux  prêtres,  à  moins  (pie  l'évèque  (catholique)  ne 
trouve  bon  de  le  laisser  jouir  du  titre  épiscopal.  S'il  ne  le 
veut  pas,  qu'il  lui  donne  une  place  de  chorévêque  ou  de 
prêtre,  afin  qu'il  paraisse  faire  réellement  partie  du  clergé 
et  qu'il  n'y  ait  pas  deux  évoques  dans  une  ville. 

L'exégèse  d'ensemble  de  ce  texte  ne  fait  pas  diffi- 
culté, seule  une  expression  a  besoin  d'explication. 
Avant  d'être  intégrés  dans  le  clergé  catholique,  les 
clercs  novatiens  reçoivent  une  imposition  des  mains, 
XeipoOsTOOjiivouç.  Cette  imposition  des  mains  doit- 
elle  être  équiparée  à  l'ordination?  A  la  confirmation? 
Au  rite  pénitentiel?  Il  n'est  pas  facile  de  décider  entre 
ces  trois  sens.  En  d'autres  textes  x£ip°0ST£w  se  dit 
de  l'action  d'imposer  les  mains  pour  l'ordination.  Ici, 
il  est  vrai,  pour  désigner  ceux  qui  ont  reçu  l'ordination, 
le  canon  emploie,  quelques  lignes  plus  loin,  l'expression 
XeipoTovY)6îVT£ç.  Le  verbe  ^eiporoveiv  est  le  terme  tech- 
nique pour  désigner  le  fait  d'ordonner.  Si  le  concile 
avait  voulu  dire  que  les  clercs  novatiens  doivent  être 
soumis  à  une  ordination,  il  semble  qu'il  aurait  dû 
l'employer  dans  la  partie  essentielle  de  son  dispositif 
au  lieu  de  /eipoôsTsIv.  (On  remarquera  d'ailleurs  que 
Gélase  de  Cyzique,dans  sa  transcription  des  canons, 
emploie  aux  deux  endroits  le  verbe  ^sipoOsTsîv. 
Hist.  ceci,  1.  II,  c.  xxxn,  édit.  Lœschcke,  p.  114.) 
D'autre  part,  il  est  certain  qu'aux  laïques  novatiens 
rentrant  dans  l'Église,  on  imposait  les  mains,  pour  leur 
donner  la  confirmation  qu'ils  n'avaient  pas  reçue,  pa- 
raît-il, dans  leur  secte.  Il  est  tout  indiqué  de  songer 
pour  les  clercs  à  un  rite  de  même  signification.  A  moins 
encore  —  ce  qui  va  être  dit  des  méliciens  éclairera  notre 
hypothèse  —  qu'il  ne  s'agisse,  pour  les  clercs  novatiens, 
d'une  sorte  de  rite  de  complément  et  de  sécurité, 
donnant  toute  garantie  à  la  validité  de  leur  ordi- 
nation. 

3.  Les  méliciens.  —  Il  s'agit  des  clercs  ordonnés  de 
façon  irrégulière  par  Mélèce  de  Lycopolis,  voir  son 
article  ici,  t.  x,  col.  531.  Leur  cas  n'est  pas  traité  dans 
les  canons,  mais  dans  une  lettre  adressée  par  le 
concile  à  l'Église  d'Alexandrie  et  que  Socrates  nous  a 
conservée,  Hist.  eccl.,  1.  I,  c.  ix,  P.  G.,  t.  lxvii,  col.  80. 
Il  fut  décidé  que  Mélèce  continuerait  à  porter  le  titre 
d'évêque,  mais  le  titre  seulement,  car  on  lui  retirait 
la  faculté  d'ordonner.  Quant  aux  clercs  antérieure- 
ment ordonnés  par  lui,  ils  continueraient  à  exercer 
leurs  fonctions  mais  après  avoir  été,  comme  dit  le 
grec  :  p.ua-nxwT£pa  ^sipOTOvia  (^auoOévTeç. 

On  a  beaucoup  discuté  sur  la  signification  précise  de 
ces  trois  mots.  La  vieille  traduction  latine  insérée  dans 
la  Tripartile  lit  :  mystica  ordinatione  ftrmatos  liabere 
Iwnorem.  P.  L.,  t.  lxix,  col.  932;  simple  décalque  du 
grec.  On  a  traduit  :  sanction  ordinatione  confirmati, 
qui  n'est  pas  beaucoup  pi  us  clair.  Il  reste  que,  avant 
d'entrer  en  fonction,  les  clercs  méliciens  doivent  rece- 
voir une  confirmation  de  L'ordination  irrégulière  qu'ils 
ont  reçue,  faute  de  quoi  il  semblerait  qu'il  manque 
quelque  chose  à  leur  pouvoir;  ils  doivent  être  «vali- 
dés »,  si  l'on  peut  dire,  cl  cela  par  une  cérémonie 
rituelle,  dont  le  nom,  v_apoTOvla,  est  proprement 
celui  de  L'ordination,  encore  qu'il  désigne,  au  pied  de 
la  lettre,  une  imposition  des  mains.  Celle  cérémonie 
esl  dite  i  plus  mystique  ».  Faudra-t-il simplement  tra- 
duire »  mystique  »  par»  secrète  »?  Ne  pas  trop  insister 

sur  le  comparatif?  El  dire,  par  conséquent,  que  celle 
cérémonie,  pour  ne  pas  déconsidérer  les  ayants-cause, 
se  passera  privément.  Nous  n'en  sommes  pas  très 
assuré.   Que  si  l'on  traduit  par  ■  plus  sainte  »,  ce  ne 


peut  être  que  par  comparaison  avec  la  première,  reçue 
des  mains  de  Mélèce,  qui,  elle,  l'était  moins,  ou  ne 
l'était  pas.  On  voit  toutes  les  difficultés  que  soulèvent 
ces  quelques  mots.  En  tout  état  de  cause,  les  clercs 
méliciens  passent  par  une  cérémonie,  dont  la  signi- 
fication n'apparaît  pas  clairement  aux  yeux  du  théo- 
logien moderne  et  qui  rectifie  ce  qui  a  pu  manquer  à 
leur  ordination  initiale.  Peut-être  convient-il  de  dire 
la  même  chose  des  clercs  novatiens  dont  nous  avons 
discuté  le  cas.  Bien  qu'il  faille  écarter  l'idée  moderne 
d'une  rénovation  sous  condition  et  ad  cautelam,  il  reste 
que,  dans  la  pensée  du  concile,  quelque  incertitude 
plane  sur  la  validité  de  l'ordination  première  des 
dissidents,  qui  a  besoin  d'être  régularisée.  On  voit  la 
prise  qu'une  telle  attitude  pourra  fournir  ultérieu- 
rement aux  partisans  des  réordinations. 

3°  La  tradition  grecque  entre  le  concile  de  Nicée  et  le 
Quini-Sexte  (325-692).  —  A  la  vérité,  cette  défiance  à 
l'endroit  des  sacrements  en  général  et  de  l'ordination 
en  particulier,  quand  ils  sont  conférés  dans  la  dissi- 
dence, ira-  s'atténuant  dans  l'Église  grecque.  Peu  à 
peu  se  fera  sentir  le  besoin  d'établir  —  comme  déjà 
le  concile  de  Nicée  l'avait  fait  —  des  distinctions  entre 
les  sectes,  d'examiner  plus  attentivement  et  leur 
Credo  et  leur  rituel,  avant  de  prendre  des  décisions 
relatives  à  leurs  sacrements. 

1.  La  littérature  canonique  soi-disant  apostolique, 
c'est-à-dire  les  Constitutions  apostoliques  et  les  Canons 
des  Apôtres  qui  en  dépendent,  semble  avoir  été  com- 
pilée, dans  son  état  actuel,  en  Syrie,  dans  la  seconde 
moitié  du  ive  siècle.  Elle  est  nettement  hostile  à  la 
validité  des  sacrements  donnés  par  les  dissidents.  Les 
canons  46  et  47  rejettent  et  leur  baptême  et  leur 
offrande  (Ouata);  le  canon  68,  leur  ordination  dont  il 
déclare  expressément  qu'elle  doit  être  renouvelée. 
Voir  les  textes  grecs  d'après  Beveridge,  avec  les  com- 
mentaires des  grands  canonistes  grecs  dans  P.  G., 
t.  cxxxvn,  col.  129  et  173. 

S'agit-il  de  tous  les  hérétiques  sans  distinction? 
Pour  le  savoir,  il  suffit  de  se  reporter  aux  Constitutions 
apostoliques,  1.  VI,  c.  xv,  éd.  Funck,  t.  i,  p.  337,  dont 
les  Canons  ne  font  que  résumer  la  doctrine.  Or,  il  ne 
semble  pas  qu'il  soit  fait  ici  de  distinction  entre  les 
hérétiques  :  «  Est  valide  le  seul  baptême  donné  par  un 
prêtre  irrépréhensible  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint-Esprit...  Ceux  qui  ont  reçu  la  souillure  des  impies 
participent  à  leur  condamnation,  car  ceux-ci  ne  sont 
pas  prêtres,  ainsi  ceux  qui  sont  baptisés  par  eux  ne 
sont  pas  initiés,  mais  sont  souillés.  »  On  croirait  en- 
tendre saint  Cyprien.  Il  va  de  soi  que,  s'ils  n'ont  pas  le 
sacerdoce,  les  ministres  dissidents  ne  sauraient  le 
transmettre. 

Mais  cette  rigidité  devra  céder  au  moment  où  les 
grandes  controverses,  trinitaires  ou  christologiqucs, 
amènent  en  Orient  diverses  séparations,  les  unes  passa- 
gères, les  autres  plus  tenaces,  d'autres  enfin  défini- 
tives. La  littérature  pseudo-apostolique  ne  visait  en 
somme  que  les  vieilles  sectes  :  montanistes,  valen- 
tiniens,  quartodécimans,  novatiens,  etc.,  sur  les  ori- 
gines desquelles  on  n'était  pas  très  au  clair  au  ive  siè- 
cle; les  manichéens  aussi  qui  étaient  à  peine  des  chré- 
tiens. Les  évêques  du  IVe  et  du  vf  siècle  qui  voient  se 
former  sous  leurs  veux  les  schismes  et  les  dissidences, 
savent  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  origines  de  tel  grou- 
pement, sur  la  signification  de  tel  autre;  ils  ont  eu  à 
travailler  à  des  réconciliations  de  certains  dissidents 
avec  l'Église;  ils  réalisent  mieux  ce  qui  sépare  ceux-ci 
de  la  Catholica;  ils  sont  amenés  dés  lors  à  juger  avec 
moins  de  défaveur  les  sacrements  (pli  s'administrent 
chez  eux.  Ceci  est  d'abord  vrai  du  baptême,  et  ne 
s'étendra  (pie  peu  à  peu  à  l'ordination.  D'où  les  hési- 
tations que  nous  serons  amenés  à  constater  et  qui  sont 
parfois  très  sensibles. 


2393         RÉ0RDINAT10NS.    L'ANCIENNE    TRADITION    GRECQUE         2394 


2.  Les  distinctions  faites  en  Asie  et  à  Anlioche  aux 
IVe  et  Ve  siècles. — -Les  Pères  du  ive  siècle,  un  Athanase, 
un  Basile,  un  Épiphane  ont,  à  l'occasion,  des  paroles 
sévères  pour  les  baptêmes  et  les  ordinations  des  ariens, 
mais  qu'il  ne  faudrait  pas  toujours  prendre  à  la  lettre; 
ce  sont  parfois  expressions  de  polémistes. 

Il  faut  attacher  plus  d'importance  à  certaines  con- 
sultations canoniques,  celles,  par  exemple,  que  donne 
saint  Basile  dans  les  deux  lettres  clxxxvih  et  cxcix, 
à  son  collègue  Amphilochius  d'Iconium,  dans  P.  G., 
t.  xxxii.  Le  canon  1,  col.  664  sq.,  s'il  est  très  explicite 
pour  ce  qui  est  de  l'admission  ou  du  rejet  du  baptême 
des  diverses  sectes,  ne  contient  qu'une  indication 
fugitive  sur  les  ordinations  des  dissidents.  Basile 
distingue  ceux-ci  en  trois  classes  :  les  hérétiques,  qui 
diffèrent  des  catholiques  par  des  dissentiments  sur  des 
points  essentiels  de  la  foi  et  dont  le  baptême  est  rejeté; 
les  schismatiques,  dont  les  dissentiments  sont  de  moin- 
dre importance  et  dont  le  baptême  est  reconnu;  enfin 
les  membres  de  «  conventicules  »,  séparés  de  l'Église 
pour  des  raisons  surtout  personnelles;  «quand  ces 
derniers  viennent  à  nous,  on  les  reçoit  sans  plus,  et 
même  ceux  qui  étaient  dans  les  ordres,  avant  la  séces- 
sion, rentrent  chez  nous  avec  leur  ordre.  »  Cette  simple 
incise  soulève,  on  le  voit,  d'assez  lourds  problèmes. 
Ceux  qui  ont  été  ordonnés  dans  un  conventicule  après 
la  sécession  voient-ils  leur  ordination  confirmée  ou 
infirmée?  Les  clercs  schismatiques,  s'ils  veulent  rester 
en  fonction,  doivent-ils  être  réordonnés?  Aucune  ré- 
ponse précise  n'est  faite  à  cette  question.  Mais,  si  l'on 
songe  à  la  défiance  générale  que  Basile  professe  — ■  il 
est  bien  en  ceci  l'héritier  de  Firmilien —  à  l'endroit  de 
ceux  qui  se  séparent  de  la  Catholica,  on  est  porté  à 
croire  que  les  solutions  sévères  n'étaient  pas  pour 
l'effrayer.  S'il  ne  poussait  pas  à  bout,  à  propos  du 
baptême,  les  conséquences  des  principes  posés  jadis  par 
son  prédécesseur  et  qu'il  rapporte  ici  même,  c'était 
pour  des  raisons  d'opportunité  qui  laissent  perplexe  le 
théologien  d'aujourd'hui. 

Mais  voici,  à  quelque  temps  de  là  un  autre  son  de 
cloche  qui  se  fait  entendre,  cette  fois  en  Syrie.  C'est 
vraisemblablemînt  en  effet  d'un  milieu  antiochien, 
peut-être  apparenté  à  Diodore  de  Tarse,  qu'est  sorti 
un  lot  de  pièces  pseudonymes  mises  sous  le  nom  de 
Justin  Martyr  avec  qui  elles  n'ont  certainement  rien 
à  faire  et  qui  sont  rassemblées  dans  P.  G.,  t.  vi, 
col.  1181  sq.  Dans  l'une  d'entre  elles,  les  Quiestiones  et 
responsiones  adorthodoxos,  q.  14,  ibid.,  col.  1261,  on  lit  : 

Q.  :  Si  le  baptême  donné  par  les  hérétiques  est  faux 
et  vain,  pourquoi  les  orthodoxes  ne  baptisent-ils  pas  l'héré- 
tique qui  revient  à  l'orthodoxie  et  le  laissent-ils  dans  la 
souillure  de  son  baptême?  Et  môme  si  l'hérétique  se  trouve 
avoir  reçu  l'ordination  chez  eux,  les  orthodoxes  la  reçoivent 
comme  valide.  Gomment  celui  qui  est  ainsi  reçu  et  ceux  qui  le 
reçoivent  sont-ils  à  l'abri  de  tout  reproche? 

Rép.  :  Quand  un  hérétique  revient  à  l'orthodoxie  son  état 
malheureux  (i^àXiJLa)  est  rectifié  de  la  manière  suivante  : 
l'erreur  de  sa  pensée,  par  son  changement  d'opinion;  son 
baptême,  par  l'onction  du  saint  chrême,  et  son  ordination, 
par  l'imposition  des  mains  (rf,:  hk  ^EîpoTOVt'aç  rîj  vecpoôsaia). 
Il  ne  reste  donc  plus  rien  à  délier. 

Laissons  de  côté  la  «  rectification  »  du  baptême  par 
la  chrismation  (est-ce  la  confirmation?  Est-ce  un  sim- 
ple rite  de  réconciliation?)  Pour  ce  qui  est  de  l'ordre, 
il  est  clair  que  l'auteur  anonyme  admet  la  valeur  de  ce 
sacrement  conféré  dans  la  dissidence  et  qu'en  pra- 
tique, autour  de  lui,  on  reçoit  à  l'exercice  de  leurs 
fonctions  les  clercs  ainsi  ordonnés  :  «  les  orthodoxes 
reçoivent  cette  ordination  comme  valide.  »  Il  est  non 
moins  clair  que,  avant  d'admettre  les  clercs  dissidents 
à  exercer,  on  les  soumet  à  une  /eipoOsaîa,  cérémonie 
qui  est  à  l'ordination  ce  que  la  chrismation  est  au 
baptême.  N'est-ce  p  >i  il  là  précisément  ce  que  le 
concile  de  Nicée  avait  prescrit  pour  les  clercs  novatiens 


(Xeipo0£Tou(j.svot.,  ci-dessus,  col.  2391)  et,  semble-t-il 
aussi,  pour  les  clercs  méliciens  (p:o<ynxa>Tépa  X^P0- 
Tovia  (3ï6ouco6évTe<;)? 

Il  n'y  avait  pas,  d'ailleurs,  que  dans  les  milieux 
antiochiens  que  l'on  agissait  ainsi.  Presque  à  la  même 
date,  Théophile,  patriarche  d'Alexandrie,  interprétant 
le  canon  8  de  Nicée,  expliquait  à  un  évêque,  qui  l'avait 
interrogé  sur  la  réception  des  clercs  cathares  (nova- 
tiens),  qu'il  fallait  leur  donner  l'imposition  des  mains, 
XstpoTovsïaOai.  toùç  7rpoaep/o|iivo'jç.  P.  G.,  t.  cxxxvm, 
col.  912.  Seulement,  comme  on  le  voit,  le  patriarche 
ne  fait  pas  la  différence  que  fait  si  nettement  le 
Pseudo-Justin  entre  ysipoOsatoc  et  yeiporovla.  Il  y  a 
dans  cette  confusion  des  termes,  chez  Théophile,  un 
indice  de  la  confusion  qui  règne  dans  les  idées.  Sur 
les  clercs  ordonnés  dans  la  dissidence  se  pratique  une 
cérémonie  dont  l'essentiel  est  une  imposition  des 
mains;  de  dire  s'il  s'agit  là  d'une  nouvelle  ordination 
(qui  supposerait  l'invalidité  de  la  première)  ou  d'un 
rite  de  rectification  ou  de  complément,  voici  qui 
embarrasserait  beaucoup  plusieurs  de  ces  Orientaux. 
On  comprend,  dans  ces  conditions,  le  sens  de  la 
consultation  demandée  au  patriarche  de  Constantinople 
par  le  titulaire  d'Antioche,  Martyrius  (159-471),  à  une 
date  qu'il  n'est  pas  possible  de  préciser  plus  exacte- 
ment. Nous  avons  la  réponse  de  Constantinople,  sous 
la  forme  un  peu  extraordinaire  d'un  canon  apocryphe 
(le  7e)  du  concile  de  381.  Sur  ce  phénomène  voir  Beve- 
ridge,  PandecUe  canomim,  t.  il,  annot.  p.  100.  Pour  ré- 
pondre aux  questions  de  Martyrius  sur  la  réception 
dans  l'Église  catholique  des  hérétiques,  soit  laïques, 
soit  clercs,  le  patriarche  de  la  ville  impériale  distingue 
deux  catégories  de  dissidents  :  d'abord  ceux  que  nous 
pourrions  appeler  les  hérétiques  mineurs  :  ariens  (c'est- 
à-dire  homéens  de  la  confession  de  Rimini-Séleucie), 
sabbatiens  (variété  de  novatiens),  novatiens,  quarto- 
décimans,  apollinaristes;  puis  des  hérétiques  majeurs, 
si  l'on  ose  dire  :  eunomiens  (c'est-à-dire  anoméens), 
montanistes,  sabelliens,  sans  compter  beaucoup  d'au- 
tres qui  ne  sont  pas  nommément  désignés.  Le  cas  des 
membres  de  cette  deuxième  catégorie  est  des  plus 
clairs  :  «  s'ils  veulent  revenir  à  l'Église,  nous  les  rece- 
vons comme  s'ils  étaient  des  païens,  àtç,  'EXXîjvaç  8r£Ô- 
pisOa  »,  en  d'autres  termes,  nous  ne  reconnaissons  au- 
cun des  sacrements  reçus  chez  eux.  Toute  différente 
l'attitude  à  l'égard  des  membres  du  premier  groupe  : 
«  pour  admettre  les  laïques,  nous  leur  demandons  de 
souscrire  une  profession  de  foi,  puis  nous  les  confir- 
mons (o"9paYiÇ6%u,evoi);  s'il  en  est  qui  sont  prêtres, 
diacres,  sous-diacres,  psalmistes,  lecteurs,  nous  les 
traitons  comme  de  pieux  laïques  et  nous  les  ordonnons, 
wç  ff7rou8aïoi  Xoeïxol  yeiporovoûvrat  èxeivoi  ot  yjaav 
Ttap'  aoToù;  tô  Trpo-rspov  zïzz  upsaou-repoo,  sire  S'.âxovoi, 
eÏte  ÛTroStàxovoi.,  site  '.{«xXtou,  eÏte  àvayvtôaTai.  «  Le 
texte  est  clair  cette  fois;  visiblement,  on  a  interprété, 
à  Constantinople,  d'une  véritable  ordination  la  yzi- 
PQÔscroc  imposée  aux  clercs  novatiens  par  le  canon  8 
de  Nicée,  la  (i.uaTi.xa)-repa  xstpoTovLa  qui  doit  être 
donnée  aux  méliciens,  on  a  généralisé  cette  pratique 
à  l'endroit  de  toute  une  catégorie  de  clercs  dissidents; 
ils  sont  traités  en  simples  laïques. 

3.  L'époque  des  schismes  christologiqu.es.  —  La  con- 
sultation adressée  à  Martyrius  ne  fait  pas  encore  état 
des  hérésies  ou  des  schismes  engendrés  par  les  contro- 
verses christologiques.  Sans  doute  est-elle  antérieure 
aux  premières  grandes  séparations. 

La  question  du  retour  à  l'Église  orthodoxe  de  clercs 
nestoriens  ne  s'est  guère  posée;  il  n'y  eut  jamais,  dans 
l'Empire,  de  communautés  nestoriennes,  il  n'est  pas 
établi  que  l'on  ait  considéré  dès  l'abord  comme  «  nes- 
toriennes »  les  Églises  de  l'Empire  sassanide. 

Mais,  dès  le  dernier  tiers  du  v  siècle,  les  monophij- 
sites  ont  formé  des  Églises  dissidentes  au  sens  propre 


2395       RÉOUDINATIONS.    FORMATION    DE    LA   THÉOLOGIE    OCCIDENTALE       2396 


du  mot.  11  est  possible  de  préciser  quelle  fut  leur  atti- 
tude par  rapport  aux  ordinations  des  membres  de 
l'Église  d'État  chalcédonienne,  des  melkites.  et  inver- 
sement l'attitude  de  l'Église  impériale  par  rapport  à 
leurs   clercs. 

Sans  doute  il  y  eut  parmi  les  «  monophysites  »  des 
passionnés  sans  formation  théologique,  qui  n'hési- 
taient pas  à  considérer  comme  nulles  les  ordinations 
des  melkites  et  à  les  réitérer  à  l'occasion.  Mais  Sévère 
d'Antioche  (f  538),  le  grand  théologien  du  parti,  s'est 
nettement  opposé  à  la  réordination  des  chaleédoniens 
qui  passaient  au  monophysisme.  Voir  deux  lettres  de 
Sévère  dans  E.-W.  Brooks,  The  6t>>  book  of  selected  let- 
lers  of  the  li.  Severus,  trad.,  p.  171»  sq.,  295  sq.  Sévère 
critique  avec  beaucoup  d'exactitude  la  théorie  de 
Cyprien  et  lui  reproche  de  ne  pas  faire  les  distinctions 
nécessaires  entre  les  différentes  catégories  de  dissidents. 
En  face  de  ce  sens  théologique  de  Sévère,  il  est  péni- 
ble de  constater  que  les  chaleédoniens  ont  souvent 
raisonné  sur  les  cas  particuliers  sans  précision  et  sans 
principes.  On  sait  comment  la  vigilance  de  Justinien 
qui  avait  interné  aux  abords  de  Constantinople  les 
évèques  monophysites,  pour  en  finir  avec  le  schisme, 
fut  trompée  par  l'ingéniosité  de  ceux-ci  et  la  conni- 
vence de  l'impératrice  Théodora;  comment,  en  parti- 
culier, Jacques  Baradaï  put  reconstituer  subrepti- 
cement l'épiscopat  monophysite  en  Syrie  et  en 
Egypte.  Sous  le  successeur  de  Justinien,  Justin  II 
(565-578)  une  vigoureuse  campagne  fut  entreprise  par 
les  autorités  civiles  et  religieuses  pour  venir  à  bout  de 
cette  nouvelle  Église  jacobite.  Sur  cette  campagne  voir 
les  récits  du  monophysite  Jean  d'Asie,  dans  J.-M. 
Schœnfelder,  Die  Kirchengeschichte  des  Johannes  von 
Ephesus,  Munich,  1802.  Le  patriarche  orthodoxe  de 
Constantinople.  Jean  le  Scolastique  (565-577)  se  mon- 
tra particulièrement  ardent  ;  pour  disqualifier  les  jaco- 
bites,  il  imposait  la  réordination  aux  clercs,  aux 
prêtres,  même  aux  évêques  ordonnés  par  des  prélats 
monophysites.  C'est  ainsi  que  Paul  d'Aphrodisias, 
amené  à  Constantinople,  y  fut  dûment  chapitré,  ren- 
voyé dans  sa  ville  épiscopalc,  pour  y  être  solennel- 
lement déposé,  puis  réordonné,  par  un  évêque  catho- 
lique et  ce,  malgré  toutes  ses  protestations.  Cf.  V.  Gru- 
mel,  Les  regestes  du  patriarcat  de  Constantinople,  vol.  i, 
fasc.  1,  n.  258;  comparer,  n.  256  et  257.  Des  entre- 
prises analogues  tournèrent  mal  et  l'empereur  interdit 
de  formuler  pareilles  exigences.  Le  patriarche  dut  re- 
culer; il  se  borna  à  exiger  une  imposition  des  mains 
purement  cérémonielle,  cette  ysipoOeatoc,  dont  parlait 
Pscudo- Justin  et  que  semble  supposer  le  canon  8  de 
Nicéc.  Il  ne  réussit  pas  complètement  à  généraliser 
cette  pratique. 

On  le  voit,  il  y  a,  dans  la  théorie  et  dans  la  pratique 
de  Constantinople,  qui  de  plus  en  plus  donne  le  Ion  à 
l'Église  d'Orient,  d'extraordinaires  hésitations,  qui 
semblent  s'être  prolongées  plus  que  de  raison.  Faute 
d'une  théologie  sérieuse  des  sacrements,  on  reste  li\ré 
aux  improvisations  et  aux  solutions  particulières. 
4.  Abandon  par  l' Église  grecque  îles  réordinations. 
Le  moment  approchait  toutefois  où  l'on  allait  aboutir 
sinon  à  une  théologie  bien  définie,  du  moins  à  une 
pratique   uniforme. 

Au  début  du  vu1'  siècle,  le  prêtre  Timothéc,  qui 
occupe  à  Constantinople  une  si  i  nation  officielle-  il  est 
skeuophylax  —  écrit  un  De  rcceplione  hseretirorum  qui 
fournit,  des  diverses  sectes  hérétiques  ou  simplement 
dissidentes,  un  catalogue  fort  complet.  /'.  G.,  l.  Lxxxvia 
col.  11  sq.  Il  répartit  les  dissidents  en  trois  catégories  : 
ceux  qui.  pour  rentrer  dans  l'Église,  ont  besoin  du 
baptême;  ceux  (pie  l'on  ne  rebaptise  pas.  mais  (pie  l'on 
oint  seulement  du  saint  chrême;  ceux  enfin  que  l'on 
ne  baptise  ni  ne  confirme  cl  auxquels  on  demande 
seulement    une  abjuration.   C'est    eu   somme   la   même 


classification  que  celle  proposée  deux  siècles  plus  tôt  à 
Martyrius  d'Antioche.  Mais  il  est  bien  remarquable 
que,  tandis  que  le  patriarche  du  Ve  siècle  s'empressait 
d'ajouter  que  les  gens  que  l'on  reconfirmait  devaient, 
s'ils  étaient  clercs  dans  la  dissidence,  être  traités  dans 
la  Catholiea  comme  des  laïques  et  donc  être  réordonnés, 
Timothée,  au  vne  siècle,  ne  fait  absolument  aucune 
mention  pour  les  clercs  de  cette  exigence.  Cette  omis- 
sion ne  saurait  être  l'effet  du  hasard. 

On  en  est  tout  à  fait  assuré  quand  on  voit  le  texte 
de  la  consultation  à  Martyrius  devenir  le  canon  95  du 
concile  Quini-Sexte,  mais  à  cette  différence  près  —  elle 
est  énorme  —  que  l'incise  relative  au  traitement  des 
clercs  venant  de  ces  hérésies  que  nous  avons  appelées 
mineures  est  purement  et  simplement  supprimée. 
Lire  le  texte  dans  Beveridge,  op.  cit.,  t.  i,  p.  270; 
cf.  P.  G.,  t.  cxxxvn,  col.  840.  Si  l'on  veut  bien  se 
reporter  aux  explications  données  à  l'article  Quini- 
Sexte,  ci-dessus,  col.  1593,  sur  l'effort  de  codification 
du  droit  oriental  que  représente  ce  concile,  on  sera 
frappé  plus  encore  de  l'importance  de  cette  omission. 
Après  avoir  tiop  longtemps  hésité,  après  avoir  inter- 
prété de  manière  contradictoire  les  décisions  discipli- 
naires de  Nicée,  l'Église  grecque  rejetait,  sans  éclat 
peut-être,  mais  de  manière  très  déterminée  la  pratique 
des  réordinations  et  la  doctrine  que  supposait  cette 
pratique.  Cet  abandon,  il  faut  l'ajouter  immédiate- 
ment, ne  devait  pas  être  sans  retour. 

4°  La  formation  de  la  théologie  occidentale.  —  En 
Occident,  c'est  de  meilleure  heure  que  s'était  constituée 
une  doctrine  formellement  hostile  aux  réordinations. 

On  sait  que  le  schisme  donatiste  est  né,  ou  du  moins 
a  pris  consistance,  d'une  théorie  sur  les  sacrements 
étroitement  apparentée  à  celle  de  saint  Cyprien.  Pour 
se  séparer  de  Cécilien,  l'évêque  légitime  de  Cartilage, 
le  parti  de  Majorin  (qui  deviendra  le  parti  de  Donat)  a 
fait  état  de  ce  que  Cécilien  avait  été  consacré  par  un 
évêque  «  traditeur  ».  Le  crime  soi-disant  commis  par 
Félix  d'Aptonge  lui  ayant  fait  perdre  ipso  facto  ses 
pouvoirs  d  évêque  et  son  pouvoir  d'ordination  en  par- 
ticulier, Félix  n'a  rien  pu  transmettre  à  Cécilien.  C'est 
autour  de  ce  fait,  l'ordination  de  Cécilien  par  un  pré- 
tendu traditeur,  et  autour  de  la  doctrine  qui  servait  à 
l'interpréter,  que  pendant  tout  un  siècle  les  discussions 
vont  s'éterniser  en  Afrique.  Voir  l'art.  Donatisme, 
t.  iv,  col.  1701  sq. 

Il  a  fallu  quelque  temps  aux  catholiques  africains, 
un  peu  hypnotisés,  il  faut  le  dire,  par  le  souvenir  de 
saint  Cyprien,  pour  se  faire  une  religion  sur  la  question 
de  droit  :  un  évêque  pécheur  public  perd-il  de  ce  chef 
ses  pouvoirs  sacramentels?  La  discussion  a  surtout 
roulé  sur  la  question  de  fait  :  Félix  d'Aptonge  a-t-il 
été  vraiment  traditeur?  Un  esprit  aussi  résolu  qu'Op- 
tât de  Milève  reste  encore  hésitant  sur  certaines  appli- 
cations de  la  question  de  principe.  S'il  est  très  ferme 
pour  déclarer  que  les  sacrements  conférés  chez  des 
dissidents,  simplement  schismatiques,  ont  la  même 
valeur  que  ceux  qui  se  donnent  dans  la  Catholiea  : 
t'arcs  credimus  et  uno  sigillo  signati  sumus,  nec  aliter 
baptizali  quant  vos  nec  aliter  ordinati  quam  vos,  1.  III, 
c.  ix,  éd.  Ziwsa,  p.  94,  il  insiste  tellement  sur  la  néces- 
sité, chez  le  ministre  des  sacrements,  d'une  foi  correcte, 
qu'il  semble  bien  rejeter  la  valeur  des  rites  qui  ont  été 
conférés  par  les  hérétiques.  I..  Y,  c.  iv,  tout  entier. 
Cette  hésitation  à  tirer  de  la  doctrine  sacramentelle 
toutes  ses  conséquences,  n'est  pas,  d'ailleurs,  abso- 
lument spéciale  à  l'Église  d'Afrique.  Au  lendemain  des 
apostasies  qui  ont  suivi  le  concile  de  Himini,  les  ortho- 
doxes intransigeants  déclarent  (pie  les  évêques  faillis 
sont  indignes  d'exercer  leur  charge,  qu'il  faut  les 
réduire  à  la  communion  laïque.  Les  plus  animés  d'en- 
tre eux  déclarent  même  (pie  les  prévaricateurs  ont 
perdu  leurs  pouvoirs  sacerdotaux;  que  les  baptêmes, 


2397 


REORDINATIONS.    L'ATTITUDE    DE    ROME 


2398 


les  ordinations  conférés  par  eux  sont  invalides.  Il  y 
eut  certainement  des  baptêmes  renouvelés,  on  ne  sau- 
rait dire  s'il  en  fut  de  même  pour  les  ordinations.  Le 
schisme  luciférien  n'est  pas  autre  chose  qne  le  groupe 
de  ces  exaltés.  Voir  l'art.  Lucifer  de  Cagliari,  t.  ix, 
col.  1032.  Une  déclaration  très  explicite  du  pape 
Libère  coupa  court  aux  tentatives  de  renouveler  le 
baptême  aux  néophytes  baptisés  par  les  évêques  préva- 
ricateurs. Voir  son  article,  t.  ix,  col.  636;  cf.  Denz.- 
Bannw.,  n.  88.  Le  Siège  apostolique  maintenait  ainsi  la 
pratique  qu'il  prétendait  déjà  imposer  au  me  siècle. 
Mais  l'on  voit  que,  même  en  Occident,  même  après  le 
concile  d'Arles,  il  restait  des  hésitations. 

Elles  vont  être  levées  par  l'intervention  de  saint 
Augustin.  Pour  l'ensemble  de  son  argumentation,  voir 
l'art.  Augustin  (saint),  t.  i,  col.  2417.  On  sait  que 
c'est  principalement  autour  du  problème  du  renou- 
vellement du  baptême  qu'Augustin  a  fait  porter  l'elïort 
de  la  discussion.  Mais  la  considération  des  sacrements 
en  général  et  de  celui  de  l'ordre  en  particulier  ne  lui 
demeure  pas  étrangère.  Un  passage  du  Contra  episto- 
lam  Parmeniani,  1.  II,  c.  xm,  28,  P.  L.,  t.  xliii,  col.  70, 
est  fort  net  au  point  de  vue  de  l'inamissibilité  des  pou- 
voirs d'ordre.  Les  donatistes,  tout  en  reconnaissant  que 
le  ministre  sacré  qui  quitte  l'Église  «  ne  perd  pas  son 
baptême  »,  déclaraient  qu'il  perdait  le  droit  de  donner 
ce  sacrement  :  Baptismum  non  amillit  qui  recedit  ab 
Ecclesia,  sed  jus  dandi  amittit.  «  Non  pas,  rétorque 
Augustin.  On  ne  voit  aucune  raison  pour  laquelle  celui 
qui  ne  peut  perdre  le  baptême  pourrait  perdre  le  droit 
de  le  donner  :  utrumque  enim  sacramentum  est.  » 
Utrumque,  entendons  et  le  baptême  et  l'ordination, 
qui  donne  le  droit  de  le  conférer.  (N'oublions  pas 
qu'Augustin,  quoi  qu'il  en  soit  de  ses  sentiments  sur 
la  validité  du  baptême  administré  par  un  laïque,  rai- 
sonne d'après  l'opinion  courante  qui  ne  reconnaît 
comme  valide  que  le  baptême  conféré  par  un  ministre 
sacré.)  «  L'un  et  l'autre,  continue-t-il,  est  donné  à 
l'homme  par  une  certaine  consécration,  le  premier 
quand  il  est  baptisé,  le  second  quand  il  est  ordonné,  et, 
dès  lors,  dans  l'Église  catholique,  il  n'est  permis  de 
réitérer  ni  l'un  ni  l'autre.  En  fait,  nous  voyons  quel- 
quefois l'Église,  pour  le  bien  de  la  paix,  recevoir  des 
clercs  schismatiques  revenant  à  l'unité  et  les  admettre 
sans  aucune  ordination  nouvelle  à  exercer  l'office 
qu'ils  avaient  dans  le  schisme  :  sicut  baptismus  in  eis, 
ila  ordinatio  mansit  intégra.  Et  quand  l'Église  ne  juge 
pas  à  propos  d'agir  ainsi  à  l'égard  de  clercs  qui  se 
convertissent,  non  eis  ipsa  ordinationis  sacramenta 
detrahuntur  sed  marient  super  eos  :  Aussi  ne  leur 
impose-t-on  pas  les  mains,  ne  non  homini  sed  ipsi 
sar.rummto  p.at  injuria.  » 

On  ne  saurait  être  plus  clair,  du  moins  quand  il 
s'agit  des  ordinations  revues  dans  le  schisme.  On  peut 
seulement  regretter  que  ce  qui  est  dit  des  schisma- 
tiques ne  soit  pas  étendu,  positis  ponendis,  aux  héré- 
tiques. Il  faut  regretter  aussi  —  car  les  controverses 
ultérieures  sur  la  pensée  d'Augustin  auraient  été  ren- 
dues par  là  impossibles  —  que  l'évêque  d'Hippone 
n'ait  pas  songé  à  mentionner  expressément  les  autres 
prérogatives  du  pouvoir  d'ordre,  celle  de  sacrifier  et, 
quand  il  s'agit  des  évêques,  celle  d'ordonner.  Du  jour 
où  se  sera  généralisée  la  doctrine  qui  reconnaît  la 
validité  du  baptême  administré  par  un  laïque,  les  par- 
tisans de  l'amissibilité  du  pouvoir  d'ordre  pourront 
tourner  le  texte  d'Augustin  à  leur  fâcheuse  théorie. 
Augustin,  pourront-ils  dire,  ne  reconnaît  explicitement 
dans  celui  qui  quitte  l'Église,  que  la  permanence  du 
pouvoir  de  baptiser,  jus  baptizandi.  Son  silence  sur  les 
autres  pouvoirs  (de  sacrifier,  d'ordonner)  n'est-il  pas 
significatif?  Etcette  façon  de  raisonner,  nous  le  ver- 
rons, n'est  pas  demeurée  confinée  dans  le  domaine  de 
la  théorie. 


5°  L'attitude  de  la  curie  romaine.  —  L'hésitation  des 
théologiens  et  des  canonistes  postérieurs  à  prendre 
dans  toute  leur  ampleur  les  paroles  d'Augustin  s'ex- 
plique d'autant  mieux  que  des  textes  émanant  de  la 
curie  romaine  et  séparés  de  leur  ambiance  étaient  bien 
faits  pour  jeter  le  discrédit  sur  les  ordres  des  dissidents. 
Ces  textes  sont  discutés  avec  beaucoup  de  détail  par 
L.  Saltet,  op.  cit.,  p.  68  sq. 

Le  pape  Innocent  Ier  (402-117)  a  été  amené  à  s'occu- 
per à  plusieurs  reprises  d'ordinations  faites  par  des 
hérétiques  et  aussi  de  réordinations  pratiquées  par  des 
évêques  catholiques  sur  des  clercs  ordonnés  par  des 
hérétiques.  Voir  Jafïé,  Regesta  pontif.  rom.,  n.  299, 
P.  L.,  t.  xx,  col.  519;  n.  303,  ibid.,  col.  526-537,  cette 
dernière  lettre  est  spécialement  importante;  il  en  fau- 
drait discuter  le  contenu  point  par  point.  Tout  bien 
considéré,  elle  ne  tranche  pas  le  point  essentiel  de  la 
nécessité  d'une  réordination  pour  les  clercs  ordonnés 
par  un  hérétique  (dans  l'espèce,  Bonose,  voir  son  art., 
t.  n,  col.  1027).  pas  plus  qu'elle  n'enseigne  l'illégitimité 
d'une  telle  pratique.  Mais  les  expressions  très  énergi- 
ques qu'elle  contient  sur  l'impossibilité  pour  un  prélat 
hérétique  de  donner  ce  qu'il  n'a  pas,  ont  fait  grande 
impression  sur  les  canonistes  ultérieurs.  Innocent  fait 
sien  de  manière  explicite  l'axiome  formulé  par  cer- 
tains évêques  qui  avaient  pratiqué  des  réordinations  : 
Is  qui  honorent  amisit,  honorem  dure  non  potest,  voilà 
pour  le  prélat  consécrateur  et  voici  pour  l'ordinand  : 
Xihil  accepit  quia  nihil  in  dante  erat  quod  ille  possei 
accipere.  Loc.  cit.,  col.  530  ('.,  et  encore  :  qui  nihil  a 
Bonoso  acceperunt  rei  sunt  usurpatse  dignitatis...  atque 
id  se  putaverunt  esse  quod  eis  nulla  juerat  rcgulari 
ratione  concessum.  Col.  535  A.  Mêmes  idées  et  mêmes 
expressions  dans  la  lettre  Jafïé,  n.  310,  ibid.,  col.  550. 
Ces  «  décrétâtes  »  d'Innocent  ont  été  transmises  aux 
gens  du  haut  Moyen  Age  par  les  collections  canoniques, 
Diongsiana  et  Hispana. 

A  côté  de  ces  expressions  d'Innocent  Ier  si  dures 
pour  les  ordres  reçus  dans  l'hérésie,  on  a  pu  citer  aussi 
des  formules  oratoires  du  pape  saint  Léon  Ie1  (1 10-461), 
décrivant  dans  sa  lettre,  Jafïé,  n.  532,  P.  L.,  t.  liv, 
col.  1131,  les  troubles  causés  à  Alexandrie  par  l'intru- 
sion de  Timothée  Élure  à  Alexandrie  :  celte  intrusion, 
dit  le  pape,  amène  dans  la  ville  la  cessation  de  tout  sa- 
crement valide  :  intercepta  est  sacrificii  oblalio,  dejecil 
chrismatis  sanctificatio  et  parricidalibus  manibus  im- 
piorum  omnia  se  sublraxere  mysteria.  Rhétorique  qu'il 
ne  faudrait  pas  prendre  pour  argent  comptant! 

En  d'autres  conjonctures  -  il  s'agit  du  schisme 
acacien  à  la  lin  de  ce  même  v°  siècle  --  le  pape 
Anastase  II  (496-498),  reconnaît  la  validité  des  bap- 
têmes et  des  ordinations  conférées  par  Acace.  en 
s'appuvant  sur  les  principes  théologiques  qu'Augustin 
avait  mis  en  lumière.  Cf.  Jafïé,  n.  711.  Mais  cette 
politique  conciliante  d'Anastase  fut  mal  vue  dans 
l'entourage  pontifical;  le  Liber  pontificalis  dans  sa 
notice  sur  ce  pape  voit  dans  la  mort  prématurée 
d'Anastase  un  châtiment  divin.  Cf.  éd.  Duchesne,  t.  i, 
p.  253.  Plusieurs  écrivains  du  Moyen  Age  se  laisseront 
influencer  par  cette  appréciation. 

Sous  le  pape  Pelage  l,r  (556-561),  pour  protester 
contre  la  condamnation  par  Home  des  Trois-Chapitres, 
les  métropolitains  de  Milan  et  d'Aquilée  font  schisme. 
Macédonius  d'Aquilée  étant  venu  à  mourir,  son 
successeur  Paulin  se  fait  consacrer  par  Yitalis,  l'ar- 
chevêque schismatique  de  Milan.  Pelage  Ier  proteste 
vigoureusement  :  Non  est  consecralus  sed  exsecratus, 
écrit-il,  is  qui  cum  in  universali  consecrari  detrectet 
Ecclesia,  c.onsecratus  dici  vel  esse  nulla  poterit  ratione. 
Jafïé,  n.  983.  Quand  le  même  pape  sollicite  contre  un 
autre  évêque  schismatique  l'appui  du  bras  séculier,  il 
engage  les  magistrats  à  ne  pas  s'arrêter  devant  la 
sainteté   des   sacrements   célébrés   par   le   coupable    : 


2399 


REORDINATIONS.     LE    HAUT    MOYEN    AGE 


2100 


Non  est  enim  Christi  corpus  quod  schismaticus  confic.it; 
schismatici,  quia  Spiritum  non  habent,  corpus  Christi 
sacripcium  habere  non  possunt.  JafTé,  n.  904,  P.  L., 
t.  lxix,  col.  412.  Outrance  verbale,  où  Cyprien  se 
serait  reconnu,  qui  n'exprime  pas,  à  coup  sûr,  la 
«  théologie  romaine  »,  mais  qu'il  est  facile  d'exploiter 
contre  la  validité  des  ordinations  des  dissidents.  Les 
canonistes  du  xi"  siècle  ont  en  effet  connu  ces  textes. 

Si  l'on  veut  entendre,  au  contraire,  une  doctrine 
ferme  et  indépendante  des  polémiques  personnelles,  il 
faut  s'adresser  au  pape  Grégoire  le  Grand  (590-604). 
Il  écrit  à  Jean  de  Ravenne  :  Sicut  enim  baplizatus  bap- 
lizari  iterum  non  débet,  ita  qui  consecralus  est  semel  in 
eodem  ordine  iterum  non  valet  consecrari.  Epist.,  1.  II, 
n.  xlvi,  P.  L.,  t.  lxxvii,  col.  585.  Augustin  ne  disait 
pas  mieux. 

En  résumé,  si  l'on  conserve  à  Rome  le  souvenir  de 
la  théologie  augustinienne  sur  la  matière, si, de  fait,  du- 
rant cette  période,  on  n'y  a  jamais  pratiqué  de  réor- 
dinations, il  reste  néanmoins  que  le  discrédit  jeté  de 
façon  trop  énergique  sur  les  sacrements  des  dissidents 
a  pu  donner  lieu  à  des  interprétations  incompatibles 
avec  une  saine  théologie. 

D'ailleurs,  durant  cette  même  période,  on  peut 
relever  en  Occident  des  faits  qui  semblent  bien  établis 
de  réordination.  Nous  en  constatons  dans  les  lettres 
d'Innocent  Ier,  Jafîé,  n.  299  et  303,  signalées  plus 
haut;  les  évêques  de  l'IUyricum  en  ont  pratiqué  sur 
des  prêtres  ordonnés  par  Ronose,  même  antérieu- 
rement à  sa  condamnation.  On  sera  plus  hésitant  sur 
le  sens  des  prescriptions  du  concile  d'Orléans  de  511, 
qui  prescrit  que  les  clercs  ariens  ofjicium  quo  eos  epis- 
copus  dignos  esse  censuerit  cum  impositœ  manus  bene- 
dictione  suscipiant.  Can.  10,  dans  Mon.  germ.  hist., 
Concil.  merov.,  p.  5;  cette  bénédiction,  cette  imposition 
des  mains  à  laquelle  on  les  soumet  est-elle  une  ordi- 
nation au  sens  propre  du  mot?  Ou  simplement  un  rite 
de  complément?  On  ne  saurait  le  dire.  Par  contre,  il 
nous  paraît  certain  que  le  concile  de  Saragosse  en  592, 
qui  organise  en  Espagne  la  liquidation  de  l'Église 
arienne,  prescrit  la  réordination  des  prêtres  dissidents  : 
accepta  denuo  benedictione  preshyterii,  sancte  et 
pure  ministrare  debent.  Mansi,  Concil.,  t.  x,  col.  471. 

Tous  ces  textes,  véhiculés  tant  bien  que  mal  par 
les  collections  canoniques  et  les  quelques  ouvrages 
d'histoire  que  l'on  se  transmet,  ne  manqueront  pas,  en 
dépit  de  la  théologie  Augustinienne,  d'avoir  un  reten- 
tissement à  l'époque  suivante. 

II  La  pratique  des  rkordinations  dans  le  haut 
Moyen  Age  (vn°-ixe  siècle).  ■ —  1°  En  Angleterre. 
2°  Au  temps  du  pape  Constantin  IL  3°  Les  ordinations 
faites  par  les  chorévêques.  4°  L'affaire  des  clercs 
d'Ébon.  5°  Les  ordinations  du  pape  Formose. 

Loin  de  faire  progresser  la  doctrine,  cette  période 
voit  plutôt  se  produire  dans  l'Église  occidentale  une 
régression  par  rapport  aux  principes  posés  par  saint 
Augustin.  Un  nombre  assez  considérable  de  réordina- 
tions nettement  caractérisées  se  peut  établir;  cela  ne 
contribuera  pas,  étant  donné  surtout  le  caractère  de 
plusieurs,  à  clarifier  les  idées  théologiques. 

1°  Réordinations  dans  l'Angleterre  du  vu"  siècle.  — 
Nous  n'avons  pas  à  dire  ici  comment  et  pourquoi 
l'évangélisation  de  l'heplarchic  anglo-saxonne  par  les 
missionnaires  romains,  au  début  du  vne  siècle,  amena 
un  conflit  assez  grave  de  ceux-ci  avec  le  clergé  celte  de 
la  partie  occidentale  de  la  Giande-Rrctagne.  La  ques- 
tion nationale  contribua  beaucoup  à  envenimer  des 
discussions  relatives  à  la  différence  des  usages,  discus- 
sions qui  nous  paraissent  aujourd'hui  futiles,  la  plus 
grave  divergence  entre  Romains  et  Celtes  étant  celle 
du  comput  pascal.  Cf.  art.  Pâques,  t.  xi,  col.  1966  sq. 
Après  plus  d'un  demi-siècle  d'hostilités,  le  concile  de 
Whilby,  en  664,  mit  fin  aux  controverses.  Voir  Rède, 


Hist.  eccl.,\.  III,  c.  xxv,  P.  L.,t.  xcv,  col.  158.fEn  669 
le  Siège  apostolique  nommait  directement  au  siège 
primatial  de  Cantorbéry  un  personnage  grec  de  langue, 
originaire  de  Tarse  en  Cilicie,  Théodore.  Chose  inté- 
ressante à  noter,  c'est  ce  Grec  qui  va  introduire  en 
Grande-Rretagne  la  pratique  des  réordinations,  au 
moment  même  où  son  Église  d'origine  commençait  à 
s'en  détacher. 

Il  est  très  certain  par  exemple  que  Théodore  réor- 
donna comme  évêque  de  Lichtfield  le  Rreton  Ceadda. 
Celui-ci  avait  d'abord  été  consacré  comme  archevêque 
d'York,  au  détriment  de  l'Anglo-Saxon  Wilfrid.  Théo- 
dore avait  commencé  par  restaurer  Wilfrid  sur  son 
siège  archiépiscopal.  Ceadda  s'était  retiré  de  bonne 
grâce,  semble-t-il,  dans  un  monastère,  d'où  Théodore, 
connaissant  ses  vertus,  le  tira  pour  en  faire  l'évêque 
de  Lichtfield;  mais  auparavant,  dit  le  biographe  de 
Wilfrid,  Théodore  per  omnes  gradus  ecclesiaslicos  ad 
sedem  prœdiclam  plene  eum  (Ceaddam)  ordinavit.  Vita 
Wilfridi,  c.  xv,  dans  Eer.  brilann.  Medii  JEvi  scriptores, 
Hist.  of  thé  Church  of  York,  t.  i,  p.  23.  Rède  est  non 
moins  formel  :  Ille  (Theodorus)  audiens  humililatem 
responsionis  ejus  (Ceaddœ)  dixil  non  eum  episcopatum 
dimiltere  debere  sed  ipse  ordinalionem  ejus  denuo  catho- 
lica  ralione  consummavit.  Hist.  eccl.,  1.  IV,  c.  n, 
col.  174  C.  La  raison  de  cette  procédure  est  donnée  par 
la  Vita  Wilfridi  :  Ceadda  avait  été  consacré  par  des 
«  quartodécimans  »  (en  dépit  de  l'histoire,  les  Anglo- 
Saxons  appelaient  ainsi  les  Rretons  partisans  de  l'an- 
cien comput  pascal  romain,  gardé  par  ceux-ci,  tandis 
qu'il  était  tombé  en  désuétude  sur  le  continent).  On 
n'oubliera  pas  que,  d'après  la  consultation  adressée  à 
Martyrius,  les  quartodécimans  figurent  parmi  les  héré- 
tiques mineurs,  dont  les  laïques  revenant  à  la  Catholica 
sont  confirmés,  dont  les  clercs  sont  réordonnés.  Ci- 
dessus,  col.  2394.  Le  Grec  Théodore  s'en  est  souvenu. 
Une  seconde  raison  est  donnée  de  l'invalidité  de  l'ordi- 
nation de  Ceadda  :  il  avait  été  consacré  in  sedem  alte- 
rius,  c'est  à  savoir  de  Wilfrid,  archevêque  régulière- 
ment installé  d'York. 

Il  ne  faudrait  pas  penser  que  ce  fait  soit  demeuré 
isolé.  La  littérature  pénitentielle  qui  se  rattache  à 
Théodore,  cf.  art.  Pénitentiels,  t.  xn,  col.  1166, 
contient  très  explicitement  la  prescription  suivante:  Si 
quis  ab  hsereticis  ordinatus  fueril  iterum  débet  ordinari. 
Dans  Schmitz,  Bussbùcher,  t.  n,  p.  242,  et  les  canons 
suivants,  dirigés  contre  les  «  quartodécimans  »  ne 
laissent  aucun  doute  sur  l'identité  des  hérétiques  visés. 
On  comparera  à  ce  texte  un  autre  du  même  cycle  dans 
P.  L.,  t.  xcix,  col.  932  :  Qui  ordinati  sunt  a  Scotorum  et 
Britonum  episcopis,  qui  in  Pascha  et  tonsura  catholiese 
non  sunt  adunali  Ecclesise,  iterum  a  caiholico  episcopo, 
manus  impositione  conprmentur.  Peut-être  s'agit-il  seu- 
lement ici  de  ce  rite  de  complément  indiqué  par  le  con- 
cile de  Nicée  pour  les  méliciens  (et  pour  les  novatiens). 

Non  moins  révélatrice  de  l'état  d'esprit  qui  s'est 
formé  en  Angleterre  au  vine  siècle  est  une  réponse 
d'Egbert,  archevêque  d'York  de  734  à  766,  dans  son 
De  inslilulione  catholica  dialogus,  P.  L.,  t.  lxxxix, 
col.  436-437.  Il  s'agit  de  la  valeur  des  actes  ministé- 
riels de  prêtres  accusés  de  fautes  graves  et  condamnés. 
La  question  est  nettement  posée  :  Quid  habemus  de 
sacris  minisleriis  quœ  ante  damnationem  presbyter 
corruplus  percgil,  vel  quœ  postea  damnatus  inconsulte 
usurpavit?  La  réponse  est  non  moins  nette  :  «  Avant 
que  le  jugement  ait  été  rendu,  les  fidèles  qui  ont  eu 
recours  au  ministère  de  ce  prêtre  n'ont  pas  à  se  faire 
scrupule.  Le  jugement  prononcé,  au  contraire,  la  par- 
ticipation aux  rites  accomplis  par  le  coupable  ne  sau- 
rait être  génératrice  de  grâce  :  la  raison  est  obvie  et 
nous  l'avons  déjà  entendue  :  quia  nihil  in  dante  erat 
quod  ipse  (se.  particeps)  accipere  posset.  Par  ses  rites 
détestables  le  coupable   ne   peul    communique?  aux 


2401 


RÉORDINATIONS.    1/ÉPOQUE    CAROLINGIENNE 


2402 


autres  que  sa  condamnation.  »  Il  vaut  d'ailleurs  la 
peine  de  signaler  la  restriction  importante  qui  concerne 
le  baptême  :  Sed  hoc  de  baptismo  accipi  fas  non  est,  quod 
iterari  non  débet.  L'auteur  n'en  est  que  plus  ferme  pour 
proclamer  l'invalidité  des  autres  sacrements  adminis- 
trés par  le  condamné  :  Reliqua  vero  ministeria  per 
indignum  data  minus  firma  videnlur. 

Le  grand  missionnaire  Boniface,  un  Anglo-Saxon 
lui  aussi,  ne  laisse  pas  d'être  touché  par  cet  état  d'es- 
prit. On  le  voit  anxieux  au  sujet  de  la  validité  de  cer- 
tains baptêmes  donnés  par  des  prêtres  adultères  et 
indignes,  P.  L.,  t.  lxxxix,  col.  525;  le  pape  Grégoire  II 
est  obligé  de  lui  rappeler  qu'il  est  interdit  de  rebapti- 
ser; ce  que  fait  encore  'e  pape  Zacharie  en  744.  Ibid., 
col.  929.  Si  Boniface  raisonnait  ainsi  pour  le  baptême, 
en  dépit  même  des  considérations  que  nous  venons  de 
lire  dans  Egbert,  quels  ne  devaient  pas  être  ses  senti- 
ments au  sujet  des  ordinations  conférées  par  ces 
évêques  aventuriers  et  gyrovagues  qui  troublèrent  si 
souvent  son  ministère? 

Il  n'était  pas  sans  intérêt  de  signaler  ces  pratiques 
insulaires;  quand  l'on  songe  à  ce  que  la  première 
renaissance  carolingienne  doit  aux  Anglo-Saxons  et 
aux  Scots,  on  ne  peut  s'étonner  de  la  faveur  que  vont 
rencontrer  sur  le  continent  les  errements  suivis  en 
Grande-Bretagne. 

2°  Au  temps  du  pape  Constantin  II  (767-769).  — 
On  a  dit  à  l'art.  Constantin  II,  t.  m,  col.  1225,  dans 
quelles  conditions  irrégulières  se  firent  l'élection  et  la 
consécration  de  ce  pape,  les  circonstances  qui  ame- 
nèrent la  chute  de  cet  «  usurpateur  »,  son  remplacement 
par  Etienne  III,  les  représailles  enfin  dont  il  fut  la 
victime.  Ce  qui  nous  intéresse  ici,  c'est  la  façon  dont 
le  concile,  rassemblé  à  Borne  au  printemps  de  769 
(12  avril  et  jours  suivants)  régla  la  question  des  ordina- 
tions faites  par  Constantin  durant  son  bref  pontificat. 
Celui-ci,  en  eflet,  avait  ordonné  huit  évêques,  huit 
prêtres,  quatre  diacres.  Aux  yeux  des  contemporains 
que  pouvaient  valoir  ces  ordinations,  dont  la  validité 
est,  à  nos  yeux,  absolument  incontestable? 

Cette  validité  ressort  pour  nous  du  fait  que  la  consé- 
cration même  de  Constantin,  quelque  irrégulière 
qu'ait  été  son  élection,  était  certainement  valide.  Sans 
doute,  au  moment  de  sa  prétendue  élection  il  était 
simple  laïque;  l'évêque  de  Préneste  lui  avait  prompte- 
ment  conféré  la  cléricature  pour  qu'il  pût  être  élu;  au 
lendemain  de  son  élection,  le  même  évêque  de  Préneste 
l'avait  ordonné  sous-diacre  et  diacre  ;  c'était  le  29  juin, 
fête  des  saints  apôtres;  puis  le  dimanche  suivant,  5  juil- 
let, le  même  prélat,  assisté  des  évêques  d'Albano  et  de 
Porto,  avait  conféré  au  diacre  Constantin  la  consécra- 
tion épiscopale.  On  voudra  bien  noter  qu'à  cette 
époque  où  il  arrivait  très  souvent  que  les  archidiacres 
fussent  promus  à  l'épiscopat,  soit  à  Borne,  soit  ailleurs, 
on  ordonnait  directement  le  diacre  évêque,  sans  lui 
conférer  d'abord  la  prêtrise.  Sur  ce  point  voir  l'art. 
Ordre,  t.  xi,  col.  1388.  Ainsi  la  validité  de  la  consécra- 
tion épiscopale  de  Constantin  apparaît  aux  théolo- 
giens et  aux  canonistes  modernes  comme  au-dessus  de 
toute  contestation.  Nous  n'avons  non  plus  aucune  rai- 
son de  mettre  en  doute  la  validité  des  ordinations  ou 
consécrations  conférées  par  lui.  A  la  vérité  elles  se 
firent,  comme  nous  dirions  aujourd'hui,  extra  tempora; 
la  date  régulière  des  ordinations  à  la  prêtrise  et  aux 
ordres  inférieurs  était  alors  le  samedi  des  Quatre- 
Temps  d'hiver.  (Pour  ce  qui  est  des  consécrations  épis- 
copales  elles  se  faisaient  toujours  un  dimanche.  Nous 
ne  savons  si  les  consécrations  épiscopales  administrées 
par  Constantin  furent  faites  en  bloc,  ou  au  fur  et  à 
mesure  des  besoins  des  Églises  qui  ressortissaient 
immédiatement  de  Borne.)  Mais  quel  est  le  canoniste 
actuel  qui,  pour  ce  fait,  jetterait  la  plus  légère  sus- 
picion sur  une  ordination? 


Cette  circonstance  fut  cependant  invoquée  pour 
attaquer  la  validité  des  ordinations  conférées  par  Cons- 
tantin. Mais  à  côté  de  ce  grief,  après  tout  secondaire, 
les  conciliaiies  de  769  invoquèrent  un  autre  chef 
d'accusation  :  l'invalidité  de  la  consécration  même  de 
«  l'usurpateur  »  :  Il  n'avait  pas  été  élu  canoniquement; 
d'autre  part  il  était,  comme  l'on  disait  alors,  néophyte. 
Voir  ce  mot,  t.  xi,  col.  67.  A  en  juger  par  ce  qui  nous 
reste  des  délibérations  du  concile  ce  fut  particulière- 
ment cette  dernière  exception  qui  fut  soulevée. 

Le  concile  qui  eut  à  connaître  de  tout  cela  présentait 
une  physionomie  assez  particulière.  C'était  bien  le 
«  synode  romain  »,  lointain  prédécesseur  de  nos  consis- 
toires, et  tel  que  les  papes  le  rassemblaient  fréquem- 
ment, en  faisant  appel  aux  évêques  italiens,  suffra- 
gants  directs  du  Siège  apostolique.  Mais  à  ce  personnel 
ordinaire  du  synode  romain,  on  avait  adjoint,  pour 
corser  la  représentation  épiscopale,  des  prélats  tant  de 
la  province  de  Bavenne  que  de  celle  de  Milan.  Surtout 
on  avait  convoqué  d'outre-monts  une  imposante  dépu- 
tation  d'évêques  francs.  Sitôt  installé,  en  effet, 
Etienne  III  avait  adressé  au  roi  Pépin  et  à  ses  deux 
fils  Charles  et  Carloman,  une  ambassade,  chargée  de 
demander  l'envoi  à  Borne  d'un  certain  nombre  d'évê- 
ques «  instruits  dans  les  divines  Écritures,  érudits  et 
très  habiles  en  fait  d'institutions  canoniques  ».  En  son 
désarroi,  l'Église  romaine  voulait  s'aider  des  lumières 
de  l'Église  franque.  Betardée  par  la  mort  du  roi  Pépin 
(25  septembre  768)  et  les  formalités  de  la  prise  de  pou- 
voir de  ses  deux  fils,  Charles  et  Carloman,  la  déléga- 
tion épiscopale  franque  ne  se  mit  en  route  qu'au  prin- 
temps de  769  :  elle  avait  à  sa  tête  Wilchaire  de  Sens, 
«  archevêque  de  la  province  des  Gaules  »,  et  se  compo- 
sait de  douze  autres  évêques  de  l'empire  franc.  Bien 
entendu,  il  ne  nous  est  pas  possible  de  dire  quelle  part 
d'influence  exerça  au  concile  cette  délégation.  Il  faut 
penser  néanmoins,  étant  donné  qu'elle  représentait  les 
deux  puissants  souverains  francs,  protecteurs  attitrés 
de  l'Église  romaine,  que  ses  avis  ne  passèrent  pas  ina- 
perçus. Et  l'on  n'oubliera  pas,  pour  fixer  complète- 
ment les  idées,  que  les  «  pénitentiels  insulaires  » 
avaient  vulgarisé  dans  les  Gaules  l'idée  de  réordina- 
tion. Pour  achever  de  donner  la  physionomie  de 
l'assemblée  on  se  rappellera  enfin  que  les  séances  furent 
présidées  par  le  pape  Etienne  III  en  personne. 

Ce  qui  nous  intéresse  dans  cette  assemblée,  c'est 
moins  le  récit  des  débats  — -  ils  furent  orageux  et  l'on 
oublia  plus  que  de  raison  l'axiome  juridique  res  sacra 
reus  —  que  les  décisions  qui  furent  prises  relativement 
aux  actes  de  Constantin,  et  en  particulier  aux  ordina- 
tions conférées  par  lui.  Le  principe  général  fut  posé  : 
tous  les  actes  ecclésiastiques  de  l'intrus  étaient  décla- 
rés nuls  et  devraient  être  renouvelés  à  l'exception  du 
baptême  :  quœ...  in  sacris  officiis  isdem  Constantinus 
peregil  prœler  lanlummodo  baplismum  omnia  ilerentur. 
Texte  conservé  par  Bathier  de  Vérone  dans  le  Libetlus 
cleri  Veronensis...,  P.  L.,  t.  cxxxvi,  col.  480-481.  (Le 
Liber  ponlificalis,  éd.  Duchesne,  t.  i,  p.  476,  1.  22, 
semble  mettre  le  sanctum  chrisma  sur  le  même  pied  que 
le  baptême  :  la  confirmation  ne  serait  donc  pas  renou- 
velée.) La  conséquence  en  ce  qui  concerne  les  ordina- 
tions était  expressément  formulée  : 

>  Nous  décidons  d'abord  que  les  évêques  consacrés  par  lui 
(Constantin),  s'ils  étaient  antérieurement  prêtres  ou  diacres, 
seront  rétrogrades  dans  leur  fonction  antérieure  ;  après  quoi, 
leur  élection  (en  qualité  d'évèque)  s'étant  faite  de  la  manière 
accoutumée,  qu'ils  reviennent  au  Siège  apostolique,  avec 
le  peuple  (qui  les  a  élus)  ou  le  procès-verbal  d'élection,  pour 
s'y  faire  consacrer,  et  qu'ils  reçoivent  ainsi  la  consécration 
du  Seigneur  apostolique  (le  pape),  comme  s'ils  n'avaient  pas 
été  ordonnés  du  tout. 

Quant  aux  prHres  et  diacres  qu'il  a  ordonnés  pour  le  ser- 
vice de  l'Église  romaine,  qu'ils  reviennent  a  leur  rang  de 
sous-diacre  ou  de  l'autre  ollice  qu'ils  remplissaient  ;  et  Votre 


2403 


RÉORDINATIONS,    L'ÉPOQUE    CAROLINGIENNE 


2404 


Sainteté  aura  ensuite  le  pouvoir  soit  rie  les  ordonner,  soit 
d'en  disposer  comme  il  lui  plaira.  «  Texte  do  Pi  ithier,  ibid. 

Le  Liber  pontificalis,  qui  donne  un  résumé  précis 
des  Actes  et  supplée  à  une  lacune  du  texte,  ajoute  qu'il 
avait  été  également  décidé  que  ces  clercs  perdraient 
tout  espoir  de  s'élever  plus  haut  dans  la  hiérarchie: 
ceux  que  le  pape  réordonnerait  diacres  demeureraient 
diacres,  les  prêtres  resteraient  prêtres,  nul  ne  pourrait 
arriver  à  l'épiscopat.  C'était  une  manière  de  montrer 
l'horreur  que  l'on  avait  des  actes  accomplis  par  l'intrus. 
Le  pape  Etienne  déclara  d'ailleurs  que,  pour  son 
compte,  il  ne  ferait  pas  usage  de  la  faculté  que  lui 
laissait  le  concile  à  l'égard  des  clercs  romains  ordonnés 
par  Constantin.  Il  en  agit  autrement  à  l'endroit  des 
évêques  :  rétrogrades  par  le  concile,  ils  rentrèrent  en 
leurs  Églises,  s'y  firent  élire  à  nouveau  et  revinrent 
chercher  à  Rome  la  consécration  épiscopale. 

Ces  décisions  prises  dans  un  concile  présidé  par  le 
pape  en  personne  ne  seraient  pas  de  nature  à  faciliter 
la  besogne  des  théologiens  et  des  canonistes  de  l'avenir. 
La  publicité  que  le  Liber  pontificalis  leur  donna  per- 
mettra d'invoquer  bien  souvent,  par  la  suite,  ce  très 
fâcheux  précédent.  Les  partisans  des  réordinations  ne 
s'en  priveront  pas. 

3°  Les  ordinations  données  par  les  chorévêques.  — ■ 
Sous  le  nom  de  chorévêques,  c'est-à-dire  d'évêques  de 
la  campagne,  on  désigne,  soit  en  Orient,  soit  en  Occi- 
dent, dès  la  fin  de  l'époque  antique  et  dans  le  haut 
Moyen  Age,  des  clercs  qui  semblent  bien  avoir  été 
revêtus  du  caractère  épiscopal  mais  qui  se  distinguent 
des  évêques  proprement  dits  par  l'absence  d'un  titre 
permanent  (ils  ne  sont  pas  évêques  de  telle  ou  telle 
cité),  par  le  fait  aussi  qu'ils  ne  sont  consacrés  que  par 
un  seul  évêque,  au  lieu  de  l'être  par  trois,  comme  les 
évêques  résidentiels.  Laissant  de  côté  l'évolution  de 
cette  institution  en  Orient,  nous  nous  occuperons  seu- 
lement de  son  devenir  en  Occident  au  vmeet  ixe  siècles, 
où  elle  prend  un  assez  grand  développement.  Véritables 
évêques  auxiliaires,  on  les  voit  se  multiplier  au  cours 
du  vine  siècle,  où  certains  évêques  les  utilisent  de  façon 
judicieuse.  Il  ne  faudrait  pas  les  identifier  sans  plus  à 
ces  évêques  sans  siège,  aventuriers  et  vagabonds,  contre 
lesquels  Boniface  le  grand  réformateur  dut  mener  la 
lutte.  Ces  derniers  appartiennent  à  ces  missionnaires 
scots  fort  nombreux  alors  sur  le  continent  ;  on  sait  que, 
dans  les  régions  celtiques,  le  caractère  épiscopal  était 
donné  à  un  très  grand  nombre  de  clercs,  sans  toujours 
assez  de  discernement. 

Mais  les  mêmes  plaintes,  qu'au  milieu  du  vine  siècle 
Boniface  exprime  contre  les  évêques  gyrovagues,  se 
font  entendre  au  IXe  siècle,  contre  les  chorévêques.  Ce 
n'est  pas  seulement  aux  abus  de  pouvoir  dont  quel- 
ques-uns ont  pu  se  rendre  coupables,  que  l'on  s'en 
prend,  c'est  à  l'institution  elle-même.  Elle  a  le  tort  en 
effet  de  faciliter  au  pouvoir  séculier  certains  empiéte- 
ments, dont  on  commence  à  se  plaindre  fort,  tout  au 
moins  dans  le  royaume  de  Charles  le  Chauve.  L'exis- 
tence du  chorévêque  permet  à  l'autorité  royale  soit  de 
se  débarrasser  d'un  évêque  résidentiel  gênant,  sans 
paralyser  la  vie  religieuse  des  diocèses,  soit  de  prolon- 
ger les  vacances  des  sièges  épiscopaux,  dont  les  revenus 
sont  alors  perçus  par  l'administration  royale.  Pour  ces 
deux  raisons  l'épiscopat  en  titre  voit  souvent  d'assez 
mauvais  ail  l'institution;  un  effort  va  être  tenté  par 
lui  pour  arracher  aux  chorévêques  une  partie  de  leurs 
pouvoirs  d'ordre;  nous  voyons  déjà  comment  la  ques- 
tion des  réordinations  va  s'insérer  ici. 

1.  Les  décisions  du  concile  de  Meanx  (846)  cl  la 
consultation  de  Raban  Maur.  Le  concile  commencé  à 
Meaux  en  845  et  qui  se  continue  à  Paris  en  846  eut  une 
grande  importance.  Au  lendemain  des  troubles  civils 
qui  ont  suivi  la  mort  de  Louis  le  Pieux  (840)  el  ont 
alunit  i  au  traité  «le  Verdun  (843),  il  essaie  de  restaurer 


dans  le  royaume  de  Charles  le  Chauve  la  discipline 
ecclésiastique  fortement  compromise. 

Précisant,  entre  autres,  les  droits  et  devoirs  des 
évêques,  il  traite,  can.  44,  de  la  question  des  choré- 
vêques. 

Le  chorévêque  doit  garder  la  place  que  lui  assignent  tes 
saints  canons;  qu'il  ne  tente  pas  de  donner  le  Saint-Esprit, 
ce  qui  est  réservé  aux  seuls  évêques  selon  les  décrets  d'Inno- 
cent; qu'il  ne  consacre  pas  les  églises ,  qu'il  ne  donne  pas  les 
ordres  ecclésiastiques  qui  se  confèrent  par  l'imposition  des 
mains  et  donc  pas  au-dessus  du  sous-diaconat,  et  encore 
(ne  confércra-t-il  les  ordres  inférieurs)  que  sur  l'ordre  de 
l'évêque  et  dans  les  lieux  que  désignent  les  canons.  Pour  ce 
qui  est  de  l'imposition  de  la  pénitence  (publique)  ou  de  la 
réconciliation  des  pénitents  dans  le  diocèse  (parochia)  qu'il 
s'en  tienne  aux  ordres  de  l'évêque.  Mansi,  Concil.,  t.  xi\, 
col.  82e.)    Mon.   Genn.  hitl.,  Capital.,  t.    i,  p.  4')9. 

La  signification  de  ce  canon  reste  douteuse;  du  fait 
que  le  concile  interdit  aux  chorévêques  et  la  confirma- 
tion et  les  ordinations  majeures,  s'ensuit-il  qu'il  déclare 
invalides  les  sacrements  en  question  conférés  par  eux? 
Ne  se  contenterait-il  pas  de  les  déclarer  illicites? 

On  notera  d'abord  que  nos  concepts  actuels  de  vali- 
dité et  de  licéité  ne  doivent  pas  être  transposés  sans 
précaution  à  cetlte  époque,  où  il  ne  semble  pas  — 
l'affaire  de  Constantin  II  nous  l'a  montré  —  que  l'on 
fit  nettement  le  départ  entre  ces  deux  idées.  En 
matière  sacramentelle  tout  au  moins,  un  acte  interdit 
par  la  loi  était  aisément  considéré  comme  un  acte 
invalide.  Pour  ce  qui  est  du  cas  particulier,  on  peut 
l'éclairer,  à  la  suite  de  L.  Saltet,  en  faisant  appel  à  une 
consultation  donnée  à  Drogon  «  archevêque  »  de  Metz, 
par  Raban  Maur,  alors  dans  la  retraite.  P.  L.,  t.  ex, 
col.  1195-1206.  Drogon  a  rapporté  à  son  correspondant 
que,  dans  la  Francie  occidentale,  certains  évêques  réor- 
donnaient ceux  qui,  sous  leurs  prédécesseurs,  avaient 
été  ordonnés  prêtres  ou  diacres  par  des  chorévêques; 
il  ajoutait,  d'ailleurs,  qu'il  n'y  avait  pas  unanimité 
et  que  d'autres  reconnaissaient  et  la  confirmation  et 
les  ordinations  conférées  par  les  chorévêques.  A  quoi 
Raban  répond  en  défendant  les  pouvoirs  de  ces  auxi- 
liaires. Il  invoque  le  précédent  des  évêques  Lin  et  Clet 
(Anaclet)  qui  furent,  au  sens  propre,  les  chorévêques 
de  Pierre.  «  Je  suis  donc  persuadé,  continue-t-il,  que 
les  chorévêques  ont  le  droit  de  donner  les  ordinations.  » 
Et  de  rappeler  les  textes  canoniques  qui  justifient  son 
point  de  vue  :  le  12e  canon  d'Ancyre,  qui  défend  aux 
chorévêques  d'ordonner  des  prêtres  ou  des  diacres  sans 
l'ordre  de  l'évêque  résidentiel;  le  10e  canon  d'Antioche, 
qui  reconnaît  explicitement  que  les  chorévêques  ont 
reçu  «  l'imposition  des  mains  des  évêques  et  ont  été 
consacrés  comme  évêques  ».  Ce  point  de  vue  de  Raban 
Maur  finira  par  prévaloir  définitivement  en  Germanie; 
dans  la  France'de  Charles  le  Chauve,  au  contraire, 
l'opposition  ne  fera  que  croître  et  amènera  la  déroute 
de  l'institution. 

2.  Les  pouvoirs  des  chorévêques  dans  la  littérature 
pseudo-isidorienne.  —  Cette  littérature  apocryphe, 
qui  comprend  surtout  Vllispana  d'Autun,  les  Faux- 
Capitulaires  de  Benoît  Lévite,  et  les  Fausses-Décré- 
lales  du  pseudo-Isidore,  a  certainement  vu  le  jour, 
entre  8 17  et  852.  dans  le  royaume  de  Charles  le  Chauve, 
soit  dans  la  région  mancellc,  soit  dans  le  diocèse  de 
Reims.  Un  des  principaux  desseins  des  faussaires 
étant  de  relever  l'autorité  des  évêques  dans  leurs  dio- 
cèses, on  peut  s'attendre  à  ce  que  soit  mis  en  échec  le 
pouvoir  des  chorévêques. 

Déjà  dans  VHispana  d'Autun,  premier  et  timide 
essai,  ligure  une  lettre  apocryphe  du  pape  Damase  aux 
évêques  de  Numidie  condamnant  sévèrement  l'insti- 
tution des  chorévêques.  Vacuum  est,  est  censé  écrire  le 
pape,  quidquid  in  preedicto  sacerdotii  summi  egerunt 
minislerio.  Tout  ce  qu'ils  ont  tenté  de  faire  est  irriltun: 
aussi  bien  ne  peuvent-ils  donner  ce  qu'ils  n'ont  pas  : 


2405 


REORDINATiONS.    L'EPOQUE    CAROLINGIENNE 


2406 


quod  non  habenl  dare  nequaquam  possunl.  Discutant  le 
texte  si  clair  du  10e  canon  d'Antioche,  la  décrétale 
supposée  le  vide  de  tout  son  sens.  Chose  plus  grave  elle 
prescrit  la  réitération  des  actes  ministériels  faits  par 
eux  :  illud  reilerari  necesse  est  quod  légitime  aclum  aut 
collatum  minime  approbalur.  Cette  décrétale  est  repro- 
duite dans  la  collection  isidorienne.  Hinschius,  Décré- 
tâtes pseudo-isidorianse,  p.  509-515;  P.  L.,  t.  cxxx, 
col.  668-673. 

Dans  les  Faux-Capitulaires  l'autorité  séculière  vient 
à  la  rescousse.  Signalons  au  moins  1.  III,  260,  P.  L., 
t.  xcvn,  col.  830:  Charlemagne  a  reçu  des  plaintes  au 
sujet  de  clercs  ordonnés  par  les  chorévèques;  ni  le 
clergé,  ni  les  laïques  ne  veulent  les  reconnaître.  Charles 
a  donc  consulté  le  pape  Léon  III.  Cette  question, 
répond  le  pape,  a  été  tranchée  à  plusieurs  reprises  :  les 
actes  des  chorévèques  sont  nuls;  ce  qui  a  été  fait  par 
eux  doit  être  réitéré  par  des  évêques  canoniquement 
ordonnés  :  omnia  a  canonice  ordinatis  episcopis  debere 
rite  peragi  et  in  meliorem  statum  reformari,  quia  quod 
non  ostendilur  gestum  ratio  non  sinil  ut  videatur  ilera- 
tum.  Les  chorévèques,  continue  le  pape,  doivent  être 
exilés.  Le  roi  adoucit  cette  sentence  :  ils  seront  seule- 
ment rétrogrades  au  rang  des  prêtres.  Cf.  aussi  1.  II, 
121,  369;  1.  III,  394,  402,  423,  424.  On  a  remarqué  que 
le  texte  cité  insiste  sur  le  fait  qu'il  ne  s'agit  pas  dans  les 
cas  visés  de  réitération  d'un  sacrement,  la  première 
cérémonie  ayant  été  sans  efficacité.  Même  idée  dans 
les  autres  capitulaires  cités. 

Les  Fausses-Décrétales  ne  pouvaient  manquer  de 
revenir  sur  la  nullité  des  actes  épiscopaux  faits  par  les 
chorévèques.  On  y  retrouve  la  lettre  pseudo-dama- 
sienne  qui  figurait  déjà  dans  V Hispana  frelatée,  P.  L., 
et  Hinschius,  loc.  cit.;  l'idée  exprimée  par  le  pseudo- 
Damase  est  reprise  dans  une  décrétale  de  saint  Léon  de 
privilegiis  episcoporumad  universos  Gallise  et  Germaniœ 
episcopos,  ibid.,  col.  880;  p.  028,  et  dans  une  décrétale 
de  Jean  III,  col.  1081  ;  p.  715,  qui,  chose  curieuse,  a  été 
composée  à  l'aide  de  la  «  consultation  »  de  Raban  iMaur, 
dont  elle  prend  très  exactement  le  contre-pied. 

Ces  faux  isidoriens  ont  été  utilisés  de  très  bonne 
heure  après  leur  apparition,  au  moins  en  France.  La 
situation  des  chorévèques  se  trouva  vite  extrêmement 
menacée.  Sans  que  nous  puissions  donner  de  précision, 
il  est  certain  que  plusieurs  ordinations  faites  par  eux 
furent  réitérées,  et  ceci  malgré  les  efforts  en  sens 
contraire  de  la  curie  romaine.  Une  lettre  du  pape  Nico- 
las Ier,  adressée  à  l'archevêque  de  Kourges,  Rodolphe, 
interdit  de  réordonner  ceux  qui  ont  été  ordonnés  par 
les  chorévèques,  lesquels  ont  vraiment  caractère  épis- 
copal.  Jaffé,  n.  2765;  P.  L.,  t.  cxix,  col.  884.  Il  n'em- 
pêche que,  vingt  ans  plus  tard,  en  888,  un  concile  de 
Metz,  s'appuyant  sur  les  textes  du  pseudo-Damase  et 
du  pseudo-Léon,  prescrit  de  consacrer  à  nouveau  des 
églises  dédiées  par  des  chorévèques.  Mansi,  Concil., 
t.  xvui,  col.  77.  Encore  que  le  texte  ne  le  dise  pas 
expressément,  il  est  bien  à  croire  que  les  ordinations 
données  par  des  chorévèques  étaient  traitées  de  la 
même  manière  que  les  dédicaces  d'églises,  car  le  concile 
dit  expressément  que  les  chorévèques  iidem  sunl  qui  et 
presbijleri. 

4°  L'affaire  des  «  clercs  d' Ébon  ».  —  Il  s'agit  de  clercs 
ordonnés  par  Ébon,  l'ex-archevêque  de  Reims  entre 
840  et  841,  dans  les  conditions  suivantes.  Lors  de  la 
révolte  de  Lothaire  contre  son  père  Louis  le  Pieux, 
Ebon  s'était  gravement  compromis  pour  le  fils  rebelle. 
Quand  l'empereur,  après  la  pénitence  de  Saint-Médard 
de  Soissons,  eut  été  restauré,  Ébon  paya  ses  complai- 
sances à  l'endroit  de  Lothaire.  A  Thionville,  au  carême 
de  835,  Ébon,  avec  plusieurs  autres  prélats,  fut  déposé 
par  ses  pairs.  Mais,  en  840,  sitôt  après  la  mort  de  Louis 
le  Pieux,  un  décret  de  Lothaire  rendait  à  Ébon  son 
siège;  ce  décret  fut  contresigné  par  l'épiscopat  rallié 


autour  de  Lothaire,  l'archevêque  Drogon  en  tête, 
encore  qu'il  ne  s'agisse  nullement  d'une  action  syno- 
dale. Ébon  rentre  dans  sa  métropole  le  6  décembre. 
Au  cours  de  l'automne  841,  l'armée  de  Charles  le 
Chauve,  en  lutte  contre  Lothaire,  s'étant  rapprochée 
de  Reims,  Ébon  s'enfuit,  pour  ne  plus  revenir.  Le  siège 
de  Reims  demeurera  vacant  jusqu'en  845,  date  à 
laquelle  Hincmar  y  fut  promu.  Pour  Ébon  il  obtint, 
par  la  protection  de  Louis  le  Germanique,  en  847,  le 
siège  d'Hildesheim,  où  il  mourut  en  851.  Mais  sa 
mort  ne  fera  pas  le  silence  autour  de  lui.  Vingt  ans  plus 
tard  on  parlait  encore  des  «  clercs  d'Ébon  »,  c'est-à-dire 
de  personnes  ordonnées  par  lui  durant  sa  restauration 
provisoire  de  840  à  841.  Étant  donné  qu'Ébon  avait  été 
régulièrement  déposé  par  le  concile  de  Thionville  et 
qu'il  n'avait  pas  été  restauré  par  un  concile  régulier, 
il  avait  perdu  sa  juridiction,  ce  qui  rendait  les  ordina- 
tions susdites  au  moins  illicites.  N'avait-il  pas  perdu 
aussi  de  ce  chef  ses  pouvoirs  épiscopaux,  et  les  ordina- 
tions conférées  par  lui  n'étaient-elles  pas  invalides? 
Nous  n'hésiterions  pas  aujourd'hui  à  alfirmer  leur 
validité.  Juridiction  et  pouvoir  d'ordre  sont  deux 
choses  distinctes;  Ébon  avait  perdu  l'une,  il  ne  pou- 
vait perdre  l'autre,  et  les  ordinations  données  entre 
840  et  841  étaient  certes  inataquables.  Mais  les  cano- 
nistes  du  ixe  siècle  ne  connaissaient  pas  ces  distinc- 
tions, pas  plus  que  ne  les  avaient  connues  les  conci- 
liaires de  769  qui  déclarèrent  nuls  les  ordres  conférés 
par  le  pape  intrus  Constantin.  Il  ne  faut  pas  prononcer 
trop  vite  à  leur  sujet  et  spécialement  au  sujet  d'Hinc- 
mar  l'accusation  de  mauvaise  foi. 

1.  Le  concile  de  Soissons  de  853.  —  C'est  en  effet 
Hincmar  qui  eut  d'abord  à  apurer  cette  question.  Très 
peu  après  son  installation  à  Reims,  à  ce  concile  de 
Meaux  dont  nous  avons  déjà  parlé,  les  consécrateurs  de 
l'archevêque  attirèrent  son  attention  sur  les  «  clercs 
d'Ébon  »  et  l'engagèrent  à  ne  pas  reconnaître  les  ordi- 
nations qui  leur  avaient  été  conférées.  Docile  à  l'avis 
de  ses  anciens,  Hincmar  enjoignit  à  ces  clercs  de  s'abs- 
tenir de  faire  les  fonctions  de  leur  ordre.  Telle  est  du 
moins  l'explication  qu'il  donnera  vingt-deux  ans  plus 
tard  dans  son  mémoire  justificatif  adressé  au  pape 
Nicolas  1er  en  807.  Epist.,  xi,  P.  L.,  t.  cxxvi, 
col.  84  A  B.  Ces  clercs  respectèrent  l'interdit  porté 
contre  eux;  ils  ne  laissèrent  pas  de  s'agiter  pour  en  ob- 
tenir la  levée.  Leur  affaire  vint  enfin  devant  le  concile 
de  Soissons,  en  853,  où  les  clercs  susdits  présentèrent 
un  mémoire  concluant  à  leur  réintégration.  Hincmar, 
à  tort  ou  à  raison,  vit  dans  cette  démarche  une 
manœuvre  qui  risquait  de  remettre  en  question  la 
légimité  de  son  élection  au  siège  de  Reims.  Si  les 
clercs  avaient  été  validement  ordonnés,  c'est  donc 
qu'Ébon  en  841  était  évêque  légitime  de  Reims;  nulle 
sentence  ne  l'avait  à  l'automne  de  cette  année  dépos- 
sédé de  son  siège,  qui  demeurait  donc  occupé  quand 
Hincmar  y  avait  été  promu.  On  comprend  l'importance 
que  ce  dernier  devait  attacher  à  la  constatation  par  le 
concile  de  la  nullité  des  ordinations  d'Ébon.  Tout  ceci 
est  dans  la  logique  du  droit  canonique  de  l'époque. 

Le  concile  de  Soissons  de  853  fut  un  triomphe  pour 
l'archevêque  de  Reims.  Non  seulement  il  reconnut  la 
régularité  de  la  promotion  d'Hincmar;  mais  il  déclara 
l'invalidité  des  ordinations  faites  par  Ébon  en  841. 
L'évêque  de  Noyon,  Imon,  démontra  péremptoire- 
ment au  concile  qu'Ébon,  n'ayant  pas  recouvré  sa  juri- 
diction sur  Reims,  n'avait  rien  pu  communiquer  à  ceux 
qu'il  avait  prétendu  ordonner;  il  rappela  le  mot  fameux 
d'Innocent  Ier  ci-dessus, col. 2398 :ab  eo,  quod  idem  non 
habuil  nemo  accipere  poluii;  il  fit  allusion  à  la  procé- 
dure dirigée  par  le  concile  romain  de  769  contre  l'intrus 
Constantin  II,  que  l'on  connaissait  par  le  Liber  pon- 
tiftcalis.  Le  concile  se  rallia  à  ces  conclusions.  Voir  les 
textes,   assez  mal   conservés   d'ailleurs,   dans   Mansi, 


2407 


REORDINATLONS.    L'ÉPOQUE    CAROLINGIENNE 


2  408 


Concil.,  t.  xiv,  col.  977.  En  punition  de  leurs  alléga- 
tions mensongères,  le  concile  prononça  même  l'excom- 
munication contre  les  clercs  susdits  ;  la  rigueur  de  cette 
sentence  fut  cependant  adoucie  à  la  demande  du  roi. 

La  décision  du  concile  de  Soissons  ne  doit  pas  sur- 
prendre. Elle  est  tout  à  fait  conforme  aux  idées  qui 
circulaient  alors  en  de  nombreux  milieux.  Une  sentence 
analogue  fut  rendue  à  Hildesheim  après  la  mort 
d'Ébon;  déposé  à  Thionville,  il  avait  perdu,  disait-on, 
ses  pouvoirs  épiscopaux,  qui  ne  lui  avaient  jamais  été 
régulièrement  rendus.  Il  fut  décrété  que  les  ordina- 
tions et  consécrations  d'églises  faites  par  lui  seraient 
réitérées.  Voir  V  Annalisla  Saxo,  dans  Mon.  Germ.  hist., 
Script.,  t.  vi,  p.  575. 

2.  Le  concile  de  Soissons  de  866.  —  Il  est  bien  remar- 
quable que  ce  soit  la  curie  romaine  qui  ait  contraint 
Hincmar  et  ses  partisans  à  revenir  en  arrière  et  à 
accepter  finalement  la  validité  des  ordinations  des 
«  clercs  d'Ébon  ». 

C'est  là  une  histoire  extrêmement  compliquée,  où, 
de  part  et  d'autre,  les  questions  personnelles  ont  joué 
un  rôle  aussi  grand  que  les  questions  de  doctrine. 
Hincmar  avait  essayé  d'obtenir  du  Saint-Siège  la 
confirmation  de  la  sentence  de  853.  Pour  diverses  rai- 
sons, le  pape  Léon  IV  (847-855)  avait  différé  cette 
approbation;  Benoît  III  l'avait  enfin  accordée,  en  855, 
cf.  Jafïé,  Regesla,  n.  2664.  C'est  à  la  suite  des  démêlés 
de  Rothade,  évêque  de  Soissons,  avec  Hincmar,  son 
métropolitain,  que  l'affaire  du  concile  de  853  revint  sur 
le  tapis;  à  la  suite  aussi  des  manigances  de  Charles  le 
Chauve,  qui  avait  décidé  d'élever  au  siège  de  Bourges, 
l'un  des  «  clercs  d'Ébon  »,  Wulfade.  Un  nouveau 
concile,  tenu  à  Soissons  en  866,  sur  l'injonction  du 
Siège  apostolique  et  à  la  demande  du  roi,  s'occupa  de 
ventiler  à  nouveau  la  question.  Textes  assez  lacuneux 
dans  Mansi,  t.  xv,  col.  703-737. 

Hincmar,  qui  peut-être  sentait  plus  ou  moins  vague- 
ment que  ses  conclusions  de  853  étaient  en  porte-à- 
faux  —  ne  nous  hâtons  pas  de  pailer  avec  Schroers, 
suivi  par  L.  Saltet,  de  sa  «  duplicité  »  —  s'était  ménagé 
une  ligne  de  retraite.  Dans  un  des  mémoires  qu'il  lut 
au  concile  (texte  dans  P.  L.,  t.  cxxvt,  col.  55  sq.),  il 
penche  encore  pour  l'invalidité  des  ordinations  en 
cause,  mais,  quand  il  s'agit  de  donner  des  autorités 
canoniques  à  l'appui,  il  est  assez  peu  ferme;  en  face 
des  textes  qui  inviteraient  à  conclure  à  l'invalidité,  il 
cite  par  exemple  le  précédent  d'Anastase  II  (ci-dessus, 
col.  2398).  Il  n'insiste  pas  d'ailleurs  sur  la  question  d'in- 
validité et  appuie  seulement  sur  celle  de  l'illégitimité. 

Fidèle  aux  suggestions  de  son  président,  le  concile 
adopta  une  motion  qui  ne  correspondait  ni  à  l'une  ni 
à  l'autre  de  celles  que  préconisait  la  curie.  Rome  aurait 
voulu  ou  la  restauration  pure  et  simple,  extrajudi- 
ciaire, de  Wulfade  et  consorts,  ou  le  règlement  de  cette 
affaire  par  le  concile.  Hincmar  crut  habile  de  proposer 
une  solution  qui  lui  paraissait  éviter  au  concile  de  se 
déjuger  :  Le  concile  maintenait  sa  sentence  de  853; 
mais,  non  seulement  il  reconnaissait  au  pape  le  droit 
de  faire  grâce  aux  condamnés,  il  lui  conseillait  même 
de  prendre  cette  mesure  :  Rome  voulait  s'immiscer  à 
nouveau  dans  une  question  que  le  Siège  apostolique 
avait  déjà  terminée;  que  Rome  la  ventilât  donc  elle- 
même,  sans  vouloir  faire  endosser  à  d'autres  des  res- 
ponsabilités qu'elle  pouvait  prendre  seule.  Telle  est  la 
position  décrite  par  VEpislola  sijnndica,  portée  à  Rome, 
par  l'archevêque  de  Sens,  Kg  il  on,  Mansi,  t.  xv,  col.  728; 
on  comparera  les  instructions  remises  par  Hincmar  à 
ce  même  pré  lai.  P.  L.,  t.  CXXVI,  col.  (il  sq.  La  curie,  où 
prédominait  pour  l'instanl  L'influence  d'Anastase,  le 
futur  bibliothécaire,  et  celle  de  son  père  Arsène,  prit 
très  mal  le  biais  imaginé  par  l'archevêque.  Voir  les 
diverses  réponses  adressées  à  Charles  le  Chauve,  aux 
conciliaires  de  Soissons,  à  Hincmar  lui-même,  Jafîé, 


n.  2824,  2822,  2823,  pour  lesquelles  il  y  a  intérêt  à 
consulter  l'édition  récente  des  lettres  de  Nicolas  Ier, 
Mon.  Germ.  hisl.,  Episl.,  t.  vi,  p.  414-431.  Quoi  qu'il 
en  soit  des  divers  griefs  faits  à  Hincmar  et  de  leur 
légitimité,  il  reste  que,  sur  le  fond,  la  curie  n'admettait 
pas  la  thèse  de  l'invalidité  :  les  condamnés  de  853 
seraient  incontinent  remis  en  possession  de  leurs  ordres 
et  offices.  Après  cette  satisfaction  donnée  à  Vexceptio 
spolii,  Hincmar  aurait  licence,  dans  le  délai  d'un  an, 
de  fournir  la  preuve  que  les  clercs  avaient  été  canoni- 
quement  déposés;  faute  d'une  nouvelle  instance,  le 
rétablissement  des  clercs  serait  acquis  et  ils  pourraient 
même  être  promus  à  un  ordre  supérieur  (c'était  d'ail- 
leurs chose  déjà  faite  pour  Wulfade,  qui,  peu  après  le 
concile  de  Soissons  de  866,  avait,  d'ordre  de  Charles  le 
Chauve,  été  installé  et  consacré  comme  archevêque  de 
Bourges).  Ainsi  la  doctrine  canonique  proposée  par 
Hincmar  était-elle  mise  en  échec  en  fait  et  en  droit  : 
quoi  qu'il  en  fût  des  sentences  épiscopales  ou  pontifi- 
cales quiavaient  frappé  Ébon  — ■  il  paraît  certain  que 
le  pape  Sergius  II  l'avait  réduit  à  la  communion 
laïque  en  844,  cf.  Jaffé,  t.  i,  p.  327-328  — il  demeurait 
entendu  que  les  ordinations  données  par  lui  ne  pour- 
raient être  attaquées.  Ceci  dirimait,  au  moins  provi- 
soirement, un  point  de  doctrine  sur  lequel  l'accord  était 
loin  d'être  fait. 

Il  est  d'ailleurs  intéressant  de  remarquer  que  l'arche- 
vêque de  Beims  cherchera  plus  tard  à  faire  la  théorie 
de  la  réconciliation  des  clercs  ordonnés  de  façon  irrégu- 
lière. C'est  dans  un  traité  que  Bernold  de  Constance  au 
xie  siècle,  s'est  approprié  en  le  démarquant.  Le  traité 
de  Bernold,  De  excommunicalis  vilandis  et  de  reconci- 
lialione  lapsorum,  dans  P,  L.,  t.  cxlviii.  col.  1181, 
cf.  Mon.  Germ.  hisl.,  Libelli  de  lile,  t.  il,  p.  112-142, 
n'est  pas  autre,  en  effet,  que  le  De  variis  capilularibus 
ecclesiasiicis  d'Hincmar.  Sur  ce  traité  d'Hincmar,  son 
titre  exact,  sa  restitution,  cf.  Saltet,  op.  cit.,  append.  i, 
p.  395-402.  Il  faut  prendre  le  mot  varias  dans  son  sens 
le  plus  fort  :  «  discordant.  »  Les  prescriptions  sur  les 
clercs  lapsi,  fait  observer  Hincmar,  sont  en  effet  dis- 
cordantes., les  unes  sévères,  les  autres  plus  miséricor- 
dieuses; c'est  qu'en  effet  l'Église  peut  dispenser  de  la 
rigueur  de  ses  lois.  Hincmar  détermine  ensuite  la 
nature  de  l'imposition  des  mains  qui,  selon  les  vieilles 
prescriptions  canoniques,  réconcilie  les  clercs  ordonnés 
dans  le  schisme  ou  l'hérésie.  Est-elle  une  véritable 
réordination?  Hincmar  ne  le  pense  plus  maintenant; 
elle  est  ad  psenitenliam,  tout  de  même  que  l'imposition 
des  mains  accordée  à  ceux  qui,  baptisés  dans  l'hérésie, 
reviennent  à  l'Église  et  qui  ne  saurait  être  une  «  con- 
firmation »  renouvelée.  On  voit  l'importance  de  ce 
traité  où  commence  à  s'ébaucher  une  doctrine  qui 
finira  par  s'imposer. 

5°  Les  ordinations  du  pape  Formose.  —  Pour  assurée 
que  semble  la  doctrine  de  la  curie  romaine  sur  le  point 
qui  nous  intéresse  dans  la  seconde  moitié  du  ixe  siècle, 
il  s'en  faut  qu'elle  ait  toujours  été  constante  avec  elle- 
même. 

1.  Variations  de  la  curie  romaine.  —  Dans  la  lutte 
du  Saint-Siège  contre  Photius,  il  est  certain  que  les 
expressions  employées  à  plusieurs  reprises  par  les 
rédacteurs  des  lettres  apostoliques  tendraient  à  mettre 
en  cause  non  pas  seulement  la  légitimité  de  l'ordina- 
tion conférée  à  Photius  et  des  ordinations  faites  par 
lui,  mais  encore  la  validité  même  de  ces  actes.  Voir 
l'art.  Photius,  t.  xn,  col.  1573,  1579,  1597.  De  son  côté 
Photius  a  bien  pu  prendre  des  mesures  à  rencontre  des 
clercs  ordonnés  par  Ignace,  durant  la  restauration  de 
celui-ci,  après  867.  Il  n'est  pas  impossible  qu'il  y  ait  eu, 
lors  du  second  patriarcat  de  Photius,  sinon  des  réordi- 
nations, du  moins  des  réconciliations  par  imposition 
des  mains  des  clercs  ordonnés  par  Ignace.  On  a  dit 
combien  longtemps  avait  duré  la  querelle,  même  après 


2409 


RÉORDINAT10NS.    L'ÉPOQUE    CAROLINGIENNE 


2410 


la  deuxième  déposition  de  Photius,  entre  ignaciens  soit 
de  stricte  observance  soit  plus  ou  moins  ralliés,  d'une 
part,  et  les  membres  du  clergé  ordonnés  par  Photius  et 
ses  créatures,  de  l'autre.  Sollicitée  d'intervenir,  la  curie 
romaine  n'a  pas  donné,  on  l'a  dit  aussi,  de  réponses 
uniformes.  Voir  Photius,  col.  1595  sq.  Tout  ceci  aurait 
besoin  d'une  enquête  nouvelle,  et  il  convient  de  ne  pas 
s'en  rapporter  aveuglément  aux  conclusions  d'Her- 
genrôther. 

Ces  hésitations  de  la  curie  romaine  en  une  question, 
disciplinaire  à  la  vérité  mais  qui  ne  laissait  pas  de 
toucher  à  la  doctrine,  se  remarquent  mieux  encore  à 
propos  de  faits  qui  se  sont  passés  en  Occident.  Celui 
de  la  réordination  de  l'évêque  Joseph  comme  titulaire 
d'Asti,  sur  l'ordre  du  pape  Jean  VIII,  est  particuliè- 
rement caractéristique. 

Pour  ses  désobéissances  aux  ordres  du  pape,  Ans-  • 
pert,  archevêque  de  Milan,  a  été  excommunié  par 
Jean  VIII.  Cf.  Jafïé  n.  3305,  3306.  Or,  après  son 
excommunication,  Anspert  a  consacré  comme  évêque 
de  Verceil  un  prêtre  nommé  Joseph.  Averti,  Jean  VIII 
dépose  consécrateur  et  consacré  ;  il  veut  bien  être  misé- 
ricordieux à  l'égard  de  Joseph  en  le  rétrogradant  sim- 
plement à  l'ordre  sacerdotal,  mais  il  est  entendu  que 
sa  consécration  épiscopale  est  de  nul  effet  :  cum  prœ- 
dictus  Ansperlus...  essel  regulariter  cxcommunicalus, 
aliquam  vel  minimorum  in  Ecclesia  Dei  consecralionem 
graduum  facere  nullomodo  potuil,  quia  quod  non  habuit 
dare  profecto  nequivit  (c'est  toujours  la  fameuse 
expression  d'Innocent  Ier,  ci-dessus,  col.  2398).  Aussi 
Jean  VIII  nomme-t-il  lui-même  et  consacre-t-il  un 
autre  évêque  pour  Verceil.  Dans  la  suite,  Anspert  se 
réconcilia  avec  le  pape;  restait  à  régler  la  situation  de 
l'évêque  Joseph.  En  concile  romain  il  fut  décidé  qu'il 
pourrait  être  élu  évêque  d'une  autre  église  que  Verceil, 
et  qu'il  serait  ensuite  réordonné  :  et  eligeretur  et,  sicut 

QUI  NIHIL  AB  ORDINATORE  PRIUS  ACCEPERIT,  in   episCO- 

pum  crearetur.  Ainsi  fut  fait;  élu  évêque  d'Asti,  il  fut 
consacré  à  nouveau  par  Anspert  et  une  lettre  très 
explicite  de  Jean  VIII  approuva  complètement  cette 
procédure,  en  faisant  bien  remarquer  qu'il  s'agissait 
ici  non  d'une  réordination,  mais  d'une  ordination,  la 
première  ayant  été  sans  valeur  :  Hanc  (crealionem)  et 
nos  approbatam  admitlimus  et  ab  omnibus  admitlen- 
dam  esse  mandamus,  quia  quod  non  ostendilur  per  impo- 
silionem  manus  illius,  qui  tempore  su.e  ligationis 
quod  dare  visus  est,  ut  ila  dixerim,  non  habuit  gestum, 
ratio  non  sinil  ut  videatur  ileralum.  Jaffé,  n.  3334;  Mon. 
Germ.  hist.,  Epist.,  t.  vu,  p.  239.  Si  les  partisans  des 
réordinations  aux  xie  et  xne  siècles  ne  se  sont  pas  em- 
parés de  ce  texte  qui  allait  si  bien  à  leur  thèse,  c'est 
que  la  partie  du  registre  de  Jean  VIII  qui  contenait 
cette  lettre  avait  disparu  à  leur  époque,  pour  ne  se 
retrouver  qu'ultérieurement.  Cf.  art.  Jean  VIII, 
col.  613. 

2.  La  question  des  ordres  conférés  par  le  pape  Formose. 
— ■  Cette  hésitation  de  la  curie  romaine  — ■  on  notera 
que  Jean  VIII  déclare  nulle  la  consécration  de  Joseph 
au  moment  même  où  il  «  reçoit  »  les  ordinations  faites 
par  Photius — explique  fort  bien  comment,  les  passions 
aidant,  furent  données  les  solutions  les  plus  contradic- 
toires à  la  question  des  ordres  conférés  par  le  pape 
Formose.  Voir  son  article. 

Évêque  de  Porto,  Formose  a  été  déposé  par  le 
pape  Jean  VIII  dans  le  synode  romain  tenu  au  Pan- 
théon le  19  avril  876;  cette  sentence,  à  la  demande 
expresse  du  pape,  est  confirmée  au  concile  gallican  de 
Ponthion,  à  l'automne  de  cette  même  année;  puis 
renouvelée  à  Troyes  en  août  878,  dans  un  concile  que 
préside  Jean  VIII  en  personne.  Lors  de  ce  dernier, 
Formose  vient  en  grand  mystère  trouver  le  pape,  qui 
consent  à  l'admettre  à  la  communion  laïque,  à  condi- 
tion que  l'ex-évêque  fera  serment  de  ne  jamais  rentrer 


en  Italie.  A  peine  Jean  VIII  est-il  mort  que  Formose 
reprend  le  chemin  de  la  péninsule;  le  pape  Mai  in  lui 
fait  bon  accueil,  le  délie  de  son  serment  de  Troyes  et 
peu  après  le  remet  en  possession  de  son  évêché.  C'est  en 
cette  qualité  d'évèque  de  Porto  que  Formose  procède  à 
la  consécration  épiscopale  du  pape  Etienne  V,  le 
deuxième  successeur  de  Marin,  en  885.  A  la  mort  de 
ce  dernier,  891,  Formose  est  élu  pour  le  remplacer  sur 
le  trône  pontifical,  mais  ceci  en  violation  de  la  loi  for- 
melle qui  interdisait  la  translation  d'un  évêque  d'un 
siège  à  un  autre  et  par  le  fait  l'élection  d'un  évêque 
comme  pape  (cette  prescription  venait  de  subir  une 
première  entorse  par  l'élection  de  Marin  Ier,  voir  son 
article).  Il  ne  semble  pas  que,  sur  le  moment,  des  pro- 
testations se  soient  élevées  contre  cette  grave  irrégu- 
larité. 

Sur  les  instances  de  Guy  de  Spolète,  couronné  empe- 
reur par  son  prédécesseur,  le  pape  Formose  donne,  peu 
après  son  élévation,  la  couronne  impériale  au  fils  de 
Guy,  Lambert.  Mais  en  même  temps  il  multiplie  sous 
main  les  avances  au  roi  de  Germanie,  Arnoulf,  qu'il 
couronne  finalement  empereur  le  22  février  896.  Tan- 
dis que  le  nouvel  empereur  allemand  est  obligé  par  la 
maladie  de  regagner  son  pays,  Formose  meurt  le 
4  avril  896.  Faute  de  pouvoir  se  venger  de  lui,  vivant, 
l'empereur  Lambert  assouvit  ses  rancunes  sur  Formose 
défunt.  En  janvier  897,  le  «  synode  cadavérique  »,  pré- 
sidé par  le  pape  Etienne  VI,  outrage  la  dépouille  de 
Formose  et  prononce  la  nullité  des  actes  ecclésias- 
tiques faits  par  lui.  Il  semble  bien  que  le  moyen  invo- 
qué ait  été  l'irrégularité  de  la  promotion  de  Formose  au 
Siège  pontifical.  Que  décida-t-on  en  cette  lamentable 
réunion  au  sujet  des  ordinations  faites  par  lui?  Il  n'est 
pas  facile  de  le  dire.  Il  paraît  bien  qu'au  début  on  n'osa 
pas  les  déclarer  nulles,  mais  on  déposa  au  moins  les 
clercs  romains  qui  avaient  été  ordonnés  par  le  feu 
pape.  Les  deux  premiers  successeurs  d'Etienne  VI 
(assassiné  en  juillet  897),  qui  ne  font  d'ailleurs  que 
passer  sur  la  chaire  de  Pierre,  prennent  quelques 
mesures  de  réparation;  en  particulier  les  clercs  ordon- 
nés par  Formose  sont  réintégrés  dans  leurs  fonctions. 
Cette  mesure  est  maintenue  sous  les  papes  .Jean  IX 
(898-900)  et  Benoît  IV  (900-903).  Mais  en  904  arrive 
au  trône  pontifical  Serge  III,  qui  avait  été  évincé 
en  898,  par  Jean  IX.  Il  s'inscrit  en  très  vive  réaction 
contre  tous  les  actes  de  ses  prédécesseurs.  Antiformo- 
sien  déclaré,  il  fait  reprendre,  en  concile  romain,  le 
procès  de  Formose.  Les  clercs  réhabilités  par  les  pré- 
décesseurs de  Jean  IX  sont  réduits  à  l'état  laïque;  s'ils 
veulent  conserver  leurs  charges,  ils  doivent  se  faire 
réordonner.  Un  certain  nombre  se  prêtent  à  cette  céré- 
monie. Bientôt  l'agitation  se  répand  hors  de  Home, 
dans  toute  l'Italie.  Un  bon  nombre  d'évêques  ont  été 
consacrés  par  Formose;  leurs  consécrations  sont  décla- 
rées nulles,  et  dès  lors  aussi  les  ordinations  de  tout 
genre  qu'ils  ont  conférées.  La  validité  des  sacrements 
—  en  dehors  du  baptême  —  est  mise  en  question  dans 
une  bonne  partie  de  l'Italie.  Jamais  pareille  confusion 
n'avait  existé. 

Deux  hommes,  par  qui  nous  connaissons  les  détails 
de  cette  abominable  histoire,  le  clerc  Auxilius,  fixé  à 
Naples,  et  le  grammairien  Vulgarius,  de  la  même 
région  sans  doute,  entreprirent  d'éclairer  l'opinion 
ecclésiastique.  Sur  leur  activité  littéraire  voir  outre 
Saltet,  op.  cit.,  p.  156  sq.,  D.  Pop,  La  défense  du  pape 
Formose  (thèse),  Strasbourg,  1933.  Auxilius  dans  deux 
traités  :  In  defensionem  sa"rœ  ordinationis  papœ  For- 
mosi  (édité  par  E.  Dùmmler,  Auxilius  und  Vulgarius, 
Leipzig,  1864),  De  ordinationibus  papœ  Formosi,  dans 
P.  L.,  t.  cxxix,  col.  1059  sq.,  et  dans  le  dialogue  Infen- 
sor  et  defensor,  ibid.,  col.  1074,  rappela,  à  une  époque 
où  la  théologie  connaissait  une  nouvelle  éclipse,  les 
principes  généraux  qui  dominaient  la  question.  S'ap- 


2  4  l  L 


RÉORDINATIONS.    L'AGE    PREGREGORIEN 


2412 


puyant  sur  les  textes  patristiques,  surtout  augusti- 
nieus,  il  montra  qu'on  ne  pouvait  réitérer  ni  le  bap- 
tême, ni  l'ordre;  il  contesta  le  précédent  du  concile 
de  769;  puis,  venant  au  fait  même  de  Formose,  il  dis- 
cuta le  cas,  tant  de  la  translation  de  celui-ci  de  Porto 
à  Rome,  que  de  la  restauration,  par  la  sentence  du 
pape  Marin,  de  son  ordination  épiscopale.  Pendant  ce 
temps,  Vulgarius  prenant  la  question  d'un  autre  biais, 
établissait  dans  le  De  causa  formosiana  libcllus  (édité 
par  Dummler)  et  dans  le  De  causa  et  ncgolio  Formosi 
papa;,  P.  L.,  t.  cxxix,  col.  1103  sq.,  que  le  sacerdoce, 
une  fois  reçu  était  inséparable  de  l'âme;  cf.  surtout 
col.  1108.  C'était  en  somme  étendre  au  sacrement  de 
l'ordre  la  doctrine  du  caractère  que  saint  Augustin 
avait  si  nettement  établie  pour  le  baptême. 

3.  Les  ténèbres  du  Xe  siècle.  — ■  Mais  cette  doctrine 
correcte  était  encore  loin  de  prévaloir.  On  s'en  aper- 
çoit, par  exemple,  en  étudiant  les  actes  et  les  écrits 
d'un  des  personnages  les  plus  savants  du  milieu  du 
Xe  siècle,  Rathier  évèque  de  Vérone  et  de  Liège.  Voir 
son  article.  Nommé  à  Vérone,  par  le  roi  Hugues,  dès 
931,  expulsé  et  remplacé  à  diverses  reprises,  il  y  rentre 
en  961,  quand  Othon  Ier  vient  chercher  le  titre  impé- 
rial. Il  entrepiend,on  9«5,de  réordonner  les  clercs  véro- 
nais  qu'avait  créés  l'évêque  intrus  Milon.  Voir  P.  L., 
t.  cxxxvi,  col.  477.  Devant  les  vives  résistances  qu'il 
rencontre,  il  consulte  le  pape,  en  août  965,  ou  plus 
exactement  lui  demande  d'approuver  son  entreprise. 
En  dehors  des  textes  canoniques  déjà  cités,  il  fait  valoir 
la  réponse  de  Nicolas  Ier  au  sujet  des  ordinations  con- 
férées par  Photius  et  le  fait  de  la  réitération  des 
ordres  conférés  par  Constantin  II.  Nous  ne  savons  si 
Rome  répondit.  Au  fait  la  plus  grande  confusion  y 
régnait  :  en  décembre  963,  le  pape  Jean  XII  avait  été 
déposé,  d'ordre  de  l'empereur;  Léon  VIII  lui  avait  été 
substitué;  mais,  dès  que  Jean  XII  était  redevenu  le 
maître  à  Rome,  le  concile  romain  de  février  964  avait 
cassé  les  actes  de  l'usurpateur;  la  réordination  des 
sujets  promus  par  lui  aux  divers  ordres  avait  été  pres- 
crite et  exécutée.  Voir  le  détail  et  les  textes  aux  articles 
Jean  XII,  col.  625,  et  Léon  VIII. 

Par  compensation  on  entend  à  la  même  date  Liut- 
prand,  évêque  de  Crémone  et  apologiste  d'Othon  Ier, 
donner  dans  son  Anlapodosis  une  doctrine  fort  cor- 
recte sur  l'impossibilité  de  réitérer  les  ordres.  Il  écrit, 
à  propos  des  ordinations  de  Formose,  réitérées  sur 
commandement  de  Serge  III  :  Denediclio  quse  minis- 
tris  Christi  impendilur,  non  per  eum  qui  videlur  sed  qui 
non  videlur  sac.erdotem  (entendons  le  Christ)  impendi- 
lur. Op.  cit.,  1.  I,  a.  30,  P.  L.,  t.  cxxxvi,  col.  804.  C'est 
la  pure  doctrine  de  saint  Augustin  ;  elle  n'est  pas  encore 
près  de  triompher. 

III.  Pratique  et  doctrine  des  réordinations  au 
début  de  l'âge  scolastique.  — ■  1°  Jugement  sur  les 
ordinations  simoniaques  au  début  de  la  réforme  ecclé- 
siastique. 2°  La  réforme  grégorienne.  3°  Les  conflits 
d'idées  au  xue  siècle. 

1°  Jugements  sur  les  ordinations  simoniaques  au  début 
de  la  réforme  ecclésiastique.  —  (Test  à  propos  des  ordi- 
nations simoniaques  que  va  s'instituer,  dans  l'Église 
romaine,  un  vrai  débat  sur  le  problème  qui  nous  occupe, 
celui  des  réordinations. 

1.  La  simonie;  son  extension.  —  On  sait  que,  durant 
les  premiers  temps  de  la  réforme  ecclésiastique  «lu 
xie  siècle,  c'est  d'abord  contre  la  simonie,  plus  encore 
peut-être  que  contre  le  nicolaïsme,  que  sont  dirigées 

les  al  laques  des  réformai  cuis.   Aussi  bien,  depuis  que 

la  féodalité  a  pris,  au  ix"  siècle,  ses  caractères  spéci- 
fiques, la  simonie  qui  a  toujours  sévi  peu  ou  prou  aux 
âges  précédents,  est-elle  devenue  Le  grand  fléau  de 
l'Église,  Ce  que  recberchenl  avant   tout   nombre  de 

gens  c'est  le  bénéfice  ecclésiastique  qui  leur  donne  le 
moyen  de  vivre.  Ce  bénéfice  ne  peut  être  donné  qu'à 


ceux  qui  ont  reçu  l'ordination;  on  va  donc  trafiquer 
de  l'ordination  elle-même.  Les  hauts  dignitaires  ecclé- 
siastiques n'ont  obtenu  trop  souvent  leurs  prélatures, 
évêchés  ou  abbayes,  qu'en  les  achetant  à  beaux  deniers 
comptants  aux  souverains,  lesquels  pratiquement  en 
disposent.  Tel  l'officier  ministériel  de  nos  jours  qui  a 
acheté  cher  son  étude  de  notaire  ou  d'avoué,  le  prélat  ' 
cherche  à  faire  rendre  à  sa  charge  tout  ce  qu'il  est  pos- 
sible d'en  tirer.  Élu  par  simonie,  souvent  consacré  par 
simonie,  il  exercera  à  son  tour  la  simonie  en  vendant 
(le  mot  n'est  pas  trop  fort)  aux  clers  inférieurs  les 
ordinations  qui  leur  sont  nécessaires  —  ce  n'est  pas 
toujours  la  prêtrise  — ■  pour  obtenir  telle  paroisse,  telle 
chapellenie,  tel  bénéfice.  Il  est  clair  qu'à  leur  tour  les 
clercs  ainsi  ordonnés  entendront  rentrer  dans  leurs 
débours  et  ne  se  priveront  pas  de  trafiquer  des  sacre- 
ments, des  offices,  des  services  dont  ils  ont  l'adminis- 
tration. Le  mal  règne  du  haut  en  bas  de  l'Église,  depuis 
le  Siège  pontifical,  hélas!  trop  souvent  objet  de  mar- 
chandages, jusqu'au  plus  humble  des  bénéfices.  La 
conscience  chrétienne,  qui  a  d'abord  semblé  accepter 
cet  universel  commerce  des  choses  saintes,  finit,  au  fur 
et  à  mesure  qu'elle  se  réveille  et  s'affine,  par  se  révolter 
contre  lui.  Du  mépris  pour  les  simoniaques,  acheteurs 
et  vendeurs  des  choses  saintes,  elle  passe  au  mépris 
des  sacrements  administrés,  vendus  souvent,  par  eux. 
Elle  se  demande  quelle  valeur  sacrée  peuvent  garder 
ces  rites  objets  de  marchandage;  que  vaut  la  messe 
célébrée  exclusivement  pour  de  l'argent?  Que  vaut 
l'ordination  payée  deniers  comptants?  Ces  gens,  qui 
administrent  les  choses  saintes  comme  l'on  fait  une 
exploitation  agricole,  sont-ils  vraiment  prêtres,  évo- 
ques, papes?  On  comprend  que,  du  jour  où.  ces  ques- 
tions se  posent,  des  doutes  surgissent  dans  la  cons- 
cience des  fidèles,  dans  celle  aussi  des  ecclésiastiques 
qui,  venus,  sous  des  influences  diverses,  à  une  plus 
saine  conception  des  choses,  veulent  libérer  l'Église 
de  cette  honte.  A  ces  ecclésiastiques,  malheureusement, 
et  si  haut  placés  qu'ils  soient  dans  la  hiérarchie,  il 
manque  trop  souvent  une  solide  formation  théolo- 
gique.  Les  réformateurs  les  plus  zélés  ne  sont  pas  tou- 
jours les  plus  savants.  Il  est  facile  de  voir  comment 
leur  zèle  a  emporté  plusieurs  d'entre  eux,  réguliers  et 
séculiers,  au  delà  des  bornes.  Sur  la  simonie  ils  jettent 
l'anathème,  et  ils  ont  raison;  ils  dénoncent  les  ordi- 
nations simoniaques  comme  la  grande  pitié  de  l'Église; 
ils  ont  raison  encore.  Ils  ne  l'ont  plus  quand  ils  dé- 
clarent, et  à  grand  fracas  en  certaines  circonstances, 
que  ces  ordinations  sont  invalides  et  qu'aux  soi-disant 
clercs  qui  ont  été  ordonnés  ainsi  il  faut  imposer,  si 
L'on  veut  les  remployer  après  résipiscence,  une  vraie 
réordination. 

2.  Les  premières  diseussions.  —  Cela  commence  par 
des  doutes,  au  début  du  xie  siècle.  En  1008-1009,  un 
archevêque  de  Sens  interroge  à  ce  sujet  un  homme  qui 
passe  pour  une  lumière,  Fulbert,  évêque  de  Chartres. 
Celui-ci  répond  d'une  façon  correcte,  Epist.,  xm, 
P.  L.,  t.  cxi.i,  col.  207.  Le  prêtre  ordonné  par  simonie 
sera  dégradé,  soumis  à  la  pénitence,  puis  à  une  cérémo- 
nie de  réconciliation;  on  lui  remettra  dans  l'ordre  nor- 
mal les  «  instruments  et  les  vêtements  »  qui  caracté- 
risent chacun  tics  degrés  de  la  hiérarchie,  avec  une 
formule  appropriée  :  Reddo  tibi  gradum  ostiarii,  etc. 
Mais  il  ne  faudrait  pas  que  l'on  se  trompât  sur  le  sens 
de  la  cérémonie;  il  ne  s'agit  nullement  ici  d'une  réitéra- 
tion du  sacrement,  «  car  les  canons  interdisent  aussi 
bien  les  rebaptisations  que  les  réordinations  »,  rebapti- 
zationes  et  reordinationes  péri  canones  vêtant.  On  pour- 
rait se  demander  où  Fulbert  a  pris  cette  idée  d'une  céré- 
monie de  réconciliation,  qui  a  bien  un  peu  l'apparence 
d'un  recommencement  de  l'ordination.  Est-ce  une 
invention  personnelle?  Est-ce  au  contraire  un  usage 
qu'il  a  vu  pratiquer?  Ceci  n'est  pas  clair;  il  reste  que. 


2413 


RÉ0RDINAT10NS.    L'ACxE    PREGREGOHIEN 


2414 


en  dépit  de  la  doctrine  correcte  de  Fulbert,  une  céré- 
monie de  ce  genre,  si  l'usage  s'en  est  quelque  peu 
répandu,  a  pu  donner  à  des  personnes  de  petite  doc- 
trine l'idée  que  c'était  d'une  réordination  qu'il  s'agis- 
sait. 

Sur  un  autre  point,  en  effet,  on  entend,  à  quelque 
temps  de  là,  une  affirmation  fort  nette  de  la  nullité 
-des  ordinations  simoniaques.  C'est  dans  une  lettre  de 
Guy  d'Arezzo,  à  l'archevêque  de  Milan,  Héribert, 
lettre  qui  passa  bientôt  pour  une  œuvre  de  Paschase 
Radbert,  puis  d'un  Pascalis,  que  l'on  identifia  au  pape 
Pascal  Ier.  Texte  dans  Muratori,  Antiq.  ital.,  t.  vi, 
p.  217;  dans  Mon.  Germ.  hist.,  Libelli  de  lite,  t.  i, 
p.  5-7  ;  cf.  aussi  P.  L.,  t.  cli,  col.  637.  (Ce  dernier  est  une 
forme  brève;  le  texte  en  effet  est  assez  divergent  dans 
les  divers  mss.,  et  il  est  assez  difficile  de  dire  quelle  est 
la  forme  primitive.)  Quoi  qu'il  en  soit,  d'ailleurs,  le 
texte  parle  d'une  «  hérésie  simoniaquc  »,  du  sacrifice 
invalide  offert  par  les  prêtres  ordonnés  simoniaque- 
ment;  croire  que  ces  gens-là  sont  vraiment  prêtres 
c'est  une  erreur  :  quns  quidem  sacerdotes  esse  saltem 
credcre  omnino  errare  est.  P.  L.,  t.  cli,  col.  040.  Une  des 
additions  refuse  clairement  aux  simoniaques  le  pou- 
voir de  consacrer  le  corps  et  le  sang  du  Christ  :  paten- 
ter ostenditur  quia  nihil  sacrœ  ordinationis  in  hac  pro- 
motione  percipitur.  S'ils  n'ont  rien  reçu  des  pouvoirs 
sacrés,  une  conclusion  s'impose;  avant  d'employer  ces 
sujets,  s'ils  viennent  à  résipiscence,  il  faut  leur  confé- 
rer l'ordination. 

Il  semble  bien  que,  dans  la  pratique,  des  réfor- 
mateurs zélés  aient  tiré  cette  conclusion;  mais  cette 
conclusion,  insuffisamment  inspirée  par  la  doctrine,  a 
souvent  manqué  de  logique.  On  a  fait,  par  exemple, 
la  distinction  entre  les  clercs  ordonnés  gratuitement, 
mais  par  un  évêque  simoniaque,  et  ceux  qui  l'avaient 
été  pour  de  l'argent.  Les  premières  de  ces  ordinations 
étaient  déclarées  valides,  les  secondes  proclamées 
nulles.  En  ne  considérant  ici  que  les  dispositions  du 
sujet  de  l'ordination  sans  tenir  compte  aussi  de  celles 
du  ministre,  on  se  jetait  dans  d'inextricables  difficultés. 
Et  puis  le  mot  «  évêque  simoniaque  »  n'était  pas  clair. 
S'il  s'agissait  seulement  d'un  prélat  qui,  d'ordinaire, 
vendait  les  ordinations,  on  comprend  que  le  sujet 
ordonné  par  lui  sans  simonie  pût  être  considéré  comme 
validement  investi  de  ses  pouvoirs.  Mais,  si  l'évêque 
était  dit  simoniaque  pour  avoir  lui-même  acheté  sa 
charge  et  sa  consécration,  il  aurait  fallu,  en  bonne 
logique,  considérer  comme  invalides  et  sa  consécration 
à  lui  et,  par  voie  de  conséquence,  toutes  les  ordinations 
qu'il  aurait  conférées.  Dans  l'ardeur  de  la  lutte  contre 
la  simonie,  on  perdit  souvent  de  vue  ces  distinctions 
essentielles. 

3.  Au  temps  de  saint  Lion  IX.  —  La  curie  pontificale 
elle-même  n'était  pas  à  l'abri  de  cet  emballement. 
D'une  part,  le  pape  Léon  IX  n'arrivait  pas  à  se  faire 
sur  le  point  donné  une  opinion  arrêtée;  autour  de  lui, 
d'autre  part,  deux  théories  s'affrontaient  ouvertement 
l'une  favorable,  l'autre  hostile  aux  réordinations. 

a  )  Réordinations  pratiquées  par  Léon  IX.  —  On  a 
contesté  le  fait;  pourtant  il  est  absolument  certain, 
attesté  qu'il  est  tout  aussi  bien  par  les  amis  que  par  les 
adversaires  du  grand  pape  réformateur. 

Pierre  Damien,  partisan  pour  son  compte  de  la 
validité  des  ordinations  simoniaques,  ne  laisse  pas  de 
rapporter  l'objection  que  l'on  pouvait  tirer  contre  sa 
thèse  de  la  pratique  de  Léon  IX.  C'est  ce  qu'il  dit 
clairement,  cinq  ans  après  la  mort  du  pape,  en  1059, 
alors  qu'il  discute  à  Milan  de  la  réconciliation  des 
clercs  simoniaques.  Nos  non  pnelerit  quod  borne  memo- 
rive  nonus  Léo  papa  plerosque  (traduire  plusieurs)  simo- 
niacos  et  maie  promolos  lanquam  noviter  ordinavit. 
Dans  Actus  Mediolanen.,  §  De  reconciliandis  hieret., 
P.  L.,  t.  cxlv,  col.  93.  Il  n'y  a  pas  de  doute  qu'il  faille 


I  traduire  comme  le  fait  L.  Saltet,  op.  cit.,  p.  181  : 
«  Le  pape  Léon  a  ordonné  comme  pour  la  première  fois 
un  certain  nombre  de  simoniaques  et  d'irrégulière- 
ment promus.  »  Les  restrictions  apportées  par  ce 
même  auteur,  dans  l'appendice  p.  408,  ne  nous 
paraissent  pas  fondées. 

A  côté  de  ce  témoignage  d'un  ami  de  Léon  IX,  voici 
des  dépositions  d'adversaires.  On  sait  que  le  pape 
fut  amené  à  sévir  contre  l'hérésie  eucharistique  de 
Béranger.  Celui-ci  en  conçut  une  vive  irritation  et,  dans 
son  De  sacra  coma,  il  accumule  les  griefs  contre  son 
juge.  Il  l'accuse  en  particulier  d'avoir  réordonné  des 
évêques,  dont  il  cite  les  noms,  ceux  de  Limoges,  de 
Rennes,  l'abbé  de  Redon.  Édit.  Yischer,  p.  40.  Ce 
même  passage  témoigne  d'ailleurs  des  hésitations  de 
Léon  IX  :  au  concile  de  Yereeil  (1050),  il  avait  promis 
de  ne  plus  pratiquer  de  réordinations;  mais  plus  tard, 
retombé  à  Rome  sous  la  coupe  des  partisans  de  la 
réitération,  spécialement  du  cardinal  Humbert,  il 
revint  aux  anciens  errements.  Si,  comme  le  pense 
L.  Saltet,  dans  l'appendice,  les  réordinations  en  ques- 
tion n'avaient  consisté  qu'en  une  cérémonie  de  réinves- 
titure par  la  traditio  baculi,  on  ne  comprendrait  pas 
l'argument  de  Béranger.  Attaqué  dans  sa  science 
théologique,  l'écolàtre  contre-attaque  à  son  tour  et  se 
gausse  de  l'ignorance  théologique  de  son  juge. 

L'évêque  d'Angers,  partisan  de  l'hérétique,  fait  le 
même  grief  à  Léon  IX  dans  une  lettre  adressée  au 
cardinal  Humbert  et  connue  par  la  réponse  de  celui-ci. 
«  Léon,  écrivait-il,  a  réordonné  des  évêques  et  condam- 
né le  livre  de  Jean  Scot  (il  s'agit  du  traité  de  Ratramne 
sur  l'eucharistie).  »  Humbert  ne  songe  pas  à  contester 
le  fait;  il  déclare  seulement  —  et  tous  les  partisans  des 
réordinations  en  sont  là  —  que  la  première  cérémonie 
ayant  été  invalide,  il  ne  saurait  être  question  d'un 
«  renouvellement  ».  Texte  dans  Xeues  Archiv,  t.  vu, 
p.  013. 

Il  paraît  donc  incontestable  que  le  pape  Léon  IX  a 
réitéré  la  cérémonie  de  l'ordination  à  un  certain  nom- 
bre d'évêques  consacrés  de  manière  simoniaque  (nous 
disons  un  certain  nombre,  et  fion  la  plupart,  comme 
traduit  L.  Saltet;  c'est  le  sens  régulier  de  plerique,  et 
depuis  longtemps,  dans  le  latin  ecclésiastique),  qu'il 
penchait  certainement  pour  cette  pratique,  quoi  qu'il 
en  fût  de  ses  hésitations.  Ses  hésitations  se  compren- 
nent d'autant  mieux  qu'à  la  curie  même  deux  théories 
s'opposaient  ouvertement  sur  le  problème  susdit. 

b)  Deux  théologies  contradictoires  à  la  curie.  —  La 
doctrine  de  la  validité  des  ordinations  simoniaques  est 
représentée  par  un  réformateur  qui  est  en  même  temps 
un  savant  et  un  saint.  Dans  son  Liber  gratissimus, 
dédié  à  l'archevêque  de  Ravenne  en  1052,  Pierre  Da- 
mien prend  nettement  position.  Texte  dans  P.  L., 
t.  cxlv,  col.  99-156;  et  mieux  dans  Mon.  Germ.  hist., 
Libelli  de  lite,  t.  i,  p.  15-75.  Il  a  bien  compris  que  le  pou- 
voir d'ordre  est  un  pouvoir  ministériel  :  le  ministre 
du  sacrement  est  un  canal  qui  transmet  la  grâce.  Sans 
doute  Pierre  Damien  n'est-il  pas  encore  très  au  clair 
sur  la  question  de  savoir  jusqu'à  quel  point  est  requise 
dans  le  ministre  et  le  sujet  l'orthodoxie  de  la  foi  en 
la  Trinité;  cf.  op.  cit.,  c.  xxm,  col.  135  B.  Mais  il  est 
très  assuré  que  les  simoniaques  ne  sont  pas  des  héré- 
tiques, au  sens  vrai  du  mot,  quoi  qu'il  en  soit  des 
expressions  violentes  employées  dans  la  polémique. 
Si  quelques-uns  des  textes  qu'il  apporte,  d'ailleurs,  ne 
sont  pas  incontestables,  il  reste  qu'il  fait  valoir,  avec 
beaucoup  de  raison,  le  trouble  que  jetterait  dans  la 
chrétienté  la  pratique  des  réordinations. 

C'est  à  Pierre  Damien  qu'il  semble  bien  que  réponde 
le  cardinal  Humbert  dans  son  traité  Advcrsus  simonia- 
cos,  P.  L.,  t.  cxliii,  col.  1005-1212.  Avec  sa  fougue 
coutumière,  ce  Lorrain  intransigeant  ne  se  lasse  pas 
de  développer  ce  syllogisme  :  les  ordinations  faites  par 


2  4 1  5 


REORDINATIONS.    L'AGE    GRÉGORIEN 


2416 


les  hérétiques  sont  nulles;  les  sitnoniaques  sont  héré- 
tiques; leurs  ordinations  sont  donc  nulles.  Il  va  si 
loin  qu'il  semble  remettre  en  question  la  validité  du 
baptême  donné  par  les  hérétiques,  et  il  est  nettement 
d'avis  qu'à  ceux  qui  ont  été  baptisés  en  dehors  de 
l'Église  catholique  la  confirmation  est  indispensable 
pour  faire  revivre  ce  qu'il  appelle  la  forma  sacramenti. 
Du  moins  a-t-il  le  mérite  de  mettre  sur  pied  une  théo- 
rie qui  rende  compte  de  l'invalidité  des  ordinations 
simon iaquement  conférées.  Quand  un  évêque  catho- 
lique veut  procéder  moyennant  finance  à  une  ordi- 
nation, son  pouvoir  d'ordre  est  immédiatement  lié,  il 
n'est  plus  dès  lors  qu'une  marionnette,  statitnculus, 
dont  les  actes  sont  sans  valeur. 

On  peut  se  demander  laquelle  de  ces  deux  théologies 
l'emportait  à  la  curie.  Nous  avons  vu  que  celle  d'Hum- 
bert  avait  influencé  Léon  IX;  il  semble  pourtant  que 
ce  soit  finalement  Pierre  Damien  qui  ait  eu  le  dernier 
mot.  Quand,  en  1059  (c'est-à-dire  cinq  ans  après  la 
mort  du  pape  alsacien),  il  règle  à  Milan  le  sort  des 
simoniaques  repentis,  Pierre  se  contente  d'imposer  à 
ceux-ci  une  pénitence.  Il  est  vrai  que,  dans  son  rap- 
port adressé  à  la  curie  (en  fait  au  cardinal  Humbert), 
il  présente  sa  manière  de  faire  comme  une  sorte  de 
dispense  qu'il  donne  en  vertu  d'une  délégation  du 
Siège  apostolique  et  qui  produit,  quasi-sacramentel- 
lement,  une  sanatio  in  radice.  L'appel  qu'il  fait  à  la 
légende  de  l'ordination  impromptu  de  saint  Apolli- 
naire par  saint  Pierre  jette  un  jour  assez  curieux  sur  la 
manière  dont  il  se  représentait  les  choses.  «  Ceux, 
écrit-il,  à  qui  est  rendu  le  droit  d'administrer  les  sa- 
crements, ne  sont  pas  remis  en  possession  de  l'oflice 
perdu  en  vertu  de  leur  ancienne  ordination  criminel- 
lement achetée,  mais  bien  plutôt  en  vertu  de  l'autorité 
très  efficace  du  bienheureux  prince  des  apôtres,  auto- 
rité dont  celui-ci  a  fait  usage  si  soudainement  à  l'en- 
droit de  saint  Apollinaire  :  «  Lève-toi,  lui  a  dit  Pierre, 
«  reçois  le  Saint-Esprit  et  en  môme  temps  l'épiscopat.  » 
Actus  Mediolanen.,  c.  v,  P.  L.,  t.  cxlv,  col.  08  C.  Des 
canonistes  se  rencontreront  plus  tard  pour  développer 
cette  idée  d'un  pouvoir  absolument  discrétionnaire  du 
pape  sur  les  sacrements.  En  voici  une  première  amorce. 

Par  ailleurs,  si  le  concile  romain  de  1060,  présidé  par 
Nicolas  II,  se  montre  extrêmement  sévère  à  l'égard  des 
clercs  ordonnés  simoniaquement,  ou  même  des  clercs 
ordonnés  gratuitement  par  des  prélats  connus  comme 
simoniaques  —  tous  ces  clercs  seront  déposés,  Jalïé, 
Regesta,  n.  4  431  a  —  du  moins  ces  ordinations  ne 
sont-elles  pas  considérées  comme  nulles,  quoi  qu'il  en 
soit  des  interprétations  qui  furent  données  en  divers 
lieux  des  décisions  du  concile.  Cf.  Mansi,  Concil., 
t.  xix,  col.  875-876,  les  n.  8  et  9.  Somme  toute  donc  la 
théologie  de  Pierre  Damien  semble  devoir  l'emporter; 
ce  ne  sera  pas  d'ailleurs  sans  des  alternatives  de  recul 
et  d'avance  qu'il  reste  à  faire  connaître. 

2°  La  réforme  grégorienne.  —  Léon  IX  et  ses  prédé- 
cesseurs ou  ses  successeurs  immédiats  —  les  prégré- 
goriens, comme  on  les  appelle  —  ont  tourné  leur  acti- 
vité réformatrice  contre  la  simonie  d'abord,  puis  contre 
le  nicolalsme  (incontinence  du  clergé).  Grégoire  VII 
(1073-1085)  va  s'attaquer  à  la  racine  de  ces  deux  abus  : 
l'investiture  laïque.  De  ce  chef  il  amïne  dais  beaucoup 
d'Églises,  spécialement  en  Allemagne,  un  mouvement 
de  réaction  très  violent.  Sommés  de  choisir  entre  les 
volontés  du  pape  et  celles  de  leurs  souverains,  nombre 
d'évêques  n'hésitent  pas  à  se  détacher  de  leur  chef 
spirituel  et  font  bloc  autour  de  l'empereur  ou  du  roi. 
Henri  IV,  dans  sa  lutte  contre  Grégoire  VII  et  ses 
successeurs,  n'aura  pas  de  plus  ferme  soutien  que  ses 
évèques  d'Allemagne  et  d'Italie.  Le  schisme  régnera  à 
l'état  endémique  jusqu'au  concordai  de  YVonns  (  1  122). 
Pour  les  partisans  de  la  réforme  un  nouveau  problème 
va  se  poser  :  que  valent  les  actes  ecclésiastiques,  tout 


spécialement  les  ordinations,  posés  par  ces  schisma- 
tiques?  Comment  se  comporter  à  l'égard  des  clercs 
ordonnés  par  eux  et  qui,  soit  isolément,  soit  même  avec 
leurs  évêques,  se  réconcilient  avec  la  papauté? 

1.  A  l'époque  de  Grégoire  VII.  — 'Deux  théologies 
continuent  à  s'affronter  tant  à  la  curie  qu'en  Alle- 
magne. 

a)  A  la  curie,  les  idées  de  Pierre  Damien  sont  repré- 
sentées par  Atton,  cardinal  de  Saint-Marc,  auteur 
d'une  Defloratio  canonum  (publiée  par  A.  Mai',  Script, 
vet.  nova  collectio,  t.  vi  b,  p.  60  sq.),  et  par  Anselme 
de  Lucques,  canoniste  plus  fameux  encore.  L'un  et 
l'autre  affirment  la  validité  des  sacrements  adminis- 
trés en  dehors  de  l'Église.  La  thèse  d'Humbert,  de  son 
côté,  trouve  des  défenseurs  non  moins  célèbres,  en  par- 
ticulier le  cardinal  Deusdedit,  soit  dans  la  Collection 
canonique  qu'il  dédie  en  1086  à  Victor  III  (édit.  Wolf 
von  Glanvel,  Paderborn,  1005),  soit  dans  son  Libellus 
contra  invasores  et  simoniacos,  qui  est  un  peu  plus  tar- 
dif, P.  L.,  t.  cxlix,  col.  455-476  (où  il  est  à  tort  passé 
au  compte  d'Anselme  de  Lucques);  mieux  dans  Libelli 
de  lite,  t.  n,  p.  300-340.  On  voit,  d'après  le  titre,  que 
Deusdedit  ne  s'en  prend  plus  seulement  aux  simo- 
niaques, mais  aux  bénéficiaires  de  «  l'investiture 
laïque  »,  et  aux  schismatiques.  Les  sacrements  admi- 
nistrés dans  le  schisme,  explique-t-il,  sont  nuls  :  in 
eorum  sacrificio  non  accipitur  Chrisli  corpus,  sicut  in 
baptismale  Spiritus  Sanctus.  Les  ordinations  simo- 
niaques sont  certainement  nulles;  et  si  l'Église  jugeait 
à  propos  de  prendre  à  son  service  des  gens  ordonnés  de 
la  sorte,  il  faudrait  les  réordonner.  Mais  l'Église  ne  le 
fera  pas.  Un  peu  avant  l'époque  où  Deusdedit  donnait 
ces  directives  si  formelles,  on  avait  vu  un  légat  du 
Saint-Siège,  Aimé,  évoque  d'Oloron,  réaliser  dans  la 
pratique  les  mêmes  idées.  Au  concile  de  Gérone,  en 
1078,  il  prescrit  formellement  la  réitération  des 
consécrations  d'églises  et  des  ordinations  faites,  même 
gratuitement,  par  des  évêques  simoniaques.  Can.  11, 
Mansi,  Concil.,  t.  xx,  col.  519-520. 

b)  En  Allemagne,  même  heurt  d'idées.  Bien  enten- 
du, les  impérialistes  n'admettent  pas  que  l'on  con- 
teste la  valeur  de  leurs  actes  ecclésiastiques.  Mais,  dans 
le  camp  même  des  «  pontificaux  »,  que  de  divergences 
dans  les  idées  et  la  pratique  et  qui  relèvent  davantage 
de  l'improvisation  que  de  la  saine  théologie  I  Quelques 
théoriciens  s'efforcent  bien  de  discuter  les  divers  as- 
pects de  la  question.  Bernard  d'Hildesheim,  interrogé 
par  Adalbert  de  C  instance  et  Bernold  de  Cjnstance, 
établit  entre  les  révoltés  ou  schismatiques,  quand  il 
s'agit  de  la  validité  de  leurs  ordinations,  des  distinc- 
tions qui  nous  étonnent  un  peu  :  si  le  crime  et  la 
condamnation  ne  sont  pas  connus,  les  sacrements 
administrés  sont  valides;  ils  sont  invalides  au  cas 
contraire.  Et  à  l'appui  de  sa  thèse,  Bernard  d'invoquer, 
aussi  bien  le  texte  d'Innocent  Ier,  qu'une  lettre  du 
pape  Pascal  Ier  (il  s'agit,  en  fait,  de  la  lettre  de  Guy 
d'Arezzo,  ci-dessus,  col.  2413)  et  que  les  précédents 
fournis  par  les  conciles  de  769  et  de  964,  qui  avaient 
condamné  les  ordinations  de  Constantin  II  et  de 
Léon  VIII.  Texte  de  Bernard  dans  P.  L.,  t.  cxi.vm. 
col.  1143  sq. 

Cotte  solution  donnée  par  Bernard  est  attaquée  par 
Bernold  de  Constance,  P.  L.,  ibid.,  col.  1166  sq.  Cet 
auteur  n'a  pas  de  peine  à  montrer  les  inconséquences 
de  la  thèse  de  Bernard,  et  les  divergences  entre  les 
témoins  de  la  tradition.  Pour  concilier  celles-ci,  Ber- 
nold propose  une  théorie  de  la  forma  sacramenti.  qui 
n'est  jias  sans  analogie  avec  celle  que  le  cardinal  Hum- 
berl  avait  proposée  pour  expliquer  la  reviviscence  du 
baptême  conféré  par  les  hérétiques  et  qui  finira  par 
avoir  quelque  fortune.  Ceux,  dit-il,  qui  ont  été  ordon- 
nés par  un  hétérodoxe  ne  reçoivent  aucune  consécra- 
tion, mais  seulement  la  «  forme  de  la  consécration  i 


241 


RÉORDINATIONS.    L'AGE    GREGORIEN 


2418 


sans  aucune  sanctification  :  Ordinali  ab  hseretico  non 
consecrationem  aliquam  acceperunt  sed  solam  formam 
consecrationis  absque  virlute  sanctificalionis.  Col.  1177- 
1 178.  Cette  forme  (il  faut  entendre,  sans  doute,  quelque 
chose  d'extérieur,  qui  n'entre  point  dans  l'âme),  le  con- 
sentement de  l'Église  peut  l'accepter  et  y  adjoindre 
(Bernold  ne  dit  pas  comment  et  par  quoi)  une  virtus 
sanctificalionis;  ou  bien  elle  peut  être  éliminée  par  une 
réitération.  L'Église  a  procédé  de  l'une  et  de  l'autre 
manière;  d'où  les  divergences  constatées  au  cours  des 
âges.  Comme  on  le  voit,  on  ne  saurait  être  plus  conci- 
liant. 

Bernold  revint  un  peu  plus  tard  sur  la  question  dans 
le  De  sacramentis  excommunicatorum,  P.  L.,  t.  cxlviii, 
col.  1061  sq.  S'inspirant  d'un  texte  de  saint  Augustin, 
col.  1084  D,  il  distingue  le  sacramenlum  et  l'e/Jectus 
sacramenti  qui  est  proprement  la  liberatio  a  peccatis 
et  la  cordis  rectitudo;  ceci  lui  permet  de  donner  une 
doctrine  qui  se  rapproche  davantage  de  la  nôtre  que 
la  précédente. 

Mais  cette  doctrine  est  loin  d'être  commune  en 
Allemagne.  Au  synode  de  Quedlinbourg,  20  avril 
1085,  les  évêques  fidèles  au  pape,  réunis  autour  du 
légat  OJon  de  Ctiatillon  (le  futur  Urbain  II),  pro- 
clament la  nullité  de  l'ordination  de  Wézilon,  arche- 
vêque intrus  de  Mayence  et  de  toutes  les  ordinations 
et  consécrations  faites  par  les  excommuniés  «  selon  les 
décrets  des  saints  Pères  Innocent,  Léon,  Pelage  et  de 
son  successeur  Grégoire  ».  Voir  le  commentaire  que 
donne  Bernard  de  Constance,  Liber  canonum  contra 
Henricum  IV,  c.  xlvi,  dans  Libelli  de  lite,  t.  i,  p.  515. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  Allemagne  et  en  France 
que  l'on  agit  ainsi;  l'Italie  a  connu  certainement,  sinon 
au  temps  même  de  Grégoire  VII,  du  moins  dans  les 
années  qui  suivent  immédiatement,  des  réordinations. 
Voir  Bonizon  de  Sutri,  Decreti  excerpta,  dans  Mai, 
Nova  Patrum  bibliotheca,  t.  vu  c,  p.  2. 

2.  A  l'époque  d'Urbain  II  (1088-1099).  --  Avec 
Urbain  II  nous  arrivons  au  moment  où  la  curie  ro- 
maine tente  de  mettre  une  certaine  uniformité  dans 
la  pratique,  pour  la  question  étudiée,  et  cherche  aussi 
à  se  faire  à  elle-même  une  doctrine.  Cette  doctrine  est 
assez  complexe  et  ne  recouvre  que  très  imparfaitement 
nos  thèses  classiques;  c'est  le  mérite  de  L.  Saltet  de 
l'avoir  bien  débrouillée  en  l'éclairant  par  un  certain 
nombre  de  théories  antérieures  ou  contemporaines. 

a)  Théories  encours.  —  a. — La  première,  sur  laquelle 
on  arrivait,  vers  les  années  1090,  à  un  certain  accord, 
était  celle  de  la  valeur  reconnue  à  Vordinatio  catholica. 
Elle  consiste  à  mettre  une  différence  entre  les  sacre- 
ments conférés  par  un  ministre  dont  l'ordination  a 
été  certainement  valide  et  les  sacrements  donnés  par 
un  ministre  ordonné  en  dehors  de  l'Église.  Pour  fixer 
les  idées,  un  évêque,  régulièrement  consacré  dans 
l'Église,  vient  à  quitter  celle-ci;  il  emporte  avec  lui, 
lors  de  sa  sécession,  ses  pouvoirs  d'ordre;  les  ordi- 
nations conférées  par  lui  sont  encore  valides;  mais, 
c'est  au  moins  l'avis  de  certains,  l'évêque  consacré  par 
lui  ne  peut  plus  ordonner  validement  d'autres  sujets, 
car  son  ordination  n'est  pas  faite  dans  l'Église,  n'est 
pas  une  «  ordination  catholique  ».  Il  s'ensuit  que,  en 
•cas  de  retour  de  ce  second  évêque  à  l'Église,  il  n'y  a 
pas  lieu  de  lui  renouveler  la  consécration,  mais  on  la 
renouvellera  (au  moins  de  l'avis  de  certains)  au  troi- 
sième évêque  qu'il  aurait  consacré,  comme  l'ordination 
aux  prêtres  qu'il  aurait  ordonnés.  Pour  compliquée 
dans  l'application  que  nous  apparaisse  la  théorie,  elle 
ne  laisse  pas  d'avoir  une  certaine  logique  interne,  qui 
a  séduit  nombre  de  canonistes  de  la  fin  du  xne  siècle. 
On  la  trouvera  clairement  exprimée  dans  le  Commen- 
taire sur  saint  Jean  de  Brunon  de  Segni  (évêque  de 
1079-1123),  P.  L.,  t.  clxv,  col.  533.  Ajoutons,  pour 
préciser,  que  Brunon,  lui,  considère  les  ordination  s 


simoniaques,  comme  n'étant  pas  «  catholiques  »;  ceux 
qui  ont  été  ordonnés  simoniaquement,  l'ont  été  extra 
Ecclesiam,  et  dès  lors,  quidquid  faciunt  vanum  est  et 
inutile.  Ajoutons  enfin  que,  si  tout  le  monde,  ou  à 
peu  près,  s'accorde  pour  faire  un  traitement  de  préfé- 
rence aux  «  ordinations  catholiques  »,  on  ne  s'entend 
plus  aussi  bien  sur  la  valeur  des  ordres  conférés  par  des 
évêques  consacrés  en  dehors  de  l'Église;  encore  qu'ils 
soient  toujours  jugés  plus  ou  moins  défavorablement, 
ils  ne  sont  pas  considérés  par  tous  comme  nuls. 

Or,  cette  doctrine  de  l'ordination  catholique  se  re- 
trouve dans  la  correspondance  d'Urbain  II.  Répon- 
dant à  Anselme  de  Milan,  le  pape  fait  valoir,  pour 
justifier  la  validité  reconnue  aux  messes  de  schisma- 
tiques  précédemment  ordonnés  dans  l'Église,  l'autorité 
des  Pères.  Jaiîé,  n.  5387.  Il  est  vrai  que  dans  le  texte, 
d'ailleurs  lacuneux,  il  n'ajoute  rien  sur  la  validité  des 
messes  célébrées  par  des  ministres  ordonnés  extra 
Ecclesiam.  Dans  une  autre  lettre  adressée  à  Gebhard 
de  Constance,  son  légat  en  Allemagne,  il  déclare 
remettre  au  concile  général,  qu'il  se  propose  de  tenir 
bientôt,  la  décision  définitive  en  la  matière;  il  recon- 
naît d'ailleurs  nettement  la  validité  d'ordinations 
célébrées,  mais  sans  simonie,  par  des  évêques  excom- 
muniés, mais  jadis  catholiques.  Jafïé,  n.  5393.  Le 
texte  essentiel  dans  P.  L.,  t.  eu,  col.  298  A. 

b.  —  Une  seconde  théorie  est  celle-là  même  que  nous 
avons  lue  sous  la  plume  de  Bernold  de  Constance;  elle 
est  relative  à  la  forma  sacramenti.  Elle  a  pris  son  point 
de  départ  dans  une  phrase  de  saint  Léon  sur  la  néces- 
sité de  confirmer  ceux  qui  ont  été  baptisés  dans  l'hé- 
résie :  Con/irmandi  sunt,  quia  formam  tantum  baptismi 
sine  sanctificalionis  virtule  sumpserunt.  Epist.,  eux, 
P.  L.,  t.  nv,  col.  1139  A.  Cette  idée  a  été  étendue  à 
l'ordination  conférée  par  les  hérétiques  ou  les  gens 
séparés  de  l'Église. 

Or  nous  entendons  aussi  Urbain  II  faire  siennes  ces 
formules.  Dans  une  lettre  adressée  au  prévôt  Lucius 
de  Pavie,  Jafïé,  n.  5743,  texte  dans  P.  L.,  t.  cli, 
col.  529  sq.,  voir  surtout  col.  531D,  il  répond  à  cette 
question  :  Faut-il  employer  (et  donc  reconnaître 
comme  valides)  les  sacrements  et  les  ordinations  de 
ces  gens  (séparés  de  l'Église)?  Urbain  distingue  entre 
ministres  coupables  de  fautes  graves,  mais  non 
schismatiques,  dont  les  sacrements  sont  valides  (bien 
que  l'Église,  depuis  quelque  temps  ait  interdit  d'y 
participer,  sauf  le  cas  de  nécessité),  et  ministres  qui, 
par  schisme  ou  hérésie,  sont  en  dehors  de  l'Église. 
Pour  les  sacrements  donnés  par  ces  derniers  :  formam 
quidem  sacramentorum,  non  aulem  virtutis  effectum 
habere  profitemur,  nisi  cum  ipsi  vcl  eorum  sacramentis 
initiali,  per  manus  impositionem  ad  catholicam 
redierinl  unitatem. 

Bernold  de  Constance  ne  disait  pas  comment,  par 
quoi  s'ajoutait  à  la  forma  sacramenti  la  virtus  sancti- 
ficalionis (dans  le  cas  de  l'ordination).  Nous  apprenons 
d'Urbain  II  que  c'est  par  une  imposition  des  mains,  et 
une  autre  lettre  nous  donne  des  détails  sur  la  céré- 
monie. Jafïé,  n.  5378;  P.  L.,  ibid.,  col.  358  B.  «  Pour 
réconcilier  les  clercs  ordonnés  par  les  excommuniés,  il 
faut  les  placer  parmi  les  ordinands,  les  soumettre  à 
l'imposition  des  mains  et  effectuer  sur  eux  tous  les 
rites  de  l'ordination,  sauf  l'onction.  »  Il  ne  s'agit 
évidemment  que  de  prêtres  ou  d'évêques.  (On  remar- 
quera, en  passant,  l'importance  qui  est  ici  accordée  à 
l'onction,  dont  on  semblerait  faire  l'essentiel  du 
sacrement.)  Quant  aux  ordres  qui  ne  comportent  pas 
d'onction,  le  diaconat  et  les  ordres  inférieurs,  Urbain  II 
ne  prescrit  rien  ici;  mais  des  faits  incontestables 
montrent  comment  il  entendait  alors  que  l'on  procé- 
dât. Popon,  archidiacre  de  Trêves,  a  été  élu  évêque  de 
Metz;  Urbain  consent  à  sa  consécration;  mais,  comme 
Popon  a  été  ordonné  diacre  simoniaquement,  on  devra 


2  \  1 9 


RE0RDJNAT10NS.    L'AGE    GRÉGORIEN 


2420 


lui  réitérer  celte  ordination  :  ut  eosdcm  ordines  (dia- 
conat et  ordres  inférieurs)  ab  aliquo  sorliatur  episcopo 
catholico  prœcipinws.  Jafïé,  n.  5442;  P.  L.,  ibid., 
col.  327  D. 

En  une  circonstance  analogue,  Urbain  ordonne  lui- 
même  comme  diacre  Daibert,  qu'il  a  nommé  évèque 
de  Pise,  mais  qui,  ayant  été  ordonné  diacre  par  Wézi- 
lon,  archevêque  schismatique  de  Mayence,  doit  voir 
son  diaconat  restauré  par  une  nouvelle  cérémonie.  A 
ceux  qui  s'en  étonnent  le  pape  explique  qu'il  s'agit 
non  d'une  réitération  de  l'ordre,  mais  d'une  sorte  de 
restitutio  in  integrum.  Jaffé,  n.  5383.  La  partie  intéres- 
sante du  texte  manque  dans  P.  L.,  t.  cm,  col.  294- 
295  A  :  quod  non  reileralionem  exisiimari  censemus  sed 
tanlum  integham  diaconii  dalionem.  Ce  texte  si  impor- 
tant est  passé  dans  Yves  de  Chartres,  P.  L.,  t.  ci.xi. 
col.  1148,  qui  l'a  transmis  à  Gratien,  Causa  I,  q.  vu, 
c.  23  (24).  Il  n'a  pas  été  sans  influence  sur  les  théolo- 
giens et  les  canonistes  postérieurs. 

b)  Les  mesures  ordonnées  par  Urbain  II.  —  L'exis- 
tence de  ces  diverses  théories,  qui  se  complètent  plus 
qu'elles  ne  se  combattent,  permet  de  comprendre  les 
variations  du  pape  Urbain. 

Il  semble  bien  qu'au  début,  faisant  sienne  la  théorie 
de  Vordinatio  catholica,  il  ait  mis  une  différence  entre 
les  sacrements  conférés  par  un  ministre  ordonné 
«  catholiquement  »  et  sans  simonie  :  sacrements  va- 
lides et  complets,  et  les  sacrements  administrés  par 
une  personne  ordonnée  extra  Ecclesiam  :  sacrements 
valides  mais  incomplets.  Il  ne  s'est  pas  arrêté  pourtant 
à  cette  distinction  où  Vordinatio  catholica  jouait  un 
rôle.  Dans  un  second  temps,  il  l'abandonne.  Tous  les 
sacrements  administrés  extra  Ecclesiam  —  que  le  mi- 
nistre ait  été  ordonné  ou  non  «  catholiquement  »  — 
sont  valides,  mais  incomplets  ;  ils  confèrent  la  forma 
sacramenli,  mais  non  la  virlus.  Cette  dernière,  quand  il 
s'agit  de  l'ordination,  est  obtenue  par  une  réitération 
de  tous  les  rites  de  l'ordre,  sauf  l'onction. 

Le  concile  de  Plaisance,  mars  1095,  le  plus  impor- 
tant, avec  celui  de  Clermont,  de  tous  ceux  qui  ont  été 
tenus  par  Urbain,  devait  traduire  tout  ceci  en  dispo- 
sitions générales.  Or  justement  les  textes  conciliaires 
portent  la  marque  évidente  des  hésitations  que  nous 
venons  de  signaler.  Pour  les  éclairer  il  faut  faire  appel 
à  une  consultation  qui  a  été  demandée  antérieurement 
au  concile  et  à  ce  que  nous  savons  de  l'exécution  des 
mesures  prescrites. 

Légat  du  Saint-Siège  en  Allemagne,  appelé  de  ce 
chef  à  jouer  au  concile,  qui  devait  traiter  de  la  pacifi- 
cation de  ce  pays,  un  rôle  important,  Gebhard,  évêque 
de  Constance,  n'a  pas  cru  pouvoir  mieux  s'éclairer 
qu'auprès  du  savant  Bernold,  son  diocésain.  Le  titre 
même  donné  par  Bernold  à  sa  consultation  en  donne 
le  sens  :  De  reordinatione  vitanda,  dans  Libelli  de  lite, 
t.  ii,  p.  150-150.  Bernold  y  maint  ient  le  point  de  vue  que 
nous  avons  déjà  signalé  :  si  l'on  reçoit  à  la  pénitence 
les  gens  qui  ont  été  ordonnés  chez  les  excommuniés, 
que  ce  soit  sans  réordination,  quoi  que  pensent  et  que 
disent  certaines  gens.  La  théorie  de  Vordinatio  catho- 
lica a  disparu,  on  le  voit,  et  Bernold  lui  donne  un  coup 
en  passant  :  ce  sont  des  siw.plf.ces,  des  nimium  zelotes, 
ceux  qui  n'hésitent  pas  à  souffler  sur  les  sacrements 
reçus  dans  l'excommunication  :  sacramenta  in  excom- 
municatione  usurpata  peniius  exsufflare  non    dttbitant. 

Du  concile  de  Plaisance  nous  n'avons  point  les  actes 
qui  permettraient  de  savoir  comment  fui  débattue  la 
question,  mais  seulement  les  décrets  qui  demeurent 
quelque  peu  ambigus.  Cf.  Mansi,  ConciL,  I.  xx, 
COl.  804  sq.  Les  uns  concernent  les  ordinations  faites  en 
dehors  de  l'Église,  par  l'antipape  Guibert  (créature  de 
l  Icnri  IV),  après  son  excommunication  parGrégoireV  1 1, 
et  par  les  évêques  ordonnés  par  lui  après  celle  date 
(can.  8);  celles  qui  ont  été  faites  par  des  prélats  nom- 


mément excommuniés,  ou  intrus  (can.  9).  Ces  ordina- 
tions sont  déclarées  irritœ.  Elles  sont  assimilées,  somme 
toute,  aux  ordinations  simoniaques,  visées  aux  ca- 
nons 2,  3,  4.  Le  canon  10,  au  rebours,  vise  les  ordi- 
nations faites  par  des  évêques,  jadis  ordonnés  catho- 
liquement, mais  qui,  durant  le  schisme,  se  sont  séparés 
de  l'Église  romaine.  Ceux  qui  les  ont  ainsi  reçues, 
quand  ils  reviendront  à  l'unité,  pourront  les  conserver, 
si  toutefois  leur  vie  est  convenable. 

Laissant  de  côté  ces  dernières,  il  faut  se  demander  ce 
que  signifie,  aux  canons  8  et  9,  le  mot  irritus  appliqué 
à  des  ordinations  données  par  des  évêques  consacrés 
extra  Ecclesiam  (le  cas  de  Guibert  lui-même  est  un  cas 
spécial;  sans  doute  il  a  été  ordonné  jadis  catholi- 
quement, mais  une  sentence  expresse  l'a  mis  hors  de 
l'Église).  A  première  impression  on  serait  tenté  de  le 
traduire  par  «invalides  »,  «nulles  ».  C'est  ainsi  que 
l'ont  fait  des  canonistes  postérieurs,  qui  ont  vu  clai- 
rement ici  la  théorie  de  Vordinatio  catholica  appliquée 
dans  toute  sa  rigueur.  La  discussion  convaincante, 
quoique  un  peu  subtile,  que  L.  Saltet  institue  sur  les 
textes,  op.  cit.,  p.  249-251,  voir  surtout  la  note  1  de  la 
p.  250,  nous  paraît  bien  montrer  qu'irritus  n'a  pas 
ici  ce  sens,  mais  bien  celui  de  «frappé  d'opposition  ». 
En  fait,  alors  que  le  concile  admet  que  les  clercs  ordon- 
nés par  des  prélats  «  catholiquement  consacrés  »  seront 
reçus  dans  l'Église  avec  leurs  ordres,  il  déclare  ne  pas 
admettre  ceux  dont  les  créateurs  ont  été  des  évêques 
«  non  catholiquement  ordonnés  ».  Ces  ordinations  ne 
sortiront  pas  leurs  conséquences;  elles  demeureront  de 
simples  «  formes  »,  sans  efjectus.  Jamais,  comme  il  est 
dit  dans  le  canon  2  (qui  traite  en  général  de  la  simonie), 
elles  n'auront  leur  valeur  (complète)  :  quidquid  (simo- 
niace)  adquisitum  est,  nos  irrilum  esse  et  nullas  un- 
quam  vires  oblinere  censemus  En  d'autres  termes  le 
concile  décide  de  ne  point  user,  à  l'endroit  tant  des 
ordinations  simoniaques  que  de  celles  qui  ont  été  don- 
nées par  des  prélats  consacrés  extra  Ecclesiam,  de  la 
condescendance  qu'il  montre  à  l'égard  des  autres. 

Aussi  bien  ne  faudrait-il  pas  penser  que  ces  derniers 
(les  clercs  ordonnés  par  des  évêques  catholiquement 
consacrés)  aient  pu  rentrer  sans  autre  forme  de  procès 
dans  l'Église.  Il  est  tout  à  fait  vraisemblable  qu'on 
leur  a  demandé  de  se  soumettre  à  cette  imposition  des 
mains,  à  cette  cérémonie  rectificatrice,  à  laquelle  fai- 
sait allusion  la  lettre  d'Urbain,  Jaffé,  n.  5378  (ci-dessus 
col.  241 8  aubas).  C'est  ce  que  montre  unelettre  du  même 
pape,  Jaffé,  n.  5694  ;  P.  L.,  t.  cli,  col.  500  B.  Des  prêtres 
ordonnés,  mais  malgré  eux,  par  des  évêques  schisma- 
tiques,  créatures  de  Guibert,  seront  admis  (par  excep- 
tion aux  canons  8  et  9  de  Plaisance)  à  reprendre  leurs 
fonctions;  mais  on  leur  imposera  une  pénitence  et  ils 
devront,  au  cours  d'une  ordination  générale,  recevoir 
l'imposition  des  mains  :  ipsos  autem  inter  eos  quibus 
ordinandis  manum  imponis,  dum  oraiionum  (ordina- 
tionum? )  solemnitas  agitur,  interesse  pnveipito. 

Nous  avons  la  description  d'une  cérémonie  de  ce 
genre,  pratiquée  à  Goslar,  un  peu  plus  tard,  en  1105, 
par  le  légat  Gebhard  de  Constance.  Dans  Annales 
Palhcrbrunnenses  publiées  par  Scheffer-Boichorst,  Ins- 
pruck,  1870,  p.  110.  Au  cours  de  l'ordination  générale, 
célébrée  aux  Quatre-Temps  de  la  Pentecôte,  Gebhard 
place  parmi  les  ordinands  et  réintègre  par  l'imposition 
des  mains  un  certain  nombre  de  clercs,  ordonnés  par 
des  évêques  qui  étaient  séparés  du  Saint-Siège  au 
moment  où  ils  ont  conféré  lesdites  ordinations.  Mais, 
chose  intéressante  à  noter,  parmi  ces  «  réconciliés  »,  les 
uns  participent  à  la  cérémonie  sine  albis  (nous  dirions 
in  nigris);  les  autres  ont  revêtu  l'aube  et  les  divers 
ornements  de  leur  ordre.  C'est  que  la  situation  de  tous 
ces  clercs  n'est  pas  la  même  :  diverses  ont  été  les  cir- 
constances de  leur  ordination.  Les  uns  avaient  des 
excuses  que  n'avaient  pas  les  autres,  ils  reçoivent  seu- 


2421 


REORDINATIONS.    LE    XII*    SIECLE 


2422 


lement,  placés  au  milieu  des  ordinands,  l'imposition 
des  mains  ;  tandis  que  leurs  camarades  se  voient  renou- 
veler toutes  les  cérémonies,  à  l'exception  de  l'onction. 
Cette  cérémonie  illustre  fort  bien  les  décisions  de  Plai- 
sance et  montre  que  les  idées  d'Urbain  ont  reçu  une 
application  pratique. 

3°  Les  conflits  d'idées  au  XIIe  siècle.  —  Lorsque  le 
concordat  de  Worms  met  Fin  en  1122  à  la  première 
querelle  du  Sacerdoce  et  de  l'Empire,  il  s'en  faut,  nous 
l'avons  vu  d3  reste,  que  soit  élucidée  complètement  la 
question  des  réordinations.  Le  xie  siècle  en  a  connu  des 
cas  incontestables  puis,  devant  certaines  protestations, 
des  scrupules  se  sont  manifestés  au  sujet  de  la  légiti- 
mité de  cette  façon  de  faire.  Mais  une  grande  indécision 
règne  encore,  tant  dans  le  domaine  de  la  pratique  que 
dans  celui  de  la  doctrine.  Avec  le  second  tiers  du 
xne  siècle  commence,  dans  un  milieu  rasséréné  au 
point  de  vue  politique,  la  discussion  plus  tranquille, 
entre  techniciens.  Dans  les  deux  grands  centres  intel- 
lectuels, Bologne,  Paris,  canonistes  et  théologiens  vont 
reprendre  le  problème. 

Mais  avant  de  suivre  leurs  débats,  il  faut  signaler 
quelques  isolés,  qui,  dans  la  première  moitié  du  siècle, 
émettent,  trop  souvent  encore,  sous  la  pression  des 
circonstances,  des  idées  plus  ou  moins  superposables 
à  la  doctrine  actuelle.  On  peut  dire,  en  effet,  d'une 
manière  générale  que  subsiste  la  méfiance  à  l'endroit 
des  ordinations  conférées  en  dehors  de  ['Église.  Alger 
de  Liège  (t  1131),  dans  son  Liber  de  misericordia  et 
justifia,  fait  plus  grande  que  de  raison  l'importance  de 
la  foi  du  ministre  pour  la  validité  des  sacrements, 
cf.  III,  8,  P.  L.,  t.  ci.xxx,  col.  930,  et  comme  les  simo- 
niaques  sont  des  hérétiques,  leurs  sacrements  ont  tout 
juste  le  minimum  de  valeur  que  l'on  ne  peut  refuser 
aux  sacrements  des  ariens.  Plus  sévère  encore  est 
Hugues  d'Amiens,  archevêque  de  Rouen  de  1130  à 
1164,  qui  consacre  un  de  ses  dialogues  à  la  question 
générale  des  sacrements  administrés  par  les  hérétiques. 
P.  L.,  t.  cxcii,  col.  1191  sq.  Pour  lui  tout  sacrement, 
donné  par  un  ministre  déposé  ou  excommunié  est  nul. 
Cf.  col.  1204.  A  Hildebert  de  Lavardin,  évèque  du 
Mans  de  1096  à  1125,  les  ordinations  simoniaques  pa- 
raissent douteuses  sinon  nulles.  Episl.,  xlviii,  P.  L., 
t.  clxxi,  cpl.  273.  Le  fougueux  Gerhoch  de  Reichers- 
berg  (1093-1169)  prend  violemment  parti  contre  la 
validité  de  l'eucharistie  célébrée  par  des  prêtres  excom- 
muniés ou  hérétiques,  P.  L.,  t.  cxciv,  col.  1375  sq.,  et 
s'efforce  de  mettre  de  son  côté  le  pape  Innocent  II  et 
saint  Bernard.  Somme  toute,  ces  divers  théologiens 
représentent  un  courant  qui  reste  défavorable  aux 
sacrements  conférés  en  dehors  de  l'Église.  Dans  les 
deux  plus  fameuses  écoles  de  la  chrétienté  occidentale, 
quelque  chose  va  survivre  de  cet  esprit. 

1.  L' Lcole  de  Bologne.  — Elle  est  essentiellement  une 
école  de  canonistes,  encore  qu'à  côté  de  l'école  de  droit 
fonctionne  aussi  un  enseignement  théologique,  dont 
les  premiers  maîtres,  Roland  Bandinelli,  par  exemple, 
ont  subi  l'influence  d'Abélard. 

Le  travail  des  canonistes,  depuis  Denys  le  Petit,  a 
consisté  principalement  à  rassembler  des  textes  pou- 
vant faire  autorité,  textes  conciliaires,  décrétâtes  des 
papes.  Ce  rassemblement,  commencé  dans  la  Dionij- 
siana,  puis  dans  l'Hispana,  continué  à  l'époque  caro- 
lingienne, s'est  fait  avec  fièvre  à  l'époque  de  la  grande 
réforme  du  xie  siècle,  dont  les  canonistes  ont  été,  pour 
une  grande  part,  les  inspirateurs  et  les  directeurs.  Au 
milieu  du  xne  siècle  on  se  trouve  en  présence  d'une 
masse  considérable  de  textes  de  ce  genre.  Mais  les  ju- 
ristes sont,  autant  qu'aux  textes  juridiques,  attachés 
aux  «  précédents  ».  Ces  précédents  ils  les  trouvent  soit 
dans  les  textes  conciliaires  ou  pontificaux  eux-mêmes 
qui  font  très  souvent  allusion  à  des  faits,  soit  dans 
quelques  actes  des  conciles  assez  parcimonieusement 

PICT.    DE   THÉOL.    CATHOL. 


conservés,  soit  dans  des  livres  historiques  entre  les- 
quels le  Liber  ponti ficulis  prend  une  importance  toute 
spéciale. 

Or,  sur  le  point  précis  qui  nous  occupe,  toute  cette 
documentation  ne  laissait  pas  que  d'être  passablement 
incohérente  :  les  textes  mêmes  qui  devaient  avant  tout 
«  faire  foi  »,  les  documents  pontificaux  en  particulier, 
étaient  souvent  contradictoires.  On  ne  saurait  donc 
s'étonner  de  l'incertitude  qui,  pendant  quelque  temps 
encore,  va  peser  sur  la  doctrine. 

D'autant  que  le  Décret  de  Gratien,  qui  en  très  peu  de 
temps  va  s'imposer  comme  livre  de  texte,  n'est  pas 
arrivé  sur  la  présente  question  à  dégager  une  opinion 
ferme.  On  sait  que  l'idée  de  fond  du  moine  bolonais 
—  et  c'est  ce  qui  le  différencie  de  ses  prédécesseurs 
avait  été  d'aboutir  à  la  concordance  des  canons  discor- 
dants :  concordia  discrepantium  canonum.  Sa  bonne 
volonté  fut  mise  en  échec  devant  la  masse  des  textes 
relatifs  à  la  valeur  des  sacrements  administrés  en  de- 
hors de  l'Église;  devant  leur  masse  et  aussi  devant 
leur  discordance.  Gratien  n'arriva  pas  à  les  dominer; 
il  ne  réussit  ni  à  les  faire  accorder  (ce  qui  était  impos- 
sible), ni  à  les  ramener  à  l'unité  en  écartant  purement 
et  simplement  un  certain  nombre  d'mtre  eux. 

Il  faut  chercher  sa  pensée  sur  notre  problème  dans 
la  Cause  I,  relative  aux  ordinations  simoniaques,  et 
dans  la  Cause  IX,  qui  traite  des  ordres  conférés  par 
les  excommuniés.  <>r  la  q.  î,  de  la  Cause  I  ne  contient 
pas  moins  de  129  canons,  mais  si  adroitement  balancés 
que  la  question  finalement  demeure  dans  l'incertitude 
et  qu'il  est  à  peu  près  impossible  de  se  représenter 
quelle  était  l'idée  exacte  de  Gratien.  Là  même  où  l'au- 
teur cherche  à  dégager  sa  pensée  personnelle,  dans  le 
Dictum  Gratiani  qui  suit  le  canon  97,  il  le  fait  de  telle 
manière  que  de  son  texte  on  peut  tirer  les  deux  théo- 
ries opposées  qui  vont  partager  l'école  de  Bologne, 
l'une  favorable  à  la  validité  des  ordinations  conférées 
par  les  hérétiques  (et  l'on  n'oubliera  pas  que  sous  ce 
vocable  alors  très  élastique  rentrent  les  simoniaques 
et  même  les  simples  schisma tiques),  l'autre  n'admet- 
tant cette  validité  qu'avec  de  très  curieuses  restric- 
tions. Commençons  par  celle-ci. 

a)  Opinion  défavorable  à  la  validité.  —  Elle  prend 
généralement  la  forme  de  la  théorie  de  l'ordinalio 
catholica  que  nous  avons  entendu  formuler  par  Ur- 
bain II,  mais  avec  une  précision  relative  aux  consé- 
quences qui  n'existait  pas,  vraisemblablement,  dans 
la  pensée  de  celui-ci 

Pour  qu'une  ordination  soit  valide,  dit  cette  opinion, 
il  faut  qu'elle  soit  donnée  in  forma  Ecclesiœ  (c'est-à-dire 
suivant  notre  langage  actuel  en  usant  de  la  matière  et 
de  la  forme  convenables),  par  un  évèque  ayant  reçu  la 
consécration  dans  i  fùjlise.  Même  si  cet  évèque  quitte 
l'Église,  il  emporte  dans  sa  sécession,  son  pouvoir 
d'ordonner,  mais  ce  pouvoir  s'arrête  immédiatement 
après.  L'évêque  ordonné  «  catholiquement  »  et  devenu 
hérétique,  ordonne  encore  validement:  mais  l'évêque 
consacré  par  lui  ne  pourra  plus  ordonner  :  son  pouvoir 
d'ordre  est  lié.  Il  est  donc  impossible  de  fonder  une 
Église  schématique  ayant  des  chances  de  durée,  puis- 
qu'à  la  deuxième  génération  s'éteint  le  pouvoir  sur  les 
sacrements.  Pour  ce  qui  est  du  remède  à  apporter  en 
cas  de  retour  à  l'Église,  nos  canonistes  tirent  d'ordi- 
naire la  conséquence  qui  s'impose  :  celui  qui  a  été 
ordonné  par  un  évèque  n'ayant  pas  Yordinatio  catho- 
lica doit  être  réordonné,  tout  aussi  bien  que  celui  qui 
a  été  ordonné  extra  formam  Ecclesiœ.  Et  d'ordinaire 
aussi  on  étend  cette  conséquence  à  l'eucharistie  et  cela 
de  manière  très  explicite  :  les  prêtres  ordonnés  par  des 
évêques  n'ayant  pas  V ordinatio  catholica  ne  consacrent 
pas  réellement. 

Cette  doctrine,  avec  des  nuances  diverses,  est  repré- 
sentée d'abord  par  Roland  Bandinelli  (le  futur  pape 


T. 


XIII. 


77. 


2423 


UEORDINATIONS.    LE    XlJe    SIÈCLE 


2424 


Alexandre  III)  à  la  fois  canoniste  et  théologien  et  dont 
le  Liber  sentenliarum,  édit.  Gietl,  1891,  a  exercé  une 
grosse  influence,  comme  aussi  sa  Summa  Decreti,  édit. 
Thaner,  1874.  Voir  les  textes  qu'il  serait  beaucoup  trop 
long  de  transcrire  ici  dans  L.  Saltet,  op.  cit.,  p.  298- 
307.  —  Elle  l'est  ensuite  par  Ru  fin  de  Bologne  dont  la 
Summa  Dccrelorum,  composée  entre  1157  et  1159, 
développe  les  idées  de  Roland  et  donne  au  système  un 
aspect  cohérent.  Édit.  H.  Singer,  Paderborn,  1902. 
Rufin  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  explicite  sur  la  réor- 
dination de  ceux  qui  ont  été  ordonnés  par  des  héré- 
tiques, non  catholiquement  consacrés  :  si  l'on  a  besoin, 
dans  l'Église,  de  tels  sujets,  in  Ecclesia  ordinabunlur 
ex  novo;  ils  n'ont  reçu  ni  virtus  sacramenli,  ni  executio 
ordinum,  ni  ipsum  sacramentum.  Ils  diffèrent  donc  de 
ceux  à  qui  l'ordination  a  été  conférée  par  un  ministre 
actuellement  hérétique,  mais  qui  avait  reçu  la  consé- 
cration apud  Ecclesiam;  ceux-ci  ont  reçu  le  sacramen- 
tum ordinis,  mais  non  Yexecutio  ordinis,  ni  à  plus  forte 
raison  la  virtus  sacramenli.  Pour  les  leur  donner,  s'ils 
reviennent  à  l'Église,  on  ne  leur  réitère  pas  l'ordre, 
mais  une  confirmation  per  benediclionem  sacerdotis  et 
inuocalionem  Spiritus  saneti.  P.  205-208.  Ces  textes  de 
Rufin  sont  clairs  à  souhait.  —  La  Summa  super  Décréta 
de  Jean  de  Faënza  (Faventinus),  composée  entre  1171 
et  1179,  n'est  qu'un  plagiat  de  celle  de  Rufin.  — -  Voici, 
dans  une  Summa  Decretalium  composée  entre  1191  et 
1198,  par  Bernard  évêque  de  Pavie,  l'expression  très 
claire  de  la  doctrine. 

De  ordinatis  ab  haereticis  vel  schismaticis  sic  tenere  sole- 
mus.  Distingue  utrum  ordinator  accepit  ultimam  mantis 
imposilionem  in  Ecclesia  aut  non. 

Si  fuit  quondam  catholicus  episcopus,  factus  hsereticus 
vel  schismaticus,  dat  ordinem  sed  non  ordinis  executio- 
nem. 

Si  non  accepit  ultimam  manus  impositionem  in  Ecclesia, 
id  est  si  nunquam  fuit  catholicus  episcopus,  nec  ordinem 
dat,  nec  executionem;  unde  ab  eo  ordinatus  ex  dispensa- 
tione  poterit  ordinari  ;id  eundem  ordinem,  tanquam  qui 
nihil  ah  eo  accepit  ut  Caus.  I,  q.  ultima  (  q.  vu),  can.  Dai- 
bcrlum.  Édit.  T.  Laspeyres,  Ratisbonne,  1851,  p.  215-216. 

Cette  doctrine  ne  reste  pas  confinée  dans  l'école; 
elle  passe  dans  la  pratique;  on  trouve  encore  à  la  lin 
du  xne  siècle  des  exemples  de  réordinations  et  même  de 
réordinations  célébrées  par  des  papes.  Il  est  assuré- 
ment curieux  que  l'on  n'en  puisse  trouver  qui  aient  été 
faites  par  Alexandre  III  (Roland  Bandinelli)  durant 
son  long  pontificat  (1159-1181).  Son  successeur  Lu- 
cius  III  (1181-1185)  sera  moins  réservé.  Le  canoniste 
Huguccio  de  fisc  en  est  témoin  dans  sa  Summa  Decreti, 
inédite.  Il  y  fait  remarquer  que  le  pape  Alexandre  III, 
lors  des  réconciliations  qui  suivirent  la  paix  de  Venise, 
avait  observé  la  pratique  de  l'Eglise  qui  interdit  les 
réordinations  ;  mais  le  pape  Lucius,  à  ce  qu'il  a  entendu 
dire,  a  fait  réordonner  les  gens  ordonnés  par  les  évêques 
qui  avaient  été  consacrés  en  dehors  de  l'Église.  Et  Hu- 
guccio exprime  son  élonnement  de  ce  que  les  cardinaux 
aient  laissé  faire  le  pape,  'texte  et  référence  dans  Sal- 
tet, op.  cit.,  p.  329.  Huguccio,  nous  allons  le  dire,  est 
en  effet  un  adversaire  des  réordinations;  Bernard  de 
Pavie,  comme  nous  l'avons  vu.  en  est  partisan-,  et  il 
allègue,  à  l'appui  de  sa  thèse,  la  pratique  du  pape 
Urbain  111(1 185-1187).  C'est  dire  que  la  curie  romaine 
n'était  pas  encore  absolument  lixée  sur  la  question. 

b)  Opinion  favorable  à  la  validité  des  ordinations 
faites  extra  Ecclesiam.  —  Le  grand  nom  de  Roland 
Bandinelli  n'a  pas  suffi  à  assurer  la  prépondérance 
absolue  à  l'opinion  qui  regarde  comme  invalides  les 
ordinations,  même  faites  in  forma  Ecclesia-,  mais  par 
des  évêques  consacrés  extra  Ecclesiam. 

Tout  dépendant  qu'il  soit  de  Roland  en  ses  ouvrages 
( Abbrcvialio  Decreti;  Senlenlise),  Ognibene,  profes- 
seur à  Bologne,  évèque  de  Vérone  en   1157,  mort  en 


1 185,  se  sépare  nettement  de  son  maître  sur  la  question 
de  la  validité  des  sacrements  et  il  enseigne  la  doctrine 
actuelle  :  hœretici  et  schismatici  baplizant  et  ordinant  et 
consecranl  corpus  Chrisi.  —  Mais  c'est  surtout  Gan- 
dolphe  de  Bologne,  lequel  a  professé  un  peu  plus  tard, 
vers  1170,  qui  contribue  à  ramener  l'école  vers  la  doc- 
trine augustinienne  pour  lors  si  compromise.  Il  cri- 
tique avec  force  la  thèse  qui  refuse  à  l'hérétique  le  pou- 
voir d'ordre,  Yexecutio,  et  il  a  un  mot  particulièrement 
heureux  pour  indiquer  que,  posilis  ponendis,  l'ordre  se 
transmet  indéfiniment  :  ordo  est  ambulalorius  usque  in 
infinitum.  Voir  Saltet,  p.  320.  En  d'autres  termes,  il 
n'y  a  pas  de  différence  entre  la  première  génération  de 
dissidents  et  la  seconde;  rien  ne  permet  d'empêcher  la 
constitution  d'une  hiérarchie  stable  chez  les  dissidents. 
Si  l'on  objecte  à  Gandolphe  que  divers  textes  officiels 
déclarent  irrilœ  les  ordinations  en  question,  il  répono 
avec  une  exégèse  quelquefois  un  peu  trop  énergique, 
que  l'adjectif  irrilus  veut  seulement  dire  illégitime. 
Ceux  qui  ont  reçu  ces  ordinations  ne  peuvent  légiti- 
mement faire  usage  de  ce  pouvoir.  Comme  le  dit  un 
autre  canoniste  :  si  exsequunlur,  ad  damnalionem  suam 
faciunt.  —  Une  attitude  analogue  se  retrouve  chez  le 
cardinal  Laborans,  un  des  auxiliaires  d'Alexandre  III, 
encore  qu'il  ne  semble  pas  toujours  assez  ferme  dans 
ses  conclusions.  —  Celui  au  contraire  qui  va  mettre  en 
valeur  et  faire  triompher  la  saine  doctrine,  c'est 
Huguccio  de  Pise,  professeur  à  Bologne  vers  la  fin  du 
xii«  siècle,  puis  évêque  de  Ferrare.  Dans  sa  Summa 
Decreti,  où  il  pose  nettement  le  problème,  il  le  résout 
dans  le  sens  de  la  validité  de  toutes  les  ordinations  des 
hérétiques  et  c'est  dans  ce  sens  qu'il  interprète  les  déci- 
sions de  Plaisance  de  1095.  Il  écarte  définitivement 
renseignement  de  Bufin  et  de  Jean  de  Faënza,  lequel, 
ajoute-t-il,  est  peut-être  celui  de  Gratien.  Cette  opinion, 
dit-il,  est  réprouvée  par  les  décisions  d'Urbain  II  au 
concile  de  Plaisance. 

Cette  doctrine  d'Huguccio  s'impose  de  plus  en  plus 
à  Bologne  dans  les  premières  années  du  xme  siècle,  au 
détriment  de  l'opinion  adverse,  que  l'on  voit  souvent 
critiquée  dans  des  Sommes  anonymes  de  cette  date. 
Une  d'entre  elles,  composée  vraisemblablement  entre 
1191  et  1198,  prononce  même  — ■  la  chose  vaut  d'être 
relevée  —  le  mot  de  «  caractère  ».  A  cette  question  : 
«  L'ordination  faite  par  des  excommuniés  est-elle 
valide?  »  le  sommiste  commence  par  répondre  que 
l'affirmative,  est  la  doctrine  de  l'Église  :  /7a  lenet 
iiodie  Ecclesia,  à  condition,  bien  entendu,  que  le  sacre- 
ment ait  été  conféré  in  forma  Ecclesise.  Il  critique 
ensuite  l'opinion  de  Jean  de  Faënza  et  il  ajoute  :  Non 
lenet  hoc  Ecclesia  quia  a  quocumque  habenle  ordinem 
episcopalem  ordinatus  ordinem  recepil,  dummodo  in 
forma  Ecclesiœ,  sed  executionem  non.  Ralio  est  quia 
effeclus  dicitur  ciiaiiacter  ordinis  qui  animœ  impri- 
mitur,  unde  non  polesl  per  inhibitionem  alicui  auferri, 
unde  eliam  deposilus,  si  conficiat,  confeclum  est.  Texte 
dans  Saltet,  p.  337-338. 

On  remarquera  les  derniers  mots  de  cet  exposé  si  net. 
Ce  qui  est  dit  de  l'évêque  qui  se  sépare  de  son  propre 
gré  de  l'Église  par  le  schisme  ou  l'hérésie  s'applique 
aussi  à  celui  que  l'Église  retranche  de  la  hiérarchie  par 
la  déposition.  Aucune  «  inhibition  »  —  ce  mot  est  admi- 
rablement choisi  —  ne  peut  empêcher  le  fonctionne- 
ment du  pouvoir  d'ordre  une  fois  reçu. 

Le  plus  grand  canoniste  du  xine  siècle,  saint  Ray- 
mond de  Pcùafort,  à  qui  Grégoire  IX  (1227-1241) 
confie  le  soin  de  donner  la  collection  officielle  des  Dé- 
crétales,  va  porter  le  dernier  coup  à  l'opinion  adverse. 
D'un  mot  il  écarte,  dans  sa  Summa  de  psenitentia  et 
matrimonio  la  doctrine  de  Jean  de  Faënza  :  Regularila 
teneas,  écrit-il,  quod  episcopi  et  sacerdotes,  sive  sint 
èxcommunicati,  sive  hœretici,  sive  depositi,  vera  confe- 
runt  sacramenla,  dum  tamen  in  forma  Ecclesiœ.  L.  I, 


2425 


RÉORDINATIONS.    LE    XII^    SIÈCLE 


2426 


c.  De  hœreticis  et  ordinatis  ab  eis,  §  9,  édit.  de  Paris, 
1720,  p.  38. 

Il  semblerait  donc,  dans  ces  conditions,  que  la  doc- 
trine de  l'inamissibilité  du  pouvoir  d'ordre  ait  à  cette 
date  définitivement  cause  gagnée  au  moins  dans  le 
monde  des  canonistes.  Or,  on  demeure  assez  surpris  de 
constater  que  l'Apparalus  in  Décrétâtes  du  pape  Inno- 
cent IV  (1243-1254),  publié  après  1245,  expose  une 
théorie  qui  est  une  aggravation  des  doctrines  de  Bo- 
logne. Pour  les  canonistes  comme  Roland,  Jean  de 
Faënza  et  les  autres,  qui  distinguaient  entre  l'ordre  et 
Yexecutio,  cette  execulio,  cette  licentia  ordinis  exequendi, 
se  trouvait  retirée,  ipso  facto,  par  l'hérésie  ou  le  schisme. 
Innocent  IV  —  disons  plus  exactement  le  canoniste 
Sinibald  Fiesco,  car  c'est  le  cas  ou  jamais  de  faire  le 
départ  entre  le  souverain  pontife  et  le  docteur  privé  — 
propose,  lui,  une  théorie  assez  différente,  mais  abou- 
tissant au  même  résultat  :  «  Le  pape,  dit-il,  pourrait 
lier,  par  un  acte  déterminé,  d'une  manière  complète, 
non  seulement  le  pouvoir  d'ordre  des  évèques  et  des 
prêtres,  leur  retirer  le  droit  d'ordonner  ou  de  consa- 
crer validemenl,  mais  encore  le  pouvoir  qu'a  tout 
homme  de  baptiser.  »  Apparalus,  1.  I,  Décrétai., 
c.  Quanlo,  de  consuetudine.  Innocent  s'appuie  sur  le 
fameux  texte  :  Quodcumque  ligaveris  super  lerram  erit 
ligaturn  et  in  cselis.  C'est  un  exemple  remarquable  de 
l'extension  qu'a  prise,  chez  les  canonistes  du  xme  siècle, 
la  conception  du  pouvoir  pontifical.  Cette  idée,  qui  est 
d'un  canoniste  plus  que  d'un  théologien,  ne  sera  pas 
retenue  par  la  théologie  postérieure. 

2.  L'École  de  Paris.  —  Pendant  que  les  idées  évo- 
luaient à  Bologne  dans  le  sens  de  l'abandon  progressif 
de  la  vieille  thèse  défavorable  aux  ordinations  célébrées 
extra  Ecclesiam,  un  mouvement  analogue  s'accomplis- 
sait à  Paris  qui  devait  aboutir  à  la  thèse  classique. 

Si  Bologne  est  la  grande  école  canonique,  Paris  est  la 
grande  école  théologique  et,  à  ce  titre,  son  action  est 
plus  importante  encore  à  étudier.  Il  convient  pourtant 
de  remarquer  que  la  présente  question  —  on  en  dirait 
autant  de  beaucoup  d'autres  relatives  aux  sacrements 
—  est  surtout  traitée  à  Paris  par  les  canonistes,  par  les 
«  décrétistes  »  comme  l'on  disait.  Même  quand  les 
théologiens  s'en  occupent,  es  qualités,  ils  ne  manquent 
pas  de  faire  observer  que  c'est  proprement  une  queeslio 
decretalis,  nous  dirions  une  affaire  juridique.  D'autre 
part,  quand  cette  question  est  soulevée  par  les  senten- 
tiaires  (commentateurs  des  Sentences  de  Pierre  Lom- 
bard) elle  l'est  encore  du  point  de  vue  des  «  autorités  ». 
La  théologie  du  xne  siècle,  en  elfet,  reste  toujours  pré- 
occupée d'aligner  les  textes  qui  plaident  pour  et  contre 
telle  ou  telle  solution;  et  quand  ces  «  autorités  »  sont 
contradictoires,  ce  qui  arrive  fréquemment,  elle  reste 
assez  souvent  embarrassée  devant  la  conclusion 
à  tirer.  On  notera  enfin  qu'une  véritable  circulation 
s'établit  entre  les  deux  écoles  de  Bologne  et  de  Paris,  qui 
amène  l'interpénétration  des  idées.  Roland  Bandinelli 
a  été  en  dépendance  d'Abélard,  mais  par  contre  Pierre 
Lombard,  qui  est  né  à  Novare  et  qui  a  étudié  à  Bologne 
vient  professer  à  Paris  et  aura  par  son  recueil  des  Sen- 
tences l'influence  que  l'on  sait.  Or,  l'on  a  montré  en 
quelle  dépendance  se  trouvaient  les  Sentences  par  rap- 
port au  Décret  de  Gratien.  Il  est  donc  inévitable  que 
nous  retrouvions  à  Paris  les  diverses  opinions  qui 
s'affrontaient  en  Italie. 

a)  L'altitude  de  Pierre  Lombard.  — •  La  discussion 
est  amenée,  dans  les  écoles  de  droit  canonique,  par 
l'explication  du  Décret  de  Gratien,  dont  on  a  dit  ci- 
dessus  les  tendances.  Dans  celles  de  théologie  elle  naît 
autour  de  deux  «  distinctions  »  du  1.  IV  des  Sentences. 
La  distinction  XIII,  qui  termine  les  problèmes  relatifs 
à  l'eucharistie,  posait  cette  question  qui  se  rapporte 
indirectement  à  celle  que  nous  avons  soulevée  :  «  Les 
hérétiques  et  les  excommuniés  confectionnent-ils  vrai- 


ment l'eucharistie?  »;  en  d'autres  termes  leur  messe 
est-elle  valide?  Après  avoir  fait  remarquer  que  certains 
pécheurs  consacrent  véritablement,  parce  qu'ils  sont 
encore  de  l'Église,  par  le  nom  et  le  sacrement  (reçu  : 
l'ordre),  encore  qu'ils  ne  le  soient  guère  par  la  vie,  le 
Lombard  continue  :  «  Mais  ceux  qui  sont  excommuniés 
ou  hérétiques  notoires  (de  hœresi  nolali)  ne  semblent 
pas  pouvoir  réaliser  ce  sacrement,  bien  qu'ils  soient 
prêtres,  parce  que  nul,  à  la  consécration,  ne  dit  :  «Sei- 
«  gneur  je  vous  offre  »,  mais  bien  :  «  nous  vous  offrons  », 
au  nom  de  l'Église.  Et  dès  lors,  bien  que  les  autres 
sacrements  puissent  être  célébrés  en  dehors  de  l'Église, 
cela  ne  paraît  pas  s'appliquer  à  l'eucharistie.  »  Et  après 
avoir  cité  un  texte  d'Augustin  (manifestement  apo- 
cryphe) :  «  On  en  tire,  dit  le  Lombard,  que  l'hérétique 
retranché  (expressément)  del'Église  catholique  ne  peut 
point  réaliser  ce  sacrement  :  ex  liis  colligitur  quod  hœre- 
ticus  a  calholica  Ecclesia  prœcisus  nequeat  hoc  sacramen- 
lurn  conficere.  »  En  dehors  de  l'Église,  en  effet,  l'ange  du 
sacrifice  n'est  pas  là  pour  porter  son  offrande.  [Pour 
comprendre  ces  derniers  mots  qui  éclairent  tout  le 
texte,  il  faut  se  rappeler  que  les  théologiens  du  xne  siè- 
cle ne  connaissent  pas  les  doctrines  plus  récentes  sur 
la  «  forme  »  de  l'eucharistie,  réduite  aux  purs  et  simples 
mots  de  l'institution.  Ce  qui  fait  le  sacrement,  ce  qui 
rend  présent  le  corps  et  le  sang  du  Christ  sur  l'autel, 
c'est  tout  l'ensemble  de  ï'actio,  depuis  le  Ilanc  igilur 
jusqu'à  la  fin  du  Supplices  te  rogamus.  Cette  dernière 
prière  avait  aux  yeux  des  théologiens  une  particulière 
importance;  à  la  demande  de  l'Église  l'ange  porte  sur 
l'autel  céleste  les  éléments  de  l'oblation,  qui,  par  leur 
contact  avec  cet  autel  céleste,  assimilé  au  corps  ressus- 
cité du  Christ,  deviennent  en  réalité  corps  et  sang  du 
Sauveur.  Tout  à  l'heure  Pierre  Lombard  disait  des 
mots  :  offerimus  qu'ils  étaient  des  mots  de  la»  consécra- 
tion »;  qui  est  en  dehors  del'Église,  ne  peut  requérir  en 
son  nom  l'ange  du  sacrifice;  ses  oblats  ne  peuvent  être 
portés  sur  l'autel  céleste  :  il  n'y  a  donc  point  de  consé- 
cration. ] 

La  dist.  XXV,  à  la  fin  des  questions  relatives  à 
l'ordre,  se  rapporte  plus  directement  à  notre  problème  : 
De  ordinatis  ab  hœreticis.  Il  s'agit  des  hérétiques 
condamnés  par  l'Église  et  retranchés  de  son  sein.  Peu- 
vent-ils donner  les  ordres?  Ceux  qui  sont  ordonnés  par 
eux,  s'ils  reviennent  à  l'Église,  doivent-ils  être  réor- 
donnés? 

La  question  est  compliquée,  répond  Pierre  Lombard, 
et  à  vrai  dire  presque  insoluble,  à  cause  des  différences 
d'opinion  des  docteurs.  Et  l'auteur  de  passer  en  revue 
ces  opinions.  Il  est  bon  de  le  faire  avec  lui,  pour  se 
rendre  compte  de  la  difficulté  qu'ont  eue  les  scolas- 
tiques  du  siècle  suivant  à  tirer  au  clair  ce  problème. 

«  Certains  paraissent  dire  que  les  hérétiques  ne 
peuvent  donner  les  saints  ordres  et  que  ceux  qui  sont 
soi-disant  ordonnés  par  eux  ne  reçoivent  pas  la  grâce.  » 
Ceci  est  démontré  par  les  expressions  du  pape  Inno- 
cent Ier  (ci-dessus,  col. 2398),  un  texte  de  saint  Grégoire, 
divers  textes  dis  saints  Cyprien,  Jérôme,  Léon  (se 
reporter  à  l'édition  de  Quaraechi).  Ces  témoignages  et 
d'autres  semblent  établir  que  les  sacrements  et  surtout 
ceux  du  corps  et  du  sang  du  Christ,  de  l'ordination  et 
de  la  confirmation  ne  peuvent  être  administrés  (vali- 
dement)  par  les  hérétiques. 

En  face  de  cette  négation  absolue,  une  affirmation 
absolue  :  «  Les  hérétiques,  même  retranchés  de  l'Église, 
peuvent  donner  (validement)  les  saints  ordres,  tout 
comme  le  baptême;  les  clercs  donc  qui  reviennent  de 
chez  les  hérétiques  ne  doivent  pas  être  réordonnés,  i 
Ce  que  démontrent  les  textes  tout  à  fait  pertinents  de 
saint  Augustin,  de  saint  Grégoire  que  nous  avons  allé- 
gués ici  même,  i  Ces  autorités  semblent  affirmer  que 
chez  tous  les  impies,  même  chez  les  hérétiques  retran- 
chés et  condamnés,  les  sacrements  demeurent  avec  le 


2427 


RE0RD1NATI0NS.    LE    XII«    SIÈCLE 


2428 


droit  de  les  donner;  ceux  donc  à  qui  ils  ont  administré 
le  sacrement  de  l'ordre  ne  doivent  pas  être  ordonnés  à 
nouveau.  » 

D'autres  distinguent  entre  les  divers  sacrements. 
«  Les  hérétiques  qui  ont  reçu  l'onction  sacerdotale  ou 
épiscopale,  quand  ils  quittent  l'Église,  conservent  le 
droit  de  donner  le  baptême,  mais  non  la  faculté  de 
donner  les  ordres  ou  de  consacrer  le  corps  du  Seigneur, 
après  qu'ils  ont  été  retranchés  et  condamnés,  tout  de 
même  que  l'évêque  dégradé  n'a  plus  le  pouvoir  de 
donner  les  ordres,  encore  qu'il  ne  perde  pas  la  faculté 
de  baptiser.  »  Les  auteurs  qui  se  rangent  à  cet  avis 
écartent  les  autorités  alléguées  ci-dessus,  en  faisant 
remarquer  qu'elles  visent  les  hérétiques  avant  leur 
retranchement  notoire  (aille  manifestant  prœ  isioncm). 
Elles  ne  prouvent  rien  pour  les  hérétiques  <•  après  que. 
par  un  jugement  de  l'Église,  ils  ont  été  retranchés  et 
condamnés,  ce  qui  leur  enlève  le  droit  d'ordonner  et  de 
consacrer,  comme  cela  arrive  aussi  pour  les  dégradés  et 
les  excommuniés.  » 

Le  développement  qui  suit,  dans  Picirc  Lombard, 
n'introduit  pas  une  nouvelle  opinion;  il  fait  seulement 
remarquer  que,  pour  être  valides,  les  sacrements  admi- 
nistrés par  les  hérétiques  et  les  excommuniés  (prœci- 
sis)  doivent  l'être  secundum  formant  Ecclesise;  encore 
faut-il  mettre  cette  restriction  que,  si  les  sacrements 
ainsi  donnés  sont  vera  et  rata  en  eux-mêmes,  ils  ne  pro- 
duisent pas  néanmoins  la  sanctification.  Ceci  apporte 
une  restiiction  qui  n'est  pas  sans  importance  à  la 
deuxième  et  à  la  troisième  opinion  qui  accordent  la 
validité  de  tous  les  sacrements  (2e  op.)  ou  de  certains 
(3e  op.)  que  confèrent  les  gens  retranchés  de  l'Église. 

Une  quatrième  opinion  est  enfin  relatée,  c'est  celle 
que  nous  avons  appelée  la  thèse  de  Vordinalio  calho- 
lica,  elle  est  très  clairement  exposée  :  «  Certains  décla- 
rent que  les  hérétiques  qui  ont  été  ordonnés  dans 
l'Église  gardent,  même  quand  ils  ont  été  séparés,  le 
droit  d'ordonner  et  de  consacrer;  mais  ceux  qui,  cons- 
titués dans  le  schisme  ou  l'hérésie,  ont  été  ordonnés  et 
oints  par  ceux-ci  n'ont  pas  ce  droit.  » 

Reste  l'application  au  cas  des  simoniaques  :  «  ils 
sont  des  hérétiques,  mais  pourtant,  avant  qu'ait  été 
portée  contre  eux  une  sentence  de  dégradation,  ils 
ordonnent  et  consacrent  (validement).  Quant  à  ceux 
qui  ont  été  ordonnés  par  eux  —  entendons,  semble-t-il, 
avant  cette  sentence  —  s'ils  connaissaient  le  caractère 
simoniaque  de  leur  consécrateur,  leur  consécration  est 
irrita  (il  faut  traduire  évidemment  comme  ci-dessus, 
col.  2420,  «frappée  d'opposition  »);  s'ils  l'ignoraient, 
leur  ordination  misericordiler  sustineliir  (l'expression, 
on  le  voit,  éclaire  parfaitement  par  opposition  le  sens 
du  mot  irrilus).  Le  Lombard  ne  dit  pas  ce  qu'il  faut 
penser  des  ordinations  faites  par  les  simoniaques 
condan  nés;  mais  il  est  évident  que  leur  cas  se  confond 
avec  celui  des  hœretici  prsecisi  étudié  au  cours  de  la  dis- 
tinction. 

Ayant  ainsi  mis  en  présence  les  diverses  opinions 
le  Maître  des  Sentences  ne  «  détermine  »  pas;  il  ne 
tranche  pas  le  débat  :  c'est  dire  qu'il  laisse  à  eux-mêmes 
tous  les  bacheliers  en  théologie  qui,  au  cours  des  âges 
suivants,  auront  à  s'escrimer  sur  son  texte.  Ce  pro- 
blème, en  effet,  abordé  exclusivement  par  la  méthode 
des  auctoritates,  telle  qu'on  la  pratiquait  au  xne  siècle, 
était  insoluble;  on  ne  pouvait  s'en  tirer  que  par  une 
étude  critique  des  auctoritates,  dont  l'époque  était 
Incapable,  ou  par  une  étude  dialectique,  serrant  de  près 
le  concept  du  sacrement,  de  son  efficacité  et  de  sis 
conditions;  c'est  seulement  un  peu  plus  tard  que  l'on 
s'engagera  dans  celte  voie. 

Si  l'on  veut  maintenant  préciser  ce  en  quoi  le  Lom- 
bard se  distingue  de  l'École  bolonaise,  il  suffira  de 
remarquer,  d'abord,  qu'il  ne  cite  qu'en  passant,  et 
sans  paraître  y  attacher  une  importance  capitale,  la 


thèse,  si  chère  aux  Bolonais,  de  Vordinalio  catholica; 
ensuite  qu'il  s'at lâche  surtout  à  mettre  en  lumière  le 
•  retranchement  de  l'Église  ».  Prsecisus,  degradatus  sont 
nettement  assimilés.  Or  l'on  n'oubliera  pas  que  la 
dégradation,  surtout  avec  les  cérémonies  impression- 
nantes dont  elle  s'accompagnait  —  on  les  trouve  encore 
dans  le  Pontifical  actuel  — -  avait  tout  l'air  d'une 
«  désordination  »,  si  l'on  ose  dire.  Expressément  l'on 
retirait  au  condamné  les  pouvoirs,  les  ornements,  les 
insignes,  les  instruments  de  son  ordre,  dans  l'ordre 
inverse  de  celui  où  ils  avaient  été  reçus.  Comment 
acteurs  et  témoins  de  cette  cérémonie  n'am  aient-ils 
pas  eu  l'impression  que  l'on  retirait  au  coupable  son 
caractère  sacré?  Un  siècle  après  Pierre  Lombard, 
l'évêque  de  Paris,  Guillaume  d'Auvergne  enseigne 
encore  que  la  dégradation  enlève  au  condamné  les 
pouvoirs  et  le  caractère  même  de  l'ordre. 

b)  Les  décrétistes.  —  Il  nous  faut  maintenant  suivre 
très  rapidement,  soit  dans  les  écoles  de  Décret,  soit  dans 
les  écol-es  de  théologie,  la  manière  dont  on  a  discuté  sur 
les  textes  de  Giatien  et  de  Pierre  Lombard  aux  der- 
nières décades  du  xnc  et  aux  premières  du  xnie  siècle. 

;i.  —  Etienne  de  Tournai,  né  à  Orléans  vers  1120- 
1130,  est  mort  évêque  de  Tournai  en  1203,  après  avoir 
étudié  à  Paris  (peut-être  à  Bologne)  et  avoir  enseigne 
à  Chartres  et  à  Orléans;  il  est  l'auteur  d'une  Summa 
Deereli  publiée  par  F.  Schulte,  Giessen,  1891.  Plus 
résolu  que  ses  maîtres,  il  prend  position  dans  notre 
problème  par  une  série  de  distinctions.  Que  penser  de 
ceux  qui  ont  été  ordonnés  in  forn.a  Ecclcsiœ  par  des 
simoniaques  ou  des  hérétiques?  II  faut  distinguer, 
répond  Etienne,  suivant  que  ceux-ci  sont  ou  non  tolé- 
rés par  l'Église.  1.  S'ils  sont  tolérés,  leurs  créatures  ont 
une  véritable  ordination;  2.  s'ils  ne  le  sont  point  il  y  a 
lieu  à  une  nouvelle  distinction;  a)  les  prélats  qui 
ordonnent  sont  seulement  excommuniés,  mais  non 
déposés  (exauctorati ),  alors  les  ordinands  qui  se  sont 
adressés  à  eux,  connaissant  leur  situation,  seront  dépo- 
sés, aussi  bien  n'ont-ils  reçu  que  le  nomen  o/j'eii  et  que 
l'ordre,  mais  sans  l'effet  de  la  grâce  :  ordinem  sine 
effectu  gratite;  si  les  ordinands,  au  contraire,  ignoraient 
cette  situation,  ils  doivent  être  «  confirmés  »  dans  leur 
ordre  par  imposition  des  mains.  —  b)  si  les  prélats  en 
question  étaient  non  seulement  excommuniés,  mais 
déposés  (exaueto  nli  =  depositi,  aul  degradali )  l'ordi- 
nation donnée  par  eux  est  nulle.  Ceux  qui  l'ont  reçue 
de  leurs  mains,  ignorant  cette  situation,  seront  réor- 
donnés, car  ils  n'ont  rien  reçu  dans  leur  première  ordi- 
nation; on  réordonnera  de  même  ceux  qui,  connais- 
sant cette  situation  illégitime,  ont  été  contraints  de 
recevoir  les  ordres  des  mains  de  ces  indignes  et  qui,  dès 
qu'ils  le  peuvent,  reviennent  à  résipiscence.  Mais  pas 
de  pitié  pour  ceux  qui  sont  venus  d'eux-mêmes  deman- 
der l'ordination.  Ces  conclusions  valent  pour  les  simo- 
niaques et  hérétiques  condamnés  non  par  sentence 
particulière  mais  par  sentence  générale,  rendue  en 
synode.  Une  telle  sentence  équivaut  en  elîet  à  l'exauc- 
loratio.  lui.  citée,  p.  122  sq. 

Mêmes  conclusions  et  appliquées  avec  rigueur  à  la 
validité  de  l'eucharistie  dans  une  Somme  parisienne  du 
Décret,  un  peu  postérieure  :  le  prêtre  régulièrement 
déposé  nihil  consecrat.  Textes  dans  Saltct,  op.  cit., 
p.  346-348. 

b.  —  On  ne  saurait  d'ailleurs  donner  cet  enseigne- 
ment comme  la  doctrine  ne  varietur  de  l'école  pari- 
sienne, car  des  auteurs  presque  contemporains  ou  de 
peu  postérieurs  ne  s'y  tiennent  pas.  Une  Somme  iné- 
dite, contenue  dans  le  Monacensis  lalinus  16  0S4,  mais 
certainement  oeuvre  française,  s'en  tient  à  la  question 
de  savoir  si  l'ordination  a  été  faite  oui  ou  non  in  forma 
Ecclssiœ,  et  elle  écarte  expressément  la  doctrine  de 
Vordinalio  catliolica.  «La  distinction  signalée  par  Ru  fin, 
dit-elle,  ulrum  ab  co  ordinurclur  qui  ultimam  manus 


2429 


RÉORDINATIONS.    LA    SOLUTION    DÉFINITIVE 


2430 


imposilionem  acceperit  [in  Ecclesia]  an  non,  cette  dis- 
tinction, il  vaut  mieux  en  faire  abstraction.  »  Saltet, 
p.  349. 

Prévostin  de  Crémone,  chancelier  de  l'Église  de 
Paris  de  1206  à  1209,  après  avoir  discuté  l'opinion 
adverse  (celle  des  vieux  maîtres  de  Bologne),  lui 
oppose  la  doctrine  de  saint  Augustin  :  hœrcticus  onmia 
sacramenta  habct,  dummodo  in  forma  Ecclesiœ  facial  et 
polestalem  habeal.  Et  ce  pouvoir  n'appartient  pas  seu- 
lement à  celui  qui  a  reçu  dans  l'Église  la  «  dernière 
imposition  des  mains  »,  mais  à  celui  qui  l'a  reçue  de 
lui,  et  ainsi  de  suite  ad  infmitum;  c'est  l'écho  du  mot 
de  Gandolphe  de  Bologne,  ci-dessus,  col.  2424.  Texte 
dans  Saltet,  p.  351. 

Même  doctrine,  bien  qu'accompagnée  parfois  d'idées 
singulières,  chez  Robert  de  Flamesbury,  pénitencier  de 
Saint-Victor,  au  début  du  xmc  siècle,  encore  que,  dans 
la  pratique,  il  se  montre  hésitant  et  renvoie  au  pape  les 
cas  douteux.  Même  doctrine  aussi,  mais  avec  une  note 
plus  ferme,  chez  un  légat  pontifical,  le  cardinal  Robert 
de  Courçon,  qui  voit  dans  la  doctrine  affirmant  la  vali- 
dité des  ordres  donnés  en  dehors  de  l'Église  une  règle 
absolue  :  inconcussa  régula  el  compago  lotius  christianse 
religionif;  quod  virlus  sacramenlorum  non  pendel  de 
meritis  ministrorum.  Saltet,  p.  352. 

On  peut  dire,  en  somme,  que,  chez  les  décrétistes  de 
l'école  de  Paris,  se  remarque  la  même  évolution  que 
nous  avons  constatée  à  Bologne  :  les  thèses  défavo- 
rables, selon  des  degrés  divers  d'ailleurs,  à  la  validité 
des  ordinations  hérétiques  cèdent  peu  à  peu  la  place  à 
une  doctrine  toute  voisine  de  la  nôtre. 

c)  Les  senlenliaires.  —  Un  mouvement  analogue  se 
constate  chez  les  théologiens  qui  commentent  les  Sen- 
tences de  Pierre  Lombard. 

Simon  de  Tournai,  au  début  du  xme  siècle,  s'en  tient 
encore  au  point  de  vue  de  la  vieille  école  de  Bologne  et 
de  Vordinatio  calholica,  dans  sa  Summa  de  sacramentis 
inédite.  Saltet,  p.  353. 

Au  contraire,  Guillaume  d'Auxerre  (t  1231),  qui 
enseigne  lui  aussi  à  Paris,  se  prononce  nettement  en 
faveur  de  la  doctrine  de  la  validité  des  sacrements 
administrés  en  dehors  de  l'Église,  pourvu  qu'ils  le 
soient  in  forma  Ecclesiœ.  Expressément  il  rejette  les 
distinctions  faites  entre  les  diverses  catégories  de  dissi- 
dents dans  le  Livre  des  Sentences.  C'est  là,  dit-il,  une 
solution  qui  n'en  est  pas  une  :  sed  quod  solulio  sit  nulla, 
probatur  :  qu'ils  soient  ou  non  prœcisi,  les  hérétiques 
donnent  de  vrais  sacrements.  Summa  aurea  in  IV 
libros  Sentenliarum,  fol.  284  v°. 

Roland  de  Crémone,  le  premier  des  dominicains  qui 
obtienne  à  Paris  la  licenlia  docendi,  en  1229,  rapproche 
avec  beaucoup  d'à-propos  le  baptême  et  l'ordination  : 
«  Tous  les  saints  (entendons  les  Pères)  disent  que  les 
hérétiques  baptisent  vraiment;  pour  la  même  raison, 
ils  célèbrent  validement  la  messe  (vere  conficiunl) ,  ils 
ordonnent  validement.  Aussi  saint  Grégoire  dit-il  que, 
de  même  que  l'on  ne  rebaptise  pas  ceux  qui  ont  été 
baptisés  parles  hérétiques,  de  même  ne  réordonne-t-on 
pas  ceux  qui  ont  été  ordonnés  par  eux.  »  Peu  importe 
que  l'hérétique  ait  été  ou  non  prœcisus.  Dès  là  qu'il 
use  de  la  matière  convenable  et  des  paroles  de  l'Église, 
les  sacrements  administrés  par  lui  sont  valides.  Il  n'y 
a  pas  de  distinction  à  faire  entre  le  baptême,  sacrement 
indispensable  pour  le  salut  —  et  dont  tout  le  monde 
reconnaissait  la  validité,  quel  qu'en  fût  le  ministre  — 
et  l'eucharistie  ou  l'ordre.  Nous  touchons  à  la  doctrine 
qui  va  bientôt  s'imposer. 

C'est  le  moment  où  les  docteurs  franciscains  et  domi- 
nicains commencent  à  devenir  à  l'Université  de  Paris 
les  émules  des  séculiers.  Quand,  vers  1245,  le  jeune 
Thomas  d'Aquin  arrive  comme  étudiant  à  Paris,  la 
doctrine  qui  tient  pour  la  validité,  positis  ponendis, 
des  sacrements,  et  en  particulier  de  l'ordre,  conférés 


par  les  hérétiques,  la  doctrine  qui  écarte  dès  lors  les 
réordinations,  cette  doctrine  semble  bien  être  devenue 
la  doctrine  commune  tant  chez  les  canonistes  que  chez 
les  théologiens.  Le  jour  où  il  devra,  comme  bachelier, 
expliquer  les  Sentences,  Thomas  d'Aquin,  on  12.")  1, 
n'aura  pas  de  peine  à  prendre  parti  là  où  Pierre  Lom- 
bard demeurait  hésitant.  Voir  son  explication  In  IV"m, 
dist.  XXV,  reproduite  dans  le  Supplément  de  la  Somme 
q.  xxxviii.  a.  2.  Thomas  d'Aquin  y  classe  les  diverses 
opinions  du  Maître  dans  un  ordre  à  lui  et  il  déclare  que 
la  3e  opinion  (selon  sa  compilation),  celle  qui  reconnaît 
la  validité  des  ordres  conférés  par  les  hérétiques  est 
l'opinion  vraie.  Voir  ce  qu'il  dit  Sum.  theol.,  IIIa, 
q.  lxxxii,  a.  7  et  8,  sur  la  consécration  valide,  à  la 
sainte  messe  célébrée  par  les  hérétiques  et  les  dégra- 
des eux-mêmes.  L'affirmation  de  la  doctrine  du  carac- 
tère amène  le  Docteur  angélique  à  être  très  ferme  sur 
ce  dernier  point  (la  question  des  ecclésiastiques  dégra- 
dés) où,  nous  l'a,vons  dit.  des  contemporains  hésitaient 
encore. 

Sur  ce  mèm?  point  Alexandre  de  Halès,  ou  l'auteur 
quel  qu'il  soit  de  la  Somme  théologique  qui  porte  son 
nom,  fournit  un  enseignement  analogue,  et  des  plus 
fermes  Quod  degradalus  habct  potestatem  consecrandi..., 
sicul  enim  charactere  non  potest  privari,  nec  sic  polestate 
conficiendi.  P.  IV,  q.  x,  memb.  5,  a.  1,  §  6.  Ce  qui  est  dit 
ici  permet  de  supposer  ce  que  l'auteur  aurait  dit  sur  le 
problème  de  la  validité  des  ordinations  des  hérétiques 
(la  Somme  est  inachevée,  et  ne  traite  pas  les  questions 
relatives  à  l'ordre).  Car  à  l'endroit  cité  qui  concerne  les 
effets  de  la  dégradation,  la  Somme  dit  clairement  :  Si 
episcopus  degradalus  ordinaret  aliquem,  est  ordinatus.  Et 
quod  dicilur  quod  non  habct  potestatem  largiendi  ordines 
intclligilur  de  polestate  execulionis  :  quasi  dicerel  :  ligata 
est  potestas  quantum  ad  executionem.  Mais  il  est  bien 
remarquable  qu'ici  les  mots  ordo  et  potestas  execulionis 
n'ont  plus  la  signification  que  nous  avons  vue  plus 
haut,  col.  2423.  Sans  aller  jusqu'à  dire  que  cette  dis- 
tinction recouvre  exactement  la  nôtre  entre  valide  et 
licite,  on  peut  affirmer  que  c'est  dans  ce  sens  que 
s'oriente  l'auteur  de  cette  remarquable  Somme  théolo- 
gique. 

Conclusion.  —  Il  ne  faudrait  pas  s'imaginer  que 
l'histoire  ultérieure  n'a  connu  aucun  retour  offensif  de 
la  doctrine  des  canonistes  bolonais,  laquelle,  en  somme, 
exigeait  dans  le  prélat  qui  consacre  ou  ordonne,  en 
même  temps  que  le  pouvoir  d'ordre,  une  sorte  de  pou- 
voir de  juridiction  susceptible  d'être  lié  par  l'autorité 
compétente.  Quand,  au  moment  du  Grand  Schisme, 
ce  problème  de  la  juridiction  va  se  poser  dans  les  deux, 
puis  dans  les  trois  obédiences  entre  lesquelles  se  par- 
tage l'Église  catholique,  on  entend  de-ci,  de-là,  des 
reviviscences  de  la  théorie  que  les  théologiens  sem- 
blaient avoir  fait  définitivement  reculer.  Chose  cu- 
rieuse! on  voit  même  le  pape  de  Rome,  Bonifacc  IX 
(1389-1404),  se  prêter  à  une  demande  qui  lui  est  faite 
par  un  évoque  de  recevoir,  comme  complément  d'une 
consécration  qu'il  avait  reçue  dans  l'obédience  adverse, 
ce  rite  réconciliateur  prescrit  jadis  au  temps  d'Ur- 
bain II  pour  les  prélats  schismatiques  d'Allemagne. 
Bulle  de  Boniface  IX  publiée  par  Eubel,  dans  liô- 
mische  Quarlalschrifl,  t.  ix,  189G,  p.  508.  Mais  ces  sin- 
gularités, qu'il  est  toujours  intéressant  de  collection- 
ner, ne  doivent  pas  faire  oublier  que  la  thèse  des 
grands  scolastiques  avait  définitivement  triomphé:  le 
concile  de  Trente  l'a  définitivement  consacrée.  Quand 
se  posera  la  question  de  la  validité  des  ordinations  des 
Églises  schismatiques  d'Orient,  ce  n'est  point  de  ce 
biais  que  le  problème  sera  abordé.  C'est  à  l'absence  de 
la  forme  et  de  la  matière  considérées  comme  essen- 
tielles dans  l'Église  latine  que  feront  appel  les  adver- 
saires de  cette  validité.  On  sait  comment  Morin  est 
intervenu  à  temps  pour  empêcher  la  curie  de  s'engager 


2431 


REORDINATIONS    —    RÉPARATION 


2432 


dans  une  impasse;  mais  ceci  n'est  plus  de  notre  sujet. 
Pas  davantage  la  question  des  ordinations  anglicanes, 
voir  l'article,  où  seuls  ont  été  invoqués  comme  moyens 
de  preuve  le  défaut  d'intention  et  les  lacunes  du  rituel 
qui  manifestaient  ce  défaut.  Les  nombreuses  ordina- 
tions de  clergymen  anglicans  passés  au  catholicisme 
—  Newman  et  Manning,  par  exemple  —  n'ont  aucun 
droit  de  figurer  dans  cette  étude  sur  les  réordinations. 
De  cette  étude  il  convient  seulement  de  retenir 
qu'une  thèse  fondamentale  de  la  théologie  sacramen- 
taire  a  mis  fort  longtemps  à  s'établir  et  que,  pour 
s'imposer,  elle  a  dû  triompher  de  sérieux  adversaires 
qui  prenaient  leur  point  d'appui  et  dans  la  dialectique 
même  et  dans  les  autorités  C'est  seulement  quand 
eurent  été  précisés  les  concepts  du  sacrement,  de  la 
causalité  sacramentelle,  du  ministre  véritable,  du  pou- 
voir de  l'Église,  etc.,  que  la  «  raison  théologique  »  put 
déduire  la  doctrine  qu'il  nous  paraît  si  naturel  d'ad- 
mettre aujourd'hui. 

Le  travail  si  neuf  et  parfois  si  exhaustif  de  L.  Saltet  four- 
nira une  bibliographie  abondante.  Il  resterait  à  le  compléter 
en  étudiant  de  plus  prés  les  commentateurs  de  Pierre  Lom- 
bard aux  débuts  de  la  scolastique  et  à  faire  sur  eux  les 
mêmes  recherches  minutieuses  qui  ont  été  si  bien  faites  par 
l'auteur  sur  les  commentateurs  de  Gratien. 

Avant  lui  la  question  avait  été  étudiée  par  :  Morin,  Com- 
menlarius  de  sacris  Ecclesiiv  ordinaiionibus,  Paris,  1655,  cet 
auteur  a  réuni,  à  sa  coutume,  un  très  grand  nombre  de  faits, 
peut-être  a-t-il  eu  le  tort  de  proposer  pour  les  expliquer  une 
théorie  unique;  I..  Hahn,  Die  I.ehre  non  den  Sàkramenten 
in  ihrer  geschiclitliclien  Enlwickelung,  Breslau,  1864;  Her- 
genrôther,  Die  Reordinalionen  der  alten  Kirche  dans  Oester- 
reicliische  Vierteljahresschrifi  fur  kalholischc  Théologie,  1. 1, 
1862,  p.  207-252,  387-457,  la  1"  partie  est  reproduite  dans 
Pholius,  t.  il,  p.  321-376;  B.  Jungmann,  Disscrtdlioncs 
sélectif  in  historiam  ccclesiasticam,  t.  iv,  Ratisbonne,  1884, 
p.  110-134;  B.  Gigalski,  Bruno,  Bischof  von  Segni,  Munster, 
1898,  p.  184-205;  du  même.  Die  Slellung  des  Papsles  Ur- 
bans  II.  zuden  Sakramenlsliandlungen  der  Simonisten,  Schis- 
maiiker  und  Tl'iretiker,  dans  Theologische  Quarlalschrifl, 
t.  lxxix,  1891,  p.  218-258,  ces  deux  études  ne  concernent 
que  des  points  de  détail  de  la  question. 

Au  moment  du  concile  du  Vatican,  la  question  a  été  sou- 
levée, dans  l'intention  que  l'on  devine,  par  les  adversaires 
de  l'infaillibilité  personnelle  du  pape;  les  faits  de  réordina- 
tions données  ou  autorisées  par  certains  papes  ont  été  exploi- 
tés par  divers  auteurs,  spécialement  par  Janus  (de  Dollin- 
ger);  les  réponses  des  «  infaillibilistes  »  n'ont  pas  toujours 
eu  le  sang-froid  nécessaire,  il  faut  bien  reconnaître  que  les 
faits  signalés  sont  exacts  et  que  le  théologien  doit  en  faire 
usage  pour  délimiter  le  privilège  de  l'infaillibilité;  c'est  ce 
qu'a  perdu  de  vue  le  P.  Michacl,  S.  .T.,  dans  un  article  en 
réponse  aux  Geschichlsjabcln  de  Dollinger,  publié  dans  la 
Zeitschrifl  fur  kaliiolische  Théologie,  t.  XVII,  1893,  p.  193-230. 

É.  Amann. 
RÉPARATION.  —  Nous   donnerons  :  I.  Une 
notion  générale,  étudierons,  II.  la  réparation  des  biens 
du  corps,  III.  de  la  violation  de  la  virginité  IV.  de 
l'adultère,  et  V.  Des  autres  biens. 

I.  Notion  générale.  —  On  distingue  ordinairement 
quatre  catégories  principales  de  biens  :  ceux  de  l'âme, 
ceux  de  la  vie  et  des  membres,  ceux  de  la  renommée 
ou  de  la  dignité,  enfin  ceux  de  la  fortune.  Lessius, 
De  justifia  cl  jure,  1.  II,  c.  ix,  dub.  23;  Laymann,  Theo- 
logiu  muralis,  1.  III,  tract,  m,  part,  i,  c.  VI,  n.  2; 
Sporer-Bierbaum,  Tlieol.  nwr.,  tract,  iv,  n.  C3  sq.; 
Lacroix,  Theologia  moralis,  I.  III,  part,  il,  De  restilu- 
lione,  n.  299;  Lugo,  Disputation.es  scolasticss  et  morales. 
De  jusliiia  et  jure,  disp.  IV,  sect.  1,  a.  5.  S'il  a  été  porté 
atteinte  ;i  ces  biens  e(  aux  droits  qui  y  corresponde  it, 
la  justice  exige  que  réparation  soit  faite  par  l'auteur  de 
cette  atteinte.  Quand  il  s'agit  de  certains  de  ces  biens, 
ceux  de  1 1  fortune  toui  spécialement ,  l'égalité  peut  êlre 
rétablie  entre  la  perte  subie  et  la  réparation.  Biens 

enlevés,  biens  rendus  sont  du  même  ordre  et  il  est 
possible  d'arriver  à  l'égalité  parfaite.  C'est  alors  la 
restitution,  il  en  sera  traité  dans  un  article  ultérieur. 


Quand  il  s'agit  de  biens  d'ordre  dilTérent,  soit  infé- 
rieur, soit  supérieur,  ou  même  de  biens  du  même  genre 
qui  ne  peuvent  être  mesurés  à  égalité  entre  eux,  telle 
que  la  vie  ou  la  mutilation  du  corps,  de  nombreuses 
difficultés  se  présentent.  Il  ne  saurait  être  question  de 
justice  commutative  proprement  dite,  car  il  n'y  a  pas 
ici  de  restitution  ad  œqualitalem  qui  soit  possible. 
Lorsqu'un  préjudice  est  causé,  la  réparation  est  cepen- 
dant nécessaire.  S.Thomas,  IIa-IIae,  q.  lxii,  a.  2,  ad  lum 
et2«>";  Scot,  InlV^nSeiit.,  dist.XV,  q.  m,  n.  6;  Reif- 
fenstuel,  Theologia  moralis,  tract,  iv,  dist.  III,  q.  iv, 
n.  54;  Lugo,  loc.  cit.,  disp.  IV,  sect.  1,  n.  4;  Lacroix, 
toc.  cit.,  et  d'autres  enseignent  que  même  pour  la  vie 
qui  a  été  enlevée  ou  pour  un  membre  mutilé  et  autres 
biens  dont  nous  parlerons  en  cet  article,  une  certaine 
restitution  est  h  faire,  malgré  qu'elle  soit  d'un  genre 
dilTérent  et  d'un  ordre  divers  de  bien. 

Sans  doute,  on  ne  peut  pas  rendre  ad  œqualitalem, 
mais  on  peut  compenser.  Voici  sur  ce  point  la  pensée 
de  saint  Thomas  :  In  quibus  non  polest  recompensari 
œqulvalens,  sufpcil  quod  ibi  recompenselur  quod  possi- 
bile  est...;  et  ideo  quando  id  quod  est  ablalum,  non  est 
restituibile  per  aliquid  œquale,  débet  fteri  recompensalio, 
qualis  possibilis  est,  puta  cum  aliquis  alicui  abslulit 
membrum,  débet  ei  recompensare,  vel  in  pecunia,  vel  in 
aliquo  honore,  considerata  conditione  ulriusque  perso- 
nœ  secundum  arbiirium  boni  viri,  II*-II»,  q.  lxii, 
a.  2,  ad  lum,  de  même  que  celui  qui  n'est  pas  à 
même  de  rendre  cent  francs,  alors  qu'il  peut  en  donner 
cinq  est  au  moins  tenu  de  verser  cette  somme.  Cette 
comparaison,  il  est  vrai,  est  imparfaite,  car  nous 
sommes  dans  des  biens  de  même  ordre,  mais  elle  est 
une  indication.  Scot  partage  aussi  l'avis  de  saint 
Thomas,  quand  il  écrit  :  Qui  nec  tantam  restitutionem 
velil  facere,  non  potesl  omnino  esse  immunis  a  restitu- 
tione,  sicul  quidam  falui  faciunl,  qui  absolvunt  homi- 
cidas,  non  eis  oslendentes  restitutionem  necessario 
incumbenlem,  quasi  facilius  possil  transire  homicida, 
quam  (ut  dicam)  canicida  vel  bovicida  quia  si  quis 
occidissel  bovem  proximi  sui  vel  canem,  non  absolveretur 
sine  restitutione,  lenelur  ergo  ad  restitutionem  spiritua- 
lem  sequivalenlcm  vitse,  quam  abslulit,  sicut  polest 
œquivalentia.  In  IVam  Sent.,  dist.  XV,  q.  m,  n.  6. 

De  cette  compensation  il  est  déjà  question  dans  la 
sainte  Écriture  et  dans  le  droit  ancien.  Dans  l'Exode 
nous  lisons,  en  effet  :  Si  rixati  juerinl  viri  et  percusserit 
quis  mulierem  prœgnanlem,  et  aborlivum  quidem  feceril, 
sed  ipsa  vixerit,  subjacebit  damno  quantum  maritus 
mulieris  expetierit,  et  arbilri  judieaverinl.  Ex.,  xxi, 
22;  voir  aussi  xxi,  26  :  Si  percusserit  quisquam  oculum 
servi  sui  aut  ancillœ,  et  luscos  feceril,  dimitlel  eos  liberos 
pro  oculo,  quem  eruil. 

La  loi  civile  antique  ordonnait  aussi  cette  compensa- 
tion pour  réparer  les  dommages  commis  :  Lex  «  Pnvlor 
ait  »,  Digeste  «  De  his  qui  effuderint,  »  §  5  «  Cum  liber 
homo  periil,  damni  œslimalio  non  fit  in  duplum,  quia  in 
homine  libero  nulla  corporis  œslimalio  fieri  polest,  sed 
quinquaginla  aureorum  condemnalio  fil.  » 

Saint  Alphonse  de  Liguori  est  d'un  avis  différent  : 
il  n'accepte  pas  que  l'on  puisse  compenser  par  un  bien 
d'ordre  inférieur  la  perte  d'un  bien  supérieur.  Il  ne 
saurait  donc  être  question  pour  lui  de  restitution.  11 
écrit,  en  effet  :  Jusliiia  commulativa  obligat  ad  resti- 
tuendum  juxta  œqualitalem  damni  illati.  Ubi  autem 
reslilulio  facienda  sil  in  génère  diverso,  nulla  adest 
œqualilas,  nec  ulla  erit  unquuni  compensatio  damni.  per 
quameumque  enim  pecuniam  damnum  minime  repara- 
bilur,  neque  in  lolo  neque  in  parte.  Et  sic  respondclur 
opposiur  sentenlise.  Theol.  mot.,  1.  III,  n.  627.  Par 
ailleurs,  un  droit  strict  a  toujours  trait  à  quelque  chose 
de  nettement  déterminé.  Puisque  celte  détermination 
isl  impossible  quand  il  s'agit  de  biens  d'ordre  divers, 
vu  qu'il  n'y  a  pas  entre  eux  de  commune  mesure,  la 


2433 


RÉPARATION    DES    BIENS    DU    CORPS 


2434 


restitution  est  impossible;  cf.  Wouters,  Manuale 
theologise  moralis,  t.  I,  n.  980;  sur  cette  question  voir 
Priimmer,  Manuale  theologise  moralis,  t.  n,  p.  204; 
Vermeersch,  Theologise  moralis  principia,  2e  éd.,  t.  n, 
n.  587. 

Au  point  de  vue  théorique,  la  conception  de  saint 
Alphonse  de  Liguori  et  de  ceux  qui  le  suivent  est,  à 
coup  sûr,  préférable.  La  renommée,  par  exemple,  ne 
s'estime  pas  à  prix  d'argent.  Quand  elle  est  lésée,  elle 
est  à  proprement  parler  vénalement  irréparable.  L'opi- 
nion de  saint  Thomas  paraît  cependant  tenir  un 
meilleur  compte  des  faits  pratiques,  si  bien  que  certains 
théologiens  n'hésitent  pas  à  l'appeler  plus  probable. 
Voir  Tanquerey,  Synopsis  theologiœ  moralis  el  paslo- 
ralis,  t.  m,  n.  565,  Paris,  1931.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces 
divergences  conceptuelles,  tous  les  auteurs  recon- 
naissent le  bien  fondé  des  amendes  pécuniaires,  impo- 
sées à  titre  pénal,  par  l'autorité  judiciaire  à  ceux  qui 
ont  causé  des  torts  qui  ne  sauraient  être  réparés  ad 
œqualilalem. 

Pour  arriver  à  donner  une  solution  aux  cas  qui  vont 
être  envisagés,  et  de  tous  ceux  analogues,  qui  se  pré- 
sentent dans  la  vie  courante,  il  faudra,  à  propos  de 
chacun  d'eux,  analyser  les  dommages  avec  leurs  élé- 
ments essentiels,  bien  distinguer  ce  qui  est  réparable 
et  ce  qui  ne  l'est  pas  et  dans  ce  qui  est  réparable 
discerner  la  part  de  responsabilité  et  de  volonté.  (Voir 
sur  ce  point  les  développements  apportés  dans  l'art. 
Restitution,  §  Conditions.) 

II.    RÉPARATION    DES   BIENS    DU    CORPS.    1°   Ce    qlli 

est  irréparable;  2°  Ce  qui  est  réparable;  3°  A  qui 
incombe  la  réparation  et  4°  Envers  qui? 

1°  Ce  qui  esl  irréparable.  —  C'est  la  perte  de  la  vie 
ou  d'un  membre  ou  de  la  santé  et  spirituellement,  pour 
celui  qui  a  été  assassiné,  la  privation  de  la  grâce  des 
derniers  sacrements. 

2°  Ce  qui  est  réparable.  —  S'il  y  a  culpabilité  de  sa 
part,  l'homicide  ou  celui  qui  a  causé  la  mutilation  doit 
réparer  les  dommages  spirituels  et  temporels  qui  sont 
la  conséquence  de  son  acte  et  qu'il  a  pu  prévoir 
au  moins  confusément,  car  il  en  est  la  cause  efficace. 

1.  Les  dommages  spirituels  encourus  sont  à  com- 
penser. C'est  pourquoi  les  auteurs  s'accordent  pour 
demander  au  confesseur  d'imposer  au  criminel,  au  for 
interne,  des  peines  spirituelles,  des  sacrifices,  des 
prières,  des  messes,  etc.,  à  appliquer  à  l'âme  du 
défunt. 

2.  Les  dépenses  matérielles  occasionnées  par  le  crime. 
—  L'injuste  et  volontaire  homicide,  l'auteur  de  la 
mutilation  sont  tenus  de  payer  toutes  les  dépenses 
raisonnablement  faites  par  celui  qui  a  été  lésé,  mais 
qui  n'est  pas  mort  aussitôt,  ou  par  celui  qui  n'a  été  que 
mutilé,  pour  assurer  l'alimentation  extraordinaire, 
pour  les  honoraires  des  médecins  et  gens  de  l'art,  pour 
les  médicaments,  pour  les  pansements  et  autres  choses 
nécessaires  aux  soins.  Naturellement  ce  que  le  sujet 
aurait  eu  à  dépenser  pour  sa  nourriture  ordinaire,  s'il 
n'avait  pas  subi  l'accident,  est  à  déduire.  S.  Alphonse 
1.  III,  n.  630-631. 

Le  coupable  doit  aussi  compenser  les  pertes  de  gains 
ou  de  bénéfices,  subies  par  celui  qui  est  blessé,  pendant 
tout  le  temps  que  celui-ci  ne  vaque  plus  à  ses  occupa 
tions.  Ibid.,  1.  III,  n.  639. 

Il  en  est  de  même  des  dommages  extraordinaires 
causés  éventuellement  par  l'acte  délictueux;  telle  se- 
rait la  difficulté  que  rencontrerait,  pour  se  marier,  une 
jeune  fille,  déformée  par  une  mutilation.  [Nous  n'avons 
pas  à  examiner  ici  la  mutilation  ou  la  mort  survenue 
dans  le  cas  de  légitime  défense.  Lessius,  1.  II,  c.  ix, 
dub.  21  ;  Laymann,  1.  III,  tract,  m,  part,  m,  c.  vi,  n.  5; 
Molina,  De  juslitia  cl  jure,  tract,  m,  disp.  82;  Sporer, 
loc.  cit.,  n.  116  ;  Lacroix,  I.  III,  part,  n,  n.  305; 
Lugo,  dis]).  XI,  n.  51,  59;  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  637]. 


Les  dépenses  pour  les  funérailles  de  celui  qui  a  été 
mis  à  mort  ne  sont  pas  à  supporter  par  le  criminel,  car 
elles  auraient  été  faites  également  en  cas  de  décès 
naturel.  Cependant  si  le  crime  avait  été  commis  loin 
du  domicile  de  la  victime,  les  frais  supplémentaires 
nécessités  de  ce  fait  pour  le  transport  du  cadavre  sont 
à  compenser. 

3°  A  qui  incombe  la  réparation?  —  A  l'homicide 
coupable.  Par  la  mort  pénale  que  le  juge  porte  contre 
lui,  celui-ci  n'est  pas  libéré  en  rigueur  de  droit  de 
l'obligation  de  réparer  le  dommage  temporel  qu'il  a 
causé.  La  peine  extéiieure  dont  il  est  frappé  satisfait 
en  effet,  à  la  justice  publique  et  vindicative,  mais  non 
à  la  justice  commutât ive. 

Pratiquement  cependant  il  est  excusé  de  la  répa- 
ration, ainsi  que  ses  héritiers,  car  ceux  qui  ont  été 
lésés  se  contentent  de  la  peine  extérieure  et  ne  se  sou- 
cient pas,  au  moins  en  général,  d'exiger  davantage. 
Ceux  qui  recueillent  la  succession  du  condamné  sont 
donc  censés  avoir  obtenu  la  condonation.  S.  Alphonse, 
1.  III,  n.  705. 

On  considère,  en  effet,  que  la  sentence  de  mort  est 
définitive  de  toute  la  cause;  nulle  mention  de  compen- 
sation ou  de  restitution  n'est  faite  dans  le  jugement 
porté  par  l'autorité  responsable.  La  collectivité  en  est 
satisfaite  aussi  bien  que  la  partie  qui  a  été  offensée. 
Molina,  loc.  cit.,  disp.  84,  n.  8;  Lessius,  loc.  cit.,  dub.  22, 
n.  119;  Lugo,  loc.  Cil.,  disp.  XI,  n.  49.  Les  tribunaux 
n'accordent  d'ordinaire  à  la  ■  partie  civile  »,  comme 
dommages-intérêts,  que  le  franc  symbolique.  Mais, 
si  la  rémission  des  dommages  tempcrels  n'est  pas 
accordée,  l'obligation  de  les  réparer  passe  aux  héritiers 
de  l'homicide,  car  les  biens  qu'ils  reçoivent  sont  grevés 
en  quelque  sorte  de  cette  charge. 

4°  Envers  qui  doit  se  faire  la  réparation  ?  —  Si  la 
réparation  du  dommage  n'a  pas  été  faite  à  celui  qui  a 
été  lésé  pendant  qu'il  vivait,  elle  est  à  faire  à  ses  héri- 
tiers :  1.  nécessaires:  2.  non  nécessaires  et  3.  à  ses 
créanciers. 

1.  Les  héritiers  nécessaires.  —  Ce  sont  les  enfants, 
l'épouse  et,  vraisemblablement,  les  parents,  qui  se 
trouvent  dans  le  rayonnement  naturel  de  celui  qui  a 
été  lésé.  Ils  ont  droit  à  la  réparation  des  dommages 
qui  leur  sont  causés,  vu  que  celui  qui  leur  procurait  la 
subsistance  a  disparu,  et  avec  lui  tout  gain  ou  bénéfice 
nouveau.  Ces  préjudices  s'estiment  d'après  les  espoirs 
que  la  famille  de  celui  qui  a  été  tué  ou  mutilé  pouvait 
légitimement  nourrir.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  631  ; 
Lehmkuhl,  Theologia  moralis,  t.  i,  n.  1179;  voir  aussi 
Noldin-Schmitt,  Théol.  mor.,  t.  n,  p.  466;  Tanquerey, 
Synopsis,  t.  m,  p.  566.  Bien  des  auteurs  (Lessius,  De 
juslitia  et  jure.].  II,  C.  ix,  dub.  29,  n.  155  ;  Lugo,  disp.  XI, 
n.  78),  n'acceptent  pas  cette  opinion,  car  il  faudrait 
établir  que  l'homicide  fut  véritablement  une  injustice 
à  l'égard  de  ces  personnes.  Puisque  ceci  est  souvent 
difficile  à  prouver,  il  ne  saurait  être  question  de  resti- 
tution.  Celle-ci  se  limite  ordinairement  à  ce  que  repré- 
sente la  subsistance  alimentaire  et  vestimentaire  dont 
les  héritiers  nécessaires  sont  privés  par  la  mort  de  leur 
soutien  naturel. 

Celui  qui  est  mort,  à  la  suite  d'un  crime,  n'a  pas 
pouvoir  pour  remettre,  avant  son  décès,  la  réparation 
due  à  ses  héritiers  nécessaires  pour  les  aliments  et  le 
vêtement,  car  ceci  leur  revient  directement.  Lugo, 
disp.  XL  n.  63.  Remarquons-le  cependant,  cela  n'est 
vrai  que  si,  de  fait,  le  défunt  leur  donnait  la  nourriture 
et  leur  fournissait  l'habillement,  et  s'il  voulait  par 
ailleurs  continuer  de  le  faire.  Lehmkuhl,  loc.  cit., 
n.  1181.  Aussi  la  rémission  de  la  réparation  doit-elle 
toujours  être  considérée  en  dépendance  des  circons- 
tances concrètes  dans  lesquelles  elle  se  réalise. 

La  réparation  du  manque  à  gagner  est  en  général 
plus  problématique  que  celle  de  la  subsistance,  parce 


2435 


HÉ PA RATION 


2436 


que  ce  droit  n'existe  pas  dans  le  patrimoine  légué.  Cet  le 
opinion  du  P.  Vermeersch,  loc.  cit.,  n.  617,  qui  s'inspire 
uniquement  de  la  justice,  demande  dans  la  pratique, 
à  être  nuancée  pai  les  inspirations  de  l'équité  et  de  la 
charité. 

La  difficulté  est  encore  plus  grande  quand  il  s'agit 
de  déterminer  la  quantité  de  la  réparation.  Pour  arri- 
ver à  une  solution  acceptable  il  est  indispensable,  la 
plupart  du  temps,  de  recourir  à  la  composition  ou  à 
l'arbitrage  judiciaire  en  cas  de  désaccord. 

2.  Les  héritiers  non  nécessaires.  — ■  Ce  sont  les  frères 
cl  les  consanguins.  Sauf  le  cas  où  ceux-ci  auraient  été, 
de  par  sa  propre  volonté  ou  en  vertu  d'un  jugement 
porté  par  l'autorité  compétente,  à  la  charge  de  celui 
qui  a  été  tué  ou  blessé,  il  semble  peu  probable  que 
réparation  leur  soit  due,  car  ils  n'y  ont  pas  un  droit 
strict.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  632;  Lehmkuhl,  n.  1180. 

3.  Les  créanciers.  — -  Les  auteurs  ne  sont  pas  d'accord 
pour  déterminer  ici  le  devoir  de  la  réparation.  Le  cou- 
pable, mais  à  la  condition  expresse  qu'il  ait  prévu  ce 
préjudice,  au  moins  confusément,  et  l'ait  voulu,  est 
tenu  de  restituer  ce  que  doit  sa  victime,  car  les  créan- 
ciers ont  le  droit  de  ne  pas  être  privés  par  la  vio- 
lence d'une  tierce  personne  du  paiement  des  dcltes 
qui  leur  sont  dues.  Molina,  loc.  cit.,  disp.  83,  n.  8; 
Laymann,  loc.  cit.,  c.  vi,  n.  4;  Lugo,  disp.  XI,  n.  74, 
n.  77;  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  634;  Vermeersch,  loc.  cit., 
n.  616,  5  et  6.  Encore  faudrait-il  établir,  pour  que  le 
devoir  de  la  réparation  soit  certain,  que  l'intention 
volontaire  ait  été  véritablement  cause  efficace  du  dom- 
mage et  non  pas  seulement  accidentelle.  Voir  art.  Res- 
titution; Piscetta-Gennaro,  Elemenla  thcologiœ  mora- 
lis.  t.  m,  p.  494-495. 

De  ce  qui  précède  il  est  clair  que  les  pauvres  et  les 
œuvres  pies,  bénéficiaires  des  largesses  de  celui  qui  a 
été  tué,  ne  sauraient  exiger  de  réparation,  car  ils  n'y 
avaient  pas  un  droit  strict  de  justice.  Voir  art.  Resti- 
tution, §  Conditions. 

Du  fait  également  que  l'homicide  n'est  pas  une  ac- 
tion injuste  contre  les  sociétés  d'assurance  ou  les  insti- 
tutions qui  doivent  verser  une  rente  à  la  veuve  et  à  ses 
enfants,  à  la  suite  du  décès  du  mari  et  du  père,  le 
criminel  et  ses  héritiers  ne  sont  pas  tenus,  semble-t-il, 
à  réparer  le  dommage  subi  par  ces  collectivités.  Ver- 
meersch, loc.  cit.,  n.  618. 

Aucune  réparation  n'est  due  non  plus  en  justice,  si 
l'homicide  ou  la  mutilation  ont  été  causés  dans  un 
duel,  car  il  y  a  eu  acceptation  réciproque  du  danger 
et  de  ses  funestes  conséquences  éventuelles.  Certains 
théologiens,  imposent  cependant  la  restitution  à  celui 
qui  a  provoqué  le  duel.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  638; 
Lugo,  disp.  XI,  n.  66;  Xoldin-Schniitt,  op.  cit.,  t.  n, 
p.  468  I). 

III.  Réparation  de  la  violation  de  LA  VIRGINITÉ 
(stupkum).  — ■  Tout  péché  d'impureté  commis  avec 
une  tierce  personne  contient,  dans  l'immoralité  qui  lui 
est  inhérente,  une  violation  de  la  justice  à  l'égard  du 
prochain,  violation  que  le  libre  consentement  ne  fait 
pas  disparaître.  Le  droit  violé  est  inaliénable  aux  yeux 
de  Dieu.  C'est  vrai  pour  le  sluprum  el  Vadulteriuni.  Le 
stuprum  (viol)  est  la  violation  de  l'intégrité  virginale 
ce  qui  est  une  perte  irréparable.  Xous  étudierons  : 
1"  Qui  doil  réparer.  2"  A  l'égard  de  qui  doit  s'exercer 
la  réparation. 

1°  Qui  doit  réparer?  -  Pour  fixer  ce  point,  il  im- 
porte de  savoir  si  la  faute  a  été  commise  de  plein 
accord  mutuel,  ou  si  l'un  des  complices  a  été  conduit 
au  péché  par  la  crainte  ou  par  des  moyens  frauduleux 
qui  diminuent  en  lui  la  liberté  el  ne  font  de  lui  (prune 
cause  seconde,   tandis  que  l'autre  est   agent   principal 

de  l'acte  mauvais,  ou  enfin  si  la  femme  a  été  amenée  à 
la  fornication  par  la  promesse  du  mariage. 
Le  préjudice  temporel,  qui  n'existe  que  lorsque  la 


faute  devient  publique,  a  trait  d'abord  à  la  fortune,  à 
l'honneur  et  à  la  réputation  :  c'est  ce  qui  constitue  le 
dommage  principal  dénommé  souvent  la  difficulté 
pour  la  femme  de  se  bien  marier. 

Il  affecte  également  l'enfant  illégitime  qu'il  faut 
élever  et  parfois  la  famille  de  la  femme  et  les  établis- 
sements hospitaliers. 

2°  A  l'égard  de  qui  doil  se  faire  Ici  réparation?  —  La 
réparation  doit  être  faite  :  1.  A  la  personne  avec  qui 
la  faute  a  été  commise;  2.  A  l'enfant  né  de  la  faute; 
3.  A  la  famille  et  4.  Éventuellement  aux  établisse- 
ments hospitaliers. 

1.  A  l'égard  de  la  personne  avec  qui  la  faute  a  été 
commise.  —  Si  les  deux  sont  coupables,  la  femme  n'a 
pas  en  justice  un  droit  strict  à  la  réparation  des  dom- 
mages temporels,  sauf  le  cas  où  le  séducteur  en  serait 
venu  à  manifester  publiquement  un  péché  resté  jusque- 
là  secret.  Il  en  est  ainsi,  car  scienli  et  consenlienti  non 
fil  injuria  ncque  dolus.  Régula  27,  de  regulis  juris  in  VI0. 
Voir  aussi  S.  Alphonse,  1.  111,  n.  641,  dub.  2;  Lessius, 
1.  Il,  c.  x,  n.  9;  Molina,  loc.  cit.,  disp.  106,  n.  10. 

Si  la  liberté  de  la  femme  a  été  amoindrie  par  des 
causes  diverses,  par  des  demandes  importunes  et  répé- 
tées, par  la  crainte,  par  la  violence,  par  la  ruse,  et  à 
plus  forte  raison  si  elle  a  été  annihilée,  le  criminel 
doit  compenser  tous  les  préjudices  temporels  subis  par 
sa  complice,  à  condition  qu'ils  aient  été  prévus  d'une 
façon  au  moins  obscure.  11  en  est,  à  coup  sûr,  la  cause 
injuste  et  efficace. 

A  la  difficulté  de  se  marier,  qui  est  le  préjudice 
principal  causé  à  la  femme  il  est  obvié  ordinairement 
ou  par  une  dotation  ou  par  un  mariage  entre  les  deux 
pécheurs.  Sur  ce  point  l'Exode,  xxn,  16,  17,  mani- 
feste déjà  des  prescriptions  qui  sont  l'expression  de 
l'équité  naturelle  :  Si  seduxeril  quis  virginem  needum 
desponsat  im  dormieriique  cum  ea,  dolabil  eam  el  habe- 
bil  eam  uxorem.  Si  palcr  virginis  dare  nolueril,  reddet 
pecuniam  juxta  modum  dolis,  quam  virgines  accipere 
consueverunt;  cf.  Deut.,  XXII,  29. 

Longtemps  les  auteurs  ont  déduit  de  ces  paroles 
l'obligation  de  doter  et  d'épouser  la  complice  du  péché. 
Peu  à  peu  cependant  une  discrimination  s'est  établie  : 
celle-ci  s'est  formulée  en  cette  règle  de  droit  :  In  aller- 
natiins  debitoris  sit  electio,  et  su/ficiat  allerum  impleri. 
Régula  70,  de  regulis  juris  in  VI";  voir  discussion  de 
L'alternative  dans  Pirhing,  Jus  canonicum,  tit.  De 
adulleriis  el  stupro,  n.  54;  Schmalzgrueber,  Ad  jus 
ecclesiasticum  uniuersum,  tit.  De  adulleriis  et  stupro, 
n.  46,  n.  30;  Lugo,  disp.  XILsect.  1.  n.  11-12;  Lessius, 
1.  II,  c.  x,  n.  11-12,  15;  RcilTenstucl,  Jus  canonicum, 
1.  IV,  tit.  i,  n.  83,  87,89,  93;  Molina,  loc.  cit.,  tract,  m, 
disp.  106. 

Si  le  séducteur  ne  peut  pas  épouser  sa  complice,  à 
cause  de  difficultés  insurmontables,  d'origine  diverse, 
il  doit  pourvoir  à  sa  situation  et  augmenter  sa  dot  de 
manière  qu'elle  puisse  s'établir  aussi  bien  que  si  elle 
n'était  pas  tombée. 

Si,  de  son  côté,  la  femme  ne  veut  pas  épouser  son 
complice,  celui-ci  n'est  pas  libéré,  semble-t-il,  de  son 
devoir  de  réparation;  il  doit  donner  à  celle  qu'il  a 
séduite  la  même  possibilité  de  se  marier  qu'elle  avait 
auparavant.  — ■  Wouters,  Manuale  theol.  mor.,  t.  i, 
n.  10  10,  p.  6,S,S.  et  d'autres  se  prononcent  pour  la  libé- 
ral ion  complète.  — Enfin,  si  la  femme  préfère  le  ma- 
riage à  la  dotation,  l'homme  n'est  pas  lié  par  cette  pré- 
férence. La  dot  qu'il  constitue  ramène  l'égalité  des 
situations.  S.  Thomas,  Suppléai.,  q.  xi.vi,  a.  2,  ad  2um 
cl   4'"»;  S.  Alphonse,  1.   III,  n.  611.  dub.  2. 

Mais  quelle  solution  faut-il  adopter  lorsque  le  péché 
a  clé  commis  avec  la  promesse  de  mariage?  Si  la  pro- 
messe même  sérieuse  a  été  simplement  une  promesse, 
clic  constitue  un  contrat  assez  probablement  invalide, 
car  elle  porte  sur  une  matière  honteuse.  Le  séducteur, 


2437 


RÉPARATION    DE    L'ADULTÈRE 


2438 


en  stricte  justice,  ne  serait  donc  tenu  à  rien,  bien  que 
la  complice  ait  apporté  sa  part.  Voir  S.  Alphonse, 
1.  III,  n.  712;  Gousset,  Théologie  morale,  Paris,  1845, 
n.  1015;  Prùncr.  Bibliothèque  catholique,  t.  n,  Paris, 
1880,  p.  76. 

Mais  si  la  promesse  du  mariage  a  été  posée  comme 
condition  sine  qua  non  et  que  l'action  criminelle  ait 
été  accomplie,  le  séducteur  doit  s'exécuter.  Voir 
S.  Thomas,  Supplem.,q.  xlvi,  a.  2,  ad  4"m;  S.  Alphonse, 
1.  III,  n.  642;  Homo  aposlol.,  De  seplimo  pra'cepto 
Decalogi,  punct.  6,  n.  93;  Yermeersch,  op.  cit.,  t.  n, 
n.  632;  Wouters,  op.  cit..  n.  1040,  3. 

Des  raisons  légitimes  excusent  parfois  cependant 
de  l'accomplissement  de  ce  devoir.  Par  exemple  le 
trop  grand  écart  de  fortune  ou  de  situation  sociale,  ou 
le  fait  que  l'homme  a  été  trompé  par  la  femme,  soit 
qu'elle  ait  affirmé  être  vierge  alors  qu'elle  était  déjà 
corrompue,  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  646,  soit  qu'elle  ait 
manqué  à  la  parole  donnée  en  péchant  avec  un  autre, 
ibid.,  n.  644;  ou  de  graves  difficultés  opposées  par  les 
familles  à  cause  de  l'honneur,  de  la  dignité,  ibid., 
n.  647;  ou  s'il  est  prévu  que  le  mariage  ne  sera  pas  heu- 
reux. Le  vœu  de  chasteté  et  tout  autre  empêchement 
canonique  pour  lequel  des  dispenses  sont  accordées  ne 
sont  pas  des  motifs  suffisants  pour  refuser  le  mariage 
promis.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  649-650;  Homo  aposlol., 
n.  97. 

Ainsi  donc,  semble-t-il,  le  mariage  n'est  pas  toujours 
exigible.  Si  celui-ci  ne  se  fait  pas,  le  dommage  doit 
être  compensé  par  une  dotation.  La  dot  à  fournir  varie 
suivant  les  qualités  du  délinquant  et  de  sa  complice, 
compte  tenu  de  leur  culpabilité  respective  et  des 
circonstances  concrètes  de  temps  et  de  lieu.  Toutefois 
le  fornicateur  ne  sera  tenu  à  rien  ou  seulement  à  une 
compensation  partielle,  si  la  jeune  fille  qu'il  a  corrom- 
pue fait  un  aussi  bon  mariage  que  si  elle  était  demeu- 
rée vierge,  ou  si  elle  n'avait  jamais  pu  ni  voulu  se 
marier.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  641;  Vermeersch,  t.  n, 
n.  632. 

2.  A  l'égard  de  l'enfant.  —  Quand  la  faute  est  coin 
mune,  l'entretien,  l'éducation  et  l'instruction  de  l'en- 
fant incombent  solidairement  au  père  et  à  la  mère. 
Certaines  dispositions  législatives  imposent  parfois 
cette  obligation  d'abord  au  père  et  subsidiairement 
à  la  mère.  Mais,  exceptionnellement,  la  femme  qui 
s'adonne  à  la  prostitution,  doit  réparer  avant  l'homme, 
vu  qu'elle  est  censée,  en  recevant  le  paiement  de  sa 
complicité,  prendre  sur  soi  tous  les  dommages  qui 
surgiraient.  Lorsque  l'homme  est  le  coupable  principal, 
son  devoir  est  de  subvenir  aux  frais. 

3.  A  l'égard  de  la  famille.  —  Le  viol  a  souvent  de 
graves  répercussions  sur  l'honneur  et  la  fortune  de  la 
famille  des  délinquants.  S'il  y  a  un  seul  coupable, 
celui-ci  est  obligé  en  justice  de  réparer.  Si,  au  contraire, 
il  y  a  eu  accord  et  plein  consentement  entre  les  deux 
complices,  aucune  partie  n'est  lésée  dans  son  droit 
strict.  Bien  qu'il  y  ait  faute  contre  le  respect,  l'amour 
et  l'obéissance,  on  ne  saurait  parler  de  restitution 
proprement  dite,  car  il  n'y  a  pas  eu  violation  de  la 
justice.  Cela  n'empêche  pas  d'apporter  aux  parents 
les  satisfactions  désirables  et  de  compenser  le  mieux 
possible.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  640  sq. 

4.  A  l'égard  des  établissements  hospitaliers.  —  Y  a-t-il 
lieu  de  réparer,  lorsque  l'enfant  a  été  déposé  dans  un 
institut  hospitalier?  Saint  Alphonse,  1.  III,  n.  656,  le 
nie,  car  selon  lui,  ces  établissements  ont  été  fondés  non 
seulement  pour  venir  en  aide  aux  pauvres,  mais  aussi 
pour  permettre  aux  riches,  exposés  à  l'infamie,  de  ne 
pas  donner  dans  les  crimes  de  l'avortement  et  de 
l'infanticide. 

D'autres  moralistes,  avec  plus  de  raison,  semble-t-il 
font  aux  parents,  à  moins  que  ceux-ci  ne  soient 
pauvres,   un  devoir  de  restituer   aux   établissements 


hospitaliers  les  frais  nécessités  par  l'enfant  jusqu'à 
l'âge  où  celui-ci  se  suffit  par  son  travail,  ou  jusqu'au 
jour  de  son  décès,  s'il  est  mort  prématurément.  Pra- 
tiquement il  est  de  l'élémentaire  équité  pour  les 
parents  riches  de  s'acquitter  de  ces  frais.  Yo.r  la  doc- 
trine exposée  ici  à  l'art.  Parents  (Devoirs  des),  t.  xi, 
col.  2013. 

IV.  Réparation  de  l'adultère.  —  L'adultère  est 
la  violation  du  droit  conjugal,  ce  qui  est  irréparable, 
et  une  offense  injurieuse  à  l'égard  de  l'époux  demeuré 
fidèle  à  ses  engagements,  ce  qui  peut  être  compensé. 
Ici  nous  envisagerons  surtout  la  réparation  des  dom- 
mages causés  aux  enfants  et  à  l'époux  légitimes,  dans 
leurs  biens  de  fortune,  par  l'introduction  dans  la 
famille  de  l'enfant  adultérin.  A  moins  que  le  mari 
n'ait  consenti  à  l'adultère,  il  est  lésé,  car  étant  pré- 
sumé le  père  de  l'enfant  légitime,  il  est  tenu  de  l'entre- 
tenir et  de  l'élever.  Les  enfants  légitimes  el  autres 
héritiers  subissent  aussi  un  dommage  dans  leur  héri- 
tage paternel  et  maternel  et  dans  les  donations  diver- 
ses, vu  que  leur  part  est  réduite  par  ce  qui  est  livré 
au  fils  illégitime.  Ceci  étant,  nous  étudierons  :  1°  Qui 
doit  réparer;  2°  Ce  qu'il  faut  réparer;  3°  Comment  et 
quand  il  faut  réparer. 

1°  Qui  doit  réparer?  — ■  Trois  hypothèses  sont  à 
envisager  :  1.  L'enfant  est  certainement  illégitime: 
2.  Il  est  doutcusement  illégitime;  3.  La  paternité  de 
l'enfant  illégitime  est  douteuse. 

1.  L'enfant  est  certainement  illégitime.  —  Si  l'homme 
et  la  femme  sont  également  coupables,  et  que  le  péché 
ait  été  commis  en  vertu  d'un  accord  complet,  tous  les 
deux  sont  tenus  solidairement  et  au  même  degré  pour 
ainsi  dire  à  la  réparation  des  préjudices  qu'ils  portent 
en  introduisant  un  enfant  illégitime  dans  la  famille. 
Ils  en  sont,  en  effet,  causes  également  principales, 
efficaces  cl  totales.  Si  l'un  se  refuse  ;i  ses  obligations, 
l'autre  est  tenu  à  le  suppléer  pour  le  tout,  quitte  à  se 
faire  dédommager  par  l'intervention  du  pouvoir  judi- 
ciaire. S.  Alphonse,  I.  III,  n.  651:  Lacroix,  1.  III, 
part.  il.  n.  336;  Lugo.  disp.  XIII,  n.  11.  Mais  si  un 
complice  a  eu  recours  à  la  violence  ou  à  la  force,  sup- 
primant ainsi  la  culpabilité  de  l'autre,  il  est  cause 
principale  du  dam  et  le  devoir  de  la  réparation  lui 
incombe  entièrement.  Menu-  s'il  fait  défaut,  l'autre  ne 
doit  rien.  Ce  dernier  ne  serait  obligé  de  satisfaire  aux 
dommages  causés  que  s'il  était  intervenu,  comme 
cause  seconde,  avec  une  responsabilité  certaine,  mais 
diminuée  par  la  crainte  ou  la  fraude,  et  uniquement 
dins  l'hypothèse  où  la  cause  principale  se  déroberait. 
S.  Alphonse,  1.  III,  n.  659. 

Quand  il  y  a  deux  coupables,  il  y  aurait  lieu,  dans  la 
théorie,  de  séparer  l'enfant  de  la  famille,  mais  cela  est 
prat  iquement  impossible  à  cause  des  circonstances,  car, 
il  ne  faut  pas  l'oublier,  le  principe  est  foimel  :  Pater  est 
quem  nuptise  demonstrant.  Selon  la  législation  cano- 
nique, l'homme  marié  légitimement  est  présumé  être 
le  père  de  tous  les  enfants  qui  nali  sunl  saltem  post  sex 
menses  a  die  celebrali  matrimonii,  vel  inlra  decem 
menses  a  die  dissolutœ  vilœ  conjugalis,  can.  1115,  §  2,  à 
moins  que  la  preuve  du  contraire  ne  soit  évidente,  ce 
qui  est  pratiquement  très  difficile  à  établir.  Can  1115, 
§  1.  Par  ailleurs,  des  aveux  faits  par  la  femme  entraî- 
neraient des  inconvénients  graves  pour  l'honneur  de 
la  famille  sans  écarter  les  dommages  relatifs  à  la  for- 
tune. C'est  pourquoi,  il  est  en  général  imprudent  de 
presser  la  coupable  et  son  complice  de  dévoiler  leur, 
faute  :  il  vaut  même  mieux  ne  pas  le  leur  permettre. 

2.  L'origine  de  l'enfant  est  douteuse.  —  Les  uns 
affirment  qu'alors  l'adultère  est  tenu  à  la  réparation 
au  prorata  du  doute,  car  il  n'est  pas  juste  que  le  mari 
légitime  subisse  une  charge  dont  il  n'est  pas  respon- 
sable. Carrière,  Preelecliones  theologicœ  majores  de  jus- 
tifia et  jure.  Paris,   1839-1844,    1.    III,  n.    1385.   Les 


2439 


REPARATION    —    REPROBATION 


2440 


autres,  avec  S.  Alphonse,  disent  qu'il  n'y  a  lieu  à 
aucune  restitution,  à  moins  qu'on  ne  puisse  établir 
avec  certitude  que  l'enfant  est  adultérin.  Dans  le  doute 
celui-ci  est  présumé  être  né  du  mariage  légitime. 
Lugo,  op.  cit.,  disp.  XIII,  n.  27;  Théologiens  de  Sala- 
manque,  De  reslilulione,  c.  ni,  n.  30,  Venise,  1704; 
Lacroix,  1.  III,  part,  n,  n.  335;  S.  Thomas,  II»- II*, 
q.  lxii,  a.  7;  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  658. 

3.  La  paternité  de  l'enfant  illégitime  est  douteuse.  — 
L'enfant  est  né  certainement  d'une  union  adultère, 
mais  la  mère  a  eu  des  relations  criminelles  avec  plu- 
sieurs, si  bien  que  la  paternité  est  douteuse.  D'après 
quelques  théologiens,  chaque  complice  doit  participer 
à  l'entretien  de  l'enfant,  au  moins  au  prorata  du  doute. 
Molina.  op.  cit.,  disp.  103,  n.  3.  Toutefois,  remarquons- 
le,  lorsqu'il  en  est  ainsi,  la  paternité  ne  doit  pas  èlre 
présumée.  Le  dédommagement  ne  saurait  dès  lors  être 
imposé  avant  qu'il  n'y  ait  eu  une  sentence  judiciaire. 
Mais  s'il  y  a  eu  accord  entre  les  complices,  ils  sont 
solidairement  responsables  et  tenus  en  conséquence  à 
la  réparation.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  658. 

2°  Les  dommages  à  réparer.  —  Il  faut  dédommager  le 
père  putatif  de  toutes  les  dépenses  nécessaires  pour 
l'entretien  et  l'éducation  de  l'enfant  illégitime,  mais  en 
déduisant  les  apports  que  celui-ci  est  à  même  de  faire 
par  son  travail. 

Étant  donné  également  que  l'héritage  des  enfants 
légitimes  est  diminué  injustement  par  la  part  que 
prendra  celui  qui  est  illégitime  sur  le  patrimoine  du 
père,  il  y  a  lieu  de  réparer. 

Quant  à  l'héritage  maternel,  le  droit  des  enfants 
légitimes  peut  seulement  être  lésé  dans  les  biens  qui 
concernent  la  réserve  légale.  Pour  la  partie  disponible, 
la  mère  en  dispose  librement.  Sans  doute  les  articles  908 
et  762  du  Code  civil  ne  permettent  pas  d'en  faire  béné- 
ficier les  enfants  adultérins,  mais  cette  défense  ne  con- 
fère aucun  droit  à  ceux  qui  sont  légitimes.  En  aucun 
cas  il  ne  saurait  donc  ici  être  question  de  dédommage- 
ment. 

Enfin  les  donations  faites  par  des  tierces  personnes, 
qui  voulaient  ainsi  se  montrer  libérales  à  l'égard 
d'enfants  qu'elles  cioyaient  légitimes,  doivent  aussi 
être  restituées.  Mais  les  complices  n'y  sont  obligés  que 
dans  la  mesure  où  ils  ont  pu  prévoir  ces  générosités 
comme  une  suite  certaine  et  probable  de  leur  péché. 
Lugo,  op.  cit.,  dis]).  XIII,  n.  39-40;  d'Annibale,  Summ. 
théol.mor.,  t.  n,  n.  280. 

3°  Comment  faut-il  réparer?  —  Pratiquement,  la 
réparation  de  l'adultère  doit  toujours  être  faite  pru- 
demment, de  façon  à  ne  pas  divulguer  une  faute 
demeurée  secrète. 

Si  la  mère  est  seule  pour  assumer  l'entière  réparât  ion 
ou  une  grande  partie,  les  moralistes  lui  donnent  divers 
conseils.  Elle  compensera  les  dommages  causés  par  son 
péché,  en  disposant  des  biens  propies,  qu'elle  possé- 
derait, en  faveur  de  son  mari  et  de  ses  lils  légitimes, 
en  apportant  flans  l'administration  de  son  intérieur 
une  plus  grande  diligence  pour  faire  de  sérieuses  éco- 
nomies, ou  en  s' adonnant  à  un  travail  rémunérateur  de 
manière  à  augmenter  ainsi  le  patrimoine  familial.  Par- 
fois il  lui  sera  même  recommandé  d'amener  sagement 
son  époux  à  favoriser  davantage  les  enfants  légitimes. 
Ces  moyens  sont  à  préférer  à  la  révélation  du  péché. 
Car  Celle-ci  serait  en  général  trop  onéreuse  et  n'appor- 
terait dans  le  lover  que  brouille  cl  désordre, 
S.  Alphonse,  1.  III.'  n.  652-653;  Lugo,  disp.  Mil, 
n.  67. 

Si  la  réparation  incombe  au  complice,  le  meilleur 
expédient  pour  réparer  les  préjudices  commis  est  d'a- 
voir recours  à  une  donation  ou  à  un  legs  ou  d'agir 
avec  l'aide  d'une  tierce  personne  dont  la  discrétion  est 
certaine. 

Enfin  l'enfant   illégitime,   qui    n'a   pas  le   droit    de 


revendiquer  ce  qui  ne  lui  appartient  pas,  n'est  obligé 
de  se  dénoncer  comme  tel,  que  s'il  a  des  arguments 
manifestes;  car  à  personne  n'incombe  le  devoir  de 
témoigner  contre  soi-même.  Si  la  preuve  de  l'illégiti- 
mité était  faite  au  for  externe,  il  devrait  rendre  tout  ce 
qu'il  aurait  reçu  injustement,  par  suite  de  l'erreur  sur 
sa  naissance.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  654.  Dans  cette 
hypothèse  les  fils  légitimes  pour  obtenir  la  réparation 
des  dams  subis  dans  leurs  biens  de  fortune  peuvent  en 
appeler  au  jugement  des  tribunaux. 

4°  Quand  réparer?  —  Si  les  frais  d'éducation  et 
d'entretien  de  l'enfant  illégitime  ont  déjà  été  payés  ou 
si  l'héritage  a  été  reçu,  la  restitution  intégrale  doit  se 
faire  aussitôt.  (Voir  art.  Restitution,  §  Circonstances). 

Si  les  dommages  n'existent  pas  encore,  mais  se  pré- 
senteront nécessairement  plus  tard,  la  restitution,  à 
moins  qu'il  n'y  ait  des  raisons  sérieuses  de  la  différer 
jusqu'à  un  moment  plus  opportun,  s'exécute  aussitôt, 
s'il  y  a  une  nécessité  urgente,  par  exemple  si  l'adultère 
est  sur  le  point  de  mourir.  Cependant  pour  que  les  fils 
légitimes  ne  s'enrichissent  pas  indûment,  au  cas  où 
l'enfant  adultérin  décéderait,  il  est  licite  de  réparer 
d'une  manière  approximative  et  aléatoire,  en  tenant 
compte  des  diverses  circonstances  concrètes,  appré- 
ciées d'après  le  sentiment  des  hommes  sages.  Le  cou- 
pable s'acquitterait  donc  conformément  à  la  justice, 
s'il  versait,  entre  les  mains  d'une  personne  sûre,  une 
somme  d'argent  avec  charge  d'une  part  de  couvrii  les 
préjudices  effectivement  causés  par  la  présence  de 
l'enfant  adultérin  dans  une  famille  et  d'autre  part 
d'employer  ce  qui  resterait  suivant  des  indications 
déterminées.  Voir  Aertnys-Damen,  Theologia  moralis, 
Tournai,  1919-1920,  n.  825. 

V.  RÉPARATION  DES  AUTRES  DOMMAGES.  Pour  la 

réparation  des  dommages  causés  à  la  renommée  et  à 
l'honneur  par  la  calomnie,  la  diffamation  et  la  médi- 
sance, voir  articles  Calomnie,  col.  1369-1376;  Diffa- 
mation, col.  1300-1306;  Médisance,  col.  487,  494. 

I.a  bibliographie  complète  est  donnée  à  la  suite  de  l'art. 
Bestiti'tion,  où  le  lecteur  est  prié  de  se  reporter  pour 
l'indication  exacte  des  ouvrages  et  de  leurs  diverses  éditions. 

N.  Iuno. 

RÉPROBATION.  —  C'est  le  jugement  par 
lequel  Dieu  exclut  un  pécheur  du  bonheur  éternel. 
Ceux  qui  sont  l'objet  de  ce  jugement  sont  dits  les  ré- 
prouvés. Cette  sentence  peut  être  envisagée  à  deux 
moments;  à  celui  où  elle  est  portée  (jugement  général 
ou  particulier),  elle  vise  alors  l'état  de  culpabilité  de  la 
créature  raisonnable  qui  comparaît  devant  le  tribunal 
de  Dieu.  Cette  sentence  ne  peut  être  prononcée  que 
selon  la  souveraine  justice  de  Dieu;  et  la  théologie  ne 
suscite  ici  aucune  difficulté. 

Mais  ni  dans  la  connaissance  divine,  ni  dansle  vou- 
loir divin  on  ne  saurait  envisager  des  moments  succes- 
sifs, 'fout  est  contemplé  par  la  souveraine  intelligence 
de  Dieu,  tout  est  arrêté  par  sa  volonté  souveraine  dans 
un  éternel  présent.  La  sentence  en  question  a  donc  été 
portée  de  toute  éternité.  Le  problème  théologique  qui 
se  pose  est  de  savoir  sur  quoi  est  fondée  cette  sentence 
prononcée  de  toute  éternité  (motifs  de  la  réprobation) 
el  ce  qu'elle  implique  (nature  de  la  réprobation). 

Nous  rejoignons  ici  le  problème  plus  général  de  la 
prédestination.  Ce  dernier  mot,  par  l'étymologic,  doit 
s'appliquer  au  jugement  éternel  porté  par  Dieu  sur  le 
sort  final,  heureux  ou  malheureux  de  toutes  les  créa 
turcs  raisonnables.  Quand  les  théologiens  du  ix"1  siècle 
parlaient  de  la  «  double  prédestination  »,  ils  traitaient 
de  la  prédestination  des  élus  à  la  gloire  et  de  la  prédes- 
tination des  réprouvés  à  la  mort  éternelle,  en  d'autres 
termes  de  ce  que  nous  appelons  plus  strictement  de  la 
prédestination  et  de  la  réprobation.  C'est  même  sui 
tout  à  piopos  de  la  réprobation  que  les  controverses 
ont  fait  rage. 


2441 


RÉPROBATION    —    RÉSERVE 


2  442 


I]  n'y  a  donc  pas  lieu  de  repiendre  ici  d'une 
manière  spéciale  le  problème  de  la  réprobation  :  anté- 
cédente ou  conséquente,  positive  ou  négative.  Il  a 
été  étudié  aux  diverses  phases  de  son  histoire;  surtout 
à  l'époque  de  saint  Augustin,  durant  la  controverse 
soulevée  par  les  imprudences  de  Gottschalck,  et  aux 
époques  ultérieures.  Voir  art.  Prédestin atiox,  t.  xn, 
col.  2809-3022.  La  doctrine  a  été  précisée  spécialement 
dans  la  partie  proprement  dogmatique  de  l'article, 
col.  2989  sq.  et  spécialement  col.  2994-2996.  Quant  à  la 
solution  des  difficultés  on  la  trouvera  col.  2996-3000. 
On  se  reportera  aussi  aux  col.  3007  et  3013  où  est 
envisagé  plus  spécialement  le  problème  de  la  réproba- 
tion, de  sa  nature  et  de  ses  motif";. 

RESCHINGER  Pierre,  frère  mineur  allemand, 
distingué  à  tort  par  "Wadding  de  Paul  Resinget  et 
appelé  Pierre  Keschinger  par  Panzcr,  Annales  lypo- 
graphici,  t.  vi,  175.  7.  Il  composa  Clavis  theologiœ 
seu  Reperlorium  in  «  Summam  »  Alexandri  de  Haies, 
publié  à  Bâle,  en  1502  et  à  Lyon,  en  1517. 

L.  Wadding    Scriptores  ordinis   minorum,    Rome,   1906 

p.  183  et  192:  .1.-11.  Sbaralea,  Su.pplemen.tum  ad  scriptores 
ordinis  minorum,  Rome,  1921,  t.  n,  p.  3'4  ot  MY.i;  H.  llur 
ter,  Nomenclator,  :','  éd.,  t.  n.  col.  259. 

A  .  Teetaert. 

RÉSERVE.  CAS  RÉSERVÉS.  —  Nous  par- 
lerons d'abord  brièvement  de  la  réserve  en  général  et 
de  ses  diverses  applications  dans  le  droit  actuel  de 
l'Église.  Nous  insisterons  davantage  sur  la  question  des 
cas  réservés,  qui  intéresse  plus  spécialement  le  théo- 
logien.  I.  De  la  réserve.  IL  Des  cas  réservés. 

I.  La  réserve.  —  1°  Notion.  —  Le  mot  réserve 
(re-serualio)  évoque  l'idée  de  mise  à  part,  de  sauve- 
garde, de  conservation.  En  droit  ecclésiastique,  il 
désigne  l'acte  par  lequel  un  supérieur  retient  pour  lui 
un  pouvoir,  un  droit  dent  il  pourrait  céder  l'exercice  à 
un  inférieur. 

Le  souverain  pontife,  étant  investi  de  l'autorité 
suprême  et  de  la  juridiction  souveraine  sur  toute 
l'Église,  a  incontestablement  le  droit  de  connaître  de 
toutes  les  affaires  ecclésiastiques.  Si,  normalement,  il 
en  confie  ou  en  laisse  l'expédition  à  ses  collaborateurs 
plus  ou  moins  immédiats  :  cardinaux,  archevêques, 
évêques,  il  peut  aussi  se  réserver  en  certaines  causes 
particulièrement  importantes  l'exercice  plénier  de  ses 
pouvoirs.  Bien  plus,  certaines  affaires  lui  sont  réser- 
vées en  raison  même  de  leur  nature,  parce  que  leur 
solution  fait  entrer  en  jeu  un  privilège  personne]  et 
incommunicable  :  l'infaillibilité;  telles  sont  les  déci- 
sions dogmatiques,  can.  1323,  ou  bien  les  causes  qui 
touchent  à  un  fait  dogmatique,  par  exemple  les  canoni- 
sations de  saints;  celles-là  sont  causes  majeures  per  se 
et  essenlialiler.  Cf.  Cavagnis,  Inslituliones  juris  publici 
ecclesiaslici,  t.  ri,  4e  éd.,  p.  119.  Mais  le  plus  grand 
nombre  des  causes  majeures  sont  réservées  au  souve- 
rain pontife  en  vertu  du  droit  positif,  can.  220;  celles- 
là  ne  sont  donc  majeures  que  per  accidens,  car  de  leur 
nature  elles  pourraient  être  confiées  aux  évêques  ou 
prélats  inférieurs. 

Les  évêques  ne  sont  pas  de  simples  vicaires  du  pape  ; 
leurs  pouvoirs  ordinaires  doivent  être  sauvegardés; 
ils  le  sont,  même  si,  dans  quelques  cas  extraordi- 
naires, leur  juridiction  se  trouve  limitée  err  vue  du  bien 
commun.  Eux-mêmes,  d'ailleurs,  ont  la  faculté,  recon- 
nue par  le  droit,  de  restreindre  à  leur  profit  les  pouvoirs 
des  simples  pasteurs  dans  l'exercice  de  leur  juridiction, 
surtout  au  point  de  vue  pénitentiel.  Le  Code  a  même 
prévu,  pour  le  bon  ordre,  que  certaines  fonctions,  dites 
paroissiales,  seraient  réservées  au  curé  :  administra- 
tion dir  baptême  solennel,  port  public  de  la  sainte 
eucharistie  aux  malades,  port  du  saint  viatique  aux 
mourants,  administration  de  l'extrême-onction,  publi- 


cation des  bans  de  mariage  et  d'ordination,  etc., 
cf.  can.  462. 

En  fait,  les  réserves  pontificales  sont  de  beaucoup 
les  plus  nombreuses.  Pour  leur  histoire,  nous  renvoyons 
à  l'article  Causes  majeures,  t.  rr,  col.  2040,  car  les 
causes  majeures  sont  éminemment  des  causes  réser- 
vées, et  le  plus  grand  nombre  des  canonistes  modernes 
les  groupent  sous  l'appellation  commune  de  réserves. 

2°  Les  réserves  dans  le  droit  actuel.  —  Elles  s'étendent 
dans  les  domaines  doctrinal,  disciplinaire  et  adminis- 
tratif ou  bénéficiai. 

1.  Réserves  doctrinales.  — ■  C'est  à  la  Congrégation  du 
Saint-Office,  dont  le  pape  est  préfet,  qu'est  confiée  la 
garde  suprême  de  la  foi  et  des  mœurs.  Can.  247.  C'est 
par  ce  même  intermédiaire  que  le  Saint-Siège  juge 
exclusivement  des  cas  relatifs  au  privilège  paulin  et 
aux  empêchements  de  disparité  de  culte  et  de  reli- 
gion mixte,  parce  que  la  foi  y  est  intéressée.  La  même 
Congrégation  a  encore  la  charge  de  veiller  sur  les  livres, 
écrits,  publications,  de  les  examiner  et  de  dénoncer 
ceux  qui  seraient  jugés  pernicieux.  Enfin  elle  seule  esl 
compétente  dans  une  question  disciplinaire  qui  touche 
au  dogme  de  la  présence  réelle  ;  le  jeûne  eucharistique 
des  prêtres. 

Outre  les  définitions  dogmatiques,  can.  1323,  qui 
appartiennent  en  propre  au  souverain  pontife  et  au 
concile  universel,  et  les  canonisations  de  saints, 
can.  1999,  qui  sont  causes  majeures  depuis  le  xne  siècle 
(voir  CANONrsATroN),  le  Saint-Siège  s'est  réserve  posi- 
tivement les  causes  de  béatification  (voir  ce  mot), 
encore  que  l'infaillibilité  n'y  soit  pas  engagée. 
Can.  1999.  Seul  le  pape  peut  convoquer  un  concile 
général  et  confirmer  ses  décrets.  Can.  222,  227. 

L'érection  canonique  des  universités  catholiques  est 
encore  une  affaire  réservée  au  Saint-Siège,  can.  1376; 
c'est  lui  seul  encore  qui  veut  prendre  soin  de  toutes  les 
missions  en  pays  infidèles,  can.  1350,  §  2,  et  qui  peut 
prohiber  des  livres  ou  écrits  condamnables  pour  l'en- 
semble de  l'Église.  Can.  1395. 

2.  Réserves  disciplinaires.  —  Au  point  de  vue  légis- 
latif, seul  le  Saint-Siège  peut  faire  des  lois  qui  obligent 
l'Église  universelle;  seul  aussi  il  peut  en  dispenser  di- 
rectement ou  par  délégation.  Can.  81.  La  conclusion 
des  concordats  est  aussi  réservée  au  pape  ou  à  ses 
représentants  qualifiés.  Cf.  can.  3. 

Dans  l'ordre  judiciaire,  le  souverain  pontife  se 
réserve  le  droit  de  juger  en  personne  :  les  chefs  d'État, 
leurs  fils  et  leurs  filles  ou  les  héritiers  présomptifs  du 
trône;  les  cardinaux;  les  légats  du  Saint-Siège;  les 
évêques  même  titulaires,  en  matière  criminelle.  D'au- 
tres causes  sont  aussi  réservées  aux  tribunaux  du 
Saint-Siège,  can.  1557,  S  2,  dételle  sorte  que  les  autres 
tribunaux  sont  absolument  incompétents.  Can.  1558. 
C'est  encore  au  Saint-Siège  et  à  l'organisme  spéciale- 
ment désigné  par  le  pape,  que  le  canon  1962  réserve  le 
jugement  des  causes  matrimoniales  des  princes.  A  ces 
mêmes  princes,  aucune  peine  ne  peut  être  infligée  si 
ce  n'est  par  le  souverain  pontife.  Can.  2227. 

L'octroi  des  dispenses  de  mariage  non-consonuné 
est  réservé  au  pape  seul  après  enquête  et  avis  de  la 
S.  Congrégation  des  Sacrements;  c'esl  elle  qui  habilite 
les  juges  inférieurs  pour  instruire  des  procès  de  ce 
genre.  Can.  1963.  Nul  ne  peut,  hormis  le  souverain 
pontife,  établir  des  empêchements  dirimants  de 
mai  iage,  ni  les  abroger,  ni  y  déroger  en  quoi  que  ce  soit  ; 
il  en  est  de  même  pour  les  empêchements  prohibants 
qui  revêtent  un  caractère  universelou  perpétuel.  Quant 
à  la  dispense  de  tous  ces  empêchements,  elle  est  réser- 
vée au  Saint-Siège,  lequel  peut  communiquer  ses 
pouvoirs  soit  par  une  disposition  générale  du  droit 
commun,  soit  par  induit  spécial.  Can.   1(139-1040. 

L'autorité  suprême  dans  l'Église  a  seule  qualité 
pour  établir  des  irrégularités  ou  empêchements  per- 


2443 


RESERVE     EN    GÉNÉRAL 


2444 


pétuels  à  la  réception  des  ordres,  soil  ex  defectu,  soit 
ex  delieto.  Can.  !i<S3.  La  dispense  de  ces  mêmes  irrégu- 
larités appartient  normalement  au  seul  Siège  aposto- 
lique; les  Ordinaires  ou  simples  confesseurs  ne  sont 
compétents  que  dans  les  cas  urgents  spécifiquement 
déterminés  par  le  droit.  Can.  990. 

La  réserve  pontificale  joue  encore  en  matière  de 
vœux.  Sont  réservés  au  Saint-Siège  tous  les  vœux 
publics  émis  dans  un  institut  de  droit  pontifical.  Parmi 
les  vœux  privés,  sont  réservés  de  la  même  manière  :  le 
vœu  de  chasteté  parfaite  et  perpétuelle,  le  vœu  d'en- 
trer dans  une  religion  à  vœux  solennels,  pourvu  que 
l'une  et  l'autre  promesse  aient  été  faites  de  façon  abso- 
lue et  après  dix-huit  ans.  Can.  638-640;  can.  1309. 

En  matière  pénale,  seul  le  souverain  pontife  est  qua- 
lifié pour  infliger  aux  chefs  d'État,  à  leurs  enfants  ou 
aux  héritiers  présomptifs  du  pouvoir,  une  peine  ecclé- 
siastique quelconque,  ou  pour  déclarer  publiquement 
qu'une  peine  lalœ  senlenliœ  a  été  encourue  par  ces 
mêmes  personnages.  Can.  2227,  §  1. 

Nous  parlerons  plus  loin  des  cas  (péchés  et  censures) 
réservés  au  Saint-Siège. 

3.  Réserues  administratives.  Elles  concernent  sur- 
tout l'érection  ou  la  suppression  de  certaines  personnes 
morales  ou  de  certains  offices,  ainsi  que  la  nomination 
des  titulaires  de  bénéfices  importants.  Il  faut  signaler 
en  outre  que  le  Saint-Siège  continue  de  se  réserver 
exclusivement  l'organisation  de  la  liturgie  et  l'appro- 
bation de  tous  les  livres  liturgiques.  Can.  1257.  C'est 
aussi  à  lui  qu'il  faut  recourir  pour  obtenir  la  permis- 
sion de  célébrer  habituellement  la  sainte  messe  dans  un 
oratoire  privé  ou  chapelle  domestique,  can.  1195,  et 
pour  y  conserver  la  sainte  eucharistie,  can.  1265,  §  2; 
de  même  pour  permettre  l'usage  habituel  de  l'autel 
portatif,  can.  822,  et  célébrer  deux  messes  par  jour 
(binage).  Can.  806. 

En  dehors  des  conciles  généraux  dont  la  convocation 
et  la  présidence  appartiennent  de  droit  au  pape, 
can.  222,  les  conciles  pléniers  ne  peuvent  se  réunir 
sans  l'autorisation  du  souverain  pontife;  celui-ci 
désigne  un  légat  pour  convoquer  le  concile  et  leprésider 
en  son  nom.  Le  concile  plénier  achevé,  ses  actes, 
comme  aussi  ceux  du  concile  provincial,  doivent  être 
transmis  au  Saint-Siège  qui  les  fait  examiner  par  la 
S.  Congrégation  du  Concile  aux  fins  d'approbation  et 
de  promulgation.  Can.  281,  291. 

Le  droit  actuel  réserve  encore  au  Saint-Siège  tous  les 
actes  importants  concernant  certaines  personnes  phy- 
siques ou  morales  dans  l'Église  :  l'érection,  la  délimi- 
tation, la  division,  l'union  ou  la  suppression  des  pro- 
vinces ecclésiastiques,  diocèses,  abbayes  ou  prélatures 
nullius,  vicariats  et  préfectures  apostoliques  dans  les 
pays  de  mission.  Aucune  fondation  d'institut  religieux 
ne  peut  être  entreprise  sans  l'avis  préalable  du  Saint- 
Siège;  c'esi  à  lui  également  qu'appartient  la  suppres- 
sion ou  extinction  de  toute  congrégation  religieuse,  fût- 
elle  seulement  de  droit  diocésain  et  n'eût-elle  qu'une 
seule  maison,  ainsi  que  l'attribution  des  biens  de  la  dite 
congrégation.  Can.  492-493.  Est  encore  réservée  au 
Saint-Siège,  la  division  en  provinces  d'un  institut  de 
droil  poid  iflcal,  l'union,  la  suppression  ou  une  nouvelle 
délimitation  de  provinces  déjà  constituées,  ainsi  que 
la  créât  ion  de  provinces  nouvelles.  L'intervention  de  la 
même  autorité  est  requise  pour  séparer  d'une  congré- 
gation monastique  un  monastère  sui  juris  el  l'unir  a 
nue  autre  congrégation.  Can.  19  1.  Seul  enfin  le  Siège 
apostolique  peut  accorder  aux  religieux  le  privilège  tle 
l'exemption  de  l'autorité  des  Ordinaires.  Can.  500. 

C'est  le  souverain  pontife  qui  choisi  i  et  nomme  libre- 
ment les  cardinaux,  can.  232,  et,  dans  l'Église  latine  ; 
les  métropolitains,  can.  272;  les  administrateurs  apos- 
toliques, can.  312;  les  abbés  el  prélats  nullius,  ou  du 
moins  il  les  confirme  cl  leur  confère  l'institution  cano- 


nique, can.  320;  les  évêques,  can.  329;  les  coadjuteurs, 
can.  350  et  leur  donne  l'institut  ion  canonique,  can.  332. 

Est  réservée  au  Saint-Siège  la  constitution  ou 
érection  des  chapitres  des  cathédrales  ou  collégiales,  de 
même  que  leur  rétablissement,  transformation  ou  sup- 
pression. Can.  392.  Dans  ces  mêmes  chapitres,  seul  le 
Saint-Siège  peut  ériger  des  dignités.  Can.  394,  §  2. 

Le  souverain  pontife,  par  lui-même  ou  par  l'organe 
de  la  S.  Pénitencerie,  est  l'administrateur  souverain 
des  trésors  spirituels  de  l'Église  et  le  collateur  suprême 
des  indulgences.  Il  accorde  à  des  collateurs  inférieurs 
le  pouvoir  ordinaire  de  donner  certaines  indulgences, 
mais  il  se  réserve  à  lui  seul  :  a)  la  faculté  de  déléguer  à 
d'autres  le  pouvoir  d'accorder  des  indulgences; 
b)  d'accorder  des  indulgences  applicables  aux  âmes  du 
purgatoire,  c)  De  plus,  tout  collateur  inférieur  ne  peut 
attacher  de  nouvelles  indulgences  à  un  acte,  à  un  objet, 
à  une  association  déjà  enrichis  d'indulgences  par  le 
souverain  pontife,  à  moins  de  prescrire  en  même  temps 
de  nouvelles  conditions  à  remplir  pour  gagner  ces 
faveurs  supplémentaires.  Can.  913. 

En  matière  d'administration  de  biens  d'Église, 
c'est  une  règle  générale  que  seul  le  Saint-Siège  peut 
procéder  à  une  réduction,  modération  ou  commutation 
de  dispositions  provenant  de  dernières  volontés  en 
faveur  des  œuvres  pics.  Si,  en  des  cas  déterminés  par 
le  droit,  l'Ordinaire  peut  diminuer  les  charges  deve- 
nues impossibles  à  remplir,  il  est  spécifié  que  la  réduc- 
tion des  messes  est  toujours  réservée  au  Siège  apos- 
tolique. Can.  1517.  Sous  peine  d'invalidité,  la  permis- 
sion du  Saint-Siège  est  requise  pour  toute  aliénation, 
soit  de  choses  précieuses  (c'est-à-dire  ayant  une  valeur 
notable  au  point  de  vue  matériel,  artistique  ou  histo- 
rique; cf.  S.  C.  du  Concile,  12  juillet  1919,  Acla  ap. 
Scdis,  t.  xr,  p.  419),  soit  de  dons  votifs  (présents 
offerts  par  les  fidèles  à  un  sanctuaire  ou  à  une  image 
de  saint,  quelle  qu'en  soit  la  valeur,  même  si  cette 
valeur  est  inférieure  à  mille  francs-or,  ou  même  si  le 
donateur  consent  spontanément  à  l'aliénation,  S.  C.  du 
Concile,  14  janvier  1922,  Acta  ap.  Sedis,  t.  xiv,  p.  160), 
soit  enfin  de  biens  meubles  ou  immeubles  dont  la 
valeur  vénale  dépasse  trente  mi  lie  francs-or.  Can.  1530- 
1532.  Aux  termes  du  canon  1281,  il  faut  encore  une 
autorisation  formelle  du  Saint-Siège  pour  aliéner  ou 
transférer  définitivement  dans  une  autre  église  cer- 
tains objets  tels  que  reliques  insignes,  images  pré- 
cieuses, ou  même  de  simples  reliques  ou  images  qui 
sont  l'objet  d'une  grande  vénération  dans  une  église 
déterminée. 

4.  Réserues  bénéficiâtes.  —  Elles  tinrent  une  grande 
place  dans  le  droit  ancien  ;  on  les  appelait  aussi  «  réser- 
vât ions  apostoliques  ».  On  désignait  ainsi  l'acte  (rescrit 
ou  mandat)  par  lequel  le  pape  retenait  pour  lui  la 
collation  de  certains  bénéfices  lorsqu'ils  viendraient  à 
vaquer.  Les  droits  des  électeurs  ou  collateurs  habituels 
se  trouvaient  ainsi  suspendus  en  vertu  d'une  disposi- 
tion de  droit  positif,  sous  peine  de  nullité  de  la  colla- 
tion. 

Ces  réserves  pouvaient  être  perpétuelles,  lorsque  le 
souverain  pontife  avait  conservé  le  droit  de  collation 
di'  certains  offices  dans  tous  les  cas  et  pour  toujours; 
(Luis  ce  cas  elles  étaient  mentionnées  dans  le  droit 
commun.  Souvent  aussi,  la  i  éserve  n'avait  qu'un  carac- 
tère temporaire,  ou  bien  elle  n'affectait  qu'un  office 
en  particulier  à  cause  d'une  circonstance  spéciale. 
Cl.  Schmalzgrueber,  Jus  eccl.  unioersum,  1.  III,  tit.  v, 
n.  210-211. 

La  légitimité  du  droit  de  réserve  en  matière  d'offices 
et  de  bénéfices  ecclésiastiques  ne  saurait  être  mise  en 
doute  ;  le  pape  possède  en  effet  un  pouvoir  «  suprême, 
entier,  universel,  vraiment  épiscopal,  ordinaire  et 
immédiat  sur  foules  les  églises  et  sur  chacune  d'elles, 
sur  Ions  et  chacun  des  pasteurs  et  des  fidèles  ».  Can.  218. 


2445 


RESERVE    EN    GENERAL 


2446 


Cf.  Concile  de  Vatican,  Const.  Pastor  œternus,  sess.  iv, 
c.  1  et  3,  Denz.-Bannw.,  n.  1824,  1826.  L'institution  de- 
là réserve  a  été  dictée  par  des  motifs  de  bien  public  : 
a)  pour  mettre  un  frein  à  la  simonie  de  certains  col  la- 
leurs  inférieurs;  b)  afin  de  soustraire  les  offices  et  béné- 
fices ecclésiastiques  à  l'ambition  et  à  la  mainmise  des 
princes  ou  des  grandes  familles  qui  les  considéraient 
trop  souvent  comme  des  fiefs  à  occuper  par  leurs  en- 
fants, c)  Les  réserves  fournirent  également  aux  papes 
un  moyen  commode  de  donner  aux  ecclésiastiques 
qu'ils  vouk.i  nt  favoriser  une  subsistance  honnête  et 
aux  personnes  de  mérite  ou  de  qualité  auxquelles  ils 
s'intéres^aie  it  des  bénéfices  honorables. 

On  ignore  l'époque  précise  où  les  réserves  commen- 
cèrent à  être  en  usage.  Nous  trouvons  dans  le  Sexte  une 
décrétale  attribuée  au  pape  Clément  IV  (1265-1208), 
qui,  invoquant  une  ancienne  coutume,  fait  une  réserve 
générale  et  absolue  de  tous  les  bénéfices  qui  vien- 
draient à  vaquer  en  cour  de  Rome  :  Licet  ecclesiarum. 
personaluum,  dignitatum  aliorumque  benefteiorum  eccle- 
siasticorum  plenaria  dispositio  ad  Iiomanum  noscatur 

Pontificem  pertinerc :  eollalionem  lumen  ecclesiarum. 

pernonaluum,  dignitatum  et  benefleiorum  apud  Sedem 
aposiolicam  vacantium  specialius  cœteris  untiqua  con- 
sueludo  Romanis  ponti/icibus  reservuvil.  L.  III,  tit.  iv, 
c.  2,  in  Sexto. 

Un  peu  plus  tard,  Boniface  VIII,  en  1295,  renouvela 
cette  réserve  des  bénéfices  vacants  in  curia,  voulant 
que  ces  bénéfices  fussent  conférés  à  des  sujets  capables. 
personis  conferantur  idoneis.  Extravag.  coin.,  1.  III, 
tit.  n,  c.  1.  Clément  V,  par  un  nouveau  décret  daté 
de  Bordeaux  0300),  rendit  ces  réserves  plus  absolues, 
spécialement  dans  la  province  bordelaise.  Ibid.,  c.  3. 
Benoit  XII,  successeur  de  Jean  XXII  à  la  cour 
d'Avignon,  prit  des  mesures  plus  radicales  encore.  A 
peine  monté  sur  le  trône  pontifical  (1335).  il  se  réserva 
la  provision  non  seulement  de  tous  les  bénéfices  qui 
vaqueiaient  in  curia,  mais  aussi  de  tous  ceux  qui 
viendraient  à  vaquer  par  la  privation  des  bénéficiers 
ou  par  leur  translation  à  un  autre  bénéfice.  Furent  en 
outre  réservés  :  tous  les  bénéfices  remis  une  fois  entre 
les  mains  du  pape,  ainsi  que  ceux  des  cardinaux,  légats, 
nonces,  trésoriers  des  terres  de  l'Église  romaine,  et 
des  clercs  qui,  se  rendant  à  la  cour  pontificale  ou  en 
revenant,  mourraient  à  moins  de  deux  journées  de 
marche  de  cette  cour.  Extrav.  com.,  I.  III,  tit.  n,  c.  12. 
Ce  n'est  pas  le  lieu  ici  d'exposer  toutes  les  réserves 
particulières  que  l'on  trouve  dans  les  constitutions  des 
divers  pontifes  romains.  En  se  multipliant,  les  réserves 
se  compliquèrent  :  il  y  eut  les  réserves  des  bénéfices 
devenus  vacants  durant  les  mois  dits  «  papaux  », 
menscs  papules  (neuf  mois  sur  douze);  on  y  ajouta  celle 
des  bénéfices  conférés  à  des  hérétiques,  schismatiques, 
simoniaques.  intrus,  rebelles,  violateurs  de  séquestres, 
etc..  Plusieurs  des  fameuses  Règles  de  Chancellerie, 
dont  le  premier  recueil  remonte  à  Jean  XXII  (1316- 
1334),  sont  consacrées  à  la  question  des  réserves  béné- 
Rciales.  Cf.  Wernz,  Jus  decrelalium,  t.  u,  p.  113. 14. 
La  collation  des  bénéfices  réservés  donnant  lieu 
habituellement  à  la  perception  d'un  impôt  (sous  le  nom 
de  servilia,  annalœ,  fruclus  medii  lemporis)  au  profit  du 
Saint-Siège,  on  glissa  tiès  vite  dans  l'abus;  ce  qui 
visait  à  être  un  remède  devint  bientôt  pour  la  curie 
un  moyen  commode  de  se  procurer  de  l'argent  en  même 
temps  qu'une  source  de  complications  pour  la  collation 
des  bénéfices.  Voir  G.  Mollat,  La  collation  des  bénéfices 
ecclésiastiques  sous  tes  papes  d'Avignon,  Paris,  1921. 

Des  protestations  s'élevèrent  de  la  part  des  gou- 
vernements civils  et  la  conclusion  des  concordats  de 
Worms  (1448)  avec  l'Allemagne,  de  Bologne  (1516) 
avec  la  France  amena  une  atténuation  notable  des 
réserves. 

Le  Code  canonique  actuel  réserve  au  Siège  aposto- 


lique l'union  extinctive  des  bénéfices  telle  qu'elle  est 
définie  par  le  canon  1419  ;  de  même  leui  suppression  ou 
leur  démembrement  opéré  sans  érection  d'un  bénéfice 
nouveau.  Il  appartient  encore  uniquement  au  Saint- 
Siège  d'unir  un  bénéfice  religieux  à  un  bénéfice  sécu- 
lier, ainsi  que  de  transférer,  diviser  et  démembrer 
de  quelque  façon  que  ce  soit  un  bénéfice  régulier. 
Can.  1422. 

En  matière  de  collation,  le  canon  1431  rappelle  le 
droit  que  possède  le  pontife  romain,  en  vertu  même  de 
la  constitution  de  l'Église,  «  de  conférer  les  bénéfices 
dans  toute  la  chrétienté  et  de  se  réserver  la  collation 
de  ces  mêmes  bénéfices  »,  s'il  le  juge  opportun.  Toute 
collation  de  bénéfices  réservés  au  Saint-Siège,  accom- 
plie par  un  inférieur,  est  de  plein  droit  invalide. 
Can.  1434. 

On  trouve,  au  canon  1435,  rémunération  de  tous  les 
bénéfices  dont  la  collation  est  actuellement  réservée 
au  Saint-Siège,  même  s'il  est  vacant.  Ce  sont  : 

a)  Tous  les  bénéfices  consistoriaux,  c'est-à-dire  les 
évêchés,  abbayes  et  prélatures  nullius,  habituellement 
conférés  en  consistoire  et  dont  l'érection  est  également 
réservée,  d'après  le  can.  141  1. 

b)  Toutes  les  «  dignités  »  des  églises  cathédrales  et 
collégiales  :  archidiacre,  doyen  ou  président  du  cha- 
pitre, archiprètre,  primicier,  etc..  Cette  réserve  géné- 
rale est  une  innovation  du  Code;  avant  lui.  seule  la 
première  dignité  était  réservée.  Cf.  IVe  règle  de  Chan- 
cellerie; Reitïenstucl,  Jus  canon icum  universum,\.  III, 
tit.  v. 

e)  Tous  les  bénéfices,  même  comportant  charge 
d'âmes,  qui  viendront  à  vaquer  par  la  mort,  la  promo- 
tion, la  renonciati ni  la  translation  soit  des  cardi- 
naux, soit  des  légats,  soit  des  officiers  supérieurs  de  la 
curie  romaine,  soit  enfin  de  tous  ceux  qui  étaient  de  la 
famille  du  pape  (camériers,  prélats  domestiques),  même 
à  titre  honorifique,  au  moment  de  la  vacance  du  béné- 
fice qu'ils  occupaient. 

d)  Les  bénéfices,  même  situés  en  dehors  de  la  curie 
romaine,  dont  les  titulaires  mourront  dans  Rome,  soit 
qu'ils  y  soient  venus  traiter  une  affaire,  soit  qu'ils  y 
fassent  un  pèlerinage  de  dévotion.  C'est  la  plus  an- 
cienne réserve  du  Corpus  juris. 

e)  Les  bénéfices  dont  la  collation  a  été  invalide  pour 
vice  de  simonie.  Cette  réserve  revêt  un  caractère 
pénal. 

f  )  Enfin,  tous  les  bénéfices  sur  lesquels  le  souverain 
pontife  a  «  mis  la  main  »,  c'est-à-dire  à  propos  desquels 
il  a  eu  à  intervenir  par  lui-même  ou  par  son  délégué 
selon  un  des  modes  suivants  :  soit  qu'il  ait  eu  à  déclarer 
nulle  l'élection  au  dit  bénéfice;  soit  qu'il  ait  interdit 
aux  électeurs  de  procéder  à  l'élection;  soit  qu'il  ait 
accepté  lui-même  la  renonciation  du  titulaire  ou  qu'il 
ait  promu,  transféré  ce  titulaire  à  un  autre  poste;  soit 
qu'il  l'ait  privé  de  son  bénéfice;  soit  enfin  qu'il  lui  ait 
donné  un  bénéfice  en  commende. 

Il  est  entendu  que,  dans  tous  les  cas  ci-dessus  énu- 
mérés,  la  réserve  ne  joue  pas,  sauf  déclaration  expresse, 
s'il  s'agit  de  bénéfices  manuels,  c'est-à-dire  amo- 
vibles ou  révocables  ad  nutum,  Can.  1  135,  §  2. 

En  résume,  la  législation  actuelle  concernant  la 
réserve  demeure  comme  un  souvenir  de  dispositions 
canoniques  autrefois  beaucoup  plus  strictes,  bien  que 
déjà  considérablement  adoucies  par  le  droit  concorda- 
taire. Ce  qui  en  subsiste  est,  en  même  temps  qu'un  legs 
du  passé,  un  rappel  du  droit  universel  du  pape  sur  tous 
les  bénéfices  ecclésiastiques,  non  moins  qu'un  témoi- 
gnage de  la  déférence  due  à  sa  personne.  Si,  dans  quel- 
ques cas,  ces  réserves  sont  une  source  de  gène  pour  les 
inférieurs,  ceux-ci  ne  devront  pourtant  jamais  oublier 
que  le  recours  au  Saint-Siège  s'impose  sous  peine 
d'invalidité  de  la  collation  du  bénéfice.  Can.  1434.  Nul 
doute  que  la  connaissance  et  l'observation  des  règles 


2447 


RÉSERVE.    CAS    RESERVES,    ORIGINE 


2448 


établies  par  le  Code  ne  leur  fasse  éviter  un  certain 
nombre  d'actes  juridiquement  nuls. 

II.  Les  cas  réservés.  —  1°  Généralités.  —  1.  No- 
lion  de  la  réserve.  —  En  matière  pénitentielle,  la  réserve 
est  l'acte  par  lequel  le  supérieur  compétent  évoque  à 
son  tribunal  certains  cas  (péchés),  limitant  ainsi  le 
pouvoir  qu'ont  les  inférieurs  d'absoudre.  Cette  défi- 
nit ion,  dont  les  termes  essentiels  sont  empruntés  au 
canon  893,  restitue  à  la  réserve  son  véritable  caractère. 

Celle-ci  n'est  pas,  comme  certains  l'avaient  pré- 
tendu, par  elle-même  et  principalement  une  peine;  elle 
est  avant  tout  une  restriction  ou  limitation  de  juridic- 
tion, qui  affecte  directement  le  confesseur  et  seulement 
de  façon  indirecte  le  pénitent.  Voilà  pourquoi  les 
étrangers  sont  soumis  aux  réserves  particulières 
concernant  les  péchés,  dans  le  territoire  où  ils  sont  de 
passage;  les  confesseurs  de  ce  territoire  sont  en  effet 
dépourvus  de  toute  juridiction  à  l'égard  des  péchés 
réservés  dans  le  diocèse  où  ils  exercent.  Corn,  interprél. 
du  Code,  24  novembre  1920,  Acla  ap.  Sedis,  t.  xn,  1920, 
p.  575. 

La  dénomination  de  cas  réservés  est  par  elle-même 
assez  vague  et  se  prête  en  fait  à  une  signification  assez 
élastique.  Chez  la  plupart  des  auteurs,  moralistes  ou 
canonistes,  elle  est  synonyme  de  péchés  réservés.  Mais, 
parce  que  les  péchés  peuvent  être  réservés  par  eux- 
mêmes  ou  en  raison  de  la  censure  qui  y  est  annexée, 
l'expression  a  bientôt  englobé  sous  son  extension  les 
censures  réservées  aussi  bien  que  les  péchés  réservés. 
Cf.  Vermeersch-Creusen,  Epilome  juris  canonici,  t.  n, 
n.  175.  Le  Code  lui-même  n'ignore  pas  cette  manière  de 
parler  :  définissant,  au  canon  893,  la  réserve  des  cas,  il 
nomme  explicitement  les  censures  aussi  bien  que  les 
péchés,  encore  qu'il  renvoie  aussitôt  après  au  1.  V 
pour  ce  qui  concerne  la  réserve  des  censures.  Dans  les 
autres  canons  de  ce  c.  n  (1.  III,  tit.  iv),  l'appellation  de 
cas  réservés  ne  vise  que  les  péchés  selon  le  titre 
même  donné  au  chapitre  :  De  reservatione  peccatorum. 
Cf.  can.  897,  899  §  3,  900  et  883. 

2.  Bul  de  la  réserve.  —  Il  est  avant  tout  disciplinaire 
et  médicinal. 

Disciplinaire,  en  ce  sens  que  la  réserve  vise  à  extir- 
per des  abus;  en  obligeant  les  coupables  à  recourir  aux 
supérieurs  qualifiés  pour  les  absoudre,  l'Église  a  pensé 
que  ces  confesseurs  privilégiés  seraient  plus  à  même 
de  juger  des  moyens  les  plus  aptes  à  faire  disparaître 
les  fautes  en  question. 

Médicinal  aussi,  et  plutôt  préventif  que  curatif,  car 
les  fidèles  s'éloigneront  avec  plus  de  soin  de  péchés  dont 
ils  savent  qu'ils  obtiendront  plus  difficilement  l'abso- 
lution. Le  but  pénal  que  certains  auteurs  veulent 
attribuer  à  la  réserve,  cf.  Tanquerey,  Synopsis  Iheol. 
moralis,  De  pœnilentia,  n.  447,  c'est  à-dire  l'intention 
de  punir  une  faute  déjà  commise,  apparaît  moins  dans 
la  réserve  des  péchés  que  dans  celle  des  censures.  Pour 
ces  dernières,  qui  sont  des  peines,  la  réserve  constitue 
une  aggravation  de  la  punition,  four  les  péchés,  la 
réserve  joue  dans  un  territoire  particulier,  même  si  la 
faute  n'a  pas  élé  commise  dans  ce  territoire  ;  si  la 
réserve  élail  une  peine,  elle  serait  injuste,  car  le  délit 
n'ayant  pas  été  commis  sur  le  territoire  du  supérieur 
qui  a  porté  la  réserve,  m  par  un  de  ses  sujets,  il  n'aurait 
aucun  titre  à  lui  infliger  une  peine.  Si  donc  le  législa- 
teur a  recherché  un  effet  pénal,  c'est  seulement  in 
obliquo;  son  intention  a  été  avant  tout  d'évoquer  à  un 
tribunal,  supérieur  à  celui  qui  fonctionne  d'ordinaire, 
les  cas  les  plus  graves  et  Les  plus  pernicieux  pour  les 
faire  disparaître  le  plus  sûrement  et  le  plus  rapide- 
ment possible. 

3.  Division  des  cas  réservés.  -  l.es  cas  réservés 
peuvent  l'être  soit  au  souverain  pontife,  soit  aux 
Ordinaires  (évêques  ou  supérieurs  religieux). 

Quant  au  mode,  les  cas  peuvent  réservés  de  quatre 


façons  :  a)  en  raison  du  péché  lui-même  et  sans  cen- 
sure, ralionc  sui  et  sine  censura,  par  exemple  le  péché  du 
prêtre  qui  absout  indûment  les  partisans  del'  «Action 
française  »  ;  b)  en  raison  du  péché  et  avec  censure,  ratione 
sui  et  cum  censura,  par  exemple  la  fausse  dénonciation 
d'un  confesseur,  outre  qu'elle  est  un  péché  réservé  au 
Saint-Siège,  est  encoi  e  frappée  d'une  excommunication 
spécialement  réservée  au  même  Saint-Siège,  can.  893, 
2303;  c)  ratione  censurée,  en  raison  seulement  de  la 
censure,  c'est-à-dire  lorsqu'un  péché  est  frappé  d'une 
censure  qui  empêche  la  réception  des  sacrements 
(excommunication  et  interdit  personnel),  «  la  réserve 
de  la  censure,  dit  le  canon  2246,  §  3,  implique  la 
réserve  du  péché  auquel  elle  est  annexée  ».  La  réserve 
n'atteint  donc  le  péché  qu'indirectement  et  seulement 
par  l'intermédiaire  de  la  censure;  parce  que  celle-ci 
(excommunication,  interdit  personnel)  empêche  le 
coupable  de  recevoir  l'absolution  et  que  cette  barrière 
ne  peut  être  enlevée  que  par  un  supérieur  compétent, 
le  péché  se  trouve  lié  indirectement;  e)  enfin  un  péché 
peut  être  frappé  d'une  censure  même  réservée,  mais 
qui  n'empêche  pas  la  réception  des  sacrements.  Dans 
ce  cas,  le  péché  pourra  être  absous  par  tout  confesseur 
muni  de  pouvoirs  ordinaires,  la  censure  seule  subsis- 
tant, firma  censura,  dit  le  canon  2250  ;  si  cette  censure 
est  réservée,  il  faudra  recourir,  pour  la  faire  lever,  au 
supérieur  compétent  ou  à  un  confesseur  privilégié. 

On  peut  voir,  d'après  cette  division,  que  la  réserve 
des  péchés  et  celle  des  censures,  bien  que  pouvant  por- 
ter sur  un  seul  et  même  objet,  jouent  cependant  d'une 
façon  différente. 

L'une  et  l'autre  ont  leurs  conditions  particulières  et 
suivent  leurs  lois  propres.  Voilà  pourquoi,  pour  plus  de 
clarté,  nous  parlerons  successivement  des  péchés  réser- 
vés (ratione  sui),  puis  des  censures  réservées,  ainsi  que 
fait  le  Code;  si  les  deux  réserves  atteignent  la  même 
faute,  on  appliquera  les  règles  formulées  pour  l'une  et 
l'autre.  Faute  d'avoir  fait  cette  distinction,  et  pour 
avoir  voulu  appliquer  au  péché  des  notions  qui  ne  conve- 
naient qu'à  la  censure,  beaucoup  de  moralistes  ont 
confondu  les  conditions  requises  pour  qu'un  péché 
(commis)  tombe  sous  la  réserve,  avec  les  conditions 
imposées  par  le  Code  pour  qu'un  péché  puisse  être 
réservé  dans  le  droit  particulier  (anle  (actum  et  spécu- 
lative loquendo  ) . 

2°  Péchés  réservés. —  1.  Aperçu  historique.  — Nous 
laisserons  de  côté  les  affirmations  de  ceux  qui  ne  vou- 
draient voir  dans  la  réserve  des  péchés,  qu'une  phase 
de  la  lutte  entre  les  curés  et  les  évêques,  ceux-ci  sous- 
trayant certaines  fautes  à  la  juridiction  des  curés,  afin 
de  mieux  affirmer  la  prédominance  de  leur  ancien 
pouvoir  épiscopal .  La  réalité  apparaît  tout  autre  si  l'on 
veut  bien  se  rappeler  que  le  pouvoir  des  curés  et  des 
autres  prêtres  relativement  à  l'absolution  des  péchés 
dérive  des  concessions  épiscopales:  l'évêque  fut  origi- 
nairement le  premier  confesseur  de  son  diocèse  et  même 
durant  quelque  temps  l'unique  ministre  de  l'absolution. 
Lorsqu'il  communiqua  aux  prêtres  chargés  des  églises 
ou  des  paroisses,  ses  pouvoirs  de  juridiction,  il  était 
tout  naturel  qu'il  n'inclût  pas  dans  cette  communica- 
tion la  faculté  d'absoudre  certaines  fautes  particuliè- 
rement graves  et  scandaleuses,  dont  l'amendement 
intéressait  le  bien  public. 

S'il  faut  en  croire  l'historien  Socrates,  llisl.  ceci.,  1.  Y, 
c.  xix,  P.  G.,  t.  lxvii,  col.  614,  dès  le  temps  de  la  per- 
sécution de  Dèce,  les  évêques  établirent  dans  leurs 
églises  des  prêtres  pénitenciers  pour  recevoir  la  confes- 
sion et  imposer  la  pénitence  aux  apostats  qui  furent 
nombreux  en  ce  temps. 

Mais,  quel  (pie  fût  le  rôle  de  ces  prêtres  «  péniten- 
ciers »,  la  pénitence  publique  fut,  durant  les  cinq  ou 
six  premiers  siècles,  administrée  exclusivement  par  les 
évêques  ou  par  les  prêtres  qu'ils  déléguaient  à  cet  effet 


2449 


RÉSERVE.    CAS    RÉSERVÉS,    ORIGINE 


2450 


durant  leur  absence  ou  durant  leurs  maladies.  Voir 
art.  Pénitence,  t.  xii.  col.  796  sq.,  801-809,  et  passim. 

Lorsque  la  pénitence  publique  tomba  en  désuétude, 
l'évèquc  continua  à  se  réserver  l'absolution  des  crimes 
particulièrement  énormes,  surtout  s'ils  avaient  été 
publics  et  avaient  fait  scandale  :  Presbyleri  de  ignolis 
causis,  episcopi  de  notis  excommun icare  est,  ne  episcopi 
vilescat  potestas,  dit  le  IIe  concile  de  Limoges  (1031). 
Hefele-Leclercq,  Hist.  des  conciles,  t.  iv  b,  p.  958.  La 
peur  de  laisser  s'avilir  leur  autorité  porta  souvent  les 
évêques  à  multiplier  à  l'excès  les  réserves.  L'abus  était 
particulièrement  criant  dans  certains  ordres  religieux, 
au  témoignage  de  Benoît  XIV  :  cum  sœculi  x  7  initia 
nimium  excreveril  casuum  reservatio,  cl  prœlerea  abbales 
Curlhusienses  eousque  devencrinl,  ul  omnia  suorum  sub- 
diiorum  peccala  gravia  sibi  reservaverirL  De  simodo 
diceces.,  1.  V,  c.  v,  n.  2. 

Les  iéserves  épiscopales  apparaissent  moins  dans 
l'histoire  comme  une  diminution  du  pouvoir  apparte- 
nant aux  prêtres,  que  comme  un  reste  de  l'ancienne  dis- 
cipline qui  réservait  à  l'évèque  la  réconciliation  des 
pénitents. 

Pour  les  réserves  pontificales,  la  question  se  pose  de 
façon  un  peu  différente.  D'après  le  sentiment  de 
Benoit  XIV,  c'est  dès  le  ixe  siècle  que  l'on  envoyait  a 
Borne  les  grands  pécheurs,  les  homicides  en  particulier, 
pour  qu'ils  fussent  absous  par  le  pape;  on  les  munis- 
sait à  cet  effet  de  lettres  indiquant  leurs  méfaits;  par- 
fins  même  le  prêtre-confesseur  allait  lui-même  à  Borne 
pour  mettre  le  Saint-Siège  au  courant  du  cas,  De  sijnodo 
diceces.,  1.  V,  c.  iv,  n.  3.  Il  semble  qu'au  début  on  ne 
distingua  pas  les  cas  réservés  aux  évêques  et  les  cas 
réservés  au  pape. 

C'est  vers  le  même  temps  que  l'on  voit  des  évêques 
envoyer  eux-mêmes  des  pénitents  à  Borne  pour  y  rece- 
voir l'absolution;  celte  manière  de  procéder  était  consi- 
dérée soit  comme  une  aggravation  de  la  peine,  soit 
comme  une  pénitence  supplémentaire  qui  devait 
rendre  le  coupable  plus  digne  d'indulgence,  soit  enfin 
comme  un  moyen  de  partager  les  responsabilités  sur 
les  conditions  à  imposer  pour  l'absolution.  Le  bruit 
s'étant  ainsi  répandu  que  le  pape  accordait  la  remise 
de  fautes  graves  et  même  d.e  crimes  énormes,  il  est 
probable  que,  plus  d'une  fois,  certains  pénitents  s'en 
allèrent  spontanément  à  Borne  chercher,  avec  une 
absolution  assurée,  peut-être  des  conditions  plus  aisées. 
Le  concile  de  Seligenstadt  (1023)  le  constate  déjà  en 
son  18e  canon  :  «  Beaucoup  sont  assez  insensés  pour 
refuser  la  pénitence  imposée  à  la  suite  de  leurs  fautes 
capitales,  et  préfèrent  aller  à  Borne  dans  l'espérance 
que  l'Apostolique  (le  pape)  leur  pardonnera  toutes  leurs 
fautes.  Le  concile  ordonne  d'accomplir  d'abord  la 
pénitence  imposée;  ils  iront  ensuite  à  Borne,  s'ils  le 
veulent,  avec  une  lettre  de  leur  évêque.  »  Hefele- 
Leclercq,  op.  cit.,  t.  iv,  2e  part.,  p.  924.  Le  concile  de 
Limoges  (1031)  estime  blâmable  ce  procédé.et  se  plaint 
de  ce  que  de  grands  coupables,  excommuniés,  soient 
allés  se  faire  absoudre  à  Borne  en  contrebande!  Sans 
doute  le  pape  répondit-il  en  se  plaignant  à  son  tour  de 
n'avoir  pas  été  averti  et  d'avoir  été  trompé;  c'est 
pourquoi  le  concile  décida  que  les  pénitents  n'iraient 
pas  se  faire  absoudre  à  Borne  sans  avoir  prévenu  leurs 
évêques,  mais  que  ceux-ci  à  leur  tour  avertiraient  le 
pape  :  Nam,  inconsulto  episcopo  suo,  ab  Aposlolico 
pœnitentiam  et  absolulionem  nemini  acciperc  liect.  Har- 
douin,  Conciliorum  collectio,  t.  vi,  col.  891.  Cf.  Hefele- 
Leclercq,  op.  cit.,  t.  iv,  2e  partie,  p.  959.  Voir  aussi 
l'art.  Pénitence,  col.  895-899. 

Jusqu'ici  et  dans  beaucoup  de  textes  semblables, 
même  d'époque  postérieure,  on  voit  que  ce  sont  les 
évêques  qui  envoient  à  Borne  les  coupables  chargés 
des  crimes  les  plus  énormes,  ou  bien  ce  sont  les  péni- 
tents eux-mêmes  qui  s'en  vont  trouver  le  pape  pour 


recevoir  de  lui  l'absolution.  Cf.  Thomassin,  Ane. 
et  nouv.  discipline,  Ire  partie,  I.  II,  c.  xm,  n.  6-10.  Mais 
ce  n'est  pas  la  réserve  papale  proprement  dite,  c'est-à- 
dire  révocation  faite  par  le  souverain  pontife  de  cer- 
tains cas  à  son  tribunal,  avec  limitation  de  la  juridiction 
des  inférieurs.  Nul  doute  cependant  que  ces  recours  à 
Borne  dans  les  cas  graves  ou  difficiles  n'aient  servi  de 
fondement  aux  réservations  pontificales  dont  on  voit 
des  exemples  dès  le  xue  siècle. 

Le  premier  texte  officiel  et  certain  en  ce  sens  est  le 
fameux  canon  15  du  IIe  concile  du  Latran  (1139),  qui 
passa  dans  le  Décret  de  Gratien,  caus.  XVIII,  q.  iv, 
c.  28  :  Item  placuit  ul  si  quis,  suadente  diabolo,  hujus 
sacrilegii  reatum  incurril,  quod  in  clericum  vel  mona- 
chum  violentas  manus  injecerit,  anathematis  vinculo  sub- 
jaceat  :  et  nullus  episcoporum  illum  prœsumat  absoloere, 
nisi  mortis  urgente  periculo,  donec  aposlolico  conspeclui 
prœsenlelur,  et  ejus  mandalum  suscipiat...  C'est,  à 
quelques  mots  près  (moins  le  urgente  mortis  periculo), 
le  texte  même  du  canon  10  du  concile  de  Clermont 
de  11 30,  repris  pai  le  concile  deBeimsde  1131  (can.  13). 
Cf.  Hefele-Leclercq,  op.  cil.,  t.  v  a,  p.  698-699;  730- 
731.  Quelques  années  après,  un  concile  de  Londres 
(1143)  réservait  également  au  pape  l'absolution  de 
ceux  qui  useraient  de  violence  envers  les  églises,  les 
cimetières  et  les  clercs.  Hardouin,  Conc.  collectio, 
t.  vi  b,  col.  1233. 

On  peut  noter  que,  jusque  là,  ce  qui  était  visé  par  la 
réserve,  c'était  peut-être  moins  le  péché  en  lui-même 
que  le  délit  contre  l'ordre  social  de  l'Église  et  l'excom- 
munication encourue.  Le  principe  cependant  était 
posé  :  le  pape  s'était  réservé  à  lui-même  l'absolution  de 
certains  cas.  Le  nombre  de  ces  cas  s'augmenta  aux 
siècles  suivants,  à  tel  point  que  certains  conciles  et  les 
assemblées  du  clergé  du  x\i°  siècle  demandèrent  au 
pape  de  rendre  aux  évêques  les  pouvoirs  d'absoudre  de 
l'hérésie  et  de  réconcilier  les  hérétiques  nombreux  en 
France  à  cette  époque.  Thomassin,  op.  cit.,  Ir«  part., 
1.  II,  c.  xm,  n.  8. 

Pour  rencontrer  une  réserve  du  péché  pour  lui-même, 
a  l'exclusion  d'une  censure,  il  faut  attendre  la  lin  du 
xvi«  siècle.  Sixte  V,  par  la  bulle  Sanclum  et  salutare, 
5  janvier  1589,  s'était  réservé  l'absolution  du  péché  de 
simonie  commis  dans  la  promotion  aux  ordres.  La 
réserve  fut  rapportée  par  Clément  VIII,  28  février 
1596,  dans  la  bulle  Romanum  Pontificem.  Ce  n'est  qu'au 
milieu  du  xviii«  siècle  que  Benoît  XIV  frappa  de 
réserve  le  péché  des  personnes  qui  accusent  fausse- 
ment un  confesseur  du  crime  de  sollicitation,  bulle 
Sacramenlum  psenitentiee,  1er  juin  1741,  réserve  qui 
subsiste  encore  aujourd'hui.  La  S.  l'énitencerie  y  a 
ajouté  le  16  novembre  1928  le  péché  des  confesseurs 
qui  absolvent  indûment  les  partisans  obstinés  de 
1'  «  Action  française  ». 

Signalons  enfin  qu'une  instruction  du  Saint-Office, 
en  date  du  13  juillet  1916,  est  venue  modérer  les 
conditions  dans  lesquelles  les  Ordinaires  peuvent  se 
réserver  des  péchés.  Les  règles  et  dispositions  conte- 
nues dans  ce  document  sont  passées  à  peu  près  inté- 
gralement dans  le  Code. 

2.  Auteur  de  la  réserve.  —  Le  pouvoir  qu'ont  les  chefs 
de  l'Église  (le  limiter  la  juridiction  pénitentielle  de 
leurs  prêtres,  en  ne  leur  accordant  pas  le  droit  d'ab- 
soudre certaines  fautes,  ne  saurait  faire  l'objet  d'aucun 
doute.  Le  concile  de  Trente  s'est  exprimé  clairement 
sur  ce  point,  sess.  xiv,  c.  7,  Denz.-Bannw.,  n.  903.  Il  a 
même  défini  comme  de  foi  le  droit  de  réserve  des 
évêques  :  Si  quis  dixeril  episcopos  non  habere  jus 
reservandi  sibi  casus,  nisi  quand  cxtvrnam  politiam, 
atque  ideo  casuum  reservationem  non  prohibere  que- 
minus  sacerdos  a  reservatis  vere  absolvat,  A.  .S'.  Ibid., 
can.  11,  Denz.-Bannw.,  n.  912. 

Le  Code  spécifie  que  «  ceux  qui  dans  l'Église  ont  le 


2  S ."»  I 


RÉSERVE.    CAS    RÉSERVÉS,    ÉNUMÉRATION 


2452 


pouvoir  ordinaire  d'accorder  la  juridiction  pour  en- 
tendre les  confessions  ou  celui  de  porter  des  censures, 
peuvent  aussi,  sauf  disposition  contraire  du  droit,  se 
réserver  à  eux-mêmes  le  jugement  de  certains  cas  ». 
Can.  893.  Il  s'ensuit  que  le  souverain  pontife  a  pouvoir 
de  réserver  des  péchés  pour  l'Église  universelle;  nous 
verrons  qu'il  n'use  de  ce  droit  que  d'une  façon  très 
discrète.  Au  dessous  du  pape,  les  Ordinaires,  au  sens 
le  plus  large  du  mot,  cf.  can.  198,  jouissent  du  même 
pouvoir  mais  seulement  dans  le  ressort  de  leurs  juri- 
dictions respectives;  le  vicaire  capitulaire.  ainsi  que 
le  vicaire  général  non  muni  d'un  mandat  spécial,  sont 
cependant  formellement  exceptés. 

Quant  aux  Ordinaires  religieux,  le  canon  89(>  pré- 
cise (à  rencontre  de  l'ancienne  discipline  et  de  la 
doctrine  communément  admise  avant  le  Code),  que, 
dans  une  religion  cléricale  exempte,  seul  le  supérieur 
général,  et,  dans  les  monastères  indépendants  (sui 
juris),  l'abbé  seul  peuvent,  de  l'avis  de  leur  conseil, 
réserver  les  péchés  de  ceux  qui  sont  leurs  sujets. 
Encore  est-il  que  l'efficacité  de  cette  réserve  est  limi- 
tée par  les  dispositions  des  canons  518  et  519  :  le  droit 
actuel  oblige  chaque  maison  cléricale  exempte  à  possé- 
der plusieurs  confesseurs  munis  du  pouvoir  d'absoudre 
des  péchés  réservés  dans  la  religion;  de  plus,  tout 
confesseur  approuvé  par  l'Ordinaire  peut,  sans  pou- 
voirs spéciaux,  absoudre  tout  religieux  qui  s'adresse  à 
lui,  même  des  péchés  ou  censures  réservés  dans  l'ins- 
titut auquel  appartient  ce  religieux. 

Aux  Ordinaires  des  lieux,  comme  aux  supérieurs 
religieux,  le  Code  donne  des  règles  de  sagesse  el  de 
discrétion  quant  à  la  réserve  des  péchés.  Il  va  de  soi 
que  cette  réserve  devra  toujours  avoir  caractère 
impersonnel,  ne  limitant  pas  les  pouvoirs  de  tel  ou  tel 
individu,  sinon  elle  serait  odieuse.  De  plus,  les  Ordi- 
naires ne  l'établiront  qu'après  avoir  discuté  la  ques- 
tion en  synode;  s'ils  prennent  cette  mesure  hors  sy- 
node, ils  prendront  l'avis  du  chapitre  et  de  quelques 
prêtres  des  plus  prudents  et  des  plus  appréciés  parmi 
ceux  qui  ont  charge  d'âmes.  Cette  consultation  faite, 
ils  ne  porteront  la  réserve  que  si  elle  apparaît  comme 
nécessaire  ou  utile.  Can.  895-896, 

3.  Péchés  réservés  au  Saint-Siège.  —  a)  D'après  le 
droit  général,  un  seul  péché  est,  pour  lui-même  et 
indépendamment  de  la  censure  qui  y  est  annexée, 
réservé  au  Souverain  Pontife  :  c'est  la  dénonciation 
mensongère  par  laquelle  on  accuse,  auprès  des  juges 
ecclésiastiques,  du  crime  de  sollicitation  ad  turpia,  un 
prêtre  innocent.  Can.  891. 

Cette  discipline  ayant  été  maintenue  sans  modifi- 
cation depuis  son  instauration  par  Benoît  XIV 
(1er  juin  1741),  c'est  à  la  constitution  de  ce  pape  qu'il 
faudra  se  reporter  pour  interpréter  le  droit  actuel. 
D'après  ce  document  (Sacramentum  pssnitentise),  il 
n'rsl  pas  nécessaire,  pour  (pie  la  réserve  soit  encourue. 
que  l'accusation  soit  portée  par  le  dénonciateur  lui- 
même  devant  les  juges  ecclésiastiques;  le  texte  vise 
également  ceux  qui  dénoncent  par  intermédiaire  :  vel 
scelestr  procurando  ut  ab  aliis  (denunciatio )  fiât.  .Mais 
cette  dénonciation  elle-même  devra  revêtir  certaines 
formes  :  elle  devra  être  laite  à  un  juge  ecclésiastique 
qualifié  pour  mener  une  enquête  de  ce  genre  et  dans 
une  l'orme  qui  puisse  servir  de  base  à  une  action  judi- 
ciaire. En  l'espèce,  sont  qualifiés  pour  recevoir  une 
telle  dénonciation  :  le  Saint-Office,  l'Ordinaire  du  lieu 
ou  son  d'.ltgu;  (chanceliii  vicaire  forain,  cuii  disign: 
à  celte  lin;  ceux-ci  doivent  sur-le-champ  consigner  par 
écrit  la  dénonciation,  si  elle  est  faite  de  vive  voix,  et 
la  transmettre  à  l'Ordinaire,  can.  1936).  Cf.  Inslr. 
S.  OJlcii,  20  lévrier  1866,  '2<>  juillet  189(1,  (lasparri. 
Fontes  fur.  can.,  t.  iv,  n.  990,  1123.  Il  n'y  aurait  donc 
pas  de  réserve,  si  l'affaire  étail  portée  devant  des  laïcs 
OU  devant  un  piètre  non  délégué  par  l'Ordinaire.  OU 


même  devant  l'Ordinaire  par  lettre  anonyme  ou  à 
titre  de  simple  relation  privée.  En  aucune  circons- 
tance cette  dénonciation  ne  saurait  être  considérée 
comme  une  accusation  (au  sens  juridique  du  mot)  ou 
action  criminelle;  celle-ci  ne  saurait  être  admise  de  la 
part  de  personnes  privées  :  le  droit  la  réserve  au  seul 
promoteur  de  la  justice.  Can.  1934.  Mais  la  dénon- 
ciation pourra  servir  de  prétexte  à  une  enquête,  d'où 
pourra  sortir  une  accusation  criminelle  soulevée  par 
le  ministère  public. 

Péché  réservé  ralione  sui,  la  fausse  dénonciation  est 
en  outre  frappée  ipso  facto  d'une  excommunication 
spécialement  réservée  au  Saint-Siège.  Can.  23(i3.  Cette 
dernière  sanction  est  une  nouveauté  ajoutée  par  le 
droit  du  Code.  A  noter  que  l'ignorance,  assez  faci- 
lement concevable,  de  cette  censure,  en  excuserait 
conformément  aux  règles  du  canon  2229,  mais  cette 
ignorance  ne  supprimerait  nullement  la  réserve  du 
péché.  D'autre  part,  la  censure  une  fois  encourue,  sa 
réserve  ne  cesserait  pas  dans  les  cas  où,  aux  termes 
du  canon  900,  cesse  la  réserve  du  péché.  Commission 
d'interprétation,  10  novembre  1925,  Acla  a  p.  Sedis, 
t.  xvii,  p.  583. 

b)  Outre  cette  réserve  de  droit  général,  une  seconde 
réserve  de  caractère  tout  spécial  et  qui  intéresse  sur- 
tout la  France,  a  été  portée  le  16  novembre  1928  par 
la  S.  Pénitencerie,  sur  l'ordre  exprès  du  souverain 
pontife,  qui  a  approuvé  et  confirmé  l'acte.  Cette 
réservation  vise  à  briser  l'acoutumace  de  certains 
confesseurs  qui,  au  mépris  des  instructions  et  décla- 
rations du  Saint-Siège,  continuent  à  absoudre  les 
adhérents  obstinés  et  impénitents  de  l'Action  fran- 
çaise. Voici  le  texte  de  cet  important  document  qui 
fait  date  dans  l'histoire  de  la  réserve  par  les  dispo- 
sitions singulières  qu'il  contient. 

Etsi  serio  dubitari  nequeat,  post  iteratas  Sacra;  Pa-ni" 
tentiariae  apostolicae  resolutiones  et  declarationcs  circa 
damnatam  in  Gall  a  factionem  vulgo  l'Action  Française, 
qnin  mortaliter  peccent  confessarii  sacramentalem  absolu- 
tionem  impertientes  hu.jus  factionis  sociis  aut  quomodo- 
curuque  eidemactu  adhaerentibus,  nisi  antea  cam,  ex  animo 
penitus  repudiaverint;  non  desunt  tamen  ibidem  sacerdotes 
qui,  uti  ex  certis  fontibus  constat,  propria;  conscient  ia> 
fucum  facientes,  tam  gravi  facinore  sese  fœdare  non  verean- 
tur. 

Ad  horum,  ne  pereant,  pervicaciam  [rangendam,  cuin 
liortamenta,  monita,  mina?  niliil  profeccrint,  hancta  Sedes, 
ecclesiastica'  disciplina1  custos  et  vindex,  ad  remédia  gra- 
viora  manus  apponere,  a-gre  quidem  sed  necessario  com- 
pellitur. 

Quare  de  expresso  Ssmi  Domini  Nostri  mandata  coque 
adprobante  et  confirmante.  Sacra  Psenitentiarla  statirit  ac 
decemit  peccatum  confessariorum  sacramentaliter  absol- 
ventium quos quomodocumque noverint  factioni  «  L'Action 
française  »  actu  adhérentes  quique  ab  ipsis.  uti  tenentur, 
nioniti,  ab  ea  se  retrahere  renuant,  Sanctse  apostolica:  Scdi 
reservari. 

Hujus  réservations  ea  vis  est  ut  in  illis  quoque  casibus, 
in  quitus  jùxta  canonicas  dispositions  quaevis  reservatio 
cessât,  omis  adluic  remaneat  pra'dictis  sacerdotibus  ad 
S.  Pœnitentiariam  recurrendi,  sub  pœna  exconinninicationis 
specialiter  Sanctse  Sedi  réservât»,  intra  mensem  a  die 
obtentse  sacramentalis  absolutionis,  vel  postquam  conva- 
luerint  si  a'groti,  et  standi  ejus  mandatis.  .le. a  u.p.  .S<<h  , 
1928,  t.  xx,  p.  398-399. 

Le  document  se  termine  par  une  recommandation 
pressante,  adressée  aux  Ordinaires  et  supérieurs  reli- 
gieux, de  porter  aussitôt  ce  décret  à  la  connaissance 
de  leurs  prêtres,  afin  qu'ils  ne  puissent  alléguer  de 
leur  ignorance. 

faisons  simplement  les  remarques  suivantes  :  a.  Le 
péché  ici  visé,  et  la  réserve  dont  il  est  frappé,  n'est 
lias  le  péché  des  partisans  de  l'Action  française,  mais 
le  péché  des  confesseurs  qui  coopèrent  formelle  ment  à 
leur  révolte  <n  les  absolvant  indûment.  —  b.  Pour  que 
cette  coopération  existe,  il  faut  que  le  confesseur  sache 


l\:>:\ 


RESERVE.    CAS    RESERVES,    ABSOLUTION 


2^5 


que  son  pénitent  est  présentement  (acla)  adhérent  à 
la  faction  condamnée  (par  exemple  par  le  versement 
d'une  cotisation,  la  lecture  assidue  du  journal,  la 
diffusion  de  tracts,  l'attache  obstinée  aux  erreurs  du 
parti,  la  révolte  contra  l'autorité  ecclésiastique);  peu 
importe  le  mode  par  lequel  le  confesseur  aura  acquis 
cette  connaissance,  quomodocumque  noverit  :  il  arrive 
en  effet  que  des  partisans  de  l'Action  française  ne 
s'accusent  pas  de  leur  révolte  contre  l'Église;  si  le 
confesseur  en  a  connaissance  par  ailleurs,  ou  si  le 
pénitent  en  fait  spontanément  l'aveu,  le  prêtre  devra 
avertir  le  coupable  (au  besoin  l'interroger)  et  lui 
demander  de  quitter  le  groupement  condamné.  S'il 
refuse,  il  y  a  obligation  de  refuser  l'absolution,  sous 
peine  de  péché  grave  et  d'encourir  la  réserve.  —  c.  La 
réserve  alîecte  le  péché  lui-même,  sans  qu'il  y  ait 
d'ailleurs  censure;  l'absolution  ou  le  pouvoir  d'ab- 
soudre devra  être  donné  par  la  Pénitencerie,  tout 
comme  dans  le  cas  prévu  au  canon  894.  —  d.  Telle 
est  la  force  de  cette  réserve  que,  même  dans  le  cas  où, 
en  vertu  des  dispositions  du  droit  général,  toute  réserve 
cesse  (danger  de  mort,  canon  882,  cas  prévus  au 
canon  900),  lorsque  l'absolution  de  ce  péché  a  été 
donnée,  il  reste  l'obligation  de  recourir  à  la  S.  Péni- 
tencerie dans  le  mois  utile  qui  suit  l'absolution  ou  la 
guérison,  s'il  s'agit  d'un  malade.  Ce  régime  imposé  à 
l'absolution  du  péché  réservé  est  unique;  il  ressemble 
au  recours  imposé  après  l'absolution,  donnée  en  dan- 
ger de  mort,  des  censures  ab  homine  ou  très  spécia- 
lement réservée  au  Saint-Siège.  Cf.  can.  2252.  Il  y  a 
cependant  cette  différence  que  le  recours  n'est  pas 
imposé  ici  sous  peine  de  réincidence  (pour  le  péché 
c'est  impossible),  mais  sous  peine  d'une  excommuni- 
cation spécialement  (speciali  modo)  réservée  au  Saint- 
Siège.  —  e.  Ce  recours  est  imposé  aux  prêtres  délin- 
quants eux-mêmes  (prxdictis  sacerdotibus)  qui  ont  été 
absous  dans  cas  urgents.  Toutefois,  il  est  admis  (par 
analogie  aux  dispositions  du  canon  2254)  que  le 
pénitent  peut  faire  ce  recours  aussi  bien  par  lettre 
que  de  vive  voix  et  par  l'intermédiaire  du  confesseur, 
per  epistolam  et  confessarium. 

4.  Péchés  réservés  aux  Ordinaires.  —  Nous  avons  dit 
quels  étaient  les  Ordinaires  compétents.  Les  cas  qu'ils 
se  réservent  ne  peuvent  l'être  que  de  droit  particulier 
et  dans  les  limites  de  leur  juridiction.  Le  Code,  repre- 
nant les  termes  de  l'Instruction  du  Saint-Office  de 
juillet  191G,  édicté  des  règles  précises  auxquelles  tous 
les  Ordinaires  devront  se  conformer  quant  au  nombre 
et  à  la  nature  des  cas  réservés,  non  moins  qu'à  la  durée 
de  la  réserve. 

a)  Pour  le  nombre  des  péchés  à  réserver  dans  cha- 
que diocèse  ou  institut  religieux,  le  canon  897  spécifie 
que  les  cas  seront  très  peu  nombreux,  trois  ou  quatre 
au  plus. 

b)  Ces  cas  seront  choisis  parmi  les  crimes  les  plus 
graves  et  les  plus  atroces  et  seront  spécifiquement 
déterminés;  ces  crimes  seront  des  abus  existants, 
assez  fréquents  ou  du  moins  risquant  de  le  devenir, 
et  dont  on  espère,  par  ce  moyen,  enrayer  la  multipli- 
cation; on  s'abstiendra  donc  de  réserver,  comme  on 
le  fit  dans  certains  statuts  diocésains  du  xixe  siècle, 
des  crimes  à  peu  près  inexistants,  possibles  ou  même 
simplement  imaginaires.  Ces  péchés  devront  être 
extérieurs  et  non  purement  internes.  Ce  ne  seront  pas 
non  plus  de  ceux  qui  sont  inhérents  à  l'humaine  fai- 
blesse, mais  ils  devront  revêtir  une  malice  spéciale  qui 
postule  la  réserve.  Leur  détermination  se  fera  non 
seulement  par  l'énoncé  du  genre  (par  exemple  :  adul- 
tère, concubinage,  inceste),  mais  par  la  désignation  de 
l'espèce,  même  de  l'espèce  infime  (par  exemple  : 
inceste  à  tel  degré),  si  c'est  cette  espèce  que  l'on  veut 
atteindre. 

c)  La  réserve  ne  durera  qu'autant  qu'il  est  néces- 

DICT.    DE  THÉOL.    CATHOL. 


saire  pour  l'extirpation  d'un  vice  public,  invétéré;  ouïe 

l'établissement  de  la  discipline  ecclésiastique  ébranlée. 

Le  canon  898  énumère  deux  catégories  de  fautes 

qui  sont  exclues  de  la  réserve  permise  aux  Ordinaires  : 

1)  Ceux-ci  devront  s'abstenir  totalement  de  sou- 
mettre à  leur  réserve  des  cas  déjà  réservés  au  Saint- 
Siège,  soit  en  eux-mêmes,  soit  à  cause  de  la  censure. 

2)  Ils  auront  en  outre  pour  règle  générale  de  ne  pas 
se  réserver  des  cas  déjà  frappés,  par  le  droit  commun, 
d'une  censure  même  non  réservée;  cela,  afin  de  ne  pas 
superposer  une  sanction  particulière  à  une  peine  de 
droit  général;  mais  le  mot  regulariter  indique  que  des 
exceptions  sont  possibles. 

L'efficacité  de  la  réserve  gît  principalement  en  deux 
points  :  d'une  part  dans  la  difficulté  qu'il  y  a  à  rece- 
voir l'absolution  des  cas  réservés,  et  d'autre  part  dans 
la  publicité  donnée  à  la  réserve,  afin  que  nul  n'en 
ignore  le  caractère  gênant  et  que  par  là  les  fautes 
soient  moins  nombreuses.  Le  canon  899  recommande 
en  conséquence  aux  Ordinaires  :  1)  de  faire  connaître 
à  leurs  sujets,  par  les  moyens  qu'ils  jugeront  les  plus 
aptes,  les  cas  qu'ils  auront  réservés;  2)  ils  devront 
veiller  aussi  à  ne  pas  donner  à  n'importe  quel  confes- 
seur la  faculté  d'absoudre  en  tout  temps  des  péchés 
ainsi  réservés.  Il  fut  un  temps  où,  dans  certains  dio- 
cèses, tous  les  confesseurs,  sans  distinction,  étaient 
munis  de  pouvoirs  relativement  aux  péchés  réservés, 
au  moins  pour  un  nombre  déterminé  de  cas.  Aujour- 
d'hui, la  volonté  du  législateur  est  que  l'on  fasse  un 
choix  entre  les  confesseurs,  tant  pour  conserver  à  la 
réserve  son  efficacité,  que  pour  assurer  aux  pénitents 
des  médecins  plus  expérimentés. 

Disons,  pour  terminer,  que  les  recommandations  du 
Code  ont  été  suivies  docilement.  Dans  les  statuts  revi- 
sés des  divers  diocèses  ne  figurent  que  peu  ou  pas  de 
péchés  réservés  rationc  sui. 

5.  Absolution  des  péchés  réservés.  —  Dans  les  cas 
ordinaires,  l'absolution  des  péchés  réservés  au  Saint- 
Siège  ne  peut  être  donnée  que  par  le  pape  (celui  qui 
a  porté  la  réserve  ou  ses  successeurs)  agissant  en  per- 
sonne, ce  qui  est  rare,  ou,  plus  habituellement,  par 
l'organe  de  la  S.  Pénitencerie.  Ce  pouvoir  peut  être 
délégué  par  le  Saint-Siège,  soit  de  façon  habituelle, 
soit  pour  un  cas  particulier.  Le  Code  ne  prévoit  aucune 
délégation  générale  de  ce  pouvoir.  En  revanche,  il 
prévoit  des  circonstances  où,  toute  réserve  cessant, 
même  la  réserve  papale  (sauf  ce  qui  a  été  dit  à  propos 
de  l'Action  française),  tout  confesseur  se  trouve  com- 
pétent, canons  882  et  900. 

Pour  les  péchés  réservés  aux  Ordinaires,  l'absolution 
en  appartient,  en  vertu  même  des  dispositions  du  droit 
général  :  au  prélat  qui  a  porté  la  réserve  et  à  ses 
successeurs,  à  ses  vicaires  généraux,  au  vicaire  capi- 
tulaire  durant  la  vacance,  enfin  au  supérieur  qui  a 
juridiction  sur  le  prélat  et  ses  sujets. 

Si  le  Code  demande  aux  Ordinaires  de  ne  pas  accor- 
der à  tous  leurs  piètres  indistinctement  le  pouvoir 
d'absoudre  des  cas  qu'ils  se  sont  réservés,  il  ne  (lit  nulle 
part  que  les  confesseurs  habilités  pour  cet  office  doi- 
vent être  en  petit  nombre.  Ce  que  veut  le  législateur, 
c'est  le  choix,  c'est-à-dire  des  confesseurs  qualifiés.  Au 
nombre  de  ceux-ci.  le  Code  désigne,  comme  ayant  ipso 
jure  pouvoir  ordinaire  sur  les  péchés  réservés,  le  cha- 
noine pénitencier  prévu  par  le  canon  401.  Il  veut  en 
outre  que  le  même  pouvoir  d'absoudre  soit  accordé 
habituellement  aux  vicaires  forains  (appelés  aussi  : 
doyens,  archiprêtres,  plébains),  placés  à  la  tète  d'un 
district  du  diocèse;  ceux  dont  les  districts  sont  plus 
éloignés  de  la  ville  épiscopale  devront  en  outre  rece- 
voir la  faculté  de  déléguer  ce  pouvoir  d'absoudre,  non 
pas  de  façon  habituelle  ou  pour  un  nombre  de  cas,  mais 
loties  quoties  aux  confesseurs  (curés,  vicaires,  aumô- 
niers) qui  recourraient  a  eux  dans  les  cas  urgents. 

T.  —  XIII.         78. 


2455 


RÉSERVE.    CAS    RÉSERVÉS,    ABSOLUTION 


2456 


Enfin,  le  législateur  a  pris  la  précaution  de  déléguer 
ipso  jure  le  pouvoir  d'absoudre  des  péchés  réserves 
(sans  censure)  par  les  Ordinaires  à  certains  confesseurs 
dans  des  circonstances  déterminées. 

a.  De  ce  nombre  sont  d'abord  les  curés,  durant  tout 
le  temps  accordé  pour  l'accomplissement  du  devoir 
pascal.  Par  curés,  il  faut  entendre  également,  aux 
termes  mêmes  du  canon  899,  tous  ceux  qui  leur  sont 
juridiquement  assimilés,  c'est-à-dire  :  les  quasi-cures 
dans  les  territoires  de  mission  et  tous  les  vicaires 
paroissiaux  qui  ont  plein  pouvoir  (vicaire-curé,  éco- 
nome, substitut,  coadjuteur  s'il  supplée  en  tout  le  curé, 
mais  non  les  vicaires  coopérateurs,  c'est-à-dire  ceux 
que  nous  appelons  ordinairement  en  France  les  vicaires 
tout  court).  Ce  pouvoir  dure  autant  que  le  temps 
déterminé  par  le  droit  général  ou  étendu  par  le  droit 
particulier,  pour  l'accomplissement  du  devoir  pascal; 
il  n'est  donc  pas  limité  à  la  seule  confession  faite  en 
vue  d'accomplir  ce  devoir,  et  on  peut,  au  besoin,  en 
user  plusieurs  fois  pour  la  même  personne,  tant  que  le 
temps  des  Pâques  n'est  pas  clos. 

b.  Le  même  pouvoir  est  encore  délégué  par  le  droit 
aux  missionnaires,  durant  le  temps  qu'ils  donnent  au 
peuple  les  exercices  d'une  mission.  Canon  899,  §  3. 
Par  mission,  il  ne  faut  pas  seulement  entendre  les 
grandes  prédications  prévues  par  le  canon  1349  dans 
chaque  paroisse  au  moins  tous  les  dix  ans;  de  l'avis  de 
commentateurs  autorisés,  tombent  aussi  sous  cette 
appellation  les  retraites  fermées  ou  exercices  spirituels 
faits  en  commun.  Cf.  Capello,  De  pœnitentia,  n.  559; 
Vermeersch-Creusen,  Epilome  jur.  can.,  t.  il,  n.  180; 
il  ne  semble  pas  cependant  que  l'on  puisse  donner 
légitimement  le  nom  de  missions  à  de  simples  stations 
comme  celle  de  l'A  vent  ou  du  mois  de  Marie,  cf.  Villien, 
dans  Canoniste  conlemp.,  mai-juin  1920,  p.  202.  On 
admet  aussi  que  non  seulement  les  missionnaires,  mais 
encore  tous  les  prêtres  appelés  à  leur  aide  pour  enten- 
dre les  confessions  jouissent  du  pouvoir  d'absoudre  des 
péchés  réservés.  Ajoutons  qu'il  n'est  pas  nécessaire 
qu'un  fidèle  «  fasse  sa  mission  »,  c'est-à-dire  en  suive 
tous  les  exercices,  pour  bénéficier  d'une  faculté  qui  est 
donnée  avant  tout  au  missionnaire;  un  fidèle,  appar- 
tenant à  une  paroisse  autre  que  celle  où  se  donnent  les 
exercices  spirituels,  pourrait  légitimement  s'adresser 
à  ce  confesseur  privilégié  et  en  recevoir  l'absolution. 
C'est  l'esprit  de  la  loi  et  l'intention  du  législateur  de 
favoriser  la  libération  des  fautes  plus  graves. 

6.  Cessation  de  la  réserve.  —  Le  but  de  la  réserve  sera 
suffisamment  sauvegardé,  même  si  elle  ne  joue  pas 
dans  certaines  circonstances  extraordinaires  où  il  est 
urgent  de  pourvoir  à  la  paix  des  consciences. 

a)  Au  nombre  de  ces  circonstances,  il  y  a  en  tout 
premier  lieu  le  péril  de  mort  :  Tout  prêtre,  même  non 
approuvé  pour  les  confessions,  fût-il  irrégulier,  héré- 
tique, schismatique,  réduit  à  l'état  laïc,  dégradé,  peut 
alors  validement  et  licitement  absoudre  n'importe 
quel  pénitent  de  tous  les  péchés  et  de  toutes  les  cen- 
sures, quelque  réservées  ou  notoires  qu'elles  puissent 
être,  même  si  un  autre  prêtre  approuvé  est  présent. 
Can.  882.  Cette  absolution  ne  vaut  que  pour  le  for 
interne.  Com.  d'interprét.  du  Code,  28  décembre  1927, 
Acla  ap.  Sedis,  t.  x.\,  1928,  p.  61. 

Seule  l'absolution  du  complice  in  peccato  turpi  serait 
illicite,  hormis  le  cas  de  nécessité;  mais  elle  serait 
toujours  valide.  Can.  881.  Nous  avons  dit  ailleurs  (pie 
le  confesseur  complice  de  la  révolte  d'Action  française 
serait  tenu  à  un  recours  à  la  S.  Pénitencerie  dans  le 
mois  qui  suivrait  sa  guérison,  sous  peine  d'excommu- 
nication. 

b)  Une  autre  circonstance  extraordinaire,  prévue 
par  le  droit,  est.  le  cas  d'un  voyage  en  nier  (qui  ne  soit 
pas  seulement  une  promenade  <>u  partie  de  plaisir), 
'toutes  les  fois  que  le  navire   fait  escale,  les  prêtres 


qui  y  sont  embarqués,  pourvu  qu'ils  aient  reçu  le 
pouvoir  de  confesser  d'un  Ordinaire  quelconque  (soit 
avant  leur  départ,  soit  au  cours  du  voyage),  peuvent 
absoudre  validement  et  licitement,  même  des  cas 
réservés  à  l'Ordinaire  du  lieu  de  l'escale,  tous  les 
fidèles  qui  s'adressent  à  eux  soit  à  terre,  soit  sur  le 
navire.  Can.  883,  §  2.  Ce  pouvoir  leur  est  accordé 
pour  un,  deux  ou  trois  jours,  si  le  navire  reste  aussi 
longtemps  dans  le  port,  ou  si,  pour  continuer  son 
voyage,  un  prêtre  devait  s'embarquer  sur  un  autre 
vaisseau.  Mais,  après  trois  jours,  ces  pouvoirs  ne 
seraient  plus  continués  si  ces  prêtres  pouvaient  faci- 
lement aller  trouver  l'Ordinaire  du  lieu  et  se  munir 
auprès  de  lui  de  pouvoirs  réguliers.  Com.  d'interprét. 
du  Code,  20  mai  1923,  Acta  ap.  Sedis,  t.  xvi,  1924, 
p.   114. 

c)  En  outre,  le  canon  900  énumère  cinq  cas  dans 
lesquels  toute  réserve,  quelle  qu'elle  soit,  cesse  et 
demeure  sans  effet.  A  noter  que  la  cessation  de  la 
réserve  ne  doit  pas  s'entendre  de  la  réserve  des  cen- 
sures, mais  uniquement  de  celle  des  péchés;  en 
revanche,  le  texte  du  canon  900  vise  aussi  bien  les 
réserves  pontificales  que  les  réserves  diocésaines. 
Com.  d'interprét.  du  Code,  10  novembre  1925,  Acta  ap. 
Sedis,  t.  xvn,  p.  583.  La  réserve  des  péchés  est  donc 
suspendue  : 

a.  En  faveur  des  pénitents  malades  qui  ne  peuvent 
sortir  de  leur  maison.  Les  alités  ne  sont  donc  pas  les 
seuls  à  jouir  de  cette  faculté,  mais  tous  ceux  que  la 
vieillesse,  une  infirmité,  une  blessure,  un  accident 
empêchent  d'aller  trouver  un  confesseur  qualifié;  le 
fait  pour  eux  de  se  lever  ou  même  de  faire  quelques  pas 
dans  le  jardin  ne  leur  enlève  pas  le  bénéfice  accordé 
par  le  droit.  Quelques  auteurs  étendent  ce  bénéfice 
même  aux  prisonniers,  Capello,  De  pœnitentia,  n.  552; 
c'est  une  interprétation  qui  n'est  pas  contre  l'esprit  de 
la  loi.  Cf.  Clayes-Simenon,  Manuale  jur.  can.,  t.  n, 
n,  145.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  religieux  mala- 
des peuvent  profiter  de  cette  disposition  favorable  de 
la  loi,  même  si  dans  la  maison  se  trouvent  des  confes- 
seurs privilégiés. 

b.  Les  fiancés  qui  se  confessent  en  vue  de  leur  ma- 
riage; il  n'est  pas  nécessaire  qu'ils  soient  unis  par  des 
fiançailles  canoniques. 

c.  Toutes  les  fois  que  le  supérieur  compétent  a  refusé 
les  pouvoirs  nécessaires  pour  absoudre  d'un  cas  déter- 
miné; par  supérieur  compétent,  il  faut  entendre,  en 
l'espèce,  quiconque  a  pouvoir  ordinaire  ou  délégué 
pour  absoudre  ou  donner  le  pouvoir  d'absoudre  des  cas 
réservés  :  si,  par  exemple,  ce  pouvoir  a  été  demandé  au 
vicaire  forain  (doyen)  dont  la  délégation  est  prévue 
par  le  canon  899  et  que  celui-ci,  à  tort  ou  à  raison,  l'ait 
refusée,  alors  qu'il  avait  qualité  pour  l'accorder,  il  n'y 
a  aucune  obligation  de  recourir  à  l'Ordinaire.  Cette 
disposition  du  Code,  qui,  à  première  vue,  paraît  extra- 
ordinaire, n'est  pourtant  que  l'extension  aux  cas  épis- 
copaux  d'une  législation  appliquée  depuis  le  xvne  siè- 
cle aux  cas  réservés  par  les  supérieurs  religieux. 
Urbain  VIII,  confirmant  le  21  septembre  1624  un 
décret  de  Clément  VII  (2G  mai  1593)  concernant  les 
cas  réservés  des  réguliers,  y  ajouta  cette  déclaration  : 
Ut  si  hujusmodi  regularium  confessariis  casus  alicujus 
rescrvali  facilitaient  petentibus  superior  darc  noluerit, 
possunt  tamen  confessarii  il  la  vice  pœnitcnles  reyulares, 
ctiam  non  obtenta  facultate  a  superiore,  absolvere. 
Bizzarri,  Colleclanea,  p.  24(5-247.  Le  motif  invoqué  est 
tpie  la  réserve  ne  doit  pas  tourner  à  la  perte  des  âmes; 
et,  dans  le  cas.  le  confesseur  qui  demande  la  faculté 
d'absoudre  est  mieux  placé  que  le  supérieur  pour  juger 
des  dispositions  intimes  du  pénitent. 

d.  La  réserve  cesse  encore,  si,  au  jugement  prudent 
i\u  confesseur,  le  recours  constituait  un  danger  de 
violation  du  secret  sacramentel,  ou  même  simplement 


2457 


RÉSERVE.    IGNORANCE    ET    RÉSERVE 


2458 


un  grave  inconvénient  pour  le  pénitent.  Le  péril  de 
violer  le  secret  sacramentel  existera  si,  vu  les  circons- 
tances, il  est  à  craindre  que  le  supérieur  auquel  on 
devra  recourir  (et  cela  suppose  qu'il  n'y  en  a  pas 
d'autre  à  portée)  ne  découvre  l'identité  du  pénitent. 
Mais  il  va  de  soi  que  le  pénitent  ne  saurait  arguer  de  la 
violation  du  secret  si  lui-même  allait  trouver  le 
confesseur  privilégié  et  par  là  s'exposait  à  des  soup- 
çons. Il  faudrait  voir  alors  si,  dans  ce  cas,  cette  dé- 
marche constituait  pour  lui  le  grave  incommodum  dont 
nous  allons  parler;  car  on  ne  pourrait  faire  au  pénitent 
une  obligation  de  recourir,  le  simple  confesseur  se 
trouvant  compétent  dans  de  telles  conjonctures. 
L'appréciation  du  grave  dommage  ou  du  lourd  incon- 
vénient, laissée  au  jugement  du  confesseur,  sera  par- 
fois chose  assez  délicate  :  il  y  aura  lieu  de  tenir 
compte  des  circonstances  ambiantes  aussi  bien  que  des 
dispositions  du  pénitent.  Le  grave  inconvénient  sera 
facilement  réalisé  dans  les  conjonctures  suivantes  :  par 
exemple  dans  le  cas  d'une  confession  faite  au  moment 
d'un  départ  pour  un  lointain  voyage,  à  la  veille  d'une 
fête  où  le  pénitent  a  coutume  de  communier  et  ne 
pourrait  s'abstenir  sans  danger  d'infamie  ou  de  scan- 
dale; s'il  y  aune  difficulté  particulière  pour  le  pénitent 
à  revenir  trouver  son  confesseur,  ou  s'il  lui  est  vrai- 
ment dur  de  rester  en  état  de  péché  mortel  (dans  cer- 
tains cas  trois  jours,  un  jour  ou  même  moins,  selon 
l'état  d'âme). 

Une  cause  suffisante  serait  aussi,  semble-t-il,  le  dom- 
mage spirituel  du  pénitent  :  si  l'on  redoute  que  le  fait 
de  différer  l'absolution  l'indisposera  au  point  qu'il 
s'éloigne  irrité  et  ne  revienne  plus.  A  noter  encore  que 
le  recours  au  supérieur  compétent  sera  jugé  très  diffi- 
cile et  même  moralement  impossible  toutes  les  fois 
qu'il  ne  pourra  être  fait  par  les  voies  ordinaires,  c'est- 
à-dire  de  vive  voix  ou  par  lettre.  L'emploi  du  télé- 
graphe, téléphone  (dont  d'ailleurs  il  ne  faut  user  qu'avec 
les  précautions  requises)  n'est  jamais  obligatoire. 

e.  Enfin,  la  réserve  étant  territoriale,  elle  cesse  hors 
du  territoire  de  celui  qui  l'a  portée,  même  si  le  péni- 
tent en  est  sorti  aux  fins  de  recevoir  l'absolution.  Il 
semble  que  cette  disposition  législative  n'intéresse  pas 
le  péché  réservé  ralione  sui  au  Saint  Siège,  car  la 
juridiction  du  souverain  pontife  est  universelle;  qu'on 
n'oublie  pas  cependant  que,  dans  sa  partie  discipli- 
naire et  sauf  indication  contraire,  le  Code  ne  concerne 
que  l'Église  latine;  or  aucune  déclaration  n'est  inter- 
venue pour  étendre  à  l'Église  orientale  la  réserve  des 
péchés. 

C'est  surtout  à  propos  des  cas  épiscopaux  que  cette 
disposition  favorable  du  Code  peut  trouver  une  appli- 
cation plus  fréquente.  Le  dernier  paragraphe  du  ca- 
non 900  tranche  définitivement  une  controverse 
longtemps  élevée  entre  les  auteurs  sur  la  validité  de 
l'absolution  obtenue  par  la  sortie  du  territoire  in  frau- 
dent legis;  c'était  déjà  le  sens  de  l'Instruction  du  Saint- 
Office  du  13  juillet  1916,  Acta  ap.  Sedis,  t.  vin,  p.  315, 
laquelle  allait  à  rencontre  de  l'ancienne  discipline 
remontant  à  Clément  X  :  la  constitution  Saperna, 
21  juin  1670,  statuait  que  l'absolution  devait  être 
refusée  aux  pénitents  qui  venaient  se  confesser  hors 
de  leur  diocèse  pour  esquiver  la  réserve.  Mais  il  va 
de  soi  qu'aujourd'hui  encore,  le  même  péché  ne  devra 
pas  être  réservé  dans  le  territoire  où  se  rend  le  péni- 
tent, car  alors  les  confesseurs  non  privilégiés  seraient 
dépourvus  de    juridiction  à  son  égard. 

Dans  tous  les  cas  ci-dessus  énumérés  (d'après  le 
canon  900),  la  réserve  étant  sans  effet,  il  est  hors  de 
doute  que  l'absolution  des  péchés  est  directe.  Il  ne 
semble  pas,  quoi  qu'en  dise  Ferreres,  Theol.  mor.,  t.  il, 
n.  G79,  que  l'on  puisse,  en  dehors  de  ces  cas,  absoudre 
le  pénitent  indirectement,  en  lui  enjoignant  ensuite 
de  recourir  comme  s'il  s'agissait  de  censures.  Cf.  ca- 


non 2254.  Le  Code  fait  la  distinction  entre  la  réserve 
du  péché  et  celle  de  la  censure,  canon  893,  §  3;  si  le 
pénitent  ne  se  trouve  pas  dans  un  des  cas  où  la  réserve 
cesse  véritablement  —  et  ces  cas  sont  assez  exten- 
sibles ■ —  il  se  trouvera  dans  la  situation  de  celui  qui 
n'a  à  sa  disposition  aucun  confesseur. 

7.  Ignorance  et  réserve.  ■ —  Il  nous  reste  à  traiter  une 
question  importante  :  celle  de  l'influence  del'ignorance 
sur  la  réserve  des  péchés.  Cette  réserve  des  péchés 
admet-elle  comme  excuse  l'ignorance  ou  le  bas-âge 
(minor  œtas)  des  coupables?  Quelle  que  soit  l'opinion 
que  puissent  professer  à  rencontre  certains  auteurs  de 
moins  en  moins  nombreux,  il  faut  répondre  négati- 
vement à  la  question  posée.  La  réserve  est  en  effet,  de 
par  sa  nature,  une  limitation  de  la  juridiction  du 
confesseur;  ce  n'est  qu'indirectement  qu'elle  a  un  carac- 
tère pénal  pour  le  pénitent,  en  obligeant  à  recourir  à 
un  confesseur  privilégié  qu'il  n'a  pas  toujours  à  sa 
portée;  mais  ce  caractère  n'est  que  secondaire  et 
l'ignorance  ou  toute  autre  cause  ne  saurait  être  invo- 
quée pour  excuser  de  la  réserve  comme  s'il  s'agissait 
d'une  peine.  La  chose  n'est  plus  douteuse  depuis  la 
décision  de  la  Commission  d'interprétation,  24  no- 
vembre 1920,  Acta  ap.  Sedis,  t.  xn,  1921,  p.  575,  décla- 
rant que  les  voyageurs,  les  étrangers  de  passage  dans 
un  territoire,  sont  soumis  aux  réserves  de  ce  territoire; 
la  plupart  d'entre  eux  cependant  ignorent  ces  réserves. 
Le  législateur  a  montré  nettement  par  là  le  caractère 
qu'il  entend  donner  à  la  réserve  :  elle  n'est  pas  tout 
d'abord  une  pénalité  pour  les  délinquants,  mais  avant 
tout  une  limitation  de  juridiction,  atteignant  les 
confesseurs  eux-mêmes. 

On  a  essayé  de  faire  valoir,  en  faveur  de  l'opinion 
contraire,  le  texte  de  la  constitution  de  Benoît  XIV, 
Sacramenluni  pivnitentiiv,  qui,  en  instituant  la  réserve 
du  péché  de  dénonciation  calomnieuse,  canon  894, 
emploie  des  termes  où  apparaît  le  caractère  pénal  et 
médicinal  de  la  mesure  en  question;  d'où  par  consé- 
quent la  possibilité  d'admettre  l'excuse  de  l'ignorance. 
Il  est  vrai  que  les  paroles  de  Benoît  XIY  peuvent  être 
interprétées  dans  le  sens  indiqué.  Mais  on  voudra  bien 
remarquer  que  le  Code,  qui  seul  fait  loi  en  matière 
pénale,  a  précisément  frappé  la  fausse  dénonciation 
d'une  double  réserve,  celle  du  péché  ratione  sui  et  celle 
de  l'excommunication  qu'il  y  a  ajoutée.  Canon  2303.  Si 
donc  l'ignorance  peut  servir  d'excuse  à  l'existence  de 
la  censure,  can.  2229,  elle  ne  change  rien  à  la  réserve 
du  péché  qui  a  un  tout  autre  caractère.  L'opinion 
du  rédacteur  de  L'Ami  du  clergé,  1921,  p.  538,  2e  col., 
semble  s'appuyer  surtout  sur  des  auteurs  antérieurs 
au  Code. 

Pour  les  cas  épiscopaux,  la  même  règle  s'applique 
en  principe  :  l'ignorance  n'en  excuse  pas,  témoin  la 
décision  de  la  Commission  d'interprétation,  24  no- 
vembre 1920,  citée  plus  haut.  On  lait  remarquer,  et 
très  justement,  que  le  législateur  particulier  pourrait 
déclarer,  décider  que  la  réserve  ne  joue  pas  en  cas 
d'ignorance  de  la  part  du  délinquant.  Dans  cette  hypo- 
thèse, la  connaissance  de  la  réserve  serait  mise  comme 
une  des  conditions  préalables  de  la  réserve  des  cas; 
tout  de  même  que  le  supérieur  est  libre  de  décider  par 
exemple  que  les  impubères  ne  seront  pas  soumis  à  la 
réserve  des  péchés. 

Mais  ce  sont  là  des  dispositions  particulières  de  la 
volonté  du  législateur;  leur  existence  doit  être  mani- 
festée au  moins  implicitement  (par  exemple  si  un 
Ordinaire  ou  un  prélat  faisait  enseigner  ou  laissait 
enseigner  cette  doctrine  dans  son  grand  séminaire); 
elles  ne  contredisent  d'ailleurs  en  rien  les  principes 
généraux  du  droit  en  matière  d'ignorance  et  de  réserve 
des  péchés.  I  lormis  ces  cas,  il  reste  vrai  que  l'ignorance 
n'excuse  pas  de  la  réserve  et  il  semble  qu'on  ne  puisse 
plus  tenir  désormais  comme  probable,  même  «  pour  la 


2  459 


RESERVE.    CENSURES    RÉSERVÉES 


2460 


pratique  »  l'opinion  contraire,  et  que  le  confesseur, 
qui  a  ainsi  absous  sans  pouvoirs,  puisse  se  tenir  tran- 
quille même  post  factum.  Cf.  l'Ami  du  Clergé,  1921, 
p.  539;  Clayes-Siménon,  Manuale  jur.  can.,  t.  n, 
n.  145,  5°;  Cance,  Le  Code  de  droit  canonique,  t.  n, 
n.  201.  noie  2.  On  n'oubliera  pas  d'ailleurs  que  ceux 
qui  auraient  la  présomption  d'absoudre,  sans  juri- 
diction spéciale,  des  péchés  réservés,  sont  suspens 
ipso  facto  ab  audiendis  confessionibus.  Canon  2366. 

8.  Conclusion.  —  Les  règles  de  l'actuelle  discipline 
concernant  la  réserve,  telles  que  nous  venons  de  les 
exposer,  montrent  assez  que  cette  économie,  sans  être 
tout  à  l'ait  désuète,  ainsi  qu'on  l'a  dit,  reste  secon- 
daire et  accessoire  dans  l'Église.  Il  serait  souhaitable 
qu'à  la  place  de  la  réserve  des  péchés  soient  introduits 
des  moyens  plus  efficaces  et  moins  périlleux,  pour  la 
sauvegarde  de  la  morale  et  de  la  discipline.  Un  de  ces 
moyens,  déjà  suggéré  par  l'Instruction  du  Saint-Office 
de  1916,  n.  8,  serait  la  «  formation  de  confesseurs  sa- 
vants, pieux,  prudents,  qui  dans  chaque  diocèse  se- 
raient capables  de  suggérer  des  remèdes  opportuns 
pour  l'extirpation  des  vices  les  plus  courants.  Ainsi 
seraient  évités  aux  confesseurs  et  aux  pénitents  les 
ennuis  de  la  réserve,  et  l'effet  souhaité  serait  obtenu 
plus  sûrement  et  plus  suavement,  avec  l'aide  de  Dieu  ». 
Acta  ap.  Sedis,  t.  vin,  p.  315. 

Ajoutons  qu'à  Rome  toute  réserve  diocésaine  est 
supprimée  et  que  tous  les  confesseurs  ont  le  pouvoir 
d'absoudre  des  cas  réservés  par  le  droit  aux  Ordinaires. 
Cette  mesure,  qui  remonte  à  un  Monitum  du  cardinal- 
vicaire  de  1920,  est  intéressante  à  noter  du  point  de 
vue  de  l'évolution  du  droit  de  réserve. 

3°  Censures  réservées.  —  1.  En  matière  de  censures, 
comme  en  matière  de  péchés,  la  réserve  est  avant  tout 
une  limitation  de  juridiction.  Elle  n'est  donc  pas,  à 
strictement  parler  une  peine,  mais,  comme  elle  s'ajoute 
à  une  peine  (la  censure)  et  qu'elle  lui  apporte  une 
notable  aggravation,  la  réserve  est  de  stricte  interpré- 
tation. 

Le  canon  2245,  §  4,  déclare  qu'aucune  censure  latte 
sententiœ  n'est  réservée  à  moins  qu'on  ne  le  dise 
expressément, et,  en  cas  de  doute,  soit  de  droit,  soit  de 
fait,  la  réserve  n'urge  pas. 

2.  Les  censures  ab  homine,  c'est-à-dire  portées  par 
sentence  condemnatoire  où  à  titre  de  précepte  particu- 
lier, sont  toujours  et  partout  réservées,  soit  à  celui  qui 
les  a  portées  ou  infligées,  soit  à  son  supérieur,  soit  à 
son  successeur  ou  à  son  délégué.  Quant  aux  censures 
a  jure,  cf.  can.  2217,  elles  peuvent  être  non  réservées 
ou  bien  réservées  soit  à  l'Ordinaire,  soit  au  Saint-Siège. 
On  trouvera  à  l'art.  Peines  ecclésiastiques,  col.  654- 
G56,  le  tableau  des  censures  latve  sententiœ,  qui  sont 
réservées  de  droit  général. 

Sur  la  question  même  de  la  réserve,  nous  renvoyons 
aux  colonnes  644-647  du  même  article. 

3.  On  peut,  à  propos  de  la  réserve  de  la  censure, 
comme  à  propos  de  celle  du  péché,  soulever  la  question 
de  V ignorance  et  de  son  rôle  excusant.  Nous  ne  par- 
lerons pas  des  cas  où  l'ignorance  excuse  de  la  censure 
elle-même,  canon  2229,  mais  uniquement  de  l'influence 
qu'elle  peut  avoir  sur  la  réserve. 

a)  De  lu  part  du  pénitent,  il  faut  voir  la  qualité  et  le 
degré  de  son  ignorance.  S'il  sait  que  telle  censure  est 
réservée  au  Saint-Siège,  mais  ignore  si  elle  est  simpli- 
cités ou  speciali  modo  ou  specialissimo  modo,  son  igno- 
rance, toute,  relative,  ne  l'excuse  pas.  S'il  connaît  la 
censure,  mais  ignore  totalement  la  réserve,  quelques 
auteurs,  trop  al  tachés,  semble-t-il.  à  une  doctrine 
qui  était  de  mise  avant  la  promulgation  du  Code, 
cf.  S.  Alphonse,  Theol.  mor.,  I.  VI,  n.  581  :  d'Annibale, 
Summula  theol.  mur..  I.  i,  n.  345;  Ferreres,  Compen- 
dium  theol.  mor.,  t.  Il,  n.  672,  I1!)i;;  Lehmkuhl,  Theol. 
mor.,  t.  n,  n.  1109,  continuent  à  maintenir  une  contro- 


verse, en  alléguant  l'autorité  de  leurs  sources  en  faveur 
de  l'inexistence  de  la  réserve  dans  ce  cas.  Cependant, 
il  ne  semble  plus  possible  actuellement  de  soutenir  en 
théorie  que  le  pénitent  n'est  pas  tenu  par  la  réserve 
s'il  l'ignore  :  la  réserve  atteint  directement  la  juridic- 
tion du  confesseur;  la  connaissance  ou  l'ignorance  que 
peut  en  avoir  le  pénitent  n'y  change  rien.  L'opinion 
contraire,  qui  s'attarde  à  considérer  la  réserve  comme 
une  peine,  n'a,  dit  Capello,  «  plus  aucun  fondement 
dans  le  droit  du  Code  ».  De  censuris,  n.  72.  Dès  lors, 
on  ne  voit  pas  pour  quelles  raisons  on  donnerait  «  dans 
la  pratique  »  des  règles  de  conduite  en  opposition  avec 
ce  qu'on  appelle  «  la  théorie  ».  Cf.  Cance,  Le  Code  de 
droit  canonique,  t.  m,  n.  348,  note  1.  Le  législateur 
actuel  qui  a  détaillé  avec  tant  de  soins  les  divers  degrés 
de  l'ignorance  et  leur  influence  sur  l'existence  de  la 
censure,  canon  2229,  n'a  pas  dit  un  mot  de  l'influence 
de  cette  même  ignorance  sur  la  réserve,  lorsqu'elle  est 
le  fait  du  pénitent.  Il  a  d'autre  part  scrupuleusement 
précisé  le  bénéfice  qui  peut  résulter  de  l'ignorance  du 
confesseur  en  ce  point,  canon  2247,  §  2,  mais  rien  de 
plus.  Il  semble  bien  dès  lors  qu'on  ne  puisse  conserver 
à  l'ignorance  une  faveur  que  le  droit  ne  lui  reconnaît 
plus.  L'opinion  qui  s'attarde  à  une  conception  de  la 
réserve  devenue  surannée  ne  paraît  plus  soutenable 
ni  spéculativemcnt  ni  pratiquement,  ni  en  droit  ni  en 
fait.  Cf.  Clayes-Siménon,  Manuale  jur.  can.,  t.  III, 
n.  538. 

b)  Si  l'ignorance  est  le  fait  du  confesseur,  le  ca- 
non 2247,  §  2,  par  une  faveur  inconnue  de  l'ancien 
droit,  déclare  valable  l'absolution  ainsi  donnée,  sauf 
s'il  s'agit  d'une  censure  ab  homine  ou  très  spécialement 
réservée  au  Saint-Siège.  L'absolution  vaudra  même  si 
cette  ignorance  est  «  crasse  et  supine  »,  c'est-à-dire 
gravement  coupable.  Mais  dans  le  cas  où  le  confesseur 
aurait  la  témérité,  prœsumpserit  —  et  cette  présomp- 
tion existerait  dans  le  cas  de  l'ignorance  affectée, 
can.  2229,  §  1  —  il  encourrait  par  le  fait  même  une 
excommunication  simplement  réservée  au  Saint-Siège. 
Can.  2338. 

4.  Comme  pour  les  péchés  réservés,  le  législateur 
veut  que  les  prélats  inférieurs  au  souverain  pontife 
n'usent  de  la  réserve  des  censures  qu'avec  la  plus 
grande  circonspection;  et  il  leur  trace  des  règles  très 
sages  dont  ils  ne  devront  pas  s'écarter  :  a)  aucune 
censure  ne  sera  réservée,  à  moins  que  cette  mesure 
ne  soit  exigée  par  la  nature  particulière  des  délits  qu'il 
faut  réprimer  et  par  la  nécessité  de  pourvoir  à  la 
défense  de  la  discipline  ainsi  qu'au  bien  spirituel  des 
fidèles,  can.  224G;  b)  si  une  censure  est  déjà  réservée 
au  Saint-Siège,  l'Ordinaire  ne  peut  porter  contre  ce 
même  délit  une  autre  censure  à  lui  réservée. 

5.  Il  est  entendu  que  deux  censures,  l'excommuni- 
cation et  l'interdit  personnel,  canons  2260  et  2275,  qui 
empêchent  de  recevoir  licitement  aucun  sacrement, 
entraînent  par  là  même  la  réserve  du  péché  auquel  elles 
sont  annexées.  Mais  cette  réserve  porte  directement  et 
immédiatement  sur  la  censure  et  non  sur  le  péché, 
même  s'il  s'agit  de  censures  réservées  par  l'Ordinaire  : 
cette  déclaration  va  à  rencontre  de  la  doctrine  plus 
communément  admise  avant  le  Code  quant  aux  cas 
épiscopaux.  Il  en  résulte  que,  présentement,  la  réserve 
du  péché  ainsi  atteint  indirectement  cesse  complè- 
tement lorsque  la  censure  n'a  pas  été  encourue  pour 
une  cause  quelconque,  cf.  les  canons  2227-2231,  ou 
qu'elle  a  été  levée  par  l'absolution. 

I).  Terminons  en  notant  que  les  quatre  excommuni- 
cations très  spécialement  réservées  au  Saint-Siège,  a 
savoir  :  la  profanation  des  saintes  espèces,  can.  2320, 
la  violence  exercée  sur  la  personne  du  souverain  pon- 
tife, canon  2343,  s  1.  l'absolution  réelle  ou  feinte  du 
complice  in  peccato  turpi,  can.  2367,  la  violation  di- 
recte du  secret  sacramentel,  can.  2369  —  vu  l'extrême 


2461 


RESERVE. 


RESPECT    HEM  AIN 


2462 


gravité  des  délits  frappés  —  ont  été  étendues,  comme 
mesure  disciplinaire,  à  toute  l'Église -orientale  par 
décret  du  Saint-Office  daté  du  21  juillet  1934.  En 
conséquence  la  juridiction  des  pasteurs  orientaux,  à 
quelque  rite  qu'ils  appartiennent,  se  trouve  limitée 
par  l'extension  de  cette  réserve  :  ils  devront,  pour 
accorder  l'absolution  de  ces  censures,  recourir  à  la 
S.  Pénitencerie  pour  le  for  interne,  au  Saint-Office  pour 
le  for  externe.  Acta  ap.  Sedis,  t.  xxvi,  1934,  p.  550. 

Voir  la  liste  des  ouvrages  indiqués  à  la  fin  des  articles 
Causes  majeures  et  Peines  ecclésiastiques. 

On  pourra  y  ajouter,  tant  pour  l'histoire  de  la  réserve 
que  pour  son  interprétation,  les  ouvrages  suivants  :  Wernz, 
.Jus  decretalium,  t.  n,  pars  2;  Wernz-Vidal,  Jus  canonicum, 
t.  il,  De  personis,  Rome,  1923;  Vering,  Droit  canon.,  trad. 
Belet,  t.  ii,  Paris,  1881;  Thomassin,  Ancienne  et  nouvelle 
discipline  de  l'Église,  trad.  André,  spécialement  t.  i  et  t.  m, 
Bar-Ie-Duc,  1864;  Tanquerey,  Synopsis  theol.  moralis,  t.  i, 
De  pxnitentia,  Paris,  1930;  Gougnard,  Le  confesseur  et  les 
péchés  réservés,  dans  la  Vie  diocésaine  de  Malines,  1924, 
p.  609;  Ferraris,  Prompla  bibliotheca,  au  mot  Reservalia 
casuum,  t.  VI,  Paris,  1856. 

A.  Bride. 

RESPECT  HUMAIN.  —  I.  Notion  générale. 
II.  Le  péché  de  respect  humain.  III.  Le  respect 
humain  à  rebours. 

I.  Notion  générale.  —  Il  y  a  respect  humain  lors- 
qu'un individu,  dans  une  action  ou  dans  une  omission, 
au  lieu  d'exprimer  pratiquement  sa  personnalité  et 
tout  ce  que  celle-ci  représente  d'idées,  de  croyances, 
d'affection  et  de  sentiments,  tient  compte  de  la  men- 
talité de  ceux  qui  l'entourent  et  y  conforme  son  atti- 
tude personnelle,  de  façon  à  éviter  le  qu'en  dira-t-on, 
les  railleries,  les  moqueries  et  les  critiques  de  toutes 
sortes. 

En  l'absence  de  tierces  personnes  le  respect  humain 
ne  saurait  donc  exister.  Il  suppose,  on  le  voit,  chez  le 
sujet  qui  s'y  laisse  aller,  un  sentiment  de  crainte  que 
l'on  pourrait  appeler  révérentielle,  car  la  collectivité 
ou  les  témoins  jouent,  par  rapport  au  sujet  en  cause, 
le  rôle  d'un  véritable  supérieur.  La  société  exerce  sur 
chacun  de  ses  membres  une  pression  qui  contribue  à 
maintenir  l'individualisme  dans  ses  exactes  limites.  Le 
respect  de  cette  pression  est  un  bien,  il  rentre  dans 
ce  que  saint  Thomas  appelle  Yobservantia,  cf.  IIa-IIœ, 
q.  en.  C'est  l'exagération  de  ce  respect  qui  constitue 
précisément  l'attitude  que  nous  étudions  ici.  Or  il  y  a 
excès  quand,  pour  des  raisons  égoïstes,  l'individu  sacri- 
fie à  cette  observant ia  la  pratique  de  vertus  supérieures, 
en  particulier  celle  de  la  vertu  de  religion.  Il  respecte 
alors  les  hommes  plus  que  Dieu.  D'où  le  nom  de  respect 
humain  donné  à  cette  attitude. 

Le  respect  humain  se  manifeste  dans  les  ordres  natu- 
rel et  surnaturel.  En  effet,  l'infidèle,  pour  qui  la  cons- 
cience est  pratiquement  la  seule  règle  de  conduite, 
donne  dans  ce  travers,  chaque  fois  qu'il  se  départit  de 
son  devoir  tel  qu'il  le  connaît,  pour  aller  à  un  moindre 
bien  ou  au  mal,  dans  la  crainte  de  l'opinion  défavo- 
rable de  ceux  au  milieu  desquels  il  évolue.  A  fortiori 
cette  attitude  peccamincuse  existe-t-elle  dans  l'ordre 
surnaturel.  Nous  ne  nous  occuperons  que  de  celle-ci 
en  cet  article. 

II.  Le  péché  de  respect  humain-.  —  Le  respect 
humain  est  d'abord  une  attitude  répréhensible;  mais 
cette  attitude  peut  aussi  inspirer  des  fautes,  surtout 
d'omission  parfois  aussi  de  commission,  dont  la  gravité 
varie  avec  l'importance  des  préceptes  mis  en  cause. 

1°  Le.  sentiment  de  respect  humain  est  répréhensible. 
—  1.  Il  est  facile  d'alig  1er  des  textes  évangéliques  où 
se  trouve  inscrite  l'obligation  pour  les  fidèles  d'agir 
non  pas  en  considération  de  ce  que  peuvent  dire  ou 
penser  les  autres,  mais  à  cause  des  obligations  que  la 
conscience  impose.  Encore  qu'elles  visent  d'abord  l'hy- 
pocrisie, les  paroles  de  Jésus  condamnent  aussi  cette 


attitude  que  nous  avons  appelée  le  respect  humain.  Par 
ailleurs  le  Christ  oblige  en  certaines  circonstances  ceux 
qui  le  suivent  à  le  confesser  devant  les  hommes, 
quelque  inconvénient  qui  en  puisse  résulter  pour 
eux.  «  Celui  qui  m'aura  confessé  devant  les  hommes, 
dit-il,  moi  aussi,  je  l'avouerai  comme  mien  devant  mon 
Père  qui  est  aux  cieux.  Mais  celui  qui  m'aura  renié 
devant  les  hommes,  moi  aussi  je  le  renierai  devant 
mon  Père.  »  Matth.,  x,  32-33;  cf.  Marc,  vin,  38;  Luc, 
ix,  26. 

En  maintes  circonstances,  l'apôtre  Paul  rappelle  à 
ses  fidèles  ce  devoir.  Lui-même  se  montre  très  scrupu- 
leux à  le  remplir,  d'autant  que  sa  vocation  spéciale  à 
l'apostolat  lui  fait  une  obligation  particulière  d'annon- 
cer l'Évangile,  sans  crainte  du  qu'en  dira-t-on.  «  Non 
certes,  écrit-il,  je  ne  rougis  pas  de  l'Évangile.  »  Rom., 
i,  16.  Il  veut  que  les  fidèles,  en  général,  mais  ceux-là 
surtout  qu'il  a  constitués  chefs  d'Église,  suivent  son 
exemple.  «  Ne  rougis  pas,  écrit-il  à  Timothéc,  du  témoi- 
gnage à  rendre  à  Notre-Seigneur,  ni  de  moi,  son  pri- 
sonnier; mais  souffre  avec  moi  pour  l'Évangile,  appuyé 
sur  la  force  de  Dieu.  »  II  Tim.,  i,  8.  Onésiphore,  l'ami 
courageux,  «  qui  a  souvent  réconforté  Paul  et  n'a  pas 
rougi  de  ses  fers  »,  méritera  de  ce  chef  une  spéciale 
bénédiction  de  Dieu.  Ibid.,  16.  Par  où  l'on  voit  que 
Paul  met  presque  sur  le  même  pied  le  témoignage 
rendu  ù  l'Évangile  et  le  courage  avec  lequel  ses  amis 
à  lui  l'ont  servi  dans  ses  chaînes.  C'est  qu'en  l'une  et 
l'autre  action  il  y  avait  danger  égal.  Servir  Paul  en- 
chaîné, c'est  déjà  se  rendre  solidaire  de  son  «  martyre  ». 
La  louange  qui  est  faite  des' courageux  emporte  une 
note  de  déconsidération  pour  ceux  qui  l'ont  été  moins. 
Cf.  ibid.,  iv,  16,  17. 

2.  Cette  consigne  de  l'apôtre,  qu'il  faut  savoir  à 
l'occasion  confesser  sa  foi  ou  tout  au  moins  ne  pas  rou- 
gir de  l'Évangile,  a  toujours  été  maintenue  par  l'Église. 
Aux  âges  de  persécution,  elle  n'a  jamais  admis  les 
défaillances  positives  de  ses  enfants  et  n'a  jamais  con- 
sidéré que  la  crainte  des  pressions  extérieures  fût  une 
excuse  de  la  lâcheté. 

Avec  le  temps  se  sont  inscrites  dans  la  législation 
canonique  des  prescriptions  qui  témoignent  de  la 
préoccupation  de  l'Église.  En  1635,  par  exemple,  la 
Propagande  rappelle  à  l'usage  des  missionnaires  en 
pays  islamiques  qu'il  n'est  pas  permis  de  donner  le 
baptême  à  quelqu'un  qui  ne  voudrait  pas  professer  sa 
foi  extérieurement,  à  cause  des  dangers  qui  le  menace- 
raient :  Son  posse  admitti  ad  baptismum  Mahumcta- 
num  qui  velit.  propter  vitœ  periculum,  christianus  esse 
occultus  et  manere,  sed  deberc  se  transferre  ad  loca  ubi 
possit  publiée  religionem  christianam  profderi.  Collec- 
tanea,  n.  84. 

Un  autre  document  émané  de  la  même  Congrégation 
proteste  contre  l'attitude  de  catholiques  qui,  en  pays 
infidèles,  assistent  aux  offices,  mais  par  crainte  des 
étrangers,  venus  par  curiosité  à  la  cérémonie,  évitent 
tous  les  signes  qui  pourraient  trahir  leurs  convictions 
intérieures  :  A  simulâtes  infidelitatis  nota  exe.usari  non 
posse  subdolam  aqendi  ralioncm  illurum,  qui  dum  diebus 
solemnioribus  Missir  sacrificio  intersunl,  adstantium  ex 
curiositate  Turcarum  prœsentiam  formidanles,  nunquam 
omnino  caput  aperiunt,  nec  siqnant  se  crucis  signo  absli- 
ncntque  a  ceteris  catholicx  religionis  actibus  qui  ab  aliis, 
qui  christiano  censentur  nomine,  palam  soient  exerceri, 
atque  ita  agenles  id  obtinent  ut  mahumeticœ  supersti- 
lionis  sec  atores  repuLntur.  Décret  du  19  février  1774, 
Colleclanea,  n.  1653. 

Finalement  le  Code  de  droit  canonique  exprime 
d'une  manière  catégorique  l'obligation  qui,  en  certaines 
circonstances,  incombe  à  tous  les  chrétiens  de  professer 
extérieurement  leur  foi,  can.  1325,  §  1  :  Fidèles  Christi 
fidem  aperte  profderi  tenentur,  quoties  eorum  sitenlium, 
tergiversatio  aut  ratio  aqendi  secum  ferrent  implicilam 


2463 


RESPECT    HUMAIN 


2  5  6  '. 


ftdei  negationem,  contemptum  religionis,  injuriam  Dei 

vel  scandalum  proximi.  Voir  ici  l'art.  Profession  de 
foi,  t.  xiii,  col.  675-679. 

3.  Ces  prescriptions  générales  et  particulières  sont 
fort  raisonnables.  —  a)  En  effet  celui  qui,  par  crainte 
du  sentiment  des  témoins,  ne  professe  pas  sa  foi  se 
diminue  moralement,  parce  qu'il  se  renie  dans  son 
esprit,  dans  son  cœur  et  sa  volonté.  C'est  une  diminu- 
tion intellectuelle,  car  le  sujet  agit  à  rencontre  de  ses 
connaissances  personnelles,  de  ses  croyances,  de  ses 
convictions,  en  un  mot  de  sa  foi  religieuse.  C'est  aussi 
une  faiblesse  affective  de  sa  part,  car  il  fait  fi  de  ses 
sentiments  les  plus  profonds  et  de  tout  ce  qu'il  aime. 
Il  fait  en  lin  un  mauvais  usage  de  sa  liberté,  car  au  lieu 
de  choisir  ce  qui  est  pour  son  bien  moral,  il  disperse  ses 
efforts  dans  un  sens  opposé.  C'est  donc  un  amoindrisse- 
ment de  toute  sa  personnalité,  un  reniement  pratique, 
un  acte  peccamineux.  Au  lieu  de  demeurer  fidèle  à  ses 
devoirs  religieux,  le  sujet  se  détourne  du  souverain  bien 
et  ne  considère  plus  que  son  intérêt  humain  et  sa  tran- 
quillité personnelle.  Celui,  d'ailleurs,  qui  cède  fréquem- 
ment au  respect  humain  s'expose  au  danger  de  perdre 
la  foi.  La  pratique  extérieure  de  la  religion  est  une  pro- 
tection pour  l'assentiment  intérieur;  la  crainte  de 
paraître  chrétien  au  dehors  amène  à  la  longue  une 
atonie  de  la  vie  religieuse,  avec  sa  conséquence  presque 
fatale  :  le  doute,  d'abord  timidement  admis,  puis  s'ins- 
tallant  à  demeure  et  minant  l'assentiment  donné  à 
l'ensemble  des  vérités  enseignées  par  l'Église. 

b)  Cette  lâcheté  est  d'autant  plus  coupable  qu'elle 
est  parfois  susceptible  d'occasionner  un  scandale  et  de 
faire  tomber  dans  le  péché  les  âmes  faibles  qui  pour- 
raient être  témoins  de  l'acte  positif  ou  négatif  inspiré 
par  le  respect  humain. 

Le  respect  humain  est  aussi  un  manquement  à  l'en- 
droit de  la  société  spirituelle  dont  on  fait  partie. 
L'unité  extérieure  de  l'Église  n'est-elle  pas  compromise 
par  celui  qui  n'ose  affirmer  pratiquement  ses  convic- 
tions"? Son  rayonnement  extérieur  en  tout  cas  en  est 
sérieusement  empêché.  Au  lieu  de  la  contagion  bien- 
faisante de  l'exemple,  on  voit  se  produire  le  phénomène 
inverse  :  la  lâcheté  de  quelques-uns  gagne  de  proche 
en  proche  et  finit  par  atteindre  la  masse;  le  pusillus 
grex  tend  encore  à  s'amenuiser. 

c)  Enfin,  le  respect  humain  est  un  acte  d'irrévérence 
à  l'égard  de  Dieu  du  fait  que  l'opinion  humaine  est  pré- 
férée au  jugement  divin  du  maître  de  toutes  choses; 
voir  S.  Thomas.  Sum.  theol.,  U*-Uœ,  q.  ni,  a.  2. 
L'honneur  dû  à  Dieu  exige,  à  coup  sûr,  que  la  profes- 
sion du  christianisme  soit  à  certains  moments  non  seu- 
lement privée,  mais  aussi  publique,  quels  que  soient  k's 
périls  qui  pourraient  menacer  celui  qui  demeure  exté- 
rieurement fidèle  à  ses  convictions  et  à  ses  pratiques 
religieuses.  De  ce  chef,  les  hésitations,  les  ambiguïtés  ne 
sont  pas  tolérables,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  s'affir- 
mer devant  le  pouvoir  établi,  ("est  pourquoi,  parmi  les 
propositions  laxistes  condamnées  par  le  pape  Inno- 
cent XI  en  date  du  2  mars  1679,  figure  la  suivante  : 
1 H.  Si  a  potestate  publica  quis  interrogetur,  fidem  ingenuo 
conftteri  ut  Dca  et  ftdei  gloriosum  annula;  lacère  ut  pec- 
caminosum  per  se.  non  damna.  Denz.-Bannw.,  n.  1168. 
Ce  qu'il  faut  faire  devant  l'autorité  publique,  qui  n'a 
aucun  droit  sur  la  conscience  de  ses  sujet  s,  il  importe 
aussi,  bien  qu'à  un  degré  moindre,  de  le  pratiquer 
lorsqu'il  s'agit  seulement  de  manifester  sa  foi  en  dépit 
de  l'opinion  publique,  des  risées,  des  critiques  pos- 
sibles. 

2°  Pichet  commis  pur  respect  humain.  -  La  disposi- 
tion malsaine  que  nous  appelons  le  respect  humain 
peut  amener  soit  à  des  omissions,  soit  à  des  actions 
peccamineuses. 

C'est  le  plus  souvent  à  des  omissions  qu'elle  entraîne. 
En  des  contrées,  par  exemple,  où  l'ensemble  de  la  popu- 


lation est  peu  fervente,  tel  chrétien  venu  de  pays  où  la 
religion  est  couramment  pratiquée  et  qui  pratiquait 
lui-même,  abandonne,  par  respect  humain,  ses  devoirs 
religieux,  ceux  du  moins  qui  sont  extérieurs.  Par  res- 
pect humain  il  négligera  l'assistance,  tout  au  moins 
l'assistance  régulière  aux  offices  dominicaux,  la  com- 
munion pascale  elle-même.  Il  évitera  les  signes  exté- 
rieurs de  respect  à  l'endroit  des  choses  ou  des  cérémo- 
nies saintes,  etc.,  etc.  Nous  avons  vu  plus  haut  la 
S.  C.  de  la  Propagande  condamner  sévèrement  des 
omissions  du  même  genre. 

La  gravité  de  ces  fautes  d'omission  se  mesure  évi- 
demment à  la  gravité  du  précepte  qui  commande  l'ac- 
complissement de  ces  actes.  Il  est  bien  difficile  d'affir- 
mer que  le  respect  humain  ajoute  ici  une  malice  spéciale 
au  péché  d'omission.  Il  est  utile  néanmoins  au  confes- 
seur de  savoir  si  l'omission  de  tel  ou  tel  acte  religieux 
prescrit  sub  gravi  a  pour  origine  le  mépris  des  choses 
saintes,  la  simple  indifférence  ou  le  respect  humain.  Il 
peut  de  la  sorte  donner  au  pénitent  les  conseils  appro- 
priés. 

Le  respect  humain  peut  entraîner  d'autre  part  à 
commettre  des  actes  peccamineux.  Sans  parler  de  la 
violation  du  précepte  de  l'abstinence  ecclésiastique,  par 
exemple  (qui  peut  rentrer  aisément  dans  la  catégorie 
précédente),  il  arrive  que,  par  respect  humain,  on  s'as- 
socie plus  ou  moins  timidement  à  des  conversations 
anti-religieuses,  qui  peuvent  dégénérer  en  des  raille- 
ries, voire  en  des  blasphèmes  contre  la  religion  ;  il 
arrive  que  l'on  s'affilie,  sous  des  prétextes  divers,  à  des 
sociétés  ou  groupements  dont  l'esprit  antichrétien  est 
bien  connu  et  a  été  expressément  signalé  par  l'autorité 
ecclésiastique;  il  arrive  que  l'on  essaie  de  se  faire  par- 
donner, par  cette  abdication,  les  convictions  inté- 
rieures que  l'on  entend  garder. 

Ici  encore  la  gravité  de  la  faute  commise  se  mesurera 
à  la  gravité  du  précepte  contre  lequel  s'élève  l'acte 
posé.  Il  va  de  soi  qu'une  raillerie  légère  contre  la  reli- 
gion, prononcée  pour  se  faire  pardonner  son  christia- 
nisme, est  beaucoup  moins  grave  qu'un  blasphème,  à 
plus  forte  raison  qu'un  acte  extérieur  d'apostasie.  De 
même  est-il  difficile  de  décider  si  l'acte  ainsi  posé  revêt 
une  malice  spéciale  et  s'il  est  nécessaire  d'accuser  en 
confession  cette  circonstance.  Au  contraire  il  semble 
que,  en  bien  des  cas,  la  responsabilité  de  celui  qui  a 
commis  l'acte  délictueux  par  respect  humain  soit  de  ce 
chef  atténuée  par  la  gravité  plus  ou  moins  considérable 
de  la  crainte  ressentie.  A  l'âge  des  persécutions,  l'Eglise 
a  su  faire,  le  départ  entre  les  chrétiens  qui  s'étaient  pré- 
cipités avec  empressement  vers  l'apostasie  et  ceux  qui 
n'avaient  cédé  qu'aux  menaces  ou  même  à  un  com- 
mencement d'exécution.  Positis  ponendis  on  devra 
faire  la  même  discrimination  entre  les  fautes  commises 
en  suite  de  celte  crainte  lâche  qui  s'appelle  le  respect 
humain.  Mais  il  demeure  certain  que,  sous  aucun  pré- 
texte, il  n'est  permis  de  poser,  par  peur  des  hommes, 
des  actes  positifs  contraires  à  la  loi  divine  :  quelles 
([n'aient  été  les  circonstances  al  ténu  an  tes  qu'elle  accor- 
dait aux  chrétiens  qui  s'étaient  rendus  coupables  par 
crainte  d'actes  extérieurs  d'idolâtrie,  l'Église  les  a 
toujours  considérés  comme  des  lapsi  et  sa  discipline 
primitive  était  fort  sévère  à  leur  endroit. 

Au  contraire  certaines  circonstances  de  temps  et  de 
lieu  peuvent  autoriser  un  catholique  à  omettre  certaines 
pratiques  prescrites  par  la  loi  ecclésiastique.  Si  l'on 
n'est  jamais  autorisé  à  renier  ses  convictions  par  des 
actes  positifs,  on  n'est  pas  toujours  obligé  de  les  affi- 
cher. 11  est  même  des  cas  où  la  jactance,  la  forfanterie. 
le  désir  de  poser  sont  plus  néfastes  qu'utiles  à  la  cause 
que  l'on  sert.  Les  anciens  auteurs  de  morale  traitent 
généralement  de  cette  question  à  propos  des  causes  qui 
dispensent  de  l'observation  de  la  loi  ecclésiastique  rcla- 
tive  â  l'abstinence.  Si,  disent-ils,  un  catholique  est  de 


2465 


RESPECT    HUMAIN 


RESTITUTION 


2466 


passage  en  un  pays  soit  païen,  soit  franchement  héré- 
tique, il  a  le  droit  de  passer  outre  au  précepte  de  l'abs- 
tinence, s'il  craint  sérieusement  que  le  fait  d'être 
reconnu  comme  catholique  soit  pour  lui  la  cause  d'un 
dommage  grave.  Il  en  serait  autrement  si  le  sujet  était 
poussé  à  violer  cette  loi  par  des  gens  qui  verraient  en 
son  geste  une  sorte  de  reniement;  on  retomberait  alors 
dans  le  cas  d'un  acte  positif,  qui  est  toujours  interdit. 
En  fait  la  largeur  des  dispenses  de  l'abstinence  qui  sont 
concédées  soit  par  le  droit  général,  soit  par  le  droit 
particulier,  soit  même  par  les  usages  locaux,  rend  la 
solution  ancienne  à  peu  près  inutile. 

Les  anciens  auteurs  posaient  aussi  à  ce  propos  la 
question  du  costume  et  c'était  surtout  le  port  du  tur- 
ban en  pays  musulman  qui  les  préoccupait.  Ils  autori- 
saient un  chrétien,  au  cours  d'un  voyage,  à  prendre  tel 
costume  qui  était  plutôt  celui  du  pays  qu'un  signe  de 
la  religion  pratiquée.  Le  turban  pouvait  être  ainsi  jugé 
soit  innocent,  soit  coupable  suivant  les  cas  et,  faut-il 
ajouter,  suivant  le  rigorisme  plus  ou  moins  grand  des 
auteurs.  Nul  aujourd'hui  ne  ferait  plus  grief  à  un  explo- 
rateur saharien  de  revêtir  le  costume  des  Touaregs  ou 
des  Arabes.  Mais  ceci  nous  met  assez  loin  du  respect 
humain  qui  sévit  en  nos  pays  chrétiens,  ou  il  ne  laisse 
pas  de  constituer  un  grave  péril  pour  le  rayonnement 
de  l'Église  et  son  action. 

III.  Le  respect  humain  a  rebours.  ■ —  En  ce  qui 
précède  nous  avons  vu  la  crainte  exagérée  de  l'opinion 
des  hommes  imposer  à  tel  sujet  une  attitude  extérieure 
contraire  à  ses  convictions  intimes,  amener  un  croyant 
à  se  poser  en  incroyant,  une  personne  très  désireuse  de 
bien  faire,  en  chrétien  tiède  et  ainsi  de  suite. 

Le  phénomène  inverse  peut  se  constater.  La  pression 
de  l'ambiance,  la  crainte  du  qu'en-dira-t-on,  peut,  dans 
un  groupement,  fort  exact  à  la  pratique  chrétienne, 
imposer  à  certains  de  ses  membres  moins  fervents  une 
attitude  qui  ne  corresponde  pas  absolument  à  ses 
désirs  et  à  ses  persuasions.  Ce  serait  trop  que  de  parler 
d'hypocrisie  et  il  vaut  mieux  parler  d'une  variété  du 
respect  humain,  qui  agit  ici  au  rebours  de  ce  qui  arrive 
ordinairement. 

La  supposition  n'a  rien  de  chimérique.  C'est  quel- 
quefois par  respect  humain,  par  crainte  d'être  montré 
au  doigt,  qu'en  divers  pays  un  certain  nombre  de  per- 
sonnes, les  hommes,  les  jeunes  gens  surtout,  pratiquent 
les  devoirs  religieux  essentiels  ou  même  de  subroga- 
tion. La  transplantation  de  ces  sujets  en  des  milieux  où 
l'opinion  publique  est  moins  favorable  à  la  pratique 
chrétienne  fournit  immédiatement  la  contre-épreuve. 
Là  où  l'on  risque  d'être  remarqué  si  l'on  accomplit 
ses  devoirs  religieux,  ces  mêmes  sujets  deviennent 
indifférents  ou  du  moins  veulent  le  paraître,  posent 
peut-être  pour  l'incroyance  et  le  scepticisme.  Le  remède 
à  cet  état  d'esprit  c'est  le  sérieux  des  convictions  chré- 
tiennes, c'est  à  asseoir  ces  convictions  dans  l'âme  de 
leurs  paroissiens,  plus  encore  qu'à  multiplier  les  pra- 
tiques extérieures  de  dévotion  que  doivent  s'attacher 
les  pasteurs  de  ces  régions  fortunées.  Hsec  oportebal 
facere,  sed  illa  non  omittere. 

On  retrouverait  une  mentalité  analogue  et  non  moins 
regrettable  dans  certaines  communautés,  collèges,  pen- 
sionnats, etc.,  où  la  pratique  des  sacrements  a  été 
encouragée,  sans  qu'on  y  ait  toujours  mis  la  discrétion 
et,  tranchons  le  mot,  la  doctrine  nécessaires.  Il  n'est  pas 
du  tout  inouï  que  l'état  d'esprit  ainsi  créé  finisse  par 
créer  un  obstacle  à  la  liberté  des  âmes.  En  certains  cas 
il  faudrait  presque  de  l'héroïsme  à  tel  ou  tel  pour 
s'abstenir,  un  jour  qu'il  se  sait  ou  se  sent  mal  disposé 
ou  moins  disposé,  de  la  communion  quotidienne  ren- 
due presque  obligatoire.  Le  souci  du  qu'en-dira-t-on, 
de  l'opinion  des  supérieurs,  plus  encore  des  camarades 
ou  des  compagnes,  remplace  alors  trop  facilement  cette 
intention  droite  expressément  demandée  par  le  «  décret 


libérateur  »  comme  une  condition  indispensable  à  la 
sainte  communion.  Ceux  qui  sont  en  contact  un  peu 
intime  avec  les  âmes  savent  à  quelles  angoisses  cette 
peur  du  qu'en-dira-t-on  accule  certains  tempéraments. 
D'ailleurs,  ici  comme  dans  le  cas  cité  plus  liant,  la 
contre-épreuve  est  concluante.  Abandonnés  à  eux- 
mêmes,  pendant  le  temps  des  vacances,  par  exemple, 
beaucoup  qui  communiaient  tous  les  jours  dans  le 
cours  de  l'année  scolaire  désertent  à  peu  près  complè- 
tement la  sainte  table.  C'est  le  cas  de  rappeler  le  mot 
de  l'Évangile  :  ut  videantur  ub  liominibus. 

Le  remède  à  ce  mal  qui  n'a  rien  d'imaginaire  est 
dans  la  formation  personnelle  des  communiants  par 
leurs  confesseurs  respectifs;  il  faut  les  convaincre,  à 
force  d'insistance,  que  la  pureté  de  conscience  et  l'in- 
tention droite  ne  se  remplacent  par  rien.  Il  faut  aussi 
que  la  direction  générale  donnée  par  l'autorité  supé- 
rieure s'ingénie  à  trouver  les  moyens  de  lutter  contre  la 
routine  et  la  peur  du  qu'en-dira-t-on.  On  a  proclamé 
dans  l'Église  la  liberté  la  plus  grande  en  matière  de 
communion:  il  n'est  pas  de  chrétien  convaincu  qui  n'y 
applaudisse;  peut-être  serait-il  temps,  à  présent,  de 
prendre  les  mesures  nécessaires  pour  garantir  la  liberté 
de  ne  pas  communier.  Le  respect  des  hommes,  la  peur 
du  qu'en-dira-t-on,  cette  forme  delà  pusillanimité  dont 
parlaient  les  docteurs  du  passé,  est  un  mal  polymorphe 
et  qu'il  faut  toujours  démasquer,  en  quelque  sens  qu'il 
opère. 

Les  «  théologies  morales  »  ne  traitent  pas,  en  général,  ex 
professo,  de  la  question  du  respect  humain;  il  n'y  a  même  pas 
dans  ces  traites  de  mot  latin  qui  le  traduise  exactement. 
Ordinairement  des  allusions  plus  ou  moins  développées  y 
sont  faites  dans  l'étude  de  la  vertu  de  loi  (obligation  de  pro- 
fesser la  foi)  ou  de  religion.  Voir  l'art.  Profession  de  foi. 

N.    Iung. 

RESTITUTION.  —  I.  Notion.  II.  Qui  doit  res- 
tituer? (col.  2  172.)  III.  Circonstances  de  la  restitution 
(col.  2488). 

I.  Notion.  —  1°  Définition;  2°  Titres  de  la  resti- 
tution; 3°  Caractère  obligatoire. 

1°  Définition.  —  Au  sens  large,  elle  est  la  remise  à  un 
propriétaire  d'un  bien  dont  il  avait  perdu  la  possession 
pour  une  cause  quelconque.  Tel  est  le  sentiment  de 
S.  Thomas,  Suni.  theol.,  IIMI®,  q.  lxi,  a.  1  :  reslituere 
nihil  aliud  est,  quam  iterato  aliquem  statuere  in  posses- 
sionem  vel  dominium  rei  sues. 

Au  sens  slrict,  elle  est  un  acte  de  justice  commuta- 
tive,  par  lequel  on  rend  au  prochain  un  bien  qui  lui 
appartient  en  droit,  ou  par  lequel  on  compense  le  tort 
qu'on  lui  a  fait  injustement.  Elle  n'existe  pas  quand 
seule  est  lésée  la  justice  distributive,  c'est-à-dire  celle 
qui  a  en  vue  les  mérites  des  personnes;  car  ici  il  ne 
saurait  être  question  de  droit  rigoureux.  La  restitution 
étudiée  en  cet  article  n'est  pas  à  confondre  avec  celle 
qui  naît  de  la  justice  légale,  selon  certaines  dispositions 
portées  par  l'autorité  civile  compétente.  Ici,  même 
s'il  n'y  a  pas  de  péché,  l'obligation  devient  réelle 
cependant  du  moment  où  le  juge  a  rendu  sa  sentence. 

En  justice  commutative  la  restitution  se  fait  ad 
œqualilatem,  c'est-à-dire  qu'il  faut  rendre  ce  qui  est 
retenu  in  propria  specic  ou  in  œquivalenti. 

2°  Titres  de  la  restitution.  —  La  restitution  a  deux 
raisons  d'être  :  d'une  part,  la  détention  purement 
matérielle  d'un  bien  d'autrui,  c'est  le  cas  du  possesseur 
de  bonne  foi  et,  d'autre  part,  la  mainmise  injuste  sur 
un  objet  qui  appartient  à  un  autre  :  c'est  le  délit  for- 
mel, appelé  aussi  quelquefois  la  damnification  simple. 

Les  deux  éléments  constitutifs  de  la  restitution 
peuvent  exister  séparément  ou  unis.  Alors  que  le  pos- 
sesseur de  bonne  foi  détient  un  bien  qui  ne  lui  appar- 
tient pas  sans  commettre  de  faute  et  que  l'incendiaire 
volontaire  d'un  immeuble  d'autrui  ne  retire  aucun 
avantage  personnel  de  son  acte,  le  détenteur  de  mau- 
vaise foi,  tel  le  voleur,  l'escroc,  non  seulement  garde 


2467 


El  EST!  T  UTI  ON.    C  A  H  A  (,  T  È  H  E    013  L I G  A  T  <  >  I  H  E 


2168 


un  bien  qui  n'est  pas  à  lui,  mais  fait  un  péché  contre 
la  justice,  car  il  agit  sciemment  et  volontairement. 
Ainsi  analytiquement  définie,  la  restitution  diffère  : 

1 .  de  la  satisfaction,  qui  est  la  réparation  d'une  offense 
faite  à  une  tierce  personne;  2.  du  paiement,  qui  ne 
suppose  aucun  dommage  injustement  causé  ;  et  3.  de  la 
reslitutio  in  inlegrum  qui  est  un  remède  de  droit  prévu 
par  la  législation  canonique,  en  vertu  duquel  on  récu- 
père une  condition  ou  une  faculté  juridique,  qui  avait 
été  perdue. 

La  restitution  telle  que  nous  venons  de  l'analyser 
est-elle  obligatoire  et  à  quelles  conditions  l'est-elle? 
3°  Caractère  obligatoire.  —  1.  Preuves  de  l'obligation  ; 

2,  Nécessité  qu'elle  crée  ;  3.  Conditions  requises  ;  4.  Gra- 
vité de  l'obligation. 

1.  Preuves  de  l'obligation.  —  a)  Par  l'Écriture 
sainte  —  Des  nombreux  textes  qui  imposent  le  devoir 
de  restituer  nous  ne  citerons  que  les  principaux  : 
a.  Sous  la  loi  antique.  —  Le  précepte  est  formulé  dans  le 
Décalogue  d'une  façon  négative,  Non  furlum  faciès, 
Ex.,  xx,  15.  Le  texte  d'Ex.,  xxn,  1-3,  le  précise 
davantage.  Pour  que  les  Juifs  fussent  détournés  du 
vol,  ils  devaient,  en  guise  de  peine,  restituer  plus  qu'ils 
n'avaient  dérobé  :  Si  quis  furalus  fucrit  bovem  aut  ovem 
et  occiderit  vel  vendiderit,  quinque  boves  pro  uno  bove 
reslituet,  et  quatuor  oves  pro  una  ove...  si  non  habuerit 
quod  pro  furto  reddat,  ipse  venumdabitur.  Le  Lévitique, 
à  son  tour,  exprime  le  devoir  positif  de  la  restitution 
sous  une  forme  analogue  :  non  seulement  elle  doit  être 
totale,  mais  elle  comporte  un  surplus  à  verser  à  celui 
qui  a  été  lésé.  Anima  quœ  peccaverit,  et  conlemplo 
domino,  negaverit  proximo  suo  deposilum  quod  fidei 
ejus  credilum  fuerat,  vel  vi  aliquid  exlorserit,  aut  calum- 
niam  feceril,  sive  rem  perdilam  invenerit,  et  inficiens 
insuper  pejeraveril  e>  quodlibel  aliud  ex  pluribus  feceril, 
in  qui  bus  soient  peccare  homines,  convicta  delicti  reddet 
omnia  quœ  per  fraudem  voluil  oblinere,  intégra,  et 
quinlam  insuper  parlem  domino  cui  damnum  inlulerat. 
Lev.,  vi,  2-5. 

Le  livre  de  Tobie  rappelle  le  commandement  du 
Sinaï  et  les  obligations  qu'il  entraîne  :  Videte,  ne  forte 
furtivus  sit;  reddile  eum  dominis  suis,  quia  non  licet 
nobis  aut  edere  ex  furto  aliquid,  aut  contingere.  Tob., 
ii,  21. 

Le  prophète  Ézéchiel  énumère  la  restitution  au  nom- 
bre des  conditions  à  remplir  par  l'impie  pour  qu'il 
puisse  de  nouveau  retourner  à  l'état  de  bonté  morale  : 
Si  aulem  dixero  impio  :  «  Morte  morieris  n,  et  egeril 
pienitenliam  a  peccato  suo,  fecerilquc  judicium  et  jus- 
liliam,  et  pignus  reslituerit  ille  impius,  rapinamque 
reddiderit,  in  mandalis  vilœ  ambulaveril,  nec  feceril 
quidquam  injuslum,  vita  vivet  et  non  morietur.  Ez., 
xxxm,  14-15. 

b.  Dans  le  Nouveau  Testament.  —  Si  le  devoir  de  la 
restitution  n'est  pas  expressément  formulé,  il  reste  que 
les  principes  généraux  de  la  justice  commutative  y 
sont  rappelés  avec  force,  et  donc  aussi  le  devoir  de  la 
restitution.  S'il  est  vrai  que  l'on  doit  «  rendre  à  César 
ce  qui  est  à  César  »,  Mat  th.,  xxn,  21,  si  l'apôtre  saint 
Paul  fait  aux  chrétiens  une  obligation  de  s'acquitter 
en  conscience  de  leurs  devoirs  envers  le  fisc,  Rom., 
xiii,  7,  il  va  de  soi  que  c'est  un  devoir  non  moins 
impérieux  de  rendre  à  un  particulier  ce  qui  lui  a  été 
soustrait. 

Zachée  manifeste  la  pratique  courante,  quand  il  dit 
au  Christ  :  i  Si  j'ai  fait  tort  à  quelqu'un,  je  rendrai  au 
quadruple.  »  Lue.,  xix,  8.  La  restitution  au  quadruple 
n'est  pas  exigée  en  justice,  niais  signifie  la  faveur  à 
accorder  au  droit  strict.  Enfin,  sainl  Jacques  reprend 
avec  force  ceux  (|iii  retiennent  injustement  le  salaire 
de  leurs  emploj  es  :  Ecce  merces  operariorum  qui  meisue- 
runi  regiones  veslras,  </«.•/•  fraudata  est  <i  vobis,  clamât,  et 
clamoreomm  inaures  Domini Sabaoih  inlroivit.  Jac,  v,4, 


b)  Par  la  tradition.  —  De  la  tradition  rappelons 
uniquement  le  texte  de  saint  Augustin,  tiré  de  son 
épître  à  Macédonius,  où  il  expose  les  conditions  mêmes 
de  la  vraie  pénitence  :  Si  enim  res  aliéna  propter  quam 
peccatum  est,  cum  reddi  potest,  non  rcddilur,  pœnilenlia 
non  agilur,  sed  fmgilur;  si  aulem  vcraciler  agilur,  non 
remittclur  peccatum,  nisi  restituatur  ablatum;  sed,  ut 
dixi,  cum  restitui  potest.  Epist.,  c.liii,  n.  20,  P.  L., 
t.  xxxm,  col.  662.  Ces  paroles  sont  passées  telles 
quelles  dans  le  Décret  de  Gralien,  causa  XIV,  q.  vi, 
c.  1,  et  les  dernières  ont  formé  la  règle  de  droit  : 
Peccatum  non  dimillilur  nisi  restituatur  ablatum.  De 
regulis  juris,  in  VI°,  régula  IV. 

c)  L'argumentation  rationnelle,  apportée  par  saint 
Thomas,  corrobore  les  preuves  précédentes.  Pour  lui 
l'obligation  de  restituer  naît  de  la  nature  même  d'un 
droit  strict.  Celui-ci  serait  absolument  inutile,  si, 
lorsqu'il  est  lésé,  il  ne  devait  pas  être  réparé,  car  les 
hommes  y  trouveraient  un  excitant  pour  le  violer.  Par 
ailleurs,  celui  qui  ne  rend  pas  ce  qui  appartient  à  au- 
trui, est  censé  continuer  son  action  injuste  et  prive 
ainsi  le  propriétaire  de  la  possession  ou  de  la  jouissance 
de  son  bien.  L'obligation  de  la  restitution  est  donc 
incluse  dans  le  précepte  négatif  qui  interdit  le  vol. 
Sum.  theol.,  ll&-\V?,  q.  lxii,  a.  8. 

2.  Caractère  de  cette  obligation.  —  Une  chose  est 
nécessaire  de  nécessité  de  moyen,  lorsque  sans  elle  le 
salut  ne  saurait  être  obtenu.  En  matière  sacramen- 
telle, par  exemple,  on  dira  que  le  baptême  pour  les 
enfants  est  de  nécessité  de  moyen;  la  réception  de  tels 
autres  sacrements  est  nécessaire  seulement  de  nécessité 
de  précepte  :  le  sujet  peut  se  sauver  sans  elle,  s'il  n'y  a 
pas  d'omission  coupable  de  sa  part;  l'eucharistie,  la 
confirmation, etc. .entrent  dans  cette  catégorie.  On  par- 
le également  de  la  nécessité  de  moyen,  pour  l'adulte,  de 
la  foi  en  Dieu  et  en  Dieu  rémunérateur;  au  contraire,  de 
la  nécessité  de  précepte  de  la  foi  au  moins  implicite  aux 
vérités  enseignées  par  l'Église.  De  quelle  nécessité  par- 
lons-nous quand  nous  disons  que  la  restitution  est  né- 
cessaire pour  la  rémission  d'une  faute  contre  la  justice? 

La  restitution  réelle  in  re  n'est  pas  nécessaire  de 
nécessité  de  moyen,  car,  en  bien  des  circonstances  et 
sans  qu'il  y  ait  faute  de  la  part  du  sujet,  elle  est  impos- 
sible. L'ignorance  invincible,  l'impuissance  physique, 
une  démence  soudaine,  une  amnésie  ou  une  mort 
subite  et  d'autres  causes  encore  constituent  parfois, 
en  effet,  un  obstacle  absolu.  On  ne  parlera  donc  que 
d'une  nécessité  de  précepte  de  la  restitution  in  re. 
Quant  à  la  restitution  in  volo  ou  désirée,  elle  est  de 
nécessité  de  moyen  dans  la  mesure  où  il  est  requis  pour 
le  salut  que  l'homme  ait  la  volonté  de  garder  tous  les 
commandements  de  Dieu.  Celui  qui  n'aurait  pas  la 
résolution  de  rendre  à  autrui  ce  qui  lui  appartient  ne 
saurait  donc  être  sauvé. 

La  restitution,  dont  la  nécessité  est  indubitable,  se 
présente  sous  un  double  aspect:  affirmatif  et  négatif. 
Saint  Thomas  le  fait  remarquer  quand  il  écrit,  pru- 
ceplum  reslilutionis  faciendse,  quaiiivis  secundum  for- 
mant sil  affrmativum,  implicat  lamcn  in  se  negativum 
prseceptum,  quo  proliibemur  rem  alterius  delinere.  Sum. 
theol.,  II°-II»,  q.  lxii,  a.  8,  ad  l'm.  Le  précepte  est 
affirmatif,  car  un  bien  détenu  injustement  n'est  rendu 
à  son  propriétaire  et  ne  revient  en  la  possession  de 
celui-ci  que  par  un  acte  positif  ou  par  une  série  d'actes 
de  cel  ordre.  Il  esl  négatif  en  ce  sens  qu'il  inclut  non 
seulement  un  commandement  négatif  qui  esl  son  oppo- 
sé, comme  c'est  le  cas  d'autres  préceptes  affirmatifs, 
mais  aussi  parce  qu'il  s'appuie  immédiatement, 
comme  sur  son  propre  motif,  sur  la  défense  de  garder 
le  bien  d'aulrui  :  «  Bien  d  autrui  lu  n„'  prendras,  ni 
retiendri  s  à  ton  escient.  » 

3.  (.mutilions  pour  qu'il  y  ait  obligation  de  restituer. — 
L'obligation  de  la  restitution  n'existe  que  s'il  y  a  eu 


2469 


RESTITUTION.    CARACTÈRE    ORLIGATOIRE 


2470 


un  délit  formellement  injuste.  Celui-ci  suppose  une 
action  injuste,  qui  ait  été  cause  efficace  et  imputable 
et  qui  constitue  une  faute  théologique. 

a)  Une  action  injuste.  —  Du  fait  que  personne  n'a  le 
droit  strict  d'exiger  qu'autrui  travaille  à  son  avantage, 
une  simple  omission  ne  suffit  pas  pour  entraîner  une 
obligation:  une  action  positive,  physique  ou  morale, 
qui  de  sa  nature  est  ordonnée  à  causer  un  dommage 
et  à  léser  la  justice  commutative  est  requise.  Il  ne 
s'agit  pas  ici  de  ce  qui  contreviendrait  à  la  charité. 
Remarquons-le  cependant;  en  certaines  circonstances 
s'abstenir  d'agir  équivaut  à  une  action  :  un  silence  est 
parfois  interprété  comme  une  approbation  ou  une 
désapprobation  et  constitue  ainsi  un  acte  véritable.  De 
même,  la  passivité  entraînerait  l'obligation  de  resti- 
tuer, si  celui  qui  n'a  pas  posé  l'acte  qui  eût  empêché 
un  dommage,  ou  procuré  un  avantage  sérieux,  y  était 
tenu  par  un  contrat,  un  quasi-contrat  ou  par  la  loi. 

Une  action,  qui  n'aurait  été  que  cause  sine  qua  non 
de  préjudice,  ne  suffirait  pas  non  plus.  Il  en  est  de 
même  de  toute  autre,  qui,  ni  physiquement  ni  mora- 
lement, n'a  eu  d'efficience  directe,  mais  a  seulement 
été  l'occasion  qui  a  déterminé  un  autre  à  agir  et  à 
nuire.  S.  Alphonse,  Theologia  moralis,  1.  III,  n.  536, 
584,  632,  635.  Toutefois,  si  la  cause  accidentelle  revê- 
tait le  caractère  d'une  coopération,  il  n'en  serait  pas 
de  même.  Voir  plus  loin  col.  2480. 

Lorsque  l'effet  suit  occasionnellement,  mais  que 
l'action  a  été  posée  avec  l'intention  de  nuire,  il  est 
assez  difficile  de  savoir  si  le  mal  commis  donne  lieu 
à  restitution.  Les  moralistes  hésitent.  Le  P.  Ver- 
meersch  donne  la  solution  suivante  :  disputatur  proba- 
biliter  in  utramque  partem  an  injusla  damnificalio  ha- 
beatur.  Alque  ubi  verus  influxus  fueril,  id  afflrmandum 
videlur.  Theologiœ  moralis  principia,  t.  il,  n.  583.  Wou- 
ters  est  défavorable  à  la  restitution,  étant  donné  qu'il 
n'y  a  pas  eu  de  faute  théologique;  il  ajoute  cependant  : 
Id  lamen  non  impedit  quominus  damnum  eo  sensu 
ponenli  causa  imputetur,  quod  ob  damnum  ilhid  contra 
caritatem  ofjendat.  Manuale  theologiœ  moralis,  t.  î, 
n.  993. 

En  réalité,  vu  les  circonstances,  il  est  souvent 
impossible  de  dire  si  une  action  a  été  cause  efficace 
ou  seulement  occasionnelle  d'un  préjudice  causé  à  un 
tiers. 

b)  Une  action  qui  soit  cause  efficace.  —  Pour  que 
l'action  posée  donne  lieu  à  restitution  il  est  requis  assez 
probablement  que  le  dommage  ait  été  voulu.  En  effet, 
on  ne  peut  imputer  à  personne  un  acte  involontaire. 
C'est  l'opinion  qu'expriment,  avec  quelques  nuances  : 
S.  Alphonse,  1.  III,  n.  628,  629,  et  Homo  apostol., 
tract,  x,  n.  84,  85;  de  Lugo,  Disputationes  scolasticse 
et  morales  de  justitia  et  jure,  disp.  XVIII,  n.  86; 
Lacroix,  Theologia  moralis,  1.  III,  part,  n,  De  reslilu- 
tione,  n.  200;  Sporer,  Theologia  moralis  super  Decalog., 
tractatus  iv,  c.  n,  n.  139,  cf.  10e  éd.,  Sporer  et  Bier- 
baum  ;  d' Annibale,  Summula  theologiœ  moralis,  part.  II, 
1.  III,  n.  100  et  232;  Aertnys-Damen,  Theolog.  mor., 
t.  i,  n.  767,  q.  2. 

Quand  la  cause  destinée  à  porter  un  tort  déterminé, 
est  volontairement  posée,  l'agent  est  responsable;  il  est 
tenu  à  la  restitution,  même  si,  dans  la  suite,  il  a  fait 
tout  ce  dont  il  était  capable  pour  en  empêcher  les 
effets.  Si  une  action  nocive,  commencée  involontai- 
rement, est  susceptible  d'être  arrêtée  dans  son  déve- 
loppement et  ne  l'est  pas,  son  auteur  est  obligé  de 
restituer,  à  moins  qu'il  ne  risque  de  se  porter  à  lui- 
même  un  préjudice  plus  grand  ou  au  moins  égal  et 
aussi  grave  que  celui  qui  sera  de  fait  subi  par  la  tierce 
personne.  Voir  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  564,  y94;  1.  VI, 
n.  621. 

e)  Une  faute  théologique.  ■ —  Cette  action  efficace 
doit  aussi  être  théologiquement  coupable. 


a.  Insuffisance  de  la  faute  juridique.  —  Celle-ci  est 
constituée  par  l'omission  de  la  diligence  extérieure 
exigée  par  la  loi,  un  contrat  ou  une  charge,  pour  éviter 
qu'un  tort  ne  soit  causé.  Le  délinquant  est  coupable 
devant  la  loi,  mais  ne  l'est  pas  forcément  au  for  intime 
et  devant  Dieu.  La  faute  juridique  doit  être  prouvée, 
et  c'est  pourquoi  elle  n'impose  le  devoir  de  restituer 
qu'après  la  sentence  judiciaire.  S.  Alphonse,  1.  III, 
n.  554;  1.  I,  n.  100,  ou  s'il  y  a  eu  un  engagement  formel 
et  spécial  par  contrat. 

D'après  les  dispositions  du  Code  civil  français  la 
réparation  incombe  à  celui  qui,  par  sa  faute,  a  occa- 
sionné un  dommage,  soit  par  son  fait,  soit  par  sa 
négligence  ou  son  imprudence  (art.  1382,  1383),  soit 
par  l'action  de  ceux  qui  lui  sont  confiés  (art.  1384) 
ou  des  biens  qui  lui  appartiennent.  Suivant  les  cas,  les 
lois  civiles,  qui  obligent  à  réparer  pour  une  défaillance 
d'ordre  juridique,  n'agissent  qu'au  for  externe  ou  pré- 
sument au  contraire  la  faute  théologique. 

b.  La  faille  théologique  est  requise  pour  que  l'action 
coupable  et  efficace  donne  lieu  à  restitution.  ■ — ■  Le  péché 
théologique  concerne  la  conscience.  Quand  il  existe 
dans  une  action,  la  damnification  est  formellement 
injuste.  Il  est  mortel  ou  véniel,  cf.  S.  Thomas,  Ila-II16, 
q.  lix,  a.  4;  q.  lxvi,  a.  6;  S.  Alphonse  de  Liguori,  1.  III, 
n.  700.  Il  suppose,  de  la  part  de  l'agent,  la  volonté 
de  nuire  et  une  connaissance,  au  moins  confuse,  du 
préjudice  à  commettre.  Lorsque  celui-ci  n'est  nulle- 
ment prévu,  ni  voulu,  il  ne  saurait  être  imputé  à 
l'agent,  même  si  ce  dernier,  se  livrait  à  ce  moment  à  une 
œuvre  illicite.  La  gravité  du  péché  est  en  relation  non 
seulement  avec  le  dommage  sciemment  voulu,  mais 
aussi  avec  le  rapport  qui  existe  entre  celui  qui  est 
lésé  et  le  damnificateur.  Pour  l'apprécier  à  sa  juste 
valeur,  il  est  indispensable  de  tenir  compte  du  sen- 
timent commun,  de  l'avis  des  hommes  prudents  et  des 
circonstances  de  temps  et  de  lieu.  C'est  pourquoi  en 
bien  des  cas,  il  sera  malaisé  de  se  prononcer  d'une 
manière  catégorique. 

1.  Gravité  de  l'obligation.  —  L'obligation  de  la  resti- 
tution est  en  fonction  directe  de  la  gravité  de  l'injustice 
qui  a  été  commise.  Elle  est  également  grave  ou  légère. 

a)  Obligation  quand  le  péché  est  mortel.  —  Étant 
donné  que  la  restitution  est  communément  considérée 
comme  une  peine,  pour  qu'il  y  ait  obligation  grave 
de  rendre,  il  est  requis  qu'il  y  ait  eu  une  faute  théolo- 
gique grave. 

b)  Obligation  quand  le  péché  contre  la  justice  est 
véniel.  —  D'une  manière  générale,  lorsqu'il  y  a  tort 
léger  et  péché  véniel,  il  faut  tout  restituer  sous  peine 
de  commettre  une  faute  vénielle.  Apportons  cependant 
quelques  précisions  exigées  par  la  complexité  des  cas 
qui  se  présentent. 

a.  Si  le  péché  est  véniel  en  raison  de  la  légèreté  de  lu 
matière, il  est  certain  que  la  restitution  s'imposesuô  levi. 

Mais  une  faute  de  cette  nature  engendre-t-elle  par- 
fois une  obligation  grave?  Le  cas  se  produit  quand 
chacun  des  nombreux  dommages  commis  est  infime  et 
que  l'ensemble  est  considérable.  Si  c'est  la  même  per- 
sonne qui  a  subi  un  dommage  grave  par  suite  de  la 
répétition  des  fautes  vénielles,  quelle  est  l'obligation 
du  délinquant  qui  a  agi  avec  pleine  connaissance  et 
entier  consentement?  L'obligation  semble  grave  au 
premier  abord,  vu  que  les  petits  torts  peuvent  être 
unis  entre  eux  moralement  et  constituer  une  matière 
grave.  Mais,  s'il  fallait  en  croire  certains  moralistes,  il 
n'existerait  ici  qu'une  multiplicité  d'obligations  légè- 
res, car  il  n'y  a  eu  que  des  péchés  véniels.  Cf.  Wouters, 
n.  995,  p.  649.  Il  nous  paraît  douteux  que  l'équité 
naturelle  s'accommode  parfaitement  de  cette  solution. 

Si  plusieurs  personnes  ont  supporté  des  préjudices 
légers  qui,  pris  ensemble,  forment  une  matière  grave, 
bon  nombre  de  théologiens  déclarent  que  le  devoir  de 


2471 


RESTITUTION.    QUI    DOIT    LA    FAIRE? 


2472 


la  restitution  ne  saurait  être  grave,  parce  que  le  délin- 
quant est  parvenu  sans  faute  mortelle  à  une  matière 
grave  :  il  est  seulement  léger.  Cette  solution,  considérée 
comme  plus  probable  et  comme  sûre  dans  la  pratique, 
suppose,  il  est  vrai,  que  c'est  par  un  oubli,  qu'il  ne 
faut  d'ailleurs  pas  admettre  trop  facilement,  que  ces 
petits  torts  ont  constitué  en  fin  de  compte  un  dommage 
considérable,  mais  sans  qu'aucune  personne  ne  subisse 
un  préjudice  important  et  surtout  sans  qu'il  y  ait 
eu  faute  mortelle.  Vermecrsch,  Principia.  t.  n,  n.  584. 
Bien  entendu,  s'il  y  avait  eu  réellement  faute  mor- 
telle, on  tomberait  dans  le  premier  cas  étudié  plus 
haut.  C'est  très  fréquent;  car  il  pèche  gravement  celui 
qui  délibérément  pour  se  mettre  en  possession  d'une 
grosse,  somme  commet  bon  nombre  de  petits  vols. 
Vermecrsch,  Principia,  t.  Il,  n.  584. 

b.  Si  la  faute  est  vénielle  à  cause  du  manque  de 
consentement,  c'est-à-dire  si  la  volonté  n'a  causé  de 
tort  grave  que  d'une  manière  imparfaite,  il  semble  plus 
probable  qu'il  n'y  a  aucune  obligation.  L'obligation 
n'existe  pas  sut  gravi,  car  l'obligation  doit  être  en  rela- 
tion avec  le  délit  de  conscience;  ni  non  plus  sub  levi, 
parce  qu'un  devoir  qui  tend  à  une  matière  grave  ne 
saurait  être  seulement  léger  de  sa  nature,  vu  qu'il  doit 
y  avoir  naturellement  proportion.  Dans  ce  cas,  proba- 
blement, le  délinquant  n'est  même  pas  tenu  en  justice 
de  restituer  une  partie  légère  en  rapport  avec  le  péché, 
parce  que  la  faute,  qui  est  vénielle  par  suite  du  manque 
de  consentement,  n'est  pas  purement  et  simplement 
un  délit  contre  la  justice,  ainsi  que  l'affirme  saint 
Alphonse  de  Liguori,  op.  cit.,  1.  III,  n.  552;  cf.  Lugo, 
disput.  VIII,  n.  55  sq. ;  Vermecrsch,  Principia,  t.  Il, 
n.  584,  p.  554. 

Bien  que,  dans  l'hypothèse  envisagée,  il  n'y  ait 
aucune  obligation  en  stricte  justice,  dans  la  mesure  du 
possible  il  est  équitable  d'amener  les  parties  à  compo- 
sition. 

c.  Si  le  péché  est  véniel  parce  que  le  sujet  était  dans 
l'erreur  invincible  sur  la  quantité  du  tort  qu'il  a  commis 
(il  a  dérobé,  par  exemple,  un  menu  objet  d'art,  l'esti- 
mant sans  valeur),  il  ne  saurait  y  avoir  qu'une  obliga- 
tion légère  de  restituer.  Mais  il  est  trop  clair  qu'il  ne 
faut  pas  admettre  trop  facilement  cette  erreur  invin- 
cible. 

d.  A  cette  question  peut  se  rattacher  la  question 
d'autres  erreurs  qui  donnent  lieu  parfois  à  des  situa- 
tions compliquées  :  celui  qui  a  voulu  faire  un  tort  a  pu 
errer  invinciblement  ou  sur  la  personne  lésée  ou  sur 
l'objet  du  tort  ou  sur  la  gravité  du  dommage. 

Le  damnificateur  erre  invinciblement  sur  la  per- 
sonne si,  par  exemple,  il  incendie  la  maison  de  Paul, 
croyant  avoir  affaire  à  celle  de  Jacques.  A  croire  cer- 
tains moralistes,  au  nombre  desquels  il  faut  regretter 
de  rencontrer  saint  Alphonse  (op.  cit.,  1.  III,  n.  628, 
629),  l'incendiaire,  en  l'occurrence  ne  serait  tenu  à 
aucune  restitution  :  son  action,  disent-ils,  ne  fut  pas 
théologiquement  coupable  à  l'égard  du  damnifié.  Il 
ne  doit  rien  à  Jacques  qu'il  n'a  pas  lésé,  ni  à  Paul  au- 
quel il  n'a  point  voulu  causer  de  dommage!  Exemple 
remarquable  des  conséquences  inattendues  auxquelles 
peut  aboutir  la  discussion  des  cas  de  conscience  mener 
avec  les  ressourcesdeladialectique.  Car  la  simple  équité 
fait  voir  que  les  conditions  requises  pour  la  restitution 
existent  de  fait.  Il  y  a  en  effet  une  action  matériel- 
lement et  formellement  injuste,  et  seule  la  volonté 
interprétative  du  coupable  fait  obstacle  à  l'injustice 
formelle.  C'est  pourquoi,  en  accord  avec  le  sens  com- 
mun, bon  nombre  de  moralistes  modernes  imposent 
dans  cette  hypothèse  le  devoir  de  la  réparation.  Voir 
Vermecrsch,  Principia,  t.  n,  n.  585. 

Lorsque  l'erreur  invincible  a  trait  à  L'objet  ou  à  la 
gravité  du  tort,  des  solutions  différentes  sont  données. 
Cette  variété  provient  de  la  difficulté  des  problèmes 


et  du  point  de  vue  différent  où  les  auteurs  se  placent, 
vu  que  ceux-ci  font  souvent  appel  à  des  distinctions 
suggérées  par  les  lois  de  la  logique  et  de  la  psychologie. 
Sans  vouloir  entrer  dans  le  détail  —  car  ce  n'est  pas 
le  lieu  de  traiter  de  l'erreur  —  il  semble  qu'il  faille 
plutôt  envisager  le  fait  en  lui-même  et  déterminer  la 
culpabilité.  Lorsque  celle-ci  existe  il  y  a  une  injustice 
réelle  et  donc  obligation  de  réparer.  Si,  par  exemple, 
un  individudérobe  un  objet  sachant  parfaitement  qu'il 
vaut  trois  cents  francs,  mais  juge  qu'il  n'y  a  là  que 
matière  légère,  il  est  tenu  sub  gravi,  semble-t-il,  de 
restituer  à  défaut  de  l'objet  une  somme  équivalente, 
puisqu'il  a  agi  avec  plein  consentement  et  qu'il  a 
apprécié  l'objet  à  son  juste  prix,  encore  qu'il  se  soit 
trompé  dans  l'estimation  de  la  gravité  de  la  faute. 
Voir  Lehmkuhl,  Theol.  mor.,  11e  éd.,  t.  i,  n.  1154. 
Cependant  cette  opinion  n'est  pas  à  urger,  car  il  im- 
porte de  tenir  compte  de  l'attitude  intellectuelle  erro- 
née de  l'agent.  Et  c'est  pourquoi  la  plupart  du  temps, 
il  sera- équitable  d'avoir  recours  à  la  composition,  c'est- 
à-dire  à  une  entente  entre  les  intéressés.  Ce  sera  la 
solution  idéale. 

c)  Obligation  de  restituer  en  cas  de  doute.  —  Ce  peut 
être  un  doute  de  droit  ou  un  doute  de  fait.  Le  premier 
existe  lorsqu'il  y  a  un  soupçon  positif  et  sérieusement 
probable  sur  la  justice  d'une  action.  Ici  il  est  permis 
d'avoir  recours  au  système  du  probabilisme. 

Il  y  a  doute  de  fait,  s'il  y  a  incertitude  sur  le  dom- 
mage qui  a  été  fait  ou  sur  l'efficience  de  l'action.  Si  le 
doute  subsiste  après  une  enquête  diligente  la  restitu- 
tion ne  saurait  être  imposée,  vu  que  son  obligation  se 
présente  comme  incertaine.  D'après  l'opinion  com- 
mune, cette  attitude  ne  vaut  pas  lorsqu'il  y  a  doute 
sur  le  fait  même  de  l'exécution  de  la  restitution.  C'est 
pourquoi  il  faut  payer,  au  moins  au  prorata  du  doute, 
à  moins  qu'il  n'y  ait  une  plus  grande  probabilité  en 
faveur  du  paiement.  Voir  Vermeersch,  Principia,  t.  il, 
n.  586;  Lehmkuhl,  t.  i,  n.  1147. 

II.  Qui  doit  restituer?  —  Ce  sont  les  possesseurs 
d'un  bien  d'autrui  et  en  second  lieu  les  coopérateurs  à 
une  action  damnifleatrice. 

1°  Les  possesseurs  d'un  bien  d'autrui.  —  1.  Axiomes 
qui  dominent  la  question.  —  Avant  d'entrer  dans  le 
détail  des  questions  soulevées  par  la  restitution,  il  e-~t 
utile  de  connaître  les  principes  généraux  exprimés  sous 
la  forme  d'aphorismes  ou  d'axiomes  :  1.  Res  clamai 
domino;  2.  Res  fructifical  domino;  3.  Rcs  péril  domino; 
4.  Locupletari  non  débet  aliquis  cum  alterius  injuria. 

a)  Res  clamât  domino.  —  Chaque  chose  appelle  un 
propriétaire.  La  propriété  est  perpétuelle.  Elle  dure 
en  fait  aussi  longtemps  qu'elle  n'a  pas  été  éteinte  par 
un  droit  supérieur. 

b)  Res  fructifical  domino. —  Les  fruits  que  les  objets 
produisent,  appartiennent  au  propriétaire;  mais,  pour 
estimer  le  gain,  il  faut  en  déduire  les  dépenses. 

a.  Les  fruits  que  les  biens  produisent  reviennent  au 
propriétaire.  —  Il  y  a  lieu  de  distinguer  les  fruits  natu- 
rels, les  fruits  industriels,  les  fruits  mixtes,  les  fruits 
civils. 

a)  Les  fruits  naturels.  —  Ce  sont  ceux  que  l'objet 
produit  spontanément  en  vertu  de  sa  propre  nature, 
sans  qu'il  soit  nécessaire  que  l'activité  de  l'homme 
intervienne  :  par  exemple,  les  fruits  des  arbres,  l'herbe 
des  champs,  etc. 

Parmi  les  fruits  naturels,  les  uns  sont  déjà  perçus, 
les  auties  encore  pendants.  Ceux-ci  suivent  le  fonds, 
car  ils  constituent  une  seule  chose  avec  lui,  vu  qu'ils 
n'en  paraissent  être  qu'une  partie  :  fructus  pendenles 
pars  fundi  esse  videntur.  Lex  Fructus  pendenles,  45 
De  rci  vindicat.  Les  fruits  perçus  sont  ceux  qui,  après 
avoir  été  recueillis,  se  trouvent  à  l'abri  ou  ont  déjà  été 
consommés  ou  utilisés  par  le  possesseur  pour  son  usage 
personnel. 


2473 


RESTITUTION.    POSSESSEURS    DE    BONNE    FOI 


2474 


(3)  Les  fruits  industriels.  —  Malgré  que  la  nature  des 
choses  concoure  comme  instrument  de  l'homme  à  leur 
production,  ceux-ci  proviennent  principalement  de 
l'activité  humaine,  à  savoir  de  sa  volonté,  de  son  intel- 
ligence et  de  ses  qualités  diverses  de  prudence  et  de 
diligence,  etc.  A  juste  titre  ils  sont  considérés  comme 
une  sorte  de  paiement  des  efforts  fournis.  Les  biens 
ne  sont  que  la  cause  occasionnelle  des  fruits  indus- 
triels, tandis  que  l'homme  en  est  l'agent  principal. 

y)  Les  fruits  mixtes.  — ■  Ils  sont  le  résultat  de  la 
nature  de  la  chose  et  de  l'industrie  de  l'homme.  Ce 
sont,  par  exemple,  les  moissons,  les  vignobles  et  toutes 
les  productions  de  la  terre  qui  exigent  une  culture,  etc. 

S)  Les  fruits  civils.  —  Théoriquement  on  appelle 
ainsi  le  prix  de  location  des  maisons,  des  navires,  le 
prix  des  marchandises,  le  salaire,  les  intérêts  et  tout 
ce  qui  au  point  de  vue  civil  est  considéré  comme  un 
fruit.  Ils  proviennent  de  la  loi  ou  d'une  convention 
sociale.  Pratiquement  cependant  ils  entrent  dans  l'une 
des  catégories  précitées. 

b.  Pour  estimer  le  bénéfice  réel,  il  y  a  lieu  de  déduire 
certaines  dépenses.  —  Pour  conserver  et  pour  améliorer 
des  biens,  il  faut  engager  des  dépenses.  Celles-ci  se 
subdivisent  en  différentes  catégories  :  les  dépenses  d'en- 
tretien, appelées  aussi  dépenses  ordinaires  ou  de  conser- 
vation, indispensables  pour  maintenir  les  choses  en  état 
et  permettre  la  production  et  la  perception  des  fruits. 
Sans  elles,  ce  serait  bientôt  la  diminution  du  bien  ou  la 
ruine,  dès  lors  la  perte  de  tout  fruit.  —  Les  dépenses 
utiles  sont  destinées  à  rendre  le  bien  plus  fructueux, 
tel  est,  par  exemple,  l'achat  d'engrais  chimiques  ou 
naturels.  —  Les  dépenses  volontaires  et  somptuaires 
sont  engagées  pour  donner  à  la  chose  un  ornement  qui 
la  fait  plus  agréable.  Les  frais  de  peinture,  de  sculpture 
et  de  décoration  entrent  dans  cette  catégorie. 

c)  Res  périt  domino,  qui  quasi  suam  rem  neglexit 
nulli  querelœ  subjeclus  est  (Lex  n,  §  3,  De  petit,  hœred.). 

—  Par  cet  axiome,  il  faut  entendre  que  la  disparition 
d'un  objet,  lorsqu'elle  est  naturelle,  est  une  perte  à 
subir  en  toutes  ses  conséquences  par  le  propriétaire. 
Il  en  va  autrement  quand  il  y  a  destruction  ou  démo- 
lition par  une  action  humaine  injuste  et  coupable. 

d)  Locupletari  non  débet  aliquis  cuin  altcrius  injuria 
vel  jactuni  (Reg.  48,  De  regulis  juris  in  VI").  —  Cet 
aphorisme  n'est  que  le  développement  du  premier  qui 
a  été  exposé.  Un  bien  qui  appartient  à  autrui  est  pos- 
sédé de  deux  manières,  dans  sa  réalité  ou  dans  son 
équivalence.  Ce  second  mode  existe  lorsqu'un  homme 
n'a  plus  en  sa  possession  ce  qu'il  a  détenu,  mais  qu'il 
en  est  cependant  devenu  plus  riche,  que  s'il  ne  l'avait 
jamais  eu.  Cela  se  produit  si  un  objet  reçu  à  titre  gra- 
tuit a  été  vendu,  ou  s'il  a  été  consommé  permettant 
ainsi  d'épargner  sa  propre  richesse,  ou  si,  acheté  à 
bas  prix,  il  a  été  vendu  avec  gain.  Comme  on  le  voit, 
l'enrichissement  provient  uniquement  de  la  chose 
elle-même. 

2.  Application  des  axiomes.  —  Ces  principes  posés, 
nous  pouvons  en  faire  une  application  aux  diverses 
catégories  de  possesseurs  du  bien  d'autrui.  Ces  posses- 
seurs sont  de  bonne  foi,  de  mauvaise  foi  ou  de  foi 
douteuse. 

a)  Au  possesseur  de  bonne  foi.  —  C'est  celui  qui  a 
acquis  à  titre  onéreux  ou  gratuit,  une  chose  quelcon- 
que d'une  personne  qu'il  estimait  en  être  le  légitime 
propriétaire,  alors  qu'en  fait  cette  personne  ne  l'était 
pas.  Ainsi,  sans  le  savoir,  il  détient  un  bien  qui,  réel- 
lement, n'est  pas  à  lui.  Pour  déterminer  ses  devoirs  et 
ses  droits,  deux  situations  sont  à  envisager  :  1.  Aussi 
longtemps  qu'il  est  de  bonne  foi;  2.  Quand  cesse  sa 
bonne  foi. 

a.  Aussi  longtemps  que  le  possesseur  est  de  bonne  foi. 

—  Il  a  tous  les  droits  du  propriétaire  sur  l'objet  que 
licitement  il  utilise  en  lui-même  et  dans  tous  ses  fruits 


ouqu'il  détruit.  Si  l'objet  périt  par  l'usage  naturel  et  si  le 
propriétaire  survient,  celui-ci,  en  vertu  du  principe 
Res  péril  domino,  ne  saurait  exiger  aucune  restitution, 
cai  cette  perte  est  arrivée  sans  faute  contre  la  justice. 

b.  Quand  cesse  la  bonne  foi.  —  Ici  il  importe  de  fixer 
les  droits  du  détenteur  de  bonne  foi  sur  l'objet  lui- 
même,  sur  les  fruits  et  sur  les  dépenses. 

a.)  Quels  sont  les  droits  du  détenteur  sur  l'objet.  — - 
On  peut  envisager  deux  cas  :  l'objet  n'a  été  transmis 
à  personne;  il  n'y  a  donc  eu  qu'un  seul  détenteur;  ou 
bien  au  contraire,  il  y  a  eu  une  ou  plusieurs  trans- 
missions de  l'objet. 

a.  //  n'y  a  pas  eu  de  transmission.  —  L'objet  existe 
encore.  —  Le  possesseur  de  bonne  foi  prescrit  légiti- 
mement suivant  le  temps  fixé  par  le  droit  (voir  l'art. 
Prescription)  ;  il  acquiert  ainsi  définitivement  ce  qu'il 
détient  et  en  perçoit  tous  les  fruits. 

Mais  s'il  n'y  a  pas  encore  prescription,  quand  le 
possesseur  de  bonne  foi  apprend  que  ce  qu'il  détient 
est  a  autrui,  il  lui  incombe  de  restituer  le  plus  tôt  pos- 
sible à  moins  de  graves  inconvénients,  car  res  clamât 
domino.  Le  possesseur  de  bonne  foi  peut-il  exiger  du 
propriétaire  à  qui  il  rend  ce  qui  lui  appartient  que  le 
prix  lui  en  soit  versé?  La  réponse,  semble-t-il,  varie 
suivant  les  circonstances.  Si  le  propriétaire  s'est  trouvé 
dans  L'impossibilité  de  recouvrer  son  bien  et  si,  poussé 
par  l'intention  de  le  lui  rendre,  le  possesseur  actuel  l'a 
acheté  à  une  tierce  personne,  celui-ci  a  le  droit  d'en 
exiger  le  prix  parce  qu'il  a  travaillé  pour  l'utilité 
d'autrui  et  non  pour  la  sienne. 

La  loi  civile  a  sur  l'achat  des  objets  volés  ou  perdus 
une  disposition  particulière.  D'après  l'article  2280  du 
Code  civil,  le  propriétaire  a  trois  ans  pour  réclamer  son 
bien,  mais  il  est  tenu  de  payer  au  possesseur  la  somme 
que  celui-ci  a  versée,  si  l'achat  a  été  fait  au  marché  ou 
dans  une  vente  publique  ou  par  un  marchand  qui  né- 
gocie des  objets  de  même  espèce.  En  dehors  de  ces  cas 
les  théologiens  enseignent  communément  que  le  pro- 
priétaire n'est  pas  obligé  d'indemniser  le  possesseur 
éventuel  de  son  bien.  Ce  dernier  pour  se  dédommager 
de  la  perte  subie  doit  recourir  contre  le  voleur. 

L'objet  n'existe  plus,  mais  seulement  son  équivalent 
parce  qu'il  a  été  consommé  ou  qu'il  a  péri.  S'il  est 
consommé,  s'il  ne  reste  plus  rien  et  si  le  possesseur  de 
bonne  foi  n'en  a  pas  tiré  avantage,  il  ne  saurait  être 
question  pour  lui  de  restituer  quoi  que  ce  soit.  Mais  si 
la  consommation,  bien  que  faite  sans  aucune  faute 
contre  la  justice,  a  permis  au  détenteur  d'épargner  ses 
biens  personnels,  il  y  a  pour  ce  dernier  obligation  de 
rendre  dans  la  mesure  où  il  en  est  devenu  plus  riche. 
Cet  enrichissement  est  considéré  comme  l'équivalent 
du  bien  d'autrui  utilisé.  La  restitution  de  cette  part 
doit  être  faite  au  plus  tôt  par  le  possesseur  mais  les 
fruits  de  son  industrie  lui  demeurent  acquis. 

S'il  a  péri  :  Si  le  bien  périt  fortuitement  ou  même 
par  le  fait  du  possesseur,  mais  sans  avantage  pour  lui, 
il  n'est  tenu  à  aucune  restitution.  C'est  l'application 
directe  du  principe  :  Res  périt  domino. 

(3.  Il  y  a  eu  transmission  de  l'objet  possédé  de  bonne 
foi.  —  Elle  a  pu  être  faite  :  à  titre  onéreux,  ou  à  titre 
gratuit,  ou  à  titre  onéreux  et  gratuit. 

Transmission  faite  à  titre  onéreux.  —  Pour  faciliter  la 
compréhension  du  sujet,  il  y  a  deux  situations  diffé- 
rentes à  distinguer  :  selon  que  le  possesseur  n'a  pas  été 
évincé  par  le  propriétaire  ou  qu'il  l'a  été. 

Si  le  possesseur  n'a  pas  été  évincé  par  le  propriétaire 
parce  qu'il  y  a  déjà  prescription  légitime,  ou  que  l'ob- 
jet a  été  consommé  ou  qu'il  a  péri  fortuitement,  la 
situation  se  résout  ainsi  : 

Le  premier  individu  qui  a  possédé  et  qui  a  vendu 
paie  au  propriétaire  le  prix  de  l'objet,  lorsqu'il  en  est 
devenu  plus  riche,  car  personne  n'a  le  droit  de  s'enri- 
chir avec  ce  qui  est  à  autrui.  Mais  il  n'existe  pour  lui 


2475 


RESTITUTION.    POSSESSEURS    DE    MAUVAISE    FOI 


2476 


aucune  obligation  à  l'égard  des  autres  possesseurs 
parce  qu'il  n'y  a  pas  eu  éviction  et  que  le  contrat  de 
vente,  en  vertu  de  la  loi,  a  les  mêmes  effets  que  s'il 
avait  été  valide.  De  ce  fait,  les  autres  vendeurs  ne  sont 
obligés  à  rien,  même  pas  à  rendre  le  montant  des  béné- 
fices, qu'ils  auraient  pu  réaliser,  parce  que  ces  profits 
personnels  sont  véritablement  des  fruits  industriels. 
Ceux-ci,  en  effet,  n'existeraient  pas  s'il  y  avait  eu 
vente  avec  perte,  par  suite  des  circonstances  moins  heu- 
reuses et  pourtant,  dans  cette  hypothèse,  le  vendeur 
ne  pourrait  rien  réclamer,  ni  recourir.  C'est  une  preuve 
indirecte  de  l'affirmation  précédente.  S.  Alphonse. 
1.  III,  n.  800,  825. 

Si  le  possesseur  a  été  évincé  lorsque  l'objet  existe 
encore  et  qu'il  n'y  a  aucun  moyen  de  s'opposer  à  la 
dépossession,  le  dernier  détenteur  doit  la  subir  et 
rendre  la  chose  au  propriétaire.  Mais  il  lui  reste  un 
recours  contre  son  vendeur.  Celui-ci  de  même  fait  lici- 
tement appel  à  celui  qui  lui  a  cédé  l'objet  et  il  en  est 
ainsi  jusqu'au  premier  possesseur.  Ici,  en  elîet,  la  vente 
a  été  nulle  et  cela  oblige  chaque  vendeur  d'indemniser 
son  acheteur,  du  prix  d'acquisition.  L'application  de 
ces  principes  est  difficile.  C'est  pourquoi  les  moralistes 
demandent  qu'on  s'en  remette,  s'il  y  a  lieu,  aux  dispo- 
sitions du  droit  civil.  Si  elles  n'existent  pas,  ils  hésitent 
en  général  à  formuler  une  obligation.  Vermeersch  s'en 
tient  à  un  conseil  et  conclut  :  Quare  sequum  censemus 
ut  possessor  bonœ  fidei  domino  qui  re  sua  privalur,  pre- 
lium  reddal  quod  sine  damno  proprio  reddere  polest, 
quasi  involunlaric  negotium  domini  utililer  gesserit,  sed 
strictam  justitiœ  obligationem  ila  agendi  e  naturas  lege 
colligi  posse  non  arbilramur.  Principia,  t.  n,  n.  651, 
p.  611-612. 

Transmission  faite  à  litre  gratuit.  —  Quand  l'objet, 
possédé  de  bonne  foi,  a  été  transmis  à  un  tiers  par  une 
donation  ou  à  titre  gratuit,  le  premier  possesseur,  du 
fait  qu'il  n'est  pas  devenu  plus  riche  par  l'objet  d'au- 
trui  ne  contracte  aucune  obligation.  Par  ailleurs,  il 
importe  peu  au  propriétaire,  aux  mains  de  qui  demeure 
son  bien,  sur  lequel  il  a  le  droit  de  porter  ses  légitimes 
revendications.  A  fortiori,  ceux  qui  dans  la  transmis- 
sion n'ont  été  que  des  possesseurs  intermédiaires,  ne 
sont  tenus  à  rien,  ni  à  l'égard  du  propriétaire,  ni  entre 
eux,  car  l'objet  discuté  n'a  pas  été  gardé. 

Le  dernier  possesseur,  en  revanche,  doit  remettre 
l'objet,  s'il  l'a  encore,  ou  l'équivalent,  s'il  l'a  consommé, 
au  légitime  ayant  droit,  car  il  a  ainsi  épargné  ses  biens 
et  en  est  devenu  plus  riche.  Autrement  il  ne  saurait 
être  question  pour  lui  de  rendre  quoi  que  ce  soit. 

Transmission  faite  à  titre  onéreux  et  gratuit.  ■ —  Si  les 
circonstances  permettent  l'éviction,  le  dernier  posses- 
seur est  obligé  de  remettre  l'objet  à  la  disposition  du 
propriétaire,  mais  il  lui  reste  un  recours  contre  celui 
qui  lui  a  vendu  l'objet  dont  il  a  été  dépossédé.  S'il  n'y 
a  pas  lieu  d'évincer  le  dernier  détenteur,  au  premier 
seul  il  incombe  de  verser  la  somme  touchée  au  moment 
de  la  vente,  étant  donné  qu'il  avait  reçu  gratuitement 
et  qu'ainsi  par  l'acte  de  cession  il  est  devenu  plus 
riche. 

Le  donateur  qui  a  fait  une  largesse  avec  des  biens 
d'autrui  épargnant  de  la  sorte  sa  fortune  personnelle, 
ainsi  que  celui  qui  a  consommé  de  bonne  foi  une  chose 
qu'il  avait  reçue  gratuitement  sont  tenus  de  rendre 
d'après  la  valeur  du  bien  conservé  si  celui-ci  a  moins 
de  prix  que  ce  qui  a  été  livré  ou  utilisé,  parce  que  seul 
ce  par  quoi  il  y  a  eu  enrichissement  est  soumis  à 
restitution,  OU  d'après  la  valeur  de  te  qui  a  été  donné 
ou  consommé,  si  celle-ci  est  moindre  que  celle  des 
biens  personnels  épargnés;  la  réparation  ne  va  pas  au 
delà  du  dommage,  causé  réellement  à  autrui. 

$)  Quels  sont  les  droits  du  détenteur  sur  1rs  fruits.  — 
Dès  que  le  possesseur  de  bonne  foi  a  connaissance  du 
propriétaire,  il  doit  rendre  l'objet  et  les  fruits  civils  et 


naturels  pendants  ou  existants  et  les  mixtes  ;  mais  pour 
ces  derniers  uniquement  la  partie  qui  revient  à  la 
nature  du  bien.  Quant  aux  autres  fruits  qui,  durant  la 
détention  loyale,  ont  été  consommés,  donnés  ou  per- 
dus, ils  ne  donnent  lieu  à  aucune  restitution,  sauf  s'il 
en  est  résulté  une  épargne  de  bien  personnel  et  consé- 
quemmenf  une  augmentation  du  patrimoine  familial. 
Cet  enrichissement  partiel  est  considéré  comme  l'équi- 
valent du  bien  d'autrui  et,  en  justice,  doit  être  rendu, 
à  moins  qu'il  ne  soit  déjà  légitimement  prescrit. 

Les  fruits  industriels  demeurent  acquis  au  posses- 
seur, déduction  faite  de  l'indemnité  à  verser  au  proprié- 
taire pour  l'utilisation  de  son  bien,  qui  a  servi  pour 
ainsi  dire  d'instrument.  L'appréciation  en  revient  au 
jugement  des  hommes  prudents  :  il  leur  incombe  de 
déterminer  dans  les  fruits  ce  qui  est  le  produit  de  la 
nature  intrinsèque  du  bien  et  ce  qui  est  le  résultat 
de  l'intelligence  et  de  l'activité  personnelles. 

Le  possesseur  de  bonne  foi  évincé  a  le  devoir  de 
restituer  tous  les  fruits  consommés  après  que  le  litige 
a  été  soulevé,  car  dès  cet  instant  son  action  est  sem- 
blable à  celle  d'un  possesseur  de  mauvaise  foi. 

D'après  le  droit  civil  français  (art.  549),  durant  tout 
le  temps  qu'il  est  en  état  juridique  d'honnêteté,  le 
possesseur  est  autorisé  à  faire  siens  tous  les  fruits 
perçus.  Ceux  qui  sont  encore  pendants  sont  censés 
constituer  partie  intégrante  avec  le  fonds  et  avec 
celui-ci  sont  à  laisser  au  propriétaire.  Les  fruits  civils 
se  comptent  jour  pour  jour.  Ces  dispositions  sont  va- 
lables pour  le  for  de  la  conscience.  Il  en  est  de  même 
de  celles  qui  leur  sont  analogues  et  ont  été  adoptées 
par  de  nombreuses  législations,  avec  des  variantes 
d'interprétation  sur  le  moment  où  les  fruits  sont  acquis 
ou  sur  d'autres  points,  en  particulier  pour  la  déduction 
des  dépenses  engagées.  Voir  en  particulier  les  codes 
d'Allemagne  n.  955  et  2020;  d'Argentine,  n.  2457; 
d'Autriche,  n.  330;  de  Bolivie,  n.  293-294;  du  Canada, 
n.  411;  du  Chili,  n.  907;  de  Colombie,  n.  964;  du  Gua- 
temala, n.  519;  d'Espagne,  n.  451;  d'Italie,  n.  703; 
du  Mexique,  n.  834;  de  Hollande,  n.  604;  de  Nica- 
ragua, n.  907;  de  Panama,  n.  437;  du  Pérou,  n.  470; 
de  Suisse,  n.  938;  d'Uruguay,  n.  649;  du  Venezuela, 
n.  686;  etc.  En  Angleterre  et  aux  États-Unis,  il  n'y  a 
aucune  disposition  législative  sur  ce  point. 

y)  Quels  sont  les  droits  du  détenteur  relativement  aux 
dépenses  engagées?  —  Le  possesseur  de  bonne  foi  n'a 
pas  à  réclamer  au  propriétaire  le  paiement  des  dé- 
penses d'entretien,  car  celles-ci  sont  censées  compen- 
sées par  les  avantages  perçus.  Mais  il  a  le  droit  d'exi- 
ger une  indemnité  pour  les  dépenses  qu'il  a  engagées 
et  se  rapportant  à  tous  les  fruits  encore  pendants. 
D'après  l'article  1381  du  Code  civil,  le  propriétaire 
restitue  au  possesseur  les  frais  nécessaires  qu'il  a  eus 
pour  les  réparations,  car  s'il  ne  les  avait  pas  faites,  le 
bien  aurait  péri  et  il  ne  serait  pas  juste  qu'il  y  ait  enri- 
chissement au  détriment  du  détenteur. 

Quant  aux  dépenses  utiles,  le  propriétaire,  d'après 
l'article  555,  est  libre  de  les  solder  ou  de  payer  l'aug- 
mentation de  la  valeur  de  son  bien  afin  de  ne  pas 
s'enrichir  injustement.  Le  Code  civil  ne  dit  rien  sur  les 
droits  qu'a  le  possesseur  d'exiger  du  propriétaire  le 
dédommagement  des  dépenses  somptuaires.  Confor- 
mément au  droit  naturel,  le  détenteur  peut  enlever, 
semble-t-il,  ce  qui  a  fait  l'objet  de  ces  dépenses,  si  cela 
ne  nuit  pas  au  bien  lui-même.  Mais  si  cet  enlèvement 
n'est  pas  possible  il  est  nécessaire  de  savoir  si  les  dé- 
penses somptuaires  ont  réellement  une  valeur  pour  le 
propriétaire.  Si  elles  en  ont  une,  celui-ci  doit  une 
compensation,  mesurée  d'après  l'avantage  qu'il  en 
tirera  éventuellement.  Cette  obligation  n'existerait 
pas  dans  le  cas  contraire. 

b)  Application  des  axiomes  au  possesseur  de  mau- 
vaise foi.  —  Le  possesseur  de  mauvaise  foi  est  celui  qui 


9.  U 


RESTITUTION.    POSSESSEURS    DE    MAUVAISE    FOI 


2478 


a  un  bien,  sachant  qu'il  est  à  autrui  et  non  pas  à  lui. 
Ici  entre  en  jeu  une  double  raison  de  restitution  :  la 
détention  d'un  bien  étranger  et  la  damnification  for- 
melle. Nous  dirons  :  les  obligations  et  les  droits  du 
possesseur  de  mauvaise  foi. 

a.  Obligations.  —  Elles  sont  relatives  aux  biens  et 
aux  fruits. 

Relativement  aux  biens.  —  Si  l'objet  existe  encore, 
le  possesseur  de  mauvaise  foi  doit  le  restituer  en  vertu 
du  principe  Res  clamât  domino  et  cela  avec  toute  son 
augmentation,  intrinsèque  et  extrinsèque,  parce  que, 
lorsqu'une  chose  croît,  c'est  pour  son  propriétaire  et 
non  pour  le  possesseur  de  mauvaise  foi.  C'est  pourquoi, 
si  le  bien  d'autrui  conservé  de  mauvaise  foi  a  augmenté 
de  valeur  intrinsèque  ou  extrinsèque,  il  est  à  rendre  tel 
quel,  même  si  cette  croissance  n'eût  pas  pu  être  obte- 
nue, ce  bien  étant  resté  entre  les  mains  du  maître  légi- 
time. Si  la  valeur  intrinsèque  a  décru,  il  faut  rendre  le 
bien  et  de  plus  verser  une  compensation,  au  cas  où  la 
décroissance  constatée  est  supérieure  à  celle  qui  se 
serait  produite  si  l'ayant-droit  avait  conservé  la 
jouissance  de  son  bien. 

Cette  réparation  de  surcroît,  qui  est  en  rapport 
avec  le  degré  de  culpabilité  effective  du  détenteur,  ne 
saurait  être  exigée  si  la  dépréciation  n'est  pas  réelle, 
comme  c'est  le  cas,  lorsque  la  valeur  vénale  seule 
change  tandis  que  la  valeur  intrinsèque  demeure  telle 
quelle,  à  moins  qu'il  ne  soit  avéré  que  le  propriétaire 
aurait  vendu  son  bien  au  moment  où  il  valait  le  plus. 
Il  est  abusif,  semble-t-il,  de  demander  que  la  resti- 
tution soit  faite  d'après  le  prix  de  vente  le  plus  élevé 
atteint  par  l'objet,  car,  en  vertu  de  l'axiome  res  fructi- 
ficat  domino,  la  valeur  extrinsèque  croît  ou  décroit 
pour  le  propriétaire. 

Si  la  chose  a  été  consommée,  le  possesseur  de  mau- 
vaise foi  est  tenu  d'en  restituer  l'équivalent,  sinon,  il 
s'enrichirait  d'un  bien  d'autrui  et  porterait  un  vrai 
dommage  au  propriétaire,  car  la  restitution  en  justice 
commutative  se  fait  à  égalité.  Autrement  dit,  il  lui  est 
imposé  de  compenser  aussi  le  gain  que  le  propriétaire 
n'a  pas  réalisé  et  de  l'indemniser  des  pertes  diverses 
subies. 

Si  l'objet  n'est  plus  entre  les  mains  du  possesseur, 
celui-ci  doit  payer  le  prix  fort  dans  la  restitution  si, 
pour  parer  à  certaines  nécessités  de  famille  ou  de 
sympathie,  le  propriétaire  s'est  trouvé  dans  le  besoin 
de  vendre  un  autre  de  ses  biens,  analogue  à  celui  qui 
était  injustement  détenu  au  moment  où  ce  dernier 
avait  sa  valeur  vénale  la  plus  élevée.  Il  en  serait  de 
même  s'il  y  avait  eu  consommation  par  le  délinquant, 
lorsque  celui-ci  a  jugé  en  tirer  le  plus  grand  profit. 
S.  Alphonse,  1.  III,  n.  621. 

Par  ailleurs,  le  possesseur  n'a  pas  à  restituer  l'équi- 
valent au  prix  fort,  s'il  a  consommé  ce  qu'il  gardait 
injustement  ou  si  le  propriétaire  l'eût  utilisé  ou  perdu 
quand  il  n'avait  qu'une  valeur  minime.  Voir  l'riiner, 
Théologie  morale,  t.  n,  p.  424;  Wouters,  Manuale,  t.  i, 
n.  990.  S'il  y  a  des  doutes  sur  le  temps  de  consomma- 
tion et  donc  sur  la  valeur  que  l'objet  avait  à  ce 
moment-là,  le  débat  se  tranche,  d'une  manière  géné- 
rale, en  faveur  du  propriétaire  innocent.  Ces  données 
théoriques,  qui  laissent  subsister  des  obscurités,  sont 
parfois  difficilement  applicables.  Aussi  importe-t-il  de 
faire  appel  en  bien  des  circonstances  à  la  composition. 

Si  le  bien  a  péri  fortuitement  chez  le  possesseur, 
celui-ci  peut  en  être  considéré  comme  la  cause  injuste  : 
il  doit  en  rendre  l'équivalent.  Dans  cette  hypothèse,  il 
est  supposé,  en  effet,  que  le  bien  n'aurait  pas  péri 
s'il  était  resté  entre  les  mains  de  son  propriétaire.  Des 
précisions  sont  cependant  nécessaires. 

Si,  par  suite  d'un  vice  intrinsèque  telle  que  la  vé- 
tusté ou  par  un  accident  commun,  la  chose  aurait  péri 
en  même  temps  chez  le  détenteur  et  chez  le  proprié- 


taire, le  détenteur  ne  serait  tenu  à  aucune  restitution, 
car  il  n'est  pas  cause  efficace  coupable  du  dam.  Mais  si 
la  cause  dedestruction  n'existe  pas  simultanément  chez 
le  propriétaire  et  le  détenteur,  celui-ci  contracte  des 
devoirs  de  justice.  Le  bien  mal  acquis,  par  exemple, 
périt  chez  le  détenteur  injuste;  mais  s'il  fût  demeuré 
chez  le  propriétaire,  il  eût  péri  antérieurement,  dans 
un  incendie  si  l'on  veut.  Le  détenteur  injuste  doit 
néanmoins  en  restituer  la  valeur,  car  il  est  la  cause 
coupable  du  dommage  subipar  autrui  :  s'il  avait  rendu, 
comme  il  le  devait,  ce  qu'il  gardait  injustement  aussi- 
tôt après  l'incendie  survenu  chez  le  propriétaire,  celui- 
ci  aurait  pu  jouir  de  son  bien  et  ne  l'aurait  pas  perdu. 
L'obligation  de  restituer  n'est  pas  éteinte  non  plus  si 
l'objet  supposé  restitué  eût  été  anéanti  dans  la  suite 
chez  le  propriétaire,  sauf  si  cet  accident  avait  pu  être 
prévu  avec  certitude. 

Ces  distinctions  théoriques  d'antériorité  ou  de 
postériorité  ne  semblent  pas  avoir  d'importance  pour 
tous  les  moralistes  (Wouters,  t.  i,  n.  989).  car  elles  sont 
souvent  difficiles  à  appliquer  dans  la  pratique.  La  di- 
versité des  événements  qui  causent  la  perte  :  incendie, 
tremblement  de  terre,  guerre,  etc.,  retiennent  davan- 
tage l'attention  de  certains  auteurs.  Pour  eux,  le  pos- 
sesseur de  mauvaise  foi,  en  conservant  d'une  manière 
injuste  un  bien  d'autrui,  l'a  exposé  pratiquement  au 
péril  et  doit  être  considéré  comme  l'agent  concret  de 
la  destruction.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  620;  Homo 
apost.,  tr.  x,  n.  79.  Ce  raisonnement  est  encore  fragile, 
car  la  restitution  ne  saurait  exister  que  s'il  y  a  causa- 
lité efficace.  L'accord  n'existe  donc  pas  entre  les  théo- 
logiens. En  tous  cas,  si  l'on  s'en  tient  strictement  au 
droit  naturel  il  ne  semble  pas  qu'il  y  ait  lieu  de  resti- 
tuer, car,  selon  l'axiome,  res  péril  domino,  à  moins  que 
la  ruine  ne  puisse  être  imputée  à  une  cause  coupable. 

Le  droit  positif  a  parfois  des  solutions  différentes.  Le 
Code  civil  français  statue,  en  effet,  à  l'article  1302  : 
«  De  quelque  manière  que  la  chose  volée  ait  péri  ou 
ait  été  perdue,  sa  perte  ne  dispense  pas  celui  qui  l'a 
soustraite,  de  la  restitution  du  prix.  »  Mais  remar- 
quons-le, cette  disposition  pénale  n'est  obligatoire 
qu'après  la  sentence  judiciaire.  En  bien  des  circons- 
tances il  sera  préférable  de  recourir  à  une  entente  entre 
les  intéressés.  Ce  sera  souvent  le  seul  moyen  qui  per- 
mette de  faire  avec  équité  la  restitution  des  fruits  et  de 
déterminer  le  montant  des  dépenses  à  compenser. 

Relativement  aux  fruits.  —  Le  possesseur  de  mau- 
vaise foi  doit  rendre  les  fruits  naturels  qu'il  a  recueillis 
ou  leur  équivalent  s'ils  sont  consommés,  sinon  le  bien 
d'autrui  l'enrichirait;  or,  res  fructificat  domino.  Mais, 
comme  en  réalité  les  biens  consomptibles  ne  produisent 
pas  de  fruits,  leur  restitution  est  faisable  sous  forme 
d'intérêt  de  l'argent  épargné  et  que  le  propriétaire 
aurait  de  fait  perçu.  Par  ailleurs,  le  loyer  d'un  im- 
meuble ou  autre  objet  est  à  payer  au  propriétaire 
par  le  possesseur  de  mauvaise  foi,  meure  si  celui-ci 
n'a  pas  loué.  Voir  en  des  sens  divers  :  Vermeersch, 
Principia,  t.  rr,  n.  652;  Lugo,  disp.  XVII,  n.  58  sq.  ; 
d'Annibale,  Summula  théologies,  moralis,  t.  n,  p.  241  : 
Piscetta-Gennaro,  FAemenlu  theologiee  moralis,  t.  rr, 
p.  411. 

Pour  ce  qui  est  des  fruits  industriels,  on  n'est  pas 
astreint  à  les  restituer,  car  ils  rrc  sont  pas  considérés 
comme  les  produits  du  bien  d'autrui  :  ils  supposent 
l'activité  personnelle.  Ainsi,  par  exemple,  celui  qui 
expose  tout  l'argent  qu'il  a  acquis  malhonnêtement 
dans  un  jeu  ou  dans  une  affaire  et  qui  en  tire  béné- 
fice n'est  pas  obligé  de  rendre  ce  gain. 

Quant  aux  fruits  mixtes,  le  possesseur  de  mauvaise 
foi  ne  restitue  obligatoirement  que  ceux  qui  reviennent 
à  la  nature. 

Si,  par  ailleurs,  le  possesseur  avait  été  négligent,  il 
devrait  indemniser  le  propriétaire  pour  les  fruits  natu- 


2479 


RESTITUTION.    COOPERATEURS 


2480 


rels  que  celui-ci  aurait  probablement  retirés  de  sa 
propriété,  puisqu'il  a  été  la  cause  efficace  du  dommage 
subi.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  618. 

Si  un  bien  est  passé  entre  les  mains  de  plusieurs 
injustes  détenteurs,  la  restitution  des  fruits  se  fait  au 
prorata  du  temps  pendant  lequel  il  a  été  conservé, 
compte  tenu  des  circonstances  particulières.  Aertnys- 
Damen,  Theologia  moral is,  a.  758. 

b.  Les  droits  du  possesseur  de  mauvaise  foi.  —  Quand 
le  possesseur  déloyal  restitue  la  chose  et  les  fruits,  il 
est  bien  entendu  qu'il  a  le  droit  d'en  soustraire  le 
montant  de  toutes  les  dépenses  nécessaires,  car,  s'il  ne 
les  avait  pas  faites,  l'objet  non  entretenu  aurait  péri; 
quant  aux  dépenses  utiles,  le  propriétaire  est  libre  de 
les  solder  ou  de  permettre  à  celui  qui  a  détenu  sa  pro- 
priété d'en  retirer,  sans  la  détériorer,  ce  qu'elles  repré- 
sentent. 

Le  détenteur  garde  aussi  licitement  ce  qui  corres- 
pond aux  dépenses  somptuaires,  si  l'ornementation  est 
séparable  du  bien  sans  dommage  pour  le  propriétaire. 
Si  la  séparation  est  préjudiciable  pour  l'ayant-droit, 
celui-ci  endéduitle  montant,  caria  propriété  en  a  acquis 
unevaleui  vénalesupérieure.Neserait-ilpasinique  que 
le  propriétaire  s'enrichît  au  détriment  d'autrui?  Ce- 
pendant il  serait  parfois  bien  injuste  de  forcer  le 
maître  légitime  à  verser  une  indemnité  pour  une  amé- 
lioration qu'il  n'a  aucunement  désirée.  Aussi  dans  la 
pratique  la  composition  est-elle  ordinairement  l'unique 
moyen  de  solution  équitable.  S.  Alphonse,  Homo 
apost.,  tr.  x,  n.  74.  Il  n'est  pas  inédit  non  plus  que, 
pour  le  punir  de  son  délit,  une  sentence  judiciaire 
n'oblige  le  possesseur  de  mauvaise  foi,  à  supporter  la 
perte  des  dépenses  somptuaires.  Allègre,  Le  Code  civil 
conunenté,  t.  i,  p.  374;  t.  n,  p.  96,  200.  En  toute  hypo- 
thèse d'ailleurs,  on  s'en  remettra  aux  dispositions  du 
droit  régional.  Celles-ci  ne  valent  pour  la  conscience 
qu'après  la  sentence  judiciaire. 

c)  Application  des  axiomes  au  possesseur  de  foi 
douteuse.  —  Le  possesseur  de  foi  douteuse  est  celui  qui 
détient  une  chose  sur  la  propriété  de  laquelle  il  a  des 
doutes  positifs.  Si  les  doutes  sont  soulevés  par  des 
raisons  légères,  il  n'est  pas  tenu  de  s'informer  et  il 
continue  à  posséder  en  toute  tranquillité,  car  personne 
n'est  obligé  d'ouvrir  une  information  contre  soi-même. 
Si  les  doutes  reposent  sur  des  mot  if  s  graves  et  probables, 
il  est  de  son  devoir  d'examiner  la  situation  et  de  faire 
une  enquête.  Celle-ci  doit  être  diligente,  humaine,  mo- 
rale et  ordinaire.  Les  efforts  à  fournir  et  les  dépenses 
à  engager  pour  la  faire  doivent  être  en  rapport  avec  la 
valeur  de  l'objet  sur  lequel  portent  les  hésitations.  Ces 
frais  parfois  élevés  sont  à  couvrir  par  le  propriétaire, 
lorsqu'il  est  trouvé,  ou  à  compenser  par  une  partie  de 
l'objet.  Si  une  tierce  personne  avait  été  la  cause  injuste 
du  doute,  elle  devrait  supporter  tous  les  débours  à 
condition  qu'elle  ait  prévu  au  moins  d'une  manière 
confuse  cette  conséquence  de  son  acte. 

A  moins  qu'il  n'y  ait  aucun  espoir  de  succès  ou  que 
les  frais  à  engager  soient  trop  élevés  eu  égard  à  la 
petite  valeur  de  l'objet  détenu,  si  le  possesseur  omet 
de  faire  la  lumière,  il  s'expose  au  péril  de  détenir 
injustement.  Si,  par  négligence  coupable,  il  n'essaie 
pas  de  mettre  lin  à  ses  soupçons,  ou  s'il  tarde  trop  à 
agir,  il  est  à  assimiler  à  celui  qui  est  de  mauvaise  foi. 
Pendant  la  durée  fie  L'enquête  il  ne  doit  ni  aliéner,  ni 
détruire  le  bien  qu'il  détient,  car  il  serait  vain  de 
rechercher  le  propriétaire  légitime,  si  on  ne  lui  conser- 
vait pas  sa  propriété. 

Si,  après  une  sérieuse  enquête,  il  esl  moralement 
manifeste  que  la  chose  n'est  pas  à  lui,  le  possesseur 
actuel  doit  la  restituer.  Cependant  deux  cas  sont  à 
distinguer  :  selon  (pie  le  doute  est  né  après  une  posses- 
sion qui  a  commencé  de  bonne  foi,  ou  que  le  doute  a 
précédé  cette  possession. 


a.  Si  le  doute  est  né  alors  que  la  possession  avait 
commencé  de  bonne  foi.  —  En  vertu  de  l'axiome  In 
pari  deliclo  vel  causa  polior  est  conditio  possidentis. 
Régula  65,  De  regulis  juris,  in  VI",  la  présomption 
joue  en  faveur  de  celui  qui,  de  bonne  foi,  jouit  de  la 
possession  tranquille.  En  effet,  l'homme  est  avide  de 
son  bien  et  ne  permet  pas  facilement  à  autrui  de  s'en 
emparer.  D'autre  part,  s'il  est  probe,  il  n'occupe  rien 
sans  un  titre  légitime.  Le  possesseur  de  bonne  foi 
après  enquête  garde  donc  licitement  ce  qu'il  détient 
et  en  dispose  librement.  S.  Alphonse,  1.  I,  n.  35  et  36; 
1.  III,  n.  711.  Après  une  enquête  bien  faite,  écrit  le 
P.  Vermeersch,  si  nullius  jus  certum  apparuerit,  ma- 
nente  dubio,  quamvis  plerique  severius  de  eo  dicant  cujus 
possessio  maie  inita  fuerit,  nihil  restituere  débet.  Ac  ver- 
salur  in  ea  bona  fide  theologica  quœ  rem,  accommodale 
ad  leges  positivas,  usucapi  sinil.  Principia,  t.  il,  n.  654. 

Si,  au  moment  où  il  se  trouve  dans  ces  hésitations, 
le  propriétaire  apparaît,  il  est  tenu  de  lui  rendre  le  bien 
encore  existant  et  non  prescrit;  si  celui-ci  est  déjà 
consommé  ou  aliéné,  il  est  seulement  obligé  de  faire 
la  restitution  de  ce  par  quoi  il  en  est  devenu  plus  riche. 
Si,  par  ailleurs,  il  vend  le  bien  détenu  il  lui  incombe  de 
prévenir  son  acheteur  du  péril  d'éviction. 

Enfin,  s'il  se  trouve  en  face  d'un  homme  dans  la 
même  situation  intellectuelle  que  lui,  il  est  légitime 
pour  lui  de  s'opposer  à  la  dépossession.  L'opposant 
qui  lui  enlèverait  de  sa  propre  autorité  l'objet  discuté 
commettrait  un  dommage  injuste  et  devrait  resti- 
tuer, car,  aussi  longtemps  que  les  droits  des  partis 
sont  confus,  il  y  a  présomption  de  droit  en  faveur 
du  possesseur.  §  Relinendœ  possessionis  4,  Instit.,  De 
interdictis  :  Commodum  autem  possidendi  in  eo  est, 
quod  eliamsi  cjus  res  non  sit,  qui  possidet,  si  modo 
aclor  non  potueril  suam  esse  probare,  remanel  in  suo  loco 
possessio,  propler  quam  causam,  cum  obscura  sunt 
utriusque  jura,  contra  petitorem  judicari  solet.  Il  im- 
porte donc  dans  ce  cas,  avant  de  passer  à  l'action, 
d'attendre  la  décision  du  tribunal. 

b.  Si  le  doute  a  précédé  la  possession,  le  détenteur  est 
avec  raison,  considéré,  d'une  manière  générale,  comme 
étant  de  mauvaise  foi,  car  aucun  titre  ne  légitime  sa 
possession.  Plusieurs  cas  sont  à  distinguer  : 

S'il  y  a  eu  prise  d'un  bien  abandonné  ou  inoccupé, 
le  nouveau  possesseur,  étant  donné  son  doute,  ne  le 
retient  que  conditionnellement  :  il  devra  rendre  le 
tout  si,  après  enquête,  il  trouve  le  propriétaire. 

Si  celui  qui  a  des  soupçons  sur  la  propriété  d'un 
bien  le  reçoit  en  don  ou  l'achète  d'une  personne  qu'il 
sait  de  bonne  foi,  il  se  repose  licitement  sur  le  droit  de 
cette  dernière  et  il  est  considéré  comme  s'il  avait  com- 
mencé à  posséder  de  bonne  foi,  mais,  si  le  détenteur 
dont  il  a  reçu  ou  auquel  il  a  acheté  est  suspect,  il  lui 
est  permis  d'en  retenir  une  partie  au  prorata  du  doute 
et  de  restituer  l'autre  au  propriétaire  probable,  s'il  est 
connu.  S'il  y  a  plusieurs  ayants-droit  probables,  le  bien 
esl.  à  partager  entre  eux:  le  possesseur  actuel  retenant 
légitimement  sa  part.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  625. 
Remarquons-le  cependant,  pour  bien  des  théologiens, 
cette  restitution  par  partie  ne  semble  pas  strictement 
requise.  Vermeersch,  Principia,  t.  II,  n.  655. 

Mais,  si  le  ou  les  propriétaires  sont  inconnus,  parce 
qu'aucune  raison  sérieuse  ne  milite  avec  probabilité 
eu  leur  faveur,  il  est  licite  au  détenteur  présent  de 
garder  tout  le  bien.  Malgré  que  le  droit  naturel  ne 
l'exige  pas,  certains  moralistes  pensent  que  dans  ce 
dernier  cas  une  part  revient  aux  pauvres  ou  aux  œu- 
vres pies.  Ibid.,  n.  651;  Wouters,  n.  992,  p.  645.  Après 
la  publication  du  Code  canonique,  il  semble  bien  qu'il 
ne  faille  pas  urger  sur  ce  point  les  prescriptions 
ecclésiastiques,  si  elles  existent. 

2°  Les  coopératcurs  d'une  action  damnificalrice.  — 
Ils  sont  ordinairement  distingués  en  neuf  classes.  Les 


2481 


RESTITUTION.    COOPER.VTEUKS 


2482 


vers  suivants  rappellent  cette  antique  classification  : 
Ouilibet  in  solidum  reddat  prius  injuriât o 
.lussio,  consilium,  consensus,  palpo,  recursus, 
Participans,  mutus,  non  obstans,  non  manifestans. 
Les  six  premiers  sont  dits  des  coopérateurs  positifs, 
en  ce  sens  qu'ils  poussent  moralement  à  porter  dom- 
mage. Les  trois  derniers  sont  dénommés  négatifs,  parce 
qu'ils  n'empêchent  pas,  comme  ils  le  pourraient  et  le 
devraient,  le  tort  d'être  causé.  S.  Thomas,  Sum.  IheoL, 
IIa-II;E,  q.  lxii,  a.  1.  Tous  non  seulement  contractent 
le  realum  peccati,  mais  sont  tenus  à  la  restitution  in 
solidum,  ainsi  que  l'affirme  Innocent  XI,  le  2  mars 
1679,  en  condamnant  la  39°  proposition  laxiste  :  Qui 
alium  movet  aut  inducil  ad  inferendum  grave  danmum 
tertio,  non  tenetur  ad  reslitulionem  istius  damni  illati. 
Denzinger-Bannwart,  n.  1189. 

Suivant  les  principes  généraux  exposés  précédem- 
ment (voir  conditions  de  la  restitution),  l'obligation 
qui  incombe  aux  coopcrateurs  peut  être  formulée 
ainsi.  Doit  restituer  quiconque  dans  sa  participation 
est  directement  (coopération  positive)  ou  indirec- 
tement (coopération  négative)  cause  efficace,  injuste  et 
coupable  d'un  dommage.  Nous  distinguerons  donc  les 
coopérateurs  positifs  et  les  coopérateurs  négatifs. 

1.  Les  coopérateurs  positifs.  —  Ce  sont  :  le  mandant 
(jussioj,  le  conseiller  (consilium),  le  consentant 
(consensus),  le  flatteur  (pcdpo),  le  receleur  (recursus) 
et  le  participant  (participans). 

a)  Le  mandant  est  celui  qui  meut  et  détermine  au- 
trui à  porter,  en  son  nom  et  à  son  profit,  un  dommage 
à  une  tierce  personne  en  employant,  pour  parvenir  à 
ses  fins,  des  ordres,  des  prières  ou  autres  moyens.  Il 
est  considéré  comme  la  cause  efficace  de  l'acte  posé. 
Il  n'est  nullement  requis  qu'il  exerce  une  autorité  sur 
son  agent  d'exécution.  Pour  qu'il  soit  obligé  de  réparer 
le  dommage,  trois  conditions  sont  à  remplir  :  que  l'or- 
dre ait  été  efficace,  qu'il  n'ait  pas  été  révoqué  et  que  le 
dommage  qui  en  est  la  conséquence  ait  été  prévu  au 
moins  confusément  : 

a.  L'ordre  est  efficace  explicitement  ou  implicitement. 
Explicitement,   si   le   mandant    manifeste    par    des 

paroles,  des  gestes  ou  d'autres  signes,  sa  volonté, 
qu'un  dommage  soit  porté  à  telle  ou  telle  personne. 
L'efficience  du  supérieur  est  indiscutable  et,  puisque 
ille  qui  jubet  est  principaliler  movcns,  il  est  de  son  devoir 
de  réparer. 

Implicitement,  s'il  n'exprime  rien  lorsqu'il  apprend 
que  des  hommes,  pour  répondre  à  ses  désirs,  vont 
porter  un  tort  à  quelqu'un  et  qu'il  ne  fait  rien,  alors 
qu'il  y  est  tenu,  pour  empêcher  l'exécution  de  ce 
mauvais  projet.  Son  silence  est  à  juste  titre  considéré 
comme  un  ordre  tacite.  (Voir  aussi  les  coopérateurs 
négatifs.) 

Quiconque  dès  lors  ratifie  seulement  après  coup  un 
dommage  sur  l'exécution  duquel  il  n'a  eu  aucune 
influence  n'est  obligé  par  aucun  devoir  de  justice. 
Parfois  il  en  est  de  même  quand  l'ordre  efficace  expli- 
cite ou  implicite  est  révoqué. 

b.  La  révocation  est  la  rétractation  orale  ou  écrite 
d'un  mandat  donné.  Pour  déterminer  le  devoir  de  la 
restitution,  il  est  indispensable  de  savoir  si  le  manda- 
taire a  eu  connaissance  du  changement  de  volonté 
avant  ou  après  l'exécution. 

Dans  le  premier  cas,  le  mandant  est  dégagé  de 
l'obligation  de  restituer.  Si,  malgré  le  contre-ordre  reçu, 
le  mandataire  commet  le  dommage,  il  en  est  la  cause 
efficiente  :  c'est  à  lui  qu'il  incombe  de  réparer. 

Si  le  mandataire  ne  croyait  pas  que  la  révocation 
fût  sérieuse  ou  si,  tout  en  l'estimant  telle,  il  ne  s'en 
souvenait  pas  d'une  façon  invincible  et  accomplissait 
l'action  injuste  primitivement  projetée,  le  mandant 
ne  serait  pas  obligé  de  réparer  en  tant  que  tel,  mais 
pourrait  l'être  à  titre  de  conseiller,  si  son   ordre  a 


déterminé,  chez  son  inférieur,  des  réactions  et  des  sen- 
timents, qui  ont  mû  sa  volonté  à  l'action  peccami- 
neuse  (voir  plus  loin  le  cas  du  conseiller). 

Dans  le  second  cas  (le  mandataire  n'a  eu  connais- 
sance de  la  révocation  qu'après  l'exécution),  le  man- 
dant demeure  responsable  puisqu'il  a  été  l'auteur  effi- 
cace de  l'acte  posé,  il  ne  saurait  dès  lors  échapper  aux 
charges  que  lui  impose  la  justice.  Cf.  S.  Alphonse, 
1.   III,  n.  558. 

c.  Que  le  dommage  ait  été  prévu.  —  Si  le  mandant  a 
prévu  d'une  façon  au  moins  confuse  le  préjudice  qu'il 
a  commandé,  il  doit  le  réparer,  ainsi  que  le  dommage  qui 
lui  est  uni  par  un  lien  moralement  nécessaire  et  qui  se 
présente  comme  la  conséquence  probable  de  son  acte. 
S'il  ordonne  de  brûler  une  maison,  il  est  à  même  de 
prévoir,  par  suite  des  circonstances  de  lieu  et  de  vent, 
que  l'incendie  s'étendra  aussi  aux  maisons  voisines. 

Il  n'est  pas  obligé  de  parer  à  ce  qu'il  n'a  nullement 
entrevu  et  qui  a  été  produit  par  la  seule  malice  de  son 
subordonné.  Dans  cette  hypothèse,  celui-ci  devrait 
compenser  le  tort  commis,  vu  qu'il  a  dépassé  l'ordre 
donné.  Si,  par  exemple,  celui  qui  a  reçu  mission  d'incen- 
dier une  maison  en  tue  aussi  le  propriétaire,  il  en  sup- 
porte seul  la  responsabilité. 

Si  le  mandant,  dans  ses  prescriptions,  a  influencé 
son  commissionnaire  par  la  fraude,  la  violence,  ou  la 
crainte,  il  lui  incombe,  au  moins  dans  la  mesure  où  il 
a  pu  les  prévoir,  de  réparer  tous  les  ennuis  communs 
et  ordinaires  subis  par  son  inférieur  en  punition  de  son 
action  délictueuse;  de  payer  entre  autres  l'amende 
imposée  aux  incendiaires,  s'il  y  a  eu  crime  d'incendie, 
de  solder  les  frais  de  médicaments,  si  des  blessures  ont 
été  reçues  au  moment  de  l'exécution,  etc. 

Mais  s'il  n'a  pas  fait  pression,  il  n'est  pas  tenu  à 
compenser  les  préjudices  que  l'agent  d'exécution  risque 
d'encourir,  surtout  si  celui-ci  agit  par  intérêt  et  est  ainsi 
censé  avoir  endossé  personnellement  la  responsabilité 
de  ses  actes.  Quant  aux  dommages  fortuits  et  qui  sont 
moralement  évitaJbles,  le  supérieur  n'a  pas  le  devoir  de 
les  réparer  :  tels  sont  les  frais  conséquents  à  un  acci- 
dent d'auto  survenu  lorsque  le  forfait  s'accomplissait. 

b)  Le  conseiller.  —  a.  —  Au  sens  général,  le  conseiller 
est  non  seulement  celui  qui  essaie  de  persuader  autrui 
de  poser  une  action,  en  l'instruisant  ou  en  l'excitant, 
mais  aussi  celui  qui  indique  le  moyen  de  l'accomplir. 
Le  conseil  est  doctrinal  ou  impulsif. 

Il  est  doctrinal,  quand  le  conseiller  se  prononce  sim- 
plement sur  la  bonté  ou  la  malice,  la  justice  ou  l'injus- 
tice, la  licéilé  ou  l'illicéité  d'un  acte;  il  est  impulsif 
lorsqu'il  excite  autrui  à  faire  une  action  dommageable. 
Le  premier  comme  le  second  est  simple  ou  habillé.  Le 
conseil  doctrinal  est  simple  s'il  est  seulement  exprimé 
dans  un  jugement.  Il  est  habillé  s'il  est  motivé  par  des 
raisons,  des  sentiments,  des  sophismes,  etc.  Le  conseil 
impulsif  est  simple,  s'il  consiste  en  une  exhortation.  Il 
est  habillé  s'il  propose  en  plus  des  moyens  pratiques 
d'exécution. 

b.  —  L'obligation  de  restituer  incombe  parfois  au 
conseiller,  ainsi  qu'en  fait  foi  la  condamnation  d'Inno- 
cent XI  citée  plus  haut.  Pour  qu'elle  existe,  il  est  requis 
que  le  conseil  ait  été  véritablement  cause  efficace  du 
dommage,  qu'il  ait  été  donné  sciemment  (voir  plus 
haut  conditions  générales  de  la  restitution). • 

Pour  déterminer  l'obligation  de  la  restitution  il  im- 
porte de  distinguer  :  le  conseil  doctrinal,  le  conseil 
impulsif  et  certains  cas  particuliers. 

Le  conseil  doctrinal.  —  Différentes  hypothèses  sont 
à  envisager  selon  que  le  conseiller  est  dans  l'exercice 
de  sa  charge  ou  non. 

Celui  qui  accepte  un  office  reconnaît  pratiquement 
par  là  qu'il  est  capable  de  le  remplir  et  on  a  le  droit 
d'attendre  de  lui  qu'il  ait  une  science  proportionnée  à 
sa  fonction.  S'il  n'est  pas  compétent,  il  viole  sa  pro- 


2483 


R  EST  IT  UT  I  ON.    COUP  É  H  A  T  E  U  RS 


2484 


messe  implicite  en  même  temps  que  le  droit  des  tiers. 
Dès  lors  quiconque  (curé,  confesseur,  avocat,  médecin, 
notaire)  agit  «  ex  officio  »,  dans  l'exercice  de  sa  charge, 
a  le  devoir  de  réparer  le  tort  qui  a  été  la  conséquence 
d'un  conseil  donné  par  suite  de  son  ignorance  cou- 
pable, ou  par  suite  de  sa  négligence.  Cette  réparation 
se  fait  à  celui  qui  a  demandé  le  conseil  et  à  celui  qui 
a  supporté  le  dommage.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  564. 
Si  la  négligence  seule  a  été  à  l'origine  du  conseil,  celui 
qui  l'a  donné  n'aura  à  réparer  que  si,  ce  faisant,  il  est 
théologiquemcnt  coupable.  11  ne  le  serait  pas  s'il  n'y 
avait  de  sa  part  qu'une  faute  juridique.  Les  Décrétâtes 
l'affirment  explicitement  :  Si  culpa  tua  dalum  est 
damniim.  vel  injuria  irrogala...  aul  hœc  imperilia  tua 
sive  negligentia  cvenerunl,  jure  super  his  salisfacere  te 
oporlet,  nec  ignorantia  te  cxrusal,  si  scire  debuisli  ex 
facto  luo  injuriam  verisimiliter  posse  contingere,  vel 
jacturam.  Decrétales,  1.  V,  tit.  xxxvi,  De  injuriis  cl 
damno  data,  cap.  9. 

S'il  n'est  pas  dans  l'exercice  de  sa  charge,  cl  s'il  est 
consulté  à  titre  d'ami.  —  A  l'égard  de  celui  qui  estvenu 
à  lui  par  imprudence  et  qui,  par  suite  du  conseil  reçu, 
supporte  des  dommages,  il  n'est  tenu  à  aucune  répa- 
ration, à  moins  qu'il  n'ait  agi  par  ruse  pour  circon- 
venir celui  qui  se  confiait  à  lui  ou  pour  faire  croire 
qu'il  était  compétent.  La  règle  du  droit  décrétalien  est 
formelle  :  Nullus  ex  consilio,  dummodo  fraudulenter  non 
fueril,  obligalur.  Reg.  62,  De  rcgulis  juris,  in  VI0. 
Mais  il  doit  compenser  les  torts  subis  par  de  tierces 
personnes,  vu  qu'ils  lui  sont  imputables,  en  ayant  été 
la  cause  efficace. 

Le  conseil  impulsif.  —  Le  conseiller  a  le  devoir  de 
réparer  les  préjudices  qu'il  a  causés  à  autrui  par  son 
conseil  impulsif,  vu  qu'il  en  est  originairement  respon- 
sable. S.  Alphonse,  1.  III,  n.  558.  Au  conseil  doctrinal 
et  impulsif  se  rattachent  certaines  questions  pratiques 
qu'il  est  utile  d'aborder  au  moins  brièvement. 

Cas  particuliers.  —  Pour  empêcher  un  tort,  le  conseil- 
ler peut-il  en  suggérer  d'autres?  Une  réponse  perti- 
nente exige  de  distinguer  si  le  dommage  porte  sur  le 
même  individu  ou  sur  des  personnes  différentes.  Dans 
le  premier  cas,  s'il  est  moindre  que  celui  qui  était  pro- 
jeté, du  fait  que  le  conseiller  se  montre  favorable  aux 
intérêts  de  celui  qui  va  être  lésé,  il  n'y  a  pour  lui 
aucune  obligation.  S'il  est  égal,  il  semble  qu'il  en  est  de 
même,  puisque  le  mal  qui  était  en  vue  n'est  pas  dé- 
passé. Mais  la  justice  serait  violée  s'il  était  plus  grand. 
Il  faudrait  alors  compenser  tout  ce  qui  est  en  plus 
du  dommage  primitivement  décidé.  S.  Alphonse,  1.  III, 
n.  565. 

Dans  le  second  cas  (le  conseiller  détourne  le  dom- 
mage sur  des  tiers),  les  théologiens  enseignent  d'une 
manière  commune  que  l'obligation  de  justice  existe, 
parce  que  le  conseiller  est  ici,  à  coup  sûr,  l'auteur 
efficace  du  dommage.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  565, 
n.  577.  Il  en  serait  cependant  libéré  si,  pour  éviter  un 
préjudice  très  grave  contre  une  personne  déterminée, 
il  parvenait,  par  ses  raisons,  à  ce  qu'un  tort  in  lime 
soit  causé  à  une  autre,  nullement  poursuivie  par  le 
malfaiteur.  La  vertu  de  charité  n'impose-t-elle  pas  à 
celle  qui  est  alors  lésée  d'accepter  ce  léger  inconvénient 
pour  que  son  semblable  ne  soit  pas  affecté  liés  gra- 
veront? En  pareilles  circonstances  une  sage  prudence 
doit  guider  le  conseiller. 

c.  Cessation  de  l'obligation.  —  Celui  qui,  sans  faute, 
a  donné  un  conseil  mauvais  est  tenu  de  le  rétracter 
lorsqu'il  apprend  la  vérité.  Malgré  cela,  il  importe 
d'examiner  les  cas  où  il  aurait  cependant  à  réparer  le 
dommage  porté. 

Celui  qui  a  exprimé  un  conseil  (doctrinal  ou  im- 
pulsif) d.im  îiliealeut  simple,  n'a  pis  a  restituer,  s'il  le 
révoque  avant  que  soit  commis  le  dommage.  Dans  celte 
hypothèse,   en   elïet,  celui-ci   provient   de   l'initiative 


personnelle  de  l'agent  d'exécution.  S.  Alphonse, 
1.  III,  n.  559.  Mais,  si  le  conseil  nocif  a  été  motivé,  si 
par  exemple  l'on  a  fait  ressortir  les  avantages,  la  faci- 
lité de  l'action  dommageable,  le  conseiller  demeure 
responsable  de  ladite  action,  même  s'il  révoque  son 
conseil  avant  l'exécution;  il  en  demeure  en  effet  la 
cause  efficace  :  il  lui  incombe  donc  de  réparer.  De  fait, 
l'agent  d'exécution  est  alors  mû  dans  son  action  par 
les  motifs  de  facilité,  de  sécurité  ou  autres  qui  ont  été 
proposés,  à  moins  qu'à  la  rétractation  n'aient  été 
ajoutés  d'autres  arguments  au  moins  aussi  forts  que 
ceux  qui  furent  fournis  au  moment  du  premier  conseil. 

Sain',  Alphonse,  1.  III,  n.  559,  fait  remarquer  que  le 
conseiller  qui  n'arrive  pas  à  fournir  à  l'exécuteur  des 
raisons  capables  d'empê  -her  l'action  damnilicatrice 
est  toujours  obligé  en  charité,  et  même  en  justice  si  le 
conseil  fut  motivé,  d'avertir  celui  qui  va  être  lésé  afin 
que  ce  dernier  prenne  ses  dispositions  pour  éviter  le 
mal  qui  le  menace. 

Ce  qui  précède  permet  de  saisir  la  différence  entre- 
le  mandataire  et  celui  qui  a  reçu  un  conseil.  Tandis 
que  le  premier  agit  au  nom  du  mandant,  le  second 
exécute  l'action  en  son  nom  propre  et  non  pas  en  celui 
du  conseilleur  parce  qu'il  a  fait  siens  les  motifs  reçus 
d'autrui. 

c)  Le  consentant.  — -  Sous  cette  dénomination  on 
entend  celui  qui  produit  efficacement  un  tort  par  son 
consentement,  alors  que,  sans  celui-ci,  les  autres  agents 
d'exécution  n'auraient  ni  pu,  ni  voulu  agir  contre  la 
justice.  Il  y  a  différentes  façons  de  consentir  d'une 
manière  efficace  :  ce  sera  une  attitude  extérieure 
approbatrice  de  la  part  d'un  supérieur,  une  sentence 
judiciaire,  à  n'importe  quelle  instance,  ou  surtout  un 
vote  (électif,  approbatif,  délibératif  ou  exécutif).  Ce 
dernier  consentement  sera  spécialement  étudié. 

Le  vote  est  consultatif  s'il  est  donné  sous  forme  de 
conseil;  les  situations  morales  qui  en  découlent  trou- 
vent leur  solution  dans  l'application  des  principes 
donnés  à  propos  du  conseilleur. 

Il  est  délibératif,  s'il  s'exprime  sous  forme  de  décret. 
D'une  manière  générale,  d'après  l'opinion  commune 
des  théologiens,  celui  qui  pose  un  acte  de  ce  genre  est 
à  assimiler  au  mandant,  car  l'agent  d'exécution  agit 
au  nom  de  celui  qui  a  porté  la  sentence.  Si  le  suffrage 
se  fait  à  la  majorité  des  voix,  trois  cas  sont  à  distin- 
guer, selon  que  le  vote  est  secret,  public  ou  négatif  : 

Si  le  vole  est  secret.  —  Du  fait  que  les  votants  concou- 
rent per  modum  unius  à  la  même  fin  et  que  morale- 
ment ils  ne  forment  qu'une  seule  personne,  ils  sont 
tous  solidairement  tenus  au  prorata  à  la  restitution  du 
dommage  qu'ils  portent  éventuellement,  vu  qu'en 
l'occurrence  ceux  qui  sont  causes  efficaces  ne  peuvent 
être  discernés  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  S.  Alphonse, 
1.  III,  n.  566.  Au  cas  où  certains  se  déroberaient  à  leur 
devoir  de  justice  les  autres  seraient  obligés  de  tout 
réparer.  Lugo,  disput.  XIX,  n.  85. 

Si  le  vole  est  public.  —  S'il  a  lieu  d'une  manière 
simul l  anée,  la  restitution  se  règle  d'après  les  principes 
précédents;  mais  il  n'en  est  pas  de  même,  si  les  suf- 
frages sont  exprimés  successivement.  S'il  s'exprime 
après  une  convention  préliminaire,  il  est  indubitable 
que  tous  sont  obligés  de  réparer  :  les  premiers  qui  ont 
émis  leurs  suffrages  comme  ceux  qui  ont  apporté  des 
voix  supplémentaires  à  la  majorité  requise.  Antequam 
suffragium  vere  a  singulis  feratur,  talis  conspiralio  po- 
tins fationem  consilii  habet;  quare  qui  solum  in  con- 
ventu  fractionis  consenserit,  in  commis  ipsis  vero  inler 
effteaciter  suffragantes  non  est,  is  non  eodem  ordine  sed 
plerumqae  post  hos  ad  restitulionem  tenctur.  Lehm- 
kuhl.  t.  i,  n.  1201. 

S'il  n'y  a  pas  eu  d'accord,  il  y  a  plus  de  difficultés 
à  se  prononcer  sur  la  valeur  morale  de  l'acte  et  donc 
sur  l'obligation  de  justice  qui  en  découle.  Il  semble 


2485 


RESTITUTION.    C  0  OP  É  R  ATEURS 


248C 


certain  que  ceux  qui  donnent  leur  voix  les  premiers, 
avant  que  ne  soit  atteint  le  minimum  requis  pour  la 
majorité  suffisante,  doivent  réparer,  car  ils  sont  causes 
efficaces,  même  s'ils  prévoient  que  les  autres  consen- 
tiront au  même  vote.  Quant  à  ceux  qui  donnent  leur 
voix,  alors  que  la  majorité  est  déjà  acquise,  ils  y  sont 
probablement  tenus  aussi,  car  leur  sentiment  forme 
un  tout  avec  celui  des  premiers  électeurs,  étant  en- 
tendu que  ceux-ci  ont  tout  loisir  de  rétracter  leur  vote, 
jusqu'au  moment  où  le  dernier  est  émis.  Ils  sont  donc 
tous  des  causes  efficaces.  Vermeersch,  t.  il,  n.  664; 
Carrière,  Praslecliones  (heologicœ  majores  de  jusiilia  et 
jure,  1.  III,  n.  1188;  Tanquerey,  Synopsis  theologiœ 
moralis,  9e  éd.,  t.  m,  n.  528. 

Cependant  si  les  premiers  votants  n'avaient  pas  le 
droit  de  se  rétracter  après  coup,  l'action  dommageable 
serait  moralement  posée  au  moment  où  est  atteinte  la 
majorité  nécessaire.  C'est  pourquoi  les  voix  qui  s'y 
ajouteraient  n'auraient  plus  d'efficience  et  ceux  qui 
les  ont  données  ne  sauraient  être  obligés  de  réparer 
quoi  que  ce  soit. 

Si  le  vole  est  négatif.  —  Le  consentement  pourrait 
exister  également  dans  une  attitude  négative  :  tel  le 
refus  de  voter  pour  que  de  cette  façon  l'action  damni- 
licatrice  soit  posée.  A  cause  du  consentement  indi- 
rect donné  par  l'abstention  et  du  concours  ainsi  assuré 
à  une  action  injuste,  il  y  aurait  lieu  d'imposer  le  devoir 
du  dédommagement. 

Des  différentes  attitudes  qui  viennent  d'être  étu- 
diées, il  ressort  que  l'obligation  théorique  de  restituer 
existe  souvent  dans  l'hypothèse  que  nous  étudions; 
mais  pratiquement  elle  ne  se  vérifie  qu'assez  rarement, 
parce  qu'elle  est  difficile  à  préciser.  Elle  peut  d'ailleurs 
cesser  s'il  y  a  révocation  plausible. 

d)  Le  flatteur.  —  Il  faut  entendre  par  là  tous  ceux 
qui,  par  la  flatterie,  les  louanges  intéressées,  les  blâmes, 
les  reproches  et  les  excitations  diverses,  essaient  d'ex- 
ploiter la  faiblesse  ou  la  timidité  de  certaines  personnes 
pour  les  amener  à  nuire  à  autrui  par  des  actes  injustes 
ou  à  les  empêcher  d'acquitter  leurs  devoirs  de  justice. 

Si  le  flatteur  est  véritablement  cause  efficace  de  la 
damnification  et  s'il  a  prévu,  au  moins  d'une  manière 
confuse,  les  conséquences  de  son  action,  il  pèche  contre 
la  justice  et  en  conséquence  est  obligé  à  la  restitution 
au  même  titre  que  ceux  qui  ont  donné  des  conseils 
impulsifs  motivés.  Seule  une  révocation  en  règle  ferait 
cesser  l'obligation.  Cf.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  567. 

e)  Le  receleur  est  celui  qui  offre  un  refuge  à  un 
malfaiteur  et  le  protège,  qui  conserve  les  instruments 
du  larcin,  achète  le  fruit  du  vol  et  le  garde,  ou  qui 
assure  les  commodités  pour  que  l'œuvre  injuste  puisse 
être  accomplie.  Par  ces  différentes  façons,  le  receleur 
influe  efficacement  sur  le  dommage  qui  va  être  causé 
ou  empêche  que  le  tort  injuste  ne  soit    compensé. 

Mais  ne  sont  pas  à  considérer  comme  receleurs  ceux 
qui  reçoivent  les  délinquants  à  titre  professionnel, 
d'amis,  de  charitable  hospitalité,  ou  sous  l'influence 
d'une  crainte  grave,  car  ils  sont  censés  alors  ne  pas 
agir  efficacement  dans  la  production  du  dommage. 
S.  Alphonse,  1.  III,  n.  568.  Il  en  serait  de  même  de 
ceux  qui,  après  que  le  larcin  a  été  commis,  sans  leur 
influence,  ont  permis  au  voleur  de  s'enfuir,  pourvu  que 
celui-ci  ne  soit  pas  de  cette  façon  incité  à  commettre 
impunément  d'autres  torts. 

L'avocat,  par  exemple,  n'est  tenu  à  restituer  que 
dans  les  cas  où,  au  civil,  défendant  le  coupable,  il  s'op- 
pose à  ce  que  le  juge  l'oblige  à  réparer.  Mais  si,  au 
criminel,  il  parvient  par  ses  plaidoiries  à  éviter  la 
condamnation  de  son  client,  il  ne  saurait  être  blâmé; 
il  est  loisible,  en  effet,  à  celui  qui  a  péché  de  faire  les 
efforts  nécessaires  pour  échapper  à  toute  punition 
temporelle.  L'avocat  fera  cependant  le  nécessaire 
pour  que  le  coupable  ne  trouve  pas  motif  dans  sa 

DICT.    DE   THÉOLOGIE. 


libération  d'aller  à  de  nouveaux  vols  ou  de  conserver 
ce  qu'il  a  dérobé. 

f)  Les  participants.  —  Il  faut  distinguer  ici  ceux  qui 
participent  au  partage  du  bien  dérobé  «  in  re  »  ou 
«  in  prœda  »  et,  d'autre  part,  ceux  qui  ont  apporté  leur 
collaboration  dans  l'action  injuste  «  in  crimine  ». 

a.  Participants  «  in  re  ».  —  Si  le  participant  réel  est 
de  mauvaise  foi  et  sait  que  le  bien  qu'il  reçoit  est  le 
fruit  d'une  action  peccamineuse,  il  est  de  son  devoir 
de  le  rendre  in  re  s'il  existe  encore,  ou  sous  une  forme 
équivalente  s'il  est  détruit,  bien  qu'il  n'en  soit  pas 
devenu  plus  riche.  S'il  a  reçu  le  butin  de  bonne  foi, 
croyant  qu'il  provenait  de  son  maître  légitime,  il  est 
tenu,  s'il  l'a  encore,  de  s'en  défaire,  ou  de  payer  au 
propriétaire  ce  par  quoi  il  en  est  devenu  plus  riche, 
s'il  l'a  consommé  ou  détruit  pour  son  utilité  person- 
nelle. Le  participant  au  butin  est  donc  à  mettre  sui- 
te même  pied  que  le  possesseur  de  bonne  ou  de  mau- 
vaise foi.  (Voir  plus  haut  pour  de  plus  amples  détails.) 

b.  Participants  «  in  crimine  ».  —  Ce  sont  ceux  qui 
donnent  leur  concours  au  malfaiteur,  l'accompagnent 
pour  assurer  sa  défense,  fournissent  les  instruments, 
transportent  les  échelles,  façonnent  les  fausses  clés, 
transportent  le  butin,  etc.  Ce  sont  aussi  les  notaires 
qui  confectionnent  les  documents  des  usures  ou  les 
fausses  pièces  nécessaires  pour  tourner  un  testament  et 
tous  ceux  qui,  par  une  action  injuste  et  intrinsèquement 
mauvaise,  concourent,  comme  coopérateurs  efficaces, 
à  l'action  damnifleatrice. 

La  restitution  qui  incombe  aux  participants  est  à 
déterminer  d'après  le  concours  apporté.  Celui-ci  est 
immédiat  ou  médiat. 

Coopération  immédiate.  —  Si  le  dommage  commis 
est  la  conséquence  d'une  action  injuste  intrinsè- 
quement mauvaise  et  théologiquement  coupable,  la 
restitution  est  certaine  et  toujours  obligatoiie  à  moins 
de  circonstances  spéciales.  Ici  il  y  a  violation  d'un 
précepte  négatif,  dont  la  seule  excuse  est  le  droit  de 
nécessité.  Cette  participation  existe  lorsqu'un  individu 
apporte  son  appui,  par  exemple,  dans  un  assassinat 
ou  un  crime  homicide.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  556. 

La  crainte  d'un  danger  imminent  rend-elle  licite 
la  coopération  immédiate?  Même  si  l'action  de  l'agent 
principal  est  mauvaise,  la  coopération  est  licite  dans 
la  mesure  où  en  peut  être  enlevée  la  raison  d'injustice. 
Cela  arrive  si  le  propriétaire  consent  certainement  à  su- 
birle  préjudice,  ou  si,  compte  tenu  de  toutes  les  circons- 
tances et  du  bien  public,  il  est  obligé  de  prendre  cette 
attitude.  Eu  vertu  de  ce  principe  général,  il  n'est  pas 
permis  de  coopérer  directement  et  immédiatement  à 
un  homicide,  à  un  assassinat,  même  pour  sauver  sa 
propre  vie,  ni  même  à  une  injuste  mutilation  d'autrui, 
à  moins  que  ce  ne  soit  le  seul  moyen  d'échapper  soi- 
même  à  la  mort;  dans  ce  dernier  cas  l'action  posée  est 
licite,  puisqu'elle  n'a  pas  en  vue  une  damnification, 
mais  le  salut  personnel. 

En  vertu  de  l'axiome  melior  est  conditio  possidenlis, 
il  est  illicite  aussi  de  coopérer  immédiatement  à  une 
action  nuisible  à  la  fortune  d'autrui,  sous  prétexte  de 
s'épargner,  à  soi-même,  un  dommage  analogue.  La 
coopération  serait  permise,  cependant,  si  le  propi  iétairc 
est  présumé  y  consentir,  si  le  participant  a  l'intention 
et  est  à  même  de  réparer,  si  le  préjudice  doit  être  sup- 
porté par  ceux  qui  exigent  la  collaboration,  même  si 
celle-ci  n'est  pas  donnée,  ou  si  le  mal  imminent  qui 
menace  le  coopérateur  est  très  grave  et  le  mal  à 
supporter  par  le  propriétaire  léger.  En  toutes  ces 
hypothèses,  avant  de  décider,  il  importe  de  consulter 
le  sentiment  des  hommes  prudents.  S.  Alphonse, 
1.  III,  n.  571. 

Coopération  médiate.  —  Si  l'action  posée  par  le  com- 
plice est  indifférente  et  ne  devient  mauvaise  que  par 
suite  de  l'aide  qu'elle  apporte  à  une  intention  vicieuse 


T.  —  XIII. 


79. 


2  48  7 


RESTITUTION.    COOPE  II  ATEURS 


2488 


d'autrui.  comme  le  fait  de  porter  les  échelles,  le  butin, 
etc.,  il  n'y  a  qu'une  participation  médiate. 

Quand  celle-ci  est  libre  et  consciente,  elle  est  pecca- 
mineuse  et  donne  lieu  à  la  restitution.  Quand  elle  est 
donnée  par  coaction,  sous  l'influence  de  la  crainte 
grave  de  la  mort,  d'une  mutilation  ou  d'un  atroce  tour- 
ment, elle  est  exempte  de  péché  et  par  conséquent  de 
réparation.  Il  en  est  ainsi  chaque  fois  qu'il  y  a  menace 
d'un  mal  imminent,  si  celui-ci  est  plus  grave  ou  au 
moins  égal  à  celui  qui  va  être  porté.  S.  Alphonse,  1.  III, 
n.  556,  571.  S'il  est  moindre,  on  ne  saurait  affirmer 
d'une  façon  absolue  que  la  coopération  soit  illicite, 
chaque  cas  est  à  envisager  en  particulier,  compte  tenu 
des  différentes  circonstances  dans  lesquelles  il  se 
concrétise.  C'est  en  somme  l'application  de  la  théorie 
du  volontaire  indirect,  en  vertu  de  laquelle  il  est  permis 
de  poser  un  acte  indifférent  qui  a  deux  effets  :  l'un  bon, 
l'autre  mauvais,  pourvu  que  celui-là  soit  seul  en  vue 
et  qu'il  y  ait  une  raison  suffisante  et  proportionnée 
pour  permettre  celui-ci.  On  peut  donc  dire  qu'il  n'est 
pas  défendu  de  coopérer  (matériellement  s'entend,  car 
la  participation  formelle  est  toujours  illicite),  d'une 
façon  médiate  à  une  action  injuste  lorsqu'il  y  a  une 
excuse  suffisante. 

2.  Les  coopérateurs  négatifs.  —  On  désigne  ainsi  ceux 
qui,  obligés  d'empêcher  un  dommage,  ne  le  font  pas  : 
ils  sont  distingués  en  trois  catégories  :  mulus,  non 
obslans,  non  manifestans. 

a)  Sous  le  vocable  de  mutus  on  entend  celui  qui, 
avant  que  l'action  ne  soit  accomplie,  pourrait  et  devrait 
s'y  opposer  en  exprimant  ses  dissentiments  par  des 
cris,  avertissements,  signes  contradictoires  ou  autres 
moyens. 

b)  On  appelle  non  obstans,  celui  qui,  au  moment  où 
l'action  se  fait,  n'empêche  pas  le  malfaiteur  d'agir, 
alors  qu'il  en  a  la  possibilité  et  le  devoir. 

c)  On  dénomme  non  mani/estans,  celui  qui,  une  fois 
que  le  préjudice  a  été  commis,  omet  de  le  dénoncer. 
S.  Thomas,  IP-II86,  q.  lxii,  a.  1;  S.  Alphonse,  1.  III, 
n.  573. 

Principes  généraux  gui  règlent  ici  la  restitution.  —  Si 
les  causes  négatives  sont  tenues  d'agir,  en  vertu  de 
leur  charge  ou  d'un  contrat  formel  (les  gardes  fores- 
tiers, les  gardes-chasse)  ou  tacitement  impliqué  dans 
une  fonction  qui  leur  a  été  confiée  (les  agents  de  police, 
les  percepteurs  d'impôts)  et  que,  de  manière  coupable 
(S.  Thomas,  loc.  cit.,  a.  7),  elles  ne  passent  pas  à  l'ac- 
tion, alors  qu'elles  en  ont  la  possibilité,  elles  sont 
obligées  en  stricte  justice  de  réparer  le  tort.  Ce  ne 
serait  pour  elles  qu'un  acte  de  charité,  si  aucun  enga- 
gement ne  leur  en  faisait  un  devoir.  Dans  ce  dernier 
cas,  même  si  elles  pèchent  et  si  elles  se  sont  dispensées 
d'agir  par  ruse,  par  malice,  par  haine  ou  par  violence, 
il  ne  saurait  être  question  pour  elles  de  restituer. 
L'équité  cependant  peut  le  leur  imposer. 

Pour  être  coupables,  les  causes  négatives  doiven 
non  seulement  avoir  eu  la  possibilité  d'agir,  mais  auss 
ne  pas  avoir  été  empêchées  par  la  menace  d'un  détri- 
ment personnel  grave  ou  au  moins  égal  (telle  sérail  la 
perte  d'un  bien  de  famille,  de  la  renommée,  «le  l'hon- 
neur et  surtout  de  la  vie). 

Si  plusieurs  individus  qui  auraient  dû  agir  ont  omis 
de  concert  d'empêcher  l'action  damniflcatrice  ils  sont 
solidairement  tenus  à  la  restitution.  Étant  données  les 
circonstances  il  pourrait  parfois  en  être  également 
ainsi,  même  s'il  n'y  a  pas  eu  d'accord  antérieur.  LugO, 
disp.  MX,  n.  108. 

Pratique.  A  l'occasion  des  causes  négatives  les 
théologiens  étudient  quelquefois  un  bon  nombre  de 
cas  pratiques.  Puisque  ceux  ci  se  résolvent  d'après  les 
principes  que  nous  avons  dégagés  <n  ce  paragraphe  et 

dans  celui  des  conditions  de  la  restitution,  leur  élude 
particulière  n'apporterait   pas  d'éclaircissements  nou- 


veaux. Elle  sera  donc  passée  sous  silence.  Cf.  S.  Al- 
phonse, 1.  111,11.331,573;  I.  IV,n. 237,270;  l.VI.n.  (521. 
III.  Circonstances   de  la  restitution.  —  Elles 
sont  exprimées  dans  ces  deux  vers  mnémotechniques  : 

Quis,  qutd  restituât,  cui,  quantum,  quomodo,  quando. 
Quo  ordine,  quove  loco,  qune  causa  excuset  iniquum. 

En  cet  article,  il  importe  d'étudier  les  principales 
(voir  art.  Réparation,  pour  le  complément). 

1°  Qui  doit  restituer?  —  Quand  il  n'y  a  eu  qu'un  seul 
damnificateur,  il  n'y  a  aucun  doute  sur  la  personne  de 
celui  qui  doit  restituer.  Il  n'en  est  pas  de  même  s'il 
y  en  a  eu  plusieurs.  Aussi  étudierons-nous  :  1.  l'obli- 
gation solidaire  de  la  réparation;  2.  dans  quel  ordre 
elle  se  fera;  3.  la  restitution  en  elle-même. 

1.  L'obligation  solidaire  de  restituer.  —  Il  y  a  soli- 
darité des  coopérateurs,  lorsque  chacun  d'eux  a  agi 
comme  cause  efficace  pour  produire  le  dommage  total. 
Elle  existe  s'il  y  a  eu  conspiration  formelle,  c'est-à-dire 
accord  entre  les  complices,  car  malgré  leur  multiplicité 
ils  constituent  pour  ainsi  dire  une  seule  cause,  ou  si, 
d'autre  part,  il  y  a  eu  coopération  nécessaire,  au  point 
que,  si  un  seul  avait  refusé  son  concours,  le  préjudice 
n'aurait  pas  pu  être  fait.  C'est  le  cas  lorsque  quatre 
personnes  sont  absolument  indispensables  pour  appor- 
ter un  objet  et  que  trois  ne  sauraient  suffire.  Le  dom- 
mage total  doit  être  attribué  in  solidum  à  chacun  d'eux. 

Mais  la  solidarité  est  douteuse  si  chacun  des  coopé- 
rateurs agit  comme  cause  suffisante,  mais  non  néces- 
saire et  qu'il  n'y  a  pas  eu  conspiration.  L'obligation  in 
solidum,  qui  découle  de  l'action  solidaire,  consiste  en 
ce  que  chacun  des  complices  est  tenu  à  la  réparation 
totale,  si  bien  que  le  paiement  fait  par  l'un  d'eux 
libère  les  autres;  mais  celui-ci,  pour  se  compenser,  a  le 
droit  de  recourir  contre  ceux-là  en  tenant  compte  de 
la  hiérarchie  de  solidarité. 

2.  L'ordre  de  la  restitution  «  in  solidum  ».  —  Il  s'éta- 
blit en  dépendance  du  degré  de  coopération  que  les 
complices  ont  apporté  à  l'action  et  de  l'influence  qu'ils 
ont  eue  comme  cause  efficace.  Il  faut  donc  considérer  : 
ceux  qui  le  sont  dans  le  même  degré  et  ceux  qui  le 
sont  à  des  degrés  divers. 

a)  Si  les  coopérateurs  sont  solidaires  dans  le  même 
degré.  —  Chacun  d'eux  doit  réparer  en  vertu  de  son 
efficience.  Celle-ci,  en  pratique,  est  bien  difficile  à 
déterminer  et  c'est  pourquoi  il  faudra  souvent  pré- 
sumer que  tous  ceux  qui  se  trouvent  dans  le  même 
degré  ont  influé  également  dans  la  damnification,  à 
moins  que  le  contraire  ne  soit  prouvé.  Si  l'un  d'eux 
a  tout  rendu,  les  autres  qui  sont  solidaires  avec  lui 
sont  tenus  de  lui  payer  la  part  qu'ils  doivent.  S.  Al- 
phonse, 1.  III,  n.  581. 

b)  S'ils  sont  solidaires  à  des  degrés  divers.  —  Sans 
vouloir  entrer  dans  les  détails,  la  hiérarchie  s'établit 
ainsi  : 

Celui  gui  est  possesseur  du  bien  d'autrui,  qui  s'en 
est  enrichi  ou  qui  l'a  consommé  de  mauvaise  foi.  Vu 
le  profit  qu'il  en  a  tiré  il  est  juste  qu'il  soit  obligé 
à  la  restitution  avant  tous  les  autres.  S.  Alphonse. 
1.  III,  n.  580. 

Le  mandant,  puisque  les  autres  agissent  en  son  nom 
et  à  son  avantage  et  qu'il  est  ainsi  la  cause  efficiente 
et  finale  du  préjudice  commis.  Il  a  charge  totale  de 
restituer.  S.  Thomas,  IIa-IIœ,  q.  lxii,  a.  7,  ad  2"'": 
S.  Alphonse,  I.  III,  n.  580.  S'il  y  avait  plusieurs 
mandants,  il  y  aurait  lieu  d'établir  entre  eux  un  ordre. 
Le  devoir  de  la  réparation  incombe  d'abord  à  ceux  cpii 
occupent  uni'  place  supérieure  et.  à  leur  défaut  com- 
plet ou  partiel,  à  ceux  de  rang  inférieur. 

Dans  celle  catégorie  entrent  également,  mais  :'i  un 
titre  divers,  les  conseillers.  Bien  cpie  souvent  ils  soienl 
placés  par  les  auteurs  après  les  exécuteurs  (Lessius, 
De  justitia,  c.   mil  n.    12),  ils  sont  en  effet,  virtuel- 


2489 


RESTITUTION.    A    QUI    RESTITUER 


i'JO 


lement  des  mandants.  A  propos  de  celui  qui  a  donné 
un  conseil  doctrinal,  Wafïelaert  écrit  :  causa  fuit,  cur 
damnum  inferrelur  :  licet  enim  tune  ille  non  sit  causa 
principalis  in  rigore,  nec  excculor  ejus  nomine  agat 
sed  suo,  ipse  tamen  per  injuriam  conjecit  exsecutorem 
in  obligationem  restituendi;  ergo  tenelur  eum  indem- 
nem  servare  atque  adeo  primo  loco  restituere  débet  pro 
illo  cui  injuste  talem  obligationem  imposuit.  De  justitia, 
t.  ii,  n.  309. 

L'exécuteur.  S'il  agit  en  son  propre  nom,  il  est 
cause  principale.  Si  c'est  en  celui  du  mandant,  il  n'est 
que  cause  secondaire  par  rapport  à  celui-ci,  mais  ce- 
pendant principale  eu  égard  aux  autres  complices. 
Lorsqu'il  y  a  plusieurs  exécuteurs,  il  est  indispensable 
de  déterminer  si  leur  efficience  est  à  mettre  sur  le 
même  plan  ou  non.  La  restitution  se  fait  en  tenant 
compte  de  cette  hiérarchie.  Il  faut  ranger  ici  éga- 
lement ceux  qui  ont  émis  un  suffrage  qui  efficacement 
a  causé  un  dommage. 

Les  autres  coopérateurs  positifs.  Entre  eux,  il  n'y  a 
pas  à  proprement  parler  d'ordre  à  établir,  puisqu'ils 
agissent  tous  sous  l'influence  des  causes  de  degrés 
supérieurs. 

Les  causes  négatives  occupent  la  dernière  place 
parce  qu'elles  sont  inférieures  aux  causes  positives,  vu 
qu'elles  n'ont  simplement  pas  empêché  ou  troublé 
l'action  de  ces  dernières. 

3.  La  restitution  en  elle-même.  —  Si  la  cause  plus 
principale  est  unique,  il  lui  incombe  de  réparer  tout  le 
dommage  qui  lui  est  imputable,  sans  qu'elle  soit  en 
droit  ni  ne  puisse  recourir  contre  celles  de  rang  infé- 
rieur. Si  elles  sont  plusieurs  également  principales, 
chacune  d'elles  a  le  devoir  de  réparer  tout  le  dommage 
qui  a  été  commis.  L'obligation  est  absolue  au  prorata 
de  la  participation  efficiente  personnelle.  Elle  est 
condi  tionnelle,  en  ce  sens  qu'elle  n'est  totale,  que  si  les 
autres  complices  font  défaut. 

Quand  les  participants  sont  de  degré  égal,  une 
condonation  faite  à  l'un  d'eux  à  titre  personnel,  ne 
libère  pas  les  autres  de  leur  part  d'obligation.  Celle-ci 
disparaît  totalement  si  la  grâce  est  générale.  La  rémis- 
sion accordée  à  l'un  des  débiteurs  libère  ceux  qui 
viennent  après  lui  dans  l'ordre  hiérarchique  et  qui,  à 
son  défaut,  auraient  été  obligés  de  restituer,  mais  non 
ceux  d'un  rang  supérieur.  En  toute  hypothèse  il  faudra, 
dans  la  pratique,  tenir  compte  des  dispositions  du 
droit  civil  sur  la  matière. 

Ceux  qui  ne  sont  pas  au  courant  des  questions  juri- 
diques et  théologiques  acceptent  difficilement  la  resti- 
tution in  solidum.  Si  elle  leur  était  imposée,  en  bien 
des  cas  ils  s'y  déroberaient.  Aussi  vaut-il  mieux  insis- 
ter sur  la  réparation  partielle.  A  ce  sujet  saint  Alphonse 
faisait  déjà  les  réflexions  suivantes  :  Advertendutn  quod 
rudes  etsi  teneantur  in  solidum,  raro  expedit  eos  obligare 
■ad  totum  damnum  reparandum,  etiam  quando  certo 
tenentur  in  sotidum,  cum  isti  sibi  difficulter  persuadeant 
se  teneri  ad  restituendam  partem  a  sociis  ablatam.  Qui- 
nimo  satis  prsesumi  potest,  quod  ii  quibus  debelur 
restitulio,  consentiant,  ut  illi  restituant  tantum  partem 
ab  Us  ablatam,  cum  aliter  valde  sit  limendum,  ut  nihil 
restituant,  si  obligentur  ad  totum.  S.  Alphonse,  1.  III, 
n.  579;  voir  aussi  Homo  apostol.,  tr.  x,  n.  54. 

2°  A  qui  faut-il  restituer?  —  1.  D'une  manière  géné- 
rale. 2.  Quand  la  restitution  ne  peut  pas  être  faite  à 
tous. 

1.  D'une  manière  générale,  la  restitution  se  fait 
ordinairement  à  celui  qui  a  été  lésé  ou  à  celui  auquel 
il  a  fait  passer  ses  droits,  à  un  administrateur,  à  un 
possesseur,  s'il  est  encore  vivant  ou,  s'il  est  mort,  à 
ses  héritiers.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  590.  Nous  envisa- 
gerons trois  hypothèses,  car  celui  auquel  il  faut  rendre 
est  connu  ou  certainement,  ou  douteusement,  ou  repré- 
sente une  collectivité. 


a)  Le  propriétaire  est  connu  de  manière  certaine.  — 
Souvent  la  restitution  d'un  bien  doit  être  faite  non  aux 
propriétaires  mêmes  mais  à  ceux  qui  en  sont  les  justes 
détenteurs.  Chargés,  en  effet,  de  le  garder  pour  autrui, 
qui  le  leur  a  prêté,  loué  ou  confié,  ceux-ci  subissent 
une  injustice  quand  il  leur  est  enlevé,  car  ils  sont  pri- 
vés d'une  possession  légitime.  Dès  lors  si  la  restitution 
ne  leur  était  pas  faite  à  eux-mêmes,  mais  au  proprié- 
taire, elle  leur  causerait  un  véritable  préjudice.  Si  des 
outils  ou  des  instruments  de  travail  volés  n'étaient 
pas  rendus  aux  ouvriers  et  aux  artisans  à  qui  ils  ont 
été  remis,  mais  aux  patrons,  ces  travailleurs  risque- 
raient non  seulement  de  perdre  le  fruit  de  leur  travail, 
mais  aussi  de  passer  aux  yeux  de  leurs  maîtres  pour 
des  hommes  négligents  et  indignes  de  la  moindre 
confiance. 

Il  en  est  de  même  si  une  chose  a  été  enlevée  à  des 
administrateurs,  à  des  curateurs  ou  à  des  gérants,  etc. 
Elle  doit  leur  être  restituée  et  non  point  aux  personnes 
qu'ils  représentent,  bien  que  celles-ci  en  soient  les 
propriétaires.  En  vertu  de  ces  principes,  si  des  reli- 
gieux ou  des  fils  de  famille  étaient  dépossédés  d'un 
bien  dont  on  leur  avait  concédé  l'usage  propre,  il 
faudrait  le  leur  redonner  et  non  pas  au  supérieur  de  la 
communauté  ou  au  père  de  famille,  à  moins  (pie  ceux- 
ci  ne  rendent  le  bien  à  ceux  qui  en  ont  légitimement 
l'usage. 

D'une  manière  générale,  si  un  bien  a  été  dérobé  ou 
acheté  à  un  détenteur  injuste,  il  ne  doit  pas  lui  être 
rendu,  mais  au  propriétaire  ou  légitime  possesseur 
ou  administrateur;  toutefois,  pour  éviter  que  la  resti- 
tution ne  soit  réitérée,  il  faut  avertir  celui-là  de  ce  qui 
a  été  fait.  Des  précisions  sont  cependant  nécessaires. 

Si  le  bien  a  été  acheté,  mais  n'a  pas  encore  été  livré, 
l'acheteur  de  bonne  foi,  qui  prend  connaissance  de 
l 'ayant-droit,  annule  licitement  son  marché,  parce 
qu'il  n'est  pas  la  cause,  mais  l'occasion  seulement  du 
dommage  que  le  propriétaire  pourrait  en  subir.  Il  en 
est  de  même  chaque  fois  que,  malgré  la  reddition  aux 
mains  du  possesseur  illégitime,  le  propriétaire  est  cer- 
tain de  récupérer  son  bien.  Ces  réserves  ne  valent  pas 
si  le  propriétaire  réclame  son  bien,  car  ses  droits 
seraient  lèses  si  ce  qui  lui  appartient  pouvait  être 
vendu  à  un  tiers  et  consommé.  Mais,  s'il  n'exige  rien, 
le  détenteur  actuel  est  autorisé  à  rendre  au  possesseur 
de  mauvaise  foi,  si  c'est  pour  le  détenteur  en  question 
le  seul  moyen  de  récupérer  l'argent  dépensé  dans 
l'affaire;  à  personne,  à  coup  sûr,  n'est  imposée  l'obli- 
gation de  se  faire  un  tort  pour  éviter  qu'autrui  n'en 
ait.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  5(59.  L'acheteur,  en  ren- 
dant au  voleur,  repose  le  bien  dans  son  état  antérieur  et 
n'est  nullement  cause  d'un  dam  et  c'est  la  raison  pour 
laquelle  le  propriétaire  n'a  pas  de  raison  valable  de 
se  plaindre. 

b)  On  ne  sait  pas  quel  est  le  propriétaire.  —  Si  celui 
à  qui  il  faut  rendre  est,  comme  disent  les  théologiens, 
douteusement  connu,  il  y  a  lieu  de  recourir  à  la  publi- 
cité et  de  faire  une  enquête  diligente.  Si  le  propriétaire 
est  trouvé,  nous  retombons  dans  le  cas  que  nous 
venons  d'étudier.  S'il  ne  l'est  pas  après  une  enquête 
diligente,  il  faut  distinguer  le  cas  de  l'occupation  légi- 
time et  celui  de  l'occupation  provenant  d'un  délit. 

a.  S'il  y  a  eu  occupation  légitime,  le  droit  civil  fran- 
çais n'a  pris  aucune  décision  sur  les  trouvailles. 
D'après  les  uns  le  possesseur  actuel  en  acquiert  la  pro- 
priété conditionnée.  Les  anciens  théologiens  disaient 
que  le  bien  ou  son  équivalent  est  à  donner  aux  pauvres 
ou  à  utiliser  pour  des  œuvres  pies,  à  moins  qu'il  n'y 
ait  déjà  prescription  en  faveur  du  détenteur  ou  que 
celui-ci  ne  soit  lui-même  pauvre.  Telle  est  l'opinion  de 
saint  Alphonse  de  Liguori.  Quando  adhuc,  post  diligen- 
tiam,  impossibile  est  dominum  invenire,  tune  res  vel 
pretium  servari  débet;  quod  si  utrumque  servari  nequeat, 


249  i 


RESTITUTION.    A    QUI    RESTITUER 


2  492 


rcs  vel  pretium  omnino  est  erogandum  in  usus  pios, 
juxta  prsesumptam  voluntatem  domini,  qui  adhuc  illius 
rci  dominium  retinet,  quamdiu  rcs  potest  in  ejus  manus 
redire.  K  contra,  quando,  spectatis  circumstantiis  lon- 
gitudinis  temporis  vcl  distantiœ  loci,  ...  non  videtur 
possibile  ut  rcs  ad  dominum  redeat,  tune  Ma  fit  nullius, 
et  ideo  acquiritnr  a  primo  occupante,  qui  illctm  non 
lenelur  dure  juxta  voluntatem  prioris  domini,  cum  ille 
impossibilitale  cam  recuperandi  jus  dominii  prorsus 
amiserit.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  603.  Si  le  bien  est 
détruit  ou  consomme  au  moment  où  le  propriétaire 
apparaît,  il  faut  appliquer  les  principes  énoncés  à 
propos  du  possesseur  de  bonne  foi  (voir  plus  haut, 
col.  247!!. 

b.  S'il  s'agit  de  biens  provenant  d'un  délit  et  que  le 
propriétaire  ne  puisse  être  connu,  il  faut  les  donner  aux 
lieux  sacrés  ou  aux  pauvres  ainsi  que  le  décrète  le 
pape  Alexandre  III  :  Qui  sine  ante,  sive  post  interdic- 
tum  nostrum  usuras  extorserint,  cogendi  sunt  per  pienam 
quam  slatuimus  in  concilia,  eus  his  a  quibus  exlorscrunl, 
vcl  eorum  liseredibus  resdluere,  vel  lus  non  superstitibus, 
pauperibus  erogare.  Décrétâtes,  I.  V,  tit.  xix,  De  usuris, 
c.  5. 

Si  le  détenteur  est  aussi  pauvre  que  les  «  pauvres  » 
auxquels  il  devrait  restituer  et  s'il  a  des  consanguins 
qui  sont  dans  une  situation  identique,  il  lui  est  licite 
de  s'attribuer  ainsi  qu'aux  siens  une  partie  ou  la  tota- 
lité des  biens,  dont  il  ne  connaît  pas  le  propriétaire. 
C'est  qu'en  effet  le  besoin  certain  et  évident  est  une 
cause  suffisante,  même  s'agissant  d'un  homme  mal- 
honnête, pour  retenir  le  bien  qu'il  a;  cf.  S.  Alphonse, 
Praxis  conjes.,  n.  24.  Wouters,  après  et  avec  d'autres, 
dira  même  que  le  possesseur  de  mauvaise  foi  peut  rete- 
nir ce  qu'il  a,  sans  plus.  Op.  cit.,  n.  1011,4.  Il  faut  ce- 
pendant ici  veiller  à  ne  pas  tomber  dans  l'excès  :  on  est 
trop  facilement  aveugle  dans  sa  propre  cause.  Sporer, 
Theologia  moralis,  t.  n,  tr.  iv,n.  10(5;  Lacroix,  Theologia 
moralis,  1.  II,  part.  II,  n.  94  ;  Lessius,  De  juslilia,  1.  II, 
c.  xin,  dub.  vi ;  Lugo,  disp.  XX,  n.  8. 

Quand  le  bien  est  distribué  :  Si  après  une  enquête 
diligente,  il  y  avait  eu  par  le  détenteur  distribution  du 
bien  aux  pauvres,  ceux-ci,  au  cas  où  le  propriétaire 
apparaîtrait  soudainement,  ne  sont  obligés  à  aucune 
restitution  s'il  y  a  déjà  eu  consommation  et  qu'aucun 
enrichissement  ne  s'en  soit  suivi.  Mais  si  cela  a  été  la 
source  d'un  profit,  il  faudrait  en  rendre  l'équivalent. 
Ceci  est  conforme  à  la  règle  de  droit  :  Locupletari  non 
débet  cum  alterius  injuria  vel  jactura,  Rcg.  48, 
73e  regulis  juris,  in  VI0;  Lessius,  loc.  cit.,  1.  II,  c.  xiv, 
club,  vu;  Molina,  De  justilia  et  jure,  disp.  746.  En  effet 
la  distribution  n'avait  été  faite  au  moins  implicitement 
que  d'une  manière  conditionnelle  :  elle  ne  valait  que  si 
le  propriétaire  n'apparaissait  pas.  Si  les  biens  existent 
encore  in  individuo  ils  doivent,  semble-t-il,ctre  resti- 
tués tels  quels.  Des  auteurs  prétendent  cependant  que 
non,  car  le  pauvre  ou  le  lieu  pie  ont  acquis  possession 
des  aumônes  reçues  lorsque  le  propriétaire  ne  pouvait 
pas  raisonnablement  être  censé  s'y  opposer.  Lugo, 
op.  cit.,  disp.  XXXI,  n.  32. 

Mais  si  avant  la  répartition  il  n'y  a  pas  eu  d'enquête 
sérieuse  et  si,  lorsque  le  propriétaire  surgit,  les  biens 
existent  encore  aux  mains  des  pauvres  ou  des  lieux 
pies,  ceux-ci  ont  le  devoir  de  les  restituer  ou,  à  leur 
défaut,  celui  qui  les  a  distribués,  vu  qu'il  est  coupable 
de  négligence  pour  ne  pas  s'être  informé  suffisamment. 
Le  maître  légitime  n'a  pasà  supporter  les  conséquences 
de  la  culpabilité  de  celui  qui  lui  a  nui.  c'est  conforme 
à  la  règle  de  droit  :  Non  débet  aliipiis  alterius  odio 
prœgravari,  Reg.  22,  De  regulis  juris',  in  VI0.  L'obliga- 
tion.%i'ge  a  fortiori  le  distributeur  quand  le  bien  a 
été  consommé  de  bonne  foi  par  les  pauvres  ou  le  lieu 
pie.  et  qu'il  n'y  a  eu  pour  ces  derniers  ni  enrichisse- 
ment, ni  épargne. 


c)  Le  propriétaire  est  multiple,  sans  que.  l'on  puisse 
préciser  à  qui  revient  le  bien  à  restituer.  —  Si  le  doute 
porte  sur  plusieurs  propriétaires,  le  bien  est  à  partager 
entre  eux.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  589.  Souvent,  dans  la 
pratique,  quand  ce  cas  se  présentera,  il  sera  bon  de 
recourir  à  une  transaction  entre  les  intéressés,  s'il  y  a 
discussion.  Si  le  tort  a  été  immédiatement  supporté 
par  des  particuliers,  c'est  à  eux  qu'il  faut  rendre.  Les 
marchands,  par  exemple,  qui  ont  fraudé  sur  ce  qu'ils 
ont  vendu,  pourront  restituer  en  faisant  à  leur  clientèle 
habituelle  un  meilleur  prix  ou  en  forçant  le  poids  et  la 
mesure  :  ils  compenseront  ainsi  petit  à  petit  les  dom- 
mages causés.  Mais  cela  n'est  pas  obligatoire,  sauf  à 
l'égard  de  ceux  qui  ont  subi  un  tort  grave  :  les  autres 
sont  présumés  consentir  à  ce  que  la  réparation  soit 
faite  aux  pauvres  de  la  cité.  Cette  façon  de  procéder 
serait  surtout  à  recommander  si  les  clients  lésés  n'ont 
été  que  de  passage  ou  ne  fréquentent  pas  habituel- 
lement la  boutique.  Sporer, op.  cil.,  n.  117;  Tamburini, 
Explicalio  decalogi,  1.  VIII,  tract,  iv,  c.  1,  §  3,  n.  19; 
Vermeersch,  Principia,  t.  n,  n.  67G.  Dans  ce  cas  le 
possesseur  qui  ignore  à  qui  revient  la  propriété  d'un 
bien  peut  le  retenir  pour  lui,  qu'il  soit  de  bonne  foi, 
ainsi  que  l'accordent  tous  les  théologiens,  ou  même  de 
mauvaise  foi,  au  moins  d'après  l'avis,  réservé  il  est 
vrai,  de  moralistes  autorisés  :  nulla  enim  apparet  ratio, 
cur  hic  excludendus  videatur.  Laudabililer  tamen  sua- 
detitr,  ut  ejusmodi  possessor  rem  ila  possessam  in  causas 
pias  impendat.  Wouters,  t.  Il,  n.  1011,  p.  663. 

Cette  solution  paraît  d'ailleurs  conforme  au  Code 
de  droit  canonique,  muet  sur  les  dispositions  anté- 
rieures (Décrétâtes,  1.  V,  tit.  xix,  De  usuris,  c.  5),  en 
vertu  desquelles  tout  ce  qui  avait  été  reçu  par  usure 
ou  par  simonie  devait  être  distribué  aux  pauvres.  Ce 
silence  indiquerait  qu'il  ne  faut  plus  en  imposer  l'obli- 
gation. Wouters,  p.  664.  Il  est  difficile  cependant 
d'admettre  qu'une  possession  initialement  injuste 
puisse  devenir  légitime.  Aussi  est-il  équitable  de  re- 
commander fortement  qu'une  restitution  soit  faite  aux 
pauvres  ou  à  une  œuvre  pie.  Vermeersch,  Principia, 
t.  n,  n.  676,  4. 

Si  un  tort  (déprédations,  destructions,  dévasta- 
tions, etc.)  a  été  porté  à  une  collectivité,  à  une  per- 
sonne morale  (universitas  rerum  ou  universitas  perso- 
narum),  à  une  ville,  à  une  cité,  à  un  collège,  etc.,  c'est 
aux  magistrats  ou  aux  chefs  qu'il  convient  que  soit 
faite  la  restitution,  car  ils  sont  les  plus  à  même  d'ob- 
vier au  mal  commis.  Si  la  personne  morale  lésée  pour- 
suivait une  fin  uniquement  déshonnête,  elle  serait 
considérée  comme  n'ayant  pas  le  droit  d'exister.  Dès 
lors,  chacun  des  membres  qui  la  composent  devrait 
théoriquement  profiter  «le  la  restitution  (Vermeersch, 
Principia,  t.  Il,  n.  676),  mais  pratiquement,  vu  que 
cela  est  souvent  impossible,  ce  sont  les  pauvres  et  les 
œuvres  pies  qui  seront  les  bénéficiaires. 

Si  le  préjudice  a  été  fait  à  l'État,  les  théologiens 
n'hésitent  pas  à  dire  qu'il  est  licite  de  restituer  à  des 
collectivités  qui,  vivant  dans  l'État,  ne  sont  pas  favo- 
risées financièrement  ou  le  sont  moins  qu'elles  le  de- 
vraient, telles  sont  les  écoles  chrétiennes.  Wouters, 
op.  cit.,  t.  i,  n.  1010,  3.  D'autres  diront  que,  lorsque 
l'État  a  été  lésé,  par  une  fraude  au  fisc  par  exemple,  il 
faut  restituer  au  ministère  des  finances  ou  détruire 
des  obligations  d'État.  Vermeersch,  Principia,  t.  Il, 
n.  676. 

2.  Cas  où  la  restitution  ne  peut  être  faite  à  tous  les 
créanciers.  — ■  11  est  nécessaire,  alors,  de  tenir  compte 
de  quelques  principes  dont  on  verra  ensuite  l'appli- 
cation pratique. 

a  )  Les  principes.  ■  -  Z"  principe.  —  Les  dettes  dont 
les  créanciers  sont  connus  passent  plus  probablement 
avant  celles  des  incertains,  car  les  premières  sont  plus 
proprement  et  spécifiquement  dues  que  les  secondes. 


2493 


H  INSTITUTION.    COMMENT    RESTITUER 


Vermeersch,  op.  cit.,  n.  678.  Si  le  propriétaire  n'est  pas 
connu,  il  est  préférable  d'attribuer  les  biens  incertains 
à  l'Église  ou  aux  pauvres  que  de  satisfaire  à  l'aide  de 
ces  biens  incertains  aux  obligations  dues  à  des  créan- 
ciers certains,  puisque  à  l'égard  de  ceux-ci  il  faut 
s'acquitter  avec  des  biens  propres  et  non  étrangers. 
Laymann,  Theologia  moralis,  1.  III,  tract,  n,  c.  xi, 
n.  1;  Lugo,  disp.  XX,  sect.  i,  n.  3. 

2e  principe.  —  Les  dettes  réelles  passent  avant  celles 
qui  sont  personnelles,  même  si  celles-ci  sont  antérieu- 
res. Les  dépôts,  les  gages,  les  trouvailles,  ce  qui  a  été 
accepté  de  bonne  foi  ou  acquis  malhonnêtement  et 
tout  ce  qui  existe  encore  réellement  chez  le  débiteur 
et  sur  quoi  le  créancier  a  conservé  son  droit  de  pro- 
priété, est  à  restituer  avant  qu'il  ne  soit  satisfait  aux 
dettes  personnelles.  Cette  règle  vaut  même  si  après 
cette  action  il  ne  reste  plus  rien  pour  les  autres  créan- 
ciers, car  ceux-ci  n'ont  aucun  droit  sur  des  biens  qui  ne 
leur  appartiennent  pas.  Lex  Cum  fundus,  31,  Pandect., 
De  rébus  creditis;  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  690.  Si  les 
biens  ont  été  détruits  ou  consommés,  et  qu'il  n'y  ait 
plus  que  leur  équivalent,  le  créancier  n'a  qu'un  droit 
personnel. 

Les  dettes  hypothécaires  sont  à  assimiler  aux 
créances  réelles  à  moins  que  la  loi  du  pays  n'édicte  des 
dispositions  contraires.  Dans  l'hypothèque,  en  effet, 
ce  n'est  pas  seulement  le  débiteur  mais  aussi  la  chose 
elle-même,  qui  a  pour  ainsi  dire  une  obligation,  du 
fait  qu'elle  est  inchoative  la  propriété  du  créancier. 

3e  principe.  —  Les  dettes  qui  sont  la  conséquence 
d'un  délit  n'ont  pas  la  priorité  sur  celles  qui  ont  été 
contractées  justement  à  titre  onéreux  (achat  ou  vente). 
Quant  à  leur  acquittement  elles  sont  toutes  sur  le 
même  plan.  Sans  doute,  le  créancier  lésé  dans  un 
délit  supporte  une  offense  malgré  lui,  tandis  que  celui 
qui  a  des  dettes  contractuelles  a  voulu  son  état. 
Remarquons-le  cependant,  l'obligation  de  justice  ne 
naît  pas  d'une  plus  ou  moins  grande  répugnance  que 
le  créancier  aurait  pour  le  débiteur,  mais  de  la  lésion 
d'un  droit  appartenant  à  autrui.  Une  dette  loyale 
n'oblige  donc  pas  plus  qu'une  autre  déloyale;  elles 
sont  à  mettre  sur  le  même  plan.  Vermeersch,  Prin- 
cipia,  n.  678;  Lugo,  loc.  cit.  n.  36;  Lacroix,  Theologia, 
moralis,  1.  III,  part.  II,  n.  379. 

4e  principe.  —  Les  créances  dues  à  titre  onéreux 
sont  à  acquitter  avant  celles  qui  ne  sont  promises  que 
gratuitement. 

b)  Application  pratique.  —  La  difficulté  est  de  savoir 
quelles  dettes  doivent  d'abord  être  restituées  :  celles 
qui  ont  été  contractées  les  premières  dans  le  temps,  ou 
les  dernières.  Toute  solution  doit  s'inspirer  des  lois 
civiles  et  des  coutumes  locales,  qui  règlent  ces  situa- 
tions. Parmi  les  créanciers  on  donne  ordinairement  la 
priorité  à  ceux  qui  sont  les  premiers  dans  le  temps, 
mais  pas  obligatoirement  en  dépit  de  la  règle  de  droit  : 
Qui  prior  est  tempore,  prior  est  jure.  Reg.  54 ,  De 
regulis  juris,  in  VI0.  Le  créancier,  malgré  l'antériorité 
temporelle  de  son  dû,  n'a  qu'un  droit  égal  à  celui  des 
autres  créanciers  de  sa  catégorie.  Parmi  ceux  qui  sont 
dans  le  même  degré  quant  à  la  restitution  on  peut 
préférer  celui  qui  le  premier  a  réclamé  sa  créance  en 
justice  et  a  obtenu  une  décision  favorable.  S'il  n'y  a 
aucune  demande  en  justice,  celui  qui  exige  le  premier 
de  son  débiteur  d'être  réglé  passe  avant  les  autres 
même  s'il  est  le  dernier  dans  le  temps.  Lacroix,  1.  III, 
part.  II,  n.  404;  Lessius,  De  justifia  et  jure,  c.  xv, 
dub.  v,  n.  41. 

La  préférence  est  donc  possible  mais  elle  ne  semble 
pas  devoir  être  considérée  comme  obligatoire.  C'est 
pourquoi  Wouters  écrit  :  Per  accidens  tamen  creditor 
pelens  solutionem  videtur  posse  prœferri,  quia  ita  fert 
consuetudo  in  commercio  probata.  Op.  cit.,  n.  1012, 
p.    666. 


Dans  les  différentes  catégories  de  créanciers  que 
nous  avons  établies,  le  débiteur  doit  payer  intégra- 
lement ceux  de  la  première  catégorie  avant  ceux  de  la 
seconde.  Dans  chacune  d'elles  l'acquittement  se  fait 
au  prorata  du  nombre  des  créanciers  et  conformément 
à  la  justice  et  à  l'équité,  compte  tenu  des  droits  de  la 
famille,  de  l'amitié  et  de  la  charité.  S.  Alphonse,  1.  III, 
n.  688,  n.  690-093. 

c)  Les  créances  privilégiées.  —  Dans  la  pratique, 
l'ordre  dans  lequel  il  faut  restituer  aux  créanciers  s'éta- 
blit d'après  les  lois  régionales.  Si  le  droit  civil  ne  dit 
rien,  on  s'en  remet  aux  dispositions  formulées  par  les 
auteurs  anciens,  encore  acceptées  de  nos  jours.  Jouis- 
sent du  privilège  de  l'antériorité  :  a.  Les  dépenses  de 
funérailles.  —  Lex  Impensa  funeris  11,  Pandect.,  De 
religiosis  et  sumptibus  funerum  :  «  Impensa  funeris 
semper  ex  hsereditate  deducitur,  quse  cliam  omne  creditum 
solet  prœcedere,  cum  bona  soluenda  non  sinl.  » 

b.  Les  frais  de  pharmacien,  de  médecin  et  de  chirur- 
gien, contractés  pendant  la  dernière  maladie  unique- 
ment et  non  pas  celles  qui  ont  pu  précéder.  Car  si  ces 
dettes  n'avaient  pas  la  priorité,  les  médecins  et  les 
chirurgiens,  dans  la  crainte  de  ne  pas  être  réglés,  en 
arriveraient  à  refuser  leurs  services  et  les  pharmaciens 
à  ne  plus  fournir  les  remèdes.  Lex  In  restituenda  1, 
Cod.,  De  petitione  ha>reditatis;  Lex  Lcgalum  3,  Cod.,  De 
religiosis  et  sumptibus  funerum. 

c.  Les  frais  d'héritage,  occasionnés  pour  la  confection 
de  l'inventaire,  l'ouverture  du  testament  et  pour  tout 
ce  qui  est  nécessaire  pour  entrer  en  possession  du 
patrimoine.  Si  ces  créances  ne  passaient  pas  avant  les 
autres,  tout  le  monde  risquerait  d'être  lésé,  vu  que 
souventles  héritiers  demeureraient  des  débiteurs  insol- 
vables. Lex  Sancimus  32,  §  9,  Cod.,  De  jure  deliberandi; 
Lex  Hujus  6,  Pandect.,  Qui  potiores  in  pignore. 

d.  Les  créanciers  personnels  privilégiés  sont  :<x)  l'État  : 
Lex  Bonis  venditis  38,  Pandect.,  De  rébus  auctoritatc 
judicis  possidentis  seu  de  privilegiis  creditorum  :  «  Res- 
publica  creditrix  omnibus  chirographariis  creditoribus 
prœfertur  »; — 3)  la  fiancée,  par  rapporta  sa  dot,  lorsque 
le  mariage  ne  se  fait  pas  :  Lex  Qusesitum  17,  Pandect., 
eodem  §  :  «Si  sponsa  dédit  dolem.  et nuptiis renuntiatum 
est,  lametsi  ipsa  dolem  condicit,  tamen  œquum  est  hanc 
ad  privilegium  admitti,  licet  nullum  matrimonium  con- 
tractum  est  »  ;  —  y)  celui  qui  dépose  de  l'argent  dans  un 
dépôt  garanti  par  l'État,  etc.  Lex  Si  ventri  24,  Pan- 
dect., eodem  §  2  :  ■  In  bonis  mensularii  vendenlis  post 
privilégia  potiorem  eorum  causam  esse  placuit,  qui  pecu- 
nias  ad  mensam  fidem  publicam  secuti  deposuerunt;  sed 
enim  qui  depositis  nummis  usuras  a  mensulariis  acce- 
perunt,  a  cœteris  creditoribus  non  separantur,  et  merito, 
aliud  est  enim  credere  et  aliud  deponerc.  » 

3°  Comment  doit  se  faire  la  restitution?  —  La  resti- 
tution se  fait  :  1.  Secrètement  ou  publiquement;  2.  Par 
le  débiteur  lui-même  ou  par  un  intermédiaire. 

1.  Secrètement  ou  publiquement.  — ■  Il  est  requis  que 
la  justice  violée  soit  réparée  à  l'égalité  ad  œqualilatem. 
Le  mode  de  la  restitution  importe  peu,  l'essentiel  est 
que  le  propriétaire  rentre  dans  son  bien  et  qu'il  s'en 
aperçoive.  Cela  même  n'est  pas  absolument  nécessaire 
mais  utile,  pour  éviter  que  le  débiteur  ne  subisse  de  sa 
part  une  compensation  occulte.  Une  donation  simulée 
satisfait,  c'est  l'opinion  plus  probable,  à  l'obligation  de 
justice.  Wouters,  t.  i,  n.  1016.  .Mais  si,  dans  ce  cas,  le 
créancier  croyant  recevoir  un  bienfait  faisait  lui-même 
en  retour  un  don  au  débiteur,  celui-ci  contracterait  une 
nouvelle  obligation  de  restituer;  à  moins  que  le  cadeau 
soit  de  faible  valeur. 

La  restitution  due  à  la  suite  d'un  délit  occulte  se 
fait  d'une  manière  occulte.  Le  confesseur  y  a  recours 
pour  éviter  l'infamie  de  ses  pénitents.  Voir  S.  Thomas, 
IIa-IIœ,  q.  lxii,  a.  6,  ad  2umoii  il  affirme  expressément: 
homo  etsi  non  teneatur  crimen  suum  detegere  hominibus, 


249; 


RESTITUTION.     OU    RESTITUER 


2496 


tehelut  lamrn  ctithén  stuim  detegere  Deo  in  confessione, 
et  ita  per  sacerdotem  eui  eonfitetur  potest  restitutiofiem 
facere  rei  alien.r..  Scot  dit  de  même  :  Quarido  ablatio 
juit  occulld,  tune  non  tenetur  ablator  se  pfodere,  née  pet 
conseqttens  per  se  ipsurn  teslitùete,  sed  per  aliam  pefso- 
nani  seerelam  et  (idelem,  et  expedit  quod  per  e'onfes- 
sarium,  quiet  sibi  est  erimen  détection  in  confessione, 
et  de  ejus  ftdelitate,  quod  restituât  fidei  sine  commis- 
sum,  satis  débet  credi.  In  IViXm  Sent.,  dîst.  XV,  q.  n, 
tï.  34. 

S'il  y  a  eu  un  délit  extérieur,  un  vol  par  exemple,  il 
n'est  pas  exigé  en  justice  que  le  débiteur  restitue  publi- 
quement. Pour  effacer  le  scandale  et  réparer  le  mal  ainsi 
commis  contre  la  charité,  il  conviendrait  cependant  de 
le  faire.  Dès  lors,  la  restitution  elle-même  accomplie 
en  secret  n'est  pas  à  renouveler,  mai  s  la  réparation  doit 
suivre  d'une  façon  manifeste.  S.  Thomas,  IIa-lI*, 
q.  lxvi,  a.  9:  Sporer,  c.  iv,  sect.  i,  h.  .'!. 

2.  Par  le  débiteur  lui-même  ou  pur  une  lierre  personne. 
■ —  La  restitution  peut  être  faite  par  le  débiteur  lui- 
même  ou  par  un  intermédiaire  en  vertu  de  la  règle  du 
droit  :  Qui  jacil  per  alium,  perinde  est  ac  si  faciat  per  se 
ipsum.  Reg.  72,  De  regulis  juris,  in  VI". 

Si  une  tierce  personne  est  utilisée  il  faut  distin- 
guer trois  cas  : 

u  )  La  personne  est  envoyée  par  le  créancier.  Le  dé- 
biteur lovai  ou  déloyal,  qui  s'acquitte  par  ce1  intermé- 
diaire, est  libéré  de  toute  obligation,  même  si  ['inter- 
médiaire ne  restitue  pas  en  fait  OU  si  la  chose  périt  entre 
ses  mains  d'une  manière  ou  d'une  au  lie.  En  effet,  dans 
ce  cas,  la  dette,  est  censée  avoir  été  pavée  au  créancier 
lui-même.  S.  Alphonse.  I.  III,  n.  704. 

b)  La  personne  est  choisie  de  commun  accord  par  le 
créancier  et  le  débiteur.  Il  en  esl  de  même  que  dans  le 
cas  précédent.  Que  le  bien  périsse  ou  que  celui  qui  est 
chargé  de  l'entremise  ne  le  rende  pas  au  propriétaire 
sans  qu'il  y  ait  faute  de  la  part  du  débiteur,  celui-ci  n'a 
plus  à  faire  d'autre  restitution. 

c)  La  personne  est  choisie  par  le  débiteur.  Si  elle  est 
peu  sure,  ou  envoyée  par  un  chemin  difficile  et  si  le  bien 
périt  en  cours  de  route  ou  est  dérobe  par  l'intermé- 
diaire, le  débiteur  sera  obligé  de  renouveler  sa  restitu- 
tion, car  la  perte  du  bien  d'autrui  est  la  conséquence 
de  sa  faute  et  de  son  imprudence.  Le  créancier  qui  n'a 
pas  été  consulté  n'a  pas  à  la  supporter. 

Si  le  débiteur  loyal  ou  déloyal  rend  ce  qu'il  possède 
par  une  personne  considérée  comme  fidèle,  par  son 
confesseur  par  exemple,  et  si  le  bien  est  détruit  en  cours 
de  transmission  ou  ne  parvient  pas  au  destinataire,  le 
débiteur  est-il  tenu  de  restituer  de  nouveau?  Certains 
théologiens  l'affirment.  S.  Alphonse,  I.  III.  n.  7<U  :  Mo- 
lina,  De  justifia  et  jure.  t.  m,  disp.  754,  n.  2,  vj  Quando 
per  conjessarium;  Lu  go,  disp.  XXI,  seet.  v,  n.  59;  Les- 
sius,  1.  IL  e.  xvi.  dub.  VI,  n.  65;  car  il  reste  une  raison 
de  restituer,  vu  que  le  créancier  n'a  pas  à  être  lésé  par 
le  fait  de  celui  qui  lui  doit  (cl'.  Kcg.  22.  Non  débet,  de 
regulis  juris,  in  VI"),  et  qu'aussi  longtemps  que  le  bien 
ne  lui  est  pas  parvenu  la  restitution  ud  sequalitatem 
n'existe  pas.  Pour  d'autres  moralistes,  le  débiteur  n'est 
plus  tenu  à  rien,  car  il  a  agi  sag<  tnenl  et  a  géré  avec 
prudence  les  affaires  de  son  créancier.  Oc  son  côté 

Celui-ci  est  supposé,  dans  ce  cas,  consentir  au  moins 
tacitement  au  choix  du  confesseur,  puisque  celle  per- 
sonne est  sûre  et  très  idoine.  Il  y  a  donc  pour  ainsi  dire 
un  certain  accord  implicite  eut  re  le  débiteur  et  le  créafl 
Cier.  Cf.  S.  Thomas,  [IMI®,  <[.  l.xil,  a.  fi.  ad 
Scot,  In  l\'"m,  dist.  XV,  a.  I,  q.  2,  S  De  quarto  ;  Tam- 
burini,  I.  i,  1.  VIII,  Iract.  IV,  S  •">.  n.  7;  Lcssius,  I.  II, 
c.  xvi,  dub.  vi,  n.  67. 

[o  Où  doit  se  faire  la  restitution?  La  réponse  varie 
selon  qu'il  s'agit  d'un  bien  détenu  Injustement,  d'un 
bien  gardé  justement  ou  d'une  restitution  prévue  par 
un  contrat. 


1.  Restitution  d'un  bien  détenu  injustement.  —  Quand 
il  y  a  eu  délit,  il  faut  restituer  là  où  le  maître  légitime 
avait  son  bien  lorsque  celui-ci  lui  fut  dérobé,  car  il  est 
raisonnable  qu'il  soit  indemne  du  tort  subi,  confor- 
mément à  la  règle  22  de  re/pilis  juris,  in  VI"  :  Non 
débet  iiliquis  allerius  odio  prsegravati.  Cela  ne  serait  pas 
s'il  avait  à  supporter  les  frais  d'un  transfert  et  les  in- 
convénients qui  en  résultent.  A  moins  qu'ils  ne  soient 
excessifs,  selon  le  jugement  des  hommes  prudents,  ces 
débours  incombent  au  débiteur,  même  s'il  a  changé  de 
domicile.  Mais  (m'en  est-il  si  le  créancier  a  transporté 
son  bien  ailleurs?  D'après  certains  moralistes  le  débi- 
teur déloyal  doit,  non  seulement  ne  pastirerlc  moindre 
avantage  de  son  délit,  en  vertu  de  la  règle  de  droit:Lex 
Non  fraudantut  13  I ,  Digeste,  De  regulis  juris,  §  1  :  «  Nemo 
ex  suo  delieto  meliorem  suam  conditionem  facefe  potest  », 
mais  au  surplus,  rendre  ce  qu'il  détient,  même  si  les 
dépenses  de  transport  dépassent  <\u  double  la  valeur 
de  l'objet.  Car  le  propriétaire  a  le  droit  d'avoir  son 
bien  et  il  n'est  pas  juste  qu'il  en  soit  privé  par  la  faute 
d'autrui.  Lacroix,  n.  365-368.  D'autres  auteurs  adop- 
tent une  position  moins  excessive.  D'après  eux  le  débi- 
teur déloyal  uniquement  tenu  de  garder  le  proprié- 
taire indemne  a  le  droit  de  soustraire  du  bien  qu'il 
délien I  les  dépenses  que  le  propriétaire  aurait  dû  lui- 
même  engager  pour  le  transport.  Sporer.  tract,  iv, 
c.  m.  sect.  I,  n.  156;  YVouters,  t.  I,  n.  1015.  Il  est 
même  libéré  fie  l'obligation  immédiate  de  restituer  si 
les  liais  sont  de  beaucoup  plus  grandi  (pie  la  valeur  de 
l'objet.  Il  diffère  alors  la  restitution  jusqu'au  moment 
où  se  présentera  une  occasion  plus  favorable  de  la  Caire. 
Si  cet  espoir  s'évanouit,  il  n'a  qu'à  donner  le  bien  aux 
consanguins  et  héritiers  du  créancier  ou  à  leur  défaut 
aux  pauvres.  C'est  l'opinion  de  saint  Thomas,  IIMI"3, 
q.  i.nii,  a.  5.  ad  3llm  :  Si  ille  cui  débet  ficri  reslitutio  sit 
multutn  distans,  débet  sibi  transmilli,  quod  ei  debelur,  et 
prœcipue  si  sit  res  maqni  valotis,  et  possit  commode 
transmilli,  alioquin  débet  in  aliquo  loco  tulo  deponi,  ut 
pru  m  conservetur,  et  domino  significari.  Lessius,  1.  II, 
e.  vi,  dub.  vin.  Cette  solution  concilie  la  justice  et  la 
charité,  parce  quele  propriétaire  doit  raisonnablement 
se  refuser  à  ce  qu'une  restitution  lui  soit  faite  si  celle-ci 
apporte  un  dommage  trop  important  et  déplorable  au 
débiteur.  Vu  les  conditions  actuelles  de  la  vie,  lorsque 
les  dépenses  de  transmission  sont  trop  élevées,  le  pro- 
priétaire est  supposé  admettre  que  l'objet  ne  lui 
soit  pas  envoyé  et  accepter  le  montant  de  sa  valeur 
vénale. 

Dans  la  pratique,  ces  principes  sont  donc  à  appliquer 
avec  prudence  et  sagesse,  car  il  faut  tenir  compte  aussi 
des  circonstances  concrètes,  en  particulier  de  la  ri- 
chesse ou  de  la  pauvreté  des  gens  en  présence.  Si  le 
créancier  est  riche  et  le  débiteur  pauvre,  celui-ci  est 
souvent  autorisé  à  différer  l'exécution  de  son  obliga- 
tion, même  si  celle-ci  n'entraîne  pour  lui  que  des  dé- 
penses minimes.  Dans  le  cas  contraire,  la  restitution 
immédiate  est  ordinairement  un  devoir  malgré  les  frais 
considérables.  Lugo,  disp.  XX.  n.  188;  Lacroix,  1.  III, 
part.  IL  De  restitutione,  n.  373. 

2.  Restitution  d'un  bien  détenu  justement.  -  -  Le  pos- 
sesseur de  bonne  foi  restitue  là  où  il  a  connu  qu'il  avail 
un  bien  qui  ne  lui  appartenait  pas.  A  cela  se  borne  SOT 
obligation.  Si  le  bien  est  à  transporter  en  un  autre  lieu. 
on  m'  trouve  le  propriétaire,  c'est  aux  frais  de  ce  der- 
nier. Si,  par  ailleurs,  l'objet  péril  pendantle  transport, 
C'esl  le  propriétaire  qui  en  supporte  seul  la  perle.  Si  ce 
dernier  est  si  éloigné  que  les  dépenses  de  déplacement 
et  de  transport  pour  lui  rendre  son  dû  soient  égales  ou 
supérieures  à  la  valeur  de  l'objet,  le  possesseur  de 
bonne  foi  conservera  celui-ci  in  se  ou  in  Sequivalenti 
Jusqu'à  un  moment  plus  favorable,  à  moins  quel'ayant- 
ilroit  ait  l'ail  savoir  qu'il  accepte  de  supporter  les  frais. 
S'il  n'y  a  aucun  espoir  de  rejoindre  le  maître  légitime 


2497 


INSTITUTION.    CAUSES    EXCUSANTES 


249S 


ou  si  l'objet  est  de  peu  de  valeur,  celui-ci  sera  donné 
aux  consanguins  ou  aux  héritiers  du  propriétaire  et  à 
leur  défaut  aux  pauvres,  ou  même  licitement  gardé  par 
celui  qui  le  détient  honnêtement  pour  lui  et  ses  consan- 
guins, si  lui  ou  ceux-ci  sont  dans  la  pauvreté. 

3.  Restitution  prévue  par  un  contrat.  — ■  a)  Les  dettes 
de  contrat  onéreux  sont  à  acquitter  au  lieu  fixé  expres- 
sément ou  tacitement  par  la  convention.  Si  sur  ce 
point  il  n'y  a  eu  aucune  entente,  les  coutumes  régio- 
nales, en  vigueur  dans  les  contrats  semblables,  devront 
être  suivies. 

b)  Les  contrats  gratuits  (donation,  legs,  etc.) 
s'exécutent  là  où  étaient  les  biens  lorsqu'ils  furent  don- 
nés ou  légués,  à  moins  qu'il  n'en  soit  disposé  autrement 
par  le  testateur. 

5°  Quand  doit  se  faire  la  restitution?  —  1.  Restitu- 
tion immédiate;  2.  Restitution  différée. 

1.  La  restitution  immédiate.  —  D'une  manière  géné- 
rale, la  restitution  est  obligatoire  aussitôt  que  l'on  sait 
être  débiteur  ou  injuste  détenteur  d'un  bien  d'autrui. 
Ce  principe  est  absolu  quant  à  l'acte  intérieur.  La  réso- 
lution de  mettre  fin  à  l'injustice  doit  être  pour  ainsi 
dire  mathématiquement  immédiate. 

2.  La  restitution  différée.  —  Quant  à  la  restitution 
réelle,  elle  s'exécute  au  jour  fixé  s'il  y  a  contrat  mutuel, 
sinon  le  plus  tôt  possible  moralement,  lorsque  cela  sera 
commode  et  sans  un  inconvénient  personnel  notable 
ou  plus  grave  que  celui  qui  adviendrait  à  celui  qui  a 
été  lésé,  si  sans  raison  excusante  et  volontairement  on 
diffère  de  lui  retourner  son  bien.  L'exécution  admet 
donc  des  retards  légitimes,  car  il  est  indispensable  de 
prendre  en  considération  les  circonstances  de  temps, 
de  lieu,  les  difficultés  actuelles  des  personnes  en  jeu  et 
la  valeur  même  de  la  chose  à  rendre.  Par  exemple,  celui 
qui,  en  chemin  de  fer,  se  souvient  qu'il  est  redevable 
d'une  somme  d'argent  à  un  de  ses  amis  éloigné,  doit 
immédiatement  former  le  projet  de  restituer,  bien  qu'il 
soit  obligé  d'en  différer  l'exécution.  Cf.  S.  Alphonse, 
1.  III,  n.  676,  n.  079;  Praxis  confess.,  n.  43. 

Le  débiteur  qui,  sans  raison  suffisante,  se  refuse  à 
re  îdrele  plus  tôt  possible,  alors  qu'il  en  ala  commodité, 
ou  qui  veut  seulement  le  faire  par  partie,  bien  qu'il  ait 
la  possibilité  de  remettre  le  tout,  ne  peut  pas  être  ab- 
sous, car  il  n'a  pas  le,  ferme  propos  :  Sires  aliéna,  prop- 
ter  quam  peccatum  est,  reddi  possit,  et  non  redditur, 
pxnitentia  non  admittitur,  sed  simulalur.  Si  uutem  vera- 
ciler  agitur,  non  remittitur  peccatum,  nisi  restituatur 
ablatum  si,  ut  dixi,  restitui  potest.  Décret  de  Gratien, 
causa  XIV,  q.  vi,  c.  1.  La  règle  canonique  est  aussi 
catégorique  :  Peccatum  non  dimittitur,  nisi  restituatur 
ablatum.  Reg.  4,  de  regulis  juris,  in  VI0. 

Pour  obtenir  le  pardon  divin,  la  restitution  mentale 
ou  interne  suffit,  mais  le  débiteur  qui  a  promis  plusieurs 
fois  en  confession  de  restituer  et  qui  ne  s'est  pas  réel- 
lement exécuté  ne  peut  pas  recevoir  l'absolution  à 
moins  qu'il  ne  se  soit  produit  un  nouvel  événement, 
qui  autorise  le  prêtre  à  la  donner  une  fois  de  plus. 

Celui  qui  est  à  même  de  s'acquitter  durant  sa  vie  et 
qui  remet  cette  obligation  à  l'article  de  la  mort  ou  la 
laisse  à  ses  héritiers,  n'a  pas  non  plus  la  contrition 
requise  pour  être  purifié  de  son  péché,  sauf  s'il  s'agit 
d'éviter  une  infamie;  le  débiteur  aurait  alors  le  droit  de 
réparer  par  testament. 

6°  Causes  qui  excusent  de  la  restitution.  —  1.  Les  unes 
suspendent  l'obligation;  2.  Les  autres  l'éteignent. 

1.  Causes  qui  suspendent  l'obligation  de  restituer.  — 
a)  L'ignorance  de  droit  ou  de  fait  excuse  du  délai  qui 
est  apporté  à  la  restitution,  quand,  unie  à  la  bonne  foi, 
elle  n'est  pas  coupable. 

b)  Un  dommage  à  craindre.  —  Le  débiteur  est-il  tenu 
de  restituer  aux  créanciers  lorsqu'il  prévoit  que  ceux- 
ci  en  abuseront  pour  commettre  le  péché  ou  pour  nuire 
à  autrui  ? 


a.  Pour  commettre  le  péché.  —  D'une  manière  géné- 
rale, si  le  créancier  veut  user  du  bien  rendu  pour 
commettre  le  péché,  pour  corrompre  son  semblable, 
s'adonner  aux  plaisirs  mauvais,  pratiquer  fa  simonie,  ou 
pour  s'enivrer,  c'est  une  obligation  de  charité,  admise 
par  la  plupart  des  théologiens,  que  de  différer  la  resti- 
tution. Il  faut,  en  effet,  écarter  tout  dommage  du  pro- 
chain quand  cela  est  possible  sans  grave  inconvénient 
personnel. 

Parfois  cependant  ce  retardement  n'atteint  pas  la  fin 
recherchée,  si  le  créancier  obtient  de  l'autorité  judi- 
ciaire que  son  bien  lui  soit  remis  ou  trouve  facilement 
un  autre  moyen  qui  lui  permette  de  perpétrer  son  for- 
fait. Dans  ces  cas  il  est  licite  de  restituer,  car  ce  n'est 
plus  un  acte  considéré  comme  nocif  en  lui-même.  Il  en 
est  ainsi  également  s'il  est  prévu  que  le  créancier  récla- 
mera de  nouveau  son  dû  avec  une  intention  de  péché. 
car  le  délai  lui  offrirait  plutôt  une  occasion  de  multi- 
plier les  péchés  que  de  les  éviter. 

b.  Si  le  créancier  doit  abuser  de  son  bien  pour  nuire  ù 
autrui,  tous  admettent  qu'il  faut  différer  la  restitution, 
si  cela  est  possible  sans  plus  grave  ou  égal  inconvé- 
nient. Sur  ce  point  saint  Thomas  s'exprime  en  ces  ter- 
mes :  Quando  res  restituenda  apparct  esse  nociva  ei 
cui  restitutio  facienda  es/  vel  alteri,  non  débet  lune  res- 
titui; quia  restitutio  ordinatur  ad  utilitatem  ejus,  cui 
restituitiir  :  omnia  enim  quse  possidentur,  sub  ratione 
utilis  cadunt;  née  tamen  débet  ille,  qui  detinet  rem  alié- 
nant, sibi  appropriare,  sed  vel  reservare,  ut  congruo  tem- 
pore  restituât,  vel  etiam  alii  traderc  tutius  conservandam. 
IIa-lP',  q.  i.xii,  a.  ").  ad  l"m. 

Bien  qu'ici  le  précepte  de  la  charité  intervienne  pro- 
bablement, c'est  surtout,  semble-t-il.  une  obligation  de 
justice  qui  motive  le  retard.  Dans  l'hypothèse  envi- 
sagée, en  effet,  la  restitution  revêt  les  caractères  d'une 
véritable  coopération  contre  la  justice,  étant  donné 
que  le  débiteur  fournit,  pour  ainsi  dire,  l'instrument 
qui  servira  à  nuire  à  autrui.  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  <;)?. 

c)  L'impuissance.  —  Elle  est  physique  ou  morale  : 
a.  Quand  elle  est  physique,  le  débiteur  est  excusé  de  res- 
tituer actuellement,  car  à  l'impossible  nul  n'est  tenu. 
selon  la  règle  de  droit  :  Nemo  potest  ad  impossibile 
obligari.  Reg.  (i,  de  regulis  juris,  in  VI0;  cf.  Décret  de 
Gratien,  causa  XIV,  q.  vi, cl. Non  remittitur  peccatum, 
nisi  restituatur  ablatum.  sed  ut  dixi,  cum  restitui  potest. 
Plerumque  enim  qui  aufert.  amittit,  sive  alios  patiendo 
malos,  sive  ipse  maie  vivendo,  nec  aliud  liabel,  unde  res- 
tituât. Hinc  certe  non  possumus  dicere  :  Rcdde  quod 
abstulisti. 

b.  Il  y  a  impuissance  morale,  si  la  restitution  entraîne 
pour  le  débiteur  un  notable  et  plus  grand  détriment 
que  celui  subi  par  le  créanciei  du  fait  du  retard.  Il  sera 
permis  de  différer  quand  il  y  aura  péril  pour  le  salut  de 
l'âme  (au  cas,  par  exemple,  où  il  faudrait  recourir  à  des 
moyens  peccamineux),  pour  la  santé  du  corps,  pour  la 
bonne  renommée,  ou,  même  s'il  y  avait  eu  faute,  le 
risque  de  perdre  un  état  de  vie  honnête  et  justement  ac- 
quis. S.Alphonse,  1.  III,  n.  697-698,  n.702;Wouters,t.i, 
n.  1021,3.  L'excuse  ne  vaudrait  pas  dans  cedernicr  cas, 
s'il  n'était  question  que  de  diminuer  le  train  de  vie  ou 
d'abandonner  une  situation  obtenue  malhonnêtement. 

En  pratique,  il  faut  appliquer  ces  principes  avec  mo- 
dération et  sagesse  et  considérer  qu'il  s'agit  non  seu- 
lement du  dommage  subi  par  le  débiteur  en  personne 
mais  aussi  de  celui  des  siens.  Par  celle  appellation  en- 
tendons ses  parents,  son  épouse,  ses  enfants,  vraisem- 
blablement aussi  ses  frères  et  sœurs  qui  seraient  jeunes 
et  incapables  de  se  suffire,  ou  même  qui  seraient  d'un  âge 
plus  avancé  et  qui,  sans  qu'il  y  ait  de  leur  faute,  seraient 
tombés  dans  une  grave  nécessité. 

d)  La  nécessité.  —  Celle-ci  excuse  de  la  restitution 
immédiate.  Cependant  si,  du  fait  de  ce  délai, le  débiteur 
et  le  créancier  se  trouvent  dans  une  égale  nécessité, 


2499 


RESTITUTION.    CAUSES    EXCUSANTES 


2500 


celui-là  est  tenu  de  s'acquitter,  car  les  causes  étant 
semblables,  la  condition  de  celui-ci  est  supérieure  : 
il  a  pour  exiger  son  dû  un  droit  strict  que  n'a  pas 
l'autre  pour  temporiser.  C'est  encore  plus  vrai  lorsque 
la  dette  a  été  contractée  délictueusement,  parce  que 
l'innocent  est  à  favoriser  de  préférence  au  coupable, 
conformément  à  l'axiome  :  Nemo  ex  suo  delicto  melio- 
rem  suam  condiiionem  facere  potest.  S.  Alphonse,  1.  III, 
n.  701-703;  Lacroix,  1.  II,  part.  II,  n.   13(1. 

Quand  le  débiteur  ou  le  créancier  se  trouvent  dans 
une  égale  nécessité  extrême,  si  celui-là  est  tombé 
d'abord  dans  cet  état  il  n'est  pas  obligé  de  restituer 
immédiatement  au  second,  qui  est  jeté  après  lui  dans 
une  situation  analogue,  car  il  a  le  premier  acquis  la 
propriété  de  ce  qui  lui  était  indispensable.  Par  ailleurs 
n'avait-il  pas  le  droit  à  ce  moment  d'être  aidé  par  celui 
à  qui  il  devait? 

Au  contraire,  si  le  créancier  est  le  premier  dans 
l'extrême  nécessité,  le  débiteur  doit  lui  restituer  son 
bien,  non  seulement  parce  qu'il  lui  appartient,  mais 
aussi  qu'il  est  obligé  de  le  secourir  en  ces  circonstances. 

Il  en  est  ainsi  également  et  à  plus  forte  raison  si  le 
propriétaire  connaît  l'extrême  nécessité  parce  que  son 
bien  lui  a  été  dérobé,  même  si  le  débiteur  déloyal  est 
lui-même  dans  un  état  identique.  Régula  65,  de  regulis 
juris,  in  VI°;  S.  Alphonse,  1.  III,  n.  701;  Lessius,  1.  II, 
c.  xvi,  dub.  i,  n.  13;  Lugo,  disp.  XXI,  n.  4. 

Enfin,  quand  tous  deux  tombent  en  même  temps 
dans  la  misère  extrême,  le  débiteur  doit  rendre  le  bien 
au  moins  s'il  existe  en  espèce,  car  le  créancier  qui  n'en 
a  jamais  perdu  la  propriété  peut  le  réclamer  et  a  for- 
tiori, étant  donnée  la  situation  dans  laquelle  il  se 
trouve,  son  titre  de  revendication  est  double.  Si  le  bien 
d'autrui  a  été  consommé  ou  détruit,  le  débiteur  qui 
n'en  disposerait  plus  ne  saurait  qu'être  obligé  à  resti- 
tuer quand  il  le  pourra.  Il  reste  bien  entendu,  en  elïet, 
en  cette  hypothèse  comme  dans  les  autres  qui  ont  été 
examinées,  que,  malgré  le  retard  imposé  par  les  cir- 
constances, l'obligation  persévère  et  doit  être  exécutée 
quand  il  n'y  a  plus  de  raisons  excusantes. 

2.  Causes  qui  éteignent  l'obligation.  —  Ce  sont  :  la 
destruction,  la  rémission,  la  compensation  et  l'autorité 
supérieure. 

a)  La  destruction  de  la  chose  dispense  absolument  de 
restituer,  si  elle  n'est  pas  le  fait  d'un  acte  peccamineux. 
Mais  si  le  débiteur  en  est  devenu  plus  riche,  il  doit  ren- 
dre ce  supplément  au  propriétaire,  car  il  n'est  pas  juste 
que  quelqu'un  profite  au  détriment  d'autrui  :  Lcx  Item 
veniunt  20,  §  G,  Digeste ,  De  luvrcditatis  petitione  :  «  Eos 
autem,  qui  justas  causas  habuissent,  quare  bona  ad  se 
pcrlinere  exislimassent,  usque  en  dunlaxat,  quo  locuplc- 
tiores  ex  en  re  facti  essent,  condemnandos  »;  Reg.  18,  de 
regulis  jaris,  in  VI",  »  Locupletari non  débet  aliquiscum 
alterius  injuria,  vel  jacturu  »;  voir  aussi  S.  Alphonse, 
1.  III,  n.  700,  q.  2;  Homo  apostoi,  tract,  i,  n.  20. 

b)  La  rémission.  Le  débiteur  est  libéré  de  la  resti- 
tution quand  le  créancier  lui  remet  sa  dette  d'une  fa- 
çon expresse  ou  même  tacite,  par  exemple  en  lacérant 
l'instrument  de  la  dette  ou  en  le  rendant  volontai- 
rement avant  le  paiement.  Lacroix,  1.  III,  part.  II, 
n.  402;  Lugo,  disp.  XXI,  sect.  iv.  n.  53  et  54;  S.  Al- 
phonse, I.  III,  n.  70O,  1". 

Pour  être  valide  la  rémission  doit  revêtir  certaines 
conditions  :  elle  doit  être  libre,  sans  violence,  ni  fraude, 
ni  ruse.  Reg.  27,  de  regulis  juris,  in  VI"  :  «  Scienti  et 
consentienti...  »;  Lugo,  disp.  XXI,  sect.  iv,  n.  46;  Spo- 
rcr,  c.  iv,  sect.  iv,  n.  SI  ;  Lacroix,  1.  III,  part.  1 1,  n.  157. 
Elle  tic  peut  pas  être  faite  dans  les  cas  exceptés  par 
le  droit.  Ferrari  s  donne  un  certain  nombre  d'exemples 
dans  l'ancien  droit,  l'rompta  bibliolheca,  art.  Restitutio, 
n.  31  sq.,  col.  1511)  sq. 

Enfin  elle  n'est  valable,  que  si  elle  est  accordée  par 
quelqu'un  qui  en  a  la  puissance. 


l'nc  rémission  présumée  de  juluro  suffît  pour  étein- 
dre une  obligation  de  justice.  Elle  existe  lorsqu'on 
suppose  légitimement  que  le  créancier  remettrait  sa 
créance,  si  le  débiteur  le  lui  demandait,  à  cause  des 
bons  sentiments  qu'il  nourrit  à  son  égard.  Dans  cette 
hypothèse  le  créancier  est  considéré  comme  ne  s'oppo- 
sant  pas  à  ce  que  la  restitution  soit  omise.  S.  Al- 
phonse, 1.  III,  n.  700,  q.  1. 

c)  La  compensation  excuse  totalement  si  elle  a  toutes 
les  conditions  requises  pour  être  légitime:  celles-ci  va- 
rient suivant  les  lois  régionales.  Voir  Lex  Ideocompen- 
satio  3,  Digeste,  De  compensationibus  :  «  Interesl  nostra 
potins  non  solvcrc,  quam  solutum  repetere.  »  Il  y  a  com- 
pensation proprement  dite  ou  légale  lorsque  la  dette 
d'un  débiteur  est  compensée  par  celle  de  même  valeur 
que  lui  doit  son  créancier.  La  compensation  occulte 
éteint  une  obligation  de  justice;  elle  ne  saurait  être 
conseillée  et  pratiquée  qu'avec  la  plus  grande  pru- 
dence. 

d  j  L'autorité  supérieure  ou  une  disposition  législative 
qui  émane  d'elle  libère  aussi  un  débiteur  de  son  obli- 
gation. C'est  le  cas  de  la  prescription  ou  d'une  sentence 
judiciaire.  Lugo,  disp.  XXI,  n.  553;  Lessius,  1.  II, 
c.  vu,  dub.  vin;  Sporer,  n.  91;  Lacroix,  n.  471. 

Le  souverain  pontife  a  aussi  le  pouvoir  de  dispenser 
d'une  restitution  due  à  des  causes  pies  et  pour  des 
dettes  incertaines.  Il  l'a  souvent  exercé  à  propos  des 
biens  d'Église  confisqués  injustement  par  les  États,  ou 
occupés  malhonnêtement  par  les  particuliers  et  passés 
ensuite  aux  mains  des  gouvernements. 

Sans  cette  condonation  les  biens  ne  sauraient  être 
possédés  en  sûreté  de  conscience.  L'intervention  de 
l'Église  sur  les  dettes  incertaines  s'appuie  sur  le  pou- 
voir dont  elle  jouit  même  en  matière  temporelle, 
ratione  peccati.  Dans  le  domaine  spirituel  le  pape, 
tenant  compte  des  circonstances,  peut  aussi  accorder  la 
permission  générale  de  satisfaire  par  une  seule  messe, 
alors  que  des  honoraires  ont  été  versés  pour  plu- 
sieurs. Les  concessions  publiques  sont  accordées  par  la 
S.  Congrégation  du  Concile;  celles  qui  sont  occultes, 
le  sont  par  la  S.  Pénitencerie. 

Tous  les  manuels  de  théologie  morale  traitent  de  ces  ques- 
tions plus  ou  moins  abondamment  :  Aertnys,  Tlieologia  mo- 
ralis  juxta  doctrinam  S.  Alphonsi  de  l.igorio,  2e  édit..  Tour- 
nai, 1890;  10e  édit.  adaptée  au  code  par  Damen,  Tournai. 
1919-1920;  Allègre,  Le  code  civil  commenté,  Paris,  1902: 
saint  Alphonse  de  Liguori,  Tkcnlogia  moralis,  édit.  P.  Gau- 
dé,  1.  III,  Rome,  1905;  .T.  d'Annibale,  Summula  theologiw 
moralis,  part.  II,  1,  3"  édit.,  Rome,  1888;  Ballerini,  Com- 
pendium  theologia;  moralis,  Rome,  1893;  Ballerini-Palmicri, 
Opus  monde  a  Ballerini  conscriplum  et  a  Palmieri  cum  anno- 
tationibus  editum,  Prati,  1899;  Berardi.  Tlieologia  moralis 
theorico-practica,  Iractalus  de  juslilia  et  jure,  Paenza,  1905; 
Bonacina,  De  morali  theologia,  t.  n.  De  reslitulione,  Lyon, 
1697;  .1.  Carrière,  Prseleciiones  théologien'  majores,  t.  m,  De 
juslilia  et  jure,  de  cantraclibus,  Paris,  1839-1811;  Grolly, 
Disputationes  théologien',  t.  m,  7'c  justitia  et  jure,  Dublin, 
1870-1877;  Ebel-Bierbaum,  Tlieologia  moralis,  dcc<dogalis  et 
sacramentalis,  Paderborn,  1894;  Genlcot,  Tlieologia*  moralis 
instilutiones,  t.  VI,  l.ouvain,  1 898  1902;  Genicot-Salsmans, 
Théologies  moralis  instilutiones,  Bruxelles,  1927;  Thomas 
(.nussi't.  Théologie  morale,  Paris,  18  15;  Gury-Ballerinl,  Com- 
pendium  theologiœ  moralis  ab  auctore  récognition  et  Ballerini 
adnotalionibus  locuplelatum,  4e  éd.,  Rome,  1877;  Lacroix, 
Theologia  moralis,  I.  III,  part,  n,  De  reslitntione,  Paris, 
1867;  I.aymann,  Tlieologia  moralis,  1.  III.tr. m, Lyon,  1654; 
Venise  1769;  Lehmkuhl,  Tlieologia  moralis,  Fribourg-en- 
B.,  1902,11*  éd.,  1910;  Lessius,  De  justitia  et  jure  ceterisque 
virtutibus  cardinalibus,  1.  I,  Anvers,  1632;  de  Lugo,  Dispu- 
lationes  scolasticae  et  morales  d-  justitia  et  jure,  Paris,  18(is- 
1869;  Clément  Marc,  Instilutiones  morales  Alplionsiamc, 
Rome,  ish:>,  1904,  18*  éd.,  Lyon,  1928;  Marres,  De  justitia. 
I.  II.  Reuremonde,  18S9;  Mollna,  De  juslilia  et  jure,  Venise. 
1609,  autre  édit.,  1735;  Noldin,  Summa  tlieologia-  moralis, 
I  >r  preeceplis  J>ei  et  Ecclesite,  Inspruck,  1911;  Noldin- 
Schmitt,  Summa  tlieologia'  moralis.  De  pra'ceplis  Dci  et 
Ecclcsiiv,  Inspruck,  1920;  Pirhing,  Jus  cunonicum  in  quin- 


2501 


RESTITUTION.    RESURRECTION     DES    MORTS 


2502 


que  libros  Décrétai  ium  distribution,  Dilingen,  1674;  Piscetta- 
Gennaro,  Elementa  théologies  moralis,  Turin,  192S;  Priimmer 
Monnaie  théologies  moralis,  Fribourg-en-Br.,  1923;  Ev.  Prù- 
ner,  Théologie  morale,  trad.  P.  Belet,  Paris,  1880;  Reiften- 
stuel,  Jus  eanonicum  universum  juxta  lilulos  quinque  libro- 
rum  Dcerctalium,  Paris,  1864;  Router,  Theologia  moralis 
quadripartite!,  Cologne,  1750;  Salmanticenscs,  Cursus  theo- 
logia' moralis,  De  restitutions,  Venise,  1764;  Schmalzgruéber, 
Ad  jus  eeclesiastieum  universum,  Rome,  1815;  Sebastiani, 
Summarium  theologia'  moralis,  Turin,  1918;  Sporer,  Theolo- 
gia moralis  decalogalis  et  sacramenlalis,  Venise,  1714; 
10e  éd.  Sporer-Bierbauni,  Theologia  moralis  decalogalis, 
Paderborn,  1897;  Tamburini,  Explieatio  Decalogi,  dans 
Opéra  omnia,  Venise,  1707;  Tanquerey,  Synopsis  theologia' 
moralis  et  pasloralis,  t.  m,  De  virilité  justitia?  et  de  uariis 
slatuum  obligationibus,  9°  éd.,  Paris,  1931;  Vermeerscb, 
Quœstiones  de  justitia  ad  usum  hodiernum  scholastice  dispu- 
tâtes, Bruges,  1901;  du  même,  Theologia-  moralis  principia, 
responsa,  consilia,  t.  il,  De  virlutum  exercitatione,  2e  éd., 
Bruges,  1928;  Wafïelaert,  De  justitia,  1880;  L.  Wouters, 
Monnaie  theologia'  moralis,  t.  i,  Bruges,  1932. 

N.  IUNG. 
RESTRICTION  MENTALE.  -On  désigne 
sous  ce  terme  une  «  réserve,  un  acte  secret  de  l'esprit 
par  lequel  les  paroles  que  l'on  prononce  sont  restreintes 
à  un  sens  qui  n'est  pas  leur  sens  naturel  »  (Dictionn. 
Larousse).  C'est  une  façon  de  ne  pas  exprimer  la  vérité 
quand,  pour  des  raisons  valables  ou  non,  on  ne  veut  pas 
la  découvrir.  Sur  ce  qui  concerne  sa  définition  stricte 
et  la  légitimité  de  son  emploi,  se  reporter  à  l'article 
Mensonge,  t.  x,  col.  565-567. 

RÉSURRECTION   DES    MORTS.  —  Cet 

article  a  pour  objet  la  croyance  catholique  exprimée 
dans  le  symbole  des  apôtres  :  «  Je  crois  la  résurrection 
de  la  chair.  »  On  exposera  successivement  :  I.  La  doc- 
trine catholique  d'après  les  documents  du  magistère  et 
les  Regulœ  fidei.  IL  La  croyance  à  la  résurrection  de 
la  chair  dans  l'Écriture  et  les  écrits  juifs  contempo- 
rains du  Christ  (col.  2501).  III.  L'enseignement  de  la 
tradition  catholique  (col.  2520).  IV.  Les  spéculations 
des  théologiens  (col.  2548).  V.  Conclusions  générales 
(col.  2568). 

I.  La  doctrine  catholique.  —  /.  d'après  les 
DOCVMKST.s  BV  magistère.  — Les  documents  du  ma- 
gistère nous  fournissent  sur  la  résurrection  des  corps 
un  triple  enseignement  : 

1°  A  la  fin  du  monde,  tous  les  morts  ressusciteront. 

1.  Symbole  des  Apôtres. 

Credo...    carnis    resurrec-        Je  crois...  la  résurrection 
tionem.  (Denz.-Bannw.,  n.  2  ;    de  la  chair. 
6;  8.) 

2.  Symbole  de  Nicée-Conslanlinople. 
Exspectamus    resurrectio-        Nous  attendons  la  résur- 

nem     mortuorum.     (Denz.-    rection  des  morts. 
Bannw.,  n.  86.) 

3.  Symbole  d'Alhanase. 

Ad  cujus  adventum  omnes        A  son  avènement,  tous  les 

homines     resurgere     habent  hommes  devront  ressusciter 

cum  corporibus  suis  et  red-  avec  leurs  corps,  et  rendront 

dituri  sunt  de  factis  propriis  raison  de  leurs  propres  ac- 

rationem.      (Denz.-Bannw.,  tions. 
n.  40.) 

4.  Symbole  d' Épiphane. 

Condemnamus  eliam  illos  Nous  condamnons  pareil- 

qui  mortuorum  resurrectio-  lement  ceux  qui  ne  confes- 

nem     minime     confitentur.  sent  pas  la  résurrection  des 

(Denz.-Bannw.,  n.  14.)  morts. 

5.  I.e  «  libellus  »  de  Paslor. 

Resurrectionem  vero  futu-  Nous  croyons  que  la  résur- 

ram  manere  credimus  omnis  rection   sera   le  partage   de 

carnis.  (Denz.-Bannw.,  n.  20).  toute  chair. 

Si  quis  dixerit  vel  credide-  Si  quelqu'un  dit  ou  croit 

rit,  corpora  humana  non  re-  que  les  corps  humains  ne  res- 

surgere  post  mortem,  A.  S.  susciteront  pas  après  la  mort, 

(Denz.-Bannw.,  n.  30.)  qu'il  soit  anathème. 


6.  Concile  de  Braga  (561). 

Can.  12.  —  Si  quis  plas-  Si  quelqu'un  dit  que  la  îor- 

mationem   humani   corporis  mation  du  corps  humain  est 

diaboli  dicit  esse  iigmentum  l'ouvrage  du  diable  et  que  les 

et  eonceptiones  in  uteris  ma-  conceptions  dans  le  sein  des 

trum  operibus  dicit   daemo-  mères  sont  façonnées  par  le 

num  figurari,  propter  quod  travail  des  démons,  en  raison 

et  resurrectionem  carnis  non  de  quoi  il  ne  croit  pas  à  la  ré- 

ciedit.    sicut    Manichseus   et  surrection  de  la  chair,  comme 

Priscillianus  dixerunt,  A.  S.  Manès    et    Priscillieu     eux- 

(Denz.-Bann.,  n.  242.)  mêmes,  qu'il  soit  anathème. 

7.  Symbole  de  foi  du  XIe  concile  de  Tolède  (675). 
Sub  qua  fide  et  resurrec-  Sous      cette      toi,      nous 

tionem  mortuorum  veraciter  croyons  aussi  en  toute  vérité 

credimus.       (Denz.-Bannw.,  la  résurrection  des  morts, 
n.  287.) 

8.  Profession  de  foi  de  Pie  IV. 

Et exspecto resurrectionem  Et   j'attends   la   résurrec- 

mortuorum.  (Denz.-Bannw.,  tion  des  morts, 
n.  994.) 

2°  Cette  résurrection  sera  universelle,  c'est-à-dire  pour 
tous  les  hommes  sans  exception. 

1.  Symbole  d'Alhanase. 

Ad  cujus  adventum  omnes  A  son  avènement  tous  les 

homines     resurgere     habent  hommes  devront  ressusciter 

cum  corporibus  suis.  (Denz.-  avec  leurs  corps. 
Bannw.,  n.  40.) 

2.  Libellus  de  Paslor. 

Resurrectionem  vero  futu-  Nous  croyons  que  la  résur- 

ram  manere  credimus  omnis  rection   sera   le   partage   de 

carnis. (Denz.-Bannw., n.20.)  toute  chair. 

3.  Symbole  de  foi  du  XIe  concile  de  Tolède  (675). 

...  confitemur  veram  lieri  ...nous  confessons  qu'aura 

resurrectionem    carnis    um-  lieu  une  véritable  résurrec- 

nium    mortuorum.     (Denz.-  tion  de  tous  les  morts. 
Bannw.,  n.  2X7.) 

4.  Profession  de  foi  de  Michel  Paléologue,  au  IIe  con- 
cile de  Lyon  (1274). 

Ecclesia  Romana  iirmiter  L'Église  romaine  croit  fer- 

credit  et  firmiter  asseverat,  mement  et  fermement  aflir- 

quod  nihilominus  in  die  judi-  me  que  cependant  au  jour  du 

cii  omnes  homines  ante  tri-  jugement  tous  les  hommes 

bunal  Christi  cum  suis  cor-  comparaîtront  devant  le  tri- 

poribus  comparebunt,  reddi-  bunal  du  Christ  avec  leurs 

turi  de  propriis  factis  ratio-  corps,  pour  y  rendre  compte 

nem.  (Denz.-Bannw.,  n.  464.)  de  leurs  propres  actions. 

5.  Bulle  «  Benedictus  Deus  »  de  Benoît  XII. 

Definimus...  quod  nihilo-  Nous  définissons...  que  ce- 
minus  in  die  judicii  omnes  pendant  au  jour  du  jugement 
hominesante  tribunal  Christi  tous  les  hommes  comparai- 
cum  suis  corporibus  compa-  tront  devant  le  tribunal  du 
rebunt,  reddituri  de  factis  Christ  avec  leurs  corps,  pour 
propriis  rationem,  «  ut  refe-  y  rendre  raison  de  leurs  pro- 
rat  unusquisque  propria  cor-  près  actions,  «  afin  que  cha- 
poris,  prout  gessit,  sive  bo-  cun  reçoive  ce  qui  est  dû  à 
num,  sive  malum  »  (II  Cor.,  son  corps,  selon  qu'ilafait 
v,10).  (Denz.-Bannw.,  n. 532.)  ou  de  bien  ou  de  mal.  » 

3°  Les  hommes  ressusciteront  avec  les  mêmes  corps 
qu'ils  auront  eus  en  celle  vie. 

1.  Symbole  d'Athanasc. 

Ad  cujus  adventum  omnes  A  son  avènement,  tous  les 

homines     resurgere    habent  hommes  devront  ressusciter 

cum  corporibus  suis...  (Denz.-  avec  leurs  corps. 
Bannw.,  n.  40.) 

2.  Fides  Damasi. 


In  hujus  morte  et  sanguine 
credimus  emundatos  nos  ab 
eo  resuscitandos  die  novissi- 
m  i  in  hoc  carne,  qua  nunc  vi- 
vimus.  (Denz.-Bannw.,  n.  16.) 

3.  Profession  de  foi  du 

Nec  in  ierea  vel  qualibet 
alia  carne  (ut  quidam  deli- 


Purifiés  dans  sa  mort  et 
dans  son  sang,  nous  serons 
ressuscites  par  lui  au  dernier 
jour,  dans  cette  même  chair, 
dans  laquelle  nous  vivons 
présentement. 

XI'  concile  de  Tolède. 

Nous  croyons  que  nous  res- 
susciterons,   non    dans   une 


i03 


RÉSURRECTION.    DOCTRINE    CATHOLIQUE 


504 


rant)  surrecturos  nos  credi-  chair  aérienne  ou  toute  autre 
mus,  sed  in  ista,  qua  oivimus,  chair  (dissemblal)le),  mais 
eonsislimus  et  mooemur.  dans  cette  chair  même,  dans 
(Denz.-Bannw.,  n.  287.)  laquelle  nous   vivons,   nous 

sommes   constitués   et   nous 
nous  mouvons. 

4.  Symbole  de  saint  Léon  IX  à  Pierre  d'Anlioche 
(1053). 

Credo  etiam  veram  resur-  Je  crois  aussi  la  véritable 

rectionem     ejusdem     carnis,  résurrection  de  cette  même 

qaam  nunc  gestn,   et   vitam  chair  que  je  porte  présente- 

reternam.        (Denz.-Bannw.,  ment  et  la  vie  éternelle, 
n.  317.) 

5.  Profession  de  foi  imposée  aux  Vaudois  par 
Innocent  III  (1208). 

Corde  credimus  et  orc  con-        Nous  croyons  de  coeur  et 

fitemur  hujus  carnis,  quant  confessons  de  bouche  la  r<- 

gestamus,  cl  non  alterius  re-  surrection     de    cette    chair 

surrectionem. (Denz.-Bannw.  môme  que  nous  portons  el 

n.  -127.)  non  d'une  autre. 

G.  I  Ve  concile  du  Lalran  (1215). 

...  qui  mîmes  cum  suis  pro-  ...  qui  tous  ressusciteront 
priis  resurgenteorporibus qust  avec  leurs  propres  corps, 
nunc  gestanl,  ut  recipiant  se-  ceux-là  mômes  qu'ils  portent 
cundum  opéra  sua,  sive  bona  présentement,  afin  de  rece- 
fuerint  sive  mala.  (Denz.-  voir  chacun  selon  ses  œuvres, 
Bannw.,  n.  420.)  soit  qu'elles  aient  été  bonnes, 

soit  qu'elles  aient  été  mau- 
vaises. 

7.  Profession  de  foi  de  Michel  Paléologue  (IIe  concile 
de  Lyon)  (1274),  texte  repris  par  Benoît  XII,  bulle 
«  Bencdictus  Deus  »  (133G). 

Omnes  hommes  ante  tri-  Tous  les  hommes  compa- 

bunal  Christi  cum  suis  cor/io-  raîtront  au  tribunal  du  Christ 

ribus  comparebunt.  (Denz.-  avec  leurs  corps. 
Bannw.,  n.  464,  531.) 

De  ces  professions  de  foi,  il  convient  de  rappro- 
cher l'anathématisme  5  de  la  lettre  de  Justinien  au 
patriarche  Menas,  voir  ici,  t.  xi,  col.  1578  :  «  Quiconque 
dit  ou  pense  que,  lors  de  la  résurrection,  les  corps 
humains  ressusciteront  en  forme  de  sphère  et  sans  res- 
semblance avec  celui  que  nous  avons,  qu'il  soit  ana- 
thème.  »  Denz.-Bannw.,  n.  207.  Sur  la  valeur  doctri- 
nale à  accorder  à  ces  anathématismes,  voir  Origé- 
nisme,  t.  xi,  col.  1578. 

Les  trois  vérités  explicitement  proposées  par  ces 
documents  s'imposent  donc  comme  dogmes  de  foi. 
Mais  une  conclusion  doctrinale  —  vérité  catholique, 
quoique  non  définie  —  s'en  dégage  aussi  :  c'est  que  tous 
les  hommes  ressusciteront  simultanément,  que  la  mort 
n'aura  plus  de  prise  sur  eux  et  que,  par  conséquent, 
les  corps  de  tous  les  hommes,  élus  et  damnés,  seront 
incorruptibles.  Quant  aux  prérogatives  des  corps  glo- 
rieux, voir  t.  m,  col.  1879  sq. 

//.  d'après  les  Reoulje  fidei  dans  l'église  AN- 
CIENNE. — Les  documents  du  magistère  sont  complétés 
par  les  requise  fidei  proposées  par  les  anciens  auteurs 
ecelésiasl  iques. 

1°  Règle  de.  saint  I renée.  —  xal  àvaa-rîjaat  tcSctocv 
aàpxa  Trâm^ç  àvOpwrîÔTTjToç  ...  Cont.  hœr.,  1.  I,  c.  ix, 
n.  I,daxi3lïahn, Bibliolhek der  Symbole  und Glau  bensre- 
geln,  lïreslau,  1897,  p.  6. 

...rursus  venturus  esl  in  gloria  l'atris  ad  resusci- 
tandam  omnem  carnem...  Cont.  hœr.,  1.  11(,  c.  xvi, 
n.  ."),  i  lalm,  p.  7. 

2°  Règle  de  Terlullien.  -  ...oenlurum  cum  claritale  ad 
sumendos  sanctos  in  vita  œlernse  et  promissorum  cseles- 
liuni  fructum  et  ad  profanos  judicandos  igni  perpetuo, 
farta  utriusque  partis  resuscilatione  cum  carnis  restitu- 
tione.  De  prsescript.,  c.  xm,  Hahn,  p.  9. 

...venturum  judteare  vivos  et  mortuos  per  carnis 
etiam  resurrectlonem.  De  virg.  '"•/..  c.  t,  Hahn,  p.  10. 

3°  Règle  d'Origine.  —  ...serf  et  quia  erit  tempus 
nsurreciionis  morluorum,  cum  corpus  hoc,  <iu<,il  mine 


in  corruplione  seminalur,  surgel  in  incorruptione  et 
quod  seminalur  in  ignominia,  surgel  in  gloria  (I  Cor., 
xv,  42  sq.).  De  princ.,  1.  I,  prœf.,  n.  5,  Hahn,  p.  12. 

4°  Règle  d'après  les  Constitutions  apostoliques  :  'Avà- 
oTacw  yh/eGQa.1  ôp.oXoyoij(i.ev  Sixalwv  te  xal  àSixcùv  xal 
p.(.cT0a7TO§oaîav.  L.  VI,  c.  xi,  Hahn,  p.  14.  —  D'après 
la  Didascalie  :  àvàcraCTiv  TCic-reûeiv  xal  xplenv  xal  àvra- 
tzôSocsiv  7rpoa8oxàv.  L.  VI,  c.  xiv,  Hahn,  p.  15. 

5°  Règle  de  Nouai ien.  —  ...Qui  dum  in  eadem 
substanlia  corporis  in  qua  moritur,  resuscitalur,  ipsius 
corporis  vulneribus  comprobalur,  etiam  resurrectionis 
nostrœ  leges  in  sua  carne  monslravil,  qui  corpus,  quod 
ex  nobis  habuit,  in  sua  resurrectione  restiluit.  De  Tri- 
nitate,  c.  x.  —  Qui,  id  agens  in  nobis,  ad  œlernilalem 
el  ad  resurrectionem  immorlalitalis  corpora  noslra 
producat...  Erudienlur  enim  in  Ma  et  per  ipsum  cor- 
pora noslra  ad  immorlalitatem  proficere.  Id.,  c.  xxx. 
Cf.  L.  P.  Caspari,  Ungedruckle,  unbcachlcle  und  wenig 
beachtete  Quellen  zur  Geschichle  des  Taufsymbols  und 
der  Glaubensregel,  t.  in,  Christiania,  1875,  p.  463-465. 
Voir  A.  d'Alès,  La  théologie  de  Nooalicn,  Paris,  1925, 
p.   135-137. 

6°  Règle  d'Aphraate.  —  ...l'on  croit  à  la  résurrection 
des  morts.  Hom.  i,  fin,  Hahn,  21. 

Ces  règles  de  foi,  si  simples  dans  leur  expression,  ne 
font  que  résumer  et  proposer  très  brièvement  les  points 
<lc  foi  qu'a  iixés  le  magistère. 

II.  La  croyance  a  la  résurrection  de  la  chair 
dans  l'Écriture.  —  /.  ancien  testament.  —  La 
croyance  à  la  résurrection  de  la  chair  n'est  pas  propre 
au  Nouveau  Testament.  On  en  trouve  déjà,  en  effet, 
des  indications  très  nettes  avant  Jésus-Christ.  Sans 
doute,  les  plus  anciens  livres  de  l' Ancien  Testament 
sont  muets  sur  l'idée  d'une  résurrection  corporelle 
après  la  mort.  L'idée  contraire  est  même  assez  commu- 
nément exprimée,  non  par  opposition  à  l'idée  d'une 
résurrection  future,  mais  pour  constater  que  la  mort 
est  sans  retour  possible  à  la  vie  présente  :  «  L'homme 
se  couche  (dans  le  tombeau)  et  ne  se  relève  pas  » 
Job,  xiv,  12;  cf.  Ps.,  xl,  9;  Amos,  vin,  14.  Cette 
phrase  semble  avoir  été  une  sorte  d'adage  courant  et 
la  traduction  populaire  de  la  loi  universelle  de  mort 
portée  par  Dieu  contre  l'humanité  pécheresse  en 
Adam.  Cf.  Gen.,  m,  19. 

On  ne  peut  nier  cependant  qu'une  certaine  notion 
de  la  vie  éternelle  de  Dieu  transparaît  déjà  dans  cer- 
tains psaumes,  ici  simple  étincelle,  là  lumière  plus 
allirmée,  comme  un  aspect  confus  de  la  résurrection 
des  justes.  Cf.  ps.,  xlviii  (xlix),  15  (d'après  les  cor- 
rections de  Duhm);  ps.,  xv  (xvi),  8-11,  Lagrange,  Le 
judaïsme  avant  Jésus-Christ,  p.  348-349. 

Toutefois,  à  partir  d'une  certaine  époque,  sous  l'in- 
fluence sans  doute  d'antiques  traditions,  l'idée  d'une 
résurrection  future  s'éveille  dans  la  mentalité  juive. 
On  assiste  à  une  évolution  analogue  à  celle  qui  s'est 
produite  au  sujet  de  la  croyance  à  l'immortalité  de 
l'âme  ou  aux  sanctions  ultraterrestres.  11  semble  bien 
d'ailleurs  qu'on  doive  rejeter  ici  toute  influence  étran- 
gère sur  la  religion  juive,  notamment  l'influence  de  la 
religion  mazdéenne.  Le  parsisme,  en  effet,  enseigne 
l'apocatastase  de  tous,  ce  qui  est  entièrement  étranger 
à  Israël  qui  ne  reconnaît  que  la  résurrection  des  justes. 
Cf.  Is.,  lxvi,  24;  Dan.,  xn,  2;  au  temps  de  Jésus 
encore,  les  pharisiens  limitaient  la  résurrection  aux 
justes  (cf.  Mattli.,  XXII,  23;  Marc,  XII,  18;  Luc,  xx, 
27;  Ael.,  xxin,  N)  el  ils  pensaient  que  les  mauvais 
seraient  éternellement  punis  (cf.  Is.,  lxvi,  24;  Dan., 
xn,  3;  Judith,  xvi,  18,  Marc,  ix,  47).  De  même,  le 
dieu  chananéen  de  la  végétation  qui  ressuscite  n'exer- 
ça aucune  inlluence  sur  Israël,  car  cette  résurrection 
n'a  pas  le  caractère  moral  de  la  résurrection  enseignée 
dans  la  période  postexilienne.  Il  convient  donc  de 
chercher  l'idée  de  la  résurrection  dans  la  propre  évo- 


2505 


RESURRECTION.    L'ANCIEN    TESTAMENT 


2506 


lution  religieuse  d'Israël.  L'individualisme,  qui  com- 
mence avec  l'exil,  et  le  problème  de  la  sanction  por- 
taient puissamment  à  rechercher  une  communauté 
éternelle  avec  Dieu  et,  pour  être  parfaite,  cette  commu- 
nauté exige  la  résurrection.  Cf.  Notscher,  Altorienta- 
lischer  und  allteslamenllicher  Auferstehungsglau.be, 
Wurtzbourg,  1926,  p.  241.  Voir  aussi  Dictionnaire  de  la 
Bible,  art.  Résurrection  des  morts,  t.  v,  col.  1066-1067. 
1°  Le  livre  de  Job.  —  Selon  Notscher,  un  premier 
rayon  de  celte  espérance  en  la  résurrection  future 
brille  déjà  dans  le  livre  de  Job.  A  première  vue,  il 
semblerait  même  que  le  texte  classique,  emprunté  à 
Job,  xix,  25-27,  par  la  liturgie  des  morts  (3e  nocturne. 
8e  leçon),  soit  une  affirmation  explicite  de  la  croyance 
en  la  résurrection.  Le  texte  de  la  Vulgate  exprime  très 
nettement  cette  croyance.  Mais  il  s'en  faut  que  l'hé- 
breu soit  aussi  clair.  Voici  la  traduction  de  l'hébreu  : 

Qui  donnera  que  soient  écrites  mes  paroles! 

Qui  donnera  que  sur  l'airain   elles  soient   gravées, 

Qu'avec  un  burin  de  fer  et  de  plomb 

Pour  toujours  sur  le  roc  elles  soient  sculptées! 

Moi,  je  sais  que  mon  défenseur   (goël)   est   vivant 

Et  que,  le  dernier,  sur  terre  il  se  lèvera 

l't  derrière  ma  peau  je  nie   tiendrai  debout, 

Et  de  ma  chair,  je  verrai  1  loah  lia  lumière  de  Dieu), 

Lui  que,  moi,  je  verrai,  moi. 

Et  que  mes  yeux  regarderont,  et  non  un  autre  : 

Mes  reins  languissent  dans  mon  sein! 

(Traduction  P.  DUorme,  Le  livre  île  ./«/>,  Paris,  1920, 
p.  257.) 

On  se  reportera  à  l'art.  Job,  t.  vin,  col.  1 173-1474, 
pour  l'interprétation  de  ce  passage,  où  il  est  difficile 
de  voir  une  attestation  explicite  en  faveur  de  la 
résurrection  future.  Tout  au  plus  peut-on  dire  «  que 
celui  sur  qui  pèse  si  lourdement  le  fardeau  de  la  non- 
espérance  aspire,  au  fond,  à  se  survivre;  que  celui  pour 
qui  s'est  réalisé  un  commerce  si  personnel  avec  Dieu 
possède  en  germe  la  foi  à  l'éternelle  destinée  de  l'àme  : 
et  que  celui  en  qui  habite  le  sentiment  d'une  si  haute 
responsabilité  morale  soupçonne  l'impérissable  valeur 
de  l'homme,  supérieure  à  celle  de  l'«  arbre  »  dont  la 
vie  paraît  indestructible  ».  Art.  cit.,  col.  1474.  Cn 
devra  également  consulter  le  commentaire  littéral  de 
P.  Dhorme  sur  ce  difficile  passage. 

2°  L'idée  de  la  résurrection  future  dans  la  résurrec- 
tion du  peuple  d'Israël.  —  Un  argument  indirect,  mais 
non  négligeable,  peut  être  pris  chez  les  prophètes  qui 
prédisent  la  résurrection  d'Israël  comme  peuple,  mais 
en  empruntant  un  vocabulaire  propre  à  la  résurrection 
individuelle  des  hommes. 

1.  Ainsi,  le  prophète  Osée  décrit  la  restauration 
d'Israël,  purifié  de  ses  fautes  (vi,  l-'_)  : 

Venez!  retournons  à  Jahvé! 

Car  c'est  lui  qui  a   déchiré   et   qui   guérira; 

Il  frappe  et  il  nous  mettra   des  bandages. 

Il  nous  rendra  la  vie  après  deux  jours; 

Le  troisième  jour,  il  nous  relèvera 

Et  nous  vivrons  devant  lui... 

Ce  sont  les  anciens  commentateurs  surtout  qui  ont 
vu  dans  ce  passage  une  prophétie  littérale  et  directe  de 
la  résurrection  du  Christ  ou  de  notre  résurrection  dans 
le  Christ.  Il  n'y  a  dans  cette  interprétation  qu'une 
simple  accommodation.  Voir  Osée,  t.  xi,  col.  1650. 
Toutefois  on  remarquera  que  I  Cor.,  xv,  54  et  Heb.,  il, 
14,  où  saint  Paul  parle  de  notre  résurrection  finale  dans 
et  par  le  Christ  sont  une  allusion  certaine  aux  expres- 
sions dont  Osée  se  sert,  xm,  1.  11  ne  semble  pas  cepen- 
dant que  ce  dernier  passage  d'Osée  puisse  s'entendre 
d'une  promesse  de  salut  et  de  résurrection.  Voir  Van 
Hoonacker,  Les  douze  petits  prophètes,  Paris,  1908, 
p.  125. 

2.  Le  prophète  Isaïe  considère  le  peuple  tout  entier 
d'Israël  comme  un  individu  :  de  nouveau  Israël  sera 
sauvé  de  la  mort  el  de  l'anéantissement,  c'est-à-dire 


de  l'exil,  et  se  relèvera  pour  être  conduit  par  Dieu  vers 
une  nouvelle  vie  politique  et  religieuse.  Le  c.  xxvi  est 
expressif  à  cet  égard  :  c'est  le  cantique  qui  sera  chante 
dans  la  terre  de  Juda.  Les  ennemis  d'Israël  seront 
anéantis,  leurs  morts  ne  revivront  point  et  leur  mé- 
moire même  disparaîtra  (v.  13-14).  Puis,  s'adressant 
au  peuple  régénéré  : 

Ils  vivront,  vos  morts; 
Ceux  qui  m'ont  été  tués  ressusciteront; 
Réveillez-vous  et  chantez, 

(Vous)  qui  habitez  dans  la  poussière;  [mière 

Parce  que  votre  rosée.  Seigneur,  est  une  rosée  de  lu- 
l'.t  la   terre  Tera  renaître   les  ombres  (les  trépassés). 

(Is.,  xxvi,  19.) 

3.  L'idée  de  cette  résurrection  du  peuple  d'Israël 
éclate  surtout  dans  la  grandiose  vision  d'Ezéchiel, 
xxxvn,  1  sq.  Dans  cet  te  vision,  le  prophète  a  sous  les 
yeux  des  ossements  desséchés  épais  dans  une  vaste 
plaine.  Sur  l'ordre  de  Jahvé,  il  voit  ces  ossements  se 
revêtir  de  muscles,  de  chair  et  de  peau.  L'esprit  revient 
cn  eux.  ils  revivent,  se  redressent  et  forment  une  grande 
armée.  On  croirait  la  scène  de  la  résurrection  des  morts. 
Mais  cette  résurrection  n'est,  cn  réalité,  qu'une  figure 
de  la  résurrection  du  peuple  d'Israël.  Faut-il  supposer 
qu'Ézéchiel  entendait  prendre  la  résurrection  générale 
comme  le  terme  de  comparaison  dont  ses  auditeurs 
devaient  se  servir  pour  mieux  comprendre  la  promesse 
de  la  restauration  d'Israël?  Ce  sens,  adopté  par  un  cei  - 
tain  nombre  de  commentateurs,  semble  forcé  et  ne  res- 
sort pas  du  texte.  Sur  les  Pères  qui  ont  interprète  ce 
passage  en  faveur  de  la  résurrection,  voir  Knaben- 
bauer,  In  Ezechielem,  Paris,  1890,  p.  379-380. 

4.  Plus  significatif,  à  coup  sûr,  du  point  de  vue  qui 
nous  occupe,  est  le  livre  de  Daniel.  Ici,  en  effet,  quoi- 
que la  résurrection  de  la  chair  ne  soit  pas  expressément 
mentionnée,  il  est  question  d'un  réveil  individuel 
et  général  des  hommes  à  la  lin  des  temps  : 

Dan.,  xn  :  (1)  En  ce  temps-là  se  lèvera  Michel,  le  grand 
prince  qui  protège  les  fils  de  ton  peuple,  et  ce  sera  un  temps 
d'angoisse  comme  il  n'y  en  a  pas  eu  depuis  que  des  nations 
existent  jusqu'alors.  Mais  en  ce  temps  ton  peuple  sera  sauvé 
(c'est-à-dire i  quiconque  sera  trouvé  inscrit  dans  le  livre. 
(21  Et  beaucoup  de  ceux  qui  dorment  dans  la  poussière  de 
la  terre  se  réveilleront,  les  uns  pour  la  vie  éternelle,  les 
autres  pour  la  honte  et  l'opprobre  éternels.  (3)  Et  les  sn^es 
brilleront  comme  l'éclat  du  firmament,  et  ceux  qui  auront 
conduit  beaucoup  à  la  justice,  comme  les  étoiles  à  jamais  et 
pour  toujours. 

De  toute  évidence.  Daniel  prophétise  le  réveil  du 
peuple  juif  sous  Antiochus  Épiphane.  Néanmoins  ce 
réveil  est.  dans  la  lumière  prophétique,  relié  au  réveil 
final  du  dernier  jour.  Comme  dans  Is.,  xxvi,  19,  il  est 
prévu  que  les  défunts  ressusciteront  pour  prendre  part 
au  bonheur  définitif  des  élus.  «  Beaucoup  se  lèveront 
de  la  poussière  »  :  beaucoup,  c'est-à-dire  tous;  cf.  Es- 
ther,  iv,  3.  Il  n'avait  été  précédemment  question  que 
des  Israélites,  c'est  pourquoi  la  résurrection  ne  semble 
ici  prévue  que  pour  eux.  Toutefois,  on  ne  saurait  dire 
que  les  païens  soient  exclus.  Daniel  se  propose  pour  but 
de  consoler  la  communauté  juive  :  aussi  ne  parle-t  il 
du  salut  qu'en  tant  qu'il  les  concerne.  Ceux  qui  vi- 
vront au  moment  où  se  réalise  le  bonheur  messianique 
y  prendront  part  dans  la  mesure  où  ils  cn  sont  dignes. 
Les  défunts  ressusciteront  dans  ce  but;  mais  ceux-là 
seulement  qui  ont  vécu  dans  la  sainteté  reverront  la 
lumière  pour  s'en  réjouir  éternellement  ;  les  autres  sont 
voués  à  une  honte  éternelle.  Daniel  ne  nous  dit  pas  en 
quoi  consistera  la  honte  des  pécheurs  :  quant  aux  justes 
ils  seront  comme  des  étoiles,  brillant  de  l'éclat  du  fir- 
mament. On  retrouvera  ces  affirmations  et  ces  compa- 
raisons dans  Joa.,  v,  29  et  I  Cor.,  xv,  41  ;  cf.  Sap.,  ni,  7. 

Ce  rapport  étroit  qui  s'affirme  chez  Daniel  entre  la 
résurrection  et  les  perspectives  messianiques  se  retrou- 
vera désormais  fréquemment  dans  la  pensée  juive. 


2507 


RESURRECTION.    LA    TlIliol-OCI 


.1  U  l  V  E 


25  ns 


">.  Les  Machabées.  —  Le  IIe  livre  des  Machabées 
atteste,  d'une  façon  peut-être  plus  ferme  encore  que 
Daniel,  la  croyance  en  une  résurrection  future  de  la 
chair,  commune  aux  bons  comme  aux  méchants, 
résurrection  de  félicité  pour  ceux-là,  d'opprobre  pour 
ceux-ci. 

Tout  d'abord,  cette  foi  est  consignée,  avec  la  plus 
grande  précision,  dans  le  récit  du  martyre  des  sept 
frères  et  de  leur  mère,  sous  Antiochus  Épiphane.  Plu- 
sieurs de  ces  jeunes  héros  se  consolent  en  évoquant  la 
certitude  de  leur  résurrection  et,  s'adressant  au  tyran, 
ils  lui  en  font  une  menace  :  «  Scélérat  que  tu  es,  lu 
nous  ôtes  la  vie  présente,  mais  le  Roi  de  l'univers  nous 
ressuscitera  pour  une  vie  éternelle,  nous  qui  mouions 
pour  être  fidèles  à  ses  lois.  »  II  Mac,  vu,  9.  «  Je  liens 
ces  membres  du  ciel,  mais,  à  cause  de  ses  lois,  je  les 
dédaigne  et  c'est  de  lui  que  j'espère  les  recouvrer  un 
jour.  »  II  Mac,  vu,  11.  «  Heureux  ceux  qui  meurent 
de  la  main  des  hommes,  en  espérant  de  Dieu  qu'ils 
seront  ressuscites  par  lui  I  Quant  à  toi,  ta  résurrection 
ne  sera  pas  pour  la  vie.  »  II  Mac,  vu,  14.  On  peut  se 
demander  si,  dans  ce  dernier  texte,  la  finale  ne  signi- 
fierait pas  simplement  qu'Antiochus  ne  reviendrait 
pas  du  tout  à  la  vie.  Mais  il  semble  beaucoup  plus 
conforme  à  la  pensée  générale  du  discours,  d'admettre 
que  l'àvâaTamç  de,  Çmtjv  dont  il  est  ici  question  répond 
à  la  résurrection  elç  Çcùyjv  àio'mov  que  Daniel  oppose 
à  la  résurrection  pour  l'opprobre  éternel.  Dan.,  xn,  2. 
Voir  ci-dessus.  Enfin,  c'est  la  mère  elle-même  qui  sou- 
tient le  courage  de  ses  fils  en  leur  disant  :  «  Le  créateur 
du  monde  vous  rendra  dans  sa  miséricorde  et  l'esprit 
et  la  vie,  parce  que  maintenant  vous  vous  méprisez 
vous-mêmes  pour  l'amour  de  sa  loi.  »  II  Mac,  vu,  23. 

Ensuite,  le  passage  invoqué  en  faveur  du  purgatoire, 
voir  ce  mot,  t.  xm,  col.  1166,  contient  un  enseigne- 
ment direct  concernant  la  résurrection.  La  récompense 
apparaît,  ici  encore,  liée  à  la  résurrection  qui  doit  per- 
mettre au  ressuscité  de  prendre  sa  part  au  bonheur 
messianique.  On  sait  dans  quelles  conditions  étaient 
tombés  les  soldats  pour  qui  Judas  Machabée  faisait 
offrir  un  sacrifice.  Nonobstant  ces  conditions  défec- 
tueuses, Judas  n'hésite  pas  :  «  Une  collecte  ayant  été 
faite,  il  envoya  à  Jérusalem  12  000  drachmes  d'argent, 
afin  qu'un  sacrifice  fût  offert  pour  les  péchés  des  morts, 
pensant  bien  et  religieusement  touchant  la  résurrection 
(car  s'il  n'avait  pas  espéré  que  ceux  qui  avaient  succombé 
devaient  ressusciter,  il  (lui)  aurait  semblé  superflu  et 
vain  de  prier  pour  les  morts)...  »  On  le  voit,  Judas 
Machabée  a  en  vue,  avant  tout,  la  résurrection  de  ses 
soldats  pécheurs.  Mais  il  subordonne  cette  lésurrrec- 
tion  à  l'expiation,  dans  l'autre  vie,  du  péché  commis 
dans  le  pillage  de  Jamnia.  Ressuscites,  les  soldats 
auront  part  à  la  récompense  réservée  à  ceux  qui  s'en- 
dorment dans  le  Seigneur. 

6.  Le  livre  de  la  Sagesse  est  rempli  d'enseignements 
touchant  l'état  des  bons  et  des  méchants  après  la  mort. 
L'immortalité  de  l'âme  est  nettement  enseignée.  Sap., 
m,  21  ;  m,  1-iv,  20.  Après  la  mort,  le  sort  des  justes  est 
opposé  à  celui  des  méchants  :  le  jugement  les  attend, 
les  uns  et  les  autres,  iv,  20.  Mais  ensuite,  les  méchants 
regretteront  leur  erreur  et  envieront  les  justes  qu'ils 
ont  méprisés  sur  terre,  v,  1-13.  Les  justes  vivront  éter- 
nellement, id.,  f.  16.  Dans  ces  enseignements,  il  n'est 
pas  question  directement  de  la  résurrection  des  corps. 
Mais,  en  rapprochant  Sap.,  IV,  20,  de  Dan.,  xn,  1-3, 
où  les  justes  sont  dits  venir  au  jugement  en  corps  et 
en  âme,  on  ne  peut  s'empêcher  de  considérer  les  affir- 
mations du  livre  de  la  Sagesse  comme  une  nouvelle 
confirmation  des  croyances  relatives  à  la  vie,  dans 
l'au-delà,  de  l'âme  cl  du  corps. 

//.  A.l  THÉOLOGIE  JUIVE  PALESTINIENNE.—  11  est 
Indispensable  d'indiquer,  au  moins  sommairement,  les 
enseignements  de  la  théologie  juive  immédiatement 


antérieure  à  la  prédication  de  l'évangile  :  ils  éclairent, 
en  effet,  à  la  fois  et  la  continuité  de  la  tradition  juive, 
et  la  portée  de  la  prédication  chrétienne.  Nous  suivons 
ici  le  P.  Bonsirven  dans  son  élude  :  Le  judaïsme  pales- 
tinien au  temps  de  Jésus-Christ.  Sa  théologie,  t.  i, 
p.  168  sq.  (quelques  références  ont  été  corrigées).  On 
peut  se  référer  aussi  au  P.  Lagrange,  Le  judaïsme  avant 
Jésus-Christ,  Paris,  1931,  p.  353  sq. 

1  °  La  foi  en  la  résurrection  des  corps  chez  les  Juifs.  — 
Cette  foi  ne  doit  pas  être  confondue  avec  la  simple 
croyance  en  l'immortalité  de  l'âme.  Car  la  résurrection 
des  corps  en  général  institue  la  vie  de  l'au-delà  dans  un 
cadre  social,  collectif,  et  fait  participer  le  corps  et  la 
matière  aux  sanctions  éternelles.  Une  telle  foi  en  la 
résurrection  des  corps  marquait  dans  les  croyances 
juives  une  véritable  révolution  doctrinale  et  religieuse 
qui  ne  pouvait  manquer  de  susciter  des  opposants. 
Entre  les  pharisiens  et  les  sadducéens,  la  question  de 
la  résurrection  des  corps  provoquait  une  telle  diver- 
gence de  vues  que  leur  haine  commune  du  Christ  ne 
la  pouvait  réduire.  Cf.  Marc,  xn,  18-27;  Matth.,  xxn, 
23-33;  Luc,  xx,  27-38;  Act.,  xxm,  6-10;  xxvi,  5-8. 
La  résurrection  des  morts  est,  pour  les  pharisiens,  un 
dogme  incontestable  que  seuls  nient  tous  les  adver- 
saires du  judaïsme  officiel,  hérétiques,  gentils,  sama- 
ritains. Le  Talmud  est  explicite  sur  tous  ces  points. 
Talmud  (de  Babylone),  Wilna,  1896,  Sanhédrin,  x,  1, 
commenté  en  90  b.  Les  sadducéens  étaient  parmi  les 
plus  farouches  négateurs  et  Rabbi  Nathan  explique 
même  par  là  leur  origine.  Abolh,  i,  11.  Cette  rigidité 
doctrinale  des  pharisiens  est  de  beaucoup  postérieure 
à  l'acceptation  universelle  de  la  croyance.  On  peut 
donc  se  demander  dans  quelle  mesure,  à  l'époque  du 
Christ,  la  foi  en  la  résurrection  générale  des  corps  était 
partagée  par  le  peuple.  Nous  venons  de  voir,  que 
l'auteur  du  deuxième  livre  des  Machabées  et  plusieurs 
de  ses  héros  attestent  leur  foi  sur  ce  point.  Cf.  II  Mac, 
xn,  43-46;  vu,  9,  11,  14,  23,  29.  L'auteur  du  premier 
livre  ne  se  préoccupe  pas  de  cette  perspective.  On  ne 
peut  cependant  de  ce  silence  faire  un  argument  positif 
contre  la  croyance  des  contemporains  à  la  résurrection 
des  corps. 

Les  apocryphes  fournissent  quelques  indications 
précieuses.  Dans  le  Livre  d'Hénoch,  la  résurrection  est 
nettement  affirmée  dans  la  dernière  partie,  Hen.,  xci, 
10;  xcn,  3;  cm,  4.  Le  livre  des  Paraboles  est  moins 
explicite,  li,  1  ;  lxi,  3.  Le  texte  A' Hen.,  xxn,  4, 11, 13, 
annonce  que  les  âmes  sortiront  de  leurs  réceptacles 
pour  le  jugement;  mais  il  peut  y  avoir  jugement  sans 
résurrection.  Voir  M.-.I.  Lagrange,  op.  cit.,  p.  330. 
Le  livre  des  Jubilés  semble  nier  la  résurrection,  puis- 
que «  les  os  des  justes  restent  dans  la  terre  ».  xxm,  31. 
A  l'opposé,  les  Testaments  des  Patriarches  mentionnent 
la  résurrection  comme  un  grand  motif  de  consolation  et 
d'espérance,  si  toutefois  nous  ne  sommes  pas  ici  en  face 
de  remaniements  qui  auraient  développé  et  accentué 
la  notion  de  résurrection.  Cf.  R.  Eppel,  Le  piétismejuij 
dans  les  Testaments  des  douze  Patriarches,  Paris,  1930, 
p.  107.  La  croyance  en  une  résurrection  des  corps  se 
retrouve  dans  l'Apocalypse  de  Moïse,  xm,  3;  xxvin,  4; 
xli,  2.  Croyance  inexistante  dans  l'Assomption  de 
Moïse, xin,3;  xxvin,  4;  xli, 2,  qui  montre  Israël  allant 
directement  au  ciel,  x,  9;  et  dans  VHénoch  slave.  Les 
Psaumes  de  Salomon,  tout  en  affirmant  que  les  «  crai- 
gnant Dieu  »  se  lèveront  pour  la  vie  éternelle,  in,  1 1-16, 
mais  pas  les  impies,  laissent  cependant  dans  l'ombre 
une  croyance  explicite  en  la  résurrection;  et  cette 
croyance  est  pratiquement  exclue  ou  ne  vient  pas  en 
ligne  de  compte  dans  IV  Esdras,  vu,  31-32;  v,  45; 
xm,  136.  Cf.  Vaganay,  Le  problème  eschalologique  dans 
le  IV  livre  d'Esdras,  Paris,  1906,  p.  83.  Le  P.  Bonsir- 
ven exclut  pareillement  la  perspective  de  la  résurrec- 
tion des  grands  textes  messianiques  de  l'Apocalypse 


2509 


RÉSURRECTION.    LA    THÉOLOGIE    JUIVE 


2510 


de  Baruch,  estimant  que  xxx,  1-2  est  une  interpolation 
qui  ne  cadre  guère  avec  le  reste  de  la  vision;  mais  il 
affirme  que  le  sujet  est  abondamment  traité  dans  les 
autres  perspectives,  II  Bar.,  xlix-li,  cf.  xxi,  23;  xxm, 
5;  xlii,  6  sq.,  parce  que,  «  dans  le  système  religieux 
du  rédacteur  dernier,  la  résurrection  tenait  une  place 
plus  considérable  que  dans  les  documents  messia- 
niques qu'il  a  insérés  ».  Op.  cil.,  p.  470,  note  10.  «  Ces 
constatations,  ajoute  le  même  auteur,  permettent  les 
conclusions  suivantes  :  aux  alentours  de  l'ère  chré- 
tienne la  pensée  de  la  résurrection  ne  s'est  pas  encore 
emparée  des  esprits  comme  elle  le  fera  plus  tard;  elle 
n'est  pas  encore  un  point  invariable  et  familier  des 
horizons  eschatologiques:  elle  s'efface  quelque  peu  der- 
rière l'attente  du  grand  jugement,  qui  fera  prévaloir  la 
justice,  et  derrière  l'espérance  de  la  vie  éternelle.  » 
Op.  cit.,  p.  471. 

Sur  les  preuves  apologétiques  de  la  résurrection, 
preuves  scripturaires  et  arguments  de  raison,  invoquées 
par  les  rabbins  contre  les  hérétiques  sadducéens,  voir 
Bonsirven,  p.  471-474. 

2°  Notion  de  la  résurrection  chez  les  Juifs.  —  Les 
termes  traditionnels  qui  désignent  chez  les  Juifs  la 
résurrection  se  trouvent  condensés  dans  Is.,  xxvi,  19  : 
«  Vos  morts  vivront,  mes  cadavres  ressusciteront  (se 
lèveront);  réveillez- vous  et  chantez,  vous  qui  êtes 
couchés  dans  la  poussière.  »  Voir  col.  2506.  Deux  caté- 
gories de  formules  doivent  être  surtout  retenues,  ré- 
pondant chacune  à  une  conception  dilïérente  : 

Tout  d'abord,  «  ressusciter  »  signifie  surgir  soit  du 
sommeil,  soit  du  tombeau.  C'est  là  l'idée  et  le  mot  qui 
reviennent  le  plus  souvent  dans  l'Écriture  et  dans  les 
apocryphes.  Cf.  Dan.,  xn,  2;  Ps.,  lxxxviii,  11; 
II  Mac,  xn,  43,  44;  vu,  9,  14.  Dans  les  apocryphes, 
Hen.,  xci,  10;  xx,  8;  xxn,  13  (éthiopien);  Test.  pair. 
(Siméon),  vi,  7;  Ps.  Sal.,  ni,  16.  On  trouve  la  même 
idée  sous  des  expressions  analogues  :  surgir  de  son  som- 
meil, Hen..  xci,  10;  cf.  Is.,  xxvi,  19;  les  morts  mon- 
tant du  Seol,  Midraë  Babba,  Gen.,  édit.  Theodor- 
Albeck,  12,  10,  p.  109;  Talmud,  Berakhoth,  15  b  et 
Sanhédrin,  92  a;  Hen.,  li,  1;  les  réceptacles  des  âmes 
rendant  leur  dépôt,  Hen.,  li,  1;  lxi,  5;  Test.  (Levi), 
îv,  1  ;  IV  Esd.,  vu,  32;  Baruch  (édit.  syriaque,  P.  S., 
t.  n),  xxi,  23;  xxx,  2. 

Ensuite,  «  ressusciter  »  signifie  vivifier  les  morts.  On 
trouve  l'expression  dans  la  Bible,  Os.,  vi,  3  ;  Is. ,  xvi,  1 9  ; 
Ez.,  xxxvn,  1-14;  Dan.,  xn,  2;  dans  les  apocryphes, 
IV  Esd.,  v,  45;  Bar.  (éd.  syr.),  xxm,  5;  xlii,  7; 
xlix,  2.  Elle  abonde  chez  les  rabbins  :  pour  eux,  la 
résurrection  est  la  vivification  des  morts,  Deut., 
xxxn,  2,  cité  d'après  l'éd.  Friedmann,  Vienne,  1864, 
p.  132  a;  Talmud,  Sanh.,  x  (xi),  1;  Ros  ha-sana,  17  a, 
et  Dieu  est  celui  qui  donne  (ou  rend)  la  vie  aux  morts, 
Sanh.,  90  b.  L'expression  «  vivre  »  devient  ainsi,  pour 
les  morts,  l'équivalent  de  ressusciter.  Ceux  qui  ne 
ressuscitent  pas,  ne  vivent  pas,  Sanh.,  x,  2  sq.  De 
là  la  maxime  de  Rabbi  Éléazar  Haqqapar  :  «  tous 
les  morts  doivent  revivre,  (ressusciter)  et  tous  les 
vivants  (les  ressuscites)  doivent  être  jugés  ».  Aboth, 
iv,  22. 

3° Bénéficiaires  de  la  résurrection. —  Il  est  impossible 
de  donner  à  cette  question  une  réponse  nette.  Dans  la 
théologie  juive  du  temps  de  Jésus-Christ,  il  y  a,  tou- 
chant les  problèmes  de  la  vie  future,  tant  de  doutes  et 
d'obscurités  qu'une  solution  unique  ne  pourrait  rallier 
tous  les  suffrages. 

La  notion  commence  à  s'introduire  d'une  survie  et  d'une 
rétribution  immédiatement  consécutive  à  la  mort  :  à  quoi 
bon  imaginer,  se  produisant  après  de  nombreux  siècles,  un 
nouveau  jugement  précédé  de  la  résurrection,  lequel  juge- 
ment ne  pourrait  que  replacer  les  ressuscites  dans  l'état  où 
ils  se  trouvent  déjà?  Beaucoup  croient  également  que  cer- 
tains impies  sont  anéantis  au  moins  après  quelques  mois  de 


torture  dans  la  géhenne.  La  résurrection,  elle-même,  n'est 
pas  encore  généralement  admise  et,  de  plus,  comment  la 
concevoir  :  comme  une  mesure  générale  destinée  à  réunir 
tous  les  hommes  pour  le  dernier  jugement?  ou  simplement 
comme  la  mise  en  possession  de  la  vie  éternelle?  Ne  soyons 
donc  pas  étonnés  de  rencontrer  sur  ce  point  des  opinions 
divergentes  et  n'essayons  pas  de  les  réduire  à  l'unité.  Ne 
crions  pas  non  plus  à  l'incohérence  :  la  cohérence  logique 
suppose  des  idées  nettes  et  universellement  reconnues. 
(J.  Bonsirven,  op.  cit.,  t.  i,  p.  475-476.) 

Un  certain  nombre  de  textes  affirment  Y  universalité, 
de  la  résurrection,  s'inspirant  en  cela  de  Dan.,  n,  2. 
Nous  avons  déjà  cité  la  phrase  du  rabbin  Éléazar  Haq- 
qapar :  «  Ceux  qui  naissent  sont  pour  mourir;  et  les 
morts  pour  être  vivifiés  et  les  vivants  (les  ressuscites) 
pour  être  jugés  ».  De  Deut.,  xxxm,  39  :  «  C'est  moi  qui 
fais  mourir  et  c'est  moi  qui  fais  vivre  »,  on  déduit  que 
c'est  Dieu  qui  envoie  au  même  et  la  mort  et  la  vie  (la 
résurrection),  édit.  citée,  p.  139  b.  De  même,  la  croyance 
que  le  Seol  et  les  réceptacles  des  âmes  rendront  à  l'ave 
nir  leur  dépôt  implique  une  résurrection  universelle. 
Cf.  Test.  (Levi),  iv,  1  ;  IV£srf.,  vu, 32;  Bar.  (édit.  citée). 
xxi,  23;  xxx,  2;  xi.ii,  7;  l,  2:  Talmud,  Sanh.,  92  a: 
Berakhoth,  15b;  MidrasRabba,  Gen.  (édit.  citée),  12, 10, 
p.  109.  Sans  qu'on  puisse  se  prononcer  sur  la  significa- 
tion exacte  d'autres  textes,  il  semble  cependant  vrai- 
semblable «  que  la  plupart  des  docteurs  des  premiers 
siècles  ont  cru  à  l'universalité  de  la  résurrection  ». 
Bonsirven,  op.  cit.,  p.  477.  La  résurrection  semblait  être 
la  condition  préalable  du  jugement  universel. 

Toutefois,  pendant  assez  longtemps,  plusieurs  doc- 
teurs n'accordèrent  qu'aux  seuls  justes  le  privilège,  de 
la  résurrection.  La  résurrection  était  l'accès  à  la  récom- 
pense éternelle.  C'est  la  doctrine  de  Josophe,  qu'il 
attribue  aux  pharisiens,  sinon  à  Moïse  lui-même.  Antiq. 
XV III,  I,  3  (14);  cf.  Cont.  Apionem,  n,  30  (218).  (Les 
chiffres  entre  parenthèses  reproduisent  les  paragraphes 
rétablis  par  l'édition  Niese,  Berlin,  1887.)  C'est  toute- 
fois en  un  autre  corps  que  passent  les  âmes  des  justes, 
Debello,  II,  vin,  14(163);  III,  vin,  5  (374).  Telle  paraît 
bien  être  aussi  la  pensée  des  jeunes  martyrs  dans 
II  Mac,  vin,  14;  cf.  17,  19,  35,  36,  encore  cependant 
qu'ils  menacent  du  jugement  et  de  châtiments  leur 
juge  persécuteur  :  ils  semblent  donc  admettre  aussi  une 
résurrection,  mais  non  pour  la  vie.  N'est-ce  pas  là 
aussi  la  doctrine  de  II  Mac,  xn,  39-46  et  spécialement 
44?  Voir  art.  Purgatoire,  col.  1166.  La  première  par- 
tie du  livre  d'Henoch  incline  en  ce  sens,  puisqu'elle 
affirme  qu'une  catégorie  de  pécheurs  ne  sortira  pas  de 
son  lieu  de  supplices,  Hen.,  xxn,  13;  les  ressuscites 
seront  des  justes  confiés  à  l'archange  Remeiel,  xx,  8. 
Dans  le  livre  des  Paraboles,  il  semble  bien  que  la  résur- 
rection soit  universelle,  terre,  Seol  et  enfers  rendant 
leurs  proies,  et  cependant  seuls  les  justes  paraissent 
en  bénéficier.  Hen.,  li,  2;  lxi,  5.  La  cinquième  partie 
ne  reconnaît  expressément  que  la  résurrection  des 
justes.  Hen.,  xci,  10;  cf.  c.  5.  De  même  les  Psaumes  de 
Salomon  promettent  aux  justes  la  résurrection  pour  la 
vie  éternelle  et  aux  pécheurs  •  la  perdition  sans  rémis- 
sion et  sans  résurrection  pour  la  vie  éternelle  ».  Viteau, 
Les  psaumes  de  Salomon,  Paris,  1911,  p.  59.  Cf.  Ps.  Sal., 
m,  11-16;  xv,  14  sq.;  xiv,  2-4,  6.  L'Apocalypse  de 
Moïse  est  moins  précise  :  la  résurrection  y  est  présen- 
tée, tantôt  comme  universelle,  tantôt  comme  réservée 
aux  seuls  justes.  Apoc.  Mos.,  xxvm,  4;  xli,  3.  en  sens 
universaliste  ;  xm,  3,  restriction  au  seul  c  peuple 
saint  ».  Seuls  les  justes  en  ont  le  privilège,  d'après 
l'Apocalypse  de  Baruch,  édit.  syr.,  xxi,  23:  xlix-li; 
xxiii,  5,  dont  la  tendance  universaliste  est  corrigée 
par  xxx,  1,  2;  et  peut-être  xlii,  7,  8,  dans  le  sens  indi- 
qué. C'est  que  la  résurrection  apparaît  liée  à  la  vie 
éternelle.  Mêmes  indications  dans  les  Testaments,  Ben- 
jamin, x,  8,  (cf.  Dan.,  xn,  2):  Juda,  xxv,  1;  Zabulon, 
x,  2,  3;  Benjamin,  x,  6.  7. 


2  5  1  ! 


R  É  S  U  R  R  E  ( :  T  I  0  N .    L' É  V  A  N  G I L  E 


1512 


Cette  double  tendance,  universalisme,  restriction 
aux  seuls  justes,  trouve  une  explication  plausible,  que 
confirme  la  littérature  rabbinique  plus  récente,  dans 
l'universalisme  de  la  résurrection  en  ce  qui  concerne  les 
fils  d'Israël,  tous  étant  considérés  comme  appartenant 
au  peuple  saint  et  juste.  Les  gentils  sont  envoyés  à  la 
géhenne,  soit  pour  un  temps  après  lequel  ils  sont  réduits 
à  néant,  soit  «  pour  les  générations  des  générations  ». 
Cf.  Bonsirven,  op.  cil.,  p.  479-480  : 

Nous  discernons  dans  la  littérature  rabbinique,  écrit  Bon- 
sirven, une  tendance  qui  ne  nous  surprendra  pas  :  assurer  à 
tous  les  Israélites  le  bénéfice  de  la  résurrection;  tendance 
qui  se  manifeste  de  plusieurs  manières.  D'abord  par  la  dis- 
cussion sur  l'âge  que  doivent  avoir  les  enfants  israélites 
pour  pouvoir  revivre  :  nous  assistons  à  une  surenchère 
caractéristique  :  R.  Meïr  admet  à  ressusciter  ceux  qui 
répondent  amen  à  la  synagogue  (Is.,  xxvi,  2);  R.  Siméon 
ben  Rabbi,  ceux  qui  commencent  à  parler  (Ps.,  xxn,  31); 
les  rabbins  de  Babylone,  tous  les  circoncis  (Ps.,  lxxxviii, 
1(>);  les  rabbins  palestiniens  et  R.  Hiia  ben  Abba,  tous  les 
enfants  déjà  nés  (Ps.,  xlix,  6);  et  enfin  R.  Éléazar,  même 
les  avortons  (Is.,  xlix,  6).  Op.  cit.,  p.  480. 

Être  enseveli  en  terre  d'Israël  est  un  gage  de  résur- 
rection parmi  les  justes.  Les  autresterres  sont  impures; 
y  être  enseveli,  c'est  mourir  deux  fois,  ce  qui  prive 
de  la  résurrection.  Aussi  les  Juifs  mourant  hors  de 
Palestine  y  faisaient-ils  transporter  leurs  corps,  ou  tout 
au  moins  le  faisaient-ils  ensevelir  au  bord  de  la  mer, 
afin  qu'au  jour  de  la  résurrection,  Dieu  creusât  des  sou- 
terrains, par  lesquels  les  corps  des  justes,  inhumés  hors 
de  Palestine,  rouleraient  comme  des  outres  jusqu'en 
Israël,  où  Dieu  leur  rendrait  leur  àme  et  leur  vie.  Voir 
les  textes  dans  Bonsirven,  p.  481.  Toutefois  la  moralité 
ne  perd  pas  absolument  ses  droits  ;  si  la  résurrection 
est,  en  principe,  le  privilège  des  fils  d'Israël,  elle  est 
cependant  refusée  à  certains  pécheurs  d'Israël.  Mais 
ces  restrictions  ne  font  guère  que  confirmer  le  prin- 
cipe :  tous  les  Israélites  retourneront  à  la  vie. 

Il  semble  bien  d'ailleurs  que  cette  résurrection,  uni- 
verselle pour  Israël,  ne  soit  qu'un  acte  du  règne  mes- 
sianique futur.  Elle  apparaît  bien  comme  l'acte  initial 
de  ce  règne,  permettant  à  tous  les  Juifs,  morts  avant 
la  venue  du  Messie,  de  participer  aux  félicités  de  la 
restauration  nationale.  Si  cette  note  messianique  n'est 
explicite  que  dans  quelques  apocryphes,  notamment 
dans  lien.,  li,  1  ;  lxi,  5  ;  Test.  Juda,  xxv,  1  ;  Zabulon, 
x,  2, 3  ;  Benjamin,  x,  6, 7  ;  et  s'affirme  quelque  peu  dans 
IV  Esd.,  vu,  32,  elle  est  sous-jacente  implicitement 
dans  les  autres  textes  où  s'affirme  une  note  universa- 
liste.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  semble  pas  qu'on  puisse 
admettre,  dans  la  littérature  juive,  l'idée  d'une  double 
résurrection,  la  première  introduisant  les  seuls  justes 
aux  félicités  messianiques,  la  seconde  faisant  compa- 
raître tous  les  hommes  jusqu'au  jugement  dernier. 
Cf.  Castelli,  //  Messia  secondo  gli  ebrei,  Florence,  1874, 
p.  283;  H.  Strack  et  P.  Billerbeck,  Kommcntar  zum 
Neuen  Testament  aus  Talmud  und  Misdrasch,  Munich, 
1922-1928,  t.  m,  p.  827. 

4°  Mode  de  la  résurrection.  —  Pour  les  Juifs,  contem- 
porains des  premiers  chrétiens,  les  modalités  de  la 
résurrection  posaient  de  multiples  problèmes. 

Problème  de  l'auteur.  Cet  auteur  est  Dieu,  vivifi- 
cateur  des  morts,  comme  l'appellent  les  prières  les 
plus  anciennes  de  la  recension  palestinienne  et  de  la 
recension  babylonienne.  Semonc  esre,  2;  cf.  Talmud, 
Sanh.,  113  a.  Dieu  seul,  en  clïet,  détient  la  clef  des 
sépulcres  et  ne  la  livre  à  personne.  Id.,  Ta'anil,  2  a: 
Midras  Tanhuma,  recension  éditée  par  Buber,  Wilna, 
1913,  Wayésé,  10,  i,  p.  155;  Midras  sur  les  psaumes, 
ps.,  lxxviii,  5,  édit.  de  Buber,  Wilna,  1891,  p.  346; 
MidraëRabba,Gen.,73,3,  édit.  citée,  p.  848  :  l  >eut.,7,6. 
A  Dieu  sont  attribuées  toutes  les  actions  qui  con- 
courent à  la  résurrection  :  Dieu  vivifie,  IV Esd.,  v,  45; 
il  formera  de  nouveau,  Stjbil.,  iv,  181  ;  il  commande, 


Bar.  (édit.  syr),  xxi,  23;  l;  cf.  Ps.  Sal.,  m,  16;  Tal- 
mud, Berakhoth,  00  b;  Sanhédrin,  108  a;  Pesiqla  Rabba- 
thi,  édit.  Friedmann,  Vienne,  1880,  3  b;  Midras  Rabba, 
Gen.,  26,  p.  250.  «  Je  te  ressusciterai  »,  dit  Dieu  dans 
l'Apoc.  Mos..  xli,  3. 

Problème  des  intermédiaires.  Élie  a  détenu  un  mo- 
ment la  clef  des  sépulcres.  Sanh.,  113  a;  Midras  sur  les 
psaumes,  ps.,  lxxviii,  5.  Aussi  aura-t-il  encore  quelque 
part  dans  la  îésurrection  dernière  :  Talmud,  Sota,  ix, 
15.  Quant  au  Messie,  aucun  texte  authentique  ne  lui 
accorde  d'intervention  dans  la  résurrection  des  morts. 
Les  textes  suspects  sont  :  MidraS  sur  Prov.,  vin,  9 
et  xix,  21  (édit.  Buber,  Wilna,  1893),  et  Pirqè  de  Rabbi 
Éliézer,  édit.  de  Varsovie,  1879,  32. 

Problème  des  modalités.  La  résurrection  se  fera,  non 
en  secret,  mais  ouvertement.  MidraS  Rabba,  sur  Eccl., 
vu,  1.  Elle  se  fera  au  son  de  la  trompette.  Id., 
Levit.,  24,  4  ;  Targum  de  Jonathan,  Ex.,  xx,  15.  Cette 
trompette,  dont  il  est  question  dans  Matth.,  xxiv,  31; 
I  Cor.,  xv,  32,  52;  I  Thess.,  iv,  16,  tient  une  place 
considérable  dans  la  littérature  postérieure.  Cf.  F.  We- 
ber,  Jùdischc  Théologie  auf  Grund  des  Talmud  und  ver- 
wandler  Schrijlen,  Leipzig,  1897,  2e  édit.,  p.  369. 

Problème  de  la  réunion  de  l'âme  et  du  corps.  D'une 
part,  les  tombeaux  et  la  terre  rendront  les  restes  hu- 
mains; d'autre  part,  les  réceptacles  des  âmes  restitue- 
ront leur  dépôt.  Doctrine  commune  tant  aux  apo- 
cryphes qu'aux  écrits  rabbiniques.  H  en.,  li,  1  ;  Bar. 
(édit.  citée),  l,  2;  xlii,  7;  xxx,  2;  xxi,  23;  IV  Esd., 
vu,  32;  Test.  (Levi),  iv,  1  ;  Talmud,  Sanh.,  92  a;  Tar- 
gums  de  Jérusalem,  i  et  il,  sur  Ex.,  xv,  12;  Berakhoth, 
15b;  Midras  Rabba,  Eccl.,  v,  10;  Pesiqla  Rabbalhi,  édit. 
cit.,  109  b;  Midras  R.,  Gen.  (édit. cit.,  12, 9, p.  109, etc.». 
D'autre  part,  Dieu  rend  l'âme  au  corps  ou  restitue 
l'esprit  retourné  vers  lui  après  la  mort.  Talmud. 
Berakhoth,  60  b;  Sanh.,  108  a;  Pesiq.  R.,  3  b;  Midras 
R.,  Gen.,  26,  p.  250;  cf.  14,  7,  p.  131;  Sanh.,  x,  3. 
29  bc.  Dans  ce  dernier  texte  «  rendre  l'esprit  •  signifie 
produire  la  résurrection.  Nous  laissons  de  côté  cer- 
taines imaginations  bizarres  selon  lesquelles  Dieu  res- 
susciterait les  morts  au  moyen  d'une  rosée  spéciale  ou 
en  faisant  germer  l'homme  d'un  os  de  la  colonne  verté- 
brale. Voir  Bonsirven,  p.  484. 

Problème  des  ressemblances  du  corps  ressuscité  avec 
le  corps  actuel.  —  Le  pseudo-Baruch  professe  une  res- 
semblance complète  :  «  La  terre  restituera  les  morts 
qu'elle  a  maintenant  reçus  pour  les  garder,  ne  chan- 
geant rien  à  leur  ligure;  comme  elle  les  a  reçus,  elle  les 
rendra...  »  Toutefois,  après  le  jugement,  «  sera  changée 
la  ressemblance  de  ceux  qui  ont  péché  et  aussi  la 
gloire  de  ceux  qui  sont  justifiés  •.  Les  premiers  en  pire  ; 
les  second  en  mieux  :  «  les  uns  seront  changés  en  la 
splendeur  des  anges,  les  autres  en  visions  effrayantes 
et  en  formes  apparentes.  »  Bar.  (édit.  syr),  xlix-li,  5. 
Doctrine  similaire  chez  les  rabbins,  avec  cependant 
des  raffinements  de  subtilités.  Les  morts  ressusciteront 
tels  qu'ils  étaient  au  moment  de  leur  sépulture,  afin 
de  pouvoir  être  reconnus;  ils  ressusciteront  avec  leurs 
vêtements;  c'est  folie  de  demander  s'ils  seront  purs  ou 
si  l'on  devra  se  purifier  après  les  avoir  touchés.  Voir 
Midras  R.,  Gen.,  95,  1,  édit.  citée,  p.  1185  sq.,  Talmud, 
Semaholh,  îx,  fin  :  Sanh.,  90  b;  Midras  R.,  Eccl.,  v,  10; 
Talmud,  Nidda,  70  b.  Cf.  W.  Bâcher,  Die  Agada  der 
Tannaiten,  i,  Strasbourg,  1890,  p.  179  sq. 

///.  LE  nouveau  testament.  —  1°  L'enseigne- 
ment  du  Clirist.  —  1.  Dans  les  synoptiques.  —  Les  sad- 
ducéens  niaient  la  résurrection  future  des  corps;  ils 
vinrent  même  trouver  Jésus  pour  lui  poser  à  ce  sujet 
une  question  embarrassante  :  si  une  femme  se  marie 
successivement  à  sept  frères,  de  qui  sera-t-elle  femme 
au  jour  de  la  résurrection?  Matth.,  xxn,  23-28: 
cf.  Marc,  xn,  18-23;  Luc.,  xx,  27-33.  Sur  la  négation 
sadducéenne,  voir  aussi  Act.,  xxm,  8;  Josèphe,  De 


2513 


Il  ÉSURRECTION.    L'E  VA  NGILE 


2514 


bcllo  jud.,  II,  vin,  14;  Anliq.jud., XVIII,  i,  4.  D'un  mol, 
Jésus  écarte  le  côté  négatif  de  la  thèse  sadducéenne. 
A  la  résurrection,  le  mariage  n'aura  plus  de  raison 
d'être  :  neqae  nubent,  neque  nubentur.  Matth.,  xxn, 
30;  Marc,  xii,  25;  Luc,  xx,  35.  Les  ressuscites  auront 
des  corps  en  quelque  sorte  spiritualisés,  comme  les 
anges  de  Dieu.  Cet  aspect  négatif  de  la  question  une 
fois  éliminé,  Jésus-Christ  passe  au  côté  positif  de  la 
doctrine  de  la  résurrection. 

L'objection  des  sadducéens  vient,  d'après  le  Sau- 
veur, de  ce  qu'ils  ne  comprennent  pas  la  puissance  de 
Dieu,  capable  de  créer  un  ordre  différent  de  celui  qu'ils 
ont  sous  les  yeux,  et  de  ce  qu'ils  n'ont  pas  assez  péné- 
tré les  Écritures.  Et  Jésus  d'apporter  aux  Sadducéens 
un  argument  tiré  de  l'Exode;  «à  l'endroit  du  buisson», 
spécifient  Marc  et  Luc.  Pourquoi  ce  choix  d'un  livre  du 
Pentateuque,  alors  que  tant  d'autres  passages  de 
l'Ancien  Testament  auraient  pu  fournir  des  arguments 
plus  directs?  Plusieurs  Pères,  y  compris  Origène,  l'au- 
teur des  Philosophumena,  saint  Jérôme,  ont  affirmé  que 
les  sadducéens  n'admettaient  pas  d'autres  livres 
sacrés.  Cette  opinion  est  vraisemblablement  trop  abso- 
lue, mais  il  est  probable  cependant  que  les  sadducéens 
n'admettaient  comme  strictement  canonique  que  le 
Pentateuque.  Cf.  Schùrer,  Geschichle  des  jiïdischen 
Volkes,  t.  ii,  4e  édit.,  p.  481.  Jésus  argumente  donc  du 
livre  de  l'Exode,  «  livre  de  Moïse  »  par  excellence,  et 
oppose  aux  sadducéens  cette  vérité  fondamentale  : 
«  Le  Dieu  d'Abraham,  d'Isaac,  de  Jacob,  qui  s'est 
révélé  à  Moïse  près  du  buisson  ardent,  n'est  pas  le  Dieu 
de  morts,  mais  de  vivants.  » 

Dans  l'Exode,  quand  Dieu  se  révèle  à  Moïse  comme  le 
Dieu  des  patriarches,  le  sens  est  qu'il  est  ce  même  Dieu  qu'ils 
ont  adoré  durant  leur  vie,  sans  aucune  allusion  à  leur  état 
présent.  Mais  Jésus  suppose,  ainsi  que  tous  ceux  qui  rece- 
vaient l'Écriture  comme  inspirée,  qu'elle  contient,  en  plus 
du  sens  littéral  historique,  un  sens  plus  profond.  Ce  sens  a 
été  très  bien  reconnu  par  Loisy  :  «  Quel  que  soit  le  sens  réel 
du  passage  de  l'Exode  auquel  se  rattache  le  raisonnement, 
on  peut  dire  en  parlant  de  la  croyance  à  un  Dieu  personnel, 
que  ce  Dieu  ne  peut  pas  avoir  cessé  d'être  le  Dieu  de  ceux 
qui  l'ont  servi,  qui  l'ont  aimé,  de  ceux  qu'il  a  lui-même  hono- 
rés de  sa  faveur.  Ceux  qui  ont  vécu  pour  Dieu  ne  peuvent 
jamais  être  morts  pour  lui.  »  (Évangiles  synoptiques,  t.  Il, 
p.  342).  C'est  sur  cette  union  à  Dieu  que  le  psalmiste  ap- 
puyait son  espérance  d'immortalité.  Ps.,  xvi,  8  sq.;  xlix, 
15  sq.;  lxxiii,  23  sq.;  cf.  Revue  biblique,  1905,  p.  188  sq. 
Dieu  n'abandonne  pas  les  siens  à  la  mort;  Abraham,  Isaac 
et  Jacob  étaient  donc  encore  vivants.  Or,  les  Hébreux  n'ima- 
ginaient pas  la  mort  comme  une  délivrance  de  l'âme  qui 
lui  permettrait  de  remonter  vers  les  idées  à  la  façon  plato- 
nicienne. Les  morts  étaient  dans  le  Seol  où  ils  vivaient  d'une 
vie  imparfaite;  si  vraiment  Dieu  est  le  Dieu  des  vivants,  il 
fera  sortir  un  jour  d'entre  les  morts  ceux  qui  avaient  été  et 
qui  demeuraient  ses  amis  pour  reprendre  avec  eux  une 
société  plus  intime. 

L'argument  conclut  donc,  à  la  condition  de  faire  état  des 
données  de  la  foi  juive.  Dans  le  sens  rationnel,  on  le  déve- 
lopperait en  disant  par  exemple  avec  Victor  :  n  -;ap  ti  to 
(rwaiiçÔTspov  £<7tcv  èv  avijpaiTToi;,  /.ai  rj  Çwf)  xotvrj,  xaî 
£v.aT£pa>v  ôît  Ttpo;  tô  tï)V  éx  Bavàrou  Ç»Y|V  JtâXtv  cWTijvat. 
L'union  substantielle  de  l'âme  et  du  corps  exige,  si  l'homme 
doit  vraiment  vivre  pleinement  de  Dieu,  que  le  corps  soit 
associé  à  cette  vie.  Mais  Jésus  ne  raisonnait  pas  en  philo- 
sophe, ni  avec  des  gentils;  après  avoir  affirmé  que  Dieu  peut 
donner  aux  siens  une  vie  plus  parfaite  et  divine,  il  montrait 
comment  le  Pentateuque  lui-même  insinuait  (Luc,  È(irj- 
rvae  <)  qu'elle  serait  un  jour  leur  partage.  L'erreur  des  sad- 
ducéens était  grande,  Jésus  le  leur  dit  sévèrement  :  que  de- 
vient la  religion  si  elle  est  réduite  au  culte  de  Dieu,  pendant 
une  existence  terminée  absolument  par  la  mort?  »  J.-M.  La- 
grange,  Évangile  selon  saint  Marc,  Paris,  1920,  p.  298-299. 

Sans  parler  explicitement  de  la  résurrection  des 
corps,  la  scène  du  jugement  dernier,  évoquée  par  le 
Christ,  suppose  que  tous  les  hommes  seront  présents  à 
ce  jugement,  en  corps  et  en  âme.  Les  élus,  en  effet, 
seront  rassemblés  des  quatre  vents,  des  hauteurs  des 


cieux  à  leurs  extrêmes  limites.  Matth.,  xxv,  31  ;  Marc, 
xm,  27.  Mais  ce  ne  sera  pas  le  fait  des  seuls  élus,  puis- 
que, au  jugement  même,  les  bons  seront  placés  à  la 
droite  du  juge,  les  méchants  à  sa  gauche  et  que  sur  ces 
derniers  tombera  la  sentence  de  réprobation.  Ce  sont 
«  toutes  les  nations  »  qui  seront  réunies.  Matth.,  xxv, 
32,  33,  41.  Toutefois,  en  raison  de  la  béatitude  qui  sui- 
vra, la  «  résurrection  des  justes  »  est  proposée  par  le 
Christ  comme  le  plan  premier  sur  lequel  doit  se  dérou- 
ler leur  glorification. 

2.  Devis  saint  Jean.  --  Mais  c'est  dans  saint  Jean  que 
l'enseignement  du  Christ  sur  la  résurrection  apparaît 
le  plus  complet  et  le  plus  net.  Le  Sauveur  déclare  que 
son  Père  lui  a  donné,  comme  Fils  de  l'homme,  le  pou- 
voir de  juger  tous  les  hommes.  Joa.,  v,  2<S.  S  adressant 
aux  Juifs,  il  ajoute  :  «  Ne  vous  étonnez  pas  de  ceci,  car 
l'heure  vient  où  tous  ceux  qui  sont  dans  les  tombeaux 
entendront  sa  voix,  et  ils  sortiront  :  ceux  qui  auront  fait 
le  bien  pour  une  résurrection  de  vie,  ceux  qui  auront 
pratique  le  mal  pour  une  résurrection  de  jugement.  » 
Joa.,  v,  28-29.  Il  n'y  a  ici  aucune  antinomie  entre  deux 
résurrections,  l'une  purement  spirituelle,  celle  des  jus- 
tes, l'autre  physique,  celle  qui  correspond  à  noire 
concept  de  la  résurrection  des  corps.  En  fait,  la  résur- 
rection de  vie  suppose  et  complète  la  résurrection  phy- 
sique, celle  qui  fait  sortir  des  tombeaux  tous  lès 
hommes  entendant  la  VOIX  du  juge.  La  vie  spirituelle 
du  croyant  est  déjà  sans  doute  le  commencement  de  la 
vie  éternelle,  mais  elle  n'empêche  pas  la  mort  du  corps  ; 
et  donc  il  est  nécessaire  qu'à  la  fin  des  temps  le  corps 
ressuscite  pour  être  associé  à  cette  vie.  Tous  ressusci- 
teront .  justes  et  pécheurs,  mais  les  justes  ne  sont  pas,  a 
proprement  parler,  soumis  au  jugement  :  ils  sont  des- 
tinés et  vont  à  la  vie.  Seuls,  les  pécheurs  ressuscitent 
pour  être  ju^és. 

Gel  te  résurrection  au  dernier  jour,  Jésus  la  promet  à 
quiconque  croit  en  lui,  car  cette  foi  fait  déjà  possé- 
der la  vie  éternelle.  Joa.,  vi,  39,  40.  Continuant  son 
enseignement,  malgré  les  murmures  des  Juifs,  Jésus 
assure  qu'il  ressuscitera  au  dernier  jour  celui  qui  vieni 
à  lui,  attiré  par  le  Père.  Joa.,  vi,  44.  Et,  précisant  sa 
pensée,  en  même  temps  qu'il  révèle  l'eucharistie 
future,  le  Sauveur  affirme  (pie  quiconque  mange  'de 
ce  pain,  vivra  à  jamais...  ;  celui  qui  mange  ma  chair  et 
boit  mon  sang  possède  la  vie  éternelle,  et  je  le  ressusci- 
terai au  dernier  jour.  »  Joa.,  vi,  53-54. 

Ce  fait  de  la  résurrection,  en  même  temps  (pie  ce 
pouvoir  du  Chiist  sur  la  résurrection  des  hommes,  est 
affirmé  en  traits  saisissants  dans  l'histoire  de  la  résur- 
rection de  Lazare.  Lazare  était  mort,  et  Jésus,  se  pré- 
sentant à  Marthe,  en  reçoit  cet  affectueux  reproche  : 
«  Si  tu  avais  été  ici,  mon  frère  ne  serait  pas  mort;  main- 
tenant encore  je  sais  que  tout  ce  (pie  tu  demanderas  a 
Dieu,  Dieu  te  l'accordera.  »  Jésus  lui  dit  :  «  Ton  frère 
ressuscitera.  »  Joa.,  xi,  20-23.  Cette  réponse,  encore 
vague,  du  Maître,  pouvait  être  entendue  de  la  résur- 
rection générale,  dogme  reconnu  des  Juifs  orthodoxes 
et  auquel  Marthe  montre  immédiatement  (f .  24)  qu'elle 
n'est  pas  étrangère  :  «  Je  sais,  dit-elle,  qu'il  ressuscitera 
lors  de  la  résurrection,  au  dernier  jour.  »  Mais  Jésus 
insiste  sur  un  point  que  les  Juifs  ignoraient,  la  part 
prise  par  le  Messie  à  la  résurrection,  voir  ci-dessus, 
col. 25 12.  Jésus  demande  à  Marthe  de  croire,  non  seule- 
ment qu'il  est  le  .Messie,  mais  qu'il  est  «  la  résurrection 
et  la  vie  ».  «  Celui  qui  croit  en  moi,  ajoute-t-il,  fùt-il 
mort,  vivra  et  quiconque  vil  et  ci  oit  en  moi  ne  mourra 
pas  pour  toujours.  Le  crois-tu?  »  L'acte  de  foi  de 
Marthe  reçoit  sa  récompense  dans  fa  résurrection 
immédiate  de  son  frère. 

2°  L'enseignement  de  saint  Paul.  —  1 .  Le  fait  de  lu 
résurrection.  —  Saint  Paul  fait  de  la  résurrection  d'entre 
les  morts  un  dogme  fondamental  pour  les  chrétiens.  Et 
il  en  rattache  intimement  la  vérité  à  la  vérité  de  la 


2515 


RESURRECTION.    SAINT    PAUL 


2516 


résurrection  même  du  Christ.  C'est  dans  I  Cor.,  xv,  que 
l'apôtre  développe  surtout  son  enseignement. 

Ou  a  vu  que  les  négateurs  de  la  résurrection  étaient 
nombreux  chez  les  Juifs  eux-mêmes.  Paul  s'élève  contre 
ceux  des  Corinthiens  qui  «  disent  qu'il  n'y  a  pas  de 
résurrection  des  morts  ».  I  Cor.,  xv,  12.  Cette  négation 
provenait  sans  doute  d'une  source  juive  sadducéenne 
parmi  les  chrétiens  d'origine  juive.  .Mais  les  chrétiens 
d'origine  païenne  pouvaient  aussi  avoir  des  représen- 
tants parmi  les  négateurs,  car  nous  savons  comment 
les  Athéniens  païens  accueillirent  Paul  leur  parlant  de 
la  résurrection,  Act.,  xvn,  32,  et  comment,  Paul  expo- 
sant la  même  vérité  devant  Fcstus,  le  procurateur  lui 
dit  brutalement  :  «  Paul,  tu  radotes;  trop  de  science  te 
trouble  l'esprit.  »  Act.,  xxvi,  24.  Or,  aux  yeux  de  Paul, 
nier  la  résurrection  des  corps,  c'est  nier  la  résurrection 
du  Christ  :  pour  être  logique,  il  faut  ou  les  accepter  ou 
les  nier  toutes  deux.  Si  le  Christ  n'est  pas  ressuscité,  le 
christianisme  est  mensonge  et  imposture  : 

(13)  S'il  n'y  a  point  de  résurrection  des  morts,  le  Christ 
n'est  pas  ressuscité.  (14)  Et  si  le  Christ  n'est  pas  ressuscité, 
notre  prédication  est  vaine,  et  vaine  aussi  votre  foi  ; 
(15)  nous  nous  trouvonsmèmeètredc  faux  témoins  à  l'égard 
de  Dieu,  puisque  nous  rendons  ce  témoignage  contre  Dieu, 
qu'il  a  ressuscité  le  Christ,  qu'il  n'a  pourtant  pas  ressuscité, 
si  les  morts  ne  ressuscitent  point.  (16)  Car,  si  les  morts 
ne  ressuscitent  point,  le  Christ  non  plus  n'est  pas  ressuscité. 
(17)  Que  si  le  Christ  n'est  pas  ressuscité,  votre  foi  est 
vaine;  vous  êtes  encore  dans  vos  péchés.  (18)  Donc  ceux 
aussi  qui  se  sont  endormis  dans  le  Christ  ont  péri.  (19)  Si 
c'est  pour  cette  vie  seulement  que  nous  espérons  dans  le 
Christ,  nous  sommes  les  plus  malheureux  de  tous  les 
hommes. 

(20)  Mais  très  certainement  le  Christ  est  ressuscité  d'entre 
les  morts,  comme  prémices  de  ceux  qui  dorment;  (21)  car 
par  un  homme  est  venue  la  mort,  et  par  un  homme  la  résur- 
rection des  morts.  (22)  Et  comme  tous  meurent  en  Adam, 
tous  revivront  aussi  dans  le  Christ,  (23)  mais  chacun  en  son 
rang;  le  Christ  comme  prémices,  puis  ceux  qui  sont  au 
Christ,  qui  ont  cru  en  son  avènement. 

(24)  La  fin  suivra,  lorsqu'il  aura  remis  le  royaume  à  Dieu 
et  au  Père;  qu'il  aura  anéanti  toute  principauté,  toute  domi- 
nation et  toute  puissance.  (25)  Car  il  faut  qu'il  règne  jusqu'à 
ce  que  le  Père  ait  mis  tous  ses  ennemis  sous  ses  pieds.  (26)  Or 
le  dernier  ennemi  détruit  sera  la  mort.  (28)  Et  lorsque  tout 
lui  aura  été  soumis,  alors  le  Fils  lui-même  sera  soumis  à  celui 
qui  lui  a  soumis  toutes  choses,  afin  que  Dieu  soit  tout  en 
tous. 

(29)  Autrement,  que  feront  ceux  qui  sont  baptisés  pour 
les  morts,  si  réellement  les  morts  ne  ressuscitent  point? 
Pourquoi  sont-ils  baptisés  pour  les  morts? 

(30)  Et  pourquoi,  nous,  a  toute  heure,  nous  exposons- 
nous  au  danger?  (31)  Chaque  jour,  mes  frères,  je  meurs,  je 
le  jure,  par  la  gloire  que  je  reçois  de  vous  en  Jésus-Christ 
Notre-Seigneur.  (32)  Que  me  sert  (humainement  parlant) 
d'avoir  combattu  contre  les  bêtes  à  Éphèse,  si  les  morts  ne 
ressuscitent  point?  Mangeons  et  buvons,  car  nous  mourrons 
demain  (Trad.  Glaire). 

11  n'est  ici  question  sans  doute  que  de  la  résurrection 
des  justes,  non  que  Paul  n'enseigne  pas  la  résurrection 
de  tous,  même  des  pécheurs  —  ne  déclare-t-il  pas  à  Fes- 
tus  qu'il  attend  la  résurrection  future  des  justes  et  des 
pécheurs,  Act.,  xxiv,  15?  —  mais  parce  que  la  résur- 
rection des  justes  seule  intéressait  les  chrétiens  de 
Corinthe.  Aussi  n'emploie-t-il,  à  prouver  la  résurrec- 
tion, que  des  arguments  valables  pour  la  résurrection 
des  justes.  Nous  trouvons  dans  le  passage  cité  un  argu- 
ment principal,  tiré  du  rôle  joué  par  la  résurrection  du 
Christ,  cause  exemplaire  et  cause  méritoire  de  notre 
gloire  future,  et  deux  arguments  accessoires,  tirés,  l'un 
de  la  conviction  intime  des  fidèles,  l'autre,  de  la  con- 
duite des  apôtres. 

L'argument  principal  considère  dans  la  résurrection 
du  Christ  la  cause  exemplaire  de  noire  résurrection  : 

Si  1rs  justes  ne  ressuscitent  pas,  le  Christ  n'est  pas  ressus- 
teité;  si  le  Christ  est  ressuscité,  les  justes,  eux  aussi, ressus- 
citeront. ■  I  Cor.,  xv,  16.  Cf.  1 1  Cor.,  IV,  14;  I  Cor.,  VI,  14; 


Rom.,  vi,  4-6,  VIII,  11;  I  Thess.,  iv,  14.  Un  lien  de  dépen- 
dance unit  les  deux  membres  de  ces  propositions  condi- 
tionnelles qu'il  faut  ou  nier  ou  affirmer  ensemble.  Or  11  est 
constant  que  le  Christ  est  ressuscité,  les  sceptiques  de 
Corinthe  n'en  doutent  pas  et,  au  besoin,  les  témoignages 
accumulés  par  saint  Paul  leur  fermeraient  la  bouche.  La 
conséquence  inéluctable  est  que  les  justes  ressusciteront 
eux  aussi.  Pourquoi  cela?  Parce  que  Jésus-Christ  «  est  res- 
suscite des  morts  comme  prémices  des  dormants  ».  I  Cor.. 
x\,  20,  23;  cf.  Col.,  I,  18...  Ainsi  le  Christ  n'aurait  pas  droit 
aux  titres  qui  lui  appartiennent  ;  il  ne  serait  pas  «  le  premier- 
né  d'entre  les  morts,  les  prémices  des  dormants  »,  si  seul, 
à  l'exclusion  de  ses  frères,  il  était  ressuscité.  On  voit  aisé- 
ment que  la  raison  dernière  de  tout  cela  réside  dans  la  soli- 
darité des  élus  avec  leur  rédempteur.  «  Comme  tous  les 
«  hommes  meurent  en  Adam,  de  même  aussi  tous  seront 
i  vivifiés  dans  le  Christ.  »  I  Cor.,  xv,  22.  Pour  contracter  la 
dette  de  mort,  dans  le  corps  et  dans  l'âme,  il  suffit  d'appar- 
tenir â  la  lignée  d'Adam  et  d'être  un  avec  lui  par  le  fait  de 
la  génération  naturelle;  pour  recevoir  la  créance  de  vie, 
dans  l'âme  et  dans  le  corps,  il  suffit  d'être  incorporé  au 
second  Adam  et  de  ne  faire  qu'un  avec  lui  par  le  fait  de  la 
génération  surnaturelle.  Tous  ceux  qui  sont  morts  en  Adam 
par  suite  de  la  commune  nature  reçue  de  lui,  seront  vivifiés 
dans  le  Christ,  à  condition  de  communier  à  sa  grâce. 
F.  Prat,  La  théologie  de  saint  Paul,  Ve  part.,  17e  édit.,p.  160. 

De  toute  évidence,  cette  argumentation,  fondée  tout 
entière  sur  la  doctrine  du  corps  mystique,  chère  à  saint 
Paul,  n'est  concluante  que  si  elle  est  restreinte  aux 
justes.  C'est  dès  l'instant  où,  parle  baptême,  nous  com- 
mençons à  vivre  de  la  vie  du  Christ,  à  participer  à  ses 
privilèges  et  à  sa  destinée,  que  nous  acquérons,  comme 
membres,  comme  partie  intégrante  du  Christ,  un  droit 
véritable  à  la  résurrection.  Dans  le  plan  actuel  de  la 
Providence,  c'est  une  sorte  de  nécessité. 

A  cet.  argument  tiré  de  la  cause  exemplaire  se  joint 
un  argument  partant  de  la  notion  de  cause  méritoire. 
Jésus-Christ  est  le  nouvel  Adam  qui,  par  ses  mérites, 
doit  relever  les  ruines  causées  par  le  premier  Adam.  Or, 
parmi  les  ruines  causées  par  Adam,  la  perte  de  l'im- 
mortalité tient  une  place  insigne.  Si  le  Christ  n'était 
pas  vainqueur  de  la  mort,  comme  il  l'est  du  péché,  le 
Christ  n'aurait  pas  accompli  complètement  son  œuvre. 
«  Par  un  homme  est  venue  la  mort  ;  par  un  homme  vient 
la  résurrection.  »  Au  nombre  des  ennemis  à  détruire,  la 
mort  vient  en  dernier  lieu;  mais  il  faudra  qu'elle  soit 
enfin  vaincue.  Elle  ne  le  serait  point  si  le  Christ,  après 
avoir  mérité  sa  résurrection  glorieuse,  ne  méritait 
point  la  nôtre. 

Ces  deux  arguments  appartiennent  à  l'essence  même 
du  mystère  de  la  rédemption.  Voici  maintenant  deux 
raisons  accessoires  et  secondaires,  mises  en  avant  par 
saint  Paul. 

Raison  tirée  de  la  conviction  intime  des  fidèles,  tout 
d'abord.  Un  curieux  usage  existait  à  Corinthe  :  le  bap- 
tême pour  les  morts.  Voir  ici  t.  il,  col.  360.  Saint  Paul 
ne  l'approuve  ni  ne  le  blâme;  il  y  voit  seulement  un 
argument  en  faveur  de  la  résurrection.  Le  baptême, 
symbolisé  par  l'arbre  de  vie,  dépose  dans  le  corps  un 
germe  d'immortalité.  Il  imprime  au  chrétien  un  sceau 
indélébile  qui  le  fera  reconnaître  au  dernier  jour  comme 
un  membre  du  Christ. 

Raison  tirée  de  la  conduite  des  apôtres,  ensuite.  Par 
leurs  renoncements  volontaires,  les  apôtres  meurent 
chaque  jour;  leur  vie  n'est  qu'une  immolation  lente  et 
continue.  Mais  si  le  corps  n'a  pas  de  part  à  la  récom- 
pense future,  pourquoi  le  traiter  ainsi?  Ne  vaudrait-il 
pas  mieux  adopter  la  maxime  des  épicuriens? 

2.  Le  mode  de  la  résurrection.  —  Le  mode  de  la  résur- 
rection est  une  difficulté  que  l'esprit  humain  se  pose 
naturellement.  Si  les  éléments  dont  sont  composés  les 
corps  sont  dispersés  aux  quatre  vents  du  ciel,  comment 
pourront-ils  se  réunir  pour  reconstituer  les  corps  au 
moment  de  la  résurrection  : 

(35)  Mais,  dira  quelqu'un  :  «  Comment  les  morts  ressus- 
citeront-ils? ou  avec  quels  corps  reviendront-ils?  •  (36)  In- 


2517 


RESURRECTION.    L' APOCALYPSE 


2518 


sensé,  ce  que  tu  sèmes  n'est  point  vivifié,  si  auparavant  il  ne 
meurt.  (37)  Et  ce  que  tu  sèmes  n'est  pas  le  corps  même  qui 
doit  venir,  mais  une  simple  graine,  comme  de  blé  ou  de 
quelque  autre  chose.  (38)  Mais  Dieu  lui  donne  un  corps, 
comme  il  veut,  de  même  qu'il  donne  a  chaque  semence  son 
corps  propre.  (39)  Toute  chair  n'est  pas  la  même  chair; 
mais  autre  est  celle  des  hommes,  autre  celle  des  bestiaux, 
autre  celle  des  oiseaux,  autre  celle  des  poissons.  (40)  11  y  a 
des  corps  célestes  et  des  corps  terrestres;  mais  autre  est  la 
gloire  des  célestes,  autre  celle  des  terrestres.  (41)  Autre  est 
l'éclat  du  soleil,  autre  l'éclat  de  la  lune,  autre  l'éclat  des 
étoiles.  L'ne  étoile  même  diffère  d'une  autre  étoile  en  éclat. 

(42)  Ainsi  est  la  résurrection  des  morts.  (Le  corps)  est 
semé  dans  la  corruption,  il  ressuscitera  dans  l'incorruptibi- 
lité. (43)  Il  est  semé  dans  l'abjection,  il  ressuscitera  dans  la 
gloire;  il  est  semé  dans  la  faiblesse,  il  ressuscitera  dans  la 
force.  (J4)  Il  est  semé  corps  animal,  il  ressuscitera  corps  spi- 
rituel. S'il  est  eorpsanimal.  il  est  aussicorps  spirituel,  comme 
il  est  écrit  :  (45)  >  Le  premier  homme,  Adam,  a  été  fait 
âme  vivante,  le  dernier  Adam,  espiit  vivifiant...  »  (47)  Le 
premier  homme,  tiré  de  la  terre,  est  terrestre;  le  second, 
venu  du  ciel,  est  céleste.  (48)  Tel  qu'est  le  terrestre,  tels  sont 
les  terrestres;  tel  qu'est  le  céleste,  tels  sont  les  célestes. 
(49)  Comme  donc  nous  avons  porté  l'image  du  terrestre, 
portons  aussi  l'image  du  céleste. 

(51)  Voici  que  je  vais  vous  dire  un  mystère.  Nous  ne  nous 
endormi' ons  pas  tous,  mais  nous  serons  tous  changés. 
(52)  lin  un  moment,  en  un  clin  d'oeil,  au  son  de  la  dernière 
trompette  :  car  la  trompette  sonnera  et  les  morts  ressusci- 
teront incorruptibles  et  nous,  nous  serons  changés,  (53) 
puisqu'il  faut  que  ce  corps  corruptible  revête  l'incorrupti- 
bilité et  que  ce  corps  mortel  revête  l'immortalité.  (54)  Et 
quand  ce  corps  mortel  aura  revêtu  l'immortalité,  alors  sera 
accomplie  cette  parole  qui  est  écrite  :  «  La  mort  a  été 
absorbée  dans  sa  victoire  »  (Is..  xxv,  8  :  a  été  absorbée  pour 
toujours).  (Trad.  Glaire,  modifiée  au  f.  51,  pour  suivre  le 
texte  grec.) 

Pour  saint  Paul,  dans  la  résurrection,  notre  corps 
doit  subir  une  transformation  profonde.  Cette  trans- 
formation, nous  l'at  tendons  de  «  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  qui  reformera  le  corps  de  notre  humilité  on  le 
conformant  à  son  corps  glorieux,  par  cette  vertu  effi- 
cace par  laquelle  il  peut  s'assujettir  toutes  choses  ». 
Phil.,  m,  20-21.  L'Apôtre  explique  cette  transforma- 
tion par  l'exemple  du  germe,  lequel,  doué  d'une  vie 
latente  qui  ne  se  manifeste  que  par  la  mort,  se  trans- 
forme en  périssant,  pour  acquérir  une  vie  supérieure, 
suivant  une  loi  de  proportion  établie  par  Dieu.  Saint 
Paul  donne  divers  exemples  de  cette  loi  de  proportion, 
faisant  ressortir  la  diversité  des  transformations.  Et  il 
conclut  :  ainsi  en  est-il  du  corps  ressuscité.  Le  corps  des 
justes  contient  un  germe  de  vie  surnaturelle:  la  trans- 
formation commune  à  tous  les  justes  n'exclura  nulle- 
ment lus  dilîérences  de  gloire,  proportionnée  aux  mé- 
rites de  chacun. 

Notie  corps,  en  ressuscitant,  restera  identique  à  lui- 
même  :  c'est  le  même  corps,  semé  dans  la  corruption, 
qui  doit  ressusciter  dans  l'incorruptibilité  :  «  11  faut 
que  ce  corps  corruptible  revête  l'incorruptibilité,  que 
ce  corps  mortel  revête  1  immortalité  »,  f.  53.  Toutes  les 
transformations  propres  aux  corps  glorieux,  voir  t.  ni, 
col.  1884  sq.,  laissent  cependant  le  corps  avec  la  même 
personnalité  :  spiritualisé,  c'est-à-dire  dominé  par  l'Es- 
prit de  Dieu,  qui  l'a  transformé,  le  corps  ressuscité 
devient  un  corps  semblable  au  corps  glorifié  de  Jésus. 
La  génération  naturelle  nous  fait  tenir  du  premier 
Adam  un  corps  terrestre  (yoïxôv),  psychique  (s^j/ikov), 
qui  appesantit  l'âme  et  l'entrave  dans  ses  opérations; 
la  régénération  spirituelle  nous  fait  tenir  du  second 
Adam  un  corps  céleste  (£Tcoupâvt.ov),  spirituel  (rcv£U|i.a- 
Ttxôv),  pareil  au  sien.  Les  propriétés  glorieuses  de  ce 
corps  deviendront  les  nôtres. 

Se  reportant  à  la  fin  des  temps,  saint  Paul  expose 
aux  Corinthiens  le  vrai  mystère  de  la  résurrection.  Ce 
mystère  consiste  moins  dans  la  réassomption  du  corps 
par  l'âme  que  dans  la  transformation  complète  de  ce 
corps.  Un  dernier  trait  le  montre  bien  :  saint  Paul  in- 

DICT.  DE  THÉOLOGIE. 


siste  sur  le  fait  que  «  la  chair  et  le  sang  ne  sauraient 
hériter  du  royaume  de  Dieu  »,  I  Cor.,  xv,  50,  et  que  la 
transformation  de  ceux  qui,  au  dernier  jour,  seront 
encore  vivants  équivaudra,  elle  aussi,  à  la  transforma- 
tion des  morts  dans  la  résurrection.  C'est  là,  en  effet, 
le  «  mystère  »  qu'il  révèle  aux  f.  51-53,  reprenant  une 
vérité  déjà  annoncée,  1  Thess.,  iv,  13-16.  Cf.  F.  Prat, 
op.  cit.,  p.  157-167;  B.  Allô,  Saint-Paul  et  la  «  double 
résurrection  »  corporelle  dans  Revue  biblique,  1932, 
p.  190-207;  Première  épîlre  aux  Corinthiens,  Paris, 
1935,  p.  419  sq. 

Cet  enseignement  général  de  saint  Paul  éclaire  les 
autres  textes  dans  lesquels  l'Apôtre  enseigne  le  dogme 
de  la  résurrection,  et  qu'il  suffit  d'indiquer  :  Act., 
xvn,  18,  31-32;  xxm,  6  sq.:  xxtv,  15,  21  sq.;  Rom., 
vi, 5:  vin,  11  :  II  Cor., iv,  14;  I Thess. ,iv,  15-17;  IlTim., 
il,  18.  Nous  avons  vu  que,  si  Paul  parle  surtout  de  la 
résurrection  des  justes,  non  seulement  il  n'exclut  pas, 
mais  il  suppose  expressément  aussi  la  résurrection  des 
pécheurs.  11  semble  bien  que  ce  soit  la  le  résumé  de  son 
enseignement.  Heb.,  vi,  2.  où  le  dogme  de  la  résurrec- 
tion est  complété  par  celui  du  jugement  éternel,  c'est-à- 
dire  de  la  condamnation  des  réprouvés.  Voir  une  ex- 
pression analogue,  Joa.,  v,  29. 

3°  La  doctrine  de  l'Apocalypse.  —  1.  Une  double 
résurrection  corporelle?  —  L'Apocalypse  mérite  une 
mention  à  part,  en  raison  de  la  double  résurrection 
qu'elle  semble  enseigner,  xx,  4  sq.  : 

(4)  Et  je  vis...  les  âmes  de  ceux  qui  avaient  été  frappés  de 
la  hache  a  cause  du  témoignas;  3  de  Jésus...  et  ils  vécurent,  et 
régnèrent  avec  le  Christ,  mille  ans.  (5)  Le  reste  des  morts  ne 
vécut  pas  jusqu'il  ce  que  fussent  achevés  les  mille  ans.  C'est 
la  la  RÉSURRECTION  première.  (0)  Heureux  et  saint  qui  a 
part  a  la  résurrection  première!  Sur  ceux-là  la  seconde  mort 
n'a  pas  de  pouvoir,  mais  ils  seront  prêtres  de  Dieu  et  du 
Christ,  et  ils  régneront  avec  lui  les  mille  ans.  (7)  ICI  une  fois 
que  seront  achevés  les  mille  ans,  le  Satan  sera  délié  de  sa 
prison,  f,8)  et  il  sortira  (pourï  égarer  les  nations  qui  sont  aux 
quatre  angles  de  la  terre,  Goi;  et  Magog,  les  rassembler 
pour  la  guerre  (eux)  dont  le  nombre  est  comme  le  sable  de 
la  mer.  (9)  Et  Ils  montèrent  sur  l'étendue  de  la  terre,  et  ils 
investirent  le  camp  des  saints  et  la  ville  bienaiméc.  Et  il 
descendit  un  feu  du  ciel  et  il  les  dévora... 

(121  Et  je  vis  les  morts,  les  grands  et  les  petits,  se  tenant 
debout  en  face  du  trône;  et  des  livres  furent  ouverts...;  et 
les  morts  fuient  jugés  sur  les  (choses)  écrites  dans  les  livres, 
d'après  leurs  œuvres.  (13)  Et  ta  mer  donna  les  morts  qui 
étaient  en  elle,  et  la  Mort  et  l'iladès  donnèrent  les  morts  qui 
étaient  en  eux,  et  ils  furenl  jugés  chacun  d'après  leurs 
ceux  res.  (14)  Et  la  Mort  et  l'iladès  fuient  jetés  dans  l'étang 
du  feu  ;  cet  le  (mort)  est  la  deuxième  mort  et  l'étang  de  feu. 
(lu)  Et  si  quelqu'un  ne  se  trouva  pas  inscrit  dans  le  livre 
de  la  vie,  il  Tut  jeté  dans  l'étang  de  feu  (trad.  B.  Allô,  L'Apo- 
calypse, Pails,  1921,  p.  287,  289,  305). 

La  doctrine  du  millénarisme,  qui  prétend  accaparer 
ce  texte  en  sa  faveur,  a  été  examinée  ailleurs,  et,  nous 
n'avons  pas  à  y  revenir.  Voir  Millénarisme,  t.  x, 
col.  1760.  Voir  aussi  B.  Allô,  L'Apocalypse,  p.  292-302; 
Billot,  De  novissimis,  Rome,  1903,  th.  xi.  Il  suffit  ici 
d'en  examiner  le  sens  quant  au  fait  de  l'unique  lésur- 
rection  générale  à  la  fin  du  morde.  Si  les  anciens  chi- 
liastes  et  la  plupart  des  critiques  indépendants  ont  cru 
qu'ici  Jean  enseignait  une  double  résurrection  corpo- 
relle, l'une  des  martyrs  et  des  saints,  au  début  du  Mille- 
nium, l'autre  générale,  à  la  fin  du  monde,  c'est  faute 
d'avoir  compris  le  caractère  spirituel  de  la  prophétie 
du  Millenium. Cette  prophétie,  dit  le  P.  Allô,  fait  parfai- 
tement corps  avec  les  autres  prophéties  du  livre;  elle 
<■  est  simplement  la  figure  de  la  domination  spirituelle 
de  l'Église  militante,  unie  à  l'Église  triomphante,  de- 
puis la  glorification  de  Jésus  jusqu'à  la  fin  du  monde.  • 
Op.  cit.,  p.  301.  Donc  résurrection  purement  spirituelle 
que  cette  première  résurrection,  et  que  Jean  indique 
déjà  d'un  mot  dans  l'évangile,  v,  24-25;  cf.  S.  Paul, 
Eph.,  v,  14.  Dans  la  pensée  de  saint  Jean,  il  y  a 

T.  —  XIII.  —  80. 


2519 


RÉSURRECTION.    LES    PÈRES    APOSTOLIQUES 


2520 


donc  opposition  seulement  entre  la  résurrection  spi- 
rituelle et  la  corporelle,  qui  aura  lieu,  pour  tous  ensem- 
ble, seulement  à  la  fin  des  mille  ans,  c'est-à-dire  à  la  fin 
du  monde.  Les  versets  12-15  montrent  bien  qu'on  ne 
saurait  interpréter  différemment  le  texte  de  l'Apoca- 
lypse. Le  «  reste  des  morts  »,  f.  5,  qu'on  retrouve  au 
v.  12,  et  qui  sont  mis  en  contraste  avec  les  martyrs  ou 
les  confesseurs  sortis  de  ce  monde,  ce  sont  tous  ceux 
qui  ont  quitté  la  vie  sans  être  régénérés.  Pendant  le 
Millenium,  ils  ne  vivront  ni  spirituellement,  ni  corporel- 
lement.  Comme  morts  spirituels  on  peut  vraisembla- 
blement leur  associer  les  impies  même  vivants  qui 
rejettent  la  conversion.  Cette  classe  d'hommes  pé- 
cheurs impénitents  ne  peut  prétendre  à  la  résurrection 
spirituelle,  mais  simplement  à  la  résurrection  corporelle 
de  la  fin  du  monde,  laquelle  n'aura  lieu  qu'après  le 
Millenium  accompli.  C'est  là  l'interprétation,  non  seu- 
lement du  P.  Allô,  loc.  cil.,  mais  de  la  plupart  des 
catholiques,  suivant  en  cela  saint  Augustin,  De  civi- 
tate  Dei,  1.  XX,  c.  vu,  n.  1.  P.  L.,  t.  xli,  col.  666; 
cf.  Serm.,  cclix,  n.  2,  P.  L.,  t.  xxxvm,  col.  1197;  et, 
parmi  les  modernes,  Bossuet,  Préface  sur  /'  Apocalypse, 
c.  xxviu  et  explication  du  c.  xx,  n.  2  sq.,  Œuvres, 
édit.  Outhenin-Chalandre,  Besançon,  1836,  t.  vi, 
p.  499,  593  sq.  Plus  récemment,  voir  Billot,  op.  cil., 
et  La  parousie,  Paris,  1920,  p.  315-326.  [Il  faut  recon- 
naître, d'ailleurs,  que  cette  explication  est  fonction 
d'une  exégèse  générale  de  l'Apocalypse  qui  est  loin  de 
s'imposer.  Le  dernier  mot  ne  nous  paraît  pas  dit  sur 
cette  question  générale  et  sur  l'application  qui  est 
faite  ici  de  la  théorie.] 

2.  La  «  double  résurrection  corporelle  »  et  saint  Paul.  — 
S'il  n'est  pas  question  d'une  double  résurrection  cor- 
porelle dans  l'Apocalypse,  à  plus  forte  raison  doit-on 
la  rejeter  de  l'eschatologie  de  saint  Paul.  Il  est  néces- 
saire cependant  de  signaler  ici  l'insistance  de  quelques 
critiques  indépendants  qui  veulent  à  tout  prix  retrou- 
ver en  saint  Paul,  I  Cor.,  xv,  22-26,  la  tendance  chi- 
liastede  l'Apocalypse.  Voirie  texte-ci  dessus,  col.  2514. 
Entre  les  versets  23  et  24  on  introduit  la  notion  du 
règne  intermédiaire,  comme  dans  l'Apocalypse.  «  La 
résurrection  se  fait  en  trois  temps  :  d'abord  celle  du 
Christ,  prémices,  qui  a  eu  lieu  déjà;  ensuite  celle  des 
fidèles  du  Christ,  à  l'heure  de  la  parousie;  et  puis,  celle 
du  reste  des  hommes  qui  n'ont  pas  eu  part  à  la  pre- 
mière. Donc,  deux  résurrections  corporelles.  La 
deuxième  est  séparée  par  un  intervalle  de  la  première, 
comme  celle-ci  l'a  été  de  la  résurrection  de  Jésus.  Trois 
za.yy.oi.zoi.  :  le  Christ,  les  fidèles,  «  les  autres  ».  Le  premier 
intervalle  a  été  rempli  par  la  vie  militante  de  l'Église 
jusqu'au  retour  de  son  Chef,  à  la  parousie;  par  quoi  le 
sera  le  deuxième?  Par  le  «  règne  »  du  Christ  redescendu 
parmi  les  siens  ressuscites;  il  prendra  vigoureusement 
en  mains  le  pouvoir  royal  pour  réduire  toutes  les  puis- 
sances qui  ne  lui  sont  pas  encore  soumises  (cf.  Apoc. 
xx,  8.  Gog  et  Magog)  et  détruira  tout  l'empire  de  la 
Mort  (qu'il  jettera  dans  l'étang  de  feu,  Apoc,  xx,  15), 
en  ressuscitant  les  derniers  morts,  auxquels  le  juge- 
ment général  assignera  leur  sort  éternel  ».  B.  Allô, 
Saint-Paul  et  la  •  double  résurrection  »  corporelle,  p.  191. 

Le  P.  Allô,  réfutant  ce  parallélisme  (lequel,  s'il  était 
exact,  n'aboutirait  pas  encore  à  l'erreur  millénariste), 
montre  qu'il  faut  écarter  de  l'eschatologie  de  Paul 
toute  idée  de  «  règne  intermédiaire  •  après  la  parousie. 
Il  note  simplement  que  Paul,  dans  le  passage  incriminé, 
ne  dit  rien  concernant  les  hommes  que  le  dernier  avè- 
nement trouvera  encore  sur  la  terre.  Mais  cette  omis- 
sion n'existe  pas,  en  réalité,  puisque  la  question  a  été 
abordée  dans  I  Thess.,  iv,  13-18.  Mais,  si  l'on  com- 
pare I  Cor.,  xv,  22-26,  avec  la  suite  de  la  doctrine  escha- 
tologiquc  exprimée  aux  f.  50  sq.,  tout  doute  doit  alors 
s'efîaccr  :  dans  les  perspectives  encourageantes  que 
Paul  ouvre  aux  Corinthiens,  il  n'y  a  pas  la  moindre 


mention  d'un  Millenium  de  bonheur  qui  dût  commen- 
cer durant  leur  vie  ou  plus  tard.  L'épître  aux  Thessa- 
loniciens,  à  laquelle  on  vient  de  faire  allusion,  détruit 
par  ailleurs  toute  velléité  de  millénarisme  chez  saint 
Paul. 

«L'attitude  de  Paul  à  l'égard  de  la  «double  résurrection 
«  corporelle  •  et  du  millénarisme  s'y  révèle  manifestement 
négative.  Tout,  en  effet,  y  est  présenté  comme  se  passant 
presque  in  instanti,  et  ici  personne  ne  pourra  douter  qu'il 
s'agisse  de  la  parousie.  En  mèms  temps  que  le  Sauveur,  Dieu 
fait  paraître  les  morts  élus  (évidemment  ressuscites)  aux 
yeux  des  vivants.  Et,  avant  même  que  le  Christ  ait  touché 
terre,  tous  les  sauvés,  morts  et  vivants,  se  sont  élancés  d  sa 
rencontre,  ravis  dans  les  nuées.  Leur  ravissement  dans  les 
nuées  n'a  été  que  l'élan  de  leur  ascension  continue  vers  le 
ciel,  où  ils  se  reposeront  éternellement  avec  le  Christ.  Il 
n'est  pas  dit  que  les  vivants  ont  eu  d'abord  à  être  «  trans- 
«  formés  »,  mais  cela  va  de  soi,  puisqu'ils  se  trouvent  d'une 
condition  égale  à  celle  des  ressuscites,  agiles  comme  eux, 
s'envolant  du  même  vol.»  Art. cit.,  p. 206;  l'article  est  repris 
à  peu  près  textuellement  dans  Première  éptlre  aux  Corin- 
thiens, p.  438-453. 

Conclusion.  — ■  L'enseignement  de  l'Écriture,  spé- 
cialement dans  le  Nouveau  Testament,  met  en  relief, 
comme  appartenant  aux  fondements  mêmes  de  la  reli- 
gion chrétienne,  le  dogme  de  la  résurrection  générale 
à  la  fin  du  monde.  Si  Paul  insiste  spécialement,  en  rai- 
son du  thème  qu'il  développe,  sur  la  résurrection  des 
justes,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  lui-même  et  les 
évangélistes  enseignent  clairement  la  résurrection  des 
justes  et  celle  des  pécheurs,  les  justes  devant  recevoir, 
même  dans  leurs  corps,  la  récompense  due  à  leurs 
bonnes  actions;  les  méchants  devant,  âmes  et  corps, 
recevoir  leur  châtiment.  Saint  Paul  toutefois  met  en 
relief  les  transformations  que  devront  subir  les  corps 
glorifiés,  tandis  qu'il  est  muet  sur  les  conditions  des 
corps  des  damnés.  Enfin,  l'interprétation  spirituelle  de 
la  première  des  «  deux  résurrections  »  de  l'Apocalypse, 
la  comparaison  de  l'eschatologie  de  l'Apocalypse  avec 
celle  de  saint  Paul,  soit  dans  I  Cor.,  soit  dans  I  Thess., 
montre  que,  s'il  n'y  a  qu'une  résurrection,  cette  résur- 
rection est  faite  pour  tous  les  hommes  simultanément, 
in  instanti,  et  que  cependant,  dans  un  sens  spirituel,  on 
peut  parler  de  la  résurrection  des  vivants  et  des  morts, 
tout  comme  de  leur  jugement. 

La  résurrection  des  corps  enseignée  par  l'Écriture 
n'aurait  aucun  sens  intelligible,  s'il  ne  s'agissait  préci- 
sément des  corps  mêmes  que  les  hommes  auront  eus  en 
cette  vie.  Les  conditions  de  l'identité  ne  sont  en  aucune 
manière  abordées  par  l'Écriture,  et,  en  ce  qui  concerne 
les  élus,  saint  Paul  dit  clairement  que  cette  identité  est 
compatible  avec  les  transformations  nécessaires  à 
l'état  de  gloire. 

II.  L'enseignbment  de  la  tradition.  —  /.  LES 
pères.  —  1°  Les  Pères  apostoliques.  —  1.  Affirmations 
générales.  —  La  Didachè  indique  clairement  la  résur- 
rection des  morts  comme  devant  se  produire  à  la  lin 
du  monde,  xvi,  6.  Cf.  Ia  démentis,  xxiv,  2  ;  II*  dé- 
mentis, ix,  1  ;  xix,  3  ;  Epist.  Barnabas,  v,  7  ;  xxi,  1  ;  et, 
dans  les  épîtres  d'Ignace,  Trall.,  ix,  2;  Polyc,  vu,  1 
(dans  les  autres  textes  où  il  est  question  de  résurrec- 
tion, il  s'agit  ou  de  la  résurrection  du  Christ  ou  de 
notre  résurrection  spirituelle  dans  le  Christ);  Polyc. 
Epist.,  vu,  1;  Martyr.,  xiv,  2.  Si  le  Pasteur  d  Hermas, 
ne  parle  pas  directement  de  résurrection,  du  moins  la 
description  qu'il  fait  de  la  récompense  des  bons  dans 
l'autre  vie,  Vis.,  II,  m,  2,  3;  IV,  m,  5,  et  des  châti- 
ments qui  y  attendent  les  impies,  Vis.,  III,  vu,  2; 
S('m.,IV,  4;  IX,  xvm,  2,  ne  se  comprend  guère  sans  la 
résurrection.  La  mort  éternelle  qui  attend  les  impies 
n'est  autre  que  la  souffrance  éternelle  qui  les  torture 
loin  de  la  vie  éternelle.  Cf.  Mand.,  XII,  il,  3. 

2.  Considérations  particulières.  —  a)  L'épître  de 
Barnabe  reprend  l'argumentation  de  Paul  :  le  Christ 


2521 


RÉSURRECTION.    LES    APOLOGISTES 


252  2 


est  ressuscité  pour  détruire  la  mort  et  manifester  notre 
propre  résurrection,  v,  6.  —  b)  La  II*  démentis  et  la 
même  épître  du  pseudo-Barnabe  insistent  sur  la  néces- 
sité de  ressusciter  en  cette  même  chair  que  nous  pos- 
sédons pour  recevoir  la  récompense  due  à  nos  œuvres. 
Barn.,  xxi,  1  ;  II*  Clem.,  ix,  1.  —  c)  Enfin  la  7a  dé- 
mentis esquisse  une  explication  : 

Considérons,  mes  bien-aimés,  comment  le  Seigneur  nous 
manifeste  continuellement  la  résurrection  future,  dont  il  a 
institué  les  prémices,  Jésus-Christ,  Notre-Seigneur,  en  le 
ressuscitant  d'entre  les  morts.  Regardons,  mes  bien-aimés, 
la  résurrection  qui  se  fait  en  son  temps.  Le  jour  et  la  nuit 
nous  montrent  une  résurrection  :  la  nuit  cesse  (mot  à  mot  : 
se  couche),  le  jour  se  lève.  Le  jour  disparaît,  la  nuit  vient  et 
suit.  Prenons  les  fruits.  Comment,  de  quelle  façon  s'en  fait 
la  semence?  Le  semeur  sort  et  jette  en  terre  les  différentes 
semences;  tombées  sèches  et  nues  dans  la  terre,  elles  se  dis- 
solvent ensuite;  de  leur  dissolution  la  grande  puissance  de 
la  divine  providence  les  ressuscite  et  d'une  unique  graine  en 
fait  sortir  plusieurs  et  produire  le  fruit,  xxiv,  1-5. 

L'idée  de  «  germe  »  ou  semence  est  certainement 
empruntée  à  I  Cor.,  xv,  38,  42-43.  Clément  la  complète 
en  prenant,  au  c.  xxv,  la  légende  classique  du  phénix 
renaissant  de  ses  cendres,  et  en  faisant  appel,  au 
c.  xxvi,  à  la  puissance  divine  pour  réaliser  ses  pro- 
messes. Il  invoque  alors  ps.,  xxvn,  7  (?)  ;  ni,  6  ;  xxn,  4, 
et  Job,  xix,  26. 

2°  Pères  apologistes.  —  1.  Aristide,  d'un  simple  mot 
de  son  Apologie,  n.  15,  rappelle  que  les  chrétiens  «  ont 
les  préceptes  du  Seigneur  Jésus-Christ  empreints  dans 
leurs  cœurs  et  qu'ils  les  gardent,  attendant  la  résurrec- 
tion des  morts  et  la  vie  du  siècle  à  venir».  P.  G.,  t.  xcvi, 
col.  1121; 

2.  Saint  Justin  est  plus  prolixe  et  justifie  la  résur- 
rection par  l'exemple  du  germe. 

...  Nous  aussi,  autant  et  plus  que  ces  (auteurs,  Pythagore, 
Platon,  etc.),  nous  croyons  en  Dieu;  et  nous  espérons  même 
que  nos  corps,  morts  et  confiés  à  la  terre,  seront  de  nouveau 
à  nous,  rien  n'étant  impossible  à  Dieu.  Et,  à  bien  y  réfléchir, 
quoi  de  plus  incroyable,  semble-t-il,  si  nous  n'avions  pas  de 
corps  et  que  quelqu'un  nous  dise  que  d'une  petite  goutte  de 
sperme  humain  peuvent  être  formés  les  os  et  les  chairs  sous 
la  forme  que  nous  leur  connaissons?  ...  Mais  comme  vous 
n'auriez  jamais  cru  que  d'une  gouttelette  vous  puissiez 
devenir  tels  que  vous  êtes,  et  pourtant  vous  vous  voyez; 
ainsi,  de  la  même  manière,  croyez  que  les  corps  des  hommes 
dissous,  et  répandus  dans  la  terre  comme  des  semences, 
peuvent,  à  un  moment  donné,  sur  l'ordre  de  Dieu,  ressusciter 
et  revêtir  l'incorruption.  I  Apol.,  xvm-xix,  P.  G.,  t.  vi, 
col.  356-357.  Cf.  De  resurrec/ione(?),  fragm.v,  vm,  x,  col.  1580, 
1585,  1589.  Mais  l'authenticité  de  ces  fragments  est  loin 
d'être  assurée. 

3.  Tatien  explique  comment,  malgré  les  transfor- 
mations subies  par  le  corps  après  la  mort,  Dieu  saura 
retrouver  de  quoi  le  reconstituer  : 

Nous  croyons  la  résurrection  future  des  corps,  quand  les 
temps  seront  accomplis.  Non  à  la  façon  des  stoïciens  qui 
imaginent  sans  aucune  utilité  des  cycles  au  bout  desquels 
les  mêmes  renaissent  toujours  après  avoir  péri;  mais, 
notre  temps  étant  accompli,  nous  ressusciterons  une  seule 
fois  et  pour  toujours,  la  résurrection  devant  réunir  tous  les 
hommes  et  eux  seuls,  en  vue  du  jugement...  Même  si  nous 
vous  paraissons  des  menteurs  et  des  bavards,  peu  nous 
importe,  puisque  notre  croyance  s'appuie  sur  cette  bonne 
raison  :  De  même,  en  effet,  que,  n'existant  pas  avant  de 
naître,  j'ignorais  qui  j'étais,  et  que  j'existais  seulement 
dans  la  substance  de  la  matière  corporelle,  mais  qu'une  fois 
né,  moi  qui  n'étais  pas  autrefois,  j'ai  saisi  par  ma  génération 
qu'il  ne  fallait  pas  douter  de  mon  existence;  de  la  même 
façon,  moi  qui  suis  né  et  qui,  par  la  mort,  cesserai  d'être  et 
d'être  vu,  j'existerai  de  nouveau,  tout  comme  autrefois, 
après  le  temps  où  je  n'existais  pas,  j'ai  été  engendré.  Même 
si  ma  chair  est  consumée  par  le  feu,  le  monde  reçoit  ma 
substance  volatilisée  (mot  à  mot  :  répandue  comme  de  la 
vapeur).  Même  si  je  suis  absorbé  dans  les  fleuves  ou  encore 
dans  la  mer,  même  si  je  suis  déchiré  par  les  fauves,  je  suis 
encore  dissimulé  dans  les  trésors  du  riche  Seigneur.  Le 
pauvre,  l'athée  ne  connaissent  pas  tout  ce  que  recèlent  ces 


trésors;  mais  le  Dieu  qui  règne  rendra,  à  son  gré,  à  son 
état  premier,  la  substance  à  lui  seul  visible.  Adversus  Gree- 
cos  oratio,  vi,  P.  G.,  t.  vi,  col.  817-820.  Autre  texte,  xm, 
col.  833. 

4.  Athénagore  a  écrit  expressément  un  traité  De 
resurrectione  morluorum  :  aussi  entre-t-il  dans  bien  plus 
de  détails  que  ses  devanciers.  Sans  doute,  le  traité  est 
incomplet  car  il  laisse  de  côté  la  question  de  l'état  des 
corps  ressuscites,  tant  au  point  de  vue  physiologique 
qu'au  point  de  vue  surnaturel;  il  néglige  les  analogies 
déjà  signalées  par  Clément  de  Rome,  que  Minucius 
Félix  et  saint  Cyrille  de  Jérusalem  mettront  en  lu- 
mière; il  ne  renferme  aucune  des  images  sensibles  de  la 
résurrection  qu'on  trouvera  chez  Théophile  d'Antioche 
et  surtout  chez  Tertullien  ;  deux  points  néanmoins  sont 
nettement  marqués  :  le  fait  de  la  résurrection  et  sa 
possibilité  eu  égard  à  la  puissance  divine. 

La  possibilité  de  la  résurrection  fait  l'objet  de  la  pre- 
mière partie  du  traité,  c.  i-x.  Dira-t-on  que  Dieu  ne 
peut  pas  ressusciter  les  morts?  ou  bien  que,  le  pouvant, 
il  ne  peut  pas  le  vouloir,  soit  faute  de  science,  soit  faute 
de  puissance.  Mais  il  a  prouvé  qu'il  possède  l'une  et 
l'autre  en  formant  l'homme.  S'il  ne  pouvait  le  vouloir, 
ce  serait  que  la  résurrection  léserait  la  justice  ou  dans  le 
ressuscité  lui-même  ou  dans  autrui,  ce  qui  n'est  pas,  ou 
bien  qu'elle  serait  indigne  de  Dieu,  ce  qui  n'est  pas 
davantage,  puisque  la  création  n'est  pas  indigne  de  lui. 
En  bref,  la  résurrection  est  possible,  parce  qu'elle  ne 
répugne  ni  à  la  science,  ni  à  la  puissance,  ni  à  la  justice 
de  Dieu.  Toutefois,  Athénagore  se  pose  l'objection  du 
cas  de  l'anthropophage  ou  de  l'homme  mangeant  la 
chair  d'un  animal,  lequel  lui-même  a  dévoré  un  homme. 
La  réponse  d'Athénagore  est  aussi  simple  qu'arbi- 
traire :  pour  chaque  animal,  il  n'existe  qu'un  aliment 
spécifique,  et  la  chair  humaine  n'est  pas  un  aliment 
assimilable  pour  l'homme.  C.  iv-vm,  P.  G.,  t.  vi, 
col.  977-989,  passim. 

Le  fait  de  la  résurrection  est  l'objet  de  la  seconde 
partie,  xi-xxv.  Cette  résurrection  aura  lieu,  car  elle  est 
nécessaire.  Quatre  raisons  le  prouvent  :  la  destinée  de 
l'homme,  créé  pour  vivre  toujours,  c.  xn-xin;  sa 
nature,  qui  comprend  deux  éléments  unis,  l'âme  et  le 
corps,  c.  xiv-xvn;  le  jugement,  qui  doit  s'appliquer  au 
composé  humain,  c'est-à-dire  au  corps  comme  à  l'âme, 
c.xvni-xxm;  la  fin  dernière,  qui  ne  peut  être  atteinte 
en  cette  vie.  C.  xxiv-xxv.  La  raison  confirme  donc  ici 
les  données  de  la  foi.  Sur  tous  ces  points,  voir  L.  Chau- 
douard,  La  philosophie  du  dogme  de  la  résurrection  de  la 
chair  au  iie  siècle,  Lyon,  1905,  et  ici  même,  Corps  glo- 
rieux, t.  ni,  col.  1891-1894. 

5.  Théophile  d'Antioche,  dans  le  Discours  à  Aulohj- 
cus,  répond  aux  railleries  de  son  interlocuteur  sur  la 
résurrection  future  et  insiste  sur  la  nécessité  de  croire 
dès  maintenant  à  ce  dogme.  La  foi  précède  toutes 
choses  ici-bas  :  »  Quel  agriculteur  pourrait  récolter  s'il 
n'avait  auparavant  confié  la  semence  à  la  terre?  Qui 
pourrait  traverser  les  mers,  s'il  ne  s'était  auparavant 
confié  au  bateau  et  au  pilote?  »  Le  malade  doit  se  confier 
au  médecin,  l'élève  à  son  maître.  Pourquoi  ne  pas 
faire  confiance  à  Dieu,  surtout  après  en  avoir  reçu  tant 
de  gages?  Ad  Aulolycum,  1.  I,  c.  vu,  P.  G.,  t.  vi, 
col.  1036;  cf.  c.  xm,  col.  1041  sq. 

3°  Pères  conlroversisles.  —  1.  Saint  Irénée.  —  La 
résurrection  de  la  chair  est  une  des  thèses  capitales 
d' Irénée.  Voir  sa  confession  de  foi,  Cont.  hxr.,  1.  I,  c.  x, 
n.  1,  P.  G.,  t.  vu,  col.  549.  Il  la  défend  contre  l'erreur 
fondamentale  du  gnosticisme  selon  qui  la  matière  est 
essentiellement  mauvaise  et,  en  conséquence,  ne  peut 
être  l'œuvre  d'un  Dieu  bon.  Cont.  hser.,  1.  I,  c.  vi,  n.  2  ; 
c.  xxn,  n.  1  ;  c.  xxvn,  n.  3;  1.  V,  c.  i,  n.  2,  col.  505,  669- 
670,  689,  1122.  Le  monde  des  corps  est,  lui  aussi,  du 
domaine  du  Verbe  et  la  matière  est  susceptible  de  salut, 
1.  V,  c.  n,  n.  2,  3,  col.  1124, 1126;  c.  xx,  n.  1,  col.  1177. 


2523 


RÉSURRECTION.    TERTULLIEN 


2524 


Dans  ce  dernier  passage,  Irénée  affirme  «  le  salut  de 
l'homme  total,  corps  et  âme  ». 

Mais  comment  expliquer  la  résurrection?  <>  Don  de 
Dieu  »,  1.  III,  c.  xx,  n.  2,  col.  843,  la  résurrection  est 
l'œuvre  à  la  fois  de  la  puissance  et  de  la  justice  divines. 

Œuvre  de  la  puissance.  Nos  corps  ressusciteront, 
non  ex  sua  substantia,  sed  ex Dei  virtute,  1.  V,  c.  vi,  n.  '2, 
col.  1 1  39  :  Dieu,  «  meilleur  que  la  nature  »,  a  le  vouloir, 
le  pouvoir  et  le  parfaire.  L.  II,  c.  xxix,  n.  2,  col.  813- 
814  : 

Si  Dieu  ne  vivifie  pas  ce  qui  est  mortel,  et  ne  donne  pas 
l'incorruptiHlité  à  ce  qui  est  corruptible,  c'est  qu'il  est 
impuissant.  Mais  qu'en  toutes  ces  choses  il  soit  puissant, 
nous  pouvons  le  constater  d'après  notre  propre  origine. 
Dieu  a  piis  du  limon  de  la  terre  et  i)  en  a  fait  l'homme.  lit 
si,  sans  qu'il  préexistât  d'os,  de  nerfs,  de  veines  et  d'orga- 
nisme propre  a  constituer  l'homme.  Dieu  a  pu  les  faire  de 
rien  pour  en  former  l'animal  raisonnable  qu'est  l'homme,  il 
est  moins  difficile  et  moins  incroval  le  eue  Dieu,  ...  l'homme 
étant  constitué  et  ses  éléments  étant  dissous  dans  la  terre, 
fasse  une  réintégration  du  tout,  malgré  le  retour  du  corps 
(mot  ;1  mot  :  de  l'homme)  dans  les  éléments  d'oii  il  fut  tiré 
alors  qu'il  n'existait  pas  encore.  Car  celui  qui,  au  commen- 
cement, fit,  quand  il  le  voulut,  exister  celui  qui  n'existait 
pas.  pourra  à  plus  forte  raison  restituer  :"i  la  vie  qu'il  leur 
avait  donnée  ceux  qui  déjà  ont  existé.  L.  V,  c.  m,  n.  2, 
col.  1 12*1-1130. 

Un  témoignage  irrécusable  de  la  puissance  divine 
nous  est  donné  dans  la  longévité  des  patriarches,  dans 
la  préservation  de  la  mort  accordée  à  Élie  et  à  Hénoch, 
dans  la  protection  accordée  à  Jonas  et  aux  trois  en- 
fants dans  la  fournaise.  Id.,  c.  iv-v,  col.  1130-1136. 

Œuvre  de  la  justice  aussi.  Il  est  juste  que  le  corps, 
qui  a  participé  aux  bonnes  actions  avec  l'âme,  ait  sa 
part  de  récompense.  Les  attributs  divins  appellent  la 
résurrection  ries  corps.  L.  II,  c.  xxix,  n. 2, col.  81 3-8 14. 

Tout  en  faisant  appel  aux  attiibuts  divins  pour  ex- 
pliquer la  résurrection,  Irénée  n'ignore  pas  la  compa- 
raison du  germe,  proposée  avant  lui  par  Clément  de 
Rome  et  Justin.  Le  corps,  formé  de  la  terre,  «  retourne 
à  la  terre,  à  l'instar  d'une  très  bonne  semence  »,  qui 
germe  par  l'action  de  Dieu.  Fragment  conservé  dans 
les  Sacra  parallela,  P.  G.,  t.  vu,  col.  1236;  cf.  Conl. 
hser.,  1.  V,  c.  vu,  n.  2,  col.  1140-1141. 

Sur  quoi  s'appuie  la  croyance  en  la  résurrection 
future?  Irénée  met  ici  en  avant  l'autorité  des  écri- 
tures. Pour  l'Ancien  Testament,  voir  1.  V,  c.  xv,  n.  1, 
col.  1 163-1 164,  et  fragm.  xxxvi,  col.  1248.  Dans  le  Nou- 
veau Testament,  nous  avons  les  paroles  de  Jésus-Christ 
et  ses  actes. 

Les  paroles  d'abord.  Celles  adressées  aux  sadducéens. 
L.  IV,  c.  v,  n.  2,  col.  984-985.  Irénée  réfute  l'argument 
gnostique  tiré  de  I  Cor.,  xv,  50  :  «  la  chair  et  le  sang  » 
dont  il  est  ici  question  doivent  s'entendre  de  ceux  qui 
pèchent  en  s'adonnant  à  des  œuvres  charnelles  :  ceux- 
là  n'entreront  pas  au  ciel.  L.  V,  c.  îx-xn,  col.  1 144-1 156. 

Les  actes  ensuite.  Les  guérisons  et  les  résurrections 
opérées  par  Jésus  montrent  la  puissance  de  Dieu  sur 
les  corps  et  sont  un  présage  de  la  résurrection  future. 
L.  V,  c.  xii,  n.  5;  c.  xm,  n.  1,  col.  1155-1157.  La  résur- 
rection du  Christ  garantit  la  nôtre,  1.  V,c.vn,n.  1  (Irénée 
s'appuie  ici  sur  Rom.,  vin,  11),  col.  1 139-1 140:cf.  I.  IV, 
c.  n,  n.  4,  7;  c.  v,  n.  2,  col.  978,  979,  985.  L'incarnat  Ion 
elle-même  est  la  meilleure  preuve  de  notre  résurrection 
future,  car,  si  le  Verbe  a  pris  notre  chair,  c'est  pour  la 
sauver.  L.  V,  c.  xiv,  col.  1160-1103.  L'eucharistie  est 
gage  d'immortalité.  L.  IV,  c.  xvm,  n.  5;  1.  V,  c.  n, 
surtout  n.2,col.  1027-1029,  1123-1128.  La  doctrine  riu 
corps  mystique  enfin  veut  que,  comme  la  tète  est  res- 
suscilée,  les  membres  ressuscitent  aussi,  1.  III,  c.  xix, 
n.  3,  col.  941  ;  cf.  1.  V,  c.  VI,  n.  2;  c.  xm,  n.  4,  col.  1 139, 
1159-1160. 

Les  modalités  de  la  résurrection  sont  touchées  par 
Irénée.  Tout  d'abord,  l'identité  des  corps  ressuscites. 


Identité  personnelle  :  l'âme  retrouvera  son  corps  et  le 
corps  son  âme  :  non  aliud  est  quod  morilur  el  aliud  vivi- 
ficalur.  L.  V,  c.  xm,  n.  3,  col.  1153;  cf.  1.  II,  c.  xxm, 
n.  5;  1.  V,  c.  m,  n.  2;  c.  xm,  n.  3:  fragm.  xn,  col.  833- 
834,  1130,  1158-1159,  1235.  Ensuite,  l'universalité  de 
la  résurrection,  ad...  resuscitandam  omnemearnem.  L.  I, 
c.  x,  n.  1,  col.  549;  cf.  c.  xxn,  n.  1 : 1.  II,  c.  xxxm,  n.  5; 
1.  III,  c.  xvi,  n.  6,  col.  669-670,  834,  925.  Enfin,  reflet 
des  opinions  millénaristes  d'Irénée,  la  résurrection  ne 
sera  pas  simultanée.  La  première  résurrection  sera  celle 
des  justes,  au  début  du  «  règne  »;  les  méchants  ressus- 
citeront à  la  deuxième  résurrection,  à  la  fin  du  règne. 
L.  V,  c.  xxvi,  n.  2;  c.  xxn,  n.  2;  c.  xxxm,  n.  4; 
c.  xxxiv,  n.  1;  c.  xxxv,  n.  1,  2,  col.  1194,  1211,  1214, 
1215,  1218,  1220.  Voir  aussi  Démonstration,  c.  xli, 
xlii,  P.  ().,  t.  xn,  p.  690-691.  Sur  tous  ces  points,  voir 
ici  Ikénke  (Saint),  t.  vu,  col.  2502-2503. 

2.  Minucius  Félix  écarte  les  fables  de  Pythagoro  et 
de  Platon  sur  la  métempsycose.  Pour  la  conservation 
des  éléments  corporels  en  vue  de  la  résuri ection,  il  ne 
sait  l'expliquer,  il  s'en  rapporte  à  Dieu  qui  en  est  le 
gardien.  Nous  retrouvons  les  formules  déjà  employées 
par  Clément  de  Rome,  Taticn,  Théophile  d'Antioche. 
Octavius,  xxxiv,  P.  L.,  t.  m,  col.  347;  cf.  Rouet  de 
Journel,  Ench.  patrist.,  n.  272. 

3.  Terlullien  a  exposé  et  défendu  le  dogme  en  ques- 
tion contre  les  railleries  des  adversaires  dans  son  Apo- 
logdicum,  c.  xi.vm;dans  tout  le  traité  De  resurrectione 
rarnis  et  dans  le  livre  V  de  VAduersus  Marcionem. 
(Références  à  P.  L.,  éd.  de  1844.) 

a)  Le  premier  en  date  est  YApologelicum  (vers  la 
fin  de  197).  Tcrtullien  y  défend  la  résurrection  contre 
les  païens.  C.  xlvim.  Les  païens  croient  volontiers  à  la 
métempsycose  et  raillent  la  résurrection.  Pourtant,  si 
les  âmes  sont  destinées  à  rentrer  dans  des  corps,  n'est- 
il  pas  plus  naturel  que  ce  soit  dans  ceux  qu'elles  ont 
déjà  animés?  Dans  l'hypothèse  contraire,  que  devient  la 
personnalité  humaine?  Des  échanges  s'établiraient, 
qui  sont  matière  à  plaisanteries.  Mois  la  raison  décisive 
d'accorder  les  mêmes  corps  aux  mêmes  âmes,  c'est  le 
jugement  divin.  Unie  au  corps  pour  le  mérite  et  pour 
le  démérite,  l'âme  doit  lui  demeurer  unie  pour  la  récom- 
pense ou  la  punition.  Tcrtullien  apporte  une  deuxième 
raison  qu'il  abandonnera  dans  la  suite  :  l'âme  séparée 
de  la  matière  est  insensible  :  neque  pati  quicquam 
potest  anima  sola  sine  slabili  maleria.  P.  L.,t.  I,  col.  523. 

Comment  se  fera  la  résurrection?  C'est  à  la  puissance 
divine  qu'il  faut  faire  appel.  Dieu  qui  a  créé  l'homme 
de  rien,  saura  ranimer  sa  matière  inerte  :  où  qu'elle 
soit,  sa  substance  se  retrouvera;  Dieu  est  le  maître  de 
tout  et  du  néant  même.  Ubicumque  resolulus  fucris, 
quœcumque  le  maleria  deslruxcril,  liauserit,  aboleverit, 
in  niliilum  prodegeril,  reddet  le.  Ejus  est  niliilum  ipsum 
eu  jus  et  lotum.  Col.  525. 

Il  n'est  pas  question  de  multiples  morts  et  de  mul- 
tiples renaissances.  La  vie  présente  nous  introduit  à  un 
ordre  définitif;  le  dernier  jour  du  monde  s'ouvrira  sur 
l'éternité.  Nec  mors  jam  nec  rursus  ac  rursus  resurreclin 
serf  crin, us  iidem  qui  nunc,  ncealii  posl;  le  genre  humain 
reçue  illera  dans  une  vie  nouvelle  le  fruit  de  ses  œuvres  : 
les  élus,  près  de  Dieu,  dans  la  gloire;  les  damnés  livrés 
au  feu  à  qui  Dieu  communique  l'incorruptibilité. 
Col.  527. 

b)  Le  traité  De  resurrectione  carnis  (entre  208  et  211) 
réfute  les  hérétiques.  Semi-sadriucécns,  ces  hérétiques 
gnostiques  acceptent  l'immortalité  de  l'âme,  mais 
rejettent  la  résurrection  de  la  chair.  De  resurrectione, 
c.  iv,  P.  L.,  t.  n.  col.  799. 

Les  hérétiques  insistent  sur  la  honte  de  la  chair,  ses 
faiblesses,  son  retour  à  la  terre,  pour  la  dénigrer.  A 
cette  satire  de  la  chair,  Tcrtullien  oppose  une  sorte  rie 
panégyrique  de  la  chair.  La  chair  est  l'œuvre  de  Dieu 
dans  la  création  de  l'homme;  dans  la  vie  surnaturelle. 


252! 


RÉSURRECTION.    TERTULLIEN 


2526 


elle  est  le  moyen  et  l'instrument  de  multiples  œuvres 
sanctifiantes.  L'Écriture  l'exalte  souvent,  considérant 
les  corps  des  hommes  comme  les  temples  de  Dieu  et 
les  membres  du  Christ.  Toute  chair  verra  le  salut  de 
Dieu.  Is.,  xl,  5.  Les  textes  invoqués  sont  Is.,  xl,  6; 
Joël.,  ii,  28;  Gai.,  vi,  17  (par  opposition  à  Gen.,vi,  3,  et 
à  Gai.,  v,  17);  I  Cor.,  ni,  17;  vi,  15,  20.  Dieu  n'aban- 
donnera pas  à  une  corruption  définitive  ce  corps  qui 
lui  représente  les  traits  du  Christ,  cette  créature  qui  lui 
est  chère  à  tant  de  titres.  C.  v-xi,  col.  800-810. 

La  puissance  divine  nous  est  garante  de  la  possibi- 
lité de  la  résurrection.  Si  Dieu  a  créé  le  monde  ex  uihilo, 
ou  même  s'il  l'avait  élaboré  d'une  manière  préexis- 
tante, il  peut  refaire  pour  l'être  humain  ce  qu'il  a  déjà 
fait  une  première  fois.  Tertullien  reprend  ici  les  argu- 
ments que  nous  avons  déjà  rencontrés  avant  lui  et  il 
les  illustre  des  mêmes  analogies  :  le  jour  sortant  de  la 
nuit,  les  astres  brillant  après  une  éclipse,  le  renouvelle- 
ment des  saisons,  la  vie  végétale  germant  dans  la  cor- 
ruption, le  phénix  qui  renaît  de  ses  cendres  et  qu'il  croit 
trouver  dans  Ps.  xci,  13.  Voir  c.  xii-xm,  col.  810-81 1. 

Ici  comme  dans  YApologelicum,  l'argument  décisif 
est  tiré  de  la  justice  divine.  Le  jugement  de  Dieu  doit 
être  parfait;  il  ne  le  serait  pas,  si  l'homme  n'était  jugé 
tel  qu'il  a  vécu.  Tout  l'homme,  âme  et  corps,  doit  donc 
veniraujugement.C.xiv,  col.  812.  Pour illustrerla  force 
de  cet  argument,  Tertullien  fait  valoir  l'union  intime 
de  l'àme  et  du  corps  dans  la  moindre  de  ses  actions.  Les 
mouvements  secrets  du  cœur  sont  imputés  à  l'àme,  et, 
pour  le  prouver,  Tertullien  interpiète  en  un  sens  très 
matériel  Matth.,  v,  28;  ix,  4.  Aucune  opération  men- 
tale qui  ne  dépende  du  corps.  Si  l'initiative  appartient  à 
l'âme,  la  justice  parfaite  ne  doit  pas  s'en  tenir  au  prin- 
cipal responsable,  mais  elle  doit  rendre  même  à  chaque 
subalterne  selon  ses  œuvres,  ministros  facti  eu  jusque 
deposcit.Le  fait  que  le  corps  est  l'instrument  à  l'égard  de 
l'àme  doit  entraîner  pour  lui  la  rétribution  de  ses 
œuvres,  d'autant  que  le  corps,  associé  à  toutes  les  opé- 
rations de  l'âme,  fait  partie  intégrante  de  l'être  moral. 
C.  xv,  xvi,  col.  813-814.  Cette  doctrine  est  consacrée  par 
l'Écriture,  l'Apôtre  imputant  à  la  chair  les  fautes  com- 
mandées par  l'âme  et  demandant  au  chrétien  de  glo- 
rifier et  de  porter  Dieu  en  son  corps.  I  Thess.,  iv,  4; 
I  Cor.,  vi,  20.  Toutefois,  Tertullien  abandonne  ici  l'ar- 
gument qu'il  avait  fait  valoir  dans  VApologelicum  et 
dans  le  De  leslimonio  anima:,  de  l'âme  incapable  d'é- 
prouver peine  ou  plaisir  sans  le  corps.  C.  xvn,  col.  816- 
818.  En  résumé,  il  faut  une  sanction  complète,  laquelle 
peut  s'exercer  seulement  après  la  résurrection,  nonobs- 
tant les  peines  déjà  endurées  par  l'âme  aux  enfers  dans 
l'attente  du  dernier  jugement. 

Tous  ces  arguments  de  raison  ne  sont  que  la  préface 
d'une  démonstration  scripturaire  qui  remplit  les  deux 
tiers  du  traité.  Sur  ce  point  fondamental  du  dogme, 
l'Écriture  a  parlé  clairement  et  non  en  allégories.  Or, 
la  résurrection  des  corps  qui  doit  se  faire  à  la  lin  des 
temps  est  objet  des  prophéties  et  de  l'enseignement 
des  évangiles  et  des  écrits  apostoliques. 

Objet  des  prophéties.  Dans  Luc,  xxi,  26  sq.,  le  Sei- 
gneur décrit  les  signes  précurseurs  de  la  résurrection  et 
du  jugement.  S'il  fallait  entendre  les  prophéties  con- 
cernant la  résurrection  d'une  résurrection  purement 
spiiituelle,  telle  que  saint  Paul  la  recommande  aux 
Colossiens,  c.  i-ii,  cette  résurrection  spirituelle,  qui 
doit  se  faire  dès  maintenant,  serait  prématurée.  Il  faut 
donc  admettre  une  autre  résurrection,  la  résurrection 
corporelle,  affirmée  ailleurs  par  le  même  apôtre,  Gai., 
v,  5;  Phil.,  m,  11  sq.;  Gai.,  vi,  9;  II  Tim.,  i,  18; 
I  Tim.,  vi,  14-15;  et  par  saint  Jean,  I  Joa.,  m,  2,  ainsi 
que  par  saint  Pierre,  Act.,  m,  19  sq.  C.  xxiii-xxiv, 
col.  823-830.  L'Apocalypse  annonce,  xx,  11  sq.,  une 
résurrection  générale  pour  la  fin  des  temps.  L'exégèse 
allégorique  permettrait  de  retrouver  la  résurrection 


corporelle  prédite  en  maints  passages  des  prophètes. 
La  prophétie  d'Ézéchiel  a  plus  de  portée  qu'une  simple 
allégorie  et  vouloir  la  restreindre,  avec  les  hérétiques, 
à  la  simple  restauration  d'Israël,  c'est  en  méconnaître 
le  sens.  Cf.  les  autres  prophéties,  Mal.,  iv,  2  sq. ;  Is., 
lxvi,  14;  xxvi,  19;  lxvi,  22-24.  Tertullien  cite  aussi 
Hénoch,  lxvi,  5.  C.  xxv-xxxn,  col.  830-841. 

Enseignement  des  évangiles.  S'il  est  un  sujet  dont 
Jésus  parla  sans  parabole  ni  allégorie,  c'est  bien  le 
jugement  et  la  résurrection  des  corps.  Voir  surtout 
.Matth.,  xi,  22-24  (menaces);  Matth.,  x,  7;  Luc,  xiv, 
14  (promesses).  Il  est  venu  sauver  tout  ce  qui  a  péri. 
Luc,  xix,  10;  cf.  Joa.,  vi,  39-40.  Il  recommande  de 
craindre  qui  peut  précipiter  dans  la  géhenne  le  corps 
et  l'âme,  Matth.,  x,  28;  cf.  Matth.,  x,  29;  Joa.,  vi,  39; 
Matth.,  vin,  11,  etc.  Il  affirme  implicitement  la  résur- 
rection contre  les  sadducéens,  Matth.,  xxn,  23  sq.;  et 
si,  pour  Jésus,  «  la  chair  ne  sert  de  rien  »,  Joa.,  vi,  64; 
s'il  proclame  les  élus  semblables  aux  anges,  Matth., 
xxn,  30,  il  ne  faut  rien  conclure  de  là  contre  la  résur- 
rection :  Jésus  a  voulu  simplement  convier  ses  audi- 
teurs à  la  vie  de  l'esprit.  Enfin,  Jésus  a  ressuscité  des 
morts,  donnant  par  là  des  arrhes  de  la  résurrection 
générale.  C.  xxxiii-xxxvm,  col.  841-849. 

Enseignement  des  écrits  apostoliques.  A  part  le 
grand  fait  de  la  résurrection  du  Sauveur,  les  apôtres 
n'introduisent  aucun  élément  nouveau  touchant  la 
résurrection.  D'ailleurs,  seuls,  les  sadducéens  les  con- 
tredisaient. Paul  a  confessé  sa  croyance  à  la  résurrec- 
tion devant  le  sanhédrin,  Act.,  xxin,  6,  devant 
Agrippa,  xxvi,  28,  et  à  l'Aréopage,  xvn,  31.  Il  inculque 
la  même  croyance  en  presque  toutes  ses  épîtres  :  il  ne 
faut  donc  pas  s'arrêter  à  quelques  textes  obscurs, 
comme  II  Cor.,  iv,  16;  v,  1  sq.;  I  Thess.,  iv,  14  sq.; 
I  Cor.,  xv,  51  sq.;  II  Cor.,  v,  6;  Eph.,  iv,  22;  Rom., 
vin,  8  sq.;  vi,  6,  et  surtout  I  Cor.,  xv,  50.  Sur  les  diffi- 
cultés soulevées  par  les  adversaires  de  la  résurrection  à 
l'aide  de  ces  textes  et  sur  les  réponses  de  Tertullien, 
voir  A.  d'Alès,  La  théologie  de  Terlullien,  Paris,  1905, 
p.  150-159.  C.  xxxix-l,  col.  849-867. 

Les  derniers  chapitres  montrent  l'identité  des  corps 
ressuscites,  nonobstant  les  transformations  dont  parle 
saint  Paul,  I  Cor.,  xv,  36  sq.,  pour  les  corps  glorieux. 
La  vie  périssable  fera  place  à  une  vie  plénière  de  l'es- 
prit. L'élément  mortel  sera  absorbé  pour  que  le  corps 
puisse  revêtir  l'immortalité,  non  par  une  destruction, 
perditio,  mais  par  un  changement,  demutatio,  qui  lui 
communiquera  une  nouvelle  manière  d'être  :  nec  alius 
efficialUT,  sed  aliud.  C.  lii-lvi,  col.  870-877. 

Il  faut  enfin  répondre  aux  objections  vulgaires. 
Dans  la  résurrection,  les  infirmités  disparaîtront;  tous 
entreront  en  possession  d'un  bonheur  sans  ombre. 
C.  X-vin,  col.  880;  cf.  Is.,  xxxv,  10;  Apoc,  vu,  17; 
xxi,  4.  Qui  cherche  ici  des  figures,  les  trouvera  dans  la 
conservation  merveilleuse  des  vêtements  et  des  chaus- 
sures portées  par  les  Israélites  dans  le  désert,  dans  la 
préservation  miraculeuse  des  trois  enfants  dans  la  four- 
naise, dans  la  protection  accordée  à  Jonas  et  dans  le 
privilège  d'immortalité  conféré  à  Hénoch  et  à  Élie. 
Exemples  déjà  proposés  par  saint  Irénée,  voircol.  2523. 
Si  l'on  objecte  que  les  mystères  de  l'éternité  ne  peuvent 
concerner  nos  corps  mortels,  il  faut  répondre  avec 
l'Apôtre  qu'au  contraire  nous  sommes  *  héritiers  des 
choses  à  venir  ».  I  Cor.,  ni,  22.  La  grossièreté  des  fonc- 
tions corporelles  disparaîtra  :  la  résurrection  exige  l'in- 
tégrité des  membres,  non  leur  usage  :  tel  un  vieux 
navire  qui  ne  tient  plus  la  mer,  mais  qu'on  a  remis  à 
neuf  en  considération  d'anciens  services.  Le  corps 
s'abstiendra  d'actes  qui  n'ont  plus  de  raison  d'être 
dans  le  royaume  de  Dieu.  C.  lix-lxii,  col.  881-885. 

Conclusion  :  «  Toute  chair  ressuscitera,  identique- 
ment, intégralement.  Jésus-Christ,  médiateur  entre 
Dieu  et  l'homme,  a  fiancé  dans  sa  personne  la  chair  à 


2527 


RÉSURRECTION.    ORIGÈNE 


2528 


l'esprit.  Là  où  elle  semble  périr,  elle  ne  fait  réellement 
que  s'éclipser  pour  un  temps;  après  avoir  passé  par 
l'eau,  par  le  feu,  par  l'estomac  des  bêtes,  par  les 
entrailles  de  la  terre,  elle  reparaîtra  un  jour  devant 
Dieu,  pour  s'entendre  convier  à  la  gloire  ».  C.  lxiii. 
Cf.  d'Alès,  op.  cil.,  p.  142-153. 

c)  Dans  le  livre  V  de  l'Advcrsus  Marcionem,  c.  ix-x, 
Tertullien  ne  fait  que  résumer  le  traité  De  resurrectione 
carnis,  P.  L.,  t.  n,  col.  491-501. 

4.  Saint  Hippolyle.  ■ —  D'Hippolyte,  nous  recueillons 
une  double  démonstration  de  la  résurrection  des  corps, 
scripturaire  et  rationnelle. 

On  trouve  la  première  dans  le  traité  De  l'Antéchrist, 
lxv-lxvi,  P.  G.,  t.  x,  col.  785-788.  L'annonce  de  la 
résurrection  corporelle  se  lit  dans  Dan.,  xn,  2;  Is., 
xxvi,  19;  Joa.,  v,  25;  Eph.,  v,  14;  Apoc,  xx,  6  et  14. 
Les  justes  brilleront  alors  comme  le  soleil  en  sa  gloire, 
Matth.,  xin,  43  ;  ils  entreront  dans  le  royaume  qui  leur 
a  été  préparé  dès  l'origine  du  monde,  Matth.,  xxv,  34. 
La  sentence  de  réprobation  prononcée  sur  les  impies, 
commentée  par  l'Apocalypse,  xxn,  15  et  xxi,  8,  ré- 
pond aux  menaces  d'Is.,  lxvi,  24.  Réveillés  par  la 
trompette,  les  justes  qui  reposent  dans  le  Christ  se 
lèveront  les  premiers;  les  vivants  de  la  dernière  géné- 
ration seront  ravis  avec  eux  dans  les  nuées  au-devant 
du  Christ  et  demeureront  à  jamais  avec  lui.  I  Thess., 
iv,  13-17.  Ces  considérations  sont  données  en  vue  de  se 
préparer  par  une  vie  sainte  au  prochain  retour  du 
Christ.  Cf.  In  Danielem,  n,  iv,  col.  644,  645;  Adversus 
Grsecos,  n,  m,  col.  800-801.  A  l'instar  de  saint  Paul, 
Hippolyte  considère  la  résurrection  du  Christ,  comme 
le  gage  et  les  prémices  de  la  nôtre.  LTp6ç  (ïaat.Xîo'a  Tivà 
èmczoli)  (Lettre  à  l'impératrice  Mammée),  n.  7  et  8, 
édit.  Achelis,  dans  Texte  und  Unlersuchungen,  t.  xvi, 
fasc.  4,  Leipzig,  1897,  p.  253.  Sur  la  condition  des  corps 
glorieux,  voir  fragment  Sur  la  résurrection,  même  édit., 
p.  254. 

Un  fragment  du  traité  Contre  les  Grecs,  conservé 
dans  les  Sacra  parallela  de  saint  Jean  Damascène,  à 
l'occasion  d'une  description  de  l'Hadès,  lieu  commun 
de  séjour  des  âmes  qui  attendent  le  jugement  dernier, 
contient  une  affirmation  et  une  justification  ration- 
nelle de  la  résurrection  générale.  Sur  la  description  de 
l'Hadès,  voir  d'Alès,  La  théologie  de  saint  Hippolyte, 
Paris,  1906,  p.  200.  Mais,  au  jour  marqué,  Dieu  ressus- 
citera tous  les  corps  pour  le  jugement. 

Toutes  les  âmes  sont  retenues  dans  l'Hadès,  jusqu'à 
l'heure  que  Dieu  a  marquée  pour  la  résurrection  de  tous, 
qui  ne  sera  point  l'envoi  des  âmes  en  de  nouveaux  corps, 
mais  la  résurrection  des  corps  eux-mêmes.  Si  la  vie  de  ces 
corps  qui  se  dissolvent  vous  inspire  quelque  doute,  gardez- 
vous  en  bien.  L'âme  a  été  faite,  et  faite  immortelle,  dans  le 
temps;  vous  l'avez  admis,  sur  la  démonstration  de  Platon  : 
ne  doutez  donc  pas  que  Dieu  peut  également  reconstituer 
le  corps  des  mêmes  éléments,  le  rappeler  à  la  vie  et  le  rendre 
immortel.  Ne  dites  pas  :  Dieu  peut  ceci  et  non  cela.  Nous 
croyons  donc  que  le  corps  même  ressuscite.  Car  s'il  meurt, 
il  n'est  point  anéanti  :  la  terre  reçoit  ses  restes  et  les  garde  : 
comme  une  semence  confiée  au  soin  fécond  de  la  terre,  ils 
refleurissent.  La  semence  qu'on  jette  en  terre  est  un  grain 
nu;  mais  à  l'appel  du  Créateur,  ce  grain  apparaît  florissant 
dans  un  vêtement  de  gloire,  après  seulement  qu'il  est  mort, 
qu'il  s'est  dissous  et  mêlé  au  sol.  Donc  ce  n'est  pas  sans  rai- 
son que  nous  croyons  à  la  résurrection  des  corps.  S'il  est 
dissous  pour  un  temps, à  cause  de  la  désobéissance  originelle, 
il  est  jeté  en  terre  comme  dans  un  creuset  pour  être  reformé  : 
il  ressuscite  non  tel  quel,  mais  pur  et  immortel.  A  chaque 
corps  son  âme  sera  rendue;  elle  le  revêtira  sans  ressentir 
aucune  peine,  mais  bien  de  la  joie,  si,  pure,  elle  habita  un 
corps  pur;  si,  en  ce  monde,  elle  a  cheminé  avec  lui  dans  la 
justice,  non  comme  avec  un  ennemi  domestique,  elle  le 
reprendra  en  toute  allégresse.  Quant  aux  méchants,  ils 
reprendront  leurs  corps,  non  point  Changés,  non  point 
affranchis  de  la  souffrance  ou  <le  la  maladie,  non  pas  glori- 
fiés, mais  avec  les  maladies  dont  ils  moururent  ;  et  s'ils  ont 
vécu   sans    foi,    ils   seront    jugés    par    la    foi.    (Traduction 


A.  d'Alès,  Dict.  apol.  de  la  foi  calh.,  t.  IV,  col.  093).  Frugm. 
Il,  P.   G.,  t.  x,  col.  800. 

4°  Les  Docteurs  alexandrins  du  in"  siècle.  —  1.  Clé- 
ment d'Alexandrie.  —  Clément  n'a  pas  traité  ex  pro- 
fesso  la  question  de  la  résurrection  des  corps;  il  avait 
annoncé  un  livre  LTepi  àvoccTàascoç  que  nous  ne  connais- 
sons pas  autrement.  Psed.,  1.  I,  c.  vi;  1.  II,  c.  x, 
P.  G.,  t.  vin,  col.  305,  521.  Clément  trouve  un  symbole 
de  la  résurrection  dans  l'arbre  dont  les  feuilles  ne 
meurent  pas.  Id.,  1.  I,  c.  x,  col.  360.  Certains  hérétiques 
prétendaient  que  la  résurrection  avait  déjà  eu  lieu  : 
Clément  montre  que  nous  l'attendons  encore.  Slrom., 
1.  III,  c.  vi,  P.  G.,  t.  vin,  col.  1152;  cf.  1.  V,  c.  xiv, 
t.  ix,  col.  157.  La  confession  de  foi  la  plus  claire  sur  ce 
point  est  tirée  du  fragment  Adumbraiiones  in  Iam  Pétri, 
i,  3,  traduction  latine  d'origine  inconnue  : 

Il  était  convenable  que  l'âme  ne  revînt  jamais  une  seconde 
fois  à  son  corps  sur  cette  terre,  ni  l'âme  juste,  qui  est  deve- 
nue comparable  aux  anges,  ni  l'âme  pécheresse,  qui,  en 
reprenant  la  chair,  pourrait  trouver  de  nouvelles  occasions 
de  pécher.  Mais  à  la  résurrection,  âmes  justes  et  âmes  péche- 
resses reprendront  leurs  corps.  Ils  se  réuniront  suivant  la 
loi  de  leur  être,  suivant  la  naturelle  harmonie  de  leur  com- 
position. P.  G.,  t.  ix,  col.  729. 

2.  Origène.  —  La  pensée  d'Origène  nous  est  mieux 
connue  et  cependant  elle  présente  tant  de  difficultés 
qu'elle  mérite  d'être  considérée  avec  plus  d'attention. 

On  ne  comprend  la  position  d'Origène  qu'en  rappe- 
lant les  conditions  dans  lesquelles  il  composa  son  Traité 
de  la  Résurrection,  qui  ne  nous  est  connu  que  par  les 
citations  qu'en  a  données  Pamphile  au  livre  VII  de 
son  Apologia  et  indirectement  par  la  critique  de  Mé- 
thode. En  commentant  le  ps.  i,  voir  plus  loin,  Origène 
avait  traité  incidemment  de  la  résurrection.  C'était  le 
dogme  qui  heurtait  le  plus  l'hellénisme.  Les  apologistes, 
on  l'a  vu,  étaient  sobres  de  détails  sur  les  perspectives 
de  la  résurrection  dans  l'au-delà.  Mais  les  adversaires 
du  dogme  multipliaient  leurs  railleries  :  pourquoi  les 
chrétiens  affichaient-ils  tant  de  dédain  pour  une  vile 
existence  charnelle,  qu'ils  s'efforçaient  de  prolonger 
dans  l'éternité?  Cf.  Cont.  Celsum,  1.  V,  n.  14;  1.  VIII, 
n.  49,  P.  G.,  t.  xi,  col.  1201,  1589. 

Origène  entreprend  donc  de  défendre  la  tradition 
catholique  de  la  résurrection,  à  laquelle,  malgré  les 
difficultés  qu'elle  comporte,  il  est  fermement  attaché. 
Sur  les  difficultés  que  présente  la  question,  voir  Cont. 
Celsum,  1.  VII,  n.  32,  t.  xi,  col.  465;  In  Joannem, 
tom.  x,  n.  20,  t.  xiv,  col.  372.  Sur  l'intention  d'Origène 
de  demeurer  fidèle  à  la  règle  de  la  foi,  De  princ,  1.  II, 
c.  x,  n.  1,  t.  xi,  col.  233-234;  1.  I,  préface,  n.  5, 
col.  118.  Cf.  G.  Bardy,  La  règle  de  foi  d'Origène, 
dans  Recherches  de  science  religieuse,  1920,  p.  162  sq. 

Cette  fidélité  à  la  foi  chrétienne,  Origène  l'affirmait 
dans  le  premier  livre  du  traité  De  la  résurrection.  Il  y  a 
d'autres  combats  que  ceux  du  martyre.  Si  le  martyr 
doit  être  récompensé  non  seulement  dans  son  âme, 
mais  aussi  dans  son  corps,  l'ascète  qui  aura  lutté 
contre  les  passions  doit,  lui  aussi,  être  pareillement 
récompensé.  A  cet  argument  traditionnel  du  mérite, 
s'ajoutaient  les  autres  arguments  empruntés  aux 
apologistes.  Cf.  Pamphile,  Apologia,  vu,  P.  G.,  t.  xvn, 
col.  594.  —  Le  second  livre  entendait  justifier,  devant 
les  incroyants,  la  doctrine  catholique,  cum  prœdixisscl 
quia  quasi  ad  Gentiles  loquerelur,  rapporte  Pamphile, 
Apologia,  vu,  P.  G.,  t.  xvn,  col.  594. 

«  La  première  Épître  aux  Corinthiens  lui  donnait  le  fonde- 
ment de  sa  démonstration.  Le  grain  que  la  main  du  semeur 
jette  en  terre,  selon  la  comparaison  de  l'Apôtre,  semble 
mourir.  Il  se  dissout  dans  les  éléments  qui  le  cachent.  Mais 
aussitôt  sa  raison  séminale,  vie  invincible,  se  développe 
aux  confins  de  la  mort.  Il  perce  la  matière  qui  l'entoure. 
Nouveau  démiurge,  il  se  forme  sa  propre  qualité,  la  dimen- 
sion et  l'aspect  qui  doivent  être  les  siens.  Rien  ne  lui  résiste, 
ni  eau,  ni  air,  ni  terre,  ni  feu.  Il  grandit,  il  élève  vers  le  ciel 


2529 


RÉSURRECTION.    ORIGÈNE 


2530 


sa  tige  et  son  épi.  Cette  mort  triomphante  est  le  symbole  de 
la  résurrection.  L'épi  n'est  pas  le  grain,  et  cependant  il  le 
continue.  On  peut  dire  aussi  que  le  même  corps  ressuscite, 
puisque  l'état  de  gloire  développera  un  germe  de  résurrec- 
tion, qui  est  caché  dans  la  matière  dont  notre  être  physique 
est  constitué  ici-bas  —  raison  séminale  de  la  vie  éternelle, 
analogue  à  la  raison  séminale  qui  fait  croître  les  plantes  et 
les  animaux.  Le  vivant,  qui  se  nourrit  et  meurt,  possède 
une  force  psychique  supérieure  à  celle  des  végétaux.  Les 
ressources  biologiques  de  l'homme  n'ont-elles  pas  à  leur 
tour  une  puissance  propre,  celle  de  vaincre  un  jour  la  mort, 
sous  l'appel  d'une  destinée  spirituelle  enfin  libérée  de  ses 
entraves?  Mieux  que  l'opposition  du  type  individuel  et  du 
flux  vital,  cette  théorie  de  la  raison  séminale  permettait  de 
comprendre  un  peu  ce  que  peut  être  l'insertion  de  l'éternité 
dans  le  développement  d'une  vie  qui,  abandonnée  à  son 
ordre,  serait  naturellement  périssable.  » 

Telle  est  la  mise  au  point  que  l'auteur  le  plus  récent 
qui  ait  étudié  la  pensée  d'Origène  dans  ses  premiers 
écrits,  nous  fait  de  la  doctrine  du  De  resurreclione. 
M.R.  Cadiou,  La  jeunesse  d' Origène,  Paris,  1936,  se  réfère 
pour  cette  mise  au  point,  à  Pamphile,  Apologia,  vu, 
P.  G.,  t.  xvn,  col.  595;  à  Méthode  d'Olympe,  De  resur- 
reetione,  I,  xxiv,  édit.  Bonwetsch,  p.  249  ;  III,  v,  p.  394- 
395,  et  à  Origène  lui-même,  Comment,  in  ps.  I,  ?.  5,  et 
De  princ,  1.  II,  c.  x,  n.  3,  P.  G.,  t.  xn,  col.  1093  et 
t.  xi,  col.  236. 

Le  Commentaire  sur  le  psaume  i,  n.  5,  doit  être  cité; 
il  donne  à  la  pensée  d'Origène  tout  son  relief  : 

«  Tout  ami  de  la  vérité,  qui  considère  ce  point,  doit  lutter 
pour  la  résurrection,  et  sauver  la  tradition  des  anciens,  et 
prendre  garde,  pour  ne  pas  tomber  dans  un  verbiage  vide  de 
sens,  absurde  et  indigne  de  Dieu.  Sur  quoi  il  faut  bien  com- 
prendre que  tout  corps  assujetti  par  la  nature  aux  lois  de  la 
nutrition  et  de  l'élimination  —  soit  plante,  soit  animal  — 
change  constamment  de  substratum  matériel.  Aussi  com- 
pare-t-on  bien  le  corps  à  un  fleuve,  parce  que,  à  parler 
exactement,  le  substratum  primitif  ne  demeure  peut-être 
pas  même  deux  jours  identique  en  notre  corps,  bien  que 
l'individu,  Pierre  ou  Paul,  soit  toujours  le  même  (et  non  pas 
seulement  l'âme,  dont  la  substance  en  nous  n'éprouve  ni 
écoulement  ni  accroissement).  Cependant  la  condition  du 
corps  est  de  s'écouler  :  la  forme  caractéristique  du  corps 
demeure  identique,  et  aussi  les  traits  qui  distinguent  cor- 
porellement  Pierre  ou  Paul,  comme  les  cicatrices  conservées 
dès  l'enfance  et  autres  particularités,  taches  de  rousseur 
par  exemple  :  cette  forme  corporelle,  qui  distingue  Pierre 
ou  Paul,  à  la  résurrection  revêt  de  nouveau  l'âme,  d'ailleurs 
embellie;  mais  sans  le  substratum  qui  lui  fut  primitivement 
assigné.  Comme  cette  forme  persévère,  de  l'enfant  au  vieil- 
lard, malgré  les  modifications  profondes  que  présentent  les 
traits,  ainsi  doit-on  penser  que  la  forme  présente  persévé- 
rera dans  l'avenir,  d'ailleurs  immensément  embellie.  Car  il 
faut  que  l'âme,  habitant  la  région  des  corps,  possède  un 
corps  à  l'avenant  de  cette  région.  De  même  que,  si  nous 
devions  vivre  dans  la  mer  comme  les  animaux  aquatiques, 
il  nous  faudrait  des  branchies  et  les  autres  organes  des 
poissons,  ainsi,  pour  hériter  du  royaume  des  cieux  et 
habiter  une  région  différente  de  la  terre,  il  nous  faut  des 
corps  spirituels;  notre  forme  première  ne  disparaîtra  point 
pour  autant,  mais  elle  sera  glorifiée,  comme  la  forme  de 
Jésus  et  celle  de  Moïse  et  d'Élie  restait  la  même  dans  la 
transfiguration. 

Donc,  ne  vous  scandalisez  pas  si  l'on  dit  que  le  substratum 
primitif  ne  demeurera  point  le  même  :  car  la  raison  montre, 
a  qui  peut  le  comprendre,  que  le  substratum  primitif  ne 
peut  même  pas  subsister  deux  jours.  Et  il  faut  bien  remar- 
quer que  autres  sont  les  propriétés  du  «  corps  »  semé  «  en 
terie  »,  autres  celles  du  «  corps  »  ressuscité  :  Ce  qui  est  semé, 
c'est  un  corps  animal;  ce  qui  ressuscite,  c'est  un  corps  spiri- 
tuel (I  Cor.,  xv,  44).  Et  l'Apôtre  ajoute,  comme  pour  ensei- 
gner que  nous  déposerons  les  propriétés  de  la  terre  en 
conservant  la  forme  dans  la  résurrection  :  Ce  que  je  dis,  mes 
frères,  c'est  que  la  chair  et  le  sang  ne  peuvent  hériter  du  royaume 
de  Dieu,  ni  la  corruption  de  l'incorru[>tibiIilé  (I  Cor.,  xv,  50). 
Le  corps  du  saint  sera  conservé  par  Celui  qui  jadis  donna 
une  forme  à  la  chair;  la  chair  ne  subsistera  pas,  mais  les 
traits  imprimés  jadis  à  la  chair  seront  dés  lors  imprimés  au 
corps  spirituel.  ■  P.  G.,  t.  xn,  col.  1093  A-1096  B.  Trad. 
A.  d'Alès,  op.  cit.,  col.  995. 


Cette  doctrine  des  œuvres  de  la  jeunesse  d'Origène 
éclaire  le  sens  des  textes  postérieurs.  Les  textes  qu'on 
pourrait  apporter  sont  innombrables.  Quelques-uns 
méritent  une  attention  plus  particulière. 

Dans  le  De  principiis,  Origène  d'une  part  professe 
la  parfaite  identité  du  corps  qui,  présentement,  nous 
sert  dans  l'abjection,  la  corruption,  l'infirmité  et  de 
celui  dont  nous  nous  servirons  dans  l'incorruptibilité, 
la  force  et  la  gloire  du  ciel.  L'âme,  sans  changer  de 
substance,  ne  peut-elle  pas,  après  avoir  été  par  h' 
péché  un  vase  d'indignité,  devenir  par  la  pénitence  un 
vase  d'honneur  et  le  réceptacle  du  bonheur?  Inutile 
donc  de  chercher  un  cinquième  élément,  totalement 
différent  et  autre  que  ceux  qui  constituent  notre  corps. 
C'est  le  même  corps  qui  ressuscitera,  mais  transforme 
en  mieux.  Et,  rappelant  le  texte  de  l'Apôtre,  I  Cor., 
xv,  42-44,  Origène  montre  la  possibilité  de  la  transfor- 
mation sans  que  soit  lésée  l'identité  :  a  II  y  a  progrès 
dans  l'homme  qui  d'abord,  homme  animal  ne  compre- 
nant pas  les  choses  de  l'Esprit  de  Dieu,  arrive,  par  l'édu- 
cation religieuse,  à  devenir  spirituel  et  à  pouvoir  tout 
juger,  alors  que  lui-même  n'est  jugé  par  personne 
(cf.  I  Cor.,  ii,  15);  de  même,  quant  à  l'état  du  corps,  il 
faut  penser  que  le  même  corps,  qu'on  appelle  mainte- 
nant «  psychique  »,  parce  qu'il  est  au  service  de  l'âme, 
sera  susceptible  de  progrès  quand  l'âme,  unie  à  Dieu, 
sera  faite  un  seul  esprit  avec  lui  :  le  corps  devenu  ainsi 
au  service  de  l'esprit  progressera  en  un  état  spirituel...  » 
L.  III,  c.  \i,  n.  6.  P.  G.,  t.  xi,  col.  340.  L'explication  se 
termine  sur  une  idée  qui,  selon  le  sens  qu'on  lui  veut 
donner,  devient  plus  ou  moins  discutable  :  «  Comme 
nous  l'avons  souvent  montré,  dit  Origène,  la  nature 
corporelle  a  été  constituée  par  le  Créateur  de  telle 
façon  qu'elle  puisse  facilement  revêtir  telle  qualité  que 
demanderont  les  circonstances  ou  que  lui-même  vou- 
dra. »  Cette  aptitude  de  la  matière  à  revêtir  toutes 
sortes  de  figures  est  fréquemment  affirmée  :  De  princ. 
1.  II,  c.  n,  n.  2;1.  IV,  c.  xxxm-xxxv;  Cont.  Celsum. 
1.  III,  n.  41-42;  1.  IV,  n.  56-57;  1.  VI,  n.  77,  P.  G.. 
t.  xi,  col.  187,  407-410,  973,  1121-1125,  1413.  Dans  le 
dernier  texte,  Origène  rappelle  que  la  matière,  natu- 
rellement susceptible  de  changement,  d'altération,  de 
transformation  voulue  par  le  Créateur,  peut  parfois 
n'avoir  ni  forme  ni  beauté  (cf.  Is.,  lui,  2),  et  parfois 
revêtir  la  qualité  glorieuse  que  le  corps  de  Jésus 
acquit  dans  la  transfiguration. 

Si  discutable  que  soit  l'idée  d'une  matière  apte  a 
revêtir  toutes  sortes  de  figures  au  gré  du  Créateur,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  l'adoptant,  Origène  n'en 
tend  pas  nier  l'identité  foncière  du  corps  ressuscité  et 
glorieux  avec  le  corps  terrestre.  «  11  marque  seulement 
la  diversité  des  propriétés,  dans  la  permanence  de  la 
forme  distinctive  »,  qu'il  appelle  sTSoç  tô  x«P(xxt7)P^'5,<1 
tô  awLia,  elSoç  tô  acofiaTixôv. 

Cette  forme  distinctive  n'est  certes  pas,  dans  la 
pensée  d'Origène,  un  emprunt  à  la  doctrine  aristotéli- 
cienne de  la  forme  corporelle  :  on  peut  tout  au  plus 
faire  entre  les  deux  doctrines  un  simple  rapproche- 
ment —  nous  montrerons  nous-même  plus  loin  coin 
ment  la  théorie  aristotélicienne  de  la  forme  et  de  la  ma- 
tière peut  aider  à  préciser  l'explication  d'Origène  et 
à  donner  une  solution  rationnelle  du  comment  de  la 
résurrection.  —  Cette  forme  distinctive,  dans  la  pen- 
sée d'Origène,  est  un  principe  d'énergie,  comme  l'a 
fort  bien  montré  J.-B.  Kraus,  Die  Lehre  des  Origenes 
ùber  die  Auferslehung  der  Todten,  Ratisbonne,  1859. 
C'est  ce  principe  d'énergie  qui  maintient  l'identité  du 
corps  dans  le  flux  de  la  matière  en  voie  de  renouvelle- 
ment continu  et,  pour  l'expliquer,  Origène  en  revient  à 
ce  concept,  traditionnel  dans  l'Eglise, du  germe  qui, dans 
la  dissolution  même  du  grain  confié  à  la  terre,  explique 
la  résurrection  du  grain  de  froment  à  l'état  d'épi.  Cette 
analogie  du  grain  de  froment  ne  prétend  pas.  de  toute 


2531 


RESURRECTION.    ADVERSAIRES    D'ORIGENE 


2532 


évidence,  donner  la  solution  dernière  du  problème  de 
la  résurrection.  Néanmoins,  dans  la  pensée  d'Origène, 
elle  fait  voir  que  la  puissance  divine,  dans  la  reconsti- 
tution du  même  corps  humain,  met  en  jeu  une  force 
inhérente  à  l'âme,  une  ralio  seminalis,  capable  de 
reconstituer  l'être  humain,  sans  lui  rendre  nécessaire- 
ment sa  condition  primitive.  Voir  De  princ,  1.  II,  c.  x, 
n.  3;  1.  III,  c.  vi,  n.  1  sq.,  P.  G.,  t.  xi,  col.  236,  333; 
Cont.  Celsum,  1.  II,  n.  77;  1.  V,  n.  19,  22,  23;  1.  VIII, 
n.  32,  49,  col.  914, 1208, 1216, 1564,  1589;cf./n  Matth., 
tom.  xvii,  n.  28,  P.  G.,  t.  an,  col.  1557.  L'insistance 
qu'Origène  met  à  opposer  le  «  corps  spirituel  »  à  la  chair 
ne  signifie  donc  nullement  que  le  docteur  alexandrin 
soit  opposé  à  la  résurrection  :  il  indique  simplement,  à 
la  suite  de  saint  Paul,  comment  le  Xoyoç  oTC£p[i.aTt.xôç 
modifiera,  dans  le  sens  des  exigences  de  l'esprit,  la  con- 
dition naturelle  des  corps  glorifiés.  En  réalité,  comme 
le  remarque  saint  Jérôme  lui-même  (pourtant  peu  sus- 
pect de  favoriser  Origène),  le  docteur  alexandrin  s'est 
eilorcé  d'éviter  deux  erreurs  opposées  :  le  matérialisme 
grossier  qui  voudrait,  à  la  résurrection,  reconstituer  les 
corps  avec  toutes  les  fonctions,  tous  les  besoins  de  l'état 
présent;  d'un  autre  côté,  le  spiritualisme  outré  des 
gnostiques  et  des  manichéens  qui  excluent  du  salut  le 
corps,  pour  en  réserver  les  avantages  à  l'âme  seule. 

La  pensée  d'Origène  ne  semble  pas  avoir  été  bien 
comprise  d'un  certain  nombre  de  Pères.  Mais,  on  ne 
voit  pas  comment  Justinien  a  pu  accuser  Origène  d'en- 
seigner que  les  corps  ressuscites  seraient  sphériques. 
Voir  ici,  Origénisme,  t.  xi,  col.  1583. 

On  consultera  sur  le  problème  de  la  résurrection  des 
corps  chez  Origène  :  l'art.  Origène  (G.  Bardy),  t.  xi, 
col.  1545-1547;  A.  d'Alès,  art.  Résurrection  de  la  cliair,  dans 
le  Dicl.  npnl.  de  la  foi  catholique,  t.  IV,  col.  994-908;  J.-B. 
Kraus,  Die  Lchre  des  Origenes  tiber  die  Auferslehung  der 
Todtcn,  Ratisbonne,  1859;  E.  de  Faye,  Origène,  sa  vie,  son 
œuvre,  sa  pensée,  t.  m,  Paris,  1829;  P.-D.  lluet,  Origeniana, 
1.  II,  c.  il,  q.  ix,  dans  P.  G.,  t.  xvn,  col.  080-995;  Pamphile, 
Apologia  pro  Origène,  x;  R.  Cadiou,  La  jeunesse  d'Origène, 
Paris,  1936,  p.  117-126. 

3.  Adamanlius,  dans  le  dialogue  De  recta  in  Deum 
jide,  désigne  certainement,  dans  la  pensée  de  l'auteur 
anonyme,  Origène  lui-même,  défendant  la  vérité 
catholique  contre  l'hérétique  Marinos.  La  doctrine  est 
cependant  indépendante  de  celle  d'Origène.  D'une 
part,  en  efîet,  est  rejetée  la  préexistence  des  âmes 
qu'on  attribuait  à  Origène,  et  les  considérations  phy- 
siologiques touchant  le  renouvellement  du  corps  dans 
l'assimilation  et  l'élimination  des  éléments  sont  écar- 
tées par  une  lin  de  non-recevoir.  Le  corps  ressuscitera 
tel  que  nous  le  possédons  actuellement,  et  non  un 
corps  spirituel.  Mais,  d'autre  part,  l'auteur  admet  l'exis- 
tence d'un  principe  corporel  invariable,  tel  que  l'atteste 
la  permanence  des  cicatrices  et  des  mutilations.  L'ana- 
logie du  grain  jeté  en  terre  et  donnant  naissance  â  une 
lige  nouvelle  s'y  retrouve,  v,  16,  P.  G.,  t.  XI,  col.  1853- 
1856,  1868. 

5°  Les  adversaires  d'Oriyène.  —  Par  certains  côtés, 
la  doctrine  d'Origène  prêtait  le  flanc  à  la  critique. 
Qu'est  cette  virtualité  physique,  ce  X6yoç  07rcpp.aTi.xoc 
qui  subsiste  après  la  mort?  C'est  par  cette  force,  cette 
énergie,  qu'Origène  explique  les  apparitions  de  Moïse 
et  d'Élie.  Si  la  résurrection  doit  s'expliquer  seulement 
par  la  permanence  de  cette  forme,  schème  (oyri\j.a.),  de 
l'individualité,  l'on  doit  dire  que  Moïse  et  Elie  sont 
ressuscites  avant  Jésus-Christ.  Ou  bien,  pour  éviter  cet 
excès,  il  faut  admettre  une  résurrection  vraiment 
charnelle  et  contredire  Origène.  La  forme  du  corps  ne 
survit  pas  au  corps  et  périt  avec  lui.  Ainsi  raisonnent, 
en   substance,   les   adversaires   d'Origène. 

1.  Saint  Méthode  d'Olympe.  — On  a  lu,  t.  x.col.  1610, 
l'analyse  de  l'Aglaophon  ou  dialogue  De  la  résurrec- 
tion, composé  par  saint  Méthode  pour  réfuter  Origène. 


Laissant  de  côté  les  considérations  accessoires,  nous 
n'avons  à  retenir  que  la  critique  essentielle.  Méthode 
s'efforce  de  démontrer  qu'Origène  n'admet  pas  que  la 
chair  soit  identiquement  restituée  à  chacun.  C'est  la 
forme  seule,  le  schème,  l'elSoç  xapax-njptÇov  °Iui 
explique  la  résurrection.  Elle  seule  donc  représente  la 
permanence  de  notre  corps  actuel.  Si  la  nature  du  corps 
est  «  de  s'écouler,  de  ne  jamais  demeurer  identique  à 
lui-même,  mais  de  cesser  et  de  recommencer  autour  de 
la  forme  qui  distingue  la  figure  humaine  et  maintient 
l'arrangement  des  parties  »,  il  ne  saurait  être  question 
de  véritable  résurrection.  Méthode,  par  la  bouche  de 
Memmian,  critique  les  constatations,  pourtant  phy- 
siologiquemcnt  exactes,  d'Origène  et  veut  y  substituer 
des  éléments  inadmissibles.  Voir  1.  II,  c.  ix-xiv,  édi- 
tion Bonwetsch,  p.  345-360.  Dans  l'interprétation  de 
certains  textes  scripturaires,  Origène  avait  insisté  plus 
que  de  droit  sur  l'opposition  entre  l'âme  et  «  ce  corps 
matériel,  véritable  prison,  où  l'âme  est  captive,  pe- 
sante enveloppe  qui  sans  cesse  la  traîne  au  péché  ». 
Cette  dualité  absolue  de  l'âme  et  du  corps,  héritée  de 
la  philosophie  platonicienne,  permettait  à  Méthode  de 
comprendre  1'  elSoç  yocpaxT7)p[Çov  dans  un  sens  peut- 
être  très  différent  de  celui  d'Origène.  Cette  forme, 
principe  d'énergie  et  d'identité  en  un  corps  sans  cesse 
soumis  au  flux  de  la  matière  qui  se  renouvelle,  devient, 
pour  Méthode,  un  simple  moule,  extrinsèque  à  la  ma- 
tière qui  en  reçoit  ses  traits  distinctifs.  Il  emploie 
même,  c.  xii,  p.  391,  la  comparaison  du  tuyau  dans 
lequel  l'eau  ne  demeure  pas  un  seul  instant  immobile, 
mais  constamment  s'écoule,  la  paroi  du  tuyau  demeu- 
rant cependant  la  même  :  ce  tuyau,  c'est  la  forme  dont 
parle  Origène  et  dans  laquelle  les  éléments  corporels 
passent  et  se  transforment!  Il  ne  semble  pas  que 
.Méthode  ait  compris  exactement  la  pensée  de  l'Alexan- 
drin; il  s'est  attaché  surtout  à  reprendre  certaines  for- 
mules plus  ou  moins  discutables  dont  Origène  avait 
enveloppé  son  système. 

Par  contre,  on  ne  voit  pas  trop  bien  en  quoi  consiste, 
pour  Méthode,  la  nature  du  corps  ressuscité.  «  Cette 
lacune  tient,  de  toute  évidence,  au  défaut  d'idée  pré- 
cise sur  la  nature  et  la  croissance  du  corps.  Il  semble 
que,  pour  Méthode,  le  corps  soit  une  unité  stable  dont 
Dieu  a  directement  assuré  l'organisation;  de  cette  syn- 
thèse, acquise  une  fois  pour  toutes,  la  mort  dissout  les 
éléments,  mais  au  dernier  jour  Dieu  saura  retrou- 
ver chacun  d'eux  et  restituer  ainsi  le  corps  qu'il 
nous  avait  jadis  formé.  »  Art.  Méthode  d'Olympe, 
col.  1611. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  aurait  tort  de  trouver  en 
Méthode,  au  titre  de  sa  critique  négative  contre 
Origène,  un  témoin  de  la  tradition  catholique.  Origène 
et  Méthode  sont  tous  deux  les  témoins  irrécusables  de 
la  croyance  au  dogme  de  la  résurrection  de  la  chair. 
C'est  sur  l'explication  thcologique  de  ce  dogme  qu'ils 
diffèrent,  et  leur  opposition  se  retrouvera  plus  tard 
dans  le  camp  même  des  théologiens  latins.  L'idée  de 
«  germe  »,  sur  laquelle  Origène  base  son  explication, 
appartient,  à  coup  sûr,  à  la  tradition.  Nous  l'avons 
constaté  dès  le  début.  C'est  donc  plutôt  en  ce  sens 
qu'il  faut  orienter  la  pensée  théologique,  si  l'on  veut 
rester  fidèle  aux  premières  directives  du  magistère 
ordinaire. 

2.  Saint  Eusthated'  Aniioche  reprend,  sur  un  ton  plus 
vif,  les  critiques  de  Méthode  «  de  sainte  mémoire  ». 
«  Origène,  dit-il,  a  frayé  imprudemment  les  voies  aux 
hérétiques,  en  déterminant  comme  sujet  de  la  résur- 
rection, la  forme,  non  le  corps  lui-même,  toïç  oûpeaico- 
touç  ëScoxs  TcâpoSov  à6où>.coç,  ird  eïSouç  àXV  oùx  èîti 
acô|i,aTO<;  oojtoû  tyjv  àvâaxaaiv  ôpiaâ^isvoç.  De  Engas- 
trimytho  contra  Origenem,  xxn,  P.  G.,  t.  xvni,  col.  660. 
On  le  voit,  c'est  la  même  critique,  basée  sur  la  même 
Interprétation, 


2533 


RESURRECTION.    LES    PERES    GRECS 


2534 


3.  Saint  Pierre  a" Alexandrie  composa  un  traité  De 
incarnatione,  mais  aussi  un  écrit  Sur  la  non-préexis- 
tence des  âmes,  dont  il  ne  subsiste  que  des  fragments. 
Voir  t.  xn,  col.  1804.  Il  est  assez  difficile  de  préciser 
quelle  fut  la  position  exacte  d'Origène  touchant  la 
préexistence  des  âmes.  Voir  t.  xi,  col.  1532.  Mais  une 
fois  cette  doctrine  admise  comme  expressément  origé- 
niste,  il  devenait  plus  facile  de  convaincre  d'erreur, 
touchant  l'identité  du  corps  ressuscité,  le  docteur 
alexandrin.  L'insertion  de  l'âme  en  des  corps  matériels 
en  raison  d'une  faute  antérieure  semblait  donner  aux 
antiorigénistes  un  argument  contre  l'opinion  d'une 
simple  forme  persistante  dans  la  reconstitution  du 
corps  au  dernier  jour.  En  réalité,  Pierre,  comme  Mé- 
thode et  Eusthate,  en  défendant  d'une  part  la  vérité 
de  la  résurrection  des  corps  de  tous  les  hommes,  en 
attaquant  d'autre  part  comme  erronée  la  doctrine  de 
la  préexistence  des  âmes,  n'a  pas  encore  touché  le 
point  précis  de  l'explication  théologique  envisagée  par 
Origène  et  qui,  logiquement,  est  indépendante  de  l'hy- 
pothèse d'une  préexistence  des  âmes.  Voir,  pour  les 
fragments  de  Pierre  d'Alexandrie,  P.  G.,  t.  xvm, 
col.  520,  et  Pitra,  Analecla  sacra,  t.  iv,  p.  189  sq., 
426  sq.  Au  fond,  n'est-ce  pas  la  défectueuse  interpré- 
tation qu'Origène  faisait  de  Gen.,  ni,  21  (les  tuniques 
de  peau  dont  Dieu  après  le  péché  revêt  Adam  et  Eve), 
qui  est  à  l'origine  de  tout  le  débat?  Voir  t.  xi,  col.  1568. 

4.  Saint  Épiphane  est  un  adversaire  plus  fougueux 
encore  d'Origène,  Hœr.,  i.xiv.  Reprenant  le  grief  for- 
mulé déjà  par  Méthode  et  par  Pierre  d'Alexandrie, 
sur  l'interprétation  deGen.,  ni,  21,  il  ne  peut  admettre 
que  les  peaux  de  bêtes  que  Dieu  façonna  à  Adam  et  à 
Eve  pour  les  en  revêtir  soient  les  corps  matériels  dans 
lesquels,  en  punition  de  sa  faute,  l'âme  a  été  enfermée. 
N.  63,  P.  G.,  t.  xli,  col.  11 77.  Citant  pour  ainsi  dire  tex- 
tuellement Méthode,  Épiphane  combat  la  conception 
origéniste  de  la  résurrection.  Il  ne  suffit  pas  de  dire 
qu'une  forme,  qui  ne  peut  disparaître,  assure  la  per- 
manence de  l'être  :  «  La  résurrection  n'est  pas  le  fait 
de  ce  qui  ne  meurt  pas,  mais  on  ne  peut  en  parler  qu'à 
propos  de  ce  qui  meurt  et  qui  de  nouveau  revient  à  la 
vie...  Or,  c'est  la  chair  qui  meurt,  car  l'âme  est  immor- 
telle. »  Ibid.,  n.  44,  t.  xli,  col.  1125.  Et  plus  loin, 
reprenant  la  comparaison  de  la  graine  qui  se  trans- 
forme : 

(Notre-Seigneur)  te  confond  immédiatement,  6  querelleur, 
en  disant  :  .Si  le  grain  de  froment  qui  tombe  en  terre  ne  meurt 
pas,  il  reste  seul;  mais  s'il  meurt,  il  produit  beaucoup  de 
fruits  (Joa.,  xn,  24).  Qu'entendait-il  par  ce  grain?...  11  par- 
lait de  lui-même,  de  son  corps  fait  de  la  chair  sainte  qu'il 
avait  prise  de  la  Vierge  Marie,  enfin  de  toute  son  humanité... 
Donc  le  grain  de  froment  mourut  et  ressuscita.  Est-ce  tout 
le  grain  qui  ressuscita?  Tu  ne  saurais  le  nier.  De  qui  donc 
les  anges  annoncèrent-ils  aux  femmes  la  résurrection?  Ils 
dirent  :  Qui  cherchez-vous?  Jésus  de  Nazareth?  Il  est  res- 
suscité, il  n'est  plus  là;  venez  voir  la  place  (Matth.,  xxvin, 
5-6).  Comme  qui  dirait  :  Venez  voir  la  place,  et  laites  com- 
prendre à  Origène  qu'il  n'y  a  point  ici  de  reste,  que  tout  est 
ressuscité.  Il  est  ressuscité,  il  n'est  point  ici  :  voilà  de  quoi 
réfuter  ton  bavardage,  montrer  qu'il  ne  reste  rien  de  lui, 
que  cela  même  est  ressuscité,  qui  fut  cloué,  percé  par  la 
lance,  saisi  par  les  pharisiens,  conspué.  A  quoi  bon  insister 
pour  contendre  le  bavardage  de  ce  misérable  vaniteux? 
Ainsi,  comme  (Jésus)  ressuscita,  comme  il  releva  son  propre 
corps,  il  nous  relèvera  aussi.  Hier.,  lxiv,  67,  68,  P.  G.,  t.  xli, 
col.  1188.  Trad.  A.  d'Alès,  op.  cit.,  col.  997.  Voir  aussi  Anco- 
ratus,  87-93,  P.  G.,  t.  xliii,  col.  177  sq. 

L'argumentation  d'Épiphane  est-elle  absolument 
impeccable?  Nous  ne  le  pensons  pas,  car  elle  fait  ab- 
straction d'un  élément  d'importance  capitale  en  ce  qui 
regarde  la  résurrection  du  Christ  :  la  permanence,  pen- 
dant le  triduum  de  la  mort,  de  l'union  hypostatique 
d'un  côté  avec  l'âme  séparée,  d'un  autre  côté  avec  le 
corps  et  même  le  sang  séparé  du  corps.  Voir  sur  ce 
point  Hypostatique  (Union),  t.  vu,  col.  537-539. 


Tout  aussi  adversaire  d'Origène  que  Méthode,  Eus- 
thate et  Épiphane,  saint  Jérôme  semble  cependant 
fournir  les  éléments  d'une  appréciation  plus  équitable 
du  docteur  alexandrin  dans  sa  lettre  Contra  Joannem 
Hierosolymitanum,  où  il  le  présente  soucieux  d'éviter 
les  excès  opposés  d'un  matérialisme  grossier  et  d'une 
conception  gnostique  du  salut  accordé  à  l'âme  seule. 
Voir  surtout,  n.  25,  26,  P.  L.,  t.  xxm,  col.  375. 

6°  L'enseignement  des  Pères  grecs,  à  partir  du  i  Ve  siè- 
cle. —  Il  semble  qu'interpréter  les  assertions  des  Pères 
presque  uniquement  en  fonction  de  la  conception 
d'Origène,  pour  y  trouver  une  sorte  de  répudiation  au 
moins  implicite  de  cette  conception,  soit  s'exposer  à 
introduire  dans  la  question  un  élément  préjudiciel, 
capable  de  fausser  la  perspective  de  la  tradition  catho- 
lique. 

1.  Tout  d'abord,  en  effet,  un  certain  nombre  de  Pères 
se  contentent  d'affirmer  le  dogme,  sans  y  ajouter  aucune 
spéculation  théologique. 

Alexandre  d'Alexandrie  (t  328)  confesse  «  la  résur- 
rection des  morts,  dont  Notre-Seigneur  Jésus-Christ 
fut  les  prémices,  lui  qui  vraiment  a  revêtu  notre  chair 
et  pas  seulement  un  corps  de  simple  apparence  ». 
Episl.  ad  Alex.  Constantin.,  n.  12,  P.  G.,  t.  xvm, 
col.  568. 

Saint  Athanase,  tout  occupé  des  questions  trini- 
taires,  a  laissé  cependant  percevoir  son  sentiment  sur 
la  résurrection  future,  en  mettant,  dans  la  bouche  de 
saint  Antoine  mourant,  ces  dernières  recommanda- 
tions :  «  Mettez  mon  corps  au  tombeau,  couvrez-le  de 
terre...  Je  recevrai  ce  même  corps,  incorruptible,  à  la 
résurrection  des  morts,  de  mon  Sauveur  lui-même.  » 
Vila  Antonii,  xci,  P.  G.,  t.  xxvi,  col.  972. 

Saint  Jean  Chrysostome  se  pose  la  question  de 
savoir  comment  le  corps,  confié  à  la  terre  et  dissous, 
pourra  néanmoins  ressusciter.  Dieu  qui  voit  tout  saura 
bien  en  retrouver  les  éléments.  In  Iam  ad  Cor.,  hom. 
xvi,  n.  3,  P.  G.,  t.  lxi,  col.  142-143.  Et,  dans  le  dis- 
cours De  resurrectione  morluorum,  c'est  encore  à  la 
puissance  divine  qu'il  fait  appel,  n.  7,  pour  expliquer 
la  résurrection  des  corps  et  l'incorruptibilité  qui  sui- 
vra. P.  G.,  t.  l,  col.  429.  A  noter,  au  n.  8,  l'assertion 
concernant  l'universalité  de  la  résurrection,  des  justes 
pour  leur  récompense,  des  impies  pour  leur  châtiment 
éternel  dans  les  supplices  du  feu.  Ibid.,  col.  430. 

On  peut  encore  classer  saint  Basile  parmi  les  Pères 
qui  se  sont  contentés  d'une  affirmation  simple  de  la 
résurrection  :  dans  l'homélie  Quod  mundanis  adhœren- 
dum  non  sil,  n.  12,  il  expose  que  Dieu,  ayant  rendu  à 
Job  le  double  de  ce  qu'  il  avait  perdu,  ne  lui  a  cependant 
rendu  que  le  même  nombre  d'enfants,  en  raison  de  la 
résurrection  future.  P.  G.,  t.  xxxi,  col.  564.  C'est  aussi 
la  conclusion  de  l'homélie  In  ps.  xxxr/i,?.  21,  n.  13, 
t.  xxix,  col.  338  :  ce  sont  «  les  ossements  eux-mêmes, 
qui  reprendront  vie  ».  Toutefois,  Basile  n'a  pas  voulu 
passer  sous  silence  le  flux  perpétuel  de  la  matière, 
comme  Origène  l'avait  lui-même  affirmé.  Inps.  xliv, 
n.  1;  exiv,  n.  5,  t.  xxix,  col.  388,  492.  Basile  laisse 
donc  la  porte  ouverte  à  l'explication  ultérieure  que 
demande  le  fait  de  ces  mutations  perpétuelles  dans  le 
corps  humain,  en  face  des  exigences  de  la  résurrection. 

Mêmes  affirmations  simples,  recueillies  en  diffé- 
rentes œuvres  de  saint  Grégoire  de  Nazianze,  Oral.. 
vu,  In  laudem  Cxsarii  fratris,  n.  21,  P.  G.,  t.  xxxv, 
col.  781,  784  (la  résurrection  y  est  professée  au  nom  de 
la  prophétie  d'Ézéchiel);  cf.  Orat.,  xlii,  n.  6,  t.  xxxvi, 
col.  465.  On  en  retrouve  encore  l'expression  nettement 
formulée  dans  les  Poèmes,  1.  I,  Theol.,  sect.  n,  xvm; 
1.  II,  Hist.,  sect.  i,  xi,  XLIII,  t.  xxxvn,  col.  787,  note 
au  f.  11,  1106,  1347-1348. 

En  poursuivant  notre  enquête  au  ve  siècle,  nous 
trouvons  l'affirmation  très  nette  de  la  résurrection  sous 
la  plume  de  Macaire  de  Magnésie  (fin  du  iv»  ou  début 


2535 


RESURRECTION.    LES    PERES    GRECS 


2536 


du  ve),  dans  son  'ArcoxpiTixoç,  en  réponse  aux  objec- 
tions opposées  par  un  philosophe  païen  aux  dogmes 
chrétiens.  Au  dogme  de  la  résurrection,  le  philosophe 
oppose  le  cas  des  naufragés  mangés  par  les  poissons. 
qui,  à  leur  tour,  servent  de  nourriture  aux  hommes,  ces 
derniers  devenant  enfin  la  proie  des  chiens  et  des  vau- 
tours. Comment,  en  tant  de  transformations,  retrouver, 
au  dernier  jour,  de  quoi  faire  revivre  et  ressusciter  les 
corps  humains?  La  réponse  est  assez  peu  claire  :  «  De 
telles  remarques,  déclare  Macaire,  ne  sont  pas  d'un 
homme  à  jeun  et  en  état  de  veille,  mais  sont  le  fait 
d'hommes  ivres  et  décrivant  des  songes...  Même  si  l'or 
est  dispersé  en  une  infinité  de  lieux  cachés,  et  quoiqu'il 
soit  fondu  et  disséminé  en  une  infinité  de  parcelles  dans 
la  boue,  dans  l'argile,  dans  des  amas  de  diverses  ma- 
tières, dans  des  tas  de  détritus,  le  feu  lancé  en  tout  cela 
saura  bien  en  exprimer  intégralement  la  nature  des 
cléments  précieux  qui  semblaient  avoir  péri.  Que  di- 
rons-nous donc  de  Celui  qui  a  fait  lui-même  la  nature 
du  feu?  »  Recours  à  la  puissance  divine,  sans  autre 
explication  :  telle  est  l'attitude  de  Macaire.  Édit.  Blon- 
del,  Paris,  1876,  p.  224. 

Même  attitude  chez  saint  Nil,  dans  ses  réponses  à 
des  objections  similaires.  EpisL,  1.  I,  exi,  exil,  P.  G., 
t.  lxxix,  col.  129  sq. 

Sous  les  formules  imagées  dont  se  sert  Basile  de 
Séleucie  pour  décrire  la  résurrection  et  le  jugement  der- 
nier, on  ne  trouve  en  définitive  que  l'affirmation  pure 
et  simple  du  dogme.  Oral.,  xi-,  In  transfiguralionem 
Domini,  n.  3;  cf.  xm,  In  Jonam,  P.  G.,  t.  lxxxv, 
col.  460-461,  172  sq. 

Saint  Cyrille  d'Alexandrie,  dans  son  commentaire 
sur  Luc,  xxiv,  38,  cite  en  passant  I  Cor.,  xv,  44,  et  en 
expose  ainsi  le  sens  :  «  C'est  ce  même  corps  qui,  après 
avoir  été  porté  dans  la  terre,  revêtira  l'immortalité.  » 
P.  G.,  t.  lxxii,  col.  948.  Voir  aussi  dans  le  commen- 
taire sur  Jean,  c.  vm,  f.  51  ;  c.  xi,  f .  44,  P.  G.,  t.  lxxiii, 
col.  917,  t.  lxxiv,  col.  65;  et  le  commentaire  sur  Isaïe, 
c.  xxvi,  f.  19,  t.  lxx,  col.  588. 

C'est  la  même  foi,  très  simple  et  sans  considération 
apologétique  autre  que  le  recours  à  la  puissance  divine, 
qu'on  retrouve  encore  chez  Théodoret,  Qwest,  in  Gen., 
interrog.  liv,  P.  G.,  t.  lxxx,  col.  157,  et,  plus  tard, 
chez  Léonce  deByzance,  à  propos  de  la  résurrection  du 
Christ  et  des  résurrections  qui  se  produisirent  alors. 
Adversus  argument.  Severi,  P.  G.,  t.Lxxxvi  b,  col.  1941. 
Comme  saint  Irénée,  voir  ci-dessus,  col.  2523,  Léonce 
considère  l'eucharistie  comme  un  gage  de  résurrection 
et  une  source  d'immortalité,  Aduersus  Nestorium,  1.  V, 
c.  m,  xxii,  P.  G.,  t.  lxxxvi  b,  col.  1728,  1744-1745. 
Saint  Sophrone  confesse  pareillement  la  foi  en  la  résur- 
rection de  notre  chair,  de  ces  corps  dont  nous  sommes 
présentement  revêtus.  Episl.  synodica,  P.  G.,  t.  lxxxii, 
col.  3181.  Cf.  Homil.,  vi,  col.  3317,  3318,  3320.  Voir 
aussi  saint  Maxime,  Epist.,  xliii,  ad  Joannem  Cubic., 
P.  G.,  t.  xci,  col.  641  ;  cf.  i,  ad  prœf.  Afric.  Georgium. 
id.,  col.  389,  mais  surtout  le  commentaire  au  livre  De 
ceci,  hicrarch.,  du  pseudo-Denys,  c.  vu,  P.  G.,  t.  IV, 
col.  176. 

Le  P.  Segarra,  S.  J.,  De  identilale  corporis  morlalis  et 
corporis  resurgenlis,  Madrid,  1929  (dont  nous  nous  ins- 
pirons dans  cette  enquête  patristique),  cite  encore 
nombre  d'auteurs,  compilateurs  ou  exégètes  :  Procope 
de  Gaza,  In  Gen.,  P.  G.,  t.  lxxxvii  a,  col.  153,  165, 
224-225,288;/n////?e<7.,col.ll64;/n/s.,t.Lxxxvii6, 
col.  2197,  2224;  André  de  Césaréc,  In  Apoc,  xx, 
v.  13,  P.  G.,  t.  evi,  col.  421;  les  moines  d'Antiochc, 
dans  les  Pandecles,  P.  G.,  t.  lxxxix,  col.  15  18;  Gré- 
goire d'Antioche,  Oral,  in  mulicrcm  unguentiferam, 
P.  G.,  t.  lxxxviii,  col.  1848;  saint  Grégoire  d'Ami 
gente,  dans  son  Commentaire  sur  l'Ecclésiaste,  c.  xn, 
t.  5,  P.  G.,  t.  xcvm,  col.  1160;  Georges  Pixidès.  dans 
les    vers    de    son    Hexacmeron,    1117-1122,    1293    sq., 


1442  sq.,  P.  G.,  t.  xcn,  col.  1520.  1532  sq.,  1543  sq. 
(appel  à  la  puissance  divine  pour  reconstituer  les  élé- 
ments disparus  dans  de  multiples  transformations); 
Énée  de  Gaza,  dial.  Theophraslus,  P.  G.,  t.  lxxxv, 
col.  871-1004  (même  attitude  en  face  des  transforma- 
tions, avec  cependant,  ça  et  là,  des  appels  aux  analo- 
gies du  germe,  de  la  semence,  etc.),  voir  surtout, 
col.  976  sq.  ;  Anastase  le  Sinaïte,  Quœsliones  et  respon- 
siones,  q.  cxn,  P.  G.,  t.  lxxxix,  col.  728;  cf.  col.  717; 
In  Hexaem.,  1.  VII,  ibid.,  col.  939.  Anastase  esquisse 
cependant  un  semblant  d'explication  scientifique  :  le 
corps  humain,  quelles  que  soient  les  vicissitudes  par 
lesquelles  il  devra  passer,  se  résoudra  dans  les  quatre 
éléments  dont  il  est  composé,  et  Dieu  saura  garder  et 
retrouver  ces  éléments  pour  le  jour  de  la  résurrection. 
Qusesl.,  xcn,  col.  728. 

Saint  Jean  Damascène.  le  dernier  des  Pères  grecs, 
se  contente  lui  aussi,  de  l'affirmation  simple  delà  foi. 
Il  faut  croire  à  la  résurrection  des  morts,  l'âme  immor- 
telle reprenant  son  même  corps  mortel,  dissous  et 
tombé,  lequel  doit  ressusciter  le  même  et  impérissable. 
Les  morts  ressuscites  se  présenteront  ainsi  au  tribunal 
du  Christ,  où  bons  et  méchants  recevront  leur  juste 
rétribution .  De  fide  orlhod. ,  1.  IV,  c.  xxvn,  P.  G. ,  t.  xciv, 
col.  1220,  1228. 

2.  Mais  il  faut  faire  aussi  une  place  aux  Pères,  moins 
nombreux,  qui  ont  risqué  quelques  spéculations  théolo- 
giques ou  philosophiques  pour  expliquer  l'identité  des 
corps  ressuscites,  nonobstant  les  difficultés  d'ordre  phy- 
siologique ou  physique. 

a )  Saint  Cyrille  de  Jérusalem  consacre  à  la  résurrec- 
tion des  corps  sa  xvme  catéchèse.  Il  commence  par 
rappeler  combien  salutaire  pour  l'âme  est  le  dogme  de 
la  résurrection,  qui  nous  apprend  à  conserver  pur  de 
tout  péché  notre  corps  destiné  à  la  récompense,  n.  1, 
P.  G.,  t.  xxxiii,  col.  1017.  Il  se  pose  ensuite  les  objec- 
tions d'ordre  scientifique,  la  putréfaction  des  corps,  le 
sort  des  naufragés  dévorés  par  les  poissons,  les  cadavres 
mangés  par  les  vautours  et  les  corbeaux,  ceux  qui  ont 
été  consumés  par  les  flammes  et  dont  les  cendres  ont 
été  jetées  aux  vents,  etc.,  n.  2,  col.  1020.  Pour  résoudre 
la  difficulté,  il  fait  appel  à  la  puissance  de  Dieu  qui 
saura  réunir  les  éléments  dispersés  et  leur  rendre  leur 
nature  primitive,  n.  3,  col.  1020-1021.  Cependant,  les 
corps  ressuscites  seront  transformés  et,  en  un  sens,  spi- 
ritualisés.  Il  intervient  donc  ici  une  modification 
intrinsèque,  que  Cyrille  explique  en  ces  termes  :  le 
même  corps  ressuscitera,  ocùt6  toûto  (awu,a)  èyelpeioLi  ; 
mais  il  ne  sera  pas  absolument  tel  qu'il  était,  toûto 
non  pas  toioûto,  car  le  corps  des  justes  revêtira  des 
propriétés  surnaturelles  et  celui  des  méchants  devien- 
dra capable  de  brûler  éternellement,  n.  18-19,  col.  1040. 
La  formule,  toûto  où  toioûto,  qu'on  retrouve  littéra 
lement  chez  saint  Amphiloque,  Fragm.,  x,  P.  G., 
t.  xxxix,  col.  109,  représente  une  doctrine  déjà  una- 
nimement adoptée,  puisqu'on  en  trouve  le  sens  dans 
ï'Exposilio  fidei,  n.  17,  qui  termine  Y  Adversus  hœrcscs 
de  saint  Épiphane,  P.  G.,  t.  xlii,  col.  813  sq.,  qu'elle 
est  impliquée  dans  nombre  d'assertions  de  saint  Jean 
Chrysostome,  voir  ci-dessus  les  références  (col.  2534).  et 
que  son  expression  même  est  derechef  accueillie  plus 
tard  par  saint  Isidore  de  Pélusc,  Epist.,  1.  II,  xliii, 
P.  G.,  t.  lxxviii,  col.  485. 

b)  Saint  Grégoire  de  Nysse  est  bien  près  de  reprendre 
la  formule  d'Origène.  Son  texte  mérite  d'être  cité  inté- 
gralement ;  nous  citons  d'après  la  traduction  A.  d'Alès, 
op.  cit.,  col.  998  : 

Rien  n'empêche  de  croire  que  de  la  niasse  commune,  les 
éléments  propres  feront  retour  au  corps  lors  de  la  résurrec- 
tion; surtout  a  bien  réfléchir  sur  notre  natuie.  Car  nous  ne 
sommes  pas  complètement  livrés  à  l'écoulement  et  a  la 
tniusformation.  Ce  serait  chose  Incompréhensible  qu'une 
totale  instabilité  de  notre  nature  :  a  parler  exactement,  il  y 


2537 


RÉSURRECTION.    LES    PÈRES    SYRIAQUES 


2538 


a  en  nous  un  clément  stable  et  un  autre  qui  évolue.  L'élé- 
ment qui  évolue,  par  accroissement  et  décroissance,  est  le 
corps,  semblable  à  des  vêtements  qu'on  change  avec  l'âge. 
L'élément  stable,  qui  échappe  à  tous  les  changements,  c'est 
la  forme,  qui  ne  dépouille  pas  les  caractères  une  fois  impri- 
més par  la  nature,  mais  qui,  à  travers  les  changements  du 
corps,  conserve  ses  traits  distinctifs...  Dès  lors  que  la  forme 
demeure  proche  de  l'âme,  comme  l'empreinte  d'un  cachet, 
les  éléments  qui  ont  reçu  cette  empreinte  sent  reconnus  par 
elle  et,  lors  de  la  restauration,  elle  attire  à  elle  ces  éléments 
qui  répondent  à  sa  forme,  c'est-a-dire  ceux  qui  en  furent 
marqués  dès  l'origine.  De  hominis  opificio,  c.  xxvn,  P.  G., 
t.  xliv,  col.  225-228. 

On  trouve  la  même  doctrine,  permanence  d'un  type 
dans  l'âme,  dans  le  De  anima  et  resurreclione,  P.  G., 
t.  xlvi,  col.  73-80,  145  sq.  ;  et  dans  le  discours  De  mor- 
tuis,  id.,  col.  532-536.  On  notera  que  Grégoire  rejette  la 
préexistence  des  âmes  et  leur  inclusion  dans  un  corps 
en  punition  de  péchés  antérieurs,  De  anima  et  resur., 
col.  125.  C'est  l'existence  de  ce  type  qui,  pour  Grégoire, 
explique  la  permanence  ou  mieux  la  réapparition  des 
éléments  emportés  par  le  tourbillon  vital. 

Par  là  s'explique  aussi  que  la  résurrection,  tout  en 
maintenant  l'identité  du  corps,  sera  pour  nous  la  res- 
titution dans  l'état  primitif  que  nous  a  fait  perdre  le 
péché  d'Adam  :  <xvâ<7Taai.ç  êcmv  y)  elç  to  c.pyaïov  tîjç 
cpûasoç  T)[zwv  àrtoxaTà<TTaaiç.  Dès  lors  doit  être  exclu 
des  corps  ressuscites  tout  ce  qui  est  conséquence  du 
péché  :  mort,  infirmités,  difformités,  maladies,  bles- 
sures, faiblesse,  vieillesse  et  même  différence  des  âges. 
Ainsi,  sans  cesser  d'être  elle-même,  éauTr)voûxà<pû)aiv, 
la  nature  humaine  passera  à  un  état  supérieur,  spiri- 
tuel et  impassible,  eîç  7rv£U(i.aTix7)v  riva  xal  àntxQr]  xa- 
TâcfTacFi.v,  indépendant  de  la  quantité  de  matière  qui 
sera  successivement  entrée  en  composition  du  corps 
sur  cette  terre.  Col.  148  sq. 

On  ne  peut  nier  que  cette  explication  du  type  indi- 
viduel inhérent  à  l'âme  et  dégagée  de  toute  compro- 
mission avec  la  doctrine  reprochée  à  Origène  de  la 
préexistence  des  âmes,  ne  constitue  un  progrès  doctri- 
nal appréciable  et  un  substantiel  apport  pour  l'expli- 
cation rationnelle  de  la  résurrection. 

c)  Didyme.  —  Quelles  que  soient  les  difficultés  que 
présente  l'eschatologie  de  Didyme  l'Aveugle,  sa  foi  en 
la  résurrection  future  des  corps  est  inattaquable. 
Didyme  apporte  comme  preuve  de  cette  croyance  la 
vision  d'Ézéchiel,  De  Trinilale,  1.  Il,  c.  vu,  n.  1,  P.  G., 
t.  xxxix,  col.  561 ,  et  aussi  l'enseignement  de  saint  Paul 
dans  la  Ire  aux  Corinthiens,  cf.  S.  Jérôme,  Episl.,  c.xix, 
n.  5,  P.  L.,  t.  xxii,  col.  968-970.  Didyme  insiste  avec 
force  sur  le  fait  que  le  corps  ressuscité  ne  sera  pas  un 
corps  matériel,  mais  un  corps  céleste,  ocôjxa  oùpàviov, 
un  corps  spirituel,  incorruptible.  In  //am  ad  Cor., 
fragm.,  P.  G.,  t.  xxxix,  col.  1704;  In  Jud.,  id.,  col. 
1818.  Cf.  Bardy,  Didyme  l'Aveugle,  Paris,  1910,  p.  163. 
Le  corps  céleste,  opposé  par  Didyme  au  corps  ter- 
restre, animal,  n'implique  pas  un  changement  de  corps 
mais  une  simple  transformation  :  «  La  vie  ne  détruira 
pas  notre  tabernacle  lorsque  nous  revêtirons  l'immor- 
talité, mais  elle  l'absorbera,  en  lui  communiquant  une 
qualité  supérieure  à  celle  que  nous  possédons  en 
cette  vie  mortelle.  »  In  //«m  ad  Cor.,  c.  v,  t.  2,  id., 
col.  1704. 

d)  Cette  transformation  d'ordre  spirituel  et  surna- 
turel qu'imprimera  la  résurrection  au  corps  humain, 
d'autres  Pères  l'appliquent  au  corps  du  Christ  ressus- 
cité et  apparaissant  aux  hommes  lors  de  la  parousie  : 
ce  corps  glorieux,  ce  ne  seront  plus  la  chair  corruptible, 
les  os  et  le  sang,  tels  qu'ils  existent  présentement  dans 
la  nature  humaine,  cf.  Eusèbe  de  Césaréc,  Episl.  ad 
Conslantiam  Augustam,  P.  G.,  t.  xxiv,  col.  653,  et  Gré- 
goire de  Nazianze,  Oral.,  xi.,  n.  45,  P.  G.,  t.  xxxvi, 
col.  424,  tous  deux  accueillis  par  le  IIe concile  de  Nicée, 
Actio  vi,  Mansi,  Concil.,  t.  xm,  col.  313-317  et  336. 


Ce  n'est  pas  pour  autant  nier  l'identité  du  corps  res- 
suscité. 

Enfin,  dans  son  Apologie  pour  Origène,  Pamphile 
n'omet  pas  de  signaler  le  commentaire  du  psaume  i,  où 
précisément  l'identité  du  corps  ressuscité  est  expliquée 
par  l'identité  de  l'sTSoç.  Pamphile  ne  paraît  pas  consi- 
dérer cette  explication  comme  contraire  au  dogme, 
qu'il  affirme  simultanément  plus  de  dix  fois  à  l'aide  de 
textes  d'Origène.  Apologia,  vu,  P.  G.,  t.  xvn,  col.  598  : 
cf.  594-601. 

7°  Les  Pères  syriaques.  —  1.  La  Didascalie  des 
Apôtres  dans  sa  version  syriaque,  contient  une  profes- 
sion de  foi  explicite  en  la  résurrection.  «  Dieu  nous  res- 
suscitera des  morts  tout  à  fait  en  cette  forme  que  nous 
avons  présentement,  mais  aussi  avec  la  gloire  immense 
de  la  vie  éternelle,  en  laquelle  rien  ne  nous  fera  défaut. 
Même  si  nous  avons  été  jetés  au  fond  de  la  mer,  ou  si 
nos  cendres  ont  été  dispersées  comme  les  plumes  aux 
vents,  nous  demeurons  encore  en  ce  monde  et  tout  ce 
monde  est  entre  les  mains  de  Dieu.  »  L.  V,  c.  vu,  édit. 
F.  Nau,  p.  248.  Cf.  Constitutions  apostoliques,  1.  Y, 
c.  vu,  n.  19,  édit.  Funk,  t.  i,  p.  259.  Suivent  les  autori- 
tés scripturaires  invoquées  pour  prouver  le  fait  de  la 
résurrection,  Dan.,  xn,  2,  3;  Ez.,  xxxvn,  1-14;  Is., 
xxvi,  18-19.  Nous  retrouvons  ici  le  symbole  du  phénix 
renaissant  de  ses  cendres. 

2.  Aphraate  confesse  la  foi  catholique  en  la  résurrec- 
tion des  corps,  à  la  fin  du  monde,  lorsque  les  âmes  se 
réveilleront  de  leur  sommeil.  Demonstraliones,  xxn, 
n.  17;  cf.  vin,  n.  20,  Pal.  Syr.,  t.  i,  p.  1023,  398.  La 
résurrection  des  justes  doit  les  diriger  vers  la  vie  éter- 
nelle; la  résurrection  des  impies  les  livrera  à  la  mort 
éternelle.  Id..  p.  1023. 

Mais  Aphraate  ne  s'en  tient  pas  à  cette  affirmation 
générale;  il  aborde  dans  la  Démonstration,  vin,  n.  '.i. 
l'explication  rationnelle  du  dogme.  C'est  à  l'analogie 
de  la  semence  qu'il  demande  cette  explication,  mais 
d'une  semence  qui  contient  un  type  particulier  dont 
elle  ne  saurait  se  départir  : 

■  Apprends,  insensé,  que  chaque  semence  revêt  un  corps 
qui  lui  est  propre.  Jamais,  après  avoir  semé  du  froment,  tu 
ne  moissonneras  de  l'orge;  jamais  tu  ne  planteras  de  la 
vigne  pour  produire  des  figues  :  tous  les  végétaux  croissent 
selon  leur  nature  propre.  Ainsi  le  corps  qui  est  tombé  en 
terre,  ressuscite  de  même.  Sur  la  corruption  et  la  dissolu- 
tion du  corps,  apprends,  par  la  parabole  de  la  semence, 
qu'il  en  est  de  même  de  la  semence,  qui  tombe  en  terre, 
pourrit,  se  corrompt  et,  de  la  corruption  même,  croît. 
germe  et  fructifie.  Et  de  même  que  la  terre  inculte,  où  n'est 
tombée  aucune  semence,  ne  fructifie  pas,  quoiqu'elle 
absorbe  toutes  les  pluies,  ainsi  du  sépulcre  où  nul  mort 
n'aura  été  déposé,  nul  ne  surgira  au  jour  de  la  résurrection 
des  morts,  quels  que  soient  les  appels  de  la  trompette.  Mais 
si,  comme  on  l'affirme,  les  âmes  des  justes  montent  au  ciel 
et  revêtent  un  corps  céleste,  elles  seront  au  ciel,  avec  leurs 
corps...  Ce  n'est  pas  un  corps  céleste  qui  descendra  dans  le 
sépulcre  pour  en  ressortir.  ■  Trad.  A.  d'Alès,  op.  cit.,  col.  999. 
P.  S.,  t.  i,  p.  363-366. 

Les  deux  derniers  membres  de  phrase  réfutent  l'as- 
sertion qui  prête  un  corps  céleste  aux  hommes  devant 
ressusciter.  C'est  avec  son  propre  corps,  celui  qui  a  été 
mis  au  tombeau,  que  l'âme  se  présentera  au  jugement 
dernier.  L'analogie  du  germe  s'accorde,  dans  la  pensée 
d' Aphraate,  avec  l'intervention  divine  :  «  Dieu,  au 
commencement,  créant  l'homme,  l'a  formé  de  la  terre 
et  lui  a  donné  vie.  Si  donc  il  a  pu  faire  que  l'homme 
existe  en  le  tirant  du  néant,  combien  lui  sera-t-il  plus 
facile  de  le  faire  sortir  de  terre,  à  l'instar  d'une 
semence!  »  Id.,  n.  6,  p.  370. 

3.  Saint  Éphrem  confesse,  lui  aussi,  le  dogme  de  la 
résurrection.  «  Sous  la  terre, dit-il,  sont  les  cadavres  et 
les  corps  de  ceux  qu'on  a  ensevelis,  et  au  ciel  sont  les 
justes.  Ces  deux  lieux  conservent  les  dépôts  des  hom- 
mes. Aussi  la  terre  et  le  ciel  clameraient,  si  les  justes 


2  539 


RÉSURRECTION      LES    PÈRES    LATINS 


2540 


étaient  frustres  de  la  récompense  de  leur  résurrection.  » 
Carmina  nisibena,  lxxiii.  édit.  Bickell,  p.  222.  Dans 
le  sermon  pour  le  deuxième  dimanche  de  l'Avent,  il 
fait  une  allusion  à  l'objection  que  nous  avons  déjà 
rencontrée  tant  de  fois,  et  il  la  résout  par  la  simple  affir- 
mation de  la  résurrection  :  «  Le  Grand  Roi  comman- 
dera et  aussitôt  avec  tremblement  la  terre  s'empressera 
de  rendre  ses  morts...  Ceux  qu'une  bête  féroce  aura 
enlevés  ou  un  poisson  dévorés  ou  un  oiseau  dépecés, 
en  un  clin  d'reil  seront  là  et  il  n'y  manquera  pas  un 
cheveu  ».  Opéra,  édit.  Assemani,  t.  Il,  Rome,  1743, 
p.  213.  L'explication  du  germe  n'est  pas  inconnue 
d'Éphrem;  mais  il  lui  donne  une  forme  nouvelle.  Les 
morts  sont  comparés  à  des  œufs  que  les  ignorants 
croient  sans  vie;  ils  ne  sont  pas  morts  pour  la  mère  qui 
les  couve.  Ceux  qui  n'ont  pas  la  foi  croient  que  les 
corps  ensevelis  n'ont  plus  de  vie:  mais,  en  réalité,  dans 
le  sépulcre,  ils  vivent  pour  celui  pour  qui  toutes  choses 
vivent  (cf.  Luc,  xx,  38).  Serm.  adv.  hœr.,  lu,  ibid., 
p.  552. 

8°  La  tradition  chez  les  Pères  latins,  à  partir  du 
ZTe  siècle.  —  1.  Avant  saint  Augustin.  —  Tout  comme 
la  tradition  orientale,  la  tradition  latine  est  très  ferme 
sur  trois  points  :  le  fait  de  la  résurrection,  l'universalité 
de  cette  résurrection  et  l'identité  des  corps  ressuscites. 
En  dehors  de  ces  assertions  fondamentales,  nous  ne 
trouvons  que  les  analogies  déjà  connues  et  de  simples 
ébauches  d'explication. 

Saint  Hilaire  enseigne  la  résurrection  universelle, 
des  bons  comme  des  impies,  au  moment  de  la  parousie. 
In  Mallh.,  c.  xx,  n.  10;  In  ps.  lxii,  3,  P.  L.,  t.  ix, 
col.  1032,  402.  L'universalité  de  la  résurrection  est 
fondée  sur  l'universalité  de  la  rédemption  :  cum  omnis 
■caro  redempta  si!  in  Chrislo,  ut  resurgat.  In  Ps.  LV,  7, 
col.  3G0.  La  résurrection  sera  toutefois  différente  pour 
les  justes  et  pour  les  pécheurs.  Pour  les  pécheurs,  il  ne 
saurait  être  question  de  cette  demutalio  qui  ferait  de 
leurs  corps  des  corps  glorieux  :  leurs  corps  seront  sans 
consistance,  comme  la  poussière  ou  comme  l'eau.  Les 
impies  ne  ressusciteront  que  pour  être  confondus  et 
punis  éternellement.  In  Ps.  lu,  16  sq.;  i.iv,  14;  r.v, 
7-9;  lxix,  3;  In  Malth.,  c.  v,  n.  12,  P.  L.,  t.  ix,  col.  334, 
354,  360-361,  491,  948-949.  En  ce  qui  concerne  les  élus, 
leurs  corps  seront  transformés.  Mais  en  quoi  consistera 
cette  transformation  glorieuse?  En  certains  textes, 
saint  Hilaire  semble  se  laisser  emporter  par  des  for- 
mules oratoires  :  non  seulement  les  corps  des  élus 
deviendraient  incorruptibles,  immuables,  mais  ils 
seraient  spirituels,  semblables  aux  anges,  car  les  élus 
sont  comme  des  dieux  en  qui  la  forme  divine  a  absorbe 
la  chair  terrestre,  cum  incorruptio  corruplionem  et 
œlernitas  infirmilalem  et  forma  Dei  formam  terreuse  car- 
nis  absorpseril.  In  Ps.  r,  n.  13;cf.  lxvii,x\.  35,  LXVUI, 
n.  31,  CXX,  n.  14,  CXXX7,  n.  h;cxvm,  lit.  m,  n.  3; 
///  Matth.,  c.  n,  n.  29;  xxxin,  n.  4,  P.  L.,t.  ix,  col.  258, 
16*,  489,  660,  770,  518,  978,  1074.  Ces  affirmations 
toutefois  ne  semblent  pas  impliquer  un  réel  anéantisse- 
ment de  la  matière  en  Dieu,  car  ailleurs,  Hilaire  affirme 
explicitement  la  permanence  de  la  matière  dans  les 
•corps  ressuscites,  nonobstant  la  transformation  glo- 
rieuse. Avant  et  après  la  résurrection,  ils  sont  substan- 
tiellement identiques.  Nous  retrouvons,  à  cet  égard, 
transposées  en  latin,  les  formules  que  nous  avons  ren- 
contrées elle/,  saint  Cyrille  de  Jérusalem  et  saint  Am- 
philoque  :  «  Dieu  réparera  les  corps  anéantis,  en  se  ser- 
vant, non  (l'une  autre  matière,  mais  de  l'ancienne 
matière  qui  fut  celle  de  leur  origine,  en  y  ajoutant  la 
beauté  dont  il  lui  plaira  de  les  décorer,  de  sorte  que  la 
résurrection  des  corps  corruptibles  dans  la  gloire  de 
l'incorruptibilité  ne  se  fera  pas  par  la  destruction  de 
leur  nature,  mais  par  un  changement  dans  leur  manière 
d'èlre,  ut  corruplibilium  corporum  in  incorruptionis 
gloriam  resurrcclio  non  interitu  naturam  périmai,  sed 


qualilalis  conditione  demulct.  Ce  n'est  pas  un  corps  autre. 
bien  qu'il  ressuscite  en  autre  condition,  selon  la  parole 
de  l'Apôtre  :  seminatur  in  corruplela,  resurget  in  incor- 
ruplione,  etc.  Il  y  a  donc  changement,  il  n'y  a  pas  des- 
truction, fil  demutalio,  sed  non  afjertur  abolilio.  Et  le 
corps  qui  a  été,  en  devenant  ce  qu'il  n'était  pas,  ne 
perd  pas  son  origine,  il  ne  fait  qu'acquérir  un  honneur.  » 
In  Ps.  ii,  41  ;  cf.  LV,  12,  P.  L.,  t.  ix,  col.  285,  362. 

Quant  à  expliquer  comment  sera  possible  cette  res- 
tauration des  mêmes  corps,  Hilaire  ne  cherche  pas 
d'autre  réponse  que  celle  que  nous  avons  déjà  si  sou- 
vent rencontrée  :  Celui  qui,  au  début,  a  pu  former  ces 
mêmes  corps,  saura  bien  les  reformer  au  dernier  jour. 
In  Malth.,  x,  20,  col.  974;  In  Ps.  lxiii,  9;  cxxu,  5, 
col.  411,  670. 

Hilaire  admet  que  les  corps  ressuscites  auront  la 
stature  de  l'homme  parfait.  Mais  demander  quelle  en 
sera  la  forme,  quel  en  sera  le  sexe,  grâce  à  quels  ali- 
ments ils  demeureront  éternels,  ce  sont  là  questions 
non  "seulement  oiseuses,  mais  injurieuses  pour  Dieu, 
dont  la  puissance  et  la  providence  sont  sans  bornes. 
In  Matth.,  v,  8-10;  xxm,  3-4,  col.  946  sq.,  1045. 

Zenon  de  Vérone  n'a  pas  une  doctrine  autre  que  celle 
d' Hilaire.  La  résurrection  est  pour  tous,  justes  et 
impies.  Tracl.,  1.  I,  tr.  xvi,  n.  1,  P.  L.,  t.  xi,  col.  371. 
Pour  expliquer  la  réalité  et  l'identité  des  corps,  Zenon 
se  sert,  lui  aussi,  de  la  comparaison  du  phénix,  n.  9, 
col.  381.  C'est  «  du  secret  de  la  nature  »  que  les  morts 
reprendront  ce  qu'ils  avaient  autrefois  en  propre,  ex 
illo  naturie  secrelo  produci  quales  fuerinl  pro  sua  quique 
qualilale  suscepli.  Id.,  n.  7,  col.  379.  C'est  dans  ce  secret 
de  la  nature  que  sont  déposés  les  éléments  de  ce  qui 
meurt.  Id.,  n.  4,  col.  377.  Bien  plus,  «  il  n'y  a  aucun 
doute  qu'en  nos  corps,  dispersés  par  la  loi  de  la  mort, 
ce  n'est  ni  la  substance,  ni  l'image  qui  disparaissent, 
mais  la  destruction  affecte  seulement  les  éléments  inu- 
tiles, le  changement  ce  qui  est  consumé  »,  n.  14, 
col.  385.  Phrase  obscure,  dans  laquelle  il  est  difficile  de 
saisir  un  sens  bien  précis. 

Saint  Jérôme  n'a  pas  toujours,  dans  la  question  de  la 
résurrection  des  corps,  tenu  la  même  position.  Sa  théo- 
logie est  influencée  par  les  préoccupations  origénistes 
ou  antiorigénistes.  Avant  l'année  394,  il  est  enthou- 
siaste d'Origènc  et  il  admet,  en  exagérant  peut-être 
même  la  pensée  d'Origène,  la  disparition  des  corps 
matériels  à  la  résurrection  des  élus,  ceux-ci  devenant 
tout  spirituels,  les  sexes  eux-mêmes  disparaissant.  In 
Episl.  ad  Eph.,  v,  29,  P.  L.,  t.  xxvi,  col.  533;  Adv. 
Jovinianum,  1.  I,  c.  xxxvi,  t.  xxm,  col.  261.  Après  394, 
condamnant  toutes  les  doctrines  origénistes  à  l'excep- 
tion de  quelques  thèses  miséricordieuses,  il  affirme 
l'identité  du  corps  ressuscité  avec  le  corps  actuel  :  «  Les 
morts  sortiront  de  leurs  tombeaux,  comme  de  jeunes 
mulets  libérés  de  leurs  liens...  Leurs  ossements  se  lève- 
ront comme  le  soleil.  Toute  chair  viendra  en  présence 
du  Seigneur,  et  Dieu  commandera  aux  poissons  de  la 
mer  et  ils  rendront  les  ossements  qu'ils  avaient  dévorés 
et  les  jointures  se  rapprocheront  et  les  os  se  souderont 
entre  eux;  et  ceux  qui  dormaient  dans  la  poussière  de 
la  terre  ressusciteront,  les  uns  pour  la  vie  éternelle,  les 
autres  pour  l'opprobre  et  la  confusion  éternelle.  C'est 
ce  qui  est  mort  dans  l'homme,  qui  sera  vivifié.  »  Con- 
tra Joanncm  hieros.,  n.  33, t.  xxm,  col.  385.  Cf.  n.  25  sq., 
col.  375.  Cependant  les  corps  glorifiés,  sans  perdre  leur 
substance,  seront  spiritualisés  et  ressembleront  en 
quelque  façon  aux  anges.  In  Isaïam,  1.  XVI,  c.  lvtii, 
\     1  I,  t.  xxiv,  col.  575. 

Saint  Jérôme  s'est  préoccupé  de  concilier  le  flux  sans 
cesse  renaissant  des  éléments  du  corps  humain  avec  le 
lait  de  l'identité  du  corps  ressuscité  et  du  corps  actuel- 
lement en  vie.  Paudra-t-il  dire,  puisque  nous  changeons 
chaque  jour,  (pie  nous  revêtirons  autant  île  personna- 
lités diverses  que  nous   aurons  éprouvé   de  change- 


2541 


RÉSURRECTION.    LES    PÈRES    LATINS 


254  2 


ments?  «  J'étais  autre  à  dix  ans,  écrit-il,  autre  à  trente, 
autre  à  cinquante,  et  autre  aujourd'hui  que  mes  che- 
veux sont  tout  blancs.  Mais,  conformément  aux  tradi- 
tions des  Eglises  et  à  l'enseignement  de  saint  Paul,  il 
faut  répondre  que  nous  ressusciterons  tous  à  l'état 
d'hommes  parfaits  et  dans  la  plénitude  de  l'âge  du 
Christ  .»  EpisL,  cvm,  n.  24,  P.  L.,  t.  xxn,  col.  902. 

Nous  avons  vu  ailleurs,  voir  Purgatoire,  col.  1216, 
que  saint  Ambroise  admettait  plusieurs  résurrections. 
Mois  la  première  seule  est  la  résurrection  des  corps  à 
la  fin  du  monde,  les  autres  n'étant  que  des  résurrections 
spirituelles,  désignant  l'entrée  des  élus  au  ciel  ou  la  fin 
de  leurs  purifications.  La  véritable  résurrection,  la 
résurrection  des  corps,  se  présente,  chez  Ambroise, 
sous  de  multiples  affirmations.  Elle  sera  pour  tous, 
justes  et  impies,  la  justice  de  Dieu  l'exigeant,  puisque 
le  corps  a  sa  part  des  actions  de  l'âme.  De  excessu  jra- 
irissui  Sattjri,  1.  II,  n.  88,  P.  L.,  t.  xvi  (1843),  col.  1340. 
Elle  implique  l'identité  du  sujet  qui  est  mort  et  qui 
reçoit  une  vie  nouvelle.  Id.,  n.  68,  77,  col.  1334,  1337. 
Le  terme  seul  de  résurrection  indique  qu'il  en  doit  être 
ainsi,  heec  est  enim  resurrectio...  ut,  quod  cecidil,  hoc 
resurgat;  quod  mortuam  fueril,  reviviscat.  Id.,  n.  87, 
col.  1340.  Enfin,  dans  la  résurrection  des  élus,  le  corps 
subira  une  transformation,  une  spiritualisation,  qui 
devra  cependant  respecter  la  réalité  matérielle  du 
corps  :  immulabunlur  justi  in  incorruplionem,  nuinenle 
corporis  veritale.  In  Ps.  i,  n.  51  ;  In  Lucam,  1.  X, 
n.  168,  170;  cf.  1.  VII,  n.  94,  t.  xiv,  col.  949;  t.  xv, 
col.  1846,  1846,  1723.  On  trouve  esquissée  l'analogie 
de  la  semence  et  indiqué  le  recours  à  la  puissance  divine 
pour  expliquer  la  résurrection  des  corps.  De  excessu..., 
1.  II,  n.  60-64,  t.  xvi,  col.  1332-1333. 

2.  Le  dogme  de  la  résurrection  chez  saint  Augustin.  — 
Pendant  quelque  temps,  Augustin  avait  admis  l'erreur 
du  millénarisme.  Cf.  De  civilale  Dei,  1.  XX,  c.  vu,  n.  4, 
P.  L.,  t.  xli,  col.  669;  cf.  Serm.,  ceux,  n.  2,  t.  xxxvm, 
col.  1197.  Mais  il  repoussa  plus  tard  cette  doctrine  et, 
pour  lui  enlever  son  meilleur  point  d'appui,  présenta 
dans  le  livre  XX  De  civilateDei,  une  explication  allégo- 
rique de  la  vision  de  Patmos.  La  première  résurrection 
serait  la  rédemption  et  l'appel  à  la  vie  chrétienne;  le 
règne  de  Jésus-Christ  et  de  ses  saints  n'est  autre  que 
l'Eglise  et  son  apostolat  ici-bas;  les  mille  ans  sont  ou 
bien  les  mille  dernières  années  qui  précéderont  le  juge- 
ment ou  mieux  la  durée  totale  de  l'Église  terrestre.  De 
civ.  Dei,  1.  XX,  c.  vi,  n.  1,  2;  c.  vu,  n.  2;  c.  ix,  n.  1, 
t.  xli,  col.  665,  606,  668,  672. 

Ainsi  donc,  la  résurrection  de  la  chair  se  produira  à 
la  fin  du  monde.  On  peut  dire  qu'elle  apparaît  chez 
Augustin  comme  l'un  des  dogmes  qui  préoccupait  alors 
vivement  les  esprits  et  donnait  lieu  à  des  questions  bien 
étranges  et  môme  grossières.  Augustin  en  a  traité  sur- 
tout dans  les  Serm.,  cc.ci.xi  et  ccclxii,  t.  xxxix, 
col.  1599  et  1611,  dans  VEnchiridion,  c.  lxxxiv-xcii, 
t.  xl,  col.  272-275,  et  dans  le  De  civilate  Dei,  1.  XXII, 

c.    V,    XM-XXIX. 

a)  Tout  d'abord,  saint  Augustin  confesse  comme  un 
dogme  de  la  foi  chrétienne  le  fait  de  la  résurrection  uni- 
verselle, à  la  fin  des  temps  :  «  Un  chrétien,  dit-il,  ne 
doit  pas  douter  le  moins  du  monde  que  la  chair  de  tous 
les  hommes,  de  ceux  qui  sont  nés  et  de  ceux  qui  naî- 
tront, de  tous  ceux  qui  sont  morts  et  de  tous  ceux  qui 
mourront,  ne  ressuscite  un  jour.  »  Enchir.,  lxxxiv, 
t.  xl,  col.  272;  cf.  lxxxv-lxxxvii;  cf.  Serm.,  ccxli, 
n.  1,  t.  xxx vm,  col.  1133  :  »  La  résurrection  des  morts 
est  la  croyance  propre  des  chrétiens.  »  Toutefois,  Au- 
gustin hésite,  à  propos  de  I  Thess.,  iv,  14-16,  pour  le 
cas  des  derniers  survivants;  s'ils  ne  meurent  pas,  ils 
n'auront  pas  à  ressusciter.  Il  incline  toutefois  à  penser 
que,  par  le  péché  originel,  tous  les  hommes  sont 
condamnés  à  la  mort.  De  octo  Dulc.  quœsl.,  q.  in,  n.  3, 
vellem  hinc  audire  doctiores...;  n.  4-6,  t.  xl,  col.  159- 


161.  Cf.  EpisL,  cxcin,  n.  9-13,  t.  xxxm,  col.  872-874. 

b)  Quoi  qu'il  en  soit,  les  corps  ressuscites  seront 
identiques  aux  corps  possédés  sur  cette  terre.  Dans  son 
sermon  cclxiv,  n.  6,  Augustin  explique  que,  même  dans 
les  élus  dont  le  corps  sera  «  transformé  »,  l'identité  sera 
sauvegardée  :  «  La  chair  ressuscitera,  mais  que  devient- 
elle?  Elle  est  changée,  elle  devient  elle-même  corps 
céleste  et  angélique.  Eh!  quoi,  les  anges  auraient-ils 
des  corps?  Voici  la  différence  :  cette  chair  qui  ressus- 
cite, c'est  la  même  qui  est  ensevelie,  qui  meurt,  c'est 
cette  chair  qui  se  voit,  qui  se  touche,  qui  a  besoin  de 
manger  et  de  boire  pour  subsister,  cette  chair  qui  est 
malade,  qui  endure  la  souffrance;  c'est  donc  cette 
même  chair  qui  ressuscitera,  chez  les  impies  en  vue  des 
peines  éternelles,  chez  les  justes,  pour  être  transfor- 
mée. Et  quand  sera  faite  cette  transformation, 
qu'arrivera-t-il?  C'est  alors  que  le  corps  sera  appelé 
céleste  et  non  plus  chair  mortelle  ».  T.  xxxvm, 
col.  1217;  cf.  Serm.,  cclvi,  n.  2,  col.  1192;  Enchir., 
c.  lxxxix,  t.  xl,  col.  273. 

Nonobstant  cette  identité,  tous  les  corps  sans  dis- 
tinction revêtiront  l'incorruptibilité,  aussi  bien  les 
damnés  que  les  élus.  Chez  les  damnés,  l'incorruptibilité 
empêchera  le  feu  de  consumer  les  corps.  Serm.,  ci  i.\  i. 
Inc.  cit.;  Enchir.,  c.  XCII,  col.  274.  Chez  les  élus,  cette 
incorruptibilité  se  doublera  de  la  transformation  spiri- 
tuelle dont  il  vient  d'être  parlé  et  qui  leur  communi- 
quera les  qualités  des  corps  glorieux.  Voir  ce  mot. 
t.  m,  col.  1896. 

c)  La  restitution  des  corps  dans  leur  intégrité  sera 
due  à  la  puissance  divine  :  «  A  Dieu  ne  plaise  que,  pour 
ressusciter  les  corps  et  leur  rendre  la  vie,  la  toute-puis- 
sance du  Créateur  ne  puisse  rappeler  les  éléments 
détruits  par  les  bêtes  ou  par  le  feu  ou  réduits  en  pous- 
sière et  en  cendre,  ou  dissous  dans  les  liquides  ou 
répandus  dans  les  airs...  »  De  civ.  Dei,  1.  XXII,  c.  xx, 
n.  1,  t.  xli,  col.  782.  Cependant  Augustin  nous  laisse 
entendre  que  la  répartition  des  éléments  matériels 
importe  beaucoup  moins  à  l'intégrité  du  corps  ressus- 
cité, que  la  disposition  générale  :  «  Si  une  statue  d'un 
inétal  fusible  était  liquéfiée  par  la  chaleur,  ou  si  elle 
était  broyée  en  poussière  ou  mélangée  dans  une  autre 
masse,  et  que  l'artiste  voulût  de  nouveau  la  reconstituer 
avec  la  même  quantité  de  matière,  il  n'importerait  pas 
à  son  intégrité  quelles  parcelles  de  matière  seraient 
rendues  à  tel  membre  de  la  statue, si  cependant  tout  ce 
qui  lui  appartenait  était  repris  pour  lui  être  rendu. 
C'est  ainsi  que  Dieu,  artisan  admirable  et  ineffable, 
nous  rendra  notre  chair,  avec  une  célérité  admirable 
et  ineffable,  clans  tout  ce  qui  la  constituait. 

«  Qu'importe  à  sa  réintégration  complète  que  les  che- 
veux redeviennent  cheveux  et  les  ongles  redeviennent 
ongles,  ou  que  les  éléments  qui  les  constituaient  soient 
changés  en  chair  ou  en  d'autres  parties,  dès  lors  que  la 
providence  de  l'artiste  veille  à  ce  que  rien  d'indécent 
ne  se  produise.  »  Enchir.,  c.  lxxxix,  col.  273. 

Cette  comparaison  du  moule  fait  songer  à  l'elSoç 
-/apaxTT,ptÇov  d'Origène  et  l'indilTérence  des  éléments 
matériels  relativement  à  la  reconstitution  future  des 
corps  ressuscites  parait  entr'ouvrir  la  porte  à  des 
conceptions  moins  rigides  que  l'identité  strictement 
matérielle. 

d)  En  plus  de  l'identité,  il  y  aura,  dans  les  corps 
ressuscites,  une  intégrité  parfaite,  dégagée  de  toute 
défectuosité.  Au  sens  littéral  de  Luc,  xxi,  8,  nous  ne 
perdrons  aucun  des  cheveux  de  notre  tête;  il  n'y  aura 
que  les  choses  laides  et  disproportionnées  qui  disparaî- 
tront. Toutes  les  parties  essentielles,  tous  les  organes, 
même  ceux  de  la  génération,  nous  seront  conservés.  De 
civ.  Dei,  1.  XXII,  c.  xix;  cf.  c.  xiv,  t.  xli,  col.  780,  777. 
Les  infirmités  seront  supprimées.  Enchir.,  c.  lxxxix, 
col.  273.  Saint  Jérôme,  en  vertu  du  principe  que  tous 
doivent  ressusciter  à  l'âge  parfait  du  Christ,  voir  ci- 


2543 


RÉSURRECTION.    LES    INSTITUTIONS 


2544 


dessus,  col.  2541,  en  déduisait  que  les  petits  enfants 
ressusciteraient  avec  des  corps  doués  du  développe- 
ment physique  auquel  la  nature  les  destinait,  mais 
dont  les  avait  privés  une  mort  prématurée.  Augustin 
penche  vers  le  même  sentiment,  sans  oser  cependant 
se  prononcer.  Serm.,  ccxlii,  n.  3,  4,  5,  t.  xxxvm, 
col.  1140  :  De  civ.  Dei,  1.  XXII,  c.  xiv,  t.  xli, 
col.  776-777;  cf.  xx,  n.  1,  col.  782.  Le  cas  des  fœtus  et 
des  monstres  est  examiné,  en  même  sens,  dans  YEn- 
chiridion,  c.  lxxxv,  i.xxxvi,  lxxxvii,  t.  xl,  col.  272. 

e)  Les  corps  des  élus  seront  transformés  et  devien- 
dront, selon  la  parole  de  l'Apôtre,  en  quelque  sorte 
spirituels.  On  retrouve  ici  une  pensée  chère  à  Origène, 
dont  Augustin,  semble-t-il,  développe  le  thème  en 
s' efforçant  peut-être  d'en  corriger  quelques  expressions 
exagérées  :  «  De  même  que  l'esprit,  quand  il  est  tombé 
sous  l'esclavage  de  la  chair,  mérite  d'être  appelé  char- 
nel, de  même  le  corps  mérite  à  bon  droit  d'être  nommé 
spirituel,  lorsqu'il  obéit  parfaitement  à  l'esprit.  Ce 
n'est  pas  certes  qu'il  soit  changé  en  une  substance  spi- 
lituelle,  comme  quelques-uns  l'ont  prétendu  sur  cette 
parole  de  l'Apôtre  :  «  c'est  un  corps  spirituel  qui  se 
lèvera  »;  c'est  qu'il  obéira  avec  une  promptitude  et  une 
facilité  merveilleuse  à  la  volonté  de  l'esprit  jusqu'à  lui 
être  complètement  uni  par  les  indissolubles  liens  de 
l'immortalité  bienheureuse.  Il  n'éprouvera  plus  lien 
alors  de  ses  souffrances,  de  ses  infirmités,  de  ses  len- 
teurs actuelles.  Il  sera  incomparablement  supérieur, 
non  seulement  à  ce  que  nous  le  voyons  dans  la  santé  la 
plus  florissante,  mais  encore  à  ce  qu'il  était  dansl'ori- 
rigne,  avant  qu'il  eût  été  flétri  par  le  péché.  »  De  civ. 
Dei,  1.  XIII,  c.  xx,  t.  xli,  col.  303. 

()  Enfin  saint  Augustin  s'efforce  de  venger  le 
dogme  de  la  résurrection  des  attaques  dont  il  est  l'objet 
de  la  part  de  l'incrédulité.  Il  s'appuie  sur  le  fait  de  la 
résurrection  de  Jésus-Christ,  modèle  et  gage  de  la  nôtre, 
et  sur  le  miracle  que  la  foi  en  cette  résurrection  établit 
dans  le  monde,  De  civ.  Dei,  1.  XXII,  c.  v,  col.  756; 
sur  la  création  et  aussi  sur  les  merveilles  de  la  nature, 
non  moins  mystérieuse  que  la  résurrection.  Episl.,  cn, 
q.  i,  n.  5,  t.  xxxm,  col.  372.  Sur  ce  sujet,  il  n'apporte 
donc  aucune  donnée  bien  neuve. 

3.  Après  saint  Augustin.  —  La  tradition  latine,  après 
saint  Augustin,  piétine  et  se  répète  constamment.  Nous 
n'indiquerons  la  plupart  du  temps  que  les  textes  aux- 
quels on  pourra  se  référer. 

Saint  Prosper  d'Aquitaine,  Sentent.,  1.  I,  ccxvi, 
P.  L.,  t.  li,  col.  457;  cf.  S.  Augustin,  In  Ps.  lxii, 
n.  6,  P.  L.,  t.  xxxvi,  col.  751;  Gennade,  Liber  eccl. 
dogm.,  P.  L.,  t.  LVin,  col.  982;  S.  Léon  le  Grand,  dont 
les  paroles  relatives  à  la  résurrection  du  Christ  peuvent, 
quant  à  l'identité  des  corps  et  à  la  transformation  de 
la  chair,  s'appliquer  à  notre  résurrection,  Serm.,  lxv, 
c.  iv,  P.  L.,  t.  liv,  col.  363;  cf.  Serm.,  lxxi,  c.  iv, 
col.  388;  lxvi,  c.  m,  col.  360;  S.  Pierre  Chrysologue, 
Serm.,  lxii,  clxxvi,  t.  lu,  col.  375,  664;  le  poète  Pru- 
dence, Calhemerinon,  m,  t.  lix,  col.  810;  S.  Paulin  de 
Noie,  Carm.,  xxxiv,  vers  150  sq.,  t.  lxi,  col.  679; 
S.  Fulgence  de  Ruspe,  De  Trinilate,  c.  xm,  t.  lxv, 
col.  508;  Denys  le  Petit,  Libri  de  crealione  hominis  (de 
saint  Grégoire  de  Nysse)  interprelalio,  c.  xxvii,  xxvm, 
t.  lxvii,  col.  393-395;  cf.  P.  G.,  t.  xliv,  col.  214  sq.; 
S.  Grégoire  de  Tours,  qui  proclame  facile  à  Dieu  de  res- 
susciter à  la  vie  les  éléments  même  dispersés  et  absor- 
bés. Mon.  Germ.  hisl.,  Script,  rerum  Merov.,  t.  i, 
p.  419-423. 

Saint  Grégoire  le  Grand  mérite  une  mention  un  peu 
plus  spéciale.  Le  patriarche  de  Constantinople,  Euty- 
chius,  avait  plus  ou  moins  déformé  le  dogme  de  la 
résurrection.  Si  l'on  en  croit  le  récit  de  saint  Gré- 
goire, Moralium,  1.  XIV,  c.  lvi-lviii,  P.  L.,  t.  lx.w, 
col.  1077  sq.,  Eutychius,  s'appuyant  sur  I  Cor.,  xv,  50, 
refusait  aux  corps  ressuscites  une  chair  palpable,  les 


corps  glorieux  devant  être,  à  son  avis,  spiritualisés  et 
inaccessibles  au  toucher.  C'était,  en  somme,  une  expli- 
cation défectueuse  de  la  qualité  de  subtilité.  Cette 
idée  devait  être  partagée  par  d'autres  en  Orient,  car 
nous  lisons  dans  la  vie  d'Eutychius  par  Eustrate,  c.  ix, 
de  vifs  reproches  à  l'adresse  des  accusateurs  du  pa- 
triarche, P.  G.,  t.  lxxxvi  b,  col.  2373,  2376.  Saint 
Anastase  d'Antioche  lui-même,  très  ami  de  saint  Gré- 
goire le  Grand,  n'hésite  pas  à  écrire,  à  propos  du  Christ 
ressuscité  :  «...  Son  corps  demeura,  non  sa  chair;  non 
pas  que  la  substance  qui  en  est  le  sujet  eût  disparu, 
mais  parce  qu'elle  a  été  transformée  par  la  gloire.  » 
De  resurreclione  Christi,  n.  7,  P.  G.,  t.  lxxxix,  col.  1359. 
On  trouve  des  expressions  analogues  chez  Anastase  le 
Sinaïte,  Vise  dux,  P.  G.,  t.  lxxxix,  col.  73,  et  chez 
saint  Isidore  de  Péluse,  qui  appelle  les  corps  ressusci- 
tes, corps  éthérés  et  spirituels,  ou  encore  sans  pesanteur 
(odOépia),  Episl.,  1.  II,  xliii;  1.  III,  lxxvii,  P.  G., 
t.  lxxviii,  col. 485,  785.  Saint  Grégoire,  dans  sa  contro- 
verse avec  Euthymius,  rejette  ce  que  de  telles  concep- 
tions ont  d'exagéré.  Il  fait  appel  à  la  prophétie  d'Ézé- 
chiel,  aux  autres  autorités  scripturaires,  à  l'argument 
tiré  des  Pères,  aux  analogies  que  présente  la  nature. 
Moralium,  1.  XIV,  c.  lv,  P.  L.,  t.  lxxv,  col.  1075  sq.  ; 
In  Ezechielem  homiliœ,  1.  II,  hom.  vm,  n.  6  sq., 
t.  lxxvi,  col.  1030-1034.  A  l'objection  traditionnelle 
des  hommes  dévorés  par  les  animaux  féroces,  il  répond 
simplement  :  Quid  mirum  si  possit  omnipotens  Deus  in 
illa  resurreclione  mortuorum  carnem  hominis  distinguere 
a  carne  bcsliarum,  ut  unus  idemque  pulvis  et  non  rèsur- 
gat  in  quantum  pulvis  lupi  et  leonis  est,  et  lamen  resur- 
gai  in  quantum  pulvis  est  hominis?  N.  8,  col.  1033.  On 
dit  qu'Eutychius,  avant  sa  mort,  se  rétracta  et  que, 
tenant  la  peau  de  sa  main,  il  disait  à  ses  visiteurs  :  Con- 
fileor  quia  omnes  in  hac  carne  resurgemus  (Bréviaire 
romain,  leçon  IV,  second  nocturne). 

Nous  trouvons,  en  Espagne,  trois  écrivains  qui  s'ins- 
pirent des  idées  de  saint  Augustin  touchant  la  résur- 
rection :  Taïo.évêque  de  Saragosse,  Epist.  ad  Quiricum, 
P.  L.,  t.  lxxx,  col.  729;  saint  Ildefonse  de  Tolède,  qui 
s'inspire  surtout  de  VEnchiridion,  dans  De  cognilione 
baptismi,  c.lxxxiii-lxxxviii,P.  L.,t.xcvi,col.l31  sq.  ; 
saint  Julien  de  Tolède,  qui  puise  surtout  au  De  fide  et 
symbolo.  Ce  dernier  attribue  aux  enfants,  lors  de  la 
résurrection,  la  stature  des  hommes  faits.  Il  cite  en 
faveur  de  cette  opinion,  non  seulement  saint  Augustin 
(que  nous  avons  vu  hésitant),  mais  Julien  Pomère,  au 
1.  VII  de  son  De  anima  et  qualilate  ejus,  que  nous  ne 
connaissons  que  par  Isidore  de  Séville  et  le  continua- 
teur de  Gennade.  Voir  ici,  t.  xn,  col.  2537.  Saint  Julien 
parle  de  la  résurrection  dans  le  Prognosticon,  1.  III, 
c.  xiv-xxxn,  P.  L.,  t.  xevi,  col.  503  sq.  ;  l'opinion  sur 
les  enfants  au  c.  xx,  col.  505. 

Au  vme  siècle,  saint  Bède  le  Vénérable  s'inspire 
encore  d'Augustin  dans  son  exposition  In  Lucse  evan- 
gelium,  1.  IV,  c.  xn,  P.  L.,  t.  xcn,  col.  488-489,  et 
dans  l'homélie  ix,  In  die  festo  Innocenlium,  t.  xciv, 
col.  52-53. 

77.    LES    INSTITUTIONS  ET  LA   LITURGIE.   —   1°  Les 

cimetières  et  l'inhumation  des  morts.  —  La  coutume 
traditionnelle  dans  l'Église  catholique  d'inhumer  les 
morts  et  de  les  placer  dans  des  lieux  de  repos  (xoiu.7)-ut;- 
pia  =  dortoirs),  atteste  l'espérance  en  la  résurrection 
future.  Sans  doute,  l'Église  n'attache  pas  un  rapport 
étroit  entre  l'inhumation  et  le  fait  de  la  résurrection 
future,  comme  s'il  était  nécessaire  de  confier  ù  un  lieu 
déterminé  les  corps  qui,  plus  tard,  devront  en  être 
tirés  par  Dieu  pour  être  réunis  à  leur  âme.  La  résurrec- 
tion des  corps  n'est  en  rien  liée  à  l'usage  de  l'inhuma- 
tion. Quelle  que  soit  la  théorie  philosophique  proposée 
pour  expliquer  la  résurrection  générale  à  la  lin  du 
monde,  cette  explication  doit  faire  abstraction  de  la 
façon  dont  le  corps,  qui  est  poussière,  retourne  en  pous- 


2545 


RÉSURRECTION.    LA    LITURGIE 


254  6 


sière.  Mais  c'est  un  symbolisme  admirable  que  représente 
la  cérémonie  de  l'inhumation,  entourée  de  toutes  les 
prières  de  l'Église,  relativement  à  nos  espérances 
futures  et  à  la  résurrection  :  «  La  mort,  dans  la  doctrine 
chrétienne,  est  un  châtiment  où  sombre  toute  vanité 
terrestre  et  où  la  chair,  souillée  par  le  péché,  revient  à 
la  poussière  d'où  elle  a  été  tirée.  Cependant,  elle  n'est 
pas  une  destruction  absolue  et  définitive  :  l'âme  im- 
mortelle est  inaccessible  aux  atteintes  du  trépas  et  le 
cadavre  lui-même  est  réservé  à  la  résurrection  future... 
Quelle  signification  mystérieuse  de  nos  espérances  que 
ce  dortoir,  selon  l'expression  si  douce  cçéée  par  le 
christianisme,  où  le  fidèle  sommeille,  se  reposant  de  sa 
journée,  dans  l'attente  du  réveil,  eos  qui  dormicrunl; 
requiescanl  a  laboribus,  IThess.,iv,  11  ;  Apoc,  xiv,  13; 
ce  champ  bénit  auquel  l'Église  a  confié  une  semence 
mortelle  qui  doit  germer  à  l'immortalité,  seminatur  in 
corruplione,  surget  in  incorruptione.  I  Cor.,  xv,  42.  » 
J.  Besson,  art.  Incinération,  dans  le  Dict.  apol.  de  la 
foi  cath.,  t.  ii,  col.  633-634. 

L'espérance  de  la  résurrection  est  elle-même  parfois 
gravée  dans  l'inscription  funéraire.  Le  mot,  y.oi\rr\rr\- 
ptov,  déjà  par  lui-même  si  expressif,  se  double  parfois 
de  l'apposition,  ëwç  àvaoTâaewç,  la  tombe  est  un  dor- 
toir jusqu'au  jour  de  la  résurrection,  Épilaphe  de  Thes- 
salonique,  voir  art.  Achaïe,  dans  le  Dict.  d'archéologie 
chrél.,  t.  i,  col.  1340.  Voir  ici  même  d'autres  exemples, 
art.  Épigraphie  chrétienne,  t.  v,  col.  341-342. 

Le  symbolisme  de  la  résurrection  future  est  une  des 
raisons  qui  motivent,  dans  la  discipline  de  l'Église, 
l'interdiction  de  la  pratique  de  la  crémation  des  corps. 
Voir  ce  mot,  t.  ni,  col.  2310  sq. 

2°  Le  culte  des  reliques.  —  Le  culte  des  reliques  est 
aussi  une  institution  qui  plaide  en  faveur  du  dogme  de 
la  résurrection.  Voici  la  formule  précise  et  achevée 
qu'en  donne  saint  Thomas  d'Aquin  :  «  Il  est  manifeste 
que  nous  devons  avoir  de  la  vénération  pour  les  saints 
de  Dieu,  qui  sont  les  membres  du  Christ,  les  fils  et  les 
amis  de  Dieu,  et  nos  intercesseurs  auprès  de  lui.  Nous 
devons  donc,  en  souvenir  d'eux,  vénérer  dignement 
tout  ce  qu'ils  nous  ont  laissé,  et  principalement  leurs 
corps  qui  furent  les  temples  et  les  organes  du  Saint- 
Esprit  habitant  et  agissant  en  eux  et  qui  doivent  être 
configurés  au  corps  du  Christ  par  la  gloire  de  la  résurrec- 
tion. C'est  pourquoi  Dieu  lui-même  glorifie  comme  il 
convient  leurs  reliques,  en  opérant  des  miracles  en  leur 
présence.  »  Sum.  theol.,  III11,  q.  xxv,  a.  6. 

Le  concile  de  Trente  a  canonisé  cette  doctrine  dans 
son  décret  de  la  xxv*  session  sur  l'invocation,  la  véné- 
ration et  les  reliques  des  saints  et  sur  les  images 
sacrées.  Si  «  les  corps  des  martyrs  et  des  autres  saints 
qui  vivent  avec  le  Christ  doivent  être  vénérés  par  les 
fidèles  »,  c'est  qu'  «  ils  furent  les  membres  vivants  du 
Christ  et  le  temple  du  Saint-Esprit  (cf.  I  Cor.,  m,  16; 
vi,  19;  II  Cor.,  vi,  16),  qui  doivent  par  lui  être  ressusci- 
tes à  la  vie  éternelle  et  glorifiés  ».  Denz.-Bannw.,  n.  985  ; 
Cavallera,  Thésaurus,  n.  820. 

3°  La  liturgie.  —  1.  Quelques  textes  de  liturgies  an- 
ciennes. —  Le  P.  Segarra,  op.  cit.,  p.  101  sq.,  rapporte, 
d'après  le  Liber  ordinum,  publié  par  dom  Férotin,  dans 
Monum.  Ecclesix  liturg.,  t.  v,  1904,  plusieurs  textes  de 
la  liturgie  mozarabe.  Voici  le  début  d'un  office  pour  un 
défunt,  n.  43,  col.  148-149  :  Requiem  eternam  det  tibi 
Dominus  :  lux  perpétua  luceal  tibi,  elrepleal  splendoribus 
animam  tuam,  et  ossa  tua  revirescanl  de  loco  suo.  Et 
voici  les  prières  qui  suivent  immédiatement  :  Christe 
Rex,  Unigenite  Patris  altissimi,  qui  es  angelorum  et 
requics  omnium  in  te  credentium  animarum,  lacrimabili- 
ler  quesumus,  ut  noslras  nunc  pius  oraliones  exaudias... 
Sicque  animam  ejus  nunc  splendoribus  reple  in  regione 
vivenlium  ut  lempore  judicii,  sumto  corpore  quod  hoc 
delinetur  in  tumulo,  a  te  se  gralulelur  suscipi  celesli  in 
regno.  Ossa  quoque  ejus,  que  modo  casu  corruplibililalis 


hoc  in  sepulcro  jaccnt  recondita,  supremo  examinis  die 
revirescentia  resurganl  in  gloria  immorlalitalis  induta; 
atque  ab  exitio  morlis  secunde  ereptus,  gaudium  vite  per- 
pétue potialur  securus,  ut  eleclorum  numéro  insertus, 
ani/elorum  catervis  unitus  rura  paradisi  vernanlia  me- 
reatur  ingredi  lelus... 

Autre  texte,  tiré  de  la  Missa  generalis  defunclorum, 
col.  421-422  :  Vere  sanctus,  vere  benedictus  es,  Do- 
mine Deus  noster,  auclor  vite  et  conditor...;  qui  necessita- 
lem  animarum  recedenlium  a  corporibus  non  interilum 
voluisli  esse,  sed  somnium,  ut  dissolulio  dormiendi  robo- 
raret  fiduciam  resurgendi  :  dum  in  te  credentium  vivendi 
usus  non  amitlilur,  sed  transferlur,  et  fidelium  tuorum 
mutatur  vita,  non  tollilur.  Cujus  institutionem  nulla  di- 
versilas  morlis,  nullum  indicium  indicte  mortalilatis 
inludit,  et  ila  opéra  tuorum  digitorum  perire  non  paleris  : 
ut  quicquid  hominum  per  morlis  varielatcm  lempus  labe- 
feccrit,  aura  discerpserit,  terra  obsorbuerit,  pulvis  invol- 
verit,  gurgis  inmerscril,  piscis  exesseril,  vel  quicquid  in 
vetustissimum  mare  fuerit  redaclum,  le  jubenle,  terra 
redivivum  restituât,  induatque  incorruptionem,  deposita 
corruplione...  Ces  textes  sont  du  vie  siècle  environ. 

Mais  voici  quelques  autres  témoignages.  Dans  la  des- 
cription de  la  messe  gallicane,  les  lettres  dites  de  saint 
Germain  de  Paris  s'expriment  ainsi  à  propos  de  la  lec- 
ture des  diptyques  :  Nomina  defunctorum  ideo  hora  illa 
recitantur  (avant  le  baiser  de  paix  et  la  préface,  après 
l'oblation)  qua  pallium  tollilur,  quia  lune  eril  rcsurreclio 
mortuorum  quando  advenienle  Christo  cœlum  sicut  liber 
plicabilur,  P.  L.,  t.  lxxii,  col.  93.  Cf.  Duchesne,  Ori- 
gines du  culte,  p.  211-213.  —  Dans  une  collecte,  post 
nomina  recitala,  extraite  du  recueil  de  Mone,  Lalei- 
nische  und  griechische  Messen,  Francfort-sur-le-Mein, 
1850,  p.  17,  nous  lisons  :  Recitala  nomina  Dominus  bene- 
dicat  et  accepta  sil  Domino  ut  hujus  oblatio,  nostrisque 
prœcebus  inlercessio  sufjragelur,  spirilibus  quoque  karo- 
rum  nostrorum  lœtis  sedibus  conquiescant,  et  primi  resur- 
rectionis  gaudia  consequantur.  Per  D.  N.  etc. 

Dans  la  messe  celtique,  le  texte  de  la  préface,  tel  du 
moins  que  le  donne  le  Missel  de  Sloive,  est  une  confes- 
sion de  la  Trinité  :  le  prêtre  invoque  Dieu...  per  quem 
salus  mundi,  per  quem  vita  hominum,  per  quem  resur- 
rectio  mortuorum,  per  quem  majestatem  tuam  laudanl 
angsli,  etc.  Voir  ici,  t.  x,  col.  1382. 

Dans  les  messes  orientales,  l'épiclèse  se  termine  ordi- 
nairement par  une  allusion  au  jugement  dernier,  le  pain 
et  le  vin  eucharisties  devant  nous  obtenir  à  ce  moment 
«  la  sanctification  des  âmes  et  des  corps  ».  Voir  ici 
Épiclèse  eucharistique,  t.  v,  col.  195,  196,  205,  206. 
Mais  le  rite  persan,  à  la  fin  de  la  lecture  des  diptyques, 
comporte  ce  vœu  :  Veniat,  Domine,  Spiritus  tuus  sanc- 
tus et  requiescat  super  oblalionem  hanc  seroorum  tuorum, 
eamque  benedicat  et  sanctificet,  ut  sil  nobis  Domine,  ad 
propitialionem  deliclorum  et  remissionem  peccalorum, 
spemque  magnam  resurrectionis  a  morluis  et  ad  vilam 
novam  in  regno  cœlorum...  (trad.  Renaudot).  Voir  ici, 
Orientale  (Messe),  t.  xi,  col.  1458. 

2.  La  liturgie  romaine  actuelle.  —  C'est  principale- 
ment dans  l'office  des  défunts  que  la  liturgie  romaine 
fait  allusion  aux  espérances  chrétiennes  de  la  résurrec- 
tion future.  Dans  les  différentes  messes  pro  defunclis, 
elle  a  rassemblé  les  textes  scripturaires  les  plus  conso- 
lants à  cet  égard.  L'épître  de  la  messe  pour  la  commé- 
moraison  de  tous  les  défunts  est  empruntée  à  I  Cor., 
xv;  l'évangile  est  tiré  de  Joa.,  v.  La  messe  d'enterre- 
ment a  pour  épître  I  Thess.,  iv,  13  sq.,  et  l'évangile 
retrace  la  scène  touchante  entre  Jésus  et  Marthe,  avant 
la  résurrection  de  Lazare,  Joa.,  xi,  21-27.  La  messe 
d'anniversaire  relate  l'histoire  des  Machabées,  nisi 
enim  eos,  qui  cecideranl,  resurrecturos  speraret,  II  Mac, 
xii,  42-46,  et,  à  l'évangile,  rappelle  la  promesse  du 
Christ  :  hxc  est  voluntas  Palris  ut  omnis  qui  videt  Filium 
et  crédit  in  eum,  habeat  vilam  œlernam,  et  ego  resusci- 


2547 


RESURRECTION.    SPECULATION    THÉOLOGIOUE 


2548 


labo  eum  in  novissimo  die,  et  la  promesse  de  la  résurrec- 
tion est  répétée,  comme  un  refrain,  à  trois  reprises, 
Joa.,  vi,  39,  44,  55.  La  promesse,  reprise  au  f.  55,  a 
pour  gage  l'eucharistie,  gage  de  la  vie  éternelle  et,  pour 
cette  raison,  forme  la  conclusion  de  l'évangile  de  la 
messe  quotidienne,  dont  l'épître  se  contente  de  redire, 
avec  l'auteur  de  l'Apocalypse,  xiv,  13,  le  bonheur  de 
ceux  qui  sont  morts  dans  le  Seigneur  :  ils  ont  conquis  le 
repos. 

La  prose  Dics  iras  débute  par  la  scène  du  jugement 
et  de  la  résurrection  générale  : 

Tuba  mirum  spargens  sonum 
Per  sepulcra  regionum, 
Coget  omnes  antc  thronum. 

Mors   stupebit    et   natura, 
Cum  resurget  creatura, 
Judicantï  reaponsura... 

L'oraison  commune  pro  uno  dejuncto  exprime  nette- 
ment l'espoir  d'une  résurrection  glorieuse,  ul  in  resur- 
reclionis  gloria,  inler  sanctos  el  eleclos  luos  resuscitatus 
rcspirel. 

L'office  lui-même  est  rempli  de  la  pensée  de  la  résur- 
rection. A  matines,  les  répons  1  et 2,  du  premier  noc- 
turne, attestent  la  croyance  à  la  résurrection, le. premier 
emprunté  à  Job,  xix,  25-27,  le  second  rappelant  la 
résurrection  de  Lazare.  Le.  texte  de  Job  revient,  au 
troisième  nocturne,  dans  la  leçon  vm.  Nous  avons  dit 
plus  haut,  voir  col.  2505,  que  le  sens  littéral  de  ce  pas- 
sage ne  suggérait  pas  l'idée  de  la  résurrection  générale  à 
la  fin  des  temps.  Mais  le  sens  dogmatique  que  la  litur- 
gie lui  a  accordé  ici  à  la  suite  de  nombreux  Pères  lui 
confère,  au  point  de  vue  de  l'enseignement  tradition- 
nel, une  valeur  indiscutable  en  faveur  du  dogme  de  la 
résurrection.  Voir  Ami  du  Clergé,  1926,  p.  802.  Les 
laudes  débutent  par  cette  antienne  où  se  manifeste 
l'espérance  chrétienne  :  Exsultabunl  Domino  ossa  hiuni- 
liala!  et  Tant  ienne  du  Benedictus  rappelle  les  paroles  de 
Jésus  à  Marthe  :  Ego  sum  resurrectio  cl  vila... 

Le  rituel  reflète  la  croyance  de  l'Église  dans  les 
diverses  bénédictions  des  cimetières.  Bénédiction  d'un 
nouveau  cimetière,  tit.  vm,  c.  29  :  Bcnedicalur  cl  sanc- 
lificctiir  hoc  cœmclerium,  ut  humana  corpora  hic  posl 
viliv  cursum  quiescenlia,  in  magno  judicii  die  simul  cum 
felicibus  animabus  mereunlur  aiipisci  ville  perennis 
gandin.  Et  l'oraison  finale  demande  que  la  consolation 
éternelle  soit  largement  impartie  corporibus  quoque. 
eorum  in  hoc  rœmelerio  quiescenlibns,  el  tiibarn  primi 
Arrhangcli  exspeclanlibus.  Pareillement,  dans  la  for- 
mule de  réconciliation  d'un  cimetière-. violé,  l'Église 
adresse  au  Christ  cette  belle  prière  :  Hoc  cœmclerium 
peregrinorum  luorum,  ceclcslis  palriœ  incolalum  exspec- 
tanlium,  benignus  purifica  el  reconcilia;  et  hic  lumulalo- 
rum  el  lumular.dorum  corpora,  de  potenlia  el  pietalc  liur 
resurreclionis  ad  gloriam  incorruplionis,  non  damnant, 
sed  glorificans  resuscila. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  l'office  et  la  messe  des 
morts  qui  attestent,  dans  la  liturgie  catholique,  cette 
croyance  à  la  résurrection  future.  L'oraison  de  l'Avent, 
à  la  vierge  Marie,  résume  en  quelques  mois  tous  les 
espoirs  du  chrétien  au  moment  de  la  venue  du  Christ, 
ul  qui,  angelo  nunlianlc,  Chrisli  J'itii  lui  incarnalionem 
cognouimus,  per  passionem  ejus  et  crucem,  ad  resurrec- 
lionis gloriam  perducamur.  Le  dimanche  des  Rameaux, 
un  symbolisme  merveilleux  s'exhale  des  palmes  d'oli- 
vier toujours  vertes  :  Inlcllexil  jam  Ma  hominum 
beala  mulliliido  pric/ignrari  quia  Redemplor  nosltr 
huma  ni  s  condolens  miser!  is,  pro  tetius  mundi  vila  eum 
mortis  principe  esscl  pngnalurus,  ac  moriendo  Iriumplui- 
itirus...  Quod  nos  quoque  plcna  fide,  el  jaclum,  el  signi- 
ficalum  relinentes,  le  Domine  sancte  Pater  omnipotens... 
supplieiler  exoramus;  ul  in  ipso,  atque  per  ipsum,  cujus 
nos  membra  jitri  voluisli,  de  morlis  imperio  uictoriam 


reportantes,  ipsius  gloriosm  resurrectionis  participes 
esse  mereamur.  Symbolisme  de  résurrection  future  et 
d'immortalité,  dont  sont  encore  plus  ou  moins  cons- 
ciemment imprégnées  certaines  régions  de  la  France, 
où  c'est  la  coutume  de  porter,  au  jour  des  Rameaux, 
des  branches  de  buis  bénit  sur  les  tombes. 

Faut-il,  en  terminant,  rappeler  la  récitation  du 
symbole,  soit  à  la  messe,  soit  dans  l'administration  du 
baptême  et  de  la  confirmation,  les  interrogations 
posées  au  catéchumène,  où  nous  retrouvons  l'affirma- 
tion de  la  croyance  à  la  résurrection  :  El  exspeclo 
resurrcctioqem  mortuorum  el  vilam  venluri  sœculi. 

Conclusion.  —  Après  avoir  ainsi  interrogé  l'enseigne- 
ment traditionnel  de  l'Église,  tel  que  nous  le  livrent  les 
documents  du  magistère,  interprétés  par  les  Pères,  on 
peut  conclure  que,  si  la  pensée  de  l'Église  est  restée 
strictement  fidèle  aux  données  de  l'Écriture  et  particu 
lièrement  de  saint  Paul,  mettant  en  relief  presque 
exclusivement  la  résurrection  glorieuse  promise  aux 
membres  fidèles  du  Christ  ressuscité,  elle  s'en  est 
tenue  aux  trois  points  doctrinaux  affirmés  dès  le  début: 
résurrection  des  morts  à  la  fin  du  monde,  résurrection 
universelle,  résurrection  des  mêmes  corps  qui  auront 
vécu  pendant  cette  vie.  Tout  au  plus  peut-on  distin- 
guer une  insistance  plus  particulière  à  affirmer,  au 
point  de  vue  moral  des  dioits  de  la  justice  divine, 
l'identité  numérique  des  corps  ressuscites.  En  ce  qui 
concerne  les  corps  des  élus,  l'enseignement  traditionnel 
se  situe  entre  deux  extrêmes  :  transformation  com- 
plète des  corps  en  corps  totalement  spiritualisés,  d'une 
part,  et,  de  l'autre,  maintiendesconditionsdu  flux  per- 
pétuel des  éléments  s'agrégeant  et  se  desagrégeant. 
Mais,  si  l'identité  numé.  ique  des  corps  doit  être  main- 
tenue comme  une  condition  primordiale  de  l'exercice 
de  la  justice  divine  à  leur  égard,  il  faut  confesser,  aussi 
bien  pour  les  damnés  que  pour  les  élus,  mais  surtout 
pour  les  élus,  une  véritable  transformation  des  condi- 
tions actuelles  de  l'existence.  Ces  considérations  posent 
un  nouveau  problème  :  à  quelles  conditions  peut  être, 
doit  être  sauvegardée  cette  identité?  La  solution  de  ce 
problème  est-elle  une  vérité  considérée  par  l'Église 
comme  appartenant  à  son  enseignement  dogmatique, 
ou  relevant  simplement  de  la  spéculation  théologique 
ou  philosophique?  Il  faut  avouer  que  les  Pères  n'ont 
rien  affirmé  à  ce  sujet.  Tous  leurs  efforts,  en  insistant 
sur  l'identité  nécessaire  aux  corps  icssuseités,  a  été  de 
sauvegarder  les  droits  de  la  justice  a  l'égard  des  corps, 
unis  sur  cette  terre  à  l'àme  dans  le  bien  comme  dans  le 
mal,  et  c'est  pourquoi  ils  se  sont  insurgés  contre  l'hy- 
pothèse de  corps  nouveaux,  célestes,  spirituels,  n'ayant 
aucun  point  de  contact  avec  les  corps  possédés  en  cette 
vie,  hypothèse  qu'ils  prêtaient,  assez  gratuitement  sem- 
ble-t-il,  à  Origène  et  aux  disciples  d'Oiïgène. 

La  question  qui  se  pose  maintenant  est  donc  beau- 
coup moins  de  savoir  si  les  théologiens  ont  maintenu 
fermement  la  tradition  catholique  sui  les  trois  point! 
dogmatiques  signalés  tout  au  début,  que  de  chercher 
si  hurs  écrits  ont  apporté  quelque  lumière  à  la  solution 
du  problème  relatif  à  l'identité  des  corps  ressuscites. 
Disons  immédiatement  qu'aucun  progrès  ne  semble 
s'être  affirmé  à  cet  égard  et  que  le  champ  de  la  spécu- 
lation théologique  et  philosophique  paraît  être  de- 
meuré libre. 

IV.  Les  spéculations  des  théologiens.  —  Après 
un  court  aperçu  du  maintien  de  la  doctrine  tradition- 
nelle che/.  les  théologiens  de  la  préscolastique,  nous 
ferons  le  bilan  des  spéculations  théologiques  relatives 
au  problème  principal  de  l'identité  des  corps  ressus- 
cites et  à  certaines  questions  subsidiaires. 

/.  MAINTIEN  DE  LA  DOCTRINE  TRADITIONNELLE 
VUE/.  LES  THÉOLOGIENS  DE  LA  PRÉSCOLASTIQUE. 
—  1°  Suite  de  l'enseignement  traditionnel.  —  Malgré  la 
croyance  explicite,  nettement  affirmée  depuis  près  de 


2549 


RÉSURRECTION    DES    MORTS.    LA    THEOLOGIE 


2550 


dix  siècles,  le  dogme  de  la  résurrection  de  la  chair  trou- 
vait encore,  au  ixe  siècle  et  dans  les  siècles  suivants, 
des  contradicteurs.  Jonas  d'Orléans  intercale  tout  un 
chapitre,  le  c.  xvi,  dans  son  De  insliiutione  laicali,  pour 
répondre  à  ces  détracteurs,  P.  L.,  t.  cvi,  col.  265.  Ma- 
billon  signale  qu'au  xe  siècle,  un  certain  Walfrid  aurait 
attaqué  ce  dogme.  Prsefaliones  et  dissertaliones,  Trente, 
1724,  Prœf.  in  ssec.  v  ord.  S.  Benedicti,  §  3,  p.  407- 
408.  Au  xi°  siècle,  l'usage  de  la  dialectique  dans  les 
écoles  devait  fatalement  occasionner,  contre  la  possi- 
bilité de  la  résurrection,  de  vives  attaques  d'  ordre  phi- 
losophique. Manegold  de  Lautenbach  nous  en  avertit 
expressément  dans  son  Libellas  adversus  \V olfelmum, 
c.  xxii,  P.  L.,t.  cl  v,  col.  170.  C'est  vraisemblablement 
la  raison  pour  laquelle  un  certain  nombre  de  conciles  de 
cette  époque  prescrivent  aux  évêques  et  aux  clercs  d'in- 
culquer ce  dogme  aux  fidèles.  Cf.  concile  de  Mayence 
de  847,  c.  n,  dans  Mon.  Germ.  hisl.,  Capitularia,  t.  il, 
p.  176.  Voir  d'autres  textes  dans  Mon.  Germ.  hisl., 
Concil.,  t.  ii  a,  p.  200. 

Les  théologiens,  de  leur  côté,  s'en  tiennent  à  l'affir- 
mation traditionnelle  :  nous  devons  tous  ressusciter,  à 
la  fin  du  monde,  avec  les  mêmes  corps  que  nous  aurons 
eus  en  cette  vie.  Voir  :  Alcuin,  De  fide  sanctœ  et  indi- 
vidus Trinitatis,  1.  III,  c.  xx,  P.  L.,t.  ci,  col.  52;  Ra- 
ban  Maur,  In  Ezech.,  I.  XIII,  c.  xxxvn,  P.  L.,  t.  ex, 
col.  862;  In  Eccl.,  1.  X,  c.  il,  t.  cix,  col.  1083-1084; 
et  les  commentaires  in  I  Cor.,  c.  xv,  t.  cxn.col.  137  sq.  ; 
voir  aussi  De  fide  catholica  rylhmo  carmen  composilum, 
strophes  79  et  80,  dans  Mon.  Germ.  hisl.,  Poet.  lat. 
Medii  JEvi,  t.  n,  p.  202;  Paschase  Radbert,  Expos,  in 
Matth.,  1.  XI,  c.  xxiv,  P.  L.,  t.  cxx.  col.  816,  et  De 
corpore  et  sanguine  Domini,  c.  xi,  ibid.,  col.  1310;  Wa- 
lafrid  Strabon,  dans  la  Glossa  ordinaria,  In  Tob.,  c.  IV, 
f.  3;  In  Apoc.,  c.  xx,  f.  13,  P.  L.,  t.  cxm,  col.  727; 
t.  exiv,  col.  745  ;  Rémi  d' Auxerre,  Expos,  in  Apoc. ,  c.  xx, 
f.  13  (dans  les  œuvres  d'Haymon  d'Halberstadt), 
P.  L.,  t.  cxvn,  col.  1192;  Expos,  in  I  Cor.,  c.  xv;  Ad 
Phil.,  c.  m,  f.  21,  ibid.,  col.  600  sq.,  749;  Atton  de 
Verceil,  Expos,  in  I  Cor.,  c.  xv,  P.  L.,  t.  cxxxiv, 
col.  404  sq.;  S.  Rruno,  Expos,  in  I  Cor.,  c.  xv;  in 
I  Thess.,  c.  iv,  P.  L.,  t.  cliii,  col.  204  sq.,  408. 

Le  xiie  siècle  pourrait  fournir  maints  témoignages 
en  faveur  d'une  croyance  si  fermement  tenue.  Abélard 
n'a  aucune  hésitation  sur  ce  point  et  se  réfère  à  la  doc- 
trine et  aux  comparaisons  de  saint  Grégoire  le  Grand. 
Inlrod.  ad  theologiatn,  1.  II,  §  3;  cf.  Ad  virg.  Paracl., 
serm.  xmetserm.xvi.P.L.,  t.cLxxvm,  col.  1050,  488, 
499.  Bien  qu'ils  n'aient  rien  écrit  ex  professo  sur  le  sujet, 
saint  Anselme  et  saint  Bernard  peuvent  être  invoqués 
comme  des  témoins  de  la  foi  de  l'Église,  le  premier 
dans  YHomil.  vi  de  transfiguralione,  P.  L.,  t.  clviii, 
col.  607,  le  second  dans  le  sermon  In  die  sanclo  Pas- 
chae,  P.  L.,  t.  clxxxiii,  col.  278.  Le  disciple  de  saint 
Anselme,  Eadmer,  affirme  la  résurrection  à  propos  de 

I  Cor.,  xv,  52  dans  le  Liber  de  bealitudine  cieleslis 
patriœ,  c.  n,  P.  L.,  t.  clix,  col.  589.  L'émule  de  saint 
Bernard,  Pierre  le  Vénérable,  invoque  le  dogme  de  la 
résurrection  pour  justifier  le  culte  des  reliques.  Serm., 
iv,  P.  L.,  t.  clxxxix,  col.  998  sq. 

Il  est  étonnant  qu'Hugues  de  Saint-Victor,  à  qui  nous 
devons  le  premier  traité  d'eschatologie,  voir  ici  t.  vu, 
col.  283,  n'ait  dit  que  quelques  mots  personnels  sur  la 
résurrection,  De  sacramenlis,  1.  II,  part.  XVII,  c.  xm, 
où  il  se  réfère  surtout  à  Augustin  et  à  Grégoire  le 
Grand,  P.  L.,  t.  clxxvi,  col.  601  sq.  Cf.  S.  Augustin, 
Enchiridion,  c.  lxxxiv,  P.  L.,  t.  xl,  col.  272;  S.  Gré- 
goire, Moralium,  1.  XIV,  c.  lv-lvi,  P.  L.,  t.  lxxv, 
col.  1076-1077.  Honorius  Augustodunensis,  vulgaire- 
ment appelé  Honoré  d'Autun,  semble  plus  personnel. 

II  esquisse  une  explication  de  la  transformation  glo- 
rieuse des  corps  par  une  sorte  de  spiritualisation.  Voir 
ici  t.  vu,  col.  156.  Mais  ce  qui  est  étrange,  c'est  qu'il 

DICT.    DE   THÉOL.    CA.THOL. 


étend  cette  spiritualisation  aux  corps  des  damnés  : 
Post  ullimam  resurrectionem,  omnium  hominum  sive 
bonorum  sive  malorum  corpora  erunt  spiritualia  et  nihil 
poslea  corporale  erit,  cum  Deus  omnia  in  omnibus  erit 
ut  lux  in  aère,  ut  jerrum  in  igné.  Est-ce  donc  une  sorte 
de  résolution  cosmique  dans  le  sein  du  grand  tout? 
Interprétation  possible,  probable  même,  mais  en  par- 
tie cependant  infirmée  par  l'expression  manente  pro- 
pria subslanlia  qui  précède.  Cf.  Endres,  Honorius  Au- 
gustodunensis, Kempten  et  .Munich,  1906,  p.  152.  On  se 
rappelle  que  saint  Jérôme  lui-même  avait  admis  que 
les  corps  glorifiés  seraient  spiritualisés  et  ressemble- 
raient aux  anges  sans  perdre  leur  substance.  In  Isaïam, 
1.  XVI,  c.  lviii,  P.  L.,  t.  xxiv,  col.  575.  Voir  ci-dessus, 
col.  2540  . 

Nous  pourrions  ainsi  parcourir  la  liste  innombrable 
des  théologiens  depuis  le  xine  siècle  jusqu'à  nos  jours 
et  nous  trouverions  toujours  le  dogme  affirmé  par  eux, 
dans  les  trois  points  où  la  foi  est  engagée  :  le  fait  d'une 
résurrection  des  morts  —  universelle  —  les  morts 
reprenant  les  mêmes  corps  qu'ils  auront  eus  en  cette 
vie. 

2°  Présentation  des  arguments.  —  Au  point  de  vue 
dogmatique,  le  travail  des  théologiens  a  consisté  à 
faire  la  synthèse  des  arguments  proposés  par  les  Pères 
en  faveur  de  ce  dogme.  De  toute  évidence,  l'argument 
contraignant  ne  peut  être,  en  pareille  matière,  que 
l'argument  d'autorité.  Autorité  de  la  sainte  Écriture, 
tout  d'abord;  autorité  de  la  tradition  des  Pères,  en- 
suite. C'est  le  double  argument  que  l'on  a  développé 
ici  même  dans  les  parties  II  et  III  de  cet  article.  On 
devra  simplement  observer  que,  sous  la  plume  des  théo- 
logiens, certains  arguments  scripturaires  prennent, 
par  la  force  même  de  la  tradition  qui  les  emploie,  un 
sens  dogmatique  qu'ils  n'ont  peut-être  pas  littérale- 
ment. On  doit  faire  cette  observation  principalement 
pour  Job,  xix,  25-27,  et,  à  un  degré  moindre,  pour  Is., 
xxvi,  19,  Ez.,  xxxvn,  1  sq.,  et  Dan.,  xn,  1  sq.  Sur 
cette  interprétation  dogmatique  de  Job,  voir  Knaben- 
bauer,  Commentarius  in  librum  Job,  Paris,  1886, 
p.  247  sq.  ;  Hurter,  Theologiœ  dogmaticce  compendium, 
t.  m,  Inspruck,  1903,  p.  665-666. 

Mais,  en  raison  de  l'introduction  de  la  philosophie 
aristotélicienne  dans  l'exposé  des  dogmes,  les  théolo- 
giens ont  développé  considérablement  l'argument  de 
convenance,  que  les  Pères  n'avaient  fait  qu'ébaucher. 
Saint  Thomas  a  présenté  cet  argument  sous  un  triple 
aspect,  aspect  métaphysique,  aspect  moral,  aspect  sur- 
naturel. 

1.  Aspect  métaphysique.  —  L'âme  est  destinée  à 
vivre  unie  au  corps.  Cette  union  est  donc  conforme  à  la 
nature  humaine;  c'est  donc  un  désir  naturel  de  l'âme 
de  retrouver  son  corps,  une  fois  la  séparation  de  la 
mort  accomplie.  Reprenant  son  corps,  l'âme  verra  ce 
désir  satisfait  et,  de  plus,  reconstituera  la  nature 
humaine  dans  son  être  complet.  En  bref,  ce  n'est  qu'ac- 
cidentellement et  pour  ainsi  dire  contrairement  aux 
exigences  de  la  nature,  que  l'âme  peut  vivre  séparée  du 
corps.  Il  est  donc  de  toute  convenance,  au  simple  point 
de  vue  philosophique,  que  l'âme  ne  demeure  pas  per- 
pétuellement séparée  du  corps;  son  immortalité 
réclame  en  quelque  sorte  la  résurrection  corporelle. 
Cf.  S.  Thomas,  Compendium  theologiœ,  c.  cli;  Cont. 
genl.,  1.  IV,  c.  lxxxix;  In  7Vum  Sent.,  dist.  XLIII, 
q.  i,  a.  1,  qu.  1-3  (Suppl.,  q.  lxxv,  a.  1). 

2.  Aspect  moral.  —  Cet  argument  développe  sur  le 
plan  moral  la  raison  tirée  du  désir  que  l'âme  possède  de 
retrouver  son  corps  :  la  possession  du  corps  ressuscité 
complétera  et  parfera  le  bonheur  de  l'âme.  Suppl., 
q.  lxxv,  a.  1.  Et  c'est  toute  justice.  Saint  Thomas  re- 
prend ici  l'argument  maintes  fois  invoqué  parles  Pères: 
«  L'âme,  dit-il,  est  au  corps  non  seulement  ce  que 
l'agent  est  à  l'instrument,  mais  encore  ce  que  la  forme 


T.  —  XIII. 


il. 


2551 


INSURRECTION.    SPECULATIONS    THEOLOGIQUES 


oo. 


est  à  la  matière.  D'où  il  suit  que  l'action  appartient... 
aux  deux  parties  de  l'homme  et  non  pas  seulement  à 
son  âme;  et,  comme  la  récompense  de  l'action  est  due 
à  l'agent,  il  s'ensuit  que  c'est  l'homme  tout  entier, 
composé  d'un  corps  et  d'une  âme,  qui  doit  recevoir  la 
récompense  de  ses  actions.  »  Id.,  ad  3um. 

3.  Aspect  surnaturel.  —  C'est  l'aspect  développé  par 
saint  Paul  montrant  que  la  victoire  du  Christ  sur  la 
mort  ne  saurait  être  complète  si  la  mort  n'est  pas  vain- 
cue, chez  les  hommes  rachetés,  par  leur  résurrection 
glorieuse.  «  La  mort  corporelle,  dit  saint  Thomas,  a  été 
introduite  dans  le  monde  par  le  premier  péché;  mais 
elle  n'existe  pas  éternellement,  parce  que  la  mort  du 
Christ  a  détruit  le  péché  dont  elle  est  la  peine.  •  Id., 
ad  5ura.  Pour  les  diverses  formes  que  prend  cet  argu- 
ment dans  la  tradition  catholique,  voir  E.  Mersch, 
S.  J.,  Le  corps  mystique  du  Christ,  2e  éd.,  Paris,  1936, 
Table  alphabétique  des  matières,  au  mot  Résurrection 
et  C.  M.,  t.  ii,  p.  482.  L'eucharistie,  gage  de  la  résur- 
rection future,  n'est  qu'une  forme  particulière  de  cet 
argument.   Voir  Hurter,   op.   cit.,  t.   m,   n.   355,   7. 

Un  certain  nombre  d'auteurs  modernes  et  contem- 
porains préfèrent  énumérer  les  convenances  de  la  résur- 
rection :  ex  parte  Dei  (sa  justice,  sa  sagesse,  sa  puis- 
sance), ex  parle  Christi  (corps  mystique,  rédemption 
parfaite,  victoire  totale  sur  la  mort),  ex  parte  nalurœ 
humanœ  (nature  composée  d'âme  et  de  corps,  dignité 
de  cette  nature  en  raison  de  l'incarnation,  effets  des 
sacrements  et  notamment  de  l'eucharistie).  Cf.  Hur- 
ter, op.  cit.,  n.  705;  Tanquerey,  Synopsis  theol.  dogm., 
t.  m,  n.  1174(b).  Hervé,  Manuale,  t.  iv,  n.  631,  suit 
davantage  saint  Thomas. 

Remarque.  —  Il  faut  se  garder  de  donner  à  cet  argu- 
ment de  convenance  plus  de  force  qu'il  n'en  a  réelle- 
ment. Quand  les  théologiens  parlent  parfois  (l'expres- 
sion se  trouve  chez  saint  Thomas)  de  la  «  nécessité  » 
de  la  résurrection,  il  ne  peut  être  question  que  d'une 
nécessité  au  sens  très  large  du  mot  :  «  les  choses  natu- 
relles ne  font  pas  connaître  les  choses  surnaturelles  par 
des  raisons  démonstratives,  mais  par  des  raisons  simple- 
ment persuasives.  »  Suppl.,  q.  lxxv,  a.  3.  Pareillement, 
en  marquant  ce  que  la  résurrection  a  de  conforme  aux 
aspirations  de  la  nature  humaine,  les  théologiens  n'en- 
tendent pas  affirmer  qu'elle  est  purement  et  simple- 
ment naturelle.  La  résurrection,  en  effet,  n'a  pas  son 
principe  dans  la  nature;  donc,  absolument  parlant,  elle 
est  un  fait  miraculeux;  toutefois,  parce  que,  dans  son 
terme,  elle  reconstitue  la  nature,  on  peut  la  dire  rela- 
tivement naturelle,  naturelle  secundum  quid.  Id.,  a.  3, 
corp. 

//.    LES    SPÉCULATIONS     THEOLOGIQUES.    —    1°    Le 

cadre  tracé  par  le  Maître  des  Sentences.  ■ —  Pierre  Lom- 
bard est  ici  très  peu  personnel.  S'inspirant  de  saint 
Grégoire  et  de  saint  Augustin,  il  est  un  témoin  sûr  de 
la  tradition,  n'affirmant  que  ce  que  les  Pères  affirment 
et  dans  la  mesure  même  où  ils  l'affirment;  hésitant  sur 
toutes  les  questions  que  n'a  pas  tranchées  saint  Au- 
gustin, dont  il  reproduit  les  opinions  exprimées  dans 
YEnchiridion,  c.  lxxxviii  et  lxxxix.  C'est  au  IVe  livre 
des  Sentences  que  Pierre  Lombard  expose  la  doctrine 
de  la  résurrection;  son  exposé  deviendra  le  canevas 
obligé  des  théologies  postérieures. 

1.  Distinction  XLIII.  —  Sept  paragraphes,  dont  le 
premier  est  précédé  de  quelques  mots  significatifs  : 
omnibus  quœslionibus  quœ  de  hac  rc  moveri  soient  salis- 
facere  non  valcs.  —  a)  11  est  de  foi  néanmoins  (nulla- 
tenus  ambigere  débet  christianus)  que  tous  ceux  qui 
sont  nés  et  naîtront  dans  cette  chair,  qui  sont  morts  et 
mourront,  ressusciteront  à  la  lin  des  temps.  Cette 
croyance  s'appuie  sur  Is..  XXVI,  lit  et  I  Thess.,  iv,  2. 
—  b)  La  cause  immédiate  de  la  résurrection  sera  la 
voix  de  la  trompe  t  le,  Joa.,v,  28.  La  trompette  est  prisa 
ici  au  sens  ligure  pour  montrer  que  la  voix  de  l'archange 


ou  du  Christ  lui-même  sera  entendue  de  tous.  —  c)  Le 
juge  doit  venir  au  milieu  de  la  nuit.  Matth.,  xxv,  6.  Il 
s'agit,  ici  encore,  d'un  symbole,  pour  marquer  que  le 
juge  viendra  au  moment  où  on  ne  l'attendra  point.  A 
sa  venue,  non  seulement  les  ténèbres  de  l'air  seront 
illuminées,  mais  les  consciences  seront  éclairées  ;  élus  et 
damnés  se  connaîtront  d'eux-mêmes.  —  d)  A  ce  juge- 
ment, il  est  plus  probable  que  les  élus  auront  connais- 
sance et  souvenir  des  péchés  passés,  mais  ce  sera, 
comme  dit  saint  Grégoire,  pour  chanter  éternellement 
les  miséricordes  divines.  Cf.  Moralium,  1.  IV,  c.  xxxvi, 
n.  72,  P.  L.,  t.  lxxv,  col.  678.  —  e)  Quel  sera  le  sort 
de  ceux  qui  pour  lors  seront  encore  en  vie?  Le  Maître 
estime  qu'ils  mourront  et,  aussitôt  après,  ressuscite- 
ront; il  s'appuie  sur  I  Cor.,  xv,  22,  36.  —  f)  Le  Christ 
viendra  juger  les  vivants  et  les  morts,  c'est-à-dire  ceux 
que  le  dernier  jour  trouvera  encore  en  vie  et  ceux  qui 
seront  décédés  auparavant  ou  bien,  d'une  manière 
symbolique,  les  justes  et  les  pécheurs.  —  h)  Enfin  tous 
ressusciteront  incorruptibles,  quoique  non  impassibles 
en  ce  qui  concerne  les  damnés,  et  avec  l'intégrité  de 
leurs  membres. 

On  le  voit,  seules  la  première  et  la  dernière  assertion 
se  rapportent  à  la  résurrection  et  la  première  s'en  tient 
au  dogme  lui-même. 

2.  Distinction  XLIV.  —  C'est  surtout  dans  la  dis- 
tinction XLIV  que  se  fixe  le  cadre  des  spéculations 
théologiques.  Ici,  huit  paragraphes  :  a)  De  l'âge  et  de 
la  stature  des  corps  ressuscites.  —  b)  Tout  ce  qui  fait 
partie  de  la  substance  et  de  la  nature  du  corps  vivant 
ressuscitera  et  dans  la  même  partie  du  corps.  —  c)  Les 
saints  ressusciteront  sans  la  moindre  déformité.  — 
d)  Les  impies  garderont-ils  les  déformités  qu'ils  avaient 
ici-bas?  —  e)  Les  corps  des  damnés  ne  sont  pas  dé- 
truits (consumés)  en  brûlant  en  enfer.  —  f)  Les  dé- 
mons sont-ils  brûlés  par  le  feu  corporel?  —  g)  Les 
âmes  séparées  souffrent-elles  du  feu  corporel?  — 
h)  En  quel  état  ressusciteront  les  fœtus  abortifs  et  les 
monstres?  —  Sur  la  plupart  des  points  les  solutions 
sont  empruntées  à  saint  Augustin.  Voir  ci-dessus, 
col.  2542  sq. 

Ce  plan  du  Maître  des  Sentences  est  fidèlement 
suivi  par  la  plupart  des  commentateurs.  Le  dogme  fon- 
damental de  la  résurrection  future  et  de  la  résurrection 
de  tous  les  hommes  est  ordinairement  exposé  en  deux 
articles,  la  question  de  la  résurrection  de  tous  les 
hommes  étant  posée  principalement  en  raison  des 
impies  auxquels  le  psalmiste  semble  refuser  la  résur- 
rection. Ps.  i,  6.  Saint  Thomas,  que  tous  suivent  ici,  dé- 
clare que  la  justice  exige  la  résurrection  de  tous,  annon- 
cée d'ailleurs  par  Joa.,  vin,  24  et  I  Cor.,  xv,  51.  Sur  le 
sens  exact  de  ce  dernier  texte,  voir  col.  25 17.  Mise  à  part 
la  question  de  l'action  du  feu  infernal  sur  le  corps  des 
damnés,  sur  les  âmes  séparées  et  sur  les  démons,  voir 
Feu  de  l'enfer,  t.  v,  col.  2226  sq.,  les  autres  questions 
de  la  dist.  XLIV  jointes  à  la  dernière  de  la  dist.  XLIII 
constituent  le  champ  propre  où  s'est  exercée  la  spécu- 
lation théologique. 

Afin  de  ne  pas  disperser  les  données  de  cette  spécu- 
lation, nous  les  ramènerons  à  quatre  chefs  principaux  : 
les  causes  de  la  résurrection;  l'identité  numérique  des 
corps  ressuscites;  les  propriétés  des  corps  ressuscites; 
les  circonstances  de  la  résurrection. 

2°  Causes  de  la  résurrection.  —  L'enseignement  de 
saint  Paul,  voir  col.  2514  sq.,  est  à  la  base  des  spécula- 
tions théologiques;  les  auteurs  s'efforcent  de  dévelop- 
per cet  enseignement  en  fonction  de  leur  philosophie 
du  composé  humain. 

1.  Tout  d'abord  la  résurrection  est-elle  naturelle?  — 
L'union  de  l'âme  et  du  corps  étant  conforme  aux  exi- 
gences de  la  nature,  il  semble  que  la  réunion  de  l'âme 
au  corps,  pour  assurer  à  celui-ci  une  vie  perpétuelle, 
soit  nécessaire. 


2553 


RÉSURRECTION.    PROBLÈMES    PRINCIPAUX 


2554 


Saint  Thomas,  tout  en  concédant  la  convenance  de 
la  résurrection,  déclare  que  le  corps  n'étant  qu'en  puis- 
sance passive  par  rapport  à  son  union  avec  l'âme,  ne 
saurait  être  naturellement  disposé  à  se  réunir  à  elle  : 
une  telle  disposition  ne  peut  être  produite  par  la  nature 
que  d'une  seule  manière,  déterminée  par  la  génération 
ex  semine.  La  résurrection  doit  donc  être  considérée 
absolument  comme  miraculeuse;  elle  ne  peut  être  dite 
naturelle  que  secundum  quid,  parce  qu'elle  a  pour 
terme  une  vie  naturelle  restaurée.  Suppl.,  q.  lxxv, 
a.  3. 

Saint  Bonaventure  apporte  ici  quelques  précisions 
intéressantes.  Trois  choses,  dit-il,  sont  à  considérer 
dans  la  résurrection  :  la  reconstitution  du  corps  de  ses 
cendres,  et  ceci  est  contre  la  nature;  l'union  de  l'âme 
au  corps  reconstitué,  et  ceci  est  selon  la  nature  ;  la  per- 
pétuité de  cette  nouvelle  union,  et  ceci  est  au-dessus  de 
la  nature.  D'où,  prise  dans  son  ensemble,  la  résurrec- 
tion n'est  pas  naturelle.  Faut-il  dire  que  les  cendres 
humaines  conservent  une  tendance  à  la  reconstitution 
du  corps  qu'elles  ont  jadis  formé?  D'aucuns  l'ont  sou- 
tenu, mais  à  tort  :  cette  «  tendance  »  n'existe  pas  natu- 
rellement et  n'est  rendue  aux  éléments  dissous  du 
corps  humain  que  par  la  divine  Providence  qui  réin- 
troduit dans  l'élément  matériel  du  composé  humain 
la  disposition  positive  nécessaire  à  l'union  avec  l'âme. 
In  /V™  Sent.,  dist.  XLIII,  a.  1,  q.  v,  concl.  6. 

Duns  Scot  répond,  plus  subtilement,  que  la  raison 
humaine  ne  saurait  démontrer  ni  la  réalité,  ni  la  néces- 
sité d'une  résurrection  future.  Pour  établir  semblable 
démonstration,  il  faudrait  prouver  au  préalable  trois 
points  :  que  l'âme  intellective  est  la  forme  du  corps, 
qu'elle  est  rigoureusement  et  réellement  immortelle, 
qu'elle  exige  de  nouveau  l'union  avec  le  corps  qu'elle 
anima  autrefois.  Or,  de  ces  trois  propositions,  la  pre- 
mière seule  s'impose  avec  évidence  ;  la  seconde  est  très 
probable  et  la  troisième  n'est  pas  certaine  du  tout. 
In  7Vum  Sent.,  dist.  XLIII,  q.  H,  n.  11-13.  Cette  der- 
nière réponse  permet  à  Scot  de  déclarer  avec  les  autres 
théologiens  qu'en  fait  la  résurrection  ne  peut  être  réa- 
lisée que  d'une  manière  surnaturelle  et  par  la  vertu 
divine;  mais  elle  lui  permet  d'envisager  la  possibilité 
d'une  coopération  de  certaines  causes  secondes  à  la 
résurrection.  Voir  plus  loin. 

Pour  Durand  de  Saint-Pourçain,  dont  la  théologie 
de  la  résurrection  mérite  une  attention  toute  particu- 
lière, il  nie  d'une  façon  absolue  que  la  résurrection 
puisse  naturellement  s'expliquer  :  rien  de  ce  qui  est 
corrompu  ne  peut  être  naturellement  réparé.  In  /Vum, 
dist.  XLIII,  q.  n.  Mais  il  est  nécessaire,  pour  expliquer 
la  résurrection,  d'admettre  la  permanence  d'éléments 
essentiels,  sur  lesquels  s'appuiera  la  puissance  divine, 
car  il  est  impossible  à  Dieu  lui-même  de  restaurer  un 
être  soit  permanent,  soit  mobile  dont  tous  les  éléments 
essentiels  seraient  disparus.  Ibid.,  q.  m.  Cette  assertion, 
en  ce  qui  concerne  les  êtres  permanents,  n'est  admise 
ni  par  saint  Thomas,  Quodl.,  IV,  q.  m,  a.  5,  ni  par  saint 
Bonaventure,  dist.  XLIII,  q.  i,  n.  4. 

2.  Causalité  divine  dans  la  résurrection.  —  Tous  les 
sententiaires  sont  d'accord  pour  affirmer  que  la  cause 
efficiente  principale  est  le  Christ,  considéré  dans  sa  divi- 
nité qui  lui  est  commune  avec  le  Père,  ou  mieux  la  Tri- 
nité elle-même.  Cf.  S.  Thomas,  Suppl.,  q.  lxxvi,  a.  1  ; 
S.  Bonaventure,  dist.  XLIII,  a.  1,  q.  vi,  concl.  Mais  le 
Christ,  comme  homme,  étant  notre  médiateur  vis-à- 
vis  de  Dieu,  il  a  été  convenable  qu'il  effaçât  notre  mort 
par  la  sienne  et  que,  par  sa  résurrection,  il  nous  fît  jouir 
d'une  résurrection  éternelle.  Ainsi  sa  propre  résurrec- 
tion est  à  la  fois  cause  instrumentale  efficiente  et  cause 
exemplaire  de  la  résurrection  des  hommes.  L'effet  de  la 
résurrection  du  Christ  sur  la  nôtre  ne  se  produira 
d'ailleurs  qu'au  moment  déterminé  par  la  Providence 
divine.  La  résurrection  du  Christ  est  cause  exemplaire 


de  la  résurrection  de  tous  les  hommes  sans  exception, 
tous  devant  ressusciter  pour  une  vie  immortelle;  mais 
la  résurrection  glorieuse  des  élus  sera  un  point  particu- 
lier de  ressemblance  plus  parfaite.  Loc.  cit.,  corp.  et  ad 
lum,  ad  4um.  Saint  Bonaventure  ajoute  un  trait  ; 
l'exemplarisme  de  la  résurrection  du  Christ  consiste 
surtout  en  ce  que,  dans  la  résurrection  du  Christ,  notre 
chef,  celle  des  membres  est  déjà  commencée,  ébauchée. 
Loc.  cit.,  n.  6.  Les  autres  théologiens  sont  substantiel- 
lement d'accord.  Cf.  Alexandre  de  Halès,  Summa, 
part.  III,  q.  xx,  memb.  2,  a.  1-6;  Duns  Scot,  In  IVum 
Sent.,  dist.  XLIII,  q.  v,  n.  7  ;  Albert  le  Grand,  ibid., 
q.  4,  5,  26  ;  Pierre  de  Tarentaise,  ibid.,  a.  4;  Bichard 
de  Médiavilla,  ibid.,  a.  3,  q.  m. 

La  philosophie  très  spéciale  de  Scot  sur  la  forme  de 
corporéité,  voir  plus  loin,  col.  2561,  et  sur  la  possibilité 
d'une  coopération  des  forces  naturelles  à  la  reconstitu- 
tion du  corps,  oblige  ce  théologien  à  préciser  la  raison 
pour  laquelle,  en  fait,  seule  la  vertu  divine  interviendra 
comme  cause  de  la  résurrection.  L'âme  raisonnable  ne 
peut  être  réunie  au  corps  que  par  Dieu  et  la  forme  de 
corporéité  sera  elle-même  reproduite  par  Dieu  dans  la 
matière  corporelle  en  raison  de  l'instantanéité  de  la 
résurrection,  qui  ne  peut  convenir  à  une  cause  de  vertu 
limitée.  Reporlala  Paris.,  1.  IV,  dist.  LXIII,  q.  m, 
n.21;q.  v,  n.  4-9. 

3.  Causalités  accessoires  dans  la  résurrection.  —  Il 
s'agit  surtout  d'expliquer  I  Thess.,  iv,  15,  le  son  de  la 
trompette,  signal  de  la  résurrection,  que  le  Maître  des 
Sentences  rapproche  de  Joa. ,  v,  28,  pour  en  faire  la  voix 
du  Christ.  11  s'agit  aussi  d'expliquer  le  rôle  que  pour- 
ront jouer  les  anges. 

a)  Pour  saint  Thomas,  la  trompette,  c'est  la  voix 
même  du  Fils  de  Dieu  qui  annoncera  la  résurrection  ou 
bien,  selon  une  autre  interprétation  moins  littérale, 
c'est  l'apparition  même  de  Jésus-Christ  comme  juge. 
Cette  apparition  est  dite  une  voix,  comme  la  voix 
du  héraut  qui  cite  à  un  tribunal,  ou  encore  une  trom- 
pette, soit  à  cause  de  son  éclat,  comme  le  suppose  le 
Maître  des  Sentences  dans  la  dist.  XLIII,  soit  en  rai- 
son des  rapports  qu'elle  a  avec  l'usage  de  la  trompette 
sous  l'ancienne  Loi.  Suppl.,  q.  lxxvi,  a.  2. 

Saint  Bonaventure  explique  que  les  morts  ressuscite- 
ront d'abord  pour  entendre  cette  voix,  bien  que  le  texte 
de  saint  Jean  semble  affirmer  qu'ils  l'entendront  encore 
au  tombeau.  La  voix  du  Christ  n'aura  pas  une  causalité 
proprement  dite  à  l'égard  de  notre  résurrection  ;  elle  en 
marquera  simplement  l'accomplissement  par  la  vertu 
infinie  de  Dieu.  Dist.  XLIII,  a.  1,  q.  vi,  concl.  n.  4. 

Les  explications  theologiques  ultérieures  sur  ces 
métaphores  ont  bien  été  résumées  par  Suarez,  De  mys- 
leriis  vitse  Christi,  disp.  L,  seet.  IV.  Nonobstant  l'inter- 
prétation purement  métaphorique  proposée  dans  le 
Supplément  de  la  Somme,  Suarez  veut  que  la  voix  du 
Christ  se  fasse  entendre  d'une  façon  sensible,  comme 
saint  Thomas  lui-même  l'a  enseigné  dans  son  Commen- 
taire sur  Saint-Jean,  c.  v,  lect.  5.  Voix  articulée,  dit 
D.  Soto,  7n  /V"™  Sent.,  dist.  XLIII, q.i,  a. 4. Toutefois, 
il  semble  raisonnable  de  concéder  que  le  Christ  n'émet- 
tra pas  lui-même  ce  son  articulé,  mais  que  la  voix  qu'il 
fera  entendre  sera  le  résultat  d'un  mouvement  puissant 
se  produisant  dans  l'air,  peut-être  par  le  ministère  des 
anges.  Suarez,  op.  cit.,  sect.  iv.  Cette  interprétation  se- 
rait confirmée  par  Matth.,  xxiv,  31  ;  I  Cor.,  xv,  52  et 
I  Thess.,  iv,  15,  dont  le  rapprochement  semble  indi- 
quer que  la  voix  de  l'archange  sera  le  son  de  la  trom- 
pette. A  la  fin  de  la  section,  Suarez  cherche  à  expli- 
quer comment  cette  voix  du  Christ  pourrait  être  vrai- 
ment cause  de  la  résurrection. 

b)  D'ailleurs,  tout  en  acceptant  aussi  cette  inter- 
prétation dans  l'art.  3,  saint  Thomas  indique  que  les 
anges  concourront  encore  à  la  résurrection  en  réunis- 
sant les  cendres  dispersées  et  en  les  préparant  pour 


2:.:.:. 


RESURRECTION.    PROBLEME    DE    L'IDENTITE 


2556 


la  reconstitution  des  corps.  Cf.  S.  Bonavcnture, 
dist.  XLIII,  dub.  n;  Duns  Scot,  Reporl.  Paris.,  1.  IV, 
dist.  XLIII,  q.  m,  n.  3,  12;  Suarez,  loc.  cil. 

Ce  dernier  auteur  interrogeant  les  Pères,  pense 
pouvoir  affirmer  que  ce  n'est  pas  le  seul  archange  de 
I  Thess.,  iv,  15  qui  sera  chargé  de  ce  ministère,  mais  les 
anges  en  général,  comme  l'insinue  Matth.,  xxiv,  12.  Il 
ne  serait  même  pas  téméraire  de  penser  que  les  cendres 
des  élus  seront  recueillies  par  leurs  anges  gardiens  et 
celles  des  réprouvés  par  les  démons.  Ces  esprits  bons  et 
mauvais  accompliront  d'ailleurs  cette  tâche  avec  leurs 
seules  forces  naturelles. 

3°  Identité  numérique  des  corps  vivants  et  des  corps 
ressuscites.  ■ — -1.  Le  problème.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  dis- 
cuter le  {ait  de  celte  identité  :  tous  les  théologiens  catho- 
liques professent,  comme  un  dogme  de  foi,  que  «  tous 
[les  hommes]  ressusciteront  avec  leurs  propres  corps, 
ceux-là  même  qu'ils  portent  présentement  ».  Voir 
S.  Thomas,  In  IVum  Sent.,  dist.  XLIII,  q.  un.,  a.  1, 
qu.  1,  2;  Suppl.,  q.  lxxv,  a.  1,2;  Cont.  f/ent.,  1.  IV, 
c.  lxxix;  Albert  le  Grand,  In  IVam  Sent.,  dist.  XLIII, 
a.  1,  2;  S.  Bonavcnture,  ibid.,  a.  1,  q.  i,  n;  Scot,  ibid., 
q.  I,  surtout  n.  11  ;  Pierre  de  Tarentaise,  ibid.,  q.  un., 
a.  1;  Bichard  de  Médiavilla,  ibid.,  a.  1,  q.  i,  et  a.  2, 
q.  i-m;  Durand  de  Saint-Pourcain,  ibid.,  q.  i,  n.  13  sq.; 
Denys  le  Chartreux,  ibid.,  q.  i. 

Il  s'agit  d'expliquer  comment  cette  identité  numé- 
rique peut  être  réalisée  au  moment  de  la  résurrection, 
nonobstant  les  diverses  transformations  physiques  et 
chimiques  par  lesquelles  auront  dû  passer  les  éléments 
constitutifs  des  corps.  Depuis  les  débuts  du  christia- 
nisme, les  apologistes  du  dogme  de  la  résurrection  se 
sont  trouvés  en  face  des  objections  de  l'incrédulité. 
Dans  l'hypothèse  la  moins  défavorable  :  le  corps  hu- 
main livré  à  la  poussière  du  tombeau  après  avoir  été 
renouvelé  mille  fois  dans  ses  éléments  matériels,  selon 
les  lois  de  l'assimilation  et  du  changement  perpétuel 
qui  en  résulte.  Dans  les  hypothèses  les  plus  défavo- 
rables :  le  corps  humain  brûlé  et  réduit  en  cendres, 
dévoré  par  les  anthropophages  ou  par  les  animaux, 
ceux-ci  à  leur  tour  mangés  par  d'autres  hommes.  De 
plus,  d'autres  hypothèses,  élaborées  par  les  théologiens 
eux-mêmes,  compliquent  encore  la  tâche  de  l'apolo- 
giste. Si  la  résurrection  doit  réparer  les  ruines,  les  muti- 
lations, les  déchets,  les  ravages  de  l'âge  et  de  la  mala- 
die, si  elle  doit  corriger  les  défauts  d'une  naissance  pré- 
maturée, d'une  mauvaise  conformation  des  organes  ou 
même  de  l'être  tout  entier,  comment  expliquer  l'iden- 
tité substantielle  et  numérique  des  corps,  malgré  toutes 
les  transformations  auxquelles  ils  furent  soumis?  Enfin 
s'il  est  nécessaire  d'admettre  une  identité  matérielle 
des  éléments  qui  ont  constitué  le  corps  vivant  et  qui 
doivent  reconstituer  le  corps  ressuscité,  à  quel  moment 
de  l'existence  terrestre  devront  être  pris  ces  élé- 
ments? 

Superficiellement  considérés,  ces  problèmes  pa- 
raissent insolubles  en  soi,  étant  directement  opposés, 
dans  leurs  données  mêmes,  au  dogme  de  l'identité 
numérique.  On  conçoit,  en  effet,  que  l'appel  à  la  toute- 
puissance  divine,  les  analogies  du  germe  ou  du  phénix 
renaissant  de  ses  cendres  ne  touchent  pas  le  fond  de  la 
question.  L'exemple  du  phénix  n'existe  que  dans  l'ima- 
gination. L'analogie  du  germe  serait  plutôt  contraire  à 
la  thèse  de  l'identité  numérique,  toute  croissance  du 
germe  impliquant  une  modification  profonde,  une 
intussusception  de  matière  étrangère  et  une  extension 
de  l'être.  L'appel  à  la  toute-puissance  divine  masque  en 
réalité  un  remaniement  total  de  l'être  humain  et,  en 
bien  des  cas,  implique  des  apports  et  des  soustractions 
de  matière,  difficilement  conciliaires  avec  l'identité 
qu'on  prétend  sauvegarder. 

2.  Solution  de  saint  Thomas.  ■ —  Elle  se  trouve  en 
plusieurs  articles  du  Supplément,  q.  lxxv-lxxxi,  pas- 


sim,  reproduisant  à  peu  de  chose  près  le  texte  que  l'on 
trouve  In  IVam  Sent.,  dist.  XLIII  et  XLIV. 

Après  avoir  affirmé  le  dogme,  saint  Thomas  com- 
mence par  éliminer  les  solutions  qu'il  estime  fausses  ou 
insuffisantes. 

Il  est  faux  d'alléguer  que  l'âme,  dégagée  de  son  enve- 
loppe matérielle,  peut  se  réincarner  en  n'importe  quel 
corps,  même  après  avoir  passé  par  métempsycose  dans 
le  corps  d'animaux;  ou  encore  qu'elle  peut  s'unir  à  des 
corps  célestes  et  subtils  semblables  à  du  vent.  Ces 
conceptions  sont  contradictoires  de  la  notion  philoso- 
phique de  l'union  substantielle  de  l'âme  et  du  corps. 
Saint  Thomas  attribue  ces  opinions  à  d'«  anciens  philo- 
sophes »  et  à  «  certains  hérétiques  ».  Les  hérétiques  visés 
doivent  être,  d'après  les  idées  de  l'époque,  les  origé- 
nistes. 

Pour  qu'il  y  ait  résurrection,  il  faut  que  l'âme 
retrouve  le  même  corps  :  ressusciter,  c'est  surgir  à  nou- 
veau (resurreclio  est  ilerata  surreclio)  et  c'est  celui-là 
même  qui  est  tombé  qui  se  relève.  D'où  la  résurrection 
concerne  beaucoup  plus  le  corps  tombé  par  la  mort  que 
l'âme  immortelle.  Et  si  l'âme  ne  reprenait  pas  le  même 
corps,  on  ne  devrait  pas  parler  de  résurrection,  mais 
d'assomption  d'un  nouveau  corps.  Q.  lxxix,  a.  1. 

Insuffisante  l'explication  du  germe,  de  la  semence. 
S'il  est  exact  de  dire  que  le  grain  devenu  plante  a  tiré 
de  lui-même  tout  son  être,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  le  grain  semé  et  le  grain  devenu  plante  ne  sont  pas 
une  seule  et  même  chose  :  ni  l'un  ni  l'autre  ne  pré- 
sentent la  même  manière  d'être.  Ibid.,  ad  lum. 

L'explication  que  saint  Thomas  estime  la  seule 
acceptable  et  conforme  à  la  fois  au  dogme  et  à  la  philo- 
sophie, c'est  que  l'âme,  à  la  résurrection,  reprend  les 
éléments  numériquement  les  mêmes  qui,  avant  la  mort, 
constituaient  le  corps  par  elle  informé.  En  une  phrase 
profonde,  il  formule  sa  doctrine  :  «  Le  corps  humain 
n'ayant  qu'une  forme  substantielle,  l'âme,  c'est  à  cette 
âme  que  les  éléments  matériels  du  corps  dissocié  et 
décomposé  devront  s'associer  au  moment  de  la  résur- 
rection. Les  seuls  changements  possibles  concernentles 
formes  accidentelles  du  corps.»  Ibid.,  ad  4um. 

On  se  tromperait  toutefois  grandement,  si  l'on  mêlait 
ici  des  considérations  physiques  à  une  théorie  essen- 
tiellement métaphysique  Aussi  devons-nous  séparer  les 
deux  points  de  vue. 

a)  Aspect  métaphysique  et  essentiel  du  problème.  — 
a.  Permanence,  après  la  mort,  de  la  forme  corporelle  que 
demeure  l'âme,  nonobstant  sa  spiritualité  et  son  immor- 
talité. —  «  La  forme  des  êtres  soumis  à  la  génération  et 
à  la  corruption  ne  subsiste  pas  tellement  en  elle-même, 
qu'elle  puisse  conserver  l'existence  après  la  dissolution 
du  composé.  Mais  l'âme,  après  la  séparation  d'avec  son 
corps,  garde  au  contraire  l'être  qu'elle  avait  acquis  en 
ce  corps.  Et  c'est  par  la  communication  de  cet  être  que 
le  corps  est  amené  à  la  résurrection,  puisque  l'être  du 
corps  n'est  pas  autre  que  l'être  de  l'âme  dans  le  corps  : 
autrement  l'union  des  deux  parties  serait  accidentelle. 
L'être  substantiel  de  l'homme  n'est  interrompu  d'au- 
cune manière  ;  aucune  interruption  de  l'être  ne  s'oppose 
à  ce  que  l'homme,  numériquement  le  même,  revive.  » 
Q.  lxxix,  a.  2,  ad  lum.  L'ad  3um  précise  qu'  «  après  la 
mort,  l'âme  sensitive,  comme  l'âme  rationnelle,  de- 
meure dans  sa  substance  »;  c'est  la  même  réalité  et 
c'est  cette  permanence  dans  l'âme  de  l'unique  réalité 
qui  donne  au  corps  d'être  corps  et  corps  humain,  qui 
est  à  la  base  de  toute  l'explical  ion  thomiste  de  la  résur- 
rection. Cf.  gonl.  Cent.,  1.  IV,  c.  lxxxvi;  De  anima, 
a.  19,  ad  ,r>um;  Compcndium  theologiœ,  c.  cliv;  In  Job, 
c.  xix,  lect.  2  ;  In  /am  epist.  ad  Corinthios,  c.  xv,  lect.  9. 

b.  Unité  et  identité  métaphysique  de  la  matière  infor- 
mel' par  l'âme.  —  Une  difficulté  subsiste  :  l'âme,  forme 
substantielle,  n'est  pas  le  tout  de  l'humanité.  Albert  le 
Grand  a  soutenu  cette  opinion,  mais  à  tort,  semble-t-il, 


2557 


RÉSURRECTION.    PROBLÈME    DE    L'IDENTITÉ 


2558 


car  selon  l'opinion  plus  vraie  d'Avicenne,  l'humanité 
n'est  pas  l'âme  seule,  mais  la  résultante  rie  l'âme  unie 
au  corps.  Il  faut  donc  dire  que  l'identité  numérique 
concerne  non  seulement  l'âme,  mais  le  corps.  Suppl., 
q.  lxxix,  a.  2,  ad  2um.  Cela  posé,  saint  Thomas  cherche 
l'explication  de  cette  identité  numérique,  considérée 
même  dans  la  matière  II  reprend  (rois  explications, 
rejetant  les  deux  premières  qui  supposent  l'identité 
d'un  principe  physique,  pour  s'arrêter  avec  plus  de 
complaisance  à  la  troisième,  d'une  portée  nettement 
métaphysique. 

Le  premier  syslème,  attribué  à  Pierre  Lombard  (mais 
on  ne  trouve  dans  le  Maître,  dist.  XLIV,  c.  n,  que  de 
vagues  affirmations),  requiert,  comme  base  de  l'expli- 
cation, l'identité  d'un  principe  physique,  complète- 
ment immuable,  dans  l'homme.  Une  certaine  quantité, 
très  minime,  de  matière  doit  être  considérée  comme 
l'essence  immuable  du  corps  humain,  persistant  en  lui 
à  travers  toutes  les  évolutions  de  sa  vie  terrestre.  Cette 
minime  quantité  de  matière  demeure  sans  changement 
et  se  multiplie  uniquement  dans  la  génération  par  la 
multiplication  des  individus.  Tout  l'accroissement  que 
lui  apporte  la  nutrition  et  l'assimilation  est  accidentel 
et  n'appartient  pas  à  la  vérité  de  l'humanité  vivante. 
La  permanence  de  cette  quantité  immuable  de  matière 
suffit,  au  moment  de  la  résurrection,  à  reconstituer,  en 
se  multipliant  et  en  se  divisant,  les  corps  de  tous  les 
hommes.  —  Explication  qui  minimise  singulièrement 
le  dogme  de  la  résurrection  et  qui,  d'ailleurs,  repose  sur 
une  hypothèse  invérifiable  (et  même  inconcevable)  : 
la  persistance  d'un  élément  matériel  essentiel. 

Un  deuxième  syslème  admet  que,  pour  constituer  la 
vérité  de  l'humanité,  s'ajoute  à  cette  quantité  de  ma- 
tière immuable  ce  qu'il  faut  de  matière  acquise  par 
nutrition  et  assimilation  dans  un  corps  intégralement 
formé.  Mais  la  matière  essentielle  et  immuable  sert  de 
fondement,  en  tant  qu'élément  principal  du  corps, 
pour  reconstituer  celui-ci,  au  moment  de  la  résurrec- 
tion, en  y  adjoignant  de  nouveau  la  quantité  de  matière 
nécessaire  à  l'intégrité  corporelle.  La  même  difficulté 
subsiste  ici  quant  à  l'existence,  dans  les  individus  qui  se 
succèdent  sur  terre,  d'une  quantité  immuable  de  ma- 
tière formant  l'élément  principal  du  corps. 

Le  troisième  syslème,  auquel  saint  Thomas  s'arrête 
plus  volontiers,  ne  permet  pas  de  distinguer  un  élé- 
ment principal  immuable  constitutif  de  l'humanité  et 
un  élément  adventice  et  secondaire,  requis  seulement 
pour  l'intégrité  du  corps.  L'expérience  montre  qu'il  n'y 
a  pas,  dans  l'homme,  d'élément  corporel  primordial, 
immuable,  subsistant  toujours  identique  à  lui-même 
sous  les  diverses  transformations  que  subit  l'être 
humain.  Tout  ce  qui  existe  en  l'homme  conformément 
à  la  nature  humaine  appartient  à  la  vérité  de  cette 
nature.  Mais  ici  saint  Thomas  fait  intervenir  une  double 
considération, retenant  la  première,  excluant  la  seconde. 
Les  éléments  qui  constituent  le  corps  humain  dans  son 
intégrité  doivent  être  ici  considérés  du  point  de  vue 
métaphysique  de  l'espèce  et  non  du  point  de  vue  phy- 
sique de  la  matière.  C'est  uniquement  sous  le  premier 
aspect  que  ces  éléments  persistent;  sous  leui  aspect 
proprement  matériel  et  physique,  ces  éléments  fluent 
et  refluent  indifféremment  :  «  Nous  devons  ainsi  com- 
prendre qu'il  arrive,  des  différentes  parties  du  même 
homme,  ce  qui  arrive  de  toute  la  multitude  d'une  même 
cité.  Les  individus,  séparément  considérés,  sont  sous- 
traits par  la  mort  à  la  multitude  et  d'autres  individus 
prennent  leur  place,  et  ainsi  les  éléments  qui  consti- 
tuent la  multitude  flucnl  et  refluent  matériellement, 
mais  persistent  formellement...,  et  la  communauté 
est  dite  demeurer  numériquement  identique...  »  Id., 
ibid.,  q.  lxxx,  a.  4. 

c.  Synthèse  de  cette  docli  ine  dans  la  Somme  contre  les 
gentils,  1.   IV,  c.  xxxvi.  —  C'est  dans   ce   chapitre, 


semble-t-il,  qu'on  trouve  la  meilleure  synthèse  de  l'ex- 
plication. Il  rappelle  tout  d'abord  qu'aucun  des  prin- 
cipes essentiels  de  l'homme  ne  tombe  tout  à  fait  dans 
le  néant  par  la  mort.  Car  l'âme  raisonnable,  qui  est  la 
forme  de  l'homme,  demeure  après  la  mort.  La  matière, 
celle-là  même  qui  avait  été  soumise  à  la  forme  de  l'âme, 
subsiste  dans  son  individualité,  parce  que  toujours  sou- 
mise à  des  dimensions.  Ainsi,  de  la  réunion  de  l'âme 
toujours  identique  à  la  matière,  numériquement  ou 
individuellement  identique,  s'obtiendra,  à  la  résur- 
rection, la  reconstitution  de  l'homme  identique  numé- 
riquement à  lui-même.  Loc.  cit.,  n.  2. 

Avant  d'aller  plus  loin,  il  convient  de  préciser  com- 
ment saint  Thomas  entend  la  persistance  de  la  matière 
individuée,  après  la  séparation  du  corps  et  de  l'âme. 
C'est  la  question  des  dimensions  interntinées,  théorie 
très  particulière  à  la  métaphysique  thomiste,  qui  inter- 
vient ici.  Saint  Thomas  en  dit  un  mot  en  passant,  dans 
le  Suppl.,  q.  lxxix,  a.  1,  ad  2um.  Mais  c'est  dans  son 
Commentaire  sur  le  De  Trinitate  de  Boëce  qu'il  faut 
chercher  la  clef  de  cette  explication.  «  Les  dimensions, 
dit  saint  Thomas,  peuvent  être  considérées  à  un  double 
point  de  vue  :  d'abord,  dans  leur  détermination  com- 
plète, et  c'est  alors  qu'elles  comportent  la  quantité  et 
la  figure  parfaite  et  qu'on  doit  en  faire  des  accidents 
parfaits  dans  le  genre  quantité;  les  dimensions  ainsi 
comprises  ne  sont  pas  le  principe  d'individuation.  En- 
suite, on  peut  les  considérer  sans  cette  détermination 
parfaite  et  simplement  dans  leur  raison  de  dimension, 
quoique  cependant  dans  la  réalité  elles  ne  puissent 
exister  sans  une  certaine  détermination...  Ainsi,  ce  sont 
des  accidents  imparfaits  du  genre  quantité,  et  elles 
individuent  la  matière.  »  Q.  iv,  a.  2.  Les  dimensions 
terminées  sont  donc  celles  qui  existent  actuellement 
dans  le  sujet  constitué  :  elles  manifestent  l'individua- 
tion  mais  ne  la  causent  pas.  Les  dimensions  encore 
intenninées  sont  celles  qui  n'existent  qu'en  puissance, 
dans  une  matière  préexistante,  relativement  au  sujet 
qui  devra  résulter  ultérieurement  de  l'union  de  cette 
matière  à  une  forme  nouvelle  plus  parfaite.  Ainsi,  dans 
la  résurrection  des  corps,  les  éléments  dissociés  du 
corps  humain  gardent  toujours,  dans  l'ordre  de  suc- 
cession des  formes  diverses  par  lesquelles  le  flux  et  le 
reflux  des  transformations  les  fait  passer,  une  certaine 
relation  plus  ou  moins  lointaine  à  l'individualité  qu'ils 
possédaient  sous  la  forme  de  l'âme  humaine.  C'est 
pourquoi,  dans  la  Somme,  Suppl.,  q.  lxxix,  a.  1, 
ad  3um,  saint  Thomas  déclare  que  «  la  matière,  existant 
sous  de  nouvelles  dimensions,  quelle  que  soit  d'ailleurs 
la  forme  qu'elle  reçoive,  habet  majorent  idcntilalcm  ad 
illud  quod  ex  eu  generalum  fueral  quant  aliqtta  pars  alia 
maleriœ  sub  qttacumque  forma  existens.  »  Les  exigences 
métaphysiques  de  l'âme  reconstituant  son  corps  iront 
donc  de  préférence  aux  éléments  qui  en  firent  jadis  par- 
tie. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  ce  sont  des  exigences  méta- 
physiques qui  président  à  cette  reconstitution  et  non 
des  affinités  physiques.  Dans  son  exposé  synthétique 
de  la  Somme  contre  les  gentils,  saint  Thomas  insiste  sur 
ce  point  fondamental  de  sa  thèse,  à  savoir  que  la  «  cor- 
poréité  »  ne  saurait  exister  que  par  l'âme  elle-même,  à 
la  fois  forme  spirituelle  et  forme  corporelle  dans 
l'homme.  On  doit  donc  rejeter  l'imagination  d'éléments 
corporels  déjà  constitués  se  réunissant  à  l'âme  pour 
reformer  le  corps  humain  :  «  La  corporéité,  en  tant  que 
forme  substantielle  dans  l'homme,  ne  peut  être  que 
l'âme  raisonnable  qui,  de  sa  propre  nature,  requiert  que 
la  matière  qu'elle  informe  ait  les  trois  dimensions,  car 
elle  est  la  forme  du  corps.  »  Ce  dernier  membre  de  phrase 
est  une  affirmation  anticipée  de  la  définition  du  concile 
de  "Vienne.  «  Il  n'y  a  qu'un  seul  être  de  la  matière  et  de 
la  forme,  continue  le  saint  Docteur,  car  la  matière  n'a 
son  être  actuel  que  par  la  forme.  Mais  l'âme  raison- 


2559 


RÉSURRECTION.    PROBLÈME    DE    L'IDENTITÉ 


2560 


nable  diffère  en  ceci  des  autres  formes,  qu'elle  dépasse 
la  matière  et  ses  opérations...  Aussi  son  être,  qui  était 
l'être  du  composé,  demeure,  même  après  la  dissolution 
du  corps;  et,  lorsqu'à  la  résurrection  le  corps  est  recons- 
titué, il  est  ramené  à  l'être  même  qu'a  conservé  l'âme.  » 
C'est  donc  purement  et  simplement  la  théorie  aristoté- 
licienne de  la  matière  et  de  la  forme  appliquée  au  corps 
et  à  l'àme  qui  donne,  selon  saint  Thomas,  l'explication 
métaphysique  de  la  résurrection.  Voir  ici  Forme  du 
corps  humain,  t.  vi,  col.  572.  Si,  pendant  cette  vie, 
l'écoulement  continuel  de  tous  les  éléments  matériels 
qui  constituent  le  corps  humain  n'empêche  pas  l'unité 
et  l'identité  numérique  de  ce  corps,  aucune  difficulté  ne 
pourra  être  élevée,  au  nom  de  ces  changements  inces- 
sants de  matière,  pour  contredire  notre  explication  de 
la  résurrection  :  in  corpore  hominis,  quamdiu  vivit,  non 
scniper  sunt  eœdem  parles  secundum  maleriam,  sed 
solum  secundum  speciem;  secundum  vero  materiam, 
parles  fluunt  et  refluunl;  nec  propter  hoc  impeditur  quin 
homo  sil  unus  numéro  a  principio  vilee  usque  in  finem, 
cujus  exemplum  accipi  polest  ex  igné,  qui,  quum  continue 
ardet  et  unus  numéro  dicilur,  propter  hoc  quod  species  ejus 
manet.  Ainsi,  au  cours  de  toute  sa  vie  terrestre,  nonobs- 
tant les  variations,  résolutions,  additions  de  matière, 
l'homme  demeure  identiquement  le  même  à  ses  divers 
âges  et  dans  toutes  ses  parties,  en  raison  de  la  forme  qui 
confère  à  tous  ces  éléments  variables  leur  stabilité 
spécifique.  C'est  ainsi  qu'il  faut  expliquer  métaphysi- 
quement  la  reconstitution  du  corps  au  moment  de 
la  résurrection.  L'àme  reprendra  alors,  à  l'égard  de  la 
matière,  son  rôle  et  sa  fonction  de  forme  corporelle, 
restituant  à  l'homme  son  identité  numérique.  Tel 
est  l'aspect  essentiel  du  problème. 

b  )  Aspect  physique  cl  subsidiaire  du  problème.  —  A 
cette  considération  métaphysique  s'ajoute  la  considé- 
ration physique  qui  en  est  l'immédiate  conséquence. 
L'âme,  forme  spécifique,  reconstituera  donc  la  matière 
nécessaire  au  corps  humain.  Elle  la  reconstituera  en 
réassumant  non  une  quantité  de  matière  égale  à  toute 
celle  qu'au  cours  de  la  vie  terrestre  elle  aura  informée, 
mais  une  quantité  suffisante  à  l'intégrité  de  l'individu. 
Toutefois  en  raison  des  affinités  métaphysiques  qu'on 
a  signalées  plus  haut,  l'âme  reprendra  sa  matière  prin- 
cipalement, prascipue,  dans  les  éléments  qui  furent  jadis 
informés  par  elle  et  appartinrent  à  son  humanité.  Si 
cet  élément  fait  défaut,  soit  parce  qu'une  mort  préma- 
turée aura  empêché  le  développement  normal  du  corps, 
soit  parce  qu'il  y  a  eu  mutilation  (et  l'on  pourrait  ajou- 
ter ici  toutes  les  autres  hypothèses  émises  sur  les  trans- 
formations possibles  d'un  même  corps  humain),  Dieu 
y  suppléera  en  prenant  ailleurs  la  matière  nécessaire 
pour  rendre  au  corps  la  perfection  de  quantité  exigée 
par  la  nature  :  aliunde  hoc  divina  supplebil  potenlia.  Ce 
ne  sera  pas  reconstituer  un  corps  différent,  tout 
comme  la  transformation  de  l'enfant  en  un  adulte  ne 
fait  pas  un  homme  différent. 

Continuant  l'application  de  ce  principe,  saint  Tho- 
mas envisage  le  cas  du  corps  dévoré  par  des  anthropo- 
phages ou  par  des  animaux,  qui,  eux-mêmes,  seront 
mangés  par  d'autres  hommes.  Il  estime  que  les  élé- 
ments matériels  du  corps  seront  rendus  d'aboid  à  qui 
le  premier  les  a  possédés;  chez  les  autres,  Dieu  y  sup- 
pléeia  comme  on  vient  de  le  dire.  Et  même,  dans  l'hy- 
pothèse où  l'homme  se  serait  uniquement  nourri  de 
chairs  humaines,  Dieu  se  contenterait,  dans  la  recons- 
titution de  son  corps,  des  éléments  reçus  des  parents 
dans  la  général  ion  et  suppléerait  pour  tout  le  reste.  Et 
si  les  parents  eux-mêmes  s'étaient  uniquement  nourris 
de  chairs  humaines  et  si,  par  conséquent,  les  éléments 
du  sperme  humain  lui-même  devaient  appartenir  à 
d'autres,  Dieu  suppléerait  totalement. 

Quelle  que  soit  la  valeur  de  ces  considérations,  plus 
Imaginatives  que  philosophiques,  il  était  nécessaire  de 


les  rappelei,  pour  montrer  que  saint  Thomas  n'attache 
pas  à  la  persistance  d'éléments  matériels  du  corps  pré- 
sentement vivant,  une  importance  telle  qu'on  doive 
nécessairement  et  en  toute  hypothèse  en  tenir  compte. 
En  étudiant  l'exposé  de  saint  Thomas,  Schwane  n'hé- 
site pas  à  conclure  que  son  explication  «  amène  logi- 
quement à  réduire  l'identité  numérique  à  une  pure 
identité  de  la  forme  et  des  éléments  chimiques  en  géné- 
ral et  à  faire  disparaître  ainsi  l'identité  numérique  des 
éléments  constitutifs  matériels  et  individuels  ».  His- 
toire des  dogmes,  trad.  fr.,  t.  v,  p.  240.  Le  P.  Hugueny, 
O.  P.,  est  peut-être  plus  près  encore  de  la  pensée  tho- 
miste en  la  traduisant  ainsi  :  «  Si  les  éléments  du  cada- 
vre ont  encore  gardé,  sous  la  forme  de  squelette  distinct, 
quelque  signe  de  leur  ancienne  appartenance  au  corps 
vivant  de  celui  qui  doit  ressusciter,  nous  pensons  que 
cette  relation  de  raison,  qui  suffit  à  justifier  le  culte 
rendu  par  l'Église  aux  reliques,  motivera  la  réinfor- 
mation delà  matière  première  présente  en  ces  vénérables 
restes,  de  préférence  à  toute  autre  matière.  Mais  il  n'y 
a  là  qu'une  raison  de  convenance  et  non  pas  une  rai- 
son de  nécessité  absolue.  »  Critique  et  catholique,  t.  n, 
n.380,  p.  364. 

3.  Enseignements  parallèles  à  celui  de  saint  Thomas  au 
XIIIe  siècle.  — «  Jusqu'à  l'aurore  du  xme  siècle,  date  à 
laquelle  les  écrits  d'Aristote  et  ceux  de  ses  commenta- 
teurs arabes,  Avicenneet  Averroès,  passèrent  de  Tolède 
en  France  et  en  Allemagne,  les  théories  sur  l'unité  du 
composé  humain,  si  fortement  accusées  plus  tard  par 
saint  Thomas  d'Aquin,  étaient  loin  de  rallier  tous  les 
esprits.  Il  y  avait,  au  contraire,  dans  les  écoles  de  phi- 
losophie un  courant  puissant  et  très  répandu...,  qui 
contenait  sur  plusieurs  points  de  doctrine,  en  particu- 
lier sur  la  nature  de  l'âme  spirituelle  et  sur  ses  relations 
avec  le  corps,  des  théories  notablement  différentes  de 
celles  que  le  génie  et  l'autorité  de  saint  Thomas  firent 
insensiblement  prévaloir.  »  Card.  Mercier,  Cours  de  phi- 
losophie, t.  ii,  p.  301. 

Tandis  que  saint  Thomas  enseigne,  à  l'instar  d'un 
dogme  philosophique,  l'unicité  de  forme  substantielle 
dans  le  composé  vivant  et  notamment  dans  l'homme, 
toute  une  école  professe  que  le  principe  vital,  que  l'âme 
spirituelle  n'est  qu'une  forme  supérieure  à  laquelle  est 
ordonné  l'être  déjà  constitué  comme  corps.  L'existence 
d'une  forme  de  corporéité  paraît  nécessaire  aux  philo- 
sophes et  théologiens  de  cette  école,  dont  Henri  de 
Gand  et  les  théologiens  franciscains  sont  les  représen- 
tants les  plus  illustres.  Voir  Henri  de  Gand,  In  IVara 
Se/!/.,dist.  XI,  q.  m,  a.  2.  Saint  Bonaventure  et  Duns 
Scot  acceptent  aussi  cette  doctrine  et  l'utilisent  pour 
expliquer  la  résurrection. 

Saint  Bonaventure  développe  son  sentiment  dans  le 
commentaire  de  la  dist.  XLIII,  a.  1,  q.  iv.  Subordon- 
nées à  la  forme  proprement  substantielle  qu'est  l'àme 
intellective,  les  formes  inférieures,  par  exemple,  la 
forme  de  chair,  la  forme  des  éléments  premiers  et 
mixtes,  sont  sujettes  à  corruption.  Cependant  elles  ne 
disparaissent  pas  complètement.  Ces  formes  inférieures 
se  trouvent  à  l'état  de  puissance  dans  la  matière  et 
c'est  avec  une  forme  de  corporéité  particulière  que 
l'àme  humaine  individuelle  s'unit  pour  constituer  la 
substance  d'un  corps  humain.  De  même  donc  que  cette 
substance,  avant  la  génération,  était  on  puissance  dans 
la  matière  qui  a  été  prise  pour  former  le  corps  de  l'indi- 
vidu, de  même  après  la  mort  elle  retombe  par  la  cor- 
ruption dans  cette  même  matière,  pour  y  rester  cachée 
à  l'état  de  puissance  —  de  raisons  séminales,  dit  plus 
expressément  encore  saint  Bonaventure  en  reprenant 
le  terme  consacré  par  saint  Augustin  —  jusqu'à  ce 
qu'elle  soit  rappelée  à  l'existence  par  la  voix  du  Dieu 
tout-puissant.  Sur  la  théorie  de  la  pluralité  des  formes 
inférieures  chez  saint  Bonaventure,  les  éditeurs  de 
Quaracchi  (t.  iv,  p.  891)  renvoient  à  In  IIam  Sent., 


25G1 


RESURRECTION.    PROBLÈME    DE    L'IDENTITÉ 


2562 


dist.  XII,  a.  1,  q.  m  et  scholion;  dist.  XIII,  a.  2,  q.  il 
et  surtout  scholion;  dist.  XIV,  part.  II,  a.  2,  q.  i; 
dist.  XV,  a.  1,  q.  ii;  dist.  XVII,  a.  1,  q.  n,  ad  Gum  et 
a.  2,  q.  ii.  Sur  les  «  raisons  séminales  »,  voir  In  IInm 
Sent.,  dist.  VII,  part.  II,  a.  2,  q.  i;  dist.  XVIII,  a.  1, 
q.  n,  m:  In  IVumSent.,  dist.  XII,  part.  I,  a.  2,  q.  i. 

Cette  permanence  incomplète  des  formes  inférieures 
ne  concerne  que  leur  essence,  non  leur  existence  (puis- 
qu'elles n'existent  plus  qu'in  polenlia).  Saint  Bona- 
venlure  a  donc  une  tendance  très  marquée  à  ne  retenir 
que  l'explication  métaphysique  de  la  résurrection  :  la 
permanence  des  éléments  corporels  à  l'état  de  simple 
puissance  dans  la  matière.  Aussi,  à  ne  considérer  que 
les  possibilités  naturelles  de  la  matière,  il  ne  lui  paraît 
pas  possible  qu'elle  rende,  aux  éléments  qu'elle  détient 
ainsi,  l'être  même  qu'ils  possédaient  auparavant  sous 
les  formes  précédentes.  Elle  leur  conférerait  non  une 
essence  nouvelle,  mais  un  être,  même  substantiel,  nou- 
veau :  quamvis  cnim  nalura  non  det  novam  essenliam, 
dal  tamen  novum  modum  essendi,  non  lantum  acciden- 
taient, immo  etiam  substanlialem. . .  Dieu  seul  est  capable 
de  rendre,  avec  les  formes  inférieures  latentes  dans  la 
matière,  l'être  identiquement  le  même  que  ces  éléments 
possédaient  jadis. 

Pour  peu  qu'on  réfléchisse,  on  voit  que,  dans  la  théo- 
rie de  saint  Bonaventure  —  si  proche  de  celle  de  saint 
Thomas,  malgré  les  divergences  — -  c'est  donc  encore 
l'identité  des  formes  subordonnées  et  de  la  forme  prin- 
cipale, restituées  par  Dieu  aux  éléments  conservés  en 
puissance  dans  la  matière,  qui  explique  l'identité  nu- 
mérique des  corps  vivants  et  des  corps  ressuscites. 

Dans  la  réponse  à  l'ad  3um,  saint  Bonaventure  expose 
que  l'immortalité  conférée  au  corps  ressuscité  ne  s'op- 
pose pas  à  son  identité  avec  le  corps  mortel,  car  l'es- 
sence du  corps  n'est  pas  modifiée,  c'est  son  état,  sa 
manière  d'être  nouvelle. 

On  retrouve  quelques-uns  des  traits  de  la  doctrine 
bonaventurienne,  notamment  les  rationes  séminales, 
comme  explication  de  la  résurrection  chez  Pierre  de 
Tarentaise,  In  iVum  Sent.,  dist.  XLIII,  a.  7,  ad  llum. 

Duns  Scot,  comme  saint  Bonaventure,  admet  le 
principe  général  de  diverses  formes  substantielles 
subordonnées.  Mais,  en  fait,  Scot  admet  dans  l'homme 
une  seule  forme  substantielle  subordonnée  à  l'âme,  la 
forme  corporelle  (forma  corporeilatis)  ou  organique 
par  laquelle  la  matière  est  organisée  et  rendue  apte  à 
l'information  de  l'âme.  Voir  surtout  In  IVum  Sent., 
dist.  XI,  q.  m,  n.  2.  Tandis  que,  chez  saint  Thomas,  le 
sujet  informé  par  l'âme  est  la  matière  première,  chez 
Duns  Scot,  c'est  le  corps  organique  qui  reçoit  de  l'âme 
d'être  corps  vivant. 

Cette  forme  de  «  corporéité  »  est  le  terme  intermé- 
diaire nécessaire  entre  le  corps  mortel  et  le  corps  res- 
suscité :  terme  intermédiaire  nécessaire,  car  seul  il  peut 
expliquer  certains  faits  dont,  au  dire  de  Scot,  ne  saurait 
rendre  compte  la  théorie  thomiste.  La  solution  du  Doc- 
teur angélique  est  incompatible  avec  la  résurrection 
des  animaux,  dont  le  Docteur  subtil  trouve  des  exem- 
ples dans  certains  récits  dévie  des  saints.  La  corporéité, 
contenue  dans  la  puissance  de  la  matière,  explique,  en 
reparaissant  sous  l'influence  d'agents  extérieurs,  la 
reconstitution  numerice  eamdem  des  êtres  successifs 
aussi  bien  que  des  êtres  permanents.  Il  suffît  que  la 
même  matière  retombe  sous  l'influence  causale  de 
l'agent  qui,  une  première  fois,  en  avait  produit  les 
déterminations  et  les  formes.  Ainsi,  spéculativement 
parlant,  il  ne  serait  pas  impossible  que  des  causes 
créées  fussent  les  agents  de  la  résurrection.  Report. 
Paris.,  1.  IV,  dist.  XLIII,  q.  m,  n.  1-20.  Nous  avons  vu 
plus  haut,  col.  2553,  qu'en  fait,  seule  la  vertu  divine  in- 
terviendra comme  cause  de  la  résurrection. 

La  restitution  que  cette  vertu  divine  fera  à  la  matière 
de  sa  corporéité  permettra  aux  éléments  corporels  de 


reprendre,  numerice  eadem,  leur  place  dans  le  composé 
humain.  Dans  l'intérêt  du  dogme,  Scot  réclame,  pour 
l'unité  numérique  du  corps,  l'identité  non  seulement 
des  éléments  qui  ont  été  donnés  à  l'origine  dans  la 
génération,  mais  encore  de  quelques  autres  qui  sont 
survenus  par  l'assimilation  des  éléments  nutritifs  pour 
porter  l'individu  humain  à  sa  grandeur  normale  et 
naturelle.  11  unit  ainsi  la  première  et  la  deuxième  expli- 
cation examinées  par  saint  Thomas.  Report.  Paris., 
dist.  XLIV,  q.  i,  n.  3-4,  5-14.  Ainsi  le  corps  reprendra 
tout  ce  qui  fut  de  verilate  natures  ejus  et,  de  plus,  parmi 
les  éléments  qui  ont  fait  partie  du  corps  vivant,  ceux- 
là  seulement  qui  suffisent  pour  rétablir  le  corps  dans  son 
état  normal  quantitatif,  celui  qu'il  a  eu  vers  la  tren- 
tième année.  Id.,  n.  15. 

4.  Réaction  de  Durand  de  Saint-Pourçain.  —  L'ex- 
posé des  thèses  de  saint  Thomas  et  de  Duns  Scot  était 
indispensable  pour  faire  comprendre  la  position  adop- 
tée par  Durand  de  Saint-Pourçain,  que  l'on  a  tort, 
croyons-nous,  de  présenter  comme  un  novateur.  Il 
serait  plus  exact  de  le  qualifier  de  rénovateur,  tout  en 
reconnaissant  que  certaines  de  ses  assertions  revêtent 
une  forme  insolite,  si  on  les  prend  séparées  de  l'en- 
semble de  sa  doctrine. 

a)  Doctrine  sur  l'identité  numérique  du  corps  vivant 
et  du  corps  ressuscité.  —  Il  s'agit,  on  l'a  dit,  d'un  dogme 
de  foi  et  Durand  le  professe  explicitement.  Dans  le 
commentaire  In  7Vum  Sent.,  dist.  XLIII,  q.  i,  il  se 
demande  utrum  possil  idem  homo  resurgere.  Nous  citons 
d'après  l'édition  de  Lyon,  1586,  p.  877  sq.  Et  il  répond, 
n.  13,  qu'il  en  sera  <■  infailliblement  »  ainsi,  principale- 
ment en  raison  des  affirmations  de  l'Écriture,  mais 
aussi  des  raisons  de  convenance  qui  justifient,  pour 
l'âme,  la  reprise  de  son  corps.  Ces  raisons  sont  au 
nombre  de  deux.  Baison  métaphysique  :  l'âme  raison- 
nable, l'une  des  plus  nobles  créatures,  faite  à  l'image 
de  Dieu,  ne  peut  convenablement  demeurer  séparée  de 
son  corps,  puisqu'elle  lui  reste  ordonnée  comme  la 
forme  à  sa  matière.  Baison  morale  :  le  corps  ayant  par- 
ticipé aux  bonnes  et  aux  mauvaises  actions  de  l'âme, 
la  justice  divine  semble  appeler  la  résurrection  pour 
récompenser  ou  punir  tout  le  composé  humain. 
P.  879  a.  b. 

b)  Explication.  —  a.  Rejet  des  hypothèses  scolistes.  — 
Scot  considère  la  forme  intermédiaire  de  corporéité 
comme  nécessaire  à  l'explication  de  la  résurrection. 
Avant  lui  Henri  de  Gand  avait  soutenu  la  même  opi- 
nion et  saint  Bonaventure  voulait  trouver  dans  les 
•  raisons  séminales  »  le  moyen  d'expliquer  la  réappa- 
rition dans  la  matière  des  formes  inférieures  disposant 
cette  matière,  redevenue  ainsi  numériquement  la 
même  que  celle  abandonnée  par  l'âme  au  moment  de 
la  mort.  Durand,  s'inspirant  du  principe  thomiste  in- 
contestable de  l'unicité  de  forme  dans  le  composé  hu- 
main, rejette  ces  conceptions  qui  avaient  amené  leurs 
auteurs  à  enseigner  la  possibilité,  au  moins  spécula- 
tive, d'une  résurrection  opérée  sous  l'action  d'agents 
purement  naturels.  Aussi  dans  la  q.  n,  utrum  aliquid 
corruplum  possit  per  naturam  idem  numéro  reparari, 
p.  870  6-881  a,  il  prend  nettement  position  contre  la 
restauration  de  cette  identité  dans  l'être  sous  l'in- 
fluence d'un  agent  naturel.  L'agent  naturel  serait  dif- 
férent de  celui  qui,  la  première  fois,  aurait  communi- 
qué à  la  matière  sa  forme  corporelle;  il  faudrait  donc 
que  la  nouvelle  forme  produite  soit  différente  de  la  pre- 
mière tout  au  moins  numériquement  :  quando  aliquid 
dependel  ab  alio  per  se  et  ex  necessilale,  mulliplicalo  eo, 
oportel  ipsum  necessarie  mulliplicari.  N.  7,  p.  880  b. 
Cela  posé,  Durand  reprend  l'argumentation  de  Scot 
qui  voulait  démontrer,  voir  col.  2554,  que  l'âme  rai- 
sonnable ne  peut  être  réunie  au  corps  que  par  Dieu.  Si 
les  agents  naturels,  dit-il,  peuvent  naturellement  faire 
réapparaître  la  forme  de  corporéité,  comme  ultime  dis- 


2563 


RESURRECTION.    PROBLÈME    DE    L'IDENTITÉ 


2504 


position  à  l'âme  raisonnable,  il  s'ensuivrait  qu'ils 
seraient  cause  de  la  réunion  de  l'âme  au  corps,  tout 
comme  le  père  qui  engendre  peut  être  dit  cause  (dispo- 
sitive, mais  cause  réelle)  de  la  première  union.  N.  8, 
p.  880  b. 

Afin  de  mieux  marquer  l'intransigeance  thomiste  de 
sa  position,  Durand  déclare,  dans  la  question  suivante, 
q.  m,  p.  881  6-884  b,  que  la  puissance  divine  elle-même 
ne  peut  reproduire,  dans  leur  identité  numérique,  des 
êtres  dont  les  éléments  essentiels  seraient  totalement 
disparus  soit  par  annihilation,  soit  par  corruption.  Et 
il  affirme  cette  impossibilité  aussi  bien  pour  les  êtres 
permanents  que  pour  les  êtres  en  changements  suc- 
cessifs. Les  scotistes  eux-mêmes  reconnaissent  que, 
pour  ces  derniers  êtres  tout  au  moins,  Durand  ne 
s'écarte  pas  de  la  doctrine  de  saint  Thomas.  Voir  les 
notes  des  éditeurs  des  œuvres  de  saint  Bonaventure, 
Quaracchi,  t.  iv,  p.  890  b,  891  a.  Pour  la  doctrine  de 
saint  Thomas,  cf.  Quodl.,  IV,  q.  m,  a.  5.  Si  l'on  se  sou- 
vient que,  dans  sa  synthèse  de  la  Somme  contre  les 
gentils,  saint  Thomas  admet  dans  l'être  humain  un 
flux  et  un  reflux  perpétuels  des  éléments,  on  doit 
conclure  que  la  position  de  Durand  est  identique  à 
celle  du  Docteur  angélique. 

b.  Fondement  identique  à  celui  de  saint  Thomas  :  la 
permanence  de  l'âme  spirituelle,  forme  du  corps  humain. 
—  A  deux  reprises,  Durand  insiste  sur  ce  point.  Tout 
d'abord  dans  la  question  i,  n.  6,  p.  878  a,  où  il  agite  le 
problème  de  la  possibilité  de  la  résurrection.  C'est 
1'  «  introduction  »  de  la  forme  dans  la  matière  qui  fait 
l'être  résultant  de  l'union  des  deux.  D'où  l'on  peut  dé- 
duire que,  si  les  principes  essentiels  d'un  être  dissous 
persistent  séparément,  numériquement  les  mêmes, 
l'agent  qui  peut  les  réunir  rend  par  là  possible  la  recons- 
titution de  cet  être,  dans  son  identité  numérique.  Or, 
après  la  mort  de  l'homme,  les  principes  essentiels  de  son 
être  demeurent,  matière  et  forme,  et  Dieu  peut  les 
réunir.  Donc  cet  homme,  malgré  sa  mort,  peut  être 
reconstitué  le  même  numériquement.  En  second  lieu, 
clans  la  même  question,  n.  12,  p.  879  a,  il  expose  que 
l'âme  séparée  demeure,  après  la  mort,  ordonnée  au 
corps  qu'elle  a  informé.  Si  Dieu  a  pu  l'unir  au  moment 
de  la  génération  au  corps  qu'elle  devait  informer,  pour 
constituer  précisément  tel  être  humain,  à  plus  forte 
raison  pourra-t-il  reconstituer  le  même  être  humain  en 
réunissant  cette  âme  qui  persiste,  incorruptible  et 
immortelle,  après  sa  séparation,  au  corps  qui  est  de- 
meuré dans  ses  éléments  :  car  l'âme  tient  lieu  de  cette 
forme  de  corporéité,  ingénérable  et  incorruptible,  que 
certains  ont  inventée. 

La  raison  de  ce  recours  à  la  forme  substantielle  cor- 
porelle que  demeure,  même  après  la  mort,  l'âme  spiri- 
tuelle, c'est  que  c'est  la  forme  substantielle  qui  donne 
à  la  matière  son  être  premier  et  essentiel.  Q.  iv,  n.  12, 
p.  886  b.  Les  scotistes  (Durand  les  réfute  sans  les  nom- 
mer) s'imaginent  que  la  reconstitution  du  corps  doit 
précéder  sa  réassornption  par  l'âme,  et  c'est  pourquoi 
ils  inventent  cette  forme  intermédiaire  de  corporéité. 
Mais  c'est  là  pure  illusion  d'imagination.  La  réanima- 
tion qui  se  produira  à  la  résurrection  sera  un  véritable 
changement.  Le  sujet  sur  lequel  l'âme  exercera  son 
emprise  sera  différent,  avant  et  après,  dans  son  mode 
d'être.  La  matière,  en  laquelle  l'âme  sera  reçue,  aura 
été  immédiatement  avant  la  résurrection  sous  la  forme 
de  poussière.  11  ne  faut  donc  pas  imaginer  comme  une 
nouvelle  formation  du  corps  précédant  naturellement 
la  réanimation...  Dieu  n'a  pas  besoin  d'une  matière 
prédisposée  immédiatement  à  recevoir  sa  forme.  Mais 
la  nouvelle  animation  produira  in  eodem  instanti  la 
reconstitution  du  corps  et  son  aptitude  à  recevoir  l'âme. 

c.  Maintien  de  la  doctrine  traditionnelle  de  la  réas- 
somption  des  éléments  corporels  par  l'âme  immortelle, 
mais  pour  l'expliquer  dans  tous  les  cas  possibles,  recours 


à  la  métaphysique  de  la  forme.  —  C'est  d'ailleurs  la  pure 
position  de  saint  Thomas  ;  ce  qui  a  laissé  croire  à  cer- 
tains auteurs  que  Durand  s'éloignait  des  positions  tho- 
mistes, c'est  uniquement  l'emploi  de  quelques  expres- 
sions et  surtout  de  quelques  exemples  insolites. 

Tout  d'abord,  Durand  reprend  la  doctrine  tradi- 
tionnelle de  la  réassornption  des  éléments  corporels 
réduits  en  poussière  après  la  mort.  Dans  la  q.  iv  de  la 
dist.  XLIII,  n.  13,  il  distingue  l'organisation  du  corps 
qui  ressuscite,  laquelle  se  fait  in  instanti  par  l'âme, 
forme  substantielle,  et  le  rassemblement  fcollectio)  des 
cendres  que,  selon  la  doctrine  reçue,  les  anges  seront 
chargés  de  retrouver  et  de  soumettre  à  la  puissance 
divine.  P.  886  b. 

Ensuite,  dans  la  q.  i  de  la  dist.  XLIV,  celle-là  même 
où  l'on  va  puiser  quelques  citations  séparées  de  leur 
contexte,  pour  présenter  sa  doctrine  comme  une  inno- 
vation, Durand  se  pose  directement  la  question  : 
ulrum  ad  hoc  quod  idem  homo  numéro  resurgat  requira- 
lur  quod  formelur  corpus  ex  eisdcm  pulveribus  in  quos 
fuit  resolulum.  Et  sa  première  remarque  est  de  dire 
que  le  problème  serait  vite  résolu  si  l'on  ne  considérait 
comme  élément  essentiel  de  l'homme  que  la  seule 
forme  ;  parce  que,  la  forme  demeurant  la  même,  quelles 
que  soient  les  variations  de  matière,  l'homme  resterait 
toujours  identique.  De  cette  explication  (que  tous  nos 
manuels  lui  prêtent),  Durand  ne  veut  pas,  parce  que, 
dit-il,  communiter  ienetur  et  veritas  sic  habet  quod  de 
essentia  et  quidditale  hominis,  cujuscumque  subslan- 
tite  generabilis  et  corruplibilis,  sunl  maleria  et  forma. 
N.  4,  p.  887  b.  Et,  après  avoir  répondu  aux  objections 
formulées  contre  sa  doctrine,  il  conclut  :  per  hoc  palet 
responsio  ad  principalia  argumenta  quœslionis  :  quia 
secundum  hanc  positionem  non  solum  salvamus  idenli- 
lalem  formée,  sed  etiam  malerix,  modo  quo  diclum  est. 
N.  11,  p.  889  b. 

Quelle  est  donc  cette  «  manière  de  dire?  »  C'est  ici 
qu'il  faut  séparer  la  doctrine  de  certaines  expressions 
et  d'exemples  insolites.  Expressions  et  exemples  qui, 
d'ailleurs,  trouvent  leur  explication  dans  le  texte  de 
Durand,  en  raison  du  contexte  qui  les  explique.  La 
question  i  de  la  dist.  XLIV,  dont  nous  avons  lu  plus 
haut  la  teneur,  est  posée  à  l'occasion  de  «  certains 
auteurs  »  qui  se  demandent  si,  dans  l'hypothèse  où,  à 
la  résurrection,  le  corps  de  Pierre  et  le  corps  de  Paul 
demeuraient  non  réduits  en  poussière  après  leur  mort, 
Pierre  ressusciterait  identique  à  lui-même  au  cas  où 
son  âme  reprendrait  le  corps  de  Paul  et  réciproque- 
ment, si  Paul  ressusciterait  identique  à  lui-même  au 
cas  où  son  âme  reprendrait  le  corps  de  Pierre.  N.  1, 
p.  887  b. 

On  doit  ,  répond  Durand,  selon  les  deux  opinions 
philosophiques  qui  s'affrontent  ici  (scotisme  et  tho- 
misme), donner  deux  solutions  différentes.  Si  dans 
l'homme  il  y  a,  outre  l'âme  raisonnable,  une  autre 
forme  substantielle  qui  donne  à  la  matière  d'être  cor- 
porelle et  d'avoir  les  perfections  du  corps,  il  est  évi- 
dent que  dans  l'hypothèse  envisagée,  Pierre  ne  serait 
plus  Pierre  et  Paul  ne  serait  plus  Paul.  Car  l'identité 
du  tout  suppose  l'identité  des  parties  et  le  corps  est  ici 
conçu  comme  une  partie  de  l'être  humain,  possédant 
déjà  en  elle-même  son  unité  et  son  entité  propres.  Mais, 
si  dans  l'homme  il  n'y  a  qu'une  forme  substantielle, 
l'ûme  raisonnable  qui  donne  l'être  corporel  cl  les  perfec- 
tions du  corps,  la  question  telle  qu'elle  est  posée  est  une 
pure  contradiction,  car  il  n'y  a  pas  de  corps  de  Pierre 
sans  l'âme  de  Pierre,  ni  de  corps  de  Paul  sans  l'âme  de 
Paul.  N.  4,  p.  888  a.  Par  conséquent  la  question  doit 
être  posée  différemment  :  Supposé  que  l'âme  de  Pierre 
informe  la  matière  qui  fut  dans  le  corps  de  Paul,  Pierre 
ressusciterait-il  identique  à  lui-même? 

Et  c'est  à  la  question  ainsi  posée  que  Durand  donne 
la  célèbre  réponse  qu'on  lui  reproche  comme  une  inno- 


2565 


RÉSURRECTION.    AUTRES    QUESTIONS 


2566 


vation,  peut-être  parce  que  ses  détracteurs  n'ont  jamais 
lu  son  texte  :  Ad  primum  dicendum  quod  cuicumque  ma- 
leriie  uniatur  anima  Pelri  in  resurrectione,  ex  eo  quod 
est  eadeni  forma  secundtim  numerum,  perconsequens  erit 
idem  Petrus  secundum  numerum.  N.  6,  p.  888  a.  Mais  il 
a  bien  soin  de  noter  que  c'est  là  une  réponse  à  une  ques- 
tion exceptionnelle,  qu'il  n'envisage  point  comme 
représentant  le  cas  ordinaire  :  Si  aliquo  modo  deberet 
habere  locum.  Voilà  pour  expressions  et  exemples  inso- 
lites. 

Quant  à  la  doctrine,  c'est  celle-là  même  que  nous 
avons  déjà  trouvée  chez  saint  Thomas.  La  matière  est 
une  pure  puissance  qui,  de  son  unique  forme  substan- 
tielle, reçoit  toutes  ses  déterminations.  N.  6.  La  meil- 
leure preuve,  c'est  que,  dans  la  transformation  des  ali- 
ments par  la  nutrition,  malgré  les  changements  que 
l'assimilation  implique  du  côté  de  la  matière  —  saint 
Thomas  parlait  du  flux  et  du  reflux  des  éléments  — 
l'animal  demeure  toujours  identique  à  lui-même.  N.  7. 
Sans  doute  l'élément  matériel  est  réel,  mais  sa  réalité 
actuelle  est  due  toute  à  la  forme,  n.  8,  et  c'est  parce 
qu'elle  est  a  actuée  »  par  une  forme  déterminée  qu'on 
peut  la  distinguer  d'une  matière  «  actuée  »  par  une 
autre  forme,  n.9;  et  ce,  non  seulement  dans  son  deve- 
nir (in  péri),  mais  dans  son  être  constitué.  N.  10. 

En  bref,  c'est  par  la  forme  substantielle  — ■  l'âme 
raisonnable  —  que  la  matière  devient,  dans  l'homme, 
ce  corps  de  cet  homme  déterminé.  Donc,  si  dans  certains 
cas  des  éléments  matériels  autres  que  ceux  jadis  possé- 
dés devaient  être  repris  à  la  résurrection  par  l'âme, 
cela  n'empêcherait  pas  la  reconstitution  de  l'homme  : 
seraient  sauvées  non  seulement  l'identité  de  la  forme, 
mais  encore  celle  de  la  matière.  N.  11. 

11  faut  n'avoir  pas  lu  le  texte  de  Durand  de  Saint- 
Pourçain  pour  lui  prêter  une  doctrine  en  opposition 
avec  celle  de  saint  Thomas. 

Nota.  —  Il  semble  inutile  de  poursuivre  notre  en- 
quête chez  les  théologiens  postérieurs.  Tout  d'abord 
un  grand  nombre  de  théologiens  ne  commentent  plus 
les  Sentences  de  Pierre  Lombard  et  s'attachent  à  la 
Somme  de  saint  Thomas.  En  général,  le  Supplément 
est  délaissé.  Suarez,  par  exemple,  traite  de  la  résurrec- 
tion dans  son  commentaire  sur  la  IIIa  pars,  à  propos 
de  la  Résurrection  du  Christ,  disp.  XLIV.  C'est  surtout 
dans  les  manuels  récents  que  la  question  de  l'identité 
numérique  des  corps  est  étudiée  sous  l'aspect  précis 
que  lui  avaient  donné  les  commentateurs  des  Sentences. 
Et  les  auteurs  y  signalent  simplement  deux  tendances  : 
celle,  disent-ils,  de  l'ensemble  des  théologiens  qui, 
outre  l'identité  de  l'âme,  requièrent  pour  l'identité 
numérique  des  corps,  qu'il  subsiste  «  quelque  chose  de 
la  matière  »  qui  fut  jadis  possédée  par  l'âme;  et  celle 
de  Durand  de  Saint-Pourçain  qu'on  veut  retrouver 
chez  Billot,  Pègues,  Hugueny,  Van  der  Meersch  et 
quelques  autres.  C'est  là,  pensons-nous,  un  cadre 
quelque  peu  conventionnel,  que  nous  serions  heureux 
d'avoir  brisé. 

4°  Propriétés  des  corps  ressuscites.  —  Il  n'est  ques- 
tion ici  que  des  propriétés  des  corps  en  général  et  non 
des  propriétés  des  corps  glorieux,  qui  ont  été  étudiées 
à  l'art.  Corps  glorieux,  t.  ni,  col.  1898  sq. 

Nous  nous  contenterons  de  résumer  très  brièvement 
les  réponses  généralement  admises  et  empruntées 
presque  toujours  à  saint  Thomas.  Elles  témoignent 
surtout  de  la  curiosité  des  théologiens,  avides  de  don- 
ner des  solutions  aux  problèmes  les  plus  obscurs.  Les 
théologiens  ont  d'ailleurs  l'excuse,  très  souvent,  de 
pouvoir  s'abriter  derrière  l'autorité  de  saint  Augustin. 
Il  sera  bon  cependant  d'attendre  au  jour  de  la  résur- 
rection générale  pour  être  définitivement  fixé  sur  ces 
points. 

t.  Identité  des  puissances  dans  le  corps  ressuscité.  — 
Pour  les  puissances  spirituelles,  pas  de  difficulté.  Seules 


les  facultés  du  composé  pourraient  provoquer  quelque 
hésitation.  Toutefois,  même  si  cette  hésitation  était 
fondée,  elle  ne  toucherait  pas  l'identité  substantielle 
de  la  personne  ressuscitée,  les  puissances  de  l'âme  et  du 
composé  n'étant  que  des  propriétés  accidentelles. 
S.  Thomas,  SuppL,  q.  lxxix,  a.  2,  ad  3um. 

2.  La  matière  reprise  par  l'âme  rclrouvera-t-elle  dans 
le  corps  restauré  exactement  la  même  place  et  la  même 
fonction?  —  Saint  Thomas  opine  que  la  réponse  affir- 
mative est  plus  vraisemblable,  surtout  en  ce  qui  con- 
cerne les  parties  et  les  fonctions  essentielles.  Id.,  ibid., 
a.  3. 

3.  Les  corps  ressusciteront  dans  leur  intégrité.  —  Ce 
principe  général  comprend  un  certain  nombre  d'appli- 
cations : 

a)  L'homme  doit  ressusciter  parfait,  puisqu'il  ne 
ressuscite  que  pour  atteindre  sa  perfection.  En  consé- 
quence, de  même  que  l'âme  retrouvera  ses  puissances, 
de  même  le  corps  aura  ses  organes  et  ses  membres  in- 
tègres. Les  mutilations  et  les  déformations  doivent 
donc  disparaître.  Si  certains  organes  sont  destinés  à 
des  fonctions  peu  nobles,  mais  en  rapport  avec  les  exi- 
gences de  la  vie  terrestre,  ils  subsisteront,  mais  avec 
des  fonctions  en  rapport  avec  les  exigences  de  l'autre 
vie.  Id.,  q.  lxxx,  a    1. 

b)  Les  cheveux  et  les  ongles  n'appartiennent  pas  à  la 
perfection  première  du  corps;  mais  ils  ressortissent  à 
sa  perfection  seconde  :  «  Et  parce  que  l'homme  ressus- 
citera dans  toute  la  perfection  de  sa  nature,  il  faut  que 
les  cheveux  et  les  ongles  ressuscitent  en  lui.  »  Id.,  ibid., 
a.  1. 

c)  Les  humeurs  appartenant  à  la  perfection  de  la 
nature  humaine  reparaîtront,  mais  toujours  en  confor- 
mité avec  les  exigences  de  la  vie  de  l'au-delà.  «  Les 
membres  qui  servent  à  la  génération  existeront  après 
la  résurrection  pour  l'intégrité  de  la  nature  humaine, 
mais  non  pour  opérer  les  actes  qu'ils  accomplissent 
maintenant.  »  Id.,  ibid.,  a.  3,  et  ad  2um.  En  bref,  tout 
ce  qui  se  rapporte  à  la  véritéetà  l'intégrité  de  la  nature 
humaine  ressuscitera  avec  les  corps.  Id.,  ibid.,  a.  4. 

d)  La  matière  sera  rendue  à  l'homme  selon  les  exi- 
gences de  l'espèce  humaine  :  il  est  trop  évident  que  la 
totalité  de  la  matière  qui,  au  cours  de  la  vie  terrestre, 
a  pu  passer  dans  un  corps  humain,  n'est  pas  due  à  l'in- 
tégrité de  la  personne  ressuscitée.  Id.,  ibid.,  a.  5. 

e)  D'après  saint  Thomas  et  bon  nombre  de  théolo- 
giens, les  hommes  ressusciteront  à  l'âge  parfait,  c'est- 
à-dire,  d'après  saint  Augustin,  vers  l'âge  de  trente  ans, 
«  la  perfection  existant  dans  l'âge  viril  auquel  s'arrête 
le  mouvement  de  croissance  et  où  commence  le  mouve- 
ment de  décroissance.  »  Suppl.,  q.  lxxxi,  a.  1.  Mais 
d'autres  théologiens  estiment  cette  solution  discutable 
et  peu  conforme  avec  les  assertions  empruntées  aux 
monuments  de  l'antiquité  chrétienne.  Le  P.  Terrien 
déclare  que  «  cette  règle  ne  doit  pas  être  comprise  avec 
une  exactitude  mathématique.  Il  semble  convenable 
qu'il  y  ait  dans  l'apparence  extérieure  des  ressuscites 
quelque  chose  qui  rappelle  leur  vie  d'ici-bas.  On  aime 
à  penser  qu'un  saint  Stanislas,  par  exemple,  conser- 
vera les  grâces  de  sa  jeunesse  et  le  vieillard  Siméon,  la 
noble  majesté  qui  le  caractérisait,  quand  il  reçut  entre 
ses  bras  le  Sauveur  du  inonde.  »  La  grâce  et  la  gloire, 
t.  n,  1.  X,  c.  n,  p.  268-269.  Cf.  F.  Segarra.  De  idenlitate 
corporis  morlalis  et  corporis  resurgenlis,  Madrid,  1929, 
p.  241-256. 

f)  Par  contre,  saint  Thomas  concède  que  les  morts 
ne  ressusciteront  pas  tous  avec  la  même  taille;  ils  res- 
susciteront avec  la  taille  qu'ils  ont  eue  ou  qu'ils 
auraient  eue  à  l'âge  viril,  terme  de  la  croissance.  Si 
toutefois  la  nature  a  fait  des  excès  dans  un  sens  ou 
dans  l'autre,  «  la  puissance  divine  retranchera  ou  ajou- 
tera ce  qu'il  y  aura  dans  l'homme  ehtrop  ou  en  moins  ». 
Suppl.,  q.  lxxxi,  a.  2. 


25G7 


RESURRECTION.    CONCLUSIONS 


2568 


g)  De  même  que  les  hommes  ressusciteront  avec 
leur  taille  particulière,  de  même  ils  ressusciteront  avec 
leur  sexe  :  la  diversité  des  sexes  importe  à  la  perfection 
de  l'espèce.  Id.,  ibid.,  a.  3. 

h)  Mais  toutes  les  opérations  de  la  vie  animale  ces- 
seront, car  la  perfection  de  la  résurrection  concerne  la 
possibilité  d'atteindre  la  fin  dernière  :  à  quoi  les  fonc- 
tions de  la  vie  animale  n'ont  aucun  rapport.  Id.,  ibid., 
a.  4. 

4.  Remarques  spéciales  pour  les  corps  des  damnés 
(q.  lxxxvi).  —  Saint  Thomas,  logique  avec  les  prin- 
cipes énoncés  plus  haut,  enseigne  que  les  corps  des 
damnés  : 

a)  ressusciteront  sans  aucune  difformité  et  sans 
aucun  défaut  provenant  de  la  faiblesse  de  la  nature 
humaine.  «  L'auteur  divin  qui  a  créé  la  nature  réparera 
la  nature  des  corps  dans  son  intégrité  à  la  résurrection  », 
a.  1.  Toutefois  saint  Thomas  rapporte  les  opinions 
contraires,  qu'il  considère  comme  libres,  saint  Augus- 
tin ayant  lui-même  hésité  sur  ce  point  dans  l'Enchiri- 
dion; 

b)  seront  incorruptibles,  car,  s'ils  étaient  corrup- 
tibles, ils  ne  pouraient  être  soumis  à  l'action  du  feu 
éternel.  Voir  Feu  de  l'Enfer,  t.  v,  col.  2236-2237; 

c)  mais  ne  sauraient  être  impassibles,  puisqu'ils 
doivent  souffrir  des  atteintes  du  feu.  Voir  même  article, 
col.  2238. 

5°  Les  circonstances  de  la  résurrection.  —  1.  Le  temps 
de  la  résurrection  sera  différé  jusqu'à  la  fin  du  monde.  — 
La  sainte  Écriture  parlant  de  la  résurrection  in  novis~ 
simo  die,  cf.  Joa.,  vi,  55; xi,  24,  les  théologiens  accep- 
tent, sans  doute  possible,  que  c'est  à  la  fin  du  monde 
qu'aura  lieu  la  résurrection  générale.  Saint  Thomas  en 
apporte  une  raison  de  convenance  :  la  matière  des 
corps  inférieurs  sera  soumise  au  mouvement  tant  que 
les  corps  célestes  pourront  exercer  leur  influence. 
Suppl.,  q.  lxxvii,  a.  1.  Cette  raison,  tirée  d'une  phy- 
sique périmée,  est  traduite  par  les  thomistes  modernes 
de  la  façon  suivante  :  le  temps  de  la  résurrection  est 
reculé  à  la  fin  du  monde  afin  de  maintenir  la  propor- 
tion entre  la  rénovation  du  monde  et  l'incorruption 
des  corps.  Cf.  Hugon,  Traclatus  dogmalici,  t.  m,  p.  812. 

Mais  cette  assertion  n'a  qu'une  portée  générale  et 
souffre  des  exceptions  possibles  :  la  résurrection  de  la 
sainte  Vierge,  qui  est  une  doctrine  enseignée  dans 
l'Église  catholique,  voir  t.  i,  col.  2127,  peut-être 
celle  des  saints  dont  il  est  parlé  dans  Matth.,  xxvn, 
52-53.  Saint  Thomas  avait  d'abord  pensé  que  ces  résur- 
rections avaient  été  définitives  et  absolues.  In  /Vum 
Sent.,  dist.  XLIII,  q.  i,  a.  3  (Suppl.,  q.  lxxvii,  a.  1, 
ad  3um);  In  Malthœum,  édition  de  Parme,  t.  x, 
p.  210.  Plus  tard,  les  raisons  apportées  en  sens  in- 
verse par  saint  Augustin  lui  ont  semblé  beaucoup 
plus  solides.  Sum.  ilieol.,  Illa,  q.  lui,  a.  3,  ad  2um. 
L'opinion  négative  semble  préférée  aujourd'hui  parles 
auteurs.  Voir  Lagrange,  Évangile  selon  saint  Matthieu, 
Paris,  1923,  p.  532.  Toutefois,  Cajétan  ayant  maintenu 
dans  son  commentaire  de  la  Somme  la  première  opinion 
de  saint  Thomas,  de  bons  auteurs  gardent  encore 
aujourd'hui  ce  sentiment.  Voir  P.  Synave,  Vie  de  Jésus 
(dans  l'édition  de  la  Revue  des  Jeunes),  t.  iv,  note  49, 
p.  320. 

La  question  du  millénarisme  est  également  envisagée 
par  les  théologiens  à  propos  du  temps  de  la  résurrec- 
tion. Voir  t.  x.  col.  1700. 

2.  Personne  ne  peut  ni  connaître  ni  même  conjecturer 
l'époque  de  la  résurrection.  —  On  ne  pourrait  savoir 
l'étendue  de  l'avenir  que  par  la  raison  naturelle  ou  par 
la  révélation.  Or,  la  raison  naturelle  est,  par  elle-même, 
incapable  de  fournir  une  indication  sur  ce  sujet  et  la 
révélation  non  seulement  est  muette,  mais  nous  en- 
seigne que  personne  ne  peut  savoir  le  jour  ni  l'heure. 
Mal  th.,  wiv,  36.  Saint  Thomas  applique  à  l'époque  de 


la  résurrection  la  réponse  du  Christ  aux  apôtres  :  non 
est  vestrum  nossc  lempora  vel  momenla,  quse  Pater  posuit 
in  sua  polestale,  Act.,  i,  7.  Suppl.,  q.  lxxvii,  a.  2. 
Application  déjà  faite  par  saint  Augustin,  De  civilale 
Dei,  1.  XVIII,  c.  lui,  n.  1,  P.  L.,  t.  xi.i,  col.  616. 

3.  La  résurrection  se  fera  au  crépuscule.  —  Sans  doute 
c'est  timidement  que  les  théologiens  avancent  cette 
affirmation.  Ce  n'est  qu'une  probabilité,  étayée  sur  le 
fait  que  le  Sauveur  choisira,  pour  venir,  l'heure  des 
voleurs.  Cf.  Luc,  xn,  39-40.  C'est  l'interprétation  du 
Maître  des  Sentences.  S.  Thomas,  Suppl.,  q.  lxxvii, 
a.  3. 

4.  La  résurrection  se  fera  instantanément.  —  On  a  vu 
que  le  ministère  des  anges  sera  requis  pour  colliger  les 
cendres  dont  les  corps  doivent  ressusciter.  Ce  travail 
préalable  pourra  admettre  une  certaine  succession  dans 
le  temp's.  Mais  l'œuvre  divine  de  la  résurrection  sera  in 
inslanli.  Saint  Thomas,  pour  légitimer  cette  assertion, 
s'appuie  sur  I  Cor.,  xv,  51.  Id.,  ibid.,  a.  4. 

5.  La  mort  sera-l-ellc  le  point  de  départ  de  la  résurrec- 
tion à  l'égard  de  tout  le  monde?  —  Autrement  dit,  les 
«  vivants  »  de  la  fin  du  monde  devront-ils  mourir  avant 
de  ressusciter?  On  sait  que  la  question  est  controver- 
sée. Voir  Mort,  t.  v,  col.  2492.  Saint  Thomas  et  la  plu- 
part des  théologiens  penchent  pour  l'affirmative.  Suppl., 
q.  lxxviii,  a.  1.  Et  ils  considèrent  qu'en  conséquence 
le  corps  —  sauf  exception  possible  par  privilège  de 
Dieu  —  devra  être  réduit  en  poussière  avant  de  ressus- 
citer. Id.,  ibid.,  a.  2.  Le  Docteur  angélique  insiste  sur 
cette  idée  que  les  cendres  qui  résulteront  de  la  désa- 
grégation des  corps  ne  garderont  aucune  inclination 
naturelle  à  l'égard  de  la  résurrection,  mais  que  seule  la 
volonté  divine  justifiera  la  reprise  par  l'âme  des  élé- 
ments qui  lui  auront  appartenu.  Id.,  ibid.,  a.  3.  Cette 
assertion  n'est  d'ailleurs  pas  en  contradiction  avec  ce 
qui  a  été  dit  plus  haut  de  la  relation  plus  ou  moins  loin- 
taine que  les  éléments  dissociés  conservent  à  leur  indi- 
vidualité première,  sous  la  forme  de  l'âme  humaine. 
Voir  col.  2550. 

V.  Conclusions  générales  :  Comment  apprécier 

LES  HYPOTHÈSES  ÉMISES  POUR  EXPLIQUER  LA  RÉSUR- 
RECTION des  corps?  —  Dans  l'exposé  des  explications 
théologiques,  nous  nous  sommes  à  dessein  abstenu  de 
formuler  des  jugements  doctrinaux  sur  leur  valeur  en 
regard  du  dogme  catholique.  C'est  parce  que,  en  dehors 
des  trois  affirmations  dogmatiques  que  l'on  a  rappor- 
tées au  début  de  cet  article,  voir  col.  2501-2504,  tout  le 
reste  n'est  qu'hypothèses  plus  ou  moins  consistantes. 
Les  Pères,  on  l'a  vu,  se  sont  toujours  exprimés  avec 
une  prudence  qui  exclut,  de  leur  part,  l'intention  de 
donner  valeur  d'enseignement  officiel  à  tout  ce  qui 
n'appartient  pas  au  strict  domaine  du  dogme.  Leurs 
affirmations  réitérées  de  la  résurrection  in  eadem  carne 
quam  nunc  geslamus  n'a  pas  d'autre  but  que  d'éliminer 
l'explication  origéniste,  attribuée,  à  tort  ou  à  raison, 
au  maître  alexandrin,  d'une  résurrection  en  des  corps 
différents  de  ceux  que  les  hommes  auraient  eus  sur  la 
terre.  Aussi,  a  priori,  semble-t-il  difficile  de  porter  un 
jugement  sur  les  explications  théologiques  proposées, 
dès  lors  qu'elles  affirment  vouloir  respecter  les  données 
du  dogme.  Tout  au  plus  pourrait-on  marquer  le  plus 
ou  moins  de  logique  avec  laquelle  elles  entendent  s'y 
conformer. 

Mais  ici  encore  il  convient  d'être  d'une  extrême  pru- 
dence. 

D'une  part,  en  effet,  les  données  traditionnelles  rela- 
tives à  l'identité  du  corps  ressuscité  et  du  corps  vivant 
ne  sont  pas  les  seules  auxquelles  l'attention  du  théolo- 
gien doive  s'arrêter.  Il  y  a  aussi  cette  transformation  dont 
parle  l'Apôtre,  ICor.,  xv,  51,  transformation  dont  nous 
ignorons  la  nature  exacte,  mais  qui,  au  point  de  vue  de 
la  seule  raison,  s'impose  déjà,  puisque  les  conditions  de 
vie  corporelle  ne  seront  plus  les  mêmes  après  la  résur- 


2  569 


RÉSURRECTION.    CONCLUSIONS 


25  70 


rection  que  dans  la  vie  présente.  Et  cette  transforma- 
tion s'impose  aussi  bien  pour  les  damnés  que  pour  les 
élus,  puisque  la  vie  corporelle  de  tous  ne  finira  pas  et 
comportera  l'incorruptibilité.  L'idée  de  germe,  bien 
qu'incomplète,  doit  être  aussi  retenue,  tout  au  moins 
pour  les  corps  des  élus  :  c'est  encore  saint  Paul  qui  la 
propose,  I  Cor.,  xv,  42  sq.  Ces  deux  considérations, 
puisées  aux  sources  mômes  de  la  révélation,  doivent 
nous  empêcher  de  formuler  des  jugements  trop  abso- 
lus sur  Yidenlilé  matérielle  des  corps  vivants  et  des 
corps  ressuscites. 

Mais,  d'autre  part,  les  progrès  et  les  incertitudes  des 
sciences  physiques  et  physiologiques  doivent  également 
nous  inciter  à  la  réserve.  Dans  quelle  mesure  les  élé- 
ments derniers  du  corps  participent-ils  à  la  vie  de  l'in- 
dividu? Se  renouvellent-ils  complètement?  Comment 
expliquer  l'identité  personnelle  d'un  être  dont  le  corps 
est  en  changement  perpétuel? 

En  dehors  des  grandes  lignes  doctrinales  fixées  par 
l'Église  —  l'âme,  forme  du  corps  humain,  principe 
vital,  unique  dans  le  composé  humain  —  il  est  difficile 
de  formuler  un  enseignement  ferme.  Affirmer,  même 
sous  le  couvert  de  savants  biologistes,  qu'un  «  quelque 
chose  »  demeure  permanent  dans  la  substance  corpo- 
relle, nonobstant  le  «  tourbillon  vital  »,  c'est  émettre 
une  opinion  assez  discutable,  même  scientifiquement, 
et  qui,  en  tout  cas,  ne  saurait  servir  de  support  à  une 
explication  théologique.  Saint  Thomas  rapportait 
jadis  une  opinion  semblable,  voir  col.  2557,  et  la  consi- 
dérait comme  moins  probable. 

Troisième  réflexion  enfin  :  la  persistance  de  quelques 
éléments  de  la  substance  corporelle  n'est  pas  encore 
suffisante,  semble-t-il,  pour  expliquer  l'identité  phy- 
sique des  corps.  Pour  satisfaire  pleinement  aux  exi- 
gences d'une  telle  identité,  il  faudrait  refaire  le  miracle 
de  saint  Nicolas  ressuscitant  les  trois  petits  enfants 
dont  la  chair  avait  été  salée  et  conservée  par  le  mé- 
chant boucher.. .  L'hypothèse,  à  laquelle  se  réfèrent  plu- 
sieurs auteurs  modernes  en  interprétant  quelques 
phrases  du  Traité  élémentaire  de  physiologie  du  Dr  Gley 
dans  le  sens  d'une  permanence  réelle  des  cellules  céré- 
brales et  d'une  partie  du  tissu  musculaire,  passe  encore 
à  côté  d'une  solution  adéquate  du  problème  de  l'iden- 
tité numérique  des  corps.  Cette  permanence  ne  s'étend 
pas  au-delà  de  la  vie  terrestre.  Et  donc,  se  posera  tou- 
jours la  question  de  la  reprise  par  l'âme  des  autres  élé- 
ments qu'elle  aura  possédés  durant  son  existence  ter- 
restre. 

La  vraie  solution  semble  donc  devoir  être  reportée 
dans  le  champ  de  la  métaphysique.  C'est  la  seule  façon 
d'éviter  les  questions  oiseuses  sur  la  quantité  de  ma- 
tière à  reprendre,  sur  l'âge  auquel  on  doit  ressusciter, 
sur  le  moment  exact  de  la  vie  terrestre  qui  fournira  les 
éléments  du  corps  ressuscité,  etc.,  etc. 

Il  convient  donc,  disons  mieux,  il  est  nécessaire,  de 
n'infliger  aucune  note  théologique  aux  explications 
qui  affirment  conserver  intégralement  les  trois  don- 
nées du  dogme  catholique,  et  surtout  il  faut  se  défier, 
en  les  jugeant,  de  céder  aux  illusions  de  l'imagination. 

Voici,  sahw  meliori  judicio  en  matière  si  obscure, 
notre  avis  sur  les  doctrines  en  cours  : 

1°  On  peut  soutenir  une  identité  matérielle  stricte  du 
corps  vivant  et  du  corps  ressuscité,  en  sorte  que  notre 
corps,  ne  subissant  ici-bas  aucune  modification,  même 
dans  son  élément  matériel,  se  retrouverait  tel  quel  à  la 
fin  du  monde.  Cette  conception  est  évidemment 
absurde  au  point  de  vue  physiologique,  le  corps  hu- 
main étant  en  perpétuelle  évolution  :  mais  du  moins,  au 
point  de  vue  des  exigences  du  dogme,  elle  serait  irré- 
préhensible. 

2°  On  peut  vouloir  sauvegarder  l'identité  numérique 
des  corps  par  l'hypothèse  de  la  permanence  tout  au 
moins  d'un  certain  nombre  d'éléments  fixés  dans  l'or- 


ganisme humain  au  cours  de  la  vie  terrestre  et  repris 
par  l'âme  au  moment  de  la  résurrection,  Dieu  achevant, 
complétant  ce  qui  manque  à  ces  éléments  partiels  pour 
la  reconstitution  complète  du  corps.  C'est  la  théorie 
généralement  enseignée  et  qui  s'appuie  sur  de  nom- 
breux textes  de  saint  Thomas  (nous  avons  dit  plus 
haut  pourquoi  nous  estimons  que  cet  aspect  de  la  thèse 
de  saint  Thomas  est  secondaire). 

3°  Tout  en  acceptant  le  principe  général  de  cette 
solution,  on  peut  admettre  qu'en  certains  cas  excep- 
tionnels. Dieu  sera  obligé  de  suppléer  partiellement  ou 
même  totalement  au  défaut  de  matière.  C'est  la  théo- 
rie dont  saint  Thomas  a  très  certainement  posé  le 
principe,  voir  col.  2559,  et  qu'on  retrouve,  avec  un 
accent  plus  net  mis  sur  l'exception,  chez  Durand  de 
Saint-Pourçain  et,  de  nos  jours,  chez  Billot,  Pègues, 
Ilugueny,  Van  der  Meersch,  etc.  Explication  tout  aussi 
acceptable  que  la  précédente  et  qui  présente  l'avan- 
tage d'ouvrir  les  voies,  le  cas  échéant,  à  une  solution 
plus  métaphysique  et  moins  susceptible  de  soulever 
des  difficultés  quasi  insolubles. 

4°  On  peut  enfin,  entendant  comme  règle  générale 
ce  que  les  derniers  auteurs  cités  entendent  comme 
exception,  vouloir  expliquer  l'identité  numérique  des 
corps  ressuscites  pal  la  seule  identité  de  la  forme 
substantielle,  laquelle  reconstituerait  toujours,  au  mo- 
ment de  la  résurrection,  avec  n'importe  quels  éléments 
matériels,  sa  matière  propre  et  individuée,  son  propre 
corps.  ( "est  la  thèse  de  Mgr  Laforèt,  Dogmes  catho- 
liques, t.  iv,  Paris-Tournai,  1860,  p.  448,  de  Mgr  Élie 
Méric;  L'autre  vie,  t.  n,  c.  iv,  §  2,  p.  f8-70  et  de  diffé- 
rents auteurs  des  Dictionnaires  de  Migne.  Même  à  cette 
thèse  nous  ne  ferions  pas  d'objection  de  principe,  car 
elle  entend  bien  respecter  les  trois  données  du  dogme  : 
la  résurrection  —  générale  —  des  corps  selon  {'identité 
numérique.  De  ce  système  toutefois,  nous  ne  rappro- 
cherions qu'avec  prudence  l'explication  dynamique 
fournie  par  Leibniz,  dans  son  Système  théologique,  en 
raison  même  de  son  apparentement  avec  la  doctrine 
spirite  du  pcrispril.  Cf.  I. épicier,  De  nouissimis,  p.  423, 
et  Le  monde  invisible,  Paris,  1031,  p.  147  sq.,  mais  sur- 
tout Monsabré,  Exposition  du  dogme  catholique,  carême 
1889,  notes  à  la  101°  conférence. 

5°  Mais,  ù  coup  sûr,  on  doit  rejeter  comme  ne  sauve- 
gardant pas  l'identité  numérique  requise  par  le  dogme 
catholique,  les  explications  peu  théologiques  île  l'abbé 
Le  Noir,  se  contentant  d'une  identité  spécifique,  dans 
laquelle,  par  conséquent,  l'identité  numérique  est  en 
péril.  Dictionnaire  des  harmonies  de  la  raison  et  de  la 
foi,  Paris,  1850,  article  Résurrection  de  la  chair,  t.  xix 
de  la  IIIe  série  des  encyclopédies  de  Migne,  col.  1  177  sq. 
A  plus  forte  raison  faut-il  réprouver  toute  explication 
fondée  uniquement  sur  le  sentiment  intérieur  de  la  pei- 
sonnalité,  explication  proposée,  précisément  à  ren- 
contre du  dogme  catholique,  par  Diderot,  dans  l'Ency- 
clopédie, t.  xiv,  p.  197. 

(5°  C'est  vers  cette  dernière  explication  que  tendent 
un  certain  nombre  d'auteurs  protestants:  «  Immorta- 
lité de  l'âme  et  résurrection,  écrit  Eug.  Picard,  doc- 
trines profondément  distinctes  à  l'origine  et  qui  se  sont 
fondues  et  pénétrées  peu  à  peu.  «  Article  Eschatologie, 
dans  l'Encyclopédie  des  sciences  religieuses  de  Litchten- 
berger,  t.  v,  p.  500.  Ces  doctrines,  ajoute  l'auteur,  font 
aujourd'hui  double  emploi. 

Les  réformateurs,  d'ailleurs,  avaient  été  très  réser- 
vés sur  la  question  de  la  résurrection.  Calvin  admettait 
que  nous  ressusciterons  en  la  même  chair  que  nous  por- 
tons aujourd'hui  quant  à  la  substance,  mais  différente 
quant  à  la  qualité.  Institution  chrétienne,  1.  III,  c.  xxv, 
n.  8,  c'est-à-dire  que  l'organisme  humain  sera  trans- 
formé, glorifié.  Depuis  le  xixe  siècle,  une  tendance 
s'affirme  en  faveur  du  conditionnalisme,  c'est-à-dire 
que  des  seuls  bons  l'âme  survivrait  et  le  corps  ressus- 


;&/ 


l 


RESURRECTION    DES    MORTS 


REUTER    (JEAN 


2572 


citerait.  Une  des  plus  récentes  publications  s'efforce  de 
montrer  qu'il  faut  éviter  les  précisions  :  «  Le  Christ  n'a 
pas  jugé  bon  de  nous  laisser  un  enseignement  précis 
sur  le  moment  de  la  résurrection  et  sur  la  façon  dont 
elle  se  produirait.  Il  lui  a  suffi  d'affirmer  la  résurrection 
et,  pour  se  faire  comprendre  de  ses  auditeurs,  d'avoir 
recours  à  des  paraboles  et  à  des  images,  en  se  servant 
du  langage  de  son  époque...  Ces  expressions...  ne 
doivent  pas  être  prises  à  la  lettre...  «Edmond  R[oche- 
dieu],  article  Résurrection,  dans  Dictionnaire  encyclopé- 
dique de  la  Bible  d'Alexandre  Westphal,  t.  n,  p.  562  a. 

I.  Données  scriptcraires.  —  Fr.  Schmid,  Der  UnsUr- 
blichkeil  und  Aujerslehungsglaube  in  der  Bibel,  Brixen, 
1902;  A.  Hudal,  Texlkrilische  und  exegetische  Bcmerkungen 
zu  Job,  XIX,  25  27,  dans  Bibliscbe  Zeilschrift,  t.  xiv, 
1917,  p.  214  sq.;  G.  Ricciotti,  //  libro  di  Giobbe  ammette  la 
risurrezione?  dans  Sctiola  catlolica,  1923,  p.  775  sq.;  F.  Ceup- 
pens.  De  resurreclione  morlnorum  apud  Job,  XIX,  25-27, 
dans  Angelicum,  1930,  p.  433  sq.;  F.  Nôtscher,  Altorienta- 
lischer  und  alttcstamentlischer  Auferslehungsglaube,  Wurtz- 
bourg,  1926;  E.-B.  Allô,  Saint  Paul  et  la  «  double  résurrec- 
tion •  corporelle,  dans  Revue  biblique,  1932,  p.  187  sq.; 
Première  épilre  aux  Corintliiens,  Paris,  1935,  p.  400  sq. ; 
H.  Molitor,  Die  Auferstehung  der  Cbristen  und  Nichlchristen 
nach  dem  hl.  Paulus,  Munster,  1933;  H.  Koffler,  Vie  Lehre 
des  Barliebrieus  von  der  Auferstehung  der  Leiber,  Rome,  1932  ; 
F.  Prat,  La  théologie  de  saint  Paul,  17e  édit.,  t.  i,  Paris, 
1930,  p.  157-167;  .1.  Bonsirven,  Le  judaïsme  palestinien,  t.  i, 
Paris,  1935,  p.  468-485;  M.-.J.  I.agrange,  Le  judaïsme  avant 
Jésus-Christ,  Paris,  1931,  passim. 

II.  Les  Pères.  —  J.  Tixeront,  Histoire  des  dogmes, 
passim;  L.  Atzberger,  Geschichte  der  christlichen  Eschato- 
logie innerhalb  der  vornicùnischcn  Zeit,  Fribourg-en-B.,1896; 
Bardenhewer,  Geschichte  der  allkirchlichen  Literatur,  Fri- 
bourg-en-Brisgau,  2e  édit.,  1913;  J.  Rivière,  Saint  Justin  et 
les  apologistes  du  second  siècle,  Paris,  1907;  on  trouve  éga- 
lement des  renseignements  succincts  dans  J.-F.  de  Groot, 
S.  J.,  Conspectus  historiœ  dogmalum,  2  vol.,  Rome,  1931,  et 
dans  Cayré,  Précis  de  patrologic,  2  vol.,  Paris,  1927. 

III.  Les  théologiens.  —  On  devra  consulter  les  Sen- 
tentiaires  dans  leurs  commentaires  aux  dist.  XLIII-XLIV 
et  les  commentateurs  de  saint  Thomas,  sur  la  Somme  théo- 
logique, III»,  q.  lvi,  et  notamment  Suarez,  dans  son  De 
mgsteriis  vitœ  Chrisli,  à  cette  question  même,  disp.  l. 

Les  manuels  De  novissimis  sont,  de  toute  évidence,  à 
consulter;  mais  on  se  gardera,  en  général,  d'adopter  leurs 
cadres  un  peu  arbitraires.  Le  volume  du  P.  Segarra,  De 
identilate  corporis  morlalis  et  corporis  resurgentis,  Madrid, 
1929,  est  extrêmement  précieux  à  consulter  comme  recueil 
documentaire;  mais  c'est  une  œuvre  de  polémique. 

Voir  aussi  J.  Bautz,  Die  Lehre  vorn  Auferslehungslciben, 
Paderborn,  1877  ;  A.  Brinquart,  La  résurrection  de  la  chair  et 
les  qualités  des  corps  des  élus,  Paris,  1 899  ;  L.  Ghaudouard,  La 
philosophie  du  dogme  de  la  résurrection  de  la  chair  an  II"  siècle, 
Paris,  1905;  E.  Schiltz,  La  résurrection  des  corps  devant  la 
raison,  dans  Nouvelle  revue  théologique,  1927,  p.  273  sq., 
339  sq.:  A.  d'Alès,  art.  Résurrection  dans  le  Dictionnaire 
apologétique  de  la  foi  catholique. 

A.  Michel. 

RÉTICIUS,  évêque  d'Autun  au  commencement 
du  ive  siècle.  Réticius  est,  à  notre  connaissance,  le  plus 
ancien  évêque  d'Autun  sur  qui  nous  ayons  des  rensei- 
gnements assurés,  car  nous  ne  savons  rien  de  précis  sur 
saint  Révérien  (ou  Riran),  qui  aurait  soulfert,  comme 
tous  les  martyrs  bourguignons,  au  temps  d'Aurélien. 

Selon  saint  Grégoire  de  Tours,  De  gloria  conf.,  73, 
Réticius  aurait  commence  par  être  marié,  avec  une 
femme  aussi  vertueuse  que  lui.  Les  deux  époux  au- 
raient vécu  plusieurs  années  ensemble,  en  pratiquant 
la  continence  et  en  s'exercant  sans  cesse  a  la  charité  et 
aux  bonnes  œuvres.  L'épouse  de  Kéticius  serait  morte 
la  première,  après  avoir  supplié  son  mari  de  se  faire 
enterrer  dans  le  tombeau  où  elle  allait  elle-même  être 
déposée;  et  le  narrateur  ajoute  qu'à  la  mort  de  Réti- 
cius, lorsqu'on  voulut  en  effet  mettre  son  corps  auprès 
de  celui  de  sa  femme,  ce  dernier  fit  quelques  mouve- 
ments comme  pour  laisser  de  la  place  au  mari  qui  ve- 
nait la  rejoindre. 


Après  son  veuvage,  Réticius  fut  appelé  au  gouver- 
nement de  l'Église  d'Autun,  et  il  joua  un  rôle  impor- 
tant dans  les  affaires  religieuses  au  commencement  du 
ive  siècle.  Constantin  le  convoqua  au  concile  de  Rome 
(313)  qui  devait  juger  les  donaf  istes  ;  et  saint  Augustin, 
Contra  Julian.  pelag.,  I,  in,  7,  dit  que  les  actes  de  ce 
concile  font  assez  voir  qu'il  avait  eu  une  grande  auto- 
rité dans  l'Église  durant  son  épiscopat.  Il  l'appelle 
ailleurs  un  homme  de  Dieu  et  il  le  cite,  contre  les  péla- 
Liiens,  parmi  les  tenants  de  la  doctrine  du  péché  ori- 
ginel. F.n  314,  Réticius  prit  encore  part  au  concile 
d'Arles;  cf.  Optât  de  Milève,  De  schismate  donatist.,  i, 
20.  S.  Augustin,  Opus  imperfect.  contra  Julian.,  1.  I,  55; 
et  il  en  souscrivit  les  actes. 

Saint  Jérôme,  De  vir.  ill.,  82,  le  cite  au  nombre  des 
écrivains  :  il  lui  attribue  un  volumineux  ouvrage  con- 
tre les  novatiens  et  un  commentaire  sur  le  Cantique 
des  Cantiques.  Il  semble  d'ailleurs  avoir  changé  d'opi- 
nions sur  la  valeur  du  commentaire;  car  après  l'avoir 
demandé  avec  ardeur  à  Rufin  pour  pouvoir  en  prendre 
copie,  Epist.,  v,  il  écrit  à  Marcella  que  ce  n'est  pas  un 
livre  fait  pour  des  personnes  aussi  savantes  qu'elle  et 
que  l'auteur  y  fait  paraître  plus  d'éloquence  que  d'éru- 
dition. Réticius,  ajoute-t-il,  n'a  pas  eu  soin  de  s'ins- 
truire assez  par  la  fréquentation  des  juifs  et  par  la 
lecture  des  commentateurs  anciens,  en  particulier  par 
celle  d'Origène.  Epist.,  xxxvn.  Il  ne  nous  est  pas  pos- 
sible de  vérifier  la  valeur  de  ce  jugement,  car  le  com- 
mentaire de  Réticius  sur  le  Cantique  est  aujourd'hui 
perdu.  Il  existait  encore  au  xne  siècle  :  Rérenger  en 
cite  un  fragment  dans  son  Apologie  d'Abélard,  P.  L., 
t.  clxxvih,  col.  1864.  Le  traité  Contre  les  novatiens  a 
lui  aussi  disparu,  à  l'exception  d'une  phrase  sur  le 
péché  originel  que  rapporte  saint  Augustin,  Contra 
Julian.,  I,  m,  7. 

Ti'lemont,  mémoires,  t.  VI,  p.  27-29.  Histoire  littéraire  de 
la  France,  t.  i  />,  Paris,  1733,  p.  59-63. 

G.  Rardy. 

REUTER  Jean,  jésuite,  néle  13  octobre  1680  dans 
le  Luxembourg,  à  Schimpach,  commune  d'Ober- 
Wampach.  Entré  dans  la  Compagnie  le  22  mai  1706, 
il  enseigna  les  humanités  et  la  philosophie,  puis,  pen- 
dant huit  ans,  la  théologie  morale  à  l'université  de 
Trêves.  Il  fut  socius  du  P.  provincial,  recteur  du  collège 
de  Trêves  de  1735  à  1738  et  du  séminaire  de  1738  à 
1711.  Il  mourut  à  Trêves,  le  21  janvier  1762,  laissant  la 
réputation  d'un  religieux  savant  et  austère,  en  même 
temps  que  charitable. 

Le  brillant  enseignement  de  théologie  morale,  que 
donna  le  P.  Reuter,  a  été  reproduit  ou  résumé  par  lui 
en  deux  ouvrages,  non  moins  favorablement  accueillis: 

1.  Theologia  moralis  quadripartila,  incipientibus  ac- 
commodata  et  in  ailla  theologica  S.  J.  Treviris  publiée 
exposita  a  R.  P.  Joanne  Reuter,  ejusdem  socictatis,  SS. 
Theologiœ  doctore  in  universitate  Trevircnsi  et  profes- 
sore  publico,  nunc  in  usum  et  ulililalem  plurium  typis 
data,  cum  prxvia  analgsi  doctrinœ  moralis  a  Sede  apos- 
tolica  reprobatip...,  Cologne,  1750,  4  vol.  petit  in-8°, 
7  11,  708,  748,  761  p.;  Bonn,  1751  et  1768,  in-12.  Dans 
une  2e  édition  de  Cologne,  1756,  à  la  fin  de  chaque  vo- 
lume prennent  place  des  cas  de  conscience,  appropries 
à  la  matière  (cf.  infra).  Comme  l'auteur  le  dit  dans  la 
dédicace  à  dom  Léopold  Camp,  abbé  cistercien  d'Him- 
merod,  et  dans  la  préface,  il  a  voulu  donner  un  traité 
scolaire  et  pratique,  tenant  le  milieu  entre  les  grands 
ouvrages  très  étendus,  facilement  verbeux,  et  les  résu- 
més trop  étriqués.  De  fait,  la  Theologia  moralis  quadri- 
partita  vaut  par  la  clarté  et  la  netteté  de  ses  exposés, 
la  précision  de  ses  conclusions,  l'ordre  excellent  de  ses 
divisions  (chaque  volume  porte  une  numérotation  con- 
tinue)- En  tête  de  l'ouvrage,  sous  le  titre  :  Analysis 
doctrines  moralis  reprobalœ,  est  placée  une  explication 
des  diverses  propositions    morales    condamnées    par 


2573 


REUTER    (JEAN 


REVALIDATION 


2574 


Alexandre  VII,  Innocent  XI  et  Alexandre  VIII;  elles 
sont  groupées  selon  l'ordre  des  matières  morales  qui 
sera  suivi  dans  les  quatre  volumes. 

Voici  cet  ordre  :  1er  volume,  5  traités  :  les  actes  hu- 
mains, leurs  principes  directifs  (conscience  et  lois),  les 
péchés,  le  mérite  surnaturel;  2e  volume,  5  traités  :  les 
vertus  théologiques  et  morales,  sauf  la  justice;  3e  vo- 
lume, 4  traités  :  le  droit,  la  justice,  les  injustices  et  leur 
réparation;  4e  volume,  8  traités  :  les  sacrements  en 
général  et  en  particulier. 

En  un  temps  de  réaction  rigoriste,  Reuter  sut  rester 
modéré  et  humain.  Ses  positions  générales  se  rappro- 
chent de  celles  que  saint  Alphonse  prenait  déjà  dans 
ses  premières  Annotationes  ad  Medullam,  publiées  à  peu 
près  à  la  même  époque.  Il  reste  fidèle  au  probabilisme 
pur,  tout  en  marquant  nettement  ses  limites;  on  pour- 
rait de  nos  jours  souscrire  à  peu  près  à  sa  doctrine  en 
cette  matière.  Par  ses  qualités  pédagogiques,  la  Theo- 
logia  quadripartite!  s'égale  à  la  Theotogia  moralis  d'An- 
toine, parue  vingt-cinq  ans  auparavant;  elle  n'a  pas 
connu  un  aussi  grand  succès,  mais  elle  n'a  pas  son 
rigorisme. 

2.  Neo-confessarius  practice  instructus,  seu  methodus 
rite  obeundi  munus  confessarii,  in  gratiam  juniorum, 
qui  ad  curam  animarum  aspirant,  cum  appendice  siue 
brevi  instructione  et  methodo  dispensationes  aliasque  gra- 
tias  petendi  et  impctralas  exsequendi,  publiée  proposita 
a  R.  P.  Joanne  Reuter,  S.  J.,  SS.  Theologiœ  inuniver- 
sitate  Trevirensi  doctore  ac  professore  publico,  Cologne, 
1750,  petit  in-K°,  443-02  p.  Cette  édition  de  1750  est 
donnée,  dans  son  titre  même,  comme  une  seconde 
édition.  Il  y  eut  donc,  semble-t-il,  une  première  édition 
de  cet  ouvrage,  parue  l'année  précédente,  1749,  mais 
faite  sans  doute  ad  usum  privatum  ou  pour  un  public 
restreint.  Sommervogel  en  effet  ne  la  cite  point  et  le 
Privilegium  Ciesareum,  mis  en  tète  de  l'édition  de  1750 
et  du  reste  commun  à  la  Theotogia  quadripartita  et  au 
Neo-confessarius,  est  du  15  mai  1570  (la  Facultas  R.P. 
Provinciatis,  également  commune  aux  deux  ouvrages, 
étant  du  17  août  1749). 

Dans  la  préface,  Reuter  explique  qu'ayant  constaté 
de  regrettables  déficiences  dans  les  examens  imposés 
aux  jeunes  prêtres  à  leur  début  dans  le  ministère  des 
confessions,  il  voulut  y  remédier  par  son  enseignement 
public  et  proposa  à  ses  auditeurs  de  théologie  une 
méthode  pratique  permettant  de  s'acquitter  en  toute 
rectitude  de  ce  ministère.  Des  demandes  répétées  d'im- 
primer cette  méthode  lui  furent  faites.  Il  a  divisé  son 
opuscule  en  trois  parties,  traitant  successivement  des 
choses  que  le  confesseur  doit  observer  :  a)  en  général 
par  rapport  aux  pénitents;  —  b)  en  général  au  su- 
jet des  péchés  plus  fréquents  et  en  particulier  par 
rapport  aux  différents  âges,  sexes,  états  ou  conditions 
des  pénitents;  — ■  c)  enfin  en  ce  qui  touche  divers  vices 
ou  défauts  de  ces  derniers. 

C'est  en  somme  une  pratique  complète  du  ministère 
pénitentiel  que  Reuter  offrait  aux  prêtres  :  elle  était 
pleine  de  clarté  et  de  précision,  abondante  en  notations 
psychologiques,  d'esprit  modéré  et  vraiment  aposto- 
lique, d'ordonnance  excellente.  Elle  rencontra  un  grand 
succès,  comme  en  témoignent  les  nombreuses  réédi- 
tions faites  du  vivant  de  l'auteur  et  après  sa  mort  : 
Cologne,  1752;  Bonn,  1753  (cette  édition  contient  les 
cas  dont  il  sera  parlé  plus  loin)  ;  Louvain,  1753  ;  Cologne, 
1758,  1762  (avec  des  lettres  et  constitutions  aposto- 
liques récentes);  Ratisbonne,  1764;  Bonn,  1766;  Lou- 
vain, 1773,  etc.  L'ouvrage  se  trouve  ainsi  présenter 
un  réel  intérêt  historique  :  il  a  agi  sur  la  pratique  péni- 
tentielle  de  l'Allemagne  catholique  et  des  pays  du 
Nord  et  il  témoigne  de  ce  qu'était  cette  pratique, 
comme  la  Praxis  de  saint  Alphonse  par  rapport  à 
l'Italie  de  la  même  époque  (la  version  primitive  de  la 
Praxis,  qui  est  italienne,  est  de  1748).  Les  deux  œuvres 


ont  même  esprit  et  donnent  souvent  des  directions 
tout  à  fait  semblables  :  alors  qu'en  France  le  ministère 
pénitentiel  s'imprégnait  de  rigorisme,  il  se  maintenait, 
sur  les  bords  du  Rhin  comme  à  Rome,  humain  et  pa- 
ternel, dans  la  ligne  qu'il  avait  d'abord  prise  après  le 
concile  de  Trente. 

Le  Neo-confessarius,  du  reste,  demeure  encore  — ■ 
même  de  nos  jours  — •  un  ouvrage  utile,  à  conseiller  à 
ceux  qui  débutent  dans  le  ministère  de  la  confession. 
Aussi  en  existe-t-il  des  éditions  modernes  :  Paris,  Pous- 
sielgue-Rusand  et  Lyon,  Pélagaud,  1850,  avec  des  ré- 
ponses de  la  S.  Pénitencerie  et  des  notes;  Ratisbonne, 
1870,  édit.  du  P.  Anderledy,  S.  J.  :  Paris,  1880  et  1890; 
Fribourg,  1905,  édit.  du  P.  Lehmkuhl,  S.  J.,  texte  cor- 
rigé et  augmenté,  sans  l'appendice  sur  les  dispenses,  ni 
les  cas  —  les  corrections  et  additions  de  cette  édition 
sont  intéressantes  pour  se  rendre  compte  de  l'évolution 
de  la  théologie  morale  et  de  la  confession  depuis  le 
xvme  siècle;  —  Ratisbonne,  Manz,  1906,  édit.  du 
P.  J.  Mullendorf,  S.  J. 

En  outre  il  a  été  publié  du  Neo-confessarius  une 
traduction  allemande  adaptée,  Ratisbonne,  1841  (réé- 
ditions en  1849,  1879...  6e  en  1906  par  les  soins  du 
P.  Mullendorf)  et  une  traduction  espagnole,  Madrid, 
1819  (impr.  Palacios,  Riblioteca  religinsa,  t. lxvi-lxvh  ). 

3.  Outre  ces  deux  ouvrages  et  pour  les  compléter, 
Reuter  donna  en  1753  des  Casus  conscientiœ  ex  theo- 
togia morali  et  methodo  munus  confessarii  rite  obeundi... 
avec  une  collection  de  lettres  et  constitutions  apos- 
toliques intéressant  le  clergé  séculier  et  régulier,  Co- 
logne, in-8°,  297  pages.  Ces  cas  correspondent  aux  di- 
verses matières  des  deux  ouvrages;  aux  énoncés  sont 
joints  non  pas  des  solutions  expresses,  mais  des  réfé- 
rences aux  passages  de  ces  mêmes  ouvrages,  contenant 
principes  et  doctrines,  qui  commandent  ces  solutions. 
L'opuscule  était  destiné  à  ceux  qui  possédaient  déjà 
les  ouvrages;  dès  les  éditions,  qui  suivirent  1753,  les 
cas  furent  insérés  respectivement  dans  la  Theotogia 
moralis  et  dans  le  Neo-confessarius.  On  peut  donc  dire 
qu'ils  ne  forment  pas  à  proprement  parler  une  œuvre 
distincte  et  nouvelle;  aussi  bien  les  deux  œuvres  sco- 
laires publiées  en  1750  suffisent-elles  à  faire  de  Reuter 
un  des  meilleurs  moralistes  du  xvine  siècle. 

Sommervojiel,  Bibliothèque  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
t.  vi,  col.  1683  sq.;  t.  ix,  col.  802;  ITurter,  Nomenclator, 
3e  éd.,  t.  iv,  1907,  col.  1636;  Allgemeine  Deutsche  Biogra- 
phie, t.  xxviii,  p.  327,  art.  Reuter  Joa.;  Biographie  nationale 
de  Belgique,  t.  xix,  1907,  art.  Iieuter  Jean,  col.  186  sq. 
(E.  Tandel);  B.  Duhr,  S.  J.  Gesch.  der  Jesuiten  in  den 
Làndern  deutscher  '/.unge,  t.  iv,  1928,  lre  part.,  p.  65,  67,  69; 
2' part.,  p.  104. 

R.   Brouillard. 

REVALIDATION.  — Revalider,  comme  l'éty- 
mologie  l'indique,  c'est  donner,  après  coup,  validité  à  un 
acte  juridique  qui,  pour  des  raisons  variées,  en  était 
dépourvu.  Les  canonistes  parlent  de  revalidation  d'une 
grâce,  antérieurement  obtenue,  mais  rendue  sans  effet 
par  quelque  nullité  ou  autrement;  on  peut  de  même 
revalider  un  contrat.  Nous  ne  parlerons  ici  que  de 
la  revalidation  du  contrat  qu'est  le  mariage.  Pour 
diverses  raisons,  un  mariage  au  moment  où  il  a  été 
contracté  était  invalide.  Il  peut  y  avoir  lieu,  quand 
après  coup  cette  invalidité  du  contrat  se  découvre,  de 
revalider  celui-ci.  On  notera  que  le  Code  canonique 
parle  non  de  revalidation,  mais  de  con  validât  ion,  mais 
les  deux  mots  sont  pratiquement  équivalents.  I.  No- 
tions préliminaires.  II.  La  revalidation  simple  par 
renouvellement  du  consentement.  III.  Des  divers  cas 
de  revalidation  simple. 

I.  Notions  préliminaires.  —  1°  Les  différentes 
solutions  à  donner  à  une  union  invalide.  —  Il  arrive 
parfois  que  certaines  unions  ont  l'apparence  d'un 
véritable  mariage,  alors  qu'en  fait  elles  sont  nulles. 


2  5  7  5 


REVALIDATION 


2576 


Pour  parer  à  cet  état  anormal  diverses  solutions 
peuvent  être  envisagées  :  la  dissimulation,  la  rupture 
de  la  cohabitation,  la  déclaration  de  nullité  ou  la 
revalidation. 

La  dissimulation  ne  saurait  être  autorisée  que 
lorsque  les  deux  époux  ignorent  de  bonne  foi  que  le 
mariage,  dans  lequel  ils  vivent,  est  nul;  elle  est  impos- 
sible si  l'un  des  deux  est  de  mauvaise  foi  ou  si  la  nullité 
de  l'union  est  un  fait  notoire  et  public.  D'ailleurs,  il 
faudrait  des  motifs  vraiment  exceptionnels,  tels  que 
le  danger  de  péché  formel  pour  les  époux  putatifs  et  le 
scandale  probable  pour  des  tiers,  pour  autoriser  une 
personne  au  courant  de  la  situation  à  laisser  indéfini- 
ment les  intéressés  dans  la  bonne  foi.  Anciennement, 
en  certains  cas  tout  au  moins,  la  dissimulation  conte- 
nait implicitement  la  dispense  de  l'empêchement  qui 
aurait  rendu  nul  le  contrat,  Décrétâtes,  1.  IV,  tit.  xiv, 
cap.  6;  mais  actuellement,  d'après  le  style  reçu  à  la 
Curie  romaine,  il  n'en  est  plus  de  même. 

La  rupture  de  la  cohabitation  (separatio  quoad 
torum)  pourrait  aussi  en  certaines  circonstances  appor- 
ter une  solution  satisfaisante.  Mais  le  fait  de  vivre 
ensemble  comme  frère  et  sœur  comporte  de  tels  dan- 
gers moraux  pour  les  époux  putatifs,  qu'il  est  préférable 
de  ne  pas  avoir  recours  à  cette  solution  qui  ne  saurait 
être,  d'une  manière  générale,  considérée  que  comme  un 
remède  extraordinaire. 

La  déclaration  juridique  de  nullité  est  à  recomman- 
der lorsque  les  époux  putatifs  sont  en  désaccord  conti- 
nuel, sans  espoir  d'amélioration,  que  l'une  des  parties 
est  pervertie  et  que  des  causes  sérieuses  postulent, 
comme  préférable,  un  nouveau  mariage.  Elle  est  la 
seule  solution  à  envisager  lorsque  l'union  ne  peut  pas 
être  validée  à  cause  d'un  empêchement  dont  il  est 
impossible  d'obtenir  dispense.  En  dehors  de  là  elle 
demeure  un  moyen  exceptionnel. 

La  convalidation  ou  revalidation  est  le  remède  ordi- 
naire et  le  plus  fréquent  à  faire  intervenir  pour  valider 
une  union  invalide.  Elle  est  à  préférer  à  tous  les 
autres  moyens  :  il  est  normal  d'y  recourir  chaque  fois 
qu'elle  est  possible.  La  convalidation  est  un  acte  par 
lequel  un  mariage  apparemment  valide,  mais  de  fait 
initialement  nul,  devient  valide  et  acquiert  tous  ses 
effets  juridiques.  Il  ne  faut  pas  la  confondre  avec  la 
régularisation  d'une  situation  illégitime.  Lorsque  deux 
personnes  qui  ont  longtemps  vécu  maritalement  en- 
semble contractent  mariage,  il  ne  saurait  être  ques- 
tion de  revalidation  ;  leur  concubinage  antérieur  n'était 
pas  une  union  et  n'avait  ni  les  apparences  ni  la  figure 
d'un  vrai  mariage. 

2°  Espèces  de  revalidalion.  —  Il  faut  distinguer, 
d'une  part,  la  revalidation  simple  et,  d'autre  part,  la 
revalidation  extraordinaire  appelée  aussi  sanatio  in 
radiée.  En  cet  article  il  ne  sera  question  que  de  la  pre- 
mière. Pour  la  seconde,  le  lecteur  voudra  bien  se  repor- 
ter à  l'article  sanatio  in  radice. 

II.  La  invalidation  simple  par  renouvellement 
or  CONSENTEMENT.  -  -  Pour  revalider  un  mariage  qui 
a  été  nul,  il  est  requis  par  le  droit  canonique,  can.  1133, 
§  1,  lorsque  la  cause  qui  a  en I  rainé  la  nullité  cesse,  que 
le  consentement  matrimonial  soit  renouvelé,  au  moins 
par  la  partie  contractante  qui  savait  la  situation;  cette 
coopération  des  deux  conjoints  ou  l'acte  de  l'un  ou 
l'autre  est  indispensable. 

Le  consentement  doit  être  réitéré  par  le  conjoint 
mis  au  courant  de  la  nullité  de  son  union,  même  si  au 
moment  du  premier  contrat  l'une  et  l'autre  partie 
étaient  d'accord  et  s'il  n'y  a  jamais  eu  révocation  de 
leur  part.  Sinon  l'union  demeure  invalide,  'telles  sont 
les  exigences  actuelles  de  la  législation  canonique, 
can.  1133,  §  2  :  Ilœc  renovalio  jure  ecclesiastico  requiri- 
lurad  validitalcm,  ctiamsi  initia  ulraque  purs  consensum 
prsestiteril  nec  postea  revocaverit. 


Le  consentement  donné  à  nouveau  ne  doit  pas  être 
purement  une  confirmation  de  ce  qui  a  été  fait  anté- 
rieurement :  il  ne  servirait  à  rien  de  vouloir  corroborer 
une  action  nulle;  il  doit  être  un  nouvel  acte  de  volonté, 
par  lequel  l'union  se  constitue  réellement.  Le  législa- 
teur le  déclare  :  Renovatio  consensus  débet  esse  novus 
volunlatis  aclus  in  malrimonium  quod  conslel  ab  initio 
niillum  fuisse.  Can.  1134. 

Ainsi,  même  au  cas  où  le  consentement  a  été  natu- 
rellement valide  et  persévère,  le  législateur  exige  cette 
coopération  des  époux  ou  au  moins  de  l'un  des  deux 
pour  que  leur  union  nulle  devienne  valide  :  dans  la 
convalidation  extraordinaire  par  la  sanatio  in  radice, 
le  mariage  est  validé  par  la  seule  intervention  du  Saint- 
Siège  sans  qu'il  soit  nécessaire  que  les  époux  réitèrent 
leur  consentement.  C'est  la  différence  essentielle  entre 
la  revalidation  simple  et  l'extraordinaire. 

La  réitération  du  consentement,  qui  est  exigée  par 
la  législation,  engage  la  validité  même  du  mariage.  Ni 
la  bonne  foi,  ni  l'ignorance,  ni  l'impossibilité  ou  autres 
motifs  n'en  dispensent.  C'est  pourquoi  si  le  nouvel  acte 
de  volonté,  positivement  distinct  de  celui  qui  a  été 
posé  lors  du  premier  consentement  et  qui  n'en  est  pas 
non  plus  une  simple  confirmation  par  paroles  ou  par 
signes,  est  pratiquement  impossible  ou  ne  peut  être 
obtenu,  il  ne  saurait  être  question  de  convalidation 
simple.  Pour  régler  la  situation  il  faut  alors  demander 
à  l'autorité  ecclésiastique  la  sanatio  in  radice. 

III.  Cas  ou  intervient  la  revalidation  simple. 
— ■  La  façon  de  renouveler  le  consentement  varie  selon 
que  le  mariage  a  été  nul  à  cause  1°  d'un  empêchement 
dirimant,  ou  2°  d'un  défaut  de  consentement,  ou  3a 
d'une  déficience  dans  la  forme  solennelle. 

1°  Le  mariage  est  nul  à  cause  d'un  empêchement  diri- 
mant, qui  rend  les  personnes  inhabiles  à  contracter. 

1.  Pour  que  l'union  puisse  être  validée,  il  faut,  avant 
tout,  que  l'empêchement  cesse  ou  qu'il  en  soit  obtenu 
dispense  et  que  la  partie  qui  est  au  courant  renouvelle 
le  consentement.  Can.  1133,  §  1. 

Si  l'empêchement  est  de  telle  nature  qu'il  soit  impos- 
sible de  le  supprimer,  il  ne  saurait  être  question  de 
convalidation.  Deux  personnes  consanguines  en  ligne 
directe  par  exemple,  sont  radicalement  incapables  de 
contracter  validement;  de  même  un  frère  et  une  sœur 
qui  ignoraient  leur  parenté  (le  cas  n'a  rien  de  chimé- 
rique quand  il  s'agit  d'enfants  nés  hors  mariage),  con- 
sanguins au  premier  degré  en  ligne  collatérale,  ne  peu- 
vent obtenir  dispense.  Certains  empêchements  en  re- 
vanche peuvent  cesser  ou  d'eux-mêmes,  comme  celui 
d'âge  et  celui  du  lien  d'un  précédent  mariage,  lorsque 
l'un  des  conjoints  meurt;  d'autres  cessent  par  la  vo- 
lonté des  époux  putatifs.  Ce  sera  le  cas  de  la  disparité 
de  culte,  du  rapt,  de  l'impuissance  antérieure  au  ma- 
riage et  perpétuelle,  vaincue  par  une  opération  chirur- 
gicale, etc..  Enfin  si  l'empêchement  qui  rendait  le 
mariage  nul  est  levé  par  dispense  ecclésiastique,  ce  qui 
a  lieu  pour  la  plupart  des  empêchements,  la  convalida- 
tion peut  entrer  en  jeu. 

En  vertu  des  dispositions  du  droit  canonique, 
can.  1133,  un  consentement,  naturellement  valide,  est 
juridiquement  nul  si  les  personnes  sont  inhabiles  par 
suite  d'un  empêchement  d'ordre  divin  ou  ecclésiastique; 
il  doit  être  renouvelé  (voir  plus  haut),  lorsque  l'inca- 
pacité a  disparu,  pour  que  le  mariage  soit  validé  et 
obtienne  une  efficience  juridique. 

2.  Manière  de  renouveler  le  consentement.  —  Elle  dif- 
fère selon  que  l'empêchement  est  public,  occulte  ou 
connu  seulement  de  l'une  des  parties. 

a)  L'empêchement  est  public.  —  Si  l'empêchement 
qui  s'est  opposé  à  la  validité  du  mariage  est  de  sa 
nature  ou  de  fait  public,  c'est-à-dire  s'il  est  connu  au 
moins  de  deux  personnes  qui  seraient  capables  d'en 
faire  la  preuve  au  for  externe,  le  consentement  est  à 


2577 


REVALIDATION 


2578 


renouveler  par  les  deux  parties  dans  la  forme  prescrite 
par  le  droit.  Can.  1135,  §  1. 

Pour  éviter  tout  scandale,  la  convalidation  sera 
donc  publique  au  même  titre  que  le  fut  la  nullité  du 
mariage.  Aussi  l'émission  du  mutuel  consentement 
aura-t-elle  lieu  devant  le  curé  et  les  deux  témoins 
requis  par  le  législateur.  Cependant,  avec  la  permis- 
sion de  l'Ordinaire,  les  époux  putatifs  pourraient  être 
autorisés  à  renouveler  leur  consentement  d'une  ma- 
nière plus  discrète,  même  en  dehors  de  l'église,  chez 
eux  par  exemple,  à  condition,  bien  entendu,  qu'en  cas 
de  besoin  cet  acte  ne  demeure  pas  secret  et  inconnu 
du  public.  Dans  cette  hypothèse,  il  est  évident  que  la 
présence  du  curé  et  de  deux  témoins  demeure  requise. 

Des  circonstances  exceptionnelles  prévues  au  canon 
1098,  telle  que  l'impossibilité  d'avoir  ou  d'aller  trouver 
le  curé  ou  l'Ordinaire  du  lieu  ou  son  délégué,  en  cas  de 
péril  de  mort  ou  même  en  dehors  de  là,  si  la  situation 
doit  durer  un  mois,  permettent  de  recourir  à  une  forme 
moins  solennelle.  Le  consentement  dans  ces  conditions 
sera  légitimement  renouvelé  en  l'absence  du  curé  de- 
vant les  seuls  témoins  et ,  si  c'est  possible,  en  présence  de 
n'importe  quel  prêtre.  Voir  l'art.  Propre  curé,  t.  xm, 
col.  754-755. 

Quelle  attitude  pratique  faut-il  adopter  si  l'empê- 
chement public  de  sa  nature,  est  occulte  de  fait?  Le 
Code  ne  prévoit  aucune  exception  de  ce  genre  et  c'est 
la  raison  pour  laquelle  le  renouvellement  du  consente- 
ment devra  être  public.  Cependant,  en  ces  circons- 
tances, il  sera  préférable  la  plupart  du  temps,  de  recou- 
rir à  l'Ordinaire  qui  permettra,  s'il  le  juge  bon,  que  le 
contrat  soit  réitéré  dans  la  forme  du  mariage  de  cons- 
cience prévue  par  les  canons  1104-1107.  Si  les  faits 
doivent  être  dissimulés  au  curé,  le  confesseur  pourra 
lui-même  être  délégué  par  l'Ordinaire  pour  procéder 
avec  deux  témoins  à  la  célébration  du  mariage.  Le 
scandale  doit  toujours  être  évité;  c'est  pourquoi  théo- 
riquement cette  convalidation  ne  doit  pas  demeurer 
absolument  secrète.  Cependant,  en  maintes  occasions, 
il  vaudra  mieux  pratiquement  ne  rien  publier.  Il  y  a  là 
une  question  de  sagesse  et  de  prudence. 

b)  L'empêchement  est  occulte  et  est  connu  des  deux 
parties  et  du  confesseur  ou  d'un  seul  témoin.  —  Il  suffît 
alors  que  le  consentement  soit  renouvelé  par  les  époux 
putatifs  d'une  manière  privée  et  en  secret.  Can.  1135, 
§  2  :  Si  sil  occulliun  et  utrique  parti  notum,  salis  est  ut 
consensus  ab  ulraque  parle  renoueiur  privalim  et  secrelo. 
Ces  dispositions  se  comprennent,  car,  au  for  externe, 
le  mariage,  bien  qu'invalide,  est  considéré  comme 
valide  en  fait  et  dès  lors  aucun  danger  de  scandale 
n'est  à  craindre.  Tout  au  contraire,  il  pourrait  y  avoir 
scandale  dans  le  cas  d'une  rénovation  publique. 

Les  époux  putatifs  réitéreront  donc  leur  consente- 
ment d'une  manière  privée,  c'est-à-dire  en  dehors  de 
tout  témoin  et  sans  la  présence  du  curé,  autrement  dit 
sans  avoir  recours  à  la  forme  solennelle,  qui,  en  l'oc- 
currence, n'est  pas  nécessaire.  Il  est  indispensable 
cependant  que  soit  posé  un  acte  extérieur,  non  public, 
mais  secret,  par  exemple,  un  geste,  des  paroles  ou  un 
signe  quelconque,  qui  manifeste  clairement  que  le  pre- 
mier consentement  est  renouvelé  et  que  les  époux  veu- 
lent valider  leur  mariage  ;  mais  la  simultanéité  n'est 
pas  requise  :  il  suffît  que  le  consentement  du  premier 
persévère  encore,  lorsque  le  second  émet  le  sien. 

Au  cas  où,  dans  cette  hypothèse,  l'une  des  parties 
se  refuserait  à  renouveler  le  consentement,  tout  en 
voulant  demeurer  dans  l'union,  il  n'y  aurait  pas 
d'autre  solution  que  de  recourir  au  Saint-Siège,  pour 
obtenir  une  sanalio  in  radiée. 

c)  L'empêchement  est  occulte  et  n'est  connu  que  d'une 
seule  des  parties.  —  Il  suffît  alors  que  celle-ci  renou- 
velle son  consentement  d'une  manière  privée  et  secrète 
et  que  l'autre  persévère  dans  le  consentement  émis 


antérieurement.  Can.  1135,  §  3  :  Si  sit  occultum  et  uni 
parti  ignolum,  salis  est  ut  sola  pars  impedimenti  conscia 
consensum  privalim  et  secrelo  renovel,  dummodo  altéra 
in  consensu  preeslito  perseverel.  En  cette  hypothèse,  il 
n'est  plus  exigé,  comme  cela  l'était  avant  le  Code,  que 
la  partie  qui  est  dans  l'ignorance  de  l'empêchement  et 
de  la  nullité  du  mariage  en  soit  informée  dans  la 
mesure  où  elle  pouvait  l'être  sans  grave  danger,  il  suf- 
fit que  son  premier  consentement  persévère.  A  moins 
qu'il  n'y  ait  eu  révocation  positive  et  catégorique, 
cette  persévérance  de  l'acte  de  volonté  jouit  d'une  pré- 
somption de  droit.  Même  s'il  pouvait  être  supposé  que 
le  sujet,  actuellement  dans  l'ignorance,  mis  au  courant 
de  la  nullité  de  son  mariage,  se  refuserait  à  réitérer  son 
consentement  et  préférerait  reprendre  sa  liberté,  son 
consentement  demeure;  car,  dans  cette  disposition 
d'âme  purement  interprétative,  il  n'y  a  pas  un  acte  de 
volonté  qui  annule  le  premier  qu'il  a  posé. 

De  ce  fait,  l'autre  conjoint  qui  sait  que  son  mariage 
est  nul  n'a  qu'à  renouveler,  d'une  manière  privée  et 
secrète,  son  accord  antérieur.  Il  le  fera  par  des  paroles 
ou  des  gestes  ou,  comme  le  proposent  les  auteurs, 
par  l'accomplissement  intentionnel  des  devoirs  conju- 
gaux ou  même  plus  simplement  encore  d'une  façon 
toute  intérieure. 

2°  Le  mariage  est  nul  par  suite  d'un  vice  substantiel 
de  consentement.  —  Le  consentement  mutuel  par  lequel 
se  constitue  l'union  matrimoniale  ne  peut  jamais  être 
suppléé  par  aucune  autorité  humaine,  ni  par  aucun 
moyen,  ni  même  par  une  dispense  de  l'Église.  Can. 
1081,  §  1.  Les  contractants  seuls  sont  capables  de 
mettre  fin  au  défaut  initial  en  renouvelant  leur  consen- 
tement. 

Il  n'est  possible  de  revalider  un  mariage  qu'à  partir 
du  moment  où  la  crainte,  la  violence,  l'erreur,  la  fic- 
tion, la  condition  sine  qua  non  et  toutes  causes  qui  ont 
vicié  substantiellement  le  consentement  sont  connues 
et  supprimées. 

Cette  connaissance  de  l'élément  qui  a  rendu  le  ma- 
riage nul  est  indispensable  pour  que  soit  posé  un  nou- 
vel et  positif  acte  de  volonté  en  vue  du  mariage;  sinon 
les  sentiments  que  se  manifestent  les  deux  époux  puta- 
tifs ne  sauraient  être  que  la  continuation  de  leur  pre- 
mier contrat  invalide. 

De  plus,  pour  que  l'union  soit  convalidée,  l'acte  de 
volonté  de  celui  qui  n'avait  pas  consenti  réellement 
doit  aussi,  au  moment  où  il  est  renouvelé,  ne  pas  être 
seul.  Il  est  supposé  que  le  consentement  de  l'autre  n'a 
pas  été  révoqué,  mais  persévère,  car,  ne  l'oublions  pas, 
le  mariage  est  un  contrat  mutuel.  Malrimonium  irri- 
tum  ob  défection  consensus  convalidatur ;  si  pars  quœ  non 
consenseral,  jam  consenliat,  dummodo  consensus  ab 
altéra  parte  prseslitus  persévère!.  Can.  113(1,  §  1.  Ce  qui 
est  requis  en  ce  cas,  ce  n'est  donc  pas  la  coexistence 
physique  des  deux  actes  de  volonté,  ni  leur  simulta- 
néité, mais  simplement  leur  union  morale.  Celle-ci  est 
indépendante  du  temps  qui  sépare  leur  diverse  émis- 
sion. 

Le  Code  spécifie  les  conditions  dans  lesquelles  doit 
se  renouveler  le  consentement.  11  distingue  trois  hypo- 
thèses :  1.  si  le  défaut  a  été  purement  intérieur,  2.  s'il 
a  été  extérieur  et  public  et  3.  s'il  a  été  extérieur  et 
occulte.  En  ces  divers  cas  il  s'agit  naturellement  d'un 
mariage  nul  à  cause  du  seul  vice  de  consentement. 

1.  Si  le  vice  a  été  purement  intérieur,  il  suffît  que  la 
partie  qui  n'a  donné  son  consentement  que  d'une  ma- 
nière fictive,  sans  qu'on  ait  pu  s'en  apercevoir  exté- 
rieurement, le  renouvelle  intérieurement.  Can.  1136, 
§  2.  Inutile  dès  lors  d'informer  l'autre  conjoint,  comme 
certains  l'avaient  cru,  avant  le  Code.  Aucune  manifes- 
tation extérieure  n'est  plus  exigée. 

La  partie  qui  doit  consentir  s'en  acquittera  soit  par 
un  acte  intérieur,  soit  en  demandant  ou  en  acceptant 


2579 


REVALIDATION 


REVELATION 


2380 


le  devoir  conjugal  à  cette  intention,  soit  enfin,  entre 
autres  moyens,  en  donnant  ce  sens  à  sa  libre  cohabi- 
tation. 

2.  Si  le  vice  substantiel  de  consentement  a  été  exté- 
rieur et  public,  l'acte  de  volonté  requis  pour  convalider 
l'union  doit  également  avoir  ces  deux  qualités  et  dès 
lors  être  renouvelé  d'après  la  forme  solennelle  pres- 
crite par  le  droit.  Si  la  réitération  est  faite  secrètement, 
le  contrat  vaudrait  sans  doute  au  point  de  vue  naturel, 
mais  ne  serait  juridiquement  d'aucune  valeur.  Les  tri- 
bunaux ecclésiastiques  qui  auraient  à  se  prononcer  sui- 
des cas  de  ce  genre  ne  pourraient  que  déclarer  le  ma- 
riage invalide,  si  le  consentement  n'avait  pas  été  renou- 
velé devant  le  curé  et  les  deux  témoins. 

De  nombreuses  sentences  de  la  cour  romaine  sont 
en  ce  sens.  Qu'il  suffise  de  rappeler  celles  de  la  S.  Con- 
grégation du  Concile  :  Hispalen.,  du  20  juin  1609; 
Constantinopolitana,  du  16  décembre  1634;  et  Panor- 
mituna,  du  30  septembre  1719. 

Un  mariage  nul  par  suite  d'un  vice  de  consentement 
extérieur  et  public  n'est  pas  convalidé  par  le  libre 
accomplissement  des  devoirs  conjugaux.  Il  était  impos- 
sible, même  avant  la  publication  du  Code,  d'accepter 
qu'un  mariage,  initialement  nul  à  cause  d'une  crainte 
publique,  pût  être  convalidé  par  le  fait  que  l'épouse  se 
prêtait  librement  à  l'intimité  de  la  vie  matrimoniale. 
En  effet,  le  consentement  pratique  donné  par  l'épouse 
en  cette  hypothèse  n'a  aucun  effet  au  for  externe. 
Puisque  son  union  demeure  nulle  au  regard  de  ce  der- 
nier, elle  l'est  aussi  juridiquement  au  for  interne.  Sinon 
il  faudrait  en  venir  à  affirmer  que  le  contrat  matrimo- 
nial est  à  la  fois  valide  et  invalide  au  for  externe,  puis- 
que la  nullité  du  premier  contrat  est  manifestée  publi- 
quement, tandis  que  la  revalidation  supposée  effectuée 
parles  actes  en  question  ne  l'est  pas.  Le  canon  1136,  §3, 
est  explicite  à  souhait  et  met  fin  à  toutes  controverses  : 
Si  (defectus  consensus)  fueril  etiam  externus,  necesse  est 
consensum  etiam  exterius  manifestare,  jorma  jure  prœ- 
scripta,  si  defectus  fuerit  publicus. 

Le  mariage  n'est  pas  revalidé  non  plus  par  la  coha- 
bitation, même  si  celle-ci  a  été  très  longue.  Aussi  le 
tribunal  de  la  Rote  a-t-il  déclaré  nuls  des  mariages 
putatifs  dont  la  vie  commune  avait  duré  22  ans  (in 
Veszprimien.,  le  2  juin  1911);  23  ans  (in  Tarvisin., 
11  mars  1912)  et  même  32  ans  (in  Parisien.,  26  février 
1910),  voir  Acta  apost.  Sed.,  t.  n,  p.  348  sq. ;  t.  iv, 
p.  108  sq.;t.  iv,  p.  503  sq.. 

Un  vice  de  consentement  initialement  public,  peut 
devenir  occulte  plus  tard  par  la  suite  de  la  mort  des 
témoins,  du  fait  qu'il  est  dès  lors  impossible  juridique- 
ment d'en  établir  la  preuve.  Dans  ce  cas,  il  suflira  que 
la  convalidation  soit  faite  d'une  manière  privée  et 
secrète. 

3.  Si  le  vice  de  consentement  a  été  externe,  mais  occulte, 
à  savoir  s'il  ne  peut  pas  être  prouvé,  le  nouveau 
consentement  est  à  manifester  extérieurement,  mais 
il  suflira  que  cela  soit  fait  d'une  manière  secrète  et 
en  privé.  Can.  1136,  §  3,  dernière  partie. 

3°  Le  mariage  est  nul  uniquement  à  cause  d'un  vice  de 
forme.  —  Le  consentement  de  validation  doit  alors 
être  émis  d'après  la  forme  solennelle  canoniquement 
requise,  c'est-à-dire  devant  le  curé  cl  deux  témoins. 
Can.  1 137  :  Matrimonium  nullum  ob  defeclum  formée,  ut 
validum  fiât,  conlruhi  denuo  débet  légitima  forma.  Si 
l'une  des  parties  refuse  à  se  prêter  à  une  nouvelle  célé- 
bration du  mariage,  sans  toutefois  révoquer  son  consen- 
tement antérieurement  donné,  l'autre  partie  pourra 
obtenir  une  sanatio  in  radiée  qui  dispensera  de  réitérer 
l'acte  de  volonté. 

Cependant  si  les  époux  putatifs,  ou  l'un  d'entre  eux, 
n'acceptaient  pas  de  célébrer  publiquement,  mais  con- 
sentaient seulement  à  renouveler  le  contrat  devant  le 

curé  tl  les  deux  témoins  requis,  dans  une  maison  parti- 


culière ou  un  lieu  contigu  à  l'église,  telle  que  la  sacris- 
tie, l'Ordinaire  pourrait  donner  l'autorisation.  De  cette 
façon,  en  effet,  si  la  nullité  du  premier  contrat  venait  à 
se  divulguer,  la  revalidation  pourrait  l'être  aussi  faci- 
lement. 

Si  le  vice  de  forme  a  été  occulte,  le  consentement  est 
évidemment  à  réitérer  en  secret  devant  le  curé  et  les 
deux  témoins.  C'est  tout  à  fait  différent  de  ce  qui  pou- 
vait se  faire  avant  la  publication  du  décret  Ne  lemere. 
Il  était  possible  alors  de  poser  le  nouvel  acte  de  volonté 
d'une  manière  occulte,  le  jour  où  les  époux  prenaient 
connaissance  de  la  nullité  de  leur  mariage.  Cette  situa- 
tion n'était  pas  inédite.  Ceux  qui  avaient  contracté 
mariage,  par  exemple,  clandestinement,  en  un  lieu 
soumis  à  la  législation  tridentine  du  canon  Tamelsi, 
n'avaient,  pour  revalider  leur  union,  dès  qu'ils  en 
connaissaient  l'invalidité,  qu'à  se  rendre  en  un  terri- 
toire où  les  décrets  du  concile  de  Trente  relatifs  au 
mariage  n'avaient  pas  été  publiés,  y  acquérir  domicile 
et  -y  poser  un  nouveau  consentement  exprimé  en  pa- 
roles ou  en  actes.  Bien  qu'elle  fût  naturellement  déjà 
valide,  dès  l'émission  du  premier  consentement  non 
clandestin,  leur  union  ne  devenait  juridiquement  effi- 
cace qu'à  partir  de  la  revalidation.  Ce  mode  de  faire 
n'a  plus  de  raison  d'être  aujourd'hui  depuis  la  pro- 
mulgation du  décret  Ne  lemere  et  du  Code. 

Pour  la  bibliographie,  se  reporter  à  celle  qui  sera  donnée 
à  la  suite  de  i'article  :  sanatio  in  radice. 

N.   Iung. 

RÉVÉLATION.  —  I.  Concept  de  la  révéla- 
tion. II.  Possibilité  de  la  révélation  (col.  2595).  III.  Né- 
cessité de  la  révélation  (col.  2604).  IV.  Transmission  de 
la  révélation  (col.  2612). 

I.  Concept  de  la  révélation.  —  1.  Notion  de  la 
révélation.  2.  Définition  analytique  de  la  révélation 
d'après  la  doctrine  catholique.  3.  Conceptions  erronées 
sur  la  révélation.  4.  Espèces. 

/.    NOTION   DE    LA    RÉVÉLATION.    ■ —    ÉtymologiqilC- 

ment  le  mot  révélation  à:rox(iXu<Jji.ç,  cpavépwaiç,  signi- 
fie l'enlèvement  d'un  voile,  matériel  ou  spirituel,  qui 
gêne  la  vision  ou  l'intelligence  d'une  chose.  D'une  ma- 
nière générale,  c'est  la  manifestation  d'une  vérité  aupa- 
ravant cachée  ou  inconnue  ou  au  moins  obscure.  Elle 
csj/divine,  si  elle  est  faite  par  Dieu;  humaine  si  elle 
l'est  par  l'homme.  A  son  tour,  la  révélation  divine  est 
naturelle  ou  surnaturelle. 

La  première  (révélation  naturelle)  est  inscrite  dans 
l'ordre  même  de  la  création.  Elle  existe  du  fait  que  Dieu 
a  donné  à  l'homme  des  facultés  de  connaissance  par 
lesquelles  celui-ci  est  en  mesure  de  passer,  par  la  dé- 
monstration, du  domaine  des  choses  visibles  à  celui  des 
invisibles.  Cette  possibilité,  la  Bible  l'affirme  souvent. 
Saint  Paul,  dans  l'épître  aux  Romains,  la  proclame 
avec  solennité  en  un  passage  majestueux.  «  La  colère 
divine,  écrit-il,  éclate  du  haut  du  ciel  contre  l'impiété... 
car,  ce  qui  se  peut  savoir  de  Dieu  est  manifeste  parmi 
eux.  Dieu  le  leur  a  montré,  ô  ©eôç  yàp  aù-roïç  è<pavé- 
pwae.  En  effet,  ses  perfections  invisibles,  son  éternelle 
puissance,  sa  divinité  sont,  depuis  la  création  du 
monde,  rendues  visibles  à  l'intelligence  par  le  moyen  de 
ses  œuvres.  Ils  sont  donc  inexcusables...  »  Rom.,  i,  20; 
voir  dans  le  même  sens,  Act.,  xiv,  16,  17;  xvn,  24  sq. 

L'auteur  de  la  Sagesse  insistait  déjà  sur  ce  point 
quand  il  reprochait  au  monde  d'avoir  donné  dans  l'er- 
reur du  culte  des  éléments,  et  affirmait  que  cette  ido- 
lâtrie aurait  dû  être  évitée,  car  des  créatures  on  peut 
s'élever  au  Créateur.  Sap.,  xm,  1  sq. 

La  révélation  naturelle,  à  laquelle  s'en  tiennent  les 
rationalistes,  n'est  pas  cependant  considérée  comme 
une  révélation  proprement  dite,  elle  fait  partie  de 
l'ordre  naturel  des  choses.  Pour  fixer  les  idées  il  suffit 
de  rappeler  la  doctrine  exprimée  au  concile  du  Vati- 
can, dans  la  constitution  Dr  fide  catholica,  c.  u,  De  rêve- 


2581 


RÉVÉLATION.    NOTION    GENERALE 


258! 


latione.  Nous  y  lisons  :  Eadem  sancla  mater  Ecclesia 
tenet  et  docet,  Deum,  rerum  omnium  principium  et  finem, 
naturali  humanœ  rationis  lumine  e  rébus  creatis  certo 
cognosci  posse,  ...attamen  placuisse  ejus  sapientiœ  et 
bonitati  alia  eaque  supernaturali  via  seipsum  ac  œterna 
voluntatis  sua:  décréta  humano  generi  revelare  dicenle 
apostolo  :  Multifariam  multisque  modis  olim  Deus  lo- 
quens  patribus  in  prophetis  :  novissime  diebus  istis  locu- 
tus  est  nobis  in  Filio  (Heb.,i,  1).  Denzinger-Bannwart, 
n.  1785  et  1786. 

En  cette  étude  il  s'agit  de  la  révélation  d'ordre  sur- 
naturel :  elle  se  distingue  de  la  première  dont  nous  ve- 
nons de  parler.  D'une  manière  très  brève,  Chr.  Pesch 
en  a  marqué  ainsi  les  différences  :  Quœvis  aulem  reve- 
latio  definiri  potest  :  verilatis  per  divinam  testi  ficationem 
manifestatio.  Revelatio  naturalis  fit  per  facla,  revelatio 
supernaturalis  per  verba.  Prselect.  dogmat.,  1. 1,  6e-7e  éd., 
n.  151.  Elle  est  la  manifestation  d'une  vérité  par  Dieu 
et  en  dehors  de  l'ordre  de  la  nature.  Le  mot  (à.nox'i.- 
Xoiiç,  à7TOxaXÙ7TTSiv,  9avepoyv,  yvcopiÇeiv,  SyjXoûv) 
révélation,  qui  est  d'un  usage  courant,  dans  la  sainte 
Écriture,  exprime  la  découverte  de  choses  cachées. 

C'est  d'elle  que  parle  l'apôtre  saint  Paul,  quand  il 
écrit  aux  Corinthiens  :  «  Ce  sont  des  choses  que  l'œil 
n'a  point  vues,  que  l'oreille  n'a  point  entendues,  et  qui 
ne  sont  pas  montées  au  cœur  de  l'homme...  c'est  à  nous 
que  Dieu  les  a  révélées  par  son  Esprit;  car  l'Esprit  pé- 
nètre tout,  môme  les  profondeurs  de  Dieu.  »  I  Cor.,  Il, 
9-10.  On  rapproche  quelquefois  de  ce  texte  paulinien 
particulièrement  clair  le  texte  des  synoptiques  relatif 
à  «  ce  qui  est  caché  mais  qui  finira  bien  par  se  décou- 
vrir ».  Matth.,  x,  26;  Marc,  iv,  22;  Luc,  vin,  17.  Mais 
le  contexte  immédiat  de  ce  passage  invite  à  ne  pas 
urger  ce  texte  qui  est  fort  général.  Par  contre,  il  con- 
vient de  mettre  en  spéciale  lumière  la  réflexion  de 
saint  Jean  au  début  du  IVe  évangile  :  «  Dieu,  nul  ne  l'a 
jamais  vu;  mais  le  Fils  unique,  qui  est  dans  le  sein  du 
Père,  celui-là  nous  l'a  expliqué, èE^yr^ctio.  »  Joa.,  i,  18. 

Puisque  les  saintes  Écritures  nous  font  connaître  les 
vérités  à  croire  et  les  devoirs  à  pratiquer,  la  révélation 
surnaturelle,  dont  il  est  question  en  ces  textes,  con- 
cerne l'ordre  religieux,  et  tout  spécialement  celui  qu'a 
fait  connaître  Jésus.  C'est  proprement  le  «  mystère  » 
du  Christ,  dont  parle  saint  Paul  :  «  C'est  par  révélation 
que  j'ai  eu  connaissance  du  mystère  que  je  viens  d'ex- 
poser en  peu  de  mots.  Vous  pouvez,  en  les  lisant,  re- 
connaître l'intelligence  que  j'ai  du  mystère  du  Christ. 
Il  n'a  pas  été  manifesté  aux  hommes,  dans  les  âges 
antérieurs,  comme  il  a  été  révélé  de  nos  jours  par  l'Es- 
prit aux  saints  apôtres  et  aux  prophètes  de  Jésus- 
Christ.  »  Eph.,  m,  3  sq.  Sur  ce  texte,  cf.  Hagen,  Lexi- 
con  biblicum,  t.  ni,  col.  687  sq.  ;  Cornely-Merk,  Com- 
pendium  introductionis,  p.  525  sq.  ;  Cremer-Kôgel, 
Diblisch-theolagisches  Wôrterbuch  des  neutestamentli- 
schen  Griechisch  aux  mots  à7uoxaÀÛ7TTM,  col.  578  sq.  ; 
cpavepoùv,  col.  1109  sq.  ;  yvcopiÇeiv,  col.  257  sq. 

Par  rapport  à  la  fin,  la  révélation  est  privée  ou  pu- 
blique selon  qu'elle  est  destinée  à  un  individu  en  parti- 
culier ou  à  une  collectivité,  tels  que  le  peuple  israé- 
lite  pour  l'Ancien  Testament  et  l'humanité  entière 
pour  la  Nouvelle  Alliance,  apportée  par  le  Christ.  Les 
révélations  privées  sont  possibles  et  réelles  en  certains 
cas,  mais  relativement  rares.  En  toute  hypothèse,  elles 
demeurent  nécessairement  subordonnées  à  la  révé- 
lation publique,  à  la  lumière  de  laquelle  elles  doivent 
être  jugées  et  appréciées.  Elles  n'appartiennent  pas  au 
dépôt  général  et  universellement  obligatoire  de  la 
révélation  chrétienne,  c'est  pourquoi  celui  qui  se  refu- 
serait à  les  accepter  pourrait  parfois  commettre  une 
imprudence  ou  faire  acte  de  témérité,  mais  il  ne  sau- 
rait être  taxé  d'hérésie.  Dans  cet  article  ne  sera  étudiée 
que  la  révélation  surnaturelle  publique,  close  avec  les 
apôtres.  Voir  Didiot,  art.  Révélation  du  Dict.    apol., 

DICT.    DE    THÉOL.     CA.THOL. 


t.  iv,  col.  1005  et  sq.  Mais  l'on  ne  s'interdira  pas  de 
faire  appel  à  des  expériences  mystiques  d'ordre  privé. 

II.  DÉFINITION  ANALYTIQUE  DE  LA  RÉVÉLATION. 

Cette  notion  très  générale  s'éclaircira  par  l'étude  de 
l'auteur  et  du  sujet  de  la  révélation;  de  la  communi- 
cation qui  se  fait  de  l'un  à  l'autre;  ce  qui  nous  amènera 
à  concevoir  la  révélation  comme  un  phénomène  sur- 
naturel. 

1°  L'auteur  et  le  sujet  de  la  révélation.  ■ —  La  révélation 
est  la  parole  de  Dieu.  Celui-ci  est  la  cause  efficiente  ou 
l'auteur  de  la  révélation,  car  c'est  lui  qui  communique 
à  l'homme  quelque  chose  de  son  savoir.  Pesch,  Com- 
pendium  theologix  dogmatiese,  t.  i,  n.  54  sq.  Même  si  les 
anges  interviennent  avec  la  permission  ou  sur  l'ordre 
divin,  et  s'ils  parlent  au  nom  de  Dieu,  la  révélation  est 
divine,  car  Dieu  reste  la  cause  principale  et  les  esprits 
.  célestes  jouent  le  rôle  de  cause  instrumentale.  R.  Gar- 
rigou-Lagrange,  De  revelatione  per  Ecclesiam  catholicam 
proposita,  t.  i,  p.  140  sq. 

Le  sujet  favorisé  de  la  révélation  n'est  pas  dans  la 
même  condition.  S'il  doit  en  demeurer  le  seul  bénéfi- 
ciaire, il  est  uniquement  récipient.  Si,  au  contraire,  la 
vérité  qui  lui  est  manifestée  est  destinée  à  être  trans- 
mise par  son  intermédiaire  à  d'autres  hommes,  il  de- 
vient l'instrument  de  Dieu. 

Quant  au  Christ,  il  n'est  pas  un  instrument  entre 
les  mains  de  Dieu  son  Père,  car  il  est  le  Fils  de  Dieu 
et  Dieu  lui-même  et  c'est  la  raison  pour  laquelle  la 
révélation  qu'il  fait  aux  hommes  est  immédiate.  Son 
cas  est  exceptionnel.  En  effet,  il  s'est  fait  chair  pour 
nous  racheter  sans  doute,  mais  aussi  pour  nous  donner 
un  enseignement.  En  tant  qu'homme,  il  a  une  science 
spécifiquement  humaine  et  expérimentale,  qui  a  pro- 
gressé au  coins  de  sa  vie.  Mais  son  humanité  jouit  en 
même  temps  et  de  la  science  infuse  et  de  la  vision 
béatifique.  La  connaissance  des  secrets  divins  lui  est 
connaturelle,  permanente,  complète,  illimitée  et  sans 
aucun  mélange  d'ignorance  :  elle  est  une  science  et  ne 
relève  pas  de  la  foi.  Cela  explique  l'aisance  avec  la- 
quelle il  expose  les  mystères  les  plus  profonds  du 
royaume  des  cieux.  Par  ailleurs,  l'infaillibilité  est  pour 
lui  un  droit,  et  non  pas  un  privilège  particulier.  Le 
texte  de  Matth.,  xi,  25-30,  cf.  Luc,  x,  21-22,  met 
dans  la  plus  vive  lumière  cet  aspect  de  la  fonction 
doctrinale  du  Sauveur. 

2°  La  communication  de  Dieu  à  l'homme:  la  parole 
divine.  — ■  Entre  Dieu  et  l'homme  la  communication 
s'établit  par  la  «  parole  ».  C'est  le  terme  généralement 
employé  par  les  théologiens  quand  ils  étudient  le  con- 
cept de  révélation  et  le  mode  par  lequel  une  vérité  est 
transmise  à  l'homme.  Signalons  à  titre  d'exemple  par- 
mi les  auteurs  les  plus  récents  :  Chr.  Pesch,  Compcn- 
dium,  t.  i,  n.  5  1  :  Revelatio  divina  stricte  dicta  est  locutio 
Dei;  J.-V.  Bainvel,  De  vera  religione  et  apologetica, 
p.  152  :  Revelatio  est  manifestatio  rei  occulta:  per  proprie 
dictam  locutionem;  Lercher,  Institut,  theolog.  dogmat., 
t.  i,  n.  38  :  Revelatio  proprie  dicta  est  in  eo,  ut  Deus... 
manifeslet  verilalem  «  per  locutionem  Dei  proprie  dic- 
tam »;  Mausbach,  Grundzùge  der  kalholischen  Apolo- 
getik,  p.  9;  H.  Felder,  Apologetica  sive  theologia  funda- 
mentalis,  1. 1,  p.  28  :  Revelatio  supernaturalis...  est  mani- 
festatio verilatis  religiosse  facta  per  verba  Dei  ad  homi- 
nem,  etc. 

1.  Ce  qu'est  la  parole.  —  Avant  d'expliquer  ce  qu'il 
faut  exactement  entendre  par  la  «  parole  »,  il  est  bon 
de  rappeler  que,  dans  la  Bible,  la  révélation  est  pré- 
sentée sous  cette  appellation.  Celle-ci  est  employée  par 
l'auteur  de  l'épître  aux  Hébreux  en  son  magnifique 
prologue  :  «  Après  avoir,  à  plusieurs  reprises  et  en  di- 
verses manières,  parlé  (XaXy)<raç)  autrefois  à  nos  pères 
par  les  prophètes,  Dieu,  dans  ces  derniers  temps,  nous 
a  parlé  fèXdcX^oev)  par  le  Fils,  qu'il  a  établi  héritier  de 
toutes  choses,  et  par  lequel  il  a  créé  aussi  le  monde.  » 

T.  —  XIII.  —82. 


2583 


RÉVÉLATION.    NOTION    GÉNÉRALE 


2584 


Aussi  bien  les  «  prophètes  »  dont  il  est  ici  question 
avaient-ils  donné  leurs  oracles  comme  les  paroles  mê- 
mes que  Jahvé  leur  avait  adressées.  Inutile  de  donner 
ici  des  citations;  ce  seraient  à  peu  près  tous  les  initia 
des  prophètes  qu'il  faudrait  transcrire.  Les  prophètes 
sont  vraiment  les  porte-parole  de  Dieu. 

La  parole  locutio  est  un  acte  par  lequel  celui  qui 
sait  manifeste  directement  son  esprit,  sa  connaissance, 
son  jugement  à  us  autre.  Saint  Thomas  en  donne  la 
définition  suivante  :  Nihil  aliud  est  loqui  ad  allerum 
quam  conceptum  mentis  alteri  manifestare.  Sum.  theol., 
Ia,  q.  cvii,  a.  1.  Communément  l'homme  exprime 
ses  concepts  par  des  mots,  par  l'intermédiaire  de  l'écri- 
ture, de  gestes  ou  d'autres  signes  semblables,  mais  tous 
externes  et  donc  d'ordre  sensible.  Ici  le  terme  locutio  a 
un  sens  très  large,  puisqu'il  s'entend  même  du  mode 
de  communication  qui  se  fait  entre  les  purs  esprits. 
Saint  Thomas  le  remarque  pour  les  anges,  quand  il 
écrit  ançielum  loqui  angelo  nihil  aliud  est,  quam  con- 
ceptum suum  ordinare  ad  hoc  ut  ei  innote.scat  per  pro- 
priam  voluntatem.  Ibid.,  a.  2.  Du  fait  que  Dieu  est 
pur  esprit,  il  n'a  recours  à  la  parole  que  dans  un  sens 
analogique  et  proportionnel. 

2.  Détermination  analogique  du  constitutif  formel  de 
la  révélation.  —  L'homme  n'exprime  ses  connaissances 
sur  la  vérité  absolue  que  d'une  manière  analogique. 
Notons-le  toutefois,  ce  que  ces  concepts  analogiques 
représentent  est  vrai,  bien  que  le  mode  sous  lequel  ils 
manifestent  la  vérité  révélée  soit  différent  de  celui  de 
la  connaissance  humaine. 

En  effet,  entre  le  verbe  humain  et  la  révélation,  il  y  a 
des  différences  essentielles,  mais  il  se  rencontre  aussi 
des  analogies,  des  ressemblances.  Ce  texte  de  saint  Tho- 
mas le  fait  ressortir  :  Sicut  enim  in  exteriori  loculionc 
proferimus  ad  ipsum  audienlcm  non  ipsam  rem  quam 
notificarc  cupimus,  sed  SIGNUM  illius  rei,  scilicet  vocem 
signi  ficativam,  ita  Deus  intérim  inspirando  non  exhibet 
essentiam  suam  ad  videndum  sed  aliquod  suie  essentise 
sigmum  quod  est  aliqua  spiritualis  similitudo  suée 
sapientiiC.  De  veril.,  q.  xvm,  a.  3. 

En  tant  que  la  parole  est  un  acte  composé  et  maté- 
riel, qui  consiste  dans  l'émission  de  sons  ou  de  gestes, 
elle  n'est  attribuable  à  Dieu  que  par  analogie  méta- 
phorique; c'est  le  cas  de  toutes  les  perfections  appelées 
mixtes.  C'est  d'une  façon  symbolique,  par  exemple, 
que  l'auteur  des  psaumes  écrit  :  «  Dieu  est  mon  rocher, 
mon  bouclier.  »  Ps.  xvn,  3.  En  tant  qu'elle  est,  en 
dehors  de  tout  anthropomorphisme,  la  manifestation 
de  la  pensée,  c'est-à-dire  un  fait  d'ordre  spirituel,  on 
peut  l'attribuer  à  la  divinité  d'une  manière  analogique 
et  propre,  au  même  titre  que  les  qualités  simples,  telles 
que  l'intelligence  ou  la  bonté  qui  ne  comportent  aucune 
imperfection  dans  leur  raison  formelle.  Malgré  cela,  il 
faut  se  rappeler  la  doctrine  de  l'Église  exposée  au 
IVe  concile  du  Latran  :  Inter  Creatorem  et  creaturam 
non  potesl  tanla  similitudo  notari,  quin  inter  eos  major 
sit  dissimilitudo  notaada.  Denz.-Bannw.,  n.  432.  Dans 
la  révélation,  Dieu  s'adresse  à  L'homme,  Ici  comme  en 
toute  parole  on  trouve  deux  éléments  :  l'un  formel  et 
incréé,  qui  est  le  concept  même  de  la  pensée  divine, 
l'autre  matériel  et  créé  qui  est  le  moyen  par  lequel  la 
vérité  divine  est  dévoilée.  La  parole  divine  est  donc 
une  manifestation  de  vérités  laite  directement  par 
Dieu  à  une  créature  raisonnable. 

Cette  affirmation  ne  peut  être  pleinement  comprise 
qu'après  un  bref  rappel  des  deux  éléments  constitutifs 
de  la  connaissance  humaine  d'ordre  naturel,  lui  celle-ci 
il  y  a  la  représentation  des  choses  et  le  jugement  porté 
sur  celles-ci  grâce  à  la  lumière  intérieure.  La  repré- 
sentation se  fait  par  les  espèces  intelligibles,  qui  pro- 
viennent par  abstraction  du  monde  sensible  et  se  nui 
servent  par  la  mémoire.  L'intelligence  eu  les  unissant 
constitue  avec  elles  «les  espèces  complexes.  Le  juge- 


ment est  prononcé  sous  la  lumière  de  la  raison.  En 
conformité  avec  sa  nature,  celle-ci  affirme  ou  nie,  non 
pas  sous  l'influence  d'une  force  aveugle,  mais  d'après 
une  certaine  évidence  au  moins  extrinsèque.  On  appelle 
lumière  intellectuelle  ce  qui  permet  de  porter  le  juge- 
ment. 

Dans  tout  enseignement  humain  ces  deux  éléments 
existent  également.  Le  maître  présente  des  vérités,  les 
développe  et  les  explique  méthodiquement,  à  l'aide 
d'autres  concepts  déjà  connus.  A  cela  se  borne  son 
rôle  :  il  fournit  ce  qui  est  intelligible.  Il  ne  lui  est  pos- 
sible d'évoquer  des  espèces  dans  l'intelligence  de  son 
disciple  qu'en  lui  proposant  des  signes  extérieurs 
appréhendés  par  les  sens. 

Pour  que  l'instruction  soit  fructueuse  il  faut  que 
celui  qui  la  reçoit  ait  une  lumière  intérieure  propor- 
tionnée qui  lui  permette  de  porter  un  jugement  sur  la 
vérité  présentée  ou  au  moins  sur  l'autorité,  c'est-à-dire 
la  science  et  la  véracité,  de  celui  qui  enseigne.  Celui-ci 
est  incapable  de  donner  cette  lumière.  Voir  S.  Thomas, 
Sum.  theol.,  Ia,  q.  cxvn,  a.  1  ;  De  veritate,  q.  xi,  a.  1, 
De  magistro.  La  comparaison  fournie  par  l'enseigne- 
ment est  déficiente,  car  dans  la  révélation,  Dieu,  au- 
teur de  l'intelligence,  est  à  même  de  faire  beaucoup 
plus  que  le  maître  humain.  Celui-ci  n'a  aucune  entrée 
dans  l'activité  intellectuelle  de  son  disciple;  la  cause 
première,  au  contraire,  tient  en  sa  puissance  toutes  les 
facultés  connaissantes  et  toute  leur  activité.  C'est  de 
l'intérieur  qu'elle  besogne,  tandis  que  le  maître  humain 
ne  travaille  jamais  que  de  l'extérieur. 

3.  La  révélation  est  la  manifestation  de  l'esprit  divin.  — 
La  parole  divine  peut  se  manifester  par  la  conversation, 
telle  qu'elle  existe  entre  créatures  humaines.  C'est  le 
cas  du  message  transmis  par  le  Christ.  Fils  de  Dieu 
fait  homme,  qui  est  le  principe  de  toute  la  doctrine  du 
salut  exprimée  dans  le  Nouveau  Testament.  Tel  est 
bien  le  sens  de  l'affirmation  de  saint  Jean  déjà  citée  : 
«  Nul  n'a  jamais  vu  Dieu,  mais  le  Fils  unique  qui  est 
dans  le  sein  du  Père  nous  l'a  fait  connaître.  »  Joa.,  i, 
18;  cf.  vi,  1G.  La  même  pensée  se  retrouve  dans  les 
synoptiques  :  «  Nul  ne  connaît  le  Père  sinon  le  Fils  et 
celui  à  qui  le  Fils  veut  le  révéler.  »  Matth.,  xi,  27; 
Luc,  x,  22;  cf.  Housselot,  art.  Intellectualisme,  du 
Dictionn.  apoi,  t.  H,  col.  1075. 

Malgré  cela  la  parole  de  Dieu  ne  s'exprime  pas  néces- 
sairement en  ces  signes  matériels,  utilisés  par  les  hom- 
mes pour  transmettre  leurs  pensées.  Prise  en  elle- 
même,  elle  est  absolument  spirituelle.  Elle  n'est  pas 
non  plus  un  jugement:  le  jugement  est  un  acte  intel- 
lectuel composite  et  comme  tel  n'existe  pas  en  Dieu 
formellement,  mais  d'une  manière  éminente  seulement. 
Cette  «  parole  »  dévoile  l'esprit  ou  la  connaissance  di- 
vine. Cette  révélation,  qui  est  de  sa  nature  intellec- 
tuelle et  a  pour  objet  des  vérités,  s'adresse  à  l'intelli- 
gence. Celle-ci  perçoit  directement  la  vérité  qui  lui  est 
présentée  par  Dieu.  L'«  agent  récipient  pour  la  saisir 
n'a  nul  besoin  de  recourir  au  «  discours  .  a  la  démons- 
tration. Sa  connaissance  nouvelle  n'est  pas  le  fruit 
d'un  travail  antérieur,  comme  le  serait  la  conclusion 
d'une  argumentation  à  laquelle  parvient  le  dialecticien 
qui  remonte  des  effets  à  la  cause.  C'est  ce  qu'exprime 
Van  Laak,  quand  il  écrit  :  Ergo  omisso  omni  usu  lin- 
guse  seu  signorum,  quse  sunt  externa,  objectiva,  ex  insti- 
luto  signi fi.can.tia,  conceptus  seu  signa  interna  formalia, 
luitura  sua  significantia,  homini  comrnunicarc  potesl. 
Instiluliones  theologiœ  fundamentalis,  tract,  n.  De  relig. 
revel.,  p.  11.  La  manifestation  d'ailleurs  resterait 
directe  au  cas  même  où  celui  qui  parle  et  celui  qui 
reçoit  utiliseraient  les  sens  et  des  moyens  matériels 
comme  des  signes  articulés  ou  écrits. 

Enfin  -  et.  cette  considération  est  essent  [elle  et  fon- 
damentale la  révélation  n'est  pas  un  colloque  mu- 
tuel, réciproque,  mais  une  communication  de  Dieu  à 


2585 


RÉVÉLATION.    NOTION    GÉNÉRALE 


2586 


l'homme;  aussi  faut-il  que  ce  dernier  qui  accepte  la 
vérité  perçoive  que  c'est  Dieu  qui  parle. 

La  révélation,  qui  est  la  transmission  d'une  connais- 
sance, tend  naturellement  à  être  un  enseignement  et 
un  témoignage.  Elle  est,  en  effet,  un  acte  qui  aide  et 
enrichit  l'intelligence  et  lui  permet  de  perfectionner 
ses  acquisitions  antérieures.  C'est  ce  qui  ressort  de 
maints  passages  scriptur aires,  Le  prophète  l'affirme, 
qui  écrit  :  Dominus  dédit  milii  linguam  eruditam,  ut 
sciam  sustentare  eum,  qui  lassus  est  verbo;  erigit  mane, 
mane  eriqit  milii  aurem,  ut  uudiam  quasi  nmgistrum. 
Is.,  l,  4. 

Le  Christ,  de  son  côté,  est  appelé  Maître  et  accepte 
que  ce  titre  lui  soit  donné  par  ses  contemporains  : 
<■  Jésus  ayant  achevé  ce  discours,  le  peuple  était  dans 
l'admiration  de  sa  doctrine.  Car  il  les  enseignait  comme 
ayant  autorité,  et  non  comme  leurs  scribes  et  comme 
les  pharisiens.  »  Matth.,  vu,  28;  Marc,  i,  22;  Luc, 
iv,  32. 

La  révélation  est  aussi  un  témoignage  en  ce  sens  que 
toute  personne  qui  parle  est  un  témoin  de  ce  qu'elle 
énonce.  Une  vérité  est  acceptée  à  cause  des  raisons 
intrinsèques  qui  militent  pour  elle,  ou  parce  que  l'on 
reconnaît  l'autorité  de  celui  qui  la  présente.  Celui  qui 
enseigne  les  sciences  mathématiques,  par  exemple,  ex- 
pose les  arguments  par  lesquels  il  s'elforce  de  montrer 
l'évidence  interne  des  vérités  proposées.  La  démons- 
tration doit  valoir  par  elle-même  et  déterminer  la 
science  chez  les  disciples.  Mais,  quand  il  s'agit  d'un  fait 
d'ordre  historique  ou  moral,  dont  l'auditeur  ne  fut  pas 
témoin  oculaire,  il  n'en  est  plus  de  même.  Pour  en 
admettre  l'existence  avec  certitude,  l'autorité  de  celui 
qui  parle  entre  en  jeu.  Autrement  dit,  pour  donner  son 
assentiment  au  récit,  l'auditeur  tiendra  compte  de  la 
science  et  de  la  véracité  du  témoin.  L'autorité  est  par- 
faite, si  celui  qui  parle  est  à  même  d'exiger,  en  vertu  de 
son  droit  propre,  qu'il  soit  entendu  et  cru  vrai  dans  ses 
affirmations.  C'est  le  cas  de  Dieu  dans  la  révélation, 
puisqu'il  est  non  seulement  Maître  et  Seigneur  de 
toutes  choses,  mais  aussi  la  Vérité  absolue  ;  son  témoi- 
gnage dépasse  la  certitude  que  fournit  la  connaissance 
humaine,  et  entraîne  l'adhésion  ferme  aux  vérités  ré- 
vélées, que  celles-ci  soient  accessibles  à  la  raison  ou 
non.  L'assentiment  du  sujet  est  motivé  non  par  l'évi- 
dence interne  de  la  vérité  proposée,  qu'il  peut  ne  pas 
percevoir,  mais  par  l'autorité  souveraine  de  Dieu  : 
c'est  un  acte  de  foi  dont  la  certitude  est  entière,  car, 
ainsi  que  l'affirme  saint  Thomas  :  De  his  ergo,  quœ  ex- 
presse per  spiritum  prophétise  prophetu  cognoscit,  ma- 
ximum cerlitudinem  habet,  et  pro  certo  habet  quod  hœc 
sunt  diuinilus  sibi  revelata...  Alioquin  si  de  hoc  ipse 
cerlitudinem  non  haberet  ftdes  quœ  dictis  prophctarum 
innititur,  certa  non  esset.  Sum.  theol.,  l\&-\\™,  q.  clxxi, 
a.  5. 

Sur  ces  derniers  points  l'accord  ne  s'est  pas  encore 
fait  entre  les  théologiens.  Les  uns,  insistent  davantage 
sur  le  magistère.  C'est  l'avis  entre  autres  de  H.  Gar- 
rigou-Lagrange,  qui  écrit  :  Revelutio  divina  est  jorma- 
liter  locutio  Dei  ad  hominem,  per  modum  magisterii. 
R.  Garrigou-Lagrange,  De  revelatione,  t.  i,  p.  152.  Les 
autres  mettent  au  premier  rang  l'attestation  divine. 
C'est  l'opinion  de  G.  Wilmers  qui  veut  surtout  mon- 
trer que  la  locution  divine  n'est  pas  un  magistère  pro- 
prement dit,  qui  vise  à  la  science,  mais  un  témoignage 
divin  en  faveur  de  la  vérité  proposée.  11  définit,  en 
effet,  la  révélation  locutioncm  non  docentem  sed  attes- 
tantem.  G.  Wilmers,  De  religione  revelata,  p.  48.  Tel 
semble  aussi  être  l'avis  de  C.  Pesch,  qui  définit  la  révé- 
lation en  ces  termes  dans  ses  I'nvlectiones  :  Qusevis  au- 
lem  reuelatio  dejiniri  potest  :  veritutis  per  diuinam  tcsli- 
ficationcm  manifestatio,  t.  i,  Ge-7e  édit.,  1924,  n.  151, 
bien  que  dans  son  Compendium  il  insiste  surtout  sur  le 
côté  de  l'enseignement  :  Reuelatio  divina  stricte  dicta 


est  locutio  Dei,  qua  Deus  ex  iis  quœ  cognoscit,  quœdam 
cum  hominibus  communicat,  ut  homines  eu  propter  auc- 
toritatem  Dei  loquentis  credant.  Compendium,  t.  i, 
2e  édit.,  1921,  n.  54.  Voir  aussi  L.  Lercher,  Instit.  theol. 
dogmat.,  t.  i,  n.  39. 

Le  désaccord  cependant  semble  plus  apparent  que 
réel,  car  malgré  les  diversités  d'expression  et  les  préfé- 
rences personnelles,  tous  les  auteurs  considèrent  en 
dernière  analyse  la  révélation  comme  la  parole  de 
Dieu,  qui  enseigne  et  qui  atteste.  Dieu  enrichit  la 
conscience  de  celui  à  qui  il  s'adresse  de  connaissances 
nouvelles,  en  même  temps  il  donne  à  cette  acquisition 
un  caractère  absolu  de  certitude. 

Cet  acte  de  foi,  par  lequel  le  prophète  perçoit  l'ori- 
gine divine  des  vérités  qui  lui  mit  été  dévoilées  et  grâce 
à  quoi  il  donne  son  adhésion  entière,  ne  peut  être  émis 
que  sous  l'influence  d'une  lumière  intérieure  spéciale. 
Avant  de  dire  ce  qu'elle  est,  il  paraît  utile  de  parler  des 
modes  de  la  révélation. 

4.  Les  modes  de  la  révélation.  — .  Comment  Dieu 
communique-t-il  son  esprit  aux  hommes?  De  quatre 
manières  différentes,  répond  saint  Thomas  :  par  les 
sens  extérieurs,  par  l'imagination,  par  un  influx  direct 
sur  l'intelligence  ou  par  une  lumière  spéciale  (intelli- 
gible). Sum.  theol.,  IIMI35,  q.  ci.xxm,  a.  2.  A  l'article 
suivant  (a.  3)  le  Docteur  angélique  résume  ainsi  ces 
données  :  Prophelica  reuelatio  fit  secundum  quatuor: 
sciliect  secundum  in/luxum  intelligibilis  luminis,  secun- 
dum immissionem  intelligibilium  specierum,  secundum 
impressiunem  vel  ordination,*m  imagibiliatn  formarum, 
et  secundum  expressionem  formarum  sensibilium;  voir 
aussi  Sum.  œnt.  gent.,  I.  III,  c.  ci.iv.  et  les  discussions 
soulevées  par  ce  texte  dans  Pesch,  Compend.,  t.  i, 
n.  ôii  sq.;  et  Garrigou-Lagrange,  De  revelatione,  t.  i, 
p.  165  sq. 

a)  Parfois  eu  effet,  des  Formes  sensibles  sont  pro- 
duites extérieurement  par  Dieu,  et  se  présentent  au 
prophète.  L'inscription,  que  vit  Baltasar  pendant  le 
festin  qu'il  donnait,  entre  dans  cette  catégorie.  Elle 
était  tracée  par  des  doigts  de  main  humaine  «  qui  écri- 
vaient en  face  du  candélabre  sur  la  chaux  île  la  mu- 
raille du  palais  royal  ».  Dan.,  v,  .">-(>.  Le  prophète  Da- 
niel seul  fut  a  même  d'en  donner  l'interprétation. 
Ibid.,  17-2N. 

Pour  agir  sur  les  sens.  Dieu  a  recours  à  des  moyens 
divers.  Voir  A.  Poulain.  Des  grâces  d'oraison,  9»  éd., 
1914,  p.  327  sq.  Saint  Thomas  discute  de  cette  question 
dans  la  Somme,  IIIa,  q.  lxxyi,  a.  8.  Mais,  pour  éviter  de 
donner  dans  l'illusion  et  l'hallucination,  il  faut  que 
soient  fournies  des  preuves  en  faveur  de  l'action  di- 
vine qui  s'est  manifestée  sur  les  sens. 

b)  La  révélation  se  fait  aussi  par  l'imagination.  Dieu 
utilise  parfois  les  formes  Imaginatives,  visuelles,  audi- 
tives ou  autres,  qui  dérivent  de  ce  qui  tombe  sous  les 
sens,  mais  en  leur  donnant  une  orientation  inattendue. 
D'autres  fois  il  imprime  des  formes  entièrement  nou- 
velles sans  que  les  sens  n'interviennent  :  ce  cas  exis- 
terait si  à  un  aveugle  de  naissance  on  imprimait  dans 
l'imagination  les  ressemblances  des  couleurs.  L'Écri- 
ture sainte  fournit  un  certain  nombre  d'exemples  du 
premier  mode.  Jéréinie  volt  «  une  chaudière,  qui  bout, 
et  elle  vient  du  côté  du  septentrion  .  .1er.,  i.  l.'i,  c'est- 
à-dire  que  l'invasion  chaldéenne  doit  verser  ses  fléaux 
du  côté  de  la  Judée.  Le  prophète  Anios  perçoit  trois 
tableaux  par  lesquels  sont  annoncés  les  châtiments  qui 
vont  touiller  sur  Israël  :  l'invasion  dis  sauterelles,  la 
destruction  par  le  feu  et  la  ruine  par  la  guerre.  Le 
Jugement  d'Israël  est  proche  ainsi  que  l'annonce  la 
vision  de  la  corbeille  remplie  de  fruits  mûrs.  Amos, 
vu,  vin.  Ézéçhiel  a  également  des  visions  :  les  plus 
marquantes  sont  celles  du  char  et  des  chérubins,  Ez.,  i, 
et  celle  des  ossements  desséchés  qui  reprennent  vie  et 
signifient  la  résurrection  du  peuple  choisi.  Ez.,  xxxvn, 


2587 


REVELATION.    NOTION    GENERALE 


2588 


1-1 1.  Voir  Condamin,  art.  Prophétisme,  dans  Diction. 
apol.,  t.  iv,  col.  411  sq.  Telle  fut  aussi  la  vision  qui 
détermina  saint  Pierre  à  recevoir  les  gentils  dans 
l'Eglise.  Les  Actes  en  donnent  le  récit  suivant  :  «  Puis 
ayant  faim,  il  désirait  manger.  Pendant  qu'on  lui  pré- 
parait son  repas,  il  tomba  en  extase  :  il  vit  le  ciel  ou- 
vert et  quelque  chose  en  descendre,  comme  une  grande 
nappe...  à  l'intérieur  se  trouvaient  tous  les  quadru- 
pèdes et  les  reptiles  de  la  terre  et  les  oiseaux  du  ciel.  Et 
une  voix  lui  dit  :  «  Lève-toi,  Pierre  et  mange  »...  etc. 
Act.,  x,  9-16. 

Les  songes,  qui  relèvent  de  l'imagination,  consti- 
tuent un  mode  par  lequel  Dieu  s'est  parfois  manifesté 
aux  patriarches  et  aux  chefs  de  son  peuple.  Cependant, 
ainsi  que  le  remarque  Condamin,  le  texte  des  Nombres, 
xn,  6  :  c  s'il  y  a  un  prophète  parmi  vous,  c'est  eu  vision 
que  je  me  révèle  à  lui,  c'est  en  songe  que  je  lui  parle  », 
n'autorise  pas  à  penser  que  le  songe  fut  un  des  modes 
ordinaires  de  la  révélation  prophétique.  Daniel,  voir 
vu,  1  sq.,  est  peut-être  le  seul  à  qui  Dieu  ait  parlé  de 
cette  façon.  Condamin,  art.  Prophétisme  israc'lile,  op. 
cit.,  col.  412. 

c)  En  d'autres  circonstances  Dieu  agit  directement 
sur  l'intelligence  humaine.  Il  le  fait  quand  il  évoque  et 
agence  d'une  manière  nouvelle  des  représentations 
déjà  acquises.  Tout  le  chapitre  lui  d'Isaïe  sur  le  servi- 
teur de  Jahweh,  ses  humiliations  et  sa  mort  en  offre 
un  exemple.  C'est  le  cas  aussi  lorsque  Dieu  imprime 
dans  l'esprit  des  «  espèces  intelligibles  »,  comme  ceci 
eut  lieu  pour  Salomon,  à  qui  fut  donnée  la  sagesse,  et 
pour  les  apôtres  gratifiés  de  la  science  infuse.  Mais  cette 
dernière  ne  peut  être  dite  révélation,  que  s'il  s'y  ajoute 
le  jugement  que  c'est  Dieu  qui  a  parlé.  La  vision 
intellectuelle  sans  image  mentale  et  la  parole  intellec- 
tuelle, sans  intervention  de  signe  sensible,  dont  parle 
Condamin,  dans  son  article  Prophétisme  israélile, 
col.  412,  entrent  dans  ce  mode  de  communication  et 
ont  l'avantage  d'exclure  l'erreur  et  l'illusion.  A  pro- 
pos des  paroles  mentales,  dénommées  substantielles, 
Jean  de  la  Croix  n'écrit-il  pas  :  «  L'illusion  n'est  pas  à 
craindre,  parce  que  ni  l'entendement  ni  le  démon  ne 
peuvent  intervenir  ici.  »  La  montée  du  Carmel,  1.  II, 
c.  xxxi.  Dans  Le  château  intérieur,  sainte  Thérèse  mar- 
que aussi  le  caractère  de  certitude  présentée  par  la 
vision  intellectuelle  :  «  Cela  se  passe  tellement  dans 
l'intime  de  l'âme,  on  entend  des  oreilles  de  l'âme,  d'une 
manière  à  la  fois  si  claire  et  si  secrète,  le  Seigneur  lui- 
même  prononcer  ces  paroles,  que  le  mode  même  d'en- 
tendre, joint  aux  effets  produits  par  la  vision,  rassure 
et  donne  la  certitude  que  le  démon  n'en  est  point  l'au- 
teur. »  Le  château  intérieur,  vie  demeure,  c.  m,  éd.  1910, 
p.  193;  cf.  aussi  vne  demeure,  c.  i,  p.  280. 

d)  Enfin  Dieu  infuse  parfois  à  l'esprit  humain  une 
lumière  qui  permet  de  discerner  ce  que  d'autres  per- 
çoivent sans  entendre.  C'est  ainsi  que  les  apôtres  ont 
saisi  le  sens  des  Ecritures.  Elle  donne  aussi  de  juger 
selon  la  vérité  divine  ce  que  l'homme  a  l'occasion 
d'appréhender  naturellement,  et  de  voir  ce  qui  est  à 
exécuter.  En  maintes  circonstances,  la  révélation  pro- 
phétique se  fait  par  la  seule  influence  de  cette  lumière. 
Sum.  theol.,  IIMI»,  q.  CLXXlll,  2. 

5.  La  lumière  intellectuelle.  —  Cette  lumière  intelli- 
gible est  toujours  requise  pour  que  celui  qui  reçoit  la 
révélai  Ion  puisse  déterminer  le  sens  des  formes  qui 
sont  présentées  par  l'action  divine  ;\  ses  sens,  à  son 
imagination  et  à  son  intelligence.  Elle  est  indispen- 
sable, car  il  doit  y  avoir  proportion  entre  la  cause  et 
l'effet,  donc  entre  la  lumière  qui  permet  de  juger  et 
la  représentai  ion,  qui  est  aussi  d'ordre  surnaturel  au 
moins  dans  son  mode.  C'est  ce  qu'explique  saint  Tho- 
mas, quand  il  écrit  :  Sicui  memifestatio  corporalis  vt- 

si<mi\    jit   per  lumen    mrporule;    ila   etiam    manijestatio 

vision i s  intellectualis  fit  per  lumen  intellectuelle.  Oportet 


ergo,  quod  manijestatio  proportionetur  lumini  per  quod 
fit,  sicut  efjectus  proportionatur  suœ  causse.  Cum  ergo 
prophetia  pertinel  ad  cognitionem,  quœ  supra  naturalem 
rationem  existil,  ut  dictum  est,  consequens  est  quod  ad 
prophetiam  requiratur  quoddam  lumen  intellectuate  ex- 
cédais lumen  naluralis  ralionis.  Sum.  theol.,  I Ia- 1 1», 
q.  clxxiii,  a.  2. 

Elle  entre  surtout  en  jeu,  quand  il  s'agit  de  porter 
un  jugement,  sans  crainte  d'erreur,  sur  des  vérités 
divinement  proposées,  qui  dépassent  les  capacités  de 
la  raison  humaine.  Saint  Thomas  a  nettement  marqué 
cette  fonction  spéciale,  dans  la  Somme  contre  les  Gen- 
tils :  Quœ  quidem  révélât io  fit  quodam  interiori  et  intclli- 
gibili  lamine,  mentem  élevante  ad  percipiendum  ea,  ad 
quœ  per  lumen  naturale  intellectus  pertingere  non  po- 
test;  sicut  enim  per  lumen  naturale  intellectus  redditur 
cerlus  de  lus,  quœ  lumine  illo  cognoscil,  ut  de  primis 
principiis,  ita  de  his  quœ  supernaturali  lumine  appré- 
henda, cerlitudinemhabet...  L.  III,  c.  cliv.  Cettclumière 
intérieure  qui  n'est  pas  un  habitus  permanent,  mais 
que  Dieu  accorde  par  mode  d'intention  transitoire, 
joue  un  rôle  important  dans  la  révélation.  Elle  est  une 
aide  apportée  à  l'esprit  humain,  car  elle  éclaire,  mais 
elle  ne  l'élève  pas  au  point  que  celui-ci  entende  les 
vérités  qui  dépassent  l'ordre  naturel.  Autrement  dit  la 
faculté  intellectuelle  reste  ce  que  spécifiquement  elle 
est  :  sa  condition  ne  change  pas,  c'est  l'objet  proposé 
par  Dieu,  qui  est  mis  sous  une  lumière  particulière.  Le 
prophète  ne  voit  pas  la  vérité  intrinsèque  de  l'objet 
révélé  :  c'est  la  raison  pour  laquelle  il  n'acquiert  pas  de 
données  scientifiques  (la  réponse  au  quomodo  fiet  istud) 
quand  il  apprend  de  Dieu  que  la  "Vierge  enfantera  ou 
que  le  Christ  effacera  les  péchés.  Il  croit  par  la  foi,  car 
son  esprit  éclairé  par  la  lumière  intérieure  juge  avec 
certitude  et  infaillibilité  que  la  proposition  présentée 
est  d'origine  divine  :  le  jugement  du  prophète  est  ainsi 
garanti  par  l'autorité  de  Dieu.  Gardeil,  Le  donné  révélé 
et  la  théologie,  p.  04. 

Quand  cela  n'est  pas,  il  n'y  a  pas  révélation.  Saint 
Thomas  écrit  :  quascumque  formas  imaginatas  naturali 
virtute  homo  potest  formare,  absolutc  hujusmodi  formas 
considerando;  non  lamen,  ut  sint  ordinalœ  ad  reprœsen- 
touidas  inlelligibiles  verilales,  quœ  homini  intellectum 
excedunt;  sed  ad  hoc  necessarium  est  auxilium  super- 
naturalis  luminis.  Sum.  theol.,  IIMI83,  q.  clxxiii, 
a.  2,  ad  8um.  Malgré  l'influence  de  cette  lumière  nou- 
velle, Dieu  utilise  le  prophète  comme  un  instrument. 
Et  cet  instrument  est  divers,  selon  les  connaissances 
plus  ou  moins  amples,  naturellement  acquises,  qu'il 
possède,  selon  les  circonstances  de  temps  et  de  lieu 
dans  lesquelles  il  vit.  Sans  doute  il  ne  peut  pas  tomber 
dans  l'erreur,  mais  il  n'est  pas  impossible  que,  dans 
ce  qu'il  dit,  il  ne  voie  pas  tout  ce  que  les  chrétiens 
entendent  maintenant  dans  ses  affirmations.  Lalumière 
intelligible  existe  parfois  seule.  Quant  aux  adjuvants 
externes  ou  internes  de  la  connaissance  auxquels  Dieu 
a  recours  ils  ne  suffisent  jamais  à  eux-mêmes  :  ils 
requièrent  l'action  de  la  lumière  intelligible.  Celle-ci 
seule  est  indispensable.  C'est  elle  que  saint  Paul  de- 
mande au  Seigneur  pour  ses  fidèles  d'Éphèse  lorsqu'il 
écrit  :  «  Je  ne  cesse...  de  faire  mémoire  de  vous  dans 
mes  prières,  afin  que  le  Dieu  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  le  Père  de  la  gloire,  vous  donne  un  esprit  de 
sagesse,  qui  vous  révèle  sa  connaissance,  et  qu'il  éclaire 
les  yeux  de  votre  cœur,  pour  que  vous  sachiez  quelle 
est  l'espérance  à  laquelle  il  vous  a  appelés,  quelles 
sont  les  richesses  de  la  gloire,  etc.»  Eph.,  i,  10  sq.; 
cf.  Matth.,  xi,  25;  xvi,  17. 

Ce  long  développement  établit  d'une  façon  péremp- 
toire  que,  dans  la  révélai  ion.  la  lumière  intérieure  qui 
permet  d'interpréter  cl  de  juger  est  un  élément  plus 
important  (pie  la  représentation.  La  Genèse  en  offre  un 
exemple  frappant.  Le  songe  du  Pharaon,  constitué  de 


2589 


RÉVÉLATION.    NOTION    GÉNÉRALE 


2590 


représentations  diverses,  est  vain  et  dépourvu  d'utilité 
sans  l'explication  fournie  par  Joseph,  sous  l'influence 
de  la  lumière  intérieure  divine.  Gen.,  xli,  1-23.  Aussi 
est-ce  à  juste  titre  que  le  R.  P.  Lebreton  a  pu  écrire  : 
«  L'essence  même  de  la  révélation  consiste  dans  l'illu- 
mination psychologique  et  non  pas  dans  la  vision  ou 
l'audition  corporelle.  »  «  Nos  adversaires  souvent  s'y 
méprennent  et  se  battent  contre  des  fantômes;  ainsi 
M.  J.-M.  Wilson,  Révélation  and  modem  knowledge, 
dans  Cambridge  theological  essays,  Londres,  1905, 
p.  228,  oppose  ainsi  la  conception  traditionnelle  qu'il 
appelle  objective,  à  la  sienne  qu'il  appelle  subjective  : 
«Par  révélation  objective,  j'entends  toute  communi- 
t  cation  de  vérité  qui  parvient  à  l'esprit  dans  et  par  le 
«  monde  des  phénomènes.  Par  révélation  subjective, 
«j'entends  une  communication  de  vérité  dans  et  par 
«  le  monde  des  personnes.  »  Sanday  rectifie  cette  mé- 
prise. Journal  of  theological  studies,  t.  vu,  p.  174.  »  Art. 
Modernisme,  dans  Dict.  apol.,  t.  ni,  col.  075,  note  1. 

6.  La  révélation  et  l'expérience  sensible.  —  Bien  qu'il 
soit  en  la  puissance  de  Dieu  de  produire  des  phéno- 
mènes préternaturels,  qui  ne  sont  d'ailleurs  pas  néces- 
saires, la  révélation  ne  se  réduit  pas  a  une  action  phy- 
sique ou  mécanique,  qui  existerait  en  dehors  de  l'esprit. 
Elle  est  un  acte  vital,  car  les  connaissances  qu'elle 
apporte  ne  sont  pas  plaquées  dans  un  esprit,  qui  reste- 
rait inerte  :  elles  proviennent  entièrement  de  Dieu  et 
de  l'homme  :  le  premier  étant  cause  principale  et  le 
second  cause  instrumentale  ;  cf.  Gardeil,  Le  donné  révélé 
et  la  théologie,  p.  68. 

Puisque  la  révélation  est  ainsi  la  manifestation 
objective  de  vérités  à  croire,  elle  n'est  donc  pas  un 
sentiment  purement  subjectif.  Sans  doute  des  émo- 
tions sensibles  peuvent  l'accompagner,  mais  pas  tou- 
jours. Jérémie  en  a  parfois  éprouvé  de  très  fortes,  lui 
qui  écrit  :  «  Je  ne  ferai  plus  mention  de  lui,  je  ne  par- 
lerai plus  en  son  nom.  Il  y  avait  dans  mon  cœur  comme 
un  feu  dévorant,  enfermé  dans  mes  os,  je  m'efforçais  de 
le  contenir  et  je  n'ai  pas  pu.  »  Jer.,  xx,  9.  Mais  ces 
émotions,  qui  ne  sont  jamais  absolument  requises,  ne 
jouent  qu'un  rôle  secondaire  ainsi  que  nous  le  montre- 
rons plus  loin.  La  parole  de  Dieu,  en  effet,  exclut  tout 
mouvement  aveugle  de  l'esprit  et  tout  ce  qui  ne  serait 
qu'une  pure  expérience  sensible  du  sens  religieux  par- 
venu à  un  degré  de  particulière  vivacité.  C'est  en  cela 
que  la  doctrine  catholique  est  opposée  à  la  théorie 
erronée  du  modernisme.  Avant  d'exposer  celle-ci, 
ainsi  que  les  principales  positions  hétérodoxes,  surtout 
des  protestants  et  des  rationalistes,  il  faut  se  demander 
si  la  révélation  est  un  phénomène  surnaturel. 

3°  La  révélation  est-elle  un  (ait  d'ordre  surnaturel?  — 
D'une  manière  générale  on  appelle  surnaturel  ce  qui 
est  au-dessus  des  forces  et  des  exigences  de  la  nature 
créée,  mais  qui  n'excède  pas  ses  capacités  obédientielles 
ou  perfectibles.  11  y  a  la  surnaturalité  quant  à  la 
substance  et  celle  quant  au  mode.  Un  don  est  surna- 
turel quant  à  la  substance,  lorsque  sous  aucun  rapport 
il  n'est  du  à  une  créature,  c'est  le  cas  de  la  vision  béati- 
flque,  qui  est  la  fin  de  l'homme,  élevé  à  l'état  de  fils  de 
Dieu.  Il  l'est  dans  son  mode,  quand  il  est  accordé  à  un 
être  d'une  façon  qui  n'est  pas  naturellement  due;  tel 
est  un  miracle  qui  redonne  la  vue  à  un  aveugle.  Le 
surnaturel  quoad  modum  est  souvent  dénommé  pré- 
ternaturel.  Pesch,  Prœlectiones,  t.  m,  5e  et  6e  édit., 
n.  163  sq.  ;  H.  Lange,  dans  J.  Braun,  Handlexikon  der 
kathol.  Dogmatik,  1926,  au  mot  :  Uebernatur;  J.  Ri- 
maud,  Thomisme  et  méthode,  1925,  p.  134;  G.  Rabeau, 
Introduction  à  l'étude  de  la  théologie,  1926,  p.  120  sq.; 
Denefîe,  dans  Zeitschrift  fur  kathol.  Théologie,  t.  xlvi, 
1922,  p.  337-360;  Garrigou-Lagrange,  De  revelatione, 
t.  I,  p.  191  sq. 

La  révélation  est-elle  un  phénomène  surnaturel  ou 
préternaturel?  Malgré  les  expressions  différentes  qu'ils 


emploient  dans  l'énoncé  de  leurs  thèses,  et  dans  le 
détail  desquelles  il  est  inutile  d'entrer,  les  auteurs, 
d'une  manière  générale  s'entendent  pour  affirmer  que 
la  révélation  est  surnaturelle  quoad  modum  (ou  préter- 
naturelle,  ou  formelle,  etc.,  suivant  la  terminologie 
utilisée),  lorsque  la  vérité,  qui  est  manifestée  l'est  d'une 
façon  qui  n'est  pas  naturelle,  alors  que  cette  vérité  ne 
dépasse  pas  de  soi  les  forces  de  l'intelligence.  Entrent 
dans  cette  catégorie  les  connaissances  et  préceptes 
religieux  d'ordre  naturel,  comme  l'existence  d'un 
Dieu  rémunérateur  et  la  nécessité  d'un  culte  à  lui 
rendre. 

La  révélation  est  surnaturelle  quoad  substantiam  ou 
matériellement  (Schvvetz,  Ottiger),  lorsque  l'objet 
révélé  excède,  en  soi,  les  forces  et  les  exigences  de  la 
raison  humaine,  par  exemple  la  manifestation  du  mys- 
tère de  la  sainte  Trinité. 

Aperçu  sur  les  variétés  île  la  terminologie.  —  Hettinger- 
Weber  distingue  la  révélation  quoad  modum,  qui  embrasse 
les  vérités  naturelles,  et  la  révélai  ion  </'"><»'  substantiam,  qui 
porte  sur  les  mystères  (Lehrbuch  der  Fundamentallheologie, 
3e  éd.,  p.  120).  La  première,  tjuoad  modum  est  appelée  pre- 
lematurelle,  par  Hettinger-Wéber  (Zoc.  cit..  p.  102;  pour  ce 
faire  l'auteur  s'appuie  sur  saint  Thomas,  ia-Iiœ,  q.  cix, 
a.  1  et  2,  et  Suarez,  De  opère  sex  dierum,  1.  III,  De  homine 
créait)  cl  siata  innocentiez,  12, 23);  élit  est  appelée  subsidiaire, 
par  Weber,  cpii  dénomme  la  seconde:  révélation  absolue 
(Christliche  Apologetik  in  Grundzùgen  fur  Sludierende, 
p.  136);  relativement  surnaturelle  ou  parfois  aussi  prélerna- 
lurelle  par  A.-V.  Sclmiid  (Apologetik  als  spekulative  Crund- 
lerjung  der  Théologie,  p.  126  sq.);  formelle,  par  II.  Felder, 
car  seul  le  motif  de  l'assentiment  est  surnaturel,  la  seconde 
étant  nommée  matérielle,  car  son  objet  matériel  (argumen- 
tum)  est  lui-même  surnaturel  (Apologetica,  sive  theologia 
fundamentalis,  r,  p.  30);  II.  Garrigou-Lagrange  emploie  la 
dénomination  secundum  modum  et  secundum  substantiam; 
selon  (pie  l'objet  révélé  dépasse  ou  non,  secundum  se.  les 
forces  et  les  exigences  de  l'intelligence  créée  (De  revelatione, 
t.  i,  p.  îlo).  Malgré  les  différences  de  la  terminologie  em- 
ployée, bien  des  auteurs  font  la  même  distinction  :  J.  Bruns- 
niann,  Lehrbuch  der  Apologetik.  1. 1,  Religio  und  UfJ.nbarung, 
p.  121  sq.;  K.  Dorscli,  De  religione  revelata,  p.  295;  .1.  Jlaus- 
bach,  Grundxùge  der  kathol.  Apologetik,  p.  0;  I.  Millier,  lie 
itéra  religione,  p.  78;  Muncunill,  Tractatus  île  vera  religione, 
p.  41  etc.  C.  Wilmers  distingue  la  religion  positive  ou  surna- 
turelle au  sens  large  et  au  sens  strict,  De  religione  revelata, 
p.    14. 

La  révélation  de  mystères  proprement  dits,  qui 
dépassent  l'entendement  de  toute  créature,  est-elle 
strictement  d'ordre  surnaturel?  11  le  parait,  vu  que  ces 
mystères  ont  été  dévoilés  afin  d'assurer  la  vision  bcati- 
fique  au  ciel.  Cependant  rien  ne  permet  d'affirmer  abso- 
lument que  cette  révélation  ne  puisse  exister  que  dans 
ce  domaine.  Si  le  concept  de  la  révélation  est  considéré 
en  lui-même  et  indépendamment  de  la  fin  à  laquelle 
s'ordonne  la  manifestation  des  vérités,  rien  n'interdit 
à  Dieu  de  manifester  des  mystères  à  une  intelligence 
créée.  Celle-ci,  de  son  côté,  y  adhère  sans  saisir  leur 
évidence  interne  mais  en  s'appuyant  sur  l'autorité 
divine.  Nous  demeurons  ici  dans  l'abstrait  et  ne  pré- 
tendons pas  que,  de  fait,  dans  l'ordre  naturel,  Dieu  ait 
révélé  des  mystères  mais  qu'il  le  peut. 

La  révélation  surnaturelle  se  distingue  du  miracle, 
de  la  prophétie,  de  l'inspiration  et  de  l'infaillibilité. 

Alors  que  la  lumière  intérieure  suffit  pour  constituer 
la  révélation,  le  miracle  est  un  fait  préternaturel  d'or- 
dre physique,  qui  frappe  par  son  caractère  extraordi- 
naire et  qui  est  perceptible  par  les  sens;  voir  art. 
Miracle.  La  prophétie  présuppose  la  révélation  ;  elle  y 
ajoute  un  élément  nouveau,  à  savoir  une  mission  im- 
médiate et  positive  à  remplir  au  nom  de  Dieu  et  consis- 
tant à  faire  connaître  les  vérités  qui  ont  été  dévoi- 
lées. S.  Thomas,  Sum.  theol.,  IIa-IJœ,  q.  clxxiii,  a.  4; 
voir  art.  Prophète.  L'inspiration  est  avant  tout  et 
essentiellement  une  motion  divine  qui  pousse  à  conce- 


2591 


RÉVÉLATION.    CONCEPTIONS    ERRONEES 


2592 


voir  et  à  écrire  des  vérités  acquises  soit  naturellement, 
soit  par  révélation.  Les  évangélistes  ont  écrit,  sous 
l'inspiration,  les  faits  et  paroles  de  la  vie  du  Christ 
qu'ils  connaissaient  soit  par  le  témoignage,  soit  par 
leur  expérience  personnelle.  L'apôtre  saint  Jean  le 
rappelle  explicitement  au  début  de  sa  première  épitre  : 
«  Ce  qui  était  dés  le  commencement,  ce  que  nous  avons 
entendu,  ce  que  nous  avons  vu  de  nos  yeux,  ce  que 
nous  avons  contemplé  et  ce  que  nos  mains  ont  touché 
du  Verbe  de  vie...  ce  que  nous  avons  vu  et  entendu, 
nous  vous  l'annonçons....  »  I  Joa.,  i,  1-1.  C'est  pour- 
quoi tout  livre  inspiré  exprime  «pour  nous  »  la  révéla- 
tion, bien  que  l'hagiographe  ne  fasse  pas  nécessaire- 
ment connaître  des  vérités  nouvelles.  Chr.  Pesch.,  De 
inspiratione  sacrœ  Sc.ripturœ,  n.  410,  417  ;  Compendium 
introductionis,  n.  96  1.  L'infaillibilité  est  un  privilège  par 
lequel  Dieu  assure  la  garde  de  la  vérité,  tandis  que  la 
révélation  est  une  manifestation  surnaturelle  de  vérités 
faites  à  l'homme.  Après  avoir  ainsi  pris  une  connais- 
sance détaillée  du  concept  catholique  de  la  révélation 
nous  pouvons  aborder  les  positions  hétérodoxes,  celle 
des  protestants,  des  rationalistes  et  modernistes. 

/;/.  CONCEPTIONS  ERRONÉES  SUR  LA  RÉVÉLATION.  — 

1°  Les  premiers  protestants.  —  Ceux-ci  paraissent,  au 
premier  abord,  exalter  le  caractère  surnaturel  de  la 
révélation,  mais  en  réalité  ils  le  diminuent.  En  effet,  à 
la  révélation  proposée  par  le  magistère  infaillible  de 
l'Église,  ils  substituent  l'inspiration  privée,  faite  direc- 
tement par  le  Saint-Esprit  à  chacun  des  fidèles. 

Comme  on  le  voit  il  s'agit  beaucoup  plus  de  l'inter- 
prétation des  vérités  révélées  telles  que  les  fournit 
l'Écriture,  que  de  la  révélation  en  son  premier  état. 
Mais,  poussées  à  l'extrême,  les  affirmations  de  Luther 
(nous  ne  disons  pas  de  Calvin)  sur  le  libre  examen, 
pourraient  amener  chaque  fidèle  à  se  considérer  comme 
le  sujet  direct  de  la  révélation.  Le  principe  du  libre 
examen,  que  prônait  Luther  contenait  d'ailleurs  en 
germe  ceux  du  rationalisme  et  de  l'individualisme. 

2°  Les  positions  rationalistes.  —  Le  naturalisme, 
communément  appelé  rationalisme,  est  le  système 
philosophique  qui  ne  reconnaît  que  le  monde  et  les  lois 
naturelles  qui  le  régissent.  Il  proclame  l'indépendance 
absolue  de  la  raison  humaine;  poussé  à  bout,  il  pour- 
rait aller  jusqu'à  nier  l'existence  d'une  Intelligence 
supérieure  cause  et  mesure  de  toute  vérité,  arrivant 
ainsi  à  l'athéisme.  Le  rationalisme  est  absolu  ou 
mitigé. 

Le  rationalisme  mitigé  ou,  comme  on  l'a  appelé,  le 
semi-rationalisme  est  représenté  par  la  doctrine  des 
penseurs  catholiques  Hermès,  Gunther  et  Frohscham- 
mer.  Ils  sont  bien  éloignés  de  nier  la  révélation;  pour 
eux  le  Christ  a  véritablement  transmis  aux  hommes  un 
message  de  vérité,  qu'il  faut  recevoir  avec  attention  et 
piété.  Ils  admettent  donc  une  révélation.  Mais  celle-ci 
est  surnaturelle  uniquement  dans  son  mode,  car  tous 
les  objets  qu'elle  manifeste,  une  fois  connus,  peuvent 
être  démontrés  pat  la  raison.  Le  message  du  Christ 
n'est  à  proprement  parler  qu'un  excitant  et  un  adju- 
vant de  la  raison  humaine.  Sollicitée  par  lui.  celle-ci  se 
reconnaît  dans  les  vérités  que  le  Christ  est  venu  mani- 
fester. En  d'autres  termes,  il  n'y  a  point  dans  la  révé- 
lation de  mystères  proprement  dits.  La  trinilé  même 
et  l'incarnation,  une  fois  proposées  par  la  révélation, 
se  démontrent  par  la  raison. 

L'évolutionnisme  panthéistique  ri  l'agnosticisme  sont 
des  Formes  du  rationalisme  absolu.  Le  fondement  de 
l'ordre  surnaturel  est  nié  par  les  panthéistes  évolution- 

nistes  puisqu'ils  Idenl  i lient  l 'essence  de  Dieu  avec  celle 

de  révolution  créatrice.  Puisque  l'univers  cl  Dieu  ne 
tout  qu'un,  la  raison  humaine  n'est  pas  substantiel- 
lement distincte  de  la  raison  divine  <t  peul  de  l'ail 
connaître  tout  dans  son  évolution  naturelle.  Les  parti- 
sans de  l'évolutionnisme  absolu,  comme  les  hégéliens. 


conservent  sans  doute  le  mot  de  révélation,  mais  ils 
le  vident  de  son  sens  théologique,  étant  donné  qu'ils 
considèrent  que  la  religion  catholique  qui  la  propose 
et  la  synthétise  ne  marque  qu'un  moment  de  l'évolu- 
tion de  la  raison,  qui  est  en  progression  continuelle.  Ce 
système  philosophique,  incompatible  avec  l'élévation 
de  l'homme  à  un  ordre  surnaturel,  a  été  condamné  par 
le  concile  du  Vatican  :  Si  quis  dixerit,  divinam  essen- 
liam  sui  manifeslalione  vel  evolutione  fieri  omnia;  aut 
denique  Deum  esse  ens  universale  seu  indefinilum,  quod 
sese  dclerminando  constituât  rerum  universitatem  in  gê- 
nera, species  et  individua  distinctam  :  A.  S.  De  fide 
rathol.,  can.  4,  Denz.-Bannw.,  n.  1804. 

L'agnosticisme,  qui  est  aussi  radical,  sous  une  autre 
forme  de  pensée,  que  le  panthéisme,  est  la  négation  de 
toute  philosophie  transcendante;  car,  pour  lui,  tout  ce 
qui  dépasse  l'ordre  des  phénomènes  est  inconnaissable 
au  moins  pour  la  raison  théorique.  L'encyclique  Pas- 
cendi  du  8  septembre  1907  a  marqué  avec  netteté  la 
position  intellectuelle  des  agnostiques  dans  le  passage 
suivant  :  Yi  hujus  humana  ratio  pheenomenis  omnino 
includitur,  rébus  videlicet,  quœ  apparent  eaque  specie, 
qua  apparent,  earundem  prœtergredi  terminos  nec  jus 
nec  polesiedem  habet.  Quare  nec  ad  Deum  se  erigere  potis 
est,  nec  illius  existentiam,  ut-ut  per  ea  quie  videntur, 
agnoscere.  Hinc  infertur,  Deum  scientise  objectum  di- 
recte nullatenus  esse  posse;  ad  historiam  vero  quod  cdli- 
net,  Deum  subjeclum  historicum  minime  censendum 
esse.  Ilis  aulem  posilis,  quid  de  naturali  theologia,  quid 
de  motivis  credibilitatis,  quid  de  exlerna  revclatione  fiai, 
facile  quisque  perspiciet.  Denz.-Bannw.,  n.  2072. 

Pour  le  philosophe  agnostique  la  spéculation  reli- 
gieuse est  donc  vaine  et  la  révélation  externe  ne  peut 
exister.  Lorsqu'il  est  croyant,  il  cherche  l'explication 
de  sa  foi  en  lui-même  et  en  vient  ainsi  à  l'immanence 
...et  quoniam  rcligio  vitœ  qusedam  est  forma,  in  vila 
omnino  hominis  reperienda  est.  Ex  hoc  immanentise  reli- 
giosse  principium  asseritur.  Encyclique  Pascendi,  ibi- 
dem. 

A  l'agnosticisme,  attitude  négative,  le  modernisme 
a  adjoint  en  effet  une  partie  positive,  l'immanence  vi- 
tale, selon  laquelle  la  religion  naît  du  sens  religieux. 
Cette  forme  de  pensée  demande  à  être  étudiée,  afin  que 
soit  mieux  saisie  la  valeur  réelle  de  l'expérience  dans 
la  révélation. 

3°  Le  modernisme.  ■ —  1.  Exposé.  —  Pour  les  moder- 
nistes, si  tant  est  que  l'on  puisse  user  de  ce  terme, 
vraiment  trop  général,  la  révélation  n'est  pas  la  mani- 
festation divine  d'une  vérité,  mais  l'excitation  du  sens 
religieux;  c'est  un  phénomène  d'ordre  naturel,  vu  qu'il 
procède  de  la  nature  et  qu'il  a  pour  rôle  de  satisfaire 
une  de  ses  exigences. 

«  C'est,  pour  ces  auteurs,  écrit  le  R.  P.  Lebreton, 
une  émotion,  une  poussée  du  sentiment  religieux,  qui, 
à  certains  moments,  afïleure,  pour  ainsi  dire  des  pro- 
fondeurs de  la  subconsciencc  et  où  le  croyant  recon- 
naît une  touche  divine  ».  Lebreton,  art.  Modernisme, 
dans  Diction,  apol,  t.  m,  col.  676.  Pour  A.  Loisy,  par 
exemple,  la  révélation  est  :  «  une  intuition  et  une 
expérience  religieuse  »  qui  a...  «  pour  objet  propre 
et  direct  les  vérités  simples  contenues  dans  les  asser- 
tions de  foi.  »  Autour  d'un  petit  livre,  p.  200.  Ces  vérités 
se  ramènent  «  au  rapport  essentiel  qui  doit  exister 
entre  l'homme  conscient  de  lui-même  et  Dieu  présent 
derrière  le  monde  phénoménal  ».  Ibidem,  p.  196  sq. 

La  révélation  n'a  donc  pu  être  «  que  la  conscience 
acquise  par  l'homme  de  son  rapport  avec  Dieu  ».  Ibidem, 
p.  195;  voir  la  proposition  20  du  décret  Lamentabili, 
qui  reprend  celle  définition  donnée  par  Loisy  et  qui 
est  commentée  par  le  1'..  P.  Léonce  de  Grandmaison, 
art.  Modernisme,  ibid., co\.  602-606  :  «L'individu  cons- 
cient, écrit  encore  A.  Loisy,  peut  être  représenté  près- 
queindifféremment  comme  la  conscience  de  Dieu  dans 


2503 


REVELATION.    CONCEPTIONS    ERRONÉES 


2594 


le  inonde,  par  une  sorte  d'incarnation  de  Dieu  dans  l'hu- 
manité et  comme  la  conscience  du  monde  subsistant 
en  Dieu  par  une  sorte  de  concentration  de  l'univers 
dans  l'homme.  »  Quelques  lettres,  p.  150. 

Par  une  réaction  instinctive,  l'émotion  intérieure 
détermine  chez  le  sujet  une  représentation  imaginative 
ou  intellectuelle  conforme  à  sa  mentalité  particulière  : 
il  ne  saurait  donc  plus  ici  être  question  d'une  connais- 
sance ab  extrinseco;  une  telle  connaissance  ne  peut  être 
reçue  par  l'homme,  il  faut  absolument  substituer  à  la 
notion  traditionnelle  de  révélation  extérieure  et  phy- 
sique celle  qui  vient  de  l'intérieur.  «  Par  rapport  à  ces 
conceptions  et  à  ces  visions,  écrit  Tyrrell,  le  sujet  est 
à  peu  près  aussi  passif,  aussi  déterminé  qu'au  regard 
de  l'émotion  psychique,  qui  y  est  contenue.  »  Tyrrell, 
Righis  and  limits  of  theology,  dans  Quarterly  Review, 
octobre  1905,  p.  400;  et  aussi  Through  Scylla  and 
Charybdis.  Londres,  1907.  p.  208. 

Dès  lors  toutes  les  vérités  religieuses  sont  implici- 
tement contenues  dans  la  conscience  de  l'homme  : 
«  Parce  que  l'homme  est  une  partie  et  une  parcelle  de 
l'univers  spirituel  et  de  l'ordre  surnaturel...  la  vérité 
de  la  religion  est  en  lui  implicitement...  s'il  pouvait  lire 
les  besoins  de  son  esprit  et  de  sa  conscience,  il  pourrait 
se  passer  de  maître.  Mais  ce  n'est  qu'en  tâtonnant,  en 
essayant  telle  ou  telle  suggestion  de  la  raison  ou  de  la 
tradition  qu'il  découvre  ses  besoins  réels.  »  Through 
Scylla  and  Charybdis.  p.  277.  «  C'est  toujours  et  néces- 
sairement nous-mêmes  qui  nous  parlons  à  nous- 
mêmes,  qui  (aidés  sans  doute  par  le  Dieu  immanent) 
élaborons  pour  nous-mêmes  la  vérité.  »  Ibidem,  p.  281. 

Pour  le  moderniste,  les  dogmes  proposés  par  l'Église 
comme  révélés  ne  sont  donc  pas  des  «  vérités  tombées 
du  ciel  »  (prop.  22  du  décret  Lamentabili)  mais  une 
certaine  interprétation  del'expérience  religieuse,  résul- 
tat d'un  laborieux  effort,  nullement  garanti  par  Dieu. 
Toutefois  la  révélation  reste  un  bienfait  du  Seigneur 
parce  que  l'homme  y  est  plus  patient  qu'agent.  Ce  don 
est  aussi  surnaturel,  car  ce  qu'il  fait  appréhender  n'a 
pas  trait  au  monde  naturel  et  visible,  mais  à  une  réalité 
plus  sublime,  plus  élevée  et  plus  secrète.  Pour  avoir 
un  aperçu  des  définitions  erronées  qui  ont  été  données 
sur  la  révélation,  en  particulier  par  les  auteurs  alle- 
mands, on  peut  consulter  Pfleiderer,  Grundriss  der 
christlichen  (ilaubens-und  Sittenlehre.  3"  édit.,  Berlin, 
1886,  p.  18  sq.  Il  se  trouve  en  effet  que  le  moder- 
nisme a  fait  des  emprunts  non  déguisés  à  la  pensée 
religieuse  telle  qu'elle  a  évolué  au  sein  du  protestan- 
tisme libéral  en  Allemagne. 

Les  modernistes,  qui  nient  le  surnaturel,  font  grand 
état  au  contraire  de  la  philosophie  de  l'immanence. 
Aussi  bien  font-ils  sortir  de  la  conscience  individuelle 

—  ou  tout  au  moins  des  profondeurs  de  lasubconscicnce 

—  toute  connaissance,  jusqu'à  la  révélation  surnatu- 
relle elle-même.  Celle-ci  leur  apparaît  comme  un  simple 
épanouissement  ou  une  évolution  naturelle  de  notre 
besoin  du  divin  ou  de  notre  commerce  intime  avec  lui. 
La  révélation  est  identifiée  à  l'effort  que  fait  la  divinité 
pour  s'exprimer  en  nous  :  «Subconsciente  la  plupart  du 
temps,  étouffée  et  comme  opprimée  par  la  masse  des 
concepts  ou  d'images  qu'elle  doit  soulever  pour  se  faire 
jour,  elle  (la  divinité)  réussit  parfois  à  faire  irruption 
clans  la  conscience;  l'âme  alors  se  sent  envahie  par  un 
flot  de  pensées  dont  elle  ignore  la  source,  elle  a  l'im- 
pression que  ce  n'est  pas  elle  qui  pense,  mais  qu'on 
pense  en  elle  et  par  elle.  »  Valensin,  art.  Panthéisme  du 
Diction,  apol.,  col.  1321.  Comparer  ce  que  dit  Pfleiderer, 
Zut  F  rage  nach  Anfang  und  Entiuicklung  der  Religion, 
Leipzig,  1875,  p.  68,  où  il  écrit  :  «  Nous  savons  main- 
tenant, que  nous  ne  pouvons  plus  recourir  à  la  révé- 
lation divine  comme  à  un  principe  extrinsèque  à  l'es- 
prit humain  :  mais  cette  révélation  ne  se  manifeste  que 
dans  l'esprit  de  l'homme,  nous  devons  nous  en  tenir  là, 


et,  omettant  tous  les  facteurs  surnaturels,  rechercher 
la  marche  historique  de  l'évolution  purement  naturelle 
par  laquelle  l'homme  parvient  au  développement  de 
ses  facultés  religieuses.  » 

Certains  individus  seulement  prennent  conscience  de 
la  révélation.  Le  Christ  est  celui  d'entre  eux  qui  a 
atteint  le  plus  de  richesses  dans  ses  émotions  reli- 
gieuses :  il  est  unique  par  sa  transcendance.  Il  a  eu  le 
don  également  de  pouvoir  transmettre  ses  expériences 
personnelles  aux  autres.  Ceux-ci  à  leur  tour  les  ont 
vécues.  Dès  lors,  les  religions,  qui  ne  sont  que  l'expres- 
sion des  émotions  internes,  ne  diffèrent  pas  essentiel- 
lement les  unes  des  autres,  malgré  les  apparences,  par- 
fois importantes,  qui  permettent  d'établir  entre  elles 
une  hiérarchie.  Parmi  elles,  le  christianisme  occupe 
une  place  de  choix,  à  cause  du  prestige  de  son  fonda- 
teur, de  ses  puissances  d'adaptation  universelle;  pour- 
tant, malgré  ses  qualités  remarquables  de  permanence, 
sa  valeur  n'est  que  relative. 

2.  Critique.  ■ —  Cet  exposé  montre  combien  la  thèse 
moderniste  et  immanentiste  est  opposée  à  la  doctrine 
catholique  de  la  révélation.  Pour  en  mieux  saisir  la  fai- 
blesse, il  est  indispensable  de  savoir  ce  que  valent  les 
expériences  religieuses.  Par  là  on  entend  <  toute  im- 
pression éprouvée  dans  les  actes  ou  états  que  l'on 
nomme  religieux  :  sensation  de  dépendance,  de  déli- 
vrance, illumination,  sentiment  de  joie  ou  de  tristesse, 
considérés  dans  leur  aspect  affectif,  indépendamment 
de  toute  interprétation  spéculative  ».  H.  Pinard,  art. 
Expérience  religieuse,  dans  Dicticn.  apol.,  t.  i, 
col.  1816.  Cette  expérience,  même  si  elle  est  produite 
d'une  façon  surnaturelle  par  Dieu  et  si  elle  accom- 
pagne  la  manifestation  de  la  vérité,  n'est  pas  à  iden- 
tifier avec  la  révélation.  Noir  ici,  du  même  auteur, 
l'art.  Expérience  religieuse,  t.  v.  col.  1786-1868. 

De  fait  l'émotion  religieuse,  à  supposer  qu'elle  soit 
surnaturelle —  et  nul  écrivain  mystique  ne  conteste 
la  réalité  de  telles  expériences  —  est  purement  indivi- 
duelle et  subjective.  Elle  suppose  un  objet  de  connais- 
sance ou  une  vérité,  car  elle  n'est  que  la  réaction  de  la 
volonté  ou  du  cœur  à  l'activité  de  l'intelligence  ou  des 
sens.  Cet  objet  de  connaissance  peut  d'ailleurs  n'être 
entrevu  que  d'une  manière  fort  imprécise;  il  n'en  existe 
pas  moins.  Par  ailleurs,  comme  le  caractère  surnaturel 
d'un  effet  ne  tombe  pas  sous  l'expérience,  au  moins 
d'après  les  lois  ordinaires,  la  conscience  est  incapable 
de  distinguer  avec  certitude  une  émotion  naturelle  de 
celle  d'un  ordre  supérieur.  La  distinction  conjecturée 
ne  se  présentera  avec  une  sérieuse  probabilité  que  dans 
les  circonstances  où  le  sujet  saura  qu'il  v  a  eu  manifes- 
tation de  vérités  nouvelles,  c'est-à-dire  qu'il  a  reçu  une 
révélation.  Enfin  une  expérience  subjective  et  affec- 
tive est  essentiellement  relative.  Même  pour  le  sujet 
qui  l'éprouve, le  sentiment  est  aveugle  :  il  varie  suivant 
les  dispositions  du  moment,  il  plaît  ou  mécontente  et 
ne  peut  dès  lors  constituer  un  motif  suffisant  pour  don- 
ner raisonnablement  son  assentiment. 

Ces  réserves  ne  tendent  nullement  à  nier  le  rôle  utile 
que  jouent,  dans  la  vie  spirituelle  et  morale  des  indi- 
vidus, les  émotions  religieuses,  quand  elles  dt meurent 
subordonnées  et  soumises  aux  lumières  de  la  foi  et  de 
la  raison.  Voir  Pinard,  Diction,  apol.,  col.  1851  et  sur- 
tout col.  1857  sq.  En  effet,  «  ce  sont  les  expériences 
commencées  qui  préparent  à  comprendre  et  à  accepter 
les  idées...  Celle  de  chasteté  est  incompréhensible  à  un 
impudique,  celle  de  félicité  spirituelle,  à  qui  n'a  jamais 
ressenti  l 'insuffisance  des  biens  présents.  De  même, 
certaines  expériences  au  moins  confuses,  certain  goût 
sensible  du  vrai,  du  beau  et  du  bien  sont  nécessaires, 
avant  qu'on  n'arrive  à  concevoir  Dieu  dans  la  cons- 
cience claire,  autrement  que  comme  un  mot  sans  goût.  » 
Mais,  au  demeurant,  et  quelle  que  soit  la  nature  des 
phénomènes  affectifs  qui  l'accompagnent,  la  révélation 


2595 


REVELATION.    POSSIBILITE 


2596 


demeure  avant  tout  une  manifestation  de  connais- 
sances. 

iv.  espèces.  —  Par  rapport  au  sujet  auquel  une 
vérité  est  dévoilée,  la  révélation  est  immédiate  ou 
médiate. 

Elle,  est  immédiate  quand  elle  est  faite  directement  à 
quelqu'un.  Dieu  s'est  révélé  à  Abraham,  le  Christ  a 
parlé  à  ses  disciples  lors  de  son  passage  sur  la  terre.  La 
révélation  faite  aux  hommes  par  les  anges  est  commu- 
nément appelée  immédiate.  Les  anges,  en  effet,  agis- 
sent non  seulement  sur  l'ordre  divin  mais  aussi  d'eux- 
mêmes,  lorsque  Dieu  les  autorise.  Puisqu'ils  savent 
beaucoup  de  choses  ils  peuvent  ainsi  les  révéler.  En  ce 
cas,  s'ils  interviennent  seulement  par  permission  de 
Dieu,  la  révélation  est  immédiate;  lorsque  c'est  sur 
ordre  de  Dieu  et  en  qualité  de  légats  leur  révélation  est 
médiate.  Dorsch,  Institutiones  theoloqiœ  fundamentalis, 
p.  301,  qui  renvoie  lui-même  à  Schilfini,  De.  virtutibus 
infusis,  p.  120,  n.  80;  voir  aussi  en  même  sens  Ottiger, 
Theologia  fundamentalis,  t.  i,  p.  47,  contre  Jansen, 
Prœtectioncs  théologies  fundamentalis,  Utrccht,  1875- 
187G,  p.  118  et  les  autres. 

La  révélation  immédiate  est  interne  ou  externe  selon 
que  Dieu  agit  sur  la  faculté  intellectuelle  elle-même  ou 
produit  quelque  connaissance  chez  l'homme  en  lui 
proposant  extérieurement  quelques  objets  (voir  plus 
haut  les  modes  de  la  Révélation). 

Elle  est  médiate  pour  ceux  à  qui  le  prophète, 
après  avoir  reçu  communication  d'une  vérité,  trans- 
met le  message  divin.  Ce  fut  le  cas  des  prophètes 
de  l'Ancien  Testament  ou  des  apôtres,  messagers  de  la 
bonne  nouvelle  à  travers  le  monde.  La  mission  du  lé- 
gat n'est  remplie  avec  fruit  que  s'il  a  une  autorité 
suffisante  auprès  des  foules  et  s'il  ne  peut  pas  tomber 
dans  l'erreur.  Pour  que  l'envoyé  obtienne  créance, 
Dieu  confirme  sa  parole  par  des  signes  de  crédibilité, 
tels  que  les  miracles  ou  les  prophéties.  Pour  qu'il  ne  se 
trompe  pas,  ne  déforme  pas  son  message  et  ne  l'ex- 
prime pas  d'une  manière  inadéquate,  il  reçoit  le  don  de 
l'infaillibilité. 

II.  Possibilité  de  la.  révélation.  —  Il  faut  consi- 
dérer successivement  la  révélation  immédiate  et  celle 
que  nous  avons  appelée  médiate. 

/.  LA  RÉVÉLATION  IMMÉDIATE  EST  POSSIBLE.  — Non 

seulement,  en  effet,  elle  ne  présente  pas  de  contradic- 
tions internes  ou  externes,  elle  ne  «  répugne  »  pas, 
comim  disent  les  logiciens,  mais,  tout  au  contraire,  elle 
convient. 

1°  Elle  ne  répugne  pas.  —  Ontologiquement,  la  possi- 
bilité, considérée  d'une  manière  générale,  est  la  même 
chose  que  l'aptitude  à  l'existence.  Elle  est  interne 
quand  il  n'y  a  pas  de  contradiction  ou  de  répugnance 
dans  les  éléments  constitutifs  d'une  chose  :  entre  dans 
cette  catégorie  tout  ce  qui  peut  être  pensé.  Elle  est 
externe  lorsque  la  cause  efficiente  a  la  force  suffisante 
pour  faire  passer  à  l'existence  ce  qui  est  pensable.  Une 
chose  est  physiquement  possible,  si  elle  l'est  intérieu- 
rement et  extérieurement.  Il  y  a  possibilité  morale, 
quand  la  cause  (créée)  ellieiente  est  douée  de  raison 
et  qu'elle  est  apte  à  faire  passer  à  l'existence  ce  qui  est 
possible  intérieurement  et  extérieurement,  malgré  les 
circonstances  et  les  tendances  du  milieu  et  en  dépit  de 
ses  habitudes  propres.  Ce  qui  est  physiquement  pos- 
sible peut  donc  parfois,  à  cause  de  difficultés  et  d'ob- 
stacles de  toute  sorte,  être  m  iralement  impossible. 
La  révélation  immédiate  et  médiate,  telle  que  nous 
l'avons  analytiquement  définie,  est-elle  physiquement 
et  moralement  possible?  Elle  l'est,  car  elle  ne  répugne 
ni  de  la  part  de  Dieu,  ni  de  celle  de  l'homme,  ni  de  celle 
de  l'objet. 

1.  La  révélation  ne  répugne  pas  de  la  part  de  Dieu.  — ■ 
a)  Elle,  est  physiquement  possible.  —  Dieu,  qui  a  créé 
l'homme  et  lui  a  donné  la  faculté  de  la  parole,  est  à 


même  de  faire  par  lui-même  et  immédiatement  ce  qu'il 
a  accordé  à  la  créature.  Il  en  a  la  puissance  physique. 
Une  affirmation  contraire  serait  absurde  et  rappel- 
lerait à  l'esprit  les  paroles  du  psalmiste  : 

Celui  qui  a  planté  l'oreille  n'entendrait-il  pas? 
Celui  qui  a  formé  l'œil  ne  verrait-il  pas?         [trait-il  pas? 
Celui  qui  donne  à   l'homme    l'intelligence  ne    reconnai- 

(Ps.  xr.iv,  9-11). 

Rien  ne  s'oppose  à  ce  que  Dieu,  être  personnel  et 
vérité  absolue,  dévoile  ses  connaissances  de  la  façon  et 
dans  la  mesure  où  il  le  veut  à  un  sujet  capable  de  les 
recevoir.  Possible,  en  tant  qu'elle  est  la  parole  divine,  la 
révélation  l'est  également  si  l'on  considère  l'influx  divin 
de  la  lumière  intérieure,  qui  permet  au  prophète  de 
porter  un  jugement  infaillible  sur  l'origine  des  vérités 
qui  lui  sont  dévoilées. 

Dieu,  en  effet,  qui  gouverne  le  monde  des  êtres  maté- 
riels et  le  monde  des  esprits  selon  les  lois  qu'il  a  lui- 
même  établies,  demeure  absolument  libre  et  jouit  du 
plein  pouvoir  d'y  faire  ce  qu'il  veut.  Rien  ne  l'em- 
pêche donc  d'exercer  sur  l'intelligence  de  l'homme,  qui 
lui  demeure  soumise,  un  influx  immédiat,  comme  celui 
qui  est  requis  dans  la  révélation.  Sans  doute  cette 
lumière  intérieure  est  d'ordre  surnaturel,  mais  rien  n'y 
répugne,  car,  si  les  causes  secondes  agissent  selon  des 
lois  qui  sont  considérées  comme  stables  et  constantes, 
elles  peuvent  cependant  varier  dans  leurs  effets,  sous 
l'action  de  la  cause  première.  La  révélation  apparaît 
ainsi  comme  un  miracle  d'ordre  intellectuel.  Dieu  y 
meut  d'une  manière  surnaturelle  l'intelligence  du  pro- 
phète, objectivement  en  agençant  et  en  ordonnant  ses 
idées,  subjectivement  en  l'éclairant,  afin  qu'il  juge 
sans  erreur  du  caractère  surhumain  de  la  communi- 
cation qui  lui  est  faite.  A  cela  rien  ne  s'oppose; 
l'intervention  divine  peut  s'exercer  en  dehors  des  lois 
physiques  et  psychologiques,  étant  donné  que  celles-ci 
ne  sont  qu'hypothétiquement  nécessaires.  S.  Thomas, 
Sum.  theol.,  Ia,  q.  cv,  a.  3;  a.  6;  Cont.  gent.,  1.  III, 
c.  c.  Pour  le  détail  se  reporter  à  l'art  Miracle. 

Malgré  les  difficultés  opposées  par  le  déisme,  les 
variations,  introduites  par  la  révélation  dans  l'orien- 
tation des  créatures  vers  Dieu,  n'affectent  nullement 
l'immutabilité,  la  sagesse  et  la  majesté  divines.  Au 
contraire,  elles  permettent  d'entrevoir  sa  puissance  et 
ne  pas  l'admettre  serait  la  limiter  arbitrairement.  Tou- 
tefois, remarquons-le,  Dieu,  en  lui-même,  n'a  pas  chan- 
gé; ses  conseils  demeurent  immuables;  ceci  est  vrai  du 
miracle  physique,  tout  autant  que  du  miracle  intellec- 
tuel. A  ce  sujet  le  cardinal  Ma/.zella  écrit  :  Quemad- 
modum  igitur,  ab  œterno  cursum  natures  modumque 
naluralis  cognitionis  Deus  constitua,  ita  etiam  ab  œterno 
decrevil  per  revelationem  supernaturalem  homini  veri- 
tates  communicare,  atque  duplicem  hune  tum  naturalis 
tum  supernaturalis  cognitionis  ordinem  harmonice  dis- 
posait. De  religione  et  Ecclesia,  p.  C3. 

L'acte  divin,  en  effet,  est  unique,  simple  et  éternel. 
Il  atteint,  comme  il  convient,  tout  ce  que  Dieu  fait 
en  dehors  de  lui,  mais  d'une  manière  diverse  selon  les 
circonstances  de  temps,  de  lieu  et  autres.  Par  la  révé- 
lation, dans  laquelle  il  est  tenu  compte  de  la  nature  de 
l'intelligence  et  de  la  volonté  humaines,  s'ajoute  une 
nouvelle  relation  externe,  qui  perfectionne  l'ordre 
naturel,  mais  il  ne  se  produit  aucun  changement 
interne  en  Dieu.  Saint  Thomas  montre  avec  clarté  que 
la  révélation  ne  contredit  nullement  à  l'immutabilité 
divine  :  Aliud  est  mutare  voluntatem  et  aliud  est  velle 
aliquarum  rcrum  mntationem.  Potesl  enim  aliquis  ea- 
dem  voluntate  immobiliter  permanente  velle,  quod  nunc 
fiât  hoc.  et  postea  fiai  conlrarium.  Sed  tune  volunlas 
mutarclur,  si  aliquis  inciperel  velle.  quod  prius  non  vo- 
lait, vel  desineret  velle,  quod  voluit.  Sum.  theol.,  I8, 
q.  xix,  a.  7. 


2597 


REVELATION.    POSSIBILITE 


2598 


b)  Elle  est  moralement  possible.  —  En  d'autres  ter- 
mes elle  ne  va  pas  contre  ce  que  l'on  nomme  les  attri- 
buts moraux  de  Dieu. 

La  révélation  ne  répugne  pas  à  la  sagesse  divine,  car 
l'homme  y  reçoit  une  aide  précieuse.  Grâce  à  elle  ses 
connaissances  religieuses  et  morales  s'accroissent  ainsi 
que  sa  certitude.  Bien  qu'il  l'ait  pu,  en  effet.  Dieu  n'a 
pas  voulu  créer  des  hommes  parfaits  :  notre  faiblesse 
montre  que  nous  sommes  perfectibles.  Aussi  rien  ne 
s'oppose-t-il  à  ce  qu'il  obvie  aux  déficiences  des  facul- 
tés humaines  et  qu'il  augmente  leur  état  de  perfection 
relative,  par  le  moyen  de  la  révélation.  Celle-ci  n'est 
pas  une  correction  de  son  œuvre,  mais  un  enrichis- 
sement. N'apporte-t-elle  pas  sur  l'ordre  religieux  et 
moral,  sur  l'existence  de  Dieu,  ainsi  que  sur  ses  per- 
fections, sa  bonté,  sa  providence  paternelle,  etc.,  des 
connaissances  qui  sont  utiles  et  avantageuses  pour  le 
bien  total  de  l'humanité  et  qui  favorisent  l'unifor- 
mité du  culte  divin  quant  à  ses  croyances,  à  ses  pré- 
ceptes et  à  ses  rites.  Cette  élévation,  encore  relative 
sans  doute,  et  qui  n'est  accordée  sous  l'empire  d'au- 
cune nécessité,  fait  éclater  la  sagesse  du  Seigneur,  car 
elle  manifeste  sa  bonté  et  sa  bienveillance  toute  parti- 
culière à  l'égard  des  hommes.  Chr.  Pesch,  Presl.,  t.  i, 
n.  156. 

Enfin,  la  majesté  divine,  qui  n'a  pas  été  diminuée 
par  la  création,  ne  l'est  pas  non  plus  lorsque  le  Créa- 
teur communique  sa  pensée  aux  hommes  par  la  révé- 
lation. Celle-ci  est  ainsi  merveilleusement  ordonnée  à 
la  gloire  de  Dieu,  c'est-à-dire  à  la  fin  primaire  néces- 
saire de  toute  action  ad  extra.  Sous  tous  les  rapports 
elle  est  donc  compatible  avec  les  perfections  divines. 
L'est-elle  aussi  avec  la  nature  de  l'homme? 

2.  Elle  est  possible  du  côté  de  l'homme.  — -  L'homme 
peut  être  le  sujet  de  la  révélation,  la  recevoir,  s'il  est 
à  même  de  recevoir  l'influence  divine  et  de  poser  avec 
certitude  un  jugement  sur  l'origine  des  vérités  qui  lui 
sont  présentées.  Pour  venir  à  l'existence  et  pour  con- 
tinuer d'être  et  d'agir,  toute  créature,  même,  et  l'on 
peut  dire  surtout,  la  créature  raisonnable,  a  besoin  de 
Dieu.  Ce  concours  nécessaire  dans  l'ordre  nature',  à 
toute  activité  spontanée  ou  libre  l'est  aussi  dans  l'ordre 
surnaturel  (pour  certains,  on  le  sait,  la  révélation  est 
préternaturelle).  Quand  il  se  produit  dans  ce  dernier 
domaine,  il  ne  détruit  pas  le  premier.  C'est  le  cas  des 
facultés  qui  interviennent  dans  la  révélation  et  qui  s'y 
trouvent  perfectionnées  en  leur  être  et  en  leur  activité, 
car  l'action  divine,  qui  est  de  soi  infinie,  ne  l'est  pas 
en  son  terme,  vu  qu'elle  s'adapte  à  la  nature  finie  du 
prophète. 

L'intelligence,  dont  l'objet  adéquat  est  constitué 
par  le  vrai  et  tout  ce  qui  est  connaissable,  est  sans 
doute  imparfaite  dans  la  créature  raisonnable  qu'est 
l'homme  :  elle  dégage  «  l'intelligible  »  de  cela  seulement 
qui  tombe  sous  les  sens,  unique  source  de  ses  repré- 
sentations, et  ne  peut  atteindre  directement  ce  qui  les 
dépasse.  Malgré  cela,  elle  est  à  même  de  connaître  tout 
ce  qui  a  raison  d'être,  rationem  entis,  encore  que,  pour 
beaucoup  de  choses,  ce  soit  seulement  par  le  moyen  de 
l'analogie. 

Généralement  les  agents  inférieurs  —  et  l'intelli- 
gence en  est  un  —  sont  mus  et  perfectionnés  par  ceux 
auxquels  ils  sont  naturellement  soumis  :  in  omnibus 
naturis  ordinatis  invenitur  quod  ad  perfectionem  natures 
inferioris  duo  concurrunt;  unum  quidem  quod  est  secun- 
dum  proprium  motum;  aliud  autem,  quod  est  secundum 
motum  superioris  natures.  S.  Thomas,  Iia-IIœ,  q.  n, 
a.  3.  C'est  pourquoi  rien  ne  s'oppose  à  ce  quel'intelli- 
gence  du  prophète  soit  mue  instrumentalemcnt  par 
Dieu  et  illuminée  subjectivement,  afin  de  recevoir  de 
nouvelles  vérités  et  d'acquérir  la  certitude  sur  leur 
origine  divine.  La  motion  qu'elle  subit  reste  conforme 
à  sa  nature  et  à  sa  tendance  originelle,  ainsi  que  le 


mode  par  lequel  elle  reçoit  la  révélation.  Elle  n'accepte 
pas  la  vérité  à  cause  de  son  évidence  intrinsèque,  vu 
que  celle-ci  dépasse  sa  capacité,  mais  par  un  acte  de 
foi  en  l'autorité  divine.  Aussi  l'assentiment  n'est-il  pas 
donné  d'une  manière  aveugle;  il  repose  sur  des  raisons 
sérieuses  qui  le  motivent. 

Enfin,  si  l'homme  est  capable  de  recevoir  des 
connaissances  de  ses  semblables  plus  savants,  il  peut 
à  plus  forte  raison  être  instruit  par  Dieu,  maître  par 
excellence,  d'autant  que  celui-ci  en  qualité  de  créateur 
est  à  même  d'agir  intérieurement  sur  son  intelligence 
et  d'augmenter  ses  capacités,  ce  dont  est  incapable  le 
professeur  qui  enseigne.  Wilmcrs,  De  religione  revelata, 
p.  57  sq.  ;  Garrigou-Lagrange,  De  revelatione,  t.  i, 
p.  323. 

L'homme  peut  d'ailleurs  travailler  sur  les  notions 
mêmes  qui  lui  sont  révélées,  pousser  sur  elles  plus  à 
fond  ses  investigations,  chercher  les  arguments  pour 
les  défendre  et  établir  les  relations  qu'elles  ont  avec 
les  vérités  qui  sont  objet  de  connaissance  directe. 

Du  côté  de  la  volonté  il  n'y  a  pas  non  plus  de  diffi- 
culté, puisque  celle-ci  n'entre  en  jeu  que  d'une  manière 
indirecte  dans  la  révélation.  Sa  liberté  y  reste  entière. 
Son  autonomie,  qui  n'est  que  relative,  vu  qu'elle  est 
soumise  à  Dieu  en  tant  que  créature,  n'est  détruite  ni 
par  l'émission  de  l'acte  de  foi,  ni  par  les  préceptes  et 
les  devoirs  nouveaux,  qui  éventuellement  lui  sont 
imposés. 

Sans  doute  ces  obligations  morales  ne  sont  pas  tou- 
jours agréables  aux  facultés  inférieures.  Parfois  même, 
à  cause  de  nia.  l'homme  visité  par  Dieu  voudrait  se 
dérober  à  la  révélation.  Un  voit  les  prophètes  de  l'An- 
cien Testament  se  rebeller  presque  devant  l'ordre 
divin,  objecter  au  Seigneur  leur  impuissance  à  s'élever 
à  la  hauteur  du  message  qui  leur  est  confié,  'fous  les 
grands  mystiques  ont  connu  cette  terreur  de  l'hu- 
maine faiblesse  smis  la  mainmise  violente  du  Créa- 
teur. «  Je  mourrai,  parce  que  j'ai  vu  Dieu  »,  disaient 
les  vieux  Israélites.  De  cette  parole  on  trouverait  les 
échos  dans  tous  les  mystiques.  Mais  ces  inconvénients 
ne  constituent  pas  une  impossibilité.  L'être  humain 
demeure  dans  l'ordonnance  de  sa  lin  quand  il  s'enri- 
chit de  connaissances  sur  la  Vérité  première  et  d'expé- 
riences morales  relatives  au  souverain  Bien.  L'acte  de 
révélation  ne  réduit  donc  pas  les  facultés  humaines  à 
un  rôle  passif.il  exige  leur  coopération.  L'homme,  n'y 
est  pas  seulement  patient,  mais  aussi  agent  :  son  auto- 
nomie n'est  pas  atteinte. 

Contre  les  rationalistes,  qui  considèrent  qu'il  est 
indigne  de  l'homme  d'être  instruit  par  Dieu,  les  Pères 
du  concile  du  Vatican,  pour  réprouver  l'indépendance 
absolue  de  la  raison  humaine,  ont  lancé  l'anathème 
suivant  :  Hominem  ad  cognitionem  et  perfectionem,  quee 
naturalem  superet,  divinitus  evehi  non  posse,  sed  ex  se 
ipso  ad  omnis  tandem  veri  et  l'uni  possessionem  juyi 
profectu  pertingere  posse  et  debere.  De  revelatione,  eau.  2, 
Denz.-Bannw.,  n.  1808.  Ils  ont  proclamé  aussi  que  la 
raison  n'est  pas  indépendante  au  point  de  ne  pas 
pouvoir  être  soumise  à  Dieu  qui  a  le  droit  de  lui  impo- 
ser la  foi  :  Si  quis  dixerit,  rationem  humanam  ita  inde- 
pendentem  esse,  ut  fldes  ci  a  Deo  imperàri  non  possit  : 
A.  S..  De  fide,  can.  3,  Denz.-Bannw.,  n.  1810.  L'indé- 
pendance de  nos  facultés  ne  peut  être  complète,  car 
notre  intelligence  et  notre  volonté  demeurent  soumises 
à  la  vérité  incréée  et  à  l'autorité  suprême  de  Dieu. 
Saint  Thomas  y  voit,  à  juste  titre,  pour  la  créature 
humaine  un  titre  de  gloire  :  Sala  natura  rationalis 
creata  habel  immediatum  ordincm  ad  Deum,  quia  cœleree 
créature?  non  attingunt  ad  aliquid  universale,  sctl  solum 
ad  aliquid  particulare...  Natura  autem  rationalis,  in 
quantum  cognoscit  universalem  boni  et  cutis  rationem, 
habet  immediatum  ordinem  ad  universale  essendi  prin- 
cipium.  Il^-IIae,  q.  n,  a.  3.  Cette  subordination  immé- 


2599 


RÉVÉLATION.    POSSIBILITE 


2600 


diatc  à  Dieu  est  le  fondement  même  de  notre  auto- 
nomie relative,  car,  de  la  sorte,  l'intelligence  n'est  pas 
enfermée  dans  l'ordre  des  phénomènes  et  notre  volonté 
demeure  indifférente  et  libre  en  face  des  biens  parti- 
culiers, qui  ne  sont  pas  à  même  de  la  satisfaire. 
I»,  q.  lxxxiii,  a.  1;  Ia-II«,  q.  x. 

Nous  saisissons  dès  maintenant  combien  est  fausse 
l'opinion  de  plusieurs  défenseurs  de  l'immanence  selon 
lesquels  aucune  vérité  ne  peut  enrichir  notre  esprit, 
si  elle  n'est  pas  postulée  par  une  autre  que  nous  avons 
perçue  auparavant.  Toute  adhésion  aux  mystères 
proprement  dits  devrait  en  conséquence  être  consi- 
dérée comme  une  abdication  de  la  raison.  C'est  la  pen- 
sée que  E.  Le  Roy  exprime  en  ces  termes  :  «  Ainsi, 
aucune  vérité  n'entre  jamais  en  nous  que  postulée  par 
ce  qui  la  précède  à  titre  de  complément  plus  ou  moins 
nécessaire,  comme  un  aliment  qui,  pour  devenir  nour- 
riture effective,  suppose  chez  celui  qui  le  reçoit  des 
dispositions  et  préparations  préalables,  à  savoir  l'ap- 
pel de  la  faim  et  l'aptitude  à  digérer.  »  Le  Roy, 
Dogme  et  critique,  Paris,  1907,  p.  9-10.  Cette  attitude 
intellectuelle  est  gravement  erronée,  car  le  mot  «  pos- 
tuler »  prête  à  très  grande  équivoque.  Sans  doute  il  est 
impossible  qu'une  vérité  nous  soit  proposée  extrin- 
sèquement,  si  nous  n'avons  pas  déjà  dans  l'esprit  des 
idées  par  lesquelles  nous  soyons  à  même  d'en  conce- 
voir le  sens,  au  moins  d'une  manière  analogique.  Mais 
il  n'est  nullement  requis  qu'elle  soit  en  stricte  et 
étroite  connexion  avec  nos  connaissances  antérieures, 
ou  exigée  par  ces  dernières.  Il  suffit  qu'entre  celles-ci 
et  celle-là,  qui  est  nouvellement  manifestée,  il  n'y  ait 
pas  de  contradiction.  Cela  apparaîtra  mieux  encore 
quand  nous  aurons  établi  que  la  révélation  ne  répugne 
pas  du  côté  de  l'objet. 

3.  La  révélation  est  possible  du  côté  de  l'objet,  même 
s'il  s'agit  de  mystères.  —  Tant  que  l'on  envisage  seu- 
lement les  vérités  d'ordre  naturel,  il  n'y  a  aucune 
difficulté  sérieuse  à  admettre  la  possibilité  de  la  révé- 
lation. En  est-il  de  même  quand  il  s'agit  des  mystères? 
Pour  répondre  à  cette  question  nous  dirons  d'abord  ce 
qu'est  un  mystère  proprement  dit;  et  nous  montrerons 
ensuite  que  sa  manifestation  ne  répugne  pas.  Pour  plus 
de  détails  se  reporter  à  l'article  Mystère. 

a)  Ce  qu'est  un  mystère.  —  Au  sens  où  le  prend  la 
théologie,  un  mystère  est  une  vérité  cachée  et  secrète, 
dont  la  connaissance  dépasse,  soit  absolument,  soit 
relativement  les  forces  de  la  raison. 

Par  accident,  certaines  choses  outrepassent  notre 
puissance  intellectuelle,  non  parce  que  celle-ci  est 
déficiente  mais  à  cause  des  difficultés  externes  :  la  dis- 
tance s'oppose,  par  exemple,  à  ce  que  nous  saisissions 
les  éléments  qui  se  trouvent  dans  les  étoiles,  ainsi  que 
leur  nombre.  Parmi  les  vérités  d'ordre  naturel,  aucune 
n'est  absolument  et  de  soi  au-dessus  de  l'intelligence 
humaine,  puisque  celle-ci  est  capable  d'en  connaître 
l'existence  et  les  effets,  tout  au  moins  leur  possibilité, 
bien  qu'elle  n'atteigne  pas  parfaitement  leur  nature 
intime;  c'est  le  cas,  entre  autres,  des  attributs  divins. 
C'est  pourquoi  dans  l'ordre  naturel,  il  n'est  question 
de  mystères  que  dans  une  acception  large. 

Au  sens  propre,  il  n'y  a  de  vérités  mystérieuses  qui 
dépassent  entièrement  la  raison  que  dans  le  domaine 
surnaturel.  Encore  faut-il  préciser.  Ne  sont  déclarées  tel- 
les, en  théologie,  que  celles-là  seulement  dont  l'homme 
ne  peut  démontrer  l'existence,  ni  même  la  possibilité,  soit 
avant,  soif  après  la  révélation  (voir  Franzelin,  Trac 
tutus  de  sacramentis  in  génère,  1868,  p.  131),  dont,  il  est 
incapable  d'appréhender,  par  les  lumières  naturelles 
et  d'une  manière  positive,  la  nature  intime,  dont  il  ne 
peut  expliquer,  comme  disent  les  logiciens,  pourquoi  et 
comment  tel  prédicat  convient  nécessairement  à  tel 
sujet  et  enfin  qu'il  n'est  à  même  d'exprimer  qu'à 
l'aide  de  concepts  analogiques,   ('.'est   ce  qu'Ottiger 


décrit  ainsi  :  Ralioncm  ejus  indolis  internée  habendo,  ita 
ut  dicatur  veritas,  cujus  subjectum  quidem  et  prœdica- 
tum  mens  humana  naturali  sua  vi  partim  saltem  analo- 
gice  coqnoscere  possit,  utriusque  tamen  nexum  intemum, 
ejus  scilicet  et  necessitatem  et  modum,  non  intelligat. 
Ottiger,  Theologia  fundamentalis,  t.  i,  p.  54. 

Le  mystère  exprime  une  chose  incompréhensible; 
mais  il  n'est  pas  obscur  au  point  qu'une  fois  révélé 
nous  ne  saisissions  absolument  rien  de  sa  raison  et  de 
son  mode.  La  proposition  qui  l'énonce  doit  être  suffi- 
samment claire,  pour  que  l'homme  la  distingue  d'une 
affirmation  contraire  ou  contradictoire  et  discerne  que 
la  notion  du  sujet  et  du  prédicat,  bien  qu'analogique, 
est  vraie  cependant. 

b)  La  manifestation  de  mystères  ne  répugne  pas.  — 
La  révélation  de  mystères  ne  devrait  être  rejetée 
comme  impossible  que  si  elle  répugnait  à  la  nature  de 
Dieu,  si  nos  concepts  n'étaient  pas  aptes  à  les  exprimer 
analogiquement  et  proprement  ou,  enfin,  s'il  était  irrai- 
sonnable d'admettre  une  lumière,  surnaturelle  quant 
à  la  substance,  qui  élèverait  la  vitalité  de  notre  intelli- 
gence pour  lui  permettre  d'y  adhérer  surnaturellement. 

a.  La  manifestation  de  mystères  ne  répugne  pas  à 
Dieu.  —  Pour  Dieu,  il  n'y  a  pas  de  mystères,  car  il 
connaît  tout.  Quand  il  agit  ad  extra,  c'est  librement  et 
selon  sa  vie  intime  :  il  a  donc  la  puissance  absolue  de 
nous  communiquer  une  participation  de  ses  connais- 
sances. Rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'il  nous  déifie,  en 
quelque  sorte,  communicando  consortium  divinœ  natu- 
rœ,  per  quamdam  simililudinis  participationem.  Sum. 
theol.,  Ia-II^,  q.  r.xn,  a.  1. 

L'homme,  en  effet,  propose  à  son  semblable  bien 
des  vérités  dont  la  compréhension  est  parfois  très 
obscure,  et  dont  l'existence  est  admise  pourtant  sur  sa 
seule  autorité.  Or  Dieu,  qui  a  donné  à  la  créature  ce 
pouvoir  qui  s'exerce  sans  difficulté  excessive,  le  pos- 
sède donc  aussi  lui-même  a  fortiori. 

Par  ailleurs,  de  très  sages  raisons  motivent  la  révé- 
lation des  mystères.  Tout  en  montrant  par  là  sa  peti- 
tesse à  l'intelligence  humaine,  Dieu  apporte  des  solu- 
tions à  de  nombreux  problèmes  d'ordre  philosophique 
et,  loin  d'annihiler  notre  faculté  intellectuelle,  il  la  per- 
fectionne par  l'amplitude  et  la  certitude  des  connais- 
sances dévoilées. 

b.  Les  mystères  peuvent  être  exprimés  analogiquement. 
■ — ■  Du  côté  de  l'objet  aucune  difficulté  ne  s'oppose  à  la 
révélation  des  mystères  et  ne  la  rend  impossible.  Assu- 
rément notre  raison,  avec  ses  notions  naturelles  et  ses 
principes,  est  incapable  de  démontrer  les  mystères  de 
la  vie  intime  de  Dieu,  mais  ne  l'est  pas  pour  les  expri- 
mer analogiquement  et  proprement  (non  pas  par 
manière  de  symbole  ou  de  métaphore)  comme  croya- 
bles, du  fait  que  nous  savons  ce  que  sont  le  prédicat  et 
le  sujet  et  que  nous  avons  quelque  raison  de  joindre  les 
deux  termes  de  l'affirmation.  L'adhésion  repose  non 
sur  l'évidence  intrinsèque,  mais  sur  le  témoignage  di- 
vin. Ainsi  les  notions  de  procession,  de  paternité,  de 
filiation,  de  spiration  et  de  relations,  par  lesquelles 
nous  exprimons,  obscurément  sans  doute  mais  raison- 
nablement, le  mystère  de  la  sainte  Trinité,  n'entraî- 
nent aucune  imperfection  en  Dieu  même.  Ce  qui  répu- 
gnerait serait  d'affirmer  qu'une  idée  créée,  même  infuse, 
représente  l'Être  lui-même,  comme  il  e,st  en  soi,  et  que 
nous  sommes  à  même  de  démontrer  les  mystères,  alors 
(pie  ceux-ci  sont  au-dessus  de  la  virtualité  de  nos  prin- 
cipes et  de  nos  notions. 

Sans  doute  une  vérité  n'est  connue  parfaitement  que 
lorsque  l'intelligence  en  saisit  non  seulement  l'exis- 
tence mais  aussi  l'essence  et  qu'elle  l'exprime  non  en 
concepts  analogiques,  mais  en  idées  claires.  Toutefois, 
de  même  que  le  savant  ne  rejette  pas  comme  irration- 
nelles les  vérités  physiques  ou  chimiques  dont  il 
n'appréhende  pas  la  nature  intime,  mais  dont  l'cxis- 


2601 


RÉVÉLATION.    POSSIBILITÉ 


2G02 


tence  lui  est  imposée  par  les  faits,  de  même  nous  pou- 
vons affirmer  à  la  suite  de  saint  Thomas,  que  la 
connaissance  imparfaite  des  mystères  est  supérieure  à 
une  ignorance  totale  :  De  rébus  nobilissimis  quantum- 
cumque  imperfecta  cognitio  maximam  perfectionem  ani- 
mée confert;  et  ideo  quamvis  ea,  quœ  supra  ralionem  sunt, 
ratio  humana  plene  capere  non  possit,  tamen  muttum 
sibi  perfectionis  acquirit,  si  saltem  ea  qualitercumque, 
teneat  fide.  Cont.  gent.,  1.  I,  c.  xv. 

c.  L'homme  est  capable  d'être  élevé  et  illuminé  surna- 
turellemenl.  —  Pour  que  l'adhésion  aux  mystères  soit 
surnaturelle  et  donnée  avec  certitude,  sans  crainte 
d'erreur,  il  faut  que  l'intelligence  créée  soit  éclairée  par 
une  lumière  surnaturelle.  Celle-ci  ne  peut  pas  actuel- 
lement se  représenter  Dieu  comme  il  est  en  soi,  ce  qui 
répugnerait,  mais  y  tend  essentiellement. 

La  nature  humaine  est  capable  d'être  élevée  à 
l'ordre  surnaturel,  c'est  ce  que  les  théologiens  appel- 
lent sa  puissance  obédientielle.  Rien  ne  permet  de 
rejeter  cette  puissance.  Sur  ce  sujet  saint  Thomas  s'ex- 
prime en  ces  termes  :  Sensus  quidem,  quia  omnino 
materialis  est,  nullo  modo  elevari  potest  ad  aliquid  immu- 
teriale,  sed  intellectus  noster,  vel  angelicus,  quia  secun- 
dum  naturam  a  maleria  aliqualiter  elevatus  est,  potest 
ultra  suam  naturam  per  gratiam  ad  aliquid  altius  ele- 
vari. Et  hujus  signum  est,  quia  visus  nullo  modo  potest 
in  abstractione  cognoscere  id  quod  in  concrelione  cognos- 
cit;  nullo  enim  modo  potest  percipere  naturam,  nisi  ut 
hanc.  Sed  intellectus  noster  potest  in  abstractione  consi- 
derare  id  quod  in  concretione  cognoscit...,  considérât 
enim  ipsam  rerum  formam  per  se,  imo...  ipsum  esse 
secernit  per  abstractionem.  Et  ideo  cum  intellectus  creatus 
per  suam  naturam  natus  sit  apprekendere  formam 
concretam  et  esse  concretum  in  abstractione  per  mo- 
dum  resolutionis  cujusdam,  potest  per  gratiam  elevari 
ut  cognoscat  esse  separatum  subsistais.  Sum.  theol., 
1^,  q.  xn,  a.  4,  ad  3um. 

La  puissance  obédientielle  n'est  pas  immédiatement 
et  naturellement  ordonnée  à  un  acte  ou  à  un  objet, 
mais  elle  exprime  la  relation  possible  d'un  être  déter- 
miné avec  un  agent  d'une  nature  supérieure  à  qui  il 
obéit.  Remarquons-le  enfin,  en  l'homme  il  n'y  a  pas 
d'ordination  positive  aux  actes  surnaturels;  sinon  la- 
dite ordination  serait  à  la  fois  naturelle,  comme  pro- 
priété de  la  nature,  et  essentiellement  surnaturelle  en 
tant  qu'elle  serait  spécifiée  par  l'objet  surnaturel  et  il 
y  aurait  confusion  des  deux  ordres. 

La  révélation  des  mystères  proprement  dits,  qui 
s'énoncent  en  concepts  analogiques,  est  donc  possible, 
car  elle  ne  répugne  ni  à  la  nature  de  Dieu,  ni  à  la  raison 
humaine,  élevée  et  éclairée  surnaturellement.  Cela 
apparaît  plus  nettement  encore  quand  il  est  tenu 
compte  de  sa  convenance. 

2°  La  convenance  de  la  révélation  est  un  argument  en 
laveur  de  sa  possibilité.  —  Les  rationalistes  estiment 
que  la  révélation,  même  si  elle  est  possible,  ne  convient 
pas  pour  plusieurs  raisons.  Si  elle  existait,  elle  serait  un 
obstacle  au  progrès  des  connaissances  scientifiques, 
étant  donné  qu'elle  impose  un  ensemble  de  doctrines 
qui  doit  demeurer  sans  changement.  Pour  ce  qui  con- 
cerne les  vérités  d'ordre  naturel,  elle  est  superflue, 
attendu  que  la  raison  y  parvient  par  elle-même.  Quant 
à  la  révélation  de  vérités  d'ordre  surnaturel, elle  détrui- 
rait l'autonomie  de  la  raison,  en  exigeant  la  foi  à  des 
mystères  qui  demeurent  incompréhensibles. 

Pas  plus  que  la  création  du  monde,  la  révélation 
n'est  un  acte  nécessaire.  Elle  procède  de  la  libre  volonté 
de  Dieu  et  lui  convient,  car  elle  est  non  seulement  une 
manifestation  des  perfections  divines,  que  les  vérités 
dévoilées  permettent  de  mieux  entrevoir,  mais  aussi 
une  nouvelle  communication  de  biens,  faite  à  la  créa- 
ture humaine.  La  révélation  convient  aussi  à  l'homme, 
car  elle  lui  est  utile  par  l'avantage  intellectuel  et  moral 


qu'elle  lui  apporte.  L'intelligence,  qui  est  avide  de 
savoir,  est  perfectionnée  par  l'acquisition  des  vérités 
qui  lui  sont  apprises.  Celles-ci  concernent  la  religion, 
c'est-à-dire  l'ensemble  des  rapports  à  établir  entre  la 
créature  raisonnable  et  Dieu.  Cet  enrichissement  réel 
et  manifeste  dans  un  domaine  où  l'homme,  malgré  ses 
efforts,  a  des  connaissances  naturelles  si  limitées,  est 
d'autant  plus  apprécié  que  l'acte  de  foi,  par  lequel  on 
y  adhère,  écarte  tout  doute,  toute  erreur.  Pie  IX  a 
marqué  cette  utilité  universelle  de  la  révélation  quand, 
dans  le  Syllabus,  il  a  réprouvé  la  proposition  suivante  : 
Christi  fuies  human.se  refragatur  rationi,  divinaque  reve- 
latio  non  solum  nihil  prodest,  verum  etium  nocei  iwminis 
perfectioni.  Prop.  G,  Denz.-Rannw.,  n.  1706. 

La  révélation  éclaire  l'homme  sur  le  culte  privé,  fa- 
milial et  public  qu'il  doit  rendre  au  Seigneur.  Le  concile 
du  Vatican  l'a  rappelé  en  prononçant  l'anathème 
contre  ceux  qui  le  nieraient  :  Si  quis  dixerit  fierinon 
posse  aut  non  expedire,  ut  per  revelationem  divinam 
homo  de  Deo  eultuque  ei  exhibendo  cdoceatur,  anathema 
sit.  Sess.  m,  De  révélât.,  can.  2,  Denz.-Rannw.,  n.  1807. 

Enfin  sa  dernière  utilité  dans  la  pratique  de  l'action 
religieuse  est  de  favoriser  l'intimité  de  l'homme  avec 
Dieu,  car,  ainsi  que  l'a  déclaré  le  Christ,  la  communi- 
cation des  secrets  se  fait  largement  entre  lui  et  les 
apôtres  qu'il  déclare  élevés  par  là  même  au  rang  de  ses 
amis  :  «  Je  ne  vous  appellerai  plus,  désormais,  des  ser- 
viteurs; le  serviteur  ne  sait  pas  ce  que  fait  son  maître. 
Je  vous  appelle  mes  amis  parce  (pie  tout  ce  que  j'ai 
appris  de  mon  Père  je  vous  l'ai  fait  connaître.  »  Joa., 
xv,  15. 

D'une  certaine  manière  l'homme  y  trouve  aussi  son 
bonheur  et  une  légitime  satisfaction  :  puisque,  dit 
saint  Thomas,  ce  que  nous  percevons  des  êtres  supé- 
rieurs est  peu  de  chose,  sans  doute,  mais  est  beaucoup 
plus  aimé  et  désiré  que  toute  connaissance  sur  les  êtres 
inférieurs.  Cont.  gent.,  1.  I,  c.  v  :  De  rébus  nobilissimis 
quantumeumque  imperfecta  cognitio  maximam  perfectio- 
nem animas  conferi. 

Ce  qui  est  vrai  des  vérités  surtout  religieuses  d'ordre 
naturel,  révélées  par  Dieu,  l'est  aussi  à  plus  forte  rai- 
son de  celles  qui  dépassent  les  capacités  de  la  raison. 
Leur  connaissance,  même  imparfaite,  nous  donne 
d'abord  l'occasion  d'exercer  bien  des  vertus  comme 
celles  d'humilité,  de  foi  et  de  religion  en  particulier.  "Par 
le  Christ  Jésus,  dit  saint  Pierre,  les  plus  grandes,  les 
plus  magnifiques  promesses  nous  ont  été  faites,  afin 
que,  par  elles,  devenus  participants  à  la  nature  divine, 
vous  échappiez  à  la  corruption  de  ce  monde.  »  II  Pet., 
i,  4. 

Par  la  révélation  divine  s'éclairent  ainsi  mutuel- 
lement les  diverses  vérités  religieuses;  bien  des  pro- 
blèmes de  première  importance,  à  coup  sûr,  tels  que 
ceux  de  la  prédestination,  de  la  providence,  de  l'ori- 
gine du  mal.  de  l'immortalité,  de  la  fin  de  l'homme, 
etc.,  sur  lesquels  la  raison  fournit  sans  doute  quelques 
lumières,  ne  trouvent  une  solution  complète  et  indu- 
bitable que  grâce  à  la  révélation  des  vérités  d'ordre 
surnaturel.  Le  domaine  des  croyances  religieuses  se 
trouve  ainsi  amplifié. 

Par  suite  enfin  de  la  connexion  qui  existe  entre  les 
don  nées  de  certains  mystères etles  nombreux  problèmes 
de  l'ontologie  ou  de  la  cosmologie  —  c'est  le  cas  par 
exemple  des  concepts  d'essence,  de  nature,  de  per- 
sonne qui  commandent  le  mystère  de  la  trinité,  des 
concepts  de  substance  et  d'accident  qui  se  trouvent 
impliqués  dans  le  mystère  eucharistique  —  la  révé- 
lation excite  l'esprit  à  travailler  pour  saisir  l'harmonie 
des  nouvelles  connaissances  fournies  avec  celles  du 
monde  créé  et  profite  ainsi  indirectement  aux  autres 
disciplines  humaines,  tout  spécialement  à  celles  d'ordre 
spéculatif.  Gutberlet.  Lehrbuch  der  Apologetik,  t.  il, 
p.  31. 


2603 


RÉVÉLATION.    NÉCESSITÉ 


!604 


La  volonté  tire  également  avantage  de  la  révélation. 
Elle  y  est  tout  entière  orientée  vers  le  Seigneur.  Du 
fait  que  celui-ci  est  la  règle  absolue  de  la  vie  bonne  et 
honnête,  la  fin  poursuivie  est  véritablement  sublime. 
Pour  que  l'homme,  sur  cette  terre,  prenne  Dieu  comme 
guide  de  sa  vie,  les  motifs  d'action  les  plus  efficaces, 
tels  que  la  miséricorde  et  la  bonté  divines,  lui  sont 
dévoilées. 

Tous  ces  arguments  de  convenance  de  la  révélation 
immédiate  témoignent  donc  en  faveur  de  sa  possibilité. 
En  est-il  de  môme  de  la  révélation  médiate? 

II.  POSSIBILITÉ  DE  LA  RÉVÉLATION  MÉDIATE.  —  Il 

s'agit,  on  se  le  rappelle,  de  cette  communication  des 
vérités  révélées  qui  se  fait,  non  plus  directement  — ■ 
Dieu  parlant  aux  grands  inspirés  —  mais  par  ceux-ci 
à  la  masse  de  l'humanité.  C'est  le  cas  général.  De  cette 
manière  d'instruire,  tout  comme  de  la  précédente,  l'on 
peut  dire  que  loin  de  «  répugner  »  à  la  nature  de 
l'homme  elle  lui  convient  tout  au  contraire. 

1°  Elle  ne.  répugne  pas.  —  Pour  que  la  révélation 
médiate  soit  possible,  il  suffit  que  Dieu  veuille  utiliser 
le  procédé  courant  parmi  les  hommes  de  l'enseigne- 
ment mutuel,  qu'il  donne  à  ceux  qu'il  choisit  pour 
ministres  les  secours  nécessaires,  tels  que  l'inspiration 
pour  le  prophète  et  l'infaillibilité  pour  l'Église,  afin 
que  les  vérités  dévoilées  soient  annoncées  et  propa- 
gées fidèlement  dans  leur  substance  sans  oubli,  enfin 
qu'il  confirme  leur  mission  auprès  de  ceux  auxquels 
ils  sont  envoyés.  La  révélation  médiate  n'est  pas 
humaine,  mais  divine,  car  le  légat  n'agit  pas  de  sa 
propre  autorité  :  des  signes  indubitables  établissent 
d'ailleurs  qu'il  parle,  non  point  en  son  nom,  mais  au 
nom  de  Dieu,  dont  il  n'est  que  l'instrument  :  operatio 
autem  inslrumenti  attribuitur  principali  agenti,  in  cujus 
virtutc  instrtimentum  agit.  Snm.  theol.,  IIa-II®,q.  clxxii, 
a.  2,  ad  3um.  C'est  pourquoi  le  nombre  des  envoyés 
authentiques  par  lesquels  nous  parvient  la  révélation 
divine  importe  peu,  vu  que  Dieu,  cause  principale,  dis- 
pose des  moyens  nécessaires  pour  que  les  vérités  révé- 
lées nous  soient  communiquées  sans  corruption.  La 
révélation  médiate  ne  répugne  donc  pas.  Elle  convient 
même  à  la  sagesse  divine  et  à  la  nature  sociale  de 
l'homme  et  cela  confirme  sa  possibilité. 

2°  Elle  est  au  contraire  d'une  suprême  convenance.  — 
Pour  être  conforme  à  l'action  de  la  providence,  qui 
gouverne  généralement  les  inférieurs  par  les  supérieurs, 
remarque  saint  Thomas,  la  révélation  devait  être  trans- 
mise aux  hommes  par  des  ministres  :  Quantum  autem 
ad  secundum  (c'est-à-dire  l'ordre  d'exécution  du  plan 
divin)  sunl  aliqua  média  divins  providentise,  quia  inje- 
riora  gubernat  per  superiora,  non  proplcr  defectum  suse 
virtutis,  sed  proplcr  abundantiam  suse  bonitatis,  ut 
dignitatem  causalitalis  etiam  creaturis  communicet... 
haberc  minislros  exécutons  suie  providentiœ  pertinct 
ad  dignitatem  regis.  Sum.  theol. ,  Ia,  q.  xxn,  a.  3; 
cf.  Ia-II»,  q.  exi,    a.  1  et  4;  IIIa,  q.  lv,  a.  1. 

Il  ne  convenait  pas  non  plus  que  la  révélation  fût 
faite  immédiatement  à  tous,  à  cause  des  dispositions 
requises  chez  celui  qui  la  reçoit  :  Nom  ad  prophetiam 
requiritur  maxima  mentis  elevatio  ad  spirilnaliiim  con- 
templai ionem;  quse  quidem  impeditur  per  vehementiam 
passionum,  et  per  inordinatam  occupalionem  rerum 
exteriorum.  IIft-II»,  q.  clxxii,  a.  1.  Au  fait,  les  grands 
inspirés,  tout  comme  les  génies,  sont  rares  dans  le 
monde  ;  c'est  par  eux  que  se  fait  l 'ascension  de  l'huma- 
nité; ils  sont,  au  point  <lc  vue  moral  cl  religieux,  le 
levain  qui  fait  fermenter  la  masse  lourde  cl  froide 
de  leurs  contemporains. 

L'homme  est  aussi  un  être  social  qui  doil  beaucoup 
de  son  éducation  et  de  son  instruction  à  l'activité  de 
ses  semblables.  Les  progrès  de  l'humanité,  les  plus 
matériels  comme  ceux  d'un  ordre  supérieur,  ne  s'ob- 
tiennent d'ordinaire  que  par  l'union  entre  les  hommes 


et  leur  subordination  intellectuelle.  C'est  un  trait  de 
nature  très  général,  que  les  uns  communiquent  aux 
autres  ce  qu'ils  savent  et  qu'il  est  nécessaire  ou  utile 
de  connaître  :  les  parents  le  font  vis-à-vis  de  leurs 
enfants,  comme  les  maîtres  à  l'égard  de  leurs  élèves, 
et  ceux  qui  sont  riches  en  expériences  de  tout  ordre 
par  rapport  à  ceux  qui  le  sont  moins.  Puisque  l'ordre 
surnaturel  ne  détruit  pas  l'ordre  naturel,  mais  au 
contraire  le  perfectionne,  il  était  normal  que  la  révé- 
lation nous  fût  également  communiquée  par  nos  sem- 
blables. L'homme  est  ainsi  appelé  à  coopérer  à  l'œuvre 
religieuse  et  à  reconnaître  qu'il  demeure,  en  ce  domaine 
plus  qu'en  tout  autre,  soumis  à  l'autorité  de  Dieu. 

Sans  doute  la  révélation  aurait  pu  être  faite  à  chaque 
individu.  Dans  cette  hypothèse,  qui  n'a  même  pas  le 
mérite  de  la  vraisemblance,  on  se  serait  trouvé  en  face 
non  d'une  société  religieuse,  mais  d'une  multitude 
confuse  de  croyants.  A  part  le  lien  de  la  même  foi  qui 
les  aurait  unis,  chacun  d'eux  aurait  été  pour  tout  le 
reste  indépendant.  De  telles  conceptions  pouvaient 
se  produire  à  une  époque  où  la  philosophie  considérait 
la  société  comme  une  juxtaposition  d'hommes  abstraits 
ayant  tous,  en  théorie,  mêmes  facultés,  mêmes  besoins. 
L'école  sociologique  —  rendons-lui  cette  justice  —  a 
définitivement  exorcisé  ces  concepts  créés  par  le  ratio- 
nalisme classique.  Que  la  religion  soit  essentiellement 
chose  sociale,  c'est  ce  qu'elle  met  en  pleine  lumière,  et 
de  ce  chef  la  voici  qui  s'accorde  avec  les  théologiens  les 
plus  conservateurs;  cf.  Ottiger,  Theolog.  fundamenl., 
t.  i,  p.  80-85;  G.  Wilmers,  De  religione  revelata,  p.  52- 
56;  Muncunill,  Tract,  de  vera  relig.,  p.  48-52;  Garri- 
gou-Lagrange,  De  revelatione,  t.  i,  p.  332-336. 

La  révélation  médiate,  plus  que  celle  qui  est  faite 
directement, laisse  à  l'homme  une  plus  grande  latitude 
pour  donner  ou  refuser  son  adhésion;  elle  lui  fournit 
ainsi  une  occasion  d'exercer  les  vertus  d'humilité  et 
d'obéissance,  à  l'égard  de  ceux  qui  lui  annoncent  la 
vérité.  La  convenance  de  la  révélation  médiate  avec 
la  nature  sociale  de  l'homme  et  les  habitudes  ordinaires 
de  la  vie  du  progrès  intellectuel  de  l'humanité  milite 
donc  fortement  en  faveur  de  la  possibilité  et  met 
celle-ci  hors  de  doute  aussi  bien  que  celle  qui  est  faite 
immédiatement  par  Dieu. 

III.  La  nécessité  de  la.  révélation.  —  Nous  di- 
rons :  ce  qu'il  faut  entendre  par  nécessité;  quelles 
sont  au  sujet  du  problème  de  la  nécessité  de  la  révé- 
lation les  opinions  hétérodoxes;  quelle  est  enfin  la 
position  catholique. 

i.  qu'est-ce  que  la  NÉCESSITÉ?  —  Selon  la  doc- 
trine aristotélicienne,  est  nécessaire  ce  qui  ne  peut  pas 
ne  pas  être.  Un  moyen  l'est,  par  rapport  à  une  fin, 
quand  il  est  exclusif  et  unique  et  que  sans  lui  il  est 
impossible  d'atteindre  la  fin  en  question. 

La  nécessité  est  absolue  ou  hypothétique;  voir 
S.  Thomas,  Sum.  theol.,  Ia,  q.  lxxxii,  a.  1.  Elle  est 
absolue  si  elle  dérive  des  causes  intrinsèques  d'une 
chose  :  elle  correspond  alors  à  une  impossibilité  méta- 
physique ou  mathématique.  Il  est  nécessaire  qu'un 
triangle  soit  composé  de  trois  angles  égaux  à  deux 
droits.  La  nécessité  est  hypothétique  quand  elle  dépend 
des  causes  extrinsèques,  à  savoir  de  l'agent  d'exécution 
ou  de  la  fin  poursuivie.  Si  elle  est  en  dépendance  du 
premier,  il  y  a  nécessité  hypothétique  de  coaction,  si 
elle  l'est  du  second,  la  nécessité  est  stricte  ou  morale. 

La  nécessité  hypothétique  stricte  qui  est  souvent 
appelée  par  certains  auteurs  nécessité  physique,  cor- 
respond à  une  impossibilité  physique.  La  nourriture 
est  une  chose  absolument  nécessaire,  car  sans  elle  l'être 
ne  peut  vivre.  La  vue  est  incapable  de  percevoir  un 
objel  sans  l'intermédiaire  nécessaire  de  la  lumière.  Si 
un  moyen  ne  présente  qu'une  très  grande  utilité  pour 
l'obtention  d'une  lin  et  pare  à  une  impuissance  morale, 
qui  n'est  rien  d'autre  qu'un  grand  obstacle,  de  fait 


2605 


RÉVÉLATION.    NÉCESSITÉ 


2606 


insurmontable  dans  les  conditions  ordinaires  de  la  vie, 
on  parle  de  nécessité  morale. 

Bien  que  des  auteurs  s'en  tiennent  là,  il  est  bon  de 
distinguer  encore.  Un  moyen  est  moralement  néces- 
saire au  sens  strict,  quand  les  difficultés  externes  ou 
internes  qui  s'opposent  à  ce  qu'une  fin  soit  atteinte 
sont  telles  qu'aucun  homme  n'y  parvient  jamais,  bien 
qu'il  en  possède  les  moyens  physiques.  Si,  au  contraire, 
les  obstacles  ne  sont  pas  trop  grands  et  que  quelques- 
uns  au  moins,  ne  serait-ce  qu'une  minorité,  arrivent  à 
les  surmonter,  il  n'y  a  plus  que  nécessité  morale  au 
sens  large.  Dieckmann,  De  revelatione  christiana  trac- 
latus  philosophico-historici,  n.  318;  Ottiger,  Theologia 
fundamentalis,  t.  i,  p.  92. 

Après  l'exposé  de  ces  notions  préliminaires,  il  est 
plus  facile  d'aborder  l'étude  du  nouveau  problème  :  la 
révélation,  qui  est  possible,  est-elle  nécessaire?  A  cette 
question  les  réponses  sont  diverses.  Celle  des  ratio- 
nalistes est  négative  :  cette  attitude  est  conforme  à 
leur  conception  sur  la  possibilité.  D'autres  répondent 
affirmativement,  mais  parfois  en  exagérant,  c'est  le  cas 
des  immanentistes  qui  en  font  une  exigence  de  la  na- 
ture et  des  fidéistes  traditionalistes,  qui  diminuent  à 
l'excès  la  capacité  intellectuelle  de  l'homme.  La  doc- 
trine catholique  est  beaucoup  plus  nuancée. 

//.  LES  OP1MONS  hétérodoxes.  —  1°  Les  partisans 
de  l'immanence.  —  L'encyclique  Pascendi  dominici  gre- 
gis,  du  18  septembre  1907,  fait  à  certains  partisans  de 
la  méthode  d'immanence  le  reproche  de  paraître  ad- 
mettre dans  la  nature  humaine  non  seulement  une 
capacité  et  une  convenance  à  l'ordre  surnaturel,  mais 
une  véritable  exigence  de  celui-ci. 

Ce  faisant,  les  immanentistes  accordent  trop,  dit 
l'encyclique,  à  l'indigence  de  la  nature  humaine  :  Hic 
autem  queri  vehementer  nos  ilernm  opurlet,  non  deside- 
rari  e  catholicis  hominibus,  qui  quamvis  immanentiœ 
doctrinam  ut  doctrinam  rejiciunt,  eu  tamen  pro  apologesi 
utuntur,  idque  adeo  incauti  faciunt,  ut  in  natura  Illumi- 
na non  capacilatem  solum  et  convenientiam  videunlur 
admittere  ad  ordinem  supernaturalem,  quod  quidem  apo- 
logetie  catholici  opportunis  adhibilis  temperationibas 
demonstrarunl  semper,  sed  germanam  verique  nominis 
exigentiam.  Denz-Bannw.,  n.  2108.  Voir  aussi  les  pro- 
positions 7  et  8  condamnées  le  1er  décembre  1924  par 
le  Saint-Office,  prop.  7  :  Non  possumus  adipisci  ullam 
veritatem  proprii  nominis  quin  admittamus  existentiam 
Dei,  immo  et  revelationem;  prop.  8  :  Valor  quem  habere 
possunt  hujusmodi  argumenta  (logica,  pro  existentia 
Dei,  credibilitate  religionis  christianœ)  non  provcnit  ex 
eorum  evidentia  seu  vi  dialectica  sed  ex  exigentiis 
subjectivis  vitœ  vel  actionis,  quie  ut  recle  evolvantur 
sibique  cohœreant,  his  veritalibus  indigent.  Semaine 
religieuse  de  Quimper,  27  février  1925. 

2°  Les  fidéistes  et  traditionalistes.  — ■  Leur  erreur, 
chronologiquement  antérieure  à  celle  des  partisans  de 
l'immanence,  ne  retiendra  pas  davantage  notre  atten- 
tion, mais  nous  acheminera  à  la  thèse  catholique.  Les 
partisans  du  fidéisme,  tels  que  Lamennais,  Bautain  et 
Bonnetty,  prétendent,  avec  plus  ou  moins  de  nuances 
et  réserves,  que,  sans  la  foi  divine,  la  raison  est  inca- 
pable d'avoir  une  certitude  sur  l'existence  de  Dieu  et 
les  vérités  religieuses  d'ordre  naturel.  Cf.  A.  Vacant, 
Études  sur  le  concile  du  Vatican,  t.  i,  p.  139  sq.  Les 
fidéistes  ont  été  appelés  traditionalistes,  parce  que, 
d'après  eux,  la  révélation  primitive  a  été  transmise  à 
divers  peuples  et  conservée  par  la  tradition. 

Bautain  dut  reconnaître  les  capacités  de  la  raison  et 
souscrire,  le  8  septembre  1810,  aux  propositions  qui 
condamnaient  le  fidéisme  :  Ratiocinatio  potest  cum 
certitudine  probare  existentiam  Dei  et  infinitatem  perfec- 
lionum  ejus.  Filles,  donum  en-leste,  posterior  est  reve- 
latione; hinc  non  potest  allegari  contra  atheum  ad  pro- 
bandam  Dei  existentiam.  Denz.-Bannw.,  n.  1022  sq. 


Par  un  décret  de  la  S.  C.  de  l'Index,  en  date  du 
11  juin  1855,  le  traditionalisme  de  Bonnetty  fut  éga- 
lement réprouvé.  De  ce  document  nous  ne  retiendrons 
que  ce  texte  positif  :  Ralionis  usus  fidem  preecedit  et  ad 
eam  ope  revelationis  et  gratise  conducit.  Denz.-Bannw., 
n.  1651. 

Sous  une  forme  plus  mitigée,  le  fidéisme  enseigne 
que  l'homme  n'est  pas  à  même  de  parvenir  à  une 
connaissance  certaine  de  Dieu  par  la  raison,  sans  le 
secours  de  l'idée  de  Dieu,  qui  existe  dans  la  société 
humaine  et  sans  la  réception  de  la  foi,  au  moins  hu- 
maine, (irandcrath,  Constilutiones  dogmaticœ  s.  œcum. 
concilii  Vaticani,  Fribourg,  1892,  p.  37.  La  révélation 
parait  ici  être  estimée  comme  un  complément  néces- 
saire de  la  raison,  et  c'est  ainsi  que  quelques  auteurs 
qui  ont  partagé  cette  opinion  en  sont  venus  à  confon- 
dre les  ordres  naturel  et  surnaturel.  Granderath,  ibid., 
p.  30.  Voir  pour  plus  de  détails  l'art.  Foi,  vi,  t.  vi, 
col.  171-236. 

///.  la  position  catholique.  —  Le  traditionalisme 
a  été  condamné  par  le  concile  du  Vatican.  Celui-ci  en- 
seigne, en  effet,  que  la  raison  humaine,  considérée  en 
général  et  même  dans  l'état  de  déchéance  auquel  l'a 
réduite  le  péché,  peut  certainement  connaître  Dieu  : 
Deum...  nalurali  humaine  rationis  lumine  a  rébus  crea- 
tis  certo  eognosci  posse;  «  invisibilia  enim  ipsius,  a 
«  creatura  mundi,  per  ea  quœ  facta  sunt,  ùitellecta,  conspi- 
tciuntur  »(Rom.,  i,20);  attamen  placuisse  ejus  sapientise 
et  bonitati,  alia  eaque  supernalurali  via  se  ipsum  ac 
eeterna  voluntatis  suœ  décréta  humano  generi  revelare... 
Sess.  m.  De  fuie.  Denz.-Bannw.,  n.  1785. 

En  second  lieu,  il  détermine  quelle  est  la  nécessité 
de  la  révélation  dans  la  connaissance  des  vérités  reli- 
gieuses d'ordre  naturel  :  Huic  divins  revelationi  tri- 
buendum  quidem  est,  ut  ea  quœ  in  rébus  divinis luimana- 
rationi  per  se  impervia  non  sunt,  in  prsesenti  quoque 
generis  liumani  conditione  ab  omnibus  expedite,  firma 
certitudine  et  nullo  admixto  errore  eognosci  possinl.  Non 
bac  tamen  de  causa  revelatio  absolute  necessaria  dicenda 
est,  sed  (plia  Deus  ex  in/inita  bonitate  sua  ordùiavit 
hominem  ad  jinem  supernaturalem,  ad  participanda  sci- 
licet  bona  divina,  quœ  humante  mentis  intelligentiam 
omnino  superant...  Denz.-Bannw.,  n.  1786. 

Étant  supposé  et  admis  que  Dieu  veut  l'élévation  de 
l 'homme  à  l'état  surnaturel,  la  révélation  des  mystères 
et  des  vérités  ou  préceptes  moraux  de  cet  ordre  est 
hypothétiquement,  mais  strictement  nécessaire.  Laissé, 
en  effet,  aux  propres  lumières  de  sa  raison,  l'homme 
est  incapable  d'atteindre  ce  qui  le  dépasse.  C'est  pour- 
quoi la  révélation  est  indispensable  pour  lui  faire  con- 
naître non  seulement  qu'il  existe  un  ordre  surnaturel 
et  qu'il  est  lui-même  destiné  à  y  être  élevé,  mais  aussi 
que  tels  moyens  déterminés  lui  permettront  d'attein- 
dre librement  et  avec  certitude  la  nouvelle  fin  proposée 
à  son  activité.  S.  Thomas,  Sum.  theol.,  Ia,  q.  i,  a.  1} 
IIa-Ilœ,  q.  n,  a.  3. 

La  révélation  des  mystères  et  des  vérités  d'ordre 
surnaturel  est  donc  hypothétiquement  mais  stric- 
tement nécessaire.  Celle  des  vérités  religieuses  d'ordre 
naturel,  du  fait  que  celles-ci  sont  accessibles  à  la  raison 
humaine,  ne  saurait  être  de  nécessité  physique.  Elle  est 
seulement  nécessaire  moralement  et  encore  dans  un 
sens  assez  large.  Nous  l'établirons  par  la  preuve  philo- 
sophique et  par  la  démonstration  historique. 

1°  Preuve  philosophique.  —  Bien  des  obstacles  s'op- 
posent, en  fait,  à  ce  que  le  genre  humain  parvienne  à 
connaître  l'ensemble  des  vérités  religieuses  et  les  pré- 
ceptes moraux  d'ordre  naturel  ;  tout  au  moins  ces  obs- 
tacles en  retardent-ils  l'acquisition.  Celle-ci  pour  être 
convenable,  exige,  à  coup  sûr,  du  temps  et  du  loisir,  des. 
études  approfondies  et  un  talent  suffisant.  S.  Thomas, 
Sum.  theol.,  la,  q.  i,  a.  1  ;  IIa-IIœ,  q.  n,  a.  4,  qui  apporte 
un  développement  au  premier  texte  ;  De  veritate,  q.  xiv, 


2607 


RÉ  VÉL  ATI  0  N.    N  É  CESSITÉ 


2003 


a.  10;  Cont.  (jent.,  I.  I,  c.  iv;  voir  aussi  Suarez,  De  gra- 
tta, 1.  1,  c.  i,  n.  9.  Se  reporter  aussi  à  l'article  Reli- 
gion, ci-dessus,  col.  2288  sq. 

Sans  doute  l'homme,  puisqu'il  a  la  connaissance 
naturelle  des  premiers  principes  (S.  Thomas,  Cont. 
(/eut.,  1.  II,  c.  lxxxiii;  I»,  q.  cxvn,  a.  1  ;  De  veritate, 
q.  xi,  a.  1),  peut  arriver,  dans  la  théorie,  à  acquérir  par 
le  raisonnement  un  certain  nombre  de  données  reli- 
gieuses sur  l'existence  d'une  cause  première  et  d'un 
suprême  législateur  (Ia-Hœ,  q.  xciv,  a.  2,  primum 
principium  rationis  practicœ  :  bonum  est  faciendum, 
malum  vitandum);  il  peut  arriver  à  des  certitudes  sur 
le  libre  arbitre  et  môme  sur  l'immortalité  de  l'âme 
(inlellcetus  differt  a  sensu  prout  apprehendit  esse,  non 
solum  sub  hic.  et  non,  sed  esse  absoluic  et  secundum  omne 
tempus.  Unde  omne  habens  intcllectum  naturaliter  desi- 
derat  esse  semper,  I»,  q.  lxxv,  a.  fi),  sans  d'ailleurs 
connaître  les  conditions  de  la  vie  future.  Mais  ceci  est 
le  fait  d'une  minorité,  car  peu  d'hommes  ont  des  dispo- 
sitions pour  le  savoir;  d'autres  sont  retenus  par  les 
obligations  de  la  vie  privée  familiale  ou  sociale  et 
manquent  de  temps  pour  réfléchir. 

Par  ailleurs,  la  profondeur  de  ces  vérités,  qui  exige 
une  longue  préparation  et  l'acquisition  de  nombreuses 
notions,  suppose  chez  l'homme  un  effort  sérieux  et 
persévérant  que  la  paresse  vient  souvent  entraver.  Il 
faut  tenir  compte  aussi,  ajoute  saint  Thomas,  du  temps 
de  la  jeunesse  pendant  lequel  l'âme  est  en  butte  aux 
luttes  violentes  des  passions  et  préfère  s'abstenir  de  la 
discussion  des  problèmes  ardus. 

Enfin,  l'intelligence  humaine,  incapable  de  sur- 
monter tous  les  préjugés  extérieurs  et  les  troubles 
qu'ils  apportent  dans  l'imagination,  risque  facilement 
de  mêler  l'erreur  à  ses  jugements.  Bien  des  questions 
restent  sans  solution  nette,  ou  bien  la  réponse  qui  leur 
est  faite  n'atteint  pas  à  la  certitude  requise  en  ces 
matières  de  première  importance  :  Homo  discursu  suo 
naturali  pauca  cognoscit  evidenter  et  quarn  plurima 
probabiliter  seu  verisimiliter,  et  rc.gulariter  per  solatn 
rationem  probabilem  et  auctoritatem  humunam  profert 
definitum  judicium;  ergo  laie  judicium  est  expositum  de 
se  falsitati,  ergo  naturaliter  fteri  non  potest,  quin  in 
ttmttt  multitudine  judic.iorum  non  s:rpc  errel,  nisi  supe- 
riori  auxilio  custodiatur,  maxime  quia  swpe  /al sa  sunt 
probabiliora  veris.  Suarez,  De  gratia,  I.  I,  c.  i,  n.  9. 

Pour  toutes  ces  raisons,  la  connaissance  des  vérités 
religieuses  d'ordre  naturel  est  difficile,  Certains  indi- 
vidus y  atteignent,  mais  pratiquement  elle  ne  peut  pas 
être  acquise  par  l'ensemble  dcl'luimanité.  Par  ailleurs, 
comme  aucune  discipline  d'ordre  naturel  ne  permet 
d'y  parer,  cette  imposibilité  de  fait  où  se  trouve  le  genre 
humain  de  parvenir  à  une  connaissance  d'ensemble, 
postule  comme  moralement  nécessaire  l'intervention 
d'un  moyen  supérieur.  Sans  doute  en  quelques  caté- 
gories d'individus  tels  que  les  enfants,  les  faibles  d'es- 
prit, les  fous,  il  y  a  une  véritable  impossibilité  phy- 
sique, transitoire  ou  définitive,  mais  ceux-ci  ne  cons- 
tituent qu'une  minorité,  un  accident  par  rapport  à 
l'humanité  entière,  insullisanle  pour  dire  que  la  révé- 
lation est  physiquement  nécessaire.  Le  schème  primi- 
tif de  la  constitution  Dti  Filins  du  Vatican  marquait 
rie  la  manière  qui  suit  la  nécessité  morale  de  la  révé- 
lation : 

Per  se  possunt  ex  naturali  quoque  Del  manifestatione 
cognosci.  At  tamen  pro  génère  liumano  in  prresenti  condi- 
tione  ad  lias  veritate*  debtto  tempoi-e.  sullicienti  c-.laritate 
et  plena  certttudine,  sine  admixtione  errorum  assequendas, 
eae  sunt  difficultates,  ut  polenlia  plivsica  generatim  non 
perdurai  ur  ad  ac.tuui  sine  spécial!  adjutorio.  DifQcultates 
iia  comparâtes  constituunl  Impotentlam  moralem  cul  res- 
pondet  inoialis  nécessitas  adjutorll.  Hoc  autem  adjutorium 
spéciale  in  commun)  providentla proeaentia  onlinis  natura; 
élevais  consistil  in  Ipsa  supernaturall  revelatlone.  Ergo  hœc 
nxciatio  tpioad  Qlas  quoque  verltatei  per  se  rationales  in 


prsesenti  ordine  censeri  dehet  humano  geneii  moralité! 
necessaria...  Videlicet  per  ipsam  revelationem  tollitur  mo- 
ralis  Impotentia  atque  adeo  redditur  luimano  geneii  cogni- 
tio  moraliter  possibilis,  Coll.  Laçons.,  t.  vn,  col.  524. 

Dieu,  dans  sa  toute-puissance,  était  à  même  d'aider 
l'homme  de  bien  des  manières.  Il  aurait  pu  éclairer  et 
fortifier  chaque  intelligence  en  particulier,  ou  susciter 
quelques  hommes  de  génie  qui  auraient  été  les  maîtres 
de  leurs  semblables.  En  fait,  voulant  que  le  genre  hu- 
main, dans  son  ensemble,  parvînt  à  une  connaissance 
certaine,  facile  et  large,  des  vérités  religieuses  et  mo- 
rales, il  a  librement  choisi  la  révélation.  C'est  pourquoi 
celle-ci  est  moralement  nécessaire,  au  sens  large;  selon 
la  terminologie  thomiste,  elle  n'est  qu'hypothétique, 
c'est-à-dire  qu'elle  est  conditionnelle,  vu  qu'elle  dé- 
pend entièrement  de  la  volonté  de  Dieu.  Sans  doute 
dans  l'état  de  nature  pure  il  est  dû  à  l'homme  qu'il  ait 
tous  les  moyens  pour  parvenir  à  sa  fin  dernière  natu- 
relle. Mais  dans  la  situation  actuelle  du  genre  humain, 
à  cause  de  l'influence  du  péché  originel,  ceci  n'apparaît 
plus  aussi  clairement.  Chr.  Pesch,  Prsel.,  t.  i,  n.  174- 
177;  Garrigou-Lagrange,  De  revelalione,  cf.  S.  Thomas, 
De  veritate,  q.  xvm,  a.  2.  Sur  ce  point  le  schème  du 
concile  du  Vatican  est  également  suggestif  : 

l'A  quo  tamen  non  sequitur...  in  statu  naturse  purse 
tulurum  fuisse  ut  liomines  revelatione  indiguissent,  etiamsi 
eorum  vires  naturales  non  superassent  nostras.  Alia  enim 
[uisset  providentia  ordinis  natura;  pur»-  qua  non  quidem 
rcvelatio  exstitisset,  sed  alia  tamen  subsidia  oblata  essent, 
quibus  cognitio  rcrum  divinarum  etiam  moraliter  esset 
possibilis.  lbid. 

2°  Démonstration  par  l'histoire.  —  1.  Les  faits.  — 
Toutes  les  difficultés  rapportées  dans  l'énoncé  de  la 
preuve  philosophique  se  concrétisent  dans  les  faits. 
Ceux-ci  d'abord  montrent  d'une  manière  tangible  les 
obstacles  pratiques  rencontrés  par  les  hommes  dans 
l'acquisition  des  vérités  religieuses  et  des  préceptes 
moraux  d'ordre  naturel,  ils  montrent  dès  lors  la  néces- 
sité morale,  au  moins  au  sens  large,  de  la  révélation 
divine.  Loin  d'attester  le  progrès  régulier  et  continu 
des  idées  religieuses,  l'histoire  nous  fait  assister,  sur 
trop  de  points,  à  de  pénibles  régressions  qui  font 
évoluer  celles-ci  du  bien  au  médiocre  et  au  mal.  Cette 
dégénérescence  pourrait  presque  être  considérée  comme 
une  loi  universelle  qui  se  manifeste  même  chez  les 
peuples  dont  la  culture  est  la  plus  évoluée.  La  Grèce 
antique  en  oll're  un  exemple  marquant.  Elle  l'empor- 
tait certainement  sur  les  autres  par  la  puissance  de  la 
science  et  des  arts;  or,  contrairement  à  ce  que  l'on 
pourrait  attendre,  la  culture  hellénique  fut  fort  en 
défaut  dans  le  domaine  de  la  religion. 

Nous  n'entendons  pas  discuter  ici  la  question,  déjà 
soulevée  à  l'art.  Religion,  de  savoir  si  les  peuples  dits 
«  primitifs  »  ont  eu,  en  fait  de  religion,  des  concepts 
supérieurs  à  ceux  qui  se  rencontrent  en  des  civilisa- 
tions plus  évoluées.  L'exemple  de  ce  que  l'on  a  nommé 
le  «  miracle  grec  »  montre  assez  que  le  genre  humain, 
même  lorsqu'il  s'applique  avec  intérêt  et  grand  soin 
aux  (pies t ions  cultuelles,  est  incapable  de  parvenir  à  une 
connaissance  suffisante.  Les  écrits,  les  œuvres  d'art, 
les  travaux  de  la  vie  quotidienne,  privée,  familiale  et 
sociale,  permettent  de  se  rendre  compte  des  erreurs 
profondes  dans  lesquelles  sont  tombés  les  peuples  qui 
vivaient  de  cette  civilisation  grecque,  admirable  par 
tant  de  traits,  il  en  est  de  même  des  autres  cultures 
antiques  moins  développées.  Sans  entrer  dans  le  détail, 
il  importe  cependant  de  faire  quelques  constatations 
qui  marquent  l'indigence  de  la  raison  humaine. 

Les  ailleurs  sacrés  ont  eux-mêmes  déjà  insisté  sur 
Les  divagations  religieuses  de  l'esprit  humain.  Au 
iic  siècle  avant  le  Christ,  l'auteur  de  la  Sagesse  insiste 
en  particulier  sur  certaines  erreurs.  Sa]).,  xm-xiv.  Les 
Romains   rendent    des    hommages    aux   forces   de    la 


2609 


REVELATION.    NECESSITE 


2G10 


nature,  les  Égyptiens,  aux  animaux,  les  Perses  et  plus 
tard  les  Romains,  aux  astres.  Les  œuvres  humaines, 
les  figures  des  animaux  et  même  les  pierres  sont  divi- 
nisées et  reçoivent  parfois  un  culte  véritable.  On  passe 
ainsi  du  fétichisme  à  l'idolâtrie  proprement  dite. 
L'homme  lui-même  est  élevé  aux  honneurs  divins  ou 
quasi  divins.  De  fait,  on  vénère  les  mânes  ou  les  lares 
■et  les  génies  (il  est  difficile  de  dire  si  l'on  voyait  en  eux 
une  entité  divine  ou  simplement  surhumaine,  distincte 
de  l'homtnj).  Ce  culte  servit  de  moyen  intermédiaire 
pour  introduire  celui  des  héros  et  des  princes,  dans  le 
monde  gréco-oriental,  en  Syrie,  en  Asie  Mineure,  en 
Egypte  et  finalement  par  une  progression  logique  celui 
des  empereurs.  Ce  dernier  était  déjà  en  plein  dévelop- 
pement dans  l'empire  au  moment  du  règne  d'Auguste. 
Les  notions  intellectuelles  sur  la  divinité  sont  donc 
honteusemînt  déformées.  Par  ailleurs,  on  attribue  sou- 
vent aux  dieux  les  plus  grandes  turpitudes  et  les  crimes 
les  plus  abjects  tout  aussi  bien  que  les  bonnes  actions. 
Thèim  facile,  déjà  exploité  par  l'evhémérisme  et  que 
tous  les  apologistes  du  christianisme  ont  repris.  Qu'il 
suffise  de  citer  ici  Arnobe,  Adversus  génies,  1.  IV, 
<:.  xvm  sq.,  P.  L.,  t.  v,  col.  1037  sq.  ;  et  saint  Augustin 
en  qui  se  résume  cette  apologétique  un  peu  trop  sim- 
pliste. Voir  en  particulier  De  civ.  Dei,  1.  VI,  c.  ix,  P.  L., 
t.  xli,  col.  187. 

La  dépravation  religieuse  se  marque  encore  plus 
dans  les  mystères.  C'étaient  des  rites^sacrésqui,  prati- 
qués avec  des  formules  et  des  symboles  sous  le  sceau 
du  secret  et  du  silence,  permettaient  l'entrée  dans  les 
collèges  d'initiés.  Ceux-ci  recevaient  la  promesse  de 
biens  religieux,  comme  la  libération  du  péché  et  l'espé- 
rance d'une  autre  vie.  Les  mystères  étaient  répandus 
en  Syrie  (Atargatis-Astarté,  Adonis-Hadad),  en 
Egypte  (Isis-Sérapis),  en  Phrygie  (Cybèle-Attis)  et  en 
Thrace  (Dionysos,  Zagreus,  Bacchus).  Les  plus  célèbres, 
encore  qu'ils  fussent  locaux,  étaient  ceux  que  l'on  célé- 
brait à  Eleusis.  Le  culte  de  Mithra,  au  me  siècle,  enva- 
hit l'empire  et  surtout  l'année  romaine,  mais  il  est 
déjà  modéré  par  son  syncrétisme.  Par  l'adaptation  et 
l'assimilation  des  diverses  formes  religieuses,  d'origine 
et  de  caractère  variés,  le  mithriacisms  en  arrive  à  un 
concept  vague  et  confus  de  Dieu,  amalgame  de  pan- 
théisme, de  polythéisme  et  de  monothéisme.  Sur  ces 
Teligions  de  mystères,  voir  ci-dessus,  col.  2301,  et  pour 
la  bibliographie,  col.  230G. 

Les  cérémonies  enfin  de  beaucoup  de  ces  cultes 
étaient  bien  souvent  scélérates  et  indignes  de  Dieu, 
puisque  les  sacrifices  humains  n'y  étaient  pas  interdits, 
même  chez  les  Romains.  Parfois  aussi  elles  donnaient 
lieu  à  de  véritables  scènes  de  luxure  et  de  prostitution. 
L'astrologie  et  la  magie  s'y  donnaient  libre  cours. 

L'auteur  de  la  Sagesse  brosse  un  tableau  saisissant 
de  ces  immoralités.  «  Célébrant  des  cérémonies  homi- 
cides de  leurs  enfants  ou  des  mystères  clandestins,  et 
se  livrant  aux  débauches  effrénées  de  rites  étranges,  ils 
n'ont  plus  gardé  de  pudeur  ni  dans  leur  vie,  ni  dans 
leurs  mariages.  C'est  partout  un  mélange  de  sang  et  de 
meurtre...  de  corruption  et  d'infidélité,  de  souillure  des 
amas,  de  crime  contre  nature...  »  Sap.,  xiv,  23-27. 

Les  erreurs  morales  sont  en  corrélation  avec  celles 
qui  viennent  d'être  rappelées.  Le  travail  manuel  est 
méprisé  et  réservé  aux  esclaves  dont  la  condition  est 
souvent  pitoyable.  Le  vice  s'étale  avec  facilité  et 
largement.  Le  suicide  est  considéré  comme  un  acte  de 
courage,  propre  à  ceux  qui  font  partie  de  l'élite  de 
la  société.  Des  philosophes  permettent  le  concubinage 
et  l'exposition  des  enfants,  quand  ils  ne  sont  pas  bien 
conformés  ;  s'ils  condamnent  l'ivrognerie,  ils  la  tolèrent 
aux  solennités  de  Bacchus.  Aristote  admet  dans  les 
temples  des  peintures  immorales  sur  les  dieux  et  ne 
compte  pas  la  fornication  parmi  les  vices.  Le  péché 
•contre  nature  est  si  commun  qu'il  ne  révolte  pas.  S'il 


est  condamné  par  la  «  diatribe  »  cynique,  celle-ci  ne 
laisse  pas  d'autoriser,  même  en  public,  les  vices  les  plus 
répugnants. 

Saint  Paul,  dans  l'épître  aux  Romains,  insiste  sur  la 
méconnaissance  coupable  du  vrai  Dieu  et  en  signale  les 
funestes  conséquences  :  «  Aussi  Dieu  les  a-t-il  livrés  (les 
gentils),  au  milieu  des  convoitises  de  leurs  cœurs,  à 
l'impureté,  en  sorte  qu'ils  déshonorent  entre  eux  leurs 
propres  corps...  C'est  pourquoi  Dieu  les  a  livrés  à  des 
passions  d'ignominie  :  leurs  femmes  ont  changé  l'usage 
naturel  en  celui  qui  est  contre  nature,  de  même  aussi 
les  hommes,  au  lieu  d'user  de  la  femme,  selon  l'ordre 
de  la  nature,  ont  dans  leurs  désirs  brûlé  les  uns  poul- 
ies autres,  ayant  hommes  avec  hommes  un  commerce 
infâme...  »  Saint  Paul  continue  longuement  l'énumé- 
ration  des  désastres  d'ordre  moral  qui  proviennent  de 
la  méconnaissance  de  Dieu.  Rom.,  i,  21  sq. 

Les  erreurs  sur  les  vérités  religieuses  intellectuelles 
et  morales  dont  on  vient  de  lire  une  brève  esquisse, 
peuvent-elles  être  humainement  redressées  ou  par  des 
hommes  de  génie  ou  par  l'action  des  collectivités 
publiques. 

2.  Les  remèdes.  —  a)  L'action  des  particuliers.  —  Il 
ne  semble  pas  que  cette  action  ait  eu  quelque  effica- 
cité. S'il  se  rencontre  à  divers  moments,  soit  dans 
l'Inde  avec  le  bouddha,  soit  dans  la  civilisation  grec- 
que primitive,  avec  l'orphisme,  soit  en  Perse,  avec 
/oroastre,  soit  dans  le  monde  gréco-romain  à  l'époque 
des  Sévères,  de  vraies  tentatives  de  réforme  religieuse, 
ces  efforts  demeurèrent  sans  grand  résultat,  à  cause 
des  obstacles  beaucoup  plus  forts  qui  s'opposaient  à 
leur  épanouissement.  D'autre  part  les  prêtres  et  les 
philosophes  de  l'antiquité  les  plus  illustres  par  leur 
génie  et  leur  autorité  ne  pouvaient  pas  et  ne  voulaient 
pas  remédier  à  la  situation  de  dépravation  générale. 

Ce  leur  était  impossible  parce  qu'il  leur  manquait  la 
science  suffisante  de  toutes  les  vérités  religieuses  natu- 
relles et  qu'ils  tombaient  parfois  eux-mêmes  dans  les 
erreurs  pratiques  les  plus  graves.  Cf.  S.  Augustin,  De 
civ.  Dei,  1.  XVIII,  c.  xli,  P.  L.,  t.  xli,  col.  001.  Par 
ailleurs,  si  quelques-uns  sont  parvenus  à  découvrir  le 
monothéisme,  aucune  école,  dans  son  ensemble,  n'a 
enseigné  un  monothéisme  pratique,  religieux. 

Les  systèmes  philosophiques  qui  ont  propagé  les 
idées  les  plus  élevées  et  les  plus  parfaites,  comme  le 
stoïcisme  et  le  néoplatonisme,  ont  eux-mêmes  subi, 
au  cours  des  temps,  l'influence  des  religions  à  mystères 
et  ont  abouti  à  des  synthèses  mystico-philosophiques. 
Impuissants  à  vaincre  les  difficultés  qui  s'opposaient 
à  la  conservation  des  conceptions  religieuses  qu'ils 
avaient  élaborées,  comment  auraient-ils  pu  guider  les 
hommes  et  permettre  à  ceux-ci  de  redresser  leurs 
erreurs? 

Ceci  apparaît  encore  davantage  quand  on  songe  aux 
désaccords  qui  existaient  entre  les  philosophes  sur  les 
points  capitaux,  et  à  leur  passion  de  discuter  de  tout 
sur  la  place  publique,  sans  arguments  capables  d'être 
saisis  rapidement  par  la  foule.  Même  s'ils  se  trouvaient 
du  même  avis,  le  désaccord  de  leur  vie  avec  leur  doc- 
trine ruinait  leur  crédit  et  leur  autorité.  Lactance, 
Instit.  divinae,  1.  III,  c.  xvi,  P.  L.,  t.  vi,  col.  395; 
S.  Augustin,  De  civ.  Dei,  1.  XVIII,  c.  xi.i.  P.  L.. 
t.  xli,  col.  601. 

Même  s'ils  l'avaient  pu,  ils  n'auraient  pas  voulu 
enseigner  aux  autres.  Les  prêtres  païens,  en  bien  des 
pays,  avaient  des  doctrines  secrètes  qu'ils  ne  révélaient 
jamais  aux  profanes  et  imparfaitement  aux  seuls  ini- 
tiés. Souvent  même  les  philosophes  haïssaient  la  foule 
et  se  contentaient  de  quelques  disciples,  estimant  que 
le  peuple  devait  rester  dans  l'ignorance.  Cicéron 
n'écrivait-il  pas  :  Est  enim  philosophia  paueis  contenta 
judicibus,  multitudinem  consulta  ipsa  fugiens,  eique 
ipsi  et  suspecta  et  invisa.  TuscuL,  1.  II.  c.  i.  A  quoi  fait 


2611 


REVELATION.    TRANSMISSION 


2612 


écho,  avec  peut-être  un  scepticisme  plus  souriant,  le 
poète  Horace  qui  se  montre  plus  catégorique  encore 
lorsqu'il  écrit:  Odi  profanum  vulgus  et  areco  (Odes,  III,  i). 
Le  prosélytisme  n'était  donc  pas  la  préoccupation  des 
esprits  cultivés.  Quand  ceux-ci  s'occupaient  des  concep- 
tions religieuses  de  leurs  contemporains,  c'était  le 
plus  souvent  pour  eux  une  occasion  de  marquer  leur 
respect  pour  les  erreurs  ou  en  tenter  une  adaptation, 
conforme  à  leur  philosophie.  Sur  ces  divers  points  voir 
G.  Boissier,  La  religion  romaine  d'Auguste  aux  Anto- 
nins,  Paris,  5e  édit.,  1900;  du  même,  La  fin  du  paga- 
nisme, 3e  édit.,  Paris,  1898;  F.  Cumont,  Les  religions 
orientales  dans  le  paganisme  romain,  Paris,  1906;  Mar- 
tha,  Les  moralistes  sous  l'empire  romain,  Paris,  1900; 
Jacquier,  Les  mystères  païens  et  saint  Paul,  dans  le  Dic- 
tion, apol.,  t.  m,  1916,  col.  964-1014;  Pinard,  L'étude 
comparée  des  religions,  Paris,  1922  ;  Génie t  et  Boulanger, 
Le  génie  grec  dans  la  religion,  Paris,  1932;  S.  "Wilde 
et  Nilsson,  Griechische  und  rômisclw  Religion,  Berlin, 
1932;  Allevi  Lingi,  Ellenismo  e  cristianesimo,  Milan, 
1934,  etc. 

b)  L'influence  des  collectivités  publiques  s'exerçait 
dans  le  même  sens.  Les  religions  populaires  ne  pou- 
vaient pas  redresser  la  situation  ambiante  puisqu'elles 
aussi  étaient  corrompues.  Il  en  était  de  même  du 
pouvoir  public. 

En  effet,  le  lien  qui  existait  alors  entre  les  idées  reli- 
gieuses et  les  pouvoirs  établis  était  si  intime  qu'il  était 
impossible  que  ceux-ci  détruisissent  les  erreurs  intel- 
lectuelles et  morales  dont  celles-là  étaient  infectées. 
Étant  donné  que,  dans  l'empire  romain  par  exemple, 
la  religion  était  considérée  comme  une  partie  des  fonc- 
tions civiques,  quiconque  ne  reconnaissait  pas  les  dieux 
de  la  patrie  était  compté  au  nombre  des  athées.  Ce 
reproche,  souvent  adressé  aux  premiers  chrétiens,  fut 
le  motif  de  bien  des  persécutions. 

En  présence  de  ces  faits  qui  manifestent  la  dégéné- 
rescence religieuse  et  l'incapacité  humaine  d'y  remé- 
dier on  comprend  mieux  pourquoi  Pie  IX  a  réprouvé, 
dans  le  Sijllabus  les  propositions  3  et  4,  qui  donnaient 
un  rôle  trop  avantageux  à  la  raison  humaine  :  Hu- 
mana ratio,  nullo  prorsus  Dei  respeetu  habito,  unicus  est 
veri  et  falsi,  boni  et  mali  arbiter,  sibi  ipsi  est  lex  et  nalu- 
ralibus  suis  viribus  ad  liominum  ac  populorum  bonum 
curandum  sufficit.  —  Omnes  religionis  veritates  ex  na- 
tiva  humante  ralionis  vi  dérivant,  lune  ratio  est  princeps 
norma,  qua  homo  cognitionem  omnium  cujuscumque 
generis  verilatum  assequi  possit  atque  debeat.  Denz.- 
Bannw.,  n.  1703-1704. 

Les  faits  rapportés  prouvent  aussi  que  l'homme  a  le 
désir  de  connaître  les  rapports  qui  le  relient  à  Dieu 
(Cont.  gent.,  1.  I,  [c.  iv)  et  qu'il  a  sans  doute  la  possibi- 
lité physique  d'en  découvrir  quelques-uns,  mais  l'en- 
semble des  hommes  est  impuissant  à  parvenir  par  ses 
propres  forces  à  une  connaissance  convenable  et  totale 
des  vérités  d'ordre  naturel,  requises  pour  mener  une 
vie  religieuse  vraiment  digne,  et  même  à  conserver  ce 
qui  a  été  acquis  antérieurement  par  les  lumières  ration- 
nelles. Développement  dans  Chr.  Pesch,  Preclect.,  t.  il, 
n.  21  sq.;  t.  i,  n.  173. 

Granderath  a  essaye  de  dresser  un  tableau  de  ces  vérités. 
Les  unes  offrent  à  la  volonté  des  mol  ifs  d'action,  c'est  la 
connaissance  de  Dieu  et  de  l'Immortalité  de  l'âme;  les  autres 
constituent  les  nonnes  générales  de  la  vie  morale  de  l'homme. 
Au  nombre  de  ces  vérités,  il  faut  compter  la  défense  de 
l'homicide  sous  tontes  ses  formes  (homicide,  suicide,  duel, 
avortement,  sacrifices  humains),  et  quelles  que  soient  les 
raisons  qui  seraicnl  mises  en  avanl  pour  le  mol  i\  er;  la  pro- 
hibition de  la  luxure  (prostitution  Sacrée,  violation  et  abus 
du  mariage)  de  manière  à  assurer  le  respect  du  corps; 
l'interdiction  du  parjure  et  enfin  le  respect  du  droit  de 

propriété  et  de  l'autorité  familiale  et  sociale. 

Si,  malgré  les  cvccpl  ions,  le  plus  grand  nombre  des 
hommes  ne  COnnatl  pas  ces  vérités  (l'une  manière  suffisant 


ment  claire,  il  n'y  a  plus  de  vie  possible.  Voir  Th.  Grande- 
rath, Die  Nolwcndigkcit  der  Offenbarung,  dans  Zeitschrift 
fur  katholische  Théologie,  t.  vi,  1882,  p.  283-318. 

Ce  fait  universel,  résultant  des  circonstances  au  mi- 
lieu desquelles  le  genre  humain  évolue,  postule  un  se- 
cours divin.  La  révélation  en  laquelle  il  s'est  réalisé 
est  donc,  au  sens  large,  moralement  nécessaire,  selon 
l'acception  que  nous  avons  établie  dans  l'exposé  de  la 
preuve  philosophique. 

Actuellement,  les  erreurs  religieuses  et  morales  per- 
sistent. Les  schismes,  les  hérésies,  etc.,  qui  ont  surgi 
depuis  le  début  du  christianisme  sont  sans  nombre. 
C'est  vrai.  Mais  d'abord  ces  dissidences  chrétiennes 
conservent  à  des  degrés  divers  les  vérités  révélées,  et 
celles-ci  deviennent  pour  elles  un  principe  de  vie  reli- 
gieuse. D'autre  part,  ce  manque  relatif  d'efficacité  n'est 
pas  un  argument  contre  la  nécessité  morale  de  la 
révélation.  Dieu,  en  effet,  ne  violente  pas  la  créature. 
Du  fait  que  la  libre  coopération  de  l'homme  est  re- 
quise pour  prendre  connaissance  des  vérités  et  pour 
mettre  en  pratique  les  devoirs  religieux, les  erreurs  et  les 
écarts  moraux  ne  peuvent  pas  être  évités.  Chr.  Pesch, 
Pru'Iectioncs,  t.  i,  n.  173,  175;  Dorsch,  De  religione 
revelata,  p.  351-357. 

La  révélation  publique,  qui  est  la  communication 
immédiate  ou  médiate  de  l'esprit  divin  aux  hommes 
est  donc  non  seulement  possible,  quelle  que  soit  la 
nature  de  l'objet  dévoilé,  mais  encore  moralement 
nécessaire  pour  les  vérités  religieuses  d'ordre  naturel. 

IV.  Le  fait  de  la  révélation.  Sa  transmission.  — 
Jusqu'à  présent,  nous  sommes  demeurés  dans  le  do- 
maine de  l'abstraction.  Nous  avons,  du  moins  en  appa- 
rence, déduit  des  concepts  les  uns  des  autres.  Ayant 
posé  dans  l'abstrait  le  concept  de  révélation,  nous  avons 
montré  que  cette  intervention  divine  dans  la  conduite 
de  l'humanité  n'était  pas  une  chimère  irréalisable,  que 
tout  au  contraire  la  postulait. 

Mais  au  fond  cette  démonstration  qui  semblait  se 
dérouler  sur  le  plan  de  l'abstraction  était,  dès  à 
l'avance,  orientée  par  la  constatation  de  faits,  qui,  pour 
être  laissés  dans  l'ombre,  n'en  dirigeaient  pas  moins 
toute  la  suite  de  l'argumentation.  Dans  la  réalité  de 
l'histoire,  plusieurs  des  grandes  religions  connues  et 
qui,  aujourd'hui  encore,  encadrent  une  bonne  partie  de 
l'humanité  se  donnent  pour  des  religions  révélées. 
Cf.  l'art.  Religion,  col.  2293  sq.  Le  fait  est  particuliè- 
rement clair  pour  trois  religions,  de  type  nettement 
monothéiste  et  d'ailleurs  apparentées  :  le  judaïsme  se 
réclame  de  la  révélation  faite  à  Moïse  et  continuée  par 
les  prophètes;  le  christianisme  est  en  dépendance 
totale  du  message  divin  transmis  par  Jésus-Christ; 
l'islamisme  se  donne,  quoi  qu'il  en  soit  de  ses  origines 
réelles,  comme  la  révélation  faite  à  Mahomet  d'une 
religion  nouvelle  qui  tranche,  par  tous  ses  caractères, 
sur  le  milieu  polythéiste  au  sein  duquel  elle  se  mani- 
feste. 

Le  rôle  de  la  «  démonstration  chrétienne  »  est  de 
mettre  en  lumière  la  «  transcendance  »  de  la  révélation 
judéo-chrétienne,  d'établir  que  la  révélation  faite  à 
Moïse  et  aux  prophètes  était  vraiment  divine;  mais 
qu'elle  n'était  pourtant  qu'une  préparation,  qu'elle  ne 
prend  tout  son  sens  que  par  l'achèvement  que  lui 
donne  la  révélation  faite  par  Jésus.  En  ce  dernier 
éclatent  tous  les  traits  du  messager  divin,  officiel- 
lement chargé  par  le  Père  céleste  de  donner  à  l'huma- 
nité la  mesure  de  lumière  dont  elle  a  besoin.  Quant  à 
l'Islam  —  quoi  qu'il  en  soit  de  la  sincérité  de  son 
fondateur  —  il  apparaît  comme  un  démarquage,  assez 
enfantin  d'ailleurs,  du  christianisme  et  du  judaïsme, 
avec  une  prépondérance  marquée  des  cléments  juifs. 
Son  origine  divine  ne  saurait  laite  question. 

Reste  donc  que,  des  grandes  religions  monothéistes 
qui  se  donnent  pour  révélées,  le  seul  christianisme  est 


2613 


RÉVÉLATION.    LE    MAGISTÈRE    VIVANT 


2614 


en  mesure,  à  l'heure  présente,  de  justifier  ses  tilres  à  la 
créance  de  l'humanité.  Le  message  de  Jésus  a  été,  de 
fait,  la  révélation  totale  de  la  vérité  religieuse  accordée 
par  Dieu  aux  hommes.  Quelle  qu'ait  été  la  part,  dans 
l'établissement  du  christianisme,  des  premiers  apôtres, 
compagnons  du  Christ,  ou  de  Paul,  appelé  par  une 
vocation  extraordinaire  à  l'apostolat,  c'est  au  Christ 
néanmoins  qu'il  faut  rapporter  tout  l'essentiel  de  la 
révélation  dont  vivent  encore  aujourd'hui  tous  les 
chrétiens. 

Nous  n'avons  pas  à  instituer  une  démonstration  en 
règle  de  tout  ceci.  Cette  démonstration,  qui  est  surtout 
d'ordre  historique,  est  faite  à  divers  articles  de  ce 
dictionnaire. 

Il  nous  reste  pour  achever  l'étude  théorique  de  la 
révélation  à  étudier  le  moyen  par  lequel  le  message  du 
Christ  atteint  chacune  des  âmes  qui  se  réclament  de 
lui.  L'enseignement  du  Christ  et  des  premiers  confi- 
dents de  sa  pensée  se  trouve  consigné  en  des  livres  qui 
constituent  la  Bible,  Ancien  et  Nouveau  Testament, 
la  première  partie  préparant  la  seconde.  Ainsi  la  reli- 
gion chrétienne,  tout  comme  le  judaïsme,  tout  comme 
l'Islam,  est  une  »  religion  de  livre  ».  Sutlit-il  au  fidèle 
<pii  se  réclame  du  Christ  de  se  mettre  directement  en 
contact  avec  cette  Écriture  pour  y  trouver  la  révéla- 
tion, le  message  transmis  au  inonde  par  le  Seigneur? 
Cette  Écriture  contient-elle  le  message  intégral  du 
Christ,  en  sorte  que  la  transmission  de  la  «  révélation 
chrétienne  »  se  ferait  exclusivement  par  elle'?  C'est  ce 
qu'il  nous  reste  à  voir.  Nous  montrerons  que  l'Écriture 
est  insuffisante  à  transmettre  le  dépôt  révélé  apporté 
p  ir  le  Christ,  qu'il  faut  à  côté  d'elle  un  magistère  vivant, 
capable  non  seulement  de  transmettre,  mais  de  taire 
fructifier  le  dépôt  révélé. 

/.  INSUFFISANCE  DE  L'ÉCRITURE  SAINTE  A  TRANS- 
METTRE TOUTE  LA  VÉRITÉ  RÉVÉLÉE.  —  La  Bible  est 
une  source  extrêmement  importante  de  la  révélation, 
et  il  ne  faudrait  pas,  sous  prétexte  d'éviter  l'excès  des 
«  réformateurs  »,  tomber  dans  l'excès  inverse  et  faire  li 
de  la  sainte  Écriture.  .Mais  le  rôle  de  la  Bible  est  limité 
et  elle  ne  saurait  se  suffire  absolument  à  elle-même. 
Elle  n'enseigne  pas  d'une  manière  complète  ce  qu'est 
l'inspiration,  ni  ce  à  quoi  elle  s'étend.  Elle  n'indique 
pas  non  plus  quels  sont  les  livres  sacrés  et  se  trouve 
dans  l'impossibilité  de  fixer  le  «  canon  ».  Sans  doute 
parmi  les  livres  de  l'Ancien  Testament,  les  protestants 
pourront  considérer  comme  inspirés  ceux  qui  ont  été 
déclarés  tels  par  le  Christ  ou  ses  apôtres  et  ils  sont  un 
certain  nombre.  Mais  pour  ceux  de  la  Nouvelle 
Alliance,  il  n'y  a  plus  de  critère,  si  ce  n'est  les  indi- 
cations variables  de  la  conscience  individuelle.  Et 
c'est  pourquoi  les  essais  réitérés  tentés  par  les  auteurs 
non  catholiques  pour  établir  le  canon  des  Écritures 
n'ont  abouti  jusqu'à  présent  qu'à  des  résultats  inco- 
hérents. Auraient-ils  même  établi  un  canon  complet, 
il  faudrait  bien  reconnaître  qu'il  n'est  pas  donné  à  tout 
le  monde  de  lire  et  surtout  de  comprendre  la  Bible. 
vu  les  nombreuses  difficultés  d'ordre  linguistique  et 
autres  qu'elle  présente,  même  pour  les  savants,  à  plus 
forte  raison  pour  les  esprits  qui  ne  sont  pas  cultivés. 

Leslivres  saints,  en  elïet,  ont  été  composés  en  hébreu 
ou  en  grec,  langues  mortes  depuis  longtemps.  Rares 
sont  ceux  qui  les  entendent  toutes  les  deux.  Dès  lors, 
quiconque  prend  la  Bible  pour  règle  de  foi  doit  s'assu- 
rer de  la  qualité  ele  la  version  qu'il  utilise.  Les  diffi- 
cultés augmentent  et  sont  pratiquement  insurmon- 
tables quand  il  s'agit  d'interpréter  le  texte  biblique, 
qui  est  parfois  bien  obscur.  La  façon  tout  occasion- 
nelle dont  est  exprimée  la  doctrine  sur  les  mystères, 
les  sacrements,  la  prédestination,  la  réprobation  et 
tant  d'autres  points  qui  concernent  la  vie  spirituelle, 
rend  l'œuvre  du  commentateur  plus  ardue  encore,  car 
il  doit  tenir  compte  et  du  contexte  très  général  ou 

DICT.    DE    THÉOL.    CATHOL. 


s'insèrent  les  paroles  relatives  à  ces  vérités  et  du  texte 
lui-même  où  se  multiplient  idiotismes,  figures,  méta- 
phores, allégories,  hyperboles,  etc.  C'est  là  qu'est  la 
cause  des  contradictions  nombreuses  qui  se  relèvent 
dans  les  œuvres  des  protestants,  même  sur  les  points 
capitaux. 

Par  ailleurs,  entre  la  mort  du  Christ  et  la  rédaction 
des  livres  du  Nouveau  Testament  il  s'est  passé  un 
temps  assez  prolongé,  durant  lequel  les  fidèles  n'au- 
raient pas  eu  de  règle  de  foi.  Le  Christ  lui-même  n'a 
rien  écrit,  mais  a  instruit  ses  apôtres  par  la  prédication. 
A  ceux-ci  il  n'a  pas  ordonné  d'écrire,  mais  d'enseigner 
d'abord  et  surtout;  les  apôtres  y  furent  fidèles.  Ceux 
d'entre  eux  qui  ont  écrit  l'ont  fait  par  occasion,  à 
cause  de  circonstances  particulières,  pour  répondre  à 
des  questions  posées,  réprimer  des  .scandales  ou  apaiser 
des  discordes.  Aussi  leurs  livres  ne  sont-ils  pas  compo- 
sés d'une  façon  didactique  et  n'exposent-ils  pas  toute 
la  doctrine.  Des  (pestions  très  importantes  y  sont 
parfois  omises  ou  laissées  dans  l'ombre.  .Mais  ils  y  font 
des  allusions  fréquentes  à  l'enseignement  qu'ils  ont 
donné  et  qui  est  supposé  connu  par  leurs  destinataires, 
l.a  I  lible  qui  ignore  tout  de  cet  enseignement  oral  n'est 
donc  pas  une  source  complète. 

Silencieuse,  elle  n'est  pas  apte  non  plus  à  dirimer 
les  controverses  par  elle-même,  pas  plus  qu'un  code 
ne  supprime  la  nécessité  de  juges  chargés  d'interpré- 
ter et  d'appliquer  les  lois.  Kn  l'absence  d'une  autorité 
Vivante,  il  faut  s'en  remettre  au  libre  examen  ou  à 
l'illumination  intérieure  par  le  Saint-Esprit.  Recourir 
à  une  inspiration  immédiate,  qui  serait  accordée  à 
chaque  individu,  c'est  négliger  toutes  les  règles 
objectives  de  l'herméneutique  et  livrer  la  révélation 
contenue  dans  l'Écriture  a  toutes  les  faiblesses  de 
l'humaine  raison.  Les  caprices  d'une  nature  dépravée, 
1rs  rêveries  d'une  folle  imagination  sont  si  facilement 
:  on  s  i:l.  ;  ;  s  -.01111111'  les  manifestations  de  1  instinct  divin 
en  lequel  ils  doivent  trouver  leur  justification.  Nous 
savons  (pie,  sur  les  questions  les  plus  importantes, 
telles  (pie  le  baptême,  la  présence  réelle  dans  l'eucha- 
ristie, le  péché  originel,  la  rédemption,  etc.,  il  règne 
parmi  les  protestants  les  dissensions  les  plus  profondes. 
La  Bible  n'est  donc  pas  une  règle  de  foi  certaine, 
accommodée  à  l'intelligence  très  diverse  des  hommes 
de  tous  les  temps,  capable  de  procurer  la  tranquillité 
intellectuelle  et  d'assurer  d'une  manière  satisfaisante 
l'unité  et  la  fermeté  de  la  foi.  Bien  qu'elle  soil  un  dépôt 
très  riche  de  vérités  dogmatiques  et  morales,  elle  est 
incomplète  et  n'est  pas  la  source  unique  de  la  révé- 
lation. 

C'est  la  raison  pour  laquelle  saint  Paul,  écrivant  à 
Timothée,  lui  recommandait  avec  tant  de  chaleur  : 
«  Conserve  le  souvenir  fidèle  des  saines  instructions 
que  tu  as  reçues  de  moi  sur  la  foi  et  la  charité, qui  est 
en  Jésus  Christ.  Garde  le  bon  dépôt,  par  le  Saint- 
Esprit,  qui  habite  en  nous.  >■  II  'fini.,  1,  Kl,  1  1.  Il  ne 
lui  dil  pas  de  considérer  la  lettre  qu'il  lui  envoie  comme 
une  partie  de  la  parole  divine  et  d'en  donner  d(  s  trans- 
criptions  à  ceux  qu'il  aura  à  instruire.  Il  insiste  au 
contraire,  en  ajoutant  :  «  Et  les  enseignements  que  tu 
as  reçus  de  moi.  en  présence  de  nombreux  témoins, 
COnfie-les  à  des  hommes  sûrs,  qui  soient  capables  d'en 
instruire  d'autres.  »  lbiii.,  11,  2.  Les  saintes  Écritures 
sont  donc  complétées  par  la  tradition. 

//.  LA  TBADITIOA  POSTULE  L'EXISTENCE  D'i  .Y  MAGIS- 
TÈRE vivant.  —  La  tradition,  au  sens  passif,  est  cons- 
tituée par  les  vérités  divines  transmises  par  l'Église, 
tandis  qu'au  sens  actif,  elle  est  l'organe  authentique 
institué  par  Dieu  et  chargé  de  propager  le  dépôt  de 
la  révélation.  Tout  en  relevant  cette  distinction,  les 
théologiens  ne  paraissent  pas  toujours  s'en  soucier;  ils 
emploient  souvent  le  mot  tradition  dans  un  sens  com- 
plexe, car  celle  qui  est  passive  suppose  l'active  et  vice 

T.  —  XIII.  —  83. 


RÉVÉLATION.    LE    MAGISTERE    VIVANT 


2616 


versa.  J.-Y.  Bainvel,  De  magisterio  vivo  et  tiaditione, 
p.  11. 

La  tradition  passive  se  manifeste  dans  les  monu- 
ments. Parla  on  entend  les  œuvres  qui  nous  restent  des 
siècles  passés  et  qui  tirent  leur  origine  de  la  foi  de 
l'Église  antique  et  nous  manifestent  ses  croyances.  Ce 
sont  les  écriLs,  les  choses,  les  mœurs,  les  institutions, 
les  symboles  ou  professions  de  foi,  les  actes  des  conciles 
et  des  souverains  pontifes,  les  livres  liturgiques  et 
pénitentiels,  les  actes  des  martyrs,  les  écrits  des  Pères, 
des  auteurs  catholiques  et  même,  en  un  certain  sens, 
des  hérétiques  ou  des  païens,  les  histoires  ecclésias- 
tiques, les  monuments  ligures,  etc. 

Ces  divers  monuments,  écrits  ou  figurés,  n'ont  pas 
Dieu  pour  auteur  principal,  et  n'ont  pas  été  ordonnés 
immédiatement  par  lui.  Ils  représentent  le  travail  de 
l'homme  et  sont  la  conséquence  naturelle  de  l'existence 
de  la  société  visible  qu'est  l'Église,  étant  l'expression 
de  sa  doctrine  et  de  sa  morale,  à  des  moments  déter- 
minés. Considérée  comme  superflue  par  Wiclef,  cette 
source  de  la  tradition  a  été  rejetée  par  les  protestants 
dans  leurs  différentes  professions  de  foi.  A  rencontre, 
les  conciles  de  Trente  et  du  Vatican,  reprenant  à  leur 
compte  les  anathèmes  lancés  par  le  IIe  concile  de 
Nicée  contre  les  iconoclastes,  qui  se  refusaient  à 
admettre  le  culte  des  images,  inconnu  dans  la  sainte 
Écriture,  et  rejetaient  ainsi  la  tradition,  affirment  que 
le  dépôt  révélé  est  contenu  dans  les  livres  écrits  et  dans 
les  traditions  non  écrites  conservées  par  l'Eglise  et  que 
ces  deux  sources  ont  droit  à  notre  pieuse  affection  et 
sont  dignes  d'un  égal  respect.  Comme  la  Bible,  les 
documents  de  la  tradition  passive  demeurent  toujours 
soumis  au  jugement  du  magistère,  ou  de  la  tradition 
active.  Sur  tout  ceci  voir  l'art.  Tradition. 

///.  LE  MAGISTÈRE  EST  CAPABLE  DE  TRANSMETTRE 

le  dépôt  révélé.  —  Considérée,  en  effet,  dans  les 
vestiges  de  l'antiquité  et  des  autres  périodes  de  l'Église, 
la  tradition  passive  est  une  chose  morte;  elle  exige  un 
interprète  pour  expliquer  les  obscurités  et  porter  un 
jugement  sur  les  controverses  qui  s'élèvent  bien  sou- 
vent à  leur  occasion.  Par  ailleurs,  contrairement  à  ce 
qui  se  passe  pour  les  saintes  Écritures,  il  peut  se  faire 
que  les  monuments  du  passé  soient  parfois  entachés 
d'erreur,  soit  qu'ils  proviennent  de  source  hérétique, 
soit  que  les  auteurs  catholiques,  malgré  l'éminence  de 
leur  savoir  et  de  leurs  vertus,  aient  mêlé  à  la  tradition 
sacrée  des  opinions  purement  humaines,  fausses. 

Pour  discerner  avec  certitude  le  vrai  du  faux,  et  le 
divin  de  l'humain,  la  recherche  scientifique,  d'ailleurs 
très  utile,  voire  nécessaire,  pour  décrire  le  progrès  des 
dogmes  et  préparer  les  définitions  solennelles  de 
l'Église,  est  insuffisante,  étant  faillible  comme  tout 
jugement  humain.  Il  faut  un  tribunal  assisté  de 
l'Esprit-Saint,  qui  puisse  se  prononcer  définitivement. 
Ainsi  donc,  la  tradition  comme  la  sainte  Écriture  ne 
supprime  pas,  mais  postule  l'existence  d'un  magistère 
vivant  et  d'origine  divine. 

Le  magistère  ecclésiastique,  chargé  de  conserver  et 
de  propager  la  révélation  contenue  dans  la  parole  de 
Dieu  écrite  et  dans  la  tradition,  a  été  établi  par  le 
Christ.  Il  est  hiérarchique,  car  il  a  été  confié  non  à 
tous  les  fidèles,  mais  aux  membres  du  collège  aposto- 
lique et  à  leurs  successeurs,  le  corps  épiscopal.  Il  est 
monarchique,  parce  que  les  apôtres  n'ont  pas  tous  reçu 
les  mômes  droits  et  que  saint  Pierre  a  exercé  sur  eux, 
de  par  la  volonté  du  Maître,  un  pouvoir  prééminent, 
qui  passe  à  ses  successeurs,  les  papes. 

Enfin,  puisqu'il  doil  durer  jusqu'à  la  fin  des  temps, 

le  magistère  hiérarchique  et  monarchique  a  la  garantie 
i\r  L'infaillibilité  dans  l'exercice  ordinaire  et  extra- 
ordinaire de  sa  mission.  Grâce  à  ce  privilège,  il  est  dans 
L'impossibilité  de  se  tromper  en  ce  ([ni  concerne  la  foi 
et  les  mœurs,  et  se  trouve  ainsi  capable  non  seulement 


de  conserver  mais  de  transmettre  intégralement  le  dé- 
pôt de  la  révélation.  Celui-ci  à  travers  les  âges,  bien 
qu'il  progresse,  demeure  cependant  substantiellement 
le  même.  Sur  le  magistère  de  l'Église,  voir  l'art.  Église, 
spécialement  t.  iv,  col.  2175-2200. 

iv.  développement  du  dépôt  révélé.  —  Ici 
ne  sera  donné  qu'un  rappel  très  sommaire  des  lignes 
fondamentales.  Pour  de  plus  amples  détails,  voir  art. 
Dogmi:,  V,  VI  et  VII  en  particulier,  t.  iv,  col.  1574-1G50. 

1°  Immutabilité  du  dépôt  révélé.  —  La  révélation 
publique  se  termine  avec  les  apôtres.  Depuis  lors  elle 
est  demeurée  substantiellement  la  même  et  ne  s'est 
pas  transformée,  car  elle  n'est  pas  passée  d'un  sens  à 
un  autre  différent  au  gré  des  conceptions  philoso- 
phiques. De  même,  il  n'y  a  pas  eu  addition  de  croyances 
nouvelles,  et  il  n'y  en  aura  jamais.  Toutes  les  vérités 
professées  actuellement  ont  été  crues  au  moins  impli- 
citement aux  premiers  âges  de  l'Église.  Enfin  aucune 
de  celles  qui  ont  fait  partie  de  la  croyance  catholique 
ne  s'est  obscurcie,  n'a  disparu.  Le  dépôt  révélé  n'a 
donc  pas  diminué.  Malgré  son  immutabilité,  il  pro- 
gresse cependant. 

2°  Progrès  du  dépôt  révélé.  —  II  est  extrinsèque 
ou  intrinsèque.  Le  premier  se  fait  par  le  travail  des 
savants  qui,  en  défendant  les  principes  de  la  foi,  en 
comparant  et  en  établissant  les  connexions  entre  les 
différents  mystères,  parviennent  à  formuler  des  conclu- 
sions théologiques.  Du  fait  qu'il  se  présente  comme 
l'élaboration  d'une  science  qui  s'appuie  sur  des  don- 
nées révélées,  le  progrès  exclusivement  théologique 
est  d'une  certaine  manière  extrinsèque  au  dogme; 
mais  il  est  en  relation  très  étroite  avec  celui  d'ordre 
proprement  dogmatique.  L'un  ne  semble  même  pas 
pouvoir  aller  sans  l'autre. 

L'Église,  qui  rejette  le  transformisme  aussi  bien  que  le 
fixisme  doctrinal,  admet  qu'il  y  a  un  développement  du 
dépôt  révélé.  C'est  une  notion  traditionnelle,  reconnue 
par  les  Pères  aussi  bien  que  par  les  scolastiques.  Le 
progrès  dogmatique  est  substantiellement  homogène 
et  consiste  dans  l'explication  de  ce  qui  n'était  jus- 
qu'alors connu  que  d'une  manière  implicite  ou  moins 
explicite.  Ceci  a  lieu  quand  un  point  de  doctrine  est 
défini  en  des  formules  plus  adaptées,  quand  ce  qui  était 
formellement  révélé  et  cru,  mais  d'une  façon  confuse, 
est  cru  dorénavant  d'une  manière  distincte,  quand  une 
vérité  révélée  virtuellement  est  crue  formellement  et 
enfin  quand  ce  qui  n'a  été  dit  que  d'une  manière  indé- 
terminée est  précisé. 

La  définition  du  magistère  ecclésiastique,  solennelle 
ou  au  moins  ordinaire,  est  une  condition,  qui  n'est  pas 
absolument  mais  moralement  requise,  pour  qu'une 
vérité  implicitement  révélée  puisse  être  explicitement 
crue  de  foi  divine.  Une  telle  définition  est  essentielle- 
ment exigée  pour  que  cette  même  vérité  soit  crue  de 
foi  catholique  et  se  présente  comme  un  dogme  propre- 
ment dit. 

On  trouvera  ici  une  énumération  alphabétique  des  prin- 
cipaux auteurs  qui  traitent  de  la  révélation,  l.a  liste  n'a 
aucune  prétention  à  être  exhaustive;  elle  signale  surtout 
les  ouvrages  cités  au  cours  de  l'article. 

J.-V.  Bainvel,  De  vera  religione  et  apologetica,  Paris,  1014; 
li.  Hartmann,  Lehrbuch  der Dogmatik,  Fribourg,  102:S;  Jos. 
Haut/,  Grundzùge  der  christlichen  Apologetik,  Mayence, 
1863;  Ant.  Berlage,  Apologetik  der  Kirche,  oder  B  •grûndung 
der  Wcdvheii  urul  Gôltlichkeil  des  Christentums,  .Munster, 
1834;  J.-B.  Boone,  Manuel  de  l'apologiste,  Bruxelles,  1850- 
1851,  2  vol.;  Fr.  Brenner,  Sgslem  der  katholischen  specula- 
Ui'.n  Théologie,  t.  i,  Fundamentierung  der  katholischen  spé- 
culation Théologie,  Ratisbonne,  1837;  E.  de  Broglic,  Les 
fondements  intellectuel*  de  lu  fui  chrétienne,  Paris,  1905; 
!..  Brugére,  De  vera  religione,  Paris,  1878;  .1.  Brunsmann, 
Lehrbuch  der  Apologetik,  1. 1,  licligion  undOfl  \n  bar  un  g,  Saint- 
Gabriel-Vienne,  1024;  de  Bulsano,  Insiitutiones  Iheologim 
dogmaticee.  Pars  Ia  :  Insiitutiones  théologies  dogmaticœ  gene- 
ralis   seu   fundamenlalis,    Inspruck,   1852,   Turin,    1802   et 


2617 


REVELATION    —    REVIVISCENCE 


2G18 


Brixen,  18(J0;  Casajoanna,  1  isquisiliones  scholaslico-dogma- 
ticœ,  t.  i,  7>  fundamentalibus,  Barcelone,  1888;  V.  Cathrein, 
Vie  Einkeil  des  sittlichen  BcunissLscins  der  Menschheit,  Fri- 
bourg,  1914;  M.  Chossat,  art.  Modernisme,  dans  Diction, 
apol.,  t.  m,  1916,  col.  018-638;  art.  Agnosticisme,  ibid.,  t.  i, 
191!-,  col.  76;  Cornely-Merk,  Compendium  inlroduclionis  in 
sacrœ  Scriptura-  libros,  Paris,  1927;  Cremer-Kôgel,  Biblisch- 
theologisches  Wôrlerbuch  des  neuteslamenllichen  Griechisch, 
Stuggart-Gotba,  1923;  P.  Descoqs,  Prœlecliones  theologiœ 
naturalis,  Paris,  1932;  J.  Didiot,  art.  Révélation  dans 
Diction,  apol.,  t.  iv,  1927,  col.  1004-1009;  Dicckmann,  De 
revelaiione  christiana,  traclatus  philosophico-historici,  Fri- 
bourg-en-Br., 1930;  E.  Dorsch,  Institutioncs  theologiœ  fun- 
damentalis,  1. 1,  De  religione  revelata,  Inspruck,  1930;  J.  Ehr- 
lich,  Leitfaden  fiir  Vorlesungen  iiber  die  allgemcine  Einlei- 
tung  in  die  llieologische  Wissenscliaft  und  die  Théorie  der 
Religion  und  Oflenbarung,  Prague,  1859;  Leitfaden  fiir 
Vorlesungen  iiber  die  Ofjenbarung  Gotles  als  Tatsache  der 
Geschichte,  Prague,  1800  et  1862  et  compléments  en  1863 
et  1864;  H.  Felder,  Apologetica  sine  theologia  fundamenlalis, 
Paderborn,  1920;  Fr.  Friedlioff,  Grundriss  der  kalholischen 
Apologelik,  Munster,  1851;  A.  Gardeil,  De  donné  révélé  et  la 
théologie,  Paris,  1910,  2e  éd.,  Juvisy,  1932;  H.  Garrigou- 
l.agrange,  De  revelaiione  per  Ecclesiam  catholicam  pro- 
posita,  2e  éd.,  Home  et  Paris,  1921,  2  vol.,  3e  éd.,  Rome, 
192"),  2  vol.;  B.  Gœbel,  Katholische  Apologelik,  Fribourg, 
1930;  Gondal,  Le  surnaturel,  Paris,  1904;  du  même,  Mystère 
et  révélation,  Paris,  1905;  Granderath,  Conslitutioncs  dogma- 
licœ s.  œcumenici  concilii  Vaticani,  Fribourg,  1892,  dans 
Slimmen  ans  Maria-Laach,  t.  xlvi,  1894,  p.  140  sq.; 
J.  de  Groot,  Summa  apologetica  de  Ecclesia  calholica  ad 
mentem  S.  Tkomee  Aquinalis,  2  vol.,  Batisbonne,  1890, 
2e  éd.,  1893,  3e  éd.,  1906;  G.  Gutberlet,  Lehrbuch  der  Apolo- 
gelik, Munster,  1SS8,  2e  éd..  1805,  4e  éd.,  1922;  M.  Hagen, 
Lexicon  biblicum,  t.  ni,  Paris,  1911,  col.  687  sq.;  M.  d'Her- 
bigny,  La  théologie  du  révélé.  Introduction  générale,  Paris, 
1921;  Fr.  llettinger,  Lehrbuch  der  l'undamcnlal-Theologie 
oder  Apologelik,  Fribourg,  1879,  2e  éd.,  1888;  Hettinger- 
Weber,  Lehrbuch  der  I-'undamental-Theologic,  3°  éd.,  Fri- 
bourg, 1913;  H.  Hnrter,  Theologiœ  dogmalicœ  compen- 
dium, t.  i,  Theologia  genendis,  Inspruck,  1876,  8e  éd.,  1893, 
10e  éd.,  1900;  G.  M.  Jansen,  Prœlecliones  theologiœ  fun- 
damentalis,  Utrecbt,  1875-1876;  Bern.  Jungmann,  Traetatus 
de  vera  rcligione,  Batisbonne,  1874,  4e  éd.,  1892;  M.  Rallier, 
art.  Offenbarung,  dans  Prolest.  Realencijcloj  àdie,  t.  xiv, 
1904,  p.  339-347;  H.  Rlee,  Katholische  Dogmatik  :  Generil- 
dogmalik,  Mayence,  1835;  L.  Lcrcber,  Institutioncs  theolo- 
giœ dogmalicœ,  t.  i,  De  vera  religione,  De  Ecclesia  Chrisli,  De 
traditione  cl  Scriptura,  Inspruck,  V  éd.,  1929,  2e  éd.,  1934; 
Jos.  Leu,  Allgemcine  Théologie,  enlhaltend  die  Iheologische 
Eneyklopadie  und  Apologelik,  Saint-Gall,  1848;  F.-.I.  Mach, 
Die  Nrtwendigkeil  der  Offenbarung  Gotles,  nachgeunesen  aus 
Geschichte  und  Offenbarung,  Mayence,  1883;  .J.  Mausbach, 
Grundziige  der  k(dhalischen  Apologelik,  2e  éd.,  Munster, 
1919,  5e  et  6e  éd.  remaniées  par  Wunderle,  1934;  Mazzella, 
Prœlecliones  scholastico-dogmaticœ  de  religione  el  de  Ecclesia, 
Rome,  1892;  J.  Millier,  De  vera  religione,  Inspruck,  1901; 
Muncunill,  Traclatus  de  vera  rcligione,  Barcelone,  1909; 
Murray,  Traclatus  de  Ecclesia,  Dublin,  1800-1866;  Ottiger, 
Theologia  fundamenlalis,  t.  i,  De  revelaiione  supcrnaturali, 
Fribourg-en-Br.,  1897;  Palmieri,  Traclatus  de  rornano  pan- 
lifice  cum  prolegomeno  de  Ecclesia,  Borne,  1877,  4e  éd.,  1931  ; 
J.  Perrone,  Prœlectiones  theologicœ,  t.  i,  De  vera  religione, 
Borne,  1835;  t.  h,  De  locis  theologicis.  Borne,  1841-1842, 
31e  éd.,  Turin,  1865;  Ghr.  Pesch,  Prœlecliones  dogmalicœ, 
t.  i,  Instiluliones  propœdeuticœ  ad  sacram  theologiam, 
Fribourg-en-Br.,  1894,  4»  et  5e  éd.,  1922,  6«  et  7e  éd.,  1924; 
t.  m,  5e  et  6e  éd.,  Fribourg,  1925;  du  même,  Compendium 
theologiœ  dogmalicœ,  Fribourg,  28  éd.,  1921,  4e  éd.,  1931; 
du  même,  De  inspiralione  sacrœ  Scriplurœ,  Fribourg,  1925; 
O.  Pfleiderer,  Grundriss  der  christlichen  Glaubens-und 
Sillenlehre,  3e  éd.,  Berlin,  1886;  du  même,  7.ur  Frage  nach 
Anfang  und  Entujicklung  der  Religion,  Leipzig,  1875; 
H.  Pinard,  L'étude  comparée  des  religions,  Paris,  1922,  Ses 
méthodes,  Paris,  1925;  A.  Poulain,  D's  grâces  d'oraison, 
9°  éd.,  Paris,  1914;  Preuschen-Bauer,  Griechisch  Deutsches 
Wôrlerbuch  zu  den  Schriften  des  Neuen  Testaments,  Giessen, 
1925;  G.  Rabeau,  Introduction  à  l'étude  de  la  théologie, 
Paris,  1926;  Id.,  Apologétique,  Paris,  s.  d.  (1930);  A.  Rade- 
macher,  Philosophisch  apologetische  Grundlegung  der  Théo- 
logie, t.  il,  Grundlinien  der  Apologelik,  Rcliqiô.e  und  christ- 
liche  Apologelik,  Bonn,  1914;  J.  Rimaud,  Thomisme  et  mé- 
thode, Paris,  1925;  Schanz,  Apologie  des  Chrislenlums,  Fri- 


bourg, 1887-1888,  2''  éd.,  1895;  AI.  von  Schmid,  Apologelik 
als  spekulative  Grundlegung  der  Théologie,  Fribourg,  1900; 
R.  Sclmltes,  Introduclio  in  historiam  dogmatilm,  Paris, 
1923;  Jos.  Scbwetz,  Theologia  generalis,  cui  prœmitlitur 
brevis  introductio  in  theologiam  universam,  Vienne,  1850, 
7e  éd.,  1882;  Specbt-Bauer,  Lehrbuch  (1er  Apologelik,  2e  éd., 
Batisbonne,  1924;  A.  Vacant,  Études  théologiques  sur  les 
constitutions  du  concile  du  Vatican,  Paris,  1805;  Van  I.aak, 
Instiluliones  theologiœ  fundamenlalis,  tract,  n.  De  religionis 
revelaiione  in  abstracto  considerala.  Borne,  1908;  G.  Van 
Noort,  Traetatus  de  vera  religione,  Amsterdam,  1907;  Wai- 
bel,  Dogmatik  der  Religion  Jesu  Chrisli,  Augsbourg,  1831; 
S.  Weber,  Christliche  Apologelik  in  Grundziigen  fur  Studier- 
ende,  Fribourg,  1907;  Wegscheider,  Institutioncs  theologiœ 
christiana-  dogmalicœ,  1815,  Sc  éd.,  1844;  Wilmers,  De  rcli- 
gione revelala,  prop.  26-47,  Batisbonne,  1807;  Zigliara, 
Propœdeutica  ad  s.  theologiam  scu  traetatus  de  ordine  super- 
naturali,  Borne,  1884. 

N.    Iung. 

REVIVISCENCE.  —  Le  mot  reviviscence 
signifie  par  lui-même  la  propriété  que  possèdent  cer- 
tains êtres,  ayant  présenté  l'apparence  de  la  mort,  de 
reprendre  l'activité  de  la  vie  dans  certaines  conditions 
déterminées.  Analogiquement,  le  terme  est  employé  en 
théologie  pour  désigner  la  réapparition  dans  l'âme  de 
certains  phénomènes  de  la  vie  spirituelle,  alors  que  ces 
phénomènes  avaient  paru  tout  d'abord  éliminés.  On 
parle  ainsi  de  reviviscence.  I.  Des  sacrements.  II.  De 
la  grâce  et  des  vertus  (col.  12629).  III.  Des  mérites 
(col.  2C34).  IV.  Des  péchés  (col.  2014). 

I.  Reviviscence  des  sacrements.  —  /.  LE  mot 
et  la  chose.  —  Le  mot  reviviscence  appliqué  aux 
sacrements  n'est  peut-être  pas  très  bien  choisi.  Ne 
peut  «  revivre  »  que  ce  qui  a  déjà  vécu.  Or,  dans  les  cas 
où  l'on  parle  de  la  reviviscence  des  sacrements,  le 
sacrement  n'a  pas  vécu,  tout  au  moins  sous  l'aspect  où 
on  le  dit  revivre.  11  serait  plus  exact  de  parler  d'in- 
fluence salutaire  commençant  â  se  faire  sentir  en  rai- 
son de  meilleures  dispositions  du  sujet.  Il  faut,  en 
effet, se  rappeler  que  certains  sacrements  ne  produisent 
pas  nécessairement  leur  effet  ou  tout  leur  effet  au 
moment  même  où  ils  sont  appliqués.  Le  sujet  qui  les 
reçoit  peut,  â  ce  moment-là,  présenter  des  dispositions 
suffisantes  pour  permettre  l'application  valide  du  sacre- 
ment, sans  posséder  encore  les  dispositions  requises 
pour  une  application  fructueuse.  Voir  Fiction  dans 
les  sacrements,  IL  Fiction  de  la  pari  du  sujet,  t.  v, 
col.  2295.  Mais  si  le  sacrement,  après  l'instant  où  il  est 
appliqué,  laisse  dans  l'âme  un  effet  permanent,  qui  de 
soi  appelle  la  grâce,  et  si,  en  raison  des  dispositions 
imparfaites  du  sujet,  la  grâce  n'est  pas  produite  immé- 
diatement, elle  pourra  néanmoins  l'être  ultérieure- 
ment, quand  l'obstacle  des  dispositions  imparfaites 
disparaîtra.  L'elïet  de  la  grâce  est  pour  ainsi  dire  sus- 
pendu jusqu'au  moment  où  le  sujet  présentera  les  dis- 
positions requises. 

Bien  plus,  les  sacrements  produisent  une  grâce  qui 
leur  est  propre,  la  grâce  sacramentelle.  Si,  d'après  l'opi- 
nion qui  semble  la  plus  probable,  la  grâce  sacramen- 
telle ne  fait  qu'ajouter  à  la  grâce  sanctifiante  une 
vigueur  spéciale  et  une  exigence  de  secours  particu- 
liers proportionnes  aux  fins  de  chaque  sacrement,  il 
faut  admettre  que  la  perte  de  la  grâce  entraîne,  pour  le 
chrétien,  la  perte  de  la  grâce  sacramentelle,  tout  au 
moins  dans  son  essence  même;  mais  il  faut  admettre 
aussi  que  cette  grâce  renaît  dans  l'âme  de  nouveau  jus- 
tifiée et  cela  toujours  en  raison  de  l'elïet  permanent 
laissé  par  le  sacrement  auquel  elle  correspond. 

Dans  ce  dernier  cas,  le  terme  reviviscence  serait  em- 
ployé avec  plus  d'exactitude.  Mais  les  théologiens  n'ont 
jamais  envisagé  le  problème  de  la  reviviscence  de  la 
grâce  sacramentelle  indépendamment  du  problème  de 
la  reviviscence  du  sacrement.  Bien  que  ce  ne  soit  pas  la 
même  chose  —  on  vient  de  le  voir  — ■  cependant  le 
principe  est  le  même  :  la  permanence  d'un  effet  sépa- 


2G19 


REVIVISCENCE    DES    SACREMENTS 


2620 


rable  de  la  grâce  permet  au  sacrement  soit  de  devenir 
fructueux,  soit  de  le  redevenir. 

//.  APPLICATIONS.  ■ —  Il  faut  se  garder  de  croire  que 
la  doctrine  de  la  reviviscence  des  sacrements  s'applique 
également  à  tous  les  sacrements  et  avec  la  même  certi- 
tude. Il  faut  distinguer  entre  sacrement  s  et  sacrements. 

1°  Baptême.-  C'est  surtout  à  l'occasion  du  baptême 
que  la  doctrine  de  la  reviviscence  sacramentelle  a  été 
exposée.  Les  anciens  théologiens  ne  parlent  pas  de 
reviviscence.  Ils  se  demandent  si,  »  la  fiction  disparais- 
sant, le  baptême  acquiert  tout  son  effet  ».  Cf.  S.  Tho- 
mas, Sum.  Iheol.,  III1,  q.  i.xix,  a.  9;  In  /V""1  Sent., 
dist.  IV,  q.  m,  a.  2,  qu.  3.  La  réponse  affirmative  est 
une  doctrine  théologiquement  certaine,  qui  s'appuie  sur 
le  dogme  de  la  non  itération  du  baptême  validement 
conféré  par  les  hérétiques.  Voir  ici,  t.  n,  col.  211»  sq. 
Elle  est  unanimement  professée  par  les  théologiens 
depuis  saint  Augustin,  De  baplismo  contra  donatistas, 
1.  I,  c.  xii ;  1.  III,  c  xin ;  1.  VI,  c.  xxv,  P.  L.,  t.  xi.in, 
col.  119, 146, 214.  Cf.  Epist.,CLxxxy,Decorreclione  Do- 
natislarum  liber,  c.  vi,  n.  23,  P.  L.,  t.  xxxiii,  col.  803. 
Même  doctrine  chez  Fnlgencc  de  Ruspe,  De  ftde,Teg.  in, 
n.  41,  P.  L.,  t.  lxv,  col.  C92;  l'auteur  (tardif)  du  De 
vera  el  falsa  pœnitentia,  n.  11),  P.  L.,  t.  xl,  col.  119. 
Doctrine  consacrée  implicitement  par  les  décisions  de 
saint  Etienne  Ier,  Denz.-Bannw.,  n.  4(i;  de  saint  Gré- 
goire le  Grand,  id.,  n.  219,  plus  explicitement  par 
Innocent  I II,  Epis',  majores  à  l'archevêque  d'Arles,  id., 
n.  411.  La  fiction  est  clairement  supposée  par  le 
concile  de  Trente  pour  les  sacrements  en  général 
(poncnlibus  obicem),  sess.  vu,  can.  G,  Denz.-Bannw., 
n.  819;  et  l'interdiction  de  renouveler  le  baptême 
validement  reçu  nonobstant  la  fiction  implique  la 
présente  doctrine  de  la  reviviscence  du  sacrement. 
Cf.  Canones  de  sacramento  ba[>lismi,  can.  11,  Denz.- 
Bannw.,  n.  867. 

La  raison  théologique  de  cette  doctrine  peut  être 
ainsi  formulée  :  le  péché  originel  et  les  péchés  actuels 
commis  dans  l'infidélité  ne  peuvent  être  remis  que  par 
le  baptême  reçu  en  réalité  ou  tout  au  moins  par  le 
désir.  Or,  celui  qui  a  reçu  le  baptême  d'une  façon  valide 
mais  non  fructueuse  ne  peut  plus  le  recevoir  ni  en  fait 
ni  en  désir.  Donc  si  le  baptême  déjà  reçu  doit  être  pour 
lui  le  moyen  de  salut,  il  faut  que  ce  moyen  puisse 
revivre  quant  à  son  effet  salutaire,  c'est-à-dire  quant  à 
l'infusion  de  la  grâce.  Cf.  S.  Thomas,  Sum.  Iheol., 
IIK  q.  i.xix,  a.  10. 

Tel  est  l'enseignement  de  la  théologie  quant  à  l'effet 
premier  et  principal  du  baptême,  c'est-à-dire  quant  à 
la  justification  de  l'homme.  .Mais  les  auteurs  soulèvent 
une  question  plus  subtile  quant  aux  effets  secondaires, 
c'est-à-dire  quant  à  l'extinction  de  toute  peine  tem- 
porelle. On  peut  imaginer  l'hypothèse  d'un  adulte 
recevant  le  baptême  validement  mais  infructueuse- 
ment quant  à  la  rémission  des  péchés  véniels,  dont  il 
n'a  pas  le  regret,  tout  en  regrettant  les  péchés  mortels 
qu'il  a  pu  commettre.  Cet  adulte  vient  a  mourir  aussi- 
tôt après  avoir  été  baptisé.  Le  baptême  revivra-t-il  » 
quant  à  cet  effet  secondaire  de  la  rémission  du  péché 
véniel  quant  à  la  coulpe  cl  quant  à  la  peine?  L'opinion 
de  saint  Thomas  est  qu'à  l'instant  même  qui  suit  immé- 
diatement la  mort  cet  adulte,  en  grâce  avec  Dieu,  fera 
un  acte  parlait  d'amour  qui  lui  enlèvera  les  moindres 
péchés  véniels  auxquels  il  était  resté  at  taché.  L'obstacle 

à  l'efficacité  pleine  du  baptême  étant  enlevé,  il  est  à 

croire  que,  même  à  l'égard  de  la  peine  temporelle  due 
à  ces  péchés  véniels,  le  baptême  exercera  son  efficacité 
par  une  sorte  de  reviviscence,  (.'est  la  solul  ion  insinuée 
pai-  saint  Thomas,  De  malo,  q.  vu,  a.  11,  in  fine;  qui  est 
proposée  plus  explicitement  par  Billot,  De  sacramentis, 
t.  I,  (i°  édition,  p.  1  12,  noie,  cl  par  1. épicier,  Tructutus 
de  baplismo  et  confirmatione,  Home.  1923,  p.  97.  Mais 
la  solution  contraire  -     permanence  du  reatus  culpte 


(venialis)  el  peenœ  ( IcmporaHs)  —  semble  s'imposer 
dans  l'opinion  scotiste  qui  admet  que  le  péché  véniel 
peut  suivre  l'âme  au  purgatoire. 

Enfin,  on  peut  faire  l'hypothèse  d'un  adulte  qui 
reçoit  le  baptême,  de  bonne  foi,  mais  avec  des  disposi- 
tions insuffisantes  quant  aux  péchés  mortels  commis 
avant  le  baptême.  Il  y  aurait  ici  «  fiction  »  purement 
matérielle,  mais  empêchant  cependant  la  justilication. 
Si  cet  adulte  venait  à  mourir  aussitôt  après  avoir  été 
baptisé,  en  bonne  logique,  on  devrait  nier  la  possibilité 
de  la  reviviscence  du  baptême  et  condamner  à  l'enfer 
ce  malheureux...  Nous  n'avons  trouvé  aucun  théolo- 
gien pour  résoudre  ce  cas.  Il  semble  que  la  cause  du 
pécheur  de  bonne  foi  doive  être  séparée  de  la  cause 
du  pécheur  qui  reçoit  validement  le  baptême,  tout  en 
ayant  conscience  de  ses  dispositions  défectueuses. 
Billot  écrit  à  propos  du  martyre  (pic  Dieu  ne  permettra 
pas  qu'un  véritable  martyre  se  produise  chez  le  pécheur 
qui  n'aurait  pas  les  dispositions  requises  pour  la  jus- 
tification. De  sacramentis,  t.  i,  p.  248,  note.  Il  en  serait 
vraisemblablement  de  même  pour  l'infidèle  recevant 
de  bonne  foi  l'ablution  baptismale  et  mourant  aussitôt 
après  :  Dieu  ne  permettra  pas  que  lui  manquent  les 
dispositions  nécessaires  à  la  justilication.  Cf.  Ami  du 
clergé,  1936,  p.  185. 

2°  Confirmation  et  ordre.  ■ —  La  non-itérabilité  de  la 
confirmation  et  de  l'ordre  conduit  les  théologiens  à 
admettre  la  reviviscence  de  ces  deux  sacrements,  abso- 
lument comme  pour  le  baptême.  Sans  doute,  ils  n'ont 
plus  ici  l'argument  de  la  volonté  salviliquc  universelle 
et  les  documents  du  magistère  relatifs  à  la  «  fiction  » 
font  défaut.  Il  semble  toutefois  que  le  canon  9  de  la 
session  vu  du  concile  de  Trente,  Denz.-Bannw.,  n.  852, 
soit  une  base  d'argumentation  très  solide.  Aussi,  sans 
affirmer  que  la  reviviscence  de  la  confirmation  et  de 
l'ordre  soit  une  vérité  théologiquement  certaine,  doit-on 
dire  qu'elle  est  une  vérité  certaine.  N'est-il  pas,  en  effet, 
conforme  à  la  bonté  et  à  la  sagesse  divines  que  ceux 
qui  auraient  reçu  en  état  de  péché  mortel  ces  sacre- 
ments non  réitérables,  puissent  néanmoins  retrouver, 
lorsqu'ils  auront  éliminé  l'obstacle  de  leurs  disposi- 
tions mauvaises,  les  grâces  si  utiles  au  soldat  ou  au 
ministre  de  Jésus-Christ? 

3°  Extrême-onction  el  mariage.  —  Une  conclusion 
identique,  d'une  très  grande  probabilité,  doit  être  pro- 
posée en  ce  qui  concerne  le  mariage,  durant  la  vie  des 
deux  conjoints,  et  l'extrême-onction,  durant  la  maladie 
à  l'occasion  de  laquelle  elle  a  été  conférée.  L'argument 
est  proportionnellement  le  même  que  dans  les  cas  pré- 
cédents. Le  mariage  ne  peut  être  réitéré  du  vivant  des 
deux  conjoints.  L'extrême-onction  ne  peut  être  renou- 
velée durant  la  même  maladie.  lit  cependant  ces  deux 
sacrements  peuvent  être  reçus  validement  et  infruc- 
tueusement. 11  convient  donc  (pue  la  grâce  qu'ils 
auraient  dû  conférer  puisse  apparaître  dans  l'âme, 
quand  les  dispositions  suffisantes  seront  acquises. 

4°  Pénitence.  —  La  chose  est  discutable  et  discutée 
pour  la  pénitence.  Nous  devons  nous  y  arrêter  plus 
longuement,  puisque  l'article  Pénitence,  t.  xii, 
col.  1 126,  a  renvoyé  au  présent  article  l'exposé  des  opi- 
nions. La  question  est  celle-ci  :  le  sacrement  de  péni- 
tence peut-il  être  reçu  d'une  façon  valide,  mais  informe. 
c'est-à-dire  sans  le  fruit  de  la  grâce  justifiante,  de  tille 
sorte  que  la  grâce  sera  produite  (reviviscence  du 
sacrement)  seulement  quand  sera  enlevé  l'obstacle 
qui  a  rendu  informe  le  sacrement. 

1.  Comment  peut  se  poser  ce  cas.  — ■  Des  sacrements 
qui  ont  leurs  éléments  essentiels  totalement  distincts 
des  dispositions  du  sujet,  on  conçoit  facilement  qu'ils 
puissent  être  conférés  validement  el  cependant  demeu- 
rer infructueux  ou  «  informes  »  en  raison  d'un  défaut  ou 
d'une  insuffisance  dans  les  dispositions  requises  pour 
l'acquisition  de  la  grâce.  Mais  le  sacrement  de  péni- 


2621 


REVIVISCENCE    DES    SACREMENTS 


2622 


tence  a  pour  partie  essentielle  ou  tout  au  moins  inté- 
grale la  contrition  qui  est  une  disposition  du  sujet 
requise  à  la  production  de  la  grâce  :  il  est  donc  difficile 
de  concevoir  qu'il  puisse  être  administré  validement 
et  cependant  qu'il  demeure  informe,  c'est-à-dire 
infructueux. 

D'où  viendrait  l'obstacle  qui  le  rend  informe?  A 
coup  sûr,  ce  n'est  pas  du  côté  du  ministre  ou  de  l'abso- 
lution. Si  le  ministre  a  le  pouvoir  et  emploie  la  forme 
requise,  il  rend,  autant  qu'il  est  en  lui,  le  sacrement 
valide  et  capable  de  produire  son  effet.  Ce  n'est  pas 
non  plus  en  raison  d'un  manque  d'intégrité  dans  la 
confession,  car  si  la  confession,  matériellement  incom- 
plète, est  cependant  intègre  formellement,  elle  ne  peut 
constituer  un  obstacle  à  la  production  de  la  grâce.  Ce 
n'est  pas  non  plus  du  côté  de  la  satisfaction,  car  la 
satisfaction,  comme  tille,  n'est  pas  partie  essentielle 
du  sacrement  de  pénitence  et  son  omission  ne  saurait 
empêcher  le  sacrement  de  produire  son  fruit  essentiel. 
Reste  donc  que  la  fiction  qui  rend  informe  le  sacrement 
ne  peut  provenir  que  d'une  contrition,  su/lisante  pour 
assurer  la  validité,  insuffisante  pour  produire  l'effet  de  lu 
grdee.  Ce  cas  est-il  possible? 

2.  Les  réponses  des  théologiens.  —  Les  auteurs  sont 
très  partagés  sur  ce  point.  On  peut  ramener  leurs 
réponses  à  quatre  solutions. 

Première  solution  :  là  où  la  contrition  est  insuffisante 
pour  produire  l'effet  de  la  grâce,  le  sacrement  est  non  seu- 
lement informe,  mais  encore  invalide.  —  La  raison  invo- 
quée est  qu'il  manque  ici  une  matière  absolument 
rjquise  pour  l'existence  même  du  sacrement.  Cet  le 
matière,  c'est  la  détestation  réelle  et  efficace  du  péché 
commis  accompagnée  du  ferme  propos  de  ne  plus 
pécher,  propos  absolu  et  universel,  qui  doit  se  rencon- 
trer explicitement  ou  tout  au  moins  implicit  ement  dans 
la  disposition  du  pénitent.  Beaucoup  d'auteurs  invo- 
quent cet  argument  contre  l'opinion  que  nous  propose- 
rons en  quatrième  lieu;  mais  tous  n'en  tirent  pas  une 
conclusion  contre  la  possibilité,  au  moins  spéculative, 
d'un  sacrement  de  pénitenceà  la  fois  valide  et  informe. 

Parmi  ceux  qui  poussent  leurs  conclusions  jusqu'à  1  i 
négation  de  cette  possibilité,  citons  les  théologiens  de 
Wiirtzbourg,  De  pœnilentia,  n.  177-179;  Chr.  Pesch, 
Traclalus  dogmalici,  t.  vu,  n.  172;  d'Annibale,  Theol. 
mcralis,  t.  m,  n.  240,  note  18  ;Génicot-Salsmans,  Theol. 
moralis,  t.  n,  n.  272;  Prùmmer,  Manuede  theol.  moralis, 
t.  m,  n.  42;  Hugon,  Traclatus  dogmalici,  Paris,  1031, 
p.  525.  Cappcllo,  Traclatus  canonico-moralis  de.  sacra- 
mentis,  t.  n,  Turin,  1926,  n.  153,  après  (laitier,  De 
pœnilentia,  Paris,  1923,  n.  407,  déclare  que  cette  solu- 
tion est  «  théoriquement  plus  probable  »,  en  raison  des 
déclarations  des  conciles  de  Florence,  Denz.-Banrrw., 
n.  699,  et  de  Trente,  id.,  n.  896,  914,  voir  ici  t.  xn, 
col.  1046,  1090,  1105.  Ces  conciles,  en  effet,  ne  dis- 
tinguent pas  entre  ce  qui  est  nécessaire  à  la  validité  du 
sacrement  et  ce  qui  est  nécessaire  à  la  production  de  la 
grâce  ;  par  contrition,  partie  du  sacrement  de  pénitence, 
ils  entendent  cette  contrition  qui  exclut  toute  affec- 
tion aux  péchés  passés  et  futurs  et  qui,  par  conséquent, 
supprime  tout  obstacle  à  l'infusion  de  la  grâce. 

Deuxième  solution  :  là  où  la  contrition  est  suffisante 
pour  assurer  la  validité  du  sacrement,  elle  est  également 
suffisante  pour  assurer  la  production  de  la  grâce.  —  La 
contrition  n'est  suffisante  pour  la  validité  du  sacre- 
ment qu'à  la  condition  de  renfermer,  d'une  part,  le 
ferme  propos  de  ne  plus  pécher,  d'autre  part,  la  volonté 
sincère  de  se  réconcilier  avec  Dieu.  Or,  cette  volonté 
sincère  de  réconciliation  ne  peut  se  concevoir  sans  une 
vraie  et  efficace  rétractation  de  tout  péché  mortel  et 
une  volonté  universelle  de  ne  plus  offenser  Dieu.  Telle 
est  la  position  adoptée  par  Vasquez,  De  pœnilentia, 
q.  xcn,  a.  2;  Palmieri,  De  pœnilentia,  th.  xxxn,  n.  6; 
Ballerini-Palmieri,  Opus  morale,  t.  v,  n.  51  sq.  (quoi- 


que cependant,  en  raison  de  ce  que  Ballerini  enseigne 
de  l'attrition  existimala,  n.  41,42,  45,  on  pourrait,  à  la 
rigueur,  le  placer  parmi  les  tenants  de  la  quatrième 
opinion). 

Troisième  solution  :  un  seul  cas,  plus  théorique  que 
pratique,  peut  se  présenter,  qui  rendrait  le  sacrement 
valide  et  informe;  c'est  le  défaut  inconscient  d'universa- 
lité dans  la  contrition.  —  Un  pénitent,  coupable  de 
plusieurs  péchés  mortels,  les  déteste  pour  des  motifs 
particuliers.  Il  se  trouve  que  l'un  de  ses  péchés  n'est 
pas  atteint  par  les  motifs  particuliers  de  contrition 
auxquels  il  s'arrête.  En  réalité  donc,  quelque  illusion 
qu'il  se  fasse  à  ce  sujet,  le  pénitent  n'a  pas  la  contrition 
de  ce  péché  qu'il  n'a  pu  envisager  dans  ses  motifs  de 
regret  et  de  détestation.  Cette  thèse  est  défendue  par 
les  auteurs  qui,  attaquant  la  solution  que  nous  expo- 
sons en  quatrième  lieu,  entendent  la  ramener  à  ses 
justes  proportions.  Ainsi  l'ont  pensé  Suarez,  De  pœni- 
tentia, disp.  XX,  sect.  iv,  n.  22,  24-25;  sect.  v,  n.  7  sq.  ; 
Gonet,  Clypeustheologiœ,  De  psenitentia, disp.  X,  a.  1, 
n.  11-14:  De  Lugo,  De  pœnitentia,  disp.  XIV,  sect.  vi, 
n.  74  sq.  :  S.  Alphonse,  Depœnitentia,  n.  144  :  Lehmkuhl, 
Theol.  moralis,  t.  II,  n.  402.  Cette  opinion  est  également 
rapportée  avec  quelque  faveur  par  Chr.  Pesch,  op.  cit., 
n.  173;  Génicot-Salsmans,  op.  cit.,  n.  275;  N'oldin- 
Schmitt,  De  sacramentis,  n.  259. 

«  Vraiment  probable,  mais  presque  fictive  »  telle  est 
l'appréciation  de  1'.  Galtier,  op.  cit.,  n.  405  bis,  sur 
cette  solution.  La  raison  pour  laquelle  il  est  difficile  de 
rencontrer  ce  cas  exceptionnel,  c'est  que  les  pécheurs 
n'ont  pas  l'habitude  de  s'exciter  à  la  contrition  pour 
des  motifs  particuliers  ;  c'est  toujours  un  mol  if  général, 
s'étendant  à  tous  les  péchés,  qui  excite  leur  cœur  au 
repentir,  motif  presque  toujours  pris  dans  la  crainte 
du  châtiment  divin.  Galtier,  lue.  cit.;  Cappcllo,  op.  cit., 
n.  152.  Génicot-Salsmans  donne  cependant  un  exemple 
oii  le  cas  pourrai!  facilement  se  vérifier, c'est  le  cas  d'un 
pécheur,  coupable  de  deux  péchés  mortels  d'espèce 
très  différente,  vol  et  luxure,  qui  ressent  une  attrition 
très  sincère  de  son  péché  de  luxure  en  raison  de  la 
honte  spéciale  qui  s'y  attache  :  il  oublie  d'accuser  le 
péché  de  vol,  ou  il  l'accuse  n'ayant  de  ce  péché  aucune 
contrition  et  cela,  en  raison  de  la  honte  violente  qu'il  a 
conçue  de  l'autre  péché,  avec  la  plus  entière  bonne  lui. 
hoc.  cil .  Thèse  reprise,  en  des  termes  presque  identiques 
par  A.  I  Iayual.  ().  P..  dans  V Angelicum,  1927,  p.  31  sq., 
et  par  J.  (Jmberg,  s.  ,1..  Periodica  de  re  morali,  canonica 

liturgiea,   1928,  p.    17  sq. 

Quatrième  solution  :  Toute  attrition  estimée  par  le 
pénitent  de  bonne  foi  suffisante  et  quant  à  son  universa- 
lité et  quant  à  sa  souveraineté.  ENCORE  QU'EN  RÉALITÉ 
ELLE  NE  LE  SOIT  POINT,  rend  le  sacrement  valide  tout  cil 
le  laissant  informe.  —  Si  l'on  admet  la  possibilité  d'un 
sacrement  de  pénitence  valide  et  informe  pour  le  cas 
accepté  dans  la  troisième  solution,  pourquoi  ne  pas 
l'admettre  d'une  manière  générale  pour  tous  les  cas  ou 
la  contrition  serait  estimée  suffisante  par  le  pénitent 
fie  bonne  foi"?  Sous  cette  forme,  la  solution  devient 
vraiment  pratique  et  opérante.  11  ne  s'agit  plus  seule- 
ment du  cas.  neuf  fois  sur  dix  chimérique,  d'une  contri- 
tion, issue  d'un  motif  particulier,  qui  se  croit  univer- 
selle et  ne  l'est  pas:  il  s'agit  de  toute  espèce  de  cas  où 
le  pénitent,  ayant  loyalement  confessé  ses  pêches  el 
n'en  ayant  cependant  conçu,  d'ailleurs  de  bonne  foi, 
qu'un  repentir  insuffisant  (quelle  que  soit  la  raison  de 
cette  insuffisance),  pose  en  réalité  et  sans  le  savoir  un 
obstacle  à  la  grâce,  tout  en  présentant  a  l'absolution 
du  prêtre  une  matière  suffisante.  D'où  sacrement  va- 
lide et  cependant  informe.  Au  premier  acte  de  repen- 
tir suffisant,  l'obstacle  à  la  grâce  disparaît,  et  la  grâce 
du  sacrement  est  conférée.  Le  sacrement  «  revit  ». 

Cette  solution,  déclarent  ses  défenseurs,  est  admis- 
sible. Car  il  faut  distinguer,  dans  le  pénitent,  la  réalité 


2623 


REVIVISCENCE    DES    SACREMENTS 


2624 


des  dispositions  et  leur  degré  de  perfection  et,  dans  le 
degré  de  perfection,  le  degré  suffisant  pour  la  validité, 
insuffisant  pour  la  «  fructuosité  »,  et  le  degré  suffisant 
pour  l'une  et  pour  l'autre.  Dieu  seul  peut  connaître 
quand  l'attrition,  extérieurement  manifestée,  existe 
dans  le  pénitent  à  un  degré  et  avec  des  qualités  suffi- 
santes pour  rendre  fructueux  le  sacrement.  Mais,  le 
sacrement  étant  signe  sensible,  la  manifestation  exté- 
rieure de  l'attrition  est  essentielle  au  sacrement;  tou- 
tefois, la  manifestation  du  degré  et  des  qualités  étant 
impossible,  il  semble  qu'on  doive  conclure  que  la  mani- 
festation extérieure  d'une  contrition  intérieure,  insuf- 
fisante ou  suffisante,  est  seule  de  l'essence  du  sacre- 
ment. 

«  Une  chose  surtout  milite  en  faveur  de  [cette]  manière 
de  voir;  c'est  que,  seule,  elle  explique  scientifiquement  la 
pratique  de  l'Église  dans  l'administration  du  sacrement  de 
la  pénitence,  sans  qu'il  soit  besoin  de  recourir  à  une  excep- 
tion quand  il  s'agit  de  juger  la  matière.  De  même  que,  dans 
les  autres  sacrements,  la  matière  doit  être  certaine,  de  même, 
ici,  le  confesseur  peut  et  doit  être  certain  de  la  douleur  et  du 
propos  du  pénitent  —  mais  seulement  en  tant  que  douleur 
et  propos  contribuent  à  constituer  le  signe  sensible  du  sacre- 
ment, et  non  pas  en  tant  qu'ils  sont  une  disposition  inté- 
rieure. Le  confesseur  ne  peut  point,  à  son  gré,  absoudre  ou 
retenir  les  péchés  :  il  doit  s'assurer  (vidrat  diliijenter,  dit  le 
Rituel  romain)  si  le  pénitent  est  disposé,  s'il  est  digne  de 
l'absolution.  <•  L'homme  voit  bien  ce  qui  est  visible,  mais  le 
Seigneur  lit  dans  les  cœurs.  »  (I  Reg.,  xvi,  7.)  C'est  seule- 
ment d'après  les  marques  extérieures  que  le  confesseur  peut 
juger  prudemment  si  la  disposition,  qui  est  une  chose  inté- 
rieure, existe  en  réalité;  et,  d'ordinaire,  il  doit  se  contenter 
d'une  probabilité  prudente.  Il  a  donc  raison  d'absoudre 
lorsqu'il  juge  avec  motif  que  le  pénitent  soumet  sincèrement 
et  avec  douleur  ses  péchés  au  pouvoir  des  clefs,  en  d'autres 
termes,  il  absout  sans  avoir  en  même  temps  la  certitude 
morale  que  l'attrition  du  pénitent  est  absolument  efficace,  ce 
qu'il  faudrait  pourtant  si  ce  degré  d'attrition  était  non  seu- 
lement la  disposition  prochaine,  mais  encore  une  partie 
essentielle  de  la  matière  sacramentelle. 

En  demandant  poui  la  validité  de  notre  sacrement  une 
attrition  moins  parfaite  sous  le  rapport  du  degré  que  pour 
recueillir  le  fruit  sacramentel,  Jésus-Christ  a  grandement 
facilité  la  tâche  si  délicate  du  confesseur.  L'administration 
du  sacrement  de  la  pénitence  serait  moralement  impossible 
si,  pour  donner  licitement  l'absolution,  le  confesseur  devait 
être  absolument  certain  mie  l'attrition  du  pénitent  est  sou- 
veraine. »  N.  Gihr,  Les  sacrements,  trad.  fr.,  t.  m,  p.  102-103. 

Pratiquement,  les  partisans  des  autres  opinions  sont 
bien  obligés  d'accepter  cette  quatrième  solution,  puis- 
que tous  reconnaissent  qu'il  ne  faut  pas  inquiéter  un 
pénitent  de  bonne  foi  qui  peut-être  n'a  pas  eu  l'attrition 
souveraine  ou  universelle. 

Spéculai ivement  ils  ne  manquent  pas  d'opposer  des 
arguments  de  quelque  poids,  Galtier  et,  après  lui, 
Cappello  ont  bien  présenté  ces  arguments.  Galtier,  De 
psenitenlia,  n.  405;  Cappello,  De  psenitenlia,  n.  151.  On 
trouvera  une  vigoureuse  défense  de  la  thèse  dans  Billot, 
Desacramenlis,  t.  n,  th.  xvi.  Cet  auteur  prétend  s'abri- 
ter derrière  plus  de  trente  autorités  théologiques  : 
pour  quelques-unes,  c'est  inexact;  d'autres,  Gonet  et 
SuareZ,  par  exemple,  n'admettent  le  sacrement  valide 
et  informe  qu'en  un  cas  très  spécial.  Voir  ci-dessus.  On 
doil  cependant  reconnaître  que  Billot  est  fidèle  à  la 
pensée  de  saint  Thomas,  In  IV1""  Sent.,  dist.  XVII, 
q.  m,  a.  4,  sol.  1  {Suppl.,  q.  i\,  a.  1 1,  vraisemblable- 
ment d'Alberl  le  Grand,  In  M'"'",  dist.  XVII,  a.  6 
(édition  de  Paris,  1890,  t.  xix,  p.  665);  à  coup  sûr  de 
saint  Antonin,  Sum.  theol.,  pari.  III, tit.  xiv,  c.  xix 
(édition  de  Vérone,  1740,  p.  77."));  de  Cajétan,  Qutès- 
tiones  de  confessione,  qusesitum  ■">,  opuscule  publié  dans 
l'édition  léonine  de  la  Somme  théologique,  après  la 
pars  III»,  t.  xii,  p.  353;  de  Capréolus,  In  IV'"". 
dist.  XVII,  q.  n,  concl.  3,  e1  de  Jean  de  Sain i  Thomas, 
Cursus  iheologicus,  l .  ix, Desacramenlis,  disp.  XXX 1 1 1, 
a.  6.  Jean  de  Saint  Thomas  (f  1643),  étant  postérieur 


au  concile  de  Trente,  on  ne  peut  donc  pas  dire  que 
cette  opinion  ait  été  abandonnée  après  le  concile.  Il 
est  vrai  que  la  plupart  des  auteurs  qui  l'ont  enseignée 
depuis  la  deuxième  moitié  du  xvi«  siècle  l'ont  restreinte 
au  seul  cas  de  «  non-universalité  »  de  la  contrition. 
Voir  ci-  dessus,  3e  solution.  Billot  lui  a  rendu  une  vogue 
incontestable.  Après  lui,  en  effet,  on  peut  citer  Ver- 
meersch,  Theol.  moralis,  t.  ni,  n.  569;  Van  Noort- 
Verhaar,  De  sacramentis,  t.  n,  n.  68  sq.  ;  Gihr,  op.  cil., 
p.  1 61-103  ;  Lépieïcr,  De pxnilenlia,  Rome,  1924,  p.  412; 
Paquet,  De  sacramenlis,  part.  IIa,  disp.  III,  Québec, 
1903,  p.  156  sq.;  A.  d'Alès,  De  sacramenlo  pœnitenliœ, 
Paris,  1926,  p.  156-158  ;  Hugueny,  La  pénitence,  édition 
de  la  Somme  théologique  de  la  Revue  des  Jeunes,  t.  il, 
p.  401-464.  Voir  une  bonne  dissertation  en  ce  sens  dans 
l'Ami  du  clergé,  1920,  p.  675  sq.  Lépicier,  op.  cit., 
p.  414-415,  montre  bien  qu'on  ne  peut  raisonner  sur 
le  sacrement  de  pénitence  comme  sur  les  autres 
sacrements.  En  ceux-ci,  une  fiction,  même  volontaire 
et  consciente,  n'empêche  pas  la  validité  du  sacrement. 
Dans  la  pénitence,  la  fiction  consciente  et  volontaire 
deviendrait  coupable  et,  par  conséquent,  constituerait 
un  obex  non  seulement  à  la  «  fructuosité  »,  mais  à  la 
validité. 

5.  Eucharistie.  —  La  question  se  pose  à  peine  pour 
l'eucharistie,  ce  sacrement  ne  laissant  dans  l'âme 
aucune  trace  de  son  application.  On  ne  voit  pas,  en 
effet,  comment  la  grâce  pourrait  revivre.  La  seule  sup- 
position qu'on  puisse  faire,  c'est  qu'un  pécheur,  com- 
muniant d'une  manière  nulle  ou  sacrilège,  se  repente 
au  moment  où  il  possède  encore  en  lui-même  la  pré- 
sence eucharistique.  Hypothèse  bien  fragile,  mais  qui 
n'est  pas  absolument  invraisemblable.  Cajétan  qui 
avait  d'abord  enseigné  la  reviviscence  de  l'eucharistie, 
Opusc.  v,  tr.  v,  q.  v,  s'est  rétracté  dans  le  Commen- 
taire sur  la  Somme,  IIIa,  q.  lxxix,  a.  1. 

///.  explications.  —  1°  Ex  opère  operanlis.  —  Il 
faut  signaler  d'un  mot  cette  explication  bizarre  qui,  en 
réalité,  détruit  le  concept  même  de  «  reviviscence  du 
sacrement  ».  La  grâce  apparaîtrait  dans  l'âme,  non  en 
vertu  du  sacrement  précédemment  reçu,  mais  précisé- 
ment en  raison  de  la  pénitence  ■ —  acte  de  vertu  ou 
sacrement  —  éloignant  l'obstacle  de  la  fiction.  Vasquez 
attribue  cette  explication  à  Duns  Scot  et  la  considère 
comme  probable.  In  IIl&m  part.  Sum.  theol.  S.  Tlwmœ, 
disp.  CLIX,  sect.  i,  n.  38.  Que  Scot  ait  enseigné  cette 
doctrine,  c'est  là  une  assertion  gratuite.  Cf.  J.  Bosco, 
Thcologia  sacramenlalis,  sect.  VI,  n.  5  sq.  Tout  ce  qu'on 
peut  affirmer,  c'est  que  Duns  Scot  ne  s'est  rallié  à 
l'explication  ex  opère  operalo  qu'après  quelques  hési- 
tations. Voir  ici,  t.  IV,  col.  1911. 

2°  Ex  opère  operalo.  —  Si  l'on  veut  maintenir  le 
concept  de  «  reviviscence  »,  ou  plus  exactement  cette 
«  efficacité  à  retardement  »  des  sacrements,  il  faut 
admettre  que  la  grâce  est  produite,  au  moment  où 
l'obstacle  est  enlevé,  ex  opère  operalo,  conformément 
au  mode  d'efficacité  des  sacrements.  Voir  Opus  ope- 
batum,  t.  xi,  col.  1085-1087. 

Mais  une  difficulté  se  présente  immédiatement  à  l'es- 
prit :  comment  un  sacrement  peut-il  produire  la  grâce 
c.v  opère  operalo  alors  qu'il  n'existe  plus?  La  solution 
générale,  par  tous  admise,  et  que  nous  avons  déjà 
laissé  pressentir,  voir  col.  2618,  c'est  que  «  le  sacre- 
ment, après  l'instant  où  il  est  appliqué  validement, 
laisse  dans  l'âme  un  effet  permanent  qui  de  soi  appelle 
la  grâce  ».  C'est  cet  effet  permanent  qui,  tant  qu'il 
persévère,  est  susceptible  de  produire  la  grâce  que  le 
sacrement,  en  raison  de  la  »  fiction  »  apportée  par  le 
sujet  n'a  pu  produire  au  moment  où  il  était  appliqué. 
L'effet  durable,  permanent,  est  ce  que  les  théolo- 
giens appellent  res  et  sacramenlum.  A  la  suite  des  an- 
ciens, ci  plus  spécialement  de  saint  Thomas,  Sum. 
theol.,    111°,  q.   î.xvi,  a.    1,  ils  distinguent  dans  tout 


2G25 


REVIVISCENCE   DES   SACREMENTS 


2626 


sacrement  trois  choses  :  l'une,  sacramenlum  lanlum,  le 
rite  extérieur,  composé  de  la  matière  et  de  la  forme, 
qui  signifie  et  n'est  pas  signifié  par  autre  chose  ;  l'autre, 
res  lanlum,  l'effet  intérieur  produit  par  le  sacrement 
fructueusement  reçu,  c'est-à-dire  la  grâce  que  le  sacre- 
ment signifie,  mais  qui,  elle,  n'est  pas  le  signe  d'une 
autre  réalité  ;  enfin,  la  troisième  réalité,  pour  ainsi  dire 
intermédiaire,  qui  participe  de  ces  deux  premières, 
étant  à  la  fois  signe  par  rapport  à  la  grâce  et  cfjet  par 
rapport  au  sacrement  extérieur  :  res  et  sacramenlum. 
C'est  le  res  et  sacramenlum  qui,  demeurant  dans  l'âme 
après  l'application  valide  du  sacrement,  expliquerait 
la  reviviscence  de  la  grâce. 

Les  auteurs  exploitent  cette  théorie  générale  en  la 
faisant  rentrer  dans  les  cadres  particuliers  de  leurs 
opinions  divergentes  sur  la  causalité  des  sacrements. 
Voir  Sacrements. 

1.  Les  partisans  d'une  causalité  disposilive  des  sacre- 
ments (d'ordre  physique  ou  intentionnel,  peu  importe 
dans  la  présente  question)  pensent  trouver  dans  le  fait 
de  la  reviviscence  des  sacrements  l'argument  convain- 
cant en  faveur  de  leur  opinion.  Pour  eux  le  res  cl  sacra- 
menlum est  une  disposition  dans  l'âme,  un  titre  per- 
manent qui  demeure,  signifié  par  le  sacrement  exté- 
rieur, signe  par  rapport  à  la  grâce  qu'il  exige.  Tant  que 
ce  titre  subsiste,  même  s'il  y  a  quelque  obstacle  à  la 
grâce,  il  l'appelle  néanmoins  et.  dès  que  l'obstacle  est 
levé,  le  titre  exerce  son  action  et  la  grâce  est  produite. 
Or  trois  sacrements,  le  baptême,  la  confirmation  et 
l'ordre,  impriment  dans  l'âme  un  caractère  indélébile. 
Le  titre  à  la  grâce  se  confond  ici  avec  le  caractère;  il 
dure  toujours  comme  lui  :  aussi  la  grâce  de  ces  sacre- 
ments peut  toujours  revivre.  Dans  le  mariage,  le  titre 
se  confond  avec  le  lien  conjugal  :  tant  que  ce  lien  sub- 
siste, c'est-à-dire  tant  que  l'un  des  deux  conjoints 
n'est  pas  mort,  la  grâce  du  sacrement  peut  revivre. 
Dans  l'extrême-onction,  le  titre  est  la  recommanda- 
tion à  Dieu  du  malade  en  danger  :  tant  que  dure  le 
danger,  le  sacrement  peut  revivre.  Mais  si  le  malade 
revient  à  la  santé  et,  de  nouveau,  tombe  en  danger  de 
mort,  on  doit  lui  réitérer  l' extrême-onction.  Cf.  Billo*, 
De  sacramenlis,  th.  vu,  §  2,  édition  de  1924,  p.  127. 

2.  Les  partisans  de  la  causalité  morale  en  disent 
autant.  Voir  De  Augustinis,  De  re  sacramentaria,  t.  i, 
th.  xvm,  et  surtout  C.hr.  Pesch,  De  sacramenlis, 
pars  l'.n.  165.  Par  le  fait  (pue  le  sacrement  est  valide- 
ment  administré,  la  dignité,  la  valeur  intrinsèque  du 
rite  sacramentel  persévèrent  devant  Dieu  et  dans  son 
acceptation.  Aussi,  dès  que  l'obstacle  disparaît,  Dieu, 
en  vertu  du  sacrement  déjà  reçu,  confère  la  grâce  au 
sujet.  Une  remarque  ici  s'impose,  indépendante  de 
celles  qui  pourront  être  formulées  à  l'art.  Sacrement, 
sur  le  système  de  la  causalité  morale  :  on  peut  se 
demander  comment  il  se  fait  que  la  dignité  du  sacre- 
ment de  baptême  demeure  dans  l'acceptation  divine 
et  non  pas  cille  de  l'eucharistie? 

3.  Les  partisans  de  la  causalité  physique  sont  plus 
embarrassés,  et  P.  Pourrat  n'hésite  pas  à  dire  que  ce 
système  «  paraît  être  en  opposition  avec  la  doctrine 
théologique  de  la  reviviscence  des  sacrements  ».  La 
théologie  sacramenlaire,  Paris,  1907,  p.  172.  «  La  théo- 
rie de  la  causalité  physique,  continue  le  même  auteur, 
est  radicalement  impuissante  à  expliquer  ce  fait,  car 
la  causalité  physique  exige  rigoureusement  la  coexis- 
tence de  la  cause  et  de  l'effet  et,  dans  la  reviviscence, 
le  sacrement  opère  la  grâce,  lorsqu'il  n'existe  plus 
depuis  longtemps.  Vasquez,  disp.  CXXXII,  c.  iv, 
n.  41-44,  expose  triomphalement  cette  dilliculté  dans 
sa  vigoureuse  critique  du  thomisme.  »  Ibid. 

Généralement  les  thomistes,  partisans  de  la  causa- 
lité physique,  ont  une  réponse  toute  prête  en  ce  qui 
concerne  les  sacrements  comportant  l'impression  d'un 
caractère  indélébile.  «  Pour  les  sacrements  qui  impri- 


ment un  caractère,  la  difficulté  semble  écartée,  puisque 
le  caractère  peut  concourir  physiquement  à  la  produc- 
tion de  la  grâce.  11  est  bien  vrai  que,  selon  le  mode  ordi- 
naire (c'est  un  partisan  de  la  causalité  perfective  qui 
parle),  la  grâce  sacramentelle  n'a  pas  besoin  de  passer 
par  cet  intermédiaire,  mais  quand  les  sacrements 
n'existent  plus,  ils  peuvent  encore  agir  par  la  vertu 
qu'ils  ont  laissée  dans  le  caractère  indélébile,  comme  la 
cause  survit  dans  l'influence  qui  reste  d'elle.  Telle  est 
la  solution  de  saint  Thomas.  »  Ed.  Hugon,  O.  P.,  La 
causalité  instrumentale  en  théologie,  Paris,  1907,  p.  147. 
Voir  S.  Thomas,  In  JVum  Sent.,  dist.  IV,  q.  ni,  a.  2, 
qu.  3,  et  Sum.  theol,  IID,  q.  lxix,  a.  10,  ad  lum. 

L'embarras  commence  avec  les  autres  sacrements. 
Certains  thomistes  s'en  tirent  en  niant  la  possibilité  de 
la  reviviscence  dans  les  sacrements  n'imprimant  pas  de 
caractère.  Salmanticenses,  De  sacramenlis,  disp.  IV, 
n.  91  sq.  D'autres  admettent  que,  pour  expliquer  ces 
cas  exceptionnels,  il  faut,  pour  les  trois  sacrements  de 
pénitence,  d'extrême-onction  et  de  mariage,  recourir 
à  la  causalité  purement  morale,  le  mode  d'opérer  de- 
vant varier  si  les  circonstances  sont  changées  :  quand 
les  sacrements  existent  physiquement,  leur  causalité 
est  toujours  physique;  quand  ils  n'existent  que  mora- 
lement, leur  causalité  n'est  que  morale.  Gonet,  Clg- 
peus,  De  sacramenlis,  disp.  III,  a.  3,  §  2,  n.  81  ;  cf.  Hu- 
gon, op.  cit.,  p.  148.  D'autres,  tels  (pie  Didace  Nuno, 
Jean  de  Saint-Thomas.  Billuart  recourent  à  l'hypothèse 
d'une  modification  dans  la  volonté  :  «  Pour  les  autres 
sacrements,  déclare  Ilugon,  on  répond  qu'ils  ont  déposé 
dans  la  volonté,  qui  s'était  déterminée  à  les  recevoir, 
des  impressions  et  des  vestiges,  et  que  Dieu  peut  encore 
s'en  servir  pour  produire  la  grâce.  »  Op.  cit.,  p.  148; 
cf.  Billuart,  De  sacramenlis,  dissert.  111,  a.  2,  obj. 
Dccsf  exisienlia. 

Dans  une  courte  étude,  mais  trop  solide'  pour  ne  pas 
avoir  ici  une  place  de  choix,  le  P.  Marin-Sola,  O.  P.,  a 
proposé  une  nouvelle  solution  pour  concilier  la  causa- 
lité physique  des  sacrements  avec  leur  reviviscence. 
Proponitur  noua  solulio  ad  conciliandum  causalitalem 
physicam  sacramentorum  cum  eorum  reviviscentia  élans 
Divus  Thomas  de  janvier  1925.  La  solution  qui  consiste 
à  éliminer  toute  possibilité  de  reviviscence  dans  les 
sacrements  autres  que  le  baptême,  la  confirmation  et 
l'ordre  est  une  véritable  défaite.  En  recourant  à  la 
causalité  morale  pour  expliquer  la  reviviscence  des 
sacrements  qui  ne  confèrent  pas  de  caractère,  Gonet 
apporte  un  remède  pire  que  le  mal;  il  installe  la  contra- 
diction au  cœur  même  du  système  et  donne  au  surplus 
satisfaction  aux  adversaires,  trop  heureux  d'avoir 
arraché  à  la  théorie  ce  premier  lambeau  pour  se  tenir 
tranquilles.  Quant  à  l'hypothèse  d'une  modification 
physique  dans  la  volonté,  le  P.  .Marin-Sola  ne  la  trouve 
guère  heureuse  :  il  faudrait,  en  ce  cas,  admettre  la 
reviviscence  de  tous  les  sacrements,  y  compris  l'eu- 
charistie et  la  considérer,  en  chacun  d'eux,  comme 
pouvant  être  perpétuelle.  On  est  ici  d'ailleurs  acculé  à 
cette  contradiction  que,  pour  les  sacrements  qui 
impriment  un  caractère,  la  reviviscence  s'explique  par 
une  modification  de  l'intelligence  (le  caractère)  et,  pour 
les  autres  sacrements,  par  une  modification  de  la 
volonté. 

Aussi  le  P.  Marin-Sola  propose-t-il  une  solution 
nouvelle  (que  d'autres  auteurs  ont  présentée  depuis  avec 
ferveur  ;  cf.  Fr.  Connell,  De  sacramenlis  Ecclesiœ,  Bruges 
1933,  p.  87;  Mac  Kenna,  dans  Irish  Eccles.  Record, 
août  192(5,  p.  G5;  Haynal,  O.  P.,  art.  cité).  Le  caractère 
baptismal  doit  être  considéré  comme  une  puissance 
passive  à  recevoir  les  autres  sacrements.  Toute  puis- 
sance passive  étant  modifiée  par  la  réception  de  son 
acte,  le  caractère  baptismal  sera  modifié  physiquement 
par  la  réception  valide  d'un  sacrement.  C'est,  d'après 
le  P.  Marin-Sola,  cette  modification  physique  du  carac- 


2627 


REVIVISCENCE    DES   SACREMENTS 


2628 


tère  baptismal  qui  serait  la  cause,  également  physique, 
de  la  reviviscence. 

Cette  explication  était  ainsi  appréciée  dans  l'Ami  du 
clergé,  1926,  p.  84  :  «  Elle  a,  sur  les  précédentes,  de 
grands  avantages  qu'il  serait  injuste  de  ne  pas  signaler 
d'un  mot  :  elle  repose  d'abord  sur  une  théorie  solide  du 
caractère  baptismal,  et  des  rapports  de  la  puissance  à 
l'acte;  elle  est,  d'autre  part,  homogène  en  toutes  ses 
parties,  exempte  des  artifices  que  nous  avons  décou- 
verts dans  les  autres;  enfin,  elle  peut  être  considérée 
comme  une  sorte  de  mise  au  point  définitive  des  idées 
des  anciens  thomistes,  sans  en  excepter  Nufio  et  Jean 
de  Saint-Thomas,  qui  y  trouveraient  mieux  leur  compte 
que  dans  leur  propre  théorie.  L'avenir  dira  si  une  telle 
solution,  engageante  de  tant  de  manières,  ne  présente 
pas  quelques  lacunes  qui  l'empêcheraient  d'être  encore 
la  solution  définitive.  » 

Mais  peut-être  faudrait-il  ajouter  une  remarque.  Les 
sacrements  sont  si  différents  les  uns  des  autres  que 
l'analogie  de  leur  mode  d'action  doit  être  envisagée 
dans  les  limites  aussi  larges  que  possible.  La  théorie  du 
P.  Marin-Sola  nous  paraît  se  prêter  facilement  à  cette 
souplesse  désirable.  En  tous  cas,  gardons-nous,  en  ma- 
tière d'efficacité  sacramentelle,  des  catégories  trop 
rigides  que  notre  esprit  voudrait  imposer  à  l'action 
divine. 

IV.  conditions.  —  La  condition  générale  pour  que 
«revivent»  les  sacrements,  c'est  que  l'obstacle  (obex) 
à  la  production  de  la  grâce  soit  enlevé.  Mais  l'obsta- 
cle peut  être  de  différentes  espèces.  De  plus,  à  l'obs- 
tacle primitif  qui  s'est  opposé  à  la  grâce  lors  de 
la  réception  du  sacrement  peut  s'ajouter  un  nouvel 
obstacle,  c'est-à-dire  un  péché  mortel  commis  délibé- 
rément. Aussi  la  condition  générale  doit-elle  être  préci- 
sée pour  divers  cas  possibles  dans  les  règles  suivantes  : 

1°  Première  règle:  A  la  reviviscence  d'un  sacrement 
reçu  avec  un  obstacle  purement  matériel  suffit  l'altrition, 
à  la  condition  toutefois  que  ne  survienne  aucun  pèche 
mortel.  —  L'obstacle  est  dit  simplement  matériel,  soit 
parce  que  le  sujet  n'en  a  pas  conscience,  soit  parce 
qu'il  ne  le  considère  pas  comme  empêchant  la  grâce. 
Celui  qui  reçoit  un  sacrement  avec  un  obstacle  pure- 
ment matériel  ne  pèche  que  matériellement:  mais  il 
demeure  privé  de  l'influence  delà  grâce.  Or,  cet  obstacle 
purement  matériel  n'a  pu  être,  en  quelque  sacrement 
que  ce  soit,  que  l'absence  d'attrition  vraie,  souveraine 
et  universelle.  Car  une  telle  attrition  est  suffisante  pour 
la  réception  fructueuse  des  sacrements  des  morts  et 
même,  accidentellement,  des  vivants,  quand  celui  qui 
les  reçoit  est  fie  bonne  foi.  Voir  Sacrement.  Donc,  la 
seule  présence  d'une  véritable  attrition  dans  l'âme  ren- 
dra le  sacrement  fructueux. 

Une  seule  exception  doit  être  faite,  mais  pour  un  cas 
à  peine  concevable.  Si  un  adulte  a  reçu  le  baptême, 
d'une  manière  valide,  niais  sans  fruit,  et  s'il  n'a  jamais 
péché  mortellement,  le  sacrement  deviendrait  fructueux, 
non  par  l' attrition  qui  n'était  pas  nécessaire,  mais  par 
de  simples  actes  de  foi  cl  d'espérance.  Mais,  encore  une 
fois,  le  cas  est  chimérique, 

2°  Deuxième  règle:  Pour  la  reviviscence  il' un  sacre- 
ment reçu  (u<ec  un  obstacle  purement  matériel,  si  an  péché 
mortel  a  été  commis  après  la  réception  da  sacrement,  est 
requise  ou  la  contrition  parfaite  ou  la  réception  du  sacre- 
mcnl  île  pénitence  avec  l'altrition.  -  Celle  règle  vaut,  el 
pour  les  sacrements  des  vivants  cl  pour  les  sacrements 
des  morts.  D'une  part,  en  effet,  un  sacrement  ne  peut 
revivre  si  l'âme  reste  en  élal  de  péché  mortel;  d'autre 
pari,  l'efficacité  <\u  sacrement  déjà  reçu  ne  saurait 
s'étendre  à  un  péché  postérieur.  Aussi,  pour  obtenir  la 
rémission  de  ce  péché,  faut-il  recourir  aux  moyens 
ordinaires  :  ou  la  contrition  parfaite  ou,  normalement, 
le  sacrement  de  pénitence  (cl,  par  accident,  un  sacre- 
ment des  vivants  reçu  de  bonne  foi).  Si  le  sacrement  de 


baptême  doit  ainsi  revivre  par  le  sacrement  de  péni- 
tence, c'est  par  les  deux  sacrements  agissant  simulta- 
nément que  la  grâce  est  conférée  à  l'âme;  mais,  en 
raison  du  baptême,  seuls  les  péchés  commis  avant  la 
réception  de  ce  sacrement  sont  remis  et,  en  raison 
de  la  pénitence,  les  péchés  postérieurs  au  baptême. 
Cf.  S.  Thomas,  Sum.  theol.,  Ifla,  q.  lxix,  a.  10,  ad  2um. 

3°  Troisième  règle  :  Pour  la  reviviscence  d'un  sacre- 
ment reçu  avec  un  obstacle  formel  (c'est-à-dire  dont  le 
sujet  avait  conscience),  est  requise  ou  la  contrition  par- 
faite ou  la  réception  du  sacrement  de  pénitence  avec 
l'altrition.  —  En  ce  qui  concerne  la  reviviscence  de  la 
pénitence  elle-même,  la  question  ne  peut  se  poser  : 
jamais  le  sacrement  de  pénitence  ne  sera  valide  avec 
un  obstacle  formel  à  sa  fructuosité.  En  ce  qui  concerne 
les  sacrements  des  vivants,  la  règle  posée  est  d'une 
évidence  qui  se  passe  de  commentaire  :  le  sacrilège  qui 
a  été  commis  en  recevant  le  sacrement  en  de  si  fâcheuses 
dispositions  doit  être  d'abord  remis  avant  que  puisse 
revivre  le  sacrement. 

Une  controverse  théologique  concerne  la  rémission 
du  sacrilège  commis  en  recevant  le  baptême  d'une 
façon  valide,  mais  indigne.  Ce  péché  doit-il  être  soumis 
au  pouvoir  des  clefs  et  remis  par  la  pénitence,  ou  bien 
est-il  effacé  en  vertu  du  baptême,  dont  la  reviviscence 
serait  assurée  par  la  simple  attrition?  Les  deux  opi 
nions  ont  leurs  défenseurs.  La  première  solution  est  de 
beaucoup  la  plus  commune  :  tant  de  fictione  quant  de 
peccatis  postea  perpelralis  est  peenilentia  imponenda, 
S.  Bonaventure,  In  IVam  Sent.,  dist.  IV,  part.  I,  a.  2, 
q.  m;  Suarez,  De  baplisnto,  disp.  XXVIII,  sect.  v, 
Dico  tertio;  Vasquez,  op.  cit.,  disp.  CLX,  c.  ir,  n.  18  sq.  ; 
Salmanticenscs,  De  sacramcnlo  pxnitentiiv,  tract.  VI, 
c.  iv,  n.  15  etc.  Chez  les  auteurs  contemporains  :  Van 
Noort,  De  sacramenlis,  t.  i,  n.  144;  Hugon,  Traclalus, 
t.  m,  p.  104;  Diekamp-Holïmann,  Monnaie,  t.  iv, 
p.  08;  De  Smet,  De  sacramenlis  in  commuai,  de  bap- 
lisnto el  confirmalione,  n.  248;  etc.  «  Communissime 
affirmant  »,  dit  saint  Alphonse  de  Liguori,  qui  cepen- 
dant considère  l'opinion  opposée  comme  probable  et 
admissible.  Thcologia  moratis,  1.  VI,  n.  87,  427,  édition 
Gaudé,  t.  m,  p.  60,  422.  Cf.  J.  Connell,  op.  cit.,  n.  80, 
p.  88-89. 

V.  UNE  CONCLUSION  PRATIQUE  POUR  L'ADMINIS- 
TRATION DES  SACREMENTS  SOUS  CONDITION  — Étant 
donné  que  les  sacrements  (sauf  l'eucharistie)  peuvent 
être  à  la  fois  valides  et  informes  et  revivre  plus  tard 
quand  l'obstacle  à  leur  fructuosité  aura  disparu,  il 
faut  bien  se  garder  d'employer  jamais  la  condition, 
autrefois  indiquée  dans  nos  vieux  manuels  de  morale  : 
si  lu  es  dispositus,  mais  toujours  celle-ci  :  si  la  es 
capax.  Autre  chose  est  la  validité,  autre  chose  la  fruc- 
tuosité du  sacrement.  La  première  formule,  celle  des 
dispositions,  se  référerait  à  la  fructuosité,  la  seconde, 
celle  de  la  capacité,  à  la  validité  seule.  11  faut  donc,  en 
administrant  le  sacrement  sous  condition,  réserver 
l'avenir  et  laisser  au  sujet  la  possibilité  de  le  faire 
revivre,  si  la  chose  est  nécessaire.  Le  cas  est  pratique 
surtout  dans  l'administration  du  sacrement  d'extrême- 
onction. 

Sur  tous  ces  points  on  consultera  les  manuels  théologiques 
au  chapitre  de  la  reviviscence  des  sacrements.  Nous  indi- 
quons plus  spécialement  :  Billot,  Ile  sacramenlis,  l.  I,  th.  VI  ; 
Chr.  I'eseh,  Traclalus  dogmaiici,  t.  vi,  n.  314-316;  I. épicier. 
De  sacramenlis  in  commuai,  q.  m,  a.  6,  appendix  in,  p.  136- 
139;  De  baptismo  el  confwmatione,  q.  v,  a.  10,  p.  253-260;  /  '<• 
gralia,  q.  cxm,  dissert,  specialis,  S  ,  p.  358  sq.;  J.  Con- 
nell, C.  ss.  r,..  De  sacramenlis  F.cclesiœ,  t.  i,  n.  78-81  ;  de 
Smet,  Ile  sacramenlis  in  génère,  n.  86-89;  247-250;  391. 

on  lira  également  deux  monographies  instructives  : 
A.  1 1 ; i >  1 1 .- 1 1 .  ().  1'.,  De  reuiviscentia  sacramentorum  fictione 
recedente,  dans  l'Angelicum,  1927,  p.  .">1  sq.,  293  sq..  382  sep; 
J.-B.  Umberg,  S.  .1.,  De  reuiviscentia  sacramentorum  ratione 

rei  etsacramenti  -,  dans  l'eriotlica  de re morali,  1928,  p.  17  sq. 


2G29 


REVIVISCENCE    DE    LA    GRACE 


2630 


Si  l'on  veut  avoir  des  références  nombreuses  aux  auteurs 
■anciens,  on  se  reportera  à  l'édition  Gaudc  de  la  Tliéolorjie 
morale  de  saint  Alphonse  de  Liguori,  t.  ni,  n.  S7  et  427, 
p.  66  et  !-22.  Les  anciens  théologiens  traitent  la  question  de 
la  reviviscence  des  sacrements  principalement  par  rapport 
au  baptême;  cf.  S.  Thomas,  Sum.  theol.,  llla,  q.  î.xix,  a.  9 
^t  10,  et  les  commentateurs. 

II.  Reviviscence  de  la  grâce  et  des  vertus.  — 
Les  théologiens  en  traitent  ordinairement  à  propos  de 
la  reviviscence  des  mérites.  Sans  doute,  les  deux  pro- 
blèmes présentent  des  points  de  connexion  étroite;  ils 
doivent  cependant  être  distingués.  Cf.  A.  d'Alès,  De 
sacramento  psenitentise,  p.  163,  n.  2. 

Remarquons  aussi  que  le  problème  de  la  revivis- 
cence de  la  grâce  et  des  vertus  ne  s'identifie  pas  avec  le 
problème  de  la  reviviscence  des  sacrements.  Selon  l'ex- 
pression consacrée,  le  sacrement  «  revit  »,  quand,  au 
moment  de  son  application,  il  n'avait  pas  produit  son 
effet, c'est-à-dire  la  grâce,  et  qu'ensuite,  l'obstacle  étant 
enlevé,  l'effet  est  enfin  réalisé.  La  reviviscence  de  la 
grâce  et  des  vertus  dans  la  réception  valide  et  fruc- 
tueuse du  sacrement  de  pénitence  (et  accidentellement 
d'un  autre  sacrement)  présuppose  un  état  dans  lequel, 
avant  de  tomber  dans  le  péché,  l'homme  possédait  déjà 
la  grâce.  Le  péché  survenant  dans  l'âme  détruit  la 
grâce  et  les  vertus  surnaturelles  infuses,  seules  la  foi 
et  l'espérance  pouvant  subsister  à  l'état  informe.  Si  le 
pécheur  fait  pénitence  de  sa  faute  et  en  obtient  le  par- 
don, grâce  et  vertus  surnaturelles  formées  reparaissent 
en  son  âme;  elles  revivent.  Cette  reviviscence  peut  se 
produire  de  double  façon  soit  sacramentellement,  ordi- 
nairement par  le  sacrement  de  pénitence,  ex  opère 
operato,  soit  extrasacramentellement  par  la  contrition 
parfaite,  ex  opère  operanlis.  Le  cas  spécial  du  martyre 
n'introduit  pas  d'élément  nouveau  au  double  problème 
envisagé  par  la  théologie  catholique  touchant  cette  revi- 
viscence de  la  grâce  et  des  vertus  et  dons.  Nous  étu- 
dierons :  1°  le  fait;  2°  la  mesure  de  cette  reviviscence. 

/.  le  fait.  —  Le  fait  de  la  reviviscence  ou  récupéra- 
tion de  la  grâce,  des  vertus  et  des  dons  dans  la  juslili- 
cation  ne  saurait  faire  de  doute.  En  ce  qui  concerne  la 
grâce  et  la  charité,  c'est  une  doctrine  de  foi,  qu'impli- 
quent nécessairement  la  nature  même  de  la  justifica- 
tion et  l'efficacité  des  sacrements.  En  ce  qui  concerne 
les  autres  vertus  théologales  et  les  lions,  c'est  une  doc- 
trine au  moins  Ihéologiquement  certaine,  en  raison  de  la 
connexion  qui  existe  entre  la  grâce  et  ces  lutbilus  sur- 
naturels. En  ce  qui  concerne  les  vertus  morales  infuses, 
c'est  une  doctrine  plus  communément  admise.  Voir 
Vertus. 

L'argument  scripturaire  principal  en  faveur  de  la 
reviviscence  des  vertus  et  des  dons  est  la  parabole  de 
l'enfant  prodigue,  Luc,  xv,  1 1  sq.  C'est  surtout  sur  le 
v.  22  que  les  Pères  s'appuient  :  Cito  proferte  stolam  pri- 
mant et  induite  ittum  et  date  anniilum  in  maniun  ejus  et 
calceamenta  in  pedes  ejus.  Bien  que  prima  stola  ne  signi- 
lie  pas  ici  1'  «  ancienne  robe  »,  celle  qu'il  possédait  aupa- 
ravant, cf.  Lagrange,  Évangile  selon  saint  Luc,  p.  125, 
le  texte  marque  clairement  que  le  prodigue  va  «  re- 
prendre sa  place  de  maître  dans  la  maison  de  son 
père  ».  Voir  l'interprétation  de  saint  Ambroise,  P.  h., 
t.  xv,  col.  1761.  Un  beau  texte  de  saint  Vincent  Ferrier 
résume  toute  la  tradition  sur  ce  point  :  Proferte  stolam 
primam  et  induite  illum,  inquit.  Ecce  magna  misericor- 
dia  Chrisli,  qui  non  solum  remitlil  culpas,  sed  etiam  res- 
titua tibi  graliam  pristinam,  vesliendo  animam  veste 
(jraliie,  qua  fueral  nudala.  Et,  quando  anima  vestila  est 
veste  gratise,  potest  cantare  et  dicere  :  «  Gaudens  gau- 
debo  in  Domino,  et  exultabit  anima  mea  in  Deo  meo,  quia 
induit  me  veslimentis  salulis  et  indumento  juslitiw  cir- 
cumdeditme.  »(Ts.,lxi,  10)  Vestimenta  sulutis  sunthabi- 
lus  virtutum  theologicarum  cl  moralium,  sive  cardina- 
tium  et  septem  dona  Spirilus  Sancli.  Omnia  isla  resti- 


tua Dominus  pœnitenti.  Indumenlum  jusliliœ  est  gra- 
lia  divina  habitualis.  Sermon  pour  le  samedi  après  le 
2e  dimanche  du  carême,  dans  Sermoncs  Quadragesi- 
males,  Cologne,  1482. 

Le  concile  de  Trente  a  d'ailleurs  consacré  ce  fonde- 
ment scripturaire  en  même  temps  qu'il  a  canonisé  la 
doctrine  qu'on  y  rattache.  Itaque  veram  et  clirislianam 
justitiam  accipientes,  eam  ceu  primam  stolam  pro  illa, 
quam  Adam  sua  inobedienlia  sibi  et  nobis  perdidil... 
Sess.  vi,  de  juslifïcatione,  c.  vu,  Denz.-Bannw.,  n.  800. 
Ce  rappel  scripturaire  complète  l'assertion  relative  à 
l'infusion  simultanée  de  la  grâce  et  des  vertus  :  unde 
in  ipsa  justificatione  cum  remissione  peccatorum  hœc 
omnia  simul  infusa  accipit  homo  per  Jesum  Christian 
cui  inserilur  :  /idem,  spem,  charitaiem.  Id.,  ibid.  Sur 
cette  infusion  simultanée,  voir  également  Innocent  III, 
Ei'ist.  majores  à  Guibert,  archevêque  d'Arles,  Denz.- 
Bannw.,  u.  410.  Le  canon  1 1  de  la  session  vi  du  concile 
de  Trente  prononce  l'anathème  contre  quiconque 
déclare  que  la  justification  peut  se  faire  sans  l'infusion 
de  la  grâce  et  de  la  charité.  Denz.-Barihw.,  n.  821. 

Aussi  tous  les  théologiens,  à  la  suite  de  saint  Thomas, 
affirment-ils  le  fait  de  la  récupération  de  la  grâce,  des 
vertus  infuses  et  des  dons  du  Saint-Esprit  :  «  Les  pé- 
chés sont  remis  par  la  pénitence.  Mais  la  rémission 
des  péchés  ne  se  fait  pas  sans  l'infusion  de  la  grâce,  d'où 
il  suit  que  la  grâce  est  réintroduite  en  notre  âme  par  la 
pénitence.  Or,  de  cette  grâce  procèdent  toutes  les  ver- 
tus surnaturelles,  comme  toutes  les  facultés  de  l'âme 
découlent  de  son  essence...  Donc  il  faut  admettre  que 
toutes  les  vertus  nous  sont  rendues  par  la  pénitence.  > 
If-If1',  q.  LXXXIX,  a.  1. 

La  conclusion  immédiate  de  cette  affirmation  géné- 
rale, c'est  que  l'élément  essentiel  de  la  dignité  de 
l'homme,  l'étal  de  grâce  et  les  dons  surnaturel, 
annexes,  sont  rendus  au  pécheur  pénitent.  Mais  l'élé- 
ment accessoire,  l'innocence,  la  virginité  matérielle  ne 
saurait  être  reconstitué  :  le  pénitent  peut  d'ailleurs 
récupérer  des  biens  supérieurs,  une  vertu  plus  grande 
et  plus  agissante.  Id.,  a.  3. 

//.  LA  MESURE  DE  CETTE  REVIVISCENCE.  —  Ce 
second  problème  donne  lieu  à  des  solutions  diver- 
gentes, parce  cpie,  pour  le  résoudre,  les  auteurs  font 
appel  a  des  principes  différents,  sinon  opposés,  concer- 
nant l'accroissement  de  la  grâce  et  des  vertus  clans 
l'âme. 

1°  Les  principes  invoqués.  -  -  Nous  ne  ferons  que  les 
résumer  brièvement,  leur  exposé  normal  relevant  de 
l'article  Vertus.  On  peut  constater  deux  courants 
opposés  : 

1.  Saint  Thomas,  considérant  que  la  grâce  sancti- 
fiante, les  vertus  infuses  et  les  dons  du  Saint-INpi  il 
sont  métaphysiquement  réductibles  au  prédicament 
qualité  et  non  au  prédicament  quantité,  rejette  la  thèse 
nominaliste  d'un  accroissement  par  mode  d'addition  : 
•  11  peut  arriver  qu'un  -  habit  us  »  augmente  par  addi- 
tion parce  qu'il  s'étend  a  des  objets  auxquels  il  ne 
s'étendait  pas  jusqu'alors...  Or,  on  ne  peut  pas  dire  cela 
de  la  charité,  puisque  la  moindre  charité  s'étend  à  tout 
ce  cpii  peut  être  aimé  dans  la  charité...  Si  de  la  charité 
s'additionne  a  de  la  charité,  cela  ne  peut  se  faire  qu'en 
supposant  une  distinction  numérique,  c'est-à-dire  une 
diversité  de  sujets...  Mais  on  ne  peut  dire  pareille  chose 
dans  le  cas  qui  nous  occupe;  car  la  charité  se  trouve  dans 
l'âme  raisonnable  comme  dans  son  sujet;  et  alors  il 
s'ensuivrait  qu'une  âme  raisonnable  s'ajouterait  à  une' 
autre  âme  raisonnable,  ce  qui  est  impossible.  Et  si 
même  c'était  possible,  une  telle  augmentation  agran- 
dirait l'être  aimant,  mais  ne  ferait  pas  qu'il  aimât 
davantage.  La  charité  augmente  donc  parce  que  le 
sujet  [qui  la  reçoit  ]  la  pratique  de  plus  en  plus,  c'est- 
à-dire  est  davantage  incité  a  produire  son  acte  et  plus 
commandé  par  elle..    Ainsi  la  charité  augmente  parce 


2631 


REVIVISCENCE    DE    LA    GRACE 


2632 


qu'elle  s'intensifie  dans  le  sujet.  »  IIMI110,  q.  xxiv,  a.  5. 
Cet  aecroissement  en  intensité,  non  en  quantité,  saint 
Thomas  l'exprime  d'un  mot  :  c'est  un  enracinement 
plus  parfait  de  la  vertu  dans  l'âme,  nihil  est  aliud  ipsam 
secundum  esseniiam  augeri  quant  eam  mugis  inesse 
subjecto,  quod  est  eam  magis  radicari  in  subjecln.  Id., 
([.  xxiv,  a.  4,  ad  3um.  Cf.  [a-II»,  q.  lu,  a.  2;  In  Ium 
Seul.,  dist.  XVII,  q.  il,  a.  2  et  a.  5;  De  virlutibus,  q.  t, 
a.  11.  On  trouve  un  excellent  exposé  de  cette  concep- 
tion dans  Billot,  De  virlutibus  infusis,  1905,  Prole- 
gomenon,  p.  25-28,  et  De  sacramentis,  t.  n,  1922, 
p.    10K  sq. 

2.  Sous  l'influence  de  préoccupations  relatives  à  la 
reviviscence  des  mérites,  voir  plus  loin,  beaucoup  d'au- 
teurs modernes  ont  repris  l'ancienne  théorie  combat  t  lie 
par  saint  Thomas  ou  tout  au  moins  ont  essayé  de  l'in- 
terpréter. L'accroissement  de  la  grâce  et  des  vertus  se 
ferait  non  seulement  intensivement  mais  par  une  sorte 
d'addil  ion  de  degrés  :  recle  (lierre  licet  virtutes  augeri  per 
additionem,  non  hoc  sensu,  quod  caritas  additur  caritati 
ul  nova  forma,  ut  sint  duse  earilales  in  anima,  sed  hoc 
sensu,  quod  novus  gradus  accedit,  qui  priorem  gradum 
SUpponit  et  eum  eo  nnnm  formant  ejjiiil.  Chr.  Pesch, 
Prselectiones  dogmalicse,  t.  vin.  De  virlutibus,  n.  69. 
C'est  la  doctrine  exposée  par  Suarcz  dans  sa  Méta- 
physique, disp.  XLVI,  et  reprise,  au  point  de  vue  théo- 
logique,  dans  le  De  gratia  et  la  Releciio  de  reviviseentia 
meritorum;  de  Lugo,  De  psenitentia,  disp.  XI,  sect.  m, 
n.  40  sq.;  Vasquez,  In  /a™-//»  Sum.  theol.  S.  Thomœ, 
disp.  1. XXXII;  Tolet,  In  IIIaja  part.  Sum.  Iheologicee, 
<(.  lxxxix,  a.  f>,  concl.  2;  Coninck.  De  act.  supern., 
disp.  XXII,  dub.  m;  Ripalda,  De  ente  supern.,  disp. 
CXXIX,  sect.  n;  Salas,  In  I*v-II»,  tract,  x,  disp.  IV, 
sect.  iv,  et  un  grand  nombre  d'autres  théologiens 
jésuites. 

2°  Applications.  —  Tous  les  théologiens  acceptent 
le  même  point  de  départ  dans  la  vie  surnaturelle  du 
juste  et  se  réfèrent  à  la  vérité  affirmée  par  le  concile 
de  Trente,  sess.  vi,  c.  vu  :  «  Chacun  de  nous  reçoit  en 
lui  sa  justice,  selon  la  mesure  qu'il  plaît  à  l'Esprit- 
Saint  de  départir  à  chacun  et  selon  la  disposition  et  la 
coopération  propre  à  chacun.  »  Denz.-Bannw.,  n.  799. 
I.a  mesure  de  la  grâce  et  des  vertus,  au  point  de  départ 
de  la  vie  surnaturelle  de  chaque  juste,  sera  donc,  d'une 
part,  le  bon  plaisir  de  Dieu,  d'autre  part,  les  disposi- 
tions de  l'homme. 

1.  Les  anciens  théologiens  et  l'école  thomiste.  —  Il  est 
remarquable  que  tous  les  grands  théologiens  antino- 
minalistes  acceptaient  l'opinion  qui  a  prévalu  ensuite 
dans  l'école  thomiste  :  la  grâce  et  les  vertus  sont  ren- 
dues â  l'homme  justifié  dans  la  proportion  de  ses  bonnes 
dispositions  au  moment  même  de  la  justification.  Voir 
Alexandre  de  Haïes,  Summa,  part.  IV,  q.  xn,  memb. 
1:  q.  i.vii,  memb.  5;  Albert  le  Grand,  In  l\'nm  Sent.. 
dist.  XIV,  a.  30;  Pierre  de  Tarenlaise,  //(  ///""', 
dist.  XXXI,  q.  i,  a.  3,  cl  In  M'""1,  dist.  XIV.  a.  .S, 
qu.  1:  Richard  de  Médiavilla,  In  ///'"",  dist.  XXXI, 
a.  I,  q.  ii  ;  S.  Bonaventure,  In  I  V""1,  dist.  XIV, part.  II, 
a.  2,  q.  i,  et  même  Duns  Scot,  lu  IV'"",  dist.  XXII, 
q.  un.,  a.  2,  n.  8-9,  cl  Durand  de  Saint-Pourçain,  In 
///•"",  dist.  XXXI,  q.  n,  a.  3.  On  retrouve  évidem- 
ment cette  doctrine  chez  les  grands  commentateurs  ou 
disciples  de  saint  Thomas,  lierre  de  La  l'allu,  In  I  Vum, 
dist.  XIV,  q.i,  c.  il,  concl.  3;  Capréolus,  dist.  XIV, q.  u, 
a.  I.  concl.  I;  Cajétan,  In  1 1 !"■"'  part .  Sum.  theol., 
q.  lxxxix,  auxquels  il  faut  ajouter  Grégoire  de  Va- 
lencia,  Commentarii  in  ///""  part.  Sum.  S.  Thomse, 
t.  iv,  disp.  VII,  q.  vi,  punct.  i;  Pierre  Solo,  De  pseni- 
tentia, sect.  vi ;  Silvius,  In  III""  part.  Sum.  theol., 
q  lxxxix,  a.  2;  Estius,  In  I  V"1"  Sent.,  dist.  XIV,  §  12 
et,  plus  près  de  nous,  le  continuateur  de  Tournely,  De 
psenitentia,  part.  Il,  n.  216-217. 

Saint  Thomas  expose  celle  doctrine  dans  la  Somme 


théologique,  III»,  q.  lxxxix,  a.  2  (cf.  In  III"m  Sent., 
dist.  XXXI,  q.  t,  a.  4)  : 

«  Le  mouvement  du  libre  arbitre  qui  se  trouve  dans  la  jus- 
tification de  l'impie  est  l'ultime,  disposition  h  la  réception  de 
la  grâce.  (Test  pourquoi  ce  mouvement  du  libre  arbitre  se 
produit  au  même  instant  que  l'infusion  de  la  grâce...  Dans 
ce  mouvement  est  inclus  l'acte  de  pénitence.  Or,  il  est  mani- 
feste que  les  formes  susceptibles  de  recevoir  un  degré  plus  ou 
moins  élevé  d'activité,  le  reçoivent  en  proportion  des  divers 
degrés  de  disposition  du  sujet...  En  conséquence,  selon  que, 
dans  la  pénitence,  le  mouvement  du  libre  arbitre  est  plus 
intense  ou  plus  faible,  ]c  pénitent  reçoit  une  grâce  plus 
grande  ou  moins  grande.  Mais  il  arrive  que  la  grâce  à  laquelle 
est  proportionnée  l'intensité  du  mouvement  ilu  pénitent  est 
parfois  égale,  parfois  supérieure  ou  inférieure  au  degré  de 
grâce  d'où  il  était  tombé.  Il  s'ensuit  que  le  pénitent  se  relève 
quelquefois  avec  une  grâce  plus  grande  cl  d'autres  fois  avec 
une  grâce  égale  ou  même  inférieure,  et  il  en  va  de  même  des 
vertus  qui  suivent  la  grâce.  »  III  ■  >,  q.  i.xxxix,  a.  2  (trad.  du 
P.  Hugueny).  cf.  a.  i,  ad  l"m. 

La  conclusion  immédiate  de  ce  principe  —  manifeste, 
dit  saint  Thomas  —  c'est  que  l'accroissement  de  la 
grâce  sanctifiante  et  des  vertus  et  dons  qui  en  décou- 
lent est  procuré  seulement,  soit  ex  opère,  operalo,  soit 
ex  opère  operanlis,  en  raison  d'une  disposition  plus  par- 
faite du  sujet.  Dans  l'accroissement  c.r  opère  operalo,  la 
réception  valide  et  fructueuse  du  sacrement  apporte 
toujours  au  juste,  tout  au  moins  par  l'influence  du  sa- 
crement, une  disposition  subjective  qui  constitue  par 
elle-même  un  progrès  spirituel,  si  minime  soit-il,  sur 
l'état  spirituel  qui  précédait  la  réception  du  sacrement. 
Dans  l'accroissement  ex  opère  operanlis,  l'augmentai  ion 
de  grâce  serait  procurée  par  les  seuls  actes  méritoires 
intenses,  c'est-à-dire  dont  le  principe,  la  charité, 
dépasse  en  ferveur  le  degré  précédent  de  charité. 
Cf.  C.  Ncveut,  Des  conditions  de  la  plus  grande  valeur 
de  nos  actes  méritoires,  dans  Divus  Thomas  de  Plai- 
sance, 1931,  fasc.  4.  Quant  au  pécheur  qui  ressuscite 
à  la  vie  de  la  grâce,  sa  résurrection  aura  pour  mesure, 
dans  l'opinion  thomiste,  le  degré  de  ses  dispositions. 
Ce  qui  est  vrai,  unanimement  accepté,  consacré  par 
le  concile  de  Trente,  pour  la  première  acquisition  de  la 
grâce,  ne  le  serait-il  donc  plus  pour  sa  récupération? 

2.  Les  lltc'ologiens  modernes  non  thomistes.  —  Préoc- 
cupés de  justifier  leur  thèse  sur  la  reviviscence  des 
mérites,  ces  théologiens  négligent  de  considérer  ce  que 
le  concile  de  Trente  affirme  de  l'influence  des  disposi- 
tions subjectives  sur  le  degré  de  la  grâce  infusée  à 
l'âme,  sess.  vi,  c.  vu  :  juslilium  in  nobis  recipienles 
unusquisque  suam.. .  secundum  propriam  cujusque  dispo- 
sitionem  et  cooperationem.  Denz.-Bannw.,  n.  799.  Ils  ne 
veulent  retenir  que  l'affirmation  des  canons  2  1  et  32; 
juslilium  acceplam...  augeri...  per  bona  opéra,  et  homi- 
nem  jusliflcalum  ...bonis  operibus...  vere  mereri  aug- 
nten/nm  gratise.  Id.,  n.  834,  842.  Ils  en  déduisent  que 
l'accroissement  de  grâce  et  de  vertus  s'opère  pour  ainsi 
dire  mathématiquement  par  tout  acte  méritoire, 
même  rémittent,  c'est-à-dired'une  ferveur  inférieure  au 
degré  précédent  de  charité.  Et,  dans  le  cas  du  pécheur 
pénitent,  récupérant  la  grâce  e1  les  vertus  perdues  par 
le  péché,  ils  n'hésitent  pas  à  affirmer  qu'en  toute  hypo- 
thèse ce  pécheur  ressuscite  avec  une  grâce  et  des  ver- 
tus supérieures  ;  ■  Chaque  fois  qu'un  homme,  qui  a  été 
juste,  puis  a  péché,  est  juslilié,  il  ressuscite  avec  un 
trésor  augmenté  de  grâces;  car  tout  d'abord  il  reçoit 
une  nouvelle  grâce  proportionnée  à  ses  dispositions, 
puis  tout  le  trésor  de  grâces  qu'il  avait  avant  son  péché. 
Il  ressuscitera  donc  toujours  avec  une  grâce  plus 
grande.  »  Suarez.  Relectio  de  reviviseentia  meritorum, 
disp.  Il,  sect.  m,  n.  58,  edit.  Vives,  t.  xi,  p.  518. 

Nous  avons  ici  l'applical  ion  de  la  théorie  général?  de 
l'accroissement  pur  addition  :  la  conversion  du  pécheur 
étant  un  nouveau  mérite,  elle  ajoute  quelque  chose  au 
degré  de  grâce  antérieure. 


2G33 


REVIVISCENCE    DES    MERITES 


2634 


3°  La  controverse.  —  Le  P.  Hugueny  a  bien  souligné 
le  côté  faible  de  cette  théorie,  en  apparence  simple  et 
facile.  Premièrement,  elle  ne  tient  pas  compte  du 
caractère  vital  que  doit  présenter  dans  la  vie  surnatu- 
relle de  l'homme  tout  accroissement  de  grâce  et  de 
vertus  :  «  Le  progrès  vital,  surtout  en  fait  de  vie  d'es- 
prit, n'est  pas  une  addition,  et  son  résultat  final  ne 
s'estime  pas  comme  un  total,  mais  d'après  l'état  au- 
quel, finalement,  il  a  conduit  le  vivant.  »  La  pénitence, 
t.  t,  p.  297:  cf.  A. -A.  Goupil,  Les  sacrements,  t.  m, 
p.  67.  Deuxièmement,  cette  théorie  aboutirait,  par  son 
caractère  quantitatif,  à  considérer  «  que  la  multitude 
des  actes  médiocres  pût  suppléer  à  leur  infériorité  en 
perfection.  En  ce  cas,  une  vieille  centenaire,  qui  aurait 
mené  la  vie  la  plus  banale,  avec  pas  mal  de  péchés 
mortels  au  cours  de  cette  vie,  pourrait  être  élevée  en 
gloire  au-dessus  de  sainte  Agnès  trop  tôt  martyrisée 
pour  arriver  à  un  aussi  beau  total  de  petits  mérites.» 
Hugueny,  op.  cit.,  p.  296. 

Suarez  a  répondu  d'avance  à  cette  seconde  considé- 
ration. La  théorie  de  l'addition  n'entraîne  pas,  comme 
conséquence,  que  la  multitude  des  actes  médiocres 
puisse  suppléer  à  leur  imperfection;  car  si  le  chrétien, 
au  lieu  de  pécher  et  de  se  relever  sans  cesse,  avait  per- 
st  \  tri  dans  la  justke,  sa  vie  spirituelle  se  serait  Elevée 
à  un  niveau  bien  supérieur.  Op.  cit.,  disp.  II,  sect.  n, 
n.  21.  A  quoi  l'on  peut  répondre  que  cette  considéra- 
tion vaut  sans  doute  pour  le  même  sujet  ;  mais  quille 
perd  toute  sa  valeur  si  l'on  compare  deux  sujets  diffé- 
rents, l'un  additionnant  au  cours  d'une  longue  vie  de 
multiples  petits  accroissements  de  vie  surnaturelle, 
l'autre  empêché  d'en  faire  autant  par  une  mort  pré- 
maturée. 

Ce  qui  différencie  fondamentalement  l'explication 
de  saint  Thomas  et  celle  de  Suarez,  c'est  donc  ceci  : 
dans  la  première,  on  pose  comme  condition  de  l'accrois- 
sement de  grâce  l'acte  de  charité  plus  intense;  dans  la 
seconde,  cette  condition  n'existe  pas.  Et  c'est  sur  ce 
point  précis  que  porte  toute  l'offensive  des  suaréziens. 
Trois  arguments  sont  invoqués  :  1.  Preuve  tirée  du 
concile  de  Trente,  sess.  vi,  c.  xvi  :  »  A  la  promesse  de 
la  vie  éternelle,  le  concile  ne  pose  (pie  cette  condition  : 
5*178  meurent  dans  la  grâce  de  Dieu.  Or.  à  l'augmenta- 
tion de  la  grâce,  il  n'a  posé  ni  celte  condition,  ni  aucune 
autre:  mais  bien  plutôt,  au  canon  2  1  (et  32)  il  a  défini, 
que  la  grâce  de  Dieu  est  augmentée  par  les  bonnes 
œuvres...  2.  Preuve  tirée  du  silence  de  l'Écriture,  des 
Pères  et  des  conciles...  3.  On  pourrait  enfin  demander  en 
quoi  consiste  cette  prétendue  condition  qui  devrait 
être  ajoutée  à  la  promesse  divine...  >  Suarez,  De  gratia, 
1.  IX,  e.  xxin,  édit.  Vives,  t.  i.\.  p.  -17.">. 

En  ce  qui  concerne  le  concile  de  Trente  —  le  seul 
argument  qui  mérite  d'être  ici  retenu  -  on  peut  ré- 
pondre avec  Jannssens  :  «  Le  concile  a  voulu  condam- 
ner l'erreur  de  Luther,  sans  entrer  dans  des  précisions, 
ni  indiquer  quel  acte  est  requis  pour  l'accroissement  de 
grâce  ou  quand  cet  accroissement  doit  se  produire.  » 
De  gratia,  p.  497.  Et  Billot  :  Re  enim  vera,  ex  Tridentino 
nihil,  neque  pro,  neque  contra.  De  sacramentis,  t.  n 
(1922),  p.  109-110.  Voir  aussi  A.  d'Alès,  De  sacramenlo 
pœnitentise,  th.  xn,  p.  161  sq.  ;  Hugueny,  La  penitence, 
t.  i,  p.  285,  etc. 

La  véritable  raison  pour  laquelle  les  théologiens 
modernes  ont,  en  grand  nombre,  adopté  l'opinion 
suarézienne,  c'est  celle  que  nous  avons  déjà  fait  pres- 
sentir et  qui  deviendra  plus  évidente  encore  au  para- 
graphe suivant:  il  semble  à  ces  théologiens  impossible 
de  prouver  le  fait  de  la  reviviscence  des  mérites  sans 
aller  jusqu'à  ce  qui  leur  paraît  la  conséquence  logique 
de  ce  fait,  la  restitution  totale  de  leur  valeur  au  point 
de  vue  de  la  récompense.  Or,  cela  implique  qu'à  chaque 
mérite  nouveau  correspond  une  valeur  nouvelle  de 
grâce  et,  dans  l'autre  vie,  de  gloire  :  «  Mérite,  grâce  et 


gloire  se  correspondent.  Si  les  mérites  revivent  dans 
leur  plénitude  et  conduisent  à  la  gloire  correspondante, 
il  en  résulte  nécessairement  que,  dans  la  justification, 
la  grâce  méritée  par  les  bonnes  œuvres,  mais  perdue 
par  le  péché,  est  rendue  au  même  degré  qu'aupara- 
vant. »  N.  Gihr,  Les  sacrements,  trad.  franc.,  t.  ni, 
p.  270-271.  Nous  verrons  plus  loin  qu'une  telle  parité 
ne  s'impose  pas. 

Au  point  de  vue  de  la  vie  spirituelle,  l'opinion  de 
saint  Thomas,  plus  sévère,  semble  plus  sûre,  la  seule 
sûre  :  «  Si  nous  considérons  la  chose  pratiquement, 
écrit  Hillot,  le  meilleur  avis  qu'on  puisse  donner  est  de 
diriger  la  vie  spirituelle  conformément  aux  principes 
de  cette  opinion  qui  sans  aucun  doute  est  encore  la 
plus  sûre,  dans  l'hypothèse  où  toutes  les  autres  opi- 
nions pourraient  être  défendues...  11  faut  craindre,  en 
elïet,  que  les  richesses  spirituelles  que  ces  autres  opi- 
nions nous  distribuent  si  libéralement  ne  s'évanouissent 
en  fin  de  compte  au  jour  de  la  rétribution  et  que  la 
parole  du  psalmiste  n'ait  alors  son  application  :  «  Ils 
«  ont  dormi  leur  sommeil  et  tous  les  hommes  de  richesses 
«  n'ont  rien  trouvé  dans  leurs  mains,  o  De  gratia,  p. 280. 
Cf.  De  sacramentis,  t.  n  (1922),  p.  120-121. 

4°  L'autorité  du  pape  Pic   XL  A  l'occasion  du 

jubilé  de  192."..  S.  S.  le  pape  Lie  XI  a  publié  la  bulle 
Injinita  Dei  misericordia,  dans  laquelle  les  partisans 
de  l'opinion  de  Suarez  ont  cru  trouver  un  argument 
décisif  en  leur  faveur.  La  controverse  étant  entrée 
dans  nos  manuels,  cf.  Hugon,  Traclalus  dogmalici, 
t.  m,  ]).  564,  il  est  nécessaire  de  la  résumer.  Le  texte 
invoqué  est  ci  lui-ci  : 

Çhiu  unique  cnini  ps  nitciuli  apostclk  .'  Ssdis  salutaiii 
jussa,  jubilseo  magno  vertente,  perficiunt,  iidem,  tum  casu, 
quam  peccando  amiserant,  meritorum  donorumque  copiam  ex 

in  rEGRO  REPARANT  At;  RECIPIUNT,  tu  ni  de  asperrimo  Sa  fa- 
na1 dominatu  sic  eximuntur  ut  libertatem  répétant,*  qua 
Christus  nos  liberavil  ,  tum  denique  pœnis  omnibus,  quas 
pro  culnis  vitiisque  suis  lucre  debuerant,  ob  cumulatissima 
Christi  Jesu,  beatae  Maria;  virginis  sanctorumque  mérita 
plene  exsolvuntur. 

Cette  déclaration  du  souverain  pontife  peut  très 
bien  s'accommoder  de  la  doctrine  thomiste  sur  la 
mesure  de  la  reviviscence  de  la  grâce  cl  des  vertus  : 
■  Outre  les  avantages  de  l'indulgence  plénière  dont  la 
constitution  souligne  la  richesse  et  l'ampleur...,  Pie  XI 
parle  de  la  •  reddition  intégrale  des  mérites  et  des  dons 
perdus  par  le  péché.  »  Les  dons  perdus  par  le  péché 
mortel  sont  la  grâce  sanctifiante,  les  vertus  surnatu- 
relles, théologales  et  morales,  les  dons  du  Saint-Esprit. 
Dans  quell  ■  nie-  ure  la  justification  fait-elle  revivre  ces 
trésors  spirituels  et  quelle  part  y  a  le  jubilé? 

»  Nous  pouvons  répondre  avec  saint  Thomas,  le 
prince  des  théologiens,  (pièces  dons  nous  sont  rendus 
dans  ta  mesure  de  nus  dispositions  intérieures.  Or  le 
jufcll;  par  ses  pi  itliS  et  ses  sai  riÉceS,  ses  cm  r:  K  ;  s  i  t 
ses  prédications,  par  la  vertu  surnaturelle  que  leur 
ajoute  la  volonté  de  l'Église,  est  un  moyen  très  ejj'eaee 
pour  exciter  la  ferveur  et  préparer  l'unie  à  recouvrer 
grâces  et  dons  dans  toute  leur  intensité...  »  Mgr  Rous- 
seau, évèque  du  Puv.  Lettre  pastorale  à  l'occasion  du 
xxix-  grand  jubilé  de  N.-D.  du  Puy  (1932),  p.  22. 

La  question  de  la  reviviscence  de  la  grâce  et  des 
vertus  étant  abordée  le  plus  souvent  à  l'occasion  de  la 
reviviscence  des  mérites  et  conjointement  avec  cette 
question,  nous  renvoyons  pour  la  bibliographie  à  la 
bibliographie  du  paragraphe  suivant. 

III.  Reviviscence  des   mérites.  —  /.  doctrine 

CATHOLIQUE  SDR  I.A  REVIVISCENCE  DES  MÉRITES.  — 
1°  Affirmation.  —  On  a  exposé  ailleurs  les  conditions 
requises  pour  qu'un  acte  bon  soit  méritoire  de  la  vie 
éternelle.  Voir  Mérite,  t.  x,  col.  780.  Il  convient  de 
rappeler  que,  par  rapport  au  salut  éternel,  les  actes 
humains  doivent  être  distingués  en  :  1.  œuvres  vives 


2G35 


REVIVISCENCE    DES    MERITES 


2636 


(opéra  viva),  lesquelles,  faites  en  état  de  grâce  et  sous 
l'influence  de  la  charité,  sont  méritoires  de  la  vie  éter- 
nelle ;  2.  œuvres  mortifères  (opéra  morlifera),  lesquelles 
ayant  malice  de  péchés  mortels,  donnent  la  mort  à 
l'âme  et  éteignent  tout  mérite;  3.  œuvres  mortes 
(opéra  morlua),  œuvres  bonnes  et  honnêtes  en  soi, 
mais  qui,  accomplies  en  état  de  péché  mortel,  sans  l'in- 
fluence de  la  grâce  et  de  la  charité,  n'ont  pas  de  mérite 
strict  pour  la  vie  éternelle;  4.  œuvres  mortifiées  (opéra 
morlificata),  «  qui  ont  été  des  œuvres  vives,  mais  qui, 
le  péché  survenant,  sont  mortes  pour  le  ciel.  Le  mérite 
de  ces  œuvres  mortifiées  ne  compte  donc  plus  actuelle- 
ment; cependant  il  n'est  pas  détruit  tout  à  fait:  il 
demeure  en  puissance,  c'est-à-dire  dans  l'acceptation 
de  Dieu,  mais  il  est  comme,  un  titre  frappé  d'opposition 
ou,  si  l'on  veut,  comme  un  organisme  paralysé,  capable 
pourtant  de  revivre  ».  A.  Goupil,  Les  sacrements,  t.  m, 
p.  65.  Cf.  S.  Thomas,  Sum.  theol.,  IIIa,  q.  lxxxix,  a.  4. 

C'est  de  ces  œuvres  qui  furent  accomplies  en  état  de 
grâce  et,  par  conséquent,  furent  des  œuvres  vives  qu'il 
est  question  ici.  Le  péché  mortel  les  a  mortifiées  :  tant 
<[iie  leur  auteur  demeure  dans  l'inimitié  de  Dieu,  leur 
valeur  pour  le  ciel  est  rendue  inopérante  et  comme 
morte.  Si  leur  auteur  rentre  en  grâce  avec  Dieu,  ces 
œuvres  peuvent-elles  revivre? 

Ici,  le  mot  est  pris  dans  son  sens  propre  et  les  anciens 
théologiens  l'ont  utilisé  explicitement  ;  cf.  S.  Thomas, 
Suni.  theol.,  IIIa,  q.  lxxxix,  a.  5.  A  cette  question  de 
«  la  reviviscence  des  mérites  »,  la  théologie  catholique 
répond  affirmativement.  Les  mérites  passés  du  pécheur, 
mortifiés  par  le  péché,  peuvent  revivre  et  revivent  de 
fait,  quand  la  grâce  est  rendue  :  c'est  une  doctrine,  non 
de  foi,  mais  certaine  ou  communément  enseignée,  dont 
il  n'est  pas  permis  de  s'écarter  sans  erreur  théologique 
ou  tout  au  moins  sins  grave  témérité.  Cf.  Van  Noort- 
Verhaar,  De  sacramentis,  t.   n,  n.    114. 

2°  Démonstration.  —  A  vrai  dire,  il  est  difficile  de 
trouver  dans  la  sainte  Écriture  ou  même  chez  les 
Pères  des  arguments  explicites  en  faveur  de  cette  doc- 
trine. On  invoque  Ez.,  xvm,  21  sq.;  xxxm,  12  sq.  ; 
Joël.,  ir,  IX  sq.;  Cal.,  m,  4;Heb.,  vi,  10.  Il  suffit  de  se 
reporter  a  ces  textes  pour  constater  qu'on  n'y  trouvepas 
en  réalité  d'argument  véritable.  Voir  C.hr.  Pesch,  Prce- 
lectiones  dogmaticœ,  t.  vu,  n.  317-320.  Tout  au  plus  la 
parabole  de  l'Enfant  prodigue  pourrait-elle  présenter 
une  indication  lointaine  en  faveur  de  la  reviviscence 
des  mérites.  Les  interprétations  patristiques  de  la  pa- 
rabole n'ont,  jias  plus  que  la  parabole  elle-même,  de 
valeur  démonstrative.  Toutefois  il  est  certain  que  les 
Pères  ont  enseigné  la  reviviscence  des  mérites.  Leurs 
commentaires  sur  Heb.,  vi,  9-10  et  Gai.,  ni,  4  en  font 
foi.  On  cite  habituellement,  à  propos  de  I  Eeb.,  vi,  9-10, 
S.  Épiphane,  Hœr.,  lix,  n.  2,  /'.  <;..  t.  xi.i,  col.  lui'.:, 
auquel  Suarez  ajoute  Primasius,  Alcuin  et  saint  Tho- 
mas, r.f.  Suarez,  Opusc,  v.  disp.  1,  sect.  r,  n.  12-13.  A 
propos  de  Gai.,  m,  4,  on  cite  S.  Jean  Chrysostome,  In 
epist.  ad  (ici.,  c.  m,  n.  2,  P.  (i..  t.  LXI,  col.  650;  S.  Jé- 
rôme, />/.,  P.  /..,t.  xxvl,  col.  350  et  d'autres  (pie  rap- 
pel! '  Suarez,  lue.  cil. 

(/est  donc  la  tradition,  manifestée  par  ce  sentiment 
des  Pères,  par  l'enseignement  unanime  des  théologiens 
et  par  une  indication  précise  du  concile  de  Trente,  qui 
fournit  ici  l'argument  péremptoire. 

On  s'appuie  sur  le  concile  de  Trente,  sess.  VI,  De 
jusliflcatione,  c  jcvi,  et  can.  32  :  voir  les  textes  a  l'art. 
Mérite,  t.  \,  col.  756  et  759.  Denz.-Bannw.,  n.  809, 
842.  A  vrai  dire,  ces  textes  conciliaires  ne  louchent  pas 
directement  la  question  de  la  reviviscence  des  mérites. 
.Mais,  disent  les  théologiens,  «  les  expressions  du  concile 
sont  telles  qu'on  en  peut  conclure  avec  certitude  la 
reviviscence  des  mérites  mortifiés.  Dans  ce  texte,  en 
effet,  le  concile  explique  la  doctrine  catholique  du  mé- 
rite îles  bonnes  enivres  an  point  de  \  ne  de  l'acquisition 


et  de  l'augmentation  du  bonheur  éternel,  il  faut  donc 
écarter  absolument  la  pensée  qu'il  peut  avoir  omis  un 
seul  élément  essentiel  parmi  les  conditions  requises 
pour  mériter  le  ciel.  Or,  puisque  «  les  œuvres  faites  en 
Dieu  »  (opéra  in  Deo  facla)  procurent  une  récompense 
éternelle,  la  persévérance  ininterrompue  dans  le  bien 
n'est  donc  pas  requise  par  le  concile  :  il  suffit  de  mourir 
en  état  de  grâce.  Mais  cette  dernière  condition  peut 
exister  alors  même  que  l'homme  pèche  mortelbment, 
après  avoir  accompli  des  œuvres  méritoires,  pourvu 
qu'avant  sa  mort  il  rentre  en  grâce  avec  Dieu.  Par  con- 
séquent, celui  qui  quitte  cette  vie  en  état  de  grâce 
reçoit  au  ciel  la  récompense  de  tous  les  mérites  qu'il  a 
acquis  durant  sa  vie  tout  entière,  qu'il  ait  persévéré 
dans  li  justice  ou  qu'il  l'ait  recouvrée  après  l'avoir 
perdue.  »  N.  Gihr,  Les  sacrements  de  l'Église  catholique, 
trad.  française,  t.  m,  p.  2<>8-2(i9.  Cf.  P.  Galtier,  De 
pœnitentia,  n.  503. 

Les  théologiens  invoquent  aussi  en  faveur  de  la  doc- 
trine la  nature  même  des  choses  :  «  Si  les  mérites  ne 
revivaient  point,  le  péché,  bien  que  remis  par  Dieu, 
serait  encore  éternellement  puni  par  la  privation  du 
mérite  mortifié  par  lui,  c'est-à-dire  en  réalité  par  la 
privation  d'un  bien  auquel  le  pécheur,  avant  de  tom- 
ber, avait  acquis  un  droit  réel  par  ses  bonnes  actions. 
Que  Dieu  ne  punisse  pas  ainsi  les  péchés  déjà  pardon- 
nés,  cela  ressort  :  1.  de  l'oubli,  tant  de  fois  par  lui 
manifesté,  à  l'égard  des  péchés  passés,  qui  sont  comme 
s'ils  n'avaient  jamais  existé;  2.  de  l'amitié  qu'il  rend 
pleinement  au  pécheur,  laquelle  exige  la  restitution 
des  biens  acquis  par  les  mérites  antérieurs,  biens  dont 
le  pécheur  avait  été  privé  en  raison  de  ses  fautes... 
En  bref,  s'ils  ne  récupéraient  tous  leurs  mérites,  les 
saints  du  ciel  seraient  éternellement  punis  pour  leurs 
péchés  pardonnes.  »  P.  Galtier,  De  psenilenlia,  n.  5G4; 
cf.  N.  Gihr,  op.  cit.,  p.  2G9. 

C'est  bien  la  doctrine  générale  exposée  par  saint 
Thomas,  Sum.  theol.,  IIIa,  q.  lxxxix,  a.  5.  Dans 
l'ad  lllm  et  l'ad  2 im,  le  Docteur  angélique  résout  l'ob- 
jection tirée  de  la  comparaison  avec  les  péchés  effacés 
par  la  pénitence  et  qui  ne  reparaissent  pas  ensuite  : 
«  Les  œuvres  du  péché,  dit-il,  sont  détruites  en  elles- 
mêmes  par  la  pénitence...  .Mais  les  œuvres  faites  en  cha- 
rité ne  sont  pas  détruites  par  Dieu,  dont  elles  restent 
agréées...;  leur  efficacité  est  seulement  empêchée  par 
l'obstacle  qui  survient  du  côté  de  l'homme.  » 

//.  PRÉCISIONS  APPORTÉES  l'Ml  LEX  THÉOLOOI  ES  S. 
—  Il  s'agit  de  savoir  dans  quelle  mesure  les  mérites  sont 
rendus  ou,  plus  exactement,  de  déterminer  la  valeur  de 
ces  mérites  récupérés,  par  rapport  à  la  gloire  qui  doit 
les  récompenser.  Seront -ils  récompensés  par  une  gloire 
équivalente  à  celle  qu'ils  auraient  obtenue  avant  le 
péché  qui  les  a  mort  i  liés? 

Telle  est  la  question  proprement  théologique  qui  se 
greffe  sur  la  doctrine  catholique  de  la  reviviscence  des 
mérites. 

Deux  grands  courants  se  partagent  l'enseignement 
des  écoles  : 

1°  Le  courant  thomiste.  —  1.  La  doctrine  de  saint 
Thomas.  —Saint  Thomas  présente  une  explication 
complète,  dont  les  contours,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  sont 
fermement  dessinés.  Il  dislingue,  dans  la  vie  éternelle 
promise  comme  récompense  aux  mérites,  un  double 
élément  :  I.a  gloire  essentielle  cl  la  gloire  accidentelle. 
Voir  ici  GLOIRE,  t.  VI,  col.  1393,  1  106.  La  gloire  essen- 
tielle, récompense  des  mérites,  est  proportionnée  au 
degré  de  charité  rendu  au  pécheur  par  la  pénitence; 
mais,  d'autre  part,  toute  la  récompense  accidentelle, 
méritée  par  ses  bonnes  œuvres  avant  son  péché,  lui 
sera  intégralement  rendue:  «  Celui  qui,  par  la  pénitence, 
ne  ressuscite  qu'à  un  degré  moindre  de  charité,  obtient 
une  récompense  essenti  Ile  correspondant  au  degré  de 
charité  dans  lequel  il  est  trouvé  (à  la  mort).  Mais  il 


2637 


REVIVISCENCE    DES    MERITES 


263S 


aura  plus  de  joie  des  œuvres  faites  dans  son  premier 
état  de  charité  que  de  celles  du  second  :  ce  qui  appar- 
tient à  la  récompense  accidentelle.  »  Sum.  theol.,  IIla, 
q.  lxxxix,  a.  5,  ad  3um:  cf.  In  Ill^m  Sent.,  dist.XXXI, 
q.  i,  a.  4,  qu.  3,  ad  4um. 

Ainsi,  pour  saint  Thomas,  «  dans  l'estimation  du 
mérite,  deux  éléments  sont  à  considérer.  Il  y  a  d'abord 
le  principe  radical  de  charité  et  de  grâce,  d'où  procède 
l'acte  méritoire.  Au  degré  de  mérite  de  cette  charité 
répond  la  récompense  essentielle,  qui  consiste  dans  la 
jouissance  de  Dieu...  Une  seconde  estimation  du  mérite 
se  fait  d'après  la  valeur  de  l'œuvre  (considérée  indé- 
pendamment de  la  charité  qui  l'inspire)...  et  cette 
valeur  de  l'œuvre,  absolue  ou  relative  (à  la  personne 
qui  la  produit),  n'appelle  qu'une  récompense  acciden- 
telle. »  Id.,  1  •',  q.  xcv,  a.  4.  C'est  la  lumière  de  gloire  qui 
est  la  mesure  de  la  gloire  essentielle,  et  cette  lumière  de 
gloire  est  proportionnée  à  la  grâce  et  â  la  charité  de 
l'esprit  bienheureux.  Cf.  [a,  q.  xn,  a.  6;  Ia-IIœ,  q.  cxrv, 
a.  1  ;  Suppl.,  q.  xcin,  a.  3,  ad  3um;  voir  ici  Intuitive 
(Vision),  t.  vu,  col.  2385.  D'où  il  résulte  que,  dans 
l'opinion  de  saint  Thomas,  les  mérites  revivifiés,  en 
quelque  degré  que  ce  soit,  seront  donc  récompensés 
non  seulement  par  la  gloire  accidentelle,  mais  par  la 
gloire  essentielle  : 

«  Que  devient  la  reviviscence  des  mérites  dans  le  cas  du 
pénitent?  Ces  mérites  retrouvent  exactement  la  même  effi- 
cacité qu'ils  avaient  avant  le  péché.  Tous  méritent  au  péni- 
tent la  vie  éternelle;  tous  ont  concouru  à  l'amener  à  son 
degré  présent  de  grâce  sanctifiante  et  tous  concourent  encore 
â  lui  valoir  les  grâces  actuelles  dont  il  a  besoin  pour  conti- 
nuer à  développer  sa  vie  surnaturelle  et  â  la  défendre  contre 
de  nouveaux  périls.  Mais,  après  la  conversion,  comme  avant 
le  péché,  l'augmentation  réelle  de  charité  appelée  par  tous 
ces  actes  méritoires  reste  subordonnée  à  l'usage  (pie  fera  le 
pénitent  de  la  grâce  actuelle,  pour  des  actes  plus  fervents, 
qui  le  mettront  en  disposition  de  recevoir  un  degré  supérieur 
de  grâce  sanctifiante  et  de  charité. 

A  sa  mort,  il  recevra  un  degré  de  gloire  essentielle  pro- 
portionné au  degré  final,  non  pas  de  son  dernier  acte,  mais 
de  sa  charité  habituelle.  Ce  degré  final  sera  la  récompense  de 
tous  ses  mérites,  comme  son  état  final  sera  la  résultante  de 
tous  ses  actes.  Si  ce  degré  reste  inférieur  â  certains  actes  plus 
fervents  antérieurs  à  l'état  de  pc  ché  dans  lequel  le  pénitent 
aura  quelque  temps  vécu,  il  ne  peut  accuser  de  ce  déficit 
que  l'imperfection  de  sa  pénitence,  comme  le  damné  ne  peut 
accuser  que  son  péché,  s'il  est  frustré  de  la  vie  éternelle  que 
lui  méritaient  ses  premières  bonnes  actions. 

Mais  si  le  degré  de  récompense  essentielle,  de  vision  béa- 
tifique,  se  mesure  exactement  à  l'essentiel  de  l'état  d'âme 
de  l'élu  entrant  au  ciel,  la  récompense  accidentelle,  l'expan- 
sion de  la  vie  essentielle  de  l'élu  dans  ses  relations  avec  les 
saints  du  ciel,  de  la  terre  et  du  purgatoire  n'est  plus  mesurée 
et  modalisée  par  l'intensité  de  la  charité,  mais  par  la  nature, 
le  nombre  et  l'importance  des  actes  de  vertu  qu'il  aura  faits 
sous  le  commandement  de  sa  charité,  selon  les  diverses  cir- 
constances de  sa  vie  mortelle.  ■  E.  Hugueny,  ().  1*.,  La  péni- 
tence, t.  i.  Somme  théologique,  édition  de  la  Revue  des 
Jeunes,  appendice  n,  p.  297-298. 

Les  textes  cités  plus  haut  et  le  clair  commentaire 
qu'en  fait  le  P.  Hugueny  montrent  qu'il  est  impossible 
de  faire  de  saint  Thomas  l'initiateur  d'une  doctrine 
qui  n'attribuerait  aux  mérites  revivifiés  qu'une  récom- 
pense accidentelle.  Panez  s'est  trompé  en  l'expliquant 
en  ce  sens.  In  IDm-IIx,  q.  xxiv,  a.  C>,  dub.  vi,  concl.  3, 
tout  comme  il  semble  bien  se  tromper  en  attribuant 
cette  opinion  à  tous  les  thomistes  antérieurs  à  François 
Vittoria.  Le  P.  Galtier  accueille  trop  facilement  ces 
assertions.  De  pœnitenlia,  Paris,  1923,  n.  507.  Suarez, 
plus  attentif,  déclare  n'avoir  jamais  rencontré  pareille 
opinion  chez  aucun  théologien.  Opusc,  v,  disp.  II, 
sect.  i,  n.  1.  Cf.  Chr.  Pesch,  De  sacramento  pœnilentiœ, 
n.  332. 

D'un  mot  on  peut  résumer  la  pensée  de  saint  Tho- 
mas :  le  degré  de  charité  est,  pour  l'âme  adulte,  la 
mesure  de  la  récompense;  les  mérites  sont  les  litres  à 


cette  récompense.  S'il  en  est  ainsi,  la  reviviscence  des 
mérites  s'explique  facilement.  Le  mérite  n'est  pas  tota- 
lement effacé  par  le  péché  mortel;  il  est  seulement  mor- 
tifié. La  justification  de  l'âme  rend  au  mérite  sa  valeur 
pour  le  ciel  ;  mais  le  degré  de  la  rétribution  sera  mesuré 
au  degré  de  grâce  rendue  â  l'âme.  Toutefois  les  mérites 
revivent  tous,  parce  épie  tous  demeurent  des  titres  â 
cette  rétribution.  Nous  trouverions  facilement  un 
terme  de  comparaison  élans  le  monde  matériel  des 
affaires.  Voici  les  actions  d'une  société  industrielle.  Au 
temps  d'une  première  prospérité,  ces  actions,  au  nomi- 
nal de  100  frs  par  exemple,  se  sont  élevées  en  bourse 
jusqu'au  cours  de  1  000  frs:  survient  une  crise,  la 
faillite  :  les  actions  tombent  à  0.  La  négociation  en 
bourse  devient  impossible.  Mais  bientôt  la  société  est 
renflouée;  les  actions  sont  cotées  de  nouveau  et  re- 
prennent de  la  valeur.  Mais  le  nouvel  état  de  la  société 
étant  bien  moins  florissant  qu'avant  la  chute,  les 
actions  sont  cotées  seulement  50  frs.  Pourtant  ce  sont 
les  mêmes  actions.  Ainsi  —  toutes  proportions  et  dis- 
semblances respectées  —  en  est-il  dans  le  domaine  des 
mérites.  Le  mérite  est  une  «  action  »,  titre  négociable 
pour  le  ciel.  Le  péché  mortel  réduit  â  0  la  valeur  ele 
cette  action,  laquelle  cependant  subsiste.  Le  renfloue- 
ment survient,  c'est-à-dire  la  justification;  mais  la 
valeur  d'échange  de  l'action  ele  meure  proportionnée 
au  nouveau  crédit  qu'offre  la  société  renflouée,  c'est-à- 
dire  au  elegré  ele  grâce  et  ele  charité  que  possède  l'âme 
ressuscitée  a  la  vie  surnaturelle.  Crédit  bien  moindre 
élans  le  cas  présent.  De  même  qu'avec  son  action  —  la 
même  action  —  qui  valut  jadis  1  000  1rs,  le  capitaliste 
n'obtiendra  plus  que  50  frs,  après  le  renflouement  de 
la  société  en  faillite,  ainsi  le  juste,  tombé  en  péché  mor- 
tel et  ressuscité  a  la  grâce  n'aura  plus,  avec  les  mêmes 
mérites  précédents,  qu'une  récompense  proportionnée 
à  la  vie  surnaturelle  diminuée  en  laquelle  il  ressuscite. 
Les  titres  demeurent  identiques,  leur  valenr  d'échange 
varie. 

2.  Les  thomistes.  —  Il  s'en  faut  que  tous  les  théolo- 
giens thomistes  aient  exposé  la  pensée  de  saint  Thomas 
d'une  façon  uniforme. 

a)  Les  anciens  commentateurs.  —  Les  anciens  com- 
mentateurs —  et  les  plus  illustres  -  ele  saint  Thomas 
l'ont  interprété  dans  le  sens  qu'on  a  pu  lire  ci-dessus. 
Capréolus,  In  1  Y""  Sent.,  dist.XIV,  q.n,  a.  1,  concl.  2; 
Panez,  loc.  cit.  :  Cajétan,  In  7/7um  part.  Sum.  S.  Tlwmœ, 
q.  lxxxiv,  a.  1,  distinguent,  dans  la  vie  éternelle  pro- 
mise comme  récompense  aux  mérites,  un  double  élé- 
ment :  1.  la  récompense  essentielle,  le  degré  plus  ou 
moins  élevé  ele  vision  béatiflque  dont  jouira  l'élu,  et 
2.  la  récompense  accidentelle,  les  autres  biens  qui  accom- 
pagneront cette  vision.  Le  pénitent  n'obtiendra  (pie  la 
récompense  essentielle  correspondant  au  degré  de  cha- 
rité auquel  sa  pénitence  l'aura  ramené,  au  moment  de 
la  mort.  Ce  degré  peut  être  inférieur  à  ce  lui  qu'il  avait 
avant  son  péché;  auquel  cas  il  jouira  néanmoins  de 
toute  la  récompense  accidentelle  méritée  par  ses  bonnes 
œuvres  d'avant  son  péché.  »  E.  Hugueny,  op.  cit., 
p.  280-287.  A  ces  grands  commentateurs,  on  peut  ajou- 
ter Sylvius,  Contenson,  Cano  (?),  Pierre  de  LaPallu, 
Gotti,  dans  leurs  commentaires  ele  la  Somme  ou  sur  les 
Sentences,  et,  parmi  les  thomistes  récents,  Pillot,De 
sacramenlis,  t.  il,  th.  x;  A.  d'Alès,  De  sacramento  pœ- 
nilentiœ, th.  xn,  p.  101  ;  Jannssens,  Summa  théologien, 
t.  ix  (De  gralia),  p.  497-498;  Lépicier,  De  pœnitenlia, 
p.  238,  et  De  gralia,  p.  424  sq.  ;  J.  Van  eler  Meersch, 
De  divina  gralia,  n.  213.  Inclinent  vers  cette  opinion 
Tanquerey,  Synopsis  thcologiœ  dogmalicœ,  t.  m,  n.  276  ; 
Van  Xoort-Verhaar,  De  pœnitenlia,  n.  115.  Récemment 
Hervé  s'y  est  rallié,  Manuale,  t.  iv,  Paris,  1937,  n.  326, 
ainsi  qu'implicitement,  à  propos  de  la  récompense  due 
aux  mérites  des  actes  «  rémittents  »,  le  P.  Noble,  O.  P., 
La  charité,  t.  i,  Somme  théologique,  édition  de  la  Re- 


2639 


REVIVISCENCE    DES     MERITES 


2640 


vue  des  Jeunes,  appendice  il,  p.  415-418.  Cf.  Th.  De- 
man,  ().  P.,  L'accroissement  des  vertus  dans  sain!  Tho- 
mas et  dtms  l'école  thomiste,  dans  le  Dictionnaire  de 
spiritualité  ascétique  et  mystique,  t.  i,  col.  lf>.'i. 

b)  Jean  de  Saint-Thomas.  —  Cet  auteur  accepte  le 
principe  thomiste  fondamental  :  reviviscence  des  mé- 
rites dans  un  degré  proportionné  au  degré  de  grâce  qui 
accompagne  le  retour  à  la  vie  surnaturelle.  Mais  il 
distingue  une  double  causalité  dans  les  dispositions  du 
pénitent.  Non  seulement  elles  appellent  un  certain 
degré  de  charité  nouvelle,  mais,  dans  cet  le  même  me- 
sure, elles  exigent,  en  outre,  la  reviviscence  de  la  cha- 
rité perdue  par  le  péché.  «  Le  pénitent  reçoit  donc 
d'abord,  selon  la  mesure  de  sa  contrition,  un  degré  de 
grâce  présente  correspondant  à  la  causalité  essentielle 
de  ses  nouvelles  dispositions,  puis  il  lui  est  en  plus 
rendu  un  degré  de  grâce  correspondant  à  la  causalité 
essentielle,  en  tant  qu'elle  n'est  pas  seulement  dispo- 
sition positive  à  la  nouvelle  grâce,  mais  cause  écar- 
tant l'obstacle  du  péché.  Si,  en  dehors  de  ce  degré  de 
grâce,  il  en  est  d'autres  qui  n'ont  pu  être  rendus  à 
cause  de  la  tiédeur  des  dispositions  du  pénitent,  ils 
seront  rendus,  quant  â  la  récompense  essentielle, 
aussitôt  que  le  pénitent  arrivera  à  une  ferveur  plus 
grande,  à  tout  le  moins  au  dernier  instant  de  la  vie.  » 
Cursus  Iheoloqicus,  t.  ix,  disp.  XXXVI,  a.  2.  «  Ainsi 
seraient  à  la  fois  sauvegardées  la  correspondance  de  la 
récompense  essentielle  avec  la  charité  et  la  restitution 
des  mérites  une  fois  acquis.  »  Et.  Hugueny,  op.  cit., 
p.  288;  cf.  II.  Noble,  op.  cit.,  p.  417.  Pour  prendre  un 
terme  de  comparaison  matériel,  supposons  que  le 
pécheur  rentre  dans  l'amitié  de  Dieu  avec  un  coeffi- 
cient de  ferveur  égal  à  8,  ce  coefficient  de  ferveur  lui 
donnera  8  degrés  de  grâce  en  tant  qu'effet  des  disposi- 
tions présentes,  auxquels  s'ajouteront  8  autres  degrés  de 
grâce,  en  tant  qu'effet  des  mérites  précédents,  qui 
désormais  peuvent  agir,  l'obstacle  du  péché  étant  levé. 
Si  ce  coefficient  est  inférieur  au  degré  de  la  ferveur  anté- 
rieure, l'action  des  mérites  antérieurs,  mortifiés  puis 
revivifiés,  pourra  se  faire  sentir  dans  une  proportion 
supérieure  au  fur  et  à  mesure  que  s'amélioreront  les 
dispositions  du  pénitent  :  et,  tout  au  moins  au  dernier 
moment  de  la  vie,  le  degré  primitif  de  ferveur  sera  récu- 
péré et,  par  conséquent,  récupérée  également  toute  la 
récompense  essentielle. 

c)  Gonet.  -  -  Comment  expliquer  cette  nécessité 
morale  de  revenir  au  degré  primitif  de  ferveur,  tout  au 
moins  au  dernier  moment  de  la  vie?  C'est  ici  que  Gonet 
tout  en  reprenant  substantiellement  la  thèse  de  Jean 
de  Saint-Thomas,  y  ajoute  une  légère  nuance  de  pré- 
cision, fondée  sur  l'idée  de  la  persistance  d'un  droit 
moral  à  l'intégrité  île  la  récompense  essentielle.  Nuance 
subtile  qui  transparaît  si  peu  dans  le  texte  de  Gonet, 
Clypeus,  t.  m,  tract,  v,  De  ptenitenlia,  disp.  Vf,  a.  2, 
n.  18-33,  que  certains  auteurs  pensent  pouvoir  la 
négliger  et  identifier  les  deux  opinions.  Cf.  Galtier, 
op.  cit.,  n.  507. 

«  Gonet,  distinguant  dans  le  mérite  le  droit  moral  à 
la  récompense  du  ciel  cl  l'augmentation  réelle  et  immé- 
diate de  la  grâce  sanctifiante,  enseigne  (pie  le  mérite 
n'obtient  jamais  d'augmentation  de  grâce  sancti- 
fiante, (pie  dans  la  mesure  permise  par  la  ferveur  crois- 
sante des  dispositions  du  pénitent.  Mais,  en  pins  du 
degré  de  ses  bonnes  dispositions  et  du  droit  â  la  récom- 
pense qui  correspond  â  cette  grâce,  il  recouvre  aussi 
une  partie  du  droit  moral  qu'il  avail  à  la  récompense 
du  ciel  avant  son  péché.  Cette  pari  es1  proportionnelle 

à  son  degré  de  contrition,  en  sorte  (pie,  s'il  se  relève 
avec  une  charité  moit  ié  moindre  (pie  sa  charité  d'avant 
le  péché,  il  ne  recouvrera   que  la  moitié  de  sou   droit 

pour  ses  lionnes  aci  ions  d'avant  le  péché.  1 1  recouvrera 

le  tOUt  quand  il  sera  remonté  â  son  premier  degré  de 
ferveur.  S'il  arrive  qu'il  ne  remonte  jamais  au  degré  de 


charité  correspondant  au  degré  du  droit  moral  recou- 
vré par  sa  pénitence,  il  recevra,  soit  à  l'heure  de  la 
mort,  soit  à  celle  de  son  entrée  au  ciel,  une  impulsion 
de  grâce  qui  lui  permettra  de  faire  l'acte  de  charité 
plus  fervent  requis  pour  le  degré  de  récompense  essen- 
tielle dû  â  ses  mérites  recouvrés.  »  fît.  Hugueny,  op. cit., 
p.  288-289.  Parmi  les  anciens  théologiens  auxquels  se 
réfère  Gonet,  il  faut  citer  Soto,  Nufio,  Alvarez,  Le- 
desma.  Hugon,  op.  cit.,  p.  560,  déclare  adhérer  à  l'opi- 
nion thomiste  représentée  par  D.  Soto,  Gonet, 
Billuart.  Il  est  difficile  de  retrouver  l'opinion  de  Gonet 
dans  l'exposé  d'Hugon,  qui  paraît  se  rapprocher  beau- 
coup plus  de  saint  Thomas  interprété  par  Capréolus, 
Cajétan   et  Billot. 

d)  D.  Solo.  Billuart.  —  Quant  à  Dominique  Soto  et 
à  Billuart,  il  semble  bien  —  tout  au  moins  Billuart  le 
réclame  —  qu'on  doive  leur  faire  une  place  encore  à 
part.  Pour  D.  Soto  les  mérites  revivifiés  ne  retrouvent 
leur  valeur  totale  qu'en  celui  qui,  par  la  pénitence, 
récupère  toute  la  grâce  perdue  par  le  péché.  Mais  si  la 
pénitence  reste  en  deçà  de  ce  qu'il  faut  pour  recouvrer 
l'intégralité  de  la  grâce  perdue,  la  valeur  des  mérites 
n'est  restituée  que  dans  une  mesure  proportionnelle  à 
la  restitution  même  de  la  grâce.  Il  n'est  pas  question, 
chez  D.  Soto,  d'une  reviviscence  totale  à  l'article  de  la 
mort.  In  /V'">  Sent.,  dist.  XVI,  q.  n,  a.  2.  —  Billuart 
déclare  que  cette  explication  «  lui  plaît  assez  »,  salis 
arridet.  De  saeramento  pasnitentiœ,  dissert.  III,  a.  5, 
§  2.  Mais  lui,  du  moins,  accepte  explicitement  que  les 
actes  «  rémittents  »  méritent  une  augmentation  de 
grâce,  de  charité  et  de  gloire,  non  certes  physiquement, 
mais  moralement  et  que  cette  augmentation  sera  accor- 
dée au  moment  de  l'entrée  dans  la  gloire,  l'âme  pro- 
duisant alors  un  acte  d'extraordinaire  ferveur.  De  cha- 
ritate,  dissert.  II,  a.  3. 

En  réalité,  toutes  ces  opinions  se  ressemblent  comme 
des  sœurs.  Les  Salmanticenses  les  ont  accueillies. 
Tract,  xvi,  de  merilo,  disp.  V.  Elles  sont  un  moyen 
terme  adopté  pour  combiner  l'opinion  de  saint  Tho- 
mas avec  l'opinion  des  théologiens  postérieurs  au  con- 
cile de  Trente,  thomistes  nouvelle  formule.  Au  moment 
même  de  la  justification,  les  mérites  revivent  tous,  mais 
ils  n'ont  actuellement  et  physiquement  qu'une  valeur 
de  gloire  proportionnée  au  degré  de  grâce  récupérée  : 
ainsi  le  principe  fondamental  du  thomisme  demeure 
sauf.  Mais  lesdits  mérites  ont,  pour  l'heure  de  l'entrée 
au  ciel  tout  au  moins,  une  valeur  morale  de  gloire 
répondant  au  degré  de  grâce  perdue  précédemment 
par  le  péché. 

Est-il  besoin  de  faire  observer  que  cette  deuxième 
assertion,  dont  Gonet  semble  le  père  légitime,  est  toute 
gratuite? 

2°  En  dehors  de  l'école  thomiste.  — ■  Ici  encore  il  est 
utile  de  distinguer  les  anciens  et  les  modernes,  posté- 
rieurs au  concile  de  Trente. 

1.  Les  anciens  théologiens.  —  Tous  se  tiennent  dans 
des  affirmations  assez  générales  ou  présentent  une 
explication  qui  s'apparente  à  celle  que  nous  avons 
proposée  comme  expression  authentique  de  la  pensée 
de  saint  Thomas.  Elle  se  trouve  indiquée  déjà  chez 
Alexandre  de  I  lalès,  Summa.  part.  IV,  q.  XII,  menib.  iv, 
a.  (3.  Albert  le  Grand,  In  /  V'""  Seul.,  dist.  XIV,  a.  21, 
édition  Beugnet,  t.  xxix,  Paris,  PI04,  p.  443,  ne  touche 
que  d'un  mot  la  présente  question  :  Opéra  morlificala 
co  modo  quo  morlua  fuerunl,  omnia  vivificanlur  per 
pwnitenliam  sequentem.  Il  est  donc  difficile  de  lui  attri- 
buer unv  explication  divergente  de  celle  de  saint  Tho- 
mas, ainsi  (pie  le  fait  Chr.  Pesch.  Saint  Bonavenlure 
n'est  guère  plus  explicite  dans  son  commentaire  In 
/V",".dist.  XIV, part.  II,a.2,q.  3.  Même  observât  ion 
pour  Pierre  de  Tarentaise,  In  /Y'"",  dist.  XXII,  q.  i, 
a.  1 ,  ad  4"'",  le  problème  n'étant  abordé  par  lui  qu'inci- 
demment à  propos  de  la  reviviscence  des  péchés.  Voir 


2641 


REVIVISCENCE     DES    MÉRITES 


2642 


plus  loin.  Richard  de  Médiavilla,  In  IVam,  dist.  XIV, 
a.  8,  q.  il,  tout  comme  Alexandre  de  Halès,  se  rap- 
proche de  saint  Thomas  et  envisage  la  double  récom- 
pense, essentielle  et  accidentelle,  comme  explication 
dernière  de  la  reviviscence  des  mérites. 

Une  mention  spéciale  doit  être  accordée  à  Duns  Scot 
■et  à  Durand  de  Saint-Pourçain. 

a)  Duns  Scot.  —  Duns  Scot  semble  bien  avoir  pré- 
paré les  voies  au  thomisme  moderne,  postérieur  au 
concile  de  Trente.  D'une  part,  il  affirme  comme  saint 
Thomas,  que  la  récompense  de  la  gloire  sera  propor- 
tionnée au  degré  de  grâce  et  de  charité  possédé  par 
l'âme  juste.  D'autre  part,  il  tient  que  tout  mérite  aura 
sa  récompense,  non  seulement  accidentelle,  mais  essen- 
tielle. Les  mérites  revivifiés  par  la  pénitence  sont  donc 
dans  cette  condition  :  omnia  Ma  opéra  prioru  revivis- 
cunt...  in  ordinc  ad  vilam  et  gloriam  œternam...  ;  nec  tan- 
ium  correspondet  operibus  meritoriis  gloriaet  prsemium 
occidentale,  sed  eliam  essentiale.  Report.  Paris.,  1.  IV, 
dist.  XXII,  n.  8.  Le  pénitent  converti  peut  donc  res- 
susciter à  la  vie  surnaturelle  avec  une  grâce  moindre 
que  celle  qu'il  avait  au  moment  de  sa  chute.  Sur  ce 
point,  la  pensée  de  Scot  est  ferme,  et  il  sépare  nette- 
ment, pour  l'instant  de  la  justilication  du  pécheur,  la 
condition  de  la  reviviscence  de  la  grâce  et  celle  de  la 
reviviscence  des  mérites  :  Cum  quodeumque  meritum 
merealur  (ut  credo)  augmentum  gratiœ,  quia  aliquem 
determinatum  gradum  gloriœ,  ad  queni  requiritur,  ut  dis- 
posilio  prœvia,  aliquis  gradus  gratiœ,  et  non  semper 
Deus  post  quemeumque  uclum  merilorium  au  geai  gra- 
tiam  proporlionalam  merito,  videlur  quod  augmentum 
debilum  meritis  remissis  reseroet  usque  ad  inslans  mor- 
tis.  In  IVum  Sent.,  dist.  XXI,  q.  i,  a.  9.  On  le  voit, 
c'est  exactement  la  position  de  Jean  de  Saint-Thomas. 
Scot  maintient  le  principe  thomiste  d'une  grâce  rendue 
proportionnellement  aux  dispositions,  mais  «  comme 
au  mérite  est  dû  non  seulement  une  récompense  acci- 
dentelle mais  encore  la  récompense  essentielle...,  il  faut 
que  tout  mérite  acquis  postérieurement  à  d'autres 
déjà  possédés  obtienne  un  nouveau  degré  de  gloire  qui 
lui  corresponde  »,  et  ici  il  rejoint  les  thomistes  récents 
et  les  théologiens  posttridentins.  Et  puisque  «  le  mérite 
n'entraîne  pas  toujours  immédiatement  un  degré  supé- 
rieur de  grâce  —  les  mérites  revivant  alors  que  la  grâce 
précédente  ne  revit  pas  toujours  »  —  Dieu  accordera  au 
moins  à  l'heure  de  la  mort  au  pénitent  justifié  de 
retrouver  la  grâce  nécessaire  pour  que  les  mérites 
trouvent  leur  récompense.  Dist.  XXII,  q.  un., a. 9.  Scot 
ajoute  ici  une  réflexion  assez  personnelle  :  «  Que  les 
méritent  revivent  et  pas  nécessairement  la  grâce,  cela 
paraît  assez  conforme  à  la  justice  :  la  grâce  antérieure 
était  uniquement  don  de  Dieu,  les  mérites  étaient  en 
quelque  façon  œuvre  de  l'homme,  et  c'est  pourquoi 
dans  l'acceptation  divine  ils  sont  toujours  saufs,  mais 
non  pas  la  grâce.  »  Id.,  ibid.,  édit.  Vives,  Paris,  1894, 
t.  xvin,  p.  715  b;  782  ab  ;  783.  Voir  l'exposé,  peut-être- 
un  peu  adouci,  de  la  pensée  de  Scot,  ici  même,  t.  iv, 
col.  1926. 

Certains  scotistes  pensent  que  les  mérites  pourront 
revivre  intégralement  pour  la  gloire  indépendamment 
de  la  grâce.  Cf.  Frassen,  Scotus  academicus,  t.  x,  Rome, 
1726,  De  pœnilentia,  tract,  i,  disp.  II,  q.  m,  iv. 

b)  Durand  de  Saint-Pourçain.  — La  position  de  Scot 
ne  lui  est  certainement  pas  particulière.  On  la  retrouve 
dans  un  texte  assez  bref  de  Durand,  où  Chr.  Pesch 
croit  trouver  déjà  la  théorie  qui  aura  si  grande  faveur 
chez  les  théologiens  jésuites  après  le  concile  de  Trente. 
En  réalité,  Durand  n'a  pas  parlé  différemment  de  Scot. 
Voici  d'ailleurs  son  assertion  :  Dato  quod  pœnilentia 
vivificat  priora  mérita  per  peccatum  morlificata,  non 
oportet  lamen  quod  restituai  œqualem  charilalem  (voilà 
la  tradition  thomiste),  quia  valor  merilorum  prœceden- 
tium  pensabilur  secundum  charilalem  in  qua  (acta  fue- 


runl,  et  non  secundum  charitatem  in  qua  pœnilens  resur- 
git. In  Illam  Sent.,  dist.  XXXI,  q.  n,  ad  3um,  Lyon, 
1586,  p.  600  b. 

2.  L'école  jésuite  moderne  et  les  théologiens  qui  s'y 
apparentent.  —  Les  théologiens  dont  nous  venons  de 
parler,  ainsi  que  les  thomistes  récents  depuis  Jean  de 
Saint-Thomas,  semblent  avoir  voulu  faire  une  concilia- 
tion entre  deux  doctrines.  Dans  l'école  jésuite  (sans 
que  cependant  s'y  rallient  tous  les  théologiens  de  la 
Compagnie)  et  chez  les  théologiens  qui  s'y  apparentent, 
c'est  la  doctrine  de  la  reviviscence  des  mérites  quant 
à  leur  pleine  valeur  pour  la  gloire  essentielle  qui  l'em- 
porte. La  doctrine  de  la  proportion  de  la  grâce  aux 
dispositions  du  sujet  ne  vaut  plus  et  pour  la  grâce  et 
les  vertus  récupérées  et,  à  plus  forte  raison,  pour  la 
valeur  des  mérites  revivifiés.  En  ce  qui  concerne  la 
grâce  et  les  vertus  récupérées,  voir  ci-dessus,  col.  2632. 
a)  Exposé.  - —  Les  auteurs  sont  ici  les  mêmes  que 
dans  le  paragraphe  précédent,  pour  la  reviviscence  de 
la  grâce  et  des  vertus.  Le  fondement  du  système, 
«  c'est  que  la  reviviscence  des  mérites  n'est  pas  suffi- 
samment assurée,  si  la  récompense  essentielle  est  me- 
surée au  degré  de  perfection  de  la  contrition  du  péni- 
tent ou  à  celui  de  l'acte  de  charité  qu'il  fait  au  jour  de 
sa  conversion.  Même  au  cas  où  cet  acte  de  charité 
serait  plus  fervent  que  ceux  d'avant  le  péché,  ceux-ci 
seraient  sans  récompense,  puisque  l'acte  plus  fervent 
mériterait,  à  lui  seul,  la  récompense  essentielle  qui  lui 
convient.  »  Et.  Hugueny,  op.  cit.,  p.  287. 

Fidèles  au  principe  de  l'accroissement  de  la  grâce 
par  addition,  ces  théologiens  déclarent  qu'il  n'y  a  plus 
lieu  de  distinguer  entre  actes  méritoires  intenses  et 
actes  méritoires  moindres  ou  «  rémittents  »,  inlcnsi, 
remissi.  Tout  acte  méritoire,  quel  qu'il  soit,  apporte 
quelque  nouvelle  richesse  au  trésor  de  l'âme,  et  ce  sont 
ces  richesses  totalisées  qui,  à  l'heure  de  la  mort,  repré- 
sentent le  degré  de  sainteté  et,  par  conséquent,  de 
gloire  auquel  est  parvenu  le  chrétien  fidèle.  Dans  celte 
opinion,  le  péché  ne  fait  qu'interrompre  la  totalisation. 
Aussitôt  l'âme  rendue  à  la  vie  de  la  grâce,  la  thésauri- 
sation reprend  et  s'accroît.  Nous  avons  lu  plus  haut, 
col.  2033,  le  raisonnement  de  Suarez  concernant  l'ac- 
croissement de  la  grâce  dans  l'âme  du  pécheur  qui 
tombe  et  qui  se  relève.  Le  raisonnement  vaut  pour  le 
mérite.  A  chaque  absolution,  les  mérites  passés  revivent 
comme  la  grâce  et  les  vertus  elles-mêmes  et  le  pécheur 
converti  y  ajoute  le  nouveau  mérite  de  sa  conversion. 
Pour  Suarez  et  son  école,  «  le  mérite  est  considéré 
comme  une  monnaie  d'achat,  sans  autre  relation  de  la 
récompense  avec  l'œuvre  bonne  que  celle  de  la  quan- 
tité de  mérite  fixée  par  la  promesse  de  Dieu  à  chaque 
œuvre  méritoire,  en  fonction  de  sa  valeur  absolue  ou 
relative.  Le  mérite  final  est  le  résultat  de  l'addition 
matérielle  de  tous  les  mérites  attachés  à  chaque  acte 
particulier.  Supposons  un  homme  qui  aurait  posé  une 
succession  d'actes  de  charité  représentable  par  le 
schéma  suivant  :  1,  1,  2,  2,  3,  3,  2,  1,  4,  5,  7,  1,  puis 
interruption  par  le  péché  mortel  et  reprise,  après 
conversion,  d'une  nouvelle  série,  2,  3,  4,  2,  5,  3.  Cet 
homme  recevrait  un  degré  de  vision  béatifîquc  repré- 
sentable par  le  total  de  tous  ces  chiffres,  soit  par  51, 
quel  que  soit  le  degré  de  sa  vertu  de  charité  au  moment 
de  sa  mort.  »  Hugueny,  op.  cil.,  p.  295-296. 

b)  Les  arguments.  —  P.  Galtier  les  a  présentés 
d'une  manière  remarquable,  De  pœnilentia,  n.  569-573. 
Il  distingue  les  arguments  directs  et  les  arguments 
indirects  : 

Arguments  directs  :  1.  Le  concile  de  Trente  enseigne 
qu'aux  œuvres  méritoires  est  due  en  justice  leur  récom- 
pense. La  seule  condition  posée  est  lu  mort  en  état  de 
grâce.  Si  les  mérites  n'étaient  pas  récompensés  selon 
leur  pleine  valeur,  le  texte  conciliaire  serait  difficile- 
ment intelligible.  2.  L'idée  même  de  la  reviviscence 


2G43 


REVIVISCENCE    DES    PECHES 


2644 


implique  que  les  mérites  revivifiés  doivent  récupérer 
toute  leur  ancienne  efficacité.  3.  Le  péché  étant  par- 
faitement remis,  on  ne  comprendrait  pas  qu'il  en  restât 
un  effet  au  ciel,  c'est-à-dire  une  gloire  moindre.  Voir  la 
discussion  de  ces  arguments  dans  Billot,  De  sacramenlis 
t.  ii,  p.  119-121,  et  dans  Galtier,  op.  cil.,  p.  4  11. 

Arguments  indirects:  réfutation  de  l'autre  opinion. 
1.  11  est  impossible  que  les  mérites  revivent  seulement 
quant  à  leur  récompense  accidentelle.  (Nous  savons 
que  Suarez  déclare  n'avoir  jamais  rencontré  cette  opi- 
nion.) 2.  Il  serait  injuste  qu'ils  revivent  pour  une 
récompense  essentielle  possédée  indistinctement  à  des 
titres  distincts,  ("est  l'argument  que  nous  avons  rap- 
pelé en  exposant  le  fondement  du  système,  col.  2636. 
En  étudiant  de  près  ces  arguments,  on  s'apercevra  bien 
vite  qu'ils  n'apportent  pas  de  raison  décisive  contre 
l'opinion  de  saint  Thomas. 

Nous  sommes,  en  réalité,  en  présence  de  deux  concep- 
tions théologiques  de  l'œuvre  méritoire  :  celle  de 
saint  Thomas,  pour  qui  le  mérite  est  un  titre  à  la  gloire, 
titre  dont  la  valeur  se  mesure  au  degré  de  grâce  et  de 
charité  du  sujet  méritant  ;  celle  de  Suarez.  pour  qui  le 
mérite  est  une  disposition  à  la  grâce  et  à  la  gloire,  dis- 
position dont  la  valeur  est  absolue  et  doit  être  réalisée. 
La  solution  des  thomistes  récents  et  de  Scot  s'efforce 
de  concilier  les  deux  points  de  vue,  niais  elle  introduit 
un  élément,  dont  le  moins  qu'on  puisse  dire  est  qu'il 
représente  une  anomalie  psychologique  :  cette  dispo- 
sition supérieure  qui  interviendra  nécessairement  dans 
l'âme,  tout  au  moins  a  l'heure  de  la  mort. 

En  matière  si  délicate,  où  l'on  peut  craindre  les 
écarts  d'imagination,  où  l'on  doit  surtout  être  con- 
vaincu des  insuffisances  de  notre  raison,  même  éclairée 
par  la  foi,  il  est  prudent  de  ne  porter  aucun  jugement 
absolu.  Pratiquement,  il  semble  que  s'en  tenir  à  l'opi- 
nion plus  sévère  de  saint  Thomas  et  des  anciens  théo- 
logiens, c'est  la  seule  manière  de  n'avoir  pas  de  sur- 
prise  dans  l'au-delà.  Au  moment  où  elle  bénit  pour  la 
dernière  fois  le  cadavre  de  ses  enfants,  l'Église  prie  le 
Dieu  de  miséricorde  «  de  ne  point  entrer  avec  son  ser- 
viteur en  des  comptes  trop  rigoureux  ».  Non  intres  in 
judicium  cum  servo  luo,  Domine.  Voilà  qui  nous  met 
assez  loin  de  la  comptabilité  par  doit  et  avoir  qui  se 
trahit  en  trop  d'auteurs  modernes.  «  Il  faut  prendre 
garde,  en  pareille  matière,  de  donner  trop  d'importance 
à  l'argument  de  consolation,  en  adoptant  une  opinion, 
simplement  parce  qu'elle  est  plus  consolante.  La  vraie 
consolation  est  celle  qui  ne  s'appuie  pas  sur  des  ima- 
ginations, mais  sur  la  vérité  dont  il  est  écrit  :  La  vérité 
du  Seigneur  demeure  éternellement.  »  Billot,  De  sacra- 
menlis, t.  il,  p.  120-121. 

On  consultera  .'  1°  Solution  de  saint  Thomas-Danez  et  des 
anciens  thomistes  :  les  auteurs  eux-mêmes,  aux  endroits  indi- 
qués au  cours  de  l'article.  Parmi  les  contemporains  :  Billot, 
De  oirtulibiis  infusis  (édil .  de  L905),  prolegomenon,  §  1,  n.  2; 
S  2,  n.  2,  p.  25-29,  44-45;  De  sacramentis,  t.  u  (édit.  de  1922), 
p.  104-121  ;  lie  gratin  ledit,  de  11)12),  th.  xii.  s-  II,  p.  2S.V288; 
I.êpicier,  De  pœnitentia,  q.  vi,  p.  219-245;  A.  d'Alès,  De 
sacramenio  pœnitenlim,  c.  v,  th.  mi;  Jannssens,  De  gratia 
Jiei  et  Cliristi,  Frlbourg-en-B.,  1021,  p.  497-498;  Hervé, 
Manuale,  t.  iv,  n.  325-326  (niais  simplement  l'édition  de 
1937)  et  même  Hugon,  nonobstant  son  affirmation  de  fidé- 
lité à  Gonet,  Traclatus  dogmatici,  t.  m,  p.  554-564.  On  con- 
sultera  également    Et.   Hugueny,   O.   1'..   I ■<•  pénitence,  t.  i, 

Somme  thiologique,  édit.  de  la  Re»ue  des  Jeunes,  appen 
dice  n;   H.-D.  Noble.  O.  P.,  La  charité,  t.  i   (id.),  notes  47, 

50,  p.  28l>,   287,  et   appendice   n,  S  2,  Le  proi/rcs  de   la  chu 

riie.  p.  393-421;   Th.   Deman,  o.  1'.,   L'accroissement  des 

ocrtiis   dans  sailli   Thonais  cl  dans  l'École  thomiste,   dans  le 

Dictionnaire  de  spiritualité  ascétique  et  mystique,  l .  i.  col.  138- 
150;  Ami  </«  clergé,  1932,  i>.  358-363;  1933,  p.  247.  2.">2.  Voir 

aussi  c  rd.  Van  Hoey,  De  lirtute  charilatis,  Malines,  1929, 
q.  'i,  c.      . 

2°  Solution  moyenne  (le  Scoi,  -Jean  de  Saint-Thomas,  Gonet, 
Billuart:  voir  les  références  au  cours  de  l'article.  Cette  opi- 


nion hybride,  aujourd'hui  délaissée,  n'a  plus  qu'un  intérêt 
rétrospectif.  On  consultera  surtout  Gonet,  Clypeus,  t.  VI, 
Paris,  1876,  Tractalus  de  pœnitentia,  disp.  VI,  a.  1  et  2  (n.  1 
à  01);  Billuart,  Cursus  Iheologiœ,  t.  ix,  Paris,  1878,  Tractalus 
de  sacramenio  pœnitentia;,  dissert,  ni,  a.  4  et  5;  Salmanti- 
censes,  tract,  xvi,  De  gratin,  disp.  V,  dub.  un.,  a.  6. 

3°  Solution  suarézienne,  communément  adoptée  dans  l'école 
jésuite.  —  La  lecture  de  l'opuscule  v  de  Suarez  s'impose  : 
Rcleciio  de  revwisceniia  meritorum  (édition  Vives,  t.  ix).  Voir 
également  les  autres  auteurs  cités  au  cours  de  l'article.  Outre 
les  traités  De  p  enilcnliade  De  Augustinis,  De  San,  Palmieri, 
l.ercher,  Huarte,  le  trait é De  gralia  de  Mazzclla,  on  consultera 
spécialement  Chr.  Pesch,  Prœlectioncs  dogmatiae,  t.  vu, 
De  sacramenio  pœnitcntiœ,  n.  31C,  344,  et  P.  Galtier,  De 
pœnitentia,  Paris,  1923,  p.  560-57G.  Ces  deux  auteurs  s'eftor- 
cent  de  s'abriter  sous  l'autorité  de  saint  Thomas  ou  tout  au 
moins  d'en  infirmer  la  portée.  Voir  également  X.  Gihr,  Les 
sacrements  de  l'Église  catholique,  trad.  française,  t.  IV. 

IV.  Reviviscence  des  péchés.  —  «  La  reviviscence, 
après  une  chute,  des  péchés  déjà  pardonnes,  constitue 
une  question  que  l'on  pourrait  dire  «classée  «en  théo- 
logie depuis  des  siècles.  »  J.  de  Ghellinck,  La  revivis- 
cence des  péchés  pardonnes,  dans  Nouvelle  revue  théo- 
logique,  1909,  p.  400.  Aussi  la  traiterons-nous  au  seul 
point  de  vue  historique.  On  peut  distinguer  trois  pé- 
riodes :  1°  Avant  saint  Thomas;  2°  L'œuvre  de  saint 
Thomas;  3°  Les  spéculations  postérieures  à  saint 
Thomas. 

/.  avaxt  Saint  thomas.  —  1°  Comment  se  posait 
le  problème?  — •  Aucune  exposition  ne  vaut  celle  de 
Pierre  Lombard,  Sent.,  1.  IV,  dist.  XXII,  c.  i,  édit.  de 
Quaracchi,  t.  n,  p.  885-888. 

«  On  vient  d'affirmer,  en  s'appuyant  sur  de  nom- 
breuses autorités,  que  par  une  sincère  contrition  de 
cœur  les  péchés  sont  remis  avant  toute  confession  et 
satisfaction,  môme  à  celui  qui  peut-être  retombera  dans 
son  crime.  On  demande  donc  si,  méprisant  de  se  con- 
fesser après  avoir  eu  la  contrition,  ou  encore  retombant 
dans  son  péché  ou  dans  un  péché  semblable,  le  péni- 
tent verra  ses  péchés  passés  revivre.  De  cette  question 
la  solution  est  obscure  et  incertaine,  les  uns  affirmant, 
d'autres  niant  que  les  péchés  passés  revivent  ultérieu- 
rement quant  à  la  peine. 

Ceux  qui  tiennent  pour  la  reviviscence  des  péchés 
quant  à  la  peine  invoquent  un  certain  nombre  de  té- 
moignages : 

S.  Ambroise  (en  réalité  l'Ambrosiaster)  :  Donale  invi- 
cem,  si  aller  in  iilterum  peccel;  alioquin  Deus  repetit 
dimissa.  Si  enim  in  his  contemptus  jucril,  sine  dubio 
revocahil  senlcnliam,  per  quam  miscrirordiam  dederal, 
sicul  in  Evangelio  de  servo  nequam  legilur,  qui  in  con- 
servum  suum  impius  deprehensus  est  (cf.  Matth.,  xvm, 
33).  Di  episl.  ad  Eph.,  iv,  32,  P.  L.,  t.  xvu  (1845), 
col.  393. 

Raban  Maux  (?)  :  Nequam  servum  tradidit  Deustorto- 
ribus,  quoadusque  redderel  universum  debilum;  quia  non 
solum  peccala,  quœ  posl  baplismum  homo  egit,  repula- 
bunlur  ci  ad  pœnam,  sed  etiam  peccata  originalia,  quœ 
in  bapiismo  ci  sunt  dimissa.  Le  texte  se  trouve  dans  Gra- 
tien,  Décret,  eau.  Si  Judas,  1,  De  ptciulentia,  dist.  IV. 

S.  Grégoire  :  Ex  diclis  CL'angclicis  constat  quia,  si  ex 
corde  non  dimillimus  quod  in  nos  delinquilur,  et  hoc  rur- 
sum  cxigilur,  quod  juin  nobis  per  pœnilenliam  dimissum 
fuisse  gaudebamus.  Diul.,  1.  IV,  c.  i.x,  P.  L.,  t.  lxxvii, 
col.  429.  Dans  C.ralien,  can.  Constat  ex  diclis,  2,  De 
psenitentia,  ibid. 

S.  Augustin  :  Dicit  Deus  :  «  Dimille,  cl  dimillelur  tibi 
(Luc,  vi,  37)  »;  sed  ego  prius  dimisi,  dimille  vel  poslea. 
Nom  si  non  dimiscris,  revocabo  le,  cl  quidquid  dimise- 
ram,  replicabo  te.  Serm.,  lxxxiii,  c.  vi,  n.  7.  Dans  Gra- 
tien.  can.  Dicit  Dominas,  3,  ibid. 

Le  même  (?)  :  Qui  divini  beneficii  oblilus,  suas  vult 
vindicare  injurias,  non  solum  de  futuris  peccatis  veniam 
non  merebilur,  sed  etiam  prœterita,  quœ  juin  sibi  dimissa 
credcbal,  ad  vindictam  ei  replicabuntur.  Ne  se  trouve 


2645 


REVIVISCENCE    DES    PECHES 


2646 


pas  textuellement  dans  saint  Augustin,  quoique  le  ser- 
mon cité  précédemment  contienne  quelque  chose 
d'approchant.  Dans  Gratien,  ibid.,  can.  4,  Qui  divini. 

Bède  le  Vénérable  :  «  Revertar  in  domum  meam  » 
(Luc,  xi,  24),  Timendus  est  iste  vers iculus, non  exponcn- 
dus,  ne  culpa,  quam  in  nobis  exslinclam  credebamus,  per 
incuriam  nos  vacantes  opprimât.  In  evang.  Lucie,  1.  IV, 
c.  xi,  ?.  24.  Dans  Gratien,  ibid.,  can.  5,  Revertar  in 
domum. 

Le  même  :  Quemcumque  enim  post  baptisma  sive 
pravitas  hœretica,  seu  mundana  cupiditas  arripueril, 
mox  omnium  proslernet  in  ima  viliorum.  Ibid.,  f.  26. 
Dans  Gratien,  ibid.,  can.  6,  Quœcumque  enim. 

S.  Augustin  :  Redire  dimissa  peccata,  ubi  fralerna 
caritas  non  est,  apertissime  Dominus  in  evangelio  docel 
in  illo  servo,  a  quo  Dominus  dimissum  debilum  peliit,  eo 
quod  ille  conservo  suo  debilum  nollet  dimittere.  De  bap- 
tismo  contra  donalistas,  1.  I,  c.  xn,  n.  20.  Dans  Gratien, 
dist.  VI,  De  consecralione,  can.  41,  Quomodo  exaudit, 
§6. 

Telles  sont  les  autorités  sous  lesquelles  s'abritent 
ceux  qui  enseignent  la  reviviscence  des  péchés,  en  cas 
de  rechute. 

Les  adversaires  objectent  :  il  semble  injuste  de 
punir  à  nouveau  quelqu'un  pour  un  péché  dont  il  a 
déjà  fait  pénitence  et  obtenu  le  pardon.  Si  encore  il 
était  puni  pour  avoir  péché  et  ne  s'être  pas  amendé,  il 
y  aurait  apparence  de  justice  ;  mais,  dès  lors  qu'on  sup- 
pose le  pardon  déjà  accordé,  c'est  une  injustice  sans 
apparence  de  justice. En  ce  cas,  Dieu  semble  juger  deux 
fois  le  même  cas  et  provoquer  une  double  Iribulation,  ce 
qui  est  nié  par  l'Écriture  (cf.  Nahum,  i,  9). 

A  cet  argument  on  peut  répondre  qu'il  n'y  a  pas  ici 
double  tribulution  et  que  Dieu  ne  juge  pas  deux  fois 
le  même  cas.  11  en  irait  de  la  sorte  si,  après  une  satis- 
faction convenable,  et  une  peine  suffisante,  le  pécheur 
était  derechef  puni;  mais  celui  qui  ne  persévère  pas 
dans  sa  conversion  n'a  satisfait  ni  dignement  ni  suffi- 
samment. 11  aurait  dû,  en  effet,  garder  continuelle- 
ment le  souvenir  de  sa  faute,  non  pour  commettre, 
mais  pour  éviter  le  péché;  il  aurait  dû  ne  pas  oublier 
toutes  les  grâces  reçues  de  Dieu  (cf.  ps.  en,  2),  aussi 
nombreuses  que  nombreux  sont  les  péchés  pardonnes. 
Il  aurait  dû  réfléchir  que  les  dons  de  Dieu  furent  aussi 
nombreux  que  ses  propres  misères  et  rendre  grâce  pour 
eux  jusqu'à  la  fin.  Mais,  parce  qu'il  fut  ingrat  et  est 
retourné,  comme  un  chien,  à  son  vomissement  (cf.  II  Pet., 
ii,  22),  il  a  frappé  de  mort  toutes  ses  bonnes  actions 
antérieures,  et  a  fait  revivre  son  péché  pardonné. 
Ainsi  à  celui-là  même  à  qui  Dieu  avait  pardonné  parce 
qu'il  s'était  humilié,  Dieu  impute  de  nouveau  le  péché, 
parce  qu'il  s'élève  et  se  montre  ingrat. 

Mais  parce  qu'il  paraît  déraisonnable  d'imputer  de 
nouveau  des  péchés  déjà  pardonnes,  il  semble  préfé- 
rable à  certains  auteurs  d'affirmer  que  personne  n'est 
puni  de  nouveau  en  raison  de  péchés  une  fois  pardon- 
nes. Si  donc  les  péchés  remis  sont  dits  revivre  et  être 
derechef  imputés,  c'est  simplement  parce  que  l'ingra- 
titude fait  retomber  le  coupable  dans  l'état  de  péché, 
comme  il  était  auparavant. 

Tel  est  l'exposé  du  Maître  des  Sentences,  lequel  n'ose 
conclure,  laissant  au  lecteur  le  soin  de  choisir  entre  les 
deux  opinions.  Dans  la  pratique  il  semble  bien  que 
beaucoup  de  confesseurs  imposaient  le  plus  sur.  De  là, 
à  certaines  époques,  ces  réitérations  de  eonfes;ion,  ces 
confessions  générales  répétées,  et  aussi  peut-être  ces 
formules  très  larges  d'accusation  dont  on  a  traité  plus 
ou  moins  en  détail  à  l'art.  Pénitence,  voir  t.  xn, 
col.  924-925;  931. 

2°  Comment  les  théologiens  résolvaient  le  problème?  — 
1 .  La  solution  affirmative  :  les  péchés  revivent  quant  à  la 
faute.  —  C'est  la  solution  d'Hugues  de  Saint-Victor, 
dans  le  De  sacramenlis,  1.  II,  part.  XIV,  c.  ix,  P.  L., 

DICT.     DE    THÉOL.    CATHOL. 


t.  clxxvi,  col.  570-578.  Solution  qui  n'est  ni  une  injus- 
tice réelle,  ni  même  sans  apparence  de  justice.  S'il  est 
juste  de  pardonner  les  péchés  passés  en  raison  de  la 
pénitence  qui  les  suit,  pourquoi  les  péchés  remis  par  la 
pénitence  antérieure  ne  revivraient-ils  pas  en  raison  de 
la  faute  postérieure  à  la  pénitence?  Col.  573.  Et  c'est 
déjà  un  grand  bienfait  d'avoir  eu  la  rémission  du  péché 
tant  que  dura  la  pénitence.  Col.  576. 

L'auteur  de  la  Summa  Senlenliarum  est  moins  afiir- 
matif,  quoique  cependant  pas  absolument  opposé  à  la 
reviviscence  des  péchés.  Il  rapporte  quelques-uns  des 
arguments  pour  et  contre  que  nous  avons  lus  chez 
Pierre  Lombard  et  conclut  qu'il  lui  semble  plus  pror 
bable  d'affirmer  que  Dieu  ne  punira  pas  deux  fois  le 
même  péché,  mais  que,  en  raison  de  l'ingratitude  conte- 
nue dans  les  péchés  postérieurs,  il  punira  ceux-ci  plus 
sévèrement.  Ceux  qui  parlent  d'une  reviviscence  pro- 
prement dite  des  péchés,  veulent  simplement  inculquer 
la  terreur  du  péché  :  ad  terrorem  diclum  esse  videtur.  Et 
cependant,  conclut-il,  non  negamus  quin  Deus,  si  dis- 
tricle  vellet  agere,  posset  juste  pro  eisdem  punire  quœ  ipse 
prius  dimiserat...  sed,  quoniam  in  Dca  non  est  justitia 
sine  misericordia,  verisimilius  est  ut  non  ullerius  pro 
dimissis  puniat.  Part.  II,  tract.  VI,  c.  xm,  ibid., 
col.  151. 

2.  La  solution  négative.  —  Nous  venons  de  la  voir 
présentée  comme  plus  vraisemblable  par  l'auteur  de  la 
Summa  Sentenliurum. 

a)  Abélard  s'y  rallie  en  rejetant  d'un  mot  l'inter- 
prétation de  la  parabole  des  deux  serviteurs  dans  le 
sens  de  la  reviviscence  des  péchés,  cum  id  plane  Apos- 
lolus  in  sequentibus  contradicat  dicens  sine  pœnilenlia 
esse  dona  Dei  et  vocationem  (Rom.,  xi,  29).  Exposilio  in 
epist.  Pauli  ad  Romanos,  1.  II,  c.  v,  P.  L.,  t.  clxxviii, 
col.  861  D.  11  insiste  de  nouveau  sur  l'impossibilité 
d'une  double  punition  infligée  par  Dieu  aumême péché, 
s'appuyant  sur  Nahum,  i,  9.  Id.,  col.  872  B.  Abélard 
avait  annoncé,  col.  864,  qu'il  traiterait  cette  question 
suo  loco  plus  diligemment.  Au  commentaire  de  Rom., 
xi,  29,  1.  IV,  col.  936  BC,  il  n'y  a  pas  la  moindre  allu- 
sion au  sujet.  En  définitive,  Balzer  s'est  donc  trompé  en 
rangeant  Abélard  parmi  les  partisans  de  la  revivis- 
cence des  péchés.  Die  Scnlenzen  des  Petrus  Lombard, 
Leipzig,  1901,  p.  145,  n.  6. 

b)  Gratien  traite  de  la  reviviscence  des  péchés 
dans  la  deuxième  partie  du  Décret,  caus.  XXXIII, 
q.  m,  dist.  IV  (=  De  pœnit.,  dist.  IV),  Friedberg, 
col.  1228  sq.  11  rapporte  d'abord  l'opinion  affir- 
mative qui  se  fonde,  dit-il,  tout  d'abord  sur  ces  mots 
du  prophète  :  In  memoriam  redeal  iniquitas  patrum 
ejus,  ps.  cvin,  14,  et  sur  cette  apostrophe  au  mau- 
vais serviteur,  Serve  nequam,  omne  debilum  dimisi 
tibi,  etc.  (Matth.,  xvin,  32).  On  retrouve  ensuite  les 
autorités  patristiques  dont  s'est  inspiré  Pierre  Lom- 
bard, avec  l'addition  de  deux  textes  de  saint  Augustin  : 
le  début  du  canon  Si  Judas,  emprunté  à  VEnarratio  in 
ps.  cvin,  n.  15,  P.  L.,  t.  xxxvn,  col.  1437,  et  un  texte 
emprunté  à  la  q.  xlii  in  Deuleronomium  :  peccalum 
quod  ex  Adam  conlrahilur  lemporaliler  rcddilur,  quiu 
omnes  propler  hoc  moriunlur,  non  aulem  in  œternum  eis, 
qui  fuerint  per  graliam  spiritualiler  regeneruti,  in  eaque 
permanserinl  usque  in  finem.  Quœst.  in  Heplaleuchum, 
1.  V,  P.  L.,  t.  xxxiv,  col.  765. 

Gratien  nous  renseigne  ensuite  sur  une  opinion  qui 
doit  avoir  eu,  vers  1140,  un  certain  nombre  de  repré- 
sentants, mais  qui  ne  laisse  pas  de  trace  chez  Pierre 
Lombard  ni  chez  la  plupart  de  ses  contemporains. 
Nous  retrouverons  d'ailleurs  cette  opinion  réfutée 
dans  la  Somme  de  saint  Thomas.  Les  péchés  qui  doivent 
revivre  dimillunlur  secundum  justiliam,  sed  non  secuib- 
dum  prœscientiam,  col.  1230.  Cf.  saint  Thomas,  Sutn. 
theol.,  IIIa,  q.  lxxxviii,  art.  1.  Gratien  lui  accorde  une 
longue  dissertation  qui  va  du  c.  vin  au  c.  xn,  col.  1230- 

T.  —  XIII.  —  84. 


2  04  7 


REVIVISCENCE    DES    PÊCHES 


2648 


1234.  Toutefois,  clans  la  seconde  partie  de  cette  disser- 
tation (IVa  pars,  col.  1232),  Gratien  envisage  plus  spé- 
cialement le  cas  d'une  rémission  complète  du  péché 
pardonné,  qui  permettrait  au  pénitent  converti  d'en- 
trer au  ciel  s'il  mourait  en  cet  état  de  grâce  recouvré, 
mais  qui  revivra  secundum  prœscientiam,  précisément 
parce  que  la  mort  ne  se  produira  pas  en  de  telles  condi- 
tions, ("est  plutôt  la  question  de  la  persévérance  finale 
et  de  la  prédestination  in  libro  vilee  qui  est  ici  agitée, 
c.  ix-xii. 

Enfin,  dans  la  cinquième  partie,  Gratien  envisage 
l'opinion  négative  :  les  péchés  pardonnes  ne  revivent 
pas.  En  faveur  de  cette  solution,  il  invoque  l'autorité 
de  saint  Grégoire  —  en  réalité  il  s'agit  d'un  texte  de 
la  Glose  ordinaire  sur  Ex.,  c.  xxxiv,  7,  partiellement 
reproduit  de  saint  Grégoire,  Moralium,  1.  XV,  C.  xxii 
(lisez  c.  li,  n.  57,  P.  L.,t.  lxxvi,  col.  1110  C)  —  et  de 
saint  Prosper  :  Qui  [enim  ]  recedil  a  Christo  et  alienus  a 
gratia  finit  liane  vitam,  quid  nisi  in  perditionem  cadit? 
Scd  non  in  id  quod  remissum  est  recidit,  nec  in  originali 
peccalo  damnabitur,  qui  (amen  propler postremacrimina, 
ea  morle  afjlcielur,  quœ  ei  propler  Ma  quœ  remissa  sunt 
debebalur,  Responsiones  ad  capitula  objeetionum  Gallo- 
rum,  part.  I,  c.  n,  P.  L.,  t.  li,  col.  158  B.  Gratien  fait 
observer  que  la  fin  de  ce  texte  semble  contredire  le 
début.  Friedberg,  col.  1230.  La  sixième  partie  ren- 
ferme la  conclusion  de  Gratien  :  l'opinion  négative  lui 
paraît  favorabilior,  tant  en  raison  des  autorités  sur  les- 
quelles elle  s'appuie,  que  des  arguments  qui  en  dé- 
montrent le  bien-fondé  avec  une  raison  «  plus  évidente  ». 
Ici.,  c.  c.  Les  autorités  invoquées  sont  Ez.,  xvm,  24, 
avec  le  commentaire  qu'en  fait  saint  Grégoire,  In 
Ezech.,1.  I,  homil.  xi,  n.  21,  P.  L.,  t.  lxxvi,  col.  914  BC  ; 
cf.  homil.  iv,  n.  10,  col.  820  D;  II  Pet.,  n,  20; 
Heb.,  vi,l;Os.,  vu,  13  sq.  Col.  1236-1237.  La  septième 
et  dernière  partie  explique  en  quel  sens  les  enfants 
sont  parfois  dits  être  punis  pour  les  péchés  de  leurs 
pères,  Osée,  vu,  2,  et  utilise  principalement  le  com- 
mentaire de  saint  Jérôme  sur  Osée,  (ou  plus  exacte- 
ment la  Glose  ordinaire).  Col.  1237-1238.  Cf.  S.  Jérôme, 
Comment,  in  Oseam  prophelam,  1.  II,  c.  vu,  P.  L., 
t.  xxv,  col.  915-916. 

c)  Gandulphe  de  Bologne  est  partisan  de  l'opinion 
négative,  mais  d'une  façon  plus  nette  que  Gratien  et 
surtout  que  Pierre  Lombard.  Sur  l'antériorité  de  Pierre 
Lombard  par  rapport  à  Gandulphe,  voir  J.  de  Ghel- 
linck,  Le  mouvement  théologique  du  XIIe  siècle,  Paris, 
1914,  p.  191-213,  et  ici,  t.  vi,  col.  1148.  Voici  l'analyse 
qu'en  donne  le  même  auteur,  La  reviviscence  des 
péchés  pardonnes,  dans  Nouvelle  revue  théologique,  1909, 
p.  406  :  «  Dans  le  chapitre  de  la  reviviscence,  [Gan- 
dulphe] commence  par  l'énoncé  de  la  question  :  An 
peccata  dimissa  redeant?  Éd.  J.  von  Waltcr,  p.  497. 
Il  expose  d'abord  la  réponse  affirmative  qu'il  nuance 
d'un  videnlur  (redire);  puis  viennent  à  l'appui  quel- 
ques autorités  :  un  texte  mis  sur  le  compte  cle  Baban 
Maur,  un  de  saint  Grégoire,  deux  cle  saint  Augustin 
(voir  ces  textes  ci-dessus  dans  l'exposé  de  Pierre  Lom- 
bard). Deux  lignes  sont  consacrées  alors  à  l'interpréta- 
tion de  ces  appuis  patristiques,  qu'il  dérobe  en  consé- 
quence à  la  thèse  purement  affirmative  :  «  il  ne  peut 
être  question  de  reviviscence  que  dans  le  sens  d'ingra- 
titude »;  un  nouveau  péché  engendre  une  culpabilité 
d'ingratitude  vis-à-vis  de  la  rémission  précédente  :  sed 
peccata  redire  dicunliir  îdeo  quia  post  remissionem  pec- 
cando  guis  [il  mis  ingratitudinis  remissionis  peccatorum 
cuite dimissorum.  Aussitôt  il  énonce  l'avis  :  Quodpeccata 
non  redevint  plane  Gregorius  ostendit  et,  à  la  suite, 
s'alignent  trois  textes  pour  le  prouver  :  Grégoire,  Pros- 
per et  Grélase  (voir  ces  textes  ci  dessus  chez  Gratien). 
Art.  cit.,  p.  406. 

d)  Ognibene,  évêque  de  Vérone  (t  1 157)  se  demande, 
lui  aussi,  si  les  péchés  revivent,  il   hésite  entre   les 


diverses  solutions  :  Videndum  est  quid  sit  peccatum 
redire.  Peccatum  redit,  id  est,  homo  redil  ad  peccatum 
quod  dimiseral;  vel  peccatum  redil,  id  est,  pozna  quse 
dimissa  erat,  quœ  debebalur  pro  peccalo  Mo  —  non  pro 
peccato  Mo  redit  quod  dimissum  erat,  sed  pro  eo  quod 
postea  commiltil  —  vel  peccatum  redit,  id  est,  pro  pec- 
cato quod  dimissum  erat  punialur,  quia  ad  id  vel  consi- 
milc  redil.  Alii  dicunl,  quod  nunquam  redil  in  sensu  Mo, 
quem  dixi  modo,  nisi  homo  ad  idem  peccatum  redeat,  et 
si  alia  commiltil  peccata,  non  propler  hoc  redil.  Cité  par 
Gietl,  Die  Sentenzen  Rolands,  p.  249,  n.  13. 

e)  Boland  Bandinelli,  le  futur  Alexandre  III,  est 
moins  dépendant  du  Décret  que  Gandulphe  et  Pierre 
Lombard.  L'opinion  favorable  à  la  reviviscence  s'ap- 
puie, d'après  lui,  sur  la  parabole  du  méchant  serviteur, 
le  Seigneur  y  déclarant  :  nunc  autem  quia  non  miserlus 
conservi  tui,  exigam  a  le  universum  debitum.  S'il  exige  le 
débit  intégral,  il  exigera  donc  aussi  ce  qui  avait  été 
remis.  Elle  s'appuie  également  sur  Prov.,  xxvi,  11 
(II  Pet.,  n,  22),  commenté  par  saint  Grégoire  et  sur 
Ps.  xxxvn,  5,  commenté  par  saint  Augustin  (?).  Il 
semble  que  Roland  se  soit  inspiré  ici  de  Gratien,  De 
pœnitentia,  dist.  IV,  c.  24.  L'opinion  négative  est  sur- 
tout prouvée  par  un  texte  de  Gélase,  emprunté  à  Gra- 
tien, caus.  XXIII,  q.  iv,  c.  29  :  semel  in  abolilione  quœ 
dimissa  sunt  peccata,  récidiva  dolore  non  debenl  iterum 
reilerari,  secundum  imilationem  divinœ  clemenliœ  quœ 
dimissa  peccata  non  palitur  in  ullionem  redire.  Fried- 
berg, col.  912.  Dieu  ne  peut  punir  deux  fois  le  même 
péché;  cf.  Nahum,  i,  9. 

La  solution  de  Roland  est  nette.  Il  faut  distinguer 
dans  le  péché  la  coulpe  et  la  peine.  A  aucun  prix,  il 
n'admet  que  le  péché  revive  quant  à  la  coulpe,  hoc 
penitus  inficimur.  Mais  une  reviviscence  quant  à  la 
peine,  hoc  manifeste  concedimus.  Toutefois  cette  peine, 
qui  était  due  pour  le  péché  remis,  n'est  due  que  pour  le 
péché  nouvellement  commis.  Et  c'est  en  ce  sens  qu'il 
interprète  la  parabole  du  méchant  serviteur,  le  texte 
de  Prov.,  xxvi,  11  (II  Pet.,  il,  22)  et  le  commentaire 
qu'en  fait  Grégoire,  ainsi  que  le  commentaire  d'Augus- 
tin (?)  sur  Ps.  xxxvn,  5.  Cf.  A.-M.  Gietl,  Die  Senten- 
zen Rolands,  Fribourg-en-B.,  1891,  p.  249-251. 

/ )  La  position  catholique,  à  cette  époque,  semble 
bien  résumée  par  Maître  Bandin,  Senlentiarum,  1.  IV, 
dist.  XXI  :  Solel  eliam  quœri  ulrum  peccata  dimissa 
redeant  iterum  peccanti,  qui  pœniluit?  El  dicimus  quia 
ulrumque  salva  fide  teneri  polest.  Utrique  enim  parti 
queestionis  probali  favent  doctores,  scilicel  ut  vel  dimissa 
peccata  redeanl,  aliquo  exislenle  ingrato  bmeficiis  :  quod 
evangetica  parabola  explicare  videlur  —  vel  ut  non 
redeant  :  sed  eorum  loco  toi  sint  ingratitudines,  quoi  pec- 
cata dimissa  fueranl.  Unde  Augustinus  :  «  Benedic,  ani- 
ma mea,  Domino,  et  noli  oblivisci  omnes  retribuliones 
ejus  :  quœ  tôt  sunt,  quoi  sunt  remissiones;  lot  ergo  sunt 
et  obliviones.  »  P.  L.,  t.  c.xcn,  col.  1102  B.  Cf.  S.  Augus- 
tin, In  ps.,  en,  n.  4,  qui  dit  textuellement  :  Cogita  ergo, 
anima,  omnes  retribuliones  Dei,  cogilando  omnia  mata 
facla  tua;  quam  mulla  enim  mala  farta  tua,  tant  multœ 
bonœ  retribuliones  ejus.  P.  L.,  t.  xxxvn,  col.  1318. 

3°  Appréciation.  —  Nous  pouvons  aujourd'hui  nous 
étonner  de  ces  hésitations.  Au  xne  siècle,  elles  avaient 
leurs  raisons  d'être.  La  thèse  de  la  reviviscence  des 
péchés  avait,  en  effet,  un  lien  très  intime  avec  le  con- 
cept qu'on  se  faisait  alors  de  la  pénitence.  Le  P.  de 
Ghellinck  a  bien  résumé  cet  aspect  de  la  question  : 

■  I.a  définition  de  saint  drégoire  :  Pœnitentia  est  pneterila 
muta  jlerc  cl  /tendit  non  commitlere  (  In  Evang.,  homil.  xxxiv, 
n.  15,  /'.  /..,  t.  lxxvi,  col.  1256)  et  surtout  la  formule  de 
sainl  Isidore  de  Séville  :  Inanis  est  pœnitentia  quam  sequens 
enlpn  commaculat  (Synonyma,  i,  n.  77,  P.  /..,  t.  i.xxxnr, 
col.  Sl.">i  avaient  traversé  les  siècles,  détachées  de  l'œuvre 
qui  les  enchâssait   et    lisait   leur  portée.  Au  moment  de  la 

codification  plus  systématique  des  donn-.cs  patristiques  ou 


2649 


REVIVISCENCE    DES    PÉCHÉS 


2650 


conciliaires  par  les  canonistes  ou  les  sententiaires  du  xue  siè- 
cle, ces  textes  avaient  pris,  dans  les  idées  de  plusieurs,  un 
sens  dévié  de  la  pensée  originale  et  nettement  meurtrier 
pour  tout  repentir  suivi  de  rechute.  Heureusement,  le  tra- 
vail de  la  conciliation  des  autorités  patristiques,  qui  met  a  la 
torture  tous  les  sententiaires,  avait  abouti  à  une  conception 
plus  juste  :à  tout  repentir  réel  s'accorde  un  véritable  pardon, 
même  dans  l'hypothèse  d'une  nouvelle  chute.  Mais  alors 
surgissait  une  nouvelle  question,  celle  de  la  reviviscence  : 
après  cette  chute,  les  péchés  déjà  pardonnes  revivaient-ils 
dans  la  conscience?  L'existence  seule  delà  seconde  question 
supposait  déjà  ou  plutôt  exigeait,  pour  la  première,  la  solu- 
tion affirmative,  bien  que  par  endroits  les  explications  de 
quelques  théologiens  fléchissent  en  route... 

Ce  n'est  pas  tout  :  le  jeu  organique  des  diverses  parties  du 
sacrement  de  pénitence  n'avait  pas  encore  trouvé  dans  la 
théologie  du  xnc  siècle  son  expression  nette  et  précise.  Nous 
assistons  alors  au  premier  stade  de  ce  qui  sera  plus  tard  le 
problème  débattu  entre  saint  Thomas  et  Duns  Scot,  à  pro- 
pos de  l'essence  du  sacrement  :  les  actes  du  pénitent  en 
sont-ils  la  matière?  Au  xuc  siècle,  l'on  se  demandait  dans 
beaucoup  de  milieux  :  entre  les  diverses  parties  de  la  péni- 
tence, quelle  est  celle  à  laquelle  il  faut  attribuer  l'elTacement 
du  péché?  Est-ce  à  la  contrition?  est-ce  à  la  satisfaction  ou  à 
la  confession?  Pour  peu  qu'on  ait  pris  contact  avec  les  pro- 
ductions théologiques  de  l'époque,  l'on  peut  se  faire  une  idée 
du  conflit  des  opinions;  ...  beaucoup  optaient  pour  la  contri- 
tion, supposée  parfaite,  et  admettaient  la  rémission  de  la 
faute  en  vertu  de  ce  repentir  :  per  cordis  contritionem,  ante 
«ris  confessiotiem  vel  operis  salisfaciionem.  Mais  alors  sur- 
gissait un  nouveau  problème  :  dans  l'hypothèse  de  l'omission 
voulue  de  cette  confession  —  car  celle-ci  était  néanmoins 
reconnue  comme  nécessaire  —  les  péchés  déjà  pardonnes 
renaissent-ils?  Perdait-on  la  rémission  de  ces  fautes?  ou  bien 
ne  se  rendait-on  coupable  que  d'un  seul  péché  en  se  refusant 
à  confesser  les  premiers?  On  le  voit,  à  la  question  qu'on 
pourrait  dire  théoiique,  s'en  entremêlait  une  d'ordre  plutôt 
pratique;  c'est  là  ce  qui  nous  explique  le  rang  important 
accorde  dans  les  traités  théologiques  de  l'époque  au  pro- 
blème de  la  reviviscence  :  la  synthèse  pénitentielle  elle- 
même  en  était  affectée.  »  Art.  cité,  p.  403-404. 

//.   L'ŒUVRE  DE  CLARIFICATIO.V  HE  SAI-VT  THOMAS. 

—  Avec  cette  maîtrise  de  jugement  qui  le  distingue, 
saint  Thomas  apporte  la  solution  définitive  au  pro- 
blème de  la  reviviscence  des  péchés.  Sum.  theol.,  IIIa, 
q.Lxxxvm.  Cf.  In  IV*** Sent.,  dist.  XXII,  q.  i,  a.  1-3; 
In  Malth.,  c.  xvm,  in  fini. 

La  question  est  divisée  en  quatre  articles  : 
1°  Le  péché  commis  après  la  pénitence  fait-il  revenir 
les  péchés  pardonnes?  —  Après  avoir  rapporté  les  rai- 
sons de  la  thèse  affirmative,  il  s'appuie  sur  Rom.,  xi,  29 
et  sur  Prosper  d'Aquitaine  pour  répondre  négative- 
ment. Dans  tout  péché  mortel,  il  faut  considérer  deux 
éléments,  le  mouvement  d'aversion  à  l'égard  de  Dieu, 
le  mouvement  de  conversion  vers  le  bien  créé.  Tout  ce 
qui  tient  à  l'aversion  de  Dieu  est  commun  à  tous  les 
péchés  mortels,  mais  non  ce  qui  tient  à  l'amour  du  bien 
créé.  Du  côté  de  la  conversion  au  bien  créé,  le  péché 
mortel  qui  suit  la  pénitence,  ne  peut  faire  revivre  les 
péchés  que  cette  pénitence  avait  effacés.  Mais  tout 
péché  mortel  remet  l'homme  en  état  de  privation  de 
la  grâce  et  lui  fait  encourir  la  peine  éternelle  comme 
auparavant.  On  ne  saurait  toutefois  considérer  ce  châ- 
timent comme  la  dette  de  peine  due  aux  péchés  anté- 
rieurs pardonnes.  Il  faut  donc  éliminer  l'opinion  qui 
prétend  que  les  péchés  revivent  quant  à  la  peine  qui 
leur  était  due  en  propre.  On  ne  peut  pas  non  plus 
accueillir  l'opinion  qui  prétend  «  que  Dieu  ne  remet  pas 
les  péchés  selon  sa  prescience  »,  mais  seulement  selon 
l'état  présent  des  exigences  de  sa  justice.  Car  «  si  la 
rémission  des  péchés  par  la  grâce  et  les  sacrements... 
dépendait  d'une  condition  future,  il  s'ensuivrait  que  la 
grâce  et  les  sacrements  ne  seraient  pas  cause  suffisante 
de  la  rémission  des  péchés,  ce  qui  est  une  erreur.  » 

Conclusion  :  ><  Ce  n'est  pas  un  retour  des  péchés 
pardonnes,  au  sens  absolu  du  mot  ;  mais  ces  péchés  ne 
reviennent  que  sous  un  certain  rapport,  en  tant  qu'ils 


sont  virtuellement  contenus  dans  le  dernier  péché  •>, 
lequel  en  raison  des  péchés  déjà  pardonnes  présente, 
à  l'égard  de  la  bonté  divine,  une  plus  grande  culpabi- 
lité. 

2°  Quel  est  ici  le  rôle  de  l'ingratitude?  —  Il  peut  y 
avoir  ingratitude  de  deux  façons.  C'est  d'abord  une 
ingratitude  d'agir  contre  le  bienfait  reçu  et  cette  ingra- 
titude envers  Dieu  se  trouve  dans  tout  péché  mortel, 
puisque  le  péché  mortel  offense  Dieu  qui  a  remis  les 
péchés  précédents.  Mais  une  autre  sorte  d'ingratitude 
consiste  à  agir  contre  l'élément  formel  dans  le  bienfait 
reçu.  Or,  dans  le  pardon  des  péchés  antérieurs,  l'élé- 
ment formel  a  été,  du  côté  de  Dieu,  la  rémission  des 
péchés,  du  côté  de  l'homme,  le  mouvement  de  foi  et 
l'acte  de  pénitence  répudiant  le  péché.  C'est  aussi  la 
volonté  que  doit  avoir  le  pénitent  de  soumettre  ses 
péchés  au  pouvoir  des  clefs.  L'ingratitude  ramène  les 
péchés,  précisément  parce  qu'elle  se  met  en  opposition 
avec  tous  ces  aspects  formels  du  pardon  précédemment 
obtenu  :  elle  apparaît  avec  plus  de  force  dans  la  haine 
fraternelle,  maintenue  malgré  la  rémission  accordée  par 
Dieu,  dans  l'apostasie  qui  s'oppose  au  mouvement  de 
la  foi,  dans  le  mépris  de  la  confession  ou  dans  la  rétrac- 
tation de  la  pénitence  antérieurement  faite.  Ainsi  s'ex- 
plique le  distique  connu  : 

Flaires  edit,  apostata  fit,  spernitque  fateri, 
Psenituisse  piget  :  pristina  culpa  redit. 

On  a  constaté  qu'ici  saint  Thomas  envisage  le  cas  du 
péché  remis  par  la  seule  contrition,  avec  le  simple 
désir  —  désir  nécessaire  —  de  la  confession  ultérieure. 

Les  anciens  péchés  ne  revivent  donc  pas  :  il  y  a 
simplement,  dans  la  rechute  du  coupable,  une  malice 
spéciale  d'ingratitude. 

3°  La  culpabilité  qui  est  l'effet  de  l'ingratitude  du 
péché  commis  après  la  pénitence  est-elle  aussi  grande 
qu'avait  été  celle  des  péchés  précédemment  pardonnes?  — 
Malgré  l'opinion  de  certains  théologiens  qui  concluent 
affirmativement,  saint  Thomas  déclare  qu'«  il  n'est  pas 
nécessaire  qu'il  en  soit  ainsi  ».  Le  retour  de  culpabilité 
ne  peut  être  que  proportionné  a  la  gravité  du  péché  qui 
suit  la  pénitence  :  ■  or  il  peut  arriver  que  la  gravité  du 
nouveau  péché  égale  celle  de  tous  les  péchés  précé- 
dents; mais  cela  n'arrive  pas  toujours  ni  nécessaire- 
ment. »  Les  péchés  passés  ont  pu  être  des  adultères, 
des  homicides,  des  sacrilèges;  et  le  péché  nouveau  est 
un  acte  de  simple  fornication.  De  plus,  «  l'égalité  de  la 
gravité  de  l'ingratitude  avec  la  grandeur  du  bienfait 
reçu  n'est  qu'une  égalité  de  proportion,  de  sorte  que 
dans  l'hypothèse  d'un  égal  mépris  du  bienfait  et  d'une 
égale  offense  du  bienfaiteur,  l'ingratitude  sera  d'au- 
tant plus  grande  que  plus  grand  aura  été  le  bienfait  ». 
Le  péché  commis  après  la  pénitence  ne  ramène  donc 
pas  nécessairement,  à  raison  de  l'ingratitude  qu'il  ren- 
ferme, un  degré  de  culpabilité  égal  à  celui  des  péchés 
précédents. 

4°  Enfin  cette  ingratitude,  cause  du  retour  des  péchés 
déjà  pardonnes,  n'est  pas  elle-même  un  péché  spécial, 
tout  au  moins  habituellement.  —  lit  la  raison  en  est  que 
l'ingratitude  est  incluse  dans  tout  péché  mortel,  dont 
elle  constitue  un  élément  essentiel.  Pour  que  l'ingra- 
titude fût  un  péché  spécial,  il  faudrait  que  l'on  com- 
mît le  péché  expressément  au  mépris  de  Dieu  et  du 
bienfait  reçu.  Comme  le  dit  saint  Augustin,  De  nuturu 
et  gratta,  c.  xxix,  P.  L.,  t.  xliv,  col.  2(53,  «  tout  péché 
ne  procède  pas  du  mépris  de  Dieu,  bien  qu'en  tout 
péché,  le  mépris  de  Dieu  soit  inclus  dans  celui  de  ses 
préceptes  ».  En  règle  générale,  l'ingratitude  n'est  donc 
qu'une  circonstance  du  péché,  circonstance  qui  ne 
change  pas  l'espèce  du  péché.  Cf.  Cajétan,  m  h.  I. 

On  le  voit,  saint  Thomas,  tout  en  expliquant  en 
bonne  part  les  assertions  de  ses  prédécesseurs  (et  il  use 
du  même  procédé  bienveillant  dans  la  solution  des 


2651 


REVIVISCENCE 


REYNAUD    (MARC-ANTOINE) 


2652 


objections)  nie  absolument  la  reviviscence  des  péchés 
antérieurement  pardonnes.  La  peine  qui  leur  était  due 
ne  revit  dans  la  peine  due  au  nouveau  péché  commis 
que  dans  la  mesure  où  ce  péché  requiert  d'être  châtié. 
Et  enfin,  l'ingratitude  qui  est  au  point  de  départ  de 
toute  rechute  n'est  pas,  sauf  exception,  un  péché  spé- 
cial distinct  du  nouveau  péché  commis  :  et  donc,  sa 
culpabilité  se  mesure  à  la  culpabilité  même  de  la 
nouvelle  faute. 

///.  APRÈS  saint  tiiomas.  —  Tous  les  théolo- 
giens sont  unanimes  à  maintenir  ces  deux  points  :  les 
péchés  une  fois  pardonnes  ne  revivent  ni  quant  à  la 
coulpe,  ni  même  quant  à  la  peine.  S.  Bonaventure,  In 
IV^nSenl.,  dist.  XXII,  a.  1,  q.  i  et  n;  Albert  le  Grand, 
id.,  a.  1-4;  Duns  Scot,  id.,  q.  un.  ;  Pierre  de  Tarentaise, 
id.,  q.  i,  a.  1,  2;  Richard  de  Médiavilla,  id.,  a.  1,  q.  i-iv; 
Durand  de  Saint-Pourçain,  id.,  q.  i;  Dcnys  le  Char- 
treux, id.,  q.  i. 

Les  dissertations  qu'on  rencontre  chez  les  théolo- 
giens du  xvi«  ou  du  xvii«  siècle  sont  d'ordre  purement 
spéculatif,  ou  se  développent  sur  des  points  tellement 
subtils  qu'il  est  inutile  d'y  insister.  La  controverse  la 
plus  importante  concerne  la  possibilité  d'une  revivis- 
cence des  péchés  de  polenlia  absoluta  Dei.  Affirment 
cette  possibilité  :  Suarez,  De  pœnilentia,  disp.  XIII, 
sect.  ii,  n.  14;  Grégoire  de  Valencia,  InIIDmpurt.Sum. 
S.  Thomœ,  t.  iv,  De  peenilenlia,  q.  v,  punct.  1  ;  Silvius, 
In  jT//am  pari.  Sum.  S.  Thomœ,  q.  lxxxvhi,  a.  1; 
Gonet,  De  pœnilenlia,  disp.  V,  n.  13-14,  etc.  Nient  cette 
possibilité  :  De  Lugo,  De  pœnilenlia,  disp.  X,  sect.  n; 
Vasquez,  In  lllam  pari.  Sum.  S.  Thomie,  q.  lxxxviii. 
C'est  à  cette  dernière  opinion  que  se  rallie  l'unanimité 
des  théologiens  contemporains,  du  moins  parmi  ceux 
qui  parlent  encore  de  cette  question  antiquala  de  la 
reviviscence  des  péchés. 

Les  théologiens  modernes,  quelle  que  soit  leur  opi- 
nion dans  la  controverse  théorique  de  la  reviviscence 
des  péchés  de  polenlia  absoluta  Dei,  se  contentent  d'ex- 
poser la  doctrine  précisée  par  saint  Thomas  el  d'expli- 
quer en  un  sens  acceptable  les  autorités  autrefois  invo- 
quées en  faveur  de  la  reviviscence.  C'est  le  procédé 
employé  par  Suarez,  de  Lugo,  Valencia,  Vasquez, 
Gonet,  Billuart,  etc.  On  le  retrouve,  en  abrégé,  chez 
les  auteurs  plus  récents,  Palmieri,  De  Augustinis, 
Chr.  Pesch,  etc. 

Le  schéma  habituel  présente  la  doctrine  certaine  de 
la  non  reviviscence  des  péchés  pardonnes  comme  une 
conséquence  de  la  rémission  absolue  du  péché  dans  la 
justification,  rémission  absolue  affirmée  par  a)  l'Écri- 
ture; b)  hs  Pères;  c)  le  concile  de  Trente  (sess.  v. 
can.  5:  sess.  vi,  can.  17,  Denz.-Bannw.,  n.  7112,  827); 
rémission  confirmée  par  la  raison  théologique.  Le 
meilleur  exposé  que  nous  ayons  trouvé  en  ce  sens  est 
celui  de  P.  (laitier,  De  pœnilenlia,  n.  553-550.  On  vou- 
dra bien  s'y  reporter. 

La  seule  question  pratique  agitée  aujourd'hui  autour 
de  la  reviviscence  des  péchés  est  celle  de  l'obligation 
de  confesser  les  péchés  pardonnes  en  raison  d'un  acte 
de  contrition  parfaite  ou  remis  par  un  sacrement  des 
vivants.  Si  le  pécheur  justifié  néglige  volontairement 
d'accuser  ses  péchés,  pardonnes,  au  temps  prescrit, 
lesdits  péchés  ne  revivent  pas  à  proprement  parler; 
mais  il  reste  toujours  l'obligation  de  les  accuser  et 
d'accuser  la  faute  grave  commise  en  ne  les  accusant 
point.  Mais  les  péchés  eux-mêmes,  comme  tels,  ne 
revivent  pas. 

1°   Il  est  difficile  de  fournir  une  bibliographie  sur  la  ques- 

tion  de  la  reviviscence  des  péchés  chez  les  théologiens  anté- 
rieurs à  s:iini  Thomas.  <  >n  ne  peul  guère  Indiquer  que  l'ar- 
ticle <ie  J.  de  GheBincfc,  La  reviviscence  des  péchés  pardonnes 
a  l'époque  de-  Pierre  Lombard  et  <!<■  Gandulphede  Bologne,  dans 
la  Nouvelle  revue  Ihéologlque  de  Louvaln,  1909,  p.  M)0  408. 
On  trouvera  aussi  de  substantielles  notes  dans  A. -M.  Gietl, 


Die  Scntenzen  Rolands,  Fribourg-en-B.,  1891,  p.  249-250. 
Les  théologiens  modernes  et  contemporains  qui  parlent  de 
cette  époque  sont  ;n  général  déficients  :  une  exception  doit 
être  faite  en  faveur  de  P.  Galtier,  op.  cit.,  n.  533  sq. 

2°  Sur  la  théologie  moderne,  les  références  peuvent  être 
innombrables.  Parmi  les  grands  auteurs,  citons  :  Suarez, 
De  pœnilentia,  disp.  XIII,  sect.  i;  De  Lugo,  De  pœnilentia, 
disp.  X,  sect.  i;  Vasquez,  In  IH^rn  part.,  q.  i.xxxvm; 
cf.  In  I*™-!!*,  disp.  CGVIII:  Gonet,  De  pœnilentia,  disp.  V, 
a.  un.;  Billuart,  De  pvnilcntia,  dist.  III,  a.  3,  etc. 

Les  manuels  passent  généralement  sous  silence  cette 
question  ou  ne  lui  accordent  qu'un  intérêt  minime  (dix 
lignes  dans  Billot).  Quelques  auteurs  ont  cependant  abordé 
la  question  plus  abondamment.  Voir  Chr.  Pesch,  Prœlcc- 
tlones  ilagmalicœ,  t.  vu,  De  pœnitcntia,  n.  305-315;  I.épicier, 
De  pivnitentia,  p.  198-218;  Palmieri,  De  pœnitcntia,  th.  xvm, 
p.  225-234,  avec  le  préambule  xin,  p.  223-225. 

A.  Michel. 

REYN  (Louis  de),  frère  mineur  capucin  de  l'an- 
cienne province  de  Lille  de  la  fin  du  xvir2  et  du  début 
du  xvme  siècle.  Originaire  de  Dunkcrque,  il  s'est  illus- 
tré dans  l'ordre  des  capucins,  surtout  par  ses  prédi- 
cations et  ses  ouvrages  contre  les  hérétiques.  Ainsi 
nous  avons  de  lui  :  Spéculum  abominationum  sive  epi- 
laphia  omnium  hivresiarcharum  a  temporibus  aposto- 
lorurn  ad  usque  modo,  prosa  prœeunle,  métro  expressa. 
Enucleatur  etiam  séries  romanorum  pontificum  nec  non 
conciliorum  tam  generalium  quam  parlicularium.  Opus 
non  minus  utile  quam  lectu  dclectabile  per  singulas 
annoTum  centurias  distributum,  in  quo  hœresiarcharum 
doctrina,  mores  et  acla  ex  professa  exponunlur,  Ypres, 
1701,  in-8°,  xxx-4  14-22  p.;  Antidotum  adversus  lucre- 
sum  venena  sive  praxis  peculiaris  multiplex  convincendi 
heterodoxos  romanœ  Ecclesiœ  adversarios.  Opus  bipar- 
titum,  in  quo  enucleantur  acla  Martini  Luther  ac 
Joannis  Calvini.  Insuper  anatome  sectarum  omnium 
modernarum  ear unique  status  hodiernus.  Exhibetur  sijs- 
tenta  prœsens  s.  catholicae  el  apostolicae  Ecclesise  roma- 
ine per  quatuor  partes  mundi,  Saint-Omer,  1716,  in-8°, 
xvi-229-19  p. 

Ayant  décrit  dans  le  premier  volume  les  différentes 
sectes  hérétiques,  qui  ont  infecté  l'Église  depuis  les 
apôtres  jusqu'à  l'époque  où  il  écrivit,  le  P.  Louis,  dans 
le  second  volume,  propose  les  remèdes  à  employer  soit 
pour  se  prémunir  contre  les  hérésies,  soit  pour  les 
abjurer  et  se  convertir  au  christianisme.  Ces  remèdes 
il  les  emprunte  à  la  sainte  Écriture,  à  la  tradition  de 
l'Église,  aux  conciles,  aux  saints  Pères,  aux  meilleurs 
théologiens  et  écrivains.  Le  dernier  ouvrage  comprend 
deux  parties.  Dans  la  première  il  y  a  d'abord  deux 
apparatus,  dans  lesquels  l'auteur  examine  pourquoi 
tous  n'adhèrent  pas  à  la  vérité  et  enseigne  comment 
il  faut  instruire  un  hérétique  dans  la  vraie  foi;  suit 
alors  l'exposé  de  cent  quinze  remèdes  contre  les  héré- 
sies. Dans  la  deuxième  partie  le  P.  Louis  retrace  la  vie 
et  l'activité  de  Luther  et  de  Calvin  et  donne  une  ana- 
lyse minutieuse  et  l'état  plus  ou  moins  exact  de  toutes 
les  sectes  hérétiques  modernes.  L'auteur  y  procède  pal 
mode  de  dialogue  entre  Etymophylus  et  Veredicus. 
Tout  cela  est  présenté  dans  un  style  simple  et  familier, 
de  sorte  que  même  les  esprits  médiocres  peuvent  com- 
prendre sans  difficulté  l'exposé  et  profiter  des  remèdes 
qui  y  sont  fournis,  soit  pour  se  prémunir  contre  les 
hérésies,  soit  le  cas  échéant  pour  les  abjurer  et  retour- 
ner à  l'Église  catholique. 

Bernard  de  Bologne,  Bibliotneca  scriplorum  onl.  min. 
capuccinorum,  Venise,  1717.  p.  17.">;  IL  Ilurter,  Nomen- 
clalor,  :!•  éd.,  t.  rv,  col.  717. 

A.  Teetaert. 

REYNAUD  Marc-Antoine  (1717-1796),  naquit 
vers  1717  à  Limoux,  dans  le  Languedoc,  ou  suivant 
d'autres  à  Brive-la-Gaillarde;  il  se  destina  de  bonne 
heure  à  l'état  ecclésiastique  et  il  fit  ses  études  à  l'ab- 
baye de  Saint-Polycarpe,  au  diocèse  de  Narbonnc.  A 
la   mort   de  l'abbé   La   File   Maria,   le    1    mars   1728, 


2653 


REYNAUD    (MARC-ANTOINE1 


RHETORIENS 


2654 


l'abbaye  récemment  réformée  se  divisa  au  sujet  de  la 
bulle  Unigenitus.  Les  opposants  à  la  bulle  finirent  par 
l'emporter,  et,  en  1741,  le  roi  défendit  de  recevoir  des 
novices.  Reynaud,  alors  simple  tonsuré,  se  retira  dans 
le  diocèse  d'Auxerre  où  l'évêque  Caylus  l'ordonna 
prêtre  et  le  nomma  curé  de  Vaux,  en  1747.  Il  fut  fort 
mêlé  aux  affaires  jansénistes  et,  bien  qu'appelant  de 
la  bulle,  il  s'éleva  contre  les  exagérations  des  convul- 
sionnaires  secouristes.  Au  moment  de  la  Révolution, 
Reynaud  refusa  de  prêter  le  serment  à  la  Constitution 
civile  du  clergé  et  il  dut  quitter  sa  cure  de  Vaux;  il 
fut  incarcéré  durant  deux  ans.  Réduit  à  la  misère,  il  fut 
reçu  à  l'Hôtel-Dieu  d'Auxerre,  où  il  mourut  le 
23  octobre  1796. 

Reynaud  a  composé  un  Abrégé  de  la  vie  de  Nicolas 
Creuzot,  curé  de  la  paroisse  de  Saint-Loup  d'Auxerre, 
son  ami,  décédé  en  odeur  de  sainteté,  le  31  décembre 
1761  (Nouv.  ecclés.  du  30  mai  1763,  p.  90-92,  et  du 
20  août  1764,  p.  136);  Histoire  de  l'abbaye  de  Saint- 
Polycarpe,  de  l'ordre  de  Saint-Benoît,  s.  1.,  1779,  in-12 
(Nouv.  ecclés.  du  1er  septembre  1785,  p.  141-144),  où  il 
loue  fort  l'esprit  de  cette  maison  qui  était  très  favo- 
rable aux  appelants.  Mais  la  plupart  des  écrits  de 
Reynaud  ont  pour  objet  les  attaques  des  philosophes, 
ou  les  controverses  jansénistes.  Ce  sont  :  Le  philosophe 
redressé  par  un  curé  de  campagne  ou  Réfutation  du  livre 
de  la  Destruction  des  jésuites,  par  d'Alembert,  in-12, 
1765;  Traité  de  la  foi  des  simples,  dans  lequel  on  fait 
une  analyse  de  cette  foi,  qu'on  prouve  être  raisonnable, 
Auxerre,  1770,  in-12;  Lettre  aux  auteurs  du  Militaire 
philosophe,  du  Système delanature. ..,in-12,1769,1772. — 
Le  délire  de  la  nouvelle  philosophie,  ou  Errata  du  livre 
intitulé  La  philosophie  de  la  nature,  adressé  à  l'auteur 
par  un  Père  de  Picpus,  1775,  in-12. 

Les  autres  ouvrages  de  Reynaud  se  rapportent  aux 
controverses  jansénistes  :  Lettre  aux  cordicoles,  sur 
l'origine  et  les  inconvénients  de  la  fête  du  Sacré-Cceur  de 
Jésus  et  de  Marie,  Avignon,  1781,  in-12;  une  seconde 
édition  parut  sous  le  titre  Lettre  aux  alacoquisles,  dits 
cordicoles,  sur  l'origine  et  les  suites  pernicieuses  de  la 
fête  du  Sacré-Cœur  de  Jésus  et  de  Marie,  Paris,  1782, 
in-12,  réédité  en  1787;  Reynaud  avait  déjà  publié, 
sur  les  conseils  de  son  ami  Creuzot,  Le  secourisme  dé- 
truit dans  ses  fondements,  1759,  in-12;  comme  les  folies 
indécentes,  attaquées  par  lui,  se  reproduisaient  tou- 
jours, Reynaud  publia  plusieurs  Lettres  contre  le 
secourisme  convulsionnaire  :  Lettre  au  R.  P.  L.  P.  D. 
(P.  Lambert,  dominicain),  15  août  1781;  Seconde 
lettre  aux  secouristes,  en  réponse  à  la  Lettre  de  M.  N.  à 
M.  A.,  11  février  1785;  Troisième  lettre  aux  secouristes, 
principalement  à  leur  chef,  le  R.  P.  L.  P.  D.,  en  réponse 
aux  Observations  sommaires,  5  avril  1785;  Quatrième 
lettre  aux  secouristes,  11  novembre  1785,  où  il  répond  à 
plusieurs  écrits,  en  particulier  à  la  Lettre  d'un  ami  de 
province,  à  la  Lettre  d'un  parisien  à  M.  E.,  curé  de  V.,et 
à  L'idée  de  l'œuvre  des  secours  selon  le  sentiment  de  ses 
légitimes  défenseurs;  enfin  Cinquième  lettre  aux  secou- 
ristes, 8  décembre  1785  :  clans  toutes  ces  Lettres, 
Reynaud  attaque  très  vivement  un  partisan  fana- 
tique des  convulsions,  le  P.  Lambert,  dominicain.  Il 
combat  encore  les  convulsions  dans  des  écrits  plus 
généraux  :  Le  mystère  d'iniquité  dévoilé,  1788,  in-12,  où 
il  fait  l'histoire  des  convulsions  depuis  1732  et  raconte 
les  folies  et  les  illusions  des  convulsionnaires.  Enfin 
Lamentations  amères  et  derniers  soupirs  des  écrivains 
secouristes  qui,  pour  toute  réponse  au  Mystère  d'iniquité 
dévoilé,  répondent  qu'ils  ne  répondront  pas,  1788,  in-12. 

Reynaud  intervint  aussi  dans  les  questions  reli- 
gieuses soulevées  par  l'Assemblée  nationale  de  1789  et 
il  s'opposa  aux  innovations  :  Réponse  d'un  curé  de 
campagne  à  la  motion  scandaleuse  d'un  prêtre  (l'abbé 
de  Cournand,  professeur  au  collège  royal),  1790, 
in-12;  cet  abbé  avait  proposé  le  mariage  des  prêtres. 


Lettre  à  une  religieuse  sortie  de  son  couvent  et  qui  a 
prétendu  justifier  sa  sortie  par  le  décret  de  l'Assemblée 
nationale  sur  l'état  religieux,  22  septembre  1790;  Lettre 
d'un  curé  d'Avignon  à  un  curé  de  campagne,  auteur 
de  «  la  Constitution  et  la  religion  parfaitement  d'accord  », 
9  décembre  1790;  Réponse  à  l'Avis  aux  fidèles  par 
un  janséniste  jérosolymitain,  1791,  in-12.  L'abbé  Sail- 
land,  très  attaché  à  l'Église  constitutionnelle,  dans 
YÉloge  qu'il  fit  de  Reynaud,  le  19  janvier  1797,  à 
Saint-Étienne-du-Mont,  cite  de  lui  une  Explication 
des  évangiles  à  l'usage  des  malades  et  un  Catéchisme 
pour  prouver  que  la  religion  chrétienne  est  utile  dans 
toute  espèce  de  gouvernement  (Nouv.  ecclés.  du  3  juil- 
let 1797,  p.  53-54). 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxv,  p.  507-508; 
Picot.  Mémoires  pour  sentir  à  l'histoire  ecclésiastique  pendant 
le  XVIII'  siècle,  t.  vu,  p.  333;  Ami  de  la  religion,  du  22 
février  1823,  t.  xxxv,  p.  59-64. 

J.  Carreyre. 

RHETORIENS.  —  C'est  le  nom  que  donne 
Philastre  de  Brescia  à  des  hérétiques  d'Alexandrie  et 
de  la  région  voisine  qui,  selon  lui,  auraient  pour  épo- 
nyme  un  certain  Rhétorius.  Celui-ci  «  louait  toutes  les 
hérésies,  disant  que  toutes  étaient  justes,  qu'aucune 
n'errait,  que  tout  ce  monde  était  dans  la  bonne  voie  ». 
Hœres..  xci,  P.  L.,  t.  xn,  col.  1202-1203.  En  transcri- 
vant cette  notice,  que  d'ailleurs  il  abrège,  saint  Augus- 
tin fait  la  remarque  que  cette  attitude  d'esprit  lui 
paraît  invraisemblable.  De  hœres.,  c.  lxxii,  P.  L., 
t.  xlii,  col.  44.  L'auteur  du  Prœdeslinalus  amplifie  au 
contraire  la  donnée  de  Philastre,  qu'il  n'a  pas  lu  et 
qu'il  ne  connaît  que  par  Augustin.  L.  I,  hœres.,  lxxii, 
P.  L.,  t.  lui,  col.  612.  Toutes  nos  connaissances  re- 
viennent donc  au  seul  Philastre. 

Ses  renseignements,  d'où  les  tient-il?  Si  l'on  était 
sûr  de  l'authenticité  du  Contra  Apollinarium  qui  se  lit 
dans  les  œuvres  de  saint  Athanase,  on  aurait  peut-être 
la  source  plus  ou  moins  directe  de  Philastre.  Au  1.  I, 
n.  6,  dans  une  diatribe  contre  les  partisans  d'une  doc- 
trine monophysite  —  du  fait  de  son  contact  avec  le 
Verbe,  la  chair  du  Christ  participe  aux  attributs  de  la 
divinité,  elle  est  incréée  —  l'auteur,  après  avoir  allégué 
contre  ses  adversaires  le  témoignage  de  I  Joa.,  i,  1, 
continue  :  «  Comment  dites-vous  donc  des  choses  qui 
ne  sont  point  conformes  à  l'Ecriture,  et  qu'il  n'est 
même  point  permis  de  penser  :  vous  donnerez  ainsi 
(raison)  à  tous  les  hérétiques,  selon  la  pensée  très  impie 
de  celui  que  l'on  nommait  jadis  Rhétorius  dont  il  est 
dangereux   d'exprimer   l'impiété.   Acôctetî   y*P  tâoiv 

OttpCTlXOÏÇ     XOCTX     TT;V     TOÛ    7TOTS    XeYO[i.SVOU    'Pv^TOpiou 

svvoiav  àas6eCTTâ-r/jv,  ou  xotl  tï)v  àcrsêeiocv  è^etTrsïv 
cpoSepôv.  »  P.  G.,  t.  xxvi,  col.  1101  C.  Où  l'on  voit 
qu'est  attribué  à  un  Rhétorius,  dont  l'état-civil  n'est 
pas  autrement  précisé,  un  indifîérentisme  doctrinal 
assez  analogue  à  celui  dont  parle  Philastre.  Mais 
l'authenticité  athanasienne  du  livre  en  question  paraît 
indéfendable.  La  date  même  de  la  composition  est 
incertaine.  Si,  comme  le  veulent  beaucoup  de  critiques, 
il  ne  faut  pas  trop  éloigner  cette  date  de  la  mort  d' Atha- 
nase (3  mai  373),  le  passage  en  question  a  pu  servir 
plus  ou  moins  directement  à  Philastre.  Mais  ne  serait-il 
pas  possible  d'imaginer  le  rapport  inverse?  Le  mono- 
physisme  très  net  qui  se  trahit  ici  et  qui  n'a  pas  grand' 
chose  de  commun  avec  l'apollinarisme  proprement  dit 
paraît  plus  tardif. 

Ces  rapports  entre  les  deux  textes  de  Philastre  et  de 
Pseudo-Athanase  fussent-ils  précisés,  que  l'on  ne  serait 
pas  encore  renseigné  sur  notre  Rhétorius.  Fabricius, 
dans  ses  annotations  à  Philastre,  P.  L.,  ibid.,  a  conjec- 
turé qu'il  faudrait  reconnaître  sous  ce  nom  le  rhéteur 
Thémistius,  un  des  plus  brillants  représentants  de  la 
deuxième  sophistique  (317-388).  On  trouve  de  fait  à 
plusieurs  endroits  de  l'œuvre  de  cet  orateur  païen  des 


iiiir,5 


RHÉTORIENS    —    RIBADENEIRA    (GASPAR    DE) 


2656 


développements  sur  l'indifférentisme  doctrinal  qui 
s'apparentent  avec  ce  que  nous  lisons  dans  Philastre 
et  Pseudo-Athanase.  Fabricius  signale  l'oratio  xn 
adressée  à  Valens,  l'oratio  V  à  Jovien  :  voir  édit.  Din- 
dorf,  p.  189sq.,81  sq.  La  conjecture  est  intéressante; 
elle  demeure  une  conjecture. 

É.  Amann. 
RHODES  (Georges  de),  jésuite.  Né  à  Avignon  en 
1597,  probablement  frère  du  célèbre  jésuite  mission- 
naire, Alexandre  de  Rhodes  (1591-1660),  entré  dans  la 
Compagnie  en  1613,  il  enseigna  cinq  ans  les  humanités 
et  la  rhétorique,  six  ans  la  philosophie,  treize  ans  la 
théologie  dogmatique  et  morale  et  fut  recteur  du 
collège  de  Lyon,  où  il  mourut  le  17  mai  1661.  Nous 
avons  de  lui  deux  ouvrages  :  Disputationes  thealogise 
scholastiese,  t.  i,  de  Deo,  de  angelis,  de  homine;  t.  n, 
de  Chrislo,  de  Deipara,  de  sacramentis,  Lyon,  1661, 
in-fol.  (rééditions  :  Lyon,  1671  et  1676);  Philosophia 
peripatetica  ad  veram  Aristotelis  mentem  tibris  quatuor 
digesta,  Lyon,  1671,  in-fol.  L'auteur  expose  les  ques- 
tions avec  concision  et  clarté.  Bien  au  courant  des 
diverses  opinions  scolastiques,  il  s'inspire  dans  ses 
solutions  d'un  large  éclectisme.  Il  est  partisan  convaincu 
de  la  science  moyenne  :  celebratissima  illa  scientia... 
mirabilium  omnium  Dei  operum  conscia,  conciliatrix 
gratiie  atque  prœdestinationis  cum  creata  libertate,  socia 
decretorum.  La  prédestination  à  la  gloire  n'est  ni 
antérieure  ni  postérieure  à  la  prévision  des  mérites, 
mais  lui  est  simultanée.  (Sur  cette  théorie,  voir  Le 
Bachelet,  S.  J.,  Prédestination  et  grâce  efficace,  t.  i, 
p.  365  sq.)  Les  actes  surnaturels  sont  spécifiés  par 
leur  objet  formel.  Dans  l'analyse  de  l'acte  de  foi,  il  se 
rapproche  de  Suarez,  sans  cependant  le  suivre  en  tout. 
Le  P.  Musnier,  dont  la  thèse  sur  le  péché  philoso- 
phique fut  l'occasion  de  la  condamnation  portée  par 
Alexandre  VIII  en  1690,  s'était  inspiré  d'un  passage 
du  P.  de  Rhodes  :  Peccatum  morale  in  iis  qui  Deum  vel 
omnino  ignorant  vel  non  actu  considérant,  vere  nihilo- 
minus  peccatum  est  grave,  sed  nullo  tamen  modo  est 
Dei  offensa,  neque  peccatum  mortale  dissolvais  Dei 
amicitiam,  neque  dignum  seterna  pœna.  Disput.  tlieol., 
t.  i,  1671,  p.  390;  cf.  H.  Beylard,  S.  J.,  Le  péché  phi- 
losophique, dans  Nouvelle  revue  théologique,  1935, 
p.  676. 

Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1721 
sq.;  Hurter,  Nomenclator,  3*  éd.,  t.  ni,  col.  948  sq. 

J.-P.  Grausem. 

RHODON,  écrivain  antimarcionite  de  la  fin  du 
ne  siècle.  Rhodon  ne  nous  est  connu  que  par  Eusèbe 
qui  parle  assez  longuement  de  lui,  Ilist.  eccl.,].\',c.  xin. 
De  race  asiatique,  il  vint  à  Rome,  où  il  fut  disciple  de 
Tatien,  mais  il  ne  suivit  pas  son  maître  lorsque  celui-ci 
s'écarta  de  l'orthodoxie.  Il  composa  un  écrit  Contre 
Marcion  qui  était  dédié  à  un  certain  Callistion  et  un 
commentaire  de  l'Hexaméron.  Peut-être  put-il  encore 
rédiger  un  autre  ouvrage  destiné  à  réfuter  les  Pro- 
blèmes de  Tatien  :  il  avait  en  tout  cas  l'intention  de  le 
faire,  afin  de  résoudre  les  difficultés  que  Tatien  avait 
relevées  dans  l'Écriture.  Eusèbe,  //.  E.,  V,  xm,  8. 

Les  ouvrages  de  Rhodon  sont  perdus,  à  l'exception 
des  quelques  fragments  du  livre  Contre  Marcion  qu'Eu- 
sèbe  a  pris  soin  de  transcrire.  Ces  fragments  sont  des 
plus  précieux.  Le  premier  expose  les  divisions  qui,  du 
temps  de  Rhodon,  s'étaient  introduites  parmi  les  mar- 
cionites  :  Apelle,  dit-il,  proclame  un  seul  principe,  mais 
affirme  que  les  prophéties  viennent  d'un  esprit  ennemi  ; 
d'autres,  comme  Potitus  cl  Basilicus,  restent  fidèles  à 
renseignement  primitif  de  Marcion  et  introduisent 
deux  principes;  d'autres  encore  vont  plus  loin  et  pré- 
tendent qu'il  n'y  a  pas  seulement  une  ou  deux  natures, 
mais  trois:  de  ces  derniers,  le  chef  est  un  certain 
Syncros. 

t'n  second  fragment,  plus  curieux  encore,  rapporte 


une  discussion  que  Rhodon  eut  un  jour  avec  Apelle, 
qui  était  alors  un  vieillard.  De  cette  discussion,  dont 
Apelle  avait  pris  l'initiative,  ressort  l'impression  que 
Rhodon  était  un  esprit  subtil  et  délié,  habile  à  utiliser 
tous  les  ressorts  de  la  dialectique.  Apelle,  paraît-il, 
aurait  fini  par  déclarer  «  qu'il  ne  fallait  pas  du  tout 
épiloguer  sur  le  discours,  mais  que  chacun  devait  res- 
ter comme  il  croyait  »;  il  aurait  même  affirmé  «  que 
tous  ceux  qui  espéraient  au  crucifié  seraient  sauvés, 
pourvu  seulement  qu'ils  fussent  trouvés  en  bonnes 
œuvres  »;  finalement,  il  aurait  avoué  que  la  question 
la  plus  obscure  de  toutes  était  celle  de  Dieu.  Rhodon 
ayant  insisté  là-dessus  et  ayant  demandé  à  Apelle 
pourquoi  il  n'admettait  qu'un  principe,  celui-ci  avoua 
qu'il  ne  pouvait  pas  en  donner  la  raison,  mais  que  telle 
était  son  impression.  Cette  réponse  fit  beaucoup  rire 
Rhodon  qui,  avec  son  tempérament  de  dialecticien,  ne 
comprenait  pas  qu'on  pût  se  contenter  d'impressions. 
De  nos  jours,  on  a  tenté  de  réhabiliter  Apelle  en  en 
faisant  une  sorte  de  mystique  et  en  louant  la  puis- 
sance de  son  intuition;  cf.  E.  de  Faye,  Gnostiques  et 
gnoslicisme,  2e  édit.,  Paris,  1925,  p.  188.  Du  moins  est-il 
certain  que  Rhodon  aurait  fort  peu  goûté  cette  apo- 
logie. 

Nous  ne  savons  rien  de  plus  sur  Rhodon,  que  ce 
que  nous  apprend  Eusèbe.  Saint  Jérôme  lui  attribue, 
sans  aucune  preuve,  la  composition  de  l'écrit  anonyme 
antimontaniste  cité  par  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  1.  V,  c.  xvi. 
Cf.  De  vir.  ill.,  37  et  39.  P.  de  Labriolle,  Les  sources  de 
l'histoire  du  montanisme,  Fribourg  et  Paris,  1913, 
p.  xx-xxi,  a  bien  montré  l'inconsistance  de  cette  hypo- 
thèse qui  n'a  de  fondement  que  l'ignorance  de  son 
auteur  en  matière  de  littérature  chrétienne  pour  le 
second  siècle.  On  a  également  voulu  attribuer  à  Rho- 
don le  fragment  de  Muratori.  E.  Erbes,  Die  Zeit  des 
muratorischen  Fragments,  dans  Zeitschrifl  fur  Kirchen- 
geschichte,  t.  xxxv,  1914,  p.  321-352;  mais  rien  n'est 
moins  vraisemblable.  Contentons-nous  de  dire  que 
l'antimarcionite  Rhodon  vivait  à  Rome  vers  le  temps 
de  Commode  :  toute  autre  précision  serait  dangereuse. 

A.  Harnack,  Rhodon  und  Apelles,  dans  les  Geschichtliche 
Studicn  Albert  Hauck  zum  70.  Geburstag,  Leipzig,  1916, 
p.  39  sq.  ;  du  même,  Marcion,  Vas  Evangelium  vom 
fremdrn  Gott,  2'  éd.,  Leipzig,  1924,  p.  163  sq.,  180  sq., 
404*   sq. 

G.  Bardy. 
RIBADENEIRA  (Gaspar  de),  jésuite  espagnol, 
théologien,  né  à  Tolède  en  1611,  admis  dans  la  Compa- 
gnie de  Jésus  en  1625,  enseigna  la  philosophie  et 
pendant  trente  ans  la  théologie  à  Alcala  et  mourut  à 
Madrid  en  1675.  Il  publia  quatre  ouvrages  de  théologie 
devenus  fort  rares  :  De  prsedestinatione  sanclorum  et 
reprobalione  impiorum  :  in  /am  partem  S.  Thomx, 
q.  XXII,  XXII I  et  XXIV,  Alcala,  1652,  in-4°;  De  scientia 
Dei:  in  L"n  partem  S.  Thomœ,  q.  xiv,  ibid.,  1653, 
in-4°  ;  De  volunlale  Dei:  in  /•"»  partem  S.  Thomœ, 
q.  Xix  et  XX,  ibid.,  1655,  in-4°  ;De  actibus  humanis  in 
génère:  in  /am./yœ  ,s'.  Thomœ,  a  quœsl.  vi,  ibid.,  1655, 
in-4°.  La  bibliothèque  de  Salamanque  possède  en  outre 
deux  ouvrages  inédits  de  Ribadcneira  :  De  prœdestina- 
tione  et  auxilio  gratiœ  ;  De  scientia  média. 

D'après  le  P.  Astrain,  llisloria  de  la  Compania  de 
Jesùs  en  la  asistencia  de  Espana,  t.  vi,  p.  50,  le  P.  Riba- 
dcneira voulait  compléter  par  ses  publications  l'œuvre 
commencée  par  le  P.  Antoine  Bernard  de  Quiros 
(cf.  ci-dessus,  t.xm,  col.  1599).  Cette  affirmation  parait 
difficilement  admissible  :  les  publications  de  Quiros, 
s'espaçant  entre  1654  et  1666,  sont  contemporaines  ou 
postérieures  à  celles  du  théologien  d'Alcala  ;  les  deux 
auteurs  traitent  d'ailleurs  en  grande  partie  des  mêmes 
sujets.  Dans  son  Dr  prœdeslinatione,  Lyon.  1658,  p.  13, 
Quiros  résume  cl  rejette  l'opinion  de  Ribadcneira  sur 
la  relation  de  la  science  moyenne  et  de  la  science  de 


2657        RIBADENEIRA   (GASPAR    DE 


RIBALLIER   (AMBR01SE)       2658 


simple  intelligence  :  Secunda  sententia  salva  liberlale 
possibilem  admitlil  directionem  scientiœ  mediœ;  addit 
tamen  non  esse  necessario  requisitam,  sed  posse  Deum, 
quin  ullum  evenlum  conditionatum  prœsciat,  determinari 
vi  solius  scientiœ  simplicis  inlelligentiœ  ad  volendam  col- 
lationem  auxilii  sicque  servandam  noslram  liberlalem, 
dum  licet  prœsupponat  ductum  scientiœ  mediœ,  non 
tamen  eo  per  se  et  essenliatiter  indiget.  Ita  sentit  Arriaga. 
...  et  novissime  P.  Gaspar  de  Ribadeneyra...  De  prœ- 
deslinalione,  disp.  IV. 

N.  Southwell,  BiM.  scriplorum  S.  J.,  Rome,  lf  7\  p.  279; 
Sommcrvogel,  BiM.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  vt,  col.  1723  sq; 
Hurter,  Nomenclator,  3°  éd.,  t.  îv,  col.  8. 

J.-P.    GRAUSEM. 

RIBADENEYRA  (Pierre  de),  jésuite,  auteur 
spirituel.  Né  à  Tolède  le  1er  novembre  1526  (non  en 
1527,  comme  l'indiquent  les  anciens  biographes, 
cf.  Astrain,  t.  i,  p.  206),  il  vint  à  Rome  en  1539,  dans  la 
suite  du  cardinal  Alexandre  Farnèse,  et  fut  admis 
dans  la  Compagnie  par  saint  Ignace  le  18  septembre 
1540,  âgé  à  peine  de  14  ans.  Le  saint  fondateur  lui 
témoigna  toujours  une  prédilection  spéciale  et  réussit, 
à  force  de  patience  et  de  bonté,  à  discipliner  ce  carac- 
tère primesautier  et  étourdi  mais  généreux;  il  l'éprou- 
va cependant  pendant  cinq  ans  avant  de  l'admettre  à 
prononcer  ses  premiers  vœux.  Après  avoir  achevé  ses 
études  à  Paris,  Louvain  et  Padoue,  Ribadeneyra  ensei- 
gna la  rhétorique  au  collège  de  Palerme  et  au  Collège 
germanique  à  Rome  (1549-1552)  et  fut  ordonné  prêtre 
en  1553.  De  1556  à  1560,  il  travailla  à  établir  la  Com- 
pagnie dans  les  Pays-Bas;  en  1558,  il  accompagna  le 
duc  de  Feria  à  Londres  et  mit  à  profit  les  quelques 
mois  qu'il  y  passa  pour  combattre  l'hérésie.  De  retour 
en  Italie,  il  remplit,  de  1560  à  1573,  les  fonctions  de 
provincial  de  Toscane,  de  commissaire  en  Sicile,  de 
supérieur  des  maisons  de  Rome  et  d'assistant  d'Es- 
pagne et  du  Portugal.  En  1573,  le  P.  général  Mercurian 
l'envoya  en  Espagne  pour  refaire  sa  santé  ébranlée.  Il 
séjourna  d'abord  à  Tolède,  puis  à  Madrid,  consacrant 
ce  qui  lui  restait  de  forces  à  ses  publications  et  au 
maintien  de  la  discipline  et  de  l'unité  dans  la  Com- 
pagnie, qui  était  alors  fort  éprouvée  par  des  divisions 
en  Espagne.  Il  mourut  à  Madrid,  le  22  septembre  1611. 

Le  P.  Ribadeneyra  est  connu  surtout  comme  auteur 
spirituel.  De  ses  publications  nous  mentionnerons  les 
plus  importantes  ou  les  plus  connues  :  1°  Ouvrages 
concernant  la  Compagnie.  —  Vita  Ignatii  Loiolœ, 
Naples,  1572;  en  1583  il  publia  à  Madrid  une  édition 
espagnole  retouchée  et  augmentée.  L'ouvrage  a  été 
souvent  réimprimé  et  traduit  dans  la  plupart  des  lan- 
gues d'Europe  (en  français  :  Paris,  1608;  Tournai, 
1610,  etc.);  Vida  del  P.  Francisco  de  Borja.  Madrid, 
1592,  traduit  en  français  (Verdun,  1596,  etc.)  et  en 
d'autres  langues;  Vida  del  P.  M.  Diego  Laynez,  pu- 
bliée à  la  suite  de  la  Vie  de  saint  Ignace  et  de  saint 
François  de  Borgia,  Madrid,  1591;  Tratado  en  el 
quai  se  da  razon  del  Instituto  de  la  Religion  de  la 
Compania  de  Jésus,  Madrid,  1605;  lllustrium  scrip- 
lorum religionis  Societatis  Jésus  calalogus,  Anvers, 
1608;  rééditions  augmentées  :  Lyon,  1609;  Anvers, 
1613  ;  Rouen,  1653.  C'est  le  premier  essai  d'une  Biblio- 
thèque des  écrivains  de  la  Compagnie.  Il  fut  repris  et 
développé  plus  tard  par  le  P.  Alegambe  et  par  le 
P.  Southwell.  —  2°  Ouvrages  ascétiques.  —  Flos  Sanc- 
torum,  o  Libro  de  las  vidas  de  les  santos.  Primera  parte, 
Madrid,  1599;  Segunda  parte,  ibid.,  1601.  Cet  ouvrage 
célèbre  a  été,  jusqu'à  nos  jours,  très  souvent  réédité 
et  traduit  en  entier  ou  en  extraits.  C'est  en  France  que 
Us  Fleurs  des  vies  des  saints  ont  eu,  semble-t-il,  le  plus 
de  vogue,  cf.  Léon  Aubineau,  Notices  littéraires  sur  le 
XVIIe  siècle,  p.  256-277  (voir  dans  Sommervogel  le 
détail  des  éditions  et  traductions):  Tratado  de  la  tri- 
bulacion,  Madrid,  1589,  etc.;  il  fut  traduit  en   latin, 


Cologne,  1603,  etc.,  et  en  français,  Douai,  1599,  etc.; 
Tratado  de  la  religion  y  virtudes  que  deve  tener  el  prin- 
cipe Christian),  Madrid,  1595;  Anvers,  1597,  etc.,  tra- 
duit en  latin,  en  français  et  en  d'autres  langues.  Il 
traduisit  en  outre  en  castillan  les  Méditations  el  Soli- 
loques ainsi  que  les  Confessions  de  saint  Augustin  et  le 
Paradis  de  l'âme  d'Albert  le  Grand.  —  3°  Histoire.  — 
Historia  ecclesiastica  del  scisma  del  reyno  de  Inglaterra, 
Madrid,  1588;  la  même  année  parurent  à  Madrid  une 
réimpression  corrigée  et  des  rééditions  à  Valence, 
Saragosse,  Barcelone  et  Anvers.  Une  Segunda  parte 
parut  à  Alcala  en  1593.  L'auteur  utilisa  surtout,  en  le 
remaniant  et  en  l'augmentant,  l'ouvrage  de  son  ami 
Nicolas  Sanders.  De  origine  ac  progressu  scliismatis 
anglicani,  Cologne,  1585;  les  rééditions  de  Sanders, 
Cologne,  1610, 1628  et  1640,  contiennent  en  appendice 
des  additions  tirées  de  V Historia  del  scisma.  —  4°  L'au- 
teur donna  une  édition  d'ensemble  de  la  plupart  de  ses 
ouvrages  (sans  le  Flos  sanctorum)  sous  le  titre  Las 
obras  del  P.  Pedro  de  Ribadeneyra,  3  vol.  in-fol.,  Ma- 
drid, 1605.  —  5°  Les  Confessions,  les  Lettres  et  plu- 
sieurs écrits  inédits  du  P.  Ribadeneyra  ont  été  publiés 
dans  les  Monumenta  historica  Societatis  Jesu,  2  vol., 
Madrid,  1920  et  1923. 

J.-M.  Prat,  S.  J.,  Histoire  du  P.  Ribadeneyra,  Paris,  1862; 
Anonyme,  L'établissement  de  lu  Compagnie  de  Jésus  dans  les 
Pays-Bas  et  la  mission  du  P.  Ribadeneyra  èi  Bruxelles  en 
1556,  Bruxelles,  1886  (extrait  des  Précis  historiques,  1886); 
A.  Astrain,  S.  J.,  Historia  de  la  CompcAia  de  Jesûs  en  la 
Asisiencia  de  EsprAa,  t.  i-iv,  .Madrid,  1902-1913,  passim; 
P.  Tacchi  Venturi,  S.  J.,  Sloria  delta  Compagnia  di  Gesù 
in  Italia,  t.  n,  Rome,  1922,  p.  346-353;  Sommervogel, 
Bibliothèque  de  la  Compagnie  de  Jésus,  t.  vi,  col.  1724-1758; 
M.  Rivière,  Corrections  et  additions  à  la  Bibl.  de  la  Comp. 
de  Jésus,  col.  266-268,  740;  E.  de  Vriarte,  S.  J.,  Calalogo 
de  obras  anônimas  y  seudônimas  de  autores  de  la  Comp.  de 
Je.'ûs...,  Madrid,  1904-1916  5  vol.,  (voir  t.  v,  index  m, 
p.  437). 

J.-P.  Grausem. 

RIBALLIER  Ambroise  (1712-1785),  né  à  Paris 
en  1712,  docteur  de  Sorbonne,  fut  grand  maître  du 
collège  Mazarin,  ou  collège  des  Quatre-Nations.  Le 
roi,  par  lettre  de  cachet,  le  nomma  syndic  de  Sorbonne 
en  1765;  comme  tel,  il  eut  à  combattre  les  jansénistes 
et  les  philosophes,  qui  se  vengèrent  de  lui  par  d'innom- 
brables plaisanteries.  Il  intervint  en  diverses  querelles 
et  composa  plusieurs  Mémoires,  en  collaboration  avec 
Legrand;  il  était  abbé  de  Chambon,  au  diocèse  de 
Poitiers  depuis  1768.  A  plusieurs  reprises,  les  Nouvelles 
ecclésiastiques  se  plaignent  des  difficultés  que  Riballier 
mit  en  avant  pour  approuver  ce  qu'elles  appellent 
«  les  bons  livres  ».  Riballier  mourut  en  août  1785. 

Riballier  a  publié  Lettre  èi  l'auteur  du  Cas  de  cons- 
cience sur  la  réforme  des  réguliers,  in-12,  s.  1.,  1767, 
pour  répondre  à  un  ouvrage  intitulé  :  Casde  conscience 
sur  la  commission  établie  pour  réformer  les  corps  régu- 
liers, in-12,  1767,  dont  l'auteur,  d'après  Bachaumont, 
est  dom  Clérnencet;  Lettre  d'un  docteur  à  un  de  ses 
amis  sur  la  censure  de  Bélisaire,  in-12,  Paris,  1768; 
Riballier  avait  dénoncé  le  Bélisaire  de  Marmontel,  le 
2  mars  1767  (Nouv.  ecclés.  du  27  février-2  mai  1767, 
p.  33-39,  42-52,  57-62,  69-72);  Collectio  thesium  in 
diversis  universilatibus  ac  scolis  orbis  catholici  propu- 
gnatarum,  a  paucis  abhinc  annis,  circa  prœcipua  theo- 
logiœ  ac  juris  canonici  dogmata,  Paris,  1768,  in-8°.  11 
avait  laissé  publier  ces  thèses,  en  y  joignant  des  notes, 
Notée  regii  censoris,  qu'il  avait  rédigées  avec  Legrand. 
Comme  les  Nouvelles  ecclésiastiques  du  27  décembre 
1768,  p.  206-208,  avaient  fait  l'éloge  de  ce  recueil  et 
prétendu  justifier  les  thèses  jansénistes  sur  la  prédesti- 
nation et  la  grâce  efficace  par  elle-même,  Riballier  et 
Legrand  prirent  la  défense  des  Notes,  et  en  trois 
Lettres  (1769-1770)  rééditées  en  2  vol.  in-8°,  Avignon, 
1810,  montrèrent  que  ces  thèses  qui  soutiennent  les 


2659 


RIBALLIER    (AMBROISE] 


RICCHINI    (THOMAS; 


2660 


augustiniens  Bclleli  et  Bcrli  sont  très  distinctes  des 
thèses  défendues  par  les  appelants  français.  Les  Nou- 
velles ecclésiastiques  à  diverses  reprises,  attaquèrent 
des  thèses  de  Hiballier  et  de  Legrand,  31  octobre- 
7  novembre  17(59,  p.  173-180;  25  avril,  p.  65-68; 
25  juillet  1770,  p.  118-122;  10  avril-1"  mai  1771,  p.  57- 
71;  2  octobre  1771,  p.  157-159;  18-25  juillet  1772, 
p.  97-104  (L.  Bertrand,  Histoire  littéraire  de  la  Com- 
pagnie de  Saint-Sulpicc,  t.  i,  1900,  p.  383-385).  On 
attribue  à  Riballier  l'Essai  historique  et  critique  sur  les 
privilèges  et  les  exemptions  des  réguliers,  in-12,  Venise 
et  Paris,  1769.  Riballier  intervint  dans  uncpolémique 
entre  le  chapitre  et  les  curés  de  Cahors;  deux  docteurs 
de  Sorbonne,  Xaupi  et  Billette  firent  un  Mémoire  en 
faveur  des  curés;  de  leur  côté,  Riballier  et  Legrand, 
dans  une  Consultation  du  14  avril  1772,  soutiennent 
que  les  curés,  tout  en  étant  de  droit  divin, exagéraient 
leurs  prétentions.  Riballier  fit  censurer  le  Mémoire  de 
Xaupi,  en  faveur  duquel  les  jansénistes  s'étaient 
prononcés.  Voir  Nouv.  ccclés.  du  29  octobre-19  novem- 
bre 1772,  p.  173-178  et  Mémoires  de  Picot,  t.  iv,  p.  374- 
376  ;  Préclin,  Les  jansénistes  du  xvm* siècle  et  la  Consti- 
tution civile  du  clergé,  Paris,  1929,  in-8°,  p.  320-321. 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxv,  p.  536;  Picot, 
Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  ecclésiastique  pendant  le 
XFM»  siècle,  t.  v,  p.  474-475. 

J.  Carreyre. 

RIBAS  (Louis  de) ,  jésuite  espagnol,  théologien, 
naquit  à  Valence  en  1576,  entra  dans  la  Compagnie 
en  1591,  enseigna  la  philosophie  à  Saragosse  et  la 
théologie  à  Valence,  fut  recteur  du  collège  et  supérieur 
de  la  maison  professe  de  Valence,  provincial  d'Aragon, 
et  mourut  à  Valence  le  3  janvier  1647.  Nous  avons  de 
lui  :  Summa  theologiœ,  lomus  I,  complectens  apparatum 
ad  theologiam  et  septem  tractalus  :  de  essentia  Dei  et 
altribulis  in  communi,  de  attribulis  Dei  transcend'nta- 
tibus,  de  visione  Dei,  de  scienlia  Dei,  de  voluntate  Dei, 
de  providentia  Dei,  de  prœdeslinalione  et  reprobatione, 
Lyon,  1643,  in-fol. 

,N.  Soutlivvell,  Bibliotlu'ca  scriptorum  Societatis  Jesu, 
Rome,  1676,  p.  572  sq.;  Sominervogel,  Bibl.  de  la  Comp. 
de  Jésus,  t.  vi,  col.  1758  sq.;  Hurter,  Nomenclator,  3e  éd., 
t.  m,  col.  925. 

J.-P.  Grausem. 
'  RIBET  Jérôme,  né  le  16  janvier  1837  à  Aspet 
(Haute-Garonne),  entra  au  grand  séminaire  de  Tou- 
louse en  février  1859.  Désireux  de  se  consacrer  à  la  for- 
mation du  clergé,  il  vint  à  Paris,  le  29  septembre  1862, 
suivre  le  Grand  cours  du  séminaire  Saint-Sulpice  et 
faire  sa  Solitude,  pendant  laquelle,  le  19  décembre  1863, 
il  reçut  le  sacerdoce. Durant  une  vingtaine  d'années  il 
enseigna  la  philosophie,  puis  la  théologie  à  Clermont, 
Lyon,  Rodez,  Orléans,  et  une  seconde  fois  à  Lyon.  En 
1885  il  quitta  la  Compagnie  pour  devenir  secrétaire  de 
Mgr  Sourrieu,  évèque  de  Châlons,  son  compatriote  et 
son  ami.  Peu  de  temps  après  il  rentrait  dans  son  diocèse 
et  passa  une  dizaine  d'années  dans  la  cure  de  Saman. 
Puis  il  se  retira  du  ministère  pour  s'appliquer  plus  libre- 
ment à  la  composition  de  ses  ouvrages.  Changeant  plu- 
sieurs fois  de  résidence,  il  vivait  en  1903  retiré  à  Notre- 
Dame  de  Piétat  dans  le  diocèse  deTarbes;en  dernier 
lieu  il  avait  cherché  asile  à  la  maison  des  Pères  Blancs, 
de  Notre-Dame-d'Afrique,  où  le  supérieur  général  Mgr 
Livinhac,  son  ancien  élève,  avait  été  heureux  de  l'ac- 
cueillir. (7 est  là  qu'il  mourut  le  29  mai  1909.  Nature 
droite,  élevée,  passionnée  pour  la  vérité  et  le  bien, 
caractère  énergique,  intransigeant  sur  les  principes 
mais  ne  sachant  pas  joindre  à  la  fermeté  la  douceur  et 
l'indulgence  nécessaire  en  pratique.  Son  principal 
ouvrage,  a  pour  titre  :  l.n  mystique  divine  distinguée  des 
contrefaçons  diaboliques  et  des  analogies  humaines,  l'a- 
ris,  1871-1883,3  vol.  in-8°;  2"  édition,  1895,  et  .i"  en 
1-903  en  4  vol.  in-8".  Œuvre  Importante  sur  une  ques- 


tion alors  peu  explorée,  et  complétée  par  les  deux 
études  suivantes  :  L'ascétique  chrétienne,  Paris,  1887, 
(4e  édit.  en  1895),  où  l'on  enseigne  l'art  d'acquérir  les 
vertus,  et  Les  vertus  et  les  dons  dans  la  vie  chrétienne, 
Pau,  1901,  in-8°,  où  l'on  étudie  leur  nature  intime  et 
leur  place  dans  la  vie  spirituelle.  Une  de  ses  premières 
publications  avait  été  La  clef  de  la  Somme  théologique,  de 
saint  Thomas  d'Aquin.  On  lui  doit  aussi  un  guide  ora- 
toire dans  la  prédication  intitulé  :  La  parole  sainte, 
1892,  in-12;  Les  joies  de  la  mort,  Paris,  1902,  in-12;  Le 
mois  de  Marie,  Paris,  1903,  in-12.  Signalons  un  livre 
très  personnel,  anecdotique,  qui  est  bien  dans  le  carac- 
tère de  l'auteur  :  Honnête  avant  tout,  Paris,  1892,  in-12. 

Semaine  religieuse  de  Toulouse,  1909;  Bulletin  trimestriel 
des  anciens  élèves  de  Saint-Sulpice,  1909,  p.  406-408;  P.  Pour- 
rat,  La  spiritualité  chrétienne,  in-12,  t.  iv,  Paris,  1928,  p.  612. 

E.  Levesque. 

RICARD  DE  MONT  CROIX  ou  RiCOLDI 
ou  RICULD,  dominicain  florentin,  mort  en  Italie 
en  1309  après  avoir  séjourné  longtemps  dans  les  pays 
du  Levant.  Il  voulut  traduire  le  Coran  en  latin.  Mais  il 
ne  put  se  résoudre  à  aller  jusqu'au  bout  de  sa  traduc- 
tion. Au  lieu  d'une  simple  version  de  la  dernière  partie, 
il  écrivit  ses  réflexions  ou  commentaires  sur  tout  l'ou- 
vrage. Il  leur  donna  selon  sa  propre  expression  la  forme 
de  lettres  adressées  à  l'Église.  L'ouvrage  est  connu  en 
divers  manuscrits  ou  éditions  sous  le  titre  de  Confuta- 
tio  alcorani.  Au  milieu  du  xiv«  siècle,  un  auteur  grec, 
Démétrius  Cydonius,  traduisit  l'ouvrage  de  Ricard  en 
langue  grecque.  Plus  tard,  selon  Possevin,  l'ouvrage 
fut  traduit  du  grec  de  nouveau  en  latin.  Il  fut  imprimé 
à  Venise  en  1609.  On  attribue  aussi  à  Ricard  une 
«  confession  de  la  foi  chrétienne  faite  en  présence  des 
Sarrasins  »,  ouvrage  demeuré  manuscrit.  Mais  Ricard 
est  surtout  connu  par  son  Itinéraire  où  il  raconte  ses 
voyages  en  Orient  et  donne  toutes  sortes  de  renseigne- 
ments. Dès  le  milieu  du  xiv°  siècle  l'ouvrage  fut  traduit 
du  lat  in  en  français,  popularisé  par  Jean  Lelong,  moine 
de  Saint-Bertin.  Le  manuscrit  de  Paris  porte  cet  expli- 
cit:  «  Explicit  le  itinéraire  de  la  pérégrination  Frère 
Riculd  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  et  sont  en  cesl 
livre  contenu  par  sobriété  les  royaumes  et  les  gens,  les 
provinces,  les  loix,  les  sectes,  les  hérésies,  les  monstres  et 
les  merveilles  que  ledit  Frères  trouva  es  parties  d'orient. 
El  en  cils  livres  translatez  de  latin  en  français  par  Frère 
Jean  de  Ypre  moine  de  S.  Berlin  en  Saintomer  en  l'an 
MCCCLI  accomplis.  » 

Quétif-Échard,  Scriptores  ordinis  prœdicalorum,  t.  i, 
1719,  p.  504-506;  Touron,  Histoire  des  hommes  illustres  de 
l'ordre  des  frères  prêcheurs,  t.  i,  1743,  p.  759-763. 

M. -M.  Gorce. 

RICCARDI  Nicolas  (1585-1633),  dominicain 
génois,  professeur  de  théologie  à  Valence  en  Espagne, 
puis  à  la  Minerve  à  Rome,  maître  du  Sacré-Palais  à 
partir  de  1629.  Il  avait  écrit  en  italien  des  réflexions 
sur  les  litanies  de  la  sainte  Vierge,  d'abondants  com- 
mentaires sur  l'Écriture  sainte,  des  travaux  sur  le  con- 
cile de  Trente,  trois  volumes  qui  paraissent  avoir  été 
peu  répandus  :  Theologus  sive  de  christiana  theologiu, 
ejusque  parlibus,  libris,  instrumentis,  natura,  proprie- 
lalibus  et  aucloribus,  deux  recueils  d'opuscules  théolo- 
giques, également  rares,  une  dissertation  sur  la  concep- 
tion de  la  sainte  Vierge,  demeurée  manuscrite.  Ric- 
cardi  était  pourtant  un  théologien  dont  l'enseignement 
était  réputé  et  un  prédicateur  dont  le  roi  d'Espagne 
avait  déclaré  l'éloquence  «  monstrueuse  ». 

Quétif-Échard,  Scriptores  ordinis  prœdicatorum,  t.  n, 
1721,  p.  503-50  1. 

M. -M.  Gorce. 

RICCHINI   Thomas-Augustin,  dominicain  né  a 
Crémone  en  1695,  mort  à  Rome  en  1762.  Secrétaire  de 
la  Congrégation  de  l'Index  en  1749,  maître  du  Sacré 
Palais  en   1759.  Après  s'être  adonné  à  la  poésie  reli- 


2661 


RICCHINI    (THOMAS; 


ricci   (scipion; 


2662 


gieuse,  il  publia  diverses  biographies  édifiantes  et  se 
fit  l'éditeur  de  Moneta  de  Crémone  :  Patris  Monctœ 
adversus  Catharos  et  Valdenses  libri  V,  Home,  1743, 
in-fol. 

Hoefer,  Nouvelle  biographie  générale, t. xi.u,  1863,  col.  134 
136. 

M. -M.  Gorce. 

1.  RICCI  Dominique,  dominicain  italien  moins 
connu  que  le  suivant  son  confrère,  compatriote  et  con- 
temporain Jacques  Ricci.  Il  a  laissé  un  ouvrage  contre 
le  quiétisme  :  Homo  interior  juxta  Docloris  angelici 
doctrinam  necnon  SS.  Palrum  exposilus,  ad  explo- 
dendos  errores  Michaelis  de  Molinos  damnalos  an. 
MDCLXXXVII,  part.  I,  II  et  III,  Naples,  1709,  ou- 
vrage très  peu  répandu. 

Quétif-Échard,  Scriplores  ordinis  pra-dicatorum,  t.  il, 
1721,  p.  774. 

M. -M.  Gorce. 

2.  RICCI  Jacques,  dominicain  italien,  secrétaire  de 
la  Congrégation  de  l'Index,  hagiographe,  mort  en  1703. 
Ne  pas  le  confondre  avec  Dominique  Ricci. 

Quétif-Échard,  Scriplores  (.rdinis  pnvdicatorum,  t.  n, 
1721,  p.  762. 

M. -M.  Gorce. 

3.  RICCI  Joseph,  jésuite,  né  à  Lecce  le  2  juillet  1650, 
admis  dans  la  Compagnie  le  23  mai  1665,  enseigna 
trente-deux  ans  les  belles-lettres  et  diverses  sciences 
sacrées,  dont  pendant  douze  ans  la  théologie  morale; 
il  fut  recteur  du  collège  Saint-Ignace  de  Naples  et  y 
mourut  le  17  mars  1713. 

Au  moment  où  le  P.  Thyrse  Gonzalez  travaillait  à 
convertir  la  Compagnie  au  probabiliorisme,  le  P.  Ricci, 
professeur  au  collège  de  Naples,  publia  un  ouvrage 
intitulé  :  Fundamentum  theologiie  moralis,  seu  de  cons- 
cientia  probabili...  opus  in  quo  samma  concordia  et 
doclrime  uniformilas  maxima  inter  omnes  Doctores 
calholicos,  tam  probabilistas,  quam  pmbabiliorislas  in 
assignanda  proxima  régula  honeslatis  et  formanda  cons- 
cientia  in  materia  opinativa  seu  probabili,  ob  oculos 
proponitur,  et  solum  rem  esse  cum  novaloribus,  Naples, 
1702,  320  p.,  auxquelles  il  faut  ajouter  20  p.  de  début. 
L'ouvrage  était  dédié  au  T.  R.  P.  Thyrse  Gonzalez, 
général  de  la  Compagnie  depuis  1 697  et  qui  devait  mourir 
en  1705.  Dans  la  Parenesis  ad  lectorem  par  Anniba! 
de  Philippis,  le  grand  succès  du  Fundamentum  theologiœ 
moralis,  publié  en  1694  parle  P.  Gonzalez,  est  signalé 
(voir  dans  ce  Dictionnaire  art.  Gonzalez  de  Santalla, 
t.  vi,  col.  1491).  Le  P.  Ricci,  en  deux  dissertations, 
l'une  sur  les  principes  de  la  probabilité  directe,  l'autre 
sur  ceux  de  la  probabilité  indirecte,  s'efforce  de  mon- 
trer que  les  moralistes  de  la  Compagnie  sont  en  somme 
d'accord  pour  le  fond  et  qu'entre  doctrines  du  proba- 
bilisme  simple  et  doctrines  du  probabiliorisme  il  n'y  a 
guère  que  des  diiïérences  d'expression;  au  lieu  de  se 
disputer,  il  faut  lutter  contre  le  jansénisme  (nova- 
tores).  La  thèse  du  P.  Ricci  est  à  rapprocher  de  celle 
que  soutenait  vers  le  même  temps  le  P.  Louis  Vincent 
Mamiani  délia  Rovere,  dans  un  ouvrage  publié  à 
Rome  e:i  1708  avec  approbation  du  P.  Tamburini. 
successeur  du  P.  Gonzalez,  et  dédié  à  Clément  XI 
(Concordia  doctrime  Probabilislarum  cum  doclrina 
Probabilioristarum). 

Animés  des  meilleures  intentions,  les  deux  ouvrages, 
au  point  de  vue  doctrinal,  semblent  plus  ingénieux  que 
solides  et  en  somme  étaient  favorables  au  probabilio- 
risme de  Gonzalez;  ils  ne  paraissent,  ni  l'un  ni  l'autre, 
avoir  eu  grande  influence,  mais  ils  étaient  à  signaler 
comme  tendance. 

Sommervoi;el,  Bibliothèque  de  la  (  omp.  de  Jésus,  t.vi, 
col.  178.3;  Harter,  Nomenclator,  3°  éd  ,  t.  iv,  col.  957-958; 
DôUinger-Reusch,  Geschichle  der  Moralstreiligkeiten,  t.  i, 
1889,  p.  258-259. 

R.  Brouillard. 


4.  RICCI  Scipion  (1741-1810)  naquit  à  Florence  le 
9  janvier  1741;  il  était  le  neveu  de  Laurent  de  Ricci, 
général  des  jésuites,  et  fit  ses  premières  études  chez 
les  jésuites  de  Florence;  il  étudia  la  théologie  chez  les 
bénédictins  de  la  même  ville  et  s'initia  aux  doctrines  de 
Port-Royal.  Il  embrassa  l'état  ecclésiastique  :  d'abord 
vicaire  général  de  Florence,  il  devint  évêque  de  Pis- 
toie  et  Prato  en  1780.  Dès  le  début  de  son  épiscopat, 
il  se  déclara  en  faveur  des  projets  de  réforme  de 
Léopold  II  de  Toscane  et  il  approuva  toutes  les  déci- 
sions prises  par  ce  prince  dans  le  domaine  de  l'admi- 
nistration, de  la  discipline  ecclésiastique,  pour  le  règh  - 
ment  du  culte  et  des  cérémonies  et  même  pour  l'ensei- 
gnement religieux  dans  les  catéchismes  et  dans  les 
écoles.  Ces  innovations  d'ailleurs  étaient  en  grande 
partie  inspirées  par  Ricci  lui-même.  Conformément 
aux  désirs  de  Léopold,  Ricci  réunit,  le  18  septembre 
1786,  le  concile  de  Pistoie,  où  les  doctrines  jansénistes 
furent  proclamées,  malgré  l'opposition  de  plusieurs 
évêques.  A  la  suite  d'ordonnances  épiscopales  pour  la 
suppression  de  pratiques  regardées  par  l'évèque  comme 
superstitieuses,  une  émeute  éclata  à  Prato,  en  1787; 
mais  le  duc  de  Toscane  soutint  Ricci.  Une  seconde 
émeute,  le  21  avril  1790,  obligea  Ricci  à  donner  sa 
démission,  le  3  juin  1790;  d'autre  part,  la  bulle  Auc- 
torem  fldei,  le  28  août  1794,  condamna  les  Actes  du 
synode  de  Pistoie.  Ricci  fut  emprisonné,  lors  de  l'occu- 
pation de  la  Toscane  par  les  Français,  en  1799.  Par  un 
acte  signé  le  9  mai  1805,  à  Florence,  Ricci  se  soumit  à 
la  condamnation  portée  contre  lui;  mais  de  graves 
historiens  ont  mis  en  doute  la  sincérité  de  cette  sou- 
mission. Voir  art.  Pistoie,  t.  xn,  col.  2226-2230.  Ricci 
mourut  le  27  janvier  1810. 

Ricci  consacra  toute  son  activité,  qui  fut  très  grande, 
à  répandre  dans  son  diocèse  de  Pistoie  les  réformes  pré- 
conisées par  les  jansénistes.  Dès  le  6  octobre  1781,  il 
traça  un  Règlement  pour  l'école  de  théologie  du  sémi- 
naire épiscopal  de  Prato,  afin  de  préparer  son  clergé  à 
le  seconder  dans  son  programme.  On  doit  enseigner  la 
théologie,  en  supprimant  «  toutes  les  spéculations  inu- 
tiles et  toutes  les  pointilleries  dont  plusieurs  scolas- 
tiques  ont  étrangement  défiguré  la  théologie  ».  Pour 
les  questions  controversées,  le  professeur  doit  se 
dépouiller  de  tout  esprit  de  parti,  de  toute  prévention 
pour  une  école  particulière;  il  rejettera  toute  opinion 
nouvelle  et  embrassera  les  sentiments  qu'il  trouvera 
le  plus  conformes  à  l'ancienne  discipline  de  l'Église; 
pour  les  questions  de  la  prédestination  et  de  la  grâce, 
il  se  tiendra  «  éloigné  du  molinisme  et  de  tous  ces 
tempéraments  inventés  par  une  démangeaison  d'inno- 
ver, pour  s'attacher  à  l'enseignement  de  saint  Augus- 
tin sur  ces  matières,  dans  lequel  l'Église  a  toujours 
reconnu  sa  doctrine  ».  Le  séminaire  durera  quatre 
ans:  il  y  aura  deux  leçons  par  jour,  avec  un  programme 
bien  déterminé,  durant  la  troisième  et  la  quatrième 
année,  on  exercera  fréquemment  les  élèves  «  aux  confes- 
sions sèches  et  imaginaires,  afin  qu'ils  apprennent 
insensiblement  la  pratique  nécessaire  du  tribunal  de 
la  pénitence  ».  La  solution  des  cas  de  conscience  sera 
publiée  chaque  année.  Nouvelles  ecclésiastiques  du 
12  novembre  1788,  p.  183-184.  En  fait,  Ricci  fit  impri- 
mer un  Abrégé  des  résolutions  des  cas  de  conscience, 
dressées  dans  son  séminaire  de  Prato  par  le  P.  Bandini, 
moine  observantin,  professeur  de  théologie  dans  ce 
séminaire  :  on  y  trouve  les  thèses  jansénistes  touchant 
le  rapport  de  toutes  nos  actions  à  Dieu  comme  fin 
dernière,  sur  la  nécessité  de  la  foi  explicite  aux  mys- 
tères de  la  Trinité  et  de  l'Incarnation  pour  être  justifié. 
Nouv.  eccl.  du  21  août  1781,  p.  135.  Ricci  fit  aussi  publier 
un  Recueil  d'opuscules  concernant  la  religion  en  douze 
volumes,  dont  on  trouvera  l'analyse  détaillée, ici  même, 
t.  xn,  col.  2136-2139,  et  il  rédigea  lui-même  quelques 
Instructions  pastorales.  Ibid.,  col.  2140-2143.  Les  prin- 


2663 


RICCI    (SCI  PI  ON 


R I C  H  A  R  D    (CHARLES-LOUIS) 


266^ 


cipalessonl  :  ['Instruction  pastorale  sur  la  nouvelle  dévo- 
tion au  Sacré-Cœur  de  Jésus,  datée  du  3  juin  1781,  pour 
détourner  ses  diocésains  de  celle  dévotion;  il  plaisante 
■i  les  cordicoles  »  et  leur  «  fanatisme  aveugle  »  et  les 
«  dévotions  fantastiques  et  féminines  »  (Xouv.  ecclés. 
du  9  janvier  1782,  p.  5-8).  L'instruction  du  3  fé- 
vrier 1782  sur  le  jeûne  et  la  pénitence  (Nouv.  ecclés.  du 
10  juillet  1782,  p.  109-111).  L'instruction,  datée  du 
Ie*  mai  1782,  sur  la  nécessité  et  la  manière  d'étudier  la 
religion  est  particulièrement  intéressante;  il  s'y  élève 
«  contre  les  mauvais  guides,  partisans  d'une  morale 
plus  propre  à  fomenter  les  passions  qu'à  les  guérir  »; 
il  recommande  la  lecture  des  bons  livres  :  le  Catéchisme 
de  Naples,  la  Bible  de  Sacy,  l'Abrégé  de  l'histoire  de 
l'Ancien  Testament  de  Mesenguy,  ['Histoire  ecclésias- 
tique de  B.  Racine,  l'Exposition  chrétienne  de  Mesenguy 
et  le  Catéchisme  de  Bossuet,  qui  fut  supprimé  plus 
tard,  comme  insuffisamment  orthodoxe  (Xouv.  eccl  s. 
du  18  décembre  1782,  p.  201-20  I).  Grâce  à  la  libéralité 
du  duc  de  Toscane,  les  Œuvres  de  Mesenguy  et  les 
Réflexions  morales  de  Quesnel  furent  distribuées  gra- 
tuitement à  tous  les  curés  du  diocèse  de  Pistoie  et. 
Prato.  Peut-être  pour  le  remercier,  Ricci  rappela,  le 
0  février  1784  «  les  devoirs  des  sujets  à  l'égard  du 
souverain  ».  Cependant,  surtout  après  le  synode  de 
Pistoie,  la  conduite  de  Ricci  était  vivement  attaquée, 
même  dans  son  diocèse.  Le  5  octobre  1787,  l'évèque 
adressa  au  clergé  et  aux  fidèles  de  son  diocèse  une 
longue  lettre  pastorale  de  111  pages,  pour  justifier  la 
conduite  qu'il  a  tenue  dans  son  diocèse,  rappeler  les 
ouvragesqu'il  a  donnés  pour  l'instruction  de  son  peuple 
avec  une  réfutation  des  imputations  calomnieuses 
qu'on  a  répandues  contre  lui  (Nouv.  ecclés.  du  10  dé- 
cembre 1788,  p.  197-200).  Un  anonyme  répondit  à  ce 
plaidoyer  par  un  écrit  intitulé  Remarques  pacifiques 
d'un  curé  catholique,  adressées  à  M.  l'évèque  de  Pistoie 
et  Prato;  cet  écrit  fut  interdit  en  Toscane  sous  les 
peines  de  droit. 

Les  Actes  et  décrets  du  synode  diocésain  de  Pistoie, 
2  vol.  in-12,  1788,  traduits  en  latin  et  en  français 
en  1791  et  condamnés  par  la  bulle  Auctorem  f.dei  ont 
été  longuement  étudiés  à  l'art.  Pistoie.  Ricci  se 
déclara  en  faveur  des  décrets  de  l'Assemblée  consti- 
tuante sur  la  Constitution  civile  du  clergé,  dans 
une  Réponse  aux  questions  proposées  sur  l'état  de 
l'Église  de  France  (Nouv.  ecclés.  du  23  août  1791, 
p.  135). 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxv,  p.  560-561; 
Iloe'er,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xlii,  col.  511-512; 
Ami  de  la  religion  du  22  juin  1822,  t.  xxxn,  p.  177-180, 
relativement  à  la  rétractation  de  Ricci;  De  Potter,  Vie  et 
mémoires  de  Kicci,  évéque  de  Prato  et  Pistoie,  réformateur  du 
catholicisme  en  Toscane,  Bruxelles,  182",  3  vol.  in-8°,  et 
Paris,  1826,  4  vol.  in-8°,  refondu  en  1  vol.  in-8",  Bruxelles, 
1857,  traduit  en  allemand,  Stuttgart,  1826,  4  vol.  in-12,  et 
en  anglais,  Londres,  1850;  cette  vie  fut  condamnée  par  un 
décret  de  l'Index  du  19  novembre  1825;  De  Potter,  Extraits 
de  la  nie  de  Scipion  Kicci  OU  Supplément  contenant  tons  les 
retranchements  exigés  pur  la  police  française  dans  la  contre- 
façon de  Paris.  Bruxelles,  1826,  in-8";  la  contrefaçon  avait 
été  faite  par  l'abbé  Grégoire;  !><•  Potter  cite  souvent  une  Vie 

manuscrite  de  Ricci}  Pico',  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire 

ecclésiastique  pendant  le  XVIII> siècle,  t.  v,  p.  113-118,  2.">i- 
262, et  l.  vi, p.  W7-415;  Cantu,  /.<.s  hérétiques  d'Italie,t.  v, 
3°  discours,  p.  102-222;  Améliore  Gelli,  Memorie  di  Scipione 

Kicci  scritte  da  medesimo  e  publicale  con  documenli,  Florence, 

2  vol.  in-12,  1865,  mis  à  l'Index  le  13  juin  1865;  <'..  M.  F., 
//  vesCOVO  Scipione  de'  Ricci  c  le  reforme  religiose  in   ToSCana 

sollo  il  régna  <n  Leopoldo  il.  Florence,  1865-1868,  •!  vol. 
in-12;  Gaetano  Beani,  /  vescovl  di  Plstoria  c  Prato.  dalV 

17S2   ait'    1871,   Pistoie.    1881,   in  8°,  p.   68-153;    Giovanni- 

Antonlo  Venturi,  //  vescovo  de'  Ricci  e  lu  Corte  romana  fmo 
al  sgnodo  di  Pistoia,  Florence,  ixs:>.  in  .S";  Jules  Gendry, 
Pie  \'i.  s»  vie,  son  pontificat  < i ■  1 1  Pi  99),  t.  i,  Paris,  p.  452- 
483;  Niccolo  Rodollco,  <m  amici  e  tempi  di  s.  de'  Kicci. 
Florence,   1020,  in-S";  Arturo  Jemolo,   //  giansenismo  in 


Italia  prima  de  délia  Revolutione,  Bari,  1028,  in-S",  p.  350- 
382;  Protest.  Hcalcnctjclopàdie,  t.  xvi,  p.  743-749;  Kirchen- 
lexieon,  t.  x,  col.  32-41  (art.  Pistoia}. 

J.   Carreyre. 

RICCiOLI  Jean-Baptiste,  jésuite  italien.  Né 
a  Ferrare  le  17  avril  1598,  entré  au  noviciat  le  6  oc- 
tobre 1014,  il  enseigna  d'abord  les  humanités,  puis  la 
philosophie  et  pendant  vingt  ans  la  théologie  et 
l'astronomie  à  Parme  et  à  Bologne,  fut  préfet 
des  études  à  Parme  et  mourut  à  Bologne  le  25  juin 
1671. 

Il  doit  sa  célébrité  surtout  à  ses  études  et  publica- 
tions sur  l'astronomie.  Pendant  une  dizaine  d'années, 
de  1640  à  1650,  il  fit  de  nombreuses  expériences  et 
observations  avec  le  concours  du  célèbre  physicien 
François-Marie  Grimaldi,  S.  J.  (1613-1663);  il  en  publia 
les  conclusions  dans  son  grand  ouvrage  Almagestum 
novum  astronomiam  veterem  novamque  compleclens, 
Bologne,  1651,  2  vol.  in-fol.,  complété  par  Astronomia 
reformata,  Bologne,  1665,  2  vol.  in-fol.  Ces  ouvrages 
ont  encore  aujourd'hui  un  réel  intérêt  à  cause  de  leur 
érudition  historique.  Le  P.  Riccioli  cherchait  à  concilier 
l'ancienne  et  la  nouvelle  astronomie.  Mais,  par  suite  de 
la  condamnation  de  Galilée,  il  écarta  le  système  de 
Copernic  et  s'efforça  même  de  le  réfuter  dans  un 
opuscule  intitulé  Argomento  fisicomatlematico  contro 
il  moto  diurno  délia  terra,  Bologne,  1668,  in-4°,  suivi 
d'une  Apologia  pro  argumenta  physicomathematico  con- 
tra systema  Copernicanum,  Venise,  1669,  in-4°.  Il 
reconnaît  cependant  les  mérites  du  système  combattu 
qui  lui  paraît  assez  admissible  comme  simple  hypo- 
thèse; mais,  bien  que  l'immobilité  de  la  terre  ne  soit 
pas  de  foi,  «  nous  tous  catholiques,  nous  sommes  obli- 
gés parla  vertu  de  prudence  et  d'obéissance  d'admettre 
ce  qui  a  été  décrété  [contre  Galilée],  ou  du  moins  de 
ne  pas  enseigner  le  contraire  d'une  manière  absolue  ». 
Almagestum,  t.  1,  p.  52.  Il  publia  en  outre  un  grand 
ouvrage  de  chronologie,  Chronologia  reformata  et  ad 
certas  conclusiones  redacla,  Bologne,  1669,  3  vol.  in-fol., 
ainsi  que  divers  ouvrages  sur  la  géographie  et  la  topo- 
graphie et  même  sur  la  prosodie  et  la  phonétique  (voir 
les  titres  dans  Sommervogel). 

Il  laissa  également  deux  ouvrages  de  théologie*:  De 
dislinctionibus  entium  in  Deo  et  in  creaturis,  Bologne, 
1669,  in-fol.,  et  Immunitas  ab  errore  tam  spéculation 
quam  practico  defînitionum  S.  Sedis  apostolicœ  in 
canonizationc  sanctorum,  in  feslorum  ecclesiasticorum 
institutionc  et  in  decisione  dogmatum  quœ  in  verbo  Dei 
scripto  traditove  implicite  tanlum  continentur  aut  ex 
allerulro  suffteienter  dcducunlur,  Bologne,  1668,  in-4n. 
Ce  dernier  livre  fut,  par  décret  du  27  mars  1669,  pro- 
hibé donec  corrigatur;  il  figure  encore  actuellement  à 
l'Index.  Nous  ignorons  quelles  étaient  les  corrections 
demandées;  Benoît  XIV  le  cite  plusieurs  fois  dans  son 
De  bealificutione  et  canonizationc,  sans  mentionner  la 
condamnation.  Cf.  Beusch,  Der  Index  der  verbotenen 
Bûcher,  t.  11  a,  p.  140. 

Fabronius,  Vitiv  Ilalorum,  t.  11,  p.  355-378;  J.  Schreibe-, 
dans  Siimmen  ans  Maria-Laach,  t.  liv,  1898,  p.  252-272; 
B.  Duh'-,  S.  .t.,  Jesuttenfabeln,  4"  éd.,  p.28  '  sq.;  Sommervo- 
gel, Bihl.  de  la  Comp.  de  .lésas,  t.  VI,  col.  1796-1805;  llurtcr, 
Nomenclaior,  3°  éd..  t.  iv,  col.  160-171;  L.  Koch,  S.  J., 
Jesuilen-Lexikon,  col.  1542  sq. 

J.-P.  Grausem. 

1.  RICHARD  Charles-Louis,  dominicain  fran- 
co is,  né  en  avril  I7l  l  à  Blainville-sur  l'Eau  en  Lorraine, 
fusillé  à  Mon  s,  le  10  août  1794.  D'une  vieille  famille 
lorraine,  il  entra,  âgé  de  seize  ans.  au  couvent  des  domi- 
nicains de  Blainville  comme  novice.  11  fit  profession  a 
Nancy.  Ses  études  théologiques  se  tirent  à  Paris  où  il 
devint  docteur  en  théologie  et  où  il  continua  a  de- 
meurer, menant  l'existence  d'un  polémiste  occupé  à 
défendre  les  principes  religieux  menaces  par  les  philo- 


2665 


RICHARD    (CHARLES-LOUIS) 


RICHARD    (FRANÇOIS; 


2666 


sophes  du  xvme  siècle.  Il  le  fit  avec  l'intransigeance 
qu'on  peut  supposer.  Il  attaqua  dans  plusieurs  opus- 
cules un  arrêt  du  parlement  de  Paris,  intervenu  au 
sujet  du  mariage  d'un  juif  converti.  La  prudence 
l'obligea  à  se  retirer  à  Lille  en  1778.  Il  put  s'y  main- 
tenir jusqu'au  moment  de  la  Révolution.  11  passa  alors 
dans  les  Pays-Bas.  En  1794,  lors  de  la  seconde  invasion 
des  Français,  il  se  trouvait  à  Mons.  Son  grand  âge  —  il 
avait  quatre-vingt-trois  ans  —  l'empêcha  de  fuir.  Mais 
il  ne  réussit  pas  à  demeurer  caché.  Arrêté,  il  fut  jugé 
par  une  commission  militaire  qui  le  condamna  à  mort. 
Le  motif  de  cette  comdamnation  était  que  le  P.  Richard, 
quelques  semaines  avant  l'entrée  des  Français  dans  la 
ville,  avait  publié  un  opuscule  intitulé  :  Parallèle  des 
Juifs  qui  ont  crucifié  Jésus-Christ  avec  les  Français  qui 
oui  exécuté  leur  roi,  Mons,  1794,  in-8°.  Le  P.  Richard 
fut  fusillé  le  15  août  1794  et,  quoique  vieillard  et  sans 
force,  il  montra  un  courage  héroïque. 

11  avait  commencé  par  s'intéresser  à  la  démonologie, 
et  avait  rédigé  une  Dissertation  sur  ta  possession  des 
corps  et  de  l'infestation  des  maisons  par  les  démons,  1740, 
in-8°.  Mais  tout  le  reste  de  son  activité  philosophique  et 
théologique  a  été  dirigée  par  un  esprit  ardemment  anti- 
révolutionnaire. Il  a  pris  le  contre-pied  des  Encyclo- 
pédistes. A  l'époque  où  les  philosophes  prenaient  parti 
pour  les  «  révolutions  de  Rrabant  »,  Richard  publiait 
un  ouvrage  Des  droits  de  la  maison  d'Autriche  sur  la 
Belgique,  Mons,  1794,  in-8°.  A  l'époque  où  l'État  fran- 
çais voulait  restreindre  les  libertés,  le  recrutement, 
l'existence  des  ordres  mendiants,  Ch.-L.  Richard  mul- 
tiplia les  libelles  contre  le  droit  du  souverain  sur  les 
biens-fonds  des  moines,  contre  les  ennemis  des  privi- 
lèges des  moines  mendiants,  par  exemple  il  écrivit  : 
Examen  du  libelle  intitulé  «  Histoire  de  l'établissement  des 
moines  mendiants»,  Avignon,  1767,  in-12.  L'attaque  ou 
plutôt  la  contre-attaque  du  P.  Richard  contre  les 
Encyclopédistes  allait  souvent  beaucoup  plus  loin  et  se 
développait  en  plein  terrain  doctrinal.  Il  a  écrit  un 
livre  opposant  «  La  nature  en  contraste  avec  la  religion 
et  la  raison  »,  Paris,  1773,  in-8°,  des  Observations  mo- 
destes sur  les  pensées  de  d'Alembert,  Paris,  1774,  in-8°, 
car  il  était  autant  ennemi  de  d'Alembert  que  de  Rous- 
seau. A  un  libelle  il  répond  par  une  Réfutation  de 
l'Alambic  moral.  Ce  ne  sont  que  défenses  de  la  religion, 
de  la  morale,  de  la  vertu,  de  la  société.  Il  écrit  une  dia- 
tribe contre  Condorcet,  deux  autres  contre  les  protes- 
tants qu'il  déteste  autant  que  les  juifs.  Il  ne  semble  pas 
qu'il  ait  beaucoup  aimé  les  jésuites  car  il  a  éprouvé  le 
besoin  d'écrire  une  Défense  du  pape  Clément  XI V.  Mais, 
bien  entendu,  il  fait  cause  commune  avec  Trévoux 
contre  Voltaire.  Il  ne  manque  pas  de  verve  dans  son 
Voltaire  de  retour  des  ombres  et  sur  le  point  d'y  retourner 
pour  n'en  plus  revenir,  à  tous  ceux  qu'il  a  trompés, 
Bruxelles  et  Paris,  1776,  in-12.  D'autres  parmi  ses  tra- 
vaux montraient  en  face  de  la  nocivité  philosophique 
les  bienfaits  du  christianisme  par  exemple  :  Annales  de 
la  charité  et  de  la  bienfaisance  chrétienne,  Paris,  1785, 
2  vol.  in-12.  On  peut  se  rendre  compte  de  la  facilité  et 
de  l'abondance  du  P.  Richard  par  le  fait  qu'il  a  publié 
en  1789  quatre  volumes  de  ses  Sermons.  Il  était  d'ail- 
leurs capable  de  beaucoup  d'application.  Son  Analyse 
des  conciles  généraux  et  particuliers,  Paris,  1772-1777, 
in-4°,  représente  une  réelle  érudition. 

On  conçoit  qu'animé  de  telles  intentions,  d'une  telle 
facilité  et  d'un  tel  acharnement  à  la  tâche,  le  P.  Richard 
ait  eu  le  grand  dessein  de  dresser  contre  YEncyclop  die 
de  Diderot  et  d'Alembert,  sous  une  forme  relativement 
abrégée  et  plus  populaire,  une  contre-encyclopédie, 
l'encyclopédie  de  la  religion.  Réussissant  à  y  intéresser 
ses  confrères  dominicains  des  couvents  du  faubourg 
Saint-Germain  et  de  la  rue  Saint-Honoré  il  parvint  au 
bout  de  sa  tâche  :  cinq  in-folio  parurent  en  1760-1761 
et  un  sixième  en  supplément  parut  en  1765.  Le  titre 


manque  un  peu  de  modestie  :  Dictionnaire  universel 
dogmatique,  canonique,  historique,  géographique  et  chro- 
nologique des  sciences  ecclésiastiques,  contenant  l'his- 
toire générale  de  la  religion,  de  son  établissement  et 
de  ses  dogmes,  de  la  discipline  de  l'Église,  de  ses  rits, 
de  ses  cérémonies  et  de  ses  sacrements;  la  théologie 
dogmatique  et  morale  spéculative  et  pratique,  avec  la 
décision  des  cas  de  conscience;  le  droit  canonique,  sa 
jurisprudence  et  ses  lois,  la  juridiction  volontaire  et 
contentieuse  et  les  matières  bénéficiâtes,  l'histoire  des 
patriarches,  des  prophètes,  des  rois,  des  saints  et  de 
tous  les  hommes  illustres  de  l'Ancien  Testament;  de 
Jésus-Christ,  de  ses  apôtres,  de  tous  les  saints  et  saintes 
du  Nouveau  Testament;  des  papes,  des  conciles,  des 
Pères  de  l'Église  et  des  écrivains  ecclésiastiques:  des 
patriarcats,  des  sièges  métropolitains  ou  épiscopaux, 
avec  la  succession  chronologique  de  leurs  patriarches, 
archevêques  et  évêques,  des  ordres  militaires  et  reli- 
gieux; des  schismes  et  des  hérésies;  avec  des  sermons 
abrégés  des  plus  célèbres  orateurs  chrétiens,  tant  sur 
la  morale  que  sur  les  mystères  et  les  panégyriques  des 
saints.  Ouvrage  utile  non  seulement  aux  pasteurs  char- 
gés par  état  des  fonctions  du  sacré  ministère,  mais  aussi 
à  tous  les  prêtres  séculiers  ou  réguliers  et  généralement 
à  tous  les  fidèles  de  toutes  les  conditions,  par  le 
R.  P.  Richard  et  autres  religieux  dominicains  des  cou- 
vents du  faubourg  Saint-Germain  et  de  la  rue  Saint- 
Honoré.  On  aurait  tort  de  rechercher  dans  cette 
contre-encyclopédie  ou  plutôt  dans  ce  supplément 
catholique  et  rectificatif  de  l'Encyclopédie  une  pensée 
subtile.  Sans  doute  les  grandes  questions  :  conscience, 
morale,  grâce,  providence  sont  traitées  en  théologie 
thomiste.  Mais  il  s'agit  d'un  thomisme  simplifié  pour 
devenir  simple  bon  sens.  Bref  l'ouvrage  français  du 
xvme  siècle  ne  vaut  pas  la  Pantheologia  de  Rainier  de 
Pise  publiée  et  adaptée,  en  latin,  au  siècle  précédent 
par  Jean  Nicolaï  et  qui  était  un  monument  philoso- 
phique. On  ne  peut  se  défendre  de  l'impression  qu'en 
cette  fin  du  xvnie  siècle  la  théologie  thomiste  a  perdu 
toute  initiative  capable  de  conduire  des  esprits.  Pour- 
tant, lorsqu'on  voudra  un  dictionnaire  religieux  au 
début  du  xi\°  siècle,  on  rééditera  l'honnête  compila- 
tion du  P.  Richard  sous  le  titre  de  Bibliothèque  sacrée, 
Paris,  1821-1827,  29  vol.  in-8°. 

Il  est  à  craindre  d'une  manière  générale  que,  dans  sa 
lutte  contre  la  libre-pensée,  le  P.  Richard  ait  voulu 
être  plus  populaire  »  que  les  philosophes.  11  n'a  pas  su 
acquérir  leur  prestige  de  menues,  même  d'indigentes 
finesses.  Pourtant,  il  voyait  très  clair  sur  les  dangers  du 
philosophisme.  Voir  Moulaert,  la  Vie  et  les  œuvres  du 
R.  P.  Ch. -Louis  Richard,  Louvain,  1807,  in-16,  p.  20, 
28-29,  42,  77-78,  175.  Il  avait  parfaitement  prévu, 
vingt  ans  d'avance,  que  le  philosophisme  amènerait  à 
la  Révolution,  ibid.,  p.  97. 

Outre  la  monographie  de  Moulaert,  citée  plus  haut,  voir 
L'ami  de  la  religion,  t.  xxx,  ix:>2. 

M. -M.  Gorce. 

2.  RICHARD  François,  né  à  Pont  à-Mousson,  en 
1612,  entra  dans  la  Société  de  Jésus,  à  Nancy,  le  7 
novembre  1631.  En  1644  il  fut  envoyé  en  Grèce,  pour 
y  travailler  à  l'œuvre  des  missions;  c'est  dans  l'île 
d'Eubée  (Négrepont)  qu'il  mourut  en  décembre  1673. 
Il  a  écrit,  en  grec  vulgaire,  un  ouvrage  d'exposition  du 
dogme  catholique,  où  il  traite  d'une  manière  spéciale 
les  points  controversés  entre  Grecs  et  Latins  :  'II  Tàpyoc 
t?,ç  ma-rscoç  TÎjç  'Pco(i.aïx?,ç  'ExxX'/jaîaç  sic,  tJjv  8i«- 
çévSeuiTLV  tî;ç  ôpOoSo^îaç,  Le  bouclier  de  la  foi  de 
l'Église  romaine  pour  la  défense  de  l'orthodoxie,  deux 
parties,  Paris,  1658.  Cet  ouvrage  fut  jugé  digne  d'une 
réfutation  par  le  polémiste  grec  Georges  Coressias.  Voir 
ici,  t.  m,  col.  1847.  Le  P.  Richard  a  écrit  également  une 
Relation  des  missions  des  Pères  de  ta  Compagnie  de 
Jésus  dans  l'île  de  Sanl-Erini  (Santorin),  Paris,  1657. 


2(1117 


RICHARD    (FRANÇOIS' 


RICHARD    DE    CORNOUAILLES       26G8 


Dom  Calmet,  Bibliothèque  lorraine,  p.  812;  E.  Lcgrnnd, 
Bibliographie  hellénique  du  XVII'  s.,  t.  Il,  p.  100-105;  Som- 
mervogel,  Bibliothèque  de  la  Compagnie  de  Jésus,  t.  VI, 
col.  1>S09.  ^      . 

E.  Amanx. 

3.  R  ICHARD  Gilles.  Voir  Gilles,  t.  vi,  col.  1358. 

4.  RICHARD  D'ARMAGH,  ainsi  nommé  de 
la  ville  d'Irlande  dont  il  fut  archevêque  (d'où,  son  nom 
latin  d'AïuiAGHANUs);  nommé  aussi  Fitzralph  (ftlius 
KadulphiJ,  prélat  anglais  du  xive  siècle  (f  1360).  Né 
aux  dernières  années  du  xmc  siècle,  à  Dunkalk  (comté 
de  Louth),  il  fit  ses  études  à  Oxford,  où  il  aurait  été 
l'élève  de  Jean  de  Baconthorp  et  devint  fellow  de 
Balliol  Collège;  en  1333,  il  était  vice-chancelier  de 
l'université,  puis  chancelier.  En  1334,  il  est  chancelier 
de  la  cathédrale  de  Lincoln  et, peu  après,  archidiacre  de 
Chester;  en  1337  le  pape  Benoît  XII  le  fait  doyen  du 
chapitre  cathédral  de  Lichtficld.  Dix  ans  plus  tard  le 
pape  Clément  VI  le  nommait  archevêque  d'Armagh,  et 
il  était  sacré  à  Exeter  le  8  juillet  1317.  Aussi  bien,  il 
était  pour  lors  fort  connu  à  la  cour  d'Avignon,  où  l'on 
relève  sa  présence  en  1335,  1338,  1341,  1342,  1344, 
1349,  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'ailleurs,  d'admettre 
un  séjour  continu. 

C'est  à  la  cour  de  Benoît  XII  (1334-1342),  que  Ri- 
chard Fitzralph  entre  en  relations  avec  les  prélats 
arméniens  venus  pour  négocier  l'union  de  leur  Église 
avec  Rome.  Ce  lui  fut  l'occasion  de  rédiger  un  ouvrage 
important  en  19  livres  :  Summa  in  quœslionibus  Arme- 
norum  (dont  le  1.  I  porte  le  titre  Summa  de  erroribus 
Armenorum),  qui  sera  imprimé  à  Paris,  par  Jean  Petit, 
en  1511,  in-fol.  (très  rare;  à  la  Bibl.  nat.  de  Paris  sous 
la  cote  D.  934;  ctRés.D.  2344);  Richard  y  examine  et 
y  discute  les  doctrines  où  les  arméniens  dilïèrent  des 
catholiques.  En  voir  un  sommaire  dans  A.  Possevin, 
Apparatus  sacer,  t.  n,  1608,  p.  325-326. 

Rentré  dans  les  Iles  britanniques,  l'archevêque 
d'Armagh  se  fit  une  réputation  de  grand  prédicateur, 
et  il  s'est  conservé  en  manuscrits  un  certain  nombre  de 
ses  sermons.  Mais  il  fut  particulièrement  célèbre  par 
la  position  qu'il  adopta  dans  la  querelle  entre  le  clergé 
séculier  et  les  ordres  mendiants,  qui  reprend  de  plus 
belle  dans  la  seconde  moitié  du  xive  siècle.  Chargé,  au 
cours  de  1349,  d'une  visite  canonique  en  Angleterre,  il 
recueille  les  échos  des  plaintes  des  curés  et  transmet 
à  la  Curie  pontificale,  en  juillet  1350,  le  mémoire  qui 
les  contient  :  Propositio  ex  parle  preelatorum  et  omnium 
curatorum  lotius  Ecclesiœ  coram  papa  in  pleno  consis- 
torio...  adversus  ordines  mendicantes  (en  ms.  à  la  Bod- 
léienne  d'Oxford,  n.  144,  fol.  251  b).  En  même  temps, 
Richard  mettait  en  chantier  un  traité  plus  personnel  : 
De  pauperie  Salvatoris  qu'il  complétera  ultérieurement. 
En  1356,  lors  d'une  nouvelle  visite  canonique  dans  le 
diocèse  de  Londres,  il  retrouve,  plus  excitée  que  jamais 
la  même  controverse,  et  il  prend  position  de  manière 
plus  résolue  encore  en  beaucoup  de  sermons  (quatre  de 
ces  sermons  sont  publiés  à  la  fin  de  l'édition  de  la 
Summa  in  quœslionibus  Armenorum  de  1511).  S'il 
fallaitcn  croireles religieux  mendiants  qui,  bien  enten- 
du, combattirent  l'archevêque,  celui-ci  aurait  avancé 
de  graves  erreurs  :  la  mendicité  volontaire  était  chose 
répréhensible;  le  Christ  n'avait  jamais  mendié,  ni 
n'avait  conseillé  la  mendicité,  il  l'avait  plutôt  inter- 
dite) etc.  (voir  un  résumé  dans  Wadding,  Annales 
minorum,  an.  1357,  n.  iv  et  v).  Un  franciscain,  Roger 
Conway  (Rogerius  Chonnous),  prit  la  défense  du  genre 
de  vie  des  moines  mendiants  dans  Defensiones  pr<> 
mendicantibus  contra  Armachanum.  Les  adversaires  de 
Richard  firent  si  bien  que  finalement  l'archevêque  fut 
cité  à  Avignon  par  le  pape  Innocent  N'  l.  Le  8  novembre 
1357,  il  prononçait  devant  la  cour  pontificale  sa  De 
jensio  curatorum  contrit  eos  i/ui  privilegiatos  se  ilicunt, 
souvent  publiée  depuis   1175,  soit  à  part,  soit  en  di- 


vers recueils;  on  la  trouvera  en  particulier  dans  Goldast, 
Monarchia,  t.  n,  p.  1392  sq.,  et  dans  Brown,  Fasci- 
culus  rcrum  expetendarum  et  fugiendarum,  t.  n, 
p.  466  sq.  C'est  sans  doute  à  la  même  occasion  que 
Richard  mit  la  dernière  main  à  son  traité  en  sept  livres 
De  pauperie  Salvatoris:  les  quatre  premiers  livres  et  le 
sommaire  des  trois  derniers  sont  publiés  par  R.  L.  Poole 
en  appendice  à  l'édition  du  De  dominio  divino  libri  III 
de  Wyclef,  publiée  par  la  Wyclif  sociely,  Londres,  1890. 
C'est  une  œuvre  considérable  et  qui  demanderait  une 
sérieuse  étude.  Plusieurs  des  idées  émises  par  l'Arma- 
ghanus  ont  été  reprises  par  Wyclef.  Le  procès  de  Ri- 
chard à  la  Curie  ne  semble  pas  avoir  eu  de  conclusion; 
et  l'archevêque  mourut  en  Avignon,  sans  avoir  été  con- 
damné, le  20  novembre  1360.  Il  laissait  une  réputation 
de  sainteté  bien  établie  en  Angleterre.  En  dehors  des 
ouvrages  signalés,  il  reste  de  lui  bon  nombre  de  manus- 
crits dont  nous  reproduisons  les  indications  d'après 
Tanner,  Bibliotheca  brilannico-hibernica,  1748,  p.  284 
sq.  :  Sermons,  dont  une  série  est  intitulée  :  De  laudibus 
Mariée.  Avenioni,  Lectura  Senlenliarum,  Qusesliones  Sen- 
tentiarum,  Lectura  thenlogiœ,  De  peccato  ignoranliœ,  De 
vafritiis  judseorum,  Dialogus  de  rébus  ad  sanctam 
Scripturam  pertinenlibus,  Vita  sancti  Manchini  abbatis 
et  des  lettres.  On  trouvera  dans  Tanner,  d'après  Le- 
land,  les  indications  des  manuscrits. 

R.  L.  Poole,  art.  Fitzralph  (Richard),  dans  le  Dictionarg 
of  national  biographg,  t.  xlx,  1889,  p.  194-198  :  Hurter, 
Nomenclalor,  3e  éd.,  t.  n,  col.  631  (sous  le  mot  Fitzralph); 
Trithème  a  déjà  une  courte  notice,  De  scriptor.  eccles.,  éd.  de 
Paris,  1512,  fol.  cxl. 

É.  Amann. 

5.  RICHARD  DE  CORNOUAILLES,  appelé 
aussi  Richard  le  Roux,  fut  à  Oxford,  d'après  Thomas 
d'Eccleston,  le  cinquième  maître  en  théologie  du  cou- 
vent des  frères  mineurs.  De  advenlu  minorum  in  Anglia, 
édit.  A. -G.  Little,  p.  65.  Originaire  d'Angleterre,  il  était 
entré  chez  les  mineurs  à  Paris  «  au  moment  où  frère 
Élie  troublait  tout  l'ordre  et  où  son  appel  était  encore 
pendant  »,  et  donc  vers  1238.  Il  rentra  en  Angleterre, 
où  il  fit  profession,  sans  aucun  doute  à  Oxford.  En  1248 
il  y  était  encore.  C'est  à  ce  moment  que  le  ministre 
général,  Jean  de  Parme,  lui  donna  congé  de  se  rendre 
à  Paris  ;  mais  Richard,  se  ravisant,  prit  le  parti  de  con- 
tinuer à  Oxford  son  enseignement;  il  commença  à  y 
«  lire  »  les  Sentences  en  1250,  comme  nous  l'apprend  un 
texte  de  Roger  Bacon.  Compendium  studii  theologici, 
édit.  Rashdall,  p.  52-53.  Mais  «  à  cause  de  certains 
troubles  »,  il  demanda  un  peu  plus  tard  à  quitter  l'An- 
gleterre pour  rentrer  à  Paris.  Tous  ces  détails  sont  four- 
nis par  les  lettres  d'Adam  de  Marisco,  dans  Monumenla 
franciscana,  dans  Rolls  séries,  1. 1,  p.  330,  349, 359, 360, 
365.  Le  départ  pour  la  France  doit  se  placer  en  1253.  A 
Paris,  au  dire  d'Eccleston,  Richard  aurait  professé 
avec  beaucoup  d'éclat,  magnus  et  admirabilis  philoso- 
phus  judicaius  est.  Ce  n'est  pas  l'avis  de  Roger  Bacon, 
qui,  dans  le  passage  cité  plus  haut,  l'accable  de  son 
mépris  et  le  rend  responsable  de  lourdes  erreurs  philo- 
sophiques qui  se  sont  perpétuées  longtemps  (Bacon 
écrit  en  1292).  Vers  1256,  Richard  fut  rappelé  à 
Oxford,  pour  prendre  la  succession  de  Thomas  d'York. 
Après  1259  on  perd  sa  trace. 

Richard  ayant  été,  à  Paris,  le  successeur  et  peut-être 
le  contemporain  de  saint  Ronaventurc,  qui  y  professa  à 
partir  de  1251,  il  y  aurait  intérêt  à  pouvoir  lire  les 
Commentaires  des  Sentences  qu'il  a  composés.  Le  com- 
mentaire de  Ronaventure  a  même  figuré,  en  certains 
mss.  sous  son  nom.  Diaix  mss.  d'Assise  contenant,  le 
premier  un  commentaire  des  1.  I  et  II  expressément 
attribué  à  Richard  de  Cornouailles  (n.  346,  de  l'an- 
cienne Ilibliolhcca  sécréta),  le  second  un  commentaire 
du  1.  I,  ayant  même  incipit  (n.  339  du  même  catalogue) 
ont  disparu  d'Assise  et  n'ont  pas  encore  été  identifiés. 


2669 


RICHARD    DE    CORNOUAILLES 


RICHARD    DE    MEDIAVILLA 


2  670 


Un  autre  ms.  (n.  375,  du  même  catalogue)  également 
disparu  contenait  une  Compilalio  quatuor  librorum  Sen- 
tenliarum  sccundum  magistrum  Richardum  Ruphi  de 
Anglia,  jacla  Parisiis  ;  on  a  proposé  de  l'identifier  avec 
le  ms.  33  de  la  bibliothèque  communale  de  Todi.  On  a 
donné  aussi  de  sérieux  arguments  pour  l'attribution  à 
notre  Richard  d'un  commentaire  sur  les  trois  premiers 
livres  des  Sentences,  contenu  dans  le  ms.  62  de  Balliol 
Collège  à  Oxford,  et  qui  contiendrait  la  substance  des 
leçons  professées  par  Richard,  en  cette  ville,  de  1250  à 
1253.  Le  ms.  196  de  la  même  bibliothèque  contient  un 
commentaire  anonyme  des  quatre  livres  des  Sentences. 
A. -G.  Little  y  verrait  volontiers  le  commentaire  pro- 
fessé à  Paris  par  notre  auteur.  Tout  ceci  aurait  encore 
besoin  de  précision. 

Tout  l'essentiel  dans  A.-G.  Little.  Franciscan  school  ut 
Oxford,  dans  Arcliivum  franciscanum  hisloricum,  t. xix,  102(5, 
p.  841-845,  qui  reprend  et  complète  son  livre  antérieur  :  The 
gret;  friais  in  Oxford;  pour  l'identilication  du  ms.  62  de 
Balliol  Collège,  voir  F.  Pelster,  dans  Scholastik,  1. 1,  p.  50-58. 

É.  Amann. 

6.  RICHARD  DE  MAIDSTONE  ou  MAY- 
DESTONE  (xivs.).  Originaire  du  comté  de  Kent 
(Angleterre),  il  entra  chez  les  carmes,  sans  doute  à 
Aylesford  (même  comté),  et  fut  envoyé  à  Oxford  pour 
faire  ses  études  de  théologie;  il  devint  bachelier,  (mis 
docteur;  il  a  dû  rentrer  ensuite  dans  son  couvent,  où  il 
mourut  le  1er  juin  1396.  Polémiste  ardent,  il  prit  part 
aux  controverses  sur  la  pauvreté,  qu'avait  ranimées 
la  prédication  de  Wyclef  (t  1384);  Richard  s'attaqua 
surtout  à  l'un  des  disciples  du  novateur,  Jean  Ash- 
wardby.  En  dehors  d'un  poème  Super  concordia  régis 
Ricardi  et  civium  Londinensium  (publié  dans  Rolls 
Séries,  Polilical  songs,  t.  n,  p.  289-299),  toute  son 
œuvre  est  demeurée  manuscrite.  Elle  comporte,  outre 
quelques  commentaires  sur  des  passages  ou  des  livres 
bibliques  (Psaumes  de  la  pénitence,  Cantique  de  Moïse, 
Cantique  des  Cantiques)  des  traités  polémiques  :  Pro- 
tectorium  pauperis  (bibl.  Bodléienne,  ms.  e  Mus.  86, 
fol.  160-176);  Determinacion.es  (ibid..  e  Mus.  94),  dont 
la  seconde  est  dirigée  contra  M.  Johanncm  (Ashwardby  ) 
vicarium  ecclesiœ  Sanctse  Mariée  Oxon.;  Contra  lollar- 
dos;  Contra  wiclefislas.  Il  reste  aussi  d'assez  nombreux 
sermons  et  des  ouvrages  de  théologie  :  Qusestionum 
liber  unus;  Super  Senlentias  libri  IV;  De  sacerdotal i 
functione  lib.  I  :  An  quilibet  constitutus  in  ordine  sacer- 
dotis  tenealur  ex  vi  ordinis  ad  officium  prœdicandi?  etc. 

Tanner,  Bibl.  tritannico-hibernica,  Londres,  1748,  qui 
renverra  à  Leland  et  à  Baie;  Cosme  deYilliers,  Bibl.car- 
melilana,  t.  n,  p.  682,  683;  C.-L.  KingsTord,  art.  Maidstcme 
du  Diclionary  o/  national  biogrt.phy,  t.  xxx\  ,  1803,  p.  330. 

É.  Amann. 

7.  RICHARD  DE  MEDIAVILLA,  célèbre 
professeur  franciscain  de  la  fin  du  xme  siècle. 

I.  Vie.  —  Malgré  les  prodiges  d'ingéniosité  faits  de- 
puis quelque  vingt  ans  pour  préciser  les  données  rela- 
tives à  la  vie  de  cet  auteur,  il  semble  que  l'on  reste 
encore  dans  l'incertitude  sur  bien  des  points.  On  ne  sait 
même  pas  encore  comment  il  faut  transcrire  son  nom. 
Les  anciens  bibliographes  anglais,  Leland,  Baie,  le 
nommaient,  sans  hésiter,  Richard  de  Middleton  ou  de 
Middletown,  mais  ne  pouvaient  dire  laquelle  des  villes 
anglaises  de  ce  nom  devait  lui  être  attribuée  comme 
patrie.  Récemment  on  a  signalé  deux  mss.,  qui  pa- 
raissent tous  deux  anglais  d'origine,  le  ms.  144  d'As- 
sise, et  le  ms.  139  de  Merton  Collège  à  Oxford,  qui 
s'accordent  à  mettre  des  quodlibet  sous  le  nom  de 
Richard  de  Menneville;  et  l'identité  de  ce  dernier  est 
assurée,  car  le  scribe  qui  a  écrit  ce  nom  en  tête  de  la 
série  des  trois  quodlibet,  d'ailleurs  connus  par  ailleurs, 
de  notre  Richard,  n'hésite  pas  à  intituler  la  première  de 
ces  pièces  :  Primum  quodlibet  fratris  Ricardi  de  Media- 
villa  (Merton  Collège,  ms.  139,  fol.  162  r°).  Mediavilla 


est-il  la  traduction  telle  quelle  de  Menneville?  Ce  n'est 
pas  impossible.  Menneville  est-il  un  nom  de  localité,  ou 
un  nom  de  famille?  L'une  et  l'autre  hypothèses  ont  élé 
soutenues.  Si  c'est  un  nom  de  localité,  faut-il  chercher 
celle-ci  en  Angleterre?  On  n'en  a  point  trouvé;  mais 
les  Menneville  ou  les  Moyenneville  ne  manquent  pas 
en  France.  Par  contre,  si  c'est  le  nom  d'une  famille 
noble  —  naturellement  originaire  de  France  —  il  ne 
manque  pas  d'attestations  relatives  à  l'existence  aux 
xme  et  xive  siècles  dans  le  Northumberland  de  per- 
sonnes portant  le  nom  de  Meyneville  ou  Menneville. 
Voir  F.  Pelster,  S.  J.,  Die  Herkunft  des  Richard  von 
Mediavilla,  dans  Philosophisches  Jahrbuch  de  la  Gœr- 
resgesellschaft,  t.  xxxix,  1926,  p.  172-178.  Cette  argu- 
mentation n'a  pas  convaincu  le  P.  Lampen,  O.  M.,  qui 
est  intervenu  à  plusieurs  reprises,  non  pour  démontrer, 
comme  on  l'a  dit  parfois,  l'origine  française  de  Richard, 
mais  pour  faire  remarquer  que  l'on  ne  peut  donner 
aucune  preuve  de  son  origine  anglaise.  De  fait,  ni  les 
mss.  contenant  ses  œuvres  ni  les  plus  anciens  chroni- 
queurs de  l'ordre  quand  ils  citent  Richard  de  Media- 
villa n'en  font  un  Anglais.  P.  Glorieux  n'a  pas  réussi 
davantage  à  démontrer  son  origine  française  (Moyen- 
neville près  d'Abbeville).  Noir  France  franciscaine, 
1936,  p.  97  sq.  Mais  c'est  certainement  à  Paris  que 
Richard  a  enseigné,  et  les  œuvres  considérables  qui 
restent  de  lui  reproduisent  ses  leçons  et  ses  argumenta- 
tions parisiennes;  c'est  à  Paris  qu'il  a  acquis  une  juste 
célébrité. 

Il  y  est  vers  1280,  au  dire  du  Firmamenlum  Irium 
ordinum,  fol.  xlii,  c.  2.  En  1283,  il  est  bachelier  et  fait 
partie  comme  tel  de  la  commission  franciscaine  qui 
doit  examiner  les  écrits  de  Jean-Pierre  Olk'U.  Cf.  Chro- 
nique des  XXIV  généraux,  dans  Analecta  franciscana, 
t.  m,  p.  374-376.  Cette  commission,  on  le  sait,  fut  très 
sévère  à  Olieu,  voir  ici  t.  xi,  col.  983,  et  Richard 
passa  aux  yeux  de  ce  dernier  comme  un  de  ses  plus 
décidés  adversaires.  Quand  en  1285  il  compose  un  mé- 
moire pour  sa  défense,  Olieu  met  en  cause  avec  d'autres 
«  maîtres  en  théologie  »  frère  Richard  de  Mediavilla. 
Texte  dans  Ehrle,  Pelrus  Olivi,  publié  dans  Archiv  fur 
Litteratur-und  Kirchengeschichte  des  M.  A.,  t.  m, 
1887,  p.  418;  et  sous  une  autre  forme  dans  Duplessis 
d'Argentré,  Collectio  judiciorum,  t.  i,  p.  226.  Ces  deux 
textes  nous  permettent  de  fixer  à  peu  près  les  dates  du 
professorat  de  Richard  à  Paris,  en  les  complétant  par 
les  renseignements,  assez  maigres  à  la  vérité,  que  l'on 
peut  retrouver  dans  les  œuvres  existantes  de  Richard. 
C'est  en  1284  qu'il  devient  maître,  et  il  est  aclu  regens 
dès  septembre  de  cette  année,  jusqu'en  juin  1287.  A 
partir  de  ce  moment,  ses  traces  se  brouillent  de  nou- 
veau. Par  le  procès  de  canonisation  de  saint  Louis, 
évêque  de  Toulouse,  de  l'ordre  des  frères  mineurs,  nous 
apprenons  que  Richard  a  été  en  rapport  avec  celui-ci: 
non  peut-être  à  Barcelone  lorsque  Louis,  fils  de  Charles  1 1 
de  Sicile,  y  était  retenu  comme  otage,  mais  certaine- 
ment alors  que,  rentré  à  Xaples,  le  jeune  prince,  retiré 
au  château  de  l'Œuf,  après  avoir  déjà  reçu  la  prêtrise, 
s'instruisait  dans  la  théologie.  «  Après  le  repas,  dit  un 
témoin  du  procès,  il  s'appliquait  à  quelque  conférence 
sur  des  matières  théologiques,  philosophiques  ou  mo- 
rales, surtout  après  l'arrivée  de  Richard  île  Mediavilla, 
maître  en  théologie,  qui  lui  avait  été  assigné  comme 
maître  et  socius.  »  Texte  dans  Analecta  /ranciscana, 
t.  vu,  p.  14.  Ceci  se  passait  après  l'ordination  sacerdo- 
tale de  Louis  et  donc  pas  avant  1296.  Comme,  par  ail- 
leurs, Richard  n'est  pas  cité  parmi  les  frères  mineurs 
bénéficiaires  du  testament  que  le  jeune  évêque  de  Tou- 
louse dicte  le  19  août  1297  (jour  même  de  sa  mort),  on 
en  conclura,  selon  toute  vraisemblance,  qu'à  ce  mo- 
ment Richard  n'était  plus  dans  l'entourage  de  saint 
Louis.  Sur  ces  rapports  de  Richard  avec  Louis,  voir 
\V.  Lampen,  Vlrum  Richardus  de  M.  fuerit  S.  Ludovici 


267d 


RICHARD    DE    MEDIA  VILLA 


2672 


Tolosani  magister,  dans  Arch.  franc,  histor.,  t.  xix, 
1926,  p.  113-116;  t.  xxm,  1930,  p.  246-248.  Nous  n'a- 
vons plus  d'autres  renseignements  personnels  sur  Ri- 
chard après  cette  date;  mais,  avec  Lechner,  on  peut 
accepter  comme  date  de  sa  mort  1307  ou  1308.  Le  frère 
mineur  dit  l'Astesan,  qui  rédige,  en  1317,  sa  Summa 
de  casibus  mentionne  dans  son  Proœmium  les  théolo- 
giens de  son  ordre  qu'il  a  mis  à  contribution  et,  visi- 
blement, selon  leur  date  obituaire.  Il  met  Richard  entre 
Gauthier  de  Poitiers  (t  1 307)  et  Jean  Scot  (f  1 308).  Voir 
le  texte  dans  E.  Hocedez,  Richard  de  Middlelon,  p.  133. 

II.  Œuvres.  —  L'œuvre  littéraire  de  Richard  «est 
relativement  bien  conservée  et  considérable,  même  si 
l'on  défalque  les  productions  douteuses  ou  apocryphes. 

A  cette  dernière  catégorie  appartiennent  des  traités 
canoniques  :  Distincliones  super  Decrclis  (ms.  de  Douai, 
644;  de  Vienne,  Bibl.  nat.,  2194),  Ordo  judiciarius 
(édit.  de  C.  Witte,  Halle,  1853),  qui  sont  du  canonistc 
Richard  l'Anglais;  un  Tractatus  de  clavium  potes- 
Jatc,  qui  est  de  Richard  de  Saint- Victor  (cf.  P.  L., 
t.  exevi,  col.  1159-1178).  Les  anciens  catalogues  des 
œuvres  de  notre  auteur  lui  attribuent  aussi  un  traité 
De  conceplu  B.  Marise  virginis;  ce  doit  être  par  suite 
d'une  confusion  avec  le  même  Victorin;  en  toute 
hypothèse  d'ailleurs,  notre  Richard  ne  saurait  être 
donné  comme  un  défenseur  du  privilège  mariai,  car,  en 
son  commentaire  des  Sentences,  il  enseigne  clairement 
que  l'âme  de  la  Vierge,  par  son  union  avec  la  chair,  a 
contracté  la  souillure  du  péché  originel.  III  Sent., 
dist.  III,  a.  1,  q.  i,  éd.  de  Brescia,  p.  27. 

Par  contre  l'authenticité  des  ouvrages  suivants  est 
bien  assurée.  1°  Commentaire  sur  les  quatre  livres  des 
Sentences  fourni  par  de  nombreux  mss.,  voir  P.  Glo- 
rieux, Répertoire,  n.  324;  le  I.  IV  imprimé  à  Venise, 
1479  (cf.  Hain,  n.  10  984)  et  dans  les  années  suivantes; 
les  quatre  livres,  en  deux  volumes,  Venise,  1507-1509; 
puis  Rrescia,  1591.  —  2°  Quœsliones  disputalœ  au 
nombre  de  45;  fournies  par  de  nombreux  mss.,  voir 
Glorieux,  ibid. ,  et  E.  Hocedez,  dans  Recherches  de 
science  religieuse,  1916,  p.  493-494;  ce  dernier  a  donné, 
ibid.,  p.  500-513,  le  titre  de  chacune  des  questions;  la 
q.  xin,  Ulrum  angélus  vel  homo  intelligal  verum  crea- 
tum  in  œlerna  virlutc  a  été  publiée  par  les  Pères  de 
Ouaracchi,  dans  De  humanie  cognitionis  ratione  anec- 
dota  quaedam,  1883,  p.  221  sq.  —  3°  Les  quodlibel;  les 
mss.  donnent  d'ordinaire  à  la  suite  du  commentaire 
des  Sentences  trois  quodlibel;  ils  ont  été  publiés  en- 
semble et  dans  le  même  ordre  dans  l'édition  de  Venise, 
15(17-1509,  à  la  suite  dudit  commentaire.  On  trouvera 
le  détail  des  questions  dans  P.  Glorieux,  La  littérature 
quodlibélique  de  1260  à  1320,  p.  258-271.  A  la  suite  de 
cette  table,  ce  même  auteur  fournit  la  capitulation  de 
deux  autres  quodlibel  donnés  à  Richard  par  le  ms. 
14  306  de  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris,  mais  dont 
l'attribution  reste  au  moins  douteuse;  il  se  pourrait 
que  l'on  ait  affaire  à  une  œuvre  de  Pierre  de  Falco;  ces 
deux  textes  sont  demeurés  inédits.  —  4"  Aux  quodli- 
bel se  rattachent  deux  autres  questions  :  1.  Quœslio 
de  privilégia  papa  Martini  IV,  et  relative  aux  droits 
accordés  aux  ordres  mendiants  d'entendre  les  confes- 
sions, sans  aucune  approbation  préalable  des  évèques 
et  des  curés,  à  condition  toutefois  que  les  fidèles  se 
confesseraient  une  fois  l'an  à  leurs  curés  respectifs. 
Richard  examine  le  point  de  savoir  si  celui  qui  s'est 
confessé  à  quelqu'un  de  ces  religieux  est  tenu  de  réité- 
rer l'aveu  de  ses  fautes  quand  il  se  confesse  à  son  pro- 
pre curé;  ce  texte  a  été  publié  par  F.  Delorme,  O.  M., 
Fr,  Richardi  de  M .  quœslio  disputata  de  privilégia  Mar- 
tini papee  IV  ruine  primant  édita,  Ouaracchi.  1925,  où 
l'on  trouvera  une  riche  documentation  sur  toute  cette 
affaire  qui  engendra  bien  des  remous.  —  2.  Quœslio  tic 

gradu  formarum  répondant  a  celle  question  :  Utrum 
in  quolibet  composilo  sil  una  forma;  cet  écrit  doit  être 


incessamment  publié;  Pelster,  Oxford  theology  and 
theologians,  p.  109,  en  rapproche  une  question  ana- 
logue du  ms.  l-r>8  d'Assise,  fol.  55.  — ■  5°  Plusieurs  ser- 
mons de  Richard  sont  fournis  par  divers  mss.  E.  Ho- 
cedez, en  a  publié  trois  en  appendice  à  son  livre  sur 
Richard  de  Middlelon,  Paris-Louvain,  1925,  l'un  pour 
la  fête  de  sainte  Catherine  de  1281,  le  second  pour  la 
Purification  de  l'année  1283,  le  troisième  pour  le 
samedi  avant  la  Passion  (3  avril  1283);  un  autre  ser- 
mon pour  l'Ascension,  de  date  incertaine,  a  été  publié 
par  \V.  Lampen  dans  la  France  franciscaine,  1930, 
p.  388-390.  —  6°  Postules  sur  l'Écriture  sainte.  Les 
affirmations  des  anciens  bibliographes  sur  la  composi- 
tion par  Richard  de  brèves  annotations  sur  les  quatre 
évangiles  et  sur  les  épîtres  paulines  paraissent  dignes 
de  foi;  jusqu'à  présent  il  ne  s'en  est  rien  retrouvé. 

La  date  de  ces  différentes  œuvres  se  laisse  assez 
facilement  déterminer.  Voir  surtout  E.  Hocedez,  op. 
cit.,  p.  27  sq.  Le  Commentaire  des  Sentences  a  été 
professé,  mais  non  rédigé,  en  1282-1284,  il  n'aurait  pris 
sa  forme  définitive  que  vers  1295.  Il  aurait  donc  été 
précédé  par  la  publication  des  Quœsliones  disputalœ, 
fin  de  1284.  Le  1er  Quodlibelum  se  place  à  Pâques  de 
cette  même  année  scolaire  et  donc  en  1285,  le  2e  à 
Pâques  de  l'année  suivante,  1286,  le  3e  à  Pâques  1287. 
La  Quœslio  dispulala  sur  la  confession  serait  de  cette 
même  année  scolaire  1286-1287.  La  date  des  sermons  a 
été  indiquée  ci-dessus.  En  définitive  c'est  dans  les 
années  1283-1287  que  se  situe  la  plus  grande  activité 
scolaire  de  notre  docteur. 

III.  Place  dans  le  mouvement  intellectuel.  — 
Les  dates  que  l'on  vient  de  fixer  ont  précisément  leur 
intérêt  en  ce  qu'elles  montrent  le  milieu  dans  lequel  a 
vécu  et  enseigné  Richard. 

Les  deux  écoles  dominicaine  et  franciscaine  et,  si 
l'on  veut,  aristotélicienne  et  augustinienne,  ont  défini 
leur  position  vers  le  milieu  du  siècle.  Un  conflit  d'idées 
s'en  est  suivi  qui  a  été  violent.  Les  deux  grands  chefs, 
Thomas  d'Aquin  et  Bonaventure,  sont  morts  presque 
simultanément  en  1274.  Les  épigones  continuent  le 
combat  et  l'année  1277  semble  marquer  au  compte  de 
l'aristotélisme  une  grosse  défaite;  pêle-mêle  avec  les 
doctrines  averroïstes  —  exagérations  de  l'aristoté- 
lisme —  sont  condamnées  par  l'évêque  de  Paris, 
Etienne  Tempier,  en  bon  nombre,  des  thèses  stricte- 
ment thomistes.  Cette  année  devrait  donc  marquer  L 
triomphe  de  la  théologie  et  de  la  philosophie  augusti- 
niennes  dont  l'ordre  franciscain  entend  maintenir  les 
traditions.  Or,  il  est  extrêmement  remarquable  qu'un 
homme  comme  Richard,  franciscain  dans  l'âme,  tout 
en  se  montrant  très  en  garde  contre  les  thèses  condam- 
nées en  1277,  ne  professe  pas,  à  l'endroit  de  l'aristo- 
télism 3, toutes  les  défiances  du  milieu  où  il  vit;  non 
moins  intéressant  de  le  voir  prendre  à  son  compte,  en 
théologie,  plusieurs  doctrines  thomistes.  Sans  que  l'on 
puisse  parler,  à  son  sujet,  d'éclectisme,  il  faut  rendre 
hommage  à  l'ouverture  de  son  esprit  qui  ne  paraît  pas 
se  résigner  à  jurer  per  verba  magistri. 

Les  historiens  des  sciences,  en  particulier  P.  Duhem, 
ont  signalé  chez  lui  —  et  c'est  plus  vrai  encore  de  son 
contemporain  R.  Bacon  —  des  curiosités  relatives  aux 
choses  de  la  nature,  des  idées  sur  la  valeur  de  l'expé- 
rience, des  théories  sur  la  pesanteur  et  le  mouvement 
des  projectiles  qui  témoignent  qu'il  s'affranchit  de  la 
tyrannie  aristotélicienne  sous  laquelle  se  courbait  en- 
core, en  ces  m  itières,  un  saint  Thomas.  Voir  P.  Duhem, 
Études  sur  Léonard  de  Vinci,  ceux  qu'il  a  lus  et  ceux  gui 
font  lu,  t.  n,  Paris,  1909,  p.  368  sq.,  411-412,  442  sq. 

En  ontologie  il  se  rallie  à  un  réalisme  modéré  : 
Universale  non  potest  esse  actu  in  re  extra,  et  l'on  peut 
dire  (pie,  jusqu'à  un  certain  point,  c'est  la  raison  qui 
lui  donne  naissance,  ipsa  universalitas  est  res  constitula 
a  ratione;  il  n'empêche  que  cet  «  universel  »  a  dans  l'in- 


2673 


RICHARD    DE    MEDIAVILLA 


2674 


tellect  une  existence  réelle,  et  cette  existence  est  plus 
réelle  que  celle  des  corps.  Le  voici  d'accord  avec  saint 
Thomas.  Mais  il  s'en  sépare  sur  la  question  du  principe 
d'individuation;  pour  Thomas  d'Aquin,  on  le  sait,  ce 
principe  est  à  rechercher  dans  la  materia  signala  in 
quantilale,  en  telle  sorte  que,  pour  les  êtres  qui  ne  com- 
portent pas  de  matière  (les  anges  par  exemple),  il  ne 
peut  y  avoir  plusieurs  individus  dans  la  même  espèce. 
Richard  s'oppose  nettement  à  ce  point  de  vue;  encore 
qu'il  reconnaisse  dans  les  anges  un  certain  hylémor- 
phisme,  il  ne  serait  pas  embarrassé,  au  cas  même  où  l'on 
n'admettrait  pas  chez  eux  de  matière,  de  trouver  un 
principe  qui  permette  de  distinguer  plusieurs  individus 
au  sein  d'une  même  espèce.  Nous  sommes  en  route  vers 
la  philosophie  de  Scot.  De  même  l'insistance  avec 
laquelle  Richard  fait  remarquer  que  notre  intelligence 
perçoit  immédiatement  le  singulier  fait  penser  aux 
affirmations  du  Docteur  subtil.  îl  fausse  compagnie  à 
saint  Thomas  sur  la  question  de  la  multiplicité  des 
formes  dans  le  composé;  mais  le  retrouve  dans  l'étude 
de  la  connaissance.  L'école  bonaventurienne,  fidèle  à 
la  pensée  d'Augustin,  faisait,  dans  l'intellection  une 
part  considérable  à  l'illumination  divine,  sorte  de  grâce 
de  l'intelligence,  analogue  à  la  grâce  qui  actionne  et 
soutient  le  libre  arbitre.  Richard,  tout  en  admettant, 
bien  entendu,  le  concours  général  divin  pour  notre 
intelligence  comme  pour  tous  nos  actes,  voit  d'abord 
dans  notre  intelligence  l'effort  individuel  et  personnel 
et  il  insiste  avec  force  sur  le  côté  actif  de  l'intellection. 
Cf.  P.  Rucker,  Der  Ursprung  unserer  Begrifje  nach 
R.  c.  M.,  dans  les  Beitràge  deBâumker,  t.  xxxi,  fasc.  1. 
Dans  ce  même  domaine  de  la  psychologie,  il  se  garde 
d'ailleurs  des  morcelages  que  le  thomisme  paraissait 
vouloir  faire.  De  même  qu'il  nie  la  distinction  réelle 
de  l'essence  et  de  l'existence,  de  même  il  veut  que  les 
facultés  soient  simplement  des  fonctions  diverses  de 
l'âme  et  non  point  des  entités  réellement  distinctes  de 
sa  substance.  Moins  intellectualiste  que  saint  Thomas, 
il  attribue  à  la  volonté  le  primat  sur  l'intelligence,  le 
rôle  de  celle-ci  étant  de  disposer  la  volonté:  c'est  en 
celle-ci,  dans  son  pouvoir  d'auto-disposition,  qu'il  faut 
chercher  d'abord  la  racine  de  la  liberté.  Pourtant, 
quand  il  entreprend,  en  éthique,  de  discuter  les  fonde- 
ments de  la  loi  éternelle,  il  ne  cherche  pas  dans  la 
volonté  divine  la  raison  dernière  de  la  distinction  entre 
le  bien  et  le  mal.  La  loi  divine,  c'est  dans  la  nature  des 
choses  qu'il  faut  en  voir  le  fondement.  Tout  ceci  nous 
montre  dans  Richard  un  esprit  fort  personnel  qui,  s'il 
accepte  les  grandes  directives  de  la  pensée  bonaventu- 
rienne, ne  laisse  pas  de  demander  à  d'autres  maîtres,  et 
spécialement  à  Thomas  d'Aquin,  des  compléments 
d'information. 

L'influence  de  saint  Thomas  sur  notre  franciscain 
serait,  au  dire  d'un  des  meilleurs  juges,  le  P.  Hocedez, 
plus  profonde  encore  en  théologie  qu'en  philosophie. 
«  Sur  un  grand  nombre  de  questions  libres,  Richard 
adopte  la  position  thomiste;  plus  souvent  encore  il 
propose  les  théories  de  saint  Thomas  comme  probables, 
sans  se  prononcer  formellement  pour  ou  contre  elles.  » 
Voici  quelques-unes  des  questions  où  il  se  rapproche- 
rait du  Docteur  angélique  :  «  Il  rejette  comme  lui  les 
raisons  séminales,  sans  accepter  toutefois  l'explica- 
tion positive  du  saint  Docteur.  Les  anges  n'ont  pu 
pécher  au  premier  instant  de  leur  existence.  Il  incline 
à  croire,  avec  Thomas  que,  sans  la  chute,  le  Verbe  ne 
se  fût  pas  incarné.  Dans  l'hypothèse  que  Dieu  exigeât 
une  satisfaction  ex  condigno,  les  souffrances  du  Christ 
devenaient  nécessaires.  L'impeccabilité  du  Christ  est 
une  conséquence  de  la  vision  béatifique.  Le  caractère 
sacramentel  a  son  siège  dans  l'essence  de  l'âme,  par 
l'intermédiaire  de  l'intelligence.  Les  actes  du  pénitent 
sont  la  quasi-matière  du  sacrement...  Maison  pourrait 
également  dresser  une  longue  liste  des  thèses,  et  des 


plus  importantes,  où  Richard  s'éloigne  de  l'Aquinate. 
Avec  saint  Bonaventure,  il  conçoit  la  théologie  comme 
une  science  pratique.  Pour  lui,  ce  qui  est  objet  de 
science  peut  être  objet  de  foi,  saltem  habitu.  La  grâce 
et  la  charité  ne  se  distinguent  pas  réellement  (on 
pourra  voir  une  étude  très  approfondie  de  ce  point  par 
J.  Reuss,  Die  theologische  Tugend  der  Liebe  nach  der 
Lehre  des  Richard  von  M.,  dans  Franziskanische  Slu- 
dien,  t.  xxn,  1935,  p.  11-43,  à  compléter  par  une  autre 
monographie  de  V.  Heynck,  O.  F.  M.,  Die  aktuelle 
Gnade  bei  R.  v.  M.,  ibid.,  p.  297-325).  Les  vertus  sur- 
naturelles ont  toutes  leur  siège  dans  la  volonté.  La 
nature  angélique  est  composée  de  matière  et  de  forme 
et  se  multiplie  dans  une  même  espèce.  Il  y  a  dans  le 
Christ  un  double  esse  et  une  double  filiation.  Sa  nature 
humaine  intervenait  dans  les  miracles  seulement  à 
titre  de  cause  morale  et  occasionnelle.  Les  sacrements 
ne  sont  pas  proprement  causes  de  la  grâce.  (Il  y  a  sur 
la  question  de  l'enseignement  sacramentel  de  Richard 
un  travail  considérable  de  J.  Lechner,  Die  Sakramenl- 
lehre  des  R.  v.  M.,  dans  les  Miinchencr  Sludicn  zur  his- 
lorischen  Théologie,  fasc.  5,  Munich,  1925.)  La  béati- 
tude consiste  formellement  dans  un  acte  d'intelligence 
et  île  volonté.  L'intellect  agent  garde  un  rôle  dans  la 
vision  béatifique,  etc.  »  Hocedez,  op.  cil.,  p.  381-385. 

Pour  ce  qui  est  de  la  doctrine  sacramentelle,  qui  a 
été  plus  particulièrement  étudiée,  voici  les  conclusions 
auxquelles  aboutit  J.  Lechner.  Il  voit  comme  facteur 
qui  réalise  l'unité  dans  la  synthèse  de  Richard,  l'accen- 
tuation du  rôle  de  la  volonté  divine;  c'est  elle  qu'il  faut 
considérer  avant  tout  dans  l'action  sacramentelle. 
Écartant  avec  douceur  l'activité  physique  instru- 
mentale du  sacrement  —  le  terme  d'efficacité  ex  opère 
operalo  est  soigneusement  évité  —  Richard  met  au 
premier  plan  l'efficience  divine  l'A  ceci  explique  la  doc- 
trine assez  particulière  qu'il  a  sur  la  matière  et  la 
forme  des  sacrements  et  dont  Scot  devait  s'inspirer. 
La  matière,  c'est  le  signe  lui-même,  la  forme  c'est  Vordi- 
nalio  ad  sanctificandum  que  le  Christ  a  attachée  à  ce 
signe.  Dans  la  doctrine  du  caractère,  le  primat  de  la 
causalité  divine  se  manifeste  encore  dans  le  fait  que  ce 
caractère  et  ses  effets  ne  sont  qu'en  relation  morale 
avec  le  signe  sacramentel.  «  Il  est  bien  remarquable, 
dit  Lechner,  que  notre  Docteur  ne  tient  à  l'existence 
absolue  du  caractère  que  sur  la  foi  des  auctorilates  et 
qu'il  reste  hésitant  dans  la  question  de  la  catégorie  de  la 
qualité  dans  laquelle  il  faut  ranger  le  caractère  sacra- 
mentel. »  Pour  ce  qui  est  du  baptême  et  de  la  confirma- 
tion, on  ne  remarque  chez  lui  rien  de  très  particulier. 
Mais  sa  théologie  de  l'eucharistie  est  digne  d'attention. 
C'est  lui  qui  fait  passer  dans  l'école  franciscaine  la  spé- 
culation de  saint  Thomas  et  de  Pierre  de  Tarentaise, 
tout  spécialement  pour  ce  qui  concerne  le  concept  de 
transsubstantiation  et  l'influence  vivante  de  l'eucha- 
ristie sur  la  vie  surnaturelle  de  l'âme.  Et  Lechner  ren- 
voie pour  ce  qui  est  du  premier  point  aux  subtiles  ana- 
lyses de  Richard  sur  la  signification  du  mot  hoc  dans  la 
formule  de  la  consécration,  sur  le  moment  précis  de  la 
transsubstantiation,  sur  la  corruption  aussi  des  espèces 
sacramentelles  qui  met  un  terme  à  la  présence  réelle. 

De  grande  importance  est  l'enseignement  de  notre 
franciscain  pour  ce  qui  est  de  la  pénitence.  Avec  plus 
de  décision  encore  que  Thomas  d'Aquin  ou  Pierre  de 
Tarentaise,  il  déclare  que  le  pouvoir  des  clefs  ne 
s'exerce  pas  seulement  sur  la  peine,  comme  le  pen- 
saient encore  Alexandre  de  Halès  et  saint  Bonaven- 
ture, mais  encore  sur  la  coulpe.  Cela  l'oblige  d'ailleurs 
à  accentuer  le  caractère  sacramentel  des  actes  du  péni- 
tent qui,  avant  même  la  confession,  ne  procurent  la 
rémission  que  par  le  vœu  du  sacrement  à  recevoir. 
Mieux  que  saint  Thomas,  il  aurait  accentué  dans  cet 
ordre  d'idées  la  différence  entre  la  contrition  propre, 
ment  dite  et  l'attrition  et  il  a,  sur  la  manière  dont  l'ab. 


2675 


RICHARD    DE    MEDIAVILLA 


RICHARD    DE    SAINT- VICTOR 


2676 


solution  du  prêtre  «  informe  »  l'attrition,  des  développe- 
ments qui  méritent  d'être  retenus.  Les  données  de 
Richard  sur  les  autres  sacrements  ont  moins  d'im- 
portance, encore  qu'elles  témoignent  toujours  d'une 
pensée  très  personnelle. 

Tout  ceci  montre  que  Richard  de  Mediavilla  tient 
une  place  tout  à  fait  distinguée  parmi  les  théologiens 
de  second  ordre  qu'a  vu  éclorc  la  fin  du  XIIIe  siècle  et 
qui  ont  rendu  classiques  les  synthèses  élaborées  par 
leurs  grands  prédécesseurs.  Les  titres  qui  lui  seront 
donnés  plus  tard  :  Doclor  solidus,  copiosus,  fundatissi- 
mus  expriment  assez  bien  les  qualités  que  la  postérité  a 
découvertes  chez  lui.  Il  semble  que  l'on  ait  vu  surtout 
en  lui  un  théologien  tout  à  fait  classique,  à  qui  il  était 
indiqué  de  faire  confiance.  Le  fait  que  Denys  le  Char- 
treux lui  fasse  une  place  considérable  dans  son  Com- 
mentaire sur  les  Sentences  est  particulièrement  signifi- 
catif. Assez  oublié  depuis  la  Réforme  et  la  contre- 
réforme,  il  semble  que  le  maître  franciscain  retrouve 
aujourd'hui  une  nouvelle  jeunesse. 

On  trouvera  dans  le  livre  de  E-  Hocedez,  Richard  de  Mid- 
dlclon,  sa  vie,  ses  œuvres,  sa  doctrine,  Paris-Louvain,  1925, 
une  bibliographie  exhaustive  des  travaux  parus  jusqu'à 
cette  date.  Les  travaux  plus  récents  de  F.  Pelster,  YV.  Lam- 
pen,  V.  Heynck,  J.  Reuss,  P.  Rucher  et  J.  Lechner  ont  été 
mentionnés  au  cours  de  l'article. 

É.  Amann. 

8.  RICHARD  DE  SAINT-LAURENT 
(xme  s.).  Les  circonstances  de  sa  vie  sont  mal 
connues;  on  sait  qu'en  1239  il  est  doyen  du  chapitre 
métropolitain  de  Rouen  et  qu'en  1245  il  devait  encore 
remplir  ces  fonctions.  Par  la  lettre  d'envoi  de  son 
œuvre  majeure  au  célèbre  dominicain  Hugues  de  Saint- 
Cher,  on  voit  qu'il  était  en  relations  d'amitié  avec  celui- 
ci.  C'est  tout  ce  que  l'on  peut  dire  de  certain  sur  son 
compte.  Qu'il  soit  entré  ultérieurement  dans  l'ordre  de 
Cîteaux,  on  l'a  conjecturé  du  titre  d'un  de  ses  ouvrages. 
Sa  production  littéraire  qui  est  surtout  d'ordre  édi- 
fiant est  considérable;  et  il  est  même  surprenant  qu'un 
écrivain  si  fécond  ait  été  si  profondément  ignoré  par 
les  plus  studieux  bibliographes  du  Moyen  Age.  Il  lui 
revient  un  De  virliitibus  en  2ii  livres,  conservé  dans  les 
mss.  174dc  Saint-Omer,  1530  et  1774  de  Troyes;  un  De 
viliis,  dans  les  mss.  4  de  Gray  et  1530  de  Troyes  ;  un  De 
exlerminatione  mali  et  promolione  boni,  qu'on  trouvera 
édité  parmi  les  œuvres  de  Richard  de  Saint-Victor, 
P.  L.,  t.  exevi,  col.  1073-11 1G;  un  certain  nombre  de 
sermons  ;  un  De  origine  ac  viris  illustribus  ordinis  cisler- 
ciensis  dans  un  ms.  de  Saint-Jacques  de  Liège  (a  donné 
lieu  au  bruit  que  l'auteur  était  entré  chez  les  cister- 
ciens); enfin  et  surtout  un  énorme  Mariale,  intitulé 
encore  De  laudibus  beatse  Mariœ  virginis  libri  XII, 
conservé  par  un  nombre  assez  important  de  mss.  parmi 
lesquels  il  faut  signaler  le  Paris,  lat.  3173  qui  a  appar- 
tenu à  Hugues  de  Saint-Cher  et  lui  avait  été  envoyé 
«  de  Picardie  »  par  l'auteur  lui-même.  Imprimé  sans 
nom  d'auteur  à  Strasbourg,  1493,  peu  après  à  Cologne, 
s.  d.,  puis  en  1509;  à  Douai  sous  le  nom  de  Richard 
en  1G25,  cet  ouvrage  a  été  inséré  par  Jaminv,  ().  P., 
dans  les  œuvres  d'Albert  le  Grand,  t.  xx,  2e  part .,  1651  : 
il  figure  encore  aujourd'hui  dans  l'édition  Vives  de  ce 
même  docteur,  t .  XXXVI,  tout  entier.  L'auteur  s'y  réfère 
à  des  passages  de  ses  ouvrages  antérieurs  spécialement 
au  De  virttiti  bus  e1  au  De  vitiis,  ce  qui  permet  d'assurer 
son  identité.  Ce  Mariale  est  une  somme  intéressante 
de  théologie  cl  surtout  de  dévotion  mariâtes,  très 
propre  à  éclairer  sur  l'état  des  questions  relatives  à  la 
sainte  Vierge  en  ce  milieu  du  xm°  siècle.  .Après  une 
explication  de  la  salutation  angélique  (I.  I),  l'auteur 
entend  montrer  ce  que  Marie  est  pour  nous,  quomodo 
Maria  servivit  nobis  in  singulis  mrmhris  cl  sensibus 
suis  (1.  II).  Suit  la  description  des  privilèges  accordés 
à  Marie  (il  n'est  pas  question  de  la  conception  imma- 


culée), puis  de  ses  vertus,  de  sa  double  beauté,  cor- 
porelle et  spirituelle  (1.  III-V).  Alors  commence  l'in- 
ventaire des  appellations  qui  lui  conviennent  :  mère, 
sœur,  fille,  épouse,  princesse,  reine  et  servante  (1.  VI) 
et  des  symboles  par  lesquels  on  la  peut  désigner,  sym- 
boles célestes  (1.  VII),  terrestres  (1.  VIII),  aquatiques 
(1.  IX).  Plus  curieuse  encore  que  ces  dernières  énumé- 
rations,  où  la  fantaisie  se  donne  déjà  fort  libre  carrière, 
est  la  série  des  symboles  représentant  Marie  qui  sont 
empruntés  aux  détails  de  l'habitation  humaine  : 
trône,  tribunal,  chaire,  lit,  tente,  grenier,  etc.  (1.  X). 
Avec  le  1.  XI  viennent  les  images  prises  soit  à  l'art  de 
la  guerre  (château,  citadelle,  tour,  place  forte),  ou  à 
l'art  nautique  (navire,  ancre,  port,  arche  de  Noé,  etc.). 
Le  1.  XII  roule  tout  entier  autour  de  l'appellation 
Ilorlus  conclusus,  qui  fournit  à  l'auteur  un  certain 
nombre  de  gracieuses  images.  De  toute  cette  symbo- 
lique mariale  dont  la  piété  ultérieure  n'a  recueilli 
qu'une  minime  partie  (se  reporter  par  exemple  aux  Li- 
lanite  Laurelanee),  Richard  n'est  pas  l'inventeur;  il  doit 
beaucoup  à  ses  prédécesseurs  et  en  particulier  à  saint 
Bernard.  Son  œuvre  n'en  reste  pas  moins  le  reflet  de 
son  époque  et  à  ce  titre  elle  mériterait  d'être  étudiée. 

Les  notices  littéraires  :  Oudin,  De  script,  eccles.,  t.  m, 
p.l58;Fabricius,BiMiofftecam(:diœe(in/(ma>/a!im(a(is,t.vi, 
p.  81  ;  Quétif-Écliard,  Scriplores  ord.  prœdic.,  t. 1,  p.  177,  et 
même  de  Daunou,  dans  Hisl.  lilt.  de  la  France,  t.  xix,  1838, 
ne  sont  plus  au  point.  Les  compléter  par  les  renseignements 
fournis  par  P.  Glorieux,  Répertoire  des  maîtres  en  théologie  de 
Paris  au  XIII»  siècle,  n.  118, 1. 1,  Paris,  1933,  p.  330-331. 

É.  Amann. 

9.  RICHARD  DE  SAINT-VICTOR.  — 
I.  Vie.  II.  Écrits.  III.  Doctrine.  IV.  Appréciation. 

I.  Vie.  — ■  Les  maigres  renseignements  qui  nous  sont 
parvenus  sur  la  vie  de  Richard  de  Saint-Victor  pro- 
viennent exclusivement  de  la  notice  intitulée  Richardi 
canonici  et  prions  Sancli  Victoris  parisiensis  vita  ex 
libro  V  antiquilatum  cjusdem  Ecclesix,  c.  lv.  Cette  no- 
tice fut  rédigée  par  Jean  de  Toulouse,  chanoine  de 
Saint-Victor  et  a  été  publiée  pour  la  première  fois  en 
1G50  en  tête  de  l'édition  de  Rouen  des  œuvres  de 
Richard.  Voir  cette  notice,  P.  L.,  t.  exevi,  col.  ix-xiv. 

Nous  y  apprenons  que  Richard  était  d'origine  écos- 
saise ou  irlandaise,  scoticœ  nationis;  qu'il  fit  profession 
au  couvent  des  chanoines  réguliers  de  Saint-Victor  au 
temps  de  l'abbé  Gilduin,  et  qu'il  y  fut  le  disciple  du 
célèbre  Hugues.  En  1159,  en  qualité  de  sous-prieur, 
Richard  souscrivit,  avec  l'abbé  Achard  et  le  prieur 
Nanter,  une  convention  passée  entre  l'abbaye  de  Saint- 
Victor  et  Frédéric,  seigneur  de  Palaiseau.  Devenu 
prieur  en  1 162,  Richard  vit  à  Saint-Victor,  dans  le  cou- 
rant de  l'année  1164,  le  pape  Alexandre  III  et,  en  sep- 
tembre 1170,  il  y  reçut  l'archevêque  de  Cantorbéry, 
Thomas  Recket,  qui  prêcha  le  jour  de  l'octave  de  saint 
Augustin.  La  situation  du  prieur  de  Saint- Victor  était 
alors  assez  délicate,  car  l'abbé  Ervise,  successeur 
d' Achard,  joignait  à  une  mauvaise  gestion  du  temporel 
de  son  abbaye  une  grande  négligence  pour  l'observa- 
tion de  la  discipline  canoniale.  Alexandre  III  lui  avait 
rappelé  ses  devoirs  lors  de  la  visite  qu'il  fit  à  Saint- 
Victor,  en  11G4,  mais  ce  n'est  qu'en  1172  qu'une  com- 
mission épiscopale,  envoyée  par  le  pape,  obtint  la 
démission  de  l'abbé  négligent.  Nous  ignorons  quelle  fut 
l'attitude  de  Richard  en  cette  affaire.  On  a  voulu  y 
voir  une  allusion  dans  un  passage  de  son  opuscule  De 
gradibus  carilalis,  où  il  déplore  la  décadence  de  la  fer- 
veur religieuse.  P.  L.,  t.  exevi,  col.  1204.  Mais  la 
teneur  de  ce  passage  est  bien  trop  générale  pour  qu'on 
puisse  y  reconnaître  une  allusion  à  des  faits  précis.  Voir 
Kulesza,  La  doctrine  mystique  de  Richard  de  Saint-Vic- 
tor, Saint -Maximin,  s.  d.  (1925).  Richard  mourut  le 
in  mars  1 173.  peu  de  mois  après  l'installation  de  l'abbé 
Guérin,  successeur  d' l'avise. 


26: 


RICHARD    DE    SAI  NT- VICT  OR.    ŒUVRES 


2678 


II.  Écrits.  —  Classification.  —  Les  écrits  de  Ri- 
chard étaient  très  recherchés  déjà  de  son  vivant.  La 
notice  de  Jean  de  Toulouse  nous  apprend  qu'un  prieur 
de  l'ordre  de  Cîteaux,  nommé  Guillaume,  lui  avait  em- 
prunté plusieurs  de  ses  opuscules  et  que  Jean,  le  sous- 
prieur  de  Clairvaux,  lui  avait  demandé  de  composer 
pour  lui  une  prière  au  Saint-Esprit.  Nous  verrons 
encore  que  plusieurs  des  ouvrages  de  Richard  ont  été 
composés  à  la  demande  de  ses  amis.  Les  éditeurs  de 
Richard  ont  classé  ses  écrits  en  trois  groupes  :  le  pre- 
mier contient  les  écrits  exégétiques;  le  deuxième,  les 
écrits  théologiques;  le  troisième,  les  mélanges.  Kulesza 
a  contesté  l'exactitude  et  la  terminologie  de  cette  clas- 
sification. Il  propose  de  ranger  les  écrits  de  notre  Vic- 
torin  en  trois  groupes  :  le  premier  contenant  «  les  ou- 
vrages qui  se  rapportent  à  la  vie  intérieure  »,  donc  qui 
traitent  d'ascétique  et  de  mystique;  dans  le  second,  il 
fait  entrer  «  les  écrits  proprement  théologiques  »,  les 
opuscules  plus  ou  moins  exégétiques  étant  réservés 
pour  le  troisième.  Tous  ces  écrits  sont  cités  ici  d'après 
l'édition  reproduite  dans  P.  L.,  t.  cxcvi. 

1°  Premier  groupe.  —  Seize  écrits  constituent  le  pre- 
mier groupe  de  la  classification  de  Kulesza. 

1.  De  prœparatione  animi  ad  contemplationem,  liber 
dictus  Benjamin  minor  (col.  1-G3);  cet  ouvrage  est  un 
traité  de  morale  mystique  :  il  y  est  expliqué  comment 
l'âme  doit  se  préparer  à  la  contemplation  par  la  répres- 
sion des  passions  et  l'acquisition  des  vertus.  Le  sous- 
titre  de  Benjamin  minor,  sous  lequel  ce  livre  est  sou- 
vent cité  provient  de  ce  qu'il  débute  par  le  texte  du 
ps.  lxvii,  28. 

2.  Le  De  gratia  conteinplalionis,  seu  Benjamin  major 
(col.  C3-192)  est  un  traité  de  la  contemplation.  C'est 
l'écrit  de  Richard  qui  a  été  le  plus  étudié  et  le  plus  cité 
jusqu'à  aujourd'hui.  L'auteur  l'a  intitulé  Benjamin 
major  parce  que,  selon  le  y.  28  du  ps.  lxvii  cité  plus 
haut,  Benjamin  est  présenté  par  lui  comme  le  fils  de  la 
contemplation,  et  parce  qu'il  est  notablement  plus  long 
que  le  Benjamin  minor,  qui  traite  de  la  préparation  à 
la  contemplation. 

3.  Les  Allegorise  tabernaculi  fœderis  (col.  192-202) 
donnent  un  résumé  du  traité  de  la  contemplation  sous 
la  forme  d'une  description  allégorique  de  l'arche  d'al- 
liance. 

4.  Le  Tractatus  de  gradibus  caritalis  (col.  1195-1207) 
a  été  composé  par  Richard  à  la  prière  d'un  religieux 
de  ses  amis  nommé  Séverin.  Il  décrit  en  quatre  cha- 
pitres les  quatre  qualités  de  l'amour  contemplatif. 

5.  Le  Tractatus  de  quatuor  gradibus  violentée  carila- 
tis  (col.  1207-1224)  décrit  la  prière  contemplative. 
Kulesza  en  loue  la  profondeur  et  met  en  relief  le  tour 
vraiment  poétique  de  la  description. 

6.  In  Canlica  canlicorum  explicatio  (col.  405-524). 

7.  Myslicee  adnolationes  in  psalinos  (col.  265-402). 

8.  Expositio  canlici  Habacuc  (col.  401-405);  ces  trois 
écrits  exposent  différents  points  de  doctrine  et  de  pra- 
tique mystique  en  prenant  des  textes  scripturaires 
comme  points  de  départ. 

9.  De  exlerminalione  mali  et  promolione  boni  (col. 
1073-1116).  Cet  opuscule  est  un  traité  de  morale  mys- 
tique. Il  expose  comment  on  doit  purifier  son  âme  et 
indique  les  vertus  nécessaires  pour  la  persévérance 
dans  le  bien.  Il  insiste  sur  l'utilité  de  la  contemplation 
pour  la  sanctification.  Mais  ce  traité  est  revendiqué 
pour  Richard  de  Saint-Laurent  (ci-dessus,  col.  2675). 

10.  De  conditione  interioris  hominis  (col.  1229-1365). 
Comme  le  titre  l'indique,  cet  ouvrage  est  un  traité  de 
vie  intérieure,  basée  sur  l'explication  tropologique  du 
songe  de  Nabuchodonosor,  relaté  par  le  prophète 
Daniel.  Dans  un  passage  intéressant,  l'auteur  regrette 
que  trop  souvent  les  hommes  d'étude,  quand  ils  sont 
parvenus  à  une  situation  éminente,  perdent  tout  goût 
pour  les  travaux  solitaires  de  l'esprit,  col.  1237. 

DICT.     DE     THÉOL.     CATHOL. 


11.  Le  De  missione  Spiritus  Sancti  (col.  1018-1031) 
est  un  sermon  pour  le  jour  de  la  Pentecôte,  sur  le 
texte  Spiritus  Domini  replevit  orbem  lerrarum,Sap.,i,S. 

12.  Le  De  comparalione  Christi  ad  florem  et  Marise 
ad  virgam  (col.  1031)  est  un  très  bref  opuscule  d'à  peine 
une  colonne,  qui  ne  fait  que  répéter  ce  qui  se  dit  com- 
munément sur  ce  sujet  depuis  saint  Jérôme. 

13.  De  sacrificio  David  prophetee  (col.  1031-1042). 
Cet  opuscule  contient  des  considérations  d'ordre  ascé- 
tique et  mystique  proposées  par  l'auteur  à  l'occasion 
du  sacrifice  de  David,  dont  parle  le  ps.  lxx  et  qu'il 
compare  à  celui  d'Abraham. 

14.  De  difjerenlia  sacrificii  Abrahee  a  sacrificio  bea- 
lee  Mariée  virginis  (col.  1043-1058).  Ce  traité  donne  des 
réflexions  mystiques  et  ascétiques,  en  comparant  le 
sacrifice  d'Abraham  à  celui  que  Marie  olïrit  le  jour  de 
sa  purification. 

15.  Le  Tractatus  de  medilandis  plagis  quee  circa  mundi 
finem  evenient  (col.  201-212),  n'est,  comme  le  titre  l'in- 
dique, qu'une  méditation  sur  les  tribulations  qui  doi- 
vent précéder  la  fin  du  monde. 

16.  De  gemino  paschate  (col.  1059-1074)  se  compose 
de  deux  sermons,  l'un  pour  le  dimanche  des  Rameaux, 
l'autre  pour  la  fête  de  Pâques. 

2°  Deuxième  groupe.  ■ —  Le  deuxième  groupe,  qui  est 
celui  des  écrits  proprement  théologiques  comprend, 
selon  la  classification  de  Kulesza,  dix  traités. 

1.  Le  De  Trinilate  (col.  887-992)  donne,  en  six 
livres,  la  démonstration  spéculative  de  l'unité  de  la  na- 
ture divine  et  de  la  trinité  des  personnes.  Ce  traité  est 
le  seul  des  écrits  importants  de  Richard  qui  soit 
d'ordre  exclusivement  spéculatif.  11  est  aussi  le  seul  des 
écrits  théologiques  qui  soit  vraiment  original,  et  qui 
fasse  connaître  la  doctrine  théologique  particulière  à 
son  auteur.  Vincent  de  Beauvais  voyait  en  lui  le  plus 
important  des  ouvrages  de  Richard.  Cf.  Spéculum  his- 
toriée, 1.  XXVIII,  C.  i.viii.  Aussi  en  donnerons-nous 
plus  loin  une  analyse  détaillée. 

2.  Le  De  tribus  appropriatis  personis  in  Trinitate 
(col.  992-994)  explique  très  brièvement  pour  quelles  rai- 
sons, dans  la  Trinité  l'unité  et  la  puissance  sont  attri- 
buées au  Père,  l'égalité  et  la  sagesse  au  Fils,  la  concorde 
entre  les  deux  premières  personnes  et  la  bonté  au 
Saint-Esprit.  Cet  opuscule  est  adressé  à  un  certain 
Bernard,  qui  avait  consulté  Richard  sur  celte  matière. 
11  nous  semble  fort  douteux  que  ce  personnage  soit  le 
célèbre  abbé  de  Clairvaux.  Vincent  de  Beauvais  semble 
ranger  cet  opuscule  comme  septième  livre  dans  le 
traité  De  Trinilate. 

3.  Le  Liber  de  Verbo  incarnalo  (col.  995-1010)  est 
dédié  à  un  certain  Bernard,  qui  ne  paraît  pas  devoir  être 
identifié  avec  l'abbé  de  Clairvaux.  Richard  y  expose 
que  seule  une  personne  qui  est  en  même  temps  Dieu  et 
homme  est  capable  de  donner  à  Dieu  la  satisfaction 
qu'il  est  en  droit  d'exiger  pour  le  péché,  et  que  cette 
personne  ne  saurait  être  que  la  seconde  de  la  sainte 
Trinité,  le  Fils  de  Dieu.  Bien  que  Richard  se  flatte 
d'avoir  démontré  a  que  la  claire  raison  prouve  que  la 
cause  de  l'homme  exigeait  spécialement  la  personne 
du  Fils  pour  son  expiation  »,  col.  1004,  le  traité  De 
Verbo  incarnalo  ne  saurait  être  rangé  parmi  les  écrits 
purement  spéculatifs,  son  auteur  ayant  lié  son  argu- 
mentation à  l'exégèse  du  verset  d'Isaïe  :  Custos  quid 
de  nocte?  (xxi,  11)  et  l'ayant  fâcheusement  encombré 
de  réflexions  parénétiques.  Du  reste,  l'idée  de  la  néces- 
sité de  l'incarnation  n'est  pas  particulière  au  prieur 
de  Saint-Victor. 

4.  Le  très  bref  opuscule  intitulé  Quomodo  Spiritus 
Sanctus  est  amor  Palris  cl  Filii  (col.  1011)  explique  en 
quel  sens  le  Père  aime  le  Fils  par  le  Saint-Esprit  et  le 
Fils  aime  le  Père  par  le  même  Esprit. 

5.  De  supcrexcellenli  baplismo  Christi  (col.  1011- 
1016).  Cet  opuscule,  dédié  à  un  parent  de  l'auteur,  con- 

T.   —   XIII.   —    85. 


2679 


RICHARD    DK    SAINT-VICTOR.    ŒUVRES 


2  680 


tient  des  considérations  pieuses  sur  le  baptême  reçu 
par  le  Christ  et  sur  celui  qu'il  a  institué. 

6.  De  statu  inlerioris  hominis  (col.  1115-1159).  Ce 
traité  expose  l'état  de  la  nature  de  l'homme  après  la 
chute.  Il  décrit  la  triple  plaie  de  l'homme,  constituée 
par  la  faiblesse,  l'ignorance  et  la  concupiscence;  les 
trois  genres  de  péché  qui  en  résultent,  faiblesse,  erreur, 
et  méchanceté,  auxquels  il  oppose  comme  remèdes  les 
commandements  de  Dieu,  ses  promesses  et  ses  menaces. 
De  nombreuses  considérations  d'ordre  ascétique  sont 
mêlées  à  l'exposé  de  l'état  de  la  nature  humaine. 

7.  Dans  l'opuscule  intitulé  De  poteslate  tigandi  et  sol- 
vendi  (col.  1159-1178),  Richard  distingue  entre  peccala 
dimittere  et  peccala  remiltere.  Par  peccala  dimiltere,  il 
entend  la  relaxation  de  toute  la  peine  due  au  péché, 
tandis  que  peccala  remiltere  ne  signifie,  selon  lui,  que  la 
mitigation  de  cette  peine.  Cette  mitigation  est  opérée 
par  le  prêtre  au  sacrement  de  pénitence.  Quant  à  la 
relaxation  totale,  sans  prestation  d'aucune  satisfac- 
tion de  la  part  du  pécheur,  elle  n'est  réalisée  qu'au 
baptême.  Ce  traité  adressé  à  plusieurs  personnes  qui 
avaient  consulté  Richard  est  du  reste  plutôt  paréné- 
tique  que  dogmatique. 

8.  De  judiciaria  poleslate  in  finali  et  universali  judi- 
cio  (col.  1177-1185).  Ce  petit  traité  semble  être  un  ser- 
mon; il  expose  comment  les  apôtres  procéderont  au 
jugement  de  tous  les  hommes  et  détermineront  les 
sanctions  pour  chacun  d'entre  eux.  Il  est  lui  aussi  plu- 
tôt parénétique  que  dogmatique. 

9.  Tractalus  de  spirilu  blasphemise  (col.  1185-1191). 
Cet  opuscule  répond  à  une  question  posée  concernant 
l'identité  du  péché  de  blasphème  et  du  péché  contre 
l'Esprit.  L'auteur  pèse  le  pour  et  le  contre  sans  donner 
de  solution  bien  nette. 

10.  De  differentia  peccati  mortalis  et  venialis  (col. 
1191-1194).  Un  homme  mort  coupable  d'un  péché  mor- 
tel et  d'un  péché  véniel,  ayant  encouru  la  damnation 
éternelle  par  le  premier,  a-t-il  à  subir  un  surcroît  de 
peine  pour  le  second?  Richard,  auquel  cette  question 
avait  été  posée,  l'examine  ici  sans  toutefois  fournir  une 
solution  nette. 

3°  Troisième  groupe.  —  Sept  ouvrages  de  Richard 
sont  classés  par  Kulesza  dans  le  groupe  des  écrits  exé- 
gétiques. 

1.  Exposilio  difllcultatum  suborienlium  in  expositione 
tabernaculi  fœderis  (col.  211-255).  Cette  «  exposition  », 
que  Richard  écrivit  à  la  demande  de  ses  amis,  contient 
dans  une  première  partie  la  description  littérale  et  tro- 
pologique  du  tabernacle  de  l'ancienne  alliance.  Il  s'y 
joint  des  considérations  d'ordre  ascétique.  Une 
deuxième  partie  donne  la  description  du  temple  de 
Salomon,  d'après  les  Livres  des  Rois.  I  Jne troisième  par- 
tie se  borne  à  la  chronologie  des  rois  d'Israël  et  de 
Juda.  L'importance  exégétique  de  ce  traité  est  minime. 

2.  Declaralion.es  nonnullarum  difficultatum  Scripturse 
(col.  255-265),  Cet  opuscule  que  les  éditeurs  estiment 
dédié  à  saint  Bernard  donne  de  brèves  réflexions  sur 
les  animaux  purs  et  impurs  de  l'ancienne  Loi  et  sur  le 
texte  de  saint  Paul  :  Expurgate  velus  fermentum  (1  Cor., 
v,  7).  Il  est  sans  grand  intérêt  et  la  dédicace  à  saint 
Bernard  semble  fort  douteuse. 

3.  Dans  le  grand  traité  intitulé  In  visionem  Eze- 
chielis  (col.  527-600),  Richard  s'applique  à  donner  des 
explications  littérales  de  la  vision  relatée  dans  le  pre- 
mier chapitre  du  prophète  Ézéchiel,  ainsi  que  de  celle 

qui  décrit  le  temple  des  temps  nouveaux  dans  les 
c.  xi. i  et  suivants  du  même  prophète.  I. 'auteur  a  inséré 
des  plans  dans  son  commentaire. 

4.  Explicatio  aliquorum  passuum  difflcilium  Apos- 
loti  (col.  665-684).  Les  passages  difficiles  que  Richard 

essaie  d'expliquer  en  cet  opuscule  ont  Irait  au  rôle  des 
•œuvres  de  la   Loi  dans  la  sanctification  du  chrétien. 

5.  Les  sept    livres  ([lie  Richard  a  écrit   In  ApOCalyp- 


sim  Joannis  (col.  683-887)  forment  le  plus  volumineux 
de  ses  traités  exégétiques.  Il  suit  le  sillage  de  la  Glossa 
urdinaria,  divise  comme  elle  l'Apocalypse  en  sept  vi- 
sions et  joint  à  son  commentaire  des  remarques  et  des 
applications  d'ordre  mystique. 

6.  De  Enunanuele  (col.  601-665).  Richard  nous  aver- 
tit, dans  un  prologue,  qu'il  a  écrit  ce  traité  parce  qu'un 
certain  Maître  André  avait  donné  une  explication  peu 
satisfaisante  du  texte  d'Isaïe  Ecce  virgo  concipiet.  Il 
reprend  les  arguments  de  saint  Jérôme  pour  montrer 
que  ce  texte  ne  peut  viser  que  la  conception  du  Sau- 
veur. 

7.  Quomodo  Chrislus  ponitur  in  signum  populorum 
(col.  523-527).  Ce  très  bref  opuscule  ne  contient  que  des 
considérations  pieuses  sur  le  texte  d'Isaïe  :  Radix  Jesse 
qui  stat  in  signum  populorum  (xi,  10). 

Cette  brève  revue  de  l'œuvre  exégétique  de  Richard 
suffit  pour  faire  voir  qu'elle  est  fort  peu  originale,  voire 
même  très  peu  scientifique,  comme  le  remarque  Ku- 
lesza, op.  cil.,  p.  9. 

Kulesza  a  omis  de  signaler  parmi  les  écrits  de  Richard 
le  Liber  excerplionum  (dans  l'appendice  d'Hugues  de 
Saint-Victor,  t.  cxxvn,  col.  193-225).  On  y  trouve  un 
résumé  des  trois  premiers  livres  du  Didascalicon 
d'Hugues  de  Saint-Victor.  Il  y  expose  l'origine  et  la 
différence  des  arts  libéraux;  il  donne  une  description 
du  monde  et  un  résumé  de  l'histoire.  Si  cet  écrit  n'est 
pas  original,  il  démontre  néanmoins  que  Richard 
reconnaissait  l'utilité  du  savoir  profane  et  s'y  intéres- 
sait. L'éditeur  de  Richard,  dans  P.  L.,  l'avait  avec  rai- 
son, rangé  parmi  les  mélanges. 

Trithème  et  Montfaucon  ont  prétendu  qu'un  certain 
nombre  d'écrits  de  Richard  se  trouvent  encore  manus- 
crits dans  des  bibliothèques  d'Italie,  d'Allemagne  et 
d'Angleterre.  Aucun  de  ces  traités  n'a  été  publié  et 
leur  authenticité  semble  fort  douteuse.  Voir  la  nomen- 
clature de  ces  traités,  P.  L.,  t.  exevi,  col.  xxix  sq. 

III.  Doctrine.  —  Richard  de  Saint-Victor  est  sur- 
tout connu  comme  auteur  mystique.  C'est  en  cette 
qualité  que  ses  contemporains  l'estimaient  et  Dante 
dit  de  lui  que  «  pour  contempler,  il  fut  plus  qu'un 
homme  ».  Paradis,  chant  x,  130.  Son  influence  a  été 
considérable  sur  la  mystique  allemande.  Voir  E.  Krebs, 
Meisier  Dietrich,  Munster-en-W.,  1906,  p.  132  sq.  Pour 
le  détail  de  la  doctrine  mystique  de  Richard,  voir  ici 
Mystique,  t.  x,  col.  2613  sq. 

L'œuvre  exégétique  de  Richard  étant  négligeable 
parce  que  peu  originale,  il  reste  à  exposer  sa  doctrine 
philosophique  et  théologique. 

Longtemps  notre  Victoria  fut  méconnu;  bien  que  sa 
position  dans  l'histoire  de  la  pensée  scolastique  ait  été 
convenablement  exposée  par  Petau,  les  théologiens 
paraissaient  faire  fort  peu  de  cas  de  lui.  Encore  en  1905, 
l'éditeur  du  deuxième  volume  de  YHisloire  de  la  phi- 
losophie d'Ueberweg,  un  prêtre  catholique  cependant, 
le  rangeait  parmi  les  mystiques  qui  tendent  à  éliminer 
la  dialectique  de  la  recherche  théologique,  t.  il,  9e  éd., 
p.  222  sq.  L'Histoire  de  la  philosophie  médiévale  de 
M.  de  Wulf,  parue  vers  le  même  temps,  ne  connaît 
Richard  que  comme  auteur  mystique.  P.  231.  Après 
Scheebcn,  c'est  le  P.  de  Régnon  qui  a  eu  le  mérite  de 
mettre  en  évidence  l'originalité  de  la  spéculation  théo- 
logique de  notre  Victorin.  Études  de  théologie  positive 
sur  lu  sainte  Trinité,  t.  il,  p.  235  sq.  Cf.  Scheebcn,  Dog- 
matik,  t.  i,  p.  128.  Plus  tard,  Clément  Baumkcr  a  sou- 
ligné l'importance  de  sa  pensée  philosophique,  surtout 
en  ce  qui  concerne  les  preuves  de  l'existence  de  Dieu, 
Witelo,  Munster-en-W.,  1907,  p.  312. 

Le  traité  De  Trinitate  étant  le  seul  des  grands  écrits 
de  Richard  qui  soit  exclusivement  spéculatif,  nous  esti- 
mons qu'une  analyse  détaillée  constitue  le  meilleur 
moyen  de  saisir  l'originalité  de  la  pensée  du  prieur  de 
Saint-Victor. 


2681 


RICHARD     DE    SAINT-VICTOR.    DOCTRINE 


2682 


Analyse  du  De  Trinitale.  —  Les  deux  premiers  livres 
traitent  de  l'unité  divine;  les  quatre  derniers  sont 
consacrés  à  l'étude  de  la  trinité  des  personnes. 

Prologue.  —  Le  prologue  de  ce  traité  expose  qu'étant 
appelé  à  voir  Dieu,  le  chrétien  doit  se  préparer  à  cette 
vision  en  se  donnant  de  la  peine  pour  saisir  par  la  rai- 
son ce  qu'il  tient  par  la  foi.  Nitamur  semper  comprehen- 
dere  ralione  quod  lenemus  ex  fide.  Col.  889.  Le  chrétien 
ne  doit  donc  pas  se  borner  à  tenir  pour  vraies  les  vérités 
révélées  ;  il  doit  essayer  de  les  pénétrer  par  la  réflexion, 
tout  comme  les  philosophes  se  sont  appliqués  à  bien 
comprendre  le  monde  par  le  raisonnement.  Ibid. 

Livre  Ier.  —  Les  premiers  chapitres  précisent  le  but 
que  se  propose  l'auteur.  L'homme  parvient  à  la  con- 
naissance des  êtres  qui  sont  dans  le  temps  par  l'expé- 
rience des  sens.  Ce  qui  est  en  dehors  du  temps  lui  est 
accessible  par  le  raisonnement  et  par  la  foi.  L'objet  de 
la  foi  est  au-dessus  de  la  raison,  semble  même  parfois 
être  contre  elle.  C'est  pourquoi  «  une  profonde  et  très 
subtile  pénétration  »,  projunda  et  subtilissima  indagalio, 
col.  891,  des  données  de  la  révélation  est  nécessaire. 
Toutefois  cette  pénétration  des  articles  de  la  foi  n'est 
possible  qu'à  celui  qui  croit  fermement,  selon  la  parole 
prophétique  :  nisi  crediderilis,  non  inlelligelis,  1s.,  vu,  9. 
Or,  rien  n'est  plus  certain  que  la  réalité  de  la  révéla- 
tion qui  a  été  démontrée  par  des  miracles.  Le  De  Tri- 
nitale ne  se  propose  pas  de  procéder  à  l'examen  spécu- 
latif de  tous  les  articles  de  la  foi;  il  se  borne  à  ceux  qui 
sont  «  éternels  »  et  écarte  «  les  mystères  de  notre 
rédemption  qui  ont  été  réalisés  dans  le  temps  p. 
Col.  890-892.  Pour  ces  vérités  éternelles,  l'auteur  ne 
veut  pas  se  contenter  de  «raisons  de  probabilité  »;  il  a 
l'intention  d'indiquer  «  les  raisons  nécessaires  »,  «  d'en 
dégager  et  d'en  faire  saisir  le  bien  fondé  »;  car  aux 
êtres  qui  existent  nécessairement...  les  preuves  non  de 
probabilité,  mais  nécessaires,  de  necessilate,  ne  sau- 
raient faire  défaut,  bien  que  parfois  elles  puissent  se 
dérober  à  notre  recherche.  Les  êtres  contingents  sont 
connus  par  l'expérience  des  sens  et  non  par  le  raisonne- 
ment, car  ils  peuvent  ne  pas  être;  mais  les  êtres  éter- 
nels... qui  ne  peuvent  pas  ne  pas  être...  ne  sauraient 
manquer  de  raisons  nécessaires.  Toutefois  ce  n'est  pas 
l'affaire  d'un  chacun  de  les  trouver  et  de  les  faire  con- 
naître ».  Col.  892.  L'auteur  s'estime  heureux  s'il  peut 
inciter  quelques  esprits  à  s'adonner  à  de  semblables 
recherches. 

Richard  précise  ensuite  que  le  présent  traité  s'occu- 
pera «  de  l'unité  substantielle  et  de  la  trinité  des  per- 
sonnes en  Dieu  ».  Il  expose  brièvement  cet  article  de 
foi  en  des  termes  tirés  du  symbole  Quicumque ;  il  ajoute 
«  avoir  lu  et  entendu  fréquemment  l'exposé  de  cette 
doctrine,  mais  ne  pas  en  avoir  lu  les  preuves  ration- 
nelles...; les  autorités  abondent,  mais  non  les  argu- 
ments ».  Col.  893.  Ces  prêchions  données,  l'auteur 
passe  aux  preuves  de  l'existence  de  Dieu.  Il  en  donne 
trois.  La  première  est  tirée  de  l'existence  d'êtres  contin- 
gents; la  seconde,  de  l'existence  de  degrés  dans  les 
êtres;  la  troisième,  de  l'existence  de  la  puissance  d'être, 
potenlia  essendi.  Tous  les  êtres  existants  ou  possibles, 
explique-t-il,  sont  ou  de  toute  éternité  et  par  eux- 
mêmes,  ou  ni  de  toute  éternité  ni  par  eux-mêmes,  ou 
de  toute  éternité  mais  non  par  eux-mêmes,  ou  par  eux- 
mêmes  mais  non  de  toute  éternité.  Il  écarte  cette  der- 
nière hypothèse  qui  suppose  qu'un  être  non  existant 
serait  capable  de  se  donner  l'existence.  Col.  893.  Comme 
il  est  de  bonne  méthode  de  partir  de  ce  qui  est  au-dessus 
de  tout  doute,  pour  aboutir  par  le  raisonnement,  en  se 
servant  de  ce  qui  est  connu  par  l'expérience  des  sens, 
à  ce  qu'on  doit  penser  des  êtres  qui  sont  au-dessus  de 
cette  expérience,  Richard  prend  comme  point  de  dé- 
part les  êtres  qui,  n'étant  ni  de  toute  éternité  ni  par 
eux-mêmes,  sont  soumis  au  changement.  L'expérience 
-quotidienne  nous  montre  que  ces  êtres,  les  plantes,  les 


animaux,  les  hommes,  les  produits  de  la  nature  comme 
ceux  de  l'industrie  humaine  n'existent  qu'un  certain 
temps  :  ils  paraissent  et  disparaissent  plus  ou  moins 
rapidement.  «  Mais  en  partant  de  l'être  qui  n'est  pas  de 
toute  éternité  ni  par  lui-même,  le  raisonnement  par- 
vient à  l'être  qui  est  par  lui-même  et  qui,  de  ce  fait, 
est  de  toute  éternité,  car  si  rien  n'était  de  toute  éter- 
nité, rien  ne  serait  par  quoi  ce  qui  n'a  pas  son  être  par 
soi-même,  ni  ne  peut  l'avoir,  aurait  pu  parvenir  à  l'exis- 
tence. Il  est  donc  prouvé  que  quelque  être  existe  par 
lui-même  et,  par  là,  de  toute  éternité;  sinon  il  y  aurait 
eu  un  temps  où  rien  n'était  et  alors  rien  n'aurait  jamais 
pu  être,  car  ce  qui  aurait  donné  ou  pu  donner  à  soi- 
même  ou  aux  autres  le  commencement  de  l'existence 
n'aurait  été  d'aucune  manière.  C'est  ainsi  que,  de  ce 
que  nous  voyons,  nous  parvenons  par  le  raisonnement 
à  ce  que  nous  ne  voyons  pas,  de  ce  qui  passe  nous  arri- 
vons à  ce  qui  est  éternel;  du  monde  et  des  hommes, 
nous  aboutissons  à  ce  qui  est  au-dessus  du  monde  et  à 
Dieu.  »  Col.  894.  Richard  termine  son  argumentation 
en  citant  saint  Paul  aux  Romains,  i,  20. 

Nous  avons  tenu  à  citer  ce  passage  passablement 
rugueux,  parce  que,  selon  Clément  Bàumker,  nous 
avons  ici  le  premier  essai  d'une  preuve  de  l'existence 
de  Dieu  à  posteriori,  à  l'aide  du  principe  de  causalité. 
Voir  Bàumker,  Witelo,  p.  312;  Grûnwald,  Geschiehle 
der  Gollesbeweise  im  Mitlelalter,  thèse  de  Strasbourg, 
publiée  à  Munster-en-YV.,  en  1907,  p.  81  sq.;  Ebner, 
Die  Erkenntnislchre  des  Richards  von  Saint-Yiklor, 
thèse  île  .Munich,  publiée  à  Muns ter-en- W.,  en  1917, 
p.  74  sq. 

Après  avoir  écarté  l'opinion  de  ceux  qui  prétendent 
que  l'existence  d'un  être  éternel  qui  n'est  pas  par  lui- 
même  est  une  impossibilité,  «  comme  si  la  cause  devait 
nécessairement  précéder  l'effet  »  et  «  comme  si  ce  qui 
est  d'un  autre  devait  nécessairement  lui  être  posté- 
rieur »,  le  rayon  du  soh  il  procédant  de  celui-ci  sans  lui 
être  postérieur,  col.  895,  Richard  passe  à  la  seconde 
preuve  de  l'existence  de  Dieu. 

Ici  encore,  il  veut  partir  d'une  base  absolument  cer- 
taine. On  ne  peut  douter,  explique-t-il,  que,  dans  la 
multitude  des  êtres,  il  n'en  existe  un  qui  soit  le  plus 
haut,  summum,  le  plus  grand  et  le  meilleur  de  tous.  11 
est  de  même  hors  de  doute  que  la  nature  rationnelle  est 
supérieure  à  celle  qui  est  dénuée  de  raison;  donc  c'est 
une  substance  rationnelle  qui  doit  avoir  la  première 
place  parmi  les  Êtres.  Comme  cette  substance  ne  peut 
avoir  reçu  d'un  inférieur  ce  qui  constitue  son  être,  il 
s'en  suit  qu'elle  ne  peut  l'avoir  que  d'elle-même.  11  en 
est  de  même  pour  «  la  possession  de  la  première  place  ». 
Cette  substance  étant  par  elle-inème,  est  nécessaire- 
ment de  toute  éternité,  assurant  ainsi  la  possibilité  de 
l'origine  et  de  la  succession  des  êtres  sujets  au  change- 
ment. «  C'est  ainsi,  termine  Richard,  que  l'évidence 
des  choses  tombant  sous  l'expérience  des  sens  prouve 
l'existence  d'une  substance  existant  par  elle-même.  » 
Col.  89G. 

Richard  expose  ensuite  que  tout  ce  qui  est  parvient 
a  l'existence  par  le  fait  de  la  puissance  d'être,  polenlia 
essendi,  laquelle  ne  peut  être  que  par  elle-même  et  pos- 
sède par  elle-même  tout  ce  qu'elle  a.  Toute  essence, 
toute  puissance  et  toute  sagesse  provenant  d'elle,  elle 
est  la  suprême  essence,  la  suprême  puissance  et  la 
suprême  sagesse.  Comme  aucune  sagesse  ne  saurait 
exister  sans  une  substance  rationnelle,  il  s'ensuit  qu'il 
est  une  substance  suprême,  summa  substanlia,  iden- 
tique à  la  puissance  d'être  et  qui  est  l'origine  de  toutes 
choses.  Col.  896.  La  suprême  sagesse  et  la  puissance 
suprême  étant  identiques  à  la  substance  suprême,  sont 
nécessairement  «  l'une  ce  qu'est  l'autre  ».  Col.  897. 

Passant  à  la  démonstration  de  l'unicité  de  la  sub- 
stance suprême,  Richard  explique  que,  si  une  substance 
est  la  puissance  suprême,  une  autre  substance  ne  sau- 


2683 


RICHARD    DE    SAINT-VICTOR.    DOCTRINE 


2684 


rait  l'être,  car  alors  «  deux  substances  différentes 
seraient  une  et  une  substance  serait  deux  substances 
différentes  ».  Col.  897.  D'où  il  suit  que  la  substance 
suprême,  du  fait  de  son  identité  avec  la  puissance  d'être, 
est  nécessairement  unique;  qu'aucune  autre  substance 
ne  peut  lui  être  égale  ni  participer  à  sa  nature. 

Toutes  choses  étant  de  la  substance  suprême,  la 
divinité  même  est  aussi  d'elle.  Col.  898.  Dieu  possé- 
dant la  divinité  par  lui-même,  la  substance  suprême 
la  possède  nécessairement  par  elle-même,  d'où  il  s'en- 
suit qu'elle  est  identique  à  Dieu.  La  substance  suprême 
ne  pouvant  communiquer  sa  nature  à  une  autre  sub- 
stance, il  faut  en  conclure  «  que  la  vraie  divinité  est 
clans  l'unité  de  la  substance,  que  la  véritable  unité  de 
la  substance  est  dans  la  divinité...,  que  Dieu  ne  saurait 
être  que  substantiellement  un  ».  Col.  898.  Si  l'unité 
substantielle  de  Dieu  rend  impossible  la  communica- 
tion de  la  divinité  à  d'autres  substances,  il  ne  s'ensuit 
pas  que  plusieurs  personnes  ne  puissent  posséder  la 
nature  divine.  La  sagesse  de  Dieu  étant  identique  à  sa 
puissance,  son  savoir  ne  peut  dépasser  son  pouvoir,  ni 
son  pouvoir  s'étendre  plus  loin  que  son  savoir.  La 
sagesse  de  Dieu  étant  identique  à  sa  nature,  Dieu  la 
possède  dans  sa  plénitude;  donc  il  sait  tout.  Il  en  est 
de  même  pour  sa  puissance,  d'où  il  s'ensuit  qu'il  peut 
tout.  Étant  tout-puissant,  Dieu  est  nécessairement 
unique. 

Livre  II.  —  Le  1.  II  est  consacré  à  l'étude  des  «  pro- 
priétés divines  ».  Dieu  étant  sans  commencement,  parce 
qu'existant  par  lui-même,  sans  fin,  c'est-à-dire  sempi- 
ternel, parce  qu'identique  à  la  vérité  qui  ne  peut  dis- 
paraître, immuable,  parce  que  tout-puissant  et  possé- 
dant par  lui-même  tout  ce  qu'il  est,  Richard  en  déduit 
son  éternité  qu'il  définit  «  durée  sans  commencement, 
ni  fin,  ni  changement  ».  Col.  903.  Étant  infini  quant  à 
son  éternité,  Dieu  l'est  nécessairement  quant  à  sa 
grandeur  (marjniludo),  ce  qui  implique  son  immensité. 
L'éternité  et  l'immensité  étant  la  substance  divine 
même,  il  ne  saurait  exister  qu'un  seul  éternel  et  qu'un 
seul  immense.  Col.  904. 

La  substance  divine  existant  seule  par  elle-même, 
tous  les  autres  êtres  procèdent  de  l'activité  de  sa 
nature  ou  de  celle  de  son  bon  vouloir,  secundum  opera- 
tionem  nalurœ  aut  secundum  imparlilioncm  graliœ. 
Col.  905. 

La  nature  divine  ne  pouvant  être  ni  détériorée  ni 
corrompue  et  Dieu  étant  substantiellement  un,  un 
autre  Dieu  ne  saurait  procéder  de  l'activité  de  sa  na- 
ture, mais  un  être  qui  ne  serait  pas  Dieu  ne  le  pourrait 
non  plus.  Tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu  existe  par  l'opé- 
ration de  son  bon  vouloir  et  peut  par  conséquent  ne 
pas  être.  Tous  les  êtres  contingents  sont  créés  de  rien, 
les  êtres  matériels  comme  ceux  qui  sont  immatériels, 
la  matière  primordiale  ne  pouvant  exister  par  elle- 
même.  Col.  905. 

L'immensité  et  l'éternité  de  Dieu  sont  incommuni- 
cables, du  fait  de  leur  identité  avec  sa  substance.  Il  en 
est  de  même  pour  sa  sagesse  et  sa  puissance.  Cette  con- 
séquence n'est  pas  infirmée  par  le  fait  que  l'homme 
peut  être  puissant  et  sage,  car  Dieu  est  sa  propre 
sagesse  et  sa  propre  puissance,  tandis  que  l'homme  ne 
peut  que  posséder  une  certaine  sagesse  et  une  certaine 
puissance.  Les  «  propriétés  »  divines  étant  identiques  à 
sa  substance  ne  subsistent  pas  en  celle-ci  comme  en  un 
sujet.  C'est  pourquoi  il  convient  de  le  nommer 
«  essence  supersubstanl  ielle  ».  Col.  913.  Dieu  csl  essen- 
tiellement présent  partout;  il  est  en  entier  en  tous 
lieux,  et  ne  peut  être  circonscrit  en  aucun  espace, 
col.  913;  il  est  au-dessus  du  temps,  le  futur  et  le  passé 
n'existent  pas  pour  lui.  A  la  Mn  de  ce  livre,  Richard 
note  que,  dans  ce  qui  précède,  il  n'a  voulu  exposer  que 
ce  que  Dieu  est  par  lui  même  de  toute  éternité,  sans 
s'occuper  de  ce  qui  le  concerne  d'une  manière  relative. 


Livre  III.  —  Richard  aborde  ici  la  question  de  la 
Irinilé  des  personnes  divines.  La  nécessité  de  cette  étude 
est  urgente,  parce  que,  à  son  avis,  les  écrits  des  Pères 
sont  déficients  en  ce  qui  concerne  la  preuve  rationnelle, 
raiionis  alteslalio,  de  cette  vérité  de  foi.  L'auteur  ne  se 
dissimule  pas  que  d'aucuns  tourneront  son  entreprise 
en  dérision;  il  affirme  que  c'est  l'ardeur  de  son  esprit 
qui  l'a  incité  à  la  tenter.  Et.  s'il  ne  réussit  pas  dans  sa 
démonstration,  la  satisfaction  de  l'avoir  essayée  le 
dédommagera  des  critiques  qu'il  aura  encourues. 
Col.  915  sq. 

Dieu  étant  la  suprême  bonté  et  le  souverain  bien 
doit  nécessairement  avoir  la  suprême  charité,  le  su- 
prême amour.  Or,  l'amour  doit  nécessairement  tendre 
vers  une  personne  aimée  et,  pour  que  la  personne  aimée 
soit  digne  de  l'amour  divin,  elle  doit  nécessairement 
avoir  la  nature  divine.  «  On  voit  par  là,  dit  Richard, 
comment  la  raison  prouve  facilement  que,  dans  la  véri- 
table divinité,  la  pluralité  des  personnes  ne  saurait 
faire  défaut.  »  Col.  917.  Rien  n'assure  la  parfaite  béa- 
titude comme  l'amour  mutuel.  Or,  nécessairement 
l'amour  mutuel  suppose  plusieurs  personnes;  ainsi 
l'amour  mutuel  qui  ne  saurait  faire  défaut  à  Dieu  éta- 
blit la  pluralité  des  personnes  divines.  Col.  917.  La 
gloire  de  Dieu  est  parfaite.  Or,  si  aucune  personne  ne 
participait  à  la  plénitude  de  la  gloire  divine,  il  faudrait 
admettre  que  Dieu  n'a  pas  voulu  ou  n'a  pas  pu  avoir 
de  participants  à  sa  gloire.  La  première  éventualité 
met  en  doute  sa  bienveillance;  la  seconde,  sa  toute- 
puissance.  Elles  sont  par  conséquent  impossibles  l'une 
comme  l'autre.  C'est  ainsi  que  la  plénitude  de  la  gloire 
de  Dieu  exige  elle  aussi  la  pluralité  des  personnes 
divines.  Col.  918. 

Pour  notre  Victorin,  ces  preuves  de  la  pluralité  des 
personnes  divines  sont  si  claires  (aperle),  si  évidentes, 
que  ceux  qui  se  refusent  à  les  admettre  doivent  être 
taxés  d'insanité.  Col.  918  sq. 

La  bonté  et  la  charité  de  Dieu  réclamant  la  pluralité 
des  personnes  divines,  celles-ci  sont  nécessairement 
éternelles,  car  ce  qui  est  rendu  nécessaire  par  l'amour 
divin  ne  saurait  être  qu'éternel  comme  cet  amour  divin 
lui-même. 

Les  personnes  aimées  par  Dieu  de  la  plénitude  de  son 
amour  doivent  aussi  lui  être  égales  ;  s'il  n'en  était  ainsi, 
elles  ne  seraient  pas  dignes  de  la  plénitude  de  cet 
amour.  La  pluralité  des  personnes  divines  ne  pouvant 
constituer  qu'un  seul  Dieu,  qu'une  seule  substance 
divine,  «  pourquoi  s'étonner,  s'écrie  Richard,  si  la  raison 
par  son  raisonnement  (ratio  ratiocinando)  découvre 
une  pluralité  de  personnes  dans  l'unique  nature  divine, 
quand  l'expérience  constate  l'existence  du  corps  et  de 
l'âme,  donc  l'existence  d'une  pluralité  de  substances 
dans  la  personne  humaine'?...  Qu'on  m'explique  com- 
ment l'unité  personnelle  de  l'homme  peut  subsister 
dans  une  si  grande  dissemblance  et  diversité  de  sub- 
stances, alors  je  dirai  comment  l'unité  substantielle 
(de  Dieu)  subsiste  dans  la  grande  similitude  et  l'égalité 
de  ces  personnes.  Tu  dis  :  «  Je  ne  saisis  pas,  je  ne  com- 
«  prends  pas  »  ;  mais  ce  que  ton  intelligence  ne  saisit  pas, 
l'expérience  me  l'afTirmc.  Et,  si  l'expérience  nous  en- 
seigne que,  dans  la  nature  de  l'homme,  il  est  quelque 
chose  qui  dépasse  l'intelligence,  ne  devrait-elle  pas 
t'avoir  enseigné  que,  dans  la  nature  divine,  il  est  quel- 
que chose  qui  dépasse  ton  intelligence.  C'est  ainsi  que 
l'homme  peut  apprendre  en  lui-même  ce  qu'il  doit 
penser  de  ce  qui  lui  est  proposé  de  croire  par  rapport  à 
Dieu.  Ceci  est  dit  pour  ceux  qui  veulent  définir  el  dé 
terminer  la  profondeur  des  mystères  divins  (seercta) 
d'après  la  mesure  de  leur  capacité  intellectuelle  et  non 
d'après  la  tradition  des  Pères  qui  ont  été  instruits  par 
le  Saint  Esprit  et  qui  ont  enseigné  avec  son  assistance. 
Col,  921  sq. 

ISi.'ii  que  Jusqu'ici  Richard  ait  employé  parfois  le 


2  685 


RICHARD    DE    SAINT-MCTOR.    DOCTRINE 


JiiStJ 


terme  de  pluralité  de  personnes,  il  n'avait  en  vue  que 
la  démonstration  de  l'existence  de  la  seconde  personne 
divine.  Dans  ce  qui  suit,  il  s'applique  à  montrer  que 
la  plénitude  de  l'amour  divin  exige  l'existence  d'une 
troisième  personne,  qui  participe  à  la  suprême  bonté 
et  à  la  suprême  charité  de  Dieu.  Sans  ce  condilectus, 
comme  dit  Richard,  la  seconde  personne  ne  jouirait  ni 
de  la  plénitude  de  l'amour,  ni  de  celle  de  la  béatitude  et 
de  la  gloire.  C'est  aussi  ce  condilectus  qui  rend  parfait 
l'amour  mutuel  des  deux  premières  personnes  divines 
et  assure  la  perfection  de  la  concorde  divine.  Col.  927. 
Pour  notre  Yictorin,ces  considérations  constituent  une 
preuve  évidente  et  indubitable  de  l'existence  d'une 
troisième  personne  en  Dieu  :  manifesta  et  indubila  ra- 
tione  convincitur.  Col.  923,  927,  930. 

Les  trois  personnes  divines  sont  égales  en  ce  sens 
que  cet  être  suprême  et  infiniment  simple  qui  est  la 
substance  divine  appartient  dans  sa  plénitude  et  dans 
sa  perfection  à  l'une  des  personnes  comme  à  chacune 
des  autres.  Col.  929. 

Livre  IV:  La  compatibilité  de  la  trinité  des  personnes 
et  de  l'unité  de  la  substance.  —  Après  avoir  rappelé 
qu'il  faut  être  faible  d'esprit  pour  ne  pas  être  convaincu 
de  la  pluralité  des  personnes  divines  par  la  démons- 
tration qui  vient  d'en  être  donnée,  col.  930,  Richard 
aborde  la  grosse  difficulté  de  la  compatibilité  de  la  plu- 
ralité des  personnes  et  de  l'unité  de  la  substance  divine. 
Il  ne  s'en  dissimule  pas  la  gravité;  il  sait  qu'elle  a 
engendré  bien  des  hérésies,  «  car  quand  la  foi  vacille, 
on  révoque  en  doute  ce  que  de  multiples  raisonne- 
ments ont  établi  ».  Mais,  continue-t-il,  si  la  trinité  des 
personnes  en  une  seule  substance  est  incompréhen- 
sible, s'ensuit-il  qu'elle  est  impossible'?  Bien  des  choses 
affirmées  par  l'expérience  sont  incompréhensibles; 
pourquoi  l'œil  voit-il  ce  qui  est  hors  de  lui  sans  pouvoir 
apercevoir  la  paupière  qui  le  couvre?  L'œil  perçoit  ce 
qui  est  loin,  pourquoi  les  autres  sens  ne  peuvent-ils 
saisir  que  ce  qui  les  touche?  Le  corps  et  l'âme  sont  de 
nature  bien  différentes  et  constituent  néanmoins  une 
seule  personne  humaine.  Bien  des  choses  dépassant 
l'expérience,  mais  démontrées  par  le  raisonnement, 
sont  incompréhensibles  :  c'est  le  cas  de  l'éternité,  de 
l'immensité  et  de  la  toute-puissance  divines,  ainsi  que 
de  l'identité  des  perfections  divines  entre  elles  et  avec 
la  substance  divine  elle-même.  Col.  932. 

Quant  à  la  terminologie  du  dogme  trinitaire,  Richard 
ne  veut  pas  du  terme  hypostase,  «  dans  lequel,  selon 
saint  Jérôme,  il  y  a  suspicion  de  venin  ».  Col.  932.  Au 
terme  subsislence  que  d'aucuns  ont  proposé  comme  plus 
propre  que  celui  de  personne,  il  reproche  de  manquer 
de  précision  et  d'être  inconnu  du  grand  public. 
Richard  veut  donc  s'en  tenir  à  la  formule  :  «  une 
substance  divine  en  trois  personnes  ».  Par  personne 
Richard  entend  une  substance  rationnelle  douée  d'une 
propriété  qui  ne  peut  être  possédée  que  par  un  seul  et 
qui,  par  conséquent,  est  incommunicable.  Col.  934.  La 
substance  répond  à  la  question  quid,  et  la  réponse 
qu'elle  donne  ne  peut  être  qu'  «  un  terme  général  ou 
spécial  ou  une  définition  »,  par  exemple  :  homme, 
ange,  Dieu.  Quant  à  la  personne,  qui  répond  à  la  ques- 
tion quis,  elle  ne  peut  répondre  que  par  un  nom  propre  : 
par  exemple,  Barthélémy,  Pierre,  etc.  Col.  934.  Quand 
nous  disons  :  voici  trois  personnes,  nous  affirmons 
l'existence  de  1res  aliqui,  dont  chacun  est  substance 
rationnelle,  mais  nous  n'indiquons  pas  par  là  si  ces  très 
aliqui  sont  plusieurs  substances  rationnelles  ou  si  tous 
ensemble  ils  n'en  possèdent  qu'une.  Sans  doute,  les 
hommes,  habitués  plutôt  à  suivre  l'expérience  des  sens 
que  les  démonstrations  de  la  raison,  parce  que  trois 
personnes  humaines  sont  trois  substances  humaines, 
inclinent  à  concevoir  les  choses  divines  à  la  façon  des 
choses  créées  ;  •  mais,  si  la  foi  sommeille,  la  raison  doit 
veiller,  et  nous  venons  de  montrer  clairement  qu'il 


n'est  pas  nécessaire  que  là  où  sont  plusieurs  personnes, 
plusieurs  substances  doivent  aussi  se  trouver.  »  Col.  935. 

La  raison  nous  avertissant  que  la  substance  répon- 
dant à  la  question  quid  et  la  personne  à  la  question 
gins,  de  trois  personnes  différentes,  chacune  est  néces- 
sairement alius,  aliquis;  de  trois  substances  différentes, 
chacune  est  nécessairement  aliud,  aliquid.  Comme, 
dans  la  Trinité,  la  substance  divine,  l'être  suprême  et 
simple,  est  commune  aux  trois  personnes,  il  ne  saurait 
y  avoir  en  elles  aliud  et  aliud  aliquid;  il  ne  peut  donc 
exister  en  elle  diversité  (alielas)  de  substance,  mais 
seulement  diversité  (alielas)  de  personnes.  Col.  935  sq. 

Par  ces  considérations,  Richard  estime  avoir  démon- 
tré rationnellement  qu'il  n'existe  aucune  contradiction 
dans  l'affirmation  que  Dieu  est  substantiellement  un  et 
personnellement  trine;  «  car,  de  même  que  la  diversité 
substantielle  du  corps  et  de  l'âme  ne  détruit  pas  l'unité 
de  la  personne  humaine,  la  diversité  des  personnes 
divines  ne  déchire  pas  l'unité  de  la  substance  divine.  » 
Col.  936. 

Dans  toute  personne,  il  y  a  lieu  de  distinguer  le  mo- 
dus  essentiœ,  qui  nous  renseigne  sur  son  être,  sa  nature, 
sur  ce  qu'elle  possède,  et  le  modus  oblinentiœ,  qui  nous 
fait  voir  de  quelle  manière  elle  possède  son  être,  si  c'est 
par  elle-même  ou  par  un  autre.  Pour  Richard,  la  per- 
sonne est  donc  constituée  par  deux  éléments,  «  ce 
qu'elle  a  »  et  «  d'où  elle  a  »  ce  qu'elle  possède.  A  son  avis, 
le  terme  existentia  se  prête  bien  pour  désigner  celte 
double  considération  ;  le  radical  sistere,  sistence,  concer- 
nant l'essence,  la  nature,  la  réalité  substantielle;  le 
préfixe  ex  visant  la  provenance  de  la  sistence,  ex  aliquo 
sistere  quod  est  substantialiter  ex  aliquo  esse.  Sistere, 
sistence,  a  donc  trait  au  modus  essentiœ,  le  préfixe  ex 
au  modus  oblinentiœ.  Les  personnes  humaines,  explique 
Richard,  diffèrent  entre  elles  tant  par  le  modus  essen- 
tiœ que  par  le  modus  oblinentiœ,  chacune  d'elles  ayant 
sa  substance  individuelle  différente  de  celle  des  autres, 
et  son  origine  particulière.  Les  anges  ont  bien  chacun 
leur  substance  individuellement  différente,  mais  leur 
origine  est  commune,  la  toute-puissance  créatrice  de 
Dieu.  Ils  diffèrent  donc  entre  eux  par  le  modus  essen- 
tiœ. Quant  aux  personnes  divines,  étant  absolument 
égales,  parce  qu'elles  ne  possèdent  qu'une  seule  sub- 
stance divine  numériquement  identique,  elles  ne  peu- 
vent différer  que  par  le  modus  oblinentiœ,  c'est-à-dire 
par  leur  mode  d'origine.  Col.  939. 

Si  Richard  s'était  arrêté  à  ce  résultat  et  en  avait 
conclu  qu'en  Dieu  il  y  a  une  seule  sistence,  une  seule 
essence,  c'est-à-dire  la  substance  divine,  et  trois  exis- 
tences, c'est-à-dire  trois  manières  de  la  posséder,  sa 
doctrine  aurait  gagné  en  netteté  et  en  originalité.  Mal- 
heureusement, dans  ce  qui  suit,  il  a  appliqué  la  notion 
d'existence  à  la  substance  divine  elle-même,  parce 
qu'elle  n'est  pas  ab  alio  aliquo,  ce  qui  l'a  contraint  à 
admettre  une  existence  commune  aux  personnes,  con- 
trairement à  sa  définition. 

Revenant  au  problème  trinitaire,  Richard  expose 
que  la  personne  étant  incommunicable,  les  différences 
qui  constituent  les  personnes  divines,  donc  les  "  exis- 
tences »  sont  nécessairement  incommunicables,  d'où  il 
s'ensuit  qu'en  Dieu  il  y  a  autant  de  personnes  que 
d'  «  existences  incommunicables  »,  quoi  igilur  in  divi- 
nitale  personœ,  toi  incommunicabiles  cxistcnliœ.  Col.  942. 
Chacune  de  ces  personnes  possédant  la  même  substance 
divine,  le  même  être  supersubstantiel,  les  mêmes  per- 
fections divines,  en  vertu  d'une  propriété  personnelle  et 
incommunicable,  ex  proprielaie  personali  et  incommii- 
nicabili,  chacune  d'elle  est  toute  puissante,  parce 
qu'elle  possède  la  même  et  unique  puissance  suprême, 
en  vertu  de  sa  «  propriété  personnelle  »,  ex  ista  vel  alia 
proprietale.  Col.  942.  C'est  ainsi  que  dans  la  divinité, 
l'unité  est  secundum  modum  essentiœ,  la  pluralité 
secundum  modum  oblinentiœ.  Ibid. 


2687 


RICHARD    DI-     SAINT-VICfOR.    DOCTRINE 


2088 


Richard  termine  son  argumintation  en  disant  que 
l'explication  qu'il  vient  de  donner  doit  suffire  aux 
àmcs  pieuses,  une  pénétration  plus  profonde  de  ce 
mvstcre  étant  irréalisable  durant  la  vie  terrestre. 
Col.  943. 

A  la  fin  de  ce  quatrième  livre,  Richard  expose  quel- 
ques considérations  concernant  la  définition  de  la  per- 
sonne. Celle  que  donne  Boèce  :  Pcrsona  rat  ralionalis 
naturx  individuel  substantiel  ne  lui  semble  pas  heureuse, 
la  Trinité  étant  substance  individuelle,  mais  non  une 
personne.  Pour  notre  Victorin,  la  personne  divine  doit 
être  définie  :  nalurœ  divime  incommunicabilis  existen- 
tiel, la  définition  de  Boèce  ne  pouvant  valoir  que  pour 
la  personne  humaine.  Col.  945.  Il  aurait  mieux  valu, 
pour  la  bonne  marche  de  son  exposé,  que  Richard  pla- 
çât ces  considérations  au  début  du  1.  IV,  quand  il  dis- 
cutait les  rapports  de  la  substance  et  de  la  personne. 
Du  reste,  le  prieur  de  Saint-Victor  eut  peu  de  succès 
avec  ses  critiques  et  ses  suggestions  concernant  la  défi- 
nition de  la  personne.  Saint  Thomas  les  note  en  pas- 
sant, mais  s'en  tient  à  la  définition  de  Roèce.  Sum. 
iheoL,  Ia,  q.  xx,  a.  3,  ad  4um. 

Livre  V:  Des  processions  divines.  —  Ayant  établi  au 
quatrième  livre  que  les  personnes  divines  ne  diffèrent 
que  par  leur  mode  d'existence,  Richard  se  propose  au 
1.  V  de  préciser  ce  mode  d'existence,  c'est-à-dire  le 
mode  d'origine  des  personnes  divines,  afin  que  «  sur  ce 
point  aussi,  nous  puissions  saisir  et  démontrer  par  la 
raison  la  certitude  de  ce  que  nous  tenons  par  la  foi  ». 
Col.  949. 

D'après  Richard,  les  arguments  qui,  au  premier 
livre,  ont  démontré  l'existence  d'unesubstance  a  semet- 
ipsa,  valent  aussi  pour  prouver  qu'une  des  personnes 
divines  existe  nécessairement  par  elle-même  et  non 
par  une  autre.  Si  aucune  personne  divine  n'existait 
par  elle-même,  expose  notre  auteur,  si  chacune  d'elle 
existait  par  une  autre,  leur  nombre  irait  nécessairement 
à  l'Infini,  car,  en  ce  cas,  il  n'y  aurait  dans  la  divinité 
aucun  «  principe  d'origine  ».  Col.  950.  Ce  principe  d'ori- 
gine étant  nécessaire  dans  la  divinité  comme  dans  le 
monde  des  êtres  finis,  une  des  personnes  divines  doit 
nécessairement  exister  par  elle-même,  d'où  il  suit 
qu'elle  est  l'essence  suprême  et  la  puissance  suprême, 
et  que  tout  être,  toute  puissance,  toute  existence,  toute 
personne,  humaine,  angélique  et  divine,  lui  est  rede- 
vable de  son  existence.  Étant  l'origine  de  toute  chose, 
la  personne  divine  existant  par  elle-même  est  néces- 
sairement unique.  Col.  951. 

Si  le  mode  d'existence  a  semetipso  est  incommuni- 
cable, celui  d'existence  ab  edio  peut  être  commun  à 
plusieurs.  Il  n'est  donc  pas  inconcevable  qu'en  Dieu 
une  personne  existe  par  elle-même,  et  deux  par  d'autres 
qu'elles  et  de  toute  éternité,  la  seconde  tirant  son  ori- 
gine de  la  première  seule,  et  la  troisième  de  la  première 
et  de  la  seconde.  Col.  982. 

Toutes  les  personnes  humaines  procèdent  d'autres 
personnes  humaines  d'une  manière  immédiate,  par 
rapport  à  ceux  qui  les  ont  procréées,  et  d'une  manière 
médiate  par  rapport  aux  ascendants  de  leurs  parents. 
Col.  952.  Dans  la  divinité,  la  perfection  de  la  personne 
qui  est  par  elle  même  exige  la  procession  d'une  seconde 
personne  divine  et  la  perfection  de  chacune  de  ces 
deux  personnes  rend  nécessaire  la  procession  d'une 
troisième  personne  divine,  ainsi  qu'il  fut  démontré  au 
1.  III.  Col.  951.  .Mais  en  Dieu,  aucune  procession  mé- 
diate n'est  possible;  la  seconde  et  la  troisième  per- 
sonne divine,  pour  posséder  la  plénitude  de  la  sagesse, 
doivent  chacune  voir  sans  intermédiaire  la  personne 
qui  est  par  elle-même.  Or.  si  l'une  d'elle  procédait  de 
cette  personne  d'une  manière  médiate,  il  lui  serait 
impossible  de  la  voir  directement,  ce  qui  la  mettrait 
dans  l'impossibilité  de  posséder  la  plénitude  de  la 
sagesse,   donc   de   posséder   la   substance  divine  elle- 


même.  Col.  956.  Si  en  Dieu  il  existait  une  quatrième 
personne,  elle  devrait  procéder  des  trois  autres  d'une 
manière  immédiate,  car  si  elle  ne  procédait  de  l'une 
ou  de  l'autre  que  d'une  manière  médiate,  elle  ne  pour- 
rait la  voir  sans  intermédiaire,  ce  qui  est  incompatible 
avec  la  possession  et  la  plénitude  de  la  sagesse.  Il  en 
serait  de  même  s'il  existait  en  Dieu  une  cinquième  ou 
une  sixième  personne  et  ainsi  de  suite  in  infinitum.  Si 
la  troisième  personne  divine  procédait  de  la  première 
sans  procéder  aussi  de  la  seconde,  elle  ne  pourrait  voir 
cette  dernière  sans  intermédiaire,  ce  qui  est  incompa- 
tible avec  la  possession  de  la  plénitude  de  la  sagesse, 
avec  la  possession  de  la  substance  suprême.  Col.  956. 

C'est  ainsi  qu'en  Dieu  une  seule  personne,  la 
seconde,  procède  d'une  seule  autre;  une  seule  per- 
sonne, la  troisième,  procède  des  deux  autres;  une  seule 
personne,  la  première,  ne  procède  d'aucune  autre. 
Col.  957. 

Les  personnes  divines  étant  au  nombre  de  trois,  une 
seule  d'entre  elles,  la  troisième,  ne  possède  pas  la  pro- 
cession active,  aucune  autre  personne  divine  ne  procé- 
dant d'elle  ;  une  seule,  la  première,  de  laquelle  procèdent 
la  seconde  et  la  troisième,  n'a  pas  la  procession  passive, 
car  elle  ne  procède  d'aucune  autre.  Une  seule,  la 
seconde,  a  la  procession  active  comme  la  procession 
passive,  la  troisième  personne  procédant  d'elle  et  elle- 
même  procédant  de  la  première.  Col.  957.  Il  y  a  donc 
dans  la  trinité  trois  «  distinctions  de  propriétés  »,  qui 
sont  incommunicables  :  la  personne  sans  procession 
passive,  existant  par  elle-même,  étant  nécessairement 
unique,  de  même  celle  de  laquelle  aucune  autre  ne  pro- 
cède, ce  qui  implique  l'unicité  de  celle  qui  a  la  proces- 
sion active  comme  la  procession  passive.  Ces  trois 
«  distinctions  de  propriétés  »  établissent  dans  la  Trinité 
une  très  belle  proportion;  une  seule  personne  donne 
sans  recevoir,  une  seule  personne  reçoit  sans  donner, 
une  seule  personne  donne  et  reçoit.  La  beauté  de  cette 
proportion  serait  irrémédiablement  faussée  si  la  Tri- 
nité devait  être  conçue  d'une  autre  manière.  Col. 
959  sq.  Richard  termine  son  argumentation  en  remar- 
quant qu'il  faut  être  simple  d'esprit,  idiota,  pour  ne 
pas  saisir  le  bien-fondé  de  son  exposé.  Col.  961. 

Seule,  une  personne  qui  possède  la  substance  sou- 
veraine peut  jouir  de  la  plénitude  de  l'amour.  Or, 
l'amour  est  gratuit,  quand  il  s'adresse  à  une  personne 
de  laquelle  il  n'a  reçu  aucun  don  ;  il  est  dû,  quand  il  ré- 
pond à  l'amour  gratuit;  enfin  il  est  mixte,  quand  il  se 
donne  gratuitement  tout  en  répondant  à  l'amour  gra- 
tuit. Col.  961.  Dans  la  Trinité,  la  personne  qui  existe 
par  elle-même  pratique  l'amour  gratuit  envers  les 
deux  autres,  la  personne  qui  n'a  pas  la  procession 
active,  rend  aux  deux  autres  la  plénitude  de  l'amour 
dû;  mais  comme  nulle  autre  personne  ne  procède 
d'elle,  elle  ne  peut  exercer  l'amour  gratuit  dans  sa  plé- 
nitude. Col.  962.  En  lin,  la  personne  qui  procède  acti- 
vement et  passivement  pratique  l'amour  gratuit 
comme  l'amour  dû;  elle  possède  donc  l'amour  mixte. 
Col.  963.  C'est  ainsi  que  l'amour  suprême  est  possédé 
de  trois  manières  différentes,  par  trois  propriétés, 
tout  en  étant  substantiellement  une  seule  et  même 
dilection.  En  Dieu,  l'amour  étant  identique  à  la  sub- 
stance, chaque  personne  divine  possède  le  même  amour 
divin  comme  elle  possède  la  même  substance  divine 
«  selon  la  différence  de  sa  propriété  personnelle  », 
c'est-à-dire  selon  la  différence  de  son  mode  d'origine. 
Col.  963.  Chaque  personne  divine  peut  donc  être  dite 
«  l'amour  suprême,  distinct  uniquement  selon  la  dif- 
férence des  propriétés  ».  Les  dilfércnces  de  propriétés 
ne  pouvant  être  qu'au  nombre  de  trois,  trois  personnes 
divines  seulement  peuvent  posséder  l'amour  divin 
dans  sa  plénitude.  Jbid. 

L'amour  du  étant  la  plénitude  de  l'amour  divin 
comme  l'amour  gratuit ,  la  personne  qui  possède  le  pre- 


2C89 


RICHARD    DE    SAINT-VICTOR.    DOCTRINE 


2G90 


mier  ne  peut  être  en  aucune  manière  inférieure  à  celle 
qui  possède  le  second.  Cette  conclusion  est  encore  cor- 
roborée par  le  fait  qu'en  Dieu  la  communication  de 
l'amour  est  opération  de  nature  et  non  de  grâce.  Col. 
965.  Il  n'y  a  donc  en  Dieu  qu'un  seul  amour  substan- 
tiel, qui  diffère  uniquement  par  les  propriétés  de  per- 
sonnes. Col.  966.  Sur  cette  doctrine  des  processions, 
cf.  T.-L.  Penido,  Gloses  sur  la  procession  d'amour  dans 
Ephem.  iheol.  Loran.,  1937,  p.  48  sq. 

Livre  VI.  —  Le  1.  VI  est  consacré  à  l'étude  des 
différences  des  processions  du  Fils  et  du  Saint-Esprit. 

La  nature  de  l'homme  créé  à  l'image  de  Dieu  peut 
nous  fournir  quelques  indications  sur  la  nature  divine 
et  sur  les  différences  des  processions.  Col.  967.  La  pro- 
création d'un  homme  par  son  père  ressemble  à  la  pro- 
cession de  la  seconde  personne  divine,  car  dans  les 
deux  cas  nous  avons  «  une  personne  procédant  immé- 
diatement d'une  autre  personne  par  l'opération  de  la 
nature  ».  Col.  968.  Pour  des  raisons  inhérentes  à  sa 
nature,  la  première  personne  divine  a  voulu  produire 
de  soi  un  consubstantiel;  elle  a  donc  voulu  engendrer. 
Bien  qu'en  Dieu  il  n'y  ait  pas  de  sexe,  les  termes  de 
Père  et  de  Fils  désignent  convenablement  les  deux 
termes  de  la  génération  divine.  Col.  970.  La  troisième 
personne  divine  procède,  elle  aussi,  de  la  première, 
mais  si  le  Père  a  engendré  le  Fils,  c'est  pour  commu- 
niquer à  un  égal  la  plénitude  de  son  amour;  il  a  voulu 
un  condignus,  tandis  que,  si  le  Père  a  voulu  une  troi- 
sième personne  qui  lui  soit  égale,  c'est  pour  la  faire 
participer  aux  trésors  de  l'amour  qui  lui  est  témoigné 
par  le  Fils.  C'est  donc  un  condileclus  que  le  Père  a 
voulu  avoir  par  la  procession  de  la  troisième  personne. 
Il  est  clair  que,  dans  l'ordre  logique  (non  dans  l'ordre 
temporel  qui  n'existe  pas  en  Dieu),  la  procession  du 
condignus  est  antérieure  à  celle  du  condileclus.  C'est 
donc  la  procession  du  condignus  qui  a  le  premier  rang; 
c'est  pourquoi  celui-ci  est  appelé  le  Fils.  La  procession 
du  condileclus  ne  venant  qu'en  deuxième  ligne,  celui-ci 
ne  saurait  être  appelé  le  Fils  de  la  première  personne. 
Le  condileclus  n'est  pas  le  Fils  de  la  seconde  personne, 
bien  qu'il  procède  d'elle  d'une  manière  immédiate,  car 
il  procède  du  Père  de  la  même  manière.  Le  Fils  procède 
du  Père  immédiate  et  principaliler;  le  Saint-Esprit  pro- 
cède du  Père  immédiate  mais  non  principaliter.  Dans 
la  nature  humaine,  il  n'y  a  aucune  analogie  à  la  pro- 
cession du  Saint-Esprit;  c'est  pour  cette  raison  qu'elle 
ne  peut  être  désignée  par  aucun  terme  qui  lui  soit 
propre.  Le  Père  et  le  Fils  sont  tous  deux  «  esprits  »  et 
«  saints  »;  si  le  vocable  Saint-Esprit  est  réservé  à  la 
troisième  personne,  c'est  parce  que  celle-ci  étant  le 
commun  amour  du  Père  et  du  Fils  rend  saints  les 
esprits  des  hommes  en  les  faisant  participer  à  cet 
amour.  Col.  974. 

Dans  la  Trinité,  le  Fils,  tout  comme  le  Père,  possède 
la  plénitude  de  la  divinité  et  la  communique,  tandis 
que  le  Saint-Esprit  reçoit  cette  plénitude  sans  la  com- 
muniquer. Possédant  chacune  la  plénitude  de  la  divi- 
nité, les  trois  personnes  sont  intérieurement  égales, 
mais  extérieurement  différentes  :  le  Père  et  le  Fils 
donnant  la  divinité,  le  Saint-Esprit  la  recevant  sans 
la  donner.  Or  comme  le  terme  Image  se  dit  d'une  res- 
semblance plutôt  extérieure,  le  Fils  seul,  parce  qu'il 
donne  la  divinité  comme  le  Père,  est  l' Image  de  celui-ci; 
ne  donnant  pas  la  divinité,  le  Saint-Esprit  ne  saurait 
être  l'image  du  Père.  Col.  975. 

Le  Fils  est  appelé  le  Verbe  de  Dieu,  parce  que  c'est 
par  lui  que  la  sagesse  divine  est  manifestée.  Existant 
par  lui-même,  le  Père  ne  saurait  être  le  Verbe  d'un 
autre.  Le  Verbe  ne  pouvant  être  verbe  (parole)  que 
d'un  seul,  le  Saint-Esprit  qui  procède  de  deux  per- 
sonnes ne  peut  être  appelé  le  Verbe.  Col.  976.  Toute- 
fois, comme  personne  divine,  le  Saint-Esprit  perçoit  la 
parole  interne  de  Dieu  et  peut  contribuer  à  la  faire 


connaître  aux  hommes,  selon  la  parole  de  l'Évangile  : 
quœcumque  audiet,  loquelur.  Joa.,  xvi,  13. 

Étant  la  plénitude  de  l'amour,  le  Saint-Esprit ,  quand 
il  est  donné  aux  hommes,  les  remplit  de  l'amour  qu'ils 
doivent  à  Dieu.  Par  cet  amour,  les  hommes  deviennent 
semblables  au  Saint-Esprit,  qui  n'a  que  l'amour  dû.  Ils 
ne  deviennent  pas  semblables  au  Père  qui  n'a  que 
l'amour  gratuit,  ni  au  Fils  qui  a  l'amour  gratuit  comme 
l'amour  dû.  C'est  parce  qu'il  se  rend  les  hommes  sem- 
blables en  les  remplissant  de  l'amour  dû  à  Dieu  quand 
il  leur  est  donné,  que  le  Saint-Esprit  est  appelé  le  Don. 
Col.  978. 

La  puissance,  la  sagesse  et  la  bonté  qui  se  trouvent 
dans  le  monde,  sont  une  image  de  la  Trinité.  La  puis- 
sance, au  sens  ontologique  du  terme,  c'est-à-dire  la 
puissance  d'être,  existe  partout  où  il  y  a  un  être;  la 
sagesse,  par  contre,  n'existe  que  là  où  il  y  a  la  puissance 
d'être,  et  la  bonté  ne  saurait  être  que  là  où  la  puissance 
et  la  sagesse  se  trouvent.  Ne  dépendant  de  rien  d'autre, 
la  puissance  désigne  la  première  personne  divine,  qui 
n'existe  par  aucune  autre;  la  sagesse,  qui  suppose  la 
puissance,  représente  la  seconde  personne  divine,  qui 
tire  son  origine  de  la  première;  enfin  la  bonté,  qui  ne 
saurait  exister  sans  la  puissance  et  la  sagesse,  repré- 
sente la  troisième  personne  divine  qui  procède  des 
deux  autres.  Il  convient  donc  pour  ces  raisons  d'attri- 
buer dans  la  Trinité  au  Père  la  puissance,  au  Fils  la 
sagesse,  au  Saint-Esprit  la  bonté.  Col.  979  sq.' 

Dans  ce  qui  suit,  Richard  donne  d'autres  arguments 
pour  démontrer  que  seul  le  Fils  est  l'image  du  Père.  Si 
le  Fils  est  l'image  du  Père,  explique-t-il,  ce  n'est 
pas  parce  qu'il  possède  la  même  substance  divine  que 
lui  :  il  ne  saurait  y  avoir  d'image  «  sans  mutuelle  con- 
venance, jointe  à  quelques  différences».  Or,  la  substance 
divine,  qui  est  numériquement  une,  exclut  la  conve- 
nance qui  est  impossible  sans  une  dualité  ;  sa  simplicité 
rend  aussi  toute  différence  impossible.  Dans  la  Trinité, 
la  raison  d'image  ne  peut  donc  se  trouver  que  dans  les 
propriétés  des  personnes  :  «  il  est  commun  aux  trois 
personnes,  note  Richard,  de  posséder  la  plénitude  de  la 
divinité;  c'est  le  propre  du  Père  de  ne  pas  recevoir  et 
de  donner  ;  c'est  le  propre  du  Fils  de  recevoir  et  de  don- 
ner; il  y  a  donc  convenance  par  rapport  à  donner  et 
différence  par  rapport  à  recevoir.  »  Col.  984. 

C'est  du  fait  de  la  similitude  de  volonté  que  le  Fils 
peut  être  dit  figure  de  la  substance  du  Père:  «  de  même 
que  le  Père  veut  avoir  une  personne  qui  procède  de  lui 
pour  pouvoir  lui  communiquer  les  délices  de  l'amour 
qui  lui  revient,  ainsi  le  Fils  veut  en  tout  de  même.  » 
Col.  986.  Mais  comment  le  Fils  peut-il  être  la  figure  de 
la  substance  du  Père,  puisqu'ils  possèdent  tous  deux 
une  seule  et  même  substance?  A  cette  objection,  Ri- 
chard répond  que  le  terme  «  figure  de  la  substance  du 
Père  »  équivaut  à  celui  de  «  figure  de  la  substance  inen- 
gendrée »,  ou  encore  à  celui  de  «  figure  de  la  personne 
inengendrée  »,  la  personne  du  Père  étant  la  substance 
inengendrée,  celle  du  Fils  la  substance  engendrée. 
«  Mais,  de  notre  temps,  continue  Richard,  beaucoup 
ont  surgi  qui  n'osent  pas  dire  cela...  qui  osent  le  nier 
contre  l'autorité  des  Pères,  contre  de  si  nombreux 
témoignages  de  la  tradition.  Ils  s'efforcent  même  de  le 
réfuter.  D'aucune  façon  ils  ne  concèdent  que  la  sub- 
stance engendre  la  substance  ou  que  la  sagesse  engendre 
la  sagesse;  ils  nient  opiniâtrement  ce  que  les  saints 
affirment  et,  en  faveur  de  leur  propre  position,  ils  ne 
peuvent  alléguer  aucune  autorité.  Qu'ils  citent,  s'ils  le 
peuvent,  je  ne  dis  pas  plusieurs,  mais  une  seule  auto- 
rité qui  nie  que  la  substance  engendre  la  substance. 
Mais,  disent-ils,  il  faut  interpréter  les  Pères.  Les  Pères 
affirment  bien  que  la  substance  engendre  la  substance, 
mais  nous  les  expliquons  dans  le  sens  que  la  substance 
n'engendre  pas  la  substance.  Explication  vraiment 
fidèle  et  digne  de  respect,  qui  prétend  faux  ce  que  tous 


■Jliîll 


RICHARD    UE    SAI  NT- VICT  OR  .    APPRÉCIATION 


J692 


les  Pères  proclament  d'une  seule  voix,  et  qui  soutient 
vrai  ce  que  jamais  aucun  saint  n'a  énoncé!  —  Mais, 
disent-ils  encore,  si  la  substance  du  Fils  est  engendrée, 
et  celle  du  Père  inengendrée,  comment  n'est-elle 
qu'une  seule  et  même  substance  en  l'un  et  l'autre?  — 
Oui,  certes,  la  substance  du  Fils  est  engendrée,  la  sub- 
stance du  Père  est  inengendrée,  la  substance  non 
engendrée  n'est  pas  engendrée,  la  substance  engendrée 
n'est  pas  non  engendrée.  Mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  y 
ait  autre  et  autre  substance;  il  s'ensuit  simplement 
qu'il  y  a  autre  et  autre  personne...  Je  ne  saisis  pas, 
dites-vous,  je  ne  comprends  pas.  Eh  bien!  ce  que  vous 
ne  pouvez  saisir  par  l'intelligence,  vous  pouvez  ie 
croire  par  la  foi...  Comprenez-vous  par  l'intelligence  ou 
démontrez-vous  par  des  exemples  qu'il  peut  y  avoir 
unité  de  substance  dans  une  pluralité  de  personnes,  ou 
pluralité  de  personnes  dans  une  unité  de  substance? 
L'intelligence  humaine  est-elle  plus  dépassée  par  ce  que 
vous  niez  opiniâtrement  que  par  ce  que  vous  affirmez 
dans  la  même  foi  que  nous?...  Si  vous  êtes  également 
incapables  d'expliquer  ces  deux  mystères,  pourquoi 
croyez-vous  l'un  sur  la  parole  des  saints  Pères  et  ne 
croyez-vous  pas  également  l'autre  sur  leur  parole?  Or, 
si  à  bon  droit  on  croit  aux  saints  Pères,  la  personne  du 
Père  n'est  pas  autre  chose  que  la  substance  inengendrée 
et  la  personne  du  Fils  n'est  pas  autre  chose  que  la  sub- 
stance engendrée.  »  Col.  986  sq. 

Nous  avons  cité  ce  passage,  parce  qu'il  est  caracté- 
ristique pour  la  position  théologique  et  pour  la  manière 
de  polémiser  de  Richard,  mais  aussi  parce  que  vrai- 
semblablement il  vise  Pierre  Lombard. 

Richard  termine  le  De  Trinilntc  en  donnant  deux 
exemples  qu'il  estime  susceptibles  de  jeter  quelque 
lumière  sur  le  mystère  d'un  seul  Dieu  en  trois  per- 
sonnes. Premier  exemple  :  Un  homme,  par  son  labeur 
intellectuel,  acquiert  la  science  et  l'enseigne  ensuite  à 
un  autre.  Ces  deux  hommes  possèdent  essentiellement 
la  même  science,  le  premier  l'a  par  lui-même,  le  second 
l'a  reçue  du  premier.  Il  en  est  de  même  pour  la  sagesse 
divine,  le  Père  l'a  par  lui-même,  le  Fils  l'a  du  Père, 
tous  deux  possèdent  la  même  sagesse  qui  est  identique 
à  la  substance  divine.  Col.  988  sq.  —  Deuxième  exemple  : 
Un  homme  acquiert  la  science  qu'il  enseigne  à  un 
autre,  lequel  la  fixe  par  écrit.  Un  troisième  lit  cet  écrit 
du  second  et  de  ce  chef  acquiert  la  science.  Ces  trois 
hommes  possèdent  la  même  science,  le  premier  l'a  par 
lui-même  ;  le  second  l'a  du  premier  et  le  troisième  l' a  du 
premier  et  du  second.  C'est  ainsi  que,  dans  la  Trinité, 
le  Père  a  la  sagesse  divine  par  lui-même,  le  Fils  l'a  du 
Père  et  le  Saint-Esprit  l'a  du  Père  et  du  Fils.  Chacune 
des  trois  personnes  possède  la  même  sagesse,  identique 
à  la  substance  divine,  mais  chacune  la  possède  d'une 
manière  différente.  Col.  989  sq. 

IV.  Appréciation.  —  1°  La  démonstration  de  la 
Trinité.  —  L'ensemble  du  De  Trinilale  nous  montre 
que  Richard,  comme  Anselme  de  Cantorbéry,  veut  sai- 
sir et  pénétrer  par  le  raisonnement  ce  que  l'Église  nous 
propose  de  croire.  Sa  foi  cherche  à  comprendre,  elle 
peut  être  dite  quœrens  inlellecium.  Richard  est 
convaincu  que.  sans  une  foi  ferme,  il  est  impossible  de 
parvenirà  l'intelligence  des  vérités  qui  dépassenl  la  rai- 
son et  que  celte  intelligence  n'esl  pleinement  réalisée 
que  par  la  connaissance  des  «  raisons  nécessaires  «des 
vérités  révélées.  La  prêt  eut  ion  de  Richard  de  donner 
des  raisons  nécessaires  de  la  trinité  des  personnes  dans 
l'unité  de  la  substance  divine  lui  a  valu  bien  des  cri- 
tiques. Pohle  lui  a  reproché  «  de  se  vanter  d'une  ma- 
nière suspecte  en  prétendant  avoir  trouvé  des  raisons 
de  nécessité  [jour  la  Trinité  ».  Dogmatik,  t.  i,  4°  édit., 
p.  321.  Pour  Thiébaul  Ileitz,  Richard  exagère  la  capa- 
cité de  l'intelligence  humaine  en  lui  attribuant  la 
faculté  de  scruter  la  raison  d'clre  du  plus  Ineffable  des 
mystères.  Il  croit  que  notre  Victorin  a  été  entraîné  à 


cette  exagération  sous  l'influence  de  l'Aréop agite,  de 
Scol  Érigène  et  d'Abélard.  Thiébaut  Heitz,  Les  rap- 
ports entre  ta  philosophie  et  la  foi,  de  Bérenger  de  Tours  ,'t 
saint  Thomas,  Paris,  1909,  p.  80  sq. 

Pour  arriver  à  une  juste  appréciation  de  la  position 
théologique  de  Richard,  on  doit  tenir  compte  du  fait 
que  tout  son  raisonnement  spéculatif  repose  sur  les 
données  de  la  foi.  A  plusieurs  reprises,  il  rappelle  la 
parole  du  prophète  :  Nisi  crediderilis,  non  inlelligelis. 
Cf.  Is.,  vu,  9.  Ce  n'est  donc  pas  indépendamment  de  la 
foi  qu'il  veut  trouver  les  raisons  nécessaires  de  ce  que 
nous  devons  croire.  En  outre  il  souligne  à  plusieurs 
reprises  le  caractère  mystérieux  de  la  Trinité  «  qui  ne 
saurait  être  exposée  par  aucun  homme  en  termes  adé- 
quats ».  11  réprouve  énergiquement  ceux  qui  entre- 
prennent de  la  définir  sans  recourir  aux  enseignements 
des  Pères  «  qui  ont  été  instruits  par  le  Saint-Esprit  et 
qui  ont  enseigné  avec  son  assistance  ».  Col.  965,  921. 
Sans  doute,  à  bien  des  reprises,  Richard  a  répété  que 
sa  démonstration  de  la  pluralité  des  personnes  et  de  la 
compatibilité  de  cette  pluralité  avec  l'unité  de  sub- 
stance est  tellement  claire  qu'il  faut  être  faible  d'es- 
prit pour  ne  pas  en  être  convaincu.  Col.  918,  929,  951, 
978,  993.  Mais  il  n'en  demeure  pas  moins  convaincu 
que  la  trinité  des  personnes  dans  l'unité  de  substance 
est  incompréhensible,  tout  comme  l'unité  de  substance 
dans  la  trinité  des  personnes.  Il  l'a  dit  à  plusieurs  re- 
prises et  tout  particulièrement  dans  le  long  passage 
que  nous  avons  cité  à  la  fin  de  l'analyse  du  De  Trini- 
lale. Col.  986  sq.  Si  Richard  était  si  convaincu  du 
caractère  mystérieux  de  la  Trinité,  que  voulait-il  donc 
avec  ses  «  démonstrations  »?  Il  nous  l'apprend  au  début 
du  traité  :  «  Les  vérités  de  foi,  explique-t-il,  sont  au- 
dessus  de  la  raison,  mais  semblent  parfois  lui  être  con- 
traires. C'est  pourquoi  elles  exigent  une  très  profonde 
et  très  subtile  pénétration.  »  Col.  891.  De  cette  re- 
marque il  ressort  que  les  démonstrations  de  Richard 
tendraient  avant  tout  à  nous  faire  voir  que  le  dogme 
trinitaire,  tout  en  dépassant  la  raison,  ne  lui  est  pas 
contraire,  que  l'article  de  foi  enseignant  un  seul  Dieu 
en  trois  personnes  n'implique  aucune  contradiction. 
Sans  doute  Richard  a  été  trop  loin  en  essayant  d'éta- 
blir spéculativement  la  trinité  des  personnes  divines, 
mais  son  but  primordial  qui  était  de  montrer  la  conce- 
vabilité  rationnelle  de  la  Trinité  était  correct  et  dans 
la  ligne  de  toute  saine  théologie.  Il  se  peut,  comme  l'a 
noté  Grabmann  après  le  P.  de  Régnon,  que  ce  soit  le 
tempérament  mystique  de  Richard  qui  parfois  l'ait 
entraîné  au  delà  des  bornes  d'un  sage  raisonnement. 
M.  Grabmann,  Gesehichle  der  scholastischen  Méthode, 
Fribourg-cn-B.,  t.  il,  p.  317;  Th.  de  Régnon,  Étude  de 
théologie  positive  sur  la  Trinité,  t.  il,  p.  235  sq. 

C'est  encore  un  fait  digne  de  remarque  que  la  pré- 
tention de  Richard  de  trouver  des  raisons  nécessaires 
à  la  Trinité  n'a  provoqué  aucun  blâme  formel  de  la 
part  des  grands  scolastiques.  Dans  les  questions  dis- 
putées De  veritate,  q.  xiv,  a.  9,  ad  L»»,  saint  Thomas 
approuve  Richard  pour  avoir  dit  (col.  894)  que  tout 
ce  qui  doit  être  cru  doit  avoir  des  raisons  nécessaires, 
bien  que  celles-ci  soient  parfois  inaccessibles  à  notre 
entendement.  Dans  la  Somme  théologique,  Thomas 
d'Aquin  cite  le  même  passage  de  Richard  sans  le  blâ- 
mer, tout  en  déclarant  non  recevable  la  preuve  de 
l'existence  de  plusieurs  personnes  en  Dieu  ex  plenitu- 
dine  bonitalis  et  felicilalis,  proposée  par  le  Victorin. 
Sum.  theol.,  I\  q.  xxxii,  a.  1,  ad  2um.  Mathieu  d'Aqua- 
sparta  cite  lui  aussi  le  passage  de  Richard  concernant 
les  raisons  nécessaires  des  ait  iclcs  de  la  foi;  il  fait  sienne 
la  distinction  entre  les  vérités  qui  concernent  Dieu 
dans  son  être  —  celles  qui  font  l'objet  du  De  Trinilale 

—  et  celles  qui  se  rapportent  à  son  activité  ad  extra 

—  celles  que  Richard  a  exclues  de  son  traité.  Pour  les 
premières,  Mathieu  admet  l'existence  de  raisons  néces- 


2693 


RICHARD    DE    SAINT-VICTOR.    APPRÉCIATION 


269' 


saircs,  tout  en  estimant  qu'elles  dépassent  la  capacité 
de  la  raison  humaine.  Voir  Quœstiones  de  flde  et  de 
cognitione,  Quaracehi,  1903,  q.  v.  De  flde,  p.  138  sq. 

Il  résulte  de  ces  considérations  que  L.  Jannssens 
semble  avoir  assez  exactement  formulé  la  position 
théologique  de  Richard  dans  les  trois  propositions  sui- 
vantes :  1.  le  mystère  de  la  sainte  Trinité,  parce  qu'il 
dépasse  la  raison  humaine,  ne  peut  être  clairement  dé- 
montré, persuaderi :  2.  il  peut  néanmoins  être  exposé 
d'une  manière  efficace  et  prouvé  d'une  certaine  façon, 
quand  on  accepte  la  lumière  de  la  révélation  ;  3.  comme 
il  concerne  l'Être  nécessaire,  il  peut  en  soi  être  démontré 
par  des  raisons  nécessaires,  lesquelles  toutefois  sont 
inaccessibles  à  l'entendement  de  l'homme.  Jannssens 
estime  que  la  doctrine  contenue  dans  ces  trois  propo- 
sitions est  non  seulement  correcte,  mais  très  belle. 
Tractatus  de  Deo  trino,  Fribourg-en-B.,  1900,  p.  405. 
Sans  doute,  la  troisième  de  ces  propositions  ne  tient 
pas  compte  du  fait  que  Richard  se  flatte  d'avoir  décou- 
vert des  raisons  nécessaires  de  l'existence  des  trois  per- 
sonnes en  Dieu,  mais,  pour  le  reste,  la  position  théolo- 
gique du  prieur  de  Saint-Victor  est  bien  telle  que 
Jannssens  la  présente.  Si  Richard  a  trop  fait  crédit  à  la 
raison  humaine,  ce  fut  sur  des  points  de  détail;  dans 
son  ensemble,  sa  position  est  correcte. 

2°  Exposé  systématique  du  «De  Trinitale».  —  Dans  ces 
derniers  temps,  on  s'est  plu  à  mettre  en  évidence  le 
génie  philosophique  et  l'esprit  systématique  de  Richard. 
Grabmann,  Geschichle  der  scholastischen  Méthode,  t.  n, 
p.  415  sq.;  Griinwald,  Geschichle  der  Gollesbewcise  im 
Miltelalter,  p.  78;  cf.  Buumker,  Witelo,  p.  312.  Cette 
appréciation  n'est  pas  sans  fondement.  Partant  de  ce 
qui  lui  semble  le  plus  certain,  l'existence  d'êtres 
contingents  connus  par  l'expérience  des  sens,  Richard 
démontre  à  l'aide  du  principe  de  causalité  que  l'exis- 
tence d'êtres  contingents  est  inconcevable  sans  l'exis- 
tence d'une  substance  suprême,  nécessairement  unique, 
identique  à  la  divinité.  L.  I  et  II.  Xous  avons  déjà 
noté  dans  notre  analyse  du  De  Trinitale,  qu'à  en  croire 
Bàumker,  Richard  est  le  premier  penseur  du  Moyen 
Age  qui  ait  utilisé  le  principe  de  causalité  pour  la  dé- 
monstration de  l'existence  de  Dieu.  Quant  à  cette 
démonstration  elle-même,  telle  que  Richard  la  donne, 
Griinwald  estime  qu'elle  doit  être  rangée  parmi  les 
œuvres  les  plus  spéculatives  produites  par  la  scolas- 
tique,  de  saint  Anselme  à  saint  Thomas.  Op.  cit., 
page  78. 

Abordant  au  1.  III  le  problème  trinitaire,  Richard 
expose  que  l'existence  d'une  deuxième  et  d'une  troi- 
sième personne  en  Dieu  résulte  de  la  plénitude  de  la 
bonté,  de  la  béatitude  et  de  la  gloire  divine.  Le  1.  IV 
établit  la  compatibilité  de  la  pluralité  des  personnes 
dans  l'unité  de  la  substance  divine  en  démontrant  que, 
les  différences  des  personnes  se  réduisant  à  leur  diffé- 
rence d'origine,  chacune  d'elles  peut  posséder  l'unique 
substance  à  titre  différent.  Enfin  les  deux  derniers 
livres  sont  consacrés  à  l'étude  des  processions  divines, 
dans  le  but  d'en  fixer  le  nombre  et  d'établir  en  quoi 
elles  diffèrent  l'une  de  l'autre. 

L'ensemble  du  De  Trinitale  est  donc  judicieusement 
ordonné  mais  le  détail  l'est  moins.  L'analyse  de  ce 
traité  nous  a  permis  de  constater  que  Richard  tombe 
souvent  dans  des  redites. 

L'argumentation  du  1.  III  aurait  gagné  en  netteté 
si  elle  avait  été  plus  concise.  Il  n'était  nullement  néces- 
saire, pour  prouver  l'existence  d'une  troisième  per- 
sonne, de  reproduire  toute  la  démonstration  ex  pleni- 
ludine  bonitalis,  felicilalis  et  glorise  qui  avait  déjà  été 
donnée  pour  établir  l'existence  de  la  seconde.  La  cri- 
tique de  la  définition  de  Boèce  aurait  dû  être  placée 
au  début  du  1.  IV,  là  où  Richard  expose  ce  qu'il  faut 
entendre  par  personne  et  non  à  la  fin  du  livre,  comme 
il  l'a  fait.  Enfin,  quand,  au  cours  du  l.~VI,  Richard 


entreprend  de  démontrer  que  le  Fils  seul  est  l'image  du 
Père,  il  disloque  fâcheusement  son  argumentation  en 
la  donnant  à  deux  endroits  différents. 

3°  Les  sources  de  Richard.  —  Le  P.  de  Régnon  a  pré- 
tendu que  Richard  avait  dû  étudier  les  Pères  grecs, 
l'ensemble  de  sa  doctrine  trinitaire  étant  plutôt  grec- 
que que  latine,  surtout  en  ce  qui  concerne  sa  concep- 
tion des  processions  divines.  De  Régnon,  op.  cit. ,  p.  241 . 

A  notre  avis,  ces  conceptions  grecques,  dans  le  De 
Trinitale,  s'expliquent  par  l'influence  de  l'Aréopagite 
que  Richard  avait  en  haute  estime,  comme  toute  sa 
doctrine  mystique  le  démontre,  sans  que  nous  soyons 
obligés  d'admettre  qu'il  a  étudié  d'autres  Pères  orien- 
taux. 

4°  Richard  et  le  IVe  concile  du  Lalran.  ■ —  A  la  fin  du 
1.  VI,  dans  un  passage  que  nous  avons  cité  en  entier, 
voir  col.  2690,  Richard  prend  vivement  à  partie  des 
contemporains  qui  niaient  que,  dans  la  Trinité,  la 
substance  inengendrée  ait  engendré  la  substance  en- 
gendrée.  Le  P.  de  Régnon  a  avancé  que  le  \  ictorin  vise 
ici  Pierre  Lombard  qui,  de  fait,  enseigne  dans  ses  Sen- 
tences que  «  si  la  divine  essence  a  engendré  l'essence, 
une  chose  s'est  engendrée  elle-même,  ce  qui  est  absolu- 
ment impossible  ».  L.  I,  dist.  V.  Or,  en  1215,1e  IVe  con- 
cile du  Latran,  dans  le  décret  qui  condamne  l'ensei- 
gnement de  l'abbé  Joachim,  fait  sienne  la  doctrine  de 
Pierre  Lombard,  qui  est  nommément  cité,  et  il  définit 
que  la  substance  divine  n'est  «  ni  générons,  ni  genita,  ni 
procedens,  mais  que  c'est  le  Père  qui  engendre,  le  Fils 
qui  est  engendré,  et  le  Saint-Esprit  qui  procède,  de 
sorte  que  les  distinctions  sont  dans  les  personnes  et 
l'unité  dans  la  substance  ».  Denz.-Bannw.,  n.  432. 
Voir  ci-dessus,  art.  Pierre  Lombard,  t.  xn,  col.  2010. 

Plusieurs  théologiens  s'étant  demandé  si  Richard  est 
englobé  dans  la  condamnation  portée  par  le  concile 
contre  l'abbé  Joachim,  Petau  a  démontré  que  ce  qui 
est  visé  dans  le  décret  conciliaire,  c'est  le  trithéisme 
de  l'abbé  de  Flore,  lequel  suppose  qu'en  Dieu  il  y  a 
autant  de  substances  que  de  personnes.  Or  Richard, 
comme  Pierre  Lombard  et  comme  le  concile,  attribue 
dans  la  divinité  les  différences  aux  personnes  et  l'unité 
à  la  substance;  il  ne  saurait  donc  être  touebé  par  celte 
condamnation.  Du  reste,  dans  la  suite  du  décret,  le 
concile  enseigne  avec  Richard  que  le  Père,  le  Fils  et  le 
Saint-Esprit  sont  bien  alius  et  alius,  mais  non  aliud  et 
aliud.  Tout  au  plus  pourrait-on  dire  qu'après  la  défi- 
nition du  concile,  la  formule  de  Richard  substantiel  inge- 
nita  genuit  substantiam  genilam  ne  saurait  être  avan- 
cée sans  explication.  Petau,  Dogmala  theologica,De  Tri- 
nitale, 1.  VI,  c.  xn,  §  G;  de  Régnon,  op.  cit.,  p.  252  sq. 

5°  Influence  sur  la  théologie  postérieure.  ■ —  Bien  que 
des  juges  compétents,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  plus 
haut,  prisent  très  fort  f  œuvre  philosophique  de  Ri- 
chard, son  influence  directe  sur  les  grands  scolastiques, 
tels  qu'Albert  le  Grand  et  Thomas  d'Aquin,  ne  nous 
semble  pas  démontrée.  Quant  à  ses  conceptions  trini- 
taires,  elles  ont  exercé  une  influence  directe  sur  Alexan- 
dre de  Halès,  qui  cite  fréquemment  Richard  et  déclare 
vouloir  suivre  sa  doctrine.  Sur  les  rapports  de  Richard 
et  d'Alexandre,  voir  de  Régnon,  op.  cit.,  p.  343  sq. 

Les  œuvres  de  Richard  se  trouvent  au  t.  exevi  de  la 
P.  L.  de  Migne.  lue  préface  de  Mur  Ilugonin  renseigne  sur 
les  éditions  antérieures.  L'édit  ion  de  Migne  n'est  pas  exempte 
de  fautes,  surtout  en  ce  qui  concerne  la  ponctuation. 

Sur  la  doctrine  philosophique  de  Richard,  voir  M. de  Vv'ulf, 
Histoire  de  lu  philosophie  médiévale,  <>e  éd.,  t.  i,  Paris,  PK54, 
p.  222  sq.;  Egbert,  Die  Erkenntnislehre  Richards  von  S.-Vik- 
for,  Munster-en-W.,  1917  ;  Griinwald,  Geschichte  der  Gottes- 
beweise  Un  Miltelalter,  Munster-en-YY.,  1907,  p.  78  si. 

Sur  les  idées  théologiques  de  Richard  :  Grabmann, 
Geschichte  der  scholastichen  Méthode,  Fribourg-en-B.,  1911, 
p.  309  sq.  (ne  s'occupe  que  de  sa  position  en  général);  P.  de 
Régnon,  Études  de  théologie  positive  sur  la  sainte  Trinité, 
t.  il,  p.  235  sq.  (ne  traite  que  certains  points  de  doctrine, 


269J 


RICHARD    DE    SAINT-VICTOR 


RICHELIEU 


2G96 


sans  exposé  d'ensemble);  Ottaviano,  Rtccardodi  San  Villore. 
la  alla,  le  opère,  il  pensiero,  dans  Memorie  dellaR.  Academia 
dei  Lincei,  Cl.  di  se.  morale,  t.  iv,  1933,  p.  411-541. 

G.  Fritz. 

RICHE  Auguste,  né  le  1er  mars  1824,  à  Crécy- 
sur-Serre,  au  diocèse  de  Soissons,  d'une  famille  profon- 
dément chrétienne,  entra  le  16  octobre  1843  au  sémi- 
naire de  philosophie  à  Issy,  où  il  reçut  la  tonsure  le 
1er  juin  1844.  Il  retourna  ensuite  à  Soissons,  où  il  acheva 
ses  études  théologiques  et  fut  ordonné  prêtre  en  1848. 
Son  évêque  le  nomma  aumônier  militaire  de  la  garni- 
son de  La  Fore.  Après  dix  années  de  ce  ministère,  il 
demanda  a  entrer  dans  la  compagnie  de  Saint-Sulpice. 
Son  année  de  Solitude  achevée(1859-1860)  il  fut  envoyé 
comme  vicaire  à  la  paroisse  Saint-Sulpice,  à  laquelle  il 
consacra  le  reste  de  sa  vie,  sauf  le  temps  où  il  remplit 
avec  zèle  les  fonctions  d'aumônier  militaire  durant  la 
guerre  de  1870.  Au  retour  il  fut  désigné  pour  préparer 
à  la  mort  les  soldats  de  la  Commune  pris  les  armes  à  la 
la  main  et  condamnés  par  la  cour  martiale  du  Luxem- 
bourg. Parmi  ceux  qui  acceptèrent  les  consolations  de 
son  ministère,  il  y  en  eut  un  qui  l'avertit  à  temps  de  ce 
qui  avait  été  préparé  pour  détruire  Notre-Dame  de 
Paris  :  ce  qui  permit  d'éviter  un  désastre.  A  la  paroisse, 
à  côté  des  fonctions  ordinaires  communes  à  tous  les 
vicaires,  il  eut  à  diriger  plusieurs  œuvres  particulières, 
celle  des  Étudiants,  l'œuvre  des  Familles,  la  confrérie 
de  la  sainte  Vierge.  Il  fonda  pour  les  étudiants  la 
conférence  Foucault,  qui  le  mit  en  rapport  intimes  avec 
de  nombreux  jeunes  gens  et  aussi  avec  des  savants  dis- 
tingués, comme  le  docteur  Auzoux,  Frédéric  Le  Play  et 
le  célèbre  centenaire,  membre  de  l'Institut,  Chevreul, 
qu'il  ramena  à  la  foi  ou  à  la  pratique  religieuse.  Il  l'a 
raconté  lui-même  dans  Quelques  pages  intimes  sur 
M.  Chevreul,  Paris,  1889,  in-8°,  et  dans  Frédéric  Le 
Play,  Paris,  1891,  in-8°,  il  a  rapporté  ses  relations 
d'amitié  avec  cet  illustre  économiste  et  sa  fin  profon- 
dément chrétienne.  Les  six  dernières  années  de  la  vie 
de  M.  Riche  furent  une  longue  épreuve  et  un  martyre  : 
réduit  à  l'inaction  par  la  paralysie  et  offrant  à  Dieu  au 
milieu  de  douleurs  continuelles  un  perpétuel  sacrifice 
avec  résignation  et  générosité.  Il  mourut  le6  mars  1892. 

Ses  premières  publications  furent  des  traductions. 
Au  retour  d'un  voyage  en  Italie,  à  Assise,  il  publia  : 
Fiorelti  ou  petites  fleurs  de  saint  François  d'Assise,  tra- 
duites de  l'italien  pour  la  première  fois,  1847,  in-18, 
traduction  louée  par  Ozanam  pour  son  exactitude  et 
son  élégance,  elle  eut  six  éditions;  De  l'incendie  du 
divin  amour  par  saint  Laurent  Justinien,  traduit  du 
latin,  1849,  in-18,  deux  éditions;  Le  combat  spirituel, 
traduction  nouvelle  précédée  d'un  exposé  critique  sur 
les  traductions  françaises  publiées  jusqu'à  ce  jour  et 
augmentée  de  la  Paix  intérieure  el  d'un  supplément 
au  Combat  spirituel,  Paris,  1860,  in-32.  Son  principal 
ouvrage  fut  une  œuvre  apologétique:  Le  catholicisme 
considéré  dans  ses  rapports  avec  la  société,  œuvre  dont 
Pie  IX  avait  accepté  la  dédicace,  Paris,  1866,  in-8°,  de 
plus  de  500  pages,  ouvrage  loué  par  Mgr  Dupanloup, 
Mgr  Plantier  et  par  Mgr  Mercurelli,  secrétaire  de 
Sa  Sainteté  pour  les  lettres  latines,  qui  souligne  le  plan 
général  de  l'ouvrage,  son  importance  et  son  opportu- 
nité. Il  y  eut  trois  éditions  ln-8°.  Pour  en  répandre  plus 
largement  la  doctrine  il  en  monnaya  le  texte  en  dix 
petit  s  volumes  in-18  qui  sont  autant  de  chapitres  déta- 
chés de  son  grand  ouvrage  :  Le  dogme,  le  culte,  le  culte 
particulier  de  lu  vierge  Mûrie,  les  harmonies  du  culte  de 
la  sainte  Vierge  et  la  virginité,  l'homme,  la  famille, 
l'Église  dans  su  constitution  et  son  influence,  la  société 

Civile,  les  ordres  religieux,  l'art  chrétien.  Le  volume  et 
ces   dix    opuscules    traduits    en    cinq    langues,    lurent 

répandus  à  cent  cinquante  cinq  mille  exemplaires. 
Ses  relations  avec  le  docteur  Auzoux  ramenèrent  à 
étudier  les  sciences  naturelles  cl  à  publier  :  Les  mer- 


veilles de  l'œil,  étude  religieuse  d'analomie  et  de  physio- 
logie humaines,  Paris,  1876,  in-18;  Les  merveilles  du 
cœur,  élude  religieuse  d'analomie  el  de  physiologie 
humaines,  Paris,  1877,  in-18,  deux  ouvrages  qui  ont 
mérité  à  l'auteur  les  plus  flatteuses  approbations.  Dans 
le  dernier,  il  traite  déjà  du  Sacré-Cœur  de  Jésus.  Ce 
fut  le  début  d'une  série  d'ouvrages  sur  cette  question. 
Le.  cœur  de  l'homme  el  le  Sacre-Cœur  de  Jésus,  Paris, 
1878,  in-8°.  A  une  critique  du  P.  Ramière,  publiée  dans 
le  Messager  du  Cœur  de  Jésus,  en  juillet  1878,  M.  Riche 
répondit  par  l'opuscule  intitulé  :  Le  cœur  de  l'homme  et 
le  Cœur  de  Jésus,  réponse  de  M.  l'abbé  Riche  au  R.  P. 
Ramière,  Paris,  1898,  in-8°.  Ce  premier  ouvrage  fut 
suivi  rapidement  de  plusieurs  autres  dans  le  même  ordre 
d'idées  :  Essai  de  psychologie  sur  le  cerveau  el  sur  le  cœur, 

1881,  in-1  S  ;  Le  sang  de  l'homme  et  le  précieux  sang  de 
Jésus,  1883,  in-12;  La  génération  de  la  pensée  el  de  la 
volonté,  1885,  in-18;  La  face  de  l'homme  el  la  sainte  face 
de  Jésus,  1888,  in-12  ;  Neuvaine  à  la  sainte  face  de  Jésus, 
1889,  in-16:  il  traduisit  la  Neuvaine  au  Sacr.'-Cœur  de 
Jésus  par  S.  Alphonse  de  Liguori,  en  y  ajoutant  une 
introduction.  Entre  temps  il  publiait  des  ouvrages 
de  nature  différente,  comme  Le  Docteur  des  nations 
ou  la  Somme  de  saint  Paul  en  latin  et  en  français, 

1882,  in-18;  L'abbé  Leseur,  diacre  de  Saint-Sulpice, 
1885,  in-18;  le  Pater  nosler  par  un  prêtre  de  Saint-Sul- 
pice, Paris,  1890,  in-18;  Souffrances  et  consolations, dont 
la  première  édition  en  1869  fut  publiée  sous  le  pseu- 
donyme d'Auguste  Wiseman  et  les  deux  autres  sous  son 
véritable  nom  en  1872  et  en  1881;  L'amitié  parue  en 
1871,  petit  livre  in-12,  qui  eut  trois  éditions  et  fut  fort 
apprécié:  Le  livre  de  prières  à  l'usage  des  hommes,  avec 
des  explications  et  des  maximes,  Paris,  1873,  in-32; 
Les  derniers  moments  de  M,  Hamon,  curé  de  Saint- 
Sulpice,  1875,  in-12. 

Notice  nécrologique  par  M.  Icard,  4  avril  1892;  M.  l'abbé 
Auguste  Riche,  par  Gaston  de  Carné  dans  la  Semaine  reli- 
gieuse de  Paris,  19  mars  1892;  L.Bertrand,  Bibliothèque sul- 
picienne,  t.  n,  p.  475-483. 

E.  Levesque. 

RICHELIEU  (Armand-Jean  du  Plessis,  car- 
dinal de)  (1585-1642),  naquit  à  Paris,  le  9  septem- 
bre 1585;  il  fit  de  brillantes  études  au  Collège  de 
Navarre  et  se  distingua  en  particulier  dans  l'étude  de 
la  théologie.  Il  fut  sacré  évêque  à  Rome,  le  17  avril 
1607,  par  le  cardinal  de  Givry  et  devint  évêque  de 
Luçon.  Il  acquit,  de  suite,  la  réputation  de  prédicateur 
et  de  théologien;  député  aux  États  généraux  de  1614, 
il  y  joua  un  rôle  capital  comme  avocat  du  clergé  et  il 
attira  l'attention  de  la  reine  mère,  Marie  de  Médicis. 
Il  devint  grand  aumônier  de  la  cour,  en  1615,  et  secré- 
taire d'État  le  30  novembre  1616;  désormais,  il  vécut 
presque  toujours  à  la  cour,  sauf  les  années  d'exil  à 
Avignon.  Il  dirigea  les  affaires  du  royaume.  Cardinal 
le  5  septembre  1622;  il  fut  principal  ministre  d'État 
et  chef  des  conseils,  en  1624.  Comme  coadjuteur  de 
l'abbé  de  Cluny,  puis  comme  abbé  de  Cluny,  à  partir 
de  1627,  il  intervint  dans  la  réforme  des  monastères 
bénédictins.  Il  mourut  à  Paris,  le  4  décembre  1642,  et 
fut  enseveli  dans  la  chapelle  de  la  Sorbonne  qu'il  avait 
fait  rebâtir. 

Malgré  ses  fonctions  absorbantes,  Richelieu  a  com- 
pose des  ouvrages  importants,  parmi  lesquels  on  ne 
citera  (pie  les  ouvrages  qui  regardent  la  théologie.  Pour 
ses  diocésains,  Richelieu  a  composé  des  Ordonnances 
synodales,  publiées  à  la  suite  d'une  Brève  el  facile  ins- 
truction pour  les  confesseurs  de  son  grand  vicaire 
J.-Il.  de  Flavigny,  Fontenay,  1613,  in-12.  Comme 
ouvrage  de  controverse,  il  faut  citer  :  Les  principaux 
points  de  la  foi  catholique  défendus  contre  l'écrit  adressé 
au  Roi  pur  les  quatre  ministres  de  Charenlon,  Poitiers, 
1617,  in-12;  Paris,  1617,  1629;  Rouen,  1630;  Paris, 
1642,  in-fol.;  traduit  en  latin  par  Rodolphe  Gazilius, 


2G9: 


RICHELIEU  TUCIIER      EDMOND' 


2698 


docteur  de  Sorbonne,  Paris,  1623,  in-8°.  Cet  ouvrage 
dédié  au  roi,  répondait  à  l'écrit  des  quatre  ministres, 
intitulé  :  La  défense  de  la  confession  des  Églises  réfor- 
mées de  France,  en  réponse  à  un  sermon  prononcé  devant 
le  roi  par  le  P.  Amoux.  Le  pasteur  David  Rlondel 
répondit  à  l'écrit  de  Richelieu,  dans  la  Modeste  décla- 
ration de  la  sincérité  et  vérité  des  Églises  réformées  de 
France  contre  les  invectives  de  l'évêque  de  Luçon  et 
autres  docteurs  catholiques  romains,  Sedan,  1619,  in-8°. 

Comme  exposé  doctrinal,  Richelieu  a  écrit  l'Instruc- 
tion du  chrétien,  Paris,  1618,  1621,  1626,  1642,  in-8°; 
traduit  en  basque,  1626;  en  latin,  1626;  en  arabe,  1640. 
C'est  un  abrégé  de  la  doctrine  chrétienne,  composé 
pour  le  peuple  et  destiné  à  être  lu  chaque  dimanche,  au 
prône  des  messes,  pour  servir  de  texte  aux  instructions 
des  curés;  des  conseils  pratiques,  très  sages,  accom- 
pagnent chaque  instruction.  Cet  écrit  eut  plus  de 
trente  éditions  françaises  et  un  grand  nombre  d'évêques 
l'adoptèrent  pour  leur  diocèse;  il  fut  traduit  dans  pres- 
que toutes  les  langues  de  l'Europe.  On  l'appelait  le 
Catéchisme  de  Luçon.  Le  Traité  de  la  perfection  du  chré- 
tien, commencé  en  1636  et  terminé  en  1630,  laissé  en 
manuscrit  par  Richelieu,  est  une  suite  de  V Instruction 
du  chrétien;  il  fut  publié  en  1646,  Paris,  in-4°,  et  traduit 
en  latin  en  1651  ;  il  a  été  reproduit  par  Migne,  Diction- 
naire d'ascélisme,  t.  n,  p.  1017-1190.  C'est  un  manuel 
de  piété  qui  indique  les  divers  degrés  par  lesquels 
l'âme,  après  s'être  détachée  des  passions,  dans  la  voie 
purgative,  arrive  à  l'union  parfaite  avec  Dieu.  Parmi 
les  moyens  d'atteindre  la  perfection,  Richelieu,  dans 
Y  Avant-propos,  indique  «  le  fréquent  usage  des  sacre- 
ments de  pénitence  et  d'eucharistie  »  et  ainsi  il  se  sépare 
complètement  des  thèses  jansénistes  d'Arnauld.  Il 
revient  sur  ce  même  sujet  dans  le  cours  de  l'ouvrage, 
c.  ix-xxn;  au  c.  xliii,  il  conseille  «  l'action  à  tous  les 
chrétiens,  qui  en  sont  capables,  et  la  contemplation 
seulement  à  ceux  qui  y  sont  particulièrement  appelés  ». 
Dans  la  correspondance  de  Richelieu,  on  trouve  des 
lettres  de  direction  et  des  lettres  de  consolation,  qui 
montrent  le  ministre  sous  un  jour  peu  connu  et  com- 
plètent le  Traité  de  la  perfection  du  chrétien. 

Enfin  Richelieu  avait  composé  un  Traité  qui  contient 
la  méthode  la  plus  facile  et  la  plus  assurée  pour  convertir 
ceux  qui  se  sont  séparés  de  l'Église,  Paris,  1651,in-fol., 
et  Paris,  1657,  in-4°.  Certains  ont  attribué  cet  écrit  à 
l'abbé  de  Rourzéis.  Il  faut  ajouter  les  inédits  qui  se 
trouvent  à  la  Bibliothèque  nationale,  ms.  fr.  22  960 
(extraits,  pour  la  plupart  théologiques,  faits  par  Le 
Masle,  secrétaire  de  Richelieu)  et  n.  25  666  (sermons). 

Dreux  du  Ravier,  Dictionnaire  historique  et  critique  du 
Poitou,  t.  m  (1754),  p.  355-412;  Moréri,  Le  grand  dictionnaire 
historique, t.  vm,  1759.  p. 405-407,  art. Plessis;  Sainte-Beuve, 
Port-Royal,  t.  i,  p.  306-335;  Mgr  Perraud,  Le  cardinal  de 
Richelieu,  évéque,  théologien  et  protecteur  des  lettres,  in-8°,  Pa- 
ris, 1882  ;  G.  Hanotaux,  Histoire  du  cardinal  de  Richelieu,  1. 1, 
La  jeunesse  de  Richelieu,  Paris,  1893  ;  !..  Dussieux,  Le  cardinal 
de  Richelieu,  étude  biographique,  Paris,  1886,  in-8°;  Gustave 
Fagniez,  Le  P.  Joseph  et  Richelieu,  t.  n,  Paris,  1894,  in-8°, 
p.  1-79;  Lacroix,  Richelieu  à  Luçon,  sa  jeunesse  et  son  épis- 
copat,  Paris,  181)0,  in-12,  p.  258-288;  L.  Valcntin,  Cardinalis 
Richelius.seriptorecclesiusticus,  Toulouse,  1900,  in-X°;  Féret, 
La  faculté  de  théologie  de  Paris  et  ses  docteurs  les  plus  célèbres. 
Époque  moderne,  t.  iv,  1906,  p.  25-51  ;  dom  Paul  Denis,  Le 
cardinal  de  Richelieu  et  la  réforme  des  monastères  bénédictins, 
Paris,  1913,  in-8°;  Mgr  Grente,  Rayons  de  France,  Paris, 
1935,  in-12,  p.  138-160  :  Richelieu,  homme  d'Église. 

J.  Carreyre. 

RICHEOME  Louis,  né  à  Digne  en  1544,  entra 
dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  1565,  à  l'époque  où 
Maldonat  était  à  la  fois  maître  des  novices  et  professeur 
au  collège  de  Clermont.  Muni  de  la  formation  d'un  tel 
maître,  il  fut  pendant  cinq  ans  préfet  des  études  litté- 
raires et  supérieur  du  pensionnat  à  l'université  de 
Pont-à-Mousson.  En  1581,  il  devint  recteur  du  collège 


des  Godrans,  qui  s'ouvrait  à  Dijon.  Dès  lors  il  ne  cessa 
de  remplir  les  plus  hautes  charges  de  son  ordre,  alors 
très  actif  en  France  malgré  la  persécution.  Tour  à  tour 
recteur,  provincial  et  assistant,  il  fut  très  mêlé  à  la  vie 
religieuse  de  son  temps.  Il  eut  l'idée  de  porter  la  cause 
de  la  Compagnie  devant  le  roi  Henri  IV  lui-même,  par 
ses  préfaces,  ses  dédicaces  ou  ses  livres,  et  gagna  son 
procès.  Le  parlement  de  Paris  eut  beau  condamner  et 
saisir  deux  de  ses  imprimés,  la  seconde  fois,  le  roi  leva 
l'interdit.  Les  jésuites  lui  sont  donc  redevables,  autant 
qu'au  P.  Coton,  de  la  bienveillance  royale  qui,  dès  1603, 
leur  permit  de  travailler  avec  un  succès  croissant. 
D'une  activité  prodigieuse,  Richeôme  trouva,  malgré 
ses  emplois,  le  temps  de  prêcher  et  d'écrire  une  quantité 
d'ouvrages  abondants  :  une  vingtaine  de  livres  et  au- 
tant de  libelles.  Il  occupa  ses  dernières  années  à  mettre 
au  jour  ses  écrits  spirituels  et  à  préparer  l'édition 
complète  de  ses  œuvres  principales,  qui  ne  parut  d'ail- 
leurs qu'en  1628.  Il  mourut  à  Bordeaux  en  1625. 

Son  œuvre  est  en  partie  apologétique  et  polémique 
contre  les  protestants,  ainsi  :  Trois  discours  pour  la 
religion  catholique,  les  miracles,  les  sainls,  les  images, 
Rordeaux,  1597,  in-12;  La  sainte  messe  déclarée  et  dé- 
fendue, Bordeaux,  1600,  in-8°;  Défense  des  pèlerinages, 
Paris,  1604,  in-8°;  L'idolâtrie  huguenote,  Lyon,  1608, 
in-8°;  Le  Panthéon  huguenot,  Paris,  1609,  in-8°;  L'im- 
mortalité de  l'âme  déclarée....  Paris,  1621,  in-8°;  et  en 
partie  ascétique  :  L'adieu  de  l'âme  dévole....  Tournon, 
1 590,  in-8°  ;  Tableaux  sacrés  des  figures  mystiques,  Paris, 
1601,  in-8°;  La  sacrée  Vierge  au  pied  de  la  croix,  Arras, 
1603,  in-12;  Le  pèlerin  de  Lorelte,  Bordeaux,  1604, 
in-8°;  La  peinture  spirituelle  ou  l'art  d'aimer  Dieu,  Lyon, 
1611,  in-8°;  L'Académie  d'honneur  dressée  par  le  Fils 
de  Dieu,  Lyon,  1614,  in-8°;  Le  jugement  général,  Paris, 
1620,  in-8°;  La  guerre  spirituelle,  dans  les  Œuvres, 
t.  ii,  p.  835-1024.  Certains  de  ces  travaux  connurent 
une  dizaine  d'éditions  françaises  et  furent  traduits  en 
latin,  en  flamand,  en  italien  et  en  anglais.  Les  princi- 
paux se  trouvent  réunis  dans  les  Œuvres  de  Richeôme, 
éditées  chez  Cramoisy,  Paris,  1628,  2  vol.  in-fol. 

Apologiste  solide  et  documenté,  polémiste  alerte, 
prompt  à  la  riposte,  parfois  mordant  et  truculent  jus- 
qu'à la  trivialité,  le  plus  souvent  spirituel  et  courtois 
plus  qu'on  ne  l'était  généralement  à  cette  époque, 
Richeôme  fut  pour  les  protestants,  et  en  particulier 
pour  Pasquier  et  pour  Duplessis-Mornay,  un  sérieux 
adversaire  dont  ils  reconnaissaient  la  valeur.  Auteur 
spirituel,  il  enseigne  et  dirige  comme  en  se  jouant,  et 
sa  spiritualité,  humaine,  optimiste,  abandonnée, 
annonce  saint  François  de  Sales.  Il  fut  très  lu  et  très 
goûté.  «  Son  influence,  écrit  H.Bremond,  qui  lui  con- 
sacre cinquante  pages  de  son  Histoire  du  sentiment  reli- 
gieux, est  d'autant  plus  significative  qu'elle  représente 
plus  exactement  une  des  maîtresses  forces  du  catholi- 
cisme à  cette  époque  »  (t.  i,  p.  63).  On  pourrait  tirer 
de  son  œuvre  un  excellent  volume  de  morceaux  choisis 
qui  donneraient  l'idée  de  sa  science  très  sûre,  de  sa 
piété  ingénieuse,  confiante  et  enthousiaste,  et  aussi  de 
cette  éloquence  qui  lui  valut  chez  les  siens  le  titre  un 
peu  flatteur  de  Cicéron  français. 

Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  VI,  col.  1815- 
1831;  J.-.M.  Prat,  Recherches  historiques  et  critiques  sur  la 
Compagnie  de  Jésus  en  France  du  tem/}s  du  1'.  Colon, 
5  vol.,  passim;  H.  Fouqueray,  Histoire  de  la  Compagnie  de 
Jésus  en  France,  t.  i,  n,  ni,  passim;  H.  Bremond,  Histoire 
littéraire  du  sentiment  religieux  en  France,  t.  I,  p.  18-07. 

H.  Beylard. 

RICHER  Edmond  (1559-1631),  naquit  à  Chesley, 
village  situé  près  de  Chaours,  au  diocèse  de  Langres, 
le  15  septembre  1599.  Il  était  domestique  au  Collège  du 
cardinal  Lemoine,  lorsqu'il  commença  ses  études  avec 
beaucoup  de  succès.  Bientôt  il  enseigna  la  philosophie, 
puis  la  théologie;  il  fut  docteur,  en  1592  probable- 


2699 


RICHER    (EDMOND] 


2700 


meut.  D'abord  partisan  de  la  Ligue,  il  devint  le  défen- 
seur des  droits  d'Henri  IV  et  zélé  gallican.  En  1595,  il 
était  recteur  du  Collège  du  cardinal  Lemoine,  où  il  réta- 
blit l'ordre  c  la  discipline.  Censeur  de  Sorbonne,  il  fut 
nommé  syndic  le  2  janvier  1G02;  à  ce  titre,  il  défendit 
les  libertés  de  l'Église  gallicane  et  les  droits  de  l'uni- 
versité contre  les  empiétements  des  ordres  religieux  et 
particulièrement  des  jésuites.  Les  thèses  gallicanes  de 
Richer  furent  condamnées  sous  l'influence  du  cardinal 
du  Perron:  le  syndic  dut  donner  sa  démission,  en  11.12. 
Richer  travailla  très  activement  à  sa  défense  et  refusa 
de  se  rétracter,  malgré  les  attaques  d'André  Duval. 
L'intervention  du  cardinal  Richelieu  l'amena  à  signer, 
le  7  décembre  1029,  un  acte  qui  ressemble  à  une  rétrac- 
tation. Richer  mourut  le  29  novembre  1631. 

Les  ouvrages  de  Richer  abordent  des  sujets  très 
divers;  on  ne  citera  ici  que  les  écrits  qui  se  rapportent 
plus  ou  moins  directement  à  la  théologie.  Parmi  les 
écrits  plutôt  littéraires,  il  faut  citer  les  Nolœ  ad  Tcrlul- 
liani  librum  De  pallio,  Paris,  1600  et  1635,  in-8°,  avec 
une  traduction  et  des  notes  de  Marsile  Ficin,  et  le  De 
oplinw  Academiœ  statu,  Paris,  1603,  in-8°,  dédié  à 
Achille  de  Harlay  et  dirigé  contre  Georges Critton,  pro- 
fesseur au  Collège  royal  ;  celui-ci,  désigné  sous  le  pseudo- 
nyme de  Palémon,  répliqua  par  le  Paranomus  auquel 
Richer  répondit  par  son  Apologia  pro  scnatus-consulto 
advenus  scholœ  Lexoveœ  Paranonmm  ad  senatum  augus- 
lissimum,  Paris,  1603,  in-8°.  Dans  tous  ces  écrits,  il 
était  question  des  règlements  de  l'université,  alors  que 
Richer  était  censeur. 

Richer  édita  les  Œuvres  de  Gerson,  clans  lesquelles  il 
manifeste  ses  opinions  personnelles  touchant  les  droits 
de  l'Église  gallicane  :  Joannis  Gersonii,  doct.  et  canon. 
Paris.,  opéra  mullo  quam  anlea  aucliora  et  casti (/adora 
in  parles  quatuor  dislributa.  Accessit  vita  Gersonii  ex 
cjus  operibus  fideliler  collecta,  emn  indice  rcriun  et  oer- 
borum  et  aliquol  opusculis  Pétri  de  Alliaco  cardinalis, 
Jacobi  Almaini  et  Joannis  Majoris,  docloruin  Parisien- 
sium,  super  Ecclesiœ  et  concilii  auctoritale,  pro  Gersonii 
et  placitorum  scholœ  Parisiensis  propugnatione,  Paris, 
1606,  in-fol.  Le  but  poursuivi  par  Richer  était  de  dé- 
fendre les  thèses  de  Gerson  contre  les  interprétations 
que  venait  d'en  donner  Bellarmin  et  de  montrer  que  la 
doctrine  de  Gerson  était  la  doctrine  même  de  l'école  de 
Paris.  Afin  de  répondre  d'une  manière  plus  complète  à 
Bellarmin,  Richer  composa  dès  cette  époque  un  écrit 
qui  ne  fut  publié  qu'en  1676  :  Apologia  pro  Joanne  Ger- 
sonio,  pro  suprema  Ecclesiie  et  concilii  generalis  aucto- 
ritale et  independentia  regiœ  polcstalis  ab  alio  quam  a 
solo  Deo.  Adversus  scholœ  Parisiensis  et  ejusdem  Docto- 
ris  chrislianissinii  obtreclatores,  Leyde,  1676,  in-4°. 
L'ouvrage  fut  imprimé  en  Italie  dès  1607,  mais  d'une 
manière  très  incorrecte,  aussi  Richer  se  proposa  de  le 
faire  imprimer  lui-même;  niais  la  publication  du  livre 
de  Rellarmin,  en  1611,  contre  Barclay,  engagea  Richer 
a  reprendre  son  travail  et  les  polémiques  soulevées  par 
un  écrit  de  Richer,  qui  n'était  qu'un  fragment  del'Apo- 
logie  de  Gerson,  engagèrent  Richer  à  retarder  la  publi- 
cation de  son  travail.  Celui-ci  ne  fut  publié  qu'en  1676 
avec  une  réimpression  de  la  Vie  de  Gerson.  Il  en  fut  de 
même  de  l'écrit  intitulé:  Analysis  tractatus  Gersonii 
de  vita  spiriluali  anima. 

L'Apologie  de  Gerson,  contient  les  principes  essen- 
tiels (pie  Richer  a  développés  dans  le  célèbre  livre  inti- 
tulé De  ecclesiaslica  et  politica  poleslale  libellus,  Paris, 
1611  et  Francfort,  1613  et  1621,  in-4°  el  in  12;  il  y  eut 
diverses  éditions  ;i  Cologne, puis  à  Amsterdam.  Ce  petit 
écrit  a  provoqué  de  lies  violentes  discussions  au  sein 
de  la  Sorbonne  et  dans  l'Église  de  France  et  causa  de 
nombreux  déboires  ;i  son  auteur  qui  se  vil  enlever  les 
fonctions  de  syndic.  L'ouvrage  de  Richer  fut  aussi- 
tôt attaqué  par  de  nombreux  écrits:  La  monarchie  de 
i tiglise,  contre  les  erreurs  d'un  certain  livre  intitulé  De 


la  puissance  ecclésiastique  cl  politique,  Lyon,  1612, 
in-12,  par  Pierre  Pelletier,  nouveau  converti,  ami  et 
commensal  du  cardinal  du  Perron;  Deux  avis,  l'un  sur 
le.  livre  de  M.  Edmond  Richer,  docteur  en  théologie  de  la 
faculté  de  Paris,  intitulé  «De  la  puissance  ecclésiastique 
et  politique»;  l'autresurun  livre  dont  l'auteur  ne  se  nomme 
point,  qui  est  intitulé  «  Commentaire  de  l'autorité  de  quel- 
que concile  que  ce  soit  sur  le  pape  :  de.  la  réponse  synodale 
donnée  à  Bâlc»,  par  Théophraste  Pouju,  sieur  de  Beau- 
lieu,  conseiller  et  aumônier  ordinaire  du  roi,  Paris, 
1613,  in-4°;  Libelli  de  ecclesiaslica  el  politica  polestate 
elenchus,  pro  suprema  romani  Ponlificis  in  Ecclesiam 
auctoritale  par  André  Duval,  Paris,  1612,  in-8°;  c'est  la 
meilleure  critique;  Lettre  envoyée  à  M.  Edmond  Richer, 
docteur  de  la  f acuité  de  théologie  de  Paris,  et  naguère  syn- 
dic d'icelle,  par  un  sien  ami,  qui  charitablement  lui 
montre  les  erreurs  de  son  livre  «De  ecclesiaslica  cl  politica 
poleslale  »  el  le  convie  de  les  effacer,  non  lanlum  alramento, 
sed  eliam  lachrymis,  comme  il  a  promis  à  MM.  de  la 
Cour  du  Parlement,  le  mercredi,  premier  jour  de  fé- 
crier  1612,  el  à  la  faculté,  tant  à  l'assemblée  tenue  au 
collège  de  Sorbonne,  le  premier  jour  de  juin  suicanl 
qu'en  plusieurs  autres  congrégations  de  ladite  faculté, 
Paris,  1614,  in-12,  par  Joachim  Forgemont,  docteur  de 
Sorbonne;  Nolœ  sligmalicœ  ad  magistrum  triginta  pagi- 
narum,  Paris,  1614,  in-12,  de  Jacques  Sirmond:  Advis 
d'un  docteur  de  Paris,  sur  un  livre  intitulé  «De  la  puissance 
ecclésiastique  el  politique  »,  par  le  docteur  Claude  Du- 
rand, Paris,  1622,  in-12.  Richer  fut  également  blâmé 
parla  Sorbonne,  le  3  février  1612  et  défendu  par  le  Par- 
lement ;  la  Cour,  à  la  demande  du  nonce  Ubaldini  et  sur 
le  rapport  du  cardinal  du  Perron,  autorisa  la  censure  du 
livre  de  Richer,  qui  fut  condamné  par  l'assemblée  des 
évoques  de  la  province  de  Sens,  le  19  mars  1612  et  par 
l'assemblée  provinciale  d'Aix,  le  24  mai  1612.  L'Index 
condamna  l'écrit  par  un  arrêt  du  10  mai  1613.  Richer 
fit  appel  comme  d'abus  au  Parlement  de  la  censure  de 
Sens,  avril  1613, mais  cet  appel  fut  rejeté;  d'autre  part, 
Richer  refusa  de  se  démettre  de  la  charge  de  syndic  de 
la  faculté  et  il  fut  déposé,  en  septembre  1612;  il  publia 
un  écrit  intitulé  Demonslralio  libelli  de  ecclesiaslica  et 
politica  polestate,  Parisiis  primum  édita  anno  Util,  in 
quo  prœdiclus  libellus  rejerlur  inleger,  majus  culislitteris 
excudilur  et  demonslralur,  Paris,  1622,  in-12  et  Amster- 
dam, 1683,  in-4°;  cet  ouvrage  est  surtout  dirigé  contre 
l'écrit  de  Duval,  intitulé  Elenchus.  Richer  rétracta 
son  livre  d'une  manière  assez  équivoque,  le  30  juin  1622. 
et  une  seconde  fois,  le  7  décembre  1629;  l'abbé  Puyol 
conclut  que  cette  rétractation  ne  fut  point  sincère,  car 
Richer  conserva  les  manuscrits,  dans  lesquels  il  avait 
exprimé  l'expression  de  ses  sentiments  intimes. 

Pour  éviter  de  nouvelles  polémiques  et  de  nouvelles 
condamnations,  Richer  ne  publia  plus  aucun  écrit  sur 
cette  question,  si  on  excepte  les  Décréta  sacrœ  facullalis 
iheologiœ  Parisiensis,  de  poteslate  ecclesiaslica  et  pri- 
nialu  romani  Ponlificis  contra  seciarios  hujus  sœculi, 
Paris.  1611,  in-4°;  mais  il  composa  divers  écrits  qui 
furent  publiés  après  sa  mort  par  des  amis  impénitents 
ou  des  gallicans  zélés.  Ce  sont  :  Edmundi  Richerii  doc- 
loris  theologici  Parisiensis  libellus  de.  ecclesiaslica  et 
politica  poleslale.  Necnon  ejusdem  libelli  per  eumdem 
Richcrium  demonslralio,  in-12,  Paris,  1660;  Vindiciœ 
doclrinœ  majorum  scholœ  Parisiensis  seu  constans  el 
perpétua  scholœ  Parisiensis  doctrina  de  auctoritale  el 
infallibililate  Eeclesiœ  in  rebus  fidei  et  morum,  contra 
defensores  monarchiœ  universalis  et  absolulœ  Curiœ  ro- 
maine, Cologne,  1683,  in-12:  cet  écrit  en  quatre  livres 
contient  les  décrets  de  la  faculté  de  théologie  de  Paris 
I  ouchant  la  hiérarchie  et  la  puissance  de  Rome  (1.  I)  et 
les  trois  autres  livres  contiennent  de  nombreux  docu- 
ments empruntés  à  divers  auteurs  et  une  apologie  de 
Richer  contre  ses  calomniateurs;  Edmundi  Richer ii... 
defensio   libelli  de  ecclesiaslica  el  politica  poleslale  in 


2701 


RICHER    (EDMOND)  RICHOU    (LÉON; 


2702 


quinque  divisa  libros,  Paris,  1701,  2  vol.  in-4°,  dont  le 
manuscrit,  plus  complet  que  l'imprimé,  se  trouve  à  la 
Bibliothèque  nationale,  mss.  latins,  n.  16  062-16  065; 
cet  écrit  attaque  très  vigoureusement  les  adversaires 
de  Richer,  en  particulier  Duval  (Mémoires  de  Trévoux 
de  janvier  1703,  p.  3-23);  Edmundi  Richerii  de  poles- 
tate  Ecclesise  in  rcbus  lernporalibus  et  defensio  articuli 
quem  terlius  ordo  comiliorum  regni  Francise  pro  lege 
fundamenlali  ejusdem  regni  defigi  poslulavil,  annis 
1614  et  1615,  Cologne,  1092,  in-4°  (Bibliothèque  natio- 
nale, mss.  latins  n.  16  061-16  062);  Historiaconcilioram 
generalium  in  quatuor  libros  dislribula,  Cologne,  1680, 
3  vol.  in-4°  et  Rouen,  1683,  3  vol.  in-8°;  dans  cet  écrit, 
Richer  entreprend  de  prouver,  par  l'histoire  des  quinze 
premiers  siècles  de  l'Église,  la  légitimité  de  sa  doctrine; 
Traité  des  appellations  comme  d'abus;  que  c'est  un 
remède  conforme  à  la  loi  de  Dieu,  lequel  a  donné  aux  rois 
et  princes  chrétiens  l' Église  en  protection  et  pareillement 
tous  les  sujets  qui  vivent  en  leurs  Étals  sans  nul  excepter, 
pour  leur  faire  garder  la  loi  divine,  naturelle  et  cano- 
nique el  en  rendre  compte  à  Dieu  seul,  et  juger  souverai- 
nement de  toutes  sortes  de  faits  qui  peuvent  naître  en 
l'Église,  comme  de  chose  appartenante  à  la  discipline 
extérieure,  Paris,  1763,  2  vol.  in-12;  dans  cet  écrit  qui, 
au  dire  de  Richer,  est  le  premier  et  le  plus  ancien  traité 
des  appellations  comme  d'abus,  l'auteur  veut  prouver 
la  souveraineté  des  piinces  séculiers  depuis  le  temps  des 
apôtres  jusqu'au  xvi«  siècle  et  il  raconte  l'histoire  des 
démêlés  de  l'évêque  d'Angers,  Charles  Miron,  avec  son 
chapitre. 

Dans  ces  divers  écrits,  Richer  a  exposé  la  doctrine  du 
gallicanisme  politique,  que  le  Tiers  état  affirma  aux 
États  généraux  de  1614.  On  peut  ramener  cette  doc- 
trine aux  points  suivants  :  1°  Droit  divin  des  rois,  ou 
plutôt  des  régimes;  2°  Indépendance  absolue  du  pou- 
voir civil  :  la  puissance  temporelle  et  la  puissance  spiri- 
tuelle sont  souveraines,  chacune  dans  son  domaine 
propre;  3°  Autorité  purement  spirituelle  de  l'Église: 
pas  d'immunités  ecclésiastiques  pour  les  personnes  et 
pour  les  biens.  L'Église  n'a  d'autres  droits  temporels 
que  ceux  qui  lui  ont  été  concédés  par  le  pouvoir  civil; 
les  pouvoirs  de  l'Église  sont  exclusivement  spirituels; 
l'Église  n'a  donc  pas  le  droit  de  coaction;  4°  Puissance 
du  souverain  sur  l'Église,  qui  reste  soumise  au  roi  en 
tout  ce  qui  se  rapporte  d'une  manière  quelconque  au 
gouvernement  civil,  ainsi  la  convocation  des  conciles 
généraux  appartient  au  souverain  temporel;  de  même, 
l'administration  particulière  de  l'Église.  Les  libertés  de 
l'Église  gallicane  la  rendent  indépendante  du  pape, 
mais  la  soumettent  au  souverain  temporel.  On  a  pu 
dire  que  le  gallicanisme  politique  réalise  dans  l'État  ce 
que  le  cartésianisme  réalise  en  philosophie  :  il  affranchit 
l'État  de  l'autorité  ecclésiastique.  Du  point  de  vue  doc- 
trinal, d'après  Richer,  le  pape  n'est  que  le  chef  minis- 
tériel de  l'Église,  dont  le  chef  essentiel  est  Jésus-Christ; 
d'autre  part,  «  l'infaillibilité  appartient  à  toute  l'Église, 
ou  au  concile  général  qui  la  représente;  c'est  au  concile 
général  que  reviennent  toutes  les  controverses,  comme 
au  dernier  et  infaillible  tribunal,  contenant  toute  la 
plénitude  de  la  puissance  ».  Le  pape  lui  reste  soumis, 
car  Jésus-Christ  a  confié  les  clés,  c'est-à-dire,  la  juri- 
diction ecclésiastique,  en  commun  et  d'une  manière 
indivise  «  à  tout  l'ordre  sacerdotal  »,  qui  était  repré- 
senté par  les  apôtres  et  les  soixante-douze  disciples; 
aussi  la  puissance  d'ordonner  et  de  faire  des  lois 
infaillibles  réside  dans  l'Église  universelle;  c'est  pour- 
quoi les  évêques  ont  une  juridiction  immédiate,  et 
ils  sont  indépendants  du  pape  dans  l'exercice  de  leur 
autorité. 

Richer  intervint  dans  les  polémiques  soulevées  par 
Antoine  Santarelli  jésuite,  qui  avait  attaqué  l'autorité 
des  rois  et  s'appliqua  à  justifier  la  conduite  de  la  Sor- 
bonne   qui   avait   comlamné   l'écrit  intitulé  llisloria 


rerum  gestarum  in  Facullate  théologien  Parisiensi  pro  el 
contra  censuram  libri  Anlonii  Sanclarclli  jesuilœ,  quem 
librum  memorata  Facullas  censura  notavil  anno  1626 
(Bibl.  nat.,  ms.  latin  n.  13  639)  ;  l'écrit  intitulé  Relation 
véritable  de  ce  qui  s'est  passé  en  Sorbonne  les  15  de  mars, 
1er  d'avril,  2  de  mai  1626,  le  2  de  janvier  et  le  1"  de  février 
1627,  s.  1..  1629,  in-8°,  n'est  qu'un  extrait  de  l'ouvrage 
précédent.  Richer  avait  déjà  publié  les  Raisons  pour  les 
condamnations  ci-devant  faites  du  libelle  Admonilio,  du 
livre  de  Sanlarel  el  autres  semblables,  contre  les  Santa- 
rellistes  de  ce  temps  et  leurs  fauteurs,  par  un  Français 
catholique,  s.  1.,  1626,  in-8°. 

Enfin,  pour  justifier  sa  propre  conduite.Richer  avait 
composé  une  histoire  de  la  Faculté  de  théologie  de 
Paris,  sous  le  titre  Historia  Academiie  Parisiensis, 
6  vol.  in-fol.,  à  la  Bibliothèque  nationale,  ms.  latin 
n.  9&f3-9948,  dont  un  fragment  se  trouve,  ibid., 
ms.  français  n.  10  561,  sous  le  titre  Edmundi  Richerii 
fragmentum  historiée  Académies  Parisiensis,  tempore 
unionis  vulgo  La  Ligue  post  mortem  Henrici  III,  hoc 
est,  ab  anno  15S9  ad  annum  1595.  Le  travail  de  Richer 
renferme  de  très  nombreux  documents  et  doit  être 
consulté,  même  après  Y  Historia  Universilatis  Parisien- 
sis  de  Boulay.  Le  manuscrit  latin  n.  13  8S4  est  un 
recueil  de  morceaux  choisis  par  un  prêtre  nommé 
Mûrie  et  intitulé  C.ollectio  ex  Richerio.  Richer  avait 
rédigé  une  Histoire  du  syndicat  d'Edmond  Richer,  qui 
fui  publiée  a  Avignon  en  1752  et  se  trouve  en  copie  ms. 
à  la  Nationale,  ms.  fr.  10  561.  Il  faut  ajouter  enfin  que 
Richer  avait  une  grande  admiration  pour  Jeanne  d'Arc; 
il  avait  composé  une  Histoire  de  la  Pucelle  d'Orléans, 
in-fol.,  à  la  Bibl.  nat.,  ms.  fr.  n.  10  448.  qui  comprend 
une  Vie  de  la  Pucelle,  son  Procès,  la  Revision  du  procès 
et  les  Témoignages  en  faveur  de  la  Pucelle.  Philippe  Hec- 
tor Dunaiid  a  publié  dans  le  Correspondant  du  10  mai 
L903,  p.  534-548,  un  article  intitulé  :  Le  premier  his- 
torien en  date  de  Jeanne  d'Arc,  Edmond  Richer,  docteur 
de  Sorbonne,  syndic  de  la  faculté  de  théologie  el  de  T  Uni- 
versité de  Paris  (édité  à  part,  Toulouse  et  Paris,  1904, 
in-8"). 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxv,  p.  646-648; 
Hoeter,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xi.ii,  col.  2-18-249; 
Moréri,  Le  grand  dictionnaire  historique,  t.  ix,  175'.),  p.  190- 
191;  Nicéron,  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  hommes 
illustres,  t.  xxvn,  p.  356-373;  Ladvocat,  Dictionnaire  hislo- 
rique,  littéraire  et  critique,  t.  III,  p.  294-295;  Barrai,  Diction- 
naire, t.  iv,  p.  106-112;  lit.  du  Pin,  Histoire  ecclésiastique 
du  X  VWsiécle,  t.  i,  p.  377-425;  Ad. Baillet,  I.a  oie  d'Edmond 
Richer,  docteur  de  Sorbonne,  Liège,  1714,  in-8°;  Bruxelles, 
1715;  Amsterdam,  1715;  s.  1.,  1734;  c'est  fa  reproduction, 
avec  quelques  passages  supprimés,  du  ms.  f  r.  de  la  Bib.  nat., 
n.  2109;  Puyol,  Edmond  Richer,  Étude  historique  et  critique 
sur  la  rénovation  du  gallicanisme  au  commencement  du  XVII" 
siècle,  Paris,  1870,  2  vol.  in-8",  ouvrage  très  complet;  Féret, 
La  faculté  de  théologie  de  Paris  el  ses  docteurs  les  plus  célèbres. 
Époque  moderne,  t.  IV,  1906,  p.  1-24;  P.  Prat,  Recherches  his- 
toriques  et  critiques  sur  la  Compagnie  de  Jésus  en  l7rance  au 
temps  du  P.  Coton,  t.  n,  p.  365-438;  Victor  Martin,  Le  galli- 
canisme et  la  réforme  catholique,  Paris,  1919,  in-8°,  p.  361- 
364;  du  même  dans  la  Revue  des  sciences  religieuses,  t.  vin, 
1927,  p.  31-42  :  L'adoption  du  gallicanisme  politique  par  le 
clergé  de  France  (paru  en  volume,  Paris,  1928);  Préclin,  Les 
jansénisles  du  XV 111»  siècle  et  la  Constitution  civile  du  clergé, 
Paris,  1929,  in-8°. 

J.  Carreyre. 

RICHOU  Léon,  né  à  Angers  le  25  mars  1823,  fit 
ses  études  à  la  maîtrise  de  la  cathédrale,  puis  au  petit 
séminaire  de  Montgazon.  Le  23  octobre  1842  il  entrait 
au  grand  séminaire  d'Angers  :  son  cours  régulier 
achevé,  se  sentant  de  l'attrait  pour  la  vocation  sulpi- 
cienne,  il  vint  à  Paris  le  11  octobre  1845,  et  l'année  sui- 
vante à  la  Solitude.  En  1847,  il  fut  envoyé  au  séminaire 
de  Rodez,  où  il  passa  le  reste  de  sa  vie,  c'est-à-dire 
quarante  ans,  d'abord  économe,  puis  professeur  d'Écri- 
ture sainte  et  d'histoire.  Ses  dernières  années  furent 
éprouvées  par  la  maladie,  et  le  21  novembre  1887,  il 


2703 


lUt'.lloi       LEON 


RIGAUD      EUDES] 


270' 


mourait  comme  il  s'était  montré  toute  sa  vie,  âme  sim- 
ple, droite,  de  la  plus  exquise  charité. 

Après  avoir  donné  Vue  générale  de  l'histoire  de 
l'Église,  Paris,  1860,  in-8",  il  publia  un  manuel  en 
3  vol.  in-12,  1871,  sous  le  litre  :  Histoire  de  l'Église  à 
l'usage  des  séminaires,  qui  eut  trois  éditions,  complé- 
tées par  un  Altos  pour  servir  à  l'étude  de  i Ecriture 
sainte  et  de  l'histoire  de  l'Église.  11  donna  aussi  :  Le 
Messie  dans  1rs  livres  historiques  de  la  Bible  et  Jésus- 
Chrisl  dans  l'Évangile  qu'il  regardait  comme  une  intro- 
duction à  l'Histoire  de  l'Église,  18711,  2  vol.  in-12,  et 
Le  Messie  et  Jésus-Christ  dans  les  prophéties  de  la 
Bible,  1882,  in-12. 

Lettre  nécrologique  par  M.  Icard,  le  28  novembre  1887; 
L.  Bertrand,  Bibliothèque  sulpicienne,  t.  n,  p.  452-454. 

E.    J.EVESQUE. 

RIESS  Florian,  jésuite  allemand,  ne  en  1823,  à 
Tiefcnbach  (Wurtemberg).  Ordonné  prêtre  à  Rotlen- 
burg  en  1845,  curé  à  Ravensburg,  puis  répétiteur  à  Tu- 
bingue,  il  fonda  et  dirigea  deux  journaux  catholiques  : 
])as  deutsche  Volksblall  et  Bas  katholische  Sonntags- 
blall.  En  1857  il  entra  au  noviciat  de  la  Compagnie  de 
Jésus  à  Gorheim.  En  résidence  au  scolasticat  de  Maria- 
Laach,  il  fonda,  en  1864,  les  Stimmen  ans  Maria  Laach, 
qui  parurent  d'abord  sous  forme  de  brochures  pério- 
diques, puis,  à  partir  de  1871,  comme  revue  mensuelle 
et  sont  encore  aujourd'hui,  sous  le  nom  de  Stimmen  der 
Zeit,  une  des  revues  catholiques  les  plus  importantes 
d'Allemagne.  Professeur  d'histoire  ecclésiastique  de- 
puis 1870,  il  accompagna  le  scolasticat  en  exil  à  Ditton 
Hall  en  Angleterre,  où  il  continua  à  enseigner  et  à  écrire 
jusque  quelques  mois  avant  sa  mort.  Il  mourut  à  Feld- 
kirch  le  30  décembre  1870. 

On  a  de  lui  :  Der  selige  Pelrus  Canisius,  Fribourg, 
18(>5,  in-8°;  la  même  année  il  en  publia  une  édition 
abrégée  :  Bas  Leben  îles  sel.  P.  C,  ibid.,  in-12;  Dus 
Geburtsjahr  Christi,  chroiïologischer  Versuch...,  ibid., 
1880,  in-8°;  l'auteur  conclut  que  Jésus  est  né  en  l'an 
752  de  Rome,  qui  serait  aussi  le  point  de  départ  de  la 
chronologie  chrétienne  établie  par  Denis  le  Petit  :  con- 
clusions rejetées  par  l'ensemble  des  critiques  actuels; 
Nochmals  dus  Geburtsjahr  .lesii,  ibid.,  1881,  in-8°.  dé- 
fense de  l'ouvrage  précédent  contre  les  objections  du 
I)r  P.  Schegg.  Ce  fut  surtout  par  les  Stimmen  que  le 
P.  Riess  exerça  une  influence  considérable  sur  la  pen- 
sée catholique  en  Allemagne,  en  particulier  dans  la 
lutte  contre  le  libéralisme  et  pour  les  droits  de  l'Église 
et  du  pape.  Dans  la  première  série.  Die  lùiruclicu  Papst 
Pins  IX.  vont  S.  Dezemter  1864  (12  fascicules,  Fri- 
bourg, 1865-1869),  il  publia  quatre  études  sur  le  Sylla- 
bus.  Dans  la  deuxième  série,  /)</.s  ôkumenisehe  Coneil 
(12  l'asc,  Fribourg,  1870-1871,  en  collaboration  avec 
le  P.  K.  von  Weber),  il  exposa  et  défendit  l'autorité  et 
les  décisions  du  concile  du  Vatican.  N'eut  articles  dans 
les  Stimmen,  devenues  mensuelles,  sont  consacrés  à 
diverses  quesl  ions  d'hisloire  ecclésiastique.  (  Voir  dans 
Somincrvogel  les  lit  res  de  ces  études  cl  articles.  )  1  )ans 
le  Kirchenlexicon  de  Hergenrôther  et  Kaulen  il  publia 
les  articles  Anlinomismus  et   Confirmation. 

Somincrvogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  l.  VI,  col.  1840- 

1817;  l..  Koch,  s.  J.,  Jesuiten-Lexikon,  col.  1540. 

J.-P.  Grausem. 

1.   RIGAUD    Eudes,    frère  mineur  devenu  arche 
vcque  de   liuiien   (v  I27.">).   On   sail    peu  de  choses  sur 

ses  origines;  Il  appartenait,  sans  doute,  à  une  famille 
noble,  comme  il  ressort  de  quelques  renseignements 

fournis  par  son  journal  (voir  plus  loin)  rclativeinenl  a 
ses  frère  cl  sieur.  Il  a  du  n  aille  dans  les  premières 
années  du  XIII*  siècle;  e'esl  en  I236  qu'il  entre  chez  les 

frères  mineurs,  selon  toute  vraisemblance  au  couvent 
de  Paris,  où  il  a  pu  suivre  les  leçons  d'Alexandre  de 
l  lalès.  Fn  12  12,  s'il  n'esl  pas  maître  en  théologie,  il  est 
«lu  moins  une  autorité  dans  l'ordre,  puisqu'il  est  offl 


ciellement  chargé,  conjointement  avec  Alexandre  de 
I  lalès,  Jean  de  La  Rochelle  cl  Robert  de  La  Passée,  de 
donner  sur  la  règle  franciscaine  le  commentaire  connu 
sous  le  nom  d'Exposition  des  quatre  maîtres.  C'est  cer- 
tainement son  nom  de  Rigaldus  qu'il  faut  lire  dans  le 
texte  et  non  celui  de  Richardus,  comme  le  portent  des 
mss.  plus  récents  (c'est  la  raison  qui  avait  fait  désigner 
Richard  de  Cornouailles,  ci-dessus,  col.  2GG8,  comme 
l'un  des  quatre  maîtres).  Jean  de  La  Rochelle,  qui  avait 
succédé  a  Alexandre  de  Halès  dans  la  chaire  de  théo- 
logie des  frères  mineurs,  étant  mort  en  février  1245, 
Eudes  Rigaud  le  remplaça  comme  maître  régent  du 
couvent  des  franciscains.  Il  ne  professa  pas  longtemps, 
ayant  été  élu  en  1247  archevêque  de  Rouen.  Le  pape 
Innocent  IV,  qui  pour  lors  séjournait  à  Lyon,  le  sacra 
en  mars  1218  et  Eudes  fit  son  entrée  à  Rouen  à  Pâques 
de  cette  même  année.  Avec  un  zèle  admirable  il  se 
donna  tout  entier  à  l'administration  de  son  diocèse. 
Le  journal  de  ses  visites  pastorales,  soit  dans  le  diocèse 
même,  soit  dans  la  circonscription  métropolitaine  s'est 
conservé.  C'est  un  document  précieux  à  tous  égards 
pour  l'histoire  des  mœurs,  de  la  religion,  des  coutumes 
liturgiques,  etc.,  au  xine  siècle.  Il  nous  donne  en  même 
temps  des  indications  succinctes,  mais  fort  précises,  sur 
les  grandes  affaires  auxquelles  fut  mêlé  l'archevêque. 
Entré  fort  avant  dans  la  confiance  du  roi  saint  Louis, 
peut-être  dès  son  séjour  à  Paris,  Eudes  fut  souvent 
consulté  par  le  roi  et  employé  par  lui  à  maintes  re- 
prises. Nous  n'avons  pas  à  insister  ici  sur  ce  côte, 
d'ailleurs  fort  intéressant,  de  l'activité  d'Eudes.  Il  avait 
déjà  prêché  la  première  croisade  de  Louis  IX  qui  par- 
tit eu  1248;  en  1207  il  prend  lui-même  la  croix  pour 
accompagner  le  saint  roi  dans  sa  seconde  expédition. 
Peu  après  la  mort  de  saint  Louis,  il  est  chargé  de  faire 
les  premières  informations  en  vue  de  la  canonisation. 
En  1274  il  est  au  IIe  concile  de  Lyon,  comme  assistant 
de  saint  Bonaventure;  il  meurt  peu  après  son  retour 
du  concile,  le  2  juillet  1275. 

Outre  le  journal  dont  nous  avons  parlé  et  qui  a  été 
publié  par  Th.  Ronnin  en  1852,  à  Rouen,  sous  le  titre 
de  Regeslrum  visitationum  archiepiscopi  Rolhomagensis, 
il  reste  d'Eudes  Rigaud  plusieurs  œuvres  importantes, 
demeurées  jusqu'à  présent  inédites.  La  plus  volumi- 
neuse est  un  Commentaire  sur  les  quatre  livres  des  Sen- 
tences, dont  l'authenticité  est  parfaitement  établie. 
Liste  des  mss.  dans  P.  Glorieux,  Répertoire  des  maîtres 
en  théologie  de  Paris  au  XIIIe  siècle,  t.  II,  Paris,  1934, 
p.  31-32  à  compléter  par  F.  Pelster,  dans  Scholastik, 
t.  xi,  1936,  p.  518-510:  quelques  extraits  relatifs  au 
libre  arbitre  sont  publiés  par  dom  Lottin,  dans  Revue 
thomiste,  t.  xxxiv,  1020,  p.  234-248,  et  dans  les  Beitrdge 
de  Ràuniker,  t.  xxix,  passim.  C'est  un  des  premiers 
commentaires  qui  soit  sorti  de  l'école  franciscaine,  un 
des  premiers  aussi  <jui  ait  pris  cette  ampleur.  La  dépen- 
dance d'Eudes  Rigaud  par  rapport  à  la  Somme 
d'Alexandre  de  I  lalès  serait  évidente  (à  moins  qu'il  ne 
faille  renverser  le  rapport,  car,  on  le  sait,  tout  n'esl 
pas  clair  sur  les  origines  de  la  Somme  attribuée  à 
Alexandre);  Fudes dépend  aussi  du  chancelier  Philippe 
et  d'Albert  le  Grand.  Dans  le  ms.  737  de  Toulouse 
(fol.  lt>7  r°-273  r°),  ligure  un  bloc  compact  de  Quws- 
liones  disputai»-,  OÙ  le  P.  Pelster  et  dom  Lottin  voient 
une  œuvre  authentique  de  noire  franciscain.  L'une  de 
ces  questions  est  relative  au  libre  arbitre  et  se  trouve 
d'ailleurs  explicitement  attribuée  à  frère  Rigaldus 
{ibid.,  fol.  231  v"A);ilom  Lottin  a  publié  la  table  des 
matières  de  celte  question  assez,  étendue  (elle  va  jus- 
qu'au fol.  212  v°  b)  et  un  certain  nombre  d'extraits, 
dans  Revue  thomiste,  t.  xxxvi,  1931,  p.  886-895.  Le 
ms.  d'Arias  7 ■'>'.)  fournit  un  certain  nombre  de  sermons, 
qui  peuvenl   se  dater  de   1246-1247. 

Par  contre  les  Poslillœ  in  Penlateuchum,  in  Psalte- 
rium,  in  Eoangelium  qui  se  retrouvent  en  divers  mss. 


2705 


RIGAUD    (EUDES)  RIGOLEUC    (JEAN 


2  70  G 


anglais  doivent  être  restitués,  selon  toute  vraisem- 
blance, à  Eudes  (ou  Odon)  de  Châteauroux,  voir  ici,  t.  xi, 
•col.  935.  Pour  ce  qui  est  du  Compcndium  pauperis, 
abrégé  de  théologie,  il  est  de  Jean  Rigaud. 

Les  premiers  travaux  de  prospection  dans  l'œuvre 
théologique  d'Eudes  Rigaud  attestent,  paraît-il,  des 
■qualités  remarquables  d'exposition  théologique  :  Eudes 
apparaît  comme  l'un  des  bons  représentants  de  l'école 
franciscaine  parisienne  à  ses  débuts;  il  fait  très  bonne 
figure  aux  côtés  d'Alexandre  de  Halès,  Jean  de  La 
Rochelle,  Jean  de  Parme,  Guillaume  de  Méliton,  qui 
tous  préparent  saint  Ronaventure 

V.  Le  Clerc,  dans  Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  xxi, 
1817,  p.  616-628;  R.  Ménindrès,  O.  M.,  Eudes  nigaud,  sa 
famille,  années  de  formation,  premiers  travaux,  dans  lie:  ue 
■d'histoire  franciscaine,  t.  vin,  1931,  p.  156-178;  Sydney 
M.  Brown,  Notes  biographiques  sur  Eudes  Higaud  (étudie  sur- 
tout la  carrière  épiscopale!,  dans  Le  Moyen  Age,  1931,  p.  167- 
194.  Sur  la  doctrine,  voir  les  deux  études  de  doni  Lottin 
signalées  dans  le  texte,  qui  renverront  aux  travaux  de  Pel- 
ster;  O.  Lottin,  Un  commentaire  sur  les  Sentences  tributaire 
d'Odon  Higaud,  dans  Recherches  de  théol.  anc.  et  m"d.,  t.  vu, 
1935,  p.  402  sq.  G.  Eng  ■lhardt,  Adam  de  Pateorumvilla.  l'n 
maître  proche  d'Odon  Rigaud,  ibid.,  t.  vin,  193  '>,  p.  ni  sq. 

É.  Amann. 

2.  RIGAUD  Jean,  frère  mineur,  mort  évèque  de 
Tréguier  (xive  s.).  Originaire  du  diocèse  de  Limoges,  il 
entra,  à  une  date  qu'il  est  impossible  de  préciser,  dans 
l'ordre  des  mineurs,  vraisemblablement  à  Limoges.  Il 
■devint  l'un  des  pénitenciers  du  pape  et  fut  nommé  par 
Jean  XXII,  le  21  février  1317,  à  l'évèché  de  Tréguier; 
il  mourut  «en  cour  de  Rome  »,  c'est-à-dire  à  Avignon, 
avant  le  16  septembre  1323,  date  à  laquelle  un  succes- 
seur lui  est  donné.  Cf.  Eubel,  Hierarchia  caUiolica,  t.  i, 
p.  521.  Rigaud  a  composé  une  Vie  de  saint  An/oinc 
de  Padoue,  publiée  en  1899  par  le  P.  Ferdinand -Marie 
d'Araules,  d'après  le  ms.  de  Rordeaux  270.  Il  s'est 
servi  pour  cela  d'un  remaniement,  de  'a  légende  primi- 
tive, dû  à  Julien  de  Spire,  mais  qu'il  a  complété  en 
utilisant  des  témoignages  recueillis  par  lui-même,  tant 
à  Limoges,  où  le  saint  avait  demeuré  en  1226,  qu'à 
d'autres  endroits.  Jean  est  aussi  l'auteur  d'une  For- 
mula confessionum,  contenue  en  de  nombreux  mss., 
petit  manuel  offrant,  à  l'intention  des  confesseurs,  le 
tableau  des  actes  qui  doivent  précéder,  accompagner 
ou  suivre  l'aveu  des  fautes;  cet  opuscule  se  situe  dans 
la  série  des  Suranné  confessorum,  cf.  ci-dessus,  art. 
Pénitence,  t.  xii,  col.  948.  Il  a  été  composé  après  1 309 
■et  certainement  avant  l'ouvrage  suivant  qui  y  renvoie. 
Le  Compendium  pauperis,  qui  est  antérieur  à  1311, 
conservé  lui  aussi  par  de  nombreux  mss.,  est  un  résumé 
de  l'ensemble  de  la  théologie,  qui  n'a  rien  de  très  ori- 
ginal, l'auteur  en  convient  lui-même;  en  réalité  c'est, 
pour  une  bonne  part,  un  démarquage  du  Compendium 
de  Hugues  de  Strasbourg,  voir  ci-dessous,  l'art.  Ripe- 
lin;  il  faut  ajouter  d'ailleurs  qu'un  long  appendice, 
presque  aussi  volumineux  que  le  reste  de  l'ouvrage  et 
qui  a  été  parfois  traité  comme  une  œuvre  à  part,  donne 
une  série  de  canevas  de  sermons  pour  les  dimanches  et 
fêtes  de  l'année.  Le  Compendium,  allégé  de  cet  appen- 
dice, aurait  été  publié  à  Râle,  chez  Jacques  de  Pfors- 
len,  en  1501,  par  les  soins  de  François  Wiler,  <>.  M., 
qui  le  donna  comme  étant  de  saint  Ronaventure.  Voir 
Panzer,  Annales  typographici,  t.  VI,  p.  175.  Le  Compen- 
dium pauperis  mentionne  à  trois  reprises  une  Exposilio 
missœ,  composée  par  l'auteur.  Elle  n'a  pas  été  encore 
identifiée. 

Sbaralea,  Supplementum  ad  scriptores  O.  S.  F.,  Rome, 
1806,  p.  455-156;  Ferdinand-Marie  d'Araules,  La  \'ie  de 
saint  Antoine  de  Padoue  /<«r  Jean  Rigauld,  frère  mineur, 
évéque  de  Tréguier,  Bordeaux,  1899;  X.  Valois,  article  Jean 
Higaud,  rrére  mineur,  dans  Ilisl.  tilt,  de  la  France,  t.  xxxrv, 
1914,  p.  282-298.  Voir  aussi  la  bibliographie  de  l'art.  Kipe- 
i.in  (Hugues)  ci-dessous,  col.  2737. 

É.  Amann. 


3.  RIGAUD  Raymond,  frère  mineur  (xma  s.).  La 
Chronique  des  XXIV  généraux  sigrale  à  deux  reprises 
un  Raymundus  Rigaldi;  il  est  élu  en  1279  au  chapitre 
d'Agen  comme  ministre  de  la  province  d'Aquitaine; 
en  1295,  il  est  éîu  une  seconde  fois  à  la  même  fonction 
par  le  chapitre  de  Rrive  et  meurt  en  1296.  Voir  Anal, 
francise,  t.  m,  p.  373,  432.  Par  ailleurs  on  relève  son 
nom  dans  le  Carlulaire  de  V université  de  Paris,  comme 
celui  d'un  des  taxateurs  de  l'année  1287,  Cartul.,  t.  n, 
n.  556,  p.  30;  Raymond  y  est  donné  comme  maître  en 
théologie  II  est  donc  pour  lors  aclu  regens  au  couvent 
de  Paris,  et  sa  carrière  universitaire  se  siti  e  vers  les 
années  1280-1290;  il  a  pu  succéder  à  Richard  de  Me- 
diavilla  dans  la  chaire  de  théologie  des  franciscains.  Le 
ms.  98,  de  la  bibliothèque  municipale  de  Todi  contient 
de  lui,  fol.  1-51,  une  série  de  neuf  quodlibet.  lncipit  : 
In  noslra  commuai  dispulalione  de  quolibet,  et,  fol.  51- 
71,  une  Qmvstio  disputata.  Il  s'est  conservé  aussi  de  lui 
plusieurs  sermons,  n.  15  et  22  du  ms.  d'Erlangen  326. 

Wadding,  Scriptores  O.  M.,  Rome,  1806,  p  206;  Sbaralea, 
Supplementum,  Home,  1806,  p.  631  ;  F.  Glorieux,  Répertoire 
des  maîtres  en  théologie  de  Paris  au  XIIIe  s.,  t.  n,  1934, p.  124; 
du  même,  La  littérature  quodlibéiique,  t.  n,  1 9  t5,  p.  240  s  j  ; 
V.  Doucet  Les  neuf  quodlibet  de  R.  Rigauld  dans  la  France 
franciscaine,  1.  XIX.  193'',  p.  l'2'>  sq. 

É.  Amann. 

RIGAULT  Nicolas  (1577-1654),  né  à  Paris, 
en  1577,  étudia  chez  les  jésuites  et  se  lit  remarquer,  dès 
son  jeune  âge,  par  une  facilité  extraordinaire;  il  lit  des 
études  de  droit  et  fut  un  grand  ami  du  président  De 
Thou.  Il  devint  garde  de  la  bibliothèque  du  roi  en  161  1 
et  mourut  à  Toul  en  1(15  1. 

Il  a  publié  des  Exhortations  chrétiennes,  imitées  des 
anciens  Pères  grecs  et  latins,  Paris,  1620,  in-12.  Mais  il 
est  surtout  connu  pour  ses  éditions  des  Pères  :  Terlul- 
liani  libri  IX  ex  codice  Agobardi,  emendali,  cum  obser- 
valionibus.  Paris,  1628,  in-8°;  Tcrlulliani  opéra  recen- 
siia  et  illustrala  twlis  et  indicibus  algue  glossario  sermo- 
nis  africani,  Paris,  1634,  Ln-fol.;  et  1611:  dans  ses 
noies  il  souligne  souvent  les  points  contestables,  plus 
ou  moins  favorables  aux  hérétiques;  ses  idées  parfois 
singulières  le  mirent  en  conflit  avec  plusieurs  savants  : 
ainsi  il  prétend  qu'en  cas  de  nécessité,  un  laïc  a  le  droit 
de  consacrer  l'eucharistie;  il  soutient  que  Jésus-Christ 
était  dépourvu  de  tous  les  avantages  de  la  nature  et  il 
fut  attaqué,  sur  ce  point,  par  le  P.  Vavasseur,  Minuta 
Felicis  Octai'ius  ei  Csecilii  Cy priant  De  idelorum  vani- 
tate,  Paris,  1613  et  Lyon,  1652,  in-4".  .S'.  Cijpriani 
Opéra.  Paris,  1649,  Ln-fol,;  Commodiani  instruclioncs 
adoersus  gcnliiim  deos,   Paris,   1650,  in-4°. 

Moréri,  Le  grand  dictionnaire  historique,  t.  ix,  1759, 
p.  207-208;  K.chi  Pin,  Bibliothèque  des  auteurs  ecclésiastiques, 
t.  xvii,  p.  226-227;  Nieéron,  Mémoires  pour  servir  <i  ['fus- 
foire  des  hommes  illustres,  t.  xxi.  p.  56-69;  Hurler,  Numen- 
clator,  3    éd.,  t.  in,  col.  IÔ85-1088. 

.1.   Cahkeyhe. 

RIGOLEUC  Jean,  jésuite  français,  né  à  Quinlin, 
dans  le  diocèse  de  Saint -Brieuc,  le  2  1  décembre  1595. 
Entré  au  noviciat  de  Rouen  en  1617,  il  enseigna  les 
humanités  au  collège  de  Rennes;  son  troisième  an  rie 
probation  fait  à  Rouen  sous  la  direction  du  P.  Louis 
Lallemant,  il  fut  missionnaire  dans  les  diocèses  de 
Vannes,  Quimper  et  Orléans.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  il 
redevint  professeur,  enseigna  la  rhétorique  à  Quimper, 
puis  la  morale  à  Nanties,  où  il  mourut  en   1658. 

Dans  ses  missions  bretonnes,  le  P.  Rigoleuc  fut  lf 
compagnon  et  l'auxiliaire  aussi  modeste  que  dévoué 
des  PP.  Maunoir  et  Iluby  (cf.  sur  la  méthode  et  le 
succès  de  ces  missions  Henri  Bremond,  Histoire  litté- 
raire du  sentiment  religieux,  t.  v,  p.  06  sq.).  En  spiri- 
tualité il  est  un  des  disciples  du  P.  Louis  Lallemant  : 
moins  célèbre  que  le  P.  J.-J.  Surin,  il  est  celui  à  qui 
nous  devons  surtout  de  connaître  renseignement  de  ce 


270: 


RIGOLEUC    (JEAN) 


HIMIM      CONCILE    DE 


2708 


maître  :  c'est  d'après  les  notes  prises  au  «  Troisième  An  » 
par  le  P.  Rigoleuc  que  le  P.  Pierre  Champion  composa, 
avec  des  modifications  et  remaniements  qu'il  est  im- 
possible de  déterminer,  l'exposé  de  cet  enseignement 
présenté  dans  le  remarquable  ouvrage  :  Vie  et  doc- 
trine spirituelle  du  P.  Louis  Lallemanl,  Lyon,  1694. 
Quelques  années  auparavant,  le  même  P.  Champion 
avait  public  une  Biographie  du  P.  Piigoleuc  et  ses 
Œuvres  spirituelles  (Traités  et  Lettres),  Lyon,  1680, 
(rééditions  à  Avignon,  1822,  à  Paris,  par  le  P.  Auguste 
Hamon,  1931  ;  traduction  anglaise,  1859).  Sur  la  haute 
valeur  de  l'auteur  spirituel  et  de  l'écrivain,  ainsi  que 
sur  ses  rapports  doctrinaux  avec  le  P.  Lallemant,  voir 
l'art.  Lallemant  Louis,  t.  vin,  col.  2159-2461. 

Nous  croyons  devoir  signaler  plus  en  détail  deux 
opuscules  moins  connus  du  P.  Rigoleuc,  qui  intéressent 
la  théologie  pastorale  et  la  pratique  pénitent ielle;  ils 
furent  l'un  et  l'autre  composés  au  cours  de  ses  missions, 
afin  d'aider  les  prêtres  de  paroisse  dan-  leur  ministère. 

Le  premier  est  intitulé  :  Instruction  sur  les  princi- 
paux devoirs  des  confesseurs  et  catéchistes,  avec  une  con- 
duite pour  une  retraite  de  trois  jours  et  des  avis  pour  la 
direction  des  paroisses  et  pour  ceux  qui  prétendent  à  la 
prêtrise;  «  dressé  suivant  l'ordre  et  le  commandement  » 
de  Mgr  Sébastien  de  Rosmadec,  évèque  de  Vannes,  il 
fut  approuvé  par  ce  prélat,  en  1646,  «  avec  injonction 
aux  prêtres  et  confesseurs  de  le  lire  diligemment...  » 
Le  second  opuscule  :  Conduite  des  confesseurs  au  fait  de 
l'absolution,  fut,  d'après  le  P.  Champion,  imprimé  sur 
l'ordre  de  Mgr  Charles  de  Rosmadec,  neveu  et  succes- 
seur du  précédent.  Après  la  mort  du  P.  Rigoleuc,  les 
supérieurs  du  séminaire  de  Vannes  réunirent  les  deux 
opuscules  et  les  publièrent  de  nouveau  sous  le  titre  : 
Instructions  ecclésiastiques  sur  les  principaux  devoirs  des 
confesseurs  et  des  catéchistes  et  sur  les  exercices  de  piété 
propres  de  leur  état,  avec  une  conduite  pour  la  retraite 
de  trois  jours,  Vannes,  1680,  278  p.  :  réédition  Caen, 
1749,  199  p.  Ces  Instructions  ecclésiastiques  constituent 
un  document  intéressant  sur  la  théologie  pastorale  du 
xvne  siècle  et  sur  l'état  du  ministère  pénitentiel  dans 
les  diocèses  bretons  à  la  même  époque.  En  particulier 
les  premiers  chapitres  (cas  où  l'on  doit  donner  l'abso- 
lution, cas  où  l'on  doit  la  refuser,  cas  où  l'on  peut  dou- 
ter qu'on  doive  la  donner)  montrent  qu'une  pratique 
pénitentielle  de  caractère  nettement  probabiliste,  et 
en  somme  à  peu  près  semblable  à  la  nôtre,  existait  en 
Bretagne  avant  la  réaction  rigoriste  des  Provinciales  et 
de  l'Assemblée  du  clergé  de  1700.  Signalons  aussi  les 
pages  qui  exposent  «  une  méthode  pour  l'étude  des  cas 
de  conscience  ».  A  plusieurs  reprises  le  P.  Rigoleuc  fait 
de  cette  étude  une  obligation  grave  pour  les  confesseurs. 
Comme  premier  livre  d'étude  il  recommande  aux  prê- 
tres peu  instruits  le  Directeur  des  confesseurs  de  Bcr- 
taut.  Il  s'agit  du  Directeur  des  confesseurs  en  forme  de 
catéchisme  contenant  une  méthode  nouvelle,  brève  et  facile 
pour  entendre  les  confessions,  par  M.  Bertin  Bertaut, 
prêtre  du  diocèse  de  Coutauces,  lre  édition  vers  1634; 
A.  Degert,  La  réaction  des  Provinciales  sur  la  théologie 
morale  en  France,  dans  Bulletin  de  littérature  ecclés., 
Toulouse,  1913,  p.  404,  a  noté  le  très  grand  succès  et  la 
propagation  très  étendue  de  ce  petit  livre,  qui  atteignait 
en  1668  sa  25e  édition.  A  Bertaut,  le  P.  Rigoleuc  invite 
de  joindre  le  Manuale  de  Navarrus,  l'Inslitutio  de 
Tolet ,  les  Medullœ  casuum  de  Fcrnandez  et  de  Binsfeld  ; 
de  tous  ces  ouvrages  il  existait  des  traductions  fran- 
çaises. Il  conseille  en  outre  de  compléter  celle  élude 
personnelle  par  des  a  conférences  et  disputes  publiques 
et  privées  (de  cas),  dont  l'exercice  éclaire  et  instruit 
beaucoup  les  esprits  ». 

Sommervogel,  Whl.  de  lu  Comp.  de  Jésus,  t.  vu,  col.  18.">0- 
1851;  Henri  Bremond,  Histoire  littéraire  du  sentiment  reli- 
gieux..., t.  v,  Paris,  1920;  Auguste  I  tamon,  S.  J.,  Jean  Rigo- 
leuc, Œuvres  spirituelles, dans  la  collection  Maîtres  spirituels. 


Paris,  1931  ;  A.  Pottier,  La  doctrine  spirituelle  du  P.  Louis 
Lallemant.  Texte  primilij,  Paris    1936.  Préface. 

R.  Brouillard. 

RIM  INI  (CONCILE  DE).—  Ce  concile  des  évêques 
d'Occident  fut  convoqué  par  l'empereur  Constance 
dans  le  but  de  mettre  fin  aux  controverses  trinitaires 
par  l'acceptation  de  la  quatrième  formule  de  Sirmium, 
que  le  souverain  estimait  susceptible  de  concilier 
toutes  les  divergences.  Le  concile  devait  ensuite  ré- 
soudre les  difficultés  d'ordre  personnel  et  local  qui 
avaient  surgi  en  diverses  Églises  d'Occident  au  cours 
de  la  controverse  dogmatique.  Un  concile  des  évêques 
orientaux,  réunis  à  Séleucie  d'Isaurie  devait  réaliser 
!c  même  programme  pour  l'Orient.  Voir  la  lettre  de 
l'empereur  Constance  au  concile  de  Rimini,  dans 
saint  Hilaire,  Fragmenta  historica,  vu,  P.  L.,  t.  x, 
col.  695  sq.;  ou  mieux  Corpus  de  Vienne,  t.  lxv, 
p.  93  sq.;  Sulpice-Sévère,  Chronica sacra,  1.  II,  c.  xli, 
P.  L.,  t.  xx,  col.  152  sq. 

Au  printemps  de  l'année  359,  quatre  cents  évêques 
se  trouvaient  réunis  à  Rimini.  L'Église  romaine  n'était 
pas  représentée.  Il  se  peut  que  le  gouvernement  impé- 
rial qui,  à  cette  époque,  reconnaissait  deux  papes, 
Libère  et  Félix,  voir  l'art.  Libère,  t.  ix,  col.  635  sq., 
ne  jugea  pas  possible  de  les  convoquer  tous  les  deux, 
ni  d'en  inviter  un  en  ignorant  l'autre.  A  défaut  du 
pape,  il  semble  que  la  présidence  du  concile  fut  dévo- 
lue à  Restitutus  de  Carthage.  Ursace  de  Singidunum, 
Valens  de  Mursa,  Germinius  de  Sirmium  et  Gaius, 
dont  le  siège  épiscopal  est  inconnu,  présentèrent  à 
l'agrément  des  Pères  le  symbole  de  foi  rédigé  à  Sir- 
mium le  22  mai  358,  qui  proclamait  «  le  Fils  semblable 
au  Père,  selon  les  Écritures  »,  et  qui  ajoutait  :  «  Quant 
au  terme  d'ousie,  que  les  Pères  ont  employé  avec  sim- 
plicité, mais  qui  cause  du  scandale  aux  fidèles  aux- 
quels il  est  inconnu,  les  Écritures  ne  le  contenant  pas, 
il  a  paru  bon  de  le  supprimer  et  de  ne  plus  parler 
d'oi/s/'e  à  propos  de  Dieu  et  du  Fils.  Mais  nous  croyons 
que  le  Fils  est  semblable  au  Père  en  toutes  choses, 
comme  le  disent  et  l'enseignent  les  Écritures.  »  Voir 
cette  formule  dans  Athanase,  De  synodis,  c.  vin,  P.  G., 
t.  xxvi,  col.  692  sq.;  Socrates,  Hisl.  ecd.,l.II,c.xxxvn, 
P.  G.,  t.  lxvii,  col.  305  sq.  ;  Hahn,  Bibliolhek  der  Sym- 
bole, Breslau,  1897,  p.  204.  Mais  la  grande  majorité  du 
concile,  estimant  que  la  formule  de  Sirmium  était 
«  une  nouveauté  »  qui  contenait  «  beaucoup  de  points 
de  doctrine  perverse  »,  décida  «  ne  pas  devoir  abandon- 
ner le  symbole  reçu...,  ni  s'éloigner  de  la  foi  reçue  de 
Dieu  par  les  prophètes  et  par  le  Christ,  le  Saint-Esprit 
l'enseignant  dans  les  évangiles  et  dans  tous  les  apôtres; 
laquelle  foi  parvint  par  la  tradition  des  Pères,  selon  la 
succession  apostolique,  jusqu'à  ce  qui  fut  traité  à  Nicée 
contre  l'hérésie  de  ce  temps  et  dure  jusqu'à  mainte- 
nant. Nous  ne  croyons  pas  pouvoir  lui  ajouter  quelque 
chose  et  il  est  clair  que  rien  n'en  peut  être  retranché. 
Quant  au  terme  et  à  la  réalité  (rem)  de  substance,  un 
grand  nombre  de  textes  scripturaires  l'ayant  insinué 
à  nos  esprits,  on  ne  doit  pas  y  toucher,  l'Église  catho- 
lique ayant  toujours  accoutumé  de  les  confesser  et  de 
les  enseigner  avec  la  doctrine  divine».  Voir  la  définition 
du  concile  de  Rimini  dans  Hilaire,  Fragmenta  historica, 
vu,  3,  P.  L.,  t.  x,  col.  697,  Corpus  de  Vienne,  t.  lxv, 
p.  95;  voir  aussi  la  lettre  du  concile  à  Constance, 
Fragmenta  historica,  vm,  1,  col.  699  et  p.  78  sq. 

Ensuite  le  concile  excommunia  Ursace,  Valens,  Ger- 
minius et  Gaius  pour  avoir  «  essayé  de  renverser  ce  qui 
avait  été  décidé  à  Nicée  »,  et  pour  avoir  présenté  une 
profession  de  foi  inadmissible  (21  juillet  359).  Frag- 
menta historica,  vu,  1,  col.  697  et  p.  96. 

Une  délégation  de  dix  membres  du  concile,  conduite 
par  Restitutus  de  Carthage,  fut  envoyée  à  l'empereur 
avec  une  lettre  explicative  pour  lui  communiquer  ce 
que  la  majorité  venait  de  décider.  La  minorité,  qui 


2709 


RIMINI    (CONCILE    DE; 


2710 


comptait  environ  quatre-vingts  évèques,  dépêcha,  elle 
aussi,  plusieurs  de  ses  membres  vers  l'empereur.  Ursace 
et  Valens  étaient  à  leur  tête.  Les  deux  délégations  ren- 
contrèrent Constance  aux  environs  de  Constantinople. 
Il  reçut  immédiatement  les  membres  de  la  minorité 
que  Valens  lui  amenait  et  refusa  de  voir  Restitutus  et 
ses  compagnons.  Il  leur  enjoignit  d'attendre  sa  déci- 
sion à  Andrinople  d'abord,  ensuite  dans  une  station 
postale  de  Thrace,  nommée  Niké.  Ursace  et  Valens  y 
vinrent  les  visiter  et  les  chapitrèrent  si  bien  qu'ils  se 
prêtèrent  à  signer  le  formulaire  de  Sirmium,  aggravé 
du  fait  que  le  Fils  n'était  plus  dit  «  semblable  au  Père 
en  toutes  choses  »,  mais  seulement  «  semblable  selon  les 
Écritures  ».  La  formule  signée  par  Restitutus  et  ses 
compagnons  est  appelée  le  symbole  de  Niké.  Voir 
cette  formule  dans  Théodoret,  Hist.  eccl.,  1.  II,  c.  xvi, 
P.  G.,  t.  lxxxii,  col.  1049;  Athanass,  De  synodis, 
c.  xxx,  P.  G.,  t.  xxvi,  col.  745;  Hahn,  op.  cit.,  p.  205. 
Il  n'est  pas  invraisemblable  qu'Ursace  et  Valens,  qui 
ne  dédaignaient  pas  les  petites  habiletés,  se  soient  pro- 
mis de  profiter  de  la  similitude  des  noms  de  Niké  et 
de  Nicée  pour  faire  passer  leur  formule  comme  le  sym- 
bole de  l'illustre  concile  de  Nicée. 

Après  avoir  donné  leur  signature,  Restitutus  et  ses 
collègues  annulèrent  les  décisions  prises  à  Rimini,  le 
21  juillet  précédent;  ils  levèrent  l'excommunication 
portée  contre  Ursace,  Valens,  Germinius  et  Gains  et 
certifièrent  que  ceux-ci  n'avaient  jamais  été  hérétiques 
(10  octobre  359).  Ensuite,  les  deux  délégations  revin- 
rent ensemble  à  Rimini.  Voir  la  décision  de  Restitutus 
dans  Fragmenta  historica,  vin,  P.  L.,  col.  702,  Corpus 
de  Vienne,  p.  85  sq. 

La  grande  majorité  des  Pères  qui  se  morfondaient  à 
Rimini  depuis  des  mois  ne  fit  pas  trop  de  difficulté  pour 
suivre  Restitutus  dans  sa  palinodie.  Une  vingtaine  de 
récalcitrants,  groupés  autour  de  Phébade  d'Agen  et  de 
Servais  de  Tongres,  vinrent  à  résipiscence  quand  Va- 
lens les  eut  autorisés  à  ajouter  au  formulaire  de  Niké 
des  anathématismes  dans  lesquels  ils  condamnaient 
ceux  qui  enseignent  :  1.  que  le  Christ-Dieu  n'a  pas  été 
engendré  avant  tous  les  siècles;  2.  que  le  Fils  n'est  p;.s 
semblable  au  Père  selon  les  Écritures;  3.  que  le  Fils 
n'est  pas  éternel  comme  le  Père;  4.  que  le  Fils  est  une 
créature  comme  les  autres  créatures;  5.  que  le  Fils  est 
du  non-être  (ex  non  exstantibus)  et  non  du  Père; 
6.  qu'il  fut  un  temps  où  le  Fils  n'était  pas.  Voir  ces 
anathématismes  dans  saint  Jérôme,  Adversus  Lucife- 
rianos,  c.  xvm,  P.L.,  t.  xxm,  col.  171,  qui  les  donne 
comme  proférés  par  Valens  lui-même  en  plein  concile, 
avec  l'assentiment  général;  mais  ceci  est  inconciliable 
avec  l'attitude  de  la  majorité  des  Pères  vis-à-vis  de 
Valens,  telle  qu'elle  ressort  des  pièces  authentiques 
citées  plus  haut,  et  avec  le  récit  de  Sulpice-Sévère  dans 
Chronica  sacra,  1.  II,  c.  xlv,  P.  L.,  t.  xx,  col.  154. 

La  pièce  Fragmenta  historica,  appendix,  sur  laquelle 
s'appuie  J.  /.ciller  (  Les  origines  chrétiennes  dans  les  pro- 
vinces danubiennes,  p.  287,  n.  1),  pour  avancer  que  le 
quatrième  anathématisme  ne  contenait  pas  les  termes 
«  comme  les  autres  créatures  »  n'estpas  de  saintHilaire, 
comme  l'éditeur  de  P.  L.  le  fait  remarquer  en  note. 
Le  Corpus  de  Vienne  ne  l'a  pas  insérée  parmi  les  Frag- 
menta historica.  Du  reste,  Sulpice-Sévère  est  formel 
pour  l'addition  des  termes  «  comme  les  autres  créa- 
tures »  dans  le  quatrième  anathématisme;  et  il  ajoute 
que  Phébade  ne  s'est  aperçu  que  plus  tard  des  consé- 
quences que  les  ariens  pouvaient  en  tirer. 

Le  concile  fut  clos  après  que  tous  les  évêques  eurent 
signé  le  formulaire  et  adressé  à  l'empereur  une  lettre 
pour  le  remercier  de  son  zèle  pour  la  foi.  Voir  cette 
lettre  dans  Fragmenta  historica,  ix,  col.  703  et  p.  87. 
Une  délégation,  conduite  par  l'inévitable  Valens,  se 
rendit  à  Constantinople,  pour  annoncer  à  l'empereur 
la  réussite  de  son  entreprise.  Arrivée  à  Constantinople, 


elle  entra  en  relation  avec  les  homéîns,  groupés  autour 
d'Acace  le  Borgne,  malgré  les  objurgations  de  saint 
Hilaire  et  nonobstant  une  lettre  pressante  qui  leur 
fut  adressée  par  les  évêques  homéousiens.  Cette  lettre 
se  trouve  dans  Fragmenta  historica,  x.col.  705  et  p.  174. 
Enfin,  le  1er  janvier  360,  la  pacification  religieuse  de 
l'empire  fut  proclamée,  tous  les  évêques  d'Orient  et 
d'Occident  présents  aux  deux  conciles  convoqués  par 
l'empereur  ayant  donné  leur  assentiment  à  la  formule 
de  Niké-Rimini.  Voir  Séleucie  d'Isaurie  (Concile 
de).  Mais,  dans  le  courant  de  cette  même  année  360, 
les  évêques  des  Gaules,  réunis  à  Paris,  cassèrent  ce  qui 
avait  été  décidé  à  Rimini.  Les  évêques  d'Italie  en 
firent  autant  trois  ans  plus  tard.  Voir  la  lettre  des 
évèques  de  Gaule  dans  Fragmenta  historica,  xr, 
col.  710  et  p.  43  sq.  ;  la  lettre  des  évèques  d'Italie, 
Fragmenta  historica,  xm,  col.  716  et  p.  158. 

La  formule  de  Rimini  ayant  été  dans  les  siècles  sui- 
vants la  règle  de  foi  des  Églises  barbares  appelées 
communément  ariennes,  il  est  utile  d'en  donner  ici  la 
traduction  complète.  «  Nous  croyons  en  un  seul  vrai 
Dieu,  le  Père  tout-puissant,  de  qui  tout  est,  et  au  I- ils 
unique  de  Dieu,  engendré  de  Dieu  avant  tous  les 
siècles  et  tout  commencement,  par  lequel  tout  a  été 
fait,  ce  qui  est  visible  comme  ce  qui  est  invisible,  lequel 
est  seul  engendré,  lui  seul  du  Père  seul.  Dieu  de  Dieu, 
semblable  à  celui  qui  l'a  engendré,  selon  les  Écritures, 
sa  génération  étant  inconnue  de  tous,  hormis  du  Père 
qui  l'a  engendré.  Nous  savons  que  ce  Fils  unique  de 
Dieu,  envoyé  par  le  l'ère,  est  venu  du  ciel  comme  il  est 
écrit,  pour  la  destruction  du  péché  et  de  la  mort,  qu'il 
est  né  selon  la  chair,  du  Saint-Esprit  et  de  la  vierge 
Marie,  comme  il  est  écrit,  qu'il  a  vécu  avec  ses  dis- 
ciples et  (pie,  après  l 'accomplissement  de  toute  l'écono- 
mie selon  la  volonté  du  l'ère,  il  a  été  crucifié,  est  mort, 
et  a  été  enseveli;  qu'il  est  descendu  aux  enfers,  mais 
l'enfer  a  tremblé  devant  lui;  qu'il  est  ressuscité  des 
morts  le  troisième  jour;  qu'il  conversa  avec  ses  dis- 
ciples et  qu'après  quarante  jours  il  a  été  élevé  au  ciel; 
qu'il  siège  à  la  droite  du  l'ère;  qu'il  viendra  au  dernier 
jour  de  la  résurrection  dans  la  gloire  du  l'ère  pour 
rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres.  Nous  croyons  au 
Saint-Esprit,  que  le  Fils  unique  de  Dieu,  Jésus-Christ, 
Dieu  et  Seigneur,  a  promis  d'envoyer  au  genre  humain, 
le  Paraclet,  l'Esprit  de  vérité,  comme  il  est  écrit,  que 
le  Fils  a  envoyé  après  son  ascension  au  ciel,  quand  il  se 
fut  assis  à  la  droite  du  Père,  pour  venir  de  là  juger  les 
vivants  et  les  morts.  Le  terme  d'ousie  qui  a  été  em- 
ployé par  les  Pères  avec  simplicité,  mais  qui  cause  du 
scandale  aux  fidèles  auxquels  il  est  inconnu,  les  Écri- 
tures ne  le  contenant  pas,  doit  être  supprimé  et  doré- 
navant, on  ne  devra  plus  parler  d'ousie,  principale- 
ment parce  que  les  Écritures  ne  mentionnent  jamais 
Vousie  par  rapport  au  Père  et  au  Fils.  On  ne  doit  pas 
non  plus  parler  d'une  seule  substance  (Û7r6ffraatç),  par 
rapport  à  la  personne  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint- 
Esprit.  Nous  disons  que  le  Fils  est  semblable  au  Père, 
comme  le  disent  et  l'enseignent  les  Écritures.  Toutes 
les  hérésies  condamnées  précédemment,  ainsi  que 
celles  qui  ont  surgi  dans  ces  derniers  temps,  en  oppo- 
sition à  la  présente  formule,  doivent  être  frappées 
d'anathème.  » 

Notons  pour  terminer  que  saint  Jérôme  estime  celte 
formule  susceptible  d'une  interprétation  bénigne, 
même  la  raison  qui  y  est  donnée  pour  prohiber  le 
terme  ousie  lui  semble  plausible,  verisimilis  ratio  pnv- 
bebalur.  Adversus  Luci/erianos,  c.  xvm,  col.  171.  C'est 
quand  il  parle  plus  loin  de  la  perfide  interprétation 
donnée  par  Valens  de  Mursa  aux  décisions  conciliaires 
qu'il  écrit  les  mots  célèbres  :  Tune  usia>  nomen  aboti- 
tum  est;  tune  Nicasnse  jidci  damnai io  eonclamala  est. 
Ingemuil  lotus  orbis  et  arianum  se  esse  miratus  esl, 
c.  xix,  col.  172  C.  11  semble  aussi  que  la  formule  de 


DICT.   DE  THEOL.    CATHOL. 


IV. 


86. 


2711       Hl  M  INI   (CONCILE    DE 


RIPALDA   (JEAN   MARTI  NEZ  DE 


2712 


Sirminm-Rimini  soit  la  première  profession  de  toi  qui 

mentionne  la  descente  de  Jésus  aux  enfers.  Voir  Des- 
cente DE  JÉSUS  AUX  EXFERS,   t.   IV,  COl.   569. 

J.es  textes  se  trouvent  principalement  dans  les  Fragmenta 
hislorica,  de  saint  Hilaire,  dont  nous  avons  donné  les  réfé- 
rences au  cours  de  l'article.  Le  meilleur  exposé  moderne  se 
trouve  dans  J.  Zeiller,  Les  origines  chrétiennes  dans  les  pro- 
pinces danubiennes det 'empire romain,  Paris,  l'.UH,  p.  2x1  sq. 
Voir  aussi  Histoire  de  l'Église  publiée  sous  l:i  direction 
de  Fliche  et  Martin,  t.  m,  Paris.  1936,  p.  1<>3  sq.; 
L.  Duchesne,  Histoire  ancienne  de  l'Église,  t.  11,  p.  297  sq. 

G,   Fritz. 

RINALDI  Odorico(ou  Rayxaldus  sous  la  forme 
latinisée),  oratorien,  né  à  Trévise,  de  famille  patricien  ne, 
en  1595,  mort  à  Rome  le  22  janvier  1671.  Il  lit  ses  pre- 
mières études  en  sa  ville  natale,  les  continua  au  collège 
des  jésuites  et  à  l'université  de  Parme,  entra  à  l'Ora- 
toire de  Turin,  disent  les  uns,  de  Rome,  disent  les 
autres,  à  l'âge  de  vingt-trois  ans,  en  Kil8,  et  fut  appli- 
qué de  bonne  heure  à  la  continuation  de  l'œuvre  gigan- 
tesque des  Annales  ecclésiastiques  commencée  par  Ba- 
ronius.  Il  apporta  à  ce  travail  une  telle  ardeur  et  une 
telle  continuité  qu'à  partir  de  1646,  où  parut  son  pre- 
mier volume  (xuie  de  la  collection),  jusqu'en  1671,  il 
publia  sept  in-folio;  trois  autres  volumes,  préparés  par 
lui,  parurent  après  sa  mort  :  le  tout  embrassant  la  pé- 
riode 1198-1565.  En  même  temps,  il  résumait  l'œuvre 
de  Raronius  et  la  sienne  en  un  abrégé  publié  à  Rome 
sous  le  titre  de  :  Annales  ecclesiastici  ex  lomis  oclo  ad 
unum  pluribus  auclum  redacli...  in-fol.,  1667,  et  3  vol. 
in-4°,  1669.  Il  fut  élu  à  deux  reprises  supérieur  général 
de  sa  congrégation,  qu'il  gouverna  avec  sagesse.  Inno- 
cent X  lui  offrit  la  direction  de  la  bibliothèque  Vati- 
cane;  mais  il  refusa  cet  honneur  pour  se  livrer  sans  ré- 
serve à  ses  travaux  historiques.  Il  enrichit  de  beaucoup 
de  manuscrits  la  bibliothèque  de  l'Oratoire;  et  laissa 
par  testament  un  legs  important  à  la  confrérie  de  la 
Trinité  des  Pèlerins,  de  Rome.  Au  dire  de  bons  juges, 
comme  Mansi,  son  annotateur  de  l'édition  de  Lucques 
(1736-1758),  et  Tiraboschi,  son  œuvre  considérable, 
sans  valoir  celle  de  Raronius,  et  tout  en  laissant  aussi  à 
désirer,  au  point  de  vue  critique,  pour  la  chronologie  et 
l'interprétation  des  sources,  représente  une  grande  va- 
leur pour  les  nombreux  documents  originaux  qu'elle 
reproduit,  une  méthode  sûre  et  les  agréments  du  style; 
bien  au-dessus  de  Rzovius  et  de  Sponde,  il  occupe  assu- 
rément le  premier  rang  parmi  les  continuateurs  de 
Raronius. 

Villarosa,  Memorie  degli  scrillori  fdippini,  Naples,  1837, 
p.  199;  Biographie  universelle,  t.  xxxvm,  1824,  p.  115. 

F.    Honnard. 

RIPA  (Jean  de)  ou  JEAN  DE  MARCHIA, 
théologien  franciscain,  Doclor  diffleilis,  qui  enseigna  à 
l'université  de  Paris  vers  le  milieu  du  xiv«  siècle.  Peu 
cité  par  les  auteurs  postérieurs,  son  nom  a  été  tiré  de 
l'oubli  par  l'ouvrage  du  cardinal  l-'.hrle,  l)er  Scnlenzen- 
kmunentar  Peters  von  Candia,  des  Pisaner  Papstes 
Alexanders  V  .,  dans  Franziskanische  Slud ien, Beiheft  9, 
Munster,  1925.  Pierre  de  Candie  parle,  en  effet,  à  plu- 
sieurs reprises  de  Jean  de  Ripa  et  par  lui  nous  pouvons 
avoir  quelques  indications  touchant  la  chronologie  de 
ses  œuvres  et  ses  manuscrits.  D'après  ces  indications, 
le  Commentaire  sur  le  premier  livre  des  Sentences  au- 
rait été  écrit  par  Jean  de  Ripa  entre  l'année  1344  cl 
1357.  Eli  plus  de  cet  ouvrage  considérable,  on  croit 
pouvoir  citer,  comme  étant  de  Jean  de  Ripa,  un  petit 
opuscule,  Determinationes.  Le  cardinal  Ehrle  Indique 
les  manuscrits  plus  ou  moins  complets  du  Commentaire. 
Quatre  appartiennent  à  la  Vaticane;  un  à  la  Biblio- 
thèque nationale  de  Paris;  un  à  la  bibliothèque  natio- 
nale de  Florence;  un  à  la  bibliothèque  municipale 
d'Assise  ci  un  a  la  bibliothèque  municipale  de  Padoue. 
Voir  op.  cil-,  p.  275-277. 


On  trouvera  également  ces  indications  dans  l'in- 
troduction de  la  récente  thèse  de  Hermann  Schwamm, 
Magistri  Joannis  de  Ripa,  O.  F.  M.,doctrina  de  prm- 
scientia  divina,  Rome,  1930,  p.  1-4.  D'après  Schwamm, 
Jean  de  Ripa  serait  l'initiateur  de  la  thèse  «  banné- 
zienne  »  des  décrets  prédéterminants,  qui  se  rattache- 
rait ainsi,  par  Jean  de  Ripa,  au  scotisme  bien  plus 
qu'au  thomisme.  Schwamm  a  édité,  dans  sa  thèse,  le 
(exte  de  dist.  XXXVIII,  q.  H,  a.  1-4;  dist.  XXXIX, 
q.  unica,  a.  1-4;  et  divers  fragments  du  prologue  et  des 
dist.  XLIV-XLVIII. 

A.  Michel. 

RIPALDA  (Jean  Marti  nez  de)  né  à  Pampe- 
lune  en  1594,  entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en 
1609.  Il  enseigna  la  philosophie  à  Monteforte,  puis  la 
théologie  à  Salamanque.  Son  succès  fut  tel  qu'on  l'es- 
tima, paraît -il,  de  son  temps,  comme  le  meilleur  théo- 
logien de  l'Espagne,  sinon  de  l'Europe  entière.  Il 
s'adonna  aussi  à  la  théologie  morale  et  termina  sa  vie 
au  collège  impérial  de  Madrid  dans  les  offices  de  pro- 
fesseur et  de  censeur  de  la  foi  au  conseil  suprême  de 
l'Inquisition.   Il  mourut  en  1648. 

Son  œuvre  capitale  est  un  traité  du  surnaturel  :  Dis- 
pulationes  theologicœ  de  ente  supernalurali.  Il  parut 
d'abord  en  deux  volumes  in-folio  :  le  premier,  imprimé 
à  Bordeaux  en  1634;  le  second,  à  Lyon,  en  1645.  Un 
troisième  fit  bientôt  suite,  édité  à  Cologne  en  1648  et 
contenant,  par  manière  d'appendice  de  la  doctrine  pré- 
cédente, une  longue  réfutation  de  Haïus  et  des  baïa- 
nistes.  Des  presses  de  cette  dernière  ville  était  déjà 
sortie,  en  1635,  une  Brevis  expositio  Magistri  Sentenlia- 
rum  du  même  auteur.  Elle  fut  rééditée  plusieurs  fois  : 
à  Lyon,  en  1636,  puis  en  1696;  à  Venise,  en  1737;  en 
dernier  lieu  à  Paris,  par  Vives,  en  1892.  Un  troisième 
ouvrage,  De  virlutibus  theologicis,  ne  fut  publié  qu'a- 
près la  mort  de  l'auteur,  Lyon,  1562.  Une  réimpression 
du  De  ente  supernaturali  parut  à  Lyon,  en  1663.  A  Pa- 
ris, vers  la  fin  du  xixe  siècle,  virent  le  jour  presque  en 
même  temps  deux  rééditions  importantes  de  ses  écrits 
théologiques  :  l'une  entreprise  par  Vives,  en  huit  vo- 
lumes qui  se  succédèrent  de  1871  à  1873;  l'autre  par 
Palmé,  en  quatre  tomes,  publiés  en  1870-1871. 

La  bibliothèque  de  Salamanque  conserve  en  manus- 
crits plusieurs  autres  traités  de  Ripalda  :  De  visione 
Dei;  De  voluntale  Dei;  De  priedestinatione;  De  angelis  et 
auxiliis. 

VoirHurter,  Xomenclalor  litterarius,  3e  éd.,  t.  in,  col.  928; 
Sommervoge),  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  v,  col.  610-643; 
Antonio,  Bibliotheca  hispana  nova,  t.  1,  Madrid,  1 783,  p.  736  ; 
Astrain,  Historiadella  Compana  de  Jesûs,  t.  v,  p.  81,  86, 169. 

I.  Caractère  de  l'œuvre.  —  1°  La  réfutation  de 
Baïus.  —  La  partie  la  plus  négligeable  de  cette  œuvre 
n'est  peut-être  pas  celle  qui  concerne  la  critique  de 
Haïus.  En  la  présentant  à  ses  lecteurs,  l'auteur  se  féli- 
citait d'avoir  eu  l'avantage  de  lire  les  opuscules  authen- 
tiques du  professeur  de  Louvain.  Ils  avaient  pourtant 
été  condamnés  en  1567  et  l'on  était  alors  en  1648.  Le 
cardinal  Tolet  en  ayant  communiqué  le  texte  original 
à  Pierre  Arrubal  pour  son  usage  personnel,  quand  ce- 
lui-ci se  retira  à  Salamanque,  il  y  apporta  le  document 
et  c'est  là  que  Ripalda  en  prit  connaissance.  A  l'en 
croire,  Vasquez  aurait  été  sur  ce  point  beaucoup  moins 
bien  partagé.  Quand  il  réfuta,  lui  aussi,  à  Alcala,  les 
mêmes  erreurs,  il  n'avait  plus  sous  les  yeux  les  œuvres 
de  Haïus  dont  il  n'avait  d'ailleurs  connu  à  Rome  qu'une 
partie,  celle  qui  a  trait  à  la  nécessité  de  la  grâce.  Voir 
éd.  Vives,  t.  v,  ad  lectorem.  (C'est  d'après  l'édition 
Vives  que  seront  données  ci-après  toutes  les  références 
aux  œuvres  de  Ripalda.) 

Toujours  est-il  que  le  travail  de  Ripalda  est  fort  bien 
documenté.  Il  cite  et  discute  minutieusement  les  pas- 
sages de  saint  Augustin  exploites  par  le  docteur  de 
Louvain.  Sans  doute  son  exégèse  soulïre-t-elle  d'une 


2  713 


RIPALDA.    GRACE    ET    JUSTIFICATION 


2714 


infirmité  très  commune  à  cette  époque;  elle  est  beau- 
coup trop  dialectique,  plus  soucieuse  de  raisonner  sur 
les  mots  dégagés  de  tout  contexte  historique  et  litté- 
raire, que  de  leur  restituer  le  sens  concret  qui  leur  était 
attribué  par  l'auteur.  A  tout  le  moins  trouvera-t-on 
dans  l'ouvrage  du  professeur  de  Salamanque  tout  le 
matériel  de  citations  patristiques  dont  s'alimentait  la 
controverse  entre  amis  et  ennemis  de  Bains,  ainsi  que 
les  commentaires  qu'on  y  ajoutait  de  part  et  d'autre 
pour  se  prévaloir  de  l'autorité  du  Docteur  de  la  grâce. 

Cette  critique  du  baïanisme  ne  passa  pas  inaperçue  et 
produisit  vraisemblablement  quelque  effet  puisque, 
de  Louvain.on  lui  fit  l'honneur  d'une  riposte  acerbe  et 
très  étendue.  Parue  en  1649,  sous  ce  titre  :  Joannis 
Miirlinez  de  Ripalda  e  Socielale  nominis  Jésus  vulpes 
capta  per  theologos  sacrae  facultatif  Academiœ  Lova- 
niensis,  elle  fut  plus  tard  traduite  en  français  et  «  pu- 
bliée par  ces  mêmes  docteurs,  de  l'ordre  des  évoques 
des  Pays-Bas  et  de  la  Faculté  »,  dans  les  Annales  de  la 
société  des  soi-disant  jésuites,  t.  iv,  1769,  p.  189-445. 
Après  avoir  repoussé  comme  d'infamantes  calomnies 
les  accusations  portées  par  le  théologien  espagnol  contre 
l'orthodoxie  de  sa  faculté,  l'auteur  anonyme  qui  lui 
donne  la  réplique  l'incrimine  à  son  tour  d'impostures, 
de  falsifications  de  textes  et,  comme  bien  l'on  pense, 
de  pélagianisme.  Cet  auteur  s'appelait  en  réalité  Jean 
Sinnich;  son  factum  fut  mis  à  l'Index  par  décret  du 
Saint-Office  le  23  avril  1654.  Cf.  Indice  dei  libri  proibili, 
1929,  p.  491  et  548. 

2°  Le  De  ente  supernalurali.  —  Quant  au  De  ente 
supernaturali,  il  est  très  représentatif  d'une  époque  et 
d'un  milieu.  A  la  date  où  il  paraît,  les  grandes  disputes 
systématiques  sont  closes;  tout  au  moins  la  doctrine 
caractéristique  de  chacune  des  écoles  adverses  est 
fixée  dans  ses  thèses  principales  et  dans  les  arguments 
essentiels  qui  les  prouvent.  Qu'il  s'agisse  des  contro- 
verses De  auxiliis  ou  des  problèmes  fondamentaux  de 
la  métaphysique,  les  questions  importantes  qui  méri- 
taient discussion  ont  déjà  été  retournées  en  tous  sens; 
au  moins  à  les  prendre  du  point  de  vue  de  la  philoso- 
phie et  de  la  théologie  scolastique,  il  ne  reste  plus  rien 
de  capital  à  découvrir  ni  à  exploiter  en  elles.  En  fait 
d'explication  rationnelle  des  mystères  de  l'être  ou  de 
la  grâce,  il  n'y  a  plus,  semble-t-il,  qu'à  choisir  entre  les 
positions  délimitées  par  le  thomisme,  le  scotisme,  le 
nominalisme  ou  l'enseignement  plus  éclectique  des 
jésuites  Molina,  Vasquez,  Suarez.  Si  l'on  veut  trouver 
encore  de  l'inédit,  on  en  est  réduit  à  revenir  sur  ce  qui 
a  déjà  été  résolu  ou  à  raffiner  sur  des  corollaires  acces- 
soires, à  moins  qu'on  ne  se  décide  à  quitter  le  réel  pour 
étudier  des  ordres  hypothétiques  de  création  ou  de 
grâce.  C'est  en  tout  cas  dans  cette  voie  que  s'est  engagé 
Ripalda. 

Il  y  était  d'ailleurs  invité  par  son  milieu,  l'université 
de  Salamanque.  N'était-ce  pas,  en  effet,  une  nécessité 
dans  ces  centres  d'études  ecclésiastiques,  pour  animer 
les  disputes  scolaires  ou  les  séances  d'argumentation 
qui  fondaient  la  réputation  des  collèges,  de  se  signaler 
par  des  opinions  nouvelles  et  même  audacieuses.  On 
excitait  ainsi  l'intérêt  des  étudiants  ou  du  public  et 
l'on  amorçait  des  polémiques  longuement  entretenues 
par  la  suite.  Toujours  est-il  qu'en  lisant  le  De  ente 
supernalurali,  on  y  trouve  à  chaque  instant  la  trace  de 
ces  joutes  intellectuelles  et  du  genre  spécial  de  théolo- 
gie qu'elles  provoquaient.  A  maintes  reprises,  Ripalda 
nous  prévient  qu'avant  lui  personne  ou  à  peu  près  n'a 
touché  à  la  question  qu'il  aborde.  Apud  scolasticos 
nullam  invenio  disputationem  de  illa.  Hujus  quœstionis 
non  meminerunt  scolastici.  Hsec  dispulalio  a  nullo  Iheo- 
logorum  scribenlium  in  examen  vocatur,  écrit-il  au  début 
de  trois  études  fort  abstruses  touchant  la  nature  de 
la  puissance  obédientielle  active  et  passive,  De  ente 
sup.,  1.  II,  disp.  XXV,  proœm.;  disp.  XXVII,  n.  1; 


disp.  XXX 1 1 1,  proœm.  Malheureusement  la  peine  qu'il 
se  donne  pour  découvrir  ou  tirer  au  clair  ces  questions 
nouvelles  manque  vraiment  de  proportion  avec  leur 
intérêt  propre.  Qu'on  en  juge  par  ces  quelques  titres  : 
An  cognitio  supernaturalis  possit  concurrere  ad  aclum 
peccati?  (De  ente  sup.,  1.  III,  disp.  LVII);  An  cognitio 
supernaturalis  possil  esse  falsa  potestale  absolula  Dei? 
(ibid.,  disp.  LIX);  An  dignilas  Deiparœ  se  sola  seorsim 
a  gratia  habituali  possil  sanclificare  personam  et  digni- 
ficare  opéra  supernattwalia  ud  meritum  vitee  œternx  ? 
(1.  IV,  disp.  LXXIX),  etc.  Ici  ou  là  il  avertit  candide- 
ment que  la  controverse  est  fastidieuse,  toute  verbale, 
vide  de  choses.  Il  ne  lui  en  consacre  pas  moins  de  nom- 
breuses colonnes.  Voir  p.  ex.  loc.  cit.,  1.  III,  disp.  XXXI. 

Le  plus  souvent,  semble-t-il,  c'était  à  l'intérieur  du 
collège  de  la  Compagnie  de  Jésus  à  Salamanque  qu'on 
se  livrait  ainsi  bataille  dans  les  régions  les  plus  nua- 
geuses de  la  théologie.  Le  partenaire  habituel  de  Ri- 
palda dans  ces  luttes  académiques  est  un  de  ses  col- 
lègues, Pierre  Hurtado  de  Mendoza  qui  fut  d'abord 
son  maître.  La  vénération  sincère  qu'il  lui  porte  ne 
l'empêche  pas  de  le  contredire  à  tout  propos.  Voir 
disp.  L,  sect.ix,  n.55;  disp.  LVII;  disp.  LIX, etc.  Dans 
d'autres  occasions  il  se  mesure  avec  le  cardinal  Jean 
de  Lugo,  un  de  ses  anciens  professeurs  lui  aussi  :  De 
enle  sup.,  1.  II,  disp.  LXI;  De  fïde,  disp.  XVII;  ou  bien 
il  s'associe  à  des  escarmouches  plus  importantes  entre 
membres  de  l'académie  de  Salamanque,  De  enle  sup., 
1.  IV,  disp.  CXXIII;  ou  à  une  sortie  collective  de 
toute  l'Académie  contre  nonnullos  recentiores  C.omplu- 
tenses,  De  caril.,  disp.  XL;  sans  préjudice  évidemment 
de  la  lutte  commune  qu'il  soutient  avec  ses  confrères 
jésuites  contre  les  thomistes.  Sur  ce  point  cependant 
les  récents  décrets  du  Saint-Siège  lui  imposent  une 
réserve  à  laquelle  il  se  résigne  difficilement.  Faute  de 
pouvoir  discuter,  il  expose  au  moins  l'état  de  la  con- 
troverse et  en  raconte  quelques  péripéties,  1.  IV, 
disp.  CXIII. 

II.  La  doctrine.  —  Cet  aperçu  général  sur  l'œuvre 
ne  suffit-il  pas  à  donner  la  conviction  qu'une  étude 
complète  et  détaillée  du  De  enle  supernalurali  n'offri- 
rait guère  d'intérêt?  Les  théologiens  d'époque  posté- 
rieure n'en  ont  d'ailleurs  retenu  que  trois  thèses  carac- 
téristiques, laissant  le  reste  périr  dans  l'oubli.  Encore 
n'était-ce  pas  d'ordinaire  pour  les  adopter,  mais  pour 
les  signaler  à  l'attention  à  titre  d'opinions  extrêmes  et 
curieuses.  Ces  thèses  sont  célèbres.  L'une  a  trait  à  la 
possibilité  d'une  substance  créée  qui  serait  destinée 
par  essence  à  la  vision  intuitive;  une  autre  à  l'élévation 
surnaturelle  de  tous  les  actes  moralement  bons  du 
monde  présent;  la  dernière  à  l'explication  du  salut  des 
infidèles  par  la  foi  large.  Celle-ci  a  déjà  été  discutée  par 
le  P.  Harent.à  l'article  Infidèles,  t.  vu,  col.  1764  sq., 
de  façon  si  judicieuse  qu'il  est  inutile  de  l'étudier  à 
nouveau.  Seules  les  deux  premières  demandent  encore 
à  être  analysées  et  critiquées.  Toutefois,  comme  il 
importe  à  l'intelligence  de  la  doctrine  de  Ripalda  sur 
la  substance  surnaturelle  de  savoir  comment  il  a  com- 
pris le  rôle  joué  par  la  grâce  habituelle  dans  la  justifi- 
cation, il  ne  sera  pas  hors  de  propos  d'examiner  d'abord 
brièvement  son  opinion  sur  ce  point  controversé. 

1°  Le  rôle  de  la  grâce  habituelle  dans  la  justification. 
—  A  première  vue  il  paraîtrait  logique  d'accepter  ou 
de  proscrire  l'hypothèse  d'un  esprit  naturellement 
ordonné  à  la  vision  béatifique,  suivant  qu'on  attribue 
ou  non  à  la  grâce  habituelle  un  caractère  strictement 
divin.  En  effet,  si  la  grâce  nous  pourvoit  d'un  mode  de 
sainteté  et  d'activité  qui  n'appartient  de  droit  qu'à 
l'Acte  pur,  il  est  clair  que  pareil  degré  de  perfection 
n'appartiendra  jamais  d'emblée  à  aucune  substance 
tirée  du  néant.  Or,  pour  juger  de  l'estime  qu'un  théo- 
logien professe  à  l'égard  de  la  vie  surnaturelle,  la 
meilleure  méthode  n' est-elle  pas  de  lui  demander  s'il 


RIPALDA.    GRACE    ET    JUSTIFICATION 


2716 


la  trouve  assez  excellente  pour  détruire  par  sa  seule 
présence  la  malice  du  péché  ou  pour  obtenir  en  justice 
à  qui  la  possède  l'amitié  et  l'adoption  du  Père  céleste? 
Pour  détruire  une  malice  infinie  ou  exiger  l'amitié  de 
l'Être  infini,  ne  faut-il  pas  avoir  soi-même  une  valeur 
approximativement  infinie?  L'existence  éventuelle 
d'une  âme  qui  serait  capable  de  mériter  par  ses  actes 
spécifiques  la  gloire  du  ciel  s'accommode  donc  d'une 
synthèse  de  la  justification  où  la  sanctification  et 
l'adoption  divine  proviennent  d'une  faveur  réellement 
ou  formellement  distincte  du  don  de  la  grâce,  mais  pas 
du  tout,  semble-t-il,  d'un  système  qui  identifie  méla- 
physiquement  rémission  des  fautes  et  infusion  de  la 
charité.  Dès  lors  Ripalda  n'a  pu  admettre  la  possibilité 
d'une  «  substance  surnaturelle  »  sans  répudier  cette 
dernière  conception  de  la  grâce  qui  est,  comme  on  le 
sait,  la  conception  thomiste,  ou  tout  au  moins  sans  la 
transformer  profondément.  Comment  a-t-il  au  juste  en 
ces  matières  organisé  ses  thèses  de  façon  à  éviter  toute 
incohérence  doctrinale? 

1.  La  rémission  du  péché.  — ■  Malgré  sa  subtilité, 
Ripalda  ne  pouvait  guère  proposer,  au  sujet  de  la  des- 
truction des  fautes  graves  par  la  vie  surnaturelle,  une 
opinion  entièrement  inédite.  Tout  au  plus  lui  restait-il 
à  critiquer  les  théories  précédemment  émises  par  le 
thomisme  et  le  scotisine  et  par  Suarez  et  à  les  combi- 
ner en  un  mélange  nouveau.  On  sait  comment  les  dif- 
férentes écoles  ont  pris  position  dans  cette  controverse. 

D'après  les  thomistes,  le  péché  habituel  s'identifiant 
par  définition  avec  la  privation  de  la  grâce  sancti- 
fiante, entre  elle  et  lui  l'opposition  est  métaphysique; 
même  absolument  parlant,  ils  ne  pourraient  habiter 
ensemble  dans  une  âme;  le  surnaturel  ressemble  de  si 
près  à  la  sainteté  divine  qu'il  répugne  comme  elle  par 
essence  à  toute  souillure  morale,  au  moins  à  toute 
souillure  grave.  Le  Docteur  subtil,  par  contre,  n'a  pas 
consenti  à  détourner  les  yeux  de  la  condition  créée  des 
dons  infus  et  leur  a,  par  suite,  refusé  le  pouvoir  de 
balancer  par  eux-mêmes  la  malice  incalculable  du 
péché  ou  celui  de  contraindre  Dieu  à  l'absoudre. 
Le  pardon  des  fautes  est  donc  à  son  avis  un  bienfait 
de  Dieu  distinct  et  complémentaire  de  la  concession 
de  la  grâce;  de  soi,  vie  surnaturelle  et  péché  mortel  ne 
sont  pas  incompatibles.  Suarez,  ici  comme  en  d'autres 
occasions,  a  mêlé  thomisme  et  scotisme.  Avec  les 
tenants  du  premier  système,  il  place  les  dons  infus  au- 
dessus  de  toute  créature  réelle  ou  possible;  toutefois  il 
nie  que  leur  absence  là  où  ils  devraient  exister  constitue 
l'essence  du  péché  habituel;  et,  d'autre  part,  à  l'en 
croire,  entre  leur  présence  et  celle  d'une  faute  grave,  il 
n'existerait  qu'une  opposition  physique  dont  Dieu 
pourrait  par  miracle  suspendre  les  effets,  comme  ceux 
de  toutes  les  causes  naturelles  ou  de  toutes  les  lois  de 
l'univers  matériel. 

Les  conclusions  qu'adopte  Ripalda  se  distinguent  à 
peine  de  celles  de  Suarez,  sauf  sur  la  question  de  la 
compatibilité  de  la  grâce  et  du  péché.  Lui  non  plus 
n'accepte  pas  d'identifier  pleinement  le  péché  mortel 
avec  la  privation  de  la  grâce.  A  maintes  reprises  il 
s'insurge  contre  cette  conception,  par  exemple  :  De  ente 
supern.,  disp.  CXXXII,  sect.  xix,  n.  251.  Mais  si, 
d'après  lui,  l'infusion  de  la  grâce  n'équivaut  pas  par  dé- 
finition à  la  rémission  du  péché,  du  moins  l'exige-t-elle 
par  nature.  Cette  exigence  toutefois  ne  serait  que  mo- 
rale; car  entre  deux  termes  dont  l'un,  le  péché,  appar- 
tient à  l'ordre  moral,  il  ne  peut  être  question  d'oppo- 
sition physique  au  sens  propre  du  mot.  Il  ne  pense 
donc  pas,  comme  Suarez,  qu'entre  la  présence  de  la  vie. 
surnaturelle  et  le  pardon  des  fautes  la  connexion  est 
aussi  nécessaire  qu'entre  l'entrée  de  la  chaleur  et  la 
disparition  du  froid.  L'excellence  de  la  grâce  lie  (uni 
pense  pas  aiil  hmél  iqurmciit  la  malice  quasi  Infinie  du 
péché.  En  Valeur  morale,  le  pardon  des  fautes  dol1  être 


estimé  à  plus  haut  prix  que  l'octroi  des  vertus  infuses. 
Sans  doute,  la  grâce  est-elle  en  soi  d'un  degré  de  per- 
fection physique  assez  élevé  pour  déterminer  Dieu  à  se 
réconcilier  avec  l'homme  coupable;  cependant  elle  ne 
peut  l'y  obliger  en  toute  rigueur,  pas  plus  que  nos 
mérites  ne  le  contraignent  en  justice  tout  à  fait  stricte 
à  nous  donner  la  gloire.  Entre  nos  œuvres  surnaturelles 
et  la  vision  intuitive  il  n'y  a  pas  d'équivalence  abso- 
lument rigoureuse,  mais  seulement,  comme  l'a  enseigné 
saint  Thomas,  égalité  de  proportion,  en  ce  sens  qu'étant 
ce  qu'il  est,  Dieu  se  doit  de  récompenser  nos  actes 
vertueux  par  la  contemplation  de  son  essence.  De 
même  l'excellence  de  la  grâce  ne  peut  pas  moins  obte- 
nir de  la  puissance  et  de  la  libéralité  divine  que  la  puri- 
fication de  l'âme  dont  elle  fait  sa  résidence. 

Ainsi  se  manifeste  de  quelle  manière  l'expulsion  par 
la  grâce  des  souillures  morales  se  distingue  de  la  dis- 
parition du  froid  sous  l'influence  de  la  chaleur.  Pour 
que  cesse  le  froid  il  suffît  que  Dieu  prête  son  concours 
naturel  à  l'activité  physique  de  la  chaleur.  Par  contre. 
Dieu  ne  pardonne  pas  les  fautes  graves  en  coopérant 
à  la  causalité  normalement  exercée  sur  elles  par  la 
grâce  ;  il  les  remet  par  un  acte  libre  dicté  à  sa  généro- 
sité par  la  complaisance  que  lui  inspire  la  beauté  des 
dons  surnaturels. 

Si  la  grâce,  d'après  Ripalda,  n'exclut  pas  le  péché 
par  la  seule  perfection  de  son  essence,  elle  ne  le  détruit 
pas  davantage  en  vertu  de  l'amitié  divine  dont  elle 
serait  de  soi  le  gage  indiscutable.  Il  n'accepte  pas  en 
effet  de  considérer  l'amitié  du  Créateur  comme  un  effet 
formel  absolument  inévitable  des  vertus  surnaturelles. 
En  termes  scolastiques,  il  déclare  que,  si  la  grâce  con- 
fère à  l'homme  par  nature  la  justice  et  l'amitié  de  Dieu, 
ce  n'est  pas  in  actu  secundo,  ni  même  in  aclu  primo 
efficaci,  mais  seulement  in  actu  primo  sufjicienti.  Loc. 
cit.,  n.  253. 

Cette  formule  n'enlève  pas  toute  obscurité  à  sa  doc- 
trine, tant  s'en  faut,  et  les  Salmanticenses  ne  se  sont 
pas  fait  faute  de  la  prendre  à  partie  (De  justif.,  disp.  II, 
dub.  iv,  n.  109).  Toutefois  expliquée  par  le  contexte,  il 
n'est  pas  impossible  de  la  situer  à  sa  place  exacte  dans 
la  série  des  systèmes  concernant  la  causalité  formelle 
de  la  justice  infuse.  Tandis  que  Scot  requiert  qu'une 
faveur  divine  vienne  s'ajouter  du  dehors  à  la  grâce  pour 
la  rendre  justifiante,  d'après  Ripalda  elle  obtient  cet 
effet  par  elle-même,  au  moins  médiatement,  en  provo- 
quant par  sa  splendeur  la  complaisance  divine  d'où 
provient  le  pardon.  Et  si  l'on  veut,  d'autre  part,  con- 
fronter sa  thèse  avec  celle  de  Suarez,  on  n'y  trouvera 
entre  les  dons  infus  et  le  péché  qu'une  opposition  mo- 
rale ex  nalura  rei,  au  lieu  d'une  opposition  physique  ex 
nalura  rei. 

Ayant  ainsi,  par  comparaison  avec  son  illustre  con- 
frère, atténué  quelque  peu  la  vertu  sanctificatrice  natu- 
rellement incluse  dans  la  grâce,  il  ne  lui  plaît  pourtant 
pas  de  concéder  à  son  exemple  que,  absolument  par- 
lant, la  vie  surnaturelle  pourrait  être  octroyée  à  une  âme 
gravement  coupable.  La  grâce  justifiant  ex  natura  rei, 
si  Dieu  concourait  à  la  persistance  du  péché  en  contra- 
riant par  uri  miracle  les  causes  normalement  destinées 
à  l'expulser,  Ripalda  pense,  comme  les  thomistes,  qu'il 
en  port  irait,  dans  ce  cas,  la  responsabilité.  Voir  loc. 
cit.,  sect.  xx,  et  en  sens  contraire  Suarez,  De  gral., 
1.  VII,  C.  xix,  n.  l(i. 

Y  a-t-il  dans  la  multiplicité  des  formules  utilisées 
par  les  théologiens  eu  cette  matière  beaucoup  plus  que 
des  divergences  verbales,  il  est  difficile  de  le  discerner. 
En  tout  cas  (lemeurera-t-il  impossible  de  prendre  parti 
avec  quelque  connaissance  de  cause  pour  l'une  ou 
pour  l'autre,  tant  que  n'apparaîtra  pas  clairement,  au 
choc  des  arguments  qu'on  s'oppose  de  système  à  sys- 
tème, si  oui  ou  non  la  grâce  contient  un  élément  pro- 
prement divin,  en  quelque  sorte  aussi  naturellement 


2717 


RIPALDA.    GRACE    ET    JUSTIFICATION 


2718 


incompatible  avec  le  péché  que  la  sainteté  de  l'Être 
infini  lui-même.  Aussi  pour  se  prononcer  avec  équité 
entre  les  partisans  d'une  grâce  connaturellement  sanc- 
tifiante et  leurs  contradicteurs,  est-il  indispensable 
de  les  entendre  expliquer,  chacun  dans  leur  sens,  sous 
quelle  forme  et  dans  quelle  mesure  exacte  la  vie  sur- 
naturelle nous  met  sur  un  pied  d'égalité  avec  la  per- 
fection de  Dieu.  Quel  est  sur  ce  point  l'enseignement  du 
De  ente  supernaturali? 

2.  La  participation  à  la  nature  divine.  —  Ripalda  a 
au  moins  le  mérite  de  s'être  mieux  rendu  compte  que 
beaucoup  de  ses  prédécesseurs  de  la  difliculté  consi- 
dérable du  problème  et  d'avoir  tenté  un  gros  effort 
pour  le  résoudre.  Ce  n'est  qu'en  étudiant  plus  loin  sa 
thèse  de  la  possibilité  d'une  substance  surnaturelle 
que  nous  pourrons  décider  s'il  y  a  réussi  ou  non.  Qu'il 
suffise,  pour  le  moment,  de  constater  en  quoi  il  se  dis- 
tingue des  thomistes  et  de  Suarez  au  sujet  de  la  parti- 
cipation à  la  nature  divine  par  les  dons  infus  et  de  la 
manière  précise  dont  cette  participation  nous  constitue 
les  fils  et  les  amis  de  Dieu. 

L'opinion  de  Vincente,  qui  voyait  dans  la  grâce  une 
communication  de  l'infinité  divine  en  tant  que  telle, 
ne  lui  agrée  pas  et  il  la  rejette  résolument,  1.  VI, 
disp.CXXXII.sect.  vin.n.  99.  Par  ailleurs,  il  voit  aussi 
des  difficultés  à  la  doctrine  de  Suarez.  Nulle  part,  pré- 
tend-il, les  Livres  saints  ni  les  Pères  ne  font  mention  de 
cette  intellectualité  éminente  que  la  vie  surnaturelle 
nous  donnerait  en  partage;  par  contre,  ils  font  fré- 
quemment allusion  à  la  sainteté  très  élevée  dans  la- 
quelle elle  nous  établit.  Mais  plus  encore,  semble-t-il, 
ce  sont  des  raisons  systématiques  qui  ont  amené  Ri- 
palda à  se  séparer  ici  de  son  illustre  devancier. 

Une  fois  admise  en  effet  la  possibilité  d'une  subs- 
tance créée  dont  la  contemplation  béatilique  serait 
l'opération  spécifique,  la  vision  intuitive  perd  son 
caractère  de  privilège  divin;  elle  devient  l'acte  propre 
de  deux  natures  au  moins  :  celle  de  Dieu  et  celle  de  la 
substance  surnaturelle.  «  Atque  adeo,  conclut  notre 
auteur,  non  erit  gratia  nunc  existens  magis  particeps 
naturœ  divinœ  quam  creatse:  quod  detrahit  excellentise 
quam  hac  parlicipalione  intendant  exprimere  Ecclesiae 
Patres  et  theologi.  »  Ibid.,  n.  97. 

D'après  lui,  l'attribut  divin  auquel  nous  avons  part 
en  tout  premier  lieu  par  les  vertus  infuses,  c'est  la  bonté 
morale,  en  tant  qu'inclinant  exclusivement  aux  actes 
honnêtes  et  répugnant  à  tout  mal.  Ibid.,  n.  105.  Jus- 
tifié, l'homme  se  trouve  absolument  bon  et  saint, 
pourvu  en  principe  de  toutes  les  vertus,  tel  enfin  qu'il 
ne  pourrait  commettre  un  péché  grave  sans  déchoir 
aussitôt  de  la  perfection  où  la  grâce  l'a  élevé.  Sans 
doute  la  sainteté  divine  est  beaucoup  plus  grande 
encore;  elle  est  incompatible  avec  la  moindre  faute, 
même  vénielle.  Mais  rien  de  surprenant  à  cela,  puisque, 
par  la  vie  surnaturelle,  nous  ne  faisons  que  participer 
à  la  bonté  de  l'Être  infini;  nous  ne  la  recevons  pas 
tout  entière. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  participer  à  la  bonté  mo- 
rale de  Dieu,  ce  n'est  point  seulement  pour  Ripalda, 
comme  on  l'a  parfois  insinué,  participer  moralement 
à  la  sainteté  divine,  en  l'imitant  le  mieux  possible  par 
la  pratique  de  la  justice;  c'est  beaucoup  mieux  que 
cela;  c'est  participer  à  la  perfection  ontologique  de 
l'Être  infini  en  vertu  de  laquelle  il  est  naturellement 
enchaîné  au  bien.  Au  lieu  de  définir  la  grâce  par  le  pou- 
voir physique  de  voir  l'essence  divine,  comme  le  fait 
Suarez,  il  lui  attribue,  lui,  comme  caractère  propre,  de 
nous  communiquer  physiquement  une  nature  assez 
semblable  à  celle  de  Dieu  pour  que  le  péché  grave  la 
détruise,  comme  il  détruirait  la  nature  divine,  si  par 
impossible  elle  agissait  mal. 

Toutefois  la  bonté  morale  n'est  pas  de  soi  une  per- 
fection plus  strictement  réservée  à  l'Acte  pur  que  l'in- 


tellectualité.  Se  trouver  par  nature  incompatible  avec 
une  faute  mortelle  ne  paraît  pas  nécessairement  plus 
divin  que  d'être  rendu  capable  de  contempler  face  à  face 
l'Être  infini.  D'ailleurs,  qui  admet  la  possibilité  d'une 
créature  ordonnée  de  droit  aux  différents  privilèges  de 
la  vie  surnaturelle,  logiquement ,  semblc-t-il,  ne  devrait 
pas  se  soucier  d'établir  que  nous  participons  par  la 
grâce  aux  perfections  les  plus  caractéristiques  de  l'Acte 
pur;  il  devrait  même  le  contester.  Une  qualité  qui 
n'élève  pas  au-dessus  de  toute  nature  créable  ne  mérite 
pas  d'être  considérée  comme  divine.  Ripalda  cependant 
ne  paraît  pas  consentir  à  dépouiller  le  surnaturel  de 
cette  prérogative  singulière,  au  moins  le  surnaturel  qui 
nous  est  conféré  en  fait  dans  le  monde  présent.  On 
diminuerait,  déclare-t-il,  l'excellence  de  la  grâce  telle 
que  les  Pères  et  les  théologiens  l'ont  comprise,  en  la 
réduisant  à  n'être  plus  qu'une  communication  de  pri- 
vilèges qui  seraient  la  propriété  spécifique  d'une  nature 
créée,  la  substance  surnaturelle,  tout  autant  (pie  de  la 
nature  divine  elle-même.  Loc.  cil. 

Mais  alors  il  lui  incombe  d'expliquer  conunen  t  la  par- 
ticipation à  la  sainteté  suprême  dont  il  fait  l'élément 
spécifique  des  vertus  infuses  nous  déifie  mieux  que  la 
faculté  d'exercer  la  contemplation  béatilique.  La  sub- 
stance surnaturelle  dont  il  admet  la  possibilité  n'exi- 
gerait-elle pas  d'ailleurs  l'impeccabilité  en  même  temps 
que  la  vision  intuitive?  L'incompatibilité  avec  le  péché 
grave  lui  appartiendrait  donc  en  propre  autant  qu'à 
Dieu. 

S'il  persiste  malgré  tout  à  considérer  les  avantages 
que  nous  confère  actuellement  la  grâce  comme  plus 
divins  qu'ils  ne  le  seraient  chez  une  créature  qui  en 
jouirait  connaturellement,  à  lui  de  justifier  sa  manière 
de  voir.  Or,  il  y  a  quelque  apparence  qu'il  ait  essayé  de 
le  faire.  Quand  il  explique  en  effet  comment  nous  par- 
ticipons à  la  nature  infinie  par  les  dons  infus.  il  note  que 
par  eux  nous  ne  ressemblons  pas  à  Dieu  simplement 
comme  un  homme  ressemble  à  un  autre  homme,  mais 
plutôt  comme  un  fils  à  son  père.  La  Sainte  Trinité  nous 
transforme  à  son  image,  non  pas  comme  un  sculpteur 
exprime  du  dehors  son  idée  dans  une  statue,  mais  en 
nous  engendrant  pour  ainsi  dire  comme  ses  enfants. 
En  d'autres  termes,  lorsqu'il  sanctifie  les  justes.  Dieu 
s'exprime  activement  en  eux  par  un  mode  d'opération 
et  de  concours  d'un  autre  ordre  que  celui  de  la  création. 
Ainsi  s'expliquerait  qu'au  cas  OÙ  existerait  une  sub- 
stance surnaturelle,  la  grâce  ne  nous  ferait  pas  partici- 
per à  elle  comme  elle  nous  fait  maintenant  participer  à 
la  nature  divine;  bien  qu'égaux  en  perfection  â  cette 
créature  juste  par  essence,  nous  ne  procéderions  pas 
d'elle  par  génération  comme  nous  procédons  de  la  Tri- 
nité par  les  dons  infus.  Loc,  cil.,  sect.  ix,  n.  102-103. 

Peut-être  y  aurait-il  dans  ces  explications,  d'ailleurs 
fort  imprécises  et  fort  obscures,  l'indication  d'une  voie 
qui  acheminerait  vers  la  solution  du  problème  de  notre 
divinisation.  Encore  faudrait-il  définir  en  quelque 
façon  ce  qui  distingue  en  Dieu  l'activité  du  créateur 
de  celle  du  sanctificateur  et  montrer  sur  quel  fonde- 
ment dogmatique  repose  cette  importante  division.  11 
serait  inopportun  d'entrer  ici  dans  celle  question  ;  qu'il 
suffise  de  relever  un  passage  oii  Ripalda  s'efforce  de  la 
résoudre  :  Expressio  activa  Dei,  écrit-il,  non  est  quœ- 
cumque  productio  sed  specialis  quia  Dcus  non  omnia 
quie  producit  exprimit;  quippe  prœter  concursum  quein 
conjerlliluloomnipolentiœ omnibus  creaturis  conwwnem, 
dénotai  concursum  peculiarem  litulo  naturœ  qua  natura 
est,  ratione  cujus  eliamsi  Deus  non  esscl  omnipotens, 
vindicaret  natura  divina  speciali  litulo  in  gratiœ  produc- 
tionem  concurrere...  Ipsamel  natura  divina  immédiate 
prout  ab  omnipotentia  distinguitur  confert  aclionem  in 
gratiam,  imaginent  formaient  sui,  qua  eam  exprimere 
dicilur.  Loc.  cit.,  n.  103.  Dieu  concourrait  donc  à  la 
sanctification  de  nos  âmes  litulo  naturœ  et  non  pas  ti- 


271!) 


RM'ALDA.    LA    SUBSTANCE    SURNATURELLE 


2720 


tulo  omnipotenliœ.  Se  cachet  il  un  sens  profond  sous 
ces  formules  quelque  peu  déconcertantes  dont  Ripalda 
n'est  malheureusement  que  trop  coutumier,  nous  lais- 
sons au  lecteur  le  soin  d'en  juger  par  lui-même. 

Toujours  est-il  que,  nous  étant  communiquée  par 
manière  de  procréation,  la  grâce  devrait  avoir  pour 
première  et  nécessaire  conséquence  de  nous  faire  les 
fils  de  celui  qui  nous  engendre  à  une  vie  nouvelle. 
Ripalda  n'y  contredit  pas;  cependant  il  n'a  pas  songé 
à  unir  plus  étroitement  l'adoption  divine  à  la  charité 
infuse  que  la  rémission  des  péchés.  La  filiation  adop- 
tive  comme  le  pardon  des  fautes  n'est,  à  son  avis, 
contenue  qu'en  germe  dans  la  grâce  habituelle,  en 
germe  tout  disposé  à  porter  son  fruit  :  in  actu  primo 
sufficienti,  suivant  l'expression  déjà  citée,  mais  qui 
toutefois  ne  le  donne  que  sous  l'influence  d'une  inter- 
vention complémentaire  de  la  bonté  de  Dieu.  C'est  que 
la  filiation  intégrale,  in  actu  secundo,  confère  un  droit 
de  stricte  justice  à  l'héritage  éternel.  Or,  semblable  exi-  - 
gence  de  la  gloire  du  ciel  ne  peut  se  trouver  incluse 
dans  aucune  qualité  créée,  même  pas  dans  celle  où  le 
Père  céleste  a  le  plus  fidèlement  reproduit  ses  perfec- 
tions infinies. 

Ainsi  la  doctrine  de  Ripalda  évolue-t-elle  du  tho- 
misme au  scotisme  en  perpétuelles  allées  et  venues. 
Elle  touche  au  scotisme  par  ses  thèses  de  la  distinction 
réelle  entre  concession  de  la  grâce  et  pardon  du  péché; 
de  l'inefficacité  de  la  vie  surnaturelle  à  sanctifier  ou  à 
mériter  le  ciel  par  sa  seule  vertu  propre.  Elle  se  rap- 
proche au  contraire  du  thomisme  en  maintenant  mal- 
gré tout  aux  dons  infus  un  caractère  divin  et  un  certain 
pouvoir  physique  d'effacer  les  fautes  et  de  procurer 
l'amitié  ou  l'adoption  filiale  du  Créateur.  Elle  va  main- 
tenant fausser  compagnie  au  thomisme  comme  au  sco- 
tisme, en  soutenant  la  possibilité  d'un  esprit  jouissant 
par  nature  des  privilèges  que  Dieu  n'accorde  présente- 
ment que  par  grâce. 

2°  La  subslance  surnaturelle.  —  Les  pages  qui  sont 
consacrées  dans  le  De  ente  supernaturali  à  la  question 
de  la  substance  surnaturelle  n'étaient  pas  de  nature  à 
étonner  leurs  premiers  lecteurs.  L'enseignement 
qu'elles  contenaient  n'avait  rien  d'inédit;  Ripalda  ne 
l'ignorait  pas;  même  il  avait  mis  en  quête  son  érudition 
coutumière  pour  se  couvrir  d'une  liste  aussi  longue  que 
possible  de  prédécesseurs.  Il  importait  en  matière  aussi 
délicate  d'opposer  tant  bien  que  mal  tradition  à  tra- 
dition. La  doctrine  thomiste  était  professée  par  des 
théologiens  très  nombreux  et  jouissait  d'un  prestige 
considérable.  Personne  n'osait  la  condamner;  à  peine 
s'enhardissait-on  à  la  discuter;  encore  n'était-ce  que 
timidement.  Aussi  Ripalda  ne  songe-t-il  pas  à  contes- 
ter la  force  du  courant  qu'il  essaye  de  remonter.  A  s'en 
tenir  à  l'argument  d'autorité,  reconnaît-il,  sans  aucun 
doute  c'est  à  l'opinion  qui  nie  la  possibilité  d'une  sub- 
stance surnaturelle  qu'il  faut  se  ranger.  Disp.  XX  [II, 
sect.  m,  n.  8.  Malgré  tout,  à  son  avis,  cette  autorité  ne 
s'impose  pas  au  point  de  rendre  téméraires  ceux  qui 
manifesteraient  une  préférence  pour  la  thèse  contraire; 
il  mettra  donc  en  quesl  ion  la  valeur  des  suffrages  qu'on 
accumule  contre  les  dissidents  de  la  thèse  commune. 
Sans  doute  exagère-t-il.  quand  il  se  (latte  de  n'avoir 
aucun  adversaire  déclaré  parmi  les  t  héologiens  anciens, 
qui,  d'après  lui,  n'auraient  louché  nulle  part  à  ce  sujet. 
Ibid..  sect.  M.  n.  1.  S'ils  ne  s'en  sont  pas  occupés  en  fer- 
mes explicites, saint  Thomas  el  ses  premiers  commenta- 
teurs l'ont  traité  au  moins  cquivalcniment.  Quant  aux 
Pères   de    l'Église,   il  serait    plus   facile   de   concéder  à 

Ripalda  qu'ils  n'ont  pas  envisagé  le  problème.  Il  parait 

bien  qu'il  n'a  pas  lort  de  délier  ses  contradicteurs 
d'établir  en  leur  faveur  un  argument  de  tradition  assez 
ample  pour  condamner  par  avance  toute  recherche  en 
sens  opposé.  La  position  qu'il  vcul  défendre  contre 
foute  censure  est  d'ailleurs  aussi  prudente  que  possible. 


Il  la  formule  en  ces  termes  négatifs  :  Nota  a  me  non 
asserlum  lalem  substantiam  esse  absolute  possibilemsed 
solum  non  ostendi  aligna  ralione  repugnanlem.  Ibid., 
sect.  m,  n.  8. 

Passant  alors  en  revue  les  preuves  de  raison  commu- 
nément invoquées  pour  attribuer  aux  dons  infus  une 
perfection  supérieure  à  celle  de  toute  nature  créée  ou 
créable,  il  consacre  à  les  discuter  des  développements 
si  abondants,  si  minutieux,  si  pleins  d'arguties  dialec- 
tiques, qu'il  serait  long  et  fastidieux  même  d'en  donner 
un  résumé  précis.  Qu'il  suffise  d'indiquer  dans  les 
grandes  lignes  ce  qu'il  répond  aux  difficultés  plus  im- 
portantes soulevées  d'ordinaire  contre  la  possibilité 
d'une  substance  destinée  par  essence  à  la  béatitude  et 
à  l'impeccabilité  et  comment,  cette  possibilité  étant 
admise,  il  conçoit  et  définit  le  surnaturel. 

1.  Esprit  crée  et  vision  intuitive.  — ■  L'incapacité 
radicale  de  tout  esprit  créé  à  voir  Dieu  par  ses  seules 
facultés,  tel  est  le  principe  fondamental  dont  Ripalda 
se  devait  tout  d'abord  de  contester  la  certitude.  Beau- 
coup d'autres  s'y  étant  appliqués  avant  lui,  il  lui  res- 
tait peu  de  chances  de  traiter  ce  thème  avec  originalité. 
De  fait,  après  avoir  exposé  les  preuves  sur  lesquelles 
thomistes  et  scotistes  fondent  leur  démonstration, 
chacun  à  leur  manière,  il  se  contente  de  les  réfuter  les 
unes  par  les  autres.  Voir  disp.  XXIII,  sect.  iv  et  vi. 

S'il  réussit  sans  peine,  et  pour  cause,  à  montrer  la 
difficulté  considérable  qu'on  éprouve  à  fixer  au  juste 
dans  quelle  mesure  un  esprit  doit  en  égaler  un  autre 
pour  être  à  même  de  le  contempler  face  à  face,  il  ne 
contribue  guère  pour  sa  part  à  donner  au  problème  une 
solution  décisive.  Rien  n'exige,  assure-t-il,  dans  la 
faculté  connaissante  et  dans  le  terme  connu,  un  degré 
équivalent  d'immatérialité  et  de  simplicité,  puisque, 
pourvu  du  lumen  glorise,  l'esprit  demeure  aussi  com- 
posé et  aussi  éloigné  de  la  perfection  divine  qu'aupa- 
ravant. Mais  il  n'en  reste  pas  moins  pourtant  que,  im- 
possible sans  le  lumen  glorise,  la  vision  intuitive  devient 
accessible  grâce  à  lui.  D'autre  part,  supérieure  aux 
forces  de  l'âme  ou  de  l'ange,  elle  ne  dépasse  pas  celles 
de  la  substance  surnaturelle.  Pourquoi  cette  différence? 
Comment  le  lumen  glorise  ou  le  mode  d'intelligence 
caractéristique  de  la  substance  surnaturelle  parvien- 
nent-ils à  mettre  à  portée  de  facultés  limitées  un  être 
sans  limites?  La  question  se  pose  pour  Ripalda  comme 
pour  les  thomistes  dont  il  fait  le  procès.  Tant  qu'il  n'y 
aura  pas  répondu,  il  n'aura  rien  enseigné  de  plus  que 
les  autres  sur  la  nature  et  la  fonction  propre  des  dons 
infus.  Or  voici  en  quels  termes  il  la  résout  :  Inlelleclus 
humamis  non  indigel  principio  élevante  ad  eliciendam 
visionem  beatam  prœcise  quia  est  distans  infinité  a  Deo, 
quoniam  cliam  ut  illustratus  lumine  glorise  est  infinité 
distans,  sed  quia  est  distans  perfectione  naturali  el  non 
supernaturali.  Inlelleclus  aulem  subslantiœ  supernatura- 
lis  non  distant  perfectione  naturali  sed  supernaturali  ad 
minium  quonunc  distal  inlelleclus  humanus  ut  illustratus 
lumine  glorise.  I.oc.  cit.,  sect.  VI,  n.  27.  Ce  qui  revient  à 
dire  :  le  surnaturel  étant  donné,  l'éloignement  infini 
qui  sépare  de  Dieu  toute  créature  ne  fait  plus  obstacle 
à  la  vision  intuitive.  Pétition  de  principe  si  manifeste, 
qu'elle  (Me  à  Ripalda  tout  droit  d'accuser  ses  adver- 
saires de  trancher  le  débat  par  des  affirmations  sans 
preuves. 

2.  Esprit  créé  et  droit  à  la  béatitude.  —  Ce  n'est  pas 
seulement  l'acte  de  la  contemplation  béatilique  qui 
parait  â  l'opinion  commune,  par  suite  de  sa  perfection 
transcendante,  incommunicable  de  droit  à  une  créa- 
ture, ce  sont  encore,  et  tout  autant ,  les  privilèges 
précieux  qui  eu  sont  la  conséquence  nécessaire.  En  pre- 
mier lieu,  la  béatitude.  N'esi-ce  pas  en  effet  l'enseigne- 
ment île  l'Écriture  et  des  Pères  (pie  personne,  excepté 
Dieu,  ne  jouit  par  nature  d'un  bonheur  sans  mélange 
et   sans  lin?  Loc.  cit.,  secl.  iv. 


2721 


RIPALDA.    LA    SUBSTANCE    SURNATURELLE 


2722 


Présentée  sous  cette  forme,  l'objection  n'embarrasse 
guère  Ripalda.  Est-il  bien  sûr,  commence-t-il  par 
demander,  que  la  substance  surnaturelle  serait  néces- 
sairement bienheureuse?  La  perfection  propre  aux 
dons  infus  est-elle  incompatible  avec  une  période 
d'épreuve  plus  ou  moins  longue  où  l'on  souffrirait  des 
misères  de  la  vie  présente?  D'une  part  l'état  de  grâce 
est  distinct  de  l'état  de  gloire;  par  ailleurs  la  grâce 
sanctifiante  n'épuise  pas  à  elle  seule,  à  beaucoup  près, 
la  notion  de  surnaturel.  Rien  n'empêche,  par  exemple, 
de  concevoir  un  esprit  à  qui  appartiendrait  en  propre 
la  vertu  de  foi  ou  la  vertu  d'espérance,  mais  non  la 
charité  ou  un  pouvoir  de  connaître  équivalent  au 
lumen  gloriœ.  Il  prendrait  place  parmi  les  substances 
surnaturelles  sans  posséder  en  partage  originellement 
le  bonheur  immuable  du  ciel.  Pourquoi,  en  effet,  n'y 
aurait-il  pas  une  hiérarchie  d'essences  dans  l'ordre  de  la 
grâce,  comme  il  y  en  a  une  dans  l'ordre  de  la  nature? 
Certaines  seraient  d'emblée  capables  d'exercer  l'acte 
de  foi,  d'autres  l'acte  de  charité,  d'autres  enfin  l'acte 
de  vision  intuitive;  mais  une  même  différence  géné- 
rique les  séparerait  toutes  radicalement  de  n'importe 
quelle  autre  perfection  créée.  Ibid.,  sect.  v,  n.  20. 

Par  ces  explications,  peut-être  Ripalda  coupe-t-il 
court  à  la  seconde  difficulté  soulevée  contre  lui,  au 
moins  dans  la  mesure  précise  où  il  est  permis  de  la  con- 
sidérer comme  distincte  de  la  précédente.  Si  le  concept 
de  substance  surnaturelle  n'implique  pas  de  soi  la  béa- 
titude, au  moins  n'est-ce  pas  de  ce  chef  qu'il  s'oppose  à 
la  doctrine  révélée.  Mais,  est-il  besoin  de  le  dire,  cette 
solution  accessoire  n'apporte  aucune  lumière  sur  le 
point  central  du  débat.  Qu'elle  ait  pour  opération  spé- 
cifique l'acte  de  foi  ou  l'acte  de  contemplation  béati- 
fique,  la  substance  surnaturelle  ne  s'en  trouve  ni  plus 
ni  moins  réalisable,  puisque  les  vertus  théologiques  ne 
sont  pas  plus  proches  de  l'ordre  normal  de  création  que 
le  lumen  gloriœ.  En  effet,  ce  que  communément  l'on 
prétend  supérieur  aux  exigences  essentielles  de  tout 
esprit  fini,  ce  n'est  pas  tant  l'acte  même  de  la  vision 
intuitive  que  le  degré  de  perfection  physique  requis 
pour  le  produire  ou  pour  le  mériter.  Le  mérite  devant 
être  à  hauteur  de  la  récompense,  pour  mériter  un 
bonheur  divin,  il  faut  être  divinisé.  Or,  les  vertus  in- 
fuses de  foi  et  d'espérance  sont  destinées  par  essence  à 
faire  agir  de  manière  profitable  au  salut,  à  acheminer 
vers  la  gloire  du  ciel  et  à  en  rendre  digne  au  moins  de 
congruo.  Elles  ne  peuvent  donc  remplir  ce  rôle  que  si  la 
qualité  de  leur  être  équivaut  à  celle  de  la  faculté  dont 
l'activité  nous  béatifiera  plus  tard.  Dès  lors,  pourquoi 
seraient-elles  plus  communieables  à  une  intelligence 
créée  que  la  faculté  de  voir  face  à  face  l'essence  di- 
vine ?  Peu  importe  par  suite  au  présent  problème  que 
la  substance  surnaturelle  possède  en  propre  la  foi  ou  le 
lumen  gloriœ. 

Il  n'y  aurait  guère  plus  d'intérêt  à  analyser  les  pages 
suivantes  du  De  ente  supernaturali.  où  Ripalda,  après 
avoir  montré  qu'il  n'y  a  aucun  lien  nécessaire  entre 
l'idée  de  béatitude  et  celle  de  substance  surnatu- 
relle, s'applique  à  prouver  que  rien  ne  s'oppose  à  ce 
qu'un  esprit  fini  se  trouve  d'emblée  et  par  nature  en 
possession  de  sa  fin  dernière.  La  première  partie  de  sa 
démonstration  consiste  en  une  étude  de  textes  de  saint 
Augustin.  Il  s'étonne,  à  juste  titre,  qu'on  ait  osé  invo- 
quer son  autorité  ou  celle  d'autres  Pères  de  l'Église  en 
cette  controverse.  La  tradition  primitive  ne  s'est  jamais 
occupée  que  des  créatures  existantes.  Tout  au  plus 
a-t-elle  parfois  dénié  à  tout  être  contingent,  réel  ou 
possible,  la  faculté  de  se  béatifier  par  lui-même,  assu- 
rant que,  seule,  la  possession  de  Dieu  suffisait  à  rendre 
vraiment  heureux.  Elle  n'a  jamais  songé  à  contester 
qu'une  intelligence  pût  être  produite,  pour  qui  la  jouis- 
sance de  l'Être  infini  fût  en  même  temps  un  droit  et  un 
fait.  Ibid.,  sect.  vi,  n.  25. 


Quant  aux  arguments  de  raison  que  Ripalda  discute 
ensuite,  nous  n'avons  que  faire  de  nous  y  arrêter.  Le 
plus  important,  qui  tend  à  établir  l'impossibilité  d'une 
exigence  connaturelle  de  la  béatitude  par  l'impossibi- 
lité d'une  exigence  de  la  vision  intuitive,  a  déjà  retenu 
notre  attention.  Au  moins  avons-nous  indiqué  précé- 
demment comment  il  a  été  utilisé  par  Ripalda.  A  vou- 
loir en  examiner  plus  à  fond  le  fort  et  le  faible,  nous 
sortirions  de  notre  sujet. 

3.  Esprit  créé  et  impeccabilité.  —  De  même  rien  ne 
nous  oblige  à  étudier  en  détail  la  manière  dont  Ripalda 
cherche  à  nous  persuader  successivement  que  la 
substance  surnaturelle  ne  serait  pas  nécessairement 
impeccable  et  qu'il  n'y  aurait  d'ailleurs  aucun  incon- 
vénient majeur  à  ce  qu'elle  le  fût.  Contentons-nous  de 
relever  brièvement  dans  les  six  sections  qu'il  consacre 
à  ce  sujet  quelques  idées  et  procédés  d'argumentation. 

Avec  une  érudition  très  compétente,  il  expose  d'a- 
bord les  arguments  scripturaires,  patristiques  et  spé- 
culatifs que  lui  opposent  ses  adversaires  :  les  tho- 
mistes, Vasquez,  Suarez,  quibus,  communi  consensu, 
avoue-t-il,  videntur  accessisse  omnium  theologorum  suf- 
jragia.  Ibid.,  sect.  vu,  n.  38.  L'autorité  des  condamna- 
tions portées  contre  sa  doctrine  est  évidemment  consi- 
dérable; il  ne  fait  pas  difficulté  à  en  convenir,  n.  39, 
n.  58,  sans  toutefois  s'en  émouvoir  outre  mesure. 
Quant  à  la  démonstration  rationnelle  qui  corrobore  la 
preuve  de  tradition,  il  ne  la  trouve  pas  suffisamment 
convaincante. 

L'impeccabilité,  remarque-t-il  tout  d'abord,  n'est 
pas  une  conséquence  inévitable  de  la  présence  de  la 
grâce.  Ici-bas,  par  exemple,  les  dons  infus  n'empêchent 
pas  de  commettre  des  fautes  graves  et  ils  sont  compa- 
tibles avec  la  souillure  du  péché  véniel.  Sans  doute, 
dans  l'exercice  de  son  activité  la  plus  parfaite,  dans  la 
vision  intuitive,  le  surnaturel  confère  l'impeccabilité; 
mais,  comme  Ripalda  l'a  noté  à  propos  de  la  béatitude, 
il  n'est  pas  défendu  de  concevoir  une  substance  n'ayant 
droit  à  y  participer  que  dans  une  moindre  mesure.  Si  le 
seul  habilus  de  la  foi  était  connaturel  à  cette  substance, 
elle  pourrait  offenser  Dieu  sans  déchoir  de  sa  perfec- 
tion propre.  Rien  mieux,  prétend-il,  même  si  la  grâce 
sanctifiante  constituait  l'un  de  ses  avantages  normaux 
et  à  supposer  de  plus  que  la  grâce  ne  pût  en  aucun  cas 
coexister  avec  le  péché,  il  serait  encore  possible  de  se 
représenter  une  substance  surnaturelle  qui  se  révolte- 
rait contre  Dieu,  sans  perdre  pour  cela  ses  propriétés 
originelles.  Mais,  pour  le  prouver,  il  faut  quitter  le 
domaine  de  la  réalité  pour  celui  de  l'hypothèse.  Il  n'y 
aurait,  à  son  avis,  aucune  impossibilité  métaphysique 
à  distinguer  les  fonctions  spécifiques  du  surnaturel  de 
celles  de  la  grâce  sanctifiante. 

Rien  n'empêche,  par  exemple,  d'appeler  surnaturel 
le  principe  des  vertus  et  des  actes  dont  la  perfection 
physique  égale  celle  de  la  foi  ou  de  l'espérance  infuses 
ou  même,  si  l'on  veut,  de  la  vision  intuitive.  Ainsi  com- 
pris, le  surnaturel  se  concevrait  comme  un  degré  très 
élevé  d'intelligence  et  de  volonté,  approchant  le  plus 
près  possible  des  puissances  divines  de  connaître  et 
d'aimer,  mais  tout  aussi  compatible  avec  la  présence 
du  péché  que  n'importe  quelle  autre  nature  spirituelle. 
La  substance  surnaturelle,  en  tant  que  telle,  ne  s'anéan- 
tirait pas  plus  en  violant  la  loi  morale  que  ne  s'anéan- 
tit une  âme  ou  un  pur  esprit  en  commettant  une  faute 
grave.  Par  contre,  la  grâce  sanctifiante  serait  par  défi- 
nition la  qualité  qui  répugne  au  péché,  l'origine  et  l'es- 
sence même  de  la  sainteté.  Dans  cette  hypothèse,  elle 
se  présenterait  à  la  manière  d'un  principe  physique 
susceptible  de  remplir  des  fonctions  assez  diverses,  sui- 
vant le  sujet  à  qui  elle  est  conférée.  Dans  le  Christ,  la 
grâce  sanctifie  l'humanité  sans  y  détruire  aucun  péché 
et  sans  y  être,  à  proprement  parler,  l'origine  des  puis- 
sances et  opérations  surnaturelles,  celles-ci  ayant  déjà 


2  72:1 


RIPALDA.    LA    SUBSTANCE    SURNATURELLE 


2724 


leur  raison  d'être  dans  l'union  hypostatiquc.  Implan- 
tée dans  la  nature  pure,  elle  élèverait  sans  détruire  de 
faute.  Dans  l'état  actuel  créé  par  la  faute  d'Adam,  elle 
élève  et  purifie  tout  à  la  fois.  Pourquoi  écarter  la  pos- 
sibilité d'un  ordre  de  choses  où  elle  sanctifierait  sans 
être  la  source  de  l'activité  surnaturelle?  Loc.  cil., 
secl .  vin,  n.  41. 

En  découpant  ainsi  dans  le  monde  des  possibles 
toutes  les  essences  et  hypothèses  nécessaires  à  la 
défense  de  sa  cause,  Ripalda  ne  peut  manquer  de 
réplique  aux  objections  de  ses  adversaires.  Si  une  pre- 
mière fiction  ne  suffit  pas,  il  est  prêt  à  en  inventer  deux 
ou  trois  autres.  Voir  ibid.,  n.  41  et  42.  Mais  ces  suppo- 
sitions gratuites  n'apportent  aucun  éclaircissement  au 
véritable  problème.  Seule,  en  effet,  nous  préoccupe  la 
grâce  du  monde  où  nous  vivons.  Si  elle  était  métaphy- 
siquement  inséparable  d'une  essence  créée,  cette  «race 
la  rendrait-elle  impeccable?  Voilà  uniquement  ce  que 
nous  désirons  savoir.  En  dissertant  sur  la  possibilité  ■ 
de  substances  qui  ne  seraient  surnaturelles  que  par 
participation  à  la  vertu  de  foi  ou  à  d'autres  formes  non 
sanctifiantes  de  dons  infus,  Ripalda  quitte  le  terrain 
de  la  discussion  telle  que  l'ont  envisagée  les  grandes 
écoles  théologiques.  Il  n'y  rentre  que  vers  la  fin  de  son 
argumentation,  quand  il  invoque  en  faveur  de  son 
point  de  vue,  la  compatibilité  de  la  grâce  et  du  péché 
admise  par  les  scotistes,  les  nominalistes  et  autres 
graves  auteurs.  Ibid.,  n.  42.  Mais  ce  n'est  plus  le  mo- 
ment d'étudier  la  valeur  de  cette  preuve;  il  en  a  été 
traité  plus  haut. 

Ripalda  touche  plus  efficacement  à  la  question  en 
cause,  quand  il  s'efforce  ensuite  de  revendiquer  la  pos- 
sibilité d'une  créature  capable  par  elle-même  d'éviter 
toute  faute.  Ici  encore  ses  adversaires  ne  s'entendent 
pas  sur  la  nature  ni  sur  la  portée  des  raisons  qui  incitent 
à  faire  de  l'impeccabilité  un  privilège  divin.  Il  lui  est 
assez  facile  de  les  renvoyer  dos  à  dos.  Aux  thomistes, 
il  riposte  avec  Suarez  que,  même  enchaînée  par  essence 
à  son  devoir,  la  volonté  n'en  deviendrait  pas  la  règle 
suprême  de  ses  actes;  qu'il  s'est  trouvé  d'ailleurs  et  se 
trouve  encore  des  créatures  inaptes  à  offenser  Dieu  : 
le  Christ  par  exemple  et  les  élus;  qu'à  la  suite  de  saint 
Thomas,  ces  théologiens  n'ont  pas  craint  de  refuser  aux 
anges  la  possibilité  de  se  révolter  contre  la  loi  natu- 
relle. Ibid.,  secl.  ix,  n.  45;  sect.  xn,  n.  63. 

C'est  encore  de  Suarez  qu'il  s'inspire  en  affirmant, 
contre  Vasquez,  que  la  liberté  peut  préférer  un  objet 
honnête,  même  s'il  lui  est  proposé  de  façon  moins  vive 
et  moins  attrayante  que  l'objet  déshonnête.  N.  47. 
S'appuyant  par  contre  sur  les  thomistes,  pour  qui  la 
grâce  répugne  physiquement  à  la  présence  du  péché, 
il  montre  à  Suarez  qu'il  n'y  aurait  aucune  imprudence 
à  chercher  l'origine  de  l'impeccabilité  ailleurs  que  dans 
la  vision  intuitive.  N.  51.  Il  s'efforce  enfin,  par  une 
longue  discussion,  de  persuader  à  Granado  qu'on  ne 
mettrail  aucune  contradiction  interne  dans  le  concept 
de  créai  nie  raisonnable  en  y  introduisant  l'impuissance 
à  aimer  le  mal.  Inutile  de  suivre  le  va  et  vient  de  sa 
démonstration  dont  il  emprunte  les  éléments  tantôt  à 
une  école  cl  tantôt  à  une  autre,  s'alliant  puis  s'oppo 
saut  lotir  à  tour  a  chacune  d'elles  suivant  son  intérêt 
du  moment.  De  cette  argumentation  éclectique  et 
opportuniste  ne  se  dégage  aucune  évidence  qui  auto- 
rise une  conclusion  ferme  soit  en  faveur  de  la  thèse  qu'il 
défend,  soit  en  laveur  de  celle  qu'il  combat. 

4.  La  définition  du  surnaturel.  -  Plus  intéressante 
est  è  certains  égards  l'objection  dirigée  contre  Ripalda 
au  nom  de  la  notion  de  surnaturel,  à  qui  il  ôterait  pure- 
ment et  simplement  toute  raison  d'être. 

Sans  doute  cet  te  ohjccl  ion  paraît-elle,  en  un  sens,  ne 

soulever  qu'une  question  île  mots.  Car  s'il  est  raison- 
nable de  se  demander  si  h'  surnaturel  doit  être  ou  non 
estimé  supérieur  a  tonte  nature  créable,  encore  faut-il 


prendre,  soin  de  préciser  et  d'approfondir  les  termes  du 
problème,  sinon  on  le  rend  absurde,  on  le  détruit  même 
en  l'énonçant.  Étant  lui  aussi  un  principe  d'activité, 
donc  une  nature  au  sens  général  du  mot,  le  surnaturel 
ne  pourrait  en  aucune  hypothèse  subsister  en  soi  sans 
faire  partie  de  l'ordre  des  natures  créables  et  créées; 
sans  par  suite  se  supprimer  par  la  base  avec  l'idée  qu'il 
représente.  Dans  ces  conditions,  en  effet,  la  grâce  ne 
pourrait  pas  plus  être  considérée  comme  surnaturelle 
a  L'égard  d'aucun  esprit  que  l'homme  ne  peut  être  tenu 
pour  tel  par  comparaison  avec  l'animal  ou  l'animal 
avec  la  plante.  Ainsi  posé,  et  c'est  sous  cette  forme  que 
beaucoup  d'auteurs  l'ont  envisagé,  le  débat  manifes- 
tement n'a  trait  qu'à  la  manière  de  s'exprimer.  Tou- 
tefois, d'un  point  de  vue  légèrement  modifié,  il  ne 
semble  pas  pouvoir  se  liquider  pleinement  sans  que 
soit  mise  en  cause  la  notion  classique  de  la  grâce.  Car, 
s'il  est  tout  à  fait  excessif  de  prétendre  qu'à  elle  seule 
l'hypothèse  d'un  esprit  ordonné  par  essence  à  la  vision 
de  Dieu  détruit  la  notion  de  surnaturel,  au  moins  est-il 
justifié  de  se  demander  si  elle  n'exige  pas  une  mise  au 
point  attentive  ou  même  une  retouche  importante. 

En  matière  de  tradition  dogmatique,  la  manière  de 
s'exprimer  elle-même  a  son  importance.  Ripalda  ne 
l'ignorait  pas.  Or,  quoi  qu'il  eût  tenté  pour  en  atténuer 
l'autorité,  il  n'en  restait  pas  moins  que  l'opinion  com- 
mune était  beaucoup  plus  favorable  à  la  façon  de  par- 
ler de  ses  adversaires.  La  grâce  a  toujours  été  tenue 
pour  divine  et  qui  dit  divine  désigne  évidemment  par 
là  un  ordre  de  réalité  supérieur  au  créable  aussi  bien 
qu'au  créé.  Dans  la  position  qu'il  a  prise,  Ripalda  n'est- 
il  pas  contraint  de  se  séparer  sur  ce  point  de  l'enseigne- 
ment le  plus  répandu?  Au  premier  abord  cela  paraît 
logiquement  nécessaire.  Attribuer  à  Dieu  la  puissance 
de  produire  une  intelligence  dont  la  contemplation 
béatifique  serait  l'acte  spécifique  et  normal,  n'est-ce 
pas  nier  par  le  fait  même  que  la  faculté  de  voir  la 
Sainte  Trinité  dépasse  les  exigences  de  toute  créature 
possible?  Et  si  les  dons  infus  ne  s'élèvent  pas  au-dessus 
du  niveau  de  perfection  d'une  essence  finie,  de  quel 
droit  les  appellerait-on  divins? 

Cependant  l'auteur  du  De  ente  supernalurali  ne 
craint  pas  d'affirmer  que,  même  si  l'hypothèse  d'une 
substance  surnaturelle  était  avérée,  la  grâce  ne  cesse- 
rait pas  de  l'emporter  en  excellence  sur  tout  être 
contingent,  réel  ou  réalisable.  Son  opinion  sur  ce  point 
ne  trahit  aucune  hésitation  :  Ad  supernaturalitatem, 
ultra  substantiels  existe/îles,  possi biles  etiam  vincendie 
sunl...  Ultra  collectionem  subslanliarum  ac  facullalum 
non  cxistenlium  entia  supernaturalia  constituenda  sunl. 
Loc.  cit.,  disp.  III,  sect.  i,  n.  3;  cf.  sect.  il,  n.  16.  Mais 
comment  va-t-il  sortir  de  l'apparente  contradiction  où 
il  s'enferme  en  enseignant  en  même  temps  que  les  dons 
infus  ne  dépassent  pas  le  niveau  de  perfection  des 
natures  créables  et  qu'ils  lui  sont  néanmoins  supé- 
rieurs? C'es^en  résolvant  cette  difficulté,  à  première 
vue  insurmontable,  que  Ripalda  se  fait  fort  de  mettre 
en  lumière  le  caractère  vraiment  distinctif  du  surna- 
turel. A  l'en  croire,  personne  avant  lui  n'y  était  encore 
parvenu. 

Pour  trancher  le  problème,  il  attribue  au  mot  nature 
deux  acceptions  différentes.  D'abord  une  acception 
générique  qui  se  vérifie  dans  tout  principe  physique 
possédant  en  propre  une  activité  quelconque.  En  ce 
sens  la  substance  surnaturelle  est  une  nature.  Mais 
d'après  une  autre  acception  plus  rigoureuse,  on  n'ap- 
pellera nature  que  l'une  des  deux  ou  peut-être  même 
des  multiples  classes  de  substances  et  qualités  créables 
par  la  toute-puissance  divine.  Les  essences  contin- 
gentes demandent  en  effet,  au  jugement  de  Ripalda,  à 
être  réparties  en  diverses  catégories  absolument  irré- 
ductibles l'une  à  l'autre,  catégories  qui,  suivant  une 
expression  très  fréquente  sous  sa  plume,  ne  sont  liées 


2725 


RIPALDA.    LA    SUBSTANCE    SURNATURELLE 


2726 


entre  elles  par  aucune  connexion  transcendantale. 
C'est  là  précisément,  pense-t-il,  que  se  trouverait  la 
note  spécifique  distinctive  de  l'activité  infuse.  En  vain 
les  théologiens  s'efforcent-ils  de  l'opposer  à  toutes  les 
autres  activités  finies  par  sa  supériorité  relative  à  leur 
égard.  Car,  s'ils  parviennent  ainsi  sans  peine  à  établir 
une  hiérarchie  indéfiniment  ascendante  d'essences 
créées  et  à  mettre  en  évidence  la  place  particulièrement 
élevée  qu'y  vaut  à  la  grâce  sa  perfection  quasi  divine, 
ils  n'expliqueront  jamais,  par  cette  méthode  de  classi- 
fication, pourquoi  le  degré  d'intelligence  proportionne 
à  la  vision  intuitive  mérite  d'être  tenu  pour  surnaturel 
à  l'égard  de  tous  les  degrés  inférieurs,  tandis  que  l'in- 
telligence angélique,  par  exemple,  n'a  pas  le  droit  d'être 
estimée  telle  à  l'égard  de  la  raison  humaine. 

Cet  inconvénient  irrémédiable  disparaîtrait,  si  l'on 
rangeait  les  créatures,  non  plus  en  fonction  de  leur 
activité  plus  ou  moins  proche  de  celle  île  l'Acte  pur, 
mais  en  fonction  de  la  présence  ou  de  l'absence  de  lien 
transcendantal  les  unissant  entre  elles.  Par  ce  nouveau 
procédé,  on  aboutirait  à  constituer  au  moins  deux 
compartiments  principaux  de  natures  physiques  con- 
tingentes, compartiments  rigoureusement  isolés  l'un  de 
l'autre,  contenant  chacun  ses  existants  et  ses  possibles, 
et  dont  on  pourrait  convenir  d'appeler  le  premier  natu- 
rel et  l'autre  surnaturel.  Sans  doute  demeurerait-il  per- 
mis, dans  l'hypothèse  envisagée,  de  se  demander  si  les 
substances  ou  accidents  appartenant  au  second  groupe 
sont  ou  non  supérieurs  à  toute  créature  possible,  mais 
le  problème  se  présenterait  sous  une  forme  très  diffé- 
rente de  celle  qui  lui  a  communément  été  donnée.  Les 
êtres  surnaturels  se  distinguant,  eux  aussi,  en  réels  et 
en  réalisables,  il  ne  s'agirait  plus  de  savoir  s'ils  l'em- 
portent en  perfection  sur  n'importe  quelle  essence 
créée  ou  créable,  mais  seulement  sur  les  existants  et 
les  possibles  ressortissant  à  l'ordre  dit  naturel.  Ainsi 
posée,  la  question  se  résoudrait  d'ailleurs  sans  aucun 
doute  par  l' affirmative.  Si  bien  que  la  doctrine  qui  sert 
de  base  au  De  ente  supernaturali  se  résume  exactement 
dans  cette  définition  de  l'auteur  :  Nalura  supra  qucan 
enlia  supernuluralia  considerantur  est  collectio  omnium 
substantiarum  et  accidentium  tam  exislentium  qucan  pos- 
sibilium  quœ  nullulenus  cum  gratia  justifteante  contient 
sunt.  Disp.  III,  sect.  IV,  n.  22.  Mais,  de  toute  évidence, 
cette  formule  ne  serait  qu'une  pure  tautologie,  si  l'on 
ne  nous  expliquait  pas  au  juste  en  quoi  consiste  cette 
connexion  transcendantale  qui  décide  de  l'entrée  dans 
le  monde  de  la  grâce  ou  au  contraire  en  tient  à  l'écart. 
Comment  Ripalda  la  conçoit-il? 

D'après  lui,  deux  essences  sont  unies  trancendanta- 
lement,  lorsque  la  possibilité  de  l'une  entraîne  celle  de 
l'autre  et  l'absurdité  de  la  première,  celle  de  la  seconde. 
Par  contre,  il  n'existe  aucun  lien  transcendantal  entre 
deux  substances  ou  deux  qualités  quand  l'une  d'elles 
étant  supposée  intrinsèquement  contradictoire,  l'autre 
ne  cesse  pas  pour  autant  d'exister  ou  d'être  tout  au 
moins  réalisable.  Disp.  III,  sect.  u,  n.  13.  Ainsi  l'idée  de 
Dieu  étant  donnée,  l'éventualité  d'un  univers  produit 
par  lui  ne  peut  plus  être  niée,  parce  qu'il  y  a  relation 
trancendantale  entre  le  concept  Dieu  et  le  concept 
créature.  Disp.  IX,  sect.  iv,  n.  22.  Réciproquement  et 
pour  le  même  motif,  si  la  notion  d'Acte  pur  répugnait 
à  la  raison,  la  notion  d'essence  contingente  devrait  être 
tenue  pour  chimérique.  Le  monde  naturel,  d'après 
Ripalda,  n'étant  enchaîné  au  monde  surnaturel  par 
aucune  connexion  transcendantale,  il  s'impose  dès  lors 
de  conclure  que  ces  deux  mondes  sont  à  ses  yeux  assez 
indépendants  l'un  de  l'autre,  dans  l'ordre  logique 
comme  dans  l'ordre  des  faits,  pour  que  l'absurdité  de 
l'idée  de  grâce  ne  commande  pas  l'absurdité  d'une  idée 
de  création  pure  et  simple.  Mais  à  les  comprendre  au 
pied  de  la  lettre,  pareilles  explications  n'entraînent- 
elles  pas  forcément  cette  conclusion  que  l'être  surna- 


turel et  l'être  naturel  ne  sont  pas  gouvernés  par  les 
mêmes  principes  premiers?  Si  haut  par  suite  qu'on 
s'élève  dans  les  degrés  de  perfection  de  celui-ci,  on  ne 
court  aucun  risque  d'atteindre  le  degré  le  plus  bas  de 
la  perfection  de  celui-là,  ces  deux  perfections  étant 
totalement  étrangères  l'une  à  l'autre. 

Mais,  si  telle  était  bien  la  doctrine  de  Ripalda,  ne 
faudrait-il  pas  convenir  qu'il  a  séparé  ces  deux  catégo- 
ries d'êtres  à  peu  près  comme  Kant  a  séparé  le  nou- 
mène  du  phénomène.  Si  bien  qu'à  prendre  ses  expres- 
sions au  pied  de  la  lettre,  non  seulement  l'essence  de  la 
grâce  nous  serait  complètement  inconnue,  mais  sa 
réalité  même  n'étant  pas  régie  par  des  lois  identiques 
à  celles  de  notre  ordre  de  choses,  il  y  aurait  autant  de 
vérité  à  affirmer  en  même  temps  qu'elle  existe  et 
qu'elle  n'existe  pas.  A  vrai  dire,  ces  conclusions  extrê- 
mes et  inattendues  de  la  part  d'un  théologien  scolas- 
tique  ne  sont  exprimées  nulle  part  dans  le  De  ente 
supernaturali.  Et  même,  lorsque  l'absence  de  connexion 
transcendantale  entre  dons  infus  et  dons  communs  de 
la  création  y  est  expliquée  avec  un  peu  plus  de  détail, 
elle  n'y  est  pas  présentée  sous  une  forme  aussi  décon- 
certante, tant  s'en  faut.  En  affirmant,  en  effet,  que  la 
grâce  n'est  liée  à  la  nature  ni  physiquement  ni  logique- 
ment ,  Ripalda,  à  y  regarder  de  plus  près,  semble  n'avoir 
voulu  exprimer  que  cette  vérité  assez  élémentaire  : 
aucune  substance  naturelle  existante  ou  possible  n'est 
capable  par  ses  propres  forces  ni  de  produire  ni  de 
connaître  quoi  que  ce  soit  de  surnaturel.  Ainsi  à  l'inté- 
rieur de  chacun  des  deux  groupes  dits  de  la  création  et 
du  surnaturel,  il  y  a  communication  causale  et  inten- 
tionnelle de  sujet  à  sujet:  mais  aucune  relation  de  ce 
genre  n'existe  d'un  groupe  à  l'autre.  La  grâce  se  défi- 
nirait donc  en  dernière  analyse  par  sa  transcendance  à 
l'égard  de  toutes  les  activités  et  de  toutes  les  intelli- 
gences, réelles  ou  possibles,  d'un  inonde  inférieur  qui 
lui  serait  tellement  étranger  que,  si  elle  venait  à  dis- 
paraître, aucun  des  esprits  de  ce  inonde  imparfait  ne 
s'en  apercevrait,  aucune  des  causes  qui  s'y  exercent 
ne  perdrait  sa  raison  d'être. 

Mais,  s'il  en  est  ainsi,  Ripalda  ne  nous  ramène  t  il 
pas  par  un  long  détour  à  la  même  affirmation  gratuite 
qu'il  reprochait  à  ses  adversaires  d'avoir  mise  a  la 
base  de  leur  doctrine?  S'il  a  réussi  à  quelque  chose, 
n'est-ce  pas  à  L'exprimer  en  formules  plus  difficilement 
intelligibles?  La  grâce,  enseignent  les  thomistes,  ne 
peut  appartenir  en  bien  propre  a  aucun  esprit  contin- 
gent, parce  qu'elle  rend  capable  d'opérations  normale- 
ment réservées  a  la  divinité.  Que  la  contemplation 
béatifique  soit,  de  droit,  le  privilège  exclusif  de  l'Être 
infini,  corrige  Ripalda.  on  le  pense  assez  communé- 
ment, mais  personne  encore  ne  l'a  prouvé.  Suppo- 
sons-la propre  à  un  esprit  contingent,  la  supériorité  de 
celui-ci  par  rapport  à  ce  (pie  nous  appelons  la  création 
n'en  sera  pas  moins  sauvegardée,  si  l'on  revendique 
pour  lui  une  perfection  telle  qu'elle  le  place  au- 
dessus  de  toute  efficience  et  de  toute  connaissance  dite 
naturelle.  Sans  doute,  riposteraient  probablement  ses 
adversaires,  mais  en  quoi  consiste  au  juste  cette  per- 
fection caractéristique  de  la  grâce?  On  nous  l'ail  grief 
d'avoir  dénié  arbitrairement  à  toute  intelligence  finie 
le  pouvoir  de  contempler  l'essence  divine,  après  avoir 
reconnu  aux  anges  inférieurs  la  faculté  de  voir  d'autres 
anges  beaucoup  plus  parfaits.  Mais  est-il  moins  gratuit 
de  prétendre  qu'aucun  des  esprits  purs,  réels  ou  pos- 
sibles, du  monde  dit  naturel  n'est  assez  pénétrant  pour 
se  faire  une  idée  même  lointaine  des  réalités  d'un  ordre 
supérieur  qu'on  qualifie  de  surnaturel?  Se  trouverait-il, 
qu'en  envisageant  la  question  sous  cette  forme  inédite, 
on  soit  enfin  parvenu,  comme  on  s'en  était  flatté,  à 
transformer  une  longue  et  stérile  querelle  de  mots,  en 
une  discussion  portant  vraiment  sur  le  fond  des  choses? 
Ripalda  sera  sans  doute  le  seul  à  se  l'être  persuadé. 


2727 


IUIWLDA.    THÉORIE    DE    LACTE    BON 


2728 


A  tout  le  moins  la  logique  de  son  système  ne  l'obli- 
geait-elle  pas  à  refuser  à  son  hypothétique  substance 
mu  naturelle,  ce  caractère  proprement  divin  que  la  tra- 
dition s'est  toujours  complu  à  attribuer  à  la  grâce? 
D'après  ses  définitions,  en  effet,  puisqu'il  existe  au 
moins  deux  ordres  de  natures  créablcs,  une  substance 
pourrait  être  supérieure  à  l'un  de  ces  deux  ordres,  sans 
mériter  pour  autant  d'être  appelée  divine.  Ripalda 
semble  parfois  s'être  incliné  sans  regret  devant  cette 
nécessité. 

Ainsi,  par  exemple,  il  écrit  :  Constat  maie  definiri  esse 
supernalurale  esse  perlinens  ad  ordinem  divinum.  Disp. 
XXIII,  sect.  xvi,  n.  82.  L'intelligence  ordonnée  par 
essence  à  la  vision  intuitive  ne  serait  donc  au  maximum 
qu'cxtrinsèquement  divine,  soit  en  vertu  de  son  union 
très  intime  avec  Dieu,  soit  à  cause  de  l'amitié  qui  la 
porterait  nécessairement  vers  lui,  ou  du  droit  de  pro- 
priété dont  elle  jouirait  en  quelque  sorte  à  l'égard  de 
son  essence  infinie. 

Toutefois,  en  d'autres  passages  de  son  œuvre,  Ri- 
palda semble  s'être  appliqué  à  rendre,  au  moins  à  la 
grâce  qui  nous  sanctifie  présentement,  un  pouvoir  vrai- 
ment déifiant.  Nous  avons  déjà  vu  comment.  C'est  que, 
d'après  lui,  les  dons  infus  seraient  produits  par  une 
opération  différente  de  l'acte  par  lequel  Dieu  tire  d'or- 
dinaire du  néant  les  êtres  contingents,  le  Créateur  fai- 
sant vivre  une  âme  de  la  vie  surnaturelle  en  exprimant 
en  elle  son  image  à  la  manière  d'un  père  qui  se  repro- 
duit dans  son  fils  en  l'engendrant. 

Théologien  attitré  de  la  substance  surnaturelle,  Ri- 
palda n'est  pourtant  pas  celui  qui  en  a  le  premier  envi- 
sagé l'hypothèse,  ni  celui  qui  en  a  écrit  avec  le  plus  de 
clarté  et  avec  les  arguments  les  plus  décisifs.  Il  a  au 
contraire  compliqué  à  plaisir  une  question  déjà  très 
difficile  en  elle-même  ;  il  s'y  est  étendu  outre  mesure,  en 
y  mêlant  souvent  une  métaphysique  de  mauvaise  qua- 
lité dont  notre  exposé  ne  donne  qu'une  idée  insuffi- 
sante. En  aboutissant  après  tant  d'efforts  à  une  solu- 
tion qui  demeure  si  obscure  et  si  discutable,  n'a-t-il  pas 
du  moins  prouvé  définitivement  que  notre  participa- 
tion à  la  nature  divine  par  la  grâce  comporte  un  pro- 
fond mystère  dont  la  raison  théologique  ne  percera 
jamais  l'obscurité? 

3°  Caractère  surnaturel  de  tout  acte  bon.  —  Si  l'ensei- 
gnement de  la  révélation  et  du  magistère  ecclésias- 
tique ne  satisfait  pas  toute  notre  curiosité  sur  la  nature 
de  la  grâce  et  laisse  le  champ  ouvert  aux  conjectures, 
il  n'en  va  pas  autrement  pour  ce  qui  concerne  la  me- 
sure suivant  laquelle  cette  grâce  est  distribuée  par  la 
Providence  à  chacun  des  membres  du  genre  humain. 
Autant  il  était  difficile  de  concilier  le  caractère  divin 
des  dons  infus  avec  leurs  imperfections  essentielles  de 
qualités  finies,  autant  il  paraît  chimérique  au  premier 
abord  de  s'essayer  à  accorder  ces  deux  vérités  de  foi  :  le 
premier  des  secours  surnaturels  nécessaires  au  salut  est 
absolument  gratuit;  aucun  homme  pourtant  ne  se 
perd  que  par  sa  faute.  Si  la  grâce  n'est  duc  à  personne, 
celui  qui  la  dispense  devrait  pouvoir  la  donner  ou  la 
refuser  comme  il  lui  plait  et  cependant  n'est-il  pas  con- 
traint  en  justice  de  l'offrir  à  tous,  s'il  oblige  chaque 
âme,  sous  peine  de  damnation,  à  mériter  la  vision  béa- 
tifique? 

Pour  résoudre  cette  apparente  contradiction  qui  se 
manifeste  entre  le  dogme  de  la  volonté  salviliquc  uni- 
verselle et  celui  de  la  prédestination  Indépendante  des 
bon  nés  (eu  vres.de  nombreux  t  héologiens  mit  eu  recours 
à  l'adage  traditionnel  :  jucicnli  quod  in  se  est  DeUS  mm 
denegai  gratiam.  Quiconque,  expliquent-ils,  use  mal  des 
facultés  naturelles  dont  il  dispose  librement,  n'est  pas 
fondé  à  se  plaindre,  si  on  lui  refuse  l'accès  a  un  ordre 
d'activité  et  de  béatitude  supérieures.  Il  scia  jus  te  nient 
condamné  à  l'enfer,  sinon  pour  n'avoir  jamais  agi  sur- 
naturellemenl .  au  moins  pour  ses  fautes  graves  contre 


la  loi  morale.  Par  contre,  l'entrée  du  monde  de  la  grâce 
est  ouverte  à  tous  ceux  qui  vivent  en  conformité  avec 
la  lin  dernière  propre  à  leur  essence,  non  point  parce 
que  la  pratique  des  vertus  humaines  les  en  aura  rendus 
dignes,  mais  parce  qu'il  a  plu  à  Dieu  qu'il  en  fût  ainsi. 
D'après  cette  manière  de  voir,  le  premier  appel  à  la  foi 
et  à  la  justification  dépend  donc  d'un  décret  divin  sans 
lien  d'exigence  ni  même  de  convenance  avec  les  œuvres 
de  la  créature,  gratuit  par  conséquent.  Mais  comme  en 
fait  cet  appel  est  adressé  un  jour  ou  l'autre  à  toute  âme 
de  bonne  volonté,  il  peut  être  considéré  comme  prati- 
quement universel,  rien  ne  fermant  à  l'homme  la  voie 
du  salut,  si  ce  n'est  son  obstination  dans  le  péché. 

Ainsi  les  molinistes  pensent-ils  sauvegarder  à  la  fois 
les  privilèges  de  la  liberté  et  le  droit  souverain  du  Tout- 
Puissant  à  choisir  ses  élus  sans  souci  de  leurs  mérites. 
Taxée  de  semi-pélagianisme  par  les  tenants  de  l'école 
bannézienne,  leur  solution  n'agrée  pas  non  plus  à  Ri- 
palda. Incapable  de  se  résigner  à  suivre  les  routes  bat- 
tues, il  cherche  ici  encore  à  en  frayer  une  nouvelle  à 
distance  moyenne  entre  dominicains  et  jésuites. 

1.  Discussion  de  la  thèse  molinisle.  —  Les  griefs 
articulés  par  les  thomistes  contre  la  doctrine  du  De 
concordia  lui  paraissant  dépasser  toute  mesure  raison- 
nable et  tirer  leur  origine  d'une  déformation  grave  de  la 
pensée  de  l'auteur;  Ripalda  se  défend  de  les  prendre  à 
son  compte,  1.  I,  disp.  XVIII,  sect.  m,  n.  16.  Toutefois 
l'interprétation  moliniste  de  l'axiome  facienti  quod  in  se 
est  ne  lui  en  demeure  pas  moins  suspecte.  Trop  voisine 
à  son  avis  des  erreurs  de  Cassien,  elle  résiste  mal  aux 
arguments  dogmatiques  de  ses  adversaires. 

La  grâce,  en  effet,  n'est  pas  donnée  à  ceux  qui  la 
cherchent,  l'implorent  du  ciel  ou  travaillent  à  l'acqué- 
rir; bien  au  contraire,  ceux-là  la  trouvent  qui  ne  son- 
geaient pas  à  elle  et  ils  l'entendent  qui  leur  répond  alors 
qu'ils  ne  l'appelaient  pas.  Ces  quelques  formules  tirées 
du  concile  d'Orange  n'expriment-elles  pas  la  doctrine 
fondamentale  que  saint  Augustin  et  ses  successeurs 
ont  obstinément  opposée  à  toutes  les  formes  de  péla- 
gianisme?  En  plein  accord  par  conséquent,  tradition  et 
magistère  tiennent  pour  plus  ou  moins  entaché  d'hé- 
résie quiconque  unit  d'un  lien  nécessaire  le  surnaturel 
au  mérite,  à  l'effort,  à  la  prière  de  l'homme  en  tant  que 
tel.  Or,  n'est-ce  pas  à  cela  précisément  que  tend  la 
théologie  des  molinistes?  Pour  soustraire  à  la  damna- 
tion l'âme  dont  l'unique  tort  consisterait  à  n'avoir  pas 
été  gratuitement  prédestinée  à  la  vision  intuitive  ou 
aux  moyens  d'y  parvenir,  ils  lui  promettent  les  secours 
suffisants  pour  se  sauver  à  la  seule  condition  qu'elle 
obéisse  à  la  voix  de  sa  conscience.  Mais,  si  l'on  appelle 
salutaire  toute  œuvre  qui  rapproche  du  ciel,  ne  convien- 
drait-il pas  dès  lors  d'attribuer  cette  épithète  à  l'obser- 
vation de  la  loi  morale?  En  effet  le  païen  qui  s'y  adonne 
contraint  Dieu  pour  ainsi  dire  à  lui  offrir  la  foi,  son 
amitié  et  son  adoption;  donc  à  lui  ouvrir  les  rangs  des 
élus  à  la  grâce.  D'après  saint  Paul  et  l'enseignement 
des  Pères,  l'accès  à  la  justification  dépend  uniquement 
du  bon  plaisir  divin  qui  touche  ou  endurcit  les  cœurs 
comme  il  lui  agrée,  qui  aime  ou  rejette  avant  toute  con- 
sidération du  désir  ou  des  vertus  de  la  créature.  A  en 
croire  les  molinistes  au  contraire,  c'est  l'homme  qui 
choisit  et  fait  les  premiers  pas  vers  Dieu,  certain  que 
ses  avances  ne  seront  pas  repoussées:  en  réalité  c'est 
lui  qui  par  les  œuvres  de  son  libre  arbitre  se  discerne  de 
la  masse  des  infidèles  et   des  pécheurs. 

Sans  doute  la  bonne  volonté  serait  impuissante  à 
émouvoir  la  charité  infinie,  si  celle-ci  n'avait  pas  elle- 
même  décidé  d'avance  de  se  laisser  loucher  par  une 
démarche  impropre  de  soi  à  l'influencer  le  moins  du 
monde.  En  dernière  analyse,  ce  n'est  donc  pas  en  con- 
sidérai ion  de  l'effort  humain  qu'aura  été  concédé  l'ap- 
pel a  la  foi.  mais  par  application  d'une  loi  divine  qui 
n'a  aucunement  été  inspirée  à  son  auteur  par  l'intcn- 


2729 


RIPALDA.    THEORIE    DE    L'ACTE    RON 


2730 


tion  de  récompenser  la  pratique  des  vertus  naturelles. 
Cette  loi  ayant  été  portée  par  pure  bienveillance,  elle 
communique  à  l'octroi  de  la  grâce  qui  en  résulte  son 
propre  caractère  de  bienfait  gratuit. 

Cette  réponse  ne  satisfait  pas  entièrement  Ripalda. 
En  un  sens  il  la  juge  trop  arbitraire.  Nulle  part,  objecte- 
t-il,  l'Écriture  ni  les  Pères  ne  font  allusion  à  une  déci- 
sion providentielle  de  mettre  les  dons  infus  à  portée  de 
tout  homme  qui  vit  honnêtement.  Le  dogme  ne  fournit 
donc  à  l'explication  moliniste  aucun  argument  décisif. 
Cependant  il  ne  la  condamne  pas  non  plus  et  lui  four- 
nit même  un  sérieux  appui.  En  elïet,  la  volonté  salvi- 
fique  universelle  est  une  vérité  de  foi.  Or,  ne  serait-elle 
pas  frustrée,  s'il  se  trouvait  des  âmes  qui,  ayant  accom- 
pli leur  devoir  dans  toute  la  mesure  où  il  dépendait 
d'elles,  ne  recevraient  que  la  damnation  pour  prix  de 
leur  générosité?  D'autre  part  il  semblerait  étrange  que, 
fréquemment  donnée  à  des  pécheurs  endurcis,  la  grâce 
pût  être  complètement  absente  de  la  vie  d'un  homme 
de  bien.  Dans  le  système  imaginé  par  l'auteur  du  De 
concordia,  on  échappe  à  ces  éventualités  inadmissibles. 
C'est  un  avantage  qu'il  faut  lui  reconnaître,  sans  préju- 
dice de  savoir  s'il  n'y  aurait  pas  un  autre  moyen  de  les 
éviter,  plus  habile  et  plus  adapté  à  l'enseignement  de 
l'Église. 

Nombreux  d'ailleurs  sont  les  théologiens  qui  ont 
compris  le  principe  facienti  quod  in  se  est  dans  le  sens 
d'un  enchaînement  infaillible  entre  la  pratique  persé- 
vérante du  bien  naturel  et  l'offre  divine  de  la  foi.  On  en 
trouve  même  parmi  les  plus  anciens  et  les  plus  graves 
qui  ont  attribué  aux  œuvres  humaines  une  aptitude 
positive  à  acheminer  vers  la  justification .  Pris  dans  leur 
acception  obvie,  maints  passages  de  saint  Thomas  par 
exemple  expriment  cette  doctrine.  A  tout  le  moins  en- 
seignent-ils que  l'infidèle  de  bonne  volonté  se  voit,  un 
jour  ou  l'autre,  inévitablement  récompensé  par  le  don 
de  la  grâce.  Disp.  XVIII,  sect.  n,  n.  14;sect.  ni,  n.  16. 
Va-t-on  faire  de  ces  auteurs  et  du  Docteur  angélique  lui- 
même  autant  de  semi-pélagiens?  Or,  pour  les  défendre 
contre  cette  accusation  infamante,  on  n'a  d'autre  res- 
source que  d'assimiler  autant  que  possible  leur  doctrine 
à  celle  de  Molina  et  de  se  persuader  que,  dans  leur 
pensée,  les  actes  moralement  bons  ne  préparaient  pas 
à  la  vie  surnaturelle  par  leur  valeur  intrinsèque,  mais 
seulement  par  suite  du  bon  plaisir  divin  qui  en  a  ainsi 
arbitrairement  statué.  L'enseignement  du  De  concordia 
n'était  donc  pas,  au  moins  en  cette  matière,  une  nou- 
veauté hardie.  Les  patrons  de  grande  autorité  ne  lui 
font  pas  défaut.  A  peine  divulgué,  d'ailleurs,  il  gagna 
si  rapidement  les  suffrages  des  théologiens  contempo- 
rains qu'à  l'époque  où  était  écrit  le  De  ente  superna- 
turali,  l'opinion  commune  se  prononçait  en  sa  faveur. 
Disp.  XX,  sect.  i,  n.  2. 

Malgré  tout  Ripalda  refuse  de  s'y  conformer  et  de  se 
laisser  convaincre  qu'il  ne  s'y  mêle  aucune  trace  de 
semi-pélagianisme.  S'il  voit  mieux  que  les  thomistes 
que,  même  infailliblement  unie  à  la  venue  de  la  grâce,  la 
disposition  naturelle  négative  ne  l'exige  pourtant  en 
aucune  façon  à  titre  méritoire  (disp.  XVIII,  sect.  m, 
n.  18),  par  contre  il  ne  semble  pas  avoir  compris  com- 
ment elle  réussit  à  s'accorder  avec  l'indépendance  de 
Dieu  dans  le  choix  des  élus.  Il  n'a  pas  vu  que,  replacée 
dans  le  contexte  doctrinal  du  système  moliniste,  l'assu- 
rance donnée  à  tout  infidèle  de  bonne  volonté  de  ne 
pas  mourir  sans  avoir  rencontré  l'occasion  de  se  justi- 
fier ne  concède  en  réalité  à  l'homme  dans  l'affaire  de 
son  salut  qu'une  initiative  purement  apparente.  Sans 
doute,  la  distribution  de  la  grâce  étant  ainsi  comprise, 
des  décisions  libres  dont  il  est  l'arbitre  incontestable 
lui  permettent  de  forcer  pour  ainsi  dire  l'entrée  du 
monde  surnaturel.  Mais  ces  décisions  libres  n'échap- 
pent pas  au  contrôle  divin  ;  elles  lui  sont  même  si  rigou- 
reusement soumises  qu'elles  lui  doivent  d'être  orien- 


tées vers  le  bien  plutôt  que  vers  le  mal.  Car,  si  tel  ordre 
de  providence  a  été  réalisé  où  le  païen  ayant  honnête- 
ment vécu  s'est  ouvert  par  là  le  chemin  du  ciel,  c'est  en 
vertu  d'un  décret  éternel  que  la  considération  des 
œuvres  humaines  n'a  pas  influencé.  S'il  avait  plu  à 
Dieu  d'arrêter  son  choix  créateur  sur  un  autre  univers 
où,  à  la  lumière  de  la  science  moyenne,  il  apercevait 
le  même  païen  s'adonnant  de  plein  gré  au  vice  plutôt 
qu'à  la  vertu  et  justement  puni  par  la  privation  de  la 
grâce,  il  aurait  ainsi,  sans  léser  les  droits  de  l'intéressé, 
changé  la  valeur  morale  de  ses  actes  et  le  sort  final  des- 
tiné à  les  rétribuer.  En  dernière  analyse,  Molina  réserve 
donc  à  Dieu,  autant  que  Banez,  un  moyen  infaillible  de 
plier  les  volontés  à  sa  guise  et  par  le  fait  même  de  com- 
mander en  maître  souverain  l'accès  à  la  justification  et 
à  la  béatitude.  Plus  préoccupé  sans  doute  d'échafauder 
un  nouveau  système  que  de  s'assimiler  parfaitement 
les  théories  existantes,  Ripalda  ne  paraît  pas  avoir 
approfondi  la  doctrine  de  son  célèbre  confrère  jusqu'à 
cette  dernière  assise  qui  la  supporte  tout  entière.  Faute 
de  quoi  il  persiste  à  la  juger  défavorablement  et  pré- 
tend y  suppléer  par  une  autre  qu'il  a  forgée  de  toutes 
pièces. 

2.  La  thèse  de  Ripalda.  —  Les  arguments  molinistes 
lui  ont  au  moins  inspiré  cette  conviction  que,  dans  l'obli- 
gation où  il  est  placé  de  mériter  la  vision  intuitive,  le 
libre  arbitre  serait  certainement  frustré  dans  ses  droits, 
si  un  décret  émanant  de  la  bonté  infinie  n'avait  pas 
enchaîné  d'une  manière  ou  d'une  autre  l'offre  de  la 
grâce  à  la  pratique  des  vertus  naturelles.  Mais  dans 
quel  ordre  faut-il  ranger  l'un  par  rapport  à  l'autre  ces 
deux  éléments  essentiels  du  mérite  et  du  salut  :  l'aide 
surnaturelle  et  l'effort  volontaire?  La  volonté  salva- 
lique  de  Dieu  a-t-elle  prescrit  que  la  pratique  des  ver- 
tus humaines  précéderait  l'offre  de  la  grâce  ou  au  con- 
traire qu'elle  la  suivrait?  En  acceptant  la  première  de 
ces  deux  hypothèses,  les  théologiens  jésuites, àen  croire 
Ripalda,  auraient  plus  ou  moins  abandonné  l'ensei- 
gnement de  la  tradition  et  donné  à  la  nature  un  rôle 
trop  important  dans  la  conquête  du  ciel.  Quant  à  lui, 
il  pense  éviter  ces  écueils  en  choisissant  le  second  mem- 
bre de  l'alternative.  La  grâce  ne  serait  pas  accordée  à 
l'infidèle  en  conséquence  de  l'observât  ion  du  Décalogue, 
mais,  Dieu  l'ayant  ainsi  voulu,  dès  l'éveil  de  sa  raison, 
à  chaque  occasion  de  bien  faire,  elle  se  tiendrait  à  sa 
disposition,  prête  à  élever  à  une  fin  supérieure  ses  bons 
désirs  et  ses  décisions  honnêtes.  Il  ne  se  produirait  par 
suite  dans  le  inonde  aucun  acte  bon  qui  ne  fût  surna- 
turel. 

Mais  comment  se  réaliserait  en  fait  cette  coopéra- 
tion de  la  grâce  à  tout  exercice  correct  du  libre  arbitre? 
Nous  l'ignorons.  Ripalda  en  a  imaginé  deux  ou  trois 
formes  plausibles. 

Étant  admis  que  d'une  pensée  indélibérée  surnatu- 
relle peut  naître  un  acte  réfléchi  naturel,  ne  serait-il  pas 
permis  tout  d'abord  de  concevoir  les  œuvres  honnêtes 
qui  précèdent  la  foi  comme  divinisées  par  le  dehors? 
N'existe-t-il  pas  un  groupe  d'anciens  et  graves  théolo- 
giens qui  ont  ainsi  compris  le  mérite  de  l'homme  justi- 
fié? Ne  s' expliquant  pas  qu'un  même  terme  simple  et 
indivisible,  la  décision  libre,  relevât  à  la  fois  de  deux 
principes  efficients  :  la  faculté  spirituelle  et  la  vertu 
infuse,  ils  croyaient  esquiver  la  difficulté  en  se  conten- 
tant d'une  élévation  permanente  des  puissances  de 
l'âme  sans  influence  sur  la  nature  de  leurs  opérai  ions. 
Ces  dernières  conservant  leur  caractère  purement  hu- 
main auraient  néanmoins,  d'après  eux.  mérité  la  vision 
intuitive  par  suite  de  la  dignité  incomparable  de  la  per- 
sonne à  qui  elles  auraient  appartenu.  De  même,  provo- 
quée par  une  excitation  surnaturelle,  toute  œuvre 
naturellement  bonne  égalerait  en  valeur  morale  la 
grâce  qui  l'a  fait  surgir  dans  l'âme. 

Pour  ceux  à  qui  cette  explication  désuète  n'inspire- 


2  7.'5i 


III  l'A  LDA.    THÉORIE    DE    L'ACTE    BON 


2  732 


mit  pas  confiance,  il  resterait  à  choisir  entre  deux 
autres.  Ou  bien  résoudre  le  eas  des  vertus  naturelles 
pratiquées  avant  la  foi  d'après  les  théories  connues 
concernant  l'élévation  des  actes  qui  s'intercalent  entre 
l'acceptation  des  vérités  révélées  et  la  justification,  cl 
dans  cette  hypothèse  les  œuvres  honnêtes  du  païen  em- 
prunteraient leur  caractère  surnaturel  soit  à  un  con- 
cours extraordinaire  prêté  du  dehors  par  la  toute- 
puissance  divine,  connue  le  veulent  Molina  et  Suarez; 
soit  à  une  qualité  intérieure  mais  transitoire  du  genre 
de  la  prémotion  thomiste.  Ou  bien,  et  c'est  l'opinion 
que  préfère  Ripalda,  supposer  que  toute  activité  volon- 
taire conforme  à  la  loi  morale  se  double  d'une  activité 
infuse  rigoureusement  parallèle,  commandée  par  les 
mêmes  motifs  et  également  orientée,  au  moins  dans 
l'intention  du  sujet,  vers  la  lin  spécifique  de  l'homme. 
Dès  lors  toute  opération  naturelle  serait  accolée  à  une 
autre,  surnaturelle,  inconsciente,  moralement  identi- 
fiée à  la  première,  quoique  physiquement  distincte. 
Disp.  XX,  sect.  m. 

Le  fait  d'ailleurs  importe  beaucoup  plus  que  la  ma- 
nière de  l'expliquer.  Avant  tout,  en  effet,  il  s'agit  de 
savoir  si,  clans  notre  plan  de  providence,  tout  acte 
honnête  est  en  réalité  élevé  par  Dieu  a  l'ordre  fie  la  vi- 
sion intuitive.  Ripalda  l'avoue  lui-même,  la  gravite  et 
la  nouveauté  d'une  telle  doctrine  demandent  qu'on  lui 
procure  l'appui  de  solides  arguments.  Ces  arguments, 
quels  sont-ils?  Disp.  XX,  sect.  xvm,  n.  89. 

Le  meilleur  n'est  peut-être  pas  le  premier  invoqué  ni 
le  plus  estimé  par  son  auteur.  Il  est  tiré  de  la  raison 
théologique  et  se  fonde  sur  notre  vocation  universelle 
et  obligatoire  à  la  contemplation  béatifique.  On  peut 
l'énoncer  ainsi  :  toute  activité  qui  n'aide  pas  le  sujet 
d'où  elle  émane,  à  conquérir  sa  fin,  est  une  force 
dépensée  en  pure  perte;  or  Dieu  nous  destine  à  un 
bonheur  surnaturel;  il  aurait  dès  lors  pour  ainsi  dire 
organisé  lui-même  le  gaspillage  de  nos  œuvres,  si  pen- 
dant une  période  plus  ou  moins  longue  de  notre  exis- 
tence, il  se  refusait  à  nous  munir  des  moyens  indispen- 
sables à  l'accomplissement  du  devoir  qu'il  nous  impose. 
Ne  serait-il  pas  déraisonnable  de  sa  part  de  laisser 
notre  libre  arbitre  s'exercer  à  vide,  ne  fût-ce  qu'en  une 
seule  occasion?  Nos  décisions  morales  important  toutes 
au  salut  éternel  qui  est  pour  nous  l'unique  nécessaire,  la 
grâce  doit  donc  se  trouver  à  noire  disposition  en  toute 
circonstance  où  nous  en  avons  une  à  prendre, Disp.  XX, 
sect.  xvm,  n.  <S(i. 

Ripalda  se  confie  cependant  davantage  aux  argu- 
ments qu'il  a  tirés  du  dogme  et  de  la  tradition.  A  son 
avis,  la  condamnation  de  Pelage,  l'enseignement  de 
saint  Augustin  et  du  concile  d'Orange  créent  d'insur- 
montables difficultés  à  toute  théorie  cherchant  à  main- 
tenir dans  notre  monde  l'existence  d'actes  naturelle- 
ment bons. 

«  Est  fruit  de  la  grâce  tout  ce  qui  n'esl  pas  péché  », 
répètent  obstinément  du  V«  au  VIIe  siècle  l'Église  et  les 
Pères.  Comment  leur  eût-il  élé  permis  de  parler  ainsi, 
s'ils  axaient  reconnu  chez  les  païens  la  présence  de  ver- 
tus purement  humaines?  Observer  le  Décalogue,  au 
moins  pendant  un  court  espace  de  temps,  n'exige 
aucune  aide  divine  extraordinaire.  Depuis  saint  Tho- 
mas, les  théologiens  le  pensent  et  l'écrivent  unanime- 
ment. 1 ''.ntre  eux  et  les  documents  dogmal  iques  anlipé- 
lagiens,  il  y  aurait  donc  absolue  contradiction,  si  vrai 
ment  ces  derniers  n'avaient  pas  proscrit  l'existence  de 
tout  acte  honnête  qui  ne  lui  pas  surnaturel.  De  tels 
actes  n'étanl  pas  des  taules,  ils  ne  pcuvenl  pas,  a  s'en 
tenir  aux  données  de  la  tradition  plus  ancienne,  être 
réalisés  sans  une  glace.  Au  contraire,  a  en  croire  l'en- 
semble des  docteurs  plus  récents,  les  seules  forces  de  la 
nature  raisonnable  suffisent  à  les  produire.  Comment 
réduire  celte  opposition  et  expliquer  d'où  venait  a 
saint   Augustin  cl   aux  Pères  du  concile  d'Orange  leur 


conviction  qu'une  aide  gratuite  de  Dieu  était  néces- 
saire à  tout  exercice  légitime  de  la  liberté,  sinon  en  sup- 
posant que,  dans  leur  pensée,  il  n'existait  en  fait  que 
deux  sortes  d'oeuvres  :  des  œuvres  coupables  et  des 
(envies  salutaires? 

Cette  déduction  s'imposerait  rigoureusement,  si  la 
logique  et  l'histoire  n'avaient  pas  trouvé  d'autre 
moyen  de  réconcilier  la  théologie  moderne  avec  la  tra- 
dition primitive.  Mais  il  n'en  est  rien;  elles  en  ont  au 
contraire  proposé  plusieurs,  un,  entre  autres,  qui  garde 
encore  des  partisans  et  qui  jouissait  d'une  grande  fa- 
veur auprès  des  contemporains  de  Ripalda.  Celui-ci 
l'expose  par  manière  de  difficulté  qu'il  lui  incombe  de 
résoudre.  Si  saint  Augustin  et  le  concile  d'Orange, 
explique-t-on  couramment,  ne  font  guère  allusion  à 
une  catégorie  d'actes  intermédiaire  entre  celle  des 
péchés  et  celle  des  actes  surnaturels,  c'est  qu'à  leurs 
yeux  la  pratique  des  vertus  purement  humaines  tenait 
une  place  si  négligeable  dans  l'affaire  du  salut  qu'ils 
j  ugeaient  préférable  de  la  passer  sous  silence.  D'ailleurs, 
dans  la  descendance  d'Adam  au  milieu  de  laquelle  ils 
vivaient,  toute  œuvre  inapte  à  mériter  le  royaume 
de  Dieu  peut  à  bon  droit  passer  pour  un  péché,  de 
la  même  manière  que  l'enfant  qui  y  naît  est  estimé 
coupable  et  passible  de  damnation.  Ainsi  se  trouve 
ramenée  à  une  simple  divergence  verbale  l'opposition 
qui  sépare  la  doctrine  de  saint  Augustin  de  la  nôtre. 
Du  point  de  vue  historique,  il  appelait  péché  ce  que,  du 
point  de  vue  philosophique,  nous  nommons  morale- 
ment bon. 

Cette  interprétation  classique  de  la  formule  :  nemo 
iutbcl  de  suo  nisi  mendacium  et  peceatum  et  autres  équi- 
valentes, n'ébranle  pas  l'attachement  de  Ripalda  à  sa 
propre  thèse.  A  cette  exégèse  il  en  oppose  une  autre. 
Prétendant  juger  des  expressions  employées  dans  la 
controverse  pélagienne  d'après  les  idées  principales  qui 
y  furent  mises  en  cause,  il  lui  parait  inadmissible  que 
les  Pères  aient  omis  de  traiter  la  question  des  actes 
naturellement  bons  ou  qu'ils  les  aient  considérés 
comme  des  péchés.  Quel  était  en  effet  le  véritable  sujet 
débattu  entre  eux  et  leurs  adversaires?  Précisément 
les  œuvres  de  la  nature  en  tant  que  telle.  D'après  les 
partisans  de  Julien  d'Éclane,  elles  suffisaient  au  salut 
et  n'exigeaient  l'aide  d'aucune  grâce,  puisque  ni  l'assen- 
timent aux  vérités  révélées,  ni  l'exercice  des  vertus 
morales  ne  dépassaient  les  forces  propres  de  l'homme. 
Si  saint  Augustin  et  le  magistère  romain,  en  les  con- 
damnant, n'avaient  rien  dit  des  actes  moralement  bons, 
n'auraient-ils  pas  fait  preuve  d'une  complète  incom- 
préhension du  principal  objet  de  la  discussion?  Et 
s'ils  avaient  laissé  entendre  qu'à  leurs  yeux  ces  actes 
ne  valaient  pas  mieux  que  des  péchés,  il  eût  été  trop 
facile  aux  hérétiques  de  tourner  en  ridicule  leurs  ana- 
thèmes,  en  répliquant,  d'accord  avec  la  théologie  mo- 
derne, qu'une  œuvre  non  salutaire  n'était  pas  néces- 
sairement une  faute.  Aussi  ne  pouvait-on  réduire  effi- 
cacement les  pélagiens  un  silence  qu'en  opposant  à  leur 
enseignement  sur  les  vertus  humaines  un  autre  ensei- 
gnement concernant  les  mêmes  vertus,  les  seules  dont 
ils  reconnussent  l'existence.  Contraints  de  traiter  de 
la  pratique  purement  morale  du  Décalogue,  si  les  Pères 
et  la  sainte  Église  proclament  qu'en  chaque  cas  elle 
exige  une  grâce,  ils  affirment  donc  équivalemment  que 
Dieu,  en  fait,  surnaturalise  tous  les  actes  honnêtes  du 
monde  présent. 

A  en  croire  Ripalda,  un  examen  attentif  des  écrits 
de  sainl  Augustin  confirmerait  cet  argument  fondamen- 
tal. Ainsi  le  saint  docteur  n'a-t-il  jamais  voulu  se  laisser 
convaincre  par  Julien  d'Éclane  de  la  présence  chez  les_ 
infidèles  d'actes  stcrililer  boni,  c'est-à-dire  naturelle- 
ment lions.  Et,  quand  lui  sont  échappés  parfois  quel- 
ques mots  d'admiration  pour  la  vertu  de  quelques- 
uns  d'entre  eus.  comme  Polémon  ou  Assuérus,  il  a 


2733 


RIPALDA.    THEORIE    DE    L'ACTE    BON 


2  734 


pris  soin  de  noter  qu'ils  en  étaient  redevables  à  un 
bienfait  de  Dieu.  Rien  de  plus  célèbre  d'ailleurs  que  sa 
conception  de  l'honnêteté  païenne  qui,  dans  les  cas  très 
rares  où  elle  n'est  pas  un  vice  déguisé,  provient  sans 
aucun  doute  d'un  don  céleste.  Voilà  donc,  d'après  le 
grand  antagoniste  des  pélagiens,  des  œuvres  humaine- 
ment dignes  d'éloges  et  qui,  n'étant  pas  inspirées  par  la 
foi,  n'en  sont  pas  moins  surnaturelles,  puisqu'elles  sont 
le  fruit  de  la  grâce.  Ces  exemples  ne  prouvent-ils  pas 
l'exactitude  de  la  règle  universelle  précédemment 
énoncée,  savoir  qu'entre  le  ve  et  le  vne  siècle  les  défen- 
seurs de  la  doctrine  catholique  étaient  unanimement 
convaincus  que,  dans  la  vie  de  l'incroyant  comme  dans 
celle  du  croyant, tout  acte  conforme  à  la  loi  morale  était 
physiquement  orienté  par  Dieu  vers  la  fin  supérieure 
et  gratuite  qu'en  fait  il  nous  destine?  (Voir  quelques 
autres  arguments  de  Ripalda  tirés  de  la  raison  théolo- 
gique dans  Capéran,  Le  problème  du  salul  des  infidèles, 
Essai  historique,  p.  335.) 

3.  Critique.  —  Cette  exégèse,  est-il  besoin  de  le  dire, 
ne  s'impose  pas.  Les  principes  d'où  elle  part  nous 
semblent  contestables  et  les  raisons  qu'elle  invoque  en 
sa  faveur  heurtent  de  front,  à  notre  avis,  une  interpré- 
tation courante  de  maintes  idées  ou  expressions  fami- 
lières à  saint  Augustin.  Ripalda  suppose  en  effet  qu'en- 
tre Pelage  et  ses  contradicteurs  la  querelle  portait  sur 
les  œuvres  humainement  bonnes,  au  sens  moderne  du 
mot,  tout  le  problème  consistant  pour  eux  à  détermi- 
ner si,  dans  notre  état  présent,  nous  pouvons  les  accom- 
plir sans  grâce  et  mériter  par  elles  la  vision  intuitive. 
A  vrai  dire  le  sujet  controversé  était  beaucoup  plus 
complexe  et  moins  précis.  Ni  dans  un  camp,  ni  dans 
l'autre,  on  ne  distinguait  clairement  le  naturel  du  pré- 
ternaturel  ou  du  surnaturel  et  l'enjeu  de  la  lutte  n'était 
pas  d'établir  des  définitions  scientifiques  de  ces  divers 
ordres  de  perfections.  Au  lieu  de  se  poursuivre  pendant 
des  siècles,  le  débat  eût  été  au  contraire  rapidement 
vidé,  si,  du  côté  hérétique  ou  du  côté  catholique,  on 
avait  eu  ces  définitions  nettement  présentes  à  l'esprit. 
En  réalité,  loin  de  tout  concept  systématique  et  de 
toute  élaboration  théologique  tant  soit  peu  poussée  des 
notions  de  grâce  et  de  béatitude,  sur  le  plan  concret  du 
dogme  et  de  la  vie  chrétienne,  on  se  disputait  surtout 
au  sujet  de  l'existence  du  péché  originel,  de  la  nécessité 
ou  de  l'effet  propre  du  baptême  et  sur  la  dépendance  de 
la  liberté  créée  à  l'égard  d'une  aide  ou  d'une  prédesti- 
nation divine.  Pour  sortir  d'indécision  en  ces  graves 
problèmes,  des  notions  plus  poussées  du  surnaturel  et 
de  ses  rapports  avec  l'homme  en  tant  que  tel  eussent 
été  du  plus  grand  secours.  .Malheureusement,  ces 
notions,  où  les  trouver  alors? 

C'est  en  effet  simplifier  à  l'excès  le  pélagianisme  que 
de  prétendre  avec  Ripalda  qu'il  contestait  absolument 
toute  espèce  d'élévation  divine  par  des  dons  infus. 
Julien  d'Éclane  confessait  au  moins  que,  bonne  origi- 
nellement, l'âme  était  par  le  baptême  rendue  meilleure 
encore  et  que,  destinée  de  soi  à  la  vita  alterna,  elle  était 
orientée  par  l'effet  de  ce  sacrement  vers  le  regnum  Dei. 
Cette  vita  seterna  conçue  comme  un  médius  locus  entre 
le  salut  parfait  et  la  damnation,  sans  être  l'équivalent 
de  nos  limbes,  puisqu'elle  n'était  pas  un  séjour  de 
réprouvés,  n'atteste-t-elle  pas  pourtant  que  l'idée 
d'une  double  béatitude  et  par  suite  d'une  certaine 
opposition  entre  deux  ordres  naturel  et  surnaturel, 
n'était  pas  étrangère  à  la  pensée  pélagienne? 

De  même  est-ce  fausser  la  notion  augustinienne  de 
la  grâce,  en  l'unifiant  et  la  précisant  par  trop,  que  de 
la  réduire  à  signifier  toujours  une  transformation  phy- 
sique conférant  le  pouvoir  de  mériter  ou  de  pratiquer 
la  contemplation  de  l'essence  divine.  Rien  que  L'idée 
d'une  grâce  élevante  ne  soit  pas  absente  de  ses  œuvres, 
tant  s'en  faut,  l'évêque  d'Hippone  n'en  a  pas  moins 
présenté  la  grâce  surtout  comme  un  avantage  psycho- 


logique ou  moral  dont  la  Providence  a  favorisé  celui-ci 
plutôt  que  celui-là.  Davantage  encore  a-t-il  insisté  sur 
le  fait  que,  si  l'œuvre  est  bonne  plutôt  que  mauvaise, 
la  cause  doit  en  être  cherchée  en  Dieu  beaucoup  plus 
qu'en  l'homme. 

Cette  mise  au  point  étant  faite,  qu'en  advient-il  du 
fondement  patristique  et  dogmatique  sur  lequel  Ri- 
palda a  construit  sa  théorie?  Si  l'idée  d'une  nature  pure 
n'a  effleuré  qu'à  peine  l'esprit  de  saint  Augustin  et  de 
ses  contemporains,  amis  ou  adversaires,  et  si  le  mot 
grâce  s'entend  souvent  chez  eux  d'autre  chose  que 
d'une  disposition  physique  éloignée  ou  prochaine  à 
voir  Dieu,  son  hypot  hèse  parait  manquer  de  base.  Dans 
ce  cas,  le  principe  alors  si  souvent  inculqué  qu'un 
bienfait  divin  se  trouve  à  l'origine  de  tout  acte  non 
coupable,  ne  concerne  pas  les  œuvres  de  l'homme  en 
soi,  c'est-à-dire  les  œuvres  moralement  bonnes,  mais 
celles  de  l'homme  historique,  obligé  par  Dieu  à  une 
perfection  de  beaucoup  supérieure  à  l'honnêteté  carac- 
téristique de  son  essence  et  il  est  loin  de  signifier  que, 
sans  une  aide  strictement  surnaturelle,  cet  homme 
offenserait  Dieu  autant  de  fois  qu'il  prendrait  une  déci- 
sion libre. 

L'appui  que  Ripalda  s'est  imaginé  découvrir  pour  sa 
doctrine  dans  les  quelques  textes  où  saint  Augustin 
concède  aux  païens  l'une  ou  l'autre  vertu,  n'est  guéri' 
plus  solide.  L'interprétation  qu'il  en  propose  est 
même  déconcertante.  En  effet,  les  formules  où  s'esl 
fixée  la  théologie  augustinienne  de  la  grâce  sont  telles 
que  BaïUS  et  Jansénius,  se  fondant  sur  leur  sens  maté- 
riel, ont  pu  tenter,  non  sans  raisons  apparentes,  de 
couvrir  de  l'autorité  du  saint  docteur  leur  conception 
d'une  humanité  ordonnée  par  essence  à  la  contempla-: 
tion  béatifique,  mais  si  ravagée  par  le  péché  originel, 
qu'elle  est  devenue  incapable  par  elle-même  du  moin- 
dre bien.  S'ils  avaient  raison,  la  catégorie  du  purement 
naturel  et  du  moralement  bon  disparaîtrait  non  seule- 
ment des  réalités  existantes  mais  même  des  hypothèses 
possibles.  Ces  actes  méritoires  de  la  vision  intuitive  ne 
seraient  surnaturels  qu'à  l'égard  de  nos  facultés  dé- 
chues; ils  auraient  été  normaux  chez  Adam  avant  sa 
chute. 

Pour  réfuter  cette  funeste  exégèse  de  la  pensée  augus- 
tinienne. les  défenseurs  du  dogme  se  sont  mis  en  quête, 
dans  les  écrits  de  l'évêque  d'Hippone,  de  passages 
où  il  ferait  allusion  à  des  œuvres  qui  fussent  humaine- 
ment honnêtes,  sans  être  dignes  de  la  béatitude  pro- 
mise aux  chrétiens.  Ils  n'en  ont  guère  trouvé  d'autres 
que  ceux  où  saint  Augustin  impute  quelques  actes  ver- 
tueux à  des  personnages  comme  Assuérus  ou  Polémon 
qui  ne  connaissaient  pas  le  Christ  ni  sa  révélation,  pré- 
cisément les  endroits  où  Ripalda  prétend  trouver  men- 
tion d'actes  surnaturels  avant  la  foi.  Mais  contre  ce 
dernier  s'inscrit  en  ternies  décisifs  le  principe  fonda- 
mental si  souvent  rappelé  par  l'adversaire  de  Julien  : 
«  sans  la  foi  rien  qui  plaise  à  Dieu  ».  Comment  dès  lors 
saint  Augustin  ne  se  serait-il  pas  contredit  s'il  avait 
attribué  à  un  païen  un  acte  salutaire? 

L'idée  que  Ripalda  cherche  à  donner  de  la  discussion 
sur  les  actes  steriliter  boni  nous  semble  également  para- 
doxale. A  l'en  croire,  Augustin  en  les  répudiant 
n'aurait  point  condamné  l'explication  pélagienne  de 
la  vertu  des  infidèles  en  tant  qu'elle  suppose  la  possi- 
bilité dans  le  genre  humain  déchu  d'oeuvres  honnêtes 
non  surnaturelles,  mais  uniquement  parce  qu'elle 
transforme  cette  possibilité  en  réalité  quotidienne.  Or, 
pareille  exégèse  ne  résiste  pas  à  une  confrontation 
attentive  avec  les  textes.  L'indignation  manifestée  en 
cette  occasion  par  Augustin  manquerait  de  cause  pro- 
portionnée, si  elle  avait  pour  unique  objet  une  doctrine 
que  ses  adversaires  partageraient  en  somme  avec  sainl 
Thomas  et  la  grande  majorité  des  docteurs  catholiques, 
savoir  le  caractère  purement  naturel  des  œuvres  nu- 


2735 


IUIWLDA.    THÉORIE    DE    L'ACTE    H<>\ 


2  7  36 


maiius  accomplies  avant  ta  foi.  Ripalda  lui-même  pré- 
sente  sa  théorie  avec  circonspection  comme  une  nou- 
veauté discutable  et  l'évêque  d'Hipponc  aurait  ana- 
thémalisé  ceux  (le  ses  contemporains  cpii  n'auraient 
pas  accepté  <le  s'y  ranger?  N'est-ce  pas  de  la  plus  haute 
invraisemblance? 

D'ailleurs  ce  cpie  rejette  Augustin,  ce  n'est  pas  seu- 
lement l'existence,  mais  le  concept  même  cpie  s'étaient 
forgé  les  pélagiens  de  l'acte  sleriliter  bonus.  S'ils 
avaient  déjà  tort  à  ses  yeux  d'appeler  bons  des  actes 
<|iii  ne  contribuent  pas  positivement  au  salut,  à  plus 
forte  raison  les  jugeait-il  i  épréhensibles  de  faire  passe- 
ces  actes  pour  dignes  de  la  vie  éternelle.  D'après  l'en- 
seignement de  la  foi,  tout  ce  qui  ne  mène  pas  au 
royaume  de  Dieu  est  passible  de  condamnation  au  ju- 
gement dernier.  Quelque  louables  qu'elles  soient  du 
point  de  vue  humain,  les  vertus  païennes,  chrétienne- 
ment parlant,  ne  peuvent  donc  aboutir  qu'à  une 
réprobation  et  c'est  une  hérésie  que  de  leur  destiner 
pour  récompense,  comme  le  fait  Julien,  une  béatitude 
plus  ou  moins  semblable  à  celle  des  élus. 

On  le  voit,  la  controverse  entre  l'évêque  d'Hipponc 
et  ses  adversaires  ne  portait  pas  sur  la  légitimité  du 
concept  moderne  d'acte  moralement  bon  qui,  lui, 
ne  mérite  pas  le  ciel  et  aboutit  même  à  une  damnation, 
mais  sur  l'orthodoxie  du  concept  pélagien  d'acte  sté- 
rilement bon  qui,  sans  être  surnaturel,  rendrait 
pourtant  digne  d'un  sort  équivalent  à  un  salut,  impar- 
fait sans  doute,  mais  réel.  La  doctrine  opposée  à 
Julien  sur  ce  point  par  son  contradicteur  n'offre  par 
suite  aucun  appui  ni  à  la  doctrine  janséniste,  ni  à  la 
thèse  de  Ripalda,  Augustin  n'exprimant  ici  sa  pensée 
qu'au  sujet  des  actions  moralement  bonnes,  au  sens 
pélagien  de  l'expression,  essentiellement  différent  du 
nôtre,  et  ne  le  condamnant  que  pour  la  négation  du 
péché  originel  qui  y  était  impliquée. 

Ces  graves  objections  que  suscite  sa  thèse  n'ont  pas 
complètement  échappé  à  Ripalda.  Deux  surtout  lui 
ont  paru  mériter  discussion.  La  première  provient 
d'une  proposition  de  Baïus  condamnée  par  l'Église. 
Pris  à  la  lettre,  l'enseignement  qui  résulte  de  cette 
condamnation  semble  prêter  au  pape  Pie  V  une  doc- 
trine contradictoire  de  celle  du  concile  d'Orange  et  fait 
ainsi  ressortir  à  l'évidence  combien  le  point  de  vue  des 
théologiens  du  xvie  siècle,  dans  la  controverse  des  actes 
moralement  bons,  différait  de  celui  des  contemporains 
de  saint  Augustin.  Sans  la  grâce,  proclamait  le  magis- 
tère contre  Cassien  et  ses  disciples,  tout  est  mensonge 
et  péché.  C'est  une  erreur,  affirme  contre  Baïus  le  même 
magistère,  de  croire  que  sans  la  grâce  la  liberté  est 
enchaînée  au  péché.  Ripalda,  nous  l'avons  vu,  se 
réclame  de  la  première  de  ces  deux  assertions  dogma- 
tiques et  la  commente  ainsi  :  puisque  la  grâce  inter- 
vient dans  chacune  de  nos  œuvres  honnêtes,  n'est-ce 
pas  qu'en  réalité  Dieu  élève  à  l'ordre  surnaturel  tous 
les  actes  conformes  à  la  loi  morale  que,  même  déchues, 
nos  facultés  peuvent  produire  par  leurs  propres  forces? 
Mais  cette  paraphrase,  difficile  à  mettre  d'accord  avec 
le  sens  général  de  la  querelle  pélagienne.  n'est -elle  pas 
plus  inconciliable  encore  avec  le  second  principe  op- 
posé plus  tard  par  l'Église  au  baïanisme  et  qui  semble 
reconnaître  implicitement  l'existence  effective  d'ac- 
tions moralement  bonnes  non  surnaturalisées'?  Aban- 
donnés aux  seules  ressources  de  leur  libre  arbitre, 
affirme-t-il,  les  lils  d'Adam  ne  pèchent  pas  nécessai- 
rement en  tout  ce  qu'ils  font.  Donc,  est -il  permis  de 
conclure,  il  leur  arrive  portais  de  hien  agir  sans  l'aide 
d'aucune  grâce,  c'est-à-dire  de  manière  humainement 
honnête. 

Toutefois  la  rigueur  de  cette  dédud  Lan  es  i  plus  appa- 
rente (pie  réelle.  Ripalda  en  fait  1res  justement  la 
remarque  :  dans  le  cas  présent  comme  en  tout  autre 
du  même  genre,  le  magistère  n'avait  pour  but  que  de 


redresser  une  erreur.  Or,  le  tort  principal  de  Baïus 
n'élait-il  pas  de  prétendre  que  le  péché  originel  nous 
avait  ôté  le  pouvoir  de  pratiquer  la  moindre  vertu?  En 
sens  opposé.  Pie  V  affirme  donc  sans  plus  que  même 
sans  aucune  aide  gratuite  de  Dieu,  le  bien  purement 
moral  nous  reste  accessible.  Se  trouve-t-il  en  fait  des 
vies  où  cette  sorte  de  bien  ait  une  place  quelconque 
avant  ou  après  la  foi?  11  appartient  aux  théologiens 
d'élucider  cette  question  étrangère  aux  controverses 
baïanistes,  l'Kglise  n'ayant,  dans  les  circonstances  don- 
nées, aucune  raison  de  la  trancher.  Voir  disp.  XX, 
sect.  vi,  n.  28;  sect.  xxi,  n.  99. 

La  seconde  objection  soulevée  au  nom  de  la  tradi- 
I  ion  dogmatique  contre  Ripalda  semble  beaucoup  plus 
embarrassante  pour  lui.  Nous  l'avons  déjà  signalée. 
L'enseignement  commun  des  docteurs  ayant  toujours 
considéré  la  foi  comme  l'origine  première  du  salut, 
n'est-ce  pas  y  déroger  que  d'ouvrir  aux  âmes  l'entrée 
du  monde  surnaturel  avant  que  le  message  explicite  du 
Christ  ne  leur  soit  parvenu?  Pour  échapper  à  cette  très 
sérieuse  difficulté,  l'auteur  du  De  ente  supernalnrali 
n'a  le  choix,  semble-t-il,  qu'entre  l'une  ou  l'autre  de 
ces  deux  voies  :  ou  bien  contester  l'universalité  et  la 
rigueur  du  principe  dont  on  s'arme  contre  lui;  ou  bien 
en  accepter  matériellement  la  formule,  mais  lui  cher- 
cher un  sens  qui  mette  l'accès  de  la  foi  à  portée  de  tous 
les  esprits  et  de  toutes  les  bonnes  volontés.  C'est  sur 
cette  seconde  route  qu'il  s'est  engagé,  en  élaborant  sa 
célèbre  théorie  de  la  fides  late  dicta. 

Logiquement  a-t-il  été  amené  à  sa  doctrine  de  la  foi 
large  par  son  opinion  sur  le  caractère  surnaturel  de 
tous  les  actes  bons,  adoptant  celle-là  pour  défendre 
celle-ci  contre  une  difficulté  gênante;  ou  est-ce  au 
contraire  sa  conviction  que  la  certitude  rationnelle  de 
l'existence  d'un  Dieu  créateur  et  rémunérateur  suffit  à 
ouvrir  à  l'homme  la  porte  du  mérite  et  de  la  justifica- 
tion, qui  l'a  conduit  à  agréger  à  l'ordre  surnaturel  tout 
usage  de  la  liberté  conforme  à  la  loi  morale,  il  importe 
peu  de  le  savoir  et  on  aurait  peine  à  en  décider.  En 
tout  cas,  c'est  d'une  même  préoccupation  de  son  esprit 
que  sont  nées  ces  deux  thèses  étroitement  connexes, 
du  souci  que  nous  indiquions  précédemment,  de  mettre 
d'accord  la  gratuité  de  la  grâce  et  la  volonté  salvi- 
fique  de  Dieu.  Dieu  serait  en  défaut,  assure-t-il,  si, 
nous  ayant  fixé  la  vision  béatifique  pour  fin  exclusive 
et  obligatoire,  il  permettait  que,  sans  aucune  faute  de 
notre  part,  nous  demeurions,  ne  fût-ce  qu'un  jour  ou 
une  heure  de  notre  vie,  complètement  dépourvus  des 
moyens  de  tendre  à  elle;  à  plus  forte  raison  si  notre 
existence  entière  s'écoulait  sans  qu'ils  aient  jamais  été 
mis  à  notre  disposition.  Or.  au  nombre  de  ces  moyens  se 
rangent  en  tout  premier  lieu  la  grâce  et  la  foi.  Mais  la 
foi  stricte,  assentiment  à  la  révélation  fondé  sur  l'au- 
torité divine,  ne  paraissant  pas  accessible  à  une  por- 
tion considérable  du  genre  humain,  la  Providence  n'eût 
pas  été  équitable  d'en  faire  la  condition  primordiale  du 
salut.  La  foi  faute  de  laquelle  ici-bas,  au  dire  de  l'Écri- 
ture et  des  Pères,  toute  activité  libre  est  vaine  et  toute 
vie  vouée  à  la  damnation,  doit  donc  s'entendre  d'une 
connaissance  des  perfections  divines  acquise  par  les 
seules  lumières  de  la  raison,  quoique  physiquement 
élevée  à  l'ordre  surnaturel  par  une  motion  extraordi- 
naire, dont  le  concours  est  incessamment  offert  à  toute 
volonté  bien  disposée.  Ainsi,  d'après  Ripalda,  se  résou- 
drait facilement  l'angoissant  problème  du  salut  des 
infidèles  qui  perdraient  dans  ces  conditions  tout  droit 
d'incriminer  Dieu  de  leur  imposer,  sous  menace  de 
peine  éternelle,  un  devoir  qu'il  ne  les  mettrait  pas  à 
même  de  remplir. 

Que  vaut  cet  le  théorie?  Pour  en  juger  en  véritable 
connaissance  de  cause  il  faudrait  l'exposer  plus  en 
détail,  analyser  et  critique!  chacun  des  arguments 
d'Écriture  et  de  Tradition  dont  son  auteur  l'a  étayée. 


2  73  7 


R]  l'ALDA 


RITES    (CONGREGATION    DES1 


2738 


Mais  il  est  inutile  de  reprendre  ici  un  travail  qui 
a  déjà  été  fait. Voir  art.  Infidèles  (Salul  des),  t.  vu, 
col.   1704  sq. 

En  l'étudiant  attentivement,  on  retrouvera  dans 
cette  thèse  de  Ripalda  les  mêmes  qualités  et  les  mêmes 
défauts  qui  caractérisent  son  œuvre  entière  :  une  éru- 
dition bien  informée,  mais  qui  digère  mal  les  docu- 
ments qu'elle  a  recueillis  et  les  exploite  plus  souvent  à 
coups  de  syllogismes  qu'à  l'aide  d'une  exégèse  sou- 
cieuse de  rigueur  objective;  une  subtilité  raffinée  qui 
s'exprime  en  formules  obscures  et  complique  parfois 
les  questions  au  lieu  de  les  approfondir:  un  désir  ma- 
nifeste de  se  signaler  par  des  opinions  inédites  et  auda- 
cieuses, mais  que  domine  toujours  le  plus  sincère  atta- 
chement à  la  doctrine  commune  et  que  corrige  une 
prudente  défiance  envers  ses  propres  innovations. 

Théologien  de  valeur  et  intéressant  à  plus  d'un 
égard,  sa  réputation  a  cependant  été  surfaite  par  ses 
contemporains  (Hurter,  Xomenclator  lillerarius,  t.  ni, 
col.  928)  qui  eurent  certainement  tort  de  le  considérer 
comme  le  rival  en  mérite  du  cardinal  Jean  de  Lugo. 

P.  Dumoxt. 
RIPELIN  Hugues,  dominicain,  plus  connu  sous 
le  nom  d'HuGUES  de  Strasbourg,  descendant  de  la 
famille  strasbourgeoise  des  Ripelin,  naquit  au  premier 
tiers  du  xme  siècle.  Il  entra  au  couvent  dominicain  de 
Strasbourg,  qui  jouissait  alors  d'une  grande  réputation. 
Il  est  très  probable  qu'il  y  fut  l'élève  de  saint  Albert  le 
Grand  et  le  condisciple  d'Ulrich  de  Strasbourg.  On  peut 
supposer  qu'il  termina  ses  études  à  Paris,  mais  on  ne 
saurait  affirmer  qu'il  y  conquit  le  grade  de  maître  en 
théologie.  Nous  le  trouvons  prieur  du  couvent  de 
Strasbourg  en  1268.  Vers  la  fin  du  siècle  il  remplit  la 
même  charge  au  couvent  de  Zurich.  En  1300  et  en  1303, 
il  fut  provincial  de  nation  allemande,  et  plus  tard  vi- 
caire de  la  même  nation.  Ajoutons  que  les  chroni- 
queurs en  font  un  excellent  prédicateur  et  un  très  bon 
directeur  spirituel. 

Plus  que  ces  détails  biographiques  par  trop  frag- 
mentaires, c'est  l'œuvre  de  Hugues  de  Strasbourg  qui 
mérite  de  l'intérêt.  Les  chroniqueurs  lui  attribuent  des 
Sermones  uarii,  un  Commentarium  in  IV  Ubros  senten- 
iiurum,  des  Quodlibeta,  des  Disputationes  et  des  Expia- 
nationes.  De  tout  cela,  il  ne  nous  reste  rien,  si  tant  il  est 
qu'Hugues  soit  l'auteur  de  tels  ouvrages.  La  seule 
œuvre  qui  nous  soit  parvenue,  c'est  le  Cornpendium 
theologicœ  veritalis.  Il  en  existe  des  centaines  de  manus- 
crits, et  les  éditions  en  furent  nombreuses  jusqu'au 
xvne  siècle.  La  plus  récente,  qui  a  vu  le  jour  en  1880 
par  les  soins  du  P.  Éphrem,  trappiste,  se  contente  de  re- 
produire une  édition  de  1559,  parue  sous  le  nom  de  De 
Combis,  O.  M.,  Cornpendium  totius  théologien*  veritalis 
VII  libris  digeslum...  per  Fralrem  Joannem  de  Combis 
O.  M.  Lugduni,  1559.  Denuo  edidit  Fr.  Ephrem  Abbas 
B.  M.  de  Trappa  de  Monte  Olivarum,  Fribourg-en- 
Brisgau,  188U.  Ces  manuscrits  et  leurs  éditions 
attribuent  l'œuvre  aux  auteurs  les  plus  divers.  Les 
noms  de  saint  Thomas,  de  saint  Albert  le  Grand,  de 
saint  Bonaventure,  d'Alexandre  de  Halès,  de  Hugues 
de  Saint-Cher,  d'Ulrich  de  Strasbourg  se  lisent  tour  à 
tour  en  tête  des  différentes  copies  et,  jusqu'au  début 
de  ce  siècle,  les  avis  étaient  partagés.  Mgr  Grabmann 
et  L.  Pfleger,  se  fondant  sur  des  témoignages  de  chro- 
niqueurs et  de  manuscrits  presque  contemporains 
d'Hugues  de  Strasbourg,  ont  démontré  que  le  Corn- 
pendium était  bien  son  œuvre. 

L'ouvrage  est  un  manuel  de  théologie  au  sens  large 
du  mot,  contenant  l'essentiel  de  ce  que  devait  con- 
naître à  cette  époque  un  prêtre  qui  avait  charge 
d'àmes.  Il  est  divisé  en  sept  livres,  qui  traitent  succes- 
sivement de  Dieu,  de  la  création,  du  péché,  de  l'incar- 
nation, des  sacrements  et  des  fins  dernières.  Hugues 
nous  avertit  lui-même  dans  la  préface  qu'il  n'a  fait 


qu'utiliser  les  matériaux  des  grands  théologiens  qui 
l'ont  précédé.  En  fait,  il  s'est  surtout  inspiré  de  saint 
Bonaventure.  Si  le  Cornpendium  ne  se  distingue  pas 
par  l'originalité  des  spéculations,  il  réalise  au  mieux  les 
qualités  d'un  bon  manuel  :  écrit  en  une  langue  sobre 
et  précise,  il  donne  un  résumé  complet  et  bien  ordonné 
de  la  théologie  du  temps.  Ces  mérites  en  ont  fait  «  le 
manuel  le  plus  célèbre  du  Moyen  A.ge  >  (Mandonnet, 
Des  écrits  authentiques  de  saint  Thomas  d'Aquin,  2e  éd., 
I-'ribourg,  1910,  p.  86).  Les  très  nombreux  manuscrits, 
tant  latins  qu'allemands,  qui  en  subsistent,  ainsi  que 
les  multiples  éditions  qui  en  parurent  témoignent  de 
la  haute  estime  que  des  générations  de  prêtres  ont  por- 
tée à  l'œuvre  de  Hugues  de  Strasbourg. 

QuétH-Echard,  Scriptores,0.  P.,  t.  i,  p.  470-471  ;  Histoire 
littéraire  de  la  France,  t.  XXI,  |>.  157;  articles  de  !..  l'Ileger, 
dans  Zeiischrift  /urkatli.  Theol.,t.  xxvin,  1904,  p.  420-440; 
t.  xxix,  1905,  p.  32i-;s:ii>;  t.  xi.v,  1921,  p.  147-i;>:{;  Hauck, 
Kirchengesch. Deutschlands,  t.  v  a,  Leipzig,  191 1,  p.  257-259; 
M.  Grabmann,  Mittelalterliches  Geistesleben,  Munich,  1926, 
p.  174-184. 

A.   Raugel. 
RITES    (CONGRÉGATION  DES).  —  I.   Aperçu 
historique.  —  II.  Organisation  actuelle. 

I.  Aperçu  historique.  —  La  Sacrée  Congrégation 
des  Rites  tire  son  origine  de  la  fameuse  bulle  Immensa, 
22  janvier  1588,  dans  laquelle,  au  nombre  des  quinze 
congrégations  créées  ou  confirmées  par  Sixte-Quint, 
figurait  celle  qu'il  instituait  spécialement  pro  sacris 
ritibus  et  cieremoniis. 

Jusqu'à  cette  époque,  une  certaine  liberté  apparte- 
nait aux  Églises  particulières  en  matière  de  culte  et  de 
cérémonies  :  la  réglementation  en  était  pratiquement 
abandonnée  aux  évêques  et  aux  conciles  provinciaux. 
Ceux-ci  ne  recouraient  à  Rome  que  pour  les  cas  diffi- 
ciles et  dans  les  circonstances  vraiment  embarras- 
santes ;  le  pape  alors  tranchait  les  questions,  après  avoir 
pris  conseil  des  cardinaux  ou  d'hommes  compétents.  Il 
en  résultait,  pour  la  liturgie  un  manque  d'uniformité. 
Vn  premier  effort  dans  le  sens  de  l'unification,  pré- 
vue et  voulue  par  le  concile  de  Trente  en  sa  xxve  ses- 
sion, cf.  Richter,  Canones  et  décréta,  p.  471,  avait  été  la 
réforme  du  bréviaire  en  1568  et  celle  du  missel  en  1570. 
Mais  ces  deux  ouvrages  ne  furent  pas  imposés  aux 
Églises  particulières  ou  aux  ordres  religieux  qui  avaient 
à  leur  disposition  leurs  propres  livres  depuis  deux  siècles 
et  plus. 

Dans  la  pensée  de  Sixte  Y,  l'institution  d'une  congré- 
gation spéciale  pour  les  rites  et  cérémonies  devait 
poursuivre  ce  mouvement  de  réforme  et  d'unification  : 
«  C'est  pourquoi,  dit  la  bulle,  voulant  développer  de 
plus  en  plus  la  piété  des  enfants  de  l'Église  et  relevés 
le  culte  divin,  nous  avons  choisi  cinq  cardinaux  qui 
auront  pour  mission  principale  de  faire  observer  exac- 
tement les  vieux  rites  sacrés,  en  tous  lieux  et  par  toutes 
les  personnes,  dans  les  églises  de  Rome  et  de  l'univers, 
y  compris  notre  chapelle  pontificale,  pour  tout  ce  qui 
concerne  la  messe,  les  offices  divins,  l'administration 
des  sacrements  et  en  général  les  autres  fonctions  cul 
tuelles  :  si  les  cérémonies  sont  tombées  en  désuétude, 
qu'on  les  restaure;  si  elles  sont  corrompues,  qu'on  les 
réforme.  Les  cardinaux  auront  tout  d'abord  à  réformer 
et  à  corriger,  autant  que  besoin  sera,  le  pontifical,  le 
rituel  et  le  cérémonial  ;  ils  reviseront  aussi  les  offices  des 
saints  patrons  et  les  concéderont  après  nous  avoir 
consulté.  Ils  étudieront  avec  le  plus  grand  soin  les 
questions  relatives  à  la  canonisation  des  saints  et  à  la 
célébration  des  fêtes,  afin  que  tout  se  fasse  selon  les 
règles,  avec  ordre  et  conformément  à  la  tradition  des 
Pères...  »La  bulle  chargeait  encore  la  Congrégation  des 
questions  de  protocole  dans  la  réception  des  souverains, 
ambassadeurs  et  autres  personnages;  elle  la  constituait 
de  plus  juge  des  préséances  et  arbitre  des  contestations 


2  7;',  !i 


RITES    (CONGRÉGATION    DES; 


2740 


qui  pourraient  s'élever  à  l'occasion  de  toutes  les  céré- 
monies, sacrées  ou  profanes. 

L'étendue  des  pouvoirs  confiés  au  nouvel  organisme 
était  considérable.  Disons  de  suite  que  l'unification 
liturgique  rêvée  par  Sixte  V  ne  fut  réalisée  à  peu  près 
complètement  dans  l'Église  latine  qu'au  xix('  siècle. 
Du  moins  y  eut-il,  dès  la  fin  du  xvie  siècle,  un  dicastère 
romain  chargé  de  résoudre  les  difficultés  soulevées  par 
la  célébration  du  culte,  et  prit-on  peu  à  peu  l'habitude 
de  recourir  à  ses  lumières  et  d'accepter  ses  décisions. 

La  multitude  même  des  attributions  de  la  nouvelle 
congrégation  amena  bientôt  leur  division.  Tout  d'a- 
bord une  section  spéciale  fut  créée  au  sein  de  la  con- 
grégation pour  s'occuper  des  cérémonies  de  la  chapelle 
pontificale  et  de  la  cour  papale.  Cette  section  prit,  au 
cours  des  âges,  une  telle  importance,  qu'elle  devint  elle- 
même  un  dicastère  à  part  :  la  «  Cérémoniale  »,  dont  la 
bulle  Sapienti  consilio  de  Pie  X,  29  juin  1908,  a  con- 
firmé l'existence  et  dont  le  Code  canonique,  can.  254, 
a  précisé  les  attributions.  Quant  aux  questions  de  pré- 
séances, la  réforme  de  Pie  X,  Normiv  peculiares,  c.  vin, 
art.  4,  n.  5,  en  fit  passer  la  connaissance,  partie  à  la 
S.  Congrégation  du  Concile,  partie  à  celle  des  Religieux. 
Cf.  Acla  ap.  Sedis,  t.  I,  p.  36  sq. 

La  constitution  Immensa  de  Sixte  V  n'avait  attribué 
aucune  compétence  à  la  Congrégation  des  Rites  en 
matière  de  culte  ries  reliques.  Une  congrégation  spé- 
ciale, dite  «  des  Indulgences  et  saintes  Reliques  »,  éta- 
blie par  Clément  IX  en  1669,  reçut  mission  rie  s'en 
occuper.  Elle  en  resta  chargée  durant  plus  de  deux 
siècles.  Mais,  dès  1904,  Pie  X  avait  placé  cet  organisme 
sous  l'autorité  du  préfet  et  du  secrétaire  de  la  Congré- 
gation des  Rites;  il  le  supprima  en  1908,  lors  de  la 
réforme  de  la  Curie,  rattachant  la  section  des  Indul- 
gences au  Saint-Office  (laquelle  section  passa  en  1917 
à  la  Pénitencerie),  et  les  affaires  concernant  le  culte 
des  reliques  à  la  Congrégation  des  Rites,  dans  le  do- 
maine de  laquelle  elles  sont  encore  aujourd'hui. 

Notons  encore  que  trois  sections  ou  commissions 
avaient  été  adjointes  à  la  Congrégations  ries  Rites  en 
ces  cinquante  dernières  années  :  une  section  liturgique, 
créée  par  Léon  XIII  en  1891  ;  une  section  historique, 
organisée  par  le  même  pape  en  1892,  et  une  commis- 
sion pour  le  chant  sacré,  ajoutée  par  Pie  X  en  1904.  Ces 
trois  sections,  maintenues  intactes  par  la  constitution 
Sapienti  consilio  (1908),  furent  supprimées  par  un  molli 
proprio  rie  Pie  X  en  date  du  16  janvier  1914  et  leurs 
attributions  furent  reportées  à  la  Congrégation  elle- 
même.  Acla  ap.  Sedis,  t.  vi,  1914,  p.  25. 

IL  Organisation  actuelle.  —  Aujourd'hui,  la 
compétence  et  le  fonctionnement  de  la  Congrégation 
des  Rites  sont  tracés  par  le  Code,  au  can.  253,  qui 
reproduit,  presque  dans  les  mêmes  termes,  la  plupart 
des  dispositions  de  la  bulle  Sapienti  consilio,  §  1,  n.  8. 
11  faut  y  ajouter  les  prescriptions  du  récent  moin  pro- 
prio (6  février  1930),  instituant  auprès  de  la  Congréga- 
tion une  section  historique,  dont  sont  précisées  les  attri- 
butions. Acla  ap.  Sedis,  t.  xxn,  1930,  p.  87. 

1°  Composition.  —  Comme  les  autres  dicastères  rie 
la  Curie  romaine,  la  Congrégation  ries  Rites  est  compo- 
sée tout  ri'aborri  d'une  commission  de  cardinaux,  en 
nombre  variable,  ordinairement  une  vingtaine,  tous 
choisis  par  le  pape  et  rionl  quelques  uns  résident  hors 
rie  Rome.  Ces  derniers,  qui  sont  en  général  des  chefs  rie 
diocèse,  n'ont,  par  le  fait  de  leur  appartenance  à  la 
Congrégation,  aucun  travail  imposé;  ils  peuvent  seule- 
ment, lorsqu'ils  viennent  à  Home,  prendre  pari  aux 
réunions  et  donner  leur  avis  sur  une  affaire.  A  la  tète 
rie  la  Congrégation  est  le  cardinal  préfet  qui  assure  pra- 
tiquement la  direction  et  le  fonctionnement  du  dica- 
stère. Il  est  assisté  d'un  secrétaire,  aux  fondions  1res 
importantes,  d'un  sous-secrétaire  et  d'un  substitut, 
auxquels     se    joignent     plusieurs     autres     prélats     qui 


forment  le  bureau  ou  secrétariat.  A  côté  de  ces  hauts 
fonctionnaires,  que  l'on  rencontre  dans  les  autres  dica- 
stères, il  faut  signaler  la  présence  d'un  certain  nombre 
d'officiers  propres  à  la  Congrégation  ries  Rites  :  le  pro- 
moteur de  la  foi,  assisté  d'un  sous-promoteur  ou  asses- 
seur, tous  deux  prélats,  qui  remplissent  le  rôle  du  mi- 
nistère public  ou  procureur  fiscal  dans  les  causes  de 
béatification  ou  de  canonisation  des  saints  :  on  les 
appelle  vulgairement  «  avocats  du  diable  ».  Auprès 
d'eux  se  trouve  un  chancelier,  qui  est  en  contact  direct 
avec  les  poslulateurs  des  causes,  avocats,  procureurs, 
censeurs,  traducteurs,  experts,  qui,  sans  faire  partie  à 
proprement  parler  de  la  Congrégation,  sont  agréés  par 
elles  et  interviennent  dans  ce  genre  de  procès. 

Parmi  les  autres  prélats  majeurs,  attachés  au  dica- 
stère, nommons:  un  des  protonotaires  apostoliques  par- 
ticipants, le  doyen  de  la  Rote  avec  deux  des  plus  an- 
ciens auditeurs,  le  Maître  du  Sacré-Palais,  tous  chargés 
plus  spécialement  des  questions  se  rapportant  à  la  sec- 
tion des  saints  ;  le  sacriste  de  Sa  Sainteté,  qui  intervient 
dans  les  affaires  concernant  les  reliques,  et  le  secrétaire 
de  la  Cérémoniale  pour  les  questions  liturgiques.  A  un 
rang  inférieur,  on  trouve  encore  au  nombre  des  mi- 
nistres subalternes  :  un  hymnographe,  le  premier 
adjutor  studii  ou  sous-substitut,  le  second  adjutor,  l'ar- 
chiviste, le  scriptor,  le  protocoliste,  le  notaire  et  le  chan- 
celier. 

A  côté  de  la  Congrégation,  il  faut  mentionner  l'im- 
portant collège  des  consulteurs,  prélats  ou  religieux  qui 
ont  pour  mission  d'étudier  les  causes  ou  affaires  qui 
leur  sont  communiquées  et  de  donner  sur  la  question 
un  avis  motivé.  D'après  le  molu  proprio  de  Pie  X 
(16  janvier  1914),  ils  sont  divisés  en  deux  groupes  dis- 
tincts, dont  les  uns  sont  chargés  des  causes  des  saints, 
les  autres  ries  questions  concernant  la  liturgie  et  les 
reliques.  Acla  ap.  Sedis,  t.  vi,  1914,  p.  25.  Pie  XI  y  a 
ajouté  un  troisième  groupe  de  vingt  consulteurs  pour 
la  section  historique  créée  en  1930.  Acla  ap.  Sedis., 
t.  xxn,  1930.  p.  87. 

2°  Compétence.  —  1.  Au  point  de  vue  territorial,  la 
Congrégation  des  Rites  ne  connaît  pas  de  limite  pour 
l'exercice  deses  pouvoirsdans  les  affairesde  sonressort, 
pm  sua'  competentise  negoliis  nulli  sunt  constitua  lerrilo- 
rii  limites:  cf.  Ordo  servandus,  Normse  peculiares,  c.  i, 
§  1,  g,  Acla  ap.  Sedis,  1. 1,  1909,  p.  36  sq.  On  peut  donc 
dire  qu'aucune  région  de  la  chrétienté  n'échappe  à  sa 
juridiction,  pourvu  qu'il  s'agisse  de  matières  où  elle  est 
compétente. 

2.  Matières.  —  Quant  à  déterminer  les  matières  qui 
forment  le  domaine  propre  de  la  Congrégation,  ce  n'est 
pas  toujours  chose  aisée  :  ce  domaine  voisine  de  si  près 
avec  ceux  de  la  Congrégation  du  Concile  et  de  la  Congré- 
gation des  Sacrements,  qu'il  est  parfois  difficile  detracer 
une  ligne  rie  démarcation  très  nette.  Le  canon  253, 
§  1  a  défini  les  matières  qui  sont  exclues  de  sa  compé- 
tence :  ce  sont  celles  qui  se  rapportent  «  de  loin  seule- 
ment aux  rites  sacrés  »,  quœ  latius  ad  sacros  rilus  refe- 
runtur,  par  exemple  les  droits  de  préséance  et  autres 
semblables  qui  ressortissent  à  la  Congrégation  du 
Concile,  si  elles  sont  traitées  administrativement,  à  la 
Rôle  romaine  ou  à  un  autre  tribunal  spécialement  dési- 
gné, si  l'on  a  recours  à  la  voie  judiciaire.  En  détermi- 
nant que  la  Congrégation  des  Rites  n'a  à  s'occuper  que 
des  rites  et  cérémonies  rie  V Église  latine,  le  même  ca- 
non 253  exclut  rie  ses  attributions  toutes  les  liturgies 
orientales;  mais  par  liturgie  latine,  il  ne  faut  pas  en- 
tendre seulement  la  liturgie  romaine,  mais  toutes  les 
aut  res  liturgies  originaires  rie  l'Occident  :  ambrosienne, 
mozarabe,  lyonnaise,  etc.,  ainsi  que  les  différentes 
liturgies  monastiques  (des  bénédictins,  chartreux,  cis- 
terciens, carmes,  dominicains,  prémontrés),  en  quelque 
région  qu'elles  soient   en  usage. 

l.a  Congrégation  ries  Piles  n'a  pas  à  connaître  non 


2741 


RITES    (CONGRÉGATION    DES; 


2742 


plus  des  rites  particuliers  qui  sont  de  règle  dans  la  cha- 
pelle pontificale  ou  la  cour  papale,  pas  plus  que  des 
cérémonies  spéciales  propres  aux  fonctions  que  les  car- 
dinaux exerceraient  en  dehors  des  sanctuaires  ponti- 
ficaux :  ces  diverses  fonctions  sont  du  domaine  de  la 
Congrégation  du  Cérémonial.  Cf.  can.  254  et  bulle 
Sapienti  consilio,  cap.  I,  9°. 

Le  domaine  propre  de  la  Congrégation  des  Rites 
s'étend  à  une  triple  catégorie  d'affaires  qui  corres- 
pondent aux  trois  sections  dont  se  compose  aujourd'hui 
ce  dicastère,  à  savoir  :  1.  les  causes  de  béatification  et 
de  canonisation  des  saints,  ainsi  que  le  culte  des 
reliques,  can.  253,  §  3;  2.  les  questions  proprement 
liturgiques,  c'est-à-dire  qui  touchent  de  très  près, 
proxime,  aux  rites  sacrés  et  cérémonies  de  l'Église 
latine;  3.  les  causes  historiques  des  serviteurs  de  Dieu, 
pour  lesquelles  on  ne  peut  recueillir  de  témoignages  des 
contemporains,  ni  avoir  des  documents  certains  de 
dépositions  antérieurement  recueillies. 

3°  Les  trois  sections.  —  1.  La  section  des  saints.  — 
C'est  de  beaucoup  la  plus  chargée;  les  causes  de  béati- 
fication et  de  canonisation  actuellement  pendantes 
aux  Rites  sont  très  nombreuses;  de  nouvelles  causes 
sont  sans  cesse  introduites  et  la  solution  de  semblables 
affaires  demande  beaucoup  de  temps  et  de  travail, 
encore  qu'une  partie  de  ce  travail  incombe  aux  tribu- 
naux diocésains.  Cette  section  fonctionne  selon  les 
règles  d'une  procédure  judiciaire,  dont  les  éléments 
remontent  à  Urbain  VIII  (bref  Cseleslis  Jérusalem  cives, 
5  juillet  1634).  Ces  règles  furent  complétées  et  précisées 
au  cours  des  âges,  spécialement  par  Benoît  XIV  (1740- 
1758).  Le  Code  canonique  actuel  expose  aux  canons 
1999-2141  l'ensemble  de  la  procédure  à  suivre  pour 
conduire  ce  genre  de  procès.  Voirici  Procès  ecclésias- 
tiques, t.  xm,  col.  639  sq.,  et  aussi  les  articles  Béati- 
fication, t.  ii,  col.  493,  et  Canonisation,  t.  n,  col. 
1626  sq.,  en  tenant  compte,  pour  ces  deux  dernières 
études,  des  modifications  apportées  par  le  Code.  Pour 
le  détail,  les  formules  et  le  style  usité  à  la  Congrégation 
des  Rites,  on  se  reportera  au  Codex  pro  poslulaloribus, 
4«  éd.,  Rome,  1929. 

Aux  questions  qui  ont  trait  à  la  béatification  et  à  la 
canonisation,  le  canon  253  joint  comme  annexe  et  suite 
naturelle  «  toutes  les  alîaires  qui  se  rapportent  de 
quelque  manière  aux  reliques  des  saints,  quœ  ad  sacras 
reliquias  quoquo  modo  referuntur  ».  En  dépit  de  sa  con- 
nexion avec  le  culte  des  saints,  ce  domaine  est  plutôt 
de  la  compétence  de  la  deuxième  section,  car  c'est  sur- 
tout sous  l'aspect  du  culte  à  rendre  à  ces  reliques  et  des 
modalités  de  ce  culte  que  la  Congrégation  s'en  occupe. 
Dès  lors,  il  n'est  plus  question  de  procédure  judiciaire 
comme  dans  les  causes  de  canonisation;  c'est  seule- 
ment la  voie  disciplinaire  ou  administrative  qui  est 
suivie. 

2.  Les  questions  liturgiques.  —  Le  mot  liturgie  doit 
ici  être  pris  au  sens  strict;  il  ne  comprend  que  ce  qui 
touche  immédiatement  aux  cérémonies  et  rites  sacrés. 
Les  questions  relatives  à  la  discipline  des  sacrements, 
celles,  parexemple,  qui  concernent  le  lieu,  letempset  les 
conditions  de  leur  administration  ou  de  leur  réception, 
ne  sont  pas  du  ressort  de  la  Congrégation  des  Rites, 
mais  de  la  Congrégation  des  Sacrements.  Ce  même  di- 
castère interviendra  également  pour  permettre  la  célé- 
bration de  la  messe  en  plein  air,  sur  bateau  ou  en 
dehors  des  heures  fixées  par  le  droit  commun.  S'il 
s'agit  au  contraire  de  questions  relatives  à  la  discipline 
du  clergé  ou  des  fidèles,  comme  la  dispense  ou  l'anti- 
cipation des  heures  canoniales,  l'exemption  de  la  messe 
conventuelle,  la  dispense  du  jeûne  prescrit  avant  la 
consécration  des  églises,  c'est  la  Congrégation  du  Con- 
cile qui  est  compétente.  Dans  tous  ces  cas  en  effet ,  le  rite 
lui-même,  la  cérémonie  à  exécuter  n'est  pas  en  cause. 
Bien  plus,  s'il  s'agit  non  plus  de  cérémonies  accessoires, 

DICT.    DE   THÉOL.    CATHOL. 


mais  de  rites  essentiels  à  la  validité  des  sacrements, 
leur  réglementation,  parce  qu'elle  touche  au  dogme, 
ressortit  au  Saint-Office. 

Que  reste-t-il  donc  pour  les  rites  ou  cérémonies  au 
sens  strict?  Ce  sont  tout  d'abord  les  prières  qui  doivent 
être  récitées  ou  chantées  dans  la  célébration  de  la 
messe,  dans  l'administration  des  sacrements,  dans 
l'office  divin  et  en  général  dans  toutes  les  fonctions 
ecclésiastiques  :  processions,  funérailles,  etc..  Ce  sont 
ensuite  les  actes,  gestes  et  autres  mouvements  qui 
accompagnent  les  paroles  :  signes  de  croix,  inclinations, 
génuflexions;  ce  sont  encore  les  choses  qui  servent 
de  quelque  manière  au  culte  extérieur,  par  exemple 
l'église,  l'autel,  les  ornements,  le  mobilier,  les  cierges, 
l'encens,  etc.  En  résumé,  la  liturgie  est  l'ensemble  des 
paroles,  des  actes,  des  choses  ou  même  des  personnes 
qui  concourent  à  rendre  à  Dieu  un  culte  extérieur  et 
public.  Là  gît  le  domaine  propre  de  la  seconde  section 
de  la  Congrégation  des  Rites.  A  ce  titre,  les  sacramen- 
laux,  qui  consistent  surtout  en  prières  et  cérémonies, 
sont  essentiellement  de  sa  compétence. 

Afin  que  tout  soit  ordonné  sagement  et  exécuté 
ponctuellement  dans  l'exercice  du  culte  divin,  l'Église 
a  édicté  des  lois  très  précises  appelées  rubriques.  11 
appartient  à  la  Congrégation  des  Rites  de  veiller  à  ce 
qu'elles  soient  observées  pour  la  célébration  du  saint 
sacrifice,  l'administration  des  sacrements  et  la  récita- 
tion de  l'office  divin  ;  elle  a  aussi  la  charge  de  les  inter- 
préter, de  les  corriger  et  d'en  urger  l'observation.  C'est 
elle  encore  qui  veille  sur  les  livres  liturgiques  :  missel, 
bréviaire,  rituel,  pontifical,  cérémonial  des  évêques, 
martyrologe,  pour  les  corriger,  préparer  les  nouvelles 
éditions,  composer  et  approuver  les  offices  nouveaux, 
reviser  les  propres  diocésains,  reconnaître  les  nouveaux 
ordos  ou  calendriers  (par  exemple,  à  l'occasion  de 
l'adoption  d'une  nouvelle  liturgie). 

A  ce  travail  de  modération  et  de  surveillance  s'ajoute 
le  soin  de  répondre  soit  aux  innombrables  questions 
qui  sont  posées  à  la  Congrégation  pour  résoudre  des 
doutes  en  matière  liturgique,  soit  aux  demandes  de  dis- 
penses ou  de  faveurs,  par  exemple  :  translation  d'une 
solennité;  élévation  d'une  fête  à  une  classe  supérieure, 
choix  d'un  bienheureux  comme  patron  d'une  église  ou 
d'un  pays,  etc.. 

Dans  ce  même  ordre  de  choses,  le  Code  lui  reconnaît 
encore  le  droit  d'accorder  des  insignes  et  des  privilèges 
honorifiques,  soit  personnels,  soit  locaux,  pour  un 
temps  ou  à  perpétuité,  pourvu  que  ces  privilèges  et 
insignes  aient  rapport  avec  les  rites  ou  cérémonies  sa- 
crées; mais  elle  doit  veiller  à  ce  que  dans  leur  usage  ne 
se  glissent  pas  des  abus.  Au  nombre  de  ces  privilèges 
liturgiques  citons  par  exemple  :  un  titre  de  basilique 
mineure  accordé  à  une  église,  le  port  de  certains  insi- 
gnes concédé  à  des  évêques,  chanoines,  curés;  l'usage 
du  trône  épiscopal  pour  un  simple  coadjuteur,  le  port 
du  rochet  pour  un  évêque  régulier. 

La  compétence  de  la  Congrégation  s'étend  enfin  à 
toutes  les  questions  concernant  les  reliques  :  authenti- 
cité et  culte  qui  leur  est  rendu.  Par  reliques,  il  ne  faut 
pas  seulement  entendre  une  parcelle  du  corps  d'un 
saint,  ni  même  quelque  pièce  de  ses  propres  vêtements. 
On  étend  ce  nom  parfois  à  des  objets  (memoriœ, 
pignora)  qui  ont  eu  quelque  rapport  matériel  avec  tel 
saint  ou  tel  martyr  et  suffisent  à  évoquer  son  souvenir, 
par  exemple  un  objet  ayant  touché  son  corps,  un  linge 
marqué  de  quelques  gouttes  de  son  sang,  peut-être 
même  un  peu  d'huile  puisée  à  la  lampe  qui  brûlait  de- 
vant son  tombeau.  La  Congrégation  a  le  devoir  de 
veiller  à  ce  que,  dans  ce  culte  relatif,  des  abus  ne  se 
glissent  pas  et  qu'il  reste  toujours  digne  de  Dieu  et  de 
ses  saints.  Elle  réglemente  la  solennité  des  expositions 
de  reliques,  la  forme  des  reliquaires,  leur  fermeture: 
elle  intervient  dans  certaines  questions  particulière- 

T.  —  XIII.  —  87. 


2743      RITES  (CONGRÉGATION  DES)  RIVET  DE  LA  GRANGE  (ANTOINE)      2744 


ment  délicates  et  difficiles  concernant  l'authenticité; 
elle  accorde  des  autorisations  pour  transférer  définiti- 
vement d'une  église  à  une  autre  des  reliques  dites 
insignes,  can.  1281,  pour  exposer  à  la  vénération  pu- 
blique des  reliques  de  bienheureux,  can.  1287,  etc.. 

La  Congrégation  des  Rites  ne  distribue  pas  elle-même 
de  reliques.  Cette  fonction  est  réservée  à  Home  au  car- 
dinal vicaire,  qui  a  la  garde  de  la  «  lipsanothèque  »,  et 
au  sacriste  du  pape,  qui  possède  un  trésor  personnel  de 
reliques.  On  peut  aussi,  pour  en  obtenir,  s'adresser 
aux  postulateurs  des  causes  et  aux  chefs  d'ordres 
religieux. 

3.  La  section  historique.  —  Sa  création  remonte  au 
motu  proprio  de  Pie  XI,  en  date  du  6  février  1930, 
et.  Acta  ap.  Sedis,t.  xxn,  1930,  p.  87.  Elle  n'a  pas  pour 
fonction  principale,  ainsi  qu'on  l'a  écrit,  de  faire  des 
recherches  pour  la  revision  des  leçons  du  bréviaire  ou 
des  notices  du  martyrologe,  pas  plus  qu'elle  n'a  dans 
ses  attributions  de  surveiller  et  d'approuver  les  nou- 
velles éditions  des  livres  liturgiques.  Dans  la  dernière 
partie  du  document  précité,  qui  détermine  la  compé- 
tence de  cette  section,  il  est  dit  seulement  que,  «  pour 
des  raisons  évidentes  d'utilité,  on  devra  recourir  à  ses 
lumières  et  la  consulter  au  sujet  des  réformes,  correc- 
tions et  nouvelles  éditions  des  textes  et  livres  litur- 
giques »,  art.  3,  n.  8.  Son  intervention  en  ces  matières 
restera  donc  exceptionnelle  et  n'aura  pour  but  que  de 
fournir  à  la  deuxième  section,  qui  est  chargée  de  ces 
sortes  d'affaires,  toute  documentation  utile  au  point 
de  vue  historique. 

Le  rôle  propre  de  la  troisième  section  est  de  s'occu- 
per de  causes  historiques  des  serviteurs  de  Dieu.  Par 
causes  historiques,  il  faut  entendre,  dit  le  molu  proprio, 
«  celles  pour  lesquelles  on  ne  peut  plus  ni  recueillir  des 
dépositions  de  témoignages  contemporains  des  faits  en 
question,  ni  avoir  de  documents  certains  rapportant 
des  dépositions  dûment  recueillies  en  temps  opportun  ». 
Dans  ces  sortes  de  causes,  après  le  procès  ordinaire  et 
la  recherche  des  écrits,  on  omettra  désormais,  dans  le 
procès  apostolique,  tout  ce  qui  normalement  est  pres- 
crit au  sujet  de  la  vie,  des  vertus,  du  martyre  ou  du 
culte  ancien  rendu  au  serviteur  de  Dieu.  C'est  sur  ces 
divers  points  que  la  section  historique  est  chargée  de 
faire  toutes  investigations  opportunes. 

Pour  mener  à  bien  ce  travail,  la  section  comprend  un 
nombre  imposant  de  consulteurs,  spécialisés  dans  les 
études  et  recherches  historiques  :  on  en  compte 
aujourd'hui  une  vingtaine.  A  la  tête  de  l'organisme  se 
trouve  un  rapporteur  général,  à  qui  incombe  la  direc- 
tion des  travaux.  Il  est  actuellement  assisté  d'un  vice- 
rapporteur. 

La  procédure  est  la  suivante  :  lorsque  le  procès  infor- 
matif  d'une  de  ces  causes  dites  historiques  est  arrivé  à 
la  Congrégation  des  Rites  et  y  a  été  régulièrement 
ouvert,  le  rapporteur  général  en  examine  toutes  les 
parties  qui  sont  de  sa  compétence;  il  fait  lui-même  ou 
fait  faire  toutes  les  recherches  qu'il  juge  nécessaires, 
demandant  au  besoin  au  postulateur  l'original  ou  la 
copie  de  tous  les  documents  qu'il  croira  utiles.  Les 
documents  ainsi  recueillis  sont  transmis  aux  consul- 
teurs spécialisés  et  distribués  selon  les  compétences  res- 
pectives de  ces  derniers.  Leurs  vota,  joints  aux  conclu- 
sions du  rapporteur,  sont  remis  au  préfet  de  la  Congré- 
gation qui  les  communique  au  promoteur  de  la  foi. 
Lorsque  ce  dernier  a  fait  ses  objectï  >ns  et  produit  ses 
conclusions,  le  dossier  complet  passe  aux  consulteurs 
de  la  i"  section  (celle  des  béatifications  et  canonisa- 
tions), qui  se  serviront  des  documents  e1  avis  ainsi 
communiqués  pour  rédiger  leurs  vœux  comme  à  l'or- 
dinaire. Si  le  promoteur  soulève  des  difficultés  d'ordre 
historique,  c'est  aux  consulteurs  de  la  m*  section  qu'il 
appartient  de  répondre  à  ses  demandes  ou  objections. 

4°   Conclusion.  —  La  Congrégation   des   Rites  a  un 


caractère  spécial  et  revêt  des  aspects  changeants  selon 
que  l'on  considère  l'une  ou  l'autre  des  sections  qui  la 
composent,  lesquelles  ont  chacune  un  fonctionnement 
propre.  En  règle  générale,  les  autres  Congrégations  ne 
procèdent  que  par  voie  administrative  ou  disciplinaire, 
et  n'ont  (sauf  le  Saint-Office  dans  des  cas  bien  déter- 
minés), aucune  juridiction  en  matière  contentieuse.  Il 
est  dans  les  attributions  de  la  Congrégation  des  Rites 
de  traiter  selon  les  règles  d'une  minutieuse  procédure 
judiciaire  les  causes  des  saints  et  bienheureux,  causes 
qui  échappent  totalement  à  la  compétence  de  la  Rote 
romaine.  Cette  manière  de  procéder,  dite  voie  extraor- 
dinaire (encore  qu'elle  soit  d'un  usage  très  fréquent), 
est  propre  à  la  première  section.  Voir  l'art.  Procès, 
t.  xm,  col.  639  sq. 

La  deuxième  section,  chargée  de  la  liturgie  et  du 
culte,  y  compris  le  culte  des  reliques,  suit  la  voie  ordi- 
naire et  normale  des  autres  Congrégations.  Elle  pro- 
mulgue des  décrets  (qui  peuvent  être  de  portée  géné- 
rale ou  restreinte),  tranche  les  différends,  résout  les 
doutes  ou  difficultés,  accorde  des  faveurs,  dispenses,  le 
tout  dans  la  ligne  administrative.  Pour  l'expédition  des 
affaires  courantes,  le  cardinal  préfet,  le  secrétaire  de  la 
Congrégation,  au  besoin  le  promoteur  de  la  foi  et  leurs 
substituts  se  réunissent  en  congresso;  c'est  aussi  dans 
cette  assemblée  réduite  que  se  préparent  les  discussions 
qui  feront  l'objet  des  réunions  plénières  ou  congréga- 
tions générales. 

Quant  à  la  troisième  section,  son  fonctionnement  est 
de  nature  particulière  :  son  travail  consiste  avant  tout 
à  faire  des  recherches  de  textes  et  documents,  d'exa- 
miner la  valeur  de  ceux  qui  lui  sont  soumis  et  de  fournir 
un  avis  compétent  ordinairement  à  la  première  sec- 
tion, éventuellement  à  la  seconde;  mais  elle  n'a  pas  à 
prendre  de  décisions  proprement  dites,  ni  dans  le  do- 
maine du  dogme,  ni  dans  celui  de  la  discipline. 

Outre  les  recueils  des  actes  officiels  du  Saint-Siège:  bul- 
laires,  Acta  apostolicas  Sedis,  Codex,  on  consultera  utilement 
les  ouvrages  suivants  : 

1°  Avant  le  Code.  —  Oyetti,  De  romana  Curia,  Rome,  1910; 
Bangen,  Die  rïmische  Kurie,  Munster,  1854;  Benoit  XIV, 
De  servorum  Dei  beati /icatione  et  bealorum  canonizatione. 
Home,  1747;  Bouix,  De  Curia  romana,  Paris,  1859;  Gapello, 
/  le  Caria  romana,  t.  i,  Rome,  1911  ;  Grimaldi,  Les  Congréga- 
tions romaines  (à  l'Index),  Sienne,  1890;  Leitner, De  Curia 
romana,  Katisbonne,  1909;  Monta, De  Curia  romana,  Lou- 
vain,  1912;  Simier,  La  Curie  romaine.  Noies  historiques  et 
canoniques,  Paris,  1909;  Wernz,  Jus  deercterfium,  t.  Il,  Prato, 
1915;  Ferraris,  Prompta  bibliotheca,  t.  n,  Conqregationes 
romanse,  col.  1129;  Bittandier,  Annuaire  pontifical,  Paris, 
années  18)8  sq.;  Villien,  dans  Canoniste  contemporain, 
année  1913;  Besson,  La  réorganisation  de  la  Curie  romaine, 
dans  Nouvelle  revue  théologique,  années  1908-1909,  t.  xl-xli. 

2°  Après  le  Code.  —  Wernz-Vidal,  Jus  canonicum,  t.  n, 
De  personis,  Rome,  1923;  V.  Martin,  Les  Congrégations  ro- 
maines, Paris,  1930;  (;.  .lacquemet,  Tu  es  Petrus,  Paris, 
1934.  Les  divers  commentateurs  du  Code  :  Cosshl,  Ver- 
meersch-Creusen,  Blat,  Toso,  etc.. 

A.  Rride. 

RITUALISME.  Voir  art.  Puseyisme,  t.  xm, 
col.   1387-1399. 

RIVET   DE    LA    GRANGE    Antoine    (1683- 

1749),  né  le  30  octobre  1683  à  Confolens,  d'une  famille 
dont  une  branche  était  protestante,  fit  ses  premières 
études  à  Confolens,  puis  à  Poitiers.  Après  un  accident 
grave,  il  entra  chez  les  bénédictins  de  MarmoutLr,  le 
25  mai  1701,  et  prononça  ses  vœux  le  27  mai  1705. 
Il  étudia  la  théologie  à  Saint-Florent  de  Saumur,  puis 
il  revint  à  Poitiers  et  enfin  à  Paris,  en  1717,  où  il  fut 
chargé  de  rédiger  une  Histoire  des  bénédictins.  Il  fut 
alors  mêlé  aux  polémiques  jansénistes  et  fit  appel  de  la 
bulle  Unigenitus;  c'est  pour  cela  qu'en  1723  il  fut 
exilé  au  monastère  Saint-Vincent  du  Mans,  où.  il  resta 
jusqu'à  sa  mort,  le  7  février  1749. 


2745       RIVET    DE    LA    GRANGE    (ANTOINE)  RIVIÈRE    (BON-ERANÇOIS)       2  746 


D'après  Dreux  du  Ravier,  Rivet  a  laissé  en  manus- 
crit une  Analyse  d'un  mémoire  présenté  à  l'assemblée  du 
clergé,  sur  la  Constitution  du  7  septembre  1713,  pour 
savoir  s'il  est  à  propos  de  se  contenter  d'explications  pour 
la  recevoir,  et  Lettre  d'un  théologien  à  un  religieux  béné- 
dictin de  la  congrégation  de  Saint-Maur,  sur  la  signa- 
ture du  Formulaire  contre  les  cinq  propositions  attribuées 
à  Jansénius,  datée  du  22  mai  1723.  D'après  le  même 
auteur,  Rivet  aurait  publié  une  Lettre  à  Notre  Saint 
Père  le  pape  Innocent  XIII  et  une  Lettre  d'un  ami  de 
France  à  un  pasteur  du  diocèse  d'Utrecht,  sur  ce  qui  est 
dit  de  dom  Thierry  de  Viaixnes,  dans  les  Nouvelles 
Ecclésiastiques  du  16  décembre  1735,  à  l'article  Utrecht, 
lettre  datée  du  29  mars  1738. 

Rivet  est  un  des  principaux  collaborateurs  qui  ont 
composé  le  célèbre  Nécrologe  de  Port-Royal  des  Champs, 
Ordre  de  Cileaux.  Institut  du  Saint-Sacrement,  qui  con- 
tient les  éloges  historiques,  avec  les  épitaphes,  des  fon- 
dateurs et  bienfaiteurs  de  ce  monastère  et  des  autres 
personnes  de  distinction  qui  l'ont  obligé  par  leurs  ser- 
vices, honoré  d'une  affection  particulière,  illustré  par 
la  profession  monastique,  édifié  par  leurs  pénitences  et 
leur  piété,  sanctifié  par  leur  mort  ou  par  leur  sépulture, 
Amsterdam,  1723,  in-4°.  Cet  ouvrage  fut  l'occasion  de 
l'exil  de  dom  Rivet. 

Mais  l'ouvrage  capital  de  Rivet  est  l'Histoire  litté- 
raire de  la  France,  où  l'on  traite  de  l'origine  et  du  progrès, 
de  la  décadence  et  du  rétablissement  des  sciences  parmi 
les  Gaulois  et  parmi  les  Français...  Le  premier  volume 
parut  en  1733;  en  tète  de  chaque  volume,  il  y  a  un  Dis- 
cours dans  lequel  Rivet  donne  une  vue  d'ensemble  sur 
la  période  étudiée  et  des  Avertissements  qui  sont  desti- 
nés à  corriger  les  erreurs  ou  les  omissions  des  volumes 
précédents;  on  a  pu  dire  que  ce  sont  de  précieux  essais 
de  critique  littéraire  où  sont  discutées  les  opinions. 
Rivet  avait  achevé  le  t.  ix,  lorsqu'il  mourut  ;  ce  volume 
contenait  le  début  du  xn°  siècle.  Voici  le  contenu  de 
chacun  des  volumes  parus  sous  sa  responsabilité.  Le 
t.  i  (1733),  renferme  les  quatre  premiers  siècles  {Mé- 
moires de  Trévoux,  nov.  1733,  p.  1977  sq.);  t.  n  (1735), 
comprend  le  ve  siècle  (Mém.  de  Trévoux,  févr.  1735, 
]).  197-219. et  mars,  p.  428-447);  t.  m  (1735),  comprend 
les  vie  et  vne  siècles  (Mém.  de  Trévoux,  oct.  173(1, 
p.  2184-2208,  et  nov.,  p.  2401-2411);  t.  rv(1738),  com- 
prend le  vme  siècle  et  le  début  du  ixe  siècle  (Mém.  de 
Trévoux,  nov.  1738,  p.  2133-21(15,  et  nov.  1738,  p.  2358- 
2389);  t.  v  (1740),  comprend  la  suite  du  i.xe  siècle 
(Mém.  de  Trévoux,  sept.  1741,  p.  1(179-1720.  et  janv. 
1712.  p.  59-100);  t.  vi  (1742),  comprend  le  Xe  siècle 
(Mém.  de  Trévoux,  janv.  1743,  p.  109-141);  t.  vu 
(  1746),  comprend  les  68  premières  années  du  xie  siècle 
(  Mém.  de  Trévoux,  oct.  174(1,  p.  222(1-2248  et  nov.  174(1, 
p.  2384-2415);  t.  vin  (1748),  comprend  la  fin  du  XIe siè- 
cle (Mém.  de  Trévoux,  sept.  1718,  p.  1813-1810);  t.  ix 
(1750),  comprend  le  début  du  xne  siècle  (Mém.  de  Tré- 
voux, mars  1 751 ,  p.  687-708,-et  oct.  1751, p.  2141-2163). 
Les  t.  x,  xi  et  xn,  parus  en  175(1,  1759  et  17(13,  sont 
l'œuvre  des  bénédictins  et,  en  particulier,  de  dom  Clé- 
mence; ils  s'arrêtent  à  l'an  1167.  Le  travail  resta  in- 
terrompu jusqu'en  1807;  à  cette  date,  une  commission 
nommée  par  l'Institut  reprit  l'œuvre  et  le  t.  xm  parut 
en  1814,  rédigé  par  de  Pastoret,  Brial  et  Daunou.  De 
nombreux  savants:  Victor  Le  Clerc,  Littré,  Paulin  Paris, 
B.  Hauréau,  Léopold  Delisle,  Gaston  Paris...  ont  conti- 
nué le  travail,  qui  constitue  une  mine  inépuisable  de 
renseignements  sur  la  littérature  profane  et  religieuse, 
ainsi  que  sur  les  écrivains  eux-mêmes  et  leurs  ouvrages. 
Le  t.  xxv,  publié  en  1869,  aborde  l'histoire  du  xive  siè- 
cle: les  volumes  contemporains  sont  beaucoup  plus 
détaillés  :  ainsi  les  t.  xxv  à  xxxv  ne  comprennent  que 
les  années  1300  à  1340.  Une  table  générale  des  quinze 
premiers  volumes  fut  publiée  en  1874,  par  Camille 
Rivain;  c'est  une  sorte  de  dictionnaire  abrégé  de  l'his- 


toire littéraire  de  la  France  pour  la  période  antérieure 
au  xine  siècle;  les  t.  v  à  xv  ne  sont  plus  au  point  au- 
jourd'hui, à  cause  des  nombreuses  découvertes  qui  ont 
été  faites  depuis  leur  publication.  Dans  la  Revue  de 
France,  juin  1923,  p.  528-551,  Ch.  V.  Langlois  raconte 
comment,  après  une  longue  interruption  (1763-1807), 
s'est  poursuivie  la  publication  de  cet  admirable  tra- 
vail entrepris  par  dom  Rivet. 

Éloge  de  dom  Rivet,  en  tète  du  t.  ix  de  l'Histoire  litté- 
raire de  la  France,  p.  xxiii-xxxvm,  par  dom  Taillandier; 
cet  éloge  a  été  abrégé  par  Moréri,  Le  grand  dictionnaire  his- 
torique,  1759,  t.  ix,  p.  220-222;  Tassin,  Histoire  littéraire  de 
la  congrégation  de  Saint-Maur,  Bruxelles,  1770,  in-4°,  p.651- 
6(><>;  La  bibliothèque  générale  îles  écrivains  de  l'ordre  de  Saint- 
Benoît,  t.  il  (1777),  p.  470-488,  reproduit  à  peu  près  le  texte 
de  Tassin;  Dreux  du  Radier,  Bibliothèque  historique  et  cri- 
tique  du  Poitou,  t.  v,  p.  1-18,  et  Histoire  littéraire  du  Poitou, 
t.  il,  p.  384-386. 

J.   Carreyre. 

RIVIÈRE  Bon-François,  théologien  appelant, 
connu  sous  le  nom  de  Pelvert.  Né  à  Rouen,  5  août 
1714,  il  étudia  d'abord  chez  les  jésuites  de  cette  ville, 
ensuite  à  l'université  de  Paris.  Il  entra  dans  une  com- 
munauté de  clercs  formée  sur  la  paroisse  Saint-Ger- 
main-1'Auxerrois  et  fut  attiré  à  Troyes  par  l'évêque 
Rossuet,  qui  lui  procura  des  bénéfices,  l'admit  aux 
ordres  et  en  fit  même,  pendant  quelque  temps,  un  pro- 
fesseur de  théologie  dans  son  séminaire.  Le  successeur 
de  Hossuet  fut  Poucet  de  La  Rivière  qui  congédia  Pel- 
vert. Le  prêtre  congédié  se  retira  d'abord  dans  la 
communauté  de  Saint-Josse  à  Paris,  puis  alla  demeurer 
avec  l'abbé  MénildrieU.  Son  refus  de  signer  le  Formu- 
laire l'empêcha  d'exercer  le  saint  ministère.  Il  mourut 
a  Paris,  le  18  janvier  1781,  ayant  publié  un  assez  grand 
nombre  d'écrits,  qui  ont  tous  paru  anonymes. 

Ces  écrits  sont  :  1°  Dissertations  théologiques  et  cano- 
niques sur  l'approbation  nécessaire  pour  administrer  le 
sacrement  de  pénitence,  1755.  —  2°  Dénonciation  de  la 
doctrine  des  ci-devant  soi-disant  jésuites,  aux  archevê- 
ques et  évêqucs.  1767.  3°  Deux  Lettres  sur  la  distinc- 
tion de  religion  naturelle  et  de  religion  révélée  et  sur  les 
opinions  théologiques,  1769;  à  ces  Lettres,  Pelvert  en 
ajouta  successivement  trois  autres,  l'une  en  1770.  en 
réponse  à  une  critique  des  deux  premières,  par  un 
docteur  de  la  faculté:  une  autre,  la  même  année,  sur 
l'ouvrage  de  Maleville  intitulé  Examen  approfondi  des 
difficultés  de  Rousseau  contre  la  religion  chrétienne ,  et 
enfin  une  dernière  lettre,  en  réponse  à  un  écrit  d'un 
docteur  contre  la  troisième  ;  les  cinq  lettres  réunies  en 
deux  volumes.  — 4°  Six  Lettres  d'un  théologien  où  l'on 
examine  la  doctrine  de  quelques  écrivains  modernes  contre 
les  incrédules,  1776.  2  vol.;  ces  lettres,  dirigées  contre 
quatre  anciens  jésuites,  se  terminent  par  une  disserta- 
tion sur  la  croyance  des  simples.  —  5°  Dissertation  sur 
la  nature  et  l'essence  du  sacrifice  de  la  messe,  voir  ici 
Messe,  t.  x,  col.  1218,  et  Pi.owden,  t.  xn,  col.  2407. 
Pelvert  fut  blâmé  par  ses  amis  d'avoir  attaqué  Plow- 
den.  Voici  la  liste  des  écrits  alors  dirigés  contre  Pelvert: 
Lettre  d'un  théologien,  19  octobre  1788,  par  Jean-Pierre 
Mon,  ex-dominicain,  connu  sous  le  nom  de  Dumont; 
les  trois  Lettres  à  un  ami  de  province,  par  Jabineau, 
1779;  Observations  et  aveux  sur  les  opinions  cl  les  dé- 
marches de  l'auteur  des  cartons,  Réponse  de  l'ami  de  pro- 
vince, Réponse  à  l'auteur  de  la  dissertation,  trois  écrits 
du  P.  Lambert,  1779;  Entretien  d'Eusèbe  et  de  Théophile 
sur  le  sacrifice  de  lu  messe,  Lettre  à  l'auteur  de  la  Disser- 
tation,  Réponse  aux  observations,  trois  brochures  de 
Larrière;  Éclaircissements  pacifiques  sur  l'essence  et  les 
différentes  parties  du  sacrifice  de  Jésus-Christ,  ou  Lettre 
d'un  prieur  à  l'abbesse,  28  août  et  31  octobre  1779,  par 
l'abbé  Boulliette,  chanoine  d'Auxcrre;  Lettre  d'un  ami 
à  l'auteur  de  la  Dissertation,  par  Joseph  Massillon,  neveu 
de  l'évêque;  De  l'immolation  de  Jésus-Christ  clans  le 
sacrifice  de  la  messe,  1778,  et  Lettre  à  M.  l'abbé  ***,  soi- 


■11 'il 


RIVIÈRE    (BON-FRANÇOIS) 


RIVIUS    (EUSTACHE' 


2  748 


disant  de  l'ordre  des  minimes,  de  dom  Labat,  bénédic- 
tin. La  plus  vive  de  ces  attaques  est  celle  du  P.  Lam- 
bert. Pelvert  trouva  un  défenseur  dans  l'abbé  Mey,  qui 
donna  des  Observations  sur  la  Lettre  de  M.  L.  (Larrière), 
puis  de  Nouvelles  observations  et  la  Lettre  du  R.  P.  ***, 
de  l'ordre  des  minimes,  à  un  docteur  de  Sorbonne,  sur 
l'écrit  «  De  l'immolation  ».  On  a  encore  sur  cette  contro- 
verse le  Vrai  état  de  la  dispute  ou  Lettre  à  un  ecclésias- 
tique sur  la  dispute  au  sujet  du  sacri fice,  12  février  1781, 
par  l'avocat  Le  Paigc.  Tous  ces  écrits  sont  anonymes. 
■ —  6°  A  ces  écrits  Pelvert  répondit  par  la  Défense  de  la 
Dissertation  ou  Réfutation  de  quatorze  écrits,  1781,  3  vol., 
publiée  seulement  après  la  mort  de  l'auteur.  —  7°  Ex- 
position succincte  et  comparaison  de  la  doctrine  des 
anciens  et  des  nouveaux  philosophes,  1787,  2  vol.;  à  cet 
ouvrage  Pelvert  n'a  pas  mis  la  dernière  main.  — 
8°  Lettre  à  une  religieuse  sur  la  défense  de  lire  les  Ré- 
flexions morales  et  les  Nouvelles  ecclésiastiques,  parue 
seulement  en  1782;  l'attribution  à  notre  auteur  n'est 
pas  certaine. 

Michaud,  Bibliographie  universelle,  t.  xxxm,  art.  Plnwden 
(François  ),  p. 532;  t.  xxxvi,  art.  Rivière,  p. 85; et  ici  MESSE, 
t.  x,  col.  1217-1221  ;  Plowden  (  1  rançois/,  t.  xn,  col.  2106. 

A.  Michel. 

RIVIÈRE  (Poiycarpe  de  LA),  écrivain  ascé- 
tique et  historien.  Selon  toute  probabilité,  il  naquit 
d'une  famille  noble  propriétaire  de  la  localité  portant 
le  nom  de  La  Rivière,  à  Tence,  dans  l'ancien  Velay, 
vers  1586,  et  passa  son  adolescence  à  la  cour  de  la  reine 
Marguerite  de  Valois,  au  château  d'Usson,  en  qualité 
de  page.  Dégoûté  du  monde,  il  essaya  de  se  faire  jésuite 
et  passa  quelque  temps  dans  un  noviciat  de  la  Compa- 
gnie. Au  commencement  de  l'an  1608  il  entra  définiti- 
vement à  la  Grande  Chartreuse  et  y  fit  ses  vœux  le 
1er  mars  1609,  âgé  de  vingt-trois  ans.  En  1616,  le 
général  de  l'ordre  l'envoya  à  la  chartreuse  de  Lyon 
pour  y  exercer  les  fonctions  de  procureur.  Il  fut  ensuite 
prieur  de  Sainte-Croix-en-Jarez  (1618-1627),  de  la  m  d- 
son  de  Bordeaux  (1627-1629)  et  de  celle  de  Bonpas 
(1631-1638),  ainsi  que  covisiteur  des  provinces  d'Aqui- 
taine et  de  Provence.  Le  mauvais  état  de  sa  santé  et 
les  grandes  recherches  qu'il  faisait  à  Avignon  pour  ses 
travaux  historiques  obligèrent  le  chapitre  général  de 
le  décharger  du  priorat  de  Bonpas  et  de  lui  accorder  des 
permissions  extraordinaires,  dont  on  n'a  pas  d'exem- 
ple dans  l'ordre.  Quelque  temps  après,  il  obtint  encore 
d'êlre  envoyé  à  la  chartreuse  de  Moulins,  où  il  séjourna 
dix  mois,  et,  pendant  ce  temps,  il  fut  presque  toujours 
malade.  Quand  il  fut  guéri,  il  demanda  l'autorisation 
de  se  rendre  aux  bains  du  Mont-Dore,  ce  qui  lui  fut 
accordé.  A  la  fin  du  mois  de  septembre  1639,  il  partit 
avec  un  domestique  d'un  couvent  de  religieuses  de 
Moulins,  qui  l'accompagna  jusqu'à  Clermont.  Depuis, 
il  est  impossible  de  retrouver  sa  trace.  Un  voile  mysté- 
rieux couvre  encore  les  causes  de  sa  disparition  et 
l'époque  de  sa  mort.  Ses  manuscrits  furent  vendus, 
vers  1719,  à  M.  de  Mazaugues,  président  au  parlement 
d'Aix;  et  plus  tard  Mgr  d'Inguimbert,  évêque  de  Car- 
pentras,  en  fit  l'acquisition.  Aujourd'hui  ils  se  I  rouvent 
en  partie  à  la  bibliothèque  publique  de  Carpentras,  et 
en  partie  à  la  Méjane  d'Aix. 

Au  sujet  de  ses  œuvres  historiques,  toutes  inédites, 
dom  I'.  de  La  Rivière  a  été  différemment  jugé.  Sa  bonne 
foi  même  a  été  révoquée  eu  doute.  Ainsi,  dans  le  t.  xx 
des  Analecta  bollandiana,  p.  105,  il  est  apprécié  fort 
sévèrement.  D'autre  pari  A.  Vachez,  avocat  à  Lyon, 
dans  son   Histoire  de  lu  chartreuse  de    Suinte  C.roix-en- 

Jarez,  Lyon,  L 904,  trouve  les  accusations  des  bollan- 

disîes  «  excessives  »  et  demande,  avec  raison,  que  l'on 
tienne  compte  de  l'époque  "u  vivait  l'auteur  et  du  dé- 
faut de  critique  qui  ('■tait  (01111111111  à  la  plupart  des  lus 
toriens  de  son  temps.  «  .Je  redirai  de  lui,  écrit  il,  ce  que 
j'ai  dit.  un  jour,  de  lialu/.e  :  il  a  pu  être  trompé,  il   n'a 


jamais  été  lui-même  un  trompeur.  »  Op.  cit. ,  p.  286  et  296. 

Voici  la  liste  chronologique  des  ouvrages  imprimés 
et  manuscrits  du  P.  de  La  Rivière  : 

1°  Récréations  spirituelles  sur  l'amour  divin  et  le  bien 
des  âmes,  etc.,  Paris,  1617, 1619  et  1622,  in-8°.  L'auteur, 
dans  cet  ouvrage  et  dans  plusieurs  autres,  a  caché  son 
nom  dans  cette  anagramme  :  «  J'ay  de  propre  le  ciel 
d'amour»  ou  «J'ay  d'amour  le  ciel  propre.  »  —  2°  L'âme 
pénitente  au  pied  de  la  croix,  Lyon,  1618,  in-16,  440  p.  ; 
Lyon,  1625,  in-24.  —  3°  L'éloquent  amoureux  ou  saintes 
pensées  sur  le  Cantique  de  Salomon,  ouvrage  imprimé 
dont  l'auteur  fait  mention  dans  l'avertissement  placé 
en  tète  du  suivant.  —  4°  L'adieu  au  monde  ou  le  mes- 
pris  de  ses  vaines  grandeurs  et  plaisirs  périssables,  Lyon, 
1618,  1619,  1621,  1625  et  1631,  in-8°;  Paris,  1631,  in-8°. 

—  5°  Le  mystère  sacré  de  nostre  Rédemption  contenant  en 
trois  parties  la  mort  et  passion  de  Jésus-Christ,  Lyon, 
1620,  2  tomes  in-8°,  conservés  à  la  bibliothèque  muni- 
cipale de  Bordeaux;  Lyon,  1621-1623,  3  tomes  in-8°. 

—  6°  Angélique.  Des  excellences  et  perfections  immortelles 
de  l'âme,  Lyon,  1826,  in-8". 

Mais  dom  Poiycarpe  est  surtout  demeure  célèbre  par 
ses  travaux  historiques,  restés  d'ailleurs  en  grande  par- 
tie inédits  :  Annales  Ecclesiœ  gallicanie  seu  noliliœ  epis- 
copatuum  Gallise,  inédit,  entrepris  pour  compléter  le 
Gallia  christiana  de  Robert.  —  Annales  Avenionensium 
episcoporum  seu  Annales  Ecclesiœ,  civitalis  et  comilalus 
Avenionensis,  conservé  en  ms.  à  la  bibliothèque  de 
Carpentras,  en  3  vol.  in-fol.,  les  deux  premiers  en  latin, 
l'autre  en  français;  le  catalogue  des  évêques  d'Avignon 
depuis  la  fondation  de  cette  Église  jusqu'à  l'établisse- 
ment des  papes  en  Avignon,  publié  par  le  Gallia  chris- 
tiana de  Denys  de  Sainte-Marthe  est  tiré  du  ms.  de 
dom  Poiycarpe.  —  Annales  episcoporum  Diensium,  ms., 
utilisé  par  les  frères  Sainte-Marthe  et  par  Hauréau. 

—  Hisloria  ordinis  carlusiensis  ou  Annales  carlusiano- 
rum,  à  laquelle  le  général  de  l'ordre  refusa  l'approba- 
tion; elle  est  citée  dans  le  Gallia  christiana,  Paris,  1656, 
t.  ii,  p.  364  ;  t.  iv,  p.  970,  et  dans  l'édit.  de  1728,  t.  iv, 
col.  1077.  —  Catalogus  priorum  Majoris  Cartusiœ  Gra- 
tianopotitanœ,  publié  par  Cl.  Robert  dans  son  Gallia 
christiana. 

Dom  Poiycarpe  était  en  relations  avec  tout  ce  que 
la  Provence  comptait  alors  d'érudit,  et  spécialement 
avec  Peiresc  ;  quelques-unes  de  ses  lettres  se  trouvent 
au  t.  x  de  la  correspondance  de  ce  savant  conservée  à 
la  bibliothèque  d'Aix.  Calai,  gén.  des  mss.  des  biblioth. 
publ.,  t.  xvi,  p.  126.  Plusieurs  autres  se  trouvent  à  la 
bibliothèque  d'Inguimbert  à  Carpentras. 

Hoefer,  Nouvelle  Inographie  générale,  t.  xxix,  col.  616,  à  La 
Rivi  re  ;  Vachez,  La  chartreuse  de  Sainte-Croix  en  Jarez, 
Lyon,  1904,  et  Le  Christ  d'ivoire,  légende,  Lyon,  1894;  Mio- 
che. I.a  chartreuse  du  Port  Sainte-Marie,  Montreuil-sur-Mer, 
1896,  p.  564-560,  577-579;  Bayle,  Lom  Poiycarpe  de  La 
Rioiire,  dans  Mémoires  de  l'Académie  de  Vaucluse,  t.  vu, 
1888;  le  I'.  Eus.  Didier,  Panégyrique  de  saint  Agricol,  Avi- 
gnon, 1755;  Bréghot  Du  Lut  et  l'éricaud,  Catalogue  des 
Lyonnais  dignes  de  mémoire,  1839. 

S.    Aiironr.. 

RIVIUS  Eustache  ou  en  flamand  VAN  DER 
RIVIEREN,  dominicain  né  à  Zichen  en  Brabant, 
mort  à  Louvain  en  1538.  Il  a  été,  à  Louvain,  l'un  des 
premiers  à  s'élever  contre  les  doctrines  de  Luther  au 
nom  de  l'orthodoxie  catholique.  Il  serait  intéressant  de 
pouvoir  dater  exactement  son  opuscule  Errorum  Mar- 
tini I.ulheii  brevis  eonfulatio,  publié  à  Anvers.  Un  autre 
de  ses  écrits  :  SacTomenlorum  brevis  elucidaiio  simulque 
nonnulla  per>  ersa  Lutheri  dogmata  excludens,  etc.,  fut 
publié  en  1523.  Bivius  a  aussi  écrit  Apologia  proprie- 
laiisin  Erasmi  Roterodami  enchiridii canonem  quinium, 
Anvers,  1531,  in-.S". 

Scriptores    sancli   ordinis   i>nvdic.,  t.    il. 


Quétif-Echard 

1721,  p.  loi',. 


M. -M.  Gorge. 


2749 


ROBBE    (JACQUES)    —    ROBERT    DE    LEICESTER 


2750 


ROBBE  Jacques  (1678-1742),  né  à  Villers-Camp- 
sart,  près  d'Amiens,  en  1678,  fit  ses  études  de  philoso- 
phie et  de  théologie  à  Paris;  il  fut  successivement  pro- 
fesseur de  philosophie  au  collège  Mazarin,  censeur  de 
la  nation  de  Picardie  (1709),  procureur  de  cette  nation 
(1710),recteurdel'Université(10oct.l710-9oct.l711) 
et  professeur  de  théologie  et  enfin  grand  maître  du 
collège  Mazarin  (1724).  Il  fut  un  adversaire  déclaré  du 
jansénisme;  il  mourut  au  collège  Mazarin,  en  1742. 
Robbe  laissa  plusieurs  manuscrits  qui  furent  publiés 
après  sa  mort  par  ses  deux  neveux,  François-Michel  et 
Jacques  Le  Bel  :  Traciaius  de  mysterio  Verbi  incarnati, 
dédié  à  Christophe  de  Beaumont,  Paris,  1762,  in-8°; 
Tractatus  de  aaguslissimo  eucharistiœ  sacramento, 
Neufchateau,  1772,in-8°;  Tractatus  de  gratia  De/,  Paris, 
1780-1781,  2  vol.  in-8°,  qui  contient  une  longue  disser- 
tation historique  et  théologique  sur  le  jansénisme  ;  Dis- 
sertation sur  la  manière  dont  on  doit  prononcer  le  canon 
et  quelques  autres  parties  de  la  messe,  où  l'on  examine  ce 
que  l'on  doit  entendre  par  le  submissa  voce  dans  cet 
endroit  du  concile  de  Trente,  pia  mater  Ecclesia..., 
Neufchateau,  1770,  in-12;  dans  cet  écrit,  Robbe  com- 
bat les  innovations  des  jansénistes  dans  les  cérémonies 
de  la  messe. 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxvi,  p.  99;  ZVou- 
velles  ecclésiastiques  du  20  mai  1742,  p.  77-78;  Féret,  La 
faculté  de  théologie  de  Paris  et  ses  docteurs  tes  plus  célèbres. 
Époque  moderne,  t.  vu,  p.  246-247,  note;  Abbé  Le  Sueur, 
Deux  recteurs  picards  de  l'université  de  Paris  au  XVII"  siècle, 
Amiens,  1892,  in-8°,  p.  3-23  et  38-46. 

J.  Carreyre. 

1.  ROBERT  DE  COURSON,  professeur  à 
Paris,  puis  cardinal  (t  1219).  Certainement  anglais 
d'origine,  sans  qu'il  soit  possible  de  déterminer  d'une 
manière  exacte,  ni  le  lieu,  ni  la  date  de  sa  naissance, 
Robert  apparaît  pour  la  première  fois  à  Paris  vers  1 195, 
où  il  est  encore  élève  de  Pierre  le  Chantre.  Après  la  mort 
de  celui-ci  (1197),  il  s'attache  quelque  temps  à  Foulques 
de  Neuilly,  dont  il  seconde  la  prédication  en  vue  de  la 
croisade.  Mais  il  est  déjà  professeur  vers  1204.  S'il  esl 
chanoine  de  Noyon  en  1204,  chanoine  de  Paris  en  1209, 
c'est  sans  être  astreint  aux  obligations  canoniales,  son 
temps  étant  partagé  entre  l'enseignement  et  de  très 
nombreuses  vacations  en  qualité  de  juge-délégué.  Le 
15  mars  1212,  il  est  nommé  par  le  pape  Innocent  III 
cardinal  du  titre  de  Saint-Étienne-au-mont-Cœlius,  et 
presque  aussitôt  chargé  en  France  d'une  importante 
légation;  il  s'agit  de  préparer  la  réunion  du  IVe  concile 
du  Latran,  et  en  même  temps  la  grande  croisade  dont 
rêve  de  plus  en  plus  Innocent  III.  C'est  dans  ce  sens 
que  Robert  oriente  les  délibérations  de  plusieurs  conci- 
les importants,  Paris,  Rouen,  Bordeaux.  Puis,  brus- 
quement, au  cours  de  1214,  il  prend  une  part  considé- 
rable à  la  croisade  contre  les  albigeois.  C'est  lui  qui,  en 
juillet-août  1214, confirme,  à  Sainte-Livrade,  la  posses- 
sion à  Simon  de  Montfort  des  conquêtes  faites  par  lui 
sur  les  hérétiques.  En  même  temps,  Robert,  représen- 
tant du  Saint-Siège,  règle  une  foule  de  questions  plus 
ou  moins  considérables.  Mais  il  semble  avoir  manqué 
d'habileté;  son  emportement,  sa  maladresse,  son  esprit 
brouillon  lui  attirent  une  sérieuse  impopularité.  A  plu- 
sieurs reprises  il  reçoit  des  blâmes  d'Innocent  III  et  le 
pape  Honorius  III  cassera  plusieurs  de  ses  décisions. 
Revenu  à  Rome  pour  le  concile  du  Latran  (automne 
de  1215),  il  ne  sera  plus  désigné  pour  des  légations  ulté- 
rieures. Honorius  III  lui  est  encore  moins  favorable 
qu'Innocent.  Sans  doute  il  l'envoie  à  la  croisade  de 
1218,  mais  non  comme  légat;  Robert  est  simplement 
adjoint  comme  prédicateur  au  cardinal  Pelage.  Il 
arrive  sous  Damiette  avec  le  gros  de  l'armée  à  la  mi- 
octobre  1218  et  meurt  le  6  février  1219. 

Magisler  legens  in  theologia,  Robert  avait  certaine- 
ment composé  un  Commentaire  sur  les  Sentences,  connu 


par  un  catalogue  anglais;  cf.  M.  R.  James,  The  ancienl 
libraries  of  Canlerbury  and  Dover,  Cambridge,  1903, 
p.  267,  n.  655,  mais  qui  ne  s'estpas  retrouvé.  Par  contre, 
il  subsiste  une  douzaine  de  manuscrits  d'une  Somme 
théologique,  composée  entre  1204  et  1210  ;  la  partie 
relative  à  l'usure  a  été  publiée  par  G.  Lefèvre  en  1902  : 
Le  traité  De  usura  de  Robert  de  Courçon,  dans  les  Tra- 
vaux de  l'Institut  catholique  de  Lille;  quelques  fragments 
relatifs  à  la  pénitence  avaient  déjà  été  donnés  par 
P.  Petit,  Psenilentiale  Theodori,  t.  i,  p.  367-376.  Les 
attributions  qui  lui  ont  été  faites  d'autres  ouvrages, 
sont  plus  que  douteuses. 

A  côté  de  cette  contribution  personnelle  à  la  théolo- 
gie, Robert  de  Courson  a  été  mêlé  en  1215  à  l'établis- 
sement de  diverses  règles  relatives  à  l'enseignement 
qui  ne  furent  pas  sans  importance.  Son  décret  pour 
la  réorganisation  des  études  à  Paris,  édité  dans 
Denifle  et  Châtelain,  Chartularium  universitatis  Pari- 
siensis,  t.  i,  n.  20,  p.  78  sq.,  prévoit  les  conditions  à 
remplir  par  ceux  qui  doivent  enseigner  tant  à  la  faculté 
des  arts  qu'à  celle  de  théologie.  Il  faut  attirer  spéciale- 
ment l'attention  sur  la  défense  qui  est  faite  aux  «  ar- 
tistes »  d'expliquer  la  A/e/ap/iysf'çued'Aristote  qui  com- 
mençait à  pénétrer  dans  renseignement  de  la  philoso- 
phie et  dont  on  se  défiait  grandement  dans  le  monde 
ecclésiastique  officiel. 

Pour  la  biographie  de  Robert,  tous  les  travaux  antérieurs 
sont  annulés  par  celui  de  Gli.  Dickson,  Le  cardinal  Robert  de 
Courson.  Sa  vie,  dans  Arch.  d'hist.  doctrinale  et  littéraire  du 
Moyen  Age,  t.  IX,  1934,  p.  53-142.  Pour  la  doctrine  voir  : 
l'introduction  de  G.  Lefèvre,  op.  cit.;  M.  Grabmann,  Gesch. 
der  scholastischen  Méthode,  t.  u,  p.  493-497.  Des  renseigne- 
ments importants  sur  le  contenu  de  la  Somme  dansB.  Hau- 
réau,  Notices  et  extraits  de  quelques  mss.,  t.  I,  p.  167-185. 

É.     A  MANN. 

2.  ROBERT  DE  GENÈVE,  nom  du  pape 
d'Avignon  Clément  VII  (1378-1394).  Voir  l'article 
Schisme  (Grand)  d'Occident. 

3.  ROBERT  DE  LA  BASSÉE,  frère  mineur  du 
XIIIe  siècle.  Au  nombre  des  quatre  «  maîtres  en  théo- 
logie de  Paris  »  qui  «  exposent  »  en  1242  la  règle  fran- 
ciscaine, figure,  à  côté  d'Alexandre  de  Halès,  dé  Jean 
de  La  Rochelle  et  d'[ Hudes]  Rigaud,  un  certain  Ro- 
bertus  de  Bassia,  sur  l'identité  duquel  on  a  longuement 
discuté,  la  graphie  de  son  nom  d'origine  oscillant,  selon 
les  mss.,  entre  Bassia,  Bascia,  Bastia,  Baseta,  Basileta, 
Hassia  et  méjrie  Russia.  Si  on  se  range,  avec  le  P.  Cal 
lebaut,  à  la  graphie  Bassia  et  que  l'on  traduise  ce  nom 
par  La  Bassée  (petite  ville  aux  environs  de  Lille),  on 
comprend  assez  bien  comment,  dans  la  commission 
d'enquête  envoyée  par  saint  Louis,  en  1247,  dans  les 
diocèses  d'Arras,  Thérouanne  et  Tournay,  figure  le 
frère  Robert  de  La  Bassée  (Robertus  de  Bassea).  Ce 
frère  Robert  qui  était  maître  en  théologie  avant  1241 
aurait  laissé,  outre  cette  Exposition  de  la  règle  des  frères 
mineurs  dite  Expositio  quatuor  magistrorum,  et  éditée 
dans  le  Firmamcnlum  trium  ordinum,  Paris,  1512, 
p.  xvii,  et  des  sermons,  un  Liber  de  anima  (mentionné 
au  dire  de  Sbaralea  par  la  Chronique  de  Marc  de  Lis- 
bonne, part.  II,  1.  I,  c.  lv)  et  un  Commentaire  sur  les 
quatre  livres  des  Sentences.  Rien  ne  s'en  est  encore 
retrouvé. 

Wadding,  Scriptores  O.  M., Rome,  1806,  p.  210,  au  vocable 
Robertus  de  Ruisia  sine  Rutenus:  Sbaralea,  Supplementum, 
Rome,  1806,  p.  635  (cf.  040)  au  vocable  Robertus  de  Eastia 
(l'auteur  ajoute  :  non  de  Bascia  qui  nullus  est  locus);  A.  Cal- 
lebaut,  note  dans  Arehivum  francise,  historié.,  t.  x,  1917, 
p.  229-230,  cf.  p.  317;  P.  Glorieux,  Répertoire  des  maîtres  en 
théologie  de  Paris  au  XIII'  s.,  t.  n,  Paris,  1934,  p.  5-1. 

É.  Amann. 

4.  ROBERT  DE  LEICESTER,  frère  mineur 
du  xive  siècle,  ainsi  nommé  de  sa  ville  natale.  Entré 
chez  les  frères  mineurs,  il  étudia  et  professa  à  leur  cou- 


2  7r>! 


ROBERT    DE    LEIC  ESTER 


ROBERT    DE    M EL UN 


?7.V> 


vent  d'Oxford  où  il  fut  le  18"  maître  eu  théologie.  En 
1201,  il  dédie  à  Richard  Swiniield.  évêque  de  Hereford, 
un  traité  De  ratione  temporum  sive  de  computo  hebrseo- 
rumaptato  ad  kalendarium  lalinorum  (Bibl.  bodléienne, 
Digb.  21:.').  En  1325  il  était  certainement  en  résidence 
à  Oxford  et  l'un  des  deux  magistri  extranei  de  Balliol- 
College.  D'après  Baie,  il  serait  mort  à  Liehtfield  en 
1318.  mais  au  dire  de  A.  Liltle,  l'assertion  sérail  sans 
preuves.  Outre  un  Commentaire  sur  les  Senlenrrs,  un 
livre  de  Quodlibeta  et  un  traité  Dr  paupertate  Chrisli 
que  Leland  lui  attribue,  il  faudrait  portera  son  compte 
un  Enchiridion  paenitentiale...  ex  distinctionibus...  It<>- 
berti  de  Leycester,  contenu  dans  le  ms.  220  de  Pem- 
broke-College  à  Oxford. 

Tanner,  lïibl.  Britaimico-Hibernica,  Londres,  1748, p. 636 

(d'après  Leland);  A. -G.  Little,  art.  Leicester  (Robert  of ) 
dans  Dictionary  o/  national  biographg,  t.  .x.x.xn,  Londres, 
1892,  p.  426. 

É.  Amann. 

5.  ROBERT  DE  MELUN,  dit  aussi  Robert 
deHereford,  né  en  Angleterre  à  la  fin  du  xie  siècle, 
étudiant  à  Oxford,  puis  à  Paris,  professa  d'abord  les 
arts  libéraux  sur  la  Montagne  Sainte-Geneviève  vers 
1137.  Il  succédait  à  Abélard  et  eut  parmi  ses  audi- 
teurs Jean  de  Salisbury.  C'était  un  professeur  prompt, 
bref  et  clair.  Il  poussait  à  ce  qu'on  introduisît  les 
écrits  d'Aristote  dans  l'enseignement  «les  arts  libéraux. 
Il  aimait  à  expliquer  les  Topiques.  Il  procédait  d'ail- 
leurs avec  beaucoup  d'originalité.  Plus  tard,  il  alla  à 
Melun  diriger  une  école,  ce  qui  était  déjà  arrivé  à  Abé- 
lard. Il  semble  que  tout  un  petit  milieu  scolaire  ait 
existé  à  Melun  à  cette  époque.  Vers  1140.  à  l'époque 
du  concile  de  Sens,  Robert  de  Melun  s'intéresse  déjà 
à  la  théologie  de  la  Trinité.  En  1148,  au  concile  de 
Reims,  Robert  s'attaque  avec  vigueur  et  finesse  à  di- 
vers écrits  de  Gilbert  de  La  Porrée.  D'ailleurs,  le  cas 
échéant,  il  n'hésitait  pas  à  s'élever  dans  son  enseigne- 
ment contre  Pierre  Lombard  lui-même,  après  avoir 
combattu  dans  le  même  camp  que  lui  contre  Gilbert 
de  La  Porrée.  On  pense  qu'ensuite  Robert  de  Melun 
vint  occuper  une  chaire  de  théologie  à  Paris  à  l'abbaye 
de  Saint- Victor.  Robert  quitta  Paris  pour  l'Angleterre 
vers  1 160,  appelé  par  le  roi  Henri  1 1  sur  les  conseils  de 
Thomas  Becket.  Il  devint  archidiacre  d'Oxford,  puis, 
en  1163,  évêque  de  Hereford.  Il  prit  parti  pour  le  roi 
Henri  II  contre  Thomas  Becket,  avant  de  se  rallier  à 
la  cause  de  ce  dernier.  Il  mourut  à  Hereford  le  27  fé- 
vrier 11(17.  Il  ne  faut  pas  le  confondre  avec  un  autre 
évêque  de  Hereford,  nommé  lui  aussi  Robert  (1075- 
1095)  qui  a  donné  un  abrégé  fort  estimé  de  la  grande 
chronique  de  Marianus  Scotus. 

Trois  ouvrages  de  théologie  de  Robert  de  Melun 
nous  sont  parvenus  :  Queestiones  de  divina  pagina, 
Qusesiiones  de  epistolis  Pauli,  Senientiœ.  Il  existe  deux 
rédactions  de  ce  dernier  ouvrage,  une  complète  et  une 
brève;  mais  la  rédaction  abrégée  ne  paraît  pas  être 
l'œuvre  de  Robert  lui-même.  Les  Senientiœ surtout  ont 
été  très  répandues.  Elles  ont  été  pour  ainsi  dire  clas- 
siques à  Paris  dans  le  dernier  tiers  du  XIIe  siècle.  L'au- 
teur lui-même,  modéré  dans  ses  opinions  personnelles, 
sévère  dans  ses  critiques  contre  les  abélardiens  outran- 
ciers,  échappait  à  la  suspicion  des  zélotes  de  l'école  de 
Saint-Victor. 

Depuis  quelques  années,  divers  érudits  ont  publié 
des  extraits  des  écrits  de  Robert  de  Melun  (voir  leur 
liste  dans  R.-M.  Martin,  Œuvres  île  Robert  de  Melun,  1. i, 
p.  xxm-xxv). 

Sur  une  foule  do  quest  Ions  de  I  néologie  :  incarnat  ion. 
Trinité,  toute-puissance  divine,  liberté  de  l'homme, 
nature  et  portée  du  péché  originel,  Robert  de  Melun  a 
eu  ses  i  héories  propres. 

Les  Queestiones  de  divina  pagina  exposent,  après  les 

opinions   pour   et    contre   (comme   dans    le   Sic   et   non 


d' Abélard),  une  théorie  qui  donne  les  solutiones.  Ces 
solutiones  représentent  une  étape  intermédiaire  entre 
le  Sic  et  non  et  le  procédé  analytique  et  spéculatif  qui 
sera  celui  de  chaque  article  dans  la  Somme  de  saint 
Thomas.  Il  se  pose  à  ce  sujet  un  problème  complexe 
sur  l'enseignement  au  Moyen  Age  et  son  évolution.  On 
manque  d'éléments  précis  pour  aboutir  à  des  éclaircis- 
sements suffisants.  Robert  de  Melun  dans  ses  Quœs- 
tiones  connaît  les  écrits  logiques  d'Aristote,  la  Bible,  les 
Pères  grecs  et  lat  iris,  WalafridStrabon.  Il  reste  en  étroite 
relation  d'idées  avec  les  plus  fameux  maîtres  de  son 
temps  :  Abélard,  Gilbert  de  La  Porrée,  Gratien.  Mais 
il  a  sur  tous  les  sujets  des  vues  personnelles.  Il  se 
réfère  aussi  à  Magister  Hugo,  c'est-à-dire  Hugues  de 
Saint-Victor,  le  plus  spontané  et  le  plus  indépendant 
parmi  les  victorins,  ses  amis. 

Commentateur  de  saint  Paul,  comme  l'a  reconnu 
A.  Landgraf,  Robert  de  Melun  a  fait  école  et  les  autres 
commentateurs  se  sont  inspirés  de  lui. 

Son  livre  le  plus  répandu  est  d'ailleurs  les  Senientiœ, 
où  il  fait  preuve  d'une  remarquable  et  féconde  origi- 
nalité. Il  y  apparaît  comme  une  sorte  d'intermédiaire 
entre  Pierre  Abélard  et  l'abbaye  de  Saint-Victor.  Il 
n'hésite  même  pas  à  combattre  sur  ce  terrain  doctrinal, 
le  cas  échéant,  des  amis  de  Saint-Victor  et  non  des 
moindres  :  Guillaume  de  Saint-Thierry  et  surtout  saint 
Bernard  de  Clairvaux  lui-même.  Comme  l'a  remarqué 
le  I'.  R.-M.  Martin,  Robert  de  Melun  défend  implicite- 
ment Abélard  dans  une  affaire  de  condamnation  doc- 
trinale importante.  Le  concile  de  Sens  de  1140,  parmi 
dix-huit  propositions  abélardiennes  qu'il  condamnait 
au  sujet  de  la  Trinité,  avait  noté  les  deux  propositions 
suivantes  : 

1 .  Quod  Pater  sit  plena  polenlia,  Filius  quœdam  poten- 
tia,  Spirilus  sanclus  nulla  polenlia. 

14.  Quod  ad  Patrem,  qui  ab  alio  non  est,  proprie  vel 
specialiter  atlineat  operalio,  non  eliam  sapientia  et  beni- 
gnilas.  Abélard  pouvait  être  condamné  de  ce  chef;  mais 
Robert  de  Melun  ne  pouvait  pas  admettre  la  thèse  sui- 
vante de  saint  Bernard  qui  avait  fait  condamner  Abé- 
lard. Chaque  personne  de  la  Trinité,  pensait  saint  Ber- 
nard, est  également  puissante,  sage  et  bonne.  Pour  le 
prédicateur  de  la  deuxième  croisade,  si  le  Père  seul  est 
puissant,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  ne  le  sont  pas;  si  le 
Fils  seul  est  sage,  le  Père  et  le  Saint-Esprit  sont  dé- 
pourvus de  sagesse;  si  le  saint  Esprit  seul  est  bon,  le 
l 'ère  et  le  Fils  sont  sans  bonté.  Robert  de  Melun  défend 
la  distinction  qui  attribue  la  bonté  à  l'Esprit,  la  sagesse 
au  Fils,  la  puissance  au  Père.  Mais  il  ne  refuse  pas  lis 
deux  autres  qualités  à  chaque  personne  à  laquelle  il 
attribue  spécialement  une  qualité  et  une  seule  des 
trois.  Par  ce  procédé,  Robert  de  Melun  veut  empêcher 
(pie  l'on  confonde  les  personnes  divines:  il  ne  lui  vi  snt 
nullement  a  l'idée  d'attribuer  des  degrés  de  perfection 
inégaux  aux  diverses  personnes.  Toutes  les  trois  ont  la 
plénitude  de  la  puissance,  de  la  sagesse  et  de  la  bonté. 
Il  arriva  (pie  les  théologiens  de  Saint-Victor  com- 
prirent. Malgré  leur  peu  d'estime  pour  Abélard,  l'opi- 
nion de  Robert  de  Melun  leur  plut.  C'était  une  théorie 
complète  de  l'appropriation  trinitaire  qu'exposaient 
les  Senientiœ.  Tout  cela  était  neuf  et  Robert  de  Melun 
caractérisait  heureusement  cette  appropriation  par 
trois  ternies  :  allribuilur,  allribuilur  specialiter,  appro- 
priatur.  Richard,  prieur  de  l'abbaye  victorîne,  repren- 
dra cette  théorie  quelques  années  plus  tard.  Elle  de- 
viendra classique.  Elle  sera  enseignée  et  prêchée  par 
les  trois  docteurs  de  l'Église  du  xmc  siècle  parisien  : 
Albert  le  Grand,  Bonaventure  et  Thomas  d'Aquin. 

H. -M.  Martin,  Œuvres  de  Robert  de  Melun,  1. 1,  Qutesllones 
île  divina  pagina,  1934,  s?  p.  de  texte  et  i,u  p.  d'introduc- 
tion sur  Robert  de  Melun;  compléter  par  :  15. -M.  Martin, 
Pro  Peiro  .  I  belardo,  l 'n  plaidoyer  de  Robert  de  Melun  contre 
suint    Reniant,    dans    Renne  îles   sciences   philosophiques  et 


2753 


ROBERT    DE    MELUN 


ROBERTI    (JEAN; 


2  754 


théologiques,  1923,  p.  308-333;  A.  Landgraf,  Familienbil- 
dur.g  bei  Paulinenkommentaren  des  12.  Jahrhunderts  :  Robert 
von  Melvm  and  seine  Schule,  dans  Biblica,  11)32,  p.  169-193. 

M.-M.  Gorce. 

6.  ROBERT  D'OXFORD  ou  DE  HERE- 
FOR  D,  dominicain  du  xme  siècle  dont  on  sait  par 
divers  catalogues  qu'il  écrivit  en  faveur  de  saint  Tho- 
mas contre  Henri  de  Gand,  et  aussi  contre  un  certain 
Gilles  qu'il  serait  peut-être  téméraire  d'assimiler  à 
Gilles  de  Lessines  ou  à  Gilles  de  Rome. 

G.  Meersseman,  Laur.  Pignon  catalogi  etchronica;  accedunt 
catalogiStamsensiseiUpsalensisscripiorum  O.P.,  Rome,  1936. 

M.-M.  Gorce. 

7.  ROBERT  PAU  LU  LUS  (xn«  siècle).  Le  nom 
de  Maître  Robert  Paululus,  d'Amiens,  se  lit  dans  le  ms. 
lut.  11  579,  fol.  53  v°,  de  la  Bibliothèque  nationale  de 
Paris,  en  tête  d'un  ouvrage  de  20  folios  sur  les  céré- 
monies et  les  sacrements.  Ce  même  nom  Magister  Ro- 
berlus  Paululus,  minister  episcopi  Ambianensis  a  été  lu 
par  Mabillon  dans  des  chartes  de  Corbie  de  1174,  1179 
et  1184.  Voir  Acla  sanct.  O.  S.  B.,  éd.  de  Venise,  t.  m, 
1734,  p.  xxxv.  Il  est  tout  indiqué  d'identifier  ces  deux 
noms,  ce  qui  fixe  Robert  Paululus  dans  le  dernier  tiers 
du  xiie  siècle.  Le  De  cwremoniis,  sacramentis,  o/f.ciis  et 
observationibus  ecclesiaslicis,  qui  lui  est  attribué  par 
le  ms.  en  question,  a  figuré  d'abord  parmi  les  œuvres 
d'Hugues  de  Saint-Victor.  P.  L.,  t.  ci.xxvii,  col.  381- 
456.  C'est  une  explication  en  trois  livres  des  diverses 
cérémonies  et  des  sacrements,  qui  présente  assez  exac- 
tement l'état   de  la  théologie  à  la  fin  du  XIIe  siècle. 

C.  Oudin,  Scriptores  ecclesiastici,  1722,  t.  n,  col.  1569; 
Fabricius,  Bibl.  lut.  Media-  .Btatis,  1736,  t.  V,  p.  609;  t.  VI, 
p.  300;  Ceillier,  Hist.  des  auteurs  sacrés  et  ecclés.,  lre  édit., 
t.  xxu,  p.  216  sq.;  Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  XIV, 
1822,  p.  556-558  (Daunou). 

É.  Amann. 

8.  ROBERT  PULLEYN,  ecclésiastique  an- 
glais, devenu  cardinal  et  chancelier  de  l'Église  ro- 
maine (f  vers  1150).  11  est  difficile  de  tracer  son  curri- 
culum  vide,  et  il  vaut  mieux  signaler  les  quelques 
documents  qui  jalonnent  sa  vie.  Les  Annales  d'Osneg, 
marquent  en  1133  qu'à  cette  date  «  Robert  Pulein  » 
commença  d'expliquer  à  Oxford  les  divines  Écritures, 
dont  l'étude  était  bien  tombée  en  Angleterre.  Rerum 
britann.  M.  .-£.  scriptores,  Annal,  monastici,  t.  iv, 
p.  19.  En  1 134,  il  figure  comme  archidiacre  de  Roches- 
ter;  cf.  Le  Neve,  Fasl.  Eccles.  anglic,  t.  n,  p.  579. 
Le  continuateur  de  la  chronique  de  Siméon  de  Dur- 
ham  sait  que  le  roi  Henri  Ier  (f  1er  décembre  1135) 
avait  offert  un  évêché  à  Robert,  qui  le  refusa.  Rer. 
britann..  t.  lxxv,  2,  p.  319.  Vers  1140,  une  lettre  de 
saint  Bernard  nous  apprend  qu'il  est  à  Paris;  l'abbé  de 
Clairvaux  sollicite  à  deux  reprises  de  l'évêque  de 
Rochester  la  permission  pour  Robert  de  demeurer  en 
France,  où  il  exerce  par  son  enseignement  une  heu- 
reuse action.  Epist.,  cev,  P.  L.,  t.  clxxxii,  col.  372. 
.Mime  renseignement  fourni  pour  cette  même  date 
approximative  par  Jean  de  Salisbury,  qui,  à  Paris, 
étudie  quelque  temps  la  théologie  sous  Roberlus 
Pullus.  Voir  Metalogicus,  I,  v;  II,  x,  P.  L.,  t.  cxcix, 
col.  833  A,  869  A.  Pourtant  en  1143  Robert  est  encore 
désigné  comme  archidiacre  de  Rochester;  cf.  Le  Neve, 
ibid.  Mais  en  1145,  il  est  à  Rome  et  contresigne, 
comme  prêtre  cardinal  et  chancelier  de  l'Église  ro- 
maine, la  dernière  bulle  du  pape  Lucius  II.  Jalfé, 
Regesta  PP.  RR.,  n.  8713.  De  même  contresigne-t-il 
les  bulles  d'Eugène  III  depuis  le  début  du  pontificat 
jusqu'au  2  septembre  1146.  Voir  Jafîé,  ibid.,  t.  n, 
p.  21.  A  partir  de  cette  dernière  date  son  nom  dis- 
paraît des  registres.  Dans  les  tout  premiers  mois  du 
règne  d'Eugène,  saint  Bernard  avait  écrit  à  Robert 
pour  lui  demander  de  veiller  sur  le  nouveau  pape. 
Episl.,    ccclxii,    col.    563.    Ainsi,    Anglais    d'origine, 


archidiacre  de  Rochester,  professeur  à  Oxford  (qui 
le  compte  comme  un  de  ses  fondateurs),  Robert  vient 
ultérieurement  enseigner  à  Paris  (où  rien  n'indique 
qu'il  se  soit  formé  avant  de  professer  à  Oxford);  c'est 
pour  peu  de  temps;  la  Curie  l'accapare,  et  c'est  à 
Rome  qu'il  termine  sa  vie,  vers  le  milieu  du  xne  siècle. 

Son  œuvre  littéraire  fut  assez  considérable.  Les 
bibliographes  se  transmettent,  depuis  Pits,  une  série 
de  titres  d'ouvrages  inédits  ;  Sermons,  Commentaires 
sur  l'Apocalypse  el  les  Psaumes;  traité  De  conlemplu 
mundi,  etc.  Nous  pouvons  juger  de  la  contribution  de 
Robert  aux  études  théologiques  par  les  Sententiarum 
libri  VIII,  publiés  en  1655  par  dom  H.  Mathoud,  et 
réimprimés  dans  P.  L.,  t.  clxxxvi,  col.  639-1010. 
C'est  un  exposé  complet,  assez  bien  ordonné  de  toute 
la  théologie,  aussi  bien  spéculative  que  pratique.  Une 
capitulation  complète,  rédigée  par  l'auteur  lui-même, 
permet  d'en  suivre  assez  aisément  la  marche,  col.  639- 
674;  on  trouvera  une  analyse  dans  Ceillier,  Hist.  des 
ailleurs  sacrés   et   ecclés.,   2e   éd.,   t.    xiv,    p.    392-399. 

Après  avoir  établi,  surtout  par  la  dialectique,  l'exis- 
tence et  les  attributs  de  Dieu,  l'auteur  expose,  à  l'aide 
des  sources  de  la  révélation,  le  mystère  de  la  Trinité, 
puis  le  problème  du  mal,  celui  aussi  de  la  prédesti- 
nation, enfin  la  question  de  la  puissance  divine.  L.  I. 
Vient  ensuite  l'étude  de  la  création,  où  il  est  surtout 
question  de  l'homme,  de  sa  nature,  puis  de  la  chute  el 
de  ses  conséquences.  L.  II.  Pour  restaurer  l'homme  et 
le  racheter,  l'incarnation  est  le  moyen  prévu  par  Dieu; 
c'est  l'occasionvde  développer  les  doctrines  christolo- 
giques.  L.  III  et  IV.  L'œuvre  du  Sauveur  se  continue 
par  l'Église,  qui  propose  aux  hommes  la  foi  et  les 
sacrements,  et  tout  d'abord  le  baptême.  L.  V.  Ce 
sacrement  efface  le  péché  originel,  mais  n'en  supprime 
pas  toutes  les  séquelles;  l'auteur  les  étudie,  surtout  la 
concupiscence  et  l'ignorance,  ce  tpii  amène  la  consi- 
dération des  causes  qui  diminuent  ou  suppriment 
la  responsabilité.  Nient  ensuite  l'étude  relative  aux 
anges,  bons  et  mauvais.  Enfin  retour  aux  sacrements, 
et  d'abord  à  la  pénitence.  L,  VI.  Non  sans  digression 
sont  étudiés  ensuite  la  satisfaction,  puis  l'ordre  et  le 
mariage.  L.  VII.  L'eucharistie  couronne  cette  étude. 
Enfin  la  considération  des  tins  dernières  termine  tout 
l'ouvrage.  L.  VIII. 

La  marche  générale  est  donc  assez  différente  de  celle 
d'Abélard;  elle  fait  plutôt  présager  celle  du  Lombard. 
Sur  les  rapports  entre  ces  diverses  œuvres,  et  d'autres 
de  la  même  époque,  voir  l'article  Sententiaires.  La 
dialectique  joue  un  rôle  considérable  dans  l'œuvre 
de  Robert,  et  la  discussion  des  «  autorités  i  est  plus 
sobre  que  dans  Abélard.  L'esprit  général  est  très 
conservateur  et  l'on  comprend  bien  la  sympathie 
qu'éprouvait    saint  Bernard  pour   Robert    Pulleyn. 

Outre  les  articles  déjà  anciens  des  encyclopédies,  Kir- 
chenlexicon  et  Prot.  Realencyclopaedie,  au  mot  Pulh  in,  voir 
surtout  Dictionary  of  national  biography,  I.  xvn,  1896, 
p.  19  sq.;  R.-L.  Poolc  et  M.  Bateson,  Index  Britannirorum 
scriptorum,  Oxford,  1902,  p.  385;  A.  Landgraf,  dans  The 
new-scholasticism,  Washington,  1930,  p.  1-14.  Quelques 
aperçus  intéressants  dans  .1.  de  Ghellinck,  /.;•  mouvement 
théologique  du  XII'  siècle,  Paris,  191  1,  passim  l  voir  la  table). 

É.     A.MANN. 

ROBERTI  Jean,  jésuite  (  1 569- 1 651  ).  Né  le 
4  août  1569  à  Saint-Hubert  (Luxembourg  belge),  il  en- 
tra au  noviciat  de  Trêves  le  27  mars  1592,  enseigna  la 
logique  et  la  physique  à  Wurtzbourg  (  1 601 1-161 12  ),  l'Écri- 
ture sainte  à  Mayence  (1605-1607),  puis  fut  recteur  à 
Fuldaetà  Paderborn.  Il  revint  ensuite  à  l'enseignement 
à  Trêves  (1619-1620),  et  à  Douai.  De  1621  a  1647  il  est 
à  Liège  préfet  de  la  sodalité  des  ecclésiastiques;  trans- 
féré à  Namur,  il  y  mourut  le  14  février  1651.  Polémiste 
acharné,  il  commença  par  entrer  en  lutte  contre  cer- 
taines théories  du  médecin  Paracelse  (1493-1541  ),  sur 


2755 


ROBERT!    i.l  LAN 


!{()(.. \BKRTI    (JEAN-THOMAS    DE' 


2756 


la  vertu  curative  de  l'unguentum  sympatheticum  et 
armarium  parl'action  du  magnétisme  animal.  Dans  un 
ouvrage  de  1608,  réédité  en  1613,  Tractalus  de  magne- 
tica  curatione  vulnerum,  le  calviniste  Goclcnius,  pro- 
fesseur à  Marbourg,  avait  repris  cette  théorie  et  vanté, 
au  détriment  des  miracles,  l'efficacité  merveilleuse 
du  magnétisme.  Le  P.  Roberti  l'attaqua  vivement 
dans  une  thèse  soutenue  à  l'université  de  Trêves  : 
Dissertatio  theologica  de  superstitione,  Trêves,  1615, 
réimprimée  l'année  suivante  à  Louvain  sous  le  titre 
Tractalus  novi  de  magnetica  curatione  vulnerum.  Il 
accuse  le  médecin  calviniste  d'impiété  et  de  blasphème, 
de  superstition,  de  magie,  voire  d'idolâtrie.  Ses  atta- 
ques visent  en  même  temps  les  calvinistes  en  général  : 
ils  refusent  les  miracles  aux  catholiques  et  s'abandon- 
nent eux-mêmes  aux  superstitions  les  plus  impies. 
Une  réplique  publiée  par  Goclcnius  en  1617  provoqua 
de  la  part  du  jésuite  deux  nouvelles  attaques  plus 
développées  et  non  moins  virulentes  :  Goclenius  heau- 
tonlimorumenos,  id  est  curationis  magneticie et  unguenti 
armarii  ruina,  Luxembourg,  161  S,  et  Metamorphosis 
magnetica  caluino-gocleniana,  Liège,  1618.  Le  médecin 
riposta  de  nouveau  en  1619  :  Morosophia  Joannis  Ro- 
berti jesuilœ.  Celui-ci  revint  à  la  charge  :  Goclenius  ma- 
gus  serio  délirons,  Douai,  1619.  Entre  temps  le  médecin 
bruxellois  Van  Helmont  avait  composé  un  traité  en 
faveur  de  la  théorie  magnétique.  Il  soumit  son  manus- 
crit à  la  censure  ecclésiastique;  l'autorisation  de  l'im- 
primer fut  d'abord  accordée,  puis  retirée.  Toutefois,  à 
l'insu  de  l'auteur,  l'ouvrage  fut  imprimé  à  Paris  en  1621  : 
De  magnetica  vulnerum  naturali  et  légitima  curatione, 
disputatio  contra  opinionem  D.  J.  Roberti.  Tout  en  cri- 
tiquant sur  certains  points  Goclcnius,  Van  Helmont 
admet  comme  certain  le  magnétisme  animal;  il  lui 
attribue  même  les  guérisons  miraculeuses  opérées  par 
les  reliques  ainsi  que  les  maléfices  des  sorcières.  Ro- 
berti publia  sans  tarder  une  réfutation  :  Curationis 
magneticie  et  unguenti  armarii  magica  impostura, 
Luxembourg,  1621.  Il  reproche  vertement  au  médecin 
bruxellois  son  dédain  de  la  théologie,  son  abus  de  l'Écri- 
ture sainte,  ses  moqueries  contre  les  miracles,  ses  théo- 
ries superstitieuses.  L'ouvrage  de  Van  Helmont  fut 
censuré  par  de  nombreuses  facultés  de  théologie  et  de 
médecine,  lui-même  emprisonné. 

Ce  ne  fut  pas  la  seule  polémique  de  Roberti.  En  1616 
l'ancien  jésuite  Marc-Antoine  de  Dominis,  archevêque 
de  Spalato,  s'enfuit  en  Angleterre  à  la  suite  de  dissen- 
sions avec  le  pape.  Passé  à  l'anglicanisme,  il  se  livra 
dans  sa  prédication  et  dans  plusieurs  écrits  à  de  vio- 
lentes attaques  contre  le  Saint-Siège.  Voir  ici,  t.  iv, 
col.  1668-1675.  Roberti,  qui  l'avait  déjà  pris  à  partie 
en  1618  dans  sa  Metamorphosis  calvino-gocleniana, 
publia  contre  l'apostat  et  les  anglicans  en  général  un 
réquisitoire  virulent  intitulé  Ecclesise  anglicanœ  refor- 
mata: basis,  impostura...,  Luxembourg,  1619.  Il  consa- 
cra plusieurs  autres  ouvrages  à  la  controverse  avec  les 
novateurs,  en  particulier  :  Parallela  sacrœ  missœ  cl 
ccenir  hœreticaz,  thèse  soutenue  à  l'université  de  Trêves 
en  1616;  De.  l'idolâtrie  prétendue  de.  l'Église  romaine  en 
l'adoration  des  images,  Liège,  1635,  réédité  à  Tournai 
en  1638,  réponse  à  un  libelle  d'Abraham  Rambour  et 
Pierre  du  Moulin,  ministres  réformés  à  Sedan;  La 
confession  de  foi  des  Églises  prétendues  réformées  des 
Pays-Bas,  convaincues  de  fausseté...,  Liège,  1612.  Tous 
ces  écrits  attestent  la  science  et  les  qualités  de  polé- 
miste de  l'auteur.  Mais  son  ardeur  combattive  l'en- 
traîna plus  d'une  fois  à  des  excès  de  langage  regret- 
tables que  le  Père  général  lui  reprocha  à  plusieurs 
reprises.  Cf.  A.  Poncelet,  Histoire  de  la  Compagnie  de 
Jésus  dans  les  anciens  Pays-Bas,  t.  n.  Bruxelles,  1927, 
l>.  505,  note  4. 

Les  ouvrages  qui  restent  à  signaler  sont  de  nature 
plus  pacifique.  Un  des  premiers  qu'il  publia  est  consa- 


cré à  l'Écriture  sainte  :  Myslicœ  Ezechielis  quadrigse..., 
Mayence,  1615.  C'est  un  essai  de  synopse  des  quatre 
évangiles.  Suivant  l'ordre  chronologique,  il  donne  en 
autant  de  colonnes  le  texte  grec  et  latin  du  récit  évan- 
gélique  et  des  passages  parallèles.  Un  triple  index  ter- 
mine le  livre  qui  est  une  réussite  remarquable  d'ingé- 
niosité et  de  typographie.  Cf.  Fr.  Falk,  dans  Zeil- 
schrift  fur  kath.  Théologie,  1898,  p.  368-371. 

En  dehors  de  la  controverse,  les  préférences  de  notre 
auteur  allaient  à  l'hagiographie.  La  plus  importante 
de  ses  œuvres  a  pour  objet  la  vie  et  le  culte  du  patron 
de  son  pays  natal  :  Historia  S.  Huberti,  principis  Aqui- 
tani,  ultimi  Tungrensis  et  primi  Leodiensis  episcopi..., 
Saint-Hubert,  1621.  A  l'aide  d'un  questionnaire  rédigé 
en  quatre  langues  et  largement  répandu,  l'auteur  put 
réunir  sur  le  saint  une  foule  de  données  nouvelles.  «  A 
un  labeur  considérable  autant  que  consciencieux 
avaient  présidé  de  réelles  qualités  de  critique,  vrai- 
ment remarquables  pour  qui  songe  à  l'état  de  l'histo- 
riographie à  l'époque  de  l'auteur...  C'est  avec  fruit  que 
le  livre  est  encore  consulté  de  nos  jours  par  tous  ceux 
qui  ont  à  s'occuper  de  saint  Hubert.  »  J.  Vannérus,  Bio- 
graphie nationale  de  Belgique,  t.  xtx,  col.  527  sq.  ;  on 
trouvera  dans  cette  excellente  notice  une  analyse 
détaillée  de  l'ouvrage.  Dans  Sanctorum  quinquaginta 
jurisperitorum  elogia,  Liège,  1632,  Roberti  s'efforce  de 
prouver  que,  contrairement  à  l'opinion  courante,  saint 
Yves  n'est  pas  le  seul  saint  jurisconsulte;  il  donne  la 
biographie  de  cinquante  saints  représentants  de  cette 
profession  qu'il  comprend  à  vrai  dire  très  largement, 
puisqu'il  y  fait  figurer  Moïse,  Aaron,  Job,  et  Charle- 
magne.  Legia  catholica,  Liège,  1633,  a  pour  but  d'éta- 
blir que,  depuis  saint  Materne,  Liège  est  toujours  res- 
tée fidèle  à  la  foi  catholique.  La  même  année  il  consa- 
cra un  ouvrage  au  patron  de  cette  ville  :  Vita  S.  Lam- 
berti  martyris...,  Liège,  1633. 

Nous  devons  enfin  au  P.  Roberti  la  publication  de 
deux  textes  anciens  :  Contemplus  mundi,  opuscule  ascé- 
tique d'un  anonyme  du  Moyen  Age,  Luxembourg, 
1618,  et  Flores  epitaphii  sanctorum  de  l'abbé  d'Echter- 
nach,  Théofroy.  Luxembourg,  1619,  édition  qui  lui 
fait  le  plus  grand  honneur. 

Neyen,  Biographie  luxembourgeoise,  t.  il,  1861,  p.  85  sq.; 
Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  vi,  col.  1900- 
1906;  surtout  J.  Vannérus,  article  Roberti  Jean  dans  Bio- 
graphie nationale  de  Belgique,  t.  xix,  1907,  col.  515-532. 

J.-P.   Grauskm. 

ROBINET  Urbain  (1683-1758),  né  en  Bretagne 
en  1683,  fut  docteur  de  Sorbonne  et  devint  chanoine  et 
vicaire  général  de  Paris  et  abbé  de  Bellozane.  Il  mourut 
à  Paris  le  29  septembre  1758.  Il  a  publié  un  résumé  de 
la  théologie  de  Tournely.  sous  le  titre  Compendiosœ 
instilutiones  excerptse  ex  contractis  prœlcctionibus  Hono- 
rati  Tournely,  Paris,  1731,  2  vol.  in-8°,  et  Medulla 
thcologiœ  Tournelianœ,  Cologne,  1735,  2  vol.  in-4°.  Qué- 
rard  lui  attribue  un  Mémoire  pour  prouver  la  néces- 
sité de  l'évocation  générale  des  appels  comme  d'abus  et 
une  Lettre  d'un  ecclésiastique  à  un  curé,  où  l'on  expose  le 
plan  d'un  nouveau  bréviaire.  Robinet  avait  publié  un 
Breviarium  Rothomagense,  Rouen,  1733,4  vol.  in-12,ct 
un  Breviarium  ecclcsiasticum  clcro  propositum,  Paris, 
1714,  in-12. 

Férct,  I.u  faculté  de  théologie  de  Paris  et  ses  docteurs  les  plus 
célèbres.  Époque  moderne,  t.  vu,  1910,  p.  437;  Hurtcr,  No- 
menclator,  3f  éd..  t.  iv,  col.  1113. 

.1.  Carreyre. 

ROCABERTI  (Jean-Thomas  de),  dominicain. 
Né  vers  162  1  à  Perelada  sur  la  frontière  du  Roussillon, 
il  appartenait  à  une  vieille  famille  catalane  alliée  à  la 
famille  française  des  Mirepoix.  Après  des  études  à 
Toulouse,  il  prit  l'habit  de  Saint-Dominique  à  Gérone 
et  étudia  la  I  licol  igie  à  Valence.  Bientôt  il  y  professa  à 
l'université;  et  il  devint,  en  1664, maître  général  de  son 


21b  i 


ROCABERTI    (JEAN-THOMAS  DE)    —    RODRIGUEZ    (ALPHONSE) 


2  758 


ordre.  Malgré  son  affection  pour  la  cour  de  France,  il 
combattit  âprement  le  gallicanisme  et  en  particulier 
celui  de  son  subordonné,  le  dominicain  Noël  Alexandre. 
En  1677,  maître  de  Rocaberti  devenait  archevêque  de 
Valence.  En  1695,  il  était  promu  grand  inquisiteur 
d'Espagne.  Il  fut  à  deux  reprises  vice-roi  de  Valence. 
Il  mourut  à  Madrid  en  1699. 

Il  a  commencé  par  publier  en  1651  un  ouvrage  sur  la 
noblesse  de  sa  famille.  En  1668  il  publiait  sous  le  titre 
Alemento  espiritual  cotidiano  exercicio  de  medilacion.es, 
à  Barcelone  des  extraits  de  Louis  de  Grenade,  d'Henri 
Suso  et  de  sainte  Catherine  de  Sienne.  L'année  sui- 
vante toujours  à  Barcelone,  dans  le  même  format  in-4°, 
il  publiait  :  Teologia  mistica.  Instruction  del  aima  en  la 
oracion  y  méditation.  Après  qu'il  eut  été  déchargé  du 
gouvernement  de  son  ordre,  il  consacra  la  meilleure 
partie  de  son  activité  théologique  à  la  lutte  contre  le 
gallicanisme.  Ce  furent  d'abord  trois  in-folios  publiés  à 
Valence  sous  le  titre  commun  de  De  romani  pontificis 
aucloritate.  Le  premier  volume  paru  en  1691  était  sur- 
tout doctrinal.  Le  second  paru  en  1693  était  plus  his- 
torique. Le  troisième,  en  1694,  traitait  de  la  puissance 
temporelle  du  pape.  A  partir  de  1695  et  jusqu'en  1699, 
Rocaberti  publia  21  vol.  in-folio  à  Rome  sous  le  titre 
de  Bibliotheca  maxima  pontificia.  Le  Parlement  de 
Paris,  par  un  arrêt  du  20  décembre  1695  avait  interdit 
l'entrée  en  France  du  De  romani  pontificis  aucloritate. 
Continuant  néanmoins  sa  lutte  anti-gallicane,  l'ultra- 
montain  Rocaberti  dans  sa  Bibliotheca  réunissait  tous 
les  ouvrages  qui,  du  point  de  vue  théologique  ou  cano- 
nique, pouvaient  constituer  une  encyclopédie  des  droits 
du  pape.  Rocaberti  a  également  publié  des  commen- 
taires de  Nicolas  Eymeric  sur  saint  Paul,  des  sermons 
de  saint  Vincent  Ferrier  et  de  saint  Louis  Bertrand. 

A.  Mortier,  Histoire  des  maîtres  généraux  de  l'ordre  des 
frères  prêcheurs,  t.  vu,  1914,  p.  86-159. 

M. -M.   GoiiCF.. 

ROCCA  Ange.  Né  à  Kocca-Contrata  (Marche 
d'Ancône)  en  1545,  il  entra  fort  jeune  chez  les  ermites 
de  Saint-Augustin  à  Camerino,  acheva  ses  études  à  Pa- 
doue  et  professa  à  Venise.  Appelé  à  Rome  en  1579  par 
le  P.  Fivizzano,  vicaire  général  de  l'ordre  et  en  même 
temps  sacristc  de  la  chapelle  pontificale,  il  entra  dans 
les  bonnes  grâces  du  pape  Sixte  V  (1585-1590),  qui  le 
chargea  de  surveiller  les  publications  de  la  typographie 
vaticane  et  l'introduisit  dans  la  Congrégation  chargée 
de  reviser  la  Vulgate.  A  la  mort  de  Fivizzano,  en  1595. 
Rocca  lui  succéda  dans  sa  charge  de  sacriste  aposto- 
lique; en  1605  il  fut  nommé  évêque  in  partibus  de 
Thagaste.  Il  mourut  à  Rome  le  8  avril  1620.  Son  sou- 
venir reste  attaché  à  la  bibliothèque  Angélique,  dont 
il  avait  commencé  le  rassemblement  et  qu'il  donna  au 
monastère  de  Saint-Augustin,  à  la  condition  qu'elle 
resterait  publique.  Cette  bibliothèque,  l'une  des  plus 
importantes  de  Rome,  subsiste  encore  aujourd'hui. 

Ange  Rocca  a  beaucoup  écrit  sur  les  sujets  les  plus 
divers  mais  particulièrement  sur  les  questions  de  céré- 
monial et  de  liturgie.  Ses  multiples  opuscules,  renforcés 
par  un  bon  nombre  d'inédits,  ont  été  rassemblésen  1719: 
F.  Angeli  Roccee  opéra  omnia,  2  vol.  infol.  ;  nouvelle  édi- 
tion en  1745,  qui  ne  diffère  de  la  précédente  que  par 
le  frontispice  :  Thésaurus  pont i fie iarum  sacrarumque 
untiquilatum  neenon  rituum,  praxium  ac  cxremoniarum 
(ce  titre  indiquant  mieux  le  contenu).  Nicéron  donne 
la  description  des  quarante  et  un  numéros  de  ces 
œuvres  complètes  :  retenons  seulement  :  n.  7,  De  sanc- 
torum  canonisatione  commentarius;  n.  8,  Cœremoniœ  in 
ipsa  canonisatione  observari  consuetœ,  cum  catalogo 
sanctorum  quorum  canonisationes  inveniri  poluerunl; 
n.  19,  De  sanguine  a  Christo  Domino  in  resurrectione 
reassumpto;  n.  20,  De  prœputio  Christi  Domini  in 
resurrectione  reassumpto  et  in  basilica  Lateranensi  asser- 
vato  (très  révélateur  de  la  manière  de  Rocca);  n.  26, 


Sacrorum  Bibliorum  emendaliones  juxla  concilii  Tri- 
dentini  decretum  in  libros  tantum  Genesis,  Exodi  et 
Levilici;  n.  27,  Chronhistoria  de  apostolico  sacrario  (énu- 
mération  de  la  série  des  sacristes  apostoliques;  dans 
l'édition  des  Œuvres  la  liste  est  continuée  jusqu'en 
1719).  Ne  figure  pas  dans  ce  recueil  un  Discorso  filoso- 
fico  è  teologico  délie  comète,  Venise,  1577.  Rocca  a  réé- 
dité aussi  plusieurs  ouvrages  d'Agostino  Trionfo  (en 
particulier  le  De  potestate  ecclesiastica  et  les  (juœsliones 
in  I.  II.  Senlcntitirum),de  Gilles  Colonna;  les  sermons 
de  Pelbart  de  Themesvar. 

La  notice  la  plus  exacte  est  celle  qui  se  lit  dans  la  conti- 
nuation de  la  Chronhistoria,  dans  Opéra,  t.  i,  p.  348'  Nicé- 
ron, Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  hommes  illustres, 
t.  xxi,  p.  91-100;  il  n'y  a  pas  de  renseignements  nouveaux 
dans  les  Biographies  de  Micliaud  et  d'Hoeter. 

É.    A  MANN. 

RODRASEM  (François  de)  ,  capucin  du  XVIIe 
siècle.  Polonais  d'origine,  et  missionnaire  aposto- 
lique en  Bohème  où  il  fit  un  long  séjour,  il  a  composé 
un  ouvrage  de  controverse  :  Resporsiones  ad  septua- 
ginla  objecliones  ab  hœrelicis  conjictas,  Raudnitz,  1620, 
puis  traduit  en  tchèque,  en  1627.  On  lui  devrait  aussi, 
au  dire  de  Wadding,  divers  ouvrages  d'édification  en 
langue  tchèque  :  Directoire  pour  les  nouveaux  convertis, 
1633;  Échelle  spirituelle,  1636;  Vie  de  saint  Antoine  de 
Padoue,  Prague,  1646;  Exercices  spirituels,  ibid.,  1647. 

L  Wadding,  Scriptores  O.  M.,  p.  91;  J.-H.  Sbaraka, 
Supp'ementum,  p.  281;  Bernird  de  Bologne,  Bibliotheca 
script.  O.  M.  capuccin.,  p.  9S. 

É.  Amann. 

1.  RODRIGUEZ  Alphonse,  jésuite,  auteur  spi- 
rituel. Il  ne  faut  pas  le  confondre,  comme  il  est  arrivé 
bien  des  fois,  avec  saint  Alphonse  Rodriguez  (1531- 
1617,  canonisé  en  1888),  frère  coadjuteur  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  auteur  d'un  certain  nombre  d'opuscules 
ascétiques  et  surtout  mystiques,  précieux  par  la  des- 
cription de  ses  expériences  personnelles;  voir  Diction- 
naire de  spiritualité,  t.  i,  col.  395-402. 

I.  Vie.  —  Le  P.  Rodriguez  naquit  à  Valladolid,  en 
1538  et  non  en  1526,  comme  on  l'a  écrit  tant  de  fois. 
(Cf.  Éludes,  t.  ci.,  p.  299).  Il  entra  au  noviciat  de  Sala- 
manque  en  1557.  En  1564,  âgé  seulement  de  vingt-cinq 
ans,  il  est  nommé  maître  des  novices  dans  la  même  ville, 
où  il  se  fait  remarquer  aussi  comme  excellent  casuiste. 
Deux  ans  plus  tard,  il  passe  au  collège  de  Monterrey  en 
Galice,  dont  il  est  recteur  de  1570  à  1576,  tout  en  ensei- 
gnant la  morale  et  en  exerçant  le  ministère  apostolique. 
A  partir  de  1579,  il  est  à  Valladolid,  chargé  des  cas  de 
conscience  et  sans  doute  aussi  de  la  formation  spiri- 
tuelle des  jeunes  religieux.  En  1585,  il  est  envoyé,  en 
qualité  de  maître  des  novices  et  de  recteur,  à  Montilla 
en  Andalousie,  probablement  pour  réagir  contre  le  rigo- 
risme pratique  qui  sévissait  dans  cette  province.  Le 
P.  Acquaviva  le  charge  en  1598  de  visiter  les  maisons  de 
l'Andalousie.  En  1607,  après  un  séjour  de  sept  ans  à 
Cordoue,  il  reprend  à  Séville  les  fonctions  de  maître  des 
novices  et  de  Père  spirituel.  Il  y  meurt  le  21  février 
1616.  De  l'avis  unanime  de  ses  supérieurs  et  de  ses 
contemporains,  le  P.  Rodriguez  était  un  homme  d'orai- 
son et  de  vie  intérieure.  Il  avait  un  don  remarquable 
pour  la  formation  et  la  direction  spirituelle  des  reli- 
gieux, fonction  qu'il  exerça  avec  le  plus  grand  succès 
pendant  plus  de  quarante-cinq  ans. 

II.  Œuvres.  —  1°  Mentionnons  pour  mémoire 
quelques  écrits  non  imprimés.  Plusieurs  séries  de  ses 
instructions  spirituelles  ont  été  conservées.  Les  archives 
de  la  maison  de  Loyola  en  possédaient  trois  volumes 
manuscrits,  contenant  241  exhortations  datées  de  1589 
et  de  1595  :  Plàticas  espirituales  hechas  en  el  colegio  de 
Montilla.  Une  autre  série  a  été  lithographiéc  :  Plàticas 
de  la  doclrina  cristiana  hechas  en  Sevilla  ano  de  1610, 
in-4°,  420  pages.  Ces  instructions,  dont  une  partie  seu- 


2759 


RODRIGUEZ    (ALPHONSE1 


2700 


lemenl  a  été  conservée,  ont  été  la  source  immédiate  el 
comme  le  premier  jet  de  son  ouvrage  imprimé.  Nie- 
remberg  lui  attribue  en  outre  des  études  sur  la  théolo- 
gie  morale,  a  doctes  écrits,  fort  recherchés  »;  le  célèbre 
moraliste  Thomas  Sanchez  s'en  serait  inspiré  dans  ses 
Consilia.    Ils  ne  nous  sont  pas  parvenus. 

2"  Son  grand  ouvrage,  le  seul  qu'il  ail  publié  lui- 
même,  la  Pratique  de  la  perfection  chrétienne,  le  range 
parmi  les  meilleurs  auteurs  spirituels  espagnols  de  la 
grand.-  époque  et  lui  a  valu  sa  réputation  traditionnelle. 

1.  Éditions  et  traductions.  —  La  1"  édition  parut  à 
Séville  en  1609  :  Exercicio  tic  perfeccion  y  virtudes  cris- 
tianas,  3  vol.  L'auteur  publia,  également  à  Séville,  une 
2''  édition  en  1611-1612,  et  une  3«  en  1615-1616.  Il  ne 
semble  pas  avoir  connu  l'édition  qui  paru!  à  Barcelone 
en  1613.  L'ouvrage  eut  un  succès  extraordinaire,  bai 
Espagne,  on  en  compte  quarante-quatre  réimpressions 
complètes  et  douze  partielles.  Il  a  élé  traduit  en  une 
vingtaine  de  langues. 

Les  traductions  françaises  sont  au  nombre  de  huit, 
dont  six  appartiennent  au  xvir8  siècle.  La  première 
parut  à  Paris  dès  1621,  oeuvre  du  I'.  Duez,  jésuite  I.;: 
meilleure  de  toutes  est  celle  de  l'abbé  Régnier-Desma- 
rais,  Paris,  1675-1679.  Faite  sur  l'édition  de  1615  que 
l'auteur  lui-même  avait  revue  et  corrigée,  elle  est 
devenue  classique  et  a  été  souvent  réimprimée  jusqu'à 
nos  jours.  Une  nouvelle  traduction  a  été  publiée  par 
l'abbé  Crouzet,  Paris,  1X(>3.  Parmi  les  anciennes  ver- 
sions, il  en  est  une  qui  constitue  une  curiosité  théolo- 
gique :  un  Rodriguez  jansénisant.  bile  parut,  sans  nom 
de  traducteur,  à  Paris  chez  Coignard  en  1673,  fut  réé- 
ditée à  Paris  en  1074  et  à  la  même  date  à  Avignon. 
Comme  elle  est  dédiée  à  Mgr  de  Gondrin,  archevêque 
de  Sens,  ami  des  jansénistes  et  grand  adversaire  des 
jésuites,  on  l'a  attribuée  à  son  grand-vicaire  Alexandre 
Varet,  auteur  d'un  ouvrage  janséniste  sur  la  pénitence 
publique.  En  fait,  elle  est  de  Nicolas  Binet,  avocat  au 
parlement  de  Paris,  ami  de  Port-Royal,  comme  l'indi- 
quent du  reste  les  initiales  N.  B.  A.  A.  P.  D.  P..  dans  le 
Privilci/e  du  Pat/  (Ouérard,  Supercheries  littéraires,  t.  II, 
1234).  D'après  de  Hacker,  transcrit  par  Sommervogel, 
t .  vi,  col.  1954,  ■  Régnier-Desmarais  accuse  le  traducteur 
d'à  voir  altéré  le  texte  espagnol  dans  plusieurs  endroits... 
et  surtout  dans  le  c.  x  du  premier  traité,  où,  dit-il,  en 
parlant  de  la  grâce,  on  prêle  à  l'auteur  des  termes  tout 
contraires  aux  siens  ».  De  Hacker  ne  dit  pas  où  l'abbé 
a  formulé  ce  reproche;  il  ne  ligure  pas  dans  sa  traduc- 
tion (du  moins  dans  les  éditions  de  1675  et  1699  et  les 
réimpressions  récentes).  Il  est  exact  que  dans  le  cha- 
pitre en  question,  la  traduction  de  Binet  est  parfois  ten- 
dancieuse, s' efforçant  de  déprécier  la  grâce  suffisante.  Il 
écrit  par  exemple  :  «  Outre  cette  grâce  suffisante,  il  y 
en  a  une  autre  plus  particulière,  qui  est  lu  vraie  grâce 
ilu  Sauveur,  sans  laquelle  nul  ne  peut  résister  en  effet  à  la 
tentation  ni  lu  surmonter.  <■  Les  mots  soulignés  ne 
figurent  pas  dans  le  texte  espagnol.  La  même  tendance 
apparut  en  d'aulres  passages  fin  même  chapitre. 

2.  //(//  el  analyse.  Comme  l'expose  l'auteur  dans 
la  préface,  son  ouvrage  a  été  composé  à  l'aide  des 
conférences  spirituelles  que, pendant  plus  de  quarante 
ans,  il  avait  faites  aux  novices  cl  aux  religieux  de  son 
ordre.  Son  but  principal  est  d'être  utile  a  l'avancement 
spirituel  de  ses  frères:  Cependant,  ajoutc-t-il.  »  j'ai 
essayé  de  disposer  cet  ouvrage  de  manière  qu'il  fût 
utile  non  seulement  a  toute  notre  Compagnie  en  parti- 
culier (d  à  tous  les  religieux,  mais  aussi  à  Ions  ceux  en 

général  qui  aspirent  a  la  perfection  du  christianisme.  ■ 
C'est  pourquoi,  continue  t-il,  il  l'a  intitulé  Pratique  de  la 
perfection  chrétienne,  parce  que  les  choses  y  sont  traitées 

d'une  manière  qui  en  peut  rendre  la  pral  ique  I  rès  aisée. 
L'ouvrage  est    divisé  en   trois   parties.    I.a   première, 

Divers  moyens  pour  progresser  dans  la  vertu  et  la  per- 
fection,  comprend  huit   traités  :  l'estime  cl   le  désir  de 


notre  avancement  spirituel;  la  perfection  des  actions 
ordinaires:  la  pureté  d'intention;  l'union  et  la  charité 
fraternelle;  l'oraison:  l'exercice  de  la  présence  de  Dieu  : 
l'examen  particulier;  la  conformité  à  la  volonté  de 
Dieu.  La  deuxième  partie  a  pour  titre  :  Pratique  de 
quelques  vertus  qui  conviennent  à  tous  ceux  qui  veulent 
servir  Dieu.  Elle  contient  les  huit  traités  suivants  :  la 
mortification;  la  modestie  et  le  silence:  les  tentations: 
l'amour  déréglé  des  parents;  l'humilité;  la  tristesse  et 
la  joie;  les  trésors  que  nous  possédons  en  Jésus-Christ 
et  la  manière  de  méditer  sa  passion:  la  sainte  commu- 
nion et  la  messe.  Comme  l'indiquent  leurs  titres  et  les 
sujets  traités,  ces  deux  parties  conviennent  à  toute 
âme  désireuse  de  servir  Dieu  parfaitement.  La  troisième 
partie,  Pratique  des  vertus  qui  conviennent  à  l'élut  reli- 
gieux,  s'adresse  aux  religieux  et  plus  particulièrement 
aux  membres  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

La  composition  est  méthodique  et  d'une  clarté  lim- 
pide mais  abondante  et  quelque  peu  lâche.  Rien  d'ail- 
leurs de  sec  ou  de  compassé;  on  trouve  à  chaque  ins- 
tant quelque  trait  bien  amené,  de  petits  tableaux,  des 
comparaisons  piquantes  ou  gracieuses,  des  dictons 
populaires  pleins  de  saveur.  Il  serait  déplacé  de  repro- 
cher à  l'auteur  un  manque  de  sens  critique  en  matière 
d'hagiographie  ou  d'histoire  ecclésiastique  :  il  est  de 
son  temps. 

III.  Doctrine  spirituelle.  —  Le  caractère  de 
l'œuvre  de  Rodriguez  ressort  du  but  qu'il  s'est  tixé  et 
que  le  titre  lui-même  indique  :  c'est  un  ouvrage  d'ini- 
tiation pratique  à  la  vie  spirituelle  accommodé  à  l'usage 
de  tous  les  chrétiens  de  bonne  volonté.  Ce  caractère 
pratique,  qui  en  fait  le  principal  mérite,  en  marque 
aussi  les  limites  :  il  ne  faut  pas  y  chercher  un  système 
ou  des  théories  en  forme;  même  les  considérations  pra- 
tiques sont  à  prendre  dans  leur  ensemble,  car  elles  se 
complètent  et  à  l'occasion  se  corrigent  les  unes  les  autres. 

Le  premier  traité,  De  l'estime  et  du  désir  de  notre 
avancement  spirituel,  ne  met  en  avant  que  des  motifs 
spirituels  «  intéressés  »,  considérés  sans  doute  comme 
plus  efficaces  en  règle  générale  pour  les  débutants.  Mais 
le  troisième  traité,  De  la  pureté  d'intention,  amène  déjà 
l'âme  progressivement  jusqu'au  niveau  du  «  pur 
amour  »,  qu'il  enseigne  explicitement  d'après  saint 
Ignace.  C.  xiv. 

Par  le  traité  De  l'oraison,  Rodriguez  prend  bonne 
place  dans  le  mouvement  de  vulgarisation  de  l'oraison 
mentale.  Celle  qu'il  enseigne  est  active  :  c'est  la  médi- 
tation des  mystères  de  la  vie  de  Jésus-Christ,  telle  qu'il 
l'a  reçue  des  Exercices  de  saint  Ignace.  Cependant,  en 
conseillant  d'insister  sur  les  «  mouvements  affectueux 
de  la  volonté  •  et  de  s'y  arrêter  selon  l'attrait  de  l'âme, 
Rodriguez  en  vient  à  recommander  une  sorte  de 
contemplation  active,  c.  xn  et  xm,  comme  le  note 
M.  Pourrai,  I.a  spiritualité  chrétienne,  t.  ni.  Impartie, 
p.  318;  mais  là  encore,  le  caractère  «  pratique  »  et 
effectif  de  l'oraison  garde  toujours  ses  droits  dans  les 
résolutions  finales,  c.  xiv. 

Pour  l'oraison  passive,  il  se  défend  de  l'enseigner. 
puisqu'elle  dépend  de  la  seule  initiative  de  Dieu.  C.  IV. 
A  vrai  dire,  il  ne  l'envisage  en  cet  endroit  que  dans  ses 
formes  les  plus  élevées  et  les  plus  extraordinaires:  aussi 
en  déconseille  I -il  le  désira  des  lecteurs  peut-être  encore 
trop  peu  avancés.  Il  insiste  surtout  sur  la  longue  pré- 
paration que  suppose  la  "  vie  contemplative  ainsi 
entendue,  dont  il  ne  prétend  d'ailleurs  nullement  Inter- 
dire   l'accès    aux    âmes    dùmenl    préparées.   C.   iv-vi. 

Rodriguez  n'a  pas,  vis-à-vis  des  voies  passives,  une 
attitude  d'opposition  systématique,  bien  qu'il  mani- 
feste à  leur  égard  en  plusieurs  endroits  une  réserve  lies 
prudente  et  quelque  peu  craintive.  Pour  l'expliquer, 
M.  Pourrai,  op.  cit.,  p.  31."),  rappelle  qu'il  fut  témoin 
des  troubles  causés  par  le  mouvement  de  mysticisme 
exagéré  qui  se  produisit  autour  du   P.  Halthazar  Alva- 


2761        RODRIGUEZ    (ALPHONSE)    —    RODRIGUEZ    (EMMANUEL 


2  762 


rez.  Il  faut  noter  cependant  qu'un  auteur  contempo- 
rain, le  P.  Louis  du  Pont,  disciple  et  biographe  du 
P.  Alvarez,  se  montre  fort  résolument  mystique.  M.  Sau- 
dreau,  La  vie  d'union  à  Dieu,  p.  471  sq.,  reproche  à  Ro- 
driguez.  avec  modération  du  reste,  de  ne  pas  tenir  suf- 
fisamment compte  de  l'existence  d'une  contemplation 
commune  à  côté  de  la  contemplation  extraordinaire. 
Mais  il  reconnaît  qu'en  plusieurs  passages,  qu'il  cite, 
s  la  doctrine  traditionnelle  reprend  ses  droits  ».  Les 
critiques  assez  graves  et  péremptoires  portées  par 
H.  Bremond,  Histoire  littéraire  du  sentiment  religieux, 
t.  m,  p.  133  sq.  et  ailleurs,  ne  se  justifient  pas  par  un 
examen  complet  et  approfondi  des  textes  et  semblent 
inspirées  par  des  vues  systématiques.  Cf.  J.  de  Guibert, 
Revue  d'ascétique  et  de  mystique,  1929,  p.  183  sq. 

Le  traité  De  la  conformité  à  la  volonté  de  Dieu  fait 
penser  en  certains  chapitres  au  Traité  de  l'amour  de 
Dieu  de  saint  François  de  Sales  :  Rodriguez  y  enseigne 
l'indifférence  et  la  résignation,  même  par  rapport  aux 
dons  et  aux  progrès  spirituels.  C.  xxiv  sq.  Il  préconise 
l'exercice  de  l'amour  de  complaisance,  c.  xxxn,  tout 
en  rappelant  pour  finir  que  l'amour  effectif  doit  rester 
notre  exercice  le  plus  ordinaire.  C.  xxxiv.  Dans  le  traité 
sur  la  communion  et  la  messe  (IIe  part.,  tr.  vm,  c.  x), 
il  recommande  vivement  la  communion  fréquente  et 
se  rattache  ainsi  à  l'apostolat  eucharistique  de  son  ordre. 

Les  meilleurs  traités  sont  sans  doute  ceux  où  il  en- 
seigne la  conquête  patiente  et  méthodique  des  vertus 
dominantes  comme  la  mortification,  l'humilité,  la  cha- 
rité envers  le  prochain,  etc.  C'est  là  que  ses  qualités 
de  finesse  psychologique  et  son  ton  de  bonhomie  en- 
courageante réussissent  le  mieux. 

Ses  citations  très  nombreuses  et  puisées  dans  la  pure 
tradition  catholique  donnent  un  fondement  suffisam- 
ment large  et  solide  à  la  spiritualité  active  qu'il  tient 
de  son  ordre.  Parmi  les  Pères,  il  cite  le  plus  souvent 
saint  Augustin  et  saint  Bernard;  parmi  les  théologiens, 
saint  Thomas  a  ses  préférences;  mais  il  consulte  aussi 
Suarez,  son  contemporain,  et  divers  théologiens  jé- 
suites. Il  cite  parfois  des  auteurs  païens,  ce  qui  déplaît 
fort  au  janséniste  Binet;  mais  il  n'en  abuse  point 
comme  d'autres  écrivains  ascétiques  ou  prédicateurs 
de  l'époque. 

Rodriguez  a  été  goûté,  lu  et  relu  par  de  nombreuses 
générations  d'aspirants  à  la  perfection  et  tous  sans 
doute,  ou  peu  s'en  faut,  y  ont  trouvé  leur  profit.  Au 
jugement  de  M.  Pourrat,  op.  cit.,  p.  319,  «  peu  d'ou- 
vrages ont  exercé  une  action-  aussi  profonde  et  aussi 
étendue  ».  L'éloge  le  plus  autorisé  est  celui  que  lui 
décerna  S.  S.  Pie  XI  dans  la  Lettre  apostolique  Unige- 
nitus  Dei  Filius,  adressée  le  19  mars  1924  aux  supé- 
rieurs généraux  des  ordres  religieux.  Parlant  de  la  for- 
mation des  novices  à  la  vie  intérieure  et  à  la  perfec- 
tion, le  souverain  pontife  écrit  :  «  Il  sera  de  la  plus 
grande  utilité  de  lire  assidûment  et  de  méditer  les  écrits 
de  saint  Bernard,  du  Docteur  séraphique  saint  Bona- 
venture,  d'Alphonse  Rodriguez,  ainsi  que  de  ceux  qui, 
en  chacun  de  vos  ordres,  ont  fait  autorité  en  matière 
de  spiritualité;  la  valeur  comme  l'influence  de  leurs 
ouvrages,  loin  d'avoir  vieilli  avec  le  temps,  semble  plu- 
tôt croître  de  nos  jours.  »  Acta  apostolicœ  Sedis,  1924, 
p.  142. 

Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  vi,  col.  1946- 
1963;  E.  Nieremberg,  Varones  illustres  de  la  Camp,  de  Jesùs, 
nouv.  éd.,  t.  ix,  p.  239-245;  Astrain,  Hist.  de  la  Compania 
de  Jesûs  en  la  asistencia  de  Esp.,  t.  iv,  p.  83  sq.  ;  E.  Reyero, 
El  grande  asceta  espanol,  P.  A.  Rodriguez,  Valladolid,  1916 
(brochure)  ;  A.  Pérez  Goyena,  Tereero  centenario  de  la  muerle 
delP.  A.  i?.,  dans  .Rai  Jn  g  Fe,  février  1916,  p.  141-155;  A.  de 
Vassal,  Un  maître  de  la  vie  spirituelle  :  le  P.  A.  Rodriguez, 
dans  Études,  t.  cl,  1917,  p.  297-321  ;  A.  Pottier,  Le  P.  Louis 
Lallemant  et  les  grands  spirituels  de  son  temps,  t.  i,  Paris, 
1927,  p.  257  sq. 

J.-P.   Grausem. 


2.  RODRIGUEZ  Antoine-Joseph.  Bénédictin 
portugais  (xvm8  s.),  né  en  1705  à  Mérida  en  Estrama- 
dure,  il  entra,  ses  premières  études  terminées,  dans 
l'ordre  de  Saint-Benoît,  où  il  se  fit  bientôt  une  répu- 
tation par  son  ardeur  au  travail.  Ses  études  ne  por- 
tèrent pas  seulement  sur  les  sciences  proprement  ecclé- 
siastiques, il  acquit  une  réelle  compétence  dans  les 
questions  de  physique  et  d'histoire  naturelle  et  fit  cam- 
pagne contre  nombre  d'errements  en  matière  médicale. 
Sa  Paleslra  critico-medica,  Madrid,  1735,  est  une  pro- 
testation énergique  contre  les  empiriques  et  leurs  re- 
mèdes. Combattu  par  beaucoup  de  ceux  dont  il  dénon- 
çait l'ignorance,  il  fut  défendu  par  les  plus  éclairés 
des  prélats  de  la  péninsule;  l'archevêque  de  Tolède  le 
nomma  examinateur  synodal,  et  lui  fit  donner  par  ses 
supérieurs  l'autorisation  de  demeurer  à  Madrid,  où  il 
mourut  en  1781.  Il  a  laissé  un  Traité  de  théologie  morale 
et  de  droit  civil.  Madrid,  1788,  4  vol.  in-4°;  une  Démons- 
tration des  fondements  de  la  religion  chrétienne,  in-8°, 
ibid.,  1762;  une  Bibliotcca  Espanola,  Madrid.  1781- 
1783,  2  in-fol.,  le  t.  i  étant  consacré  aux  auteurs  rab- 
biniques;  le  t.  n  aux  écrivains  païens  et  chrétiens  jus- 
qu'au xme  siècle. 

Michaud,  Biographie  universelle,  nouv.  éd.,  t.  xxxvi, 
p.  291  ;  Hurter,  Nomenclator,  3e  éd.,  t.  v  a,  col.  547. 

É.   Amann. 

3.  RODRIGUEZ  Emmanuel  (x  vie-xvne  s.  ).  Né 

à  Estremoz  en  Portugal  vers  le  milieu  du  xvi6  siècle, 
il  entra  chez  les  frères  mineurs  de  l'observance  à  Sala- 
manque;  par  la  suite  il  professa  à  Toulouse,  à  Cahors, 
puis  de  nouveau  à  Salamanque,  où  il  a  dû  passer  la 
plus  grande  partie  de  sa  vie;  il  y  mourut  en  1613. 
Orienté  surtout  vers  la  morale  et  le  droit  canonique,  où 
il  avait  acquis  une  compétence  reconnue  de  tous,  il  a 
surtout  laissé  des  œuvres  de  ce  genre.  Retenons  une 
Suma  de  casos  de  consciencia  (avec  un  appendice  sur  les 
visites  canoniques),  dont  une  première  rédaction  en 
deux  volumes  parut  à  Salamanque  en  1604,  puis  en 
1607  ;  un  deuxième  recueil,  différent  du  premier  et  con- 
tenant des  additions  importantes,  parut  à  Saragosse  en 
1615.  Wadding  lit  de  cet  ensemble  un  abrégé  qui  parut 
en  1616.  11  y  eut  aussi  une  traduction  latine  et  une 
italienne  du  premier  recueil;  tout  ceci  complique  assez, 
la  question  littéraire.  Très  préoccupé  aussi  de  met  Ire 
en  pleine  lumière  les  privilèges  des  réguliers.  Emmanuel 
Rodriguez  compila  deux  énormes  ouvrages  :  Quses- 
tiones  regulurcs  et  canonicœ,  3  in-fol.,  Salamanque,  1 598, 
et  plusieurs  autres  éditions  ultérieures,  à  Lyon,  à  Ve- 
nise, etc.,  et  Collectio  et  compilatio  privilegiorum  regula- 
rium  mendicantium  et  non  mendicantium  ab  l 'rbano  1 1 
usque  ml  Clementem  Y I II  concessorum,  souvent  publiée 
avec  l'ouvrage  précédent.  Les  Qusestiones  regulares  de- 
vaient amener  en  Sorbonne  un  assez  vif  incident  en 
1622.  Cette  exhibition  des  divers  privilèges,  plus  ou 
moins  authentiques,  des  réguliers  parut  extrêmement 
déplacée.  Les  séculiers  de  la  faculté  épluchèrent 
d'abord  un  A bréyé  de  l'énorme  ouvrage,  puis  le  livre  lui- 
même.  Une  commission  fut  chargée  d'examiner  le  tout. 
A  l'assemblée  du  1er  juin,  les  examinateurs  déclarèrent 
y  avoir  trouvé  «  différentes  propositions  très  contraires 
aux  deux  états  et  aux  bonnes  mœurs,  pernicieuses, 
erronées,  scandaleuses,  téméraires,  dans  lesquelles  on 
abuse  des  bulles  des  papes,  qui  dérogent  au  concile  de 
Trente,  qui  sont  injurieuses  à  la  dignité  des  apôtres, 
qui  détruisent  l'autorité  des  pasteurs  et  des  curés  dont 
la  véritable  bulle  est  l'Évangile,  qui  renversent  tout 
l'ordre  hiérarchique  et  même  qui  outragent  les  rois  et 
les  princes  ».  Une  intervention  du  chancelier  d'État, 
qui  se  produisit  au  cours  de  juin  et  devant  laquelle  la 
faculté  dut  finalement  s'incliner,  empêcha  l'affaire  de 
prendre  de  plus  amples  proportions,  et  nous  ne  pou- 
vons dire  exactement  quelles  étaient  les  particularités 
de  l'ouvrage  de  Rodriguez  qui  avaient  si  vivement  ému 


2763        RODRIGUEZ      I-..M  M  A  NUEL)    —    HOELEWINCK    (WERNER] 


2764 


les  sorbonnistes.  L'affaire  témoigne  à  sa  façon  que  la 
vieille  querelle  entre  séculiers  et  réguliers  n'était  pas 
encore  vidée. 

L.  Wadding,  Scriptores  O.  M.,  Rome,  1806,  p.  72;  J.- 
TI.  Sbaralea,  Supplemenlum,  p.  230;  N.  Antonio,  Bibl.  his- 
pana  nova,  2f  éd.,  t.  i,  p.  355.  — ■  Pour  l'affaire  de  Sorbonne  : 
Duplessis  d'Argentré,  Collectif)  judiciorum,  t.  II,  2e  part., 
p.  132  sq.;  Fcret,  I.a  lacullé  de  théologie  de  Paris,  époque 
moderne,  t.  ht,  p.  154. 

É.   AMANN. 

ROELEWINCK  Wemer,  théologien  et  histo- 
riographe chartreux, naquit  à  Laër  au  diocèse  de  Muns- 
ter-en-\Vcstphalie,  en  1425.  Après  avoir  terminé  ses 
études  universitaires,  il  entra  au  noviciat  de  la  char 
treuse  de  Cologne  et  y  lit  ses  vœux  en  1448.  Il  mou- 
rut, après  cinquante-cinq  ans  de  religion,  martyr  de  son 
dévouement  envers  ses  confrères  malades  de  la  peste. 
C'est  après  en  avoir  enterré  sept  qu'il  succomba  le  26 
août  1502,  à  l'âge  de  soixante-dix-sept  ans.  Sa  vie  mo- 
nastique se  partagea  entre  l'observance  régulière  et 
l'étude.  Ses  ouvrages  le  firent  estimer  de  ses  contempo- 
rains, qui  le  consultaient  de  toutes  parts.  Le  célèbre 
abbé  Trithème  alla  le  visiter  dans  sa  cellule.  La  chro- 
nique du  monastère  en  a  fait  cet  éloge  :  «  C'était  un 
historien  insigne,  un  grand  canoniste,  un  théologien 
subtil,  et  un  remarquable  interprète  des  saintes  Écri- 
tures. Mais,  ce  qui  est  plus  important,  il  était  fort 
adonné  à  la  vie  intérieure.  On  l'appelait  communé- 
ment le  saint  ou  le  Père  éclairé,  à  cause  de  ses  vertus  et 
du  don  de  haute  oraison,  qu'il  avait  reçu  de  Dieu.  » 
La  bibliographie  de  Roelewinck  intéresse  l'histoire 
même  de  l'imprimerie  à  Cologne  et  ailleurs,  parce  que 
plusieurs  de  ses  ouvrages  furent  imprimés  une  trentaine 
d'années  avant  sa  mort  et  ont  donné  lieu  à  plusieurs 
contestations  historiques.  La  liste  suivante,  divisée 
par  matières,  fera  connaître  les  principales  éditions  des 
œuvres  imprimées  et  les  titres  de  celles  qui  restèrent 
manuscrites. 

1°  Écriture  sainte.  —  1.  In  Thobiam  expositio,  ms.  — 
2.  In  acta  apostolorum  commentarii,  ms.,  cf.  Petrejus, 
Biblioth.  cartusiana,  p.  41.  —  3.  Commentaria  in 
epistolas  S.  Pauli,  ms.  en  six  grands  volumes.  Le  char- 
treux Sutor  dit  que  cet  ouvrage  important  est  divisé 
en  14  livres,  et  porte  le  titre  de  Doctrina  Pauli.  Il 
importe  de  signaler  V Expositio  in  omnes  epistolas  diui 
Pauli,  que  le  chartreux  Môrckens,  bibliothécaire  de  la 
chartreuse  de  Cologne,  a  fait  marquer  dans  la  Biblio- 
theca  Coloniensis  du  P.  Hartzheim,  comme  étant  un 
ouvrage  distinct  du  précédent.  — 4.  Expositio  in  epis- 
tolas omnes  canonicas  que  Trithème  vit  dans  la  cellule 
de  l'auteur.  In  epistolas  S.  Joannis  Apostoli,  ms.  in- 
folio. 

2°  Théologie  et  droit  canon.  —  1.  Liber  qui  dicitur 
Paradisus  conscientiœ  et  qusestioncs  XII  pro  SS.  théo- 
logies studiosis.  Ce  sont  deux  ouvrages  distincts.  Le 
premier,  selon  Arnold  Bostius,  traite  abondamment  de 
la  charité  dans  les  trois  voies  de  la  vie  intérieure;  le 
second  renferme  un  éloge  et  un  guide  dans  l'étude  de 
la  théologie.  Une  première  édition  exécutée  par  Arnold 
Thcrhoernen,  dans  l'enclos  de  la  chartreuse  de  Cologne, 
en  L465,  in-4°,  est  restée  inconnue  aux  bibliographes.  Le 
P.  Hartzheim  l'a  notée  dans  sa  Bibl.  Colonial.,  d'après 
les  renseignements  du  chartreux  doni  Môrckens.  En 
1475,  le  même  typographe  réimprima  ces  livres. 
encore  à  Cologne,  in-l°,  mais  séparément,  (cf.  Hain, 
Hcpertorium,  n.  12 .'5X2  et  13638;  Panzer,  Annales 
typ.,  t.  i,  p.  270,  n.  29).  2.  Formula  vivendi  canonieo- 
rum  sive  vicariorum  secularium  aut  etiam  devotorum 
presbiterorum  (sic).  Cologne,  Arnold  Thcrhoernen, 
deux  fois,  sans  dale  (1  177  et  ...?),  in-4°;  il  y  en  a  eu 
trois  autres  édil  ions,  deux  sans  date  el  sans  nom  d'im- 
primeur, antérieures  à  1  500,  et  une  faite  a  «  1  Icllis  ■  en 

i  196,  in  1°  (cf.  Hain,  n.  7252-7256).  Le  P.  Hartzheim 


dit  qu'elle  a  été  imprimée  aussi  à  Munster  après  sa 
mort  (1502)  avec  une  addition  du  docteur  Henri 
Koppeler.  Après  1501,  on  la  réimprima  in-4°,  aussi 
sans  aucune  marque  (cf.  Panzer,  t.  I,  p.  182,  n.  214). 
Formula  vivendi,  etc.,  Cologne,  Martin  de  Werdena, 
1500,  in-8°.  —  3.  Libellas  de  regimine  rusticorum,  qui 
etiam  valde  ulilis  est  curalis,  capellanis,  drossatis,  scul- 
tetis  et  aliis  ofjicialibus  eisdem  in  utroque  statu  presiden- 
tibus  :il  y  en  a  cinq  éditions  (cf.  Hain,  n.  13  725-13720). 

—  4.  Libellus  de  venerabili  sacramento  et  valore  missa- 
rum  ratione  pretii  satisfactivi  tam  pro  vivis  quam  pro 
mortuis,  etc.,  Cologne,  Arnold  Therhoernen,  1470,  in- 1° 
(cf.  Hain,n.  14  005);  Paris, sans  aucune  marque  (1480?), 
1405,  1407,  1409,  1500,  une  autre  édition  sans  date, 
mais  antérieure  à  1501  (cf.  Daunou-Pellechet,  Cata- 
logue des  incunables  de  la  bibliothèque  Sainte- Geneviève, 
Paris,  1802,  n.  1150  et  1204),  Paris,  1513  ;  Cologne,  1535, 
avec  le  traité  d'Alger  sur  l'eucharistie.  —  5.  Formula 
timoratorum  episcoporum  ad  Joannem,  episcopum  Mo- 
nasteriensem,  ms.  —  0.  De  dignitate  et  potestate  sacer- 
dotum  lib.  I,  ms.  —  7.  De  hospitalariis  et  operibus  mise- 
ricordiœ  vacantibus  lib.  I,  ms.  —  8.  De  fraterna  correc- 
tione  tractatus  imprimé  à  Cologne  par  Arnold  Therboer- 
nen,  en  1470,  in-4°,  58  feuillets,  sans  aucune  marque 
(cf.  Hain,  n.  5760;  Panzer,  t.  iv,  p.  117,  n.  388;  Migne, 
Dictionn.  de  bibliogr.,  t.  Il,  col.  124  et  t.  vi,  col.  61).  — 
0.  De  visitatione  monastica  atque  de  iis  quœ  impediunt 
bonum  processum  ejus  lib.  I,  Cologne,  1470,  i'i-4° 
(Hartzheim).  —  10.  Quœstiones  et  resotutiones  octo,sive 
consilia  prœlatis  el  religiosis  data,  ms.  —  11.  Stella 
prœpositorum,  sive  régulée  viginti  pro  Ecclesiarum  prœ- 
latis, ms.  in-8°.  — •  12.  De  contraclibus  an  sint  liciti 
lib.  I,  ms.  — ■  13.  De.  calcndario  el  marttjrologio  lib.  I, 
ms.  —  14.  Dissertationes  dues  de  marti/rologio  pascha- 
lique  luna,cum  tabula  ad  inveniendam  quotannis  Sep- 
tuagesimam,  imprimées  in-4°,  en  1472,  peut-être  à  Co- 
logne (cf.  Hartzheim,  et  Migne,  op.  cit.,  t.  iv,  col.  687). 

—  15.  De  difjerenlia  passionum,  et  quid  sit  passio 
lib.  I,  ms.  — - 16.  De  securitate  licentiœ  preelatorum  lib.  I, 
ms.  —  17.  De  septem  horis  eanonicis  reverenter  et  fruc- 
luose  in  ecclesia  legendis  aut  decantandis,  imprimé  sans 
aucune  marque,  mais  peut-être  à  Cologne,  Quentell, 
après  1500,  in-4°,  6  feuillets  (cf.  Panzer,  t.  iv,  p.  280, 
n.  401  c).  —  18.  Tractatus  de  virlulis  essentia,  directione 
et  bonitale  lib.  III,  ms.  in-folio.  —  19.  Epistola  de  ora- 
tione  Christi  in  cruce  ad  propositam  quœstionem  :  An 
Christus  oraverit  pro  omnibus,  ms.  in-8°.  — 20.  Liber  de 
regimine  principum,  ms.  —  21.  Tractatus  de  optimo 
génère  gubernandi  rempublicam,  ms.  —  22.  Epistola  ad 
quemdam  abbatem  O.  S.  B.  :  an  episcopatum  lutelarem 
(sic)  secure  possil  acceptare,  ms.  in-8°.  — ■  23.  Quœslio 
cum  solulione  data  religiosis,  ut  vitenl  sœcularia  negotia, 
ms.  in-8°. 

3°  Spiritualité.  —  1,  Quœstiones  decem  de  profecti- 
bus  reltgiosorum  lib.  I,  ms.  —  2.  Tractatus  de  deside- 
riis  sanctis,  ms.  in-8°.  —  3.  De  contemplatione  simpli- 
cium  lib.  I,  ms.  —  4.  Epistola  ad  quemdam  religiosum 
de  contemplatione .  ms.  in-8°.  —  5.  Le  P.  Hartzheim, 
d'après  les  notes  de  dom  Môrckens,  marque  les  opus- 
cules suivants,  comme  avant  été  imprimés  à  Cologne, 
en  1  170,  in- 1°  :  Tractatus  de  perfectiore  inslitutionenovi- 
tiorum;  Tractatus  de  vinea  spirituali  sive  projeetu  reli- 
gionis.  Ces  deux  traités  furent  réimprimés  comme  il 
suit  :  De  spirituali  vinea  sive  religionis  projeetu:  née- 
non  de  perfectiore  novitiorum  inslilutione  traclatuli  dun 
(à  la  fin  du  volume  :  De  vinea...  finiuni  Xtircnberge  im- 
pressi  pcr...  Joannem  Stuchs.  Anno  domini  Millcsimo 
quingentesimo  decimo  tercio,  etc.),  in-4°,  46  feuillets, 
avec  gravures  xylographiques.  Ces  deux  livres,  dans 
cette  édition,  oui  été  complétés  par  un  autre  opuscule 
d'un  chartreux  anonyme,  dont  voici  le  titre  :  Exerci- 
tium  pemtile  quod  Monnaie  Cartusirnse  intilulatur, etc., 
1  I  feuillets. 


27G5 


ROELEWINCK    (WERNER 


ROEST    (PIERRE1 


2  7  G  G 


4°  Vies  de  saints.  — ■  1.  Legenda  sanctissimi  Servacii, 
Tungrensis  Ecclcsiœ  prœsulis,  etc.,  Cologne,  Arnold 
Therhoernen,  1472,  in-4°,  30  feuillets,  caractères  go- 
thiques. —  2.  Vita  S.  Hugonis  ex  cartusiano  episcopi 
Lincolniensis.  C'est  un  abrégé  de  la  grande  vie,  en  cinq 
livres,  composée  par  dom  Adam,  bénédictin  et  cha- 
pelain de  saint  Hugues.  Surius  l'a  publiée  dans  son 
recueil  de  Vies  des  saints,  au  17  novembre,  après  en 
avoir  corrigé  le  style.  Arnaud  d'Andilly  en  a  donné  une 
traduction  française  dans  ses  Vies  des  saints,  Paris, 
1664,  in-fol.,  p.  662-681.  —  3.  Vita  S.  Pauli  apostoli 
lib.  VII,  se  trouvait,  en  1850,  à  Middlehill  (Angleterre), 
dans  la  bibliothèque  de  sir  Philipps  (cf.  Migne,  Dic- 
tionn.  des  manuscrits,  t.  Il,  col.  169,  n.  608).  —  4.  Vita 
S.  Gervasii,  ms.  —  5.  Vita  S.  Jacobi,  ms. 

5°  Sermons.  —  1.  Un  sermon  latin  sur  la  T.  S.  Vierge 
imprimé  à  Cologne,  en  1470,  par  Arnold  Therhoernen, 
in-4°  (cf.  Hartzheim,  op.  cit.).  —  2.  Sermo  ad  pupulum 
prœdicabilis  in  festo  prœsentationis  B.  Virginis  per 
impressionem  multiplicatus  sub  hoc  currente  anno  1470, 
Cologne,  Arnold  Therhoernen,  in-4°,  12  feuillets,  carac- 
tères gothiques  (Panzer,  t.  ix,  p.  121-122,  n.  3  c,  pense 
que  l 'édition  suivante  est  différente  de  celle-ci).  Sermo... 
in  festo  prœsentacionis  beatissime  Marie  semper  virginis 
cum  magna  dilingencia  ad  communem  usum  multorum 
sacerdotum  presertim  curatorum  collectus.  Et  ideirco 
per...  M»  CCCC°  LXX°,  etc.,  in-4°,  12  feuillets,  dont 
11  seulement  chiffrés,  car.  goth.,  sans  nom  de  lieu,  ni 
d'imprimeur.  Sermo...  avec  la  lettre  de  l'archevêque  de 
Mayence,  Adolphe,  accordant  des  indulgences,  Co- 
logne, A.  Therhoernen,  s.  d.,  in-4°,  24  feuillets,  car. 
goth.  (cf.  Hain,  Repertorium,  n.  91),  réimprimé  dans 
cette  ville,  en  1474,  in-4°,  «  per  me  Goiswinum  Gops 
de  Euskyrchen  »  ;  deux  autres  éditions  n'ont  aucune 
marque  (cf.  Panzer,  t.  iv,  p.  271-272  et  p.  283).  — 
3.  Sermo  capitularis  de  sancto  Benediclo  abbate,  imprimé 
vers  1480,  in-4°  (à  Cologne?).  Cette  édition  indiquée 
par  Migne,  Dictionn.  de  bibliogr.,  t.  iv,  col.  179, 
semble  être  la  même  que  celle  vue  par  Trithème  dans 
la  cellule  de  l'auteur.  —  4.  Sermo  de  S.  Benedicto,  im- 
primé, Cologne,  in-4°,  1470  :  dom  Môrckens  a  noté 
cette  édition  comme  étant  distincte  de  la  précédente 
(cf.  Hartzheim).  —  5.  Un  grand  nombre  de  sermons 
restés  inédits. 

Gu  Histoire.  —  Roelewinck  est  très  connu  comme  his- 
torien. Son  ouvrage  intitulé  :  Fasciculus  temporum,  a 
eu  pendant  un  demi-siècle  et  plus  une  vogue  extraor- 
dinaire. C'était  le  manuel  d'histoire  depuis  la  création 
du  inonde  le  plus  répandu  et  le  plus  accrédité.  Les  édi- 
tions latines  se  multiplièrent  prodigieusement  et  les 
traductions  française,  flamande  et  allemande  eurent 
aussi  leur  succès.  Aujourd'hui,  il  est  difficile  de  faire 
le  recensement  exact  de  toutes  les  éditions.  Plusieurs 
bibliographes,  parmi  lesquels  il  faut  mettre  le  fameux 
Maittaine,  ont  catalogué  des  éditions  qui  n'ont  jamais 
paru.  On  a  écrit  plusieurs  autres  inexactitudes  au  sujet 
de  l'auteur  et  du  continuateur  de  sa  chronique.  La  vé- 
rité est  que  Roelewinck  a  poussé  sa  chronique  jus- 
qu'à 1484;  Jean  Linturius  a  commencé  ses  additions 
en  1475  et  s'est  arrêté  en  1514,  il  s'occupe  des  événe- 
ments arrivés  dans  sa  province,  et  surtout  dans  sa  pa- 
roisse (Hofï,  dans  la  basse  Autriche).  Le  P.  Hartzheim 
dit  que  les  éditions  de  Cologne  de  1474  et  1479  rap- 
portent le  récit  de  la  résurrection  du  docteur  damné  de 
Paris,  qui  fut  l'occasion  de  la  retraite  de  saint  Bruno, 
fondateur  des  chartreux.  On  l'a  supprimé  dans  quel- 
ques réimpressions. 

L'édition  princeps  du  Fasciculus  temporum  parut  à 
Cologne,  en  1472,  par  Arnold  Therhoernen.  Il  en  existe 
encore  deux  exemplaires  connus,  dont  un  à  la  biblio- 
thèque Bodléienne,  d'Oxford  (cf.  Migne,  Dictionnaire 
de  bibliographie,  t.  i,  col.  568).  La  deuxième  édition 
Impressa...  per  me  arnoldum  therhuernen,  sub  annis  dni 


M.cccc.lxxiiij,  etc.,  à  Cologne,  est  in-fol.,  avec  carac- 
tères gothiques  et  gravures  xylographiques;  elle  a 
73  feuillets  (Hain.  n.  6918).  On  trouvera  les  renseigne- 
ments sur  les  autres  éditions  dans  Hain,  Panzer,  etc. 

Le  Fasciculus  temporum  est  reproduit  dans  la  collec- 
tion publiée  par  Jean  Pistorius  sous  le  titre  :  Rerum 
Germanicarum  scriptores  aliquot  insignes  Medii  Mvi  ad 
Carolum  V,  Francfort,  1583  (ou  1584),  et  1613;  Ratis- 
bonne,  1726  et  1731,  3  vol.  in-fol.  —  Trad.  flamande, 
Utrecht,  1480,  in-fol.,  330  feuillets,  caractères  gothi- 
ques (Hain,  n.  6946).  —  Trad.  allemande,  Bâle,  1481, 
in-fol.  ;  (Strasbourg),  1492,  in-fol.  (Hain,  n.  6939-40); 
Augsbourg,  1524,  in-fol.  —  Trad.  française,  Petit  Far- 
delet  des  temps,  Lyon,  1478:  cette  édition  marquée  par 
François  de  La  Croix  du  Maine  est  bien  douteuse,  dit 
M.  Brunet.  Le  traducteur  est  le  P.  Pierre  Farget,  au- 
gustin;  Lyon,  1483,  1490,  in-folio  et  plusieurs  autres  à 
la  suite.  (Cf.  De  La  Plane,  Notices  bibliographiques  sur 
deux  ouvrages  imprimés  dans  le  XVe  siècle  et  intitulés  l'un 
Breviarium  in  Codicem  par  J.  Lefèvre,  et  l'autre  Fasci- 
culus temporum  par  Werner  Rolewinck,  Paris,  Labbé, 
1845,  in-8°.) 

Un  autre  ouvrage  d'histoire  a  aussi  rendu  célèbre 
dom  Werner  Roelewinck,  Liber  de  laude  antique? 
Saxoniœ,  nunc  Westphalise  dictée,  imprimé  (à  Cologne) 
sans  marque,  in-4°(cf.  Hain,  n.  13961).  Le  P.  Hartz- 
heim donne  la  date  de  1488.  —  Le  livre  Ortwini  Gra- 
tii  opus  de  laudibus  Westphaliœ  seu  antiqu.se  Saxoniie, 
est  le  même  ouvrage,  imprimé  en  1500,  in-4°,  sans  au- 
cune autre  indication,  avec  une  épigramme  de  Ortwin 
Gratius,  in  tandem  Westphalorum...  (cf.  Maittaire, 
p.  741  ;  Panzer,  t.  iv,  p.  73,  n.  678),  Cologne,  Quentell, 
1513  et  1511,  in-4",  38  feuillets;  Cologne,  1602,  in-12, 
et  1639,  in-8°.  Ces  deux  éditions  ne  sont  pas  complètes 
et  renferment  des  appréciations  opposées  aux  senti- 
ments  religieux  de  l'auteur  (Hartzheim).  Leibnitz  a 
inséré  cet  ouvrage,  d'après  l'édition  de  1513,  dans  son 
recueil  intitulé  :  Scriptorum  Brunsicicensia  illustran- 
tium,  t.  m,  1710.  —  De  Westphalorum  situ,  moribus, 
virtulibus  et  laudibus,  auctore  \V.  R.,  Wetzl,  1736,  in-8°. 
—  Enfin  un  dernier  ouvrage  historique  de  Roelewinck 
intitulé  :  De  origine  Frisonum  n'a  jamais  été  publié. 

7°  Œuvres  diverses.  —  1.  Liber  de  origine  nobililalis 
divisé  en  quarante-trois  chapitres.  Il  a  été  imprimé 
in-4°  sans  désignation  de  ville,  de  date  et  de  nom  d'im- 
primeur (cf.  Hain,  n.  12  079  et  Panzer,  t.  ix,  p.  228, 
n.  117).  —  2.  Traclalus  de  optimo  génère  gubernandi 
rem  publicam.  Ad  Enertvinum  comitem  de  Benlhem, 
ms.  —  3.  Tractalus  de  excellentiis  Alberti  cognomenlo 

Magni,  ms.  in-8°. 1.  Ad  quemdam  O.  S.  B.  abbalem, 

qui  coactus  fuit  suscipere  episcopatum  lib.  I,  ms.  — 
5.  Sermo  de  fraternitate  vulgari  simul  convivantium,  ms. 
in-8°.  —  6.  Epistola  de  vera  salutarique  amicitia,  ms. 
in-8». 

CI.  Trithème  dans  ses  deux  ouvrages  :  Itluslr.  viror.  Ger- 
manUe  et  De  scriplor.  ecclesiast.;  Arnold  Bostius,  De  pnvci- 
puis  aliquot  cartus.  familiœ  Patribus,  c.  xx.xvn;  Sixte  de 
Sienne;  Possevin;  Gérard  Vossius;  Petrejus,  Bibliotheca 
cartusiana;  Morozzo,  Theatrum  chronol.  S.  O.  C,  Turin, 
1681;  Hartzheim,  Bibliotheca  Coloniensis;  Le  Vasseur, 
Ephemerides  ord.  cartus.,  t.  in,  p.  141-142  ;  Michaud,  Biogra- 
phie  uniuersellc;  Hoefer,  Biographie  générale;  documents- 
particuliers. 

S.   Autore. 

ROEST  Pierre,  jésuite,  polémiste.  Né  à  Niinèguc 
en  1562,  entré  dans  la  Compagnie  en  1586,  il  enseigna 
pendant  quarante-quatre  ans  la  philosophie,  la  théo- 
logie et  l'Écriture  sainte  à  Wurtzbourg,  Mayence, 
Molsheim,  Trêves  et  Cologne,  où  il  mourut  le  17  avril 
1642.  Outre  des  thèses  de  théologie  défendues  à  Wurtz- 
bourg et  à  Trêves,  nous  avons  de  lui  plusieurs  ouvrages 
de  polémique  antiprotestante  :  De  sacramm  imaginum 
et  reliquiarum  cultu  contra  Conrardi  Vorstii  Calviniani 


76 1 


ROEST     imkrrk 


H  0  1 1 1115  A  C  1 1  E  H    (  K  E  N  É  -F  R  A  N  ÇOIS) 


27G8 


lànovitates,  Wurtzbourg,  1608;  Pseudo  jubilœum  anno 
1/117  calendis  novembris  insolenti  feslivitate  a  Luthera- 
nis...  célébration,  Molsheim,  1618,  à  propos  «lu  cente- 
naire des  thèses  de  Wittemberg;  Duorum  Lulheranorum, 
Thomse  Wegelini...  et  M.  Joannis  Schachingeri...  hallu- 
cination.es...  de  resurrectione  mortuorum,  Trêves,  1619; 
Apologia  pro  Deiparse  Virginis  caméra  cl  historia, 
Trêves,  1625,  c'est  une  défense  de  la  Sanla-C.asa  de 
Lorette  contre  l'ouvrage  du  protestanl  Matthias  Ber- 
negger,  professeur  à  Strasbourg,  Hypobolimsea  diva 
Maritv  Deiparse  ramera  seu  Idolum  Laurelanum, 
Strasbourg.  1619,  dans  lequel  et  ait  attaqué  également 
le  Pseudo-jubilteum.  Son  tempérament  combattit  et 
intransigeant  entraîna  le  P.  Hoest  a  attaquer  très  vive- 
ment son  collègue  à  l'université  de  Cologne,  le  P.  Fré- 
déric Spe.  Lorsque  celui-ci  laissa  publier  par  un  ami  sa 
fameuse  Caalio  criminalis  (1631)  contre  les  procès  de 
sorcellerie,  le  I'.  Roest  voulut  faire  mettre  l'ouvrage  à 
l'Index.  Il  fallut  l'intervention  du  I'.  général  pour  l'y 
faire  renoncer. 

J.-F.  Foppens,  Bibliotheca  Belgiea,  t.  n,  p.  1005;  Sommer- 
vogel,  Bibl.  de  lu  Compagnie  de  Jésus,  t.  vu,  col.  9-11; 
B.  Duhr,  Geschichte  der  Jesuiten..,,  t.  n  a,  p.  584;  t.  n  b, 
p.  761. 

J.-P.  Grausem. 

ROGATISTES,    secte    donatiste.    Voir    Dona- 

TISME,    t.    IV,    COl.    1710. 

ROGER  Louis,  originaire  du  diocèse  de  Bourges, 
docteur  en  théologie,  fut  doyen  et  archidiacre  de  la 
cathédrale  de  Bourges,  au  xvme  siècle.  H  a  publié  un 
écrit  intitulé  Dissertationes  dv.se  critico-theologicse,  l'i- 
ris, 1713,  in-8°.  La  première  de  ces  dissertations  est 
dirigée  contre  les  sociniens  et  les  nouveaux  critiques, 
sur  le  verset  des  trois  témoins  célestes,  I  Joa.,  v,  7.  «  Il 
y  en  a  trois  ([ni  rendent  témoignage  dans  le  ciel.  »  C  -s 
paroles  montrent  nettement  la  distinction  des  trois 
personnes  en  Dieu.  La  seconde  est  dirigée  contre  les 
Juifs  sur  la  prophétie  d'Isaîe  vu,  11  :  «  Voilà  qu'une 
Vierge  concevra  et  enfantera  »;  ces  paroles  prouvent  la 
virginité  de  Marie  par  la  signification  du  mol  hébreu 
aima  {Mémoires  de  Trévoux,  févr.  1711,  p.  193-216), 
D'après  les  Mémoires  de  Trévoux,  août  1717,  p.  1359- 
1379,  Roger  avait  dressé  le  projet  d'un  ouvrage  sur 
l'eucharistie,  afin  de  compléter  l'ouvrage  alors  célèbre 
de  /.//  perpétuité  île  la  foi.  L'auteur  souligne  la  grande 
valeur  de  l'argument  de  prescription  contre  ies  pro- 
testants. 

I  tinter,  Nomenclator ,  3e  éd.,  t.  iv,  col.  810. 

.1.  Carreyre. 

ROHRBACHER  René-François,  historien 
ecclésiastique  (1789-1856). 

I.  VIE.  Né  le  27  septembre  1789  :ï  Langatle.  près 
de  Sarrebourg,  alors  du  diocèse  (le  Nancy,  René-Fran- 
çois fut.  par  suite  du  malheur  des  temps,  livré  à  lui- 
même  pour  sa  formation  intellectuelle.  Son  père,  mo- 
deste maître  d'école,  et  son  curé,  M.  de  l-'rimont.  lui 
enseignèrent  les  premiers  éléments  de  l'allemand,  du 
français  et  du  latin;  il  lit  ensuite  en  un  an  et  demi  ses 
humanités  aux  collèges  de  Sarrebourg  et  de  l'hais- 
bourg,  et  resta  trois  ans  et  demi  comme  surveillant 
dans  ce  dernier  établissement.  Déjà  sa  vocation  d'his- 
torien s'éveillait  :  il  consacrait  ses  loisirs  et  ses  vacances 
à  lire  les  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  ecclésiastique 

de  Tillemont,  ainsi  <pie  les  ouvrages  de  Chateaubriand, 

de  .1.  de  Maisl  re  el   de  I  îonnld. 

Son  éducation  cléricale  fut   très  écourtée  :  entré  au 

grand  séminaire  de  Nancj  en  1810,  il  recul  aussitôt  des 
mains  de   Mgr   d'Osmond   la   tonsure,  et.  en    1X12,   la 
prèl  lise.  (  )n  le  nomma  Immédiatement  vicaire,  non  pas 
a  Wibersviller,  comme  l'affirment  la  plupart  de  ses  bio 
graphes,  mais  à  Insming,  OÙ  il  exerça  aussi  le  profe 


rat.  Cf.  E.  Martin,  Histoire  des  diocèses  de  Toul,  de 
Nancy  et  de  Saint-Dié,  t.  m,  p.  287,  n.  1.  Six  mois  après, 
il  était  vicaire  à  Lunéville.  En  1821,  il  entra  chez  les 
missionnaires  diocésains,  dont  il  devint  le  supérieur  de 
1823  à  1826.  Son  ministère  ne  le  détournait  pas  de  ses 
études  historiques  :  il  lut,  entre  autres,  la  Geschichte 
der  Religion  Jesu-Christi,  du  comte  Fr.-L.  de  Stolberg, 
et  la  Restauration  der  Staatswissenschaft,  de  L.  de 
Haller,  protestant  que  cette  étude  allait  conduire  au 
catholicisme. 

C'est  alors  qu'il  fut  attiré  et  séduit  par  les  premières 
publications  de  l'abbé  F.  de  Lamennais.  En  1825,  il 
entre  avec  lui  en  relations  épistolaires  et,  le  jour  même 
où  Lamennais  était  condamné  en  correctionnelle, 
26  avril  1826,  Rohrbacher  arrivait  à  Paris  pour  se 
mettre  à  son  service.  Il  entra  alors  pleinement  dans 
l'esprit  et  dans  les  desseins  du  maître,  mais  en  sachant 
garder  sa  personnalité  et  conserver  assez  de  liberté 
intellectuelle  pour  saisir  ce  qu'il  y  avait  d'inexact  et  de 
faux  dans  certaines  de  ses  doctrines,  pour  les  modifier 
et  les  corriger.  Il  le  suivit  à  La  Chesnaie,  puis  fut  en- 
voyé à  Malestroit,  en  1828,  pour  diriger  les  études  phi- 
losophiques et  théologiques  des  jeunes  clercs  du  novi- 
ciat de  la  congrégation  que  les  deux  frères  Jean  et  Féli- 
cité de  Lamennais  voulaient  fonder.  Il  adhéra  sans  res- 
triction et  publiquement  à  l'encyclique  Mirari  vos  du 
ir>  août  1832;  après  la  publication  des  Paroles  d'un 
croyant,  il  écrivit  à  l'auteur  et  critiqua  son  livre;  une 
nouvelle  lettre  du  10  avril  1835,  pour  essayer  de  le  ra- 
mener dans  la  voie  droite,  demeura  sans  résultat. 
Cf.  Histoire  universelle  de  l'Église  catholique,  éd.  Fèvre, 
t.  i,  1899,  p.  28-29.  Le  0  septembre  1835,  il  quittait  la 
Bretagne  pour  rentrer  en  Lorraine. 

Mgr  de  I-'orbin-Janson  lui  confia  dans  son  grand 
séminaire,  en  1835,  la  chaire  d'Ecriture  sainte  (il  com- 
posa avec  ses  élèves  une  grammaire  hébraïque);  en 
1811,  il  y  ajouta  la  chaire  d'histoire  ecclésiastique, 
pour  ne  garder,  à  partir  de  1847,  que  ce  dernier  ensei- 
gnement. Tout  en  prenant  part  aux  controverses  de 
l'époque  sur  le  libéralisme,  sur  la  liberté  d'enseigne- 
ment et  sur  la  question  des  classiques  soûl '\'ée  par  le 
Ver  rongeur  des  sociétés  modernes  de  l'abbé  Gautne,  il 
prépara  et  acheva  la  première  édition  de  son  Histoire 
universelle.  11  en  lut  la  préface  à  l'Académie  Stanislas, 
où  il  avait  été  reçu  en  1838  par  Guerrier  de  Dumast. 

Les  troubles  de  1818  eurent  leur  répercussion  sur 
l'avenir  de  Rohrbacher  :  le  séminaire  fut  accusé  d'ul- 
tramontanisme  et  de  ménaisianisme.  Le  professeur 
incriminé  dut  s'éloigner  :  il  partit  à  Paris,  soi-disant 
pour  préparer  la  deuxième  édition  de  son  Histoire.  On 
n'attendit  pas  son  retour  :  au  lieu  de  lui  donner  un 
suppléant,  l'administration  diocésaine  aurait  nommé 
un  titulaire  à  la  chaire  d'histoire  ecclésiastique. 
Cf.  Ilist.  univ.,  éd.  Fèvre,  t.  i,  1899,  p.  86,  n.  1.  11  se 
retira  au  séminaire  du  Saint-Esprit,  où  il  mourut  le 
17  janvier  1856. 

II.  Œuvres.  -  1"  Autour  du  ménaisianisme.  — 
Ces  premiers  ouvrages  de  Hohrbacher,  à  partie  Caté- 
chisme du  sens  commun,  furent  composés  en  Bretagne; 
ils  doivent  leur  origine  à  ses  relations  avec  Lamennais 
et  ont  très  souvent  pour  objet  de  corriger  une  erreur 
du  maître  ou  de  préciser  un  point  de  doctrine 

Son  premier  ouvrage  est  le  Catéchisme  du  sens  com- 
mun, Paris.  182"),  in-12.  Il  avait  lu,  étant  vicaire, 
l' lassai  sur  l'indifférence  en  matière  de  religion.  Il  avait 
même  écrit  au  Défenseur,  t.  III,  p.  219,  pour  le  jus'.i- 
lier.  En  1822,  il  commença  à  préparer  le  Catéchisme  du 
sens  commun,  pour  se  prouver  que  «  la  règle  de  la  foi 
atholique,  de  tenir  pour  certain  ce  qui  a  été  cru  en 
tout  temps  et  par  tous,  esi  vraiment  catholique  et  uni- 
verselle et  s'applique  non  seulement  à  la  religion,  mais 
aussi  a  toutes  les  connaissances  humaines  ».  Ilist.  univ., 
éd.  Fèvre,  t.  i,  p.  35.  Il  l'édita  à  Paris,  en  1825;  en  1812. 


2769 


R  0  H  RB  AC  II  E  R    (  R  E  N  E-F  R  A  N  CO 1 S  ; 


2770 


paraissait  une  3e  édition  entièrement  refond.ie,  et,  en 
1855,  une  4e  sous  le  titre  :  Catéchisme  du  sens  commun  et 
di'  lu  philosophie  catholique.  L'auteur  s'écarte  de  la  doc- 
trine de  Lamennais,  pour  qui  «  le  consentement  com- 
mun, sensus  communis,  est  pour  nous  le  sceau  de  la 
vérité  et  il  n'en  est  pas  d'autre  ».  Essai,  t.  il,  c.  xm. 
Dans  son  Catéchisme,  divisé  en  trois  parties,  il  étudie 
le  sens  commun  comme  fondement  et  règle  de  la  cer- 
titude, il  expose  les  vérités  principales  que  la  foi  et  le 
sens  commun  nous  obligent  de  croire,  et  il  critique  ceux 
qui  ne  suivent  pas  la  règle  du  sens  commun  et  de  la  foi 
catholique.  Selon  lui,  le  sensas  communis  est  l'ensemble 
des  principes  premiers  de  la  raison  naturelle  et  de  leurs 
principales  conséquences.  Pour  en  connaître  les  élé- 
ments il  faut  s'adresser  à  la  tête  du  genre  humain,  à 
l'Église.  Il  n'exclut  pas,  mais  suppose  les  sens,  le  sens 
intime  et  la  raison  dans  l'individu;  comme  règle,  il 
n'admet  l'autorité  du  genre  humain  en  dehors  de 
l'Église  qu'autant  que  ses  témoignages  sont  conformes 
à  la  tradition  chrétienne.  Il  revint  sur  ce  sujet  dans  une 
Lettre  à  M.  F.  de  Lamennais,  du  23  mars  1835  (Hist. 
univ.,  éd.  Fèvre,  t.  i,  p.  127-129),  à  propos  de  la  publi- 
cation des  Paroles  d'un  croyant,  se  séparant  de  plus  en 
plus  des  idées  de  cet  auteur  :  «  Dieu  m'a  donné 
comme  trois  lumières  :  l'autorité  de  son  Église, 
l'expérience  de  mes  compagnons  et  enfin  ma  propre 
raison. 

Arrivé  à  Paris,  pour  rejoindre  Lamennais,  il  s'essaya 
d'abord  dans  la  polémique.  En  1826,  il  publiait  à  Paris 
la  Lettre  d'un  anglican  à  un  gallican,  et  la  Lettre  d'un 
membre  du  jeune  cierge  à  l'évéque  de  Chartres.  Ces  deux 
publications  étaient  provoquées  par  la  controverse 
gallicane.  Dans  la  première,  il  combat  la  Déclaration 
de  1682  et  montre  que  l'aboutissement  des  principes 
gallicans  est  l'Église  établie  à  la  façon  d'Henri  VIII  ou 
des  trente-neuf  articles  d'Elisabeth.  La  seconde  traite 
des  mêmes  matières  à  un  point  de  vue  différent.  Peut- 
être  contribua-t-elle  à  l'évolution  de  Clausel  de  Montais 
qui  abandonna  le  gallicanisme  après  1830. 

L'année  suivante,  1827,  pour  détruire  l'illusion  de 
Lamennais  sur  l'Église  primitive  et  pour  montrer  que 
le  christianisme  n'avait  pas  dégénéré,  que  l'Église 
catholique  était  toujours  féconde,  il  donna  à  Paris,  en 
2  vol.,  le  Tableau  des  princijxdes  conversions  qui  ont  eu 
lieu  parmi  les  protestants  depuis  le  commencement  du 
XIXe  siècle;  après  la  seconde  édition,  1811,  paraissait 
une  traduction  allemande,  à  SchalTouse,  1811.  Il  pu- 
blia, en  même  temps  que  le  Tableau,  des  Motifs  qui  ont 
ramené  à  l'Église  catholique  un  grand  nombre  de  pro- 
testants, suivi  du  Catéchisme  de  controverse  du  P.  Scheff- 
macher.  Une  3e  édition  paraissait  en  1850.  Il  décrit  la 
lutte  difficile  que  les  convertis  ont  eu  à  soutenir  contre 
les  préjugés,  la  volonté  généreuse  d'être  toujours  fidèles 
à  la  vérité  et  à  la  vertu,  la  justification  qu'ils  donnent 
de  leur  nouvelle  foi. 

Son  intimité  avec  Lamennais  le  fait  s'intéresser  à  la 
fondation  de  l'Avenir,  auquel  il  donne  plusieurs  ar- 
ticles, deux,  entre  autres,  sur  le  célibat.  Après  la  sus- 
pension du  journal,  il  écrivit,  en  1832,  une  Justifica- 
tion de  la  doctrine  de  Lamennais  contre  la  censure  impri- 
mer à  Toulouse.  Treize  évêques  avaient  signalé  à  Gré- 
goire XYI  cinquante-six  propositions  extraites  des  ou- 
vrages de  l'auteur  de  l'Essai  et  de  ses  amis.  Rohrba- 
cher  s'était  senti  touché  et  voulut  se  justifier.  Mais  il 
ne  livra  pas  cette  lettre  à  la  publication;  il  en  confia  à 
sa  mort  le  manuscrit  au  P.  Gauthier,  du  séminaire  du 
Saint-Esprit,  demandant  qu'on  la  conservât,  car  il  en 
avait  envoyé  une  copie  à  Lamennais.  La  préface  seule 
a  été  publiée  dans  l'Histoire  universelle,  éd.  Fèvre,  t.  i, 
p.  23-24;  il  y  reconnaît  la  possibilité  d'erreurs  en  des 
choses  accessoires  et  affirme  sa  pleine  soumission  au 
Saint-Siège. 

La  Religion  méditée,  parue  à  Paris,  en  1 836,  en  2  vol. 


et  rééditée  en  1852,  se  propose  de  rectifier  une  idée 
chère  à  Lamennais,  que  l'Église  de  nos  jours  était, dans 
une  complète  décadence.  Hn  étudiant  les  Pères  pour 
son  Histoire  universelle,  Rohrbacher  s'était  rendu 
compte  qu'il  y  avait  là  un  préjugé.  Il  résolut  alors  de 
faire,  écrit-il,  «  une  suite  de  méditations  sur  toute  l'his- 
toire de  la  religion  et  de  l'Église,  depuis  la  création  du 
monde  jusqu'au  jugement  dernier,  afin  de  montrer  par 
les  faits  que,  dans  ces  derniers  temps  comme  dans  les 
autres,  l'Église  catholique  a  toujours  été  digne  de  Dieu 
et  que,  de  nos  jours  même,  elle  n'a  cessé  d'enfanter  de 
saints  personnages  et  des  œuvres  saintes.  »  Hist.  univ., 
éd.  Fèvre,  t.  i,  p.  43.  On  voit  déjà  dans  cet  ouvrage 
l'idée  maîtresse  de  son  Histoire,  qui  fait  commencer 
l'Église  à  la  création. 

Ce  fut  également  pour  corriger  une  idée  fausse  de 
Lamennais  que  Rohrbacher  publia  les  Réflexions  sur  la 
grâce  et  la  nature,  Besançon,  1838.  Il  avait  eu  entre  les 
mains,  en  1832,  les  cahiers  de  philosophie  de  Lamen- 
nais, qui  préparait  alors  un  Essai  de  philosophie  catho- 
lique, qui  deviendra  l'Esquisse  d'une  philosophie.  Dans 
ces  cahiers,  Lamennais  ne  voyait  dans  la  grâce  qu'une 
restauration  de  la  nature  et  semblait  confondre  l'une 
avec  l'autre;  et  ces  erreurs  se  répandaient  parmi  les 
élèves  de  Malestroit.  Rohrbacher  prépara  sis  Ré  flex  ions 
en  étudiant  saint  Thomas,  saint  Bon  aventure,  Louis 
de  Blois  et  les  décrets  du  Saint-Siège.  H  soumit  son 
travail  à  Lamennais  qui  l'approuva  pleinement  et  pro- 
mit de  modifier  dans  ce  sens  son  Essai.  11  rétablit  la 
distinction  entre  naturel  et  surnaturel,  prouve  l'exis- 
tence des  deux  ordres  de  nature  et  de  grâce,  montre 
l'influence  nécessaire  de  la  grâce  sur  la  nature.  Mais  on 
reconnaît  qu'il  n'est  sur  ce  terrain  qu'un  écrivain 
d'  «  avant-poste  ». 

Kn  préparant  son  Histoire  universelle,  il  fut  frappé 
de  l'injustice  des  historiens  vis-à-vis  des  papes,  notam- 
ment de  ceux  de  la  grande  période  du  Moyen  Age,  de 
Grégoire  VU  à  Boniface  VIII  :  la  conduite  de  ces  papes 
et  de  l'Église  était  attaquée  dans  maints  ouvrages.  Il 
s'attacha  à  cette  question  dès  1829,  et  publia  en  2  vol., 
Besançon,  1838,  les  Rapports  naturels  entre  les  deux 
puissances  d'après  la  tradition  universelle,  suivis  du 
Discours  de  réception  de  l'auteur  à  l' Académie  Stanislas 
de  Nancy.  Il  y  étudie  les  lois  multiples  de  l'ordre  social  : 
la  condition  du  pouvoir  dans  l'humanité,  sa  constitu- 
tion dans  l'Église,  les  limites  inorales  que  doit  respec 
ter  la  puissance  temporelle,  la  conciliation  entre  la 
liberté  et  l'ordre,  le  droit  divin  de  l'Église  dont  l'entier 
exercice  doit  lui  être  reconnu. 

2°  L'Histoire  de  l'Église.  —  Ces  publications  ser- 
virent à  Rohrbacher  de  préparation  à  sa  monumentale 
Histoire  universelle  de  l'Église  catholique.  Il  y  travailla 
depuis  1826;  elle  parut  de  1812  à  1849,  en  28  volumes 
in-8°,  chez  Gaume,  à  Paris.  Il  donna  lui-même  une 
seconde  édition  de  1849  à  1853.  Une  Table  dressée  pri- 
mitivement par  L.  Gauthier  et  remaniée  ensuite  et  un 
Atlas  dessiné  par  A. -H.  Dufour  portèrent  l'édition  à 
30  volumes.  L'œuvre  de  Rohrbacher  s'arrête  à  1845. 
Elle  a  été  continuée  par  J.  Chantrel,  de  1815  à  1868, 
sous  le  titre  Annales  ecclésiastiques,  t.  xvi  et  xvn  de 
l'édition  in-4°,  puis  par  dom  Chamard,  de  1868  à  1889, 
t.  xvni  et  xix,  sous  forme  d' Éphémértdes,  avec  tables 
permettant  de  grouper  facilement  les  faits.  Une  nou- 
velle édition  a  été  réimprimée  avec  ces  additions,  en 
1903,  par  Guillaume,  à  Paris.  D'autres  furent  entre- 
prises par  Mgr  J.  Fèvre,  l'une  allant  jusqu'à  la  vingt- 
cinquième  année  du  pontificat  de  Pie  IX,  la  seconde 
«  revue,  annotée,  augmentée  d'une  vie  de  Rohrbacher, 
de  considérations  générales,  de  dissertations,  et  conti- 
nuée jusqu'en  1900  »,  16  vol.  in-4»,  Paris.  1899-1901. 
C'est  la  meilleure  édition.  L' Histoire  universelle  lut  tra- 
duite en  allemand  (en  partie)  et  publiée  à  Munster,  à 
partir  de  1860,  par  Hulskampf  et  divers  auteurs;  en 


2771 


ROHRBACHER    (RENÉ-FRANÇOIS] 


27  72 


anglais,  par  l'abbé  Brown-Barris,  anglican  converti,  à 
Londres;  en  italien,  par  G.  Tcglio. 

Deux  grandes  idées  on',  dirigé  l'auteur  dans  la  com- 
position de  son  Histoire  :  elles  sont  indiquées  dans  l'épi- 
graphe placée  en  tète,  de  l'ouvrage  et  sont  empruntées, 
l'une  à  saint  Épiphane,  Adv.  Ivrr..  I.  I,  t.  i,  n.  5,  P.  G., 
t.  xi.i,  col.  181  :  'Ap/7]  TcàvTfov  èrmv  yj  xaOoXixv)  xal 
àylot  'ExxXvjaîa.  «  Le  commencement  de  toutes  choses 
est  l'Église  catholique  »,  et  l'autre  à  saint  Ambroise, 
lnps.xL,n.  30,  P.  L.,t.  xiv,  col.  1082:  Ubi  Pelrus,  ibi 
Ecclesia. 

Hohrbacher  avait  d'abord  pensé  commencer  son 
récit  en  partant  de  Jésus-Christ,  avec  l'intention  de 
montrer  dans  une  introduction  que  cette  histoire  re- 
montait à  l'origine  du  monde.  Cependant  l'abus  que 
Lamennais  faisait  du  terme  vague  d'Église  primitive 
lui  fit  modifier  son  plan,  et  ce  qui  devait  être  seulement 
indiqué  dans  une  introduction  devint  l'objet  capital. 
«  Comme  l'Église  catholique  elle-même,  je  crus  devoir 
embrasser  tous  les  siècles  dans  son  histoire,  à  partir  de 
la  création  du  monde.  »  C'est  le  trait  distinctif  de  cette 
Histoire  :  «  Le  monde  et  l'homme  créés  dans  le  Verbe; 
l'homme  placé  dans  l'état  surnaturel,  déclru,  mais 
racheté  et  rendu  à  sa  destination  béatifique;  Adam  et 
les  patriarches,  Moïse,  les  prophètes,  Jésus-Christ  et 
les  apôtres,  les  papes,  les  saints  et  les  docteurs;  le 
Christ  promis,  figuré,  préparé,  incarné,  crucifié,  conti- 
nué dans  une  société  qui  existait  d'ailleurs  dès  l'ori- 
gine du  monde  et  qui  ne  finira  qu'au  dernier  jugement; 
toutes  les  nations  ayant  leur  rôle  terrestre  subordonné 
à  la  mission  catholique  de  cette  Église;  toutes  les  doc- 
trines, toutes  les  vertus,  toutes  les  grandeurs  trouvant 
dans  cette  société  leur  principe,  leur  modèle,  leur  pré- 
paration ou  leur  sanction;  l'humanité  enfin  sous  tous 
ses  aspects  surnaturels,  allant  d'une  éternité  à  l'autre.  » 
Hist.  univ.,  éd.  Fèvre,  t.  i,  p.  61. 

La  seconde  idée  directrice  de  l'Histoire  universelle 
est  apologétique  :  l'exaltation  de  l'Église  et  des  papes. 
L.  Veuillot  l'a  exprimée  dans  cette  phrase  typique  : 
«  11  nous  a  restitué  le  pape  dans  l'histoire  »,  et  ce  point 
de  vue  a  été  accentué  dans  son  édition  par  Mgr  Fèvre 
qui  a  trouvé  l'auteur  trop  timide  encore  malgré  sa  har- 
diesse dans  ses  efforts  pour  «  nous  rendre  le  pape  ». 
Hist.  univ.,  éd.  Fèvre,  t.  i,  Avant-propos,  p.  vi.  Cet 
ultramontanisme  est  celui  de  Lacordaire,  de  Lamen- 
nais, de  Montalembert,  du  cardinal  Gousset,  de  l'Ave- 
nir. Il  est  né  d'une  réaction  contre  le  gallicanisme 
qu'une  union  trop  étroite  entre  le  trône  et  l'autel,  sous 
la  Restauration,  avait  revigoré.  L'Église  était  retom- 
bée sous  la  tutelle  dont  l'avait  affranchie  la  Révolu- 
tion. Mais  le  danger  d'une  réaction  est  souvent  de 
dépasser  les  bornes.  Rohrbacher  rejette  le  droit  divin 
du  pouvoir  royal  et  son  absolutisme,  son  caractère 
d'inamissiblité;  par  contre,  il  exalte  la  papauté,  sur- 
tout les  grands  papes  du  Moyen  Age  méconnus  par 
l'histoire  officielle.  «  Comment  voulez-vous,  disaient 
Rohrbacher  et  ses  illustres  amis,  que  nous  croyions  à 
l'immutabilité  du  pouvoir  dans  un  pays  qui  fait  une 
révolution  chaque  quinze  ans,  et  (pie  nous  nous  enchaî- 
nions à  cette  doctrine  quand  personne  n'y  croit  plus, 
pas  même  les  rois  qui,  presque  tous,  ont.  accepté  des 
charlcs  restrictives?  Mais  nous  serions  dans  le  monde 
les  seuls  tenants  de  l'absolut  is  nie,  avec  quelques  Russes 
arriérés  de  Moscou,  les  ulémas  de  Conslaulinoplc.  H 
cinq  ou  six  vieux  abonnés  de  la  Quotidienne!  Laissez 
donc  l'Église  se  mouvoir  au  grand  soleil  de  la  liberté, 
sous  l'autorité  affranchie  du  seul  chef  qui  ail  mission 
de  Dieu  pour  la  gouverner.  »  Card.  Mathieu,  Discours 
de  réception  à  l'Académie  Stanislas,  Nancy,  188:,,  p,  26. 
Aussi  Rohrbacher  s'en  prend-il  avec  une  incroyable 
dureté  non  seulement  aux  idées,  mais  à  leurs  représen 
tanis.  Bossuel  ne  trouve  pas  grâce  devanl  lui.  Fleury 
esi  sa  bêle  noire:  Il  l'attaque  i  oui  au  long  de  son  Histoire. 


Ces  deux  idées  maîtresses  ont  largement  influencé 
toute  la  composition  de  l'Histoire  universelle.  Il  ne  faut 
pas  y  voir  une  étude  critique,  comme  on  la  ferait  de 
nos  jours  :  une  telle  œuvre  serait  d'ailleurs  au-dessus 
des  forces  d'un  seul  homme.  Rohrbacher  a  peu  recouru 
aux  sources;  il  a  utilisé,  et  largement,  les  travaux  de 
ses  devanciers;  il  a  épuisé  l'historien  allemand  Stol- 
berg;  «  il  se  borne  souvent  à  coudre  bout  à  bout  des 
fragments  d'auteurs  contemporains  ».  Introduction  de 
Mgr  Fèvre,  p.  x.  Cela  explique  les  inégalités  du  style, 
qui  se  montre  trop  souvent  âpre  et  parfois  sauvage, 
incorrect,  à  côté  de  pages  éloquentes;  souvent  aussi 
l'originalité  des  expressions  était  voulue. 

On  peut  lui  reprocher  en  outre  sa  manie  de  prophé- 
tiser, sa  franchise  trop  rude,  sa  sévérité  outrée  contre 
certains  grands  personnages  (Bossuet),  ses  rapproche- 
ments bizarres  et  artificiels  entre  le  passé  et  le  présent. 
Ces  défauts  laissent  subsister  un  certain  nombre  de 
qualités  :  l'unité  du  plan  qui  développe  la  destinée  de 
la  cité  de  Dieu  sur  la  terre;  sa  thèse  de  la  primauté  de 
Pierre  s'exerçant  à  travers  les  âges;  l'exposé  du  dogme 
et  la  réfutation  des  hérésies;  l'analyse  et  la  critique  des 
auteurs,  jugés  d'après  les  principes  de  ses  précédents 
ouvrages.  Ce  sont  ces  qualités  qui  expliquent  son  suc- 
cès dans  le  monde  ecclésiastique  du  xixe  siècle  et  spé- 
cia'ement  dans  les  chaires  des  réfectoires  des  grands 
séminaires. 

Files  ne  peuvent  cependant  suppléer  au  manque 
complet  de  critique  et  faire  de  l'Histoire  universelle  un 
ouvrage  historique  auquel  on  puisse  se  reporter  en 
toute  sécurité.  Dans  sa  brochure  sur  l'Enseignement  de 
l'histoire  ecclésiastique,  Mgr  Douais  signalait  1'  «  insuf- 
fisance des  histoires  générales  de  Rohrbacher  et  de 
Darras,  qui,  parce  qu'elles  furent  écrites  dans  un  sens 
anti-gallican,  parurent  combler  toutes  les  lacunes,  mais 
dont  le  succès  a  été  considéré  à  l'étranger  comme  la 
preuve  la  plus  significative  de  la  décadence  des  études 
historiques  au  sein  du  clergé  français.  »  Cité  par  de 
Smedt,  Principes  de  la  critique  historique,  1883,  p.  286. 

Les  critiques  des  contemporains  portèrent  particuliè- 
rement sur  les  doctrines  contenues  dans  l'Histoire  uni- 
verselle, reflet  de  celles  qui  se  trouvaient  exposées  dans 
les  premiers  ouvrages  de  Rohrbacher.  Elles  se  firent 
jour  dès  la  publication  des  premiers  volumes.  Le  24 
juin  1845,  l'Ami  de  la  religion,  qui  avait  d'abord  été 
favorable  à  l'Histoire  universelle,  reproduisaitun  article 
de  sévère  critique  paru  l'année  précédente  dans  le 
Journal  historique  et  littéraire  de  Liège;  l'abbé  Justa- 
rnond  publiait  des  Observations  critiques  sur  l'Histoire 
universelle  de  l'Église  catholique  de  M.  l'abbé  Rohrba- 
cher, Orange,  1817;  l'abbé  Caillau  s'élevait  contre 
Rohrbacher  dans  la  Bibliographie  catholique;  l'abbé  de 
La  Couture  donnait  un  volume  d'Observations  sur  le 
décret  de  la  Congrégation  de  l'Index  du  27  septembre 
1851  et  sur  les  doctrines  de  quelques  écrivains;  un  Mé- 
moire, clandestin  adressé  à  l'épiscopat  français  renou- 
velait les  attaques  de  Caillau. 

On  reprochait  notamment  à  l'auteur  d'accorder  aux 
gcnlils  une  connaissance  du  vrai  Dieu  plus  grande  que 
ni  leur  en  accordent  les  Pères  et  les  théologiens,  de 
faire  remonter  l'Église  catholique  aux  origines  de  l'hu- 
manité,  de  voir  dans  cette  Église  plus  de  démocratie 
(pic  n'y  en  voit  Bellarmin,  de  supposer  à  la  souverai- 
ne! é  temporelle  une  origine  démocratique,  contraire- 
ment à  l'enseignement  traditionnel,  et  de  la  subor- 
donner à  l'Église  sur  d'autres  points  que  celui  de  la 
conscience,  de  ne  reconnaître  pour  la  certitude  ration- 
nel le  (pie  le  sens  commun  à  l'exclusion  des  autres 
moyens  de  certitude. 

Rohrbacher  répondit  à  ces  diverses  attaques  :  dans 
une  lettre  à  l'Ami  de.  ta  religion  du  1  I  juin  1815  (Hist. 
univ.,  I.  i.  p.  110-1 16),  où  il  revient  sur  les  questions  de 
la  certitude,  «le  la  nature  cl    de  la  grâce,  (Us  limites 


2773 


ROHRBACHER    (RENÉ-FRANÇOIS)    —    ROIS    (LIVRES    DES) 


2774 


du  pouvoir  ecclésiastique,  invoquant  pour  se  justifier 
les  Pères  et  les  théologiens;  dans  ses  Observations  à 
M.  l'abbé  Caillau  sur  ses  douze  articles  de  critique..., 
19  juillet  1849  (Hist.  univ.,  t.  i,  p.  141-148);  dans  ses 
Observations  sur  un  volume  de  M.  l'abbé  de  La  Coulure 
et  sur  un  Mémoire  clandestin  adressé  à  l'épiscopat..., 
1852  (Hist.  univ.,  t.  i,  p.  149-158);  dans  une  Lettre  à 
Mgr  d'Astros,  archevêque  de  Toulouse,  du  24  janvier 
1855  (Hist.  univ.,  t.  i,  p.  122-126).  Ses  amis  prirent 
également  sa  défense  :  l'abbé  Gridel,  Quelques  observa- 
tions au  rédacteur  de  l'Ami  de  la  religion,  dans  l'Espé- 
rance, courrier  de  Nancy,  19  et  21  août  1845  (Hist.  univ., 
1. 1,  p.  130-136);  Lettre  de  C.  C,  datée  de  Metz,  24  août 
1845,  dans  V Abeille,  union  catholique  d'Alsace,  30  août 
1845  (Hist.  univ.,  t.  i,  p.  136-137);  Lettre  de  J.-C.  Lar- 
dinois,  datée  de  Liège,  20  août  1815,  en  réponse  à  l'ar- 
ticle du  Journal  historique  de  Liège  (Hist.  univ.,  t.  i, 
p.  138-140). 

Il  est  inutile  d'entrer  dans  le  détail  de  toutes  ces 
controverses.  Notons  seulement  que,  en  ce  qui  con- 
cerne ses  idées  sur  la  gentilité,  Rohrbacher  s'efforce  de 
tenir  le  milieu  entre  les  théories  des  jansénistes,  pour 
qui  les  gentils  avaient  totalement  perdu  les  lumières 
de  la  révélation  et  la  grâce  du  salut,  et  celles  de  Lamen- 
nais, pour  qui  les  idées  religieuses  s'étaient  conservées, 
même  au  sein  du  paganisme,  pures  et  intactes,  l'ido- 
lâtrie n'étant  pas  une  erreur  de  l'esprit,  mais  un 
crime  de  la  volonté.  Rohrbacher  montre  que  l'on  ren- 
contre chez  les  peuples  barbares  des  vestiges  de  la  tra- 
dition primitive,  non  toutefois  exempts  d'erreurs.  Il 
emploie  cependant  des  expressions  équivoques  qui 
rendent  sa  pensée  douteuse  sur  ce  point.  Il  trouve  des 
textes  de  Pères  et  de  théologiens  pour  se  justifier. 

Au  reproche  fait  à  sa  théorie  de  la  communication 
de  la  souveraineté  temporelle  par  le  peuple,  il  répond 
en  invoquant  l'autorité  de  .Mgr  Parisis,  La  démocratie 
devant  l'enseignement  catholique.  Sur  les  relations  entre 
les  deux  pouvoirs,  il  avait  déjà  précisé  ses  idées  de 
façon  originale,  dans  une  lettre  à  Lamennais  du 
23  mars  1835.  L'Église,  disait-il,  conduit  la  grande 
caravane  vers  le  ciel.  Les  puissances  temporelles  prési- 
dent aux  gîtes  qui  se  trouvent  sur  la  route.  Leur  devoir 
est  de  disposer  toutes  les  facilités  pour  permettre  aux 
pèlerins  de  continuer  leur  route  et,  pour  cela,  de  s'en- 
tendre avec  la  première.  Si  le  préposé  d'un  gîte  devient 
par  trop  mauvais  et  qu'on  puisse  le  remplacer,  la  puis- 
sance qui  préside  à  la  caravane  peut  et  doit  le  rempla- 
cer. S'il  y  a  trop  de  difficultés,  il  ne  faut  pas  le  tenter: 
il  ne  s'agit  que  d'un  gîte.  Si  une  bande  de  la  caravane 
réussit  toute  seule  dans  cette  entreprise  hasardeuse, 
tant  mieux.  Sinon,  on  remédiera  à  la  mésaventure  le 
mieux  que  l'on  pourra.  Hist.  univ.,  t.  i,  p.  128. 

Ces  controverses  doctrinales  alarmèrent  l'autorité 
ecclésiastique.  L'évêque  de  Nancy,  Mgr  Menjaud, 
nomma  une  commission  pour  examiner  l'Histoire  uni- 
verselle. L'abbé  Gridel  rédigea  un  long  rapport  de 
50  p.  in-4°,  qui,  signé  par  la  commission  et  approuvé 
par  l'évêque,  fut  envoyé  à  l'auteur.  Celui-ci  promit  d'en 
tenir  compte;  mais,  pour  couper  court  à  toute  contro- 
verse et  à  toute  nouvelle  manœuvre,  il  soumit  son 
œuvre  à  Rome,  avec  d'autant  plus  d'empressement 
qu'elle  avait  été  déférée  au  tribunal  de  l'Index.  Le 
cardinal  Mai',  préfet  de  la  Congrégation,  n'y  «  trouva 
rien  qui  méritât  le  moindre  blâme  ».  Il  le  fit  savoir  à 
l'auteur  en  1846  et  en  1847  et  promit  son  intervention 
pour  faire  cesser  les  attaques.  Hist.  univ.,  t.  i,  p.  07. 
Rome  avait  senti  l'importance  de  l'ouvrage  pour  ache- 
ver de  ruiner  le  gallicanisme. 

Lorsque  la  deuxième  édition  de  l'Histoire  universelle 
fut  terminée,  Rohrbacher  publia  encore,  en  1853-1854, 
en  6  vol.  in-8°,  une  Vie  des  saints  pour  tous  les  jours  de 
l'année.  Elle  fut  traduite  en  italien  par  G.  Teglio,  Le 
vile  dei  santi  per  ogni  giorno  dell'  anno.  Elle  est  compo- 

DICT.    DE    THÉOI..   CATIIOL. 


sée  d'extraits  de  l'Histoire  universelle  et  se  donne  pour 
but  de  fournir  un  aliment  aux  âmes  pieuses  et  de  mon- 
trer la  fécondité  de  l'Église. 

On  trouve  encore  dans  les  œuvres  de  Rohrbacher  un 
Sermon  prononcé  le  vendredi  saint,  13  avril  1838,  dans 
l'église  de  Lunéville  et  dans  la  cathédrale  de  Nancy,  suivi 
de  la  Lettre  d'un  Israélite  de  Lunéville;  des  Remarques 
sur  la  science  et  la  bonne  foi  historique  de  M.  Sismondi 
deSismondi;  Quelques  remarques  sur  l'histoire  de  France, 
dans  Y  Université  catholique,  1841  ;  Le  monopole  univer- 
sitaire dévoilé  à  la  France  libérale  et  à  lu  France  catho- 
lique; Les  doctrines,  les  institutions  de  l'Église  et  le  sacer- 
doce enfin  justifiés  devant  l'opinion  du  puys,  par  une 
société  d'ecclésiastiques  sous  la  présidence  de  M.  l'abbé 
Rohrbacher,  Nancy,  1810,  in-8°. 

L'abbé  Rohrbacher  a  laissé  une  œuvre  considérable; 
son  Histoire  universelle  connut  un  grand  succès,  dû,  en 
partie,  au  fait  qu'il  fut  le  premier  à  mener  jusqu'au 
bout  une  œuvre  aussi  considérable,  et  surtout  à  la 
réaction  contre  ce  qui  restait  en  France  de  jansénisme 
et  de  gallicanisme.  Rohrbacher  avait  pris  nettement 
position  :  il  a  écrit,  selon  Hùlskampf,  Kirchenlexikon, 
t.  x,  p.  1241,  moins  en  historien  qu'en  apologiste.  Mais 
l'apologiste  n'est-il  pas  tenu  de  s'appuyer  sur  les  faits 
dûment  établis  par  une  étude  et  une  critique  sérieuses 
des  documents? 

h' Introduction  à  l'édition  de  l'Histoire  universelle  de 
Mgr  Fèvre,  Paris,  1899-1901,  contient  une  longue  notice 
(t.  i,  p.  1-91)  sur  la  vie  et  les  travaux  de  Rohrbacher,  et  plu- 
sieurs pièces  justificatives  (p.  110-138).  L.  Veuillot,  Notice 
biographique  sur  AI.  l'abbé  Rohrbacher,  Univers  du  23  jan- 
vier 1856;  du  même,  Notice  sur  l'abbé  René-François  Rohr- 
bacher, auteur  de  l'Histoire  universelle...,  Paris,  1856,  in-12; 
J.-A.  Boullan,  Notice  sur  l'abbé  Rohrbacher,  Paris,  1856; 
Michaud,  Nouvelle  biographie  générale,  t.  xliii,  Paris,  1862; 
Abbé  Gilly,  Élude  sur  l'Histoire  ecclésiastique  par  Rohrba- 
cher, dans  la  Revue  des  sciences  ecclésiastiques,  t.  v;Ch.  Sainte- 
Foi,  Notice  biographique  et  littéraire  sur  l'abbé  Rohrbacher, 
Paris,  1876;  Cardinal  Mathieu,  L'abbé  Rohrbacher,  discours 
de  réception  à  l'Académie  Stanislas,  Nancy,  1883;  J.-H.-J. 
Thiriet,  Un  mol  sur  l'abbé  Rohrbacher,  dans  Semaine  reli- 
gieuse de  Nancy,  1885;  L.  Finot,  L'abbé  Rohrbacher,  le  pre- 
mier grand  historien  de  l'Histoire  universelle  de  l'Église 
catholique,  Sainte-Marie-aux-Mines,  1893;  Hùlskampf,  art. 
Rohrbacher,  dans  Kirclienlexikon,  2e'  éd.,  t.  x,  Fribourg,  1897; 
Hurter,  Nomenclator  (3e  éd.),  t.  v  a,  col.  1275-1277. 

L.  Marchai,. 

ROIS  (LIVRES  DES).  Dans  la  Bible  grecque  des 
Septante,  à  la  suite  du  Livre  des  Juges  et  de  celui  de 
Ruth,  vient  un  groupe  de  quatre  livres  désignés  par  un 
même  titre  Baat.Xei.cov  et  distingués  les  uns  des  autres 
par  l'une  des  quatre  premières  lettres  de  l'alphabet 
grec.  La  réunion  de  ces  quatre  livres  constitue  un 
ouvrage  historique  que  la  Bible  hébraïque  appelle 
Livres  de  Samuel  et  Livres  des  Rois.  Le  titre,  ainsi  que 
les  autres  de  la  Bible  grecque,  est  sans  doute  d'origine 
alexandrine  et  antérieur  à  l'ère  chrétienne  ;  on  le  trouve 
non  seule  mentdans  Origène  (Eusèbe,  Hist.  ceci,  1.  VI, 
c.  xxv,  P.  G.,  t.  xx,  col.  581),  mais  encore  dans  la  liste  de 
Méliton  de  Sardes.  Ibid.,  1.  IV,  c.  xxvi,  col.  396. 

De  la  version  grecque,  par  l'intermédiaire  de  l'an- 
cienne version  latine,  ce  titre  a  passé  dans  la  Vulgate, 
en  subissant  toutefois  une  modification.  Saint  Jérôme 
corrige  le  grec  Bocaikeiiùv,  llcgnorum,  en  Regum,  cor- 
respondant plus  exactement  à  l'hébreu  Melakîm,  rois, 
titre  des  troisième  et  quatrième  livres  réunis  en  un  seul 
dans  le  texte  massorétique  :  Melius  multo  est  Mala- 
chim,  i.  e.  Regum  quam  Mamlachot,  i.  e.  Regnorum  di- 
cere.  Non  enim  multurum  gentium  describit  régna,  sed 
unius  Israelitici  populi,  qui  tribubus  duodecim  conline- 
tur.  Prsefatio  in  Libros  Samuel  et  Malachim,  P.  L., 
t.  xxvni,  col.  553. 

Le  concile  de  Trente,  dans  la  liste  des  livres  inspirés, 
De  canonicis  Scripturis  decretum,  sess.  iv,  mentionne 
après  Ruth:  quatuor  Regum  et  l'emploi  de  la  formule, 

T.  —  XIII.  —  88. 


27: 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II    DES).    ANALYSE 


2776 


les  Livres  des  Rois  ou  les  quatre  Livres  des  Rois  a  pré- 
valu dans  l'Église  catholique.  Saint  Jérôme  l'employait 
déjà.  Ibid. 

Malgré  ce  groupement  sous  un  môme  titre,  les  quatre 
Livres  des  Rois  forment  en  réalité  deux  ouvrages  his- 
toriques bien  distincts,  dont  l'étude  respective  mon- 
trera les  caractères  nettement  différents.  Ceux-ci  appa- 
raissent non  seulement  dans  le  style  et  le  vocabulaire, 
mais  encore  dans  la  manière  de  comprendre  l'histoire; 
c'est  ainsi  que  le  souci  des  données  chronologiques  et  le 
renvoi  aux  sources  d'information  sont  aussi  fréquents 
dans  les  deux  derniers  livres  qu'ils  le  sont  peu  dans  les 
deux  premiers;  c'est  ainsi  encore  que  l'historien  des 
rois  de  Juda  et  d'Israël  est  sans  cesse  préoccupé  de 
l'observation  de  la  Loi  et  que  son  jugement  sur  les  dif- 
férents rois  est  commandé  par  leur  fidélité  plus  ou 
moins  grande  à  cette  Loi  et  surtout  par  leur  attitude  à 
l'égard  des  hauts-lieux,  tandis  que  de  telles  préoccu- 
pations sont  absentes  des  deux  premiers  livres.  Et' 
cependant  l'auteur  des  deux  derniers  semble  bien,  par 
la  façon  dont  il  commence  son  récit,  vouloir  se  ratta- 
cher à  l'ouvrage  précédent,  à  tel  point  que  plus  d'un 
témoin  de  la  version  grecque  attribue  le  début  du 
IIIe  livre  jusqu'au  f.  11  du  c.  n  au  IIe  livre,  pour  ne 
commencer  le  III0  qu'au  c.  Il,  f.  12.  Deux  parties  donc 
dans  cet  article  :  1°  Les  deux  premiers  Livres  des  Rois 
ou  les  Livres  de  Samuel  et  2°  Les  troisième  et  qua- 
trième Livres  des  Rois. 

I.  LES  DEUX  PREMIERS  LIVRES  DES  ROIS  OU 

les  livres  de  samuel.  —  I.  Titre.  II.  Contenu 
(col.  277(5).  III.  Origine  (col.  2780).  IV.  Valeur  histo- 
rique (col.  2788).  V.  Doctrines  (col.  2791).  VI.  Texte 
(col.  2803). 

I.  Titre.  —  Originairement  les  deux  premiers  Livres 
des  Rois,  qui  en  réalité  n'an  forment  qu'un  seul  ainsi 
que  l'attestent  leur  histoire  et  leur  composition,  por- 
taient un  titre  affirmant  cette  unité.  Origène  dira  à 
leur  sujet  :  Bacn.Xsiwv  7TpcÔT/),  Ssûxepa,  Ttap'  a'jTOÏç  sv, 
2a[i.ou7]X  ô  0soxXy)toç.  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  1.  VI,  c.  xxv, 
P.  G.,  t.  xx,  col.  581.  Même  affirmation  de  saint  Cyrille 
de  Jérusalem,  Catech.,  iv,  35,  P.  G.,  t.  xxxm,  col.  500. 
D'après  un  manuscrit  grec,  une  note,  à  la  fin  du  pre- 
mier Livre  de  Samuel,  fait  observer  qu'Aquila  ne  di- 
vise pas  le  livre  en  deux  parties,  mais,  à  la  manière  des 
Hébreux,  fait  des  deux  un  seul.  Cf.  Field,  Origenis 
Hexaplurum...,  part.  I,  p.  513.  Saint  Jérôme,  dans  le 
Prologus  galeaius,  désigne  le  troisième  livre  du  groupe 
des  Prophètes  selon  la  division  de  la  Rible  hébraïque  du 
nom  de  Samuel,  (pie  nous  appelons,  ajoute-t-il,  pre- 
mier et  deuxième  des  Rois.  P.  L.,  t.  xxvnr,  col.  553. 
Dans  son  éuumération  des  livres  sacrés,  le  Talmud  men- 
tionne, après  les  Juges  et  avant  les  Rois,  Samuel,  consi- 
dérant chacun  d'eux  comme  un  seul  ouvrage,  Baba 
Jlnllirn,  1  1  a.  Dans  les  éditions  de  l'hébreu  massoré- 
tique  enfin,  la  somme  des  versets  des  Livres  de  Samuel 
n'est  donnée  qu'à  la  fin  du  second  et  le  verset  du  milieu 
du  livre  est  placé  au  f.  2  1  du  c.  xxvm  du  premier  livre. 

La  division  en  deux  livres  n'en  est  pas  moins  fort 
ancienne,  elle  remonte  aux  traducteurs  grecs  ou  à  des 
copistes  de  la  version  grecque.  C'était  un  usage,  nous 
le  savons  par  les  auteurs  classiques,  d'écrire  sur  des 
rouleaux  de  dimensions  déterminées  les  oeuvres  grec- 
ques ou  latines;  c'est  pour  se  conformer  à  cet  usage  que 
certains  livres  de  la  Rible  d'étendue  assez  considérable 
furent  divisés  en  deux  pour  leur  transcription;  ainsi 
en  ful-il  pour  les  livres  de  Samuel,  des  Rois  et  des 
Paralipomènes.  Cette  division  passa  des  bibles  grec- 
ques dans  les  bibles  latines  et  finalement  dans  1rs 
bibles  hébraïques  elles  mêmes,  ou  elle  apparaît  pour  la 
première  lois  eu  1  I  IX  dans  un  manuscrit;  la  Rible  de 
Rombcrg,  imprimée  a  Venise  en  1517-1518,  emprunta 
à  la  Yulgalc  sa  division  en  deux  livres,  qui  depuis  lois 
fut  conservée  dans  toutes  les  éditions  du  lexte  masso 


rétique.  Cf.  Ginsburg,  Introduction  to  the  massoretico- 
critical  édition  o/  the  hcbreiv  Bible,  1875,  p.  580  sq.  La 
division  a  été  faite  de  façon  heureuse,  le  récit  de  la 
mort  de  Saiil  marquant  bien  la  fin  du  premier  livre. 

Quant  aux  noms  eux-mêmes  de  Livres  de  Samuel  ou 
de  deux  premiers  Livres  des  Rois,  il  est  certain  que  le 
titre  adopté  par  les  Septante  et  la  Vulgate  répond 
mieux  au  contenu  d'un  ouvrage  où  il  est  question  suc- 
cessivement de  Saùl  et  de  David.  Celui  qu'avaient 
adopté  les  Juifs  peut  toutefois  se  justifier,  «Samuel 
étant  au  premier  plan  dans  toute  la  partie  initiale  de 
l'ouvrage  et  ayant  exercé  une  influence  prépondérante 
sur  les  événements  du  règne  de  Saiil  et  sur  les  débuts 
de  la  carrière  de  David.  Il  semble  improbable  que  le 
judaïsme  ait  voulu,  à  l'origine  de  cette  dénomination, 
attribuer  à  Samuel  la  composition  du  livre  auquel  on 
donnait  son  nom  :  le  fait  que  sa  mort  est  rapportée  déjà 
dans  I  Sain.,  xxv,  1,  paraît  s'y  opposer  d'une  façon 
définitive.  Toutefois  cette  considération  n'a  pas  em- 
pêché le  rabbinisme  postérieur  de  passer  outre  et  de 
proclamer  Samuel  l'auteur  d'un  ouvrage  dont  la  moitié 
pour  le  moins  relate  des  événements  survenus  après  sa 
mort.  »  L.  Gautier,  Introduction  à  l'Ancien  Testament, 
2e  édit.,  1914,  t.  i,  p.  253-254. 

II.  Contenu.  —  1°  Sujet.  —  Les  Livres  de  Samuel 
font  partie  de  cet  ensemble  de  l'histoire  d'Israël  qui 
commence  avec  la  conquête  de  Canaan  et  se  termine 
avec  l'exil.  Suite  du  Livre  des  Juges,  auquel  ils  se  rat- 
tachent par  la  menace  du  danger  philistin  commencée 
sous  Samson  et  continuée  sous  Héli,  ils  embrassent  une 
période  de  temps  sensiblement  moins  étendue  puis- 
qu'elle va  seulement  de  la  naissance  de  Samuel  à  la  fin 
du  règne  de  David,  ne  dépassant  pas  un  siècle  par  con- 
séquent. Les  événements  de  cette  période,  l'une  des 
plus  importantesde  l'histoire  d'Israël  en  raison  de  l'ins- 
titution du  gouvernement  monarchique,  se  groupent 
tout  naturellement  autour  des  trois  personnages  de 
premier  plan  du  livre,  Samuel,  Saiil  et  David;  d'où  l'on 
peut  diviser  les  Livres  de  Samuel  en  trois  parties  : 
1°  Histoire  de  Samuel.  2°  Règne  de  Saiil.  3°  Règne  de 
David. 

2°  Analyse.  —  1.  Histoire  de  Samuel  (I  Reg.,  i-xn). 
—  Dans  une  introduction  comprenant  les  sept  pre- 
miers chapitres,  nous  apprenons  la  naissance  de  Sa- 
muel, sa  consécration  au  service  de  Jahvédans  le  sanc- 
tuaire de  Silo,  dont  le  grand  prêtre  Héli  avait  la  charge, 
et  sa  vocation.  A  cause  des  nombreuses  prévarications 
des  fils  de  ce  dernier  dans  le  service  des  sacrifices,  le 
jeune  Samuel,  sur  l'ordre  de  Jahvé,  prédit  la  mort  des 
prévaricateurs.  C.  i-m.  Une  guerre  avec  les  Philistins, 
dont  l'issue  est  malheureuse  pour  Israël,  en  est  l'occa- 
sion; Ophni  et  Phinéès,  les  deux  fils  d'Héli,  périssent 
dans  le  combat,  tandis  que  l'arche  de  l'alliance  de 
Jahvé,  transportée  au  milieu  du  camp  des  Hébreux, 
tombe  aux  mains  des  Philistins  et  que  le  grand  prêtre 
lui-même  à  la  nouvelle  du  désastre  succombe.  C.  iv. 
(..•pendant  la  main  de  Jahvé  s'est  appesantie  sur  les 
Philistins  à  cause  de  l'arche,  aussi  la  renvoient-ils  en 
Israël  à  Carialliiarim,  c.  v-vi,  et  Samuel,  devenu  juge 
en  Israël,  vengera  son  peuple  d'une  domination  qui 
pesait  sur  lui  depuis  les  jours  déjà  lointains  de  Sam- 
son. C.  vu. 

Les  chapitres  suivants,  vm-xn,  décrivent  les  cir- 
constances préparatoires  à  l'établissement  de  la  mo- 
narchie. Samuel  devenu  vieux  établit  ses  fils  comme 
juges  à  Bersabée;  ils  ne  suivirent  pas  malheureuse- 
ment les  traces  de  leur  père,  aussi  les  anciens  du  peuple 
\  inrent-ils  lui  demander  de  leur  donner  un  roi  pour  les 
juger.  Pareille  démarche  n'était  pas  faite  pour  plaire  à 
Samuel  qui  essaya,  mais  eu  vain,  de  les  faire  renoncer 
à  leur  dessein  en  leur  montrant  tous  les  inconvénients 
<pii  ne  manquerait  pas  d'en  résulter.  Sur  l'ordre  de 
Dieu,  le  prophète  accède  à  leur  désir,  c.  vm,  et,  recon- 


2777 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II     DES).    ANALYSE 


naissant  dans  Saill  celui  élu  par  Jahvé  pour  devenir  le 
chef  de  son  peuple,  il  lui  confère  sans  plus  tarder  l'onc- 
tion royale.  C.  ix.  Dans  une  assemblée,  convoquée  à 
Maspha,  le  sort  ratifie  le  choix  du  nouveau  roi  et 
Samuel  dresse  la  charte  de  la  royauté  qu'il  dépose 
devant  Jahvé.  C.  x. 

La  victoire  de  Saùl  sur  les  Ammonites  menaçant  les 
habitants  de  Jabès  d'un  odieux  traitement  affermit 
l'autorité  du  jeune  roi,  solennellement  reconnu  à  Gai- 
gala  devant  Jahvé.  C.  xi.  Il  ne  reste  plus  à  Samuel  qu'à 
renoncer  à  la  judicature;  c'est  ce  qu'il  fait,  protestant 
de  son  désintéressement  durant  tout  l'exercice  de  son 
autorité  et  rassurant  le  peuple  sur  la  bienveillance  di- 
vine qu'il  continuera  de  solliciter  pour  Israël.  C.  xn. 

2.  Règne  de  Saiil  (I  Reg.,  xm-xv).  —  Brièvement, 
ces  deux  chapitres  relatent  quelques  épisodes  du  règne 
du  nouveau  roi  ne  retenant  que  ceux-là  seulement  qui 
préparent  la  réprobation  du  roi  et  qui  sont  marqués 
par  quelques  manquements  graves  à  la  loi  de  Jahvé. 
La  victoire  tout  d'abord  couronne  les  campagnes  de 
Saùl;  les  Philistins  sont  battus,  mais,  à  l'occasion 
de  leur  défaite,  une  première  faute  du  roi  offrant  un 
sacrifice  sans  attendre  l'arrivée  de  Samuel  lui  attire  les 
sévères  reproches  de  ce  dernier  et  l'annonce  de  sa  dé- 
chéance. La  victoire  sur  les  Philistins  n'en  est  pas 
moins  complète,  grâce  surtout  à  Jonathas,  le  fils  de 
Saiil.  C.  xiii-xiv,  f.  4(i. 

Après  quelques  versets,  sorte  d'aperçu  général  du 
règne  de  Saùl,  xiv,  47-52,  se  place  le  récit  d'une  cam- 
pagne contre  les  Amalécites,  occasion,  comme  la  pré- 
cédente contre  les  Philistins,  d'une  faute  grave  de 
Saùl  :  la  violation  de  l'anathème  auquel  tout  le  peuple 
d'Amalec  avec  son  roi  et  tout  le  butin  conquis  avaient 
été  voués.  Nouveaux  reproches  de  Samuel,  nouvelles 
menaces  de  déchéance  et  séparation  définitive  entre 
le  roi  et  le  prophète.  C.  xv. 

3.  Règne  de.Dut>(d(IReg.,xvi-IIReg.,  xxiv). —  Deux 
sections  principales  dans  cette  troisième  partie  :  Saùl 
et  David,  David  seul  roi. 

a)  Première  section  :  Saiil  et  David  (1  Reg.,  xvi-xxxi). 
—  Tandis  que  Saùl,  réprouvé  de  Dieu,  s'achemine  vers 
sa  perte,  David,  élu  de  Dieu,  assure  son  triomphe  dé- 
finitif à  travers  de  multiples  épreuves. 

Sur  l'ordre  de  Jahvé,  Samuel  se  rend  à  Bethléem 
pour  y  sacrer  roi  David,  le  plus  jeune  des  fils  d'Isaï. 
Peu  de  temps  après,  David  est  mandé  à  la  cour  de  Saùl 
pour  calmer  par  les  sons  de  sa  harpe  le  roi  obsédé  par 
un  mauvais  esprit.  G.  xvi. 

Au  chapitre  suivant  le  jeune  David  apparaît  comme 
le  vainqueur  du  Philistin  Goliath;  si  cette  victoire 
marque  le  commencement  de  son  amitié  avec  Jonathas, 
elle  marque  aussi  celui  de  la  jalousie  de  Saùl  contre 
l'heureux  vainqueur,  devenu  le  favori  du  peuple. 
C.  xvn.  Plusieurs  tentatives  de  Saùl  pour  se  débarras- 
ser d'un  rival  de  plus  en  plus  dangereux  restent  vaines 
et  l'épreuve  elle-même  imposée  à  David  pour  gagner 
la  main  de  Michol,  fille  du  roi,  ajoute  encore  à  son 
triomphe  et  à  sa  popularité.  C.  xvm. 

Jonathas,  fidèle  à  son  amitié  pour  David,  le  récon- 
cilie avec  son  père,  mais  de  nouveaux  succès  rempor- 
tés sur  les  Philistins  raniment  la  jalousie  du  roi  qui 
essaie  de  frapper  David  de  sa  lance  ;  Michol,  grâce  à  un 
subterfuge,  le  dérobe  aux  recherches  de  Saùl,  lui  per- 
mettant de  chercher  asile  à  Rama,  puis  à  Naioth, 
auprès  de  Samuel.  C.  xix.  Poursuivi  dans  sa  retraite, 
David  se  plaint  amèrement  à  Jonathas  de  la  haine  qui 
s'acharne  contre  lui;  il  reçoit  du  jeune  homme  l'assu- 
rance qu'il  veillera  sur  lui  et  le  préviendra  de  tout 
danger  qui  pourrait  le  menacer  à  nouveau.  C.  xx.  C'est 
ainsi  que,  averti  par  le  signal  convenu,  David,  réduit  à 
fuir  une  nouvelle  fois,  se  rend  d'abord  à  Nobé,  auprès 
du  grand  prêtre  Achimélech,  puis  chez  Achis,  roi  de 
Geth,  c.  xxi,  et  ensuite  cherche  un  refuge  dans  la 


caverne  d'Odollam  et  dans  la  forêt  de  Hareth,  tandis 
que  son  persécuteur  se  venge  sur  les  prêtres  de  Nobé 
et  les  fait  massacrer  pour  avoir  donné  asile  à  David. 
C.  xxii. 

C'est  à  une  existence  de  proscrit  désormais  jusqu'à  la 
mort  de  Saùl  qu'est  réduit  le  futur  roi  d'Israël.  La  vic- 
toire qu'il  remporte  sur  les  Philistins  devant  Ceïla, 
dont  il  délivre  les  habitants,  est  une  nouvelle  occasion 
pour  son  ennemi,  toujours  plus  acharné  à  sa  perte,  de 
reprendre  sa  poursuite  avec  l'espoir  de  l'enfermer  dans 
la  cité  délivrée;  averti  du  danger,  David  part  avec  ses 
gens,  au  désert  de  Ziph  d'abord,  où  Jonathas  vient  le 
réconforter,  puis  de  là  au  désert  de  Maon  et  finalement 
sur  les  hauteurs  d'Engaddi  où,  tenant  entre  ses  mains 
la  vie  de  Saùl,  il  l'épargne  généreusement,  c.  xxm- 
xxiv,  comme  il  le  fera  encore  dans  une  circonstance 
analogue  rapportée  au  c.  xxvi.  Entre  temps,  au  c.  xxv 
est  relaté,  avec  la  mort  de  Samuel,  l'incident  survenu 
entre  David  et  le  riche  Nabal,  dont  l'épouse  Abigaïl 
deviendra  la  femme  de  David. 

Pour  se  mettre  définitivement  à  l'abri  des  poursuit  es 
de  Saùl,  David  va  demander  un  asile  au  pays  des  Phi- 
listins et  s'établit  avec  ses  compagnons  chez  Achis, 
roi  de  Geth;  il  en  reçoit  en  fief  la  ville  de  Siceleg,  d'où 
il  part  en  incursions  pour  des  razzias  dans  le  Sud  chez 
les  Amalécites  et  autres  ennemis  héréditaires  de  Juda, 
tout  en  laissant  croire  à  Achis  que  c'est  contre  les 
Israélites  qu'il  guerroie.  C.  xxvn.  Engagé  par  ce  der- 
nier dans  une  campagne  des  Philistins  contre  Israël, 
mais  récusé  par  les  autres  chefs,  David,  heureusement 
sorti  d'un  mauvais  pas,  se  tourne  contre  les  Amalécites 
qui  avaient  fait  de  sa  résidence,  Siceleg,  un  monceau  de 
ruines  et  de  cendres.  Cependant  Saùl  reculait  devant 
l'envahisseur  philistin  et,  en  désespoir  de  cause,  ne  rece- 
vant aucune  réponse  de  Jahvé,  demande  à  une  nécro- 
mancienne d'évoquer  Samuel.  La  voix  du  prophète 
d'Israël  se  fait  encore  entendre  pour  annoncer  le  dé- 
sastre de  son  peuple,  la  mort  de  son  roi  ainsi  que  celle 
de  ses  fils.  L'événement  ne  confirma  que  trop  ces  som- 
bres prévisions  :  la  défaite  d'Israël  tourna  au  désastre 
et  les  cadavres  de  Saùl  et  de  ses  fils,  abandonnés  sans 
sépulture  sur  le  champ  de  bataille,  subirent  les  outrages 
des  vainqueurs.  C.  xxvm-xxxi. 

b)  Deuxième  section  (II  Reg.)  :  David  seul  roi.  — 
D'abord  à  Hébron  sur  la  tribu  de  Juda,  puis  à  Jéru- 
salem sur  tout  Israël. 

a.  A  Hébron  (II  Reg.,  i-iv,  12).  —  A  la  nouvelle 
de  la  mort  de  Saùl  et  de  Jonathas,  David  exhala  sa 
douleur  en  une  lamentation,  c.  i,  et  bientôt  fut  reconnu 
roi  sur  la  maison  de  Juda,  tandis  qu'Isboseth,  un  sur- 
vivant des  fils  de  Saùl,  était  établi  roi  sur  Israël  par 
Abner,  chef  de  l'armée  du  roi  défunt.  Une  guerre  civile 
en  résulta,  mais  Abner,  se  rendant  bien  compte  de  l'in- 
capacité de  son  faible  souverain,  ne  tarda  pas  à  se  rallier 
au  parti  de  David,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  tomber 
sous  les  coups  de  Joab,  le  général  de  David  qui  avait 
à  venger  la  mort  de  son  frère.  Le  roi,  qui  pourtant 
voyait  disparaître  ainsi  le  dernier  obstacle  qui  aurait 
pu  retarder  son  accession  au  trône  d'Israël,  pleura 
dans  une  élégie  le  grand  chef  que  venait  de  perdre  l'ar- 
mée. Le  malheureux  Isboseth,  désormais  sans  appui, 
tomba  à  son  tour  sous  les  coups  d'assassins  que  David 
fit  sévèrement  châtier.  II  Reg.,  i-iv,  12. 

b.  A  Jérusalem  sur  tout  Israël  (II  Reg.,  iv,  14-xx, 
26).  —  La  voie  dès  lors  était  libre,  aussi  David  fut-il  re- 
connu par  toutes  les  tribus  d'Israël,  après  avoir  régné 
sept  ans  et  six  mois  à  Hébron  sur  la  maison  de  Juda. 
S'étant  rendu  maître  de  la  forteresse  de  Sion,  encore  au 
pouvoir  des  Jébuséens,  il  y  fixa  sa  résidence  pour  en 
faire  la  capitale  du  royaume  de  tous  les  Hébreux, 
réunis  désormais  sous  un  seul  chef. 

Il  restait  au  nouveau  roi  à  parfaire  l'œuvre  de  son 
prédécesseur  en  libérant  le  territoire  de  l'occupation 


'9 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II    DES).    ORIGINE 


2780 


étrangère  et  plus  spécialement  de  celle  des  Philistins. 
Deux  combats  victorieux  y  contribuèrent  efficace- 
ment, l'un  à  Baal-Pharasim,  l'autre  qui  dégénéra  en 
une  poursuite  de  Gabaon  à  Gézer.  G.  v. 

Pour  achever  de  faire  de  Jérusalem  la  véritable  capi- 
tale d'Israël,  il  fallait  en  faire  le  centre  religieux  du 
pays.  C'est  à  quoi  devait  contribuer  le  transfert  de 
l'arche  d'alliance  sur  la  colline  de  Sion.  Après  une  pre- 
mière tentative  malheureuse  pour  l'y  amener,  son  ins- 
tallation solennelle  eut  lieu  au  milieu  des  transports  de 
tout  le  peuple  et  de  David  lui-même,  sautant  et  dan- 
sant devant  Jahvé.  C.  vi.  A.  l'arche  sainte,  David  veut 
édifier  un  sanctuaire  digne  de  l'abriter,  mais  le  pro- 
phète Nathan  s'y  oppose,  promettant  par  contre  à  la 
postérité  royale  une  durée  sans  limites;  une  belle 
prière  exprime  la  reconnaissance  de  David  à  Jahvé. 
C.  vu. 

Au  chapitre  suivant  sont  brièvement  mentionnées 
des  guerres  contre  les  Philistins,  les  Moabites,  les  Ara: 
méens,les  Syriens  et  les  Édomites;  puis,  ayant  signalé 
la  bienveillance  dont  David,  en  souvenir  de  son  ami 
Jonathas,  usa  envers  le  fils  de  ce  dernier,  Miphibo- 
seth,  c.  ix,  le  narrateur  rapporte  deux  nouvelles  cam- 
pagnes victorieuses  contre  les  Ammonites  et  contre 
les  Syriens.  C.  x. 

A  un  épisode  d'une  de  ces  campagnes,  le  siège  et  la 
prise  de  Rabba,  se  rattache  la  double  faute  de  David, 
son  adultère  avec  Bethsabéc  et  le  meurtre  d'Urie.  C.  xi. 
Aux  reproches,  aux  menaces  du  prophète  Nathan  le  roi 
répond  par  l'humble  aveu  de  sa  faute.  Elle  sera  pardon- 
née,  sans  doute,  mais  le  châtiment  n'en  frappera  pas 
moins  rudement  le  coupable,  d'abord  dans  l'enfant  né 
de  l'adultère,  puis  dans  la  famille  royale,  c.  xn,  où  ne 
tardent  pas  à  se  produire  de  tristes  événements,  l'in- 
ceste d'Amnon  avec  Thamar,  une  fille  de  David,  et  la 
vengeance  qu'en  tire  Absalom,  frère  de  la  victime,  en 
faisant  massacrer  l'incestueux  au  cours  d'un  festin. 
Pour  échapper  au  châtiment,  le  meurtrier  s'enfuit  au 
pays  de  Gessur,  mais  après  un  exil  de  trois  ans,  grâce  à 
l'habile  intervention  de  Joab,  David  autorise  le  retour 
du  fugitif  avec  lequel  il  finit  par  se  réconcilier. 
C.  xm-xiv. 

La  révolte  d'Absalom  fut  la  réponse  au  pardon  de 
David.  Après  quatre  années  de  propagande,  employées 
à  se  concilier  les  mécontents  dont  le  nombre  allait 
toujours  grandissant,  Absalom,  croyant  le  moment 
venu  de  détrôner  son  père,  fait  annoncer  dans  toutes 
les  tribus  que  désormais  il  règne  à  Hébron.  La  conju- 
ration devient  menaçante,  à  tel  point  que  David,  pour 
échapper  au  danger,  quitte  en  hâte  Jérusalem,  accom- 
pagné de  serviteurs  demeurés  fidèles  et  en  butte  aux 
injures  d'un  Beiijainite  de  la  maison  de  Saûl,  Séméï. 
Cependant  Absalom,  dédaignant  le  conseil  d'Achito- 
phel,  se  rallie  à  celui  de  Causal,  espion  déguisé,  et  laisse 
ainsi  au  roi  fugitif  le  temps  de  chercher  un  abri  au-delà 
du  Jourdain  et  de  réunir  autour  de  lui  ses  guerriers  qui, 
sous  les  ordres  de  Joab,  mettent  en  déroute  les  révol- 
tés; le  fils  rebelle  est  parmi  les  victimes  du  combat.  La 
nouvelle  de  la  victoire  fut  singulièrement  assombrie 
pour  David  par  l'annonce  de  la  mort  d'Absalom. 
D'abord  inconsolable,  il  consentit  enfin,  sur  les  ins- 
tances du  général  vainqueur,  à  s'associer  aux  joies  du 
triomphe  et  à  reprendre  le  chemin  de  Jérusalem,  rece- 
vant avec  bienveillance  les  soumissions,  celle-là  même 
de  son  insulteur  Séméï.  Une  autre  tentative  «le  révolte, 
celle  des  Israélites  entraînés  par  Séba  n'eut  pas  plus  de 
succès;  les  insurgés  livrèrent  eux-mêmes  la  tète  de  leur 
chef  qu'ils  jetèrent  par-dessus  les  murs  de  la  ville 
assiégée.  C.  xv-xx. 

Dans  les  derniers  chapitres  se  trouve  d'abord  le  récit 
d'une  famine  survenue  au  temps  de  David  eu  châti- 
ment d'un  crime  de  Satil,  non  encore  expie,  contre  les 
(iabaoniles,  auxquels  David  livre  les  derniers  descen- 


dants de  Saiil  pour  être  pendus  à  Gabaa.  C.  xxi,  1-14. 
Vient  ensuite  la  double  relation  des  exploits  guerriers 
de  David  et  de  ses  héros.  C.  xxi,  15-22  et  xxm,  8-39. 
Entre  cette  double  relation,  s'intercalent  l'hymne  de 
reconnaissance  de  David,  c.  xxn,  et  ses  dernières 
paroles.  C.  xxm,  1-7.  Le  livre  se  termine  par  la  des- 
cription du  fléau  de  la  peste  qui  frappe  Israël  en 
punition  d'un  dénombrement  du  peuple  ordonné  par 
David.  C.  xxiv. 

Ce  n'est  qu'aux  premiers  chapitres  du  IIIe  Livre  des 
Rois  que  sont  racontés  les  derniers  jours  du  roi  et  la 
proclamation  de  Salomon  à  la  succession  au  trône 
d'Israël. 

Qu'un  plan  d'ensemble,  d'où  résulte  une  certaine 
unité  de  rédaction,  ait  commandé  le  choix  et  la  distri- 
bution des  matériaux,  c'est  la  conclusion  qui  se  dégage 
de  l'analyse  des  deux  premiers  Livres  des  Rois.  Ra- 
conter l'histoire  suivie  de  la  période  qui  va  de  la  nais- 
sance de  Samuel  à  la  fin  du  règne  de  David,  donner 
ainsi  une  suite  au  Livre  des  Juges,  avec  lequel  il  pré- 
sente d'ailleurs  de  telles  affinités  qu'on  a  voulu  voir 
dans  les  sept  premiers  chapitres  des  Livres  de  Samuel 
une  partie  intégrante  de  son  texte  primitif,  tel  appa- 
raît bien  le  but  poursuivi  par  le  rédacteur  des  deux  pre- 
miers Livres  des  Rois.  Comment  l'a-t-il  atteint,  de 
quels  éléments  d'information  disposait-il,  comment  les 
a-t-il  utilisés,  à  quelle  date  se  place  ce  travail  de  rédac- 
tion, autant  de  questions  auxquelles  l'étude  de  l'ori- 
gine des  Livres  de  Samuel  essaie  d'apporter  une  ré- 
ponse. 

III.  Origine.  —  D'après  la  tradition  et  d'après  la 
critique.  —  1°  la  tradition.  —  Le  Talmud  dit  que 
Samuel  écrivit  son  livre  ainsi  que  les  Juges  et  Ruth, 
qu'il  mourut  et  que  Gad  et  Nathan  le  continuèrent. 
(Baba  Bathra,  vi,  14  b,  15  a.)  Cette  tradition  juive  qui 
reconnaissait  trois  auteurs  pour  les  Livres  de  Samuel, 
remonte  vraisemblablement  à  ce  passage  de  I  Par., 
xxix,  29-30,  qui  termine  l'histoire  de  David  :  «  Les 
actions  du  roi  David,  les  premières  et  les  dernières, 
voici  qu'elles  sont  écrites  dans  l'histoire  de  Samuel  le 
voyant,  dans  l'histoire  de  Nathan  le  prophète  et  dans 
l'histoire  de  Gad  le  voyant,  avec  tout  son  règne  et  tous 
ses  exploits  et  les  vicissitudes  qui  lui  sont  survenues, 
ainsi  qu'à  Israël  et  à  tous  les  royaumes  des  autres 
pays.  »  Si  l'on  manque  de  preuves  pour  identifier  ces 
différentes  sources  avec  le  livre  canonique  de  Samuel, 
il  n'en  manque  pas  au  contraire  pour  les  contredire, 
ne  seraient-ce  que  les  passages  portant  trace  d'une 
rédaction  certainement  non  contemporaine  des  événe- 
ments, tels  que  :  I  Reg.,  vu,  5;  ix,  9;  xxvn,  6;  et 
d'autres. 

Théodoret  pensait  que  chacun  des  prophètes  avait 
écrit  ce  qui  se  passait  de  son  temps  et  qu'ensuite 
d'autres  auteurs  se  servirent  de  ces  mémoires  pour  ré- 
diger les  quatre  Livres  des  Rois.  Qusesl.  in  I  Reg., 
Prxf.,  P.  G.,  t.  i.xxx,  col.  529.  Cette  opinion  était  déjà 
celle  de  Diodore  de  Tarse,  qui  distingue  également  entre 
le  rédacteur  final  et  ceux  qui  fournirent  la  documenta- 
tion. P.  G.,  t.  xxxiii,  col.  1588.  Quant  à  ce  rédacteur 
final  les  uns  y  ont  vu  Jérémie  (Isaac  Abravanel  et 
Grotius),  d'autres  Isaïe  ou  Ézéchias  (Sanctius),  ou 
encore  les  écoles  de  prophètes  et  même  des  écrivai.is 
publics  (Richard  Simon). 

.Mais  pas  plus  qu'on  n'est  autorisé  à  voir  dans  le  pas- 
sage cité  des  Paralipomènes  les  Livres  de  Samuel,  on 
ne  l'est  à  voir  dans  les  documents,  mis  en  œuvre  par  le 
rédacteur  de  ces  livres,  les  écrits  des  prophètes  Sa- 
muel, Gad  et  Nathan;  le  seul  endroit,  en  effet,  où  l'au- 
teur indique  sa  source  est  II  Reg.,  i,  18  et  il  s'agit  alors 
du  Livre,  du  Juste,  déjà  cité  dans  Jos.,  x,  13. 

La  tradition,  on  le  voit,  ne  nous  est  pas  d'un  grand 
secours  dans  la  recherche  des  origines  des  deux  pre- 
miers Livres  des  Rois.  Reste  la  critique. 


2781 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II    DES).    ORIGINE 


2  782 


2°  La  critique.  —  1.  Documents.  — ■  Les  historiens 
hébreux  dont  les  œuvres  nous  sont  parvenues  em- 
ploient, en  les  reproduisant  plus  ou  moins  librement, 
des  sources  écrites.  Le  Livre  des  Paralipomènes,  par  la 
comparaison  qu'il  nous  permet  d'établir  entre  ses 
sources  et  leur  mise  en  œuvre,  nous  renseigne  abon- 
damment sur  la  méthode  suivie.  Si  pour  les  Livres  de 
Samuel  nous  n'avons  pas  les  mêmes  indications  rela- 
tives aux  sources  utilisées,  ni  le  moyen  d'apprécier  leur 
mise  en  œuvre,  nous  pouvons  du  moins  dégager  d'un 
certain  nombre  d'observations  le  procédé  de  composi- 
tion adopté  par  leur  auteur. 

Apparaissent  en  premier  lieu  des  répétitions  :  ainsi 
trouvons-nous  un  double  récit  de  l'institution  de  la 
royauté,  I  Reg.,  vm-ix,  un  double  récit  du  rejet  de 
Saiil  par  Samuel,  I  Reg.,  xm-xiv,  une  double  explica- 
tion du  proverbe  :  «  Saiil  est-il  aussi  parmi  les  pro- 
phètes? »,  I  Reg.,  x,  12  et  xix,  24,  une  double  présen- 
tation de  David  à  Saiil,  I  Reg.,  xvi-xvm,  une  double 
relation  des  circonstances  dans  lesquelles  Saiil  trouva 
la  mort,  I  Reg.,  xxxi  et  II  Reg.,  i,  2-12.  A  ces  quelques 
répétitions  d'autres  sont  encore  parfois  ajoutées;  on 
observe  que  deux  fois  il  est  rapporté  que  David  s'en- 
fuit de  la  cour  de  Saiil,  qu'à  deux  reprises  la  vie  de 
Saiil  est  entre  les  mains  de  David,  que  ce  dernier  trouve 
deux  fois  un  refuge  à  la  cour  du  roi  Achis;  dans  ces 
quelques  exemples  la  double  relation  d'un  même  événe- 
ment apparaît  moins  clairement,  car  certains  épisodes 
ont  pu  se  reproduire  à  deux  reprises,  surtout,  comme 
c'est  le  cas  pour  les  exemples  cités,  quand  leurs  circons- 
tances sont  bien  différentes. 

Non  moins  significatives  au  point  de  vue  du  mode  de 
composition  sont  les  divergences,  les  contradictions 
disent  certains  critiques,  qu'on  peut  relever  au  cours 
du  livre.  Samuel,  par  exemple,  est  tantôt  le  chef  théo- 
cratique  de  son  peuple,  semblable  à  Moïse,  adminis- 
trant, gouvernant  en  qualité  de  représentant  de  Jahvé; 
tout  le  peuple  répond  à  son  appel,  il  commande,  il  châ- 
tie avec  une  autorité  qui  dépasse  celle  d'un  roi;  tantôt 
au  contraire,  il  n'est  plus  que  le  «  voyant  »  d'une  petite 
bourgade  dont  les  lumières  sont  mises  à  contribution 
pour  la  découverte  d'objets  perdus,  parfaitement 
inconnu  d'ailleurs  à  Saiil,  qui  pourtant  a  sa  résidence 
toute  proche.  L'institution  de  la  royauté  se  présente 
ici  comme  voulue  de  Dieu  et  favorablement  accueillie 
par  Samuel;  c'est  par  bienveillance  que  Jahvé,  touché 
de  l'affliction  de  son  peuple,  lui  donne  un  roi  avec  l'as- 
surance qu'il  délivrera  son  peuple  du  joug  des  Philis- 
tins; là,  au  contraire,  le  désir  du  peuple  d'avoir  à  sa 
tête  un  roi  est  jugé  comme  un  acte  de  révolte  contre 
Dieu,  c'est  une  véritable  apostasie,  en  tous  points  sem- 
blable aux  rébellions  de  jadis,  une  marque  de  défiance 
envers  la  providence  divine,  mise  en  échec  par  les  Phi- 
listins. I  Reg.,  vm-ix.  Plus  accentuées  encore  appa- 
raissent les  divergences  des  différents  portraits  de  Da- 
vid :  au  c.  xvn,  c'est  un  jeune  berger  qui  se  rend  au 
camp  de  l'armée,  non  pour  combattre,  mais  pour  saluer 
ses  frères  et  prendre  de  leurs  nouvelles;  sa  lutte  contre 
Goliath  attire  l'attention  de  Saiil  qui  veut  connaître  le 
héros  et  le  retenir  près  de  lui,  xvn,  48...  et  xvm,  2. 
Tout  autre  est  le  David  du  chapitre  précédent,  xvi, 
14-23  ;  c'est  un  homme  de  guerre  qui  vit  à  la  cour  de 
Saiil  comme  écuyer  et  joueur  de  cithare.  De  telles  diver- 
gences ne  font  d'ailleurs  que  corroborer  la  dualité  des 
récits  ou  l'existence  de  doublets  déjà  constatée. 

Les  particularités  du  style,  soit  dans  le  choix  des 
expressions,  soit  dans  les  procédés  de  rédaction,  qui 
vont  d'un  récit  s'attardant  aux  moindres  détails  à 
l'analyse  sèche  et  rapide,  viennent  encore  confirmer 
la  distinction  de  maints  passages,  déjà  obtenue  par  les 
répétitions  et  les  divergences  de  points  de  vue,  et  per- 
mettront de  les  grouper  en  plusieurs  documents. 

La  conclusion  qui  se  dégage  de  cet  ensemble  d'obser- 


vations c'est  que  les  deux  premiers  Livres  des  Rois  ont 
été  composés  à  l'aide  de  documents  dont  le  rédacteur 
a  combiné  les  éléments,  tantôt  pour  en  faire  un  récit 
ordonné  et  suivi,  tantôt  pour  les  grouper  par  simple 
juxtaposition,  de  manière  à  les  compléter  l'un  par 
l'autre.  Cette  conclusion  se  trouve  confirmée  par  le  fait 
que  le  rédacteur  lui-même  nous  avertit  qu'il  a  utilisé 
le  Livre  du  Juste  dont  il  a  tiré  les  élégies  de  David  sur 
la  mort  de  Saiil  et  de  Jonathas.  II  Reg.,  i,  18.  Ne 
peut-on  supposer  de  même  que  le  cantique  d'Anne  et 
l'élégie  sur  la  mort  d'Abner  proviennent  également  de 
quelque  recueil  poétique,  peut-être  aussi  le  psaume  xvn 
(xvm  de  l'hébreu).  La  comparaison  enfin  avec  les  pas- 
sages parallèles  du  Livre  des  Paralipomènes  incline  à 
penser  que  les  rédacteurs  de  Samuel  et  des  Chroni- 
ques ont  tous  deux  puisé  à  des  sources  communes.  Il 
est  non  moins  probable  que  des  documents  officiels 
étaient  à  la  disposition  de  ces  rédacteurs,  telles  des 
listes  des  principaux  fonctionnaires  de  la  cour  ou  de 
l'armée.  II  Reg.,  vin,  16-18;  xxi,  15-22;  xxm,  8-39. 
L'existence  de  scribes,  de  chroniqueurs,  d'archivistes 
justifie  cette  hypothèse. 

2.  Rédaction.  —  De  ces  documents  peut-on  reconsti- 
tuer la  trame  à  travers  l'œuvre  du  rédacteur?  Beau- 
coup de  critiques  s'y  sont  essayés  avec  des  résultats 
assez  peu  concordants. 

a)  La  critique  indépendante.  —  Eichhorn,  qui  le  pre- 
mier s'est  engagé  dans  cette  voie,  voyait  dans  les  pas- 
sages parallèles  des  Paralipomènes  et  de  Samuel  des 
emprunts  à  une  ancienne  et  courte  biographie  de  Da- 
vid, que  chacun  des  auteurs  des  deux  ouvrages  aurait 
amplifiée  à  sa  manière,  Einleitung  in  das  Aile  Testa- 
ment, 2e  édit.,  1790,  p.  450.  Thenius  souligne  davantage 
le  caractère  de  compilation  :  les  histoires  d'Héli,  de  Sa- 
muel, de  Saiil,  de  David  proviennent  d'autant  de 
sources  différentes,  comme  le  prouvent  la  différence  de 
ton  dans  chacune  d'elles  et  les  formules  de  conclusion 
qui  en  marquent  la  fin,  Die  Bûcher  Samuels,  2e  édit., 
1864. 

Avec  Wellhausen,  Die  Composition  des  Hexaleuchs 
und  der  hisiorischen  Bûcher  des  A.  T.,  3e  édit.,  1899, 
p.  238-266,  l'étude  des  origines  des  Livres  de  Samuel 
s'élargit;  les  mêmes  documents  et  les  mêmes  procèdes 
de  rédaction  se  retrouvent  dans  la  série  :  Juges,  Samuel, 
Rois;  trois  parties  principales  sont  à  distinguer  dans 
Samuel  :  1°  I  Reg.,  i-xiv,  groupement  historique  plutôt 
que  littéraire;  2°  I  Reg.,  xiv,  52  II  Reg.,  vin,  18; 
3°  II  Reg.,  ix-xx,  continuée  jusqu'à  III  Reg.,  Il;  à  ces 
éléments  essentiels  bien  des  additions  rédactionnelles 
ou  des  modifications  postérieures  n'ont  pas  manqué, 
entre  autres  le  supplément  de  II  Reg.,  xxi-xxiv. 

C'est  surtout  Budde,  Die  Bûcher  Richtcr  und  Samuel, 
1890,  qui  a  montré  dans  le  Livre  de  Samuel  les  mêmes 
documents  que  ceux  qui  ont  servi  à  la  composition  du 
Livre  des  Juges  et  reconnu  les  mêmes  procédés  rédac- 
tionnels, et  a  discerné  une  double  source  dont  les  traces 
sont  faciles  à  suivre  principalement  dans  les  doubles 
récits  de  l'appel  de  Saiil  à  la  royauté  et  de  l'entrée  en 
scène  de  David.  Ces  deux  sources  suffisent  pour  rendre 
compte  des  particularités  de  la  rédaction  et  ne  sont 
autre  chose  que  la  continuation  des  écrits  élohiste  et 
jéhoviste  des  Juges  et  du  Pentateuque.  Un  premier 
rédacteur  a  réuni  ces  deux  sources  en  un  seul  tout, 
tandis  qu'une  autre  rédaction  se  ressentait  tantôt  de 
l'influence  deutéronomiste,  tantôt  de  l'influence  sacer- 
dotale. Le  commentaire  publié  en  1902  par  le  menu- 
auteur,  de  même  que  son  édition  des  Livres  de  Samuel 
dans  la  Bible  polychrome  de  Haupt,  1894,  n'ont  fait 
que  reprendre  cette  explication  en  la  mettant  au  point. 

C'est  à  peu  de  chose  près  l'opinion  à  laquelle  se 
rangent  Cornill  et  Gautier  dans  leurs  introductions  à 
l'Ancien  Testament.  «  Le  Livre  de  Samuel,  écrit  ce 
dernier,  est  tiré  de  deux  sources  qui  présentent  une 


2783 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II    DES).    ORIGINE 


278^ 


ressemblance  si  frappante,  l'une  avec  le  Yahwiste  du 
Pentateuque,  l'autre  avec  l'Élohiste,  que  nous  leur 
appliquerons  les  mêmes  désignations  sans  entendre 
par  là  les  identifier  absolument  avec  leurs  homonymes. 
Ces  deux  narrations  se  trouvent  utilisées  concurrem- 
ment, ce  qui  constitue  un  enrichissement  d'informa- 
tions. Toutefois  cet  avantage  est  inséparable  de  certains 
inconvénients  remarqués  dès  longtemps  et  consistant 
en  répétitions  et  en  divergences.  Comme  dans  le  Pen- 
tateuque, il  y  a  dans  chaque  source  des  éléments  de 
dates  différentes,  des  couches  successives,  les  unes  plus 
anciennes,  les  autres  plus  récentes.  Un  rédacteur  a  com- 
biné ces  deux  documents.  Puis  est  intervenue  l'école 
deutéronomistique  qui,  sur  une  moindre  échelle  que 
dans  le  Livre  des  Juges,  mais  d'une  façon  pourtant  ap- 
préciable, a  marqué  le  livre  de  Samuel  de  son  empreinte. 
Enfin  diverses  adjonctions  plus  tardives  sont  encore 
venues  grossir  l'ouvrage  et  des  retouches,  portant  le 
cachet  de  l'époque  postexilique,  sont  reconuaissables 
çà  et  là.  »  Introduction  à  l'A.  T.,  2e  édit.,  1914,  p.  254. 

Comme  Buddc,  P.  Dhorme,  clans  l'introduction  à  son 
commentaire  des  Livres  de  Samuel,  1910  (Études 
bibliques),  admet  deux  sources  primitives  seulement 
que  l'on  peut  suivre  à  travers  tout  l'ouvrage.  «  Sou- 
vent, remarque-t-il,  nous  nous  écartons  de  Budde  pour 
l'attribution  de  tel  ou  tel  morceau  à  l'une  ou  à  l'autre 
des  sources,  mais  des  ressemblances  de  style  et  de  pro- 
cédés littéraires  entre  ces  sources  et  celles  qui  ont  servi 
au  livre  des  Juges  nous  ont  paru  indéniables.  Nous  leur 
avons  gardé  les  noms  de  E  et  de  J,  sans  préjuger  la 
question  de  l'Hexateuque...  L'emploi  de  ces  sigles  n'a 
rien  qui  puisse  nous  effaroucher  car  tout  le  monde 
admet  maintenant  que  des  groupes  de  récits  avec  cha- 
cun leur  genre  littéraire  spécial  ont  pu  exister  côte  à 
côte  jusqu'à  l'époque  de  la  captivité.  »  P.  7. 

Avec  des  réserves  plus  ou  moins  accentuées,  des  cri- 
tiques tels  que  Driver,  Smith,  Nowack,  dans  leurs 
introductions  et  commentaires,  se  sont  ralliés  égale- 
ment à  l'hypothèse  de  Budde.  Sellin,  tout  en  reconnais- 
sant, lui  aussi,  deux  sources  principales,  qu'il  figure 
par  les  sigles  K  et  K1  et  dont  il  fait  la  continuation  du 
Jéhoviste  et  de  l'Élohiste  du  Pentateuque,  y  voit  l'éla- 
boration d'éléments  anciens  et,  en  réaction  contre  les 
conclusions  de  Wellhausen  et  de  Stade,  en  fixe  la  date 
avant  le  Deutéronome,  aux  environs  de  700  pour  le 
plus  récent,  et  sous  le  règne  de  Salomon  pour  l'autre, 
qui  serait  ainsi  l'œuvre  d'un  témoin  des  événements 
survenus  sous  le  règne  de  David.  Einleilung  in  das 
A.  T.,  5«  édit.,  1929,  p.  70-76. 

Pour  Steuernagel,  Lehrbuch  des  Einleilung  in  das 
A.  T.,  1913,  p.  331-336,  et  pour  Eissfeldt,  Einleilung 
in  das  A.  T.,  1934,  p.  302...,  trois  sources  principales 
sont  à  la  base  des  Livres  de  Samuel.  Pour  ce  dernier, 
outre  les  documents  J  et  E,  suite  de  ceux  de  l'Hexa- 
teuque, il  y  a  lieu  de  reconnaître,  tout  comme  dans  le 
Pentateuque,  Josué  et  les  Juges,  une  troisième  source 
qui,  malgré  le  souffle  religieux  qui  l'anime,  ne  porte 
qu'un  minime  intérêt  à  tout  ce  qui  touche  au  culte,  et 
que  pour  cette  raison  il  appelle  :  source  laïque,  repré- 
sentée par  le  sigle  L  (Laienquclle).  Une  rédaction  deu- 
téronomiste  mit  en  œuvre  ces  documents,  mais  avec. 
des  remaniements  moindres  qu'on  ne  l'admet  d'ordi- 
naire. 

A  l'encontre  de  l'hypothèse,  en  faveur  chez  la  majo- 
rité des  critiques,  de  deux  ou  trois  documents  princi- 
paux en  rapport  plus  ou  moins  étroits  avec  ceux  du 
Pentateuque,  un  des  récents  commentateurs  de  Sa- 
muel, Caspari,  Die  Samuelbùcher,  1926,  en  explique 
l'origine  par  la  réunion  de  petits  récils  d'époques  dif- 
férentes, trois  surtout,  reliés  par  des  passages  qui  éta- 
blissent entre  eux  une  certaine  unité;  hypothèse  à  la 
fois  fragmentaire  et  documentaire.  1 1.  Gressmann  enfin, 
dans  l'introduction  de  son  commentaire,  1921,  p.  xvm, 


se  refuse  à  voir  dans  le  Livre  de  Samuel  de  véritables 
sources;  des  divergences  ou  des  répétitions,  telles 
qu'on  en  rencontre  dans  ce  livre  et  celui  des  Rois, 
relèvent  avec  grande  vraisemblance  de  la  critique  du 
texte;  il  s'agit  de  variantes,  comme  le  prouvent  les 
transcriptions  sensiblement  différentes  du  texte  de  ces 
livres  dans  les  manuscrits  ;  n'est-ce  pas  d'ailleurs  ce  que 
suggère  la  version  des  Septante  qui  offre  une  recension 
particulière  avec  des  leçons  parfois  meilleures,  mais 
aussi  parfois  moins  bonnes  que  celles  de  l'hébreu  mas- 
sorétique. 

b)  La  critique  catholique.  —  Sans  rejeter  l'emploi  de 
sources  par  l'auteur  des  Livres  de  Samuel,  elle  se  refuse 
en  général  à  suivre  la  critique  indépendante  dans  l'hy- 
pothèse de  deux  ou  trois  sources  principales,  dont  la 
trame  se  poursuit  à  travers  tout  l'ouvrage;  elle  se 
refuse  surtout  à  y  voir  la  continuation  des  documents 
élohiste  et  jéhoviste  du  Pentateuque  avec  des  rédac- 
tions successives  deutéronomistique  et  sacerdotale. 
Les  hypothèses  ne  manquent  pas  non  plus  de  variété. 

Le  P.  de  Hummelauer,  après  avoir  relevé  les  pas- 
sages parallèles  de  Samuel  et  des  Paralipomènes,  en 
fait  remonter  l'origine  à  une  source  commune,  car  on 
ne  saurait  voir  dans  le  premier  la  source  du  second  qui 
a  des  développements  inconnus  des  Livres  de  Samuel. 
Cette  source  commune  serait  la  chronique  du  roi  David, 
citée  I  Par.,  xxvn,  24.  Cinq  parties  la  composent  dont 
la  première,  I  Reg.,  i-vir,  aurait  pour  auteur  Samuel 
lui-même;  la  seconde,  vrn-xvi,  l'histoire  de  Saiil, 
œuvre  de  Samuel  ou  du  prophète  Gad;  la  troisième, 
xvn  à  xxx  ou  xxxi,  David  à  la  cour  de  Saùl,  serait  de 
Gad  à  partir  du  c.  xxv;  la  quatrième,  II  Reg.,  i-xx, 
l'histoire  de  David,  écrite  du  vivant  même  du  roi,  et 
xi-xx,  sans  doute  par  Nathan,  qui  aurait  donné  à  l'en- 
semble du  livre  sa  forme  définitive  pour  servir  à  l'édu- 
cation de  Salomon;  la  cinquième  ou  l'appendice,  xxi- 
xxiv,  composée  d'éléments  sans  lien  entre  eux  ni  avec 
ce  qui  précède,  et  ajoutée  à  une  date  qu'on  ne  peut 
déterminer.  Comment,  in  Lib.  Samuelis,  1886,  p.  4  sq. 

Wiesmann  prétend  résoudre  les  difficultés  des  Livres 
de  Samuel  par  l'hypothèse  des  inversions  dans  le  texte 
et  faire  ainsi  disparaître  les  doubles  récits.  Pour  l'éta- 
blissement de  la  royauté  en  Israël,  par  exemple,  il  faut 
distinguer  entre  l'appel  par  Jahvé  de  Saiil  comme 
prince,  naghid,  d'Israël,  I  Reg.,  ix,  1-x,  16;  x,  27b  -Xi, 
11  et  l'élection  de  Saùl  comme  roi  d'Israël,  vm,  1-22; 
x,  17-24,  27»;  xi,  12-xn,  25;  x,  25,  26;  xm,  2,  19-22. 
La  suite  des  événements  apparaît  dès  lors  la  suivante  : 
Saùl,  ayant  reçu  en  secret  l'onction  qui  le  sacre  prince 
d'Israël,  est,  de  ce  fait,  à  la  tête  du  peuple  et  chef  de 
l'armée;  en  tant  que  tel  il  fait  campagne  contre  les 
Ammonites.  Entre  temps  le  peuple  réclamant  un  roi, 
Samuel  qui  tout  d'abord  s'y  refuse  y  consent  finale- 
ment, et  organise  l'élection  à  Maspha;  l'attitude  de  Saùl 
qui  se  cache  durant  l'élection  par  le  tirage  au  sort  s'ex- 
plique par  la  crainte  qu'il  a  de  n'être  pas  agréé  de  Dieu  ; 
il  est  couronné  roi  à  Galgala.  Zeitschrift  fur  kath. 
Théologie,  1910,  p.  118...;  1914,  p.  391... 

Dans  un  commentaire  plus  préoccupé  de  critique 
textuelle  que  de  critique  littéraire,  Schlôgl,  tout  en 
opposant  presque  une  fin  de  non-recevoir  aux  conclu- 
sions des  critiques  sur  l'origine  des  Livres  de  Samuel, 
n'en  admet  pas  pour  autant  l'unité  de  composition;  des 
prophètes  Samuel,  Gad  et  Nathan  proviennent  sans 
doute  maints  éléments  de  ces  livres,  dont  de  nombreux 
bouleversements  et  gloses  soulignent  le  caractère  com- 
posite. Die  Bûcher  Samuelis,  1901. 

Le  dernier  en  date  îles  commentateurs  catholiques 
de  Samuel,  Leimbach,  après  avoir  longuement  analysé 
les  différentes  théories  aussi  bien  de  la  critique  indé- 
pendante que  de  L'exégèse  traditionnelle,  constate  une 
grande  variété  d'opinions  chez  les  représentants  de 
l'une  et  de  l'autre  et  pense  que  le  jugement  de  Gress- 


2  7  85 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II    DES    ORIGINE 


786 


mann  sur  la  théorie  des  deux  sources  (cf.  supra),  non 
moins  que  l'ouvrage  de  P.  Volz  et  W.  Rudolph,  Der 
Elohist  als  Erzâhler,  ein  Irrweg  der  Penlalcuchkritik, 
1933,  invitent  à  la  réserve  et  en  donnent  le  droit.  Die 
Bûcher  Samuel,  1936,  p.  4-16. 

c)  Discussion  de  certains  arguments.  —  L'exégèse 
traditionnelle  n'accepte  pas  d'ailleurs  comme  doublets 
tous  les  passages  invoqués  à  l'appui  de  la  thèse  de  la 
pluralité  des  sources,  surtout  quand  la  véracité  histo- 
rique risque  de  n'être  pas  suffisamment  sauvegardée. 

Au  sujet,  par  exemple,  des  deux  récits  de  la  présen- 
tation de  David  au  roi  Saiil,  d'abord  comme  joueur  de 
harpe,  I  Reg.,  xvi,  14-23,  puis  comme  vainqueur  de 
Goliath,  xvn,  nombreuses  ont  été  les  explications  pro- 
posées pour  échapper  à  la  difficulté  que  pose  l'ignorance 
de  Saiil  au  sujet  de  la  personne  de  David  après  sa  vic- 
toire sur  le  géant  philistin,  xvn,  55-56,  alors  qu'il  avait 
pris  en  affection  ce  même  David  venu  à  sa  cour  et  qu'il 
en  avait  fait  son  écuyer.  xvi,  21.  «  Le  roi,  remarque- 
t-on,  connaissait  suffisamment  le  berger  de  Bethléem 
pour  l'attacher  à  sa  personne  en  qualité  d'écuyer  et  de 
musicien;  mais  le  courage  de  David  l'étonné  et  fait 
qu'il  s'intéresse  davantage  à  lui;  de  plus,  ayant  promis 
sa  fille  au  vainqueur  de  Goliath,  il  désire  des  informa- 
tions plus  précises  sur  la  parenté  de  celui  qui  peut  de- 
venir son  gendre,  et  c'est  pour  ce  motif  qu'il  charge 
Abner  de  s'en  occuper...  Nous  n'avons  donc  ici  aucune 
contradiction  réelle.  »  Vigoureux,  Les  Livres  saints  et 
la  critique  rationaliste,  5e  édit.,  t.  iv,  1902,  p.  490-498. 
D'autres  cherchent  la  solution  de  la  difficulté  dans  la 
reconstitution  du  texte  primitif  qui  serait  représenté 
non  pas  par  l'hébreu  massorétique  mais  par  le  grec  des 
Septante,  tel  du  moins  qu'il  ligure  dans  le  Vaticanus  où 
manquent  précisément  les  versets  qui  font  difficulté, 
xvn,  12-31  et  xvn,  55-xvin,  5.  Cf.  Peters,  Beilrâge  zur 
Text-und  Literarkritik  sowie  zur  Erklârung  der  Bûcher 
Samuel,  1899,  p.  58.  A  noter  que  VAlexandrinus  et  la 
recension  de  Lucien  ont  un  texte  conforme  à  celui  de 
l'hébreu.  Pour  le  P.  de  Hummelauer,  autre  encore  est 
la  solution  du  problème  :  xvi,  23,  marque  la  fin  de  l'his- 
toire de  Saiil,  tandis  que  xvn,  1,  est  le  commencement 
d'un  nouveau  récit,  l'histoire  de  David;  la  juxtaposi- 
tion de  deux  récits  originairement  indépendants 
explique  l'incohérence  du  texte  actuel.  Op.  cit.,  p.  13, 
184-185.  Schlôgl,  op.  cit.,  p.  113,  se  rallie  à  une  solution 
analogue.  Il  est  certain  que  l'explication  la  plus  natu- 
relle est  celle  qui  suppose  deux  sources  juxtaposées  et 
non  coordonnées.  Que  ces  deux  sources  se  retrouvent 
dans  tout  le  cours  du  livre,  c'est  ce  qui  n'apparaît  pas 
aussi  nettement. 

Pour  un  autre  exemple  non  moins  discuté,  les  expli- 
cations proposées  sans  le  recours  à  l'hypothèse  des 
doublets  sont  plus  satisfaisantes.  Il  s'agit  de  l'établisse- 
ment de  la  royauté  en  Israël.  Les  causes  qui  sont  à 
l'origine  de  cet  établissement  ne  s'excluent  pas;  elles 
sont  exposées  dans  deux  récits,  d'une  part,  I  Reg.,  vin  ; 
x,  17;  xii ;  et  d'autre  part,  ix,  1-10,  16;  xi;  xm;  xiv; 
xv  :  âge  de  Samuel,  indignité  de  ses  fils,  jalousie  à  l'en- 
droit des  peuples  voisins  qui  ont  un  roi  à  leur  tête, 
danger  philistin  ont  été  tour  à  tour  envisagés  pour 
répondre  à  la  complexité  de  la  situation  historique. 

Il  n'y  aurait  pas  davantage  de  contradiction  dans  la 
double  attitude  observée  vis-à-vis  de  la  royauté.  Son 
établissement  rentrait,  en  effet,  dans  le  plan  divin  et 
désirer  un  roi  n'avait  en  soi  rien  de  coupable;  seuls  les 
motifs  qui  étaient  à  l'origine  de  ce  désir  étaient  ré- 
préhensibles  :  mépris  de  Jahvé,  le  roi  invisible  de  son 
peuple,  ingratitude  envers  la  providence  divine,  man- 
que de  confiance  en  Jahvé;  ce  sont  ces  motifs  qui 
encourent  la  réprobation  divine;  mais,  puisque  la 
royauté  avait  sa  place  marquée  dans  le  plan  divin, 
Dieu  ordonne  d'accéder  au  désir  du  peuple,  tout  en 
laissant  entendre  que  cette  institution  de  la  royauté 


pourrait  bien  tourner  au  détriment  de  ce  peuple  au 
cou  raide.  Schlôgl,  in  hoc  loco. 

Les  deux  récits  du  rejet  de  Saiil,  I  Reg.,  xm,  8-14, 
et  xv,  10-26,  n'imposent  pas  non  plus  l'hypothèse  de 
deux  sources  différentes.  La  première  désobéissance  de 
Saiil  n'était  pas  sans  excuse,  la  crainte  de  voir  son 
armée  s'évanouir  le  pressait  d'offrir  l'holocauste  avant 
la  rencontre  avec  les  Philistins  sans  attendre  Samuel 
qui  n'était  pas  arrivé  au  ternie  fixé;  aussi  la  sentence 
de  condamnation  n'est  en  somme  qu'une  menace  dont 
l'exécution  peut  être  plus  ou  moins  différée.  La  seconde 
désobéissance  au  contraire  est  impardonnable,  aussi 
la  sentence  est  cette  fois  sans  appel  et  définitive  : 
«  Parce  que  tu  as  rejeté  l'ordre  de  Jahvé,  il  te  rejette 
aussi  comme  roi  sur  Israël.  »  I  Reg.,  xv,  23.  D'autres 
voient  dans  l'épisode  du  c.  xm  le  rejet  de  la  famille  et 
dans  celui  du  c.  xv  le  rejet  de  la  personne  même  de 
Saùl.  Leimbach,  op.  cit.,  p.  14-15. 

Parmi  les  auteurs  catholiques  modernes,  historiens 
ou  exégètes  de  l'Ancien  Testament,  il  ne  manque  pas 
cependant  de  partisans  d'hypothèses  qui  admettent 
l'existence  de  deux  ou  trois  sources  principales  et 
continues  dans  les  Livres  de  Samuel.  Sans  parler  de 
P.  Dhorme,  déjà  cité,  on  peut  mentionner  J.  Schàfers 
dans  une  étude  sur  les  quinze  premiers  chapitres  du  1.  I 
de  Samuel,  Biblische  Zeilschrift,  1907,  p.  1,  126,  235, 
359  ;  Sehulz  dans  son  commentaire,  Die  Bûcher  Samuel, 
1919-1920,  et  surtout  dans  son  étude  intitulée  Erzâh- 
lungskunst  in  den  Samuelbûchcrn  (Biblische  Zeitfragen) 
1923,  où  il  distingue  plusieurs  séries  de  récits,  deux 
entre  autres,  M  (Mizpa)  et  Gi  (Gilgal)  qu'il  placerait 
volontiers,  l'un  dans  les  derniers  temps  de  David, 
l'autre  à  l'époque  de  Salomon.  «  A  la  base  des  Livres 
des  Juges  et  de  Samuel,  note  un  récent  historien  de  la 
religion  d'Israël,  sont  deux  documents  de  peu  de 
temps  postérieurs  aux  événements  qu'ils  racontent, 
remontant  peut-être  au  temps  de  David  pour  ce  qui 
concerne  la  période  des  Juges,  au  ixe  ou  à  la  fin  du 
Xe  siècle  pour  ce  qui  regarde  les  origines  de  la  royauté. 
De  bonne  heure  es  documents  ont  été  fondus  par  de 
premiers  rédacteurs  en  une  histoire  plus  suivie  de  cha- 
que période.  Après  la  découverte  du  Deutéronome  et 
avant  la  fin  du  vne  siècle,  de  nouveaux  rédacteurs  ont 
repris  ce  travail  et  interprété  l'histoire  ancienne  d'après 
les  principes  posés  dans  le  Code  nouvellement  divul- 
gué. »  Touzard,  dans  J.  Bricout,  Où  en  est  l'histoire  dea 
religions?  t.  il,  1911,  p.  38,  n.  1.  Un  des  récents  his- 
toriens catholiques  de  David  croit  également  trouver 
dans  la  pluralité  des  sources  dont  les  traces  se  discer- 
nent tout  au  long  des  Livres  de  Samuel  la  meilleure 
explication  de  leur  origine.  La  vie  et  les  aventures  du 
roi  d'Israël,  suppose-t-il,  auraient  donné  lieu  à  toute 
une  littérature,  qui  dut  être  très  vaste,  à  en  juger  par  le 
nombre  des  fragments  que  la  Bible  nous  en  a  conserves. 
«  Dans  la  mesure  où  la  réalité  en  matière  si  difficile  peut 
encore  être  découverte,  on  ne  se  tromperait  sans  doute 
guère  en  supposant  que  les  documents  originaux  de 
cette  littérature  se  répartissent  en  quatre  groupes  :  un 
prophétique  et  un  sacerdotal,  où  l'aspect  religieux  pré- 
domine avec  les  nuances  particulières  aux  deux  grandes 
écoles  des  prophètes  et  des  prêtres;  un  judéen  et  un 
israélite  où  les  auteurs,  sans  perdre  de  vue  non  plus  la 
grande  part  prise  par  Yahwè  dans  la  destinée  de  David, 
se  sont  davantage  appliqués  à  raconter  par  le  détail  les 
origines,  les  aventures,  l'œuvre  militaire  et  la  vie  pri- 
vée de  leur  héros...  Quand  les  rédacteurs  inspirés  de 
nos  Livres  de  Samuel  et  des  Chroniques  entreprirent  de 
raconter  à  leur  tour  l'histoire  du  fils  de  Jessé,  ils  pui- 
sèrent abondamment  dans  ces  diverses  sources,  et  d'au- 
tant plus  que  la  vie  tout  entière  de  ce  roi  très  saint  et 
très  aimé  portait  en  elle-même  les  leçons  les  plus  salu- 
taires. Ce  qu'ils  en  tirèrent,  en  puisant  tantôt  d'un 
côté  et  tantôt  de  l'autre,  ils  le  combinèrent  non  sans 


2787 


ROIS    (LIVRES    I    ET  II  DES).    VALEUR    HISTORIQUE 


2788 


habileté,  niais  aussi  sans  chercher,  sous  la  pression  fie 
ces  exigences  critiques  qui  nous  rendent  si  injustement 
sévères  à  l'égard  des  histoires  anciennes,  à  éviter  ou  à 
faire  disparaître  les  divergences  qui  marquaient  la  dif- 
férence d'origine  de  leurs  renseignements.  »  Desnoyers, 
Histoire  du  peuple  hébreu,  t.  n,  p.  74-75. 

Autant,  d'après  l'exposé  qui  précède,  apparaît  avec 
certitude  l'utilisation  de  documents  par  l'auteur  des 
Livres  de  Samuel,  autant  la  mise  en  oeuvre  de  ces 
documents  et  leur  reconstitution  demeure  incertaine.  Il 
semble,  toutefois,  que  l'hypothèse  de  quelques  sources 
principales,  dont  les  éléments  sont  tour  à  tour  utilisés, 
répond  d'une  façon  plus  satisfaisante  aux  multiples 
données  du  problème  des  origines  du  livre.  A  condition 
de  ne  pas  compromettre  la  véracité  historique  d'un 
livre  inspiré,  qui  ne  saurait  se  concilier  avec  des  diver- 
gences allant  jusqu'à  la  contradiction,  rien  n'empêche 
de  s'y  rallier. 

La  détermination  de  la  date  de  rédaction  et  surtout 
de  l'époque  des  documents,  particulièrement  impor- 
tante au  point  de  vue  de  la  valeur  historique,  dispose 
d'éléments  d'information  plus  précis  et  aboutit  à  des 
résultats  plus  certains. 

3.  Date.  —  Quelques  allusions  à  la  séparation  des 
royaumes  d'Israël  et  de  Juda,  IReg.,  xvm,  10;  II  Reg., 
ii,  7-9;  m,  10,  et  surtout  I  Reg.,  xxvn,  6  :  «  La  ville  de 
Siceleg  appartient  jusqu'à  ce  jour  aux  rois  de  Juda  », 
indiquent  assez  clairement  que  le  livre  a  été  composé 
après  le  schisme  des  dix  tribus.  D'autre  part,  l'absence 
de  toute  désapprobation  à  l'endroit  de  la  pluralité  des 
sanctuaires,  d'autant  plus  significative  quand  on  la  com- 
pare à  l'attitude  du  rédacteur  de  III  et  IV  Reg.  en 
pareille  matière,  suppose  un  auteur  écrivant  antérieu- 
rement à  la  réforme  de  Josias,  621  ;  l'absence  également 
de  toute  allusion  à  l'exil  assyrien  après  la  chute  de 
Samarie  en  722  fait  reporter  antérieurement  à  cette 
date  la  composition  du  livre,  conclusion  que  confirme 
la  pureté  relative  de  la  langue  à  travers  tout  l'ouvrage. 
Malgré  ces  raisons,  nombre  de  critiques  prétendent 
retrouver  dans  la  rédaction  du  livre  la  marque  de 
l'école  deutéronomistique;  quelques  passages  mêmes 
appartiendraient  à  l'époque  postexilique. 

Plus  que  l'époque  de  rédaction,  ce  qui  importe  c'est 
l'âge  des  principaux  documents  utilisés  par  le  rédac- 
teur. Or  ici,  quelles  que  soient  les  opinions  sur  l'histoire 
de  la  composition  du  livre,  l'accord  tend  à  s'établir  de 
plus  en  plus  sur  la  très  haute  antiquité  de  ces  docu- 
ments, qui  auraient  été  rédigés  à  une  époque  contem- 
poraine ou  du  moins  très  proche  des  événements  rap- 
portés et  qui,  de  ce  fait,  se  présentent  comme  l'œuvre 
de  témoins  du  règne  de  David,  consignant  par  écrit 
leurs  témoignages  sous  le  règne  de  Salomon.  En  effet, 
la  relation  des  événements  survenus  au  temps  de  Da- 
vid prouve  par  son  contenu  et  d'une  manière  irréfu- 
table qu'elle  provient  de  cette  époque  même,  son  au- 
teur étant  parfaitement  au  courant  de  tout  ce  qui  se 
passe  à  la  cour,  aussi  bien  du  caractère  que  des  intrigues 
des  différents  personnages;  elle  ne  saurait  être  repor- 
tée au  delà  du  règne  de  Salomon.  Cf.  Mever,  Die  Israe- 
liten  und  ihre  Nachbarstàmme,  1900,  p.  185-180.  De 
tels  documents  sont  de  toute  première  valeur,  selon  la 
remarque  d'un  autre  critique,  Kittel,  constituant  une 
littérature  historique  vraiment  étonnante  pour  ces 
temps  reculés  d'Israël,  et  dépassant  de  beaucoup  tout 
Ce  que  l'ancien  Orient  nous  a  donné  en  matière  d'his- 
toire, aussi  bien  les  sèches  annales  officielles  des  1  !ahy- 
loniens  et  des  Assyriens,  que  les  récits  fabuleux  de  la 

littéral  lire   populaire   égyptienne;   c'est   réellement  de 

l'histoire  authentique.  Cf.   Meyer,  ibid. 

H  ne  saurait  Être  question,  par  contre,  de  dire  quel 

esl  l'aiileur  des  Livres  de  Samuel,  la  divcrsil  c  des  noms 
proposés  et  la  longue  période  de  I  >avld  à  Bsdras  durant 
laquelle  s'échelonnenl   ces  noms  Indiquent  assez  le 


manque  de  données  solides  pour  résoudre  le  problème. 

IV.  Valeur  historique.  —  Celle-ci  s'impose  tout 
d'abord  comme  la  conséquence  des  remarques  précé- 
dentes sur  l'époque  des  documents  qui  sont  à  la  base 
des  Livres  de  Samuel;  elle  s'impose  non  moins  par  la 
nature  et  le  caractère  de  ces  mêmes  documents,  par  la 
comparaison  avec  d'autres  livres  de  l'Ancien  Testa- 
ment et  l'histoire  des  peuples  voisins. 

1°  Nature  et  caractère  des  documents.  —  L'abondance 
et  la  précision  des  détails,  la  finesse  de  touche  dans  la 
peinture  des  personnages,  la  sincérité  dans  l'aveu  des 
fautes  des  héros  mêmes  de  l'histoire  sont  autant  de 
garanties  de  l'exactitude  du  récit.  «  La  couleur  locale 
y  est  très  vive  et  le  ton  de  la  narration  est  d'une  sim- 
plicité qui  est  un  garant  de  véracité  historique.  Les 
auteurs  n'ont  pas  cherché  à  atténuer  la  vérité  pour 
faire  l'apologie  de  leurs  personnages:  le  péché  d'Héli, 
les  fautes  de  Saùl,  les  crimes  de  Joab,  l'adultère  de 
David,  l'inceste  d'Amnon,  la  révolte  d'Absalom,  tout 
est  dépeint  sans  parti-pris  de.  flatter  celui-ci  ou  celui-là. 
Aussi  les  critiques  sont-ils  d'accord  à  reconnaître  une 
très  haute  portée  historique  à  ces  récits  et  il  serait 
oiseux  de  chercher  à  réfuter  des  systèmes  aussi  exagé- 
rés que  ceux  de  Winckler  et  de  Jérémias  qui  voient 
partout  l'influence  des  mythes  astraux,  ou  de  Jensen 
qui  reconnaît  dans  les  épisodes  les  plus  naturels  des 
succédanés  de  l'épopée  de  Gilgamès...  Nous  avons  là 
des  documents  uniques  pour  la  reconstitution  des  évé- 
nements qui  ont  motivé  et  suivi  l'un  des  faits  les  plus 
importants  de  l'histoire  d'Israël,  l'établissement  de  la 
royauté.  »  Dhorme,  op.  cit.,  p.  9. 

Des  difficultés  soulevées  contre  lavéracité  des  Livres 
de  Samuel,  quelques-unes  ont  déjà  été  examinées  à 
propos  de  l'origine  des  doubles  récits  comme  ceux  de  la 
présentation  de  David  à  la  cour  royale,  de  l'institution 
de  la  monarchie,  ou  du  rejet  de  Saùl  ;  d'autres  ne  com- 
promettent pas  davantage  cette  véracité;  le  détail  de 
leur  exposé  et  de  leur  discussion  relève  du  commentaire. 
Retenons  seulement  que  plusieurs  données  numériques, 
certainement  fausses  ou  tout  au  moins  douteuses,  pro- 
viennent, les  unes  d'altération  du  texte,  comme  c'est  le 
cas  pour  les  50  000  hommes  de  Bethsamès  frappés  pour 
avoir  porté  leurs  regards  sur  l'arche  de  Jahvé,  I  Reg., 
vi,  19,  ou  l'âge  de  Saûl,  un  an,  lorsqu'il  devint  roi, 
1  Reg.,  xm,  1  ;  d'autres,  de  quelque  méprise  ou  sures- 
timation que  l'interprétation  peut  ramener  à  de  plus 
justes  proportions.  Ainsi,  à  propos  du  recensement 
ordonné  par  David,  il  apparaît  que  le  nombre  total 
des  guerriers,  1300  000,  supposant  une  population 
globale  de  cinq  à  six  millions  d'habitants,  déliasse  la 
réalité;  on  s'en  rapprocherait  peut-être,  si,  au  lieu 
d'entendre  le  mot  éléph  dans  le  sens  ordinaire  de  mille, 
on  y  voyait  la  désignation  d'un  contingent  militaire 
n'ayant  qu'un  rapport  plus  ou  moins  étroit  avec  la  va- 
leur exacte  de  mille  hommes.  Ainsi,  au  lieu  des  800  000 
hommes  de  guerre  pour  Israël,  faudrait-il  lire  800  ba- 
taillons. On  sait  d'ailleurs  combien  l'exagération  était 
de  mise,  de  la  part  des  gouvernements  sémitiques  an- 
ciens en  pareille  matière.  Cf.  Dcsnoycrs,  Histoire  du 
peuple  hébreu,  t.  II,  p.  250,  n.  1. 

Contre  la  vérité  historique  de  tels  documents  rien  à 
conclure  non  plus  des  traits  miraculeux  (pic  présentent 
certains  récits,  comme  ceux  de  l'enfance  de  Samuel,  de 
l'institut  ion  de  la  royauté  ou  de  la  vie  dj  David,  dont 
la  vérité  esl  contestée  pour  des  raisons  étrangères  à  la 
critique. 

2°  Comparaison  des  Livres  de  Samuel  avec  d'autres 
livres  de  l'Ancien  Testament  et  même  du  Nouveau,  — 
Elle  montre  le  crédil  donl  ces  livres  ou  leurs  sources 
jouissaient  auprès  (les  ailleurs  inspirés.  Livres  des  Rois 
cl  Livres  des  Paralipomènes  surtout  renferment  des 
passages  reproduits  à  peu  près  textuellement  de  ceux 
de  Samuel.  Déjà  .lérémie  fait  allusion,  à  plusieurs  re- 


2789 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II    DES).    VALEUR    HISTORIQUE 


2790 


prises,  à  l'un  ou  l'autre  texte  des  Livres  de  Samuel, 
Jer.,  h,  37  et  II  Reg.,  xm,  19;  Jer.,  xv,  1  et  I  Reg.,  vu, 
5-9;  xn,  19-23.  L'antique  tradition  conservée  dans  les 
titres  de  quelques  psaumes  emprunte  aux  Livres  de 
Samuel  l'indication  de  la  circonstance  pour  laquelle  tel 
psaume  a  été  composé;  ainsi  en  est-il  pour  les  psaumes 
attribués  au  temps  de  la  persécution  de  Saùl,  vu; 
xxxin  (Vulg.,et  ainsi  des  autres) ;li;  lui;  lv;  lvi; 
lviii:  xcii;  pour  celui  qui  marque  l'apogée  de  David, 
xvn  ;  pour  un  autre  rapporté  à  la  guerre  syro-édomite, 
lix;  pour  celui  du  repentir  du  roi  David,  après  son 
péché  avec  Bethsabée  et  le  meurtre  d'Urie,  l;  pour 
deux  autres  enfin  ayant  trait  à  la  fuite  devant  Absa- 
lom,  m,  lxii.  L'auteur  de  l'Ecclésiastique,  xlvi,  13- 
xlvii,  11,  dans  son  éloge  de  Samuel,  Nathan  et  David, 
se  réfère  continuellement  au  texte  de  nos  deux  livres. 
Notre- Seigneur  lui-même,  dans  sa  réponse  aux  Phari- 
siens reprochant  à  ses  disciples  de  violer  le  sabbat,  leur 
dit  :  «  N'avez-vous  pas  lu  ce  que  fit  David,  pressé  par 
la  faim,  lui  et  ses  compagnons...  ?  »  Matth.,  xii,  3,  4. 
L'épisode  auquel  il  fait  allusion  rappelle  la  fuite  de 
David  devant  Saiil.  irrité  contre  lui,  et  son  arrivée  à 
Nobé,  où,  exténué  de  fatigue  et  de  faim,  il  reçoit 
du  grand-prêtre  Achimélech  du  pain  consacré  que 
seuls  les  prêtres  pouvaient  consommer.  I  Reg., 
xxi,  2-7. 

Le  Livre  des  Juges  qu'on  oppose  parfois  à  celui  de 
Samuel  non  seulement  ne  le  contredit  pas,  mais  encore 
l'éclairé  et  le  complète.  Pas  de  contradiction,  en  effet, 
au  sujet  de  II  Reg.,  v,  6,  qui  nous  apprend  que  Jérusa- 
lem était  encore  au  pouvoir  des  Jébuséens  au  temps  de 
David,  alors  que  Jud.,  i,  8  laisserait  entendre  que  Jéru- 
salem aurait  été  prise  par  les  Hébreux  dès  les  débuts  de 
la  conquête  de  Canaan.  Ce  dernier  verset,  selon  la  juste 
remarque  du  P.  Lagrange,  est  tellement  en  opposition 
avec  le  reste  de  l'histoire  biblique  qu'il  faut  nécessaire- 
ment le  considérer  comme  une  glose.  On  voit,  en  effet, 
dans  Jos.,  xv,  03  et  Jud.,  i,  21,  que  les  Jébuséens  conti- 
nuaient d'habiter  la  ville  après  l'installation  en  Canaan  ; 
et  l'histoire  du  Lévite,  racontée  Jud.,  xix,  10-12,  sup- 
pose encore  cette  situation.  Cf.  Dhorme,  Les  Livres  de 
Samuel,  p.  307.  Pour  ce  qui  est  de  la  situation  reli- 
gieuse, les  quatre  premiers  chapitres  du  Ier  Livre  des 
Rois  la  représentent  d'une  manière  tout  à  fait  concor- 
dante avec  celle  des  derniers  chapitres  du  Livre  des 
Juges;  le  centre  de  l'unité  religieuse  est  toujours  le 
sanctuaire  de  Silo,  dans  la  tribu  d'Éphraïm,  déjà 
célèbre  au  temps  de  Josué.  Jos.,  xvm,  1.  C'est  à  Silo 
que  chaque  année  a  lieu  le  pèlerinage  des  Israélites  vers 
Jahvé  comme  à  l'époque  des  Juges.  Jud.,  xxi,  19.  De 
même  toute  une  partie  de  l'histoire  racontée  aux  livres 
de  Samuel  s'explique  par  la  présence  des  Philistins  sur 
les  frontières  d'Israël,  comme  ils  l'étaient  au  temps  de 
Samson,  qui  toute  sa  vie  fut  en  lutte  contre  eux,  Jud., 
xm-xvi;  comme  lui,  Samuel  doit  faire  face  aux  incur- 
sions de  ces  mêmes  ennemis,  I  Reg.,  vu;  c'est  pour  en 
triompher  que  Jahvé,  sous  le  symbole  de  l'arche,  doit 
descendre  au  camp  d'Israël;  c'est  pour  les  repousser 
que  Saùl  est  choisi  comme  roi;  David,  enfin,  traqué 
par  son  adversaire,  cherchera  un  asile  chez  ces  mêmes 
Philistins  et  c'est  dans  un  dernier  combat  contre 
eux  que  Saùl  trouvera  la  mort.  I  Reg.,  xxxi.  Contre 
ces  perpétuels  envahisseurs  David  aura  encore  à 
se  défendre.  II  Reg.,  v,  17-25.  Cf.  Dhorme,  op.  cit., 
p.  53. 

3°  Rapports  avec  l'histoire  générale.  — ■  Si  l'histoire 
générale  n'offre  pas  ici  comme  pour  les  IIIe  et  IVe  Livres 
des  récits  parallèles,  elle  n'est  pas  cependant  sans  pro- 
jeter quelque  lumière  sur  la  période  des  débuts  de  la 
monarchie  en  Israël  et  sans  mettre  en  relief  la  valeur 
des  informations  que  nous  donnent  à  son  sujet  les 
Livres  de  Samuel. 

Le  rôle  prépondérant  des  Philistins,  dont  il  vient 


d'être  question,  au  début  et  durant  une  longue  partie 
de  la  période  qui  nous  occupe,  cadre  fort  bien  avec  ce 
que  nous  savons  par  ailleurs,  surtout  par  les  documents 
égyptiens  et  les  fouilles  récentes.  Les  «  Peuples  de  la 
mer  »,  c'est-à-dire  des  îles  de  la  mer  Egée  et  de  l'île  de 
Crète,  finirent,  après  plusieurs  tentatives,  par  s'établir 
définitivement  en  Canaan,  malgré  la  victoire  remportée 
sur  eux  par  Ramsès  III  (1201-1169);  les  Philistins  qui 
étaient  du  nombre  des  envahisseurs  s'installaient  le 
long  de  la  côte  depuis  le  promontoire  du  Carmel  jus- 
qu'à Gaza.  Étaient-ils  vassaux  de  l'Egypte  ou  avaient- 
ils  sauvegardé  leur  indépendance,  on  ne  sait  ;  ce  qui  est 
certain,  c'est  qu'ils  étaient  si  bien  chez  eux  dans  cette 
région  (pie.  par  une  bizarrerie  de  l'histoire,  c'est  des 
Philistins,  de  ces  incirconcis  détestés  d'Israël,  que 
viendra  à  la  Terre  promise  le  nom  de  Palestine  ou  Phi- 
listie,  par  lequel  les  voyageurs  grecs  la  désignaient  déjà 
du  temps  d'Hérodote.  Cf.  Desnoyers,  op.  cit.,  1. 1,  p.  42. 
La  décadence  qui  marque  les  règnes  des  successeurs  de 
Ramsès  III.  aussi  bien  ceux  de  la  XXe  dynastie  (120  1- 
1100)  que  ceux  de  la  XXIe  (1100-947),  permit  aux  Phi- 
listins et  aux  autres  peuplades  égéennes,  Zakkalas, 
Cretois,  Pléthis,  de  consolider  leur  établissement  en 
Canaan  et  d'assurer  ainsi  pendant  de  longues  années 
leur  supériorité  sur  les  nouveaux  envahisseurs,  les  Hé- 
breux. 

Ce  n'est  pourtant  pas  par  le  nombre  qu'ils  l'empor- 
taient sur  leurs  rivaux,  obligés  qu'ils  étaient  de  recou- 
rir a  des  mercenaires  hébreux  pour  renforcer  leur  armée, 
I  Reg.,  xiv,  21,  c'était  bien  plutôt  par  la  supériorité  de 
leur  civilisation,  qui  depuis  longtemps  florissait  aux 
pays  égéens  dont  ils  étaient  originaires.  Leur  armement 
était  fort  en  avance  sur  celui  des  Hébreux;  comme  les 
Cananéens  ils  ont  des  chars  de  guerre  ;  certains  de  leurs 
guerriers  sont  revêtus  d'armures  de  bronze  ou  de  fer, 
alors  que,  du  temps  de  Saul,  il  n'y  avait  encore,  chez 
leurs  adversaires,  que  le  roi  qui  le  fût.  I  Reg.,  xvn,  38- 
39.  Pour  s'assurer  sans  doute  la  fabrication  exclusive 
des  armes  de  fer,  ils  obligeaient  au  xi°  siècle  les  Hé- 
breux de  la  montagne  d'Éphraïm  à  recourir  à  leurs 
artisans  pour  remettre  en  état  leurs  instruments  agri- 
coles. I  Reg.,  xm,  19-21. 

Des  traces  de  cette  civilisation  égéo-crétoise  ont  été 
retrouvées  à  Beisàn,  la  Bethsan  de  I  Reg.,  xxxi,  10, 
où  les  Philistins  déposèrent,  dans  le  temple  d'Astarté, 
les  armes  de  Saùl  et  attachèrent  aux  murailles  le  ca- 
davre de  celui-ci.  Les  jarres  funéraires  et  quelques  pièces 
artistiques,  colliers  de  perles,  scarabées,  figurines, 
mises  au  jour  par  les  fouilles  américaines  entreprises 
dès  1921,  sont  attribuées  non  sans  vraisemblance  à 
une  race  nouvelle  à  ce  moment  en  Palestine  et  dont  la 
culture  amalgame  des  influences  égéo-eréloises  et  égyp- 
tiennes,fondues  au  creusetd'une  indéniable  originalité. 
Or,  précisément,  cette  époque  du  xir=  siècle  (à  laquelle 
on  attribue  ces  objets)  est  celle  de  l'introduction  des 
Philistins  en  Palestine,  ou  plutôt  celle  du  mouvement 
envahissant  des  Peuples  de  la  mer.  »  Leur  installation 
à  Bethsan  s'expliquerait  de  la  manière  suivante.  «  Tan- 
dis que  Pavant-garde  philistine,  écrasée  par  Ramsès  III 
sur  la  côte  méridionale  de  la  Palestine,  implante  ses 
épaves  dans  la  région  d'Ascalon,  le  gros  de  la  coalition 
s'égaille  à  travers  le  pays,  dompte  les  Cananéens  moins 
cohérents  et  moins  avantageusement  armés  et  s'ins- 
talle par  groupes  où  sa  fortune  l'a  conduit.  Par  la  voie 
très  propice  que  la  plaine  d'Esdrelon  ouvrait  devant 
ses  redoutables  chars  de  guerre,  un  des  clans  dispersés 
put  aisément  se  glisser  jusqu'à  la  vallée  du  Jourdain 
et,  séduit  par  la  position  avantageuse  de  Beth-San  = 
Beisân,  la  conquérir  et  s'y  fixer.  »  Vincent,  Les  fouilles 
américaines  de  Beisân,  dans  Revue  biblique, l923,pA40- 
441.  Bien  plus,  on  y  a  trouvé,  parmi  de  nombreux 
objets  en  terre  cuite  d'un  sanctuaire,  une  série  de  ma- 
quettes modelées  en  forme  de  maisonnettes  avec  des 


2791 


ROIS     LIVRES    I     ET    II     DES).    DOCTRINES,    DIEU 


2  792 


personnages  au  milieu  desquels  une  représentation  de 
femme  occupe  une  place  prépondérante  et  dont  les 
gestes,  les  attitudes  et  le:,  attributs  suggèrent  l'identi- 
fication avec  l'Astarté  syrienne.  Ne  serait-ce  pas  dés 
lors  ce  sanctuaire  d'Astarté  qui  aurait  reçu  les  tro- 
phées de  la  victoire  sur  Saiil,  «  vieux  sanctuaire  cana- 
néen, maintenu  en  vénération  par  les  pharaons  des 
XIXe  et  XXe  dynasties,  ou  temple  érigé  par  l'un  ou 
l'autre  de  ces  pharaons  à  la  déesse  principale  du  lieu, 
ce  temple  d'Astarté  demeura  en  exercice  après  l'effon- 
drement de  la  suzeraineté  égyptienne  aux  jours  de 
Ramsès  III.  Les  nouveaux  maîtres  de  Beisân,  ces  Phi- 
listins dont  les  premières  fouilles  avaient  déjà  livré  la 
trace,  se  substituèrent  aux  Égyptiens  dans  le  culte  à 
la  divine  maîtresse  de  céans.  »  Vincent,  ibid.,  1926, 
p.  120.  Cf.  Barrois,  art.  Beisan,  dans  Supplément  au 
Dictionn.  de  la  Bible,  t.  i,  col.  950-950. 

Un  autre  fait,  plus  important  encore  que  celui  de 
la  prépondérance  philistine,  est  la  fondation  d'un 
royaume  hébreu  par  David.  Ce  qui  rendit  la  chose  pos- 
sible, ce  fut  sans  doute  la  défaite  de  l'ennemi  hérédi- 
taire, le  Philistin,  ainsi  que  celle  des  autres  peuplades 
voisines,  mais  ce  fut  surtout  le  fait  que  la  puissance 
assyrienne,  qui  avec  Téglatphalasar  Ier  avait  porté  sa 
domination  jusqu'en  Syrie,  traversait  alors  une  période 
de  décadence  et  n'était  plus  capable  d'intervenir  dans 
les  affaires  de  la  Syrie,  parce  qu'elle-même  était  rejetée 
au-delà  del'Euphrate.  Il  en  allait  de  même  de  l'Egypte. 
Les  successeurs  de  Ramsès  non  plus  que  les  rois  de  la 
XXIe  dynastie  n'avaient  d'autorité  sur  les  chefs  sy- 
riens. Si  jamais  les  circonstances  furent  propices  à 
l'établissement  d'un  royaume  groupant  sous  son  auto- 
rité des  peuples  affranchis  des  puissants  voisins  du  Sud 
et  de  l'Est,  ce  fut  bien  celui  de  l'avènement  de  David 
auquel  ne  manqua  ni  le  secours  divin,  ni  le  concours  de 
circonstances  favorables. 

Les  lettres  d'El-Amarna  enfin,  si  précieuses  pour  la 
période  précédente,  nous  prouvent  combien  les  rela- 
tions épistolaires  étaient  fréquentes  entre  les  rois  et  les 
grands  de  la  cour  et,  de  ce  fait,  confirment  l'exactitude 
d'un  simple  épisode  rapporté  aux  Livres  de  Samuel  : 
l'envoi  d'un  message  de  David  à  Joab  par  Urie. 
II  Reg.,  xi,  14.  La  relation  elle-même  du  voyage  de 
l'Égyptien  Wénamon  vers  1100  pour  acheter  du  bois 
en  Phénicie  est  intéressante  à  rapprocher  de  ce  qui  est 
dit  aux  Livres  de  Samuel  sur  les  relations  commerciales 
entre  David  et  Hiram,  roi  de  Tyr.  Cf.  Desnoyers,  op. 
cit.,  t.  ii,  p.  20-27. 

V.  Doctrines.  —  De  la  plus  haute  importance  pour 
l'histoire  d'Israël,  les  Livres  de  Samuel  ne  le  sont  pas 
moins  pour  sa  religion,  dont  ils  nous  font  connaître  les 
croyances,  au  sujet  surtout  de  la  divinité,  les  pratiques 
cultuelles  et  aussi  les  espérances.  Importantes  en  elles- 
mêmes  par  la  connaissance  qu'elles  nous  donnent  de  la 
religion  d'Israël  à  une  époque  aussi  ancienne,  les  don- 
nées des  Livres  de  Samuel  le  sont  encore  par  la  lumière 
qu'elles  projettent  sur  l'ensemble  de  l'histoire  de  cette 
religion  et  particulièrement  sur  le  jahvéisme  ou  la  reli- 
gion de  Moïse,  en  confirmant  la  vérité  de  ses  origines, 
tout  en  montrant  la  lente  et  progressive  réalisation  de 
l'idéal  religieux  mosaïque,  aussi  bien  dans  l'ordre 
des  croyances  (pie  dans  celui  des  institutions  et  du 
culte. 

La  religion  d'Israël  n'avait  pas  été  sans  subir  quel- 
que fléchissement  durant  la  période  des  Juges,  dans  les 
croyances  du  moins  et  le  culte  du  peuple,  sous  l'in- 
fluence des  religions  cananéennes.  Si  de  nouvelles  révé- 
lations n'avaient  point  enrichi  sa  foi  — -  "  la  parole  de 
Jahvé  était  rare  en  ce  temps-là  .  I  Reg.,  m,  1  —  elle 
avait  toutefois  traversé  repleuve  sans  perdre  les  traits 
essentiels  que  lui  avail  donnes  le  législateur  du  Sinaï  et 

que  s'efforçaient  de  maintenir  les  véritables  fidèles  du 
jahvéisme.  La  période  qui  marque  un  renouveau  dans 


la  vie  nationale  par  l'institution  de  la  royauté  verra 
également  un  renouveau  dans  la  vie  religieuse,  suscité 
par  des  personnalités  telles  que  Samuel  et  que  David 
surtout,  dont  le  nom  domine  non  seulementlespremiers 
temps  de  la  monarchie  mais  encore  toute  son  histoire, 
politique  et  religieuse.  Pour  dégager  les  aspects  essen- 
tiels de  cette  vie  religieuse,  nous  rechercherons  d'abord 
quelles  idées  on  se  faisait  de  la  divinité,  du  messianisme 
et  du  prophétisme,  et  ensuite  quelle  était  l'organisa- 
tion du  culte. 

1°  Dieu.  —  Le  Dieu  d'Israël  c'est  Jahvé.  Par  l'al- 
liance conclue  jadis  au  Sinaï,  par  l'octroi  de  la  Terre 
promise  à  son  peuple  choisi,  il  est  le  maître  du  pays  et 
de  ses  habitants.  Selon  l'antique  croyance,  aussi  bien 
des  I  Iébreux  que  des  peuples  païens,  c'est  dans  ce  pays 
qui  lui  appartient  en  propre  et  là  seulement  que  le 
sacrifice,  acte  essentiel  de  son  cullc,  peut  lui  être  olïert; 
«  Va-t-en  vers  des  dieux  étrangers  »,  disent  à  David  les 
hommes  qui  l'ont  chassé  du  pays,  afin  qu'il  ne  puisse 
plus  faire  partie  de  l'héritage  d'Israël.  «  Forcer  quel- 
qu'un à  quitter  le  territoire  de  Jahvé,  c'est  le  con- 
traindre à  servir  d'autres  dieux.  De  même,  faire  habi- 
ter le  territoire  de  Jahvé  par  des  étrangers,  c'est  les 
mettre  dans  la  nécessité  de  rendre  un  culte  à  Jahvé 
(cf.  IV  Reg.,  xvn,  25).  »  I  Reg.,  xxvi,  19.  Dhorme,  Les 
Livres  de  Samuel,  p.  233.  Exilés  ou  déportés,  les  Israé- 
lites se  refusaient  à  offrir  des  sacrifices  à  leur  Dieu,  ne 
croyant  même  pas  pouvoir  chanter  un  cantique  de 
Jahvé  sur  la  terre  étrangère.  Ps.  cxxxvi,  2-4. 

Est-ce  à  dire  que  Jahvé  était  pour  ses  fidèles  et  pour 
David  en  particulier  un  dieu  purement  national  et  ter- 
ritorial? Non  certes,  car  ce  n'était  pas  sa  divinité  qui 
était  bornée  par  les  frontières  d'Israël,  c'était  simple- 
ment son  culte.  Réfugié  chez  les  Philistins,  David  n'en 
continue  pas  moins  à  servir  Jahvé  qui,  même  en  terre 
étrangère,  reste  son  Dieu,  aussi  puissant  qu'en  son 
propre  domaine.  N'est-il  pas,  en  elîet,  le  maître  de  la 
nature,  déchaînant  l'orage  pour  confondre  les  ennemis 
de  son  peuple,  aussi  bien  que  pour  châtier  l'infidélité 
de  ses  sujets?  I  Reg.,  xn,  17-18;  II  Reg.,  xxn,  8-10. 
La  désinvolture  de  David  à  l'égard  de  la  statue  de 
Milcom,  le  dieu  des  Ammonites  (II  Reg.,  xn,  30, 
d'après  la  traduction  préférable  du  grec),  montre  assez 
qu  il  ne  tenait  pas  Milcom  pour  un  dieu  véritable.  Il  ne 
faut  pas  en  effet  se  méprendre  sur  la  portée  des  termes 
employés  pour  désigner  les  divinités  étrangères;  lors- 
que les  Hébreux  et  ceux-là  mêmes  qui  étaient  fidèles 
adorateurs  de  Jahvé  appelaient  dieux  Baal,  Astarté, 
Milk  et  autres  divinités  païennes,  ils  «  suivaient  sim- 
plement une  manière  de  parler  identique  à  la  nôtre,  et 
ne  songeaient  pas  plus  que  nous,  en  les  gratifiant  d'un 
nom  qu'elles  ne  méritaient  pas,  à  faire  d'elles  des  êtres 
réels,  ni  à  les  doter  fût-ce  d'une  simple  parcelle, 
de  la  divinité,  cette  divinité  incommunicable,  que 
Jahvé  seul  possédait  toute.  «Desnoyers,  op.  cit.,  t.  m 
p.  255. 

Ce  qui  prouve  bien  encore  que  la  puissance  de  Jahvé 
S'étendait  au-delà  des  limites  de  son  territoire,  c'est 
qu'il  est,  selon  l'expression  fréquemment  employée 
dans  les  Livres  de  Samuel  (jusqu'à  onze  fois),  Jahvé  des 
armées.  Celte  expression  certes  est  employée  à  propos 
de  puissance  militaire,  I  Heg.,xv,2;xvn,45;  II  Reg.v, 
10,  et  même  I  Reg.,  xvn,  15  ;  le  sens  en  est  clairement 
indiqué  dans  cette  parole  de  David  à  Goliath  :  «  ...  je 
viens  contre  lui  au  nom  de  Jahvé  des  armées,  le  Dieu 
des  troupes  d'Israël  »;  l'arche,  transportée  au  milieu 
des  combats  par  les  armées  d'Israël,  est  l'arche  de 
l'alliance  de  Jahvé  des  armées, dont  dépend  la  victoire; 
mais  la  même  expression  se  rencontre  encore  dans  un 
certain  nombre  de  cas  où  il  n'y  a  plus  aucun  rapport 
entre  Jahvé  et  les  troupes  d'Israël  et  alors  ne  faut-il 
pas  l'entendre  au  sens  que  lui  donnent  les  prophètes. 
pour  qui  elle  évoque  surtout  l'idée  des  armées  célestes, 


2793 


ROIS      LIVRES    I    ET    II    DES).    DOCTRINES,    DIEU 


celles  des  astres  dont  les  mouvements  si  régulièrement 
ordonnés  suggéraient  l'idée  de  troupes  conduites  par 
un  chef  habile  et  puissant,  celles  des  esprits  dont  le 
séjour  était  placé  dans  les  régions  supérieures.  Cf.  Tou- 
zard,  Le  Livre  d'Amos,-p.  lx.  Ne  voit -on  pas  d'ailleurs, 
au  temps  des  Juges  déjà,  les  étoiles  qui  combattent 
contre  Sisara?  Jud.,  v,  20.  On  peut  donc  entendre  les 
mots  :  Jahvé  des  armées,  comme  exprimant  tantôt  le 
Seigneur  des  armées  terrestres,  tantôt  le  Seigneur  des 
armées  célestes. 

Contre  ce  Dieu,  les  divinités  des  peuples  voisins,  même 
plus  forts  qu'Israël,  les  Philistins  par  exemple,  ne  sau- 
raient entrer  en  lutte.  Si  le  peuple  de  Jahvé  a  été  battu 
par  ces  derniers,  si  l'arche  même,  symbole  de  la  pré- 
sence de  Jahvé,  est  tombée  entre  leurs  mains,  ce  n'est 
pas  que  le  Dieu  des  Philistins  soit  plus  puissant  que  le 
Dieu  d'Israël;  l'épisode  du  temple  de  Dagon,  IReg.,  v, 
2-6,  montre  bien  le  néant  de  telle  divinité,  dont  l'idole 
à  queue  de  poisson  s'écroule  devant  l'arche  de  Jahvé, 
tandis  que  ses  fidèles  sont  frappés  par  la  main  du  Dieu 
d'Israël  qui  s'appesantit  sur  eux.  Mais,  observeront 
d'aucuns,  si  ce  récit  de  la  lutte  entre  Jahvé  et  Dagon 
prouve  le  triomphe  et  la  prééminence  du  Dieu  d'Is- 
raël, ne  prouve-t-il  pas  également  la  réalité  de  l'idole 
païenne,  dont  le  narrateur  fait  le  dieu  des  Philistins 
tout  comme  Jahvé  est  celui  des  Israélites?  Malgré  la 
croyance  antique  qui  attribuait  un  dieu  à  chaque  na- 
tion et  qui  certes  n'était  pas  demeurée  sans  écho  parmi 
le  peuple  élu,  on  ne  saurait  prétendre  qu'elle  soit  celle 
de  l'auteur  des  Livres  de  Samuel,  dont  la  pensée  s'ex- 
prime à  ce  sujet  avec  toute  la  netteté  désirable  dans 
ces  paroles  du  prophète  Samuel  :  «  Ne  vous  éloignez  pas 
de  Jahvé  et  servez  Jahvé  de  tout  votre  cœur.  Ne  vous 
écartez  pas  à  la  suite  des  choses  de  néant  qui  ne  servent 
de  rien  et  ne  peuvent  sauver,  car  ce  sont  des  choses  de 
néant.  »  I  Reg.,  xn,  20-21. 

On  ne  saurait  davantage  prétendre  que  les  Hébreux 
divinisaient  leurs  morts  et  les  appelaient  dieux.  Du  seul 
passage  où  ce  terme  est  employé  sûrement  pour  dési- 
gner les  esprits  des  morts,  à  propos  de  l'évocation  de 
Samuel  par  la  pythonisse  d'Endor,  I  Reg.,  xxvm  13, 
on  ne  saurait  le  conclure;  il  s'agit  là  sans  doute  d'un 
terme  technique  à  l'usage  des  nécromanciens,  prove- 
nant d'une  superstition  populaire  ou  d'usages  anté- 
rieurs et  extérieurs  au  jahvéisme.  Comment  d'ailleurs 
les  morts,  qui  si  souvent  sont  mis  en  contraste  d'infé- 
riorité avec  les  vivants,  pourraient-ils  s'égaler  à  des 
dieux?  La  suite  du  récit  montre  bien  que  Saiil  ne  se 
méprit  pas  sur  la  portée  du  mot  employé  par  la  nécro- 
mancienne pour  désigner  l'être  qu'il  ne  voit  pas,  mais 
dont  elle  lui  signale  la  présence;  il  ne  se  prosterne  pas 
pour  l'adorer,  le  faisant  seulement  lorsque  la  descrip- 
tion du  spectre  le  convainc  que  c'est  bien  Samuel  qui 
vient  d'apparaître.  Un  autre  passage  ordinairement 
invoqué  à  l'appui  de  cette  prétendue  divinisation  des 
morts  par  les  Hébreux,  ïs.,  vin,  19,  y  contredit 
plutôt.  Cf.  Lagrange,  Éludes  sur  les  religions  sémi- 
tiques, 1903,  p.  271,  n.  1;  Desnoyers,  op.  cit.,  t.  Il, 
p.  129,  n.  2. 

Seul  maître  tout-puissant  de  la  nature  et  des  peuples, 
Jahvé  est  aussi  un  Dieu  juste,  et  par  là  s'affirme  encore 
son  unité  et  sa  transcendance.  Loin  d'être  tenu,  en  sa 
qualité  de  dieu  national,  à  assurer  partout  et  toujours  à 
son  peuple  prospérité  et  triomphe  sur  ses  ennemis,  il  se 
montre  rigoureusement  juste,  aussi  bien  dans  le  châti- 
ment que  dans  la  bénédiction;  bien  plus,  il  défend 
l'étranger  innocent  contre  les  siens  qui  l'oppriment 
injustement;  c'est  ainsi  qu'il  venge  l'honneur  et  la 
mort  d'Urie  qui  était  un  Hittite,  qu'il  venge  de  même 
les  Gabaonites,  demeurés  de  nationalité  amorrhéenne 
bien  que  devenus  les  esclaves  du  sanctuaire.  II  Reg., 
xxi,  1,  9.  Cette  justice  toutefois  est  tempérée  de  misé- 
ricorde; au  pécheur  repentant  elle  ne  refuse  pas  le  par- 


don, ainsi  est-il  accordé  à  David  adultère  et  meurtrier, 
mais  s'humiliant  sous  les  reproches  du  prophète  Na- 
than; confiant  en  cette  mansuétude,  David  encore, 
lors  du  recensement  qui  lui  attire  les  menaces  divines, 
préfère  s'en  remettre  aux  mains  de  Jahvé  qu'à  celles 
des  hommes  :  «  Tombons  donc,  s'écrie-t-il,  entre  les 
mains  de  Jahvé,  car  grande  est  sa  miséricorde!  mais 
puissè-je  ne  pas  tomber  entre  les  mains  des  hommes.  » 
II  Reg.,  xxiv,  14. 

Les  exigences  morales  de  la  justice  divine  impliquent 
la  sainteté;  pas  plus  que  la  justice  elle  n'est  inconnue 
aux  Livres  de  Samuel.  Les  habitants  de  Bethsamès 
redoutent  la  présence  de  Jahvé,  le  Dieu  saint,  I  Reg., 
vi,  20;  sa  sainteté  est  pour  eux  synonyme  de  majesté 
intangible  et  inaccessible;  la  mort  qui  les  frappe  pour 
avoir  porté  leurs  regards  sur  l'arche  d'alliance  et  frappe 
également  Oza  pour  l'avoir  touchée,  II  Reg.,vi,  6-8, 
ne  pouvait  manquer  de  suggérer  pareille  notion  de  la 
sainteté  d'un  Dieu  si  redoutable.  Pour  David  il  n'en 
va  pas  de  même;  dans  le  ps.  xvn  (xvm  de  l'hébreu), 
dont  la  composition  ne  semble  pas  devoir  lui  être  sé- 
rieusement contestée,  en  même  temps  qu'il  célèbre  la 
puissance  de  Jahvé,  le  Très-Haut,  le  Dieu  fort,  le 
maître  souverain  de  l'univers,  en  dehors  duquel  il  n'y 
a  pas  d'autre  vrai  Dieu,  il  proclame  sa  justice  qui  rend 
à  chacun  selon  son  mérite,  sa  sévérité  pour  les  cou- 
pables, sa  miséricorde  pour  les  innocents;  il  sait  aussi 
que  ses  bénédictions  vont  à  une  vie  pure,  sans  impiété 
ni  iniquité,  que  sa  voie  est  sans  reproche  et  sa  parole 
sans  alliage;  à  un  tel  Dieu  vont  son  amour  et  sa  con- 
fiance, ses  chants  de  louange  et  ses  hymnes  de  recon- 
naissance. On  peut  penser  que  l'influence  de  David,  si 
grande  pour  le  rayonnement  national  d'Israël,  ne  fut 
pas  moindre  pour  son  épanouissement  religieux  et  que, 
en  même  temps  que  s'affermissait  et  se  développait  la 
puissance  de  ce  peuple,  s'affermissaient  non  moins  sa 
foi  et  sa  confiance  en  la  souveraineté,  la  justice  et  la 
sainteté  de  Jahvé,  le  progrès  national  aidant  au  progrès 
religieux.  Le  roi  était,  en  effet,  l'oint  de  Jahvé,  traité 
par  lui  comme  un  fils,  II  Reg.,  vu,  14,  délégué  par  lui 
auprès  de  son  peuple;  le  rôle  prépondérant  joué  par  la 
religion  dans  l'établissement  de  la  royauté  devait  le 
lui  rappeler.  C'est  du  reste  ce  que  comprirent  les  pre- 
miers rois  de  la  dynastie  davidique  ;  transport  de  l'arche 
dans  la  capitale,  érection  d'un  temple  magnifique  pour 
l'abriter  devaient  assurer  définitivement  le  triomphe 
de  Jahvé.  Dans  la  suite  de  l'histoire  de  la  royauté, 
prêtres  et  prophètes  continueront  avec  des  succès  di- 
vers l'œuvre  de  Samuel  en  vue  du  maintien  des  droits 
de  Jahvé  sur  son  peuple,  méconnus  parfois  ou  violés  par 
des  rois  impies;  la  théocratie  antérieure  à  la  royauté, 
avait  perdu  de  sa  rigueur,  mais  ses  prérogatives  n'en 
étaient  pas  moins  sauvegardées. 

Plus  explicite  encore  dans  l'affirmation  des  attributs 
divins  est  le  cantique  d'Anne,  la  mère  de  Samuel, 
I  Reg.,  ii,  1-10,  qui  célèbre  tour  à  tour  la  sainteté  de 
Jahvé,  à  nulle  autre  comparable,  sa  puissance,  sa 
sagesse,  sa  miséricorde.  Mais  à  cause  de  son  authenti- 
cité généralement  contestée  et  de  sa  composition  re- 
portée à  une  date  tardive,  nombreux  sont  les  critiques, 
parmi  lesquels  des  catholiques,  qui  ne  croient  pas  pou- 
voir en  faire  état  dans  une  reconstitution  du  milieu 
religieux  à  l'époque  décrite  dans  les  Livres  de  Samuel. 
Cf.  Dhorme,  op.  cit.,  p.  31-34;  Schàfers,  /  Sam.,i-X¥, 
literarkritisch  untersucht,  dans  Biblische  Zeitschrîft, 
1907,  p.  4-7. 

Ce  Dieu  puissant,  juste  et  saint  n'en  est  pas  moins 
un  Dieu  vivant,  à  la  personnalité  très  agissante,  dont 
les  interventions  dans  l'histoire  de  son  peuple  ne  se 
comptent  pas.  Celles-ci  se  produisent  non  seulement 
dans  les  circonstances  solennelles,  comme  l'institution 
de  la  royauté,  I  Reg.,  vm,  9,  22,  ou  le  choix  de  la 
I   famille  davidique,  I  Reg.,  xvi,  1-3;  II  Reg.,  vu,  11-16, 


2795 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II  DES).    DOCTRINES,    LE    MESSIE 


279& 


mais  dans  maintes  autres  circonstances  pour  décider 
par  exemple  d'une  entreprise  ou  assurer  le  succès  d'une 
campagne,  I  Reg.,  xxiv,  13-16,  22;  xxvi,  9-11,  etc.. 
Parfois  grandioses,  comme  celle  qui  est  décrite 
II  Reg.,  xxn,  8-12,  ces  manifestations  de  l'interven- 
tion divine  sont  généralement  plus  discrètes;  les 
songes,  les  sorts,  l'éphod  traduisent  la  volonté  de 
.lahvé  aux  hommes  qui  en  sollicitent  et  attendent 
l'impulsion. 

De  telles  consultations  de  la  divinité  sont  fréquentes 
au  cours  du  règne  de  Saûl  surtout  et  au  début  de  celui 
de  David,  ordinairement  à  l'occasion  d'une  campagne 
à  entreprendre.  L'éphod-oraclc  répondait  par  les  sorts 
sacrés  ûrîm  et  tûmmlm  à  la  demande  du  prêtre  lévi- 
tique  ayant  seul  qualité  pour  l'interroger.  Un  épisode 
de  la  guerre  de  Saùl  contre  les  Philistins  nous  apprend 
comment  on  procédait  pour  faire  parler  les  sorts;  dans 
le  texte  plus  complet  tics  Septante  on  lit  :  «  O  Jahvé, 
dit  Saiil,  pourquoi  n'as-tu  pas  répondu  à  ton  serviteur 
aujourd'hui?  Si  c'est  en  moi  ou  en  mon  fils  Jonathan 
qu'est  cette  iniquité,  ô  Jahvé,  Dieu  d'Israël,  donne 
ûrîm,  mais  si  cette  iniquité  est  en  Israël,  ton  peuple, 
donne  tûmmîm.  »  I  Reg.,  xiv,  41.  Le  recours  aux  sorts 
sacrés  ne  semble  pas  avoir  longtemps  joui  de  l'estime 
qu'il  eut  alors:  seuls  quelques  rares  passages  de  la 
Bible  y  font  allusion  pour  les  époques  suivantes  : 
Os.,  m,  4;  I  Esdr.,  n.  63  (II  Esdr.,  vu,  65).  Sans  avoir 
été  abandonné  complètement,  on  peut  supposer  que 
d'autres  moyens,  surtout  l'oracle  prophétique,  per- 
mirent à  Jahvé  de  manifester  ses  volontés.  Ne  voit-on 
pas,  en  effet,  les  plus  illustres  représentants  du  prophé- 
tisme  sollicités  par  les  rois  pour  connaître  les  desseins 
de  Jahvé? 

A  côté  des  moyens  réguliers  et  légitimes  de  consulter 
Jahvé,  les  Livres  de  Samuel  en  connaissent  d'autres 
que  la  loi  réprouve  ;  tels  sont  les  teraphim  et  l'évocation 
des  morts.  Au  sujet  des  premiers,  mentionnés  à  deux 
reprises,  I  Reg.,  xv,  23,  pour  les  réprouver  au  même 
titre  que  l'idolâtrie,  et  I  Reg.,  xix,  13,  pour  raconter 
le  subterfuge  de  Michol,  femme  de  David,  les  interpré- 
tations sont  divergentes.  «  Il  est  incontestable  qu'ils 
servaient  à  la  divination,  Ezech.,  xxi,  26;  Zach.,  x,  2; 
il  paraît  également  certain  qu'ils  représentaient  des 
dieux  qui  n'étaient  pas  Jahvé,  mais  plutôt  des  dieux 
domestiques,  gardés  dans  la  maison  ou  sous  la  tente, 
Gen.,  xxxi,  19...,  I  Reg.,  xix,  13,  16;  enfin  qu'ils 
avaient  la  forme  humaine  (I  Reg.,  xix).  »  Lagrangc, 
Le  Livre  des  Juges,  p.  272.  La  présence  de  teraphim 
dans  la  maison  de  David,  si  elle  suggère  l'idée  de 
quelque  pratique  superstitieuse  de  la  part  de  Michol, 
ne  saurait  être  invoquée  contre  le  monothéisme  du 
narrateur  non  plus  que  contre  celui  de  David  lui- 
même. 

Le  recours  à  l'esprit  des  morts,  malgré  toutes  les 
prohibitions  dont  il  avait  été  l'objet,  était  aussi  par- 
fois usité.  Saûl,  qui  pointant  l'avait  sévèrement  inter- 
dit, se  résigne  à  l'employer  en  désespoir  de  cause,  ne 
recevant  par  ailleurs  aucune  réponse  de  Jahvé  à  toutes 
ses  demandes,  ni  par  les  songes,  ni  par  l'ûrîm,  ni  par 
les  prophètes.  1  Reg.,xxvm,  6.  L'évocation  de  Samuel 
par  la  nécromancienne  d'Endor  pose  un  certain  nom- 
bre de  problèmes.  Il  a  déjà  été  question  ci-dessus, 
col.  2703,  du  sens  à  retenir  pour  le  terme  éloliîm  em- 
ployé pour  désigner  l'esprit  du  prophète;  quant  à  sa- 
voir s'il  y  a  eu  supercherie  du  démon  ou  de  la  pytho- 
nisse  ou  au  contraire  apparition  réelle  permise  par 
Dieu,  Pères  et  exégètes  sont  partagés.  Dompte  tenu  de 
l'addition  des  Septante  dans  f  Par.,  \,  13  :  "  el  le  pro- 
phète Samuel  lui  (à  Saûl)  répondit  »,  el  plus  encore  de  ce 
que  dit  l'Ecclésiastique,  xi.vi,  23  (20  de  l'hébreu),  dans 
l'éloge  de  Samuel  :  o  Du  sein  de  la  terre  il  éleva  la  voix 
en  prophétisant  pour  effacer  l'iniquité  de  son  peuple  », 
on  peut  admettre  que  l'âme  du  prophète,  par  une  per- 


mission divine,  est  réellement  intervenue  pour  avertir 
encore  une  fois  Saiil,  et  cela  sans  l'aide  d'aucun  procédé 
magique,  dont  le  texte  d'ailleurs  ne  fait  nulle  mention. 
C'était  déjà  une  des  explications  que  proposait  saint 
Augustin  (De  diversis  quœsl.  ad  Siinplicianum,  1.  II, 
c.  m)  et  que  saint  Thomas  faisait  sienne  :  «  Il  n'est  pas 
déraisonnable  de  croire,  disait-il,  que,  par  une  permis- 
sion de  Dieu  et  par  un  ordre  secret  qui  échappait  à  la 
pythonisse  et  à  Saiil,  l'âme  d'un  juste  sans  subir  aucu- 
nement l'influence  des  artifices  et  de  la  puissance  ma- 
giques, ait  pu  se  montrer  aux  regards  du  roi,  qu'il  de- 
vait frapper  du  jugement  de  Dieu;  ou  bien,  ajoutait-il, 
toujours  à  la  suite  de  saint  Augustin  qui  préférait  l'ex- 
plication suivante,  il  faudrait  penser  que  ce  ne  fut  pas 
vraiment  l'esprit  de  Samuel,  arraché  à  son  repos,  mais 
un  fantôme  et  une  illusion  imaginative  produite  par 
artifices  diaboliques,  l'Écriture  lui  donnant  alors  le 
nom  de  Samuel  en  suivant  le  procédé  commun  qui 
■  consiste  à  donner  le  nom  des  choses  aux  images  qui  les 
représentent.  »  II^-II®,  q.  xcv,  a.  4,  ad  2"m.  Cf.  de 
Hummelauer,  Commcnlarius  in  Lib.  Samuelis,  p.  248- 
252  ;  Lesêtre,  art.  Évocation  des  morts,  dans  Vigouroux, 
Dict.  de  la  Bible,  t.  n,  col.  2129-2131. 

2°  Le  messianisme.  —  Si  l'institution  de  la  monar- 
chie en  Israël  ne  fut  sans  influence  sur  le  monothéisme, 
elle  ne  le  fut  pas  non  plus  sur  le  messianisme,  cet  autre 
élément  essentiel  de  la  religion  de  l'Ancien  Testament. 
Pour  la  période  des  trois  premiers  rois,  le  messianisme 
n'est  pas  tant  à  chercher  dans  les  prophéties  propre- 
ment dites,  assez  rares  d'ailleurs,  à  n'envisager  que  les 
seuls  Livres  de  Samuel,  que  dans  les  institutions,  les 
personnes  et  certains  événements. 

La  royauté,  en  effet,  et  ceux  à  qui  en  furent  confiées 
les  destinées,  surtout  les  plus  glorieux  d'entre  eux, 
David  et  Salomon,  apparaissent  déjà  comme  un  com- 
mencement de  réalisation  des  antiques  promesses 
faites  jadis  au  peuple  hébreu,  qui  devait  triompher  de 
ses  ennemis,  jouir  d'une  prospérité  extraordinaire  et 
dominer  sur  les  nations.  C'est  pourquoi  «  une  ère  de 
prospérité  et  de  gloire  comme  le  premier  siècle  de  la 
royauté,  un  roi  pieux  et  puissant  comme  David,  un 
monarque  sage  et  splendide  comme  Salomon  n'étaient 
pas  seulement  une  cause  passagère  d'orgueil  national 
et  d'enthousiasme  religieux...  Yahwé  les  avait  promis, 
il  les  avait  donnés  et,  par  suite,  la  foi  satisfaite  dans  ses 
exigences  ouvrait  l'âme  aux  espoirs  les  plus  vastes, et 
convainquait  les  esprits  que  la  suite  des  temps,  mani- 
festant cette  progression  constante  dans  le  bienfait  qui 
caractérisait  l'action  de  Dieu  à  l'égard  de  son  peuple, 
réservait  à  celui-ci  la  merveille  encore  plus  grande 
d'une  royauté  sans  ombre  et  d'un  Roi  sans  faiblesse.  » 
Desnoyers,  op.  cit.,  t.  ni,  p.  304.  Les  espérances  alors 
éveillées  se  préciseront  au  cours  des  siècles,  grâce  aux 
oracles  prophétiques  qui,  jusqu'au  delà  de  la  captivité 
de  Babylone,  entretiendront  la  foi  d'Israël  en  une  ère 
glorieuse,  malgré  les  épreuves  qu'elle  aura  à  traverser; 
mais  toujours  les  traits  qui  essaieront  une  esquisse  de  la 
splendeur  de  cet  avenir  évoqueront  le  souvenir  de  la 
brillante  période  des  origines,  tandis  que  le  héros  qui 
doit  en  assurer  le  triomphe  ne  saurait  être  étranger 
à  la  dynastie  davidique. 

Sans  entrevoir  les  grandioses  perspectives  incluses 
dans  l'institution  monarchique  à  laquelle  il  répugnait, 
Samuel  n'en  traçait  pas  moins  les  conditions  qui 
devaient  en  faire  une  institution  avant  tout  reli- 
gieuse, capable  de  sauvegarder  les  droits  de  Jahvé 
et  de  concourir,  malgré  de  trop  nombreuses  défec- 
tions, à  l'établissement  du  règne  de  Dieu  dans  le 
monde. 

Le  prophète  Nathan  d'abord,  David  ensuite,  vont 
par  leurs  oracles  préciser  le  sens  et  la  portée  des  idées 
messianiques.  Les  plus  importants  de  ces  oracles  sont 
celtes  à  rechercher  dans  le  recueil  des  psaumes  davi- 


2  797 


ROIS   (LIVRES   I    ET    II    DES).    LE    PROPHETISME 


2798 


diques,  surtout  aux  psaumes  il,  xv,  cix,  mais,  sans 
quitter  les  Livres  de  Samuel  eux-mêmes,  nous  pouvons 
■recueillir  maintes  indications  précieuses  soit  au  sujet 
de  l'avenir  glorieux  réservé  à  la  dynastie  davidique, 
soit  au  sujet  du  Roi  messianique  lui-même. 

A  David  qui  avait  projeté  la  construction  d'un 
temple  à  Jahvé  le  prophète  Nathan  fait  savoir  que  ce 
n'était  pas  lui  mais  son  fils  qui  devait  l'entreprendre; 
Ja  raison  c'est  que  David  était  un  homme  de  guerre  et 
avait  versé  le  sang,  I  Par.,  xxvm,  3;  mais  en  même 
temps  pour  reconnaître  et  récompenser  sa  piété  et  sa 
générosité  envers  Jahvé,  Nathan  lui  annonce  le  sort 
glorieux  réservé  par  le  Seigneur  à  sa  descendance, 
II  Reg.,  vu,  11-16;  cf.  I  Par.,  xvn,  10M4  :  «  Et  Jahvé 
t'annonce  qu'il  te  fera  une  maison  (Alors  Jahvé  te 
rendra  grand,  car  Jahvé  te  fera  une  maison,  d'après 
Ja  traduction  proposée  par  Dhorme  et  Schulz);  quand 
tes  jours  seront  accomplis  et  que  tu  seras  couché  avec 
tes  pères,  je  susciterai  après  toi  ta  descendance,  celui 
qui  sortira  de  tes  entrailles  et  j'affermirai  sa  royauté. 
C'est  lui  qui  bâtira  une  maison  à  mon  nom  et  j'affer- 
mirai pour  toujours  le  trône  de  son  royaume.  Je  serai 
pour  lui  un  père  et  il  sera  pour  moi  un  fils  que  je  châ- 
tierai, s'il  fait  le  mal,  avec  la  verge  des  hommes  et  les 
coups  des  fils  des  hommes.  Mais  je  ne  retirerai  point  ma 
miséricorde  d'auprès  de  lui  comme  je  l'ai  retirée  de 
Saùl  qui  était  avant  toi.  Ta  maison  et  ta  royauté  dure- 
ront à  jamais  en  ma  présence,  ton  trône  sera  alïermi 
pour  toujours.  »  Comment  et  par  qui  fut  réalisée  la  pro- 
messe ainsi  faite  à  David?  Par  le  Messie,  disent  les  uns, 
et  par  lui  seul.  C'était  l'opinion  des  anciens,  principale- 
ment des  apologistes;  par  Salomon  affirment  d'autres, 
d'après  le  sens  littéral,  mais  aussi  par  le  Messie,  au  sens 
typique  ;  par  Salomon  seul  ou  la  descendance  davidique 
en  général,  prétendent  maints  critiques  excluant  toute 
interprétation  messianique. 

D'après  le  texte  lui-même  il  s'agit  tout  d'abord  non 
pas  d'un  individu  mais  d'une  collectivité  :  la  postérité, 
la  descendance  davidique.  L'hébreu  zéro.',  semence, 
progéniture,  n'y  contredit  pas  et  l'opposition  marquée 
au  f.  15  entre  la  dynastie  de  David  et  celle  de  Saiil,  de 
même  que  la  pensée  de  David  au  f.  19  :  «  tu  parles, 
Jahvé,  au  sujet  de  la  famille  de  ton  serviteur  pour  un 
lointain  avenir  »,  confirment  ce  sens  collectif.  Sans 
doute  au  passage  parallèle  des  Chroniques,  I  Par.,  xvn, 
1 1,  le  sens  individuel  de  zéra'  est  donné  par  l'apposition 
«  d'entre  tes  fils  »,  mais  c'est  afin  de  marquer  davan- 
tage l'interprétation  messianique.  D'autre  part,  si  le 
f.  13  :  «Celui-là  bâtira  une  maison  à  mon  nom  »,  dont 
quelques-uns  font  une  addition  postérieure  (Wellhau- 
sen,  Dhorme),  désigne  plus  particulièrement  Salomon, 
ses  successeurs  ne  sont  pas  exclus  des  promesses  adres- 
sées à  la  descendance  et  au  royaume  davidiques. 

N'en  sont  pas  exclus  davantage  le  Messie  et  son 
royaume  spirituel  et  éternel,  qui  réaliseront  dans  leur 
plénitude  les  merveilleuses  promesses  faites  à  David  et 
pour  sa  descendance  et  pour  son  royaume.  C'est  ce  que 
préciseront  dans  la  suite  d'autres  oracles  prophétiques, 
dont  la  lumière  plus  vive  permettra  de  discerner  avec 
plus  de  certitude  et  de  netteté  les  réalités  grandioses 
incluses  dans  les  paroles  du  prophète  Nathan.  N'est-ce 
pas  Isaïe  qui,  dans  un  passage  incontestablement  mes- 
sianique, ix,  7  (hébr.  G),  annonce  la  naissance  du  prince 
de  la  paix  «  pour  agrandir  la  souveraineté  et  pour  la 
paix  sans  fin,  sur  le  trône  de  David  et  dans  son  royaume, 
pour  l'affermir  et  le  consolider  dans  le  droit  et  la  jus- 
tice, dès  maintenant  et  à  jamais?  »  N'est-ce  pas  l'au- 
teur de  l'épître  aux  Hébreux,  i,  5,  qui,  pour  affirmer 
la  suprématie  du  médiateur  de  la  nouvelle  alliance  sur 
les  anges,  se  fait  l'écho  du  psaume  n  sans  doute,  mais 
aussi  de  la  prophétie  de  Nathan  :  «  Je  serai  pour  lui  un 
père,  il  sera  pour  moi  un  fils?  »  Ne  peut-on  en  dire 
autant  des  paroles  de  l'archange  Gabriel  à  Marie  pour 


lui  annoncer  que  celui  qu'elle  doit  enfanter  sera  grand, 
qu'il  sera  appelé  le  Fils  du  Très-Haut  et  que  le  Seigneur 
Dieu  lui  donnera  le  trône  de  David,  son  père?  Luc,  i, 
32.  Enfin  saint  Pierre,  en  son  discours  du  jour  de  la 
Pentecôte,  Act.,  n,  30,  rappelle  la  promesse  faite  à 
David  par  Nathan  au  nom  de  Jahvé,  II  Reg.,  vu,  12; 
Ps.,  lxxxix,  4,  5;  Ps.,  cxxxn,  11;  il  l'applique  au  roi 
Messie,  qui,  d'après  une  tradition,  descend  de  David. 
Cf.  Jacquier,  Les  Actes  des  Apôtres,  1926,  p.  73. 

Le  f.  14  :  «  S'il  fait  le  mal,  je  le  châtierai  »,  ne  peut 
évidemment  s'appliquer  au  Messie,  pas  même  au 
Messie,  victime  expiatoire  pour  les  péchés  des  hommes; 
il  doit  s'entendre  de  Salomon  et  de  ses  successeurs,  me- 
nacés d'un  paternel  châtiment  pour  les  fautes  qu'ils 
commettraient.  L'auteur  des  Paralipomènes  a  omis  ces 
quelques  mots  les  jugeant  incompatibles  avec  la  sain- 
teté du  Messie.  I  Par.,  xvn,  13. 

Quant  à  l'hymne  d'actions  de  grâce,  adressé  par 
David  à  Jahvé  au  jour  où  il  l'eut  délivre  de  tous  ses 
ennemis  et  de  la  main  de  Saiil,  II  Reg.,  xxn  et  Ps.  xvn 
(xvm  de  l'hébreu),  s'il  ne  peut  s'entendre  au  sens 
messianique  littéral,  on  peut  à  la  suite  des  Pères  l'en- 
tendre au  sens  messianique  spirituel.  Cf.  S.  Augustin, 
Enarr.  in  Ps.  XVII,  t.  51,  P.  L.,  t.  xxxvi,  col.  154. 
«  Rien  de  plus  naturel,  en  effet,  note  un  récent  com- 
mentateur des  psaumes,  que  de  découvrir  Notrc-Sei- 
gneur  à  travers  David  juste  et  innocent,  et  pourtant 
traqué  et  persécuté.  N'est-il  pas  infiniment  mieux  que 
son  ancêtre,  le  roi  victorieux,  conquérant,  le  bien-aimé 
du  Père,  son  Oint,  celui  qui  a  les  promesses  à  tout  ja- 
mais. On  peut  dire  que  Jésus-Christ  est  compris  à  la 
lettre  et  éminemment  dans  le  dernier  verset  qui  parle 
de  David  et  de  «sa  race  »,  car  il  est  de  cette  race  le  joyau 
et  le  couronnement;  et  c'est  à  lui  qu'elle  doit  tous  ses 
privilèges.  Saint  Paul  a  cité  le  ?.50:  "Aussi  je  te  célé- 
«brerai  parmi  les  nations...  «pour  prouver  que  l'Ancien 
Testament  prédisait  l'admission  des  Gentils  au 
bonheur  du  salut  (Rom.,  xv,  9).  »  J.  Calés.  Le  Livre  des 
Psaumes,  t.  i,  1936,  p.  233. 

Dans  le  cantique  d'Anne,  le  dernier  verset  apparaît 
bien  messianique  :  «  Jahvé  brise  son  adversaire,  le 
Très-Haut  tonne  dans  les  cieux,  Jahvé  juge  les  confins 
de  la  terre,  il  donne  la  puissance  à  son  roi,  et  il  élève 
la  corne  de  son  Oint.  »  Mais  ce  trait  d'un  messianisme 
aussi  nettement  accusé  est  une  des  raisons  qui  ont 
fait  mettre  en  doute  l'authenticité  du  cantique  tout 
entier  ou  du  moins  de  ce  verset  et  du  précédent. 
Cf.  Dhorme,  op.  cit.,  p.  29,  34;  Leimbach,  Die  Bûcher 
Samuel,  1936,  p.  25-27. 

Pour  les  «  dernières  paroles  de  David  »  enfin,  dont 
on  conteste  généralement  l'authenticité,  leur  caractère 
messianique  est  surtout  sensible  au  f.  5,  II  Reg.,  xxm, 
1-7;  elles  semblent  un  écho  de  la  prophétie  de  Nathan  : 
«  Ma  demeure  est  stable  près  de  Dieu,  puisqu'il  a  établi 
avec  moi  une  alliance  éternelle    •> 

Ainsi,  dès  le  temps  de  la  royauté  naissante,  la  pers- 
pective du  règne  de  Dieu  sur  la  terre  s'esquisse  par  delà 
les  espérances  nationales  de  l'avenir  glorieux  réservé 
au  peuple  élu,  et  la  figure  du  Messie  se  dessine  sous  les 
traits  de  ce  descendant  de  la  race  davidique  pour  qui 
Jahvé  sera  un  père. 

3°  Prophctisme.  — •  Le  rôle  prépondérant  joué  par 
Samuel  dans  l'institution  et  l'organisation  de  la  royauté 
et  partant  dans  l'affermissement  et  la  sauvegarde  du 
monothéisme,  non  moins  que  celui  de  Nathan  dans 
l'annonce  des  promesses  à  la  race  davidique  montre 
assez  l'importance  du  prophétisme,  dont  ils  sont  les 
deux  plus  illustres  représentants  à  l'époque  des  pre- 
miers rois.  A  côté  d'eux  apparaissent  en  un  relief, 
nettement  plus  marqué  que  jusqu'alors  dans  les  textes 
anciens,  des  personnages  du  nom  de  nâbV ,  terme  que 
l'on  traduit  ordinairement  par  prophète  et  qui  désigne, 
aussi  bien  en  hébreu  qu'en  français,  des  hommes  de 


2799 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II    DES  .    LE    CULTE 


2800 


premier  plan  comme  ceux  dont  les  oracles  nous  sont 
parvenus  dans  les  recueils  prophétiques  de  la  Bible,  et 
aussi  d'autres  hommes,  groupés  le  plus  souvent  en  cor- 
porations ou  confréries  et  qui,  sous  l'action  de  l'esprit 
de  Jahvé,  manifestaient  leur  enthousiasme  religieux 
par  des  gestes,  des  paroles,  des  actes  plus  ou  moins 
désordonnés. 

On  les  rencontre  pour  la  première  fois  aux  Livres  de 
Samuel,  lorsque  le  prophète  prédit  à  Saûl  qu'il  va 
trouver  sur  son  chemin  «  une  bande  de  prophètes  des- 
cendant du  haut-lieu  et  précédés  de  la  harpe,  du  tam- 
bourin, de  la  flûte  et  de  la  cithare,  qui  seront  en  train 
de  prophétiser  ».  Lui-même,  saisi  par  l'Esprit  de  Jahvé, 
prophétisera  avec  eux  et  sera  changé  en  un  autre 
homme.  I  Reg.,  x,  5-6.  C'est,  en  fait,  ce  qui  arriva,  à 
l'entrée  du  futur  roi  d'Israël  à  Gabaa.  I  Reg.,  x,  10. 
Dans  une  autre  circonstance,  à  Naioth,  I  Reg.,  xix, 
'20-24,  les  messagers  de  Saùl  rencontrèrent  une  troupe 
de  prophètes  avec  .Samuel  au  milieu  d'eux  et  ils  se 
mirent  eux-mêmes  à  «  prophétiser  »,  si  bien  qu'ils  ne 
purent  s'emparer  de  David  comme  ils  en  avaient 
reçu  l'ordre.  A  trois  reprises  différentes  il  en  arriva  de 
même;  Saûl  se  rendit  de  sa  personne  à  Naioth,  mais 
l'Esprit  de  Dieu  fut  aussi  sur  lui  et  il  marchait  en  pro- 
phétisant et  se  dépouillant  de  ses  vêtements  il  resta  nu 
tout  le  jour  et  toute  la  nuit. 

De  ce  double  épisode  se  dégagent  les  traits  distinctifs 
des  manifestations  auxquelles  se  livraient  certains 
hommes,  réunis  en  groupements  assez  nombreux.  Ces 
manifestations  de  transport  et  d'enthousiasme  reli- 
gieux consistaient  en  danses,  discours  enflammés, 
chants  sacrés,  stimulés  par  le  son  d'instruments  de 
musique  ;  elles  ne  laissaient  pas  que  d'être  contagieuses, 
ainsi  qu'il  apparaît  dans  l'histoire  des  messagers  de 
Saûl  et  de  Saûl  lui-même  à  la  poursuite  de  David. 

En  quoi,  peut-on  se  demander,  de  telles  manifesta- 
tions pouvaient-elles  bien  contribuer  au  maintien  et  au 
développement  de  la  vie  religieuse  en  Israël?  Sans  trop 
s'attarder  à  l'aspect  extérieurdeccsmanifestations.qui 
ne  sont  pas  sans  analogie  avec  des  phénomènes  d'ordre 
religieux  observés  chez  d'autres  peuples  de  l'ancien 
Orient,  il  faut  tout  d'abord  noter  que  leur  origine  est 
due  à  l'Esprit  de  Jahvé,  par  quoi  il  faut  entendre  non 
pas  nécessairement  une  influence  d'ordre  tout  à  fait 
surnaturel,  mais  peut-être  «  un  brusque  saisissement 
d'enthousiasme  religieux,  naturel  dans  son  origine, 
mais  rattaché  cependant  par  l'écrivain  sacré  à  l'esprit 
de  Dieu  comme  à  sa  cause.  »  E.  Tobac,  Les  Prophètes 
d'Israël,  t.  i,  p.  21.  Samuel,  d'autre  part,  qui  n'est  pas 
présenté  comme  l'un  de  ces  prophètes,  en  proie  aux 
mêmes  transports,  se  joint  parfois  à  leur  troupe,  I  Reg., 
xix,  20;  n'est-ce  pas  à  eux  qu'il  envoie  Saûl  pour  qu'il 
participe  à  leur  inspiration,  s'associe  aux  manifesta- 
tions enthousiastes  du  groupe  et  par  ce  moyen  reçoive 
un  cœur  nouveau  qui  le  changera  en  un  autre  homme 
et  le  disposera  à  la  mission  que  Jahvé  lui  destine. 
I  Reg.)  x,  6,  '.).  Enfin,  de  ces  jahvéistes  ardents  la  foi 
et  le  zèle  pour  le  l  Heu  d'Israël, que  tant  de  leurs  compa- 
triotes pouvaient  être  tentés  d'abandonner  sous  l'in- 
fluence cananéenne  et  la  menace  philistine,  n'allaient 
pas  sans  provoquer  un  réveil  d'une  foi  endormie,  ou 
inquiète  en  rappelant  que  l'Esprit  de  Jahvé  était 
toujours  vivant  au  milieu  de  son  peuple  et  capable  de 
renouveler  les  prodiges  de  jadis  pour  le  sauver  de  la 
main  de  ses  ennemis.  Non  sans  raison  on  a  établi  un 
rapprochement  entre  de  telles  manifestations  aux  ori- 
gines de  la  royauté  en  Israël  et  les  charismes  aux  pre- 
miers temps  de  l'Église;  ■  Dieu  a  pu  vouloir  multiplier 
ces  signes  à  celte  époque  où  son  «aille  élaii  particuliè- 
rement menacé, de  même  qu'il  a  multiplié  les  charismes 
dans  l'Église  naissante,  où  la  présence  sensible  de  son 
Esprit  était  particulièrement  nécessaire.  »  .1.  Nikel, 
dans  Christus,  1916,  p.  SKI. 


(Test  par  ce  caractère  moral  et  religieux  que  le  pro- 
phétisme  d'Israël  se  distingue  des  manifestations  simi- 
laires d'autres  religions  anciennes.  Qu'importe,  en 
clîet,  l'analogie  des  formes  extérieures  :  chants,  mu- 
sique, danses,  transports,  si  l'esprit  qui  les  anime  est 
celui  non  de  vaines  divinités,  mais  du  Dieu  unique,  se 
communiquant  à  des  privilégiés  pour  soutenir  leur  foi 
et  leur  vie  morale,  et  les  faire  ainsi  rayonner  au  milieu 
d'un  peuple  toujours  attiré  par  des  cultes  et  des  mœurs 
moins  austères. 

Si  tel  est  réellement  le  rôle  des  groupements  de  pro- 
phètes, comment  rendre  compte  du  jugement  sévère 
sinon  du  mépris,  dont  ils  sont  parfois  l'objet,  non  seu- 
lement dans  la  suite  de  leur  histoire,  mais  déjà  même 
du  temps  de  Samuel?  IV  Reg.,  ix,  11;  Jer.,  xxix,  26; 
Os.,  ix,  7;  Amos,  vu,  14.  L'étonnement  ironique  des 
Hébreux,  voyant  Saûl  se  joindre  à  la  troupe  des  nabis 
et  so  livrer  à  leurs  transports,  s'exprime  en  une  formule 
devenue  proverbiale  et  qui  n'implique  pas  grand  res- 
pect pour  les  inspirés  et  leurs  exercices  prophétiques; 
«  Est-ce  que  Saûl  est  aussi  parmi  les  nabis?  »  I  Reg., 
x,  12;  xix,  24.  Sans  doute  l'ironie  vise-t-elle  Saûl  plu- 
tôt que  les  prophètes  eux-mêmes,  mais  on  conçoit 
aisément  que  beaucoup  de  leurs  contemporains  n'aient 
été  que  trop  portés  à  juger  défavorablement  des 
hommes  qui,  par  leur  genre  de  vie  et  leurs  manifesta- 
tions même  étranges,  condamnaient  leur  propre  atti- 
tude de  défiance  ou  d'indifférence  à  l'égard  du  Dieu 
d'Israël.  Cf.  Desnoyers,  op.  cit.,  t.  m,  p.  165-183. 

4°  Le  culte.  —  Les  croyances  religieuses  d'Israël  à 
l'époque  de  la  monarchie  naissante  trouvent  leur  ex- 
pression dans  un  culte,  avec  ses  sanctuaires,  ses  mi- 
nistres et  ses  sacrifices,  dont  l'examen  permettra  de 
constater  ce  qu'était  devenu,  à  travers  les  vicissitudes 
de  la  conquête  et  de  l'établissement  en  Canaan,  l'idéal 
religieux  tracé  jadis  par  Moïse  dans  la  législation  du 
Sinaï.  Il  y  a  lieu  d'observer  que  cet  examen,  pour  être 
complet,  devrait  faire  entrer  en  ligne  de  compte  les 
renseignements  bien  plus  nombreux  et  détaillés  que 
fournissent  les  Livres  des  Paralipomènes  sur  l'organisa- 
tion liturgique  elïectuée  par  David.  Mais,  à  nous  en 
tenir  aux  seuls  Livres  de  Samuel,  dont  le  témoignage, 
nous  l'avons  vu,  ne  saurait  guère  être  contesté,  nous  y 
trouvons  des  éléments  d'information  suffisants  pour 
une  reconstitution  de  l'organisation  cultuelle  dans  ses 
pratiques  essentielles. 

1.  Sanctuaires.  — -  Nombreux  étaient  les  lieux  saints 
durant  la  période  des  Juges;  leur  multiplicité,  favori- 
sée par  le  morcellement  politique,  ne  disparut  pas  avec 
Samuel,  non  plus  qu'avec  la  centralisation  politique 
instaurée  par  la  monarchie;  la  construction  même  du 
temple  de  Jérusalem  ne  parvint  pas  davantage  à  la 
faire  disparaître. 

L'arche  d'alliance,  par  la  présence  de  Jahvé  qu'elle 
impliquai!,  avait  durant  les  migrations  du  désert  et 
de  la  conquête  de  Canaan  efficacement  contribué  à 
l'unité  religieuse,  mais,  depuis  l'établissement  des  tri- 
bus dans  les  territoires  conquis  et  la  dispersion  qui  en 
était  résultée,  son  rôle  était  allé  s'amoindrissant.  Le 
sanctuaire  de  Silo  qui  la  possédait  jouissait  de  ce  fait, 
et  par  suite  de  la  présence  du  sacerdoce  lévitique  atta- 
ché à  son  service,  d'une  situation  privilégiée  que  sup- 
posent encore  les  événements  relatés  au  début  du 
Livre  de  Samuel;  mais,  lorsque  l'arche  tombera  lamen- 
tablement au  pouvoir  des  Philistins,  son  prestige  et 
partant  son  rôle  déjà  diminués  seront  sans  efficacité 
dans  l'organisation  et  la  centralisation  du  culte,  jus- 
qu'au jour  du  moins  où  David  la  fera  solennellement 
transporter  sur  la  colline  de  Sion. 

Nobé.à  pin  «le  distance  de  Gabaa,  la  capitale  de  Saul, 
avait  recueilli,  après  la  capture  de  l'arche,  les  descen- 
dants du  prêtre  Héli,  et  ainsi  s'était  constitué  un 
centre  lévitique  important,  un  sanctuaire  avec  l'éphod 


2801 


ROIS    (LIVRES    I    ET    II    DES).  LE    CULTE 


2802 


et  des  pains  de  proposition  disposés  devant  Jahvé. 

I  Reg.,  xxi,  7;  xxn,  18.  Plus  important  était  toutefois 
le  sanctuaire  de  Gabaon,  dont  l'origine  remonterait  à 
la  conquête  de  Canaan,  Jos.,  ix,  et  qui  possédait,  au 
dire  des  Chroniques,  le  tabernacle  que  Moïse  avait  cons- 
truit au  désert  et  l'autel  des  holocaustes.  I  Par.,  xvi, 
39-42;  xxi,  29.  Conscient  de  cette  importance,  David 
tint  à  assurer  le  service  d'un  sanctuaire  aussi  vénérable 
en  le  confiant  à  la  branche  aînée  des  prêtres  aaronides 
et  à  leur  chef  Sadoc;  Salomon  y  vint  au  début  de  son 
règne  pour  y  sacrifier  car  c'était  un  grand  haut-lieu. 
III  Reg.,  m,  4-15. 

A  ces  sanctuaires,  gardiens  des  antiques  objets  du 
culte,  s'en  ajoutaient  d'autres,  dont  l'importance,  si 
l'on  en  juge  par  les  événements  qui  s'y  rattachent,  est 
surtout  d'ordre  politique.  Tel  est  le  sanctuaire  de  Mas- 
pha,  témoin  des  assemblées  plénières  d'Israël,  I  Reg., 
vu,  5-12, 16  ;  x,  17  ;  tel  celui  de  Galgala  où  Saùl  fut  pro- 
clamé roi  et  convoqua  ses  guerriers,  I  Reg.,  xi,  14-15; 
xni,  4-14;  xv,  12;  tel  encore  celui  d'Hébron,  lieu  du 
sacre  de  David,  comme  roi  de  la  maison  de  Juda 
d'abord,  puis  comme  roi  de  toute  la  maison  d'Israël, 

II  Reg.,  il,  4;  v,  3;  c'est  là  qu'Absalom,  en  révolte 
contre  son  père,  avait  espéré  recevoir  à  son  tour  l'onc- 
tion royale.  II  Reg.,  xv,  7-12.  Gabaa,  Béthel,  Bethléem 
ont  également  leur  sanctuaire.  I  Reg.,  x,  3;  xvi,  1-5; 
xx,  6.  Enfin  Samuel  érige  un  autel  dans  sa  ville  de 
Rama,  Saùl  et  David  en  élèvent  également.  I  Reg., 
vu,  7;  xiv,  35. 

Une  telle  multiplicité  de  sanctuaires  et  d'autels  ne 
répondait  guère  à  l'unité  imposée  par  le  législateur  et 
facilitée  par  la  vie  nomade  du  désert  et  la  présence  de 
l'arche  au  milieu  des  tribus.  Si  la  tentative  des  Éphraï- 
mites  pour  imposer  leur  sanctuaire  aux  tribus  demeu- 
rées à  l'est  du  Jourdain,  Jos.,  xxn,  9-34,  n'avait  pas  eu 
d'effet  bien  durable,  pas  plus  d'un  côté  que  de  l'autre 
du  fleuve,  le  transfert  de  l'arche  à  Jérusalem  et  la  cons- 
truction du  temple  ne  parviendront  pas  non  plus  de 
sitôt  à  réaliser  l'unité  cultuelle,  symbole  et  garantie 
de  l'unité  religieuse. 

2.  Ministres.  — ■  Le  service  de  ces  multiples  sanc- 
tuaires était  assuré  par  les  membres  de  la  tribu  de  Lévi, 
nombreux  dans  les  sanctuaires  plus  importants  comme 
celui  de  Nobé  par  exemple.  C'est  dans  ceux-là  que  se 
rencontrait  la  portion  privilégiée  de  la  tribu  de  Lévi,  la 
famille  sacerdotale  qui  descendait  d'Aaron,  frère  de 
Moïse;  l'arche  à  Silo,  l'éphod  à  Nobé,  le  tabernacle  et 
l'autel  mosaïques  à  Gabaon  y  étaient  gardés  par  les 
descendants  des  deux  fils  survivants  d'Aaron,  Éléazar 
et  Ithamar;  avec  Héli  c'était  la  branche  cadette,  celh 
d'Ithamar,  qui  fut  condamnée  en  la  personne  même 
d'Héli,  I  Reg.,  n,  30;  avec  Sadoc,  de  la  descendance 
d'Éléazar,  déchue  pour  un  temps  de  ses  droits,  la 
branche  aînée  recouvra  ses  droits,  ainsi  qu'en  témoigne 
son  rôle  lors  de  la  révolte  d'Absalom.  II  Reg.,  xvn- 
xvm. 

A  côté  de  l'oblation  du  sacrifice,  une  des  principales 
fonctions  des  prêtres,  il  y  avait  la  consultation  de 
l'éphod  et  l'interprétation  de  ses  oracles;  n'est-ce  pas 
Jahvé  qui  rappelle  à  Héli  les  fonctions  sacerdotales? 
«  Je  l'ai  choisi  (Aaron)  d'entre  toutes  les  tribus  d'Israël 
pour  être  mon  prêtre  ;  pour  monter  à  l'autel,  pour  faire 
fumer  l'encens,  pour  porter  l'éphod  devant  moi.  » 
I  Reg.,  ii,  29.  Ces  attributions  essentielles  s'accompa- 
gnaient de  fonctions  secondaires  concernant  la  garde 
des  objets  sacrés,  l'entretien  des  luminaires,  le  renou- 
vellement des  pains  de  proposition,  l'accueil  et  la  sur- 
veillance des  pèlerins,  etc.  I  Reg.,  i,  9-19;  n,  12-25,  29, 
36;  m,  3-15;  xxi,  4-10.  Les  fils  du  grand  prêtre  Héli, 
abusant  de  leur  situation,  au  mépris  des  droits  de 
Jahvé  et  de  ses  serviteurs,  attirèrent  sur  eux  et  leur 
famille  la  malédiction  divine.  I  Reg.,  n,  22-36. 

Aux  prêtres  seuls  cependant  n'était  pas  réservée  la 


fonction  capitale  de  l'oblation  du  sacrifice.  Antérieu- 
rement au  sacerdoce  lévitique,  la  coutume  réservait 
l'immolation  de  la  victime  offerte  à  Dieu  au  père  dans 
la  famille,  au  cheikh  dans  le  clan,  au  prince  dans  la 
tribu.  Ce  privilège  du  chef  constituait  une  sorte  de 
sacerdoce  patriarcal  qui,  trop  profondément  entré  dans 
la  pratique,  ne  pouvait  disparaître  du  jour  au  lende- 
main après  l'institution  mosaïque  du  sacerdoce  lévi- 
tique. C'est  ainsi  que,  non  seulement  dans  la  période 
des  Juges ,  mais  aussi  du  temps  de  Samuel  et  de  David, 
nous  voyons  Saùl  offrir  l'holocauste  et  les  sacrifices 
pacifiques  et,  s'il  est  blâmé  par  le  prophète,  ce  n'est 
pas  pour  avoir  sacrifié  lui-même,  mais  pour  avoir  déso- 
béi à  Jahvé  en  n'attendant  pas  l'arrivée  de  Samuel, 
f  Reg.,  xm,  9-12;  nous  voyons  de  même  David  offrir 
holocaustes  et  sacrifices  pacifiques  devant  l'arche  et 
sur  l'aire  d'Areuna  et  tout  comme  un  prêtre  bénir  le 
peuple  au  nom  de  Jahvé  des  armées.  II  Reg.,  vi,  13, 
17,  18;  xxiv,  25;  cf.  Deut.,  x,  8;  xxi,  25;  Num.,  vi, 
23;  Lev.,  ix,  22.  Sans  doute  la  formule  «  il  sacrifia  » 
peut  s'entendre  dans  certains  cas  dans  le  sens  de  don- 
ner l'ordre  de  sacrifier,  par  exemple  lorsqu'il  est  dit 
que  Salomon  immola  22  000  bœufs  et  120  000  brebis 
pour  le  sacrifice  pacifique  offert  à  Jahvé  lors  de  la 
dédicace  du  temple,  III  Reg.,  vin,  63; mais, pour  signi- 
fier l'ordre  d'offrir  un  sacrifice,  l'hébreu  n'est  pas  dé- 
pourvu d'expression  qui  évite  toute  amphibologie  : 
«  Ézéchias  dit  de  faire  monter  l'holocauste  sur  l'autel  ». 
II  Par.,  xxix,  27.  La  pratique  royale  qui  continuait  la 
pratique  patriarcale  d'offrir  le  sacrifice  ne  disparut 
qu'à  la  longue.  La  survivance  d'usages  et  de  coutumes 
du  passé  ne  contredit  pas  l'existence  des  lois  du  Penta- 
teuque  qui  n'avaient  pu  faire  disparaître  d'antiques 
pratiques,  même  chez  des  rois  comme  David  et  Salo- 
mon. Ces  rois  d'ailleurs  exercent  leur  autorité  religieuse 
à  l'égard  des  prêtres;  ils  ne  leur  confèrent  pas  le  pou- 
voir sacerdotal,  détenu  par  droit  de  naissance,  mais  ils 
règlent  et  surveillent  l'exercice  de  leurs  droits.  III  Reg., 
n,  26-27.  On  sait  la  part  prise  par  David  dans  l'orga- 
nisation du  culte  d'après  les  Chroniques. 

3.  Sacrifices.  —  Acte  essentiel  du  culte,  le  sacrifice 
est  souvent  mentionné  dans  les  Livres  de  Samuel; 
l'holocauste  et  le  sacrifice  pacifique  en  sont  les  seules 
espèces  nommées,  ce  sont  les  formes  anciennes  de 
l'offrande  des  victimes  à  Jahvé,  l'une  avec  oblation 
totale  de  la  victime,  l'autre  avec  participation  à  un 
repas  sacré.  Le  silence  sur  les  autres  espèces  de  sacri- 
fice, soit  pour  le  péché,  soit  pour  le  délit,  n'implique 
pas  leur  non-existence  à  l'époque  de  Samuel  et  de 
David.  Cl.  l'art.  Lévitique,  t.  ix,  col.  485-487.  L'em- 
ploi du  terme'didm  pour  désigner  le  tribut  offert  parles 
Philistins  afin  de  détourner  la  colère  de  Jahvé,  I  Reg., 
vi,  3-4,  est  identique  au  terme  désignant  le  sacrifice 
pour  le  délit.  Sans  lui  donner  évidemment  le  même  sens 
dans  les  deux  cas  on  peut  remarquer  «  que  les  trois  élé- 
ments qui  constituent  V'âSdm  cananéen  :  restitution, 
amende  et  sacrifice,  se  retrouveront  dans  V'âëâin  lévi- 
tique, en  sorte  que  les  institutions  les  plus  caracté- 
ristiques du  «  Code  sacerdotal  »  plongent  leurs  racines 
dans  les  couches  les  plus  profondes  des  traditions 
sémitiques  et  empruntent  les  noms  de  la  langue  popu- 
laire. »  Médebielle,  L'expiation  dans  l'Ancien  et  le 
Nouveau  Testament,  t.  i,  1924,  p.  20. 

Intéressant  sinon  l'histoire  du  sacrifice  proprement 
dit,  du  moins  d'une  immolation  «  à  mode  sacrificiel  » 
et  de  l'une  des  plus  instantes  prescriptions  du  Lévi- 
tique et  du  Deutéronome,  relative  à  l'usage  du  sang, 
est  l'épisode  qui  marqua  la  déroute  des  Philistins.  «  Le 
peuple;  est-il  rapporté,  I  Reg.,  xiv,  32-33,  se  jeta  sur  le 
butin,  et  ayant  pris  des  brebis,  des  bœufs  et  des  veaux, 
ils  les  égorgèrent  sur  la  terre  et  le  peuple  en  mangea 
avec  le  sang.  On  le  rapporta  à  Saùl  en  disant  :  «  Voici 
que  le  peuple  pèche  contre  Jahvé  en  mangeant  (la 


2803 


110 1 S    (LIVRES    I    ET    II    DES).    LE    TEXTE 


2804 


chair)  avec  le  sang,  i  Saiil  dit  :  «  Nous  ave.  commis  une 
in  fidélité,  roulez  à  Tins  tant  vers  moi  une  grande  pierre.  » 
Et  sur  cette  pierre  chacun  égorgea  son  bœuf.  Il  y  a  là 
une  sorte  de  rite  religieux;  l'emploi  de  la  pierre,  consi- 
dérée aux  temps  primitifs  comme  l'autel  de  l'immola- 
tion, avait  ici  pour  but  d'assurer  la  séparation  com- 
plète du  sang  d'avec  l'animal,  séparation  qui  n'appa- 
raissait pas  suffisamment  dans  l'égofgement  de  la  vic- 
time à  même  le  sol.  Il  n'est  pas  dit,  ainsi  que  l'insinuent 
quelques  exégètes,  que  la  pierre  employée  servit  à 
Saiil  pour  l'autel  qu'il  érigea  ensuite;  l'expression  «  il 
construisit  »  donne  à  entendre  que  l'autel  fut  fait  de 
pierres  entassées.  I  Reg.,  xiv,  35.  Cet  incident  tout  en 
confirmant  l'existence  de  la  vieille  législation  sur  la 
défense  capitale  de  l'usage  du  sang,  cf.  Lev.,  vu,  10- 
14,  suppose  un  mode  différent  d'immolation,  puisque 
dans  la  loi  il  est  ordonné  de  répandre  le  sang  simple- 
ment à  terre.  Cf.  Deut.,  xn,  16,  24;  xv,  23. 

Faut-il  ajouter  aux  sacrifices  ci-dessus  mentionnés 
les  sacrifices  humains  qui,  comme  d'aucuns  le  pré- 
tendent, auraient  été  offerts,  l'un  par  Saiil  en  exécu- 
tion de  son  vœu  imprudent  lors  de  la  défaite  des  Phi- 
listins à  Machinas,  I  Reg.,  xiv,  24-26,  l'autre  par  Sa- 
muel, immolant  Agag,  le  roi  d'Amalec,  à  qui  Saiil  avait 
laissé  la  vie  sauve  malgré  ses  nombreux  méfaits  et  sur- 
tout malgré  l'anathème   porté  contre  les  ennemis, 

I  Reg.,  xv?  Dans  le  premier  cas  on  ne  voit  pas  qu'une 
Victime  de  substitution  ait  été  offerte  en  rançon  pour 
Jonathas  épargné,  comme  il  est  stipulé  dans  les  cas  de 
rachat  prévus  par  la  loi;  dans  le  second,  l'hébreu  que 
l'on  traduit  ordinairement  par  «  mettre  en  morceaux  » 
ou  déchirer,  demeure  incertain  car  le  mot  n'est  em- 
ployé qu'ici  seulement,  xv,  33  ;  le  grec  traduit  eaçocÇev, 
il  égorgea.  Par  conjecture,  certains  proposent  de  cor- 
riger ce  verbe  inconnu  vayeëassÊf  en  vayeëassa',  em- 
ployé par  le  Livre  des  Juges,  xiv,  6,  à  propos  de  Sam- 
son,  qui  «  déchira  »  le  lionceau.  «  On  voit  que  l'incer- 
titude du  sens  du  mot  employé  à  propos  de  Samuel, 
devrait  rendre  plus  réservée  l'accusation  de  cruauté 
barbare  que  l'on  porte  contre  lui  et  moins  assurée 
l'affirmation  des  historiens  qui  veulent  retrouver  ici  un 
exemple  de  sacrifice  humain  après  la  victoire,  comme 
il  s'en  offrait  chez  les  anciens  Arabes.  »  Desnoyers, 
op.  cit.,  t.  il,  p.  68,  n.  1.  La  formule  «  devant  Jahvé  » 
indique  non  pas  un  sacrifice  offert  à  la  divinité,  mais 
tout  simplement  le  lieu  de  l'exécution,  c'est-à-dire 
devant  le  sanctuaire  de  Jahvé  à  Galgala. 

VI.  Le  texte.  —  La  solution  de  maints  problèmes 
littéraires  ou  exégéliques  îles  Livres  de  Samuel  dépend 
de  la  solution  de  problèmes  de  critique  textuelle; 
c'est  pourquoi  il  y  a  lieu  de  déterminer  brièvement 
l'état  du  texte  de  ces  livres. 

Le  texte  massorétique  se  présente  à  nous  dans  un 
état  très  défectueux.  Exceptés  les  recueils  prophé- 
tiques d'Ézéchiel  et  d'Osée,  aucun  autre  livre  de  l'An- 
cien Testament  ne  nous  offre  un  texte  aussi  mal  con- 
servé; à  ce  sujet  la  critique  est  unanime.  Cf.  l'édition 
de  Budde  dans  la  Bible  polychrome  de  Haupt,  The 
Books  of  Samuel.  1894. 

Les  causes  de  l'altération  du  texte  sont  les  mêmes 
que  celles  d'autres  parties  de  la  Bible,  mais  en  plus 
grand  nombre  dans  le  cas  présent;  c'est  ainsi  que  l'on 
a  compté  jusqu'à  trente-neuf  passages  où  le  texte  mas- 
sorétique est  lacuneUx  par  haplographie  (une  lettre  ou 
un  mot  transcrits  une  seule  lois  an  lieu  de  deux). 

Pour  remédier  à  cet  élat  défectueux  du  texte  deux 
sources  d'information  s'olfrcnt  au  critique  :  les  passages 
parallèles  et   les  anciennes  versions. 

Nombreux  sont  les  passages  parallèles  dans  les  Livres 
de  Samuel  cl  dans  ceux  des  Chroniques  :  I  Reg.,  XXX] 
■  i   i  Par.,  \,  1-12;  II  Reg.,  m,  2-5  et  I  Par.,  m.  Il; 

II  Reg.,  v,  1  10  et  [  Par.,  xr,  1-9;  Il  Reg.,  v,  11-25  et 
I  Par.,  xiv,  1-16;  II  Reg.,  vi,  2  1 1  et  l  Par.,  \m.  Ml; 


II  Reg.,  vi,  12-16  et  I  Par.,  xv,  25-29;  II  Reg.,  vi,  17- 
19  et  I  Par.,  xvi,  1-3,  43;  II  Reg.,  vu,  1-29  et  I  Par., 
xvii,  1-27;  II  Reg.,  vin,  1-18  et  I  Par.,  xvni,  1-17; 
II  Reg.,  x,  1-19  et  I  Par.,  xix,  1-19;  II  Reg.,  xi,  1  et 

I  Par.,  xx,  1;  II  Reg.,  xn,  19-21  et  I  Par.,  xx,  2-3; 

II  Reg.,  xxi,  18-22  et  I  Par.,  xx,  4-8;  II  Reg.,  xxm, 
S-37  et  I  Par.,  xi,  11-41;  II  Reg.,  xxiv,  1-25  et  I  Par., 
xxi,  1-26;  II  Reg.,  xxn  et  Ps.  xvii  (hébr.  xvm). 

Parmi  les  anciennes  versions,  celle  des  Septante  a 
une  spéciale  importance,  non  seulement  en  raison  de 
son  antiquité,  mais  aussi  du  fait  que  l'original  hébreu 
qu'elle  traduit  apparaît  sensiblement  différent  du  texte 
massorétique.  Si  cette  version  nous  était  parvenue 
dans  sa  forme  primitive,  a-t-on  dit,  elle  équivaudrait  à 
un  manuscrit  hébreu  du  premier  siècle  de  l'ère  chré- 
tienne ou  même  plus  ancien  (Smith,  The  Books  of 
Samuel,  p.  xxx).  Des  diverses  recensions  sous  les- 
quelles elle  nous  est  parvenue,  celle  du  Valicanus  (B) 
apparaît  comme  la  plus  fidèle  et  en  même  temps  la 
plus  indépendante  du  texte  massorétique  actuel.  Voir 
le  texte  dans  Swete,  The  Old  Testament  in  Greek  accor- 
ding  to  the  Septuagint,  1. 1,  p.  545-668.  Il  n'en  est  pas  de 
même  de  celles  que  représentent  l'Alexandrinus  et  le 
texte  de  Lucien,  édité  par  Lagarde;  toutes  deux  ont 
été  retouchées  en  maints  passages  pour  les  rendre  plus 
conformes  à  l'hébreu  massorétique.  Cf.  Méritan,  La  ver- 
sion grecque  des  Livres  de  Samuel,  m.  La  recension  de 
Lucien,  p.  96-113.  Sans  lui  donner  systématiquement 
la  préférence,  la  version  grecque  ne  laissera  pas  que 
d'être  d'une  «  incomparable  utilité  »  pour  la  reconstitu- 
tion du  texte  primitif. 

Des  anciennes  versions  d'Aquila,  de  Symmaque  et 
de  Théodotion,  il  ne  subsiste  pour  les  deux  premiers 
Livres  des  Rois  que  quelques  fragments,  dont  le  texte 
se  trouve  dans  Field,  Hexaplorum  Origenis  quse  su- 
persunl,  1875;  quelques  bonnes  leçons  s'y  rencontrent. 

Quant  à  la  version  syriaque,  la  Peschito,  elle  est  dans 
son  ensemble  conforme  au  texte  massorétique;  quand 
elle  s'en  écarte,  c'est  probablement  sous  l'influence  de 
la  version  grecque,  du  fait  de  correcteurs  ou  des  tra- 
ducteurs eux-mêmes,  de  là  son  peu  d'intérêt  pour  la 
reconstitution  du  texte. 

L'ancienne  version  latine,  d'après  les  fragments  qui 
en  subsistent  (Sabatier,  Bibliorum  sacrorum  latinœ 
versiones  antiquœ,  1713)  et  les  leçons  données  en  marge 
dans  le  Codex  gothicus  Lcgionensis  (Verccllone,  Variœ 
lectiones  Vulgatse  latinœ  Bibliorum  editionis,l&6i),  peut 
aider  à  rétablir  le  texte  de  la  version  grecque  dont  elle 
dérive. 

C'est  par  les  Livres  de  Samuel  et  des  Rois  que  saint 
Jérôme  commença  sa  traduction  de  l'Ancien  Testa- 
ment, avec  quel  souci  de  Vhebraica  Veritas,  il  nous  le  dit 
lui-même  dans  le  Prologus  galeatus  :  Legc  primum 
Samuel  et  Malachim  meum,  meum  inquam,  affirmant 
n'avoir  rien  voulu  changer  à  cette  vérité  hébraïque, 
que  de  fait  il  reproduit  très  fidèlement.  Dans  les  pas- 
sages douteux  il  suit  généralement  Aquila,  parfois 
aussi  adopte  l'interprétation  des  rabbins  et  laisse  sub- 
sister à  côté  de  la  sienne  l'ancienne  traduction  latine  : 
I  Reg.,  i,  18-19,  iv,  5.  Cf.  Stummer,  Einige  Beobach- 
lungcn  iiber  die  Arbeitsweise  des  Hieronymus  bei  der 
Ucbersetzung  des  A.  T.  aus  der  Hebraica  veritas.  i, 
Jùdische  Traditionen  in  den  Bùchern  Samuel  und  Kô- 
nige.  a,  Einfluss  beslimmter  Textgruppen  der  Seplua- 
ginta.  ni.  Einfluss  der  Vêtus  latina  au)  die  sprachliche 
(.estait  der   Yuhjata,  dans  llil'liea,  1929,  p.  3-30. 

Le  Targum,  quoique  dans  l'ensemble  conforme  à 
l'hébreu  massorétique,  y  fait  quelques  additions  et 
explique  quelques  passages. 

I.  Commentaires.  —  1°  Catholiques.  —  Origine, quelques 

annotations  sur  les  deux  livres  de  Samuel,  P.  G.,  t.  xvii, 
col.  39-52;  Mit.  Klostermann,  t.  m,  p.  295-303;  Tliéodoret. 
Quœsllones  in  Libros  Regum,  P.  ('•.,  t.  i.xxx,  col.  527-800; 


2805 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    ANALYSE 


2806 


Procope  de  Gaza,  un  commentaire  qui  reproduit  souvent  les 
interprétations  de  Théodoret,  P.  G.,  t.  lxxxvii,  col.  1079- 
1148  (cf.  Eisenholer,  Procopius  von  Gaza,  1897);  les  Quœs- 
liones  hebraiciv  in  Libros  Regum,  imprimées  dans  les  œuvres 
de  saint  Jérôme,  P.  L.,  t.  xxm,  col.  1329-1364,  ne  sont  pas 
authentiques;  il  en  est  de  même  du  commentaire  sur  le  pre- 
mier livre  de  Samuel  attribué  à  saint  Grégoire  le  Grand, 
P.  L.,  t.  lxxix,  col.  17-468;  Eucher  de  Lyon,  dans  Instruc- 
tiones  ad  Salonium,  P.  L.,  t.  l,  col.  783;  S.  Éphrem,  dans 
Opéra  surtaxa,  Rome,  1732-1746,  t.  i,  p.  331-567;  S.  Isidore 
de  Séville,  De  Veteri  et  Novo  Teslamento  quœstiones,  P.L., 
t.  lxxxiii,  col.  391-414;  S.  Bède,  In  Samuelem  prophetam 
allegorica  expositio,  P.  L.,  t.  xci,  col.  499-716;  Jn  Libros 
Regum  qmvstiones  XXX,  P.  L.,  t.  xci,  col.  715-736;  Kaban 
Maur,  Commentaria  in  IV  Regum,  P.  L.,  t.  cix,  col.  9-124; 
Hugues  deSaint-Victor,  Annotationes  eluciduloriœ  in  Libros 
Regum,  P.  L.,  t.  clxxv,  col.  93-106. 

Les  commentaires  de  Nicolas  de  Lyre,  de  Tostat  et  de 
Cajétan  à  la  Renaissance;  ceux  de  Sanctius,  Menochius, 
Malvenda,  Cornélius  a  Lapide,  au  xvn*  siècle,  dei'om  Cal- 
met  et  de  Duguet  au  XVIIIe  ;  Clair,  Les  Livres  des  Rois,  In- 
troduction critique  et  commentaire,  Paris,  1884,  dans  la 
Suinte  Bible  avec  commentaires;  de  Hummelauer,  Commen- 
tarius  in  Libros  Samuelis,  Paris,  1886,  dans  Cursus  Seriplu- 
ra-  Sacra';  Schlôgl,  Die  Bûcher  Samuels,  Vienne,  1904,  dans 
Kurzgefasster  wissenschafilicher  Commenlur,  de  Scliàfer  ; 
P.  Dliorme,  Les  livres  de  Samuel,  Paris,  1910,  dans  Études 
bibliques;  Schulz,  Die  Bûcher  Samuel,  Munster-en-W., 
1919-1920,  dans  Exegetisches  Ilandbuch  zum  A.  T.  de  Nikel 
et  Schulz;  Leimbach,  Die  Biiclter  Samuel,  Bonn,  1936,  dans 
Die  Heilige  Schrifl  des  A.  T.  de  Feldmann  et  Herkenne. 

2°  Non  catholiques.  —  Sébastien  Schmidt,  Le  Clerc  (Cle- 
ricus),  les  Annotationes  de  Grotius;  Thenius,  Die  Bûcher 
Samuels,  Leipzig,  1864,  3e  édit.  par  Lôhr,  Leipzig,  1898; 
KeiL.Die  Bâcher  Samuels,  Leipzig,  1864, 2e édit. ,1875;  Kirk- 
patrik,  The  firsl  Book  of  Samuel,  1880;  The  second  Book  of 
Samuel,  1881,  dans  Cambridge  Bible  (or  schools  and  eollcges; 
Klostermann,  Die  Bûcher  Samuelis  und  der  Ktnige,  Nôrd- 
lingcn,  1887,  dans  Kurzgef.  Komm.  de  Strack-Zôckler; 
IL  P.  Smith,  The  Books  of  Samuel,  Edimbourg,  1899,  dans 
A  critical  and  exegetical  Commentarij;  Budde,  Die  Btiehcr 
Samuel,  Tubingue-Leipzig,  1902,  dans  Kurzgef.  Iland- 
Comm.  de  Marti;  Nowack,  Richter,  Ruth  und  Bûcher  Samue- 
lis, Gœttingue,  1902,  dans  Ilandkommentar  zum  A.  T.  de 
Nowack;  Caspari,  Die  Samuclbucher,  Leipzig,  1920,  dans 
Kommentar  zum  A.  T.  de  Sellin. 

II.  Tu  a  v  ai  x.  —  Pour  les  questions  critiques  et  historiques 
voir  les  introductions  bibliques,  les  histoires  et  théologies 
de  l'Ancien  Testament  et  entre  autres  travaux  ceux  de  : 
\\'ellhausen,Uer  Text  der  Bûcher  Samuelis,  Gœttingue,  1872; 
Driver,  Xotes  on  the  Ilebrew  Text  of  the  Books  of  Samuel, 
1890;  Peters,  Beilrdge  zur  Text-und  Lilcraturkritik...  der 
Bûcher  Samuel,  Fribourg,  1899;  \V.  Guth,  Die  atteste  Schicht 
in  den  Erzàhlungen  ûber  Saiil  und  David  (I  Sam.,  IX  bis 
I  Reg.,  Il),  Halle,  1904;  Sievcrs,  Metrischc  Siudien,  m  Sa- 
muel,  I  Teil.,  Leipzig,  1907;  Schulz,  Erzàhtungskunst  in 
den  Samuel-Biichern,  Munster-en-W.,  1923;  Desnoyers, 
Histoire  du  peuple  hébreu,  Paris,  t.  i-m,  1922-1930. 

Les  articles  des  Dictionnaires  et  Encyclopédies  :  Fillion, 
Rois.  Les  deux  livres  de  Samuel,  dans  Vigouroux,  Diction- 
naire de  la  Bible,  t.  v,  col.  1129-1145;  Pirot,  David,  dans  le 
Supplément  du  même  dictionnaire  (Pirot);  V.  Orelli,  Samue- 
lis (Bûcher),  dans  Protest.  Realencyklopàdie,  3e  éd.,  t.  xvn, 
p.  148-452;  Kaulen,  Kônige  (Bûcher  der),  dans  Wetzer  et 
Welte,  Kirchcnlexicon,  t.  vu,  col.  913-920;  Stenning,  Sa- 
muel I-II,  dans  Hastings,  A  Dictionarg  of  the  Bible,  t.  iv, 
p.  382-391  ;  Stade,  Samuel,  dans  Cheyne,  Encgclopœdia 
biblica,  t.  iv,  col.  4270-4281. 

A.  Clamer. 

II.  TROISIÈME  ET  QUATRIÈME  LIVRES  DES 
ROIS.  I.  Titre.  II.  Contenu  (col.  280G).  III.  But 
(col.  2810).  IV.  Composition  (col.  2812).  V.  Valeur  histo- 
rique (col.  2817).  VI.  Chronologie  (col.  2830).  VII. 
Doctrines  (col.  2832).  VIII.  Texte  (col.  2842). 

I.  Titre.  —  Les  deux  derniers  Livres  des  Rois  n'en 
formaient  primitivement  qu'un  seul,  tout  comme  les 
deux  premiers.  C'est  ce  dont  témoigne  Origène  disant  : 
PaaiXstwv  Tpî.TY],  TsrapTy;,  èv  évl  Oùa|j.(jts).ex  Aa6î8 
(titre  hébreu  du  livre  d'après  ses  deux  premiers  mots), 
dans  Eusèbe,  Hist.  eccl.,  1.  VI,  c.  xxv,  P.  G.,  t.  xx, 
col.  581   Dans  le  Prologus  galeatus,  saint  Jérôme  dit  de 

DICT.    DE  TIlÉOL.  CATHOL. 


même  dans  son  énumération  des  livres  du  deuxième 
groupe  de  la  Bible  hébraïque  :  Quartus  Melachim,  id 
est  Regum  qui  III  et  IV  Regum  volumine  continetur. 
P.  L.,  t.  xxvin,  col.  547. 

La  division  en  deux  parties  se  trouve  déjà  dans  les 
Septante,  d'où  elle  a  passé  dans  l'ancienne  version 
latine  et  la  Vulgate,  puis  finalement,  avec  la  Bible  de 
Bomberg  en  1517,  dans  les  Bibles  hébraïques  impri- 
mées. Par  contre,  la  version  syriaque  ne  connaît  aujour- 
d'hui encore  qu'un  seul  livre  des  Rois,  renfermant 
sans  aucune  interruption  l'ensemble  des  deux  livres. 

La  composition  du  livre  aussi  bien  que  l'esprit  qui 
l'anime  tout  entier  témoignent  nettement  en  faveur  de 
l'unité  du  livre,  dont  la  division  au  milieu  du  règne  très 
court  d'Ochozias  n'a  pas  été  très  heureusement  mar- 
quée. 

Quant  à  la  réunion  des  Livres  des  Rois  à  ceux  de 
Samuel  pour  en  faire  un  ouvrage  historique  unique, 
sous  le  titre:  «Les  quatre  Livres  des  Rois»,  on  a  vu  ci- 
dessus  qu'elle  ne  répondait  pas  à  la  réalité,  les  deux 
ouvrages  étant  essentiellement  différents  aussi  bien 
pour  la  forme  que  pour  la  composition  et  les  tendances. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'auteur  du  second  semble 
avoir  eu  le  souci  de  rattacher  son  œuvre  à  l'histoire 
racontée  aux  Livres  de  Samuel,  ainsi  que  l'indique  le 
commencement  de  son  récit  et  comme  le  supposent 
maints  témoins  du  grec  qui  attribuent  encore  III  Reg., 
i-n,  11  au  IIe  Livre  des  Rois,  pour  ne  commencer  le 
troisième  qu'à  III  Reg.,  n,  12,  avec  les  débuts  du  règne 
de  Salomon. 

II.  Contenu.  —  Les  deux  derniers  Livres  des  Rois 
racontent  l'histoire  du  peuple  d'Israël  et  surtout  celle 
de  ses  rois,  depuis  la  mort  de  David,  960  environ,  jus- 
qu'à la  ruine  des  deux  royaumes  d'Israël  et  de  Juda, 
respectivement  722  et  587,  et  la  délivrance  de  Joachin 
durant  l'exil  en  5G1.  Ils  embrassent  ainsi  une  période 
de  quatre  cents  ans,  importante  non  seulement  par  sa 
durée  mais  aussi  parce  qu'elle  marque  l'apogée  du 
peuple  hébreu,  qui,  après  une  ascension  rapide  avec 
David,  fut  gravement  atteint  dès  la  mort  de  Salomon 
parle  schisme  des  dix  tribus,  cause  de  l'inévitable  ruine. 
L'ensemble  des  deux  livres  se  répartit  en  trois  parties 
principales  :  1°  le  règne  de  Salomon,  III  Reg.,  i-xi; 
2°  Le  schisme  et  l'histoire  des  royaumes  séparés  d'Is- 
raël et  de  Juda,  III  Reg.,  xn-IV  Reg.,  xvn;  3°  His- 
toire du  royaume  de  Juda  jusqu'à  sa  ruine  avec  un 
court  aperçu  de  quelques  événements  survenus  dans  la 
suite,  IV  Reg.,  xvm-xxv. 

Cette  histoire,  pour  une  période  quatre  fois  plus 
longue  pourtant  que  celle  qui  est  racontée  aux  deux 
premiers  Livres  des  Rois, ne  comporte  pas  un  texte  plus 
long,  c'est  ce  qui  explique  la  manière  parfois  schéma- 
tique dont  certains  règnes  sont  présentés;  le  procédé 
d'ailleurs  est  assez  variable,  tandis  que  l'auteur  s'at- 
tarde sur  tel  ou  tel  roi,  il  passe  très  rapidement  sur  tel 
autre,  même  des  plus  importants,  Jéréboam  II  par 
exemple. 

L'introduction  décrit  la  vieillesse  de  David  et  les 
intrigues  de  son  fils  Adonias  prétendantàsasuccession. 
Grâ?e  surtout  à  i 'intervention  de  Nathan,  Salomon 
reçoit  l'onction  royale  du  vivant  de  son  père,  qui,  peu 
avant  de  mourir,  donne  à  son  successeur  ses  dernières 
instructions  concernant  le  service  de  Jahvé  et  la 
conduite  à  tenir  vis-à-vis  de  certains  personnages. 
III  Reg.,  i-ii. 

1°  Première  partie  :  Règne  de  Salomon  (III  Reg.,  m- 
xi).  —  Après  une  brève  mention  du  mariage  de  Salo- 
mon avec  la  fille  du  pharaon,  le  c.  m  rapporte  la  de- 
mande adressée  par  le  roi  à  Jahvé  pour  obtenir  la 
sagesse;  son  jugement  dans  l'alïaire  des  deux  femmes 
se  disputant  l'enfant  de  l'une  d'elles  prouve  qu'il  a  été 
exaucé.  Vient  ensuite  une  énumération  des  fonction- 
naires de  la  cour  royale  et  des  intendants  du  pays,  puis 

T.   —  XIII.  —  89. 


2807 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    ANALYSE 


2808 


une  description  de  la  prospérité  du  pays  et  de  la  très 
grande  sagesse  de  son  roi.  C.  iv-v,  14. 

Les  chapitres  suivants  se  réfèrent  aux  constructions 
de  Salomon.  Ce  sont  d'abord  les  préparatifs  en  vue  de 
la  construction  du  temple  au  c.  v,  puis  la  construction 
elle-même  au  c.  vi  et  celle  du  palais  royal  ainsi  que  des 
différents  ornements  du  temple  et  des  objets  du  culte 
au  c.  vu.  La  dédicace  solennelle  de  la  maison  de  Dieu 
est  décrite  et  la  prière  de  Salomon  à  Jahvé  rapportée 
au  c.  vin  ;  le  Seigneur  y  répond  en  promettant  au  roi 
longue  durée  à  sa  maison  et  à  son  royaume  s'il  demeure 
fidèle  aux  préceptes  de  la  Loi,  mais  en  le  menaçant 
aussi  de  l'extermination  d'Israël  s'il  est  infidèle.  C.  ix, 
1-14. 

La  fin  du  c.  ix  revient,  pour  le  compléter,  surlc  récit 
des  préparatifs  en  vue  de  la  construction  du  temple,  et 
signale  la  construction  d'une  flotte.  Suivent  plusieurs 
épisodes  qui  ont  pour  objet  de  manifester  la  richesse  et 
la  sagesse  du  roi,  entre  autres  la  visite  de  la  reine  de 
Saba,  c.  x,  tandis  que  le  chapitre  suivant  laisse  entre- 
voir les  funestes  conséquences  des  fautes  de  Salomon, 
surtout  de  sa  faiblesse  vis-à-vis  de  ses  femmes  étran- 
gères, pour  lesquelles  il  bâtit  des  sanctuaires  idolâtres 
aux  portes  mêmes  de  Jérusalem;  et  déjà  apparaissent 
les  ennemis,  entre  autres  Jéroboam,  le  fauteur  du 
schisme.  L'histoire  du  règne  de  Salomon  se  termine 
par  la  formule  que  l'on  retrouve  à  la  fin  de  chacun 
des  règnes  suivants.  C.  xi,  41-49. 

2°  Deuxième  partie:  Histoire  des  royaumes  de  Juda 
et  d'Israël  (III  Reg.,  xn- 1 V  Reg.,  xvn).  —  Pour  retracer 
cette  histoire  de  deux  États  voisins  pendant  plus  de 
deux  siècles,  l'auteur  aurait  pu  raconter  d'abord  et 
intégralement  celle  de  l'un  des  royaumes  pour  passer 
ensuite  à  celle  de  l'autre  ou  bien  prendre  selon  l'ordre 
de  leur  succession  chronologique  les  événements  sur- 
venus dans  les  deux  royaumes  pour  passer  continuelle- 
ment de  l'un  à  l'autre,  il  a  préféré  un  autre  procédé  qui 
consiste  à  raconter  entièrement  le  règne  d'un  roi  de 
Juda,  par  exemple,  depuis  son  avènement  jusqu'à  sa 
mort,  quitte  à  revenir  en  arrière  pour  reprendre  l'his- 
toire d'un  ou  de  plusieurs  des  rois  d'Israël  qui  ont 
régné  dans  l'intervalle;  procédé,  a-t-on  observé,  qui  a 
l'avantage  de  mener  de  front  les  deux  histoires  sans  les 
hacher  en  menus  morceaux  et  d'éviter  des  retours  en 
arrière  trop  considérables.  Gautier,  Introd.  à  l'A.  T., 
t.  I,  p.  292. 

A  la  mort  de  Salomon,  son  fils  Roboam  lui  succède; 
mais  les  tribus  du  centre  et  du  Nord  se  séparent  de 
celles  du  Sud  pour  constituer  un  royaume  distinct  avec 
Jéroboam.  III  Reg.,  xn,  1-20.  Grâce  à  l'intervention 
de  Séméïas,  homme  de  Dieu,  une  lutte  fratricide  est 
évitée.  C.  xn,  21-24.  Le  chef  du  nouveau  royaume  pour 
détourner  son  peuple  de  la  maison  de  Jahvé  à  Jérusa- 
lem organise  le  culte  à  Dan  et  à  Béthel  avec  les  veaux 
d'or.  G.  xn,  25-33.  Pour  pareil  méfait  la  menace  du  châ- 
timent ne  tarde  pas  ;  un  homme  de  Dieu,  venu  de  Juda, 
annonce  la  destruction  des  hauts-lieux  et  l'immolation 
de  leurs  prêtres,  mais  cet  homme  de  Dieu  lui-même, 
pour  être  entré  dans  la  maison  d'un  vieux  prophète  à 
Béthel,  est  dévoré  par  un  lion.  C.  XIII.  Jéroboam  n'en 
persiste  pas  moins  dans  sa  voie  mauvaise,  aussi  un  pro- 
phète, Allias,  prédit  le  châtiment  qui  frappera  le  roi  et 
sa  maison.  Mort  de  Jéroboam.  C.  xiv,  1-20. 

De  xiv,  21  à  xvi,  28,  il  y  a  une  suite  de  courtes  bio- 
graphies des  rois  de  Juda,  Roboam,  Abia  et  Asa,  puis 
de  ceux  d'Israël,  Nadal),  Baasa.  l'.la.  /ambri  et  Amri. 

Sur  le  règne  d'Achab,  marqué  par  la  lutte  entre  les 
prophètes  de  Baal  et  ceux  de  Jahvé,  le  récit  s'étend 
longuement.  Le  mariage  d'Achab,  roi  d'Israël,  avec 
Jézabel,  la  fille  du  roi  des  Sidoniens,  amène  l'Introduc- 
tion du  culte  du  Baal  phénicien  en  Israël.  C.  xvi,  29-33. 
Le  prophète  Elle  intervient  alors  pour  Venger  les  droits 
du  Dieu  d'Israël.   Il  annonce  une  longue  sécheresse  et 


aussitôt,  sur  l'ordre  de  Jahvé,  s'enfuit  au  torrent  de 
Carith  et  chez  une  veuve  de  Sarepta  dont  il  ressuscite 
le  fils.  C.  xvn.  La  troisième  année  de  la  sécheresse,  le 
prophète  reparaît  devant  Achab  et,  par  son  triomphe 
sur  les  prophètes  de  Baal  au  mont  Garmel,  met  fin  à  la 
sécheresse.  C.  xvin.  Il  n'est  pas  pour  autant  à  l'abri  des 
poursuites  de  Jézabel;  pour  y  échapper  il  se  réfugie 
au  mont  Horeb,  où  le  Seigneur  lui  apparaît  et  lui  or- 
donne d'oindre  Hazaël  pour  roi  de  Syrie,  Jéhu  pour  roi 
d'Israël  et  Elisée  pour  prophète  à  sa  place.  G.  xix.  Une 
double  victoire  est  remportée  par  Achab  sur  les  Syriens, 
dont  il  épargne  le  roi  Benhadad;  un  prophète  le  lui 
reproche  et  le  menace  du  même  châtiment  qu'il  aurait 
dû  infliger  au  vaincu  de  Damas.  C.  xx.  Avec  le  c.  xxi  re- 
prend ce  qu'on  peut  appeler  le  cycle  d'Élie,  un  moment 
interrompu.  C'est  l'histoire  de  Naboth,  indignement 
mis  à  mort  par  Achab  sur  les  instances  de  Jézabel,  et 
l'annonce  par  Élie  du  terrible  châtiment  réservé  aux 
coupables.  Allié  à  Josaphat,  roi  de  Juda,  Achab  se  met 
en  campagne,  malgré  les  avertissements  du  prophète 
Michée,  fils  de  Jemla,  pour  reprendre  aux  Syriens  la 
ville  de  Bamoth-en-Galaad.  Il  y  fut  tué  et,  selon  la 
menace  d'Élie,  les  chiens  léchèrent  son  sang.  C.  xxn, 
1-40.  Une  courte  notice  sur  le  règne  de  Josaphat  et  les 
débuts  du  règne  d'Ochozias  d'Israël  termine  le  cha- 
pitre xxn,  41-54  et  le  IIIe  Livre  des  Rois. 

Avec  Ochozias  reparaît  Élie,  le  messager  redoutable, 
pour  annoncer  au  roi  malade,  qui  avait  envoyé  consul- 
ter Béel-Zébub,  dieu  d'Accaron,  une  mort  certaine. 
IV  Reg.,  i.  Le  prophète  lui-même  est  enlevé  au  ciel  sur 
un  char  de  feu;  Elisée  prend  sa  succession.  Commence 
alors,  parallèle  à  celui  d'Élie,  le  cycle  d'Elisée,  dont  les 
débuts  sont  déjà  marqués  de  quelques  prodiges  :  assai- 
nissement des  eaux  de  Jéricho  et  châtiment  de  ses  in- 
sulteurs.  C.  n.  Dans  la  campagne  de  Joram,  fils  d'A- 
chab, allié  aux  rois  de  Juda  et  d'Édom  contre  les  Moa- 
bites,  le  prophète  interrogé  par  les  rois  coalisés  leur 
annonce  qu'ils  trouveront  enfin  de  l'eau  et  remporte- 
ront la  victoire;  Mésa,  le  roi  de  Moab,  pour  conjurer 
le  sort  qui  l'accable,  immole  son  fils  premier-né  en 
holocauste.  C.  in. 

Les  chapitres  suivants  relatent  toute  une  série  de 
prodiges  opérés  par  Elisée  :  multiplication  de  l'huile 
d'une  veuve,  résurrection  du  fils  de  la  Sunamite,  assai- 
nissement de  la  nourriture  des  prophètes  et  multipli- 
cation des  pains,  c.  iv,  guérison  du  général  syrien  Naa- 
man  de  la  lèpre  et  châtiment  de  Giézi,  frappé  de  cette 
même  maladie,  pour  avoir  extorqué  de  l'argent  à  Naa- 
man.  C.  v.  L'anecdote  de  la  hache  perdue  et  retrouvée, 
le  récit  de  l'attaque  de  Dothan,  du  siège  de  Samarie 
par  le  roi  de  Syrie,  c.  vi-vn,  une  nouvelle  anecdote 
concernant  la  Sunamite,  la  relation  d'un  voyage  du 
prophète  à  Damas  et  de  son  entrevue  avec  Hazaël  sont 
autant  d'occasions  de  mettre  en  relief  la  puissance 
miraculeuse  d'Elisée.  G.  vin,  15. 

Après  le  cycle  d'Elisée  vient  une  brève  description  du 
règne  de  deux  rois  de  Juda,  Joram  et  Ochozias.  C.  viii, 
16-29.  Le  récit  de  la  mort  de  ce  dernier  est  reporté  un 
peu  plus  loin,  après  les  chapitres  ix  et  x,  qui  relatent 
avec  force  détails  la  révolution  qui  mit  fin  au  règne  du 
dernier  descendant  d'Amri  et  plaça  sur  le  trône  Jéhu. 
Le  nouveau  roi,  auquel  Elisée  avait  fait  donner  l'onc- 
tion royale,  tue  Joram,  son  prédécesseur,  fait  massa- 
crer Ochozias  de  Juda  ainsi  que  Jézabel,  dont  la  triste 
fin  réalise  les  sombres  prédictions  d'Élie;  périrent  éga- 
lement soixante-dix  princes  de  la  maison  d'Achab  et 
quarante-deux  de  la  maison  de  Juda.  L'extermination 
du  culte  de  Baal  par  le  massacre  des  serviteurs  du  dieu 
phénicien  et  le  pillage  de  son  sanctuaire  n'empêchèrent 
pas  le  vengeur  de  la  religion  de  Jahvé  de  tomber  dans 
les  mêmes  errements  (pie  Jéroboam;  hauts-lieux  et 
veaux  d'or  n'en  sont  pas  moins  tolérés;  Hazaël,  roi  de 
Syrie,  se  fit  l'instrument  du  châtiment  divin.  C.  ix-x 


2809 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    BUT 


2810 


A  la  mort  d'Ochozias,  Athalie,  fille  d'Achab,  croyant 
avoir  fait  périr  tous  les  membres  de  la  famille  royale, 
s'est  emparée  du  pouvoir  qu'elle  garde  six  années.  Mais 
Joas,  échappé  au  massacre  et  secrètement  élevé  dans 
le  temple,  est  proclamé  roi  à  la  faveur  d'un  soulève- 
ment et  Athalie  massacrée.  G.  xi.  Sous  le  nouveau 
règne,  le  premier  de  ceux  de  Juda  qui  ne  soit  point 
relaté  d'une  façon  sommaire. eut  lieu  la  restauration  du 
temple  et  le  rachat,  au  prix  de  l'or  qui  se  trouvait  dans 
la  maison  de  Jahvé,  de  la  paix  avec  Hazaël  qui  mena- 
çait Jérusalem.  C.  xn 

Une  invasion  syrienne  menace  gravement  le  pays 
sous  le  règne  de  Joachaz,  roi  d'Israël;  son  successeur, 
Joas,  parvient  à  secouer  le  joug  syrien  en  reprenant 
à  Benhadad,  le  fils  de  Hazaël,  les  villes  perdues,  selon 
la  promesse  que  lui  en  avait  faite  le  prophète  Elisée 
peu  de  temps  avant  sa  mort.  C.  xm.  En  lutte  également 
avec  Amasias,  le  roi  de  Juda,  il  parvint  à  pénétrer  dans 
Jérusalem,  dont  il  emporta  les  trésors,  aussi  bien  ceux 
du  temple  que  ceux  de  la  maison  du  roi.  Amasias  périt 
assassiné,  son  fils  Azarias  lui  succéda.  C.  xiv,  1-22. 

Le  règne  glorieux  de  Jéroboam  II  en  Israël,  dont  il 
rétablit  les  anciennes  limites,  est  brièvement  raconté. 
C.  xiv,  23-29.  Après  une  courte  mention  du  règne  d'Aza- 
rias  en  Juda,  xv,  1-7,  vient  la  série  des  derniers  rois 
d'Israël,  Zacharie,  Sellum,  Manahem,  Phacée,  sous  les- 
quels la  ruine  du  royaume,  déchiré  par  des  luttes  intes- 
tines, se  précipite  pour  s'achever  sous  les  coups  des 
Assyriens.  Téglatphalasar  s'empare  d'une  partie  du 
territoire,  xv,  8-38,  puis,  appelé  par  Achaz,  roi  de 
Juda,  contre  Israël  et  la  Syrie,  prend  la  ville  de  Damas. 
C'est  là  que  le  roi  de  Juda,  venu  à  la  rencontre  du  roi 
d'Assyrie,  fait  construire  un  autel  semblable  à  celui 
qu'il  avait  vu  clans  la  capitale  syrienne  et,  de  retour  à 
Jérusalem,  y  offre  des  sacrifices.  Le  successeur  de  Té- 
glatphalasar, Salmanasar,  après  avoir  assujetti  Osée,  le 
dernier  roi  d'Israël,  et  lui  avoir  imposé  le  tribut,  s'em- 
pare de  sa  capitale,  Samarie,  et  emmène  son  peuple 
captif  en  Assyrie.  C.  xv,  39-xvn,  6.  C'est  la  fin  du 
royaume  d'Israël,  dont  les  trop  nombreuses  infidélités 
à  Jahvé  ont  causé  le  juste  châtiment.  C.  x vu,  7-23.  A 
la  place  des  déportés  s'en  vinrent  des  colons  assyriens 
qui,  tout  en  gardant  le  culte  de  leurs  divinités,  hono- 
raient aussi  Jahvé,  dont  un  prêtre  captif  était  venu 
leur  apprendre  la  loi.  C.  xvn,  24-41. 

3°  Troisième  partie:  Histoire  du  royaume  de  Juda 
(IV  Reg.,  xvin,  1-xxv,  30).  —  Le  règne  d'Ézéchias, 
restaurateur  de  la  religion  de  Jahvé,  est  longuement 
raconté,  du  moins  en  trois  de  ses  épisodes  les  plus  im- 
portants :  l'expédition  de  Sennachérib  contre  Juda, 
marquée  par  l'intervention  du  prophète  Isaïe  et  la  des- 
truction de  l'armée  assyrienne  sous  les  murs  de  Jéru- 
salem; la  maladie  d'Ézéchias  et  sa  guérison;  l'ambas- 
sade de  Mérodach-Baladan,  occasion  pour  Isaïe  de 
l'annonce  de  la  captivité  de  Babylone.  C.  xvm-xx.  De 
ces  mêmes  événements  le  livre  d'Isaïe  nous  fournit  un 
récit  parallèle,  avec  de  nombreuses  variantes.  Is., 
xxxvi-xxxix. 

Avec  Manassé,  au  long  règne  de  cinquante-cinq  ans, 
et  Amon,  son  successeur,  les  cultes  idolàtriques  retrou- 
vent faveur  et  préparent  le  châtiment.  C.  xxi.  Le 
pieux  roi  Josias  en  retarde  l'échéance  par  la  réforme 
religieuse  qu'il  entreprend  à  la  suite  de  la  découverte 
du  Livre  de  la  Loi  dans  le  Temple.  C.  xxii-xxm,  27.  A 
la  mort  tragique  de  Josias,  Joachaz,  son  fils,  lui  suc- 
cède pour  peu  de  temps;  après  trois  mois  de  règne,  en 
effet,  il  est  emmené  captif  en  Egypte.  C.  xxm,  28-35. 
Durant  les  règnes  des  rois  impies  Joakim  et  Joachin, 
la  puissance  babylonienne  pèse  de  plus  en  plus  lourde- 
ment sur  Juda;  Sédécias,  son  dernier  roi,  se  révolte 
contre  Nabuchodonosor,  à  qui  pourtant  il  devait  son 
trône.  Jérusalem,  après  un  long  siège,  est  prise  et  dé- 
truite, le  temple  incendié  et  de  nombreux  Juifs  em.ne- 


nés  captifs  en  Babylonie.  C.  xxm,  36-xxv,  21.  Le  livre 
se  termine  par  la  relation  de  deux  faits  survenus,  l'un 
aussitôt  après  la  ruine  de  Juda  :  le  meurtre  du  gouver- 
neur Godolias,  préposé  au  pays  par  le  vainqueur;  l'autre 
longtemps  après:  la  libération  du  roi  Joachin.  C.  xxv, 
22-30.  Le  c.  lu  du  livre  de  Jérémie  présente,  bien  qu'a- 
vec de  nombreuses  divergences,  un  texte  parallèle  à 
celui  du  dernier  chapitre  du  Livre  des  Rois. 

III.  But.  —  De  cette  analyse  se  dégage,  entre  autres 
traits  caractéristiques  et  en  tout  premier  lieu,  le  but 
didactique  et  religieux  du  livre.  La  relation  des  événe- 
ments, encadrée  dans  des  formules  stéréotypées  au 
commencement  et  à  la  fin  des  différents  règnes  en 
Juda  et  en  Israël,  est  tout  entière  ordonnée  vers  ce  but 
primordial  :  montrer  dans  la  fidélité  à  Jahvé  et  plus 
particulièrement  à  la  loi  de  L'unité  du  sanctuaire  la 
condition  non  seulement  de  la  prospérité  et  du  bonheur 
d'Israël,  mais  encore  de  son  existence  même.  Si  les 
préoccupations  didactiques  et  religieuses  ne  sont 
absentes  d'aucun  des  livres  de  la  Bible,  nulle  part  n'ap- 
paraît plus  nettement  le  souci  de  dégager  la  leçon  des 
événements;  ni  les  deux  premiers  Livres  des  Rois,  ni 
même  le  Livre  des  Juges,  oùpourtant  ce  souci  s'allinne 
dans  l'exposé  de  principes  placé  en  tête  du  corps  de 
l'ouvrage  et  dans  les  formules  de  la  fin  de  chaque  judi- 
cature,  n'ont  à  ce  degré  fait  œuvre  de  moraliste.  C'est 
ce  but  jamais  perdu  de  vue  qui  rend  compte  du  choix 
des  matériaux,  de  l'ampleur  ou  de  la  brièveté  des  infor- 
mations retenues  pour  les  différents  règnes,  de  la  na- 
ture du  jugement  porté  sur  les  personnes  et  sur  les 
événements,  du  choix  même  de  certaines  formules. 

L'historien  de  quatre  siècles  de  l'histoire  d'Israël, 
fertiles  en  événements  de  la  plushaute  importance  pour 
la  vie  politique  et  nationale,  ne  pouvait  évidemment 
passer  entièrement  sous  silence  certains  faits  d'ordre 
politique  qui  expliquent  d'ailleurs  bien  souvent  l'attitu- 
de religieuse  des  rois,  mais  il  s'en  tient  à  ce  qui  est  indis- 
pensable à  son  but,  omettant  bien  des  épisodes  que  le 
rédacteur  des  Paralipomènes,  aux  préoccupations  non 
moins  didactiques,  mentionne  pourtant,  passant  rapi- 
dement sur  d'autres  sur  lesquels  ce  même  rédacteur 
s'attarde  plus  longuement;  il  insistera  au  contraire  sur 
certains  détails,  certaines  périodes  qui  vont  plus  direc- 
tement à  son  but.  C'est  ainsi  que  les  éléments  d'infor- 
mation retenus  sont  parfois  très  nombreux,  bien  que 
jamais  complets,  tandis  que  par  ailleurs  ils  sont  très 
réduits.  Sans  doute  tous  les  rois  d'Israël  et  de  Juda, 
quelle  que  soit  la  durée  de  leur  règne,  sont  cités  et 
jugés,  mais  l'histoire  de  six  d'entre  eux  seulement  est 
l'objet  de  plus  amples  développements,  parce  qu'elle 
est  d'une  importance  plus  grande  au  point  de  vue  reli- 
gieux; tel  est  le  cas  du  règne  de  Salomon,  III  Reg.,  i- 
xi,  constructeur  du  temple;  celui  d'Ézéchias  et  de 
Josias,  promoteurs  de  réformes  religieuses,  IV  Reg., 
xvm-xx  et  xxii-xxiii,  de  Jéroboam  Ier,  d'Achab  et 
de  Joram,  fauteurs  de  pratiques  ou  même  de  cultes 
idolàtriques,  III  Reg.,  xn,  25-xiv,  20;  xvi,  29-xxii, 
40;  IV  Reg.,  m,  1-ix,  20. 

Dans  le  même  sens,  on  peut  constater  la  place  rela- 
tivement considérable  donnée  aux  récits  concernant 
les  prophètes,  au  temps  surtout  de  la  lutte  décisive 
entre  le  Dieu  d'Israël  et  les  dieux  phéniciens,  et  le  relief 
donné  aux  portraits  de  prophètes  comme  Élie  et  Eli- 
sée. 

Chaque  roi  est  jugé  d'après  son  attitude  vis-à-vis  de 
la  Loi  et  tout  spécialement  de  la  loi  deutéronomique  de 
l'unité  du  sanctuaire;  selon  qu'il  aura  combattu  ou 
favorisé  le  culte  des  hauts-lieux  il  sera  loué  ou  blâmé. 
Les  principes,  en  elïet,  dont  l'auteur  du  livre  voudrait 
pouvoir  constater  la  stricte  application  dans  le  gou- 
vernement du  peuple  sont  ceux  que  voulait  déjà  faire 
prévaloir  le  Deutéronome,  lorsqu'il  demandait  aux 
Hébreux  de  servir  de  tout  leur  cœur  le  seul  vrai  Dieu, 


2811 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    COMPOSITION 


2812 


Jahvé,  parce  qu'il  les  avait  choisis  parmi  toutes  les 
nations  pour  en  faire  son  peuple,  et  de  ne  lui  ollrir  de 
sacrifices  qu'au  seul  sanctuaire  qui  serait  établi  par 
lui,  c'est-à-dire  au  temple  de  Jérusalem.  A  ce  compte, 
le  règne  de  David  est  pour  l'auteur  le  règne  idéal  qu'il 
voudrait  retrouver  pour  chacun  de  ses  successeurs. 
Ézéchiaset  Josias  sont  loués  pour  avoir  fait  ce  qui  est 
droit  aux  yeux  de  Jahvé  et  avoir  marché  dans  la  voie 
de  David  leur  père  sans  se  détourner  ni  à  droite  ni  à 
gauche.  IV  Reg.,  xviii,  3;  xxn,  2.  Ce  ne  fut  malheu- 
reusement pas  le  cas  de  la  plupart  des  autres  rois,  non 
seulement  pour  ceux  d'Israël,  mais  encore  pour  beau- 
coup de  ceux  de  Juda,  selon  la  sentence  trop  souvent 
formulée  :  «  Il  fit  ce  qui  est  mal  aux  yeux  de  Jahvé.  » 
Si  pour  quelques  rois  de  Juda  cependant,  tels  que  Asa, 
Josaphat,  Amasias,  Ozias,  la  formule  varie  :  «  Il  fit  ce 
qui  est  droit  aux  yeux  de  Jahvé  »,  la  louange  n'est  pas 
sans  réserve,  car  ce  ne  fut  pas  comme  David  ;  les  hauts- 
lieux  ne  disparurent  pas,  on  continua  d'y  offrir  des 
sacrifices  et  d'y  brûler  des  parfums.  III  Reg.,  xv,  11, 
14;  xxn,  43-44;  IV  Reg.,  xiv,  3-4;  xv,  3-4.  Seuls  Ézé- 
chias  et  Josias  sont  loués  sans  restriction  car  tous  deux 
firent  ce  que  nul  de  leurs  prédécesseurs  ou  de  leurs  suc- 
cesseurs n'avait  fait,  ils  avaient  fait  disparaître  les 
hauts-lieux.  IV  Reg.,  xvm,  5;  xxm,  25.  Malgré  l'im- 
portance qu'il  attache  au  culte  de  ces  hauts-lieux  et  la 
condamnation  portée  contre  eux,  l'auteur,  tout  en 
regrettant  la  tolérance  dont  usèrent  envers  eux  cer- 
tains rois,  sait  reconnaître  que  par  ailleurs  ils  firent  ce 
qui  est  droit  aux  yeux  de  Jahvé. 

C'est  à  la  lumière  de  ce  même  principe  que  s'éclaire 
toute  l'histoire  du  royaume  schismatique  d'Israël. 
Jéroboam,  son  premier  roi,  n'en  est  pas  plus  tôt  le 
maître  qu'il  en  préparc  la  ruine  par  l'introduction  du 
culte  du  veau  d'or.  III  Reg.,  xn.  C'est  la  faute  origi- 
nelle qui  pèsera  sur  toute  l'histoire  de  ce  royaume  d'Is- 
raël, non  pas  seulement  parce  qu'elle  est  un  manque- 
ment grave  à  la  défense  de  faire  des  images  de  la  divi- 
nité, mais  parce  qu'elle  va  directement  à  l'encontrc  de 
la  centralisation  du  culte  à  Jérusalem.  C'est  parce  que 
les  différents  rois  d'Israël  ont  tour  à  tour  maintenu  le 
culte  du  veau  d'or  que  tous  ils  sont  sévèrement  jugés; 
Jéhu  lui-même,  malgré  son  zèle  pour  l'extirpation  du 
culte  du  Haal  phénicien,  n'échappe  pas  au  verdict  de 
condamnation,  car  lui  non  plus  «  ne  se  détourna  pas  des 
péchés  de  Jéroboam  qui  avait  fait  pécher  Israël,  ni  des 
veaux  d'or  qui  étaient  à  Béthel  et  qui  étaient  à  Dan.  » 
IV  Reg.,  x,  21. 

Pour  le  royaume  de  Juda, malgré  les  fautes  d'un  trop 
grand  nombre  de  ses  rois,  suivant  la  même  voie  que 
ceux  de  la  maison  d'Achab,  l'échéance  du  châtiment  est 
retardée;  c'est  sans  doute  parce  qu'il  est  l'héritage  de 
David,  mais  aussi  parce  qu'il  est  le  siège  du  sanctuaire 
de  Jahvé  dont  Ézéchias  et  Josias  ont  essayé  de  sauve- 
garder les  prérogatives  contre  l'envahissement  du  culte 
des  hauts-lieux.  Aussi  Juda  peut-il  attendre  et  espérer 
une  restauration  après  les  épreuves,  restauration  déjà 
entrevue  à  la  fin  du  livre  par  le  rétablissement  de 
Joachin  dans  sa  dignité  royale.  IV  Reg.,  xxv,  27-30. 
Cf.  Burney,  art.  Kings  I  and  II,  dans  Hastings,  A  Dic- 
tionary  of  the  Bible,  I.  n,  p.  «57. 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  expressions  les  plus  fréquentes 
sous  la  plume  du  rédacteur  qui  ne  reproduisent  les 
termes  mêmes  de  la  loi  deutéronomique  ou  tout  au 
moins  n'en  portent  l'empreinte  par  l'esprit  qui  les 
anime.  C'est  ainsi  que  certaines  phrases  caractéristiques 
du  Deutéronome  se  retrouvent  dans  les  I.i\  res  des  Rois, 
dont  elles  deviennent  également  caractéristiques; 
quelques  exemples  suffiront  a  le  montrer  :  «  Marcher 
dans  les  voies  de  Jahvé  ».  III  Reg.,  n,  3;  m,  1  I  ;  VIII, 
58;  xi,  33,  38...  et  Deut.,  VIII,  6;  x,  12;  xi,  22;  xix,  6... 
•  observer  les  lois  de  .lahvé,  ses  commandements, 
ses  ordonnances,  ses  préceptes.  »  III  Reg.,  II,  3;  m.  M  ; 


vm,  58,  fil;  xi,  33,  34,  38;  xiv,  8;  IV  Reg.,  xvn,  13, 
19;  xvm,  fi;  xxm,  3  et  Deut.,  iv,  14,  40,  45;  v,  1,  28; 
vi,  2,  17...  «  De  tout  son  cœur  et  de  toute  son  âme.  » 
III  Reg.,  n,  4;  vm,  48;  IV  Reg.,  xxm,  3,  25  et  Deut., 
iv,  29;  vi,  5  ;  x,  12  ;  xi,  13  ;  xm,  3,  etc.  Cf.  liste  détaillée 
de  ces  expressions  dans  Driver,  Introduction  to  the 
litcrature  of  the  Old  Testament,  7e  edit.,  p.  200-202. 

IV.  Composition.  —  1°  Sources.  — Ayant  à  raconter 
l'histoire  d'une  longue  période  —  quatre  siècles  — 
l'auteur  des  Livres  des  Rois  avait  naturellement  à  se 
servir  de  sources  anciennes  écrites.  Celles-ci  nous  sont 
mieux  connues  que  pour  les  Livres  de  Samuel,  pour  la 
raison  bien  simple  que  l'auteur  lui-même  les  mentionne 
à  plusieurs  reprises,  y  renvoyant  le  lecteur  désireux  de 
plus  ample  information.  L'utilisation  de  documents 
écrits  dans  la  composition  du  livre  apparaît  nettement 
dans  les  différences  nombreuses  et  frappantes  de  style 
et  de  vocabulaire,  non  moins  que  dans  la  comparaison 
avec  les  Livres  des  Paralipomènes  qui  renferment 
maints  passages  identiques,  parfois  mot  pour  mot,  à 
ceux  des  Livres  des  Rois.  Le  caractère  de  compilation 
est  ici  plus  fortement  marqué  que  nulle  part  ailleurs 
peut-être  dans  l'Ancien  Testament. 

Les  sources  auxquelles  renvoient  les  Livres  des  Rois 
sont  au  nombre  de  trois  :  le  Livre  des  Actes  de  Salomon, 
III  Reg.,  xi,  41  ;  le  Livre  des  Annales  ou  Clironiques  des 
rois  d'Israël,  cité  dix-huit  fois.  III  Reg.,  xiv,  19;xv, 
31...  IV  Reg.,  i,  18;  x,  34...;  le  Livre  des  Annales  ou 
Chroniques  des  rois  de  Juda,  cité  quinze  fois,  III  Reg., 
xiv,  29;  xv,  7...  IV  Reg.,  vm,  23;  XII,  19...  Les  Sep- 
tante ajoutent  au  texte  de  la  prière  de  Salomon  après 
la  dédicace  du  temple  :  «  Est-ce  qu'elle  n'est  pas  écrite 
dans  le  Livre  du  Cantique,  èv  fkSÀîco  tîjç  wSrjç?  » 
S'agit-il  d'une  quatrième  source,  le  Livre  du  Cantique, 
ou  plus  probablement,  d'après  la  correction  proposée, 
du  Livre  du  Juste  (haijijâsâr  au  lieu  de  haSsir)  dont  il 
est  déjà  question  dans  Josué,  x,  13?  Si  au  contraire  la 
leçon  du  grec  était  à  conserver  comme  originale,  on 
pourrait  alors  entendre  le  mot  cantique  au  sens  collec- 
tif; il  désignerait  un  recueil  de  poèmes  religieux  dont 
les  psaumes  de  la  dédicace  auraient  fait  partie. 

Quels  sont  ces  documents?  Faut-il  y  voir  des  actes 
officiels  rassemblés  par  ce  fonctionnaire  dont  le  nom, 
mazkir,  figure  dans  les  listes  des  personnages  de  la  cour 
de  David,  de  Salomon,  d'Ézéchias  et  de  Josias  et  figu- 
rait probablement  aussi  dans  le  personnel  des  autres 
rois?  II  Reg.,  vm,  10;  xx,  24;  III  Reg.,  iv.  3;  IV  Reg., 
xvm,  18,  37  ;  II  Par.,  xxxiv,  8.  Ce  n'est  pas  invraisem- 
blable, car  ce  mazkîr,  dont  le  nom  signifie  littéralemen  t 
celui  qui  rappelle,  ô  Û7toji.i[i.vr)a>«ûv,  disent  les  Sep- 
tante, avait  sans  doute  pour  fonction  de  tenir  une  rela- 
tion officielle  des  événements  publics,  gardée  dans  les 
archives  royales.  Pour  d'autres,  il  s'agirait  non  d'un 
rédacteur  de  chroniques,  d'un  historiographe,  mais 
plutôt  d'une  sorte  de  premier  ministre  ou  de  grand 
vizir,  chargé  de  rappeler  au  roi  ses  devoirs  et  ses  fonc- 
tions. Quoi  qu'il  en  soit,  la  nature  des  événements 
relatés  d'après  ces  Chroniques  des  rois  d'Israël  ou  de 
Juda,  constructions,  guerres,  en  indique  le  caractère 
politique  et  répond  bien  au  genre  supposé  de  ces  sortes 
de  relations  officielles.  Il  est  plus  probable  toutefois. 
d'après  l'opinion  de  la  majorité  des  critiques  modernes, 
que  les  sources  utilisées  pour  la  rédaction  des  Livres  des 
Rois  étaient  une  œuvre  basée  déjà  sur  ces  textes  offi- 
ciels; il  importe  assez  peu  d'ailleurs;  le  document,  qu'il 
soit  de  première  ou  de  seconde  main,  ayant  générale- 
ment gardé  sa  teneur  primitive. 

Une  autre  question  se  pose  au  sujet  des  sources  citées 
dans  les  Livres  des  Rois.  Quel  rapport  ont-elles  avec 
celles  des  Livres  des  Paralipomènes?  Les  passages 
communs  aux  deux  ouvrages  sont  nombreux  et  impor- 
tants et  pourraient  suggérer  l'hypothèse  de  l'identité 
de  sources,  surtout  d'après  ce  qui  est  dit  IV  Reg.,  xv, 


2813 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    COMPOSITION 


2814 


36  :  «  Le  reste  des  actes  de  Joatham  et  tout  ce  qu'il  a 
fait,  n'est-il  pas  écrit  dans  le  Livre  des  Chroniques  des 
rois  de  Juda?  »  et  II  Par.,  xxvn,  27  :  «Le  reste  des  actes 
de  Joatham,  toutes  ses  guerres  et  tout  ce  qu'il  a  fait, 
voici  que  cela  est  écrit  dans  le  Livre  des  Rois  d'Israël 
et  de  Juda.  »  Cf.  IV  Reg.,  xxi,  17  et  II  Par.,  xxxm,  18; 
III  Reg.,  xiv.  29  et  II  Par.,  xn,  15.  Cette  identifica- 
tion ne  s'impose  pas  pour  autant.  Ainsi  qu'il  a  été  éta- 
bli à  l'art.  Paralipomènes,  t.  xr.  col.  1980-1982,  il 
faut  distinguer  le  Livre  des  rois  d'Israël  et  de  Juda, 
appelé  aussi  plus  brièvement  :  Livre  des  rois  d'Israël, 
non  seulement  du  livre  canonique  des  Rois,  mais 
encore  des  ouvrages  auxquels  se  réfère  ce  même  Livre 
des  Rois  et  qui  constituent  deux  ouvrages  distincts, 
traitant  séparément  de  l'un  et  l'autre  royaume. 

Outre  les  Chroniques,  expressément  mentionnées 
comme  source  d'information,  le  rédacteur  a  utilisé 
d'autres  documents  qu'il  ne  cite  pas  nommément,  mais 
dont  il  est  facile  d'établir  l'existence  par  les  particula- 
rités de  la  langue  et  le  genre  des  récits  qui  distinguent 
nettement  certains  passages  les  uns  des  autres. 

A  ces  autres  sources  appartiennent  en  premier  lieu 
les  histoires  des  prophètes  Élie  et  Elisée,  dont  le  texte, 
s'adaptant  sans  doute  aisément  au  dessein  du  rédac- 
teur, a  dû  être  reproduit  en  grande  partie  tel  quel.  Les 
sources  prophétiques,  citées  par  l'auteur  des  Parali- 
pomènes :  Paroles  de  Nathan  le  prophète,  prophétie 
d'Ahias  de  Silo,  vision  d'Addo  le  voyant,  II  Par.,  ix, 
29,  paroles  de  Séméïas  le  prophète,  ibid.,  xn,  15,  paroles 
de  Jéhu,  xx,  39,  actes  d'Osias  écrits  par  Isaïe.xxvi,  22, 
si  elles  constituaient,  ce  qui  n'est  pas  certain,  des  oeu- 
vres distinctes,  ne  durent  pas  être  inconnues  de  l'au- 
teur des  Livres  des  Rois.  Cf.  art.  Paralipomènes, 
col.  1982. 

De  plus,  certains  récits  longuement  détaillés,  comme 
ceux  de  l'histoire  d'Achab  ou  de  Jéhu,  d'Ézéchias  ou 
de  Joas,  ne  semblent  pas,  dans  leur  forme  actuelle  pro- 
venir des  Annales  ou  des  Chroniques,  généralement 
moins  abondantes  en  renseignements.  L'ampleur 
enfin  des  informations  relatives  à  la  construction  et  à 
la  dédicace  du  temple  rend  assez  probable  que  parmi 
les  sources  utilisées  devaient  se  trouver  les  archives  du 
temple. 

2°  Rédaction.  —  Quels  que  soient  le  nombre  et  la 
nature  des  documents  à  la  disposition  du  rédacteur, 
celui-ci  s'est  en  général  contenté  d'en  reproduire  des 
extraits  sans  y  apporter  grande  modification,  les  insé- 
rant dans  des  formules  toujours  les  mêmes,  pour  annon- 
cer l'avènement  et  la  mort  des  rois,  et  qui  sont  comme 
la  charpente  de  l'œuvre. 

Dans  ces  formules  on  retrouve  régulièrement  des 
indications  chronologiques,  le  renvoi  aux  sources  et  le 
jugement  sur  le  roi,  surtout  d'après  son  attitude  vis-à- 
vis  des  hauts-lieux;  leur  forme  littéraire  est  fortement 
teintée  de  phraséologie  deutéronomistique.  Une  diffé- 
rence est  à  noter  toutefois  selon  qu'il  s'agit  de  l'un  ou 
l'autre  royaume.  Pour  Juda,  la  formule  d'introduction 
est  plus  complète;  elle  mentionne  d'abord  le  synchro- 
nisme avec  Israël  en  datant  l'année  de  l'accession  au 
trône  par  l'année  du  règne  correspondant  du  roi  d'Is- 
raël, puis  l'âge  du  nouveau  monarque,  la  durée  de  son 
règne,  le  nom  de  sa  mère  et  pour  finir  une  courte  appré- 
tion  de  son  caractère.  Pour  Asa,  par  exemple,  elle  est 
ainsi  libellée  :  «  La  vingtième  année  de  Jéroboam,  roi 
d'Israël,  Asa  devint  roi  de  Juda,  et  il  régna  quarante 
et  un  ans  à  Jérusalem.  Sa  mère  s'appelait  Maacha, 
fille  d'Abessalom.  Asa  fit  ce  qui  est  droit  aux  yeux  de 
Jahvé,  comme  David  son  père.  »  III  Reg.,  xv,  9-11. 
Pour  les  rois  d'Israël,  la  formule  n'indique  que  le  syn- 
chronisme avec  Juda,  la  longueurdu  règne  et  une  appré- 
ciation très  brève  et  toujours  défavorable,  motivée 
par  la  continuation  des  péchés  de  Jéroboam;  aiisi  pour 
Nadab,  il  est  dit  que,  fils  de  Jéroboam,  il  devint  roi 


d'Israël  la  seconde  année  d'Asa  roi  de  Juda  et  qu'il 
régna  deux  ans  sur  Israël,  qu'il  fit  ce  qui  est  mal  aux 
yeux  de  Jahvé  et  marcha  dans  la  voie  de  son  père  et 
dans  les  péchés  qu'il  avait  fait  commettre  à  Israël. 

III  Reg.,  xv,  25-27.  Quant  à  la  formule  terminale,  elle 
consiste  ordinairement  dans  l'énoncé  de  la  principale 
source  d'information,  dans  la  mention  de  la  mort  et  de 
la  sépulture  du  roi  ainsi  que  du  nom  de  son  successeur, 
avec  cette  différence,  selon  qu'il  s'agit  d'Israël  ou  de 
Juda,  que  dans  le  premier  cas  sont  régulièrement  omis 
les  mots  :  «  Il  fut  enterré  avec  ses  pères.  »  Omission 
facile  à  comprendre  étant  donnés  les  nombreux  chan- 
gements de  dynastie  survenus  en  Israël. 

Ces  formules,  véritable  cadre  de  la  narration,  ne 
constituent  pas  le  seul  travail  du  rédacteur.  Non  seule- 
ment il  a  fait  un  choix  dans  les  annales,  chroniques  et 
autres  sources  qu'il  avait  à  sa  disposition,  mais  encore, 
en  reproduisant  ces  matériaux  qu'il  jugeait  conformes 
au  dessein  de  son  œuvre,  il  y  a  introduit  des  éléments 
personnels  plus  ou  moins  considérables,  faciles  à  recon- 
naître, car  ils  sont  marqués  de  l'esprit  et  du  style  de 
l'auteur  des  formules  dont  il  vient  d'être  question.  Cette 
élaboration  plus  personnelle  est  surtout  sensible  à  la 
fin  du  livre,  IV  Reg.,  xvm-xxv;  on  conçoit,  en  etîet, 
qu'à  mesure  que  le  récit  s'approchait  de  l'époque  même 
où  vivait  le  rédacteur,  il  put  devenir  plus  circonstancié, 
grâce  à  des  informations  directes  et  personnelles; 
d'autre  part,  les  détails  plus  abondants  sur  les  réformes 
d'Ézéchias  et  de  Josias  s'expliquent  encore  par  l'inté- 
rêt tout  particulier  qu'y  attachait  !e  rédacteur;  on  a 
relevé  comme  étant  de  sa  main  plusieurs  passages  fai- 
sant partie  de  la  relation  des  deux  événements  les  plus 
importants  survenus  au  temps  de  Josias  :  la  décou- 
verte du  Livre  de  la  Loi  et  la  réforme  qui  en  fut  la  con- 
séquence. Cf.  IV  Reg.,  xxn,  13-14,  16-20;  xxm,  3,  21- 
28;  xxv,  22-26. 

Malgré  ce  caractère  de  compilation,  les  deux  derniers 
Livres  des  Rois  n'en  constituent  pas  moins  une  œuvre 
une  dans  son  plan  et  dans  son  esprit,  habilement  com- 
posée par  l'heureuse  adaptation  à  son  objet.  Ce  qui  ne 
veut  pas  dire  qu'on  ne  puisse  y  relever  quelques  iné- 
galités :  divergences,  par  exemple,  entre  l'affirmation 
que  le  roi  Salomon  ne  fit  esclave  aucun  des  enfants 
d'Israël,  car  ils  étaient  des  hommes  de  guerre,  ses  ser- 
viteurs, ses  chefs,  ses  officiers,  les  commandants  de  ses 
chars  et  de  sa  cavalerie  et  cette  autre  qu'il  leva  parmi 
tous  les  Israélites  des  hommes  de  corvée  au  nombre  de 
trente  mille,  IV  Reg.,  ix,  22  et  III  Reg.,  v,  27;  inad- 
vertances, comme  l'emploi  de  deux  noms  différents 
pour  désigner  le  même  personnage,  sans  aucune  indi- 
cation pour  faire  comprendre  qu'il  s'agit  bien  d'un 
seul  et  même  roi  d'Assyrie,  appelé  Phul,  IV  Reg.,  xv, 
19  et  Téglatphalasarun  peu  plus  loin,  v.  29;  répétitions, 
tel  le  double  récit  pas  tout  à  fait  concordant  des  expé- 
ditions maritimes  à  Ophir,  III  Reg.,  ix,  26  et  x,  11, 
telle  la  double  formule  terminale  du  règne   de  Joas, 

IV  Reg.,  xm,  12-13  et  xiv,  15-16;  cf.  IV  Reg.,  xvn, 
3-6  et  xvin,  9-12;  IV  Reg.,  xvm,  13-xix,  39.  récit  de 
la  campagne  de  Sennachérib  contre  Jérusalem  avec 
maints  doublets. 

Pour  rendre  compte  de  ces  quelques  particularités, 
le  recours  à  l'emploi  de  sources  différentes,  dont  le 
rédacteur  n'a  pas  toujours  le  souci  de  concilier  les  di- 
vergences ou  d'éviter  les  répétitions,  suffira  générale- 
ment, sans  qu'il  soit  nécessaire  d'imaginer  toute  une 
série  de  remaniements  et  de  rédactions  successives. 
Ainsi  Stade  et  Schwally  dans  leur  édition  des  Livres 
des  Rois  (Bible  polychrome  de  Haupt)  ont  essayé  de 
distinguer  documents,  remaniements,  additions,  etc. 
On  assimilerait  volontiers  l'élaboration  de  ces  livres  à 
celles  du  Pentateuque,  des  Juges  et  de  Samuel,  en  y 
retrouvant  les  mêmes  documents  et  des  remaniements 
analogues  d'ordre  surtout  deutéronomistique.  Cf.  Ben- 


2815 


ROIS    (LIVRES  III    ET    IV    DES).    COMPOSITION 


2816 


zinger,  Jahwist  und  Elohist  in  den  Kônigsbùchern, 
1019;  Hôlscher,  Das  Bueh  der  Kôniqe,  seine  Quellcn  und 
seine  Bcdaktion,  dans  Gunkelfestschrift,  1923.  L'hypo- 
thèse d'une  double  rédaction  deutéronomistique  est 
particulièrement  accréditée  :  à  la  première  reviendrait 
la  plus  grande  partie  de  l'œuvre  :  le  discernement  des 
sources,  le  choix  des  extraits  à  insérer  dans  l'histoire 
d'Israël  et  le  ton  général  ;  à  la  seconde  appartiendraient 
quelques  informations  complémentaires,  entre  autres 
la  relation  des  événements  survenus  après  l'achève- 
ment de  la  première  rédaction  et  le  calcul  des  synchro- 
nismes.  «  Cette  théorie  des  deux  rédacteurs  consécutifs, 
observe  un  de  ses  tenants,  ne  rend  pas  seulement  raison 
des  faits  signalés,  elle  présente  encore  l'avantage  d'ex- 
pliquer certaines  fluctuations  dans  les  procédés  de 
rédaction  et  même  dans  l'orientation  religieuse.  » 
Gautier,  Introduction  à  l'Ancien  Testament,  t.  i,  p.  307. 
Cf.  Sellin,  Einleilung  in  das  Alte  Testament,  5e  édit., 
1929,  p.  78;  Steuernagel,  Lchrbuch  der  Einleitunq  in 
das  Alte  Testament,  1912,  p.  374-377. 

3°  Date  et  auteur.  —  1.  Date.  —  Reste  à  déterminer 
l'époque  de  la  composition  du  livre  et  la  personne  de 
son  auteur.  Dans  leur  état  actuel,  les  Livres  des  Rois 
ne  sauraient  avoir  été  écrits  avant  la  date  du  dernier 
événement  relaté,  à  savoir  la  délivrance  de  Joachin, 
qui  eut  lieu  la  trente-septième  année  de  la  captivité, 
c'est-à-dire  en  561,  et  il  semble  bien  que  ce  ne  fut  pas 
immédiatement  après,  puisqu'il  est  dit  que  le  roi  de 
Babylone  pourvut  à  l'entretien  de  Joachin  tout  le 
temps  de  sa  vie.  IV  Reg.,  xxv,  27-30. 

S'ils  n'ont  pas  été  écrits  avant  501,  ils  ne  l'ont  pas 
été  non  plus  après  538,  date  de  la  fin  de  la  captivité, 
car  on  peut  bien  supposer  que  l'auteur,  s'il  l'avait 
connu,  aurait  mentionné  l'édit  de  Cyrus,  événement 
d'importance  au  moins  égale  à  celle  de  la  délivrance  de 
Joachin.  La  rédaction  se  placerait  donc  entre  ces  deux 
dates,  501  et  538,  pendant  l'exil  par  conséquent.  A 
l'appui  de  cette  conclusion  on  invoque  certaines  don- 
nées des  deux  derniers  chapitres  du  livre  et  quelques 
allusions  dans  les  chapitres  précédents  qui  toutes  suppo- 
sent déjà  la  captivité  de  Babylone,  III  Reg.,  xi,  29; 
IV  Reg.,  xxm,  26-27;  mais  la  menace  de  la  captivité 
qui  fait  l'objet  des  passages  en  question,  n'implique 
pas,  malgré  sa  précision,  une  rédaction  contemporaine 
de  l'événement  annoncé.  Plus  pertinente  est  la  remar- 
que sur  la  manière  dont  il  est  parlé,  III  Reg.,  iv,  24,  de 
la  domination  de  Salomon,  s'étendant  au-delà  du 
fleuve  (l'Euphrate)  et  qui  laisse  supposer  l'établisse- 
ment du  rédacteur  dans  la  région  située  à  l'est  du 
fleuve,  c'est-à-dire  en  Babylonie  avec  les  exilés;  la 
même  expression  dans  les  livres  d'Flsdras  et  de  Xéhémie 
se  réfère  toujours  à  la  situation  des  captifs. 

Inversement,  d'autres  indications  se  rencontrent 
dans  le  livre  d'après  lesquelles  on  serait  plutôt  en  droit 
de  conclure  à  une  rédaction  antérieure  à  la  ruine  de 
Jérusalem  et  à  la  disparition  du  royaume  de  Juda.  On 
cite  en  premier  lieu  l'expression  «  jusqu'à  ce  jour  », 
impliquant  le  maintien,  jusqu'au  moment  où  écrivait 
l'auteur,  d'un  état  de  choses  tel  qu'il  se  trouvait  avant 
la  captivité.  Ainsi  les  barres  de  l'arche  d'alliance  qui 
étaient  encore  en  place  «  jusqu'à  ce  jour  »,  III  Reg., 
vin,  8;  ainsi  les  Cananéens,  levés  comme  esclaves  de 
corvée  par  Salomon,  et  qui  le  son!  demeurés  «  jusqu'à 
ce  jour  »,  III  Reg.,  ix,  21  :  ainsi  encore  la  séparation 
entre  les  dix  tribus  et  la  maison  de  David,  qui  dure 
«jusqu'à  ce  jour  ».  IV  Reg.,  VIII,  22;  XVI,  0.  Étant 
donné  que  l 'expression  se  rencontre  surtout  dans  de 
longs  récits,  reproduits  sans  doute  d'après  le  texte 
même  des  sources,  faut-il  l'attribuer  à  ces  sources,  ce 
qui  exigerait  un  temps  assez  long  entre  l'événement  et 
sa  relation,  ou  bien  plutôt  au  rédacteur,  notant  un  fait 
que  les  contemporains  sont  a  même  de  vérifier? 

Dans  le   même  sens  on   cite  encore   les  promesses 


faites  à  David  d'avoir  toujours  une  lampe  à  Jérusalem, 
c'est-à-dire  un  de  ses  descendants  sur  le  trône  de  Juda. 
III  Reg.,  xi,  36;  xv,  4;  IV  Reg.,  vin,  19.  Il  est  certain 
que  le  rappel  d'une  telle  promesse  s'explique  plus  natu- 
rellement si,  au  moment  même,  il  y  avait  encore  un 
monarque  en  Juda;  toute  la  question  sera  de  savoir  si 
le  passage  provient  du  document  ou  s'il  est  de  la  main 
du  rédacteur. 

On  a  fait  remarquer  enfin  que  le  travail  de  recherches 
auquel  a  dû  se  livrer  l'auteur  des  Livres  des  Rois  se 
conçoit  mieux  à  Jérusalem  que  partout  ailleurs,  car, 
dans  cette  ville,  les  annales  ou  chroniques,  les  archives 
du  temple  et  même  les  récits  appartenant  aux  cycles 
prophétiques  étaient  plus  aisément  à  sa  disposition. 
Gautier,  op.  cit.,  p.  306. 

En  raison  de  ces  observations,  plus  d'un  crit-ique 
moderne  place  la  composition  desLivresdes  Rois  avant 
.  la  captivité  et  après  la  découverte  du  Livre  de  la  Loi 
sous  Josias,  en  621,  à  cause  de  l'esprit  qui  anime  tout 
le  livre,  et  qui  est  le  même  que  celui  de  la  réforme  entre- 
prise à  la  suite  de  cette  découverte.  Le  travail  aurait 
été  achevé  avant  600.  Quant  aux  passages  qui  impli- 
quent une  date  plus  récente,  ils  seraient  le  fait  de  rema- 
niements du  temps  de  l'exil;  on  sait,  en  effet,  que  le 
texte  des  Livres  des  Rois  n'était  pas  encore  fixé  de 
façon  définitive  à  l'époque  de  la  traduction  des  Sep- 
tante, ainsi  qu'en  témoignent  les  nombreuses  diver- 
gences relevées  entre  le  texte  massorétique  et  la  version 
grecque. 

2.  Personne,  de  l'auteur.  —  Aux  divergences  de  vues 
sur  la  date  de  composition  correspondent  naturelle- 
ment des  divergences  sur  la  personne  de  l'auteur.  Si 
l'on  admet  que  la  rédaction  a  eu  lieu  pendant  l'exil,  on 
pourra,  et  c'est  ce  que  font  maints  auteurs  catholiques, 
tenir  pour  l'opinion  du  Talmud  :  «  Jérémie,  y  est-il  dit, 
a  écrit  son  livre  (ses  prophéties),  le  livre  des  Melakim 
(IIIe  et  IVe  des  Rois)  et  les  Thrènes.  »  Baba  bathra, 
15  a. 

A  l'appui  de  l'hypothèse  on  invoque  ordinairement 
les  arguments  suivants  :  a)  les  affinités  nombreuses 
entre  le  recueil  des  oracles  du  prophète  et  les  Livres  des 
Rois,  surtout  vers  la  fin  et  plus  particulièrement  IV 
Reg.,  XVII,  13-20;  xxi,  11-15;  xxn,  16-19;  Driver  en 
donne  la  liste  dans  Introduction  to  the  literalure  of  the 
Old  Testament,  7e  édit.,  p.  203.  Mais  pour  rendre  compte 
de  ces  affinités  est-il  nécessaire  de  faire  de  Jérémie  le 
seul  auteur  des  textes  où  on  les  rencontre?  Pas  néces- 
sairement, car  ces  textes  se  rapportent  à  l'enseignement 
prophétique  dont  le  principal  représentant  était  alors 
Jérémie,  et  il  n'est  pas  étonnant  que  le  rédacteur  des 
Livres  des  Rois  ait  employé  pour  en  parler  une  phraséo- 
logie qui  en  bien  des  points  lui  est  commune  avec  celle 
du  grand  prophète  du  vne  siècle;  de  plus,  n'est-il  pas 
singulier  que  le  verbe  hiddiah,  dont  se  servait  si  sou- 
vent ce  dernier  pour  désigner  la  dispersion  des  Juifs  en 
exil,  Jer.,  vm,  3;  xvi,  15;  xxm,  3,  8...  n'apparaisse 
nulle  part  dans  les  Livres  des  Rois?  —  b)  Le  rôle  capi- 
tal joué  par  Jérémie  dans  l'histoire  lamentable  des 
derniers  rois  de  Juda  et  la  place  considérable  que  tien- 
nent dans  les  Livres  des  Roislcs  événements  auxquels 
se  rapportent  ses  prophéties  s'expliquent  au  mieux  s'il 
en  est  le  rédacteur;  l'absence  de  toute  mention  de  son 
nom  n'y  contredit  pas,  au  contraire.  —  c)  La  descrip- 
tion détaillée  de  l'activité  des  anciens  prophètes  sup- 
pose de  la  part  de  l'auteur,  portant  son  choix  sur  des 
documents  qui  s'en  font  l'écho,  une  sympathie  per- 
sonnelle telle  qu'on  peut  s'attendre  à  la  rencontrer  sur- 
tout chez  un  prophète.  —  ci)  Le  dernier  chapitre  du 
livre  de  Jérémie  lu  est  un  récit  historique  à  peu  près 
textuellement  identique  à  IV  Reg.,  XXIV,  18-xxv,  30. 
—  e)  Enfin  le  but  poursuivi  parl'auteur  des  Livres  des 
Rois  et  celui  des  oracles  prophétiques  est  bien,  le 
même  :  Jérémie  a  composé  en  grande  partie  son  œuvre 


2817  ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    VALEUR    HISTORIQUE 


2818 


pour  démontrer  que  Dieu  avait  été  très  juste  en  châ- 
tiant sévèrement  les  Israélites  et  en  mettant  fin  au 
royaume  théocratique;  n'est-ce  pas  également  le  but 
des  IIIe  et  IVe  Livres  des  Rois,  rappelant  sans  cesse  la 
menace  du  châtiment  réservé  à  l'infidélité? 

A  l'encontre  de  ces  arguments  les  raisons  ne  man- 
quent pas  pour  prouver  que  Jérémie  ne  saurait  être 
l'auteur  des  deux  derniers  Livres  des  Rois.  —  a)  Si 
celui-ci,  en  effet,  résidait  à  l'est  de  l'Euphrate,  comme 
on  le  conjecture  d'après  III  Reg.,  iv,  24  (col.  2815),  ce 
ne  peut  être  Jérémie,  qui,  à  la  suite  du  meurtre  de 
Godolias,  fut  contraint  de  s'exiler  avec  ses  compatriotes 
en  Egypte,  où  probablement  il  mourut.  Jer.,  xltii,  G. 
La  tradition  juive  conservée  dans  le  Talmud  et  d'après 
laquelle  Nabuchodonosor  aurait  fait  conduire  le  pro- 
phète d'Egypte  en  Babylonie  ne  correspond  guère  aux 
faits.  Cf.  le  titre  du  ps.  lxiv,  d'après  la  Vulgate.  — 
b)  A  l'argument  littéraire  des  affinités  de  style  et  de 
langage,  s'oppose  l'absence  dans  les  oracles  du  prophète 
de  nombreuses  expressions  caractéristiques  des  Livres 
des  Rois,  ce  qui  rend  peu  probable  la  composition  des 
deux  ouvrages  par  un  seul  et  même  auteur.  —  c)  En 
dehors  de  la  lutte  entre  Jahvé  et  Baal  dans  le  royaume 
du  Nord,  dans  laquelle  Élie  et  Elisée  interviennent 
d'une  manière  décisive,  ce  n'est  qu'incidemment  qu'est 
rappelé  le  rôle  des  prophètes.  Il  est  certain,  par  exem- 
ple, qu'Isaïe  ne  tient  pas  dans  les  Livres  des  Rois  la 
place  qui  fut  la  sienne  dans  l'histoire  de  son  temps 
d'après  le  recueil  de  ses  prophéties,  à  plus  forte  raison 
Jérémie  qui  n'est  même  pas  l'objet  d'une  simple  men- 
tion. Si  donc  Jérémie  n'est  pas  l'auteur  des  Livres  des 
Rois,  il  est  vraisemblable  que  celui-ci  appartenait  au 
milieu  qui  subissait  l'influence  du  prophète  et  ainsi 
s'expliqueraient  les  analogies  de  pensée  et  de  style  des 
deux  ouvrages. 

.Moins  probables  encore  les  hypothèses  qui  font  de 
Baruch,  d'Ézéchias,  d'Isaïe  ou  même  d'Esdras  l'au- 
teur des  Livres  des  Rois. 

V.  Valeur  historique.  —  L'autorité  du  témoi- 
gnage apporté  par  les  Livres  des  Rois  n'est  point  com- 
promise par  l'incertitude  qui  subsiste  au  sujet  de  la 
date  de  leur  rédaction  et  de  la  personne  de  leur  auteur. 
Elle  est  garantie,  en  effet,  par  le  caractère  même  des 
documents  utilisés,  par  la  comparaison  avec  les  récits 
parallèles  d'autres  livres  de  la  Bible  surtout  des  Para- 
lipomènes;  elle  est  confirmée  par  toute  une  série  de 
documents  extra-bibliques  que  les  fouilles  d'Egypte, 
de  Palestine  et  d'Assyrie  surtout  ont  mis  à  jour. 

Deux  observations  préliminaires  s'imposent  pour 
répondre  à  des  objections  tirées  du  but  didactique  de 
l'ouvrage  et  du  caractère  merveilleux  de  certains  de  ses 
récits. 

Que  l'auteur  des  deux  derniers  Livres  des  Rois  ait 
entrepris  d'écrire  l'histoire  d'Israël  et  de  Juda  pour  en 
dégager  un  enseignement,  c'est  certain.  Qu'il  reven- 
dique pour  la  loi  de  l'unité  du  sanctuaire  une  fidélité 
absolue,  et  que  de  l'attitude  des  rois  à  son  égard  dé- 
pende leur  éloge  ou  leur  condamnation,  c'est  non  moins 
certain.  Mais  est-ce  à  dire  qu'une  telle  conception  de 
l'histoire  porte  nécessairement  atteinte  à  l'exactitude 
historique?  Nullement,  car  le  point  de  vue  religieux 
auquel  l'auteur  se  place  n'influe  que  sur  les  jugements 
qu'il  porte  sur  les  personnes  et  les  événements  et  en 
aucune  manière  sur  la  relation  des  événements  eux- 
mêmes. 

Une  deuxième  remarque  vise  le  caractère  merveilleux 
de  maints  récits,  surtout  dans  l'histoire  des  deux 
grands  prophètes  du  ixe  siècle,  Élie  et  Elisée.  Leur  mis- 
sion a  été  et  est  encore  l'objet  de  nombreuses  discus- 
sions, non  seulement  dans  tel  ou  tel  de  ses  détails,  mais 
dans  son  ensemble  même,  pourencontestersinon  l'exis- 
tence du  moins  l'importance  que  leur  attribuent  les 
récits  conservés  au  IIIe  Livre  des  Rois.  Beaucoup,  qui 


I  en  admettent  la  valeur  historique  au  moins  substan- 
tielle, prétendent  y  retrouver  une  part  plus  ou  moins 
grande  de  légende  mêlée  à  l'histoire.  Cependant,  si 
l'on  se  rappelle  que  la  majeure  partie  en  a  été  écrite 
relativement  peu  de  temps  après  les  faits  rapportés, 
une  cinquantaine  d'années  environ,  on  est  bien  obligé 
de  reconnaître  que  la  légende  n'aura  guère  eu  le  temps 
de  transformer,  au  point  de  les  rendre  méconnaissables, 
les  personnages  d'Élie  et  d'Elisée.  Mettre  sur  le  compte 
de  la  légende  tout  ce  qui,  dans  un  récit  offrant  par  ail- 
leurs toute  garantie  d'exactitude,  présente  un  carac- 
tère miraculeux  n'est  pas  d'une  saine  critique.  Com- 
ment prétendre  distinguer  trait  pour  trait  ce  qui  est 
strictement  historique  de  ce  qui  est  simplement  légen- 
daire ;  d'autant  plus  que  la  précision  et  l'abondance  des 
détails  portent  la  marque  d'un  témoin  et  que  bien  des 
faits  s'étant  passés  aux  yeux  de  tous,  il  était  difficile 
d'altérer  la  vérité  dans  des  relations  aussi  proches  des 
événements.  La  valeur  historique  de  l'ensemble  de 
l'ouvrage  ajoute  encore  sa  garantie  à  la  véracité  des 
cycles  prophétiques  d'Élie  et  d'Elisée. 

1°  Nature  des  documents.  —  L'autorité  du  témoi- 
gnage des  Livres  des  Rois  est  assurée  tout  d'abord  par 
la  date  et  le  caractère  même  des  documents  employés 
à  leur  rédaction.  Les  annales  ou  chroniques  dont  ils 
reproduisent  de  larges  extraits,  peu  ou  point  remaniés, 
sont  contemporaines  des  faits  relatés  ou  du  moins  en 
sont  très  proches;  les  cycles  mêmes  d'Élie  et  d'Elisée, 
qui  n'en  proviennent  pas,  ne  sont  pas  non  plus  très 
éloignés  de  l'époque  où  vivaient  les  prophètes;  non 
sans  vraisemblance  on  en  a  fixé  la  rédaction  aux  envi- 
rons de  800  pour  celui  d'Élie  et  une  vingtaine  d'années 
plus  tard  pour  celui  d'Elisée.  Kittcl,  Die  Bûcher  der 
Konige,  1900,  p.  1G0,  186. 

Il  est  certain  d'autre  part  que  le  rédacteur  reproduit 
fidèlement  le  texte  de  ses  sources.  Le  fait  même  qu'il 
les  cite  et  y  renvoie  le  lecteur  montre  assez  qu'il  n'a  pas 
à  redouter  le  contrôle.  Les  différences  relevées  entre  les 
diverses  parties  de  son  oeuvre,  surtout  dans  les  récits 
d'une  certaine  étendue,  tant  au  point  de  vue.  du  style 
que  du  vocabulaire  prouvent  une  transcription  fidèle, 
où  sont  demeurées  des  expressions  qui  portent  la 
marque  de  leur  époque;  c'est  ainsi  que  l'histoire  d'Élie, 
par  exemple,  est  tenue  à  juste  titre  pour  un  des  meil- 
leurs spécimens  de  la  prose  narrative  hébraïque,  d'ori- 
gine éphraïmite  et  presque  contemporain  des  événe- 
ments. 

Cette  fidélité  dans  la  transcription  des  documents 
est  encore  garantie  par  l'indépendante  de  jugement  de 
l'auteur,  exempt  de  tlatterie  à  l'égard  des  rois  et  de 
préférence  injustifiée  pour  le  royaume  de  Juda  auquel 
il  appartenait.  Si  le  royaume  d'Israël  est  l'objet  de 
jugements  plus  sévères,  ses  destinées  sont  cependant 
décrites  d'une  façon  aussi  complète  que  celles  de  Juda 
et  à  l'exception  de  ceux  d'Ézéchias  et  de  Josias,  aucun 
règne  de  Juda  n'est  traité  avec  autant  d'ampleur  que 
ceux  de  la  dynastie  des  Amrides,  d'Achat)  et  de  ses 
fils;  il  est  vrai  que  c'est  aussi  le  temps  d'Elie  et  d'Eli- 
sée. 

Le  souci  de  fidèle  transcription  enfin  est  poussé  si 
loin  que,  malgré  les  divergences  que  présentent  entre 
elles  les  données  chronologiques  des  règnes  en  Israël 
et  en  Juda,  l'auteur  les  a  laissées  telles  qu'elles  se  trou- 
vaient dans  ses  documents,  plutôt  que  d'essayer  de  les 
faire  disparaître  en  rétablissant  la  correspondance  et 
l'harmonie  entre  ces  indications  divergentes. 

2°  Comparaison  avec  les  autres  livres  de  la  Bible.  — 
Nombreux  sont  les  passages  parallèles  dans  les  Livres 
des  Paralipomènes,  dont  le  deuxième  couvre  la  même 
période  que  les  deux  derniers  Livres  des  Rois.  Il  s'agit 
ou  bien  d'un  emprunt  direct  par  le  Chroniqueur  aux 
Livres  des  Rois,  ou  bien  de  l'utilisation  de  sources 
communes  que  les  auteurs  sacrés  auraient  adaptées  à 


2819 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    VALEUR    HISTORIQUE 


2820 


leur  point  de  vue  particulier.  Dans  le  premier  cas.  le 
plus  probable  et  le  plus  généralement  admis,  le  Chro- 
niqueur, par  son  recours  fréquent  aux  Livres  des  Rois 
montre  en  quelle  estime  il  tenait  leur  témoignage;  dans 
le  second,  la  concordance  des  récits  de  pari  et  d'autre 
prouve  la  fidélité  des  deux  auteurs  à  reproduire  leurs 
sources  d'information. 

Les  livres  prophétiques  du  temps  de  la  royauté,  par 
leurs  allusions  aux  événements  relatés  aux  Livres  des 
Rois,  en  confirment  l'exactitude.  Le  problème  litté- 
raire des  rapports  entre  Isaïc.  xxxvi  xxxix  et  IVRcg., 
xyiii,  13-xx,  19  est  très  complexe  et  a  reçu  différentes 
solutions;  la  plus  satisfaisante  suppose  que  le  rédac- 
teur de  l'histoire  de  Juda  a  puisé  les  éléments  de  son 
récit  dans  une  composition  d'origine  prophétique,  bio- 
graphie d'Isaïe  ou  vision  du  prophète  Isaie,  qui  n'a  pas 
nécessairement  pour  auteur  le  prophète  lui-même,  tan- 
dis que  le  texte  du  recueil  prophétique  dépendrait  fie 
celui  des  Livres  des  Rois.  Cf.  art.  Isaie,  t.  vm,  col.  36-  . 
38.  La  présence  dans  un  tel  recueil  d'un  passage  im- 
portant des  Livres  des  Rois  ne  peut  que  confirmer  l'au- 
torité qu'il  tient  déjà  de  son  origine  probable.  Une 
observation  analogue  peut  être  faite  au  sujet  du  c.  lu 
du  Livre  de  Jérémie  et  de  IV  Rcg.,  xxiv-xxv,  30. 
Cf.  Condamin,  Le  Livre  de  Jérémie,  1920,  p.  361-363. 

L'auteur  du  Livre  de  l'Ecclésiastique,  dans  son  éloge 
des  principaux  personnages  ayant  vécu  de  la  période 
salomonienne  à  la  captivité,  sait  où  trouver  les  rensei- 
gnements autorisés  sur  les  ancêtres  glorieux  d'Israël; 
les  nombreux  points  de  contact  avec  les  Livres  des 
Rois  révèlent  assez  clairement  la  source  de  ses  infor- 
mations. Eccli.,  xlvii,  12-xlix,  7. 

Notre-Seigneur  et  les  apôtres  ont  emprunté  des  cita- 
tions et  fait  des  allusions  assez  nombreuses  aux  Livres 
des  Rois,  montrant  ainsi  l'estime  dans  laquelle  ils  les 
tenaient  et  l'autorité  qu'ils  leur  reconnaissaient. Notre- 
Seigueur  parle  de  la  richesse  des  vêtements  de  Salomon 
et  de  son  incomparable  sagesse  qui  lui  avait  valu  la 
visite  de  la  reine  de  Saba,  Matth.,  vi,  29;  xn,  42,  et 
III  Rcg.,  x,  25;  x.  1-10;  à  ses  compatriotes  incrédules, 
il  rappelle  ce  qui  arriva  du  temps  d'Élie  et  d'Elisée, 
eux  aussi  méconnus  dans  leur  propre  pays  et  allant 
porter  ailleurs  ics  bienfaits  de  leur  puissance  miracu- 
leuse. Luc.  iv,  25-27,  et  III  Reg.,  xvn,  1-16;  IV  Reg., 
v,  1-19.  L'histoire  des  deux  prophètes  d'Israël  fournit 
également  à  l'auteur  de  l'épitre  aux  Hébreux,  xi,  35, 
des  exemples  de  la  puissance  de  la  foi  pour  la  résurrec- 
tion des  morts;  l'efficacité  de  l'intervention  d'Elie  pour 
obtenir  la  sécheresse  ou  la  pluie  est  rappelée  dans 
l'épitre  de  saint  Jacques,  v,  17.  Dans  son  discours,  le 
diacre  Etienne  évoque  le  souvenir  de  David  voulant 
construire  une  demeure  à  Jahvé.  Act.,  vu,  16-48, 
et  III  Reg.,  vi,  1-38. 

3°  Documents  extra- bibliques.  —  La  valeur  histo- 
rique des  Livres  desRois  se  trouve  enfin  confirmée  par 
toute  une  série  de  documents  étrangers  à  la  Bible  (pie 
les  découvertes  archéologiques  en  Assyrie,  en  Egypte, 
en  Palestine  même  présentent  avec  une  particulière 
abondance  pour  vérifier,  préciser,  compléter  l'histoire 
des  royaumes  d'Israël  et  de  Juda. 

1.  Égyptiens.  —  Les  pharaons  avaient  été  depuis  de 
Inn^s  siècles  et  à  maintes  reprises  les  maîtres  de  Ca- 
naan, tantôt  d'une  manière  effective,  tantôt  d'une 
manière  purement  nominale.  (Cf.  les  Ici  tics  d'El-Amar- 
na.)  Avec  Salomon  les  rapports  d'État  à  État  com- 
mencent réellement;  le  roi  d'Israël  eut  avec  l'Egypte 
non  seulement  des  relations  commerciales  comme  il  en 
avait  avec  Tyr,  mais  aussi  des  relations  politiques;  il 
devint  l'allié  d'un  pharaon,  probablement  Siamon 
(970  950),  dont  il  épousa  la  tille  et  dont  il  recul  en 
cadeau  de  noces,  la  ville  de  Gézer,  un  des  derniers 
refuges  cananéens.  III  Reg.,  III,  1-ix.  16.  Contre  la 
réalité  historique  d'un  tel  mariage  on  ;l  objecté  qu  •  les 


rois  d'Egypte  ne  donnaient  pas  leurs  filles  en  mariage  à 
des  princes  étrangers;  la  preuve,  c'est  le  refus  d'Ame- 
nophis  III  (1111-1380)  à  Kadashman-Harbé,  roi  de 
Babylone,  de  lui  accorder  la  mai  i  de  sa  fille.  Cf.  Knudz- 
ton,  Die  El-Amarna  Tcifeln,  n.  4,  p.  73.  Sans  doute  ; 
mais  depuis  ce  refus  plus  de  quatre  siècles  s'étaient 
écoulés  et  entre  temps  la  situation  politique  de  l'Egypte 
s'étail  profondément  modifiée,  aussi  l'alliance  avec  le 
souverain  d'un  État  dont  la  puissance  allait  grandis- 
sant depuis  David  n'était  pas  alors  à  dédaigner.  Inutile 
donc  de  supposer  que  la  reine  d'Israël  aurait  été  choisie 
parmi  les  filles  d'une  des  femmes  de  premier  rang  du 
pharaon  et  non  de  la  première  de  ses  épouses;  le  faste 
de  la  réception  de  la  nouvelle  reine  suppose  la  très 
liante  noblesse  de  son  origine.  Cf.  Dcsnoyers,  Histoire 
du  peupl"  hébreu,  t.  ni,  p.  58,  n.  1. 

Les  visées  de  l'Egypte  sur  la  Palestine  n'atten- 
dirent mêm  ■  pas  la  mort  de  Salomon  pour  se  manifes- 
ter à  nouveau.  Un  Éphraïmite  du  nom  de  Jéroboam 
s'apprêtait,  sur  l'instigation  du  prophète  Ahias  de  Silo, 
à  affranchir  les  tribus  d'Israël  du  joug  de  Salomon  qui 
pesait  lourdement  sur  elles,  lorsque,  son  intrigue  décou- 
verte, il  alla  chercher  un  refuge  en  Egypte.  Le  roi 
l'accueillit  comme  il  avait  fait  précédemment  pour 
Adad,  l'Édomite.  III  Reg.,  xi,  17,  40.  A  la  mort  de 
Salomon,  le  transfuge  reparut  pour  fomenter  la  ré- 
volte contre  Roboam,  fils  et  successeur  de  Salomon. 
Le  résultat  en  fut  la  séparation  des  tribus  en  deux 
royaumes;  Jéroboam  devint  roi  d'Israël  avec  Samaric 
pour  capitale.  III  Reg.,  xn.  En  cet  événement  si  désas- 
treux pour  Israël  apparaît  nettement  la  main  de 
l'Egypte,  s'assurant  ainsi  par  la  division  des  Hébreux 
une  domination  plus  facile.  Bientôt,  en  effet,  dès  la 
cinquième  année  du  règne  de  Roboam,  Sésac  envahit  la 
Palestine,  pille  Jérusalem  et  emporte  les  trésors  de 
Salomon.  III  Reg.,  xiv,  25-26.  De  retour  dans  ses 
États,  il  fit  graver  sur  l'une  des  murailles  de  Karnak 
le  nom  des  villes  qu'il  avait  conquises;  on  y  voit  celui 
de  plusieurs  cités  de  Juda,  Aduram,  Gabaon,  Aïala  et 
aussi  d'obscures  bourgades,  mantionnées  dans  le  but 
d'allonger  la  liste  des  trophées;  y  figurent  également 
le  nom  de  plusieurs  villes  d'Israël,  Ta'annak.Bethoron, 
Magaddo,  que  Roboam  avait  sans  doute  prises  au  roi 
il' Israël,  auquel  le  roi  d'Egypte  les  avait  rendues. 
Cf.  Champollion,  Monuments  de  l'Egypte,  1835, 
pi.  281-285;  Lepsius,  Denkmâler,  pi.  252-253  ;  art.  Sésac, 
dans  Dictionnaire  de  la  Bible,  t.  v,  col.  1(>80-168 1. 

Plusieurs  pharaons  dans  la  suite,  surtout  dans  leurs 
luttes  contre  les  Assyriens,  entreront  en  contact  avec 
les  habitants  des  royaumes  d'Israël  ou  de  Juda,  tantôt 
pour  les  molester,  tantôt  pour  s'en  faire  des  alliés, 
selon  les  nécessités  du  moment;  les  noms  de  certains 
d'entre  eux  sont  cités  dans  les  Livres  des  Rois,  ceux 
de  Sua  (Sabaka),  IV  Reg.,  xvn,  I.  de  Tharaca  (Tahar- 
qa),  IV  Reg.,  xix,  9.  de  Néchao  (Nécho  II),  IV  Reg., 
xxiii,  29;  niais  jusqu'à  présent  ni  les  monuments  ni  les 
textes  égyptiens  n'ont  apporté  quelque  complément 
d'information  à  ce  sujet.  L'existence  d'une  colonie 
juive,  dans  l'île  d'Éléphantine  à  la  frontière  méridio- 
nale de  l'Egypte,  dont  l'établissement  remonte  peut- 
être  a  la  seconde  moitié  du  VIIe  siècle,  intéresse  surtout 
la  période  d'Esdras  et  de  Néhémie,  mais  n'est  proba- 
blement pas  sans  rapport  avec  les  déportations  comme 
telles  qui  eurent  lieu  sous  Néchao  II,  IV  Reg.,  xxm, 
3  1,  ou  les  exodes  qui  suivirent  la  ruine  de  Jérusalem  et 
le  meurtre  de  Godolias.  IV  Reg.,  xxv,  25. 

2.  Assyro-Babyloniens.  —  Plus  abondants  et  plus 
précis  les  documents  assyro-babyloniens  confirment  et 
complètent  a  maintes  reprises  les  données  des  deux 
derniers  Livres  des  Pois. 

Des  trois  royaumes  qui,  au  ixesiècle,  se  partageaient 
la  côte  méditerranéenne.  Syrie,  Israël,  Juda,  le  premier 
était  en  train  d'opérer  à  son  profil  cette  concentration 


2821 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    VALEUR    HISTORIQUE 


2822 


du  pays  que  ni  les  Hittites,  ni  les  Philistins,  ni  les  Hé- 
breux n'étaient  parvenus  à  réaliser;  le  roi  d'Assyrie, 
Salmanasar  III,  860-825,  empêcha  la  réussite  de  cette 
tentative  d'hégémonie  syrienne  par  la  défaite  qu'il 
infligea  à  Qarqar,  dans  la  région  de  Hamath,  en  854,  à 
une  coalition  dirigée  par  Adad-idri,  roi  de  Damas.  Le 
monarque  assyrien  commémore  sa  victoire  dans  plu- 
sieurs de  ses  inscriptions,  Obélisque  noir,  Monolithe, 
Inscription  des  taureaux,  inscription  sur  une  statue 
provenant  d'Assur.  La  liste  des  coalisés  avec  indication 
de  leurs  forces  respectives  figure  sur  le  Monolithe. 
Cf.  le  texte  dans  III  Rawlinson,  pi.  vin;  la  traduction 
dans  Gressmann,  Altorientalische  Texte  und  Bilder, 
t.  i,  1909,  p.  109-110;  Dhorme,  Les  pays  bibliques  et 
l'Assyrie,  dans  Revue  biblique,  1910,  p.  04.  Après 
l'énumération  des  chars,  cavaliers  et  soldats  d'Adad- 
idri  de  Damas  et  d'Irhuleni  de  Hamath,  viennent  les 
2  000  chars  et  les  10  000  soldats  d'Achab  d'Israël,  l'un 
des  plus  puissants  rois  coalisés,  ainsi  qu'on  peut  en 
juger  par  son  rang  dans  la  liste  et  le  secours  qu'il 
apporte;  aucun  doute  sur  son  identification,  l'Achab 
de  l'inscription  de  Salmanasar  est  bien  le  même  que 
celui  du  Livre  des  Bois  :  A-ha-ab-bu  mat  Sir-'i-la-a-a  = 
Achab,  roi  d'Israël.  Quant  à  Adad-idri,  roi  de  Damas, 
c'est  le  même  personnage  que  lienhadad,  avec  qui 
Achab  fît  alliance  d'après  III  Reg.,  xx,  34,  et  le  Mono- 
lithe de  Salmanasar.  Comment  l'Adad-idri  de  l'ins- 
cription assyrienne  est-il  devenu  le  Benhadad  de  la 
Bible?  On  ne  sait;  peut-être  ce  dernier  nom  était-il 
une  appellation  générique,  un  des  prédécesseurs  d'A- 
dad-idri,  contemporain  d'Asa  et  de  Baasa,  ayant  déjà 
porté  ce  nom  de  Benhadad.  III  Reg.,  xv,  16-22. 
Cf.  Dhorme,  loc.  cit.,  p.  71. 

Cette  campagne  victorieuse  de  Salmanasar  III  s'in- 
tercalerait entre  la  guerre  d'Achab  contre  Benhadad, 
rapportée  III  Reg.,  xx,  et  terminée  par  un  traité 
d'alliance,  f.  36,  et  une  nouvelle  guerre  du  roi  d'Israël 
contre  les  Syriens,  III  Beg.,  xxii,  pour  essayer  de 
secouer  leur  joug,  en  profitant  de  la  défaite,  pourtant 
partagée,  du  roi  de  Damas. 

La  victoire  de  Qarqar  qui  termina  la  campagne 
assyrienne  contre  les  coalisés  de  Syrie,  de  Hamath, 
d'Israël  et  d'ailleurs,  «  devait  rester  célèbre  dans  les 
fastes  de  l'histoire  d'Assyrie.  D'après  le  Monolithe, 
Salmanasar  avait  tué  14  000  guerriers.  Dans  V Obé- 
lisque il  y  en  a  20  500,  dans  une  statue  provenant 
d'Assur,  20  800;  sur  l' Inscription  des  taureaux  de 
Nimroud,  le  nombre  en  est  porté  à  25  000.  Cette  pro- 
gression de  la  première  donnée  numérique  est  tout  à 
fait  dans  le  goût  de  l'exagération  orientale.  Elle  indique 
avec  quelle  circonspection  il  faut  accepter  les  chiffres 
ronds  dans  I'évalution  des  pertes  de  l'ennemi  ou  des 
forces  du  vainqueur  ».  Dhorme,  Icc.  cit.,  p.  07. 

Une  autre  inscription  de  Salmanasar,  sur  une  statue 
d'Assur,  est  pleinement  d'accord  avec  le  récit  biblique 
sur  l'avènement  d'Hazaël,  le  successeur  de  Benhadad 
(Adad-idri).  Cf.  Winckler,  Keilinschriftliches  Textbuch 
zum  A.  T.,  3e  édit.,  p.  25.  «  Adad-idri  étant  mort,  y 
est-il  dit,  Hazaël  (Ha-za-'ilu),  homme  de  basse  extrac- 
tion (littéralement  :  fils  de  non  quelqu'un)  s'empara  du 
trône.  »  A  ce  renseignement  de  l'inscription  assyrienne 
correspond  bien  le  récit  biblique  plus  circonstancié, 
qui  nous  apprend  comment  Hazaël  devint  roi  de  Da- 
mas et  comment  il  se  jugeait  lui-même;  au  prophète 
Elisée  qui  lui  révélait  son  accession  prochaine  au  trône 
il  répondait  :  «  Qu'est-ce  donc  que  ton  serviteur  le 
chien,  pour  qu'il  accomplisse  cette  grande  chose?  >» 
IV  Reg.,  vin,  7-15. 

Dans  une  autre  de  ses  nombreuses  campagnes,  la 
dix-huitième  année  de  son  règne,  Salmanasar  fran- 
chit l'Euphrate  pour  la  seizième  fois,  inflige  une 
cruelle  défaite  à  Hazaël  et  reçoit  le  tribut  des  Tyriens, 
des  Sidoniens  et  de  Jéhu,  fils  d'Ainri.  Inscription  des 


taureaux  et  un  fragment  des  Annales;  cf.  Dhorme, 
loc.  cit.,  p.  72-73.  D'autre  part,  VObélisquc  noir,  stèle 
sur  laquelle  le  vainqueur  a  figuré  en  paroles  et  en 
images  le  paiement  de  ce  tribut,  représente  Jéhu,  roi 
d'Israël,  ou  son  envoyé,  prosterné  devant  Salmanasar; 
la  légende  énumère  les  différents  objets  d'or,  d'argent 
et  de  bois  précieux  que  le  roi  d'Assyrie  reçoit  comme 
«  tribut  de  Jéhu,  fils  d''Omri  ».  «  On  remarquera  que  ce 
titre  «  fils  d'Omri  »,  attribué  dans  les  deux  textes  sus- 
mentionnés à  l'usurpateur  Jéhu,  qui  extermina  la  dy- 
nastie d"0mri  (cf.  IV  Reg.,  x,  1-11),  ne  peut  être  pris 
dans  le  sens  de  «  descendant  »;  c'est  plutôt  une  sorte  de 
gentilice,  synonyme  d'Israélite...  On  sait  en  effet  que 
les  Assyriens  regardaient  'omri  comme  le  véritable 
fondateur  du  royaume  d'Israël  et  désignaient  ce 
royaume  par  l'appellation  «  pays  d'Omri  «mat  Ilu-um- 
ri-i  (I  Rawlinson,  35,  n.  1.  I.  12),  ou  «  pays  de  la  famille 
d"Omri  »  mat  bit  Hu-um-ri-a  (III  Rawlinson,  10, 1.  17 
et  26).  »  Plessis,  art.  Dabylone  et  la  Bible,  dans  le  Dic- 
tionnaire de  la  Bible,  Supplément,  t.  i,  col.  784. 
Cf.  Gressmann,  op.  cit.,  p.  111-112. 

In  petit-fils  de  Salmanasar  III,  Adad-nirâri  III 
(810-782),  fils  de  Sammouramat.  la  Sémiramis  dont  la 
mythologie  grecque  fit  la  fondatrice  de  Babylone,  tra- 
vailla à  rendre  à  son  empire  l'extension  atteinte  aux 
temps  de  son  aïeul.  L'inscription  de  Kalah  (I  Rawlin- 
son, 35,  n.  1)  résume  ses  campagnes  vers  l'Ouest  et  le 
Sud-Ouest  entre  les  années  800  et  8()3.  Entre  autres 
pays,  depuis  l'Euphrate  jusqu'à  la  grande  mer  qui  est 
au  couchant  du  soleil,  le  conquérant  assyrien  soumit  à 
ses  pieds,  le  pays  de  Tyr  et  de  Sidon,  le  pays  d'Israël, 
appelé  pays  d"Oinri,  Edoni  et  la  Philistie,  et  leur  im- 
posa un  pesant  tribut.  Faut-il  voir  dans  cet  événement 
la  libération  du  joug  syrien,  qu'Hazaël  et  son  fils 
Benhadad  III,  rois  de  Damas,  avaient  imposé  à  Israël, 
et  que  Jahvé  aurait  accordée  à  la  prière  de  Joachaz, 
IV  Reg.,  xm.  3-5?  Ce  n'est  pas  sûr,  et  du  reste  les 
Israélites  n'auraient  fait  que  changer  de  joug.  La  pro- 
messe d'un  libérateur  aurait  été  plutôt  réalisée  par 
Jéroboam  II,  qui  rétablit  les  limites  d'Israël  depuis 
l'entrée  d'Émath  jusqu'à  la  mer  de  l'Arabah.  IV  Beg., 
xv,  25-27.  De  l'inscription  de  Kalah  un  autre  rensei- 
gnement est  encore  à  retenir.  C'est  la  première  fois  (pie 
le  nom  des  Edomites  figure  dans  un  texte  assyrien;  or 
la  Bible  nous  apprend  que  les  Édomites  commençaient 
alors  à  formerai!  suddeJuda  une  puissance  redoutable, 
ayant  définitivement  secoué  le  joug  de  Juda.  au  temps 
de  Joram,  fils  de  Josaphat.  IV  Beg.,  vin,  20-22.  Le 
pays  des  Philistins,  également  cité  dans  l'inscription 
de  Kalah  et  rencontré  pour  la  première  lois  aussi  dans 
les  textes  assyriens,  n'a  pas  perdu  son  antique  renom: 
tandis  que  celui  de  Juda,  qu'on  aurait  pu  s'attendre  a 
voir  figurer  après  Israël,  ne  se  trouve  pas  dans  la  liste 
des  pays  soumis,  pour  cette  raison  sans  doute  qu'il 
avait  perdu  son  indépendance  et  suivait  les  destinées 
de  Damas,  dont  Joas  avait  en  quelque  sorte  reconnu  la 
suzeraineté  en  sacrifiant  à  1 1  .zael  les  trésors  du  temple 
pour  l'éloigner  de  Jérusalem.  Cf.  Dhorme,  Icc.  cit., 
p.  181-1X7. 

Les  campagnes  successives  des  Assyriens  au  cours 
du  vme  siècle  contre  les  pays  araméens  du  nord  de  la 
Syrie  avaient  permis  aux  royaumes  limitrophes  'le 
secouer  le  joug  de  leurs  puissants  voisins,  et  c'est  aii  si 
que  Jéroboam  11  (vers  785-745)  avait  affranchi  son 
peuple  de  la  tutelle  de  Damas  et  de  Hamath.  IV  Beg., 
xiv,  25-27.  Mais  avec  Téglatphalasar  III  (745-727| 
nous  retrouvons  les  Assyriens  en  Palestine,  et  Us 
annales  de  ce  roi,  appelé  Pùl  ou  Phul  dans  la  Bible 
d'après  son  nom  babylonien  Pûlu,  ne  sont  pas  sans 
intérêt  pour  l'histoire  des  Livres  des  Bois.  Dans  un 
fragment  de  ces  annales  (Bost,  Die  Keilinschrifttexte 
Tiglath-Pilesers  III..  t.  i,  p.  18),  il  est  question  d'une 
campagne  dirigée  contre  un  certain  Azriiahou  du  pays 


2823 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    VALEUR    HISTORIQUE         2824 


de  Jaudi;  longtemps  on  l'a  identifié  avec  Azarias  de 
Juda,  mais  par  erreur,  car  le  pays  dont  il  s'agit  est 
celui  de  Jadi  ou  plus  exactement  de  Jodi,  en  Syrie  sep- 
tentrionale au  nord  de  l'Oronte;  des  inscriptions  ara- 
tnéennes  trouvées  à  Zindjirli  ont  permis  de  l'identifier. 
Cf.  Wincklcr,  Allorientalische  Forschungen,  1. 1,  p.  1  sq.  ; 
Dhorme,  loc.  cit.,  p.  101).  Les  mêmes  annales  nous 
donnent  la  liste  des  princes  qui  apportèrent  le  tribut  à 
Téglatphalasar  III;  deux  noms  y  figurent,  dont  l'iden- 
tification cette  fois  ne  prête  pas  à  confusion;  c'est 
Rason,  transformé  par  les  Massorètes  en  Razin.  mais 
que  les  Septante  écrivent  Paacôv  ou  Poeaoao>v,  et 
Mc-hi-ni-me  ou  Manahem.  De  ce  tribut  la  Rible  nous 
dit  :  «  Pûl,  roi  d'Assyrie,  vint  dans  le  pays  et  Manahem 
donna  à  Pùl  mille  talents  d'argent  afin  qu'il  l'aidât  et 
affermît  le  royaume  dans  sa  main.  Manahem  leva  cet 
argent  sur  Israël,  sur  tous  ceux  qui  avaient  de  grandes 
richesses,  afin  de  le  donner  au  roi  d'Assyrie.  «  IV  Reg., 
xv,  19-20.  Quant  à  Rason  de  Damas,  c'est  le  Razin. 
roi  de  Syrie,  qui,  avec  l'appui  d'Israël,  attaquera  Juda 
à  la  fin  du  règne  de  Joatham  et  au  début  de  celui 
d'Achaz.  IV  Reg.,  xv,  37;  xvi,  5;  cf.  Is.,  vu,  1-9.  On 
sait  que.  pour  se  défendre  contre  cette  coalition,  le  roi 
Achaz  fit  appel  au  secours  des  Assyriens.  IV  Reg.,  xvi, 
7-9.  Or,  d'après  la  Chronique  des  Éponymes  (canon  H )  et 
une  petite  inscription  mutilée  (III  Rawlinson,  10,  n.  2, 
1.  6  sq.),  Téglatphalasar  fit  campagne  en  Philistic  en 
7.34  ;  c'est  au  retour  de  cette  campagne  que  le  vain- 
queur assyrien,  répondant  à  l'appel  d'Achaz,  aurait 
pénétré  en  Israël,  l'aurait  livré  au  pillage  et  emmené  en 
captivité  une  partie  de  la  population;  Phacée,  roi 
d'Israël  fut  renversé  et  mis  à  mort  par  une  conjuration 
de  gens  partisans  de  l'Assyrie  dont  le  chef  A-u-si' 
(Osée),  établi  roi  par  Téglatphalasar,  fut  assujetti  à  un 
tribut  de  dix  talents  d'or.  IV  Reg.,  xv,  29-30.  L'année 
suivante,  c'est  Damas  que  le  même  roi  assyrien  «  mit 
en  ruines  comme  par  un  déluge  ».  Annales,  I,  195-209. 
Le  fait  est  signaléparlaRible  disant  que  le  roi  d'Assyrie 
monta  contre  Damas  et,  l'ayant  prise,  emmena  ses  habi- 
tants en  captivité  à  Qîr  et  fit  mourir  Razin.  IV  Reg., 
xvi,  9.  Enfin  une  tablette  de  Nimroud  (  1 1  Rawlinson  ,07, 
I.  57-03;  Rost,  Die  Keilinschrifltexte  Tiglath-Pile- 
sers  III.,  t.  i,  p.  51  sq.  et  t.  n,  p.  24)  énumère  les  diffé- 
rents princes  des  contrées  de  l'Ouest  assujettis  au  tri- 
but par  le  même  Téglatphalasar;  parmi  eux  se  trouve 
Ia-u-ha-zi  de  Ia-u-da,  qui  n'est  autre  qu'Achaz,  tenu  à 
reconnaître  le  secours  assyrien,  humblement  sollicité 
contre  Phacée  et  Razin.  Cf.  Plessis,  art.  cit.,  col.  785- 
786. 

Sur  la  prise  de  Samarie,  que  laissaient  prévoir  les 
fréquentes  interventions  de  la  puissance  assyrienne  en 
Israël,  les  données  bibliques  et  assyriennes  semblent  à 
première  vue  se  contredire.  D'après  un  double  récit  des 
Livres  des  Rois,  Salmanasar  IV  (727-722),  fils  et  succes- 
seur de  Téglatphalasar,  monta  contre  Osée,  le  dernier 
roi  d'Israël,  se  l'assujettit  et  lui  fit  payer  le  tribut.  Puis 
à  la  suite  d'une  conspiration  d'Osée,  il  le  fit  jeter  en 
prison  et  après  avoir  parcouru  tout  le  pays,  vint  nul  I  re 
le  siège  devant  Samarie  qu'il  prit  au  bout  de.  trois  ans, 
la  neuvième  année  d'Osée,  emmenant  Israël  captif  en 
Assyrie.  IV  Reg.,  XVII,  3-6;  xvm,  9-11.  Selon  les 
Annales  de  S  argon,  I.  11-17,  et  l'Inscription  des  Fastes, 
I.  23-25,  au  palais  de  Khoisabad,  c'est  Sargon  II, 
l'usurpateur,  successeur  de  Salmanasar  IV  sur  les  trônes 
de  Ninive  et  de  Babylone,  qui  serait  le  véritable  con- 
quérant de  Samarie  :  i  .le  cernai,  dit-il,  la  ville  de 
Samarie  (Sa  me  ri  mi)  et  je  la  conquis.  .J'emmenai  en 
captivité  27  200  personnes  qui  habitaient  en  elle,  je 
m'emparai  de  50  chars  qui  s'y  trouvaient.  «  Bien  des 
solutions  ont  été  proposées  pour  résoudre  l'antimoine 
(pli  semble  bien  exister  entre  le  document  cunéiforme 
et  la  narration  biblique.  Voici  celle  (pie  propose  Dhorme, 
loc.  cit.,  p.  371.  Dans  le  premier  des  récits  du  Livre  des 


Rois,  IV  Reg.,  XVII,  3-6,  est  rapporté  un  double  épi- 
sode, d'abord  la  venue  d'un  roi  d'Assyrie,  du  nom  de 
Salmanasar,  qui  fait  du  roi  d'Israël  son  tributaire,  f.  3, 
puis  une  nouvelle  invasion  d'un  roi  d'Assyrie,  dont 
cette  fois  le  nom  n'est  pas  donné  et  qui,  après  un  siège 
de  trois  ans,  finit  pas  s'emparer  de  Samarie;  bien  que 
rien  n'indique  un  changement  de  règne  d'après  le  texte 
de  la  Rible,  on  peut  supposer  d'après  les  déclarations  de 
Sargon  que  le  roi  d'Assyrie  qui  mit  le  siège  devant  Sa- 
marie n'était  pas  le  même  que  celui  qui  prit  la  ville  ; 
le  premier  était  Salmanasar,  le  second  Sargon.  Le 
deuxième  refit,  IV  Reg.,  xvm,  9-11,  qui  synchronise  la 
chronologie  d'Israël  avec  celle  de  Juda,  ne  retient  que 
le  second  épisode,  le  siège  et  la  prise  de  la  ville,  et  il 
identifie  le  vainqueur  de  Samarie  avec  le  roi  de  la  pre- 
mière campagne  en  Israël,  d'où  l'attribution  à  Salma- 
nasar et  non  à  Sargon  de  la  prise  de  la  ville.  Une  autre 
solution  suppose  l'intercalation  au  f.  10  du  c.  xvm 
du  mot  «et  il  la  prit  »,  qui  serait  ainsi  une  addition 
qu'un  scribe  aurait  cru  devoir  ajouter;  si  l'on  laisse  ce 
mot  de  côté,  le  texte  reste  clair  et  la  difficulté  disparaît  : 
«  Salmanasar...  mit  le  siège  devant  Samarie;  au  bout 
de  trois  ans  la  ville  fut  prise,  et  le  roi  d'Assyrie  (c'était 
alors  Sargon  au  début  de  son  règne)  déporta  Israël  en 
Assyrie.  »  Cf.  Plessis,  art.  cit.,  col.  787.  Il  convient 
d'ajouter  que  la  leçon  du  qeri  pour  ce  même  mot  «  et  ils 
la  prirent  »  est  trop  douteuse  pour  être  retenue  comme 
moyen  de  solution;  les  Septante  et  la  Vulgate,  en  effet, 
ont,  comme  l'hébreu  massorétique,  le  singulier,  plus 
normal  puisqu'il  n'a  été  question  que  de  Salmanasar 
et  non  des  Assyriens.  Pour  d'autres  enfin  (Hommel, 
Condamin),  la  solution  serait  à  chercher  tout  simple- 
ment dans  le  fait  que  Salmanasar  ayant  entrepris  le 
siège  de  Samarie,  l'ayant  poursuivi  pendant  trois  ans 
et  étant  mort  très  peu  avant  la  chute  de  la  ville,  l'his- 
torien biblique  a  fort  bien  pu,  sans  commettre  une 
erreur  formelle,  lui  attribuer  cette  conquête.  Cf.  The 
American  journal  of  semilic  languages  and  lileratures, 
t.  xxi,  1905,  col.  179-182;  A.  Condamin,  Babylone  et 
la  Bible,  dans  Dictionn.  apol.,  t.  i,  col.  355. 

Le  choix  des  pays  où  furent  déportés  les  captifs 
israélites  et  de  ceux  d'où  furent  amenés  les  colons 
étrangers  pour  remplacer  les  déportés  de  Samarie, 
mentionnés  par  la  Bible  seule,  IV  Reg.,  xvn,  0;  xviii, 
11  ;  xvn,  24,  cadre  fort  bien  avec  l'histoire  assyrienne. 
La  déportation  jusqu'en  Médie  des  habitants  de  Sama- 
rie, où  Sargon  les  fit  habiter  dans  les  villes  des  Mèdes, 
(et  non  dans  les  montagnes  d'après  les  Septante),  avait 
pour  objet  sans  doute  de  remplacer  une  partie  des 
Mèdes  qu'à  deux  reprises,  en  744  et  en  737,  Téglatpha- 
lasar avait  emmenés  captifs.  De  même  pour  les  villes 
d'où  sortirent  les  colons  étrangers,  on  sait  que  c'était 
une  méthode  déjà  suivie  par  les  devanciers  de  Sargon 
de  déplacer  leurs  sujets  assimilés  pour  introduire  dans 
les  pays  conquis  les  mœurs  assyriennes  et  l'esprit  de 
soumission  à  la  métropole  commune;  quelques  années 
plus  tard,  710-709,  Sargon  amena  à  Samarie  des  colons 
de  Cutha  et  de  Babylone.  Ces  colons,  au  reste,  n'ont 
pas  dû  arriver  en  un  seul  convoi;  le  texte  du  Livre 
des  Rois  aura  groupé  des  envois  successifs,  échelonnés 
sur  plusieurs  années.  Du  contact  des  cultes  idolàtriques, 
pratiqués  par  ces  colons,  avec  le  culte  national  d'Israël 
devait  résulter  cette  religion  samaritaine  qui  fut  un 
cauchemar  pour  les  Juifs  de  Juda,  surtout  après  le 
retour  de  la  captivité.  Dhorme,  loc.  cit.,  p.  373-375. 

Du  lits  et  successeur  de  Sargon,  Scnnachérib  (705- 
681),  de  nombreux  documents  cunéiformes  nous  ont 
conservé  le  souvenir  des  campagnes  qu'il  entreprit.  On 
y  rencontre  maints  points  de  contact  avec  les  récits 
bibliques  des  démêlés  d'Ézécbias  avec  le  monarque 
assyrien.  IV  Reg..  xviii-xix  et  les  récits  parallèles 
d'Isaïe,  xxxvi-xxxvii  et  du  IIe  Livre  des  Paralipo- 
mènes,  XXXII.  Si  la  concordance  des  relations  trans- 


2825 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    VALEUR    HISTORIQUE 


282  6 


mises  par  les  uns  et  les  autres  est  sur  tel  ou  tel  point 
matière  à  discussion,  leur  accord  certain  dans  l'en- 
semble apporte  une  nouvelle  garantie  à  l'exactitude 
historique  des  Livres  des  Rois. 

Sennachérib,  après  avoir  assuré  la  tranquillité  de 
l'Assyrie,  ébranlée  par  la  mort  violente  de  Sargon,  ne 
devait  pas  tarder  à  reprendre  comme  ses  devanciers  le 
chemin  de  l'Occident.  Les  grands  royaumes  syriens  de 
Hamath  et  de  Damas,  le  royaume  d'Israël  ne  comp- 
taient plus  ou  n'existaient  plus;  Juda  avait  survécu, 
mais,  sans  tenir  compte  de  l'exemple  des  deux  voisins  du 
Nord  non  plus  que  des  avertissements  des  prophètes, 
on  y  était  toujours  prêt  à  tenter  une  révolte  pour 
s'affranchir  du  joug  pesant  de  l'Assyrien;  à  cet  effet 
on  comptait  bien  sur  le  concours  de  l'Egypte  qui  n'avait 
pas  renoncé  à  son  antique  suprématie  sur  les  pays  de 
Canaan  et  d'Amourrou.  A  son  instigation  la  rébellion 
éclate  dans  les  peuplades  côtières  de  la  Palestine,  de  la 
Phénicie  au  pays  des  Philistins  et  jusqu'en  Juda.  Sen- 
nachérib entre  alors  en  campagne,  défait  les  insurgés  à 
Altakou,  l'Elthécé  biblique  (Jos.,  xix,  44;  xxi,  23),  et 
prenant  le  chemin  de  Jérusalem  par  la  route  de  l'Ouest, 
—  Isaïe,  x,  28-32,  imagine  un  itinéraire  du  Nord  au  Sud 
pour  symboliser  la  rapidité  de  l'invasion  —  vient 
mettre  le  siège  devant  la  capitale  d'Ézéchias,  ayant 
tout  pillé  et  ravagé  sur  son  passage.  Les  préparatifs  de 
défense  organisés  par  le  roi  de  Juda  prévinrent  la  chute 
de  la  ville  qui  fut  néanmoins  obligée  de  payer  le  tribut. 
Dans  une  inscription  Sennachérib  célèbre  sa  victoire  : 
«  Quant  à  Ézéchias  le  Judéen  qui  ne  s'était  pas  soumis 
à  mon  joug  j'assiégeai  et  je  pris  quarante-six  de  ses 
villes  fortes  entourées  de  murs,  et  des  villes  sans  nombre 
de  moindre  importance,  situées  dans  leurs  alentours, 
grâce  au  pilonnement  des  béliers,  au  choc  des  engins  de 
siège,  aux  assauts  d'infanterie,  aux  raines,  aux  brèches 
et  démolitions.  J'en  fis  sortir  200  150  personnes,  grands 
et  petits,  hommes  et  femmes,  des  chevaux,  des  mulets, 
des  ânes,  des  chameaux,  du  gros  et  du  petit  bétail  sans 
nombre,  que  je  comptai  comme  butin.  Lui-même,  je 
l'enfermai  dans  Jérusalem  (Ur-sa-li-im-mu)  sa  capi- 
tale, comme  un  oiseau  en  cage.  J'établis  contre  lui  des 
circonvallations,  et  quiconque  sortait  par  la  porte  de 
sa  ville,  malheur  à  lui!  Ses  villes  que  j'avais  pillées,  je 
les  retranchai  de  son  pays  pour  les  donner  à  Milinti, 
roi  d'Asdod,  à  Padî,  roi  d'Accaron,  et  à  Silli-Bel,  roi  de 
Gaza;  j'amoindris  ainsi  son  pays.  Au  tribut  que  précé- 
demment donnait  leur  pays,  j'ajoutai  et  j'imposai  des 
dons  et  des  présents  pour  ma  Majesté.  Quant  à  Ézé- 
chias (Ha-za-qi-a-u),  la  redoutable  splendeur  de  ma 
Majesté  l'abattit!  les  Arabes  (Ur-bi)  et  ses  meilleurs 
(?)  soldats,  qu'il  avait  fait  entrer  à  Jérusalem  sa  capi- 
tale, pour  la  rendre  plus  forte  firent  défection.  Avec 
trente  talents  d'or,  huit  cents  talents  d'argent,  des 
pierres  précieuses,  des  collyres...  des  lits  en  ivoire,  des 
fauteuils  en  ivoire,  de  la  peau  d'éléphant,  des  dents 
d'éléphant,  de  l'ébène,  du  buis,  divers  objets,  un  lourd 
trésor,  et  ses  filles,  les  dames  de  son  palais,  les  chan- 
teurs, les  chanteuses,  je  les  emmenai  derrière  moi  à 
Ninive,  ma  capitale;  et  il  envoya  ses  messagers  pour 
donner  le  tribut  et  faire  acte  de  soumission.  »  Prisme 
de  Taylor,  m,  11-41;  traduction  dans  l'article  cité 
de  Plessis,  col.  790-791. 

Le  récit  biblique,  IV  Reg.,  xvm,  13-xix,  36  et  pas- 
sages parallèles,  se  rapporte-t-il,  ainsi  que  le  pensent 
nombre  d'assyriologues  et  d'exégètes,  à  la  campagne  de 
Sennachérib,  racontée  par  le  Prisme  de  Taylor,  ou  ne 
relaterait-il  pas  plutôt  deux  campagnes  distinctes  du 
même  roi  assyrien,  séparées  par  un  intervalle  d'une 
dizaine  d'années,  701  et  691,  selon  que  l'admettent,  à 
la  suite  de  Stade  et  de  Winckler,  Dhorme,  loc.  cit., 
p.  511-518;  Plessis,  art.  cité, col. 79Ï-793;  Vandervorst, 
Israël  et  l'Ancien  Orient,  1915,  p.  87-95?  A  la  deuxième 
de  ces  campagnes  appartiennent  l'intervention  d' Isaïe 


et  la  catastrophe  de  l'armée  assyrienne,  xvm,  17-xix, 
36;  seuls  les  premiers  versets  du  récit,  xvm,  13-16, 
auraient  trait  à  la  première  campagne  et  correspon- 
draient à  l'inscription  assyrienne,  avec  laquelle  ils  con- 
cordent de  point  en  point.  «  On  commence  par  dire  que 
Sennachérib  a  pris  les  villes  fortes  de  Juda;  ce  sont 
les  quarante-six  villes  fortes  du  récit  assyrien.  Jérusa- 
lem n'est  pas  prise,  mais  le  roi  accepte  de  payer  le  tribut 
au  vainqueur.  Ce  tribut  comprend  trente  talents  d'or 
et  trois  cents  talents  d'argent  dans  le  récit  biblique, 
trente  d'or  et  huit  cents  d'argent  dans  le  récit  assyrien. 
La  différence  entre  l'évaluation  des  talents  d'argent 
peut  provenir  de  la  divergence  qui  existait  entre  le 
système  pondéral  babylonien  et  celui  des  Hébreux.  En 
tout  cas  la  narration  de  IV  Reg.,  xvm,  13-16  donne  un 
résumé  de  la  campagne,  tandis  que  les  cylindres  de  Sen- 
nachérib détaillent  les  faits  par  le  menu.  »  Dhorme, 
loc.  cit.,  p.  511-512.  Une  autre  difficulté  entre  les  deux 
relations  vient  de  l'omission  dans  le  document  assyrien 
pourtant  plus  détaillé,  du  nom  de  Lachis,  ville  où  les 
envoyés  d'Ézéchias  vinrent  trouver  Sennachérib,  omis- 
sion d'autant  plus  surprenante  qu'une  série  de  bas- 
reliefs,  actuellement  au  British  Muséum,  représentent 
le  siège,  l'assaut  et  la  prise  de  cette  ville  avec  cette  ins- 
cription :  «  Sennachérib,  roi  du  monde,  roi  d'Assyrie, 
s'assit  sur  un  fauteuil  et  le  butin  de  Lachis  passa  de- 
vant lui.  »  Layard,  Monum.  of  Niniveh,  t.  n,  pi.  xxi- 
xxiii.  Ne  serait-ce  pas  que  cet  épisode  de  l'ambassade  à 
Lachis  appartient  à  la  seconde  campagne,  et  que  le  mot 
Lachis  de  IV  Reg.,  xvn,  1  I  ne  serait  qu'une  glose  insé- 
rée à  cet  endroit  sous  l'influence  du  récit  de  la  seconde 
campagne  qui  commence  au  f.  17?  Un  fragment  d'ins- 
cription, signalé  par  le  P.  Scheil,  dans  Orientalische 
Lileraturzeitung,  1901,  col.  69  sq.,  permet  de  situer 
cette  seconde  campagne.  Il  s'agit  dans  ce  fragment 
d'une  expédition  assyrienne  vers  le  Sud-Ouest,  en  Ara- 
bie, en  691-690;  à  son  retour,  Sennachérib  remontant 
jusqu'à  Lachis,  y  installe  son  camp  et  envoie  ses  mes- 
sagers à  Ézéchias.  C'est  au  retour  également  de  cette 
expédition  que  l'armée  assyrienne,  d'après  une  tradi- 
tion égyptienne  rapportée  par  Hérodote,  Ilist.,  1.  II, 
c.  cxi.i,  aurait  été  contrainte  à  la  fuite  par  une  invasion 
de  rats,  rongeant  les  carquois,  les  cordes  des  ares  et  les 
poignées  des  boucliers.  «  Si  l'on  songe,  observe  Dhorme, 
aux  ex-voto  que  les  Philistins  envoyèrent  avec  l'arche 
en  souvenir  de  leur  peste  bubonneuse,  on  reconnaîtra 
dans  ces  rats  les  colporteurs  de  l'épidémie  qui  envahit 
le  camp  de  Sennachérib  et  à  laquelle  fait  allusion  le 
récit  biblique  (IV  Reg.,  xix,  35).  Les  privations  de 
l'armée  durant  son  passage  en  Arabie,  les  eaux  mal- 
saines dont  elle  avait  dû  se  contenter,  autant  de  causes 
qui  facilitaient  la  contagion.  »  L'événement  prédit 
par  Isaïe  n'en  est  pas  moins  surnaturel  et  l'expression 
«l'Ange  de  Jahvé  «est  habituelle  pour  signifier  des 
causes  secondes  qui  suttout  miraculeusement  amènent 
un  désastre. 

Pour  l'hypothèse  de  l'unité  de  campagne  dans  le 
récit  biblique  et  la  discussion  des  arguments  apportés 
de  part  et  d'autre,  voir  :  Maspéro,  Histoire  ancienne  des 
peuples  de  l'Orient  classique,  t.  m,  p.  286-295;  Van 
Hoonacker,  L'invasion  de  la  Judée  par  Sennachérib  en 
701  avant  Jésus-Christ  et  les  récils  bibliques,  dans 
Mélanges  d'histoire  offerts  à  Charles  Moeller,  t.  i,  1914, 
p.  1-10;  Tobac,  Les  prophètes  d'Israël,  t.  n,  1912. p.  126- 
138. 

Sur  la  mort  tragique  de  Sennachérib,  assassiné  par 
Adramélech  et  Sarasar,  ses  fils,  les  documents  cunéi- 
formes confirment  et  précisent  ce  que  dit  IV  Reg.,  xix, 
37.  D'après  ce  passage,  Sennachérib  fut  frappé  avec 
l'épée  par  Adramélech  et  Sarasar  tandis  qu'il  était 
prosterné  dans  la  maison  de  Nesroch  son  dieu.  Cette 
indication  venant  immédiatement  après  la  mention  du 
séjour  de  Sennachérib  à  Ninive,  y.  36,  on  pensait  que 


2827 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    VALEUR    HISTORIQUE 


2828 


le  meurtre  avait  été  perpétré  dans  cette  ville,  mais  un 
texte  des  Annales  d'Assurbanipal  (Cylindre  de.  Rassam, 
iv,  70  sq.)  indique  pour  le  lieu  du  crime  Babylonc  et 
probablement  l'entrée  du  temple,  qui  doit  être  celui  de 
Mardouk,  devenu  dans  la  Bible,  Nesroch  (cf.  l'écriture 
hébraïque  des  deux  noms  "]"T*10  et  "]"1ÛJ).  D'après 
l'opinion  du  P.  Condamin,  longuement  exposée  dans 
Recherches  de  science  relig.,  1918, p.  18-24,  le  m:urtre  de 
Sennachérib  aurait  eu  lieu  à  Ninive.  1  'n  nouveau  texte 
cunéiforme  publié  en  1920  confirmerait,  d'après  l'in- 
terprétation d'Ungnad,  cette  opinion.  Cf.  Zeitschr.  fiir 
Assyriologie,  t.  xxxv,  p.  50-51.  Quant  aux  noms  eux- 
mêmes  des  meurtriers,  des  cinq  fils  de  Sennachérib  un 
seul  pourrait  être  rapproché  de  celui  d'Adramélech.  Les 
prismes  d'Asarhaddon  et  d'Assurbanipal,  trouvés  à 
Ninive  en  1927-1928,  et  récemment  publiés  par  Thom- 
son :  The  Prisms  of  Esarhaddon  and  of  Ashu.rbcm.ipai 
jound  ai  Nineveh  1927-1928,  1931,  racontent  longue- 
ment les  événements  qui  amenèrent  Asarhaddon  à 
recueillir  la  succession  de  Sennachérib;  on  n'y  trouve 
pas  la  moindre  allusion  à  la  fin  tragique  de  ce  dernier, 
assassiné  par  ses  fils,  d'où  le  soupçon  déjà  précédem- 
ment formulé  qu' Asarhaddon  lui-même  pourrait  bien 
être  le  parricide.  Cf.  Revue  biblique,  1932,  p.  469-470. 

Parmi  les  nombreux  rois  tributaires  d'Asarhaddon 
(680-069),  figure  Manassé,  roi  de  Juda.  Prisme  B. 
III  Rawlinson,  15-16.  Il  est  encore  sur  une  liste  des 
tributaires  d'Assurbanipal  (668  625).  A  la  mort  de  ce 
roi  qui  avait  porté  à  son  apogée  la  puissance  et  la  civi- 
lisation assyriennes,  la  décadence  de  l'empire  fut  extrê- 
mement rapide,  Ninive  succombant  en  612  sous  les 
coups  des  Babyloniens,  des  Mèdcs  et  des  Perses  coali- 
sés. Les  pays  bibliques,  assujettis  jadis  à  l'Egypte  puis 
à  l'Assyrie,  ne  vont  pas  pour  autant  jouir  de  l'indépen- 
dance. La  suprématie  de  Babylone  ne  tardera  pas  à 
prendre  la  place  de  celle  de  Ninive,  et  Nabuchodonosor 
(605-562)  portera  le  dernier  coup  au  royaume  de  Juda 
en  prenant  Jérusalem  et  en  emmenant  captifs  ses  habi- 
tants, ainsi  que  l'avaient  prédit  les  oracles  vainement 
répétés  du  prophète  Jérémie.  Sur  un  événement  de 
cette  importance  les  documents  babyloniens  n'ont 
jusqu'alors  apporté  aucune  confirmation  ou  précision. 

3.  Palestiniens.  —  Parallèle  au  récit  biblique  des 
démêlés  des  rois  d'Israël  et  de  Juda  avec  Mésa,  le  roi 
de  Moab,  IV  Reg.,  m,  4-27,  une  inscription  de  Mésa 
lui-même,  découverte  en  18">8,  à  Diban  (Dibon),  20  ki- 
lomètres environ  à  l'est  de  la  mer  Morte,  décrit  le  règne 
de  ce  roi  et  particulièrement  sa  lutte  contre  Israël. 
«  J'ai  fait,  dit  Mésa,  ce  sanctuaire  a  Camos  de  Qorkha 
en  signe  de  salut,  car  il  m'a  sauvé  de  toutes  mes  chutes 
et  il  m'a  fait  triompher  de  tons  mes  ennemis.  Amri,  roi 
d'Israël,  fut  l'oppresseur  de  Moab  durant  de  longs 
jours,  car  Camos  était  irrité  contre  son  pays.  Et  son  fils 
lui  succéda  et  il  dit  lui  aussi,  j'opprimerai  Moab.  C'est 
de  mon  temps  qu'il  parla  ainsi  et  j'ai  triomphé  de  lui 
el  de  sa  maison  et  Israël  a  péri  pour  toujours...  »  A  en 
croire  l'inscription  moabite,  Mésa  n'aurait  connu  que 
des  victoires  sur  Israël,  mais  ce  qu'elle  laisse  entendre 
discrètement  par  ces  mots  du  roi  d'Israël  :  «  J'oppri- 
merai Moab  .  fait  précisément  l'objet  du  récit  biblique 
de  la  campagne  de  Joram  et  de  ses  alliés  les  rois  de 
Juda  et  d'Édom.  De  même  ce  que  dit  encore  l'inscrip- 
tion de  la  reconstruction  des  villes  de  Beth  Bamoth  et 
de  Beçer  qui  étaient  en  ruines  ainsi  que  de  la  mise  en 
état  de  défense  de  Qorkha,  Qir  Charoseth  de  la  Bible, 
IV  Reg.,  m, .25,  laisse  supposer  une  campagne  parfois 
malheureuse.  Une  telle  discrétion  n'est  pas  étrangère 
au  récil  biblique  lui-même,  qui  termine  une  campagne 
victorieuse  par  la  simple  ment  Ion  <\n  retour  dans  le  pays 
des  rois  coalisés  :  i  Prenant  alors  son  lits  premier-né, 
Mésa  l'offrit  en  holocauste  sur  la  muraille.  Et  une 
grande  Indignation  s'empara  d'Israël  el  ils  s'éloignèrent 
du  roi  de  Moab  el   ils  retournèrent  dans  leur  pays...   o 


IV  Reg.,  m,  27.  Que  se  passa-t-il  exactement?  «  Le 
point  demeure  obscur.  Peut-être  les  Moabites  com- 
battirent-ils dès  lors  avec  l'énergie  du  désespoir,  peut- 
être  les  Israélites  redoutèrent-ils  l'efficacité  de  l'hor- 
rible sacrifice;  élevés  depuis  le  règne  d'Achab  dans  des 
idées  à  moitié  païennes,  ils  ont  pu  craindre,  non  point 
que  Chamos  se  mît  en  colère  contre  eux,  mais  que 
Jéhovah,  auquel  ils  ne  pouvaient  offrir  de  victimes 
humai  les,  se  trouvât  dans  cet  état  d'infériorité  que  les 
anciens  coloraient  publiquement  en  disant  que  leur 
dieu  était  en  colère.  Si  l'on  admet  que  le  roi  de  Juda 
était  Ochozias,  le  plus  simple  est  de  supposer  que  dès 
lors  les  Syriens  étaient  en  campagne.  Les  deux  rois, 
Joram  et  Ochozias,  furent  vaincus  dans  la  première 
année  du  règne  d'Ochozias  à  Ramoth  Galaad  et  peu 
après  tous  deux  périssaient  de  la  main  de  Jéhu.  Le 
triomphe  de  .Mésa  était  complet  et  il  a  pu  croire,  au 
moment  où  sombrait  la  dynastie  d'Amri  et  où  Jéhu 
reconnaissait  la  suzeraineté  du  roi  d'Assyrie,  qu'Israël 
était  perdu,  perdu  pour  toujours.  »  Lagrange,  art. 
Mésa,  dais  le  Dictionnaire  de  la  Bible,  t.  iv,  col.  1020; 
traduction  et  reproduction  de  la  stèle  dans  l'article, 
col.  1014-1021. 

Plus  récemment  ont  été  exhumés  du  sol  de  la  Pales- 
tine maints  vestiges  dupasse,  dont  quelques-uns  ne  sont 
pas  sans  intérêt  pour  l'histoire  des  Livres  des  Rois.  C'est 
ainsi  que  les  fouilles  de  Tell-Djezer,  à  l'emplacement  du 
Gézer  biblique,  ont  mis  à  jour,  entre  autres  précieuses 
découvertes,  des  traces  de  la  reconstruction  de  la  ville 
par  Salomon.  Gézer, en  elfet,  après  avoir  été  incendiée 
par  le  pharaon,  puis  donnée  en  dot  à  Salomon,  avait 
été  reconstruite  par  ce  roi.  III  Reg.,  ix,  15-17.  Si  les 
fouilles  n'ont  pas  révélé  une  destruction  radicale  de 
Gézer,  elles  ont  permis  de  relever  la  trace  de  vastes 
foyers  d'incendie,  ainsi  que  des  vestiges  de  tours  car- 
rées et  d'une  partie  du  mur  d'enceinte  qui  pourraient 
bien  remonter  à  l'œuvre  de  restauration  entreprise  par 
le  monarque  israélite.  Cf.  Macalister,  The  excavation 
of  Gezer,  1902-1905  and  1907-1909,  t.  i,  p.  255. 

Mageddo  ou  Megiddo  fut  également  une  des  cités 
pour  les  travaux  desquelles  Salomon  leva  des  hommes 
de  corvée.  III  Reg.,  ix,  15.  Or  les  fouilles,  entreprises 
sur  son  emplacement  par  une  mission  américaine  en 
1928-1929,  ont  mis  à  jour  des  restes  de  bâtiments  à 
usagj  d'écuries,  cornai;  le  prouvent  les  détails  d'une 
installation  remarquable  par  son  ampleur  et  l'ingénio- 
sité de  sa  disposition.  «  Chacune  des  salles  a  son  passage 
central  pavé  d'un  dallage  de  lin  calcaire  bien  conservé 
en  certains  endroits.  De  part  et  d'autre  se  développe 
parallèlement  laplace  réservée  aux  chevaux, recouverte 
de  pierres  brutes,  destinées  à  prévenir  le  glissement  des 
sabots  et  bordée  de  piliers  vaguement  carrés  entre  les- 
quels se  trouvaient  les  nnugeoires  en  pierre.  Ces  piliers 
servaient  en  partie  a  supporter  une  toiture  plate,  en 
partie  à  séparer  les  chevaux  l'un  de  l'autre  et  a  les  atta- 
cher, comme  on  peut  en  juger  par  les  trous  visibles  à 
travers  l'angle  des  montants  et  où  passait  le  licou. 
L'ensemble  de  la  construction  mesure  55  mètres  de 
long  sur  22  m.  50  de  large  et  pouvait  abriter  120  che- 
vaux. Une  telle  découverte,  si  intéressante  en  soi,  pré- 
sente de  plus  l'avantage  de  fournir  la  clef  pour  l'inter- 
prétation de  monuments  similaires,  exhumés  ailleurs 
comme  à  Tell  el-IIezy,  Gézer,  Ta'annach,  et  dont  la 
véritable  signification  avait  échappé  jusqu'ici.  M.  Guy 
(directeur  des  fouilles)  la  met  en  relation  avec  le  maqui- 
gnonnage auquel  se  livra  Salomon  d'après  III  Reg.,  x, 
26  29.  Revue  biblique,  1932.  p.  152.  Un  ouvrage  hy- 
draulique comprenant  puits,  tunnel,  réservoir,  de 
l'époque  cananéenne,  niais  modifié  partiellement  au 
temps  de  Salomon,  a  été  également  découvert  à  Ma- 
geddo. Cf.  Guy,  New  lighi  from  Armageddon  (The  Orien- 
tal Institiile  <>/  the  Uni  vers  ity  oj  Chicago,  n.  9),  1931. 
A  Jéricho,  détruite  par  les  armi  es  de  Josué,  a  une  date 


2829 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    CHRONOLOGIE 


2830 


fort  discutée  (cf.  Vincent,  dans  Revue  biblique,  1932, 
p.  403-433;  1935,  p.  583-G05),  ont  été  de  même  retrou- 
vées des  traces  de  reconstruction  de  la  cité,  entreprise 
par  Hiel,  sous  le  règne  d'Achat»,  vers  870.  III  Reg., 
xvi,  34. 

Samarie,  dont  Amri  avait  fait  la  capitale  d'Israël  au 
début  du  ix«  siècle,  a  conservé  d'imposants  vestiges  des 
constructions  de  ce  roi  et  de  son  fils  Aehab.  III  Reg., 
xvi,  24.  «  Établie  sur  des  constatations  archéologiques, 
l'attribution  à  Omri  (Amri)  et  à  Achab  du  palais  dont 
les  vestiges  ont  été  retrouvés  au-dessous  du  temple 
hérodien  est  pleinement  confirmée  par  la  découverte 
d'un  vase  d'albâtre  portant  le  nom  du  troisième  succes- 
seur de  Sesonq  (le  Sisaq  biblique),  Osorkon  II,  con- 
temporain d'Achab...  »  De  môme  des  ostraca  trouvés  à 
Samarie  et  écrits  en  caractères  phéniciens  très  voisins 
de  ceux  de  l'inscription  de  Siloé.  pour  ne  pas  dire  iden- 
tiques, remontent  très  probablement  à  l'époque 
d'Achab.  Abel,  dans  la  Revue  biblique,  1911,  p.  290-293. 
De  la  même  époque  encore,  d'après  le  niveau  où  ils 
furent  découverts  et  d'après  leur  parenté  avec  d'autres 
ivoires  trouvés  à  Nimroud  et  en  Syrie,  de  magnifiques 
ivoires,  mis  au  jour  en  1932-1933,  provenant  sans  doute 
du  palais  d'ivoire  bâti  par  Achab,  III  Reg.,  xxn,  39. 
Cf.  Dictionnaire  de  la  Bible,  Supplément,  art.  Fouilles 
en  Palestine,  t.  m,  col.  388. 

Les  découvertes  faites  depuis  1933  sur  remplace- 
ment de  Lachis,  qui  joua  un  rôle  si  important  dans  la 
campagne  de  Sennachérib  contre  Juda,  IV  Reg.,  xvui, 
13-18,  illustrent  heureusement  les  données  bibliques. 
Outre  les  traces  de  brèches  en  divers  secteurs  du  rem- 
part, «  le  directeur  du  chantier  a  notamment  retrouvé 
le  cimier  d'un  casque  assyrien,  tels  qu'on  en  voit  repré- 
sentés sur  les  bas-reliefs  de  Lachis,  conservés  au  Bri- 
tish  Muséum  (voir  Dicl.  de  la  Bible,  au  mot  Lachis, 
t.  iv,  col.  14-27),  de  même  qu'un  sceau  israélite  portant 
le  nom  de  Shebna  (fils  de?)  Ahab.  Ce  personnage  est  à 
identifier  selon  toute  vraisemblance  avec  Sobna,  secré- 
taire d'Ézéchias,  qui  accueillit  aux  portes  de  Jérusalem 
les  envoyés  de  Sennachérib,  résidant  alors  à  Lachis 
(IV  Refe.,  xvm,  18).  »  Dict.  de  la  Bible,  Supplément, 
art.  Fouilles,  t.  ni,  col.  302.  A  signaler  aussi,  parmi  les 
objets  recueillis  au  cours  de  l'hiver  1934-1935,  un  sceau 
portant  l'inscription  :  «  A  Godolias  le  gouverneur.  » 
Cf.  IV  Reg.,  xxv,  22. 

Intéressant  également  la  campagne  de  Sennachérib 
contre  Juda  une  autre  découverte  archéologique  est  à 
retenir.  Ézéchias,  entre  autres  travaux  de  défense, 
exécutés  pour  abriter  sa  capitale  contre  les  envahis- 
seurs assyriens,  perça  un  tunnel  en  plein  rocher,  afin  de 
supprimer  une  source  visible  à  l'Orient  et  en  dehors  de 
la  ville  et  d'en  dériver  le  cours  à  l'Occident  de  la  ville  de 
David,  incluse  alors  dans  une  enceinte  plus  large.  Ce 
fut  là  un  travail  dont  la  Bible  tint  à  transmettre  le  sou- 
venir à  la  postérité,  IV  Reg.,  xx,20;  II  Par.,  xxxn,  30; 
Eccli.,  XL  vin,  17;  mention  spéciale  est  faite  de  l'obtu- 
ration soigneuse  et  prudente  des  issues  anciennes  de 
l'eau,  II  Far.,  ibid.;  or  «  l'attribution  du  tunnel-aque- 
duc à  Ézéchias  donne  un  sens  même  aux  plus  minimes 
détails  d'aspect  si  chaotique  énumérés  dans  la  descrip- 
tion des  monuments  découverts  (par  les  fouillis 
d'Ophel,  1910-1911)»  .  Une  inscription  découverte  en 
1880  sur  la  paroi  du  tunnel,  datée  des  environs  de  700, 
rappelle  l'événement.  Vincent,  dans  la  Revue  biblique, 
1912,  p.  530.  Cf.  ibid.,  1911,  p.  506-591;  1912,  p.  424- 
450;  551-574. 

L'inscription  araméenne  de  la  stèle  de  Zakir,  roi  de 
Hamath  et  de  La'aS  (Syrie),  du  commencement  du 
vme  siècle  avant  notre  ère,  mentionne  la  victoire  de  ce 
personnage  sur  la  coalition,  dont  Bar-Hadad,  fils  de 
Hazaël,  roi  d'Aram,  était  le  chef.  Bar-Hadad  n'est 
autre  que  Benhadad,  le  contemporain  de  Joas,  roi 
d'Israël   (799-781).    «  L'importance  historique   de  ce 


texte,  note  le  P.  Savignac,  n'échappera  à  personne,  il 
est  destiné  à  jeter  un  nouveau  jour  sur  une  époque  et 
des  personnages  en  relation  étroite  avec  les  récits  de  la 
Bible.  Il  est  fort  possible  que  l'issue  désastreuse  de  la 
campagne  entreprise  par  Bar-Hadad  contre  Zakir  n'ait 
pas  été  étrangère  aux  victoires  remportées  par  le  roi 
d'Israël  sur  les  Syriens.  Joas  profita  sans  doute  de  ce 
que  son  ennemi  était  occupé  au  nord  de  Damas  pour 
l'attaquer  au  Sud  et  reconquérir  une  à  une  toutes  les 
villes  enlevées  par  Hazaël  à  Joachaz.  »  Revue  biblique, 
1908,  p.  598.  Cf.  H.  Pognon,  Inscriptions  sémitiques  de 
la  Syrie,  de  la  Mésopotamie  et  de  la  région  de  Mossoul, 
19(18. 

VI.  Chronologie.  —  Pour  dater  les  événements  de 
l'histoire  des  royaumes  d'Israël  et  de  Juda,  les  données 
chronologiques  ne  manquent  pas  dans  les  Livres  des 
Rois;  aucun  autre  livre  de  la  Bible  n'en  contient 
d'aussi  nombreuses  et  d'aussi  détaillées;  non  seulement 
pour  chaque  roi  des  deux  royaumes  sont  donnés  son 
âge,  lors  de  son  accession  au  trône  et  la  durée  de  son 
règne,  mais  encore  un  synchronisme  est  maintes  fois 
établi  entre  les  deux  royaumes.  C'est  ainsi  qu'en  règle 
générale  est  indiqué  en  quelle  année  du  règne  du  roi 
d'Israël  un  roi  de  Juda  commence  à  régner  et  inverse- 
ment. 

Malheureusement  ces  données  ne  sont  pas  toujours 
concordantes;  ni  le  total  des  années  de  règne  ne  coïn- 
cide, ni  les  données  synchroniques;  parfois  même  se 
révèle  un  écart  considérable,  par  exemple  au  sujet  de  la 
somme  des  années  des  régnes  depuis  le  schisme  des 
tribus  jusqu'à  la  chute  de  Samarie  il  y  a  une  différence 
de  dix-huit  années  entre  Israël  et  Juda.  D'autre  part 
les  données  chronologiques  des  Livres  des  Rois  ne 
concordent  pas  toujours  avec  les  données  certaines  de 
l'histoire  profane,  avec  celles  de  la  chronologie  baby- 
lonienne par  exemple,  qui,  pour  le  dernier  millénaire 
avant  Jésus-Christ,  s'est  révélée  en  général  absolument 
exacte.  A  la  solution  de  ce  problème  chronologique  les 
réponses  n'ont  pas  manqué;  le  jugement  sévère  de 
san  t  Jérôme  ne  semble  pas  en  avoir  diminué  beaucoup 
le  nombre.  Relege,  disait-il,  omnes  et  Veteris  et  Novi 
Teslamcnli  librus,  et  tanlam  annorum  repaies  dissonan- 
liam,  et  numerum  inlcr  Judam  et  Israël,  id  est  inter 
regnum  ulrumquc,  confusum,  ut  hujusmodi  liœrere 
queeslionibus,  mm  lam  studiosi,  quam  oliosi  hominis  esse 
videatur,  Epist.,  LXXll,  ad  Vitalem,  P.  L.,  t.  xxn, 
col.  (170. 

Il  y  a  lieu  tout  d'abord  de  rechercher  les  causes  pos- 
sibles des  discordances.  Qu'on  les  attribue  aux  docu- 
ments utilisés  ou  au  rédacteur,  la  difficulté  demeure.  Il 
est  certain  que  les  possibilités  d'erreur  sont  plus  fré- 
quentes dans  la  transcription  des  nombres  que  dans 
tout  autre  élément  du  texte;  les  altérations  y  sont  iné- 
vitables, dont  certaines  sont  manifestes,  quand  il  est 
dit,  par  exemple,  qu'un  fils  n'a  que  onze  ans  de  moins 
que  son  père.  IV  Reg.,  xvi,  2  et  xvm,  2.  Une  autre 
cause  d'erreur  serait  à  chercher  dans  la  simultanéité 
des  régnes,  autrement  dit,  dans  le  fait  que  les  années 
sont  comptées  ou  depuis  l'association  au  pouvoir  ou 
depuis  le  règne  proprement  dit;  pour  Joachaz,  par 
exemple,  d'après  IV  Reg.,  xm,  1  et  10,  il  régna  depuis 
la  vingt-troisième  année  jusqu'à  la  trente-septième  de 
Joas,  roi  de  Juda,  soit  cpiatorze  ans,  or  le  total  des 
années  de  son  règne  est  d'après  le  compte  de  l'auteur 
sacré  de  dix-sept  ans,  xm,  1  ;  tout  s'explique  si  l'on 
admet  que  Joachaz  a  été  associé  au  trône  l'avant-der- 
nière  année  de  Jéhu,  c'est-à-dire  la  vingt-et-unième 
année  de  Joas.  De  la  même  manière  s'expliquerait  le 
double  synchronisme  de  l'avènement  de  Joram,  roi 
d'Israël,  IV  Reg.,  i,  17  et  m,  1,  qui  aurait  été  associé 
au  pouvoir  par  son  prédécesseur  Josaphat,  IV  Reg., 
vin,  10.  Moins  probable  est  l'hypothèse  d'interrègnes 
ou  de  périodes  d'anarchie;  elle  n'a  pas  de  base  dans  le 


2831 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    LE    MOUVEMENT    RELIGIEUX 


2832 


texte  qui  suppose  la  succession  immédiate  sans  inter- 
ruption. 

Au  contraire  plus  digne  de  retenir  l'attention  dans  la 
recherche  d'une  solution  du  problème  chronologique 
est  la  différence  dans  la  manière  de  compter  les  années 
du  règne  d'un  monarque.  Il  y  avait  en  elïet  dans  l'an- 
cien Orient  deux  systèmes  en  usage  à  cet  égard  :  ou 
l'on  postdatait  ou  l'on  antidatait.  La  postdatation, 
telle  qu'elle  se  pratiquait  en  Babylonie  et  en  Assyrie, 
consistait  à  regarder  comme  première  année  d'un  mo- 
narque celle  qui  commençait  au  nouvel  an  qui  suivait 
son  avènement;  l'intervalle  de  temps  écoulé  entre  cet 
avènement  et  le  premier  nouvel  an  s'appelait  tête  ou 
commencement  du  règne  reS ëarruti;  de  cette  manière 
l'évaluation  de  la  durée  d'une  série  de  règnes  ne  ris- 
quait pas  de  s'écarter  beaucoup  de  la  durée  réelle  de 
la  période  correspondante.  En  Egypte  au  contraire,  on 
antidatait,  c'est-à-dire  que  l'année,  au  cours  de  laquelle 
un  roi  mourait,  était  à  la  fois  la  dernière  année  du  roi 
décédé  et  la  première  de  son  successeur,  si  bien  qu'au 
premier  nouvel  an  commençait  déjà  la  seconde  année 
du  nouveau  règne;  dans  ce  systè7Tie,  quand  on  fait  le 
total  des  années  de  règnes  successifs,  la  même  année, 
soit  ladernièred'un  roi  et  la  première  de  son  successeur, 
risque  d'être  comptée  deux  fois,  à  moins  de  réduire  le 
total  d'autant  d'années  qu'il  y  a  eu  de  successions. 

Or  la  manière  de  compter  la  durée  des  règnes  en  Is- 
raël a  suivi  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre  système  ;  de  là  pro- 
viendraient en  grande  partie  les  difficultés  du  synchro- 
nisme. Dans  le  royaume  d'Israël,  l'usage  d'antidater  a 
été  introduit  dans  les  actes  officiels  par  Jéroboam,  son 
premier  roi,  qui  venait  de  la  cour  d'Egypte,  III  Heg., 
xn,  2,  tandis  qu'à  la  même  époque  on  postdatait  en 
Juda.  Si  l'on  additionne  les  années  des  rois  depuis  la 
scission  des  tribus  jusqu'à  la  mort  d'Ochozias  d'Israël, 
survenue  la  dix-huitième  année  de  Josaphat  de  Juda, 
IV  Reg.,  m,  1,  on  obtient  pour  Juda  soixante-dix-neuf 
ans  et  pour  Israël  quatre-vingt-six;  la  différence  n'est 
qu'apparente,  puisqu'on  Israël,  où  l'on  antidatait,  la 
même  année  se  trouve  comptée  deux  fois  à  chaque 
succession,  et  comme  il  y  en  a  eu  six,  on  voit  que  les 
deux  sommes  se  ramènent,  à  une  fraction  d'année  près, 
à  la  même  durée  pour  la  période  envisagée.  L'usage 
officiel  de  postdater  qui  prévalait  en  Juda  depuis 
l'époque  de  David  et  de  Salomon  fut  maintenu  jusqu'à 
Athalie,  princesse  d'Israël  qui  introduisit  le  système 
d'antidatation  usité  dans  son  pays  natal.  Le  procédé 
continua  sous  Joas,  mais  les  années  de  règne  d'Achaz 
sont  de  nouveau  postdatées  sous  l'influence  assyrienne. 
C'est  d'ailleurs  sous  cette  même  influence  que  l'usage 
d'antidater,  en  vigueur  en  Israël  depuis  Jéroboam  jus- 
qu'aux dernières  années  du  royaume  lit  place  à  l'autre 
système.  La  dynastie  de  Manahem,  qui  ne  compte 
que  deux  rois,  et  Osée, dernier  roi  d'Israël,  adoptèrent 
l'usage  de  postdater  qui  existait  en  Assyrie. 

Un  autre  élément  de  solution  des  difficultés  chrono- 
logiques a  été  cherché  dans  les  variations  du  commen- 
cement de  l'année  civile,  fixé  tantôt  au  premier  nisan 
(mars)  tantôt  au  premier  tishri  (septembre).  Les  deux 
royaumes  qui  avaient  un  système  différent  de  ('(impu- 
tation des  années  des  rois  semblent  bien  avoir  adopté 
aussi  une  date  différente  pour  le  commencement  de 
l'année.  Juda,  qui  resta  fidèle  à  la  maison  de  David, 
conserva  le  nouvel  an  traditionnel,  c'est-à-dire  celui 
d'automne  ou  de  tishri.  marqué  par  le  renouveau  de 
vie  ([n'apportait  alors  la  pluie  -  l'assyrien  lishritu 
veut  dire  initiation,  dédicace  .  Israël  au  contraire, 
aurait  adopté  comme  date  du  nouvel  an,  le  premier 
nisan.  Cette  question  du  commencement  de  l'année 
demeure  très  discutée.  Cf.  Ktigler,  Von  Moues  bis 
J'uulus,  1922,  p.  135  sq.  ;  Landersdôrf er,  Studien  zur 
biblischen  Versôhnungstag,  1924,  p.  1 1  sq.  four  l'appli- 
cation des  principes  de  solution  ci-dessus  énoncés,  voir 


Couckc  dans  le  Dictionnaire  de  la  Bible,  Supplément, 
t.  i,  col.  1245-1269. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  essais  de  solution,  la  chrono- 
logie assyrienne,  reposant  sur  le  fondement  solide  de 
la  liste  ou  canon  des  éponymes,  permet  de  dater  avec 
certitude  quelques  événements  de  l'histoire  des 
royaumes  de  Juda  et  d'Israël,  mentionnés  dans  les  do- 
cuments cunéiformes.  De  ce  nombre  sont  les  suivants  : 
la  bataille  de  Qarqar,  854,  où  Achab  roi  d'Israël,  com- 
battit contre  Salmanasar  III,  cf.  col.  2821  ;  l'avènement 
de  Jéhu  qui  paya  alors  le  tribut  à  ce  même  monarque 
assyrien,  842;  de  même  l'époque  du  tribut  de  Manahem 
à  Téglatphalasar  III,  738,  et  celle  de  l'installation  du 
dernier  roi  d'Israël,  Osée,  en  732,  par  le  même  roi;  la 
prise  de  Samarie  en  722;  le  siège  de  Jérusalem  en  701 
par  Sennachérib;  le  début  de  la  captivité  de  Joachin 
en  598  et  en  Tin  la  prise  de  Jérusalem  par  Nabuchodo- 
nosor  en  587.  C'est  en  tenant  compte  de  ces  dates  éta- 
blies avec  certitude  que  les  données  chronologiques  des 
Livres  des  Rois  doivent  être  examinées. 

Sur  la  question  de  la  chronologie  des  Livres  des  Rois, 
outre  les  articles  et  ouvrages  cités  ci-dessus,  voir  : 
Schrader,  Die  Keilinschrijten  und  das  Aile  Testament, 
3°  édit.,  1902,  p.  316-336;  Trutz.  Chronologie  der  ju- 
duïsch-israelitischenKônigszeit,  dans  Katholik,  1906, 1. 1, 
p.  28-48;  125-144;  214-222;  Herzog,  Die  Chronologie 
der  beiden  Kônigs bûcher,  1909;  Deimel,  Veteris  Testa- 
menti  ehronologia  monumentis  Babylonico-Assyriis 
illuslrala,  1912;  Bover,  La  cronologia  de  los  reyes  de 
Judâ  e  Israël,  dans  Razôn  y  Fe,  1913,  p.  5-20;  Hon- 
theim,  Die  Chronologie  des  3.  und  4.  Bûches  der  Kônige, 
dans  Zeitschr.  fur  kath.  Théologie,  1918,  p.  463-482; 
687-718;  Kléber,  The  Chronology  of  3  and  4  Kings  and 
2  Paralipomenon,  dans  Biblica,  1921,  p.  3-29;  170-205; 
J.  Lewy,  Die  Chronologie  der  Kônige  von  Israël  und 
Juda,  1927. 

VII.  Doctrines.  —  La  longue  période  de  l'histoire 
d'Israël,  couverte  parles  deux  derniers  Livres  des  Rois, 
fut  marquée  de  nombreux  bouleversements  aussi  bien 
dans  l'ordre  politique  que  social,  qui  ne  furent  pas  sans 
répercussion  sur  la  vie  religieuse  du  peuple  d'Israël. 
Aux  manifestations  de  cette  vie,  soit  dans  le  domaine 
des  idées,  soit  dans  celui  des  pratiques,  les  Livres  des 
Rois  contiennent  maintes  allusions,  dont  l'ensemble 
constitue  un  élément  précieux  d'information  pour  l'his- 
torien de  la  religion  d'Israël  à  l'époque  de  la  royauté; 
mais  il  est  bien  certain  que  cette  information  pour  être 
complète  ne  saurait  s'en  tenir  à  ces  seuls  éléments; 
sans  parler  des  Chroniques,  la  littérature  prophétique 
présente  à  partir  du  vme  siècle  une  mine  abondante  de 
renseignements  authentiques  qui  complètent  heureu- 
sement ce  que  nous  apprend  de  la  religion,  la  littérature 
historique.  Cf.  les  articles  de  ce  Dictionnaire  sur  les 
prophètes  des  vme  et  vne  siècles.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  le  cadre  de  l'activité  prophétique,  la  mutuelle 
influence  des  événements  politiques  et  religieux  nous 
sont  connus  surtout  par  l'histoire  des  Livres  des  Rois, 
si  brève  et  incomplète  soit-clle  parfois.  C'est  pourquoi, 
avant  d'esquisser  d'après  ces  livres  les  principaux  traits 
de  la  religion  d'Israël  à  l'époque  de  la  royauté,  il  y  a 
lieu  de  retracer  dans  ses  grandes  lignes  le  mouvement 
religieux  dont  les  diverses  phases  vont  de  la  mort  de 
David  à  la  captivité  de  Rabylonc. 

1°  Esquisse  du  mouvement  religieux  de  David  à  la 
captivité.  —  L'institution  de  la  royauté,  grâce  surtout  à 
Samuel  et  à  David,  avait  eu  d'heureuses  conséquences 
religieuses;  les  premiers  rois  de  la  dynastie  davidique 
s'étaient  comportés  en  vrais  représentants  de  Dieu, 
qu'ils  devaient  être  d'ailleurs  en  vertu  de  l'onction 
sainte  reçue  au  jour  de  leur  sacre.  Le  transfert  de 
l'arche,  l'érection  du  temple,  l'instauration  d'une  litur- 
gie somptueuse  devaient  dans  la  pensée  de  leurs  au- 
teurs assurer  le  triomphe  définitif  de  Jahvé  sur  les 


2833 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    LE    MOUVEMENT    RELIGIEUX 


2834 


divinités  cananéennes  et  faire  disparaître  désormais 
toute  trace  de  leur  culte  en  Israël. 

L'événement  ne  justifia  pas  ces  trop  optimistes  pré- 
visions. Malgré  l'influence  réelle  et  profonde  des  insti- 
tutions davidiques  et  salomoniennes,  la  religion  de 
Jahvé  ne  fut  point  ramenée  à  sa  pureté  primitive  et 
longtemps  encore  les  Israélites  s'en  tiendront  à  un 
ensemble  d'idées  et  de  pratiques  religieuses  apparte- 
nant au  vieux  fond  sémitique  que  lui  ont  légué  ses 
lointains  ancêtres  et  qu'enrichira  encore  le  milieu 
cananéen.  Rois  fidèles  et  prophètes  du  vrai  Dieu 
auront  fort  à  faire  pour  défendre  et  faire  prévaloir  la 
religion  de  Jahvé  dont  la  révélation  du  Sinaï  avait 
posé  les  fondements. 

Le  rôle  et  l'influence  de  David  m  trouvèrent  pas  en 
Salomon  le  continuateur  qu'auraient  pu  laisser  espérer 
la  magnificenc2  déployée  dans  la  construction  du 
temple  et  la  sagesse  qui  lui  avait  été  si  généreusement 
départie.  Aussi  s'en  faut-il  de  beaucoup  que  l'impres- 
sion religieuse  laissée  à  son  peuple  sit  été  aussi  pro- 
fonde que  celle  de  son  prédécesseur.  N'est-elle  pas 
significative  à  cet  égard  la  conclusion  du  récit  des  gran- 
dioses manifestations  de  la  dédicace  :  «  Ils  bénirent  leur 
roi  et  s'en  allèrent  dans  leurs  demeures,  remplis  de 
joie  et  le  cœur  content  pour  tout  le  bien  que  Jahvé 
avait  fait  à  David  son  serviteur  et  à  Israël  son  peuple?* 
III  Reg.,  vin,  66.  Salomon  s'efface  devant  David; 
c'est  que  son  cœur  n'était  pas  comme  celui  de  son  père 
«tout  entier  à  Jahvé  ».  III  Reg.,  xi,  4.  Sans  se  rendre 
coupable  d'une  véritable  apostasie,  il  toléra  l'introduc- 
tion du  culte  de  dieux  étrangers,  et  celui-là  même  qui 
avait  élevé  à  Jahvé  un  temple  grandiose  bâtira  sur 
la  montagne  qui  est  en  face  de  Jérusalem  un  haut-lieu 
pour  Chamos,  l'abomination  de  Moab  et  pour  Moloch, 
l'abomination  des  fils  d'Ammon;  peut-être  alla-t-il  jus- 
qu'à olïrir  des  sacrifices  à  l'une  ou  l'autre  de  ces  divi- 
nités, comme  le  laisse  entendre  ce  passage  :  «  Il  alla 
après  Astarté,  déesse  des  Sidoniens  et  après  Melchom, 
l'abomination  des  Ammonites.  »  III  Reg.,  xi,  5.  Si  la 
fidélité  du  roi  avait  été  la  cause  fondamentale  de  sa 
splendeur,  son  infidélité  le  devint  de  la  rapide  dé- 
chéance de  son  peuple;  Ahias,  le  prophète  de  Silo, 
annonce  à  Jéroboam  que  Jahvé  va  arracher  le 
royaume  de  la  main  de  Salomon  et  lui  donner  dix  tri- 
bus, n'en  laissant  qu'une  seule  à  sa  descendance,  et 
encore  à  cause  de  David  et  de  Jérusalem.  III  Reg.,  xi, 
31-32. 

Du  point  de  vue  théocratique  le  schisme  fut  le  châ- 
timent des  péchés  de  Salomon;  l'antique  jalousie 
d'Éphraïm  contre  Juda,  qui  s'était  réveillée  par  le 
mécontentement  des  Israélites  sous  la  domination  de 
Juda,  à  cause  du  fardeau  toujours  plus  pesant  des  cor- 
vées, en  est  la  raison  historique.  Le  schisme  politique 
allait  s'aggraver  d'un  schisme  religieux;  d'après  l'idée 
qu'on  se  faisait  dans  l'ancien  Orient  de  l'étroite  union 
qui  existait  entre  la  religion  et  la  monarchie,  on  ne  pou- 
vait concevoir  que  le  sanctuaire  du  Dieu  d'Israël  fût 
situé  dans  la  capitale  d'un  autre  royaume,  celui  de 
Juda;  l'unité  religieuse  qui  n'avait  pas  disparu  du  fait 
de  la  scission  politique,  puisqu'on  continuait  à  se  rendre 
d'Israël  à  Jérusalem  pour  y  offrir  des  sacrifices, 
II  Par.,  xi,  16,  n'allait-elle  pas  refaire  l'unité  politique 
et  nationale?  Pour  conjurer  le  danger  le  seul  moyen 
était  l'érection  d'un  ou  de  plusieurs  sanctuaires  dans 
le  royaume  même  d'Israël;  c'est  ce  que  fit  Jéroboam  à 
Dan  et  à  Béthel,  sans  parler  du  rétablissement  du  culte 
des  hauts-lieux,  qui,  plus  encore  que  les  deux  sanc- 
tuaires officiels,  devaient  contribuer  à  détourner  les 
Israélites  de  Jérusalem  et  de  son  temple.  A  cette  pre- 
mière faute  contre  la  loi  de  l'unité  du  sanctuaire  Jéro- 
boam en  joignit  une  deuxième  en  faisant  exécuter  des 
images  de  Jahvé,  des  veaux  d'or,  contrairement  aux 
■ordonnances  de  l'Exode,  xx,  4;  xxxiv,  17.  Le  peuple 


suivit  son  roi  dans  le  péché,  et  c'est  l'origine  de  tous  les 
malheurs  qui  vont  fondre  sur  lui,  pour  aboutir  finale- 
ment à  la  destruction  du  royaume  d'Israël. 

L'intervention  des  deux  grands  prophètes  du  ixe  siè- 
cle, Élie  et  Elisée,  si  elle  parvient  à  la  retarder,  ne  l'em- 
pêchera pas  cependant.  Il  ne  s'agissait  plus  alors  son 
lement  d'un  culte  schismatique  rendu  à  Jahvé,  mais 
bien  d'un  culte  idolàtrique  qui  menaçait  de  supplanter 
celui  du  vrai  Dieu.  Contre  Achab  et  Jézabel,  contre  les 
prêtres  et  les  prophètes  de  Baal  et  d'Astarté,  Élie  et 
Elisée  ont  vaillamment  et  victorieusement  latte.  «  A 
l'une  des  époques  les  plus  tristes  et  les  plus  sombres 
de  l'histoire  d'Israël,  alors  que  la  religion  de  Jahvé 
menaçait  de  sombrer  sous  les  violentes  poussées  de 
l'idolâtrie,  ils  ont  combattu  l'envahissement  des  cultes 
syriens  de  Baal  et  d'Astarté,  introduits  et  protégés  par 
Jézabel  et  Achab;  ils  ont  maintenu  bien  haut  l'éten- 
dard de  Jahvé  dont  ils  ont  manifesté  la  puissance, 
même  devant  les  nations  étrangères.  La  mission  d'Élie 
a  un  caractère  religieux  et  moral  nettement  marqué; 
Elisée  la  continuera,  mais  en  prenant  davantage  part 
à  la  vie  politique  d'Israël.  »  Tobac,  Les  prophètes  d'Is- 
raël, t.  i,  1919,  p.  98-99. 

Si  glorieuse  et  efficace  qu'ait  été  l'intervention  des 
deux  prophètes,  si  discrédité  et  presque  détruit  qu'en 
demeura  le  culte  de  Baal,  la  conversion  d'Israël  ne  fut 
pour  autant  ni  complète,  ni  générale,  ni  durable;  aussi 
la  chute  morale  et  religieuse,  commencée  aux  jours  de 
Jéroboam,  ne  s'arrêta  pas;  le  règne  de  Jéroboam  II, 
très  brillant, politiquement  du  moins,  n'y  portera  point 
remède  et  n'empêchera  pas  la  catastrophe  finale  de  722. 
Jahvé  rejette  la  race  d'Israël,  «  car  Israël  s'était  dé 
tacbé  de  la  maison  de  David,  et  ils  avaient  établi  roi 
Jéroboam,  fils  de  N'abat;  et  Jéroboam  avait  détourne 
Israël  de  Jahvé  et  leur  avait  fait  commettre  un  grand 
péché.  Et  les  enfants  d'Israël  marchèrent  dans  tous  les 
péchés  que  Jéroboam  avait  commis;  et  ils  ne  s'en  dé- 
tournèrent point,  jusqu'à  ce  que  Jahvé  eût  chasse- 
Israël  loin  de  sa  face  comme  il  l'avait  dit  par  l'organe 
de  tous  ses  serviteurs  les  prophètes  ».  IV  Reg.,  wn, 
21-23. 

Ce  jugement  sévère  avait  bien  produit  une  profonde 
impression  sur  Juda,  mais  là  encore  le  mal  était  trop 
invétéré  pour  reculer  devant  la  menace  d'un  châtiment 
aussi  redoutable,  dont  les  prophètes  ne  ménagèrent 
point  l'annonce.  Roboam,  le  successeur  de  Salomon, 
n'avait  pas  compris  ou  pas  voulu  tenir  compte  de  la 
rude  leçon  de  la  séparation  et  continua  sans  doute  les 
errements  de  son  père  dans  sa  tolérance  à  l'égard  des 
cultes  étrangers,  III  Reg.,  xv,  12,  non  moins  qu'à 
l'égard  des  hauts-lieux,  dont  le  culte  prit  une  extension 
de  plus  en  plus  considérable  malgré  le  temple.  A  côté 
du  service  de  Jahvé  pratiqué  dans  ces  hauts-lieux 
refleurissaient  les  cultes  idolàtriques  des  anciens  habi- 
tants de  Canaan;  des  rois  fidèles  eux-mêmes  comme 
Asa,  Josaphat  ou  Joas  tolérèrent  les  sacrifices  des 
hauts-lieux;  seul  Ézéchias  sera  loué  sans  réserve  pour- 
son  attitude  très  ferme  contre  les  sanctuaires  illégi- 
times. 

Le  règne  de  ce  roi  marque  un  temps  d'arrêt  dans  la 
décadence  religieuse  de  Juda.  Chef  pieux  et  énergique, 
il  purifia  foncièrement  la  religion  de  Jahvé  de  toutes 
les  innovations  étrangères  qui  s'y  étaient  glissées  au 
cours  des  siècles.  Son  contemporain  Isaïe  lui  fut  sans 
doute  un  auxiliaire  précieux  dans  ce  travail  de  réno- 
vation religieuse.  Pour  les  âges  suivants  Ézéchias 
apparut  à  côté  de  David  comme  l'idéal  d'un  roi  pieux. 

La  réforme  cependant  avait  été  plus  en  surface  qu'en 
profondeur;  le  succès  de  la  réaction  de  la  religion  popu- 
laire semi-païenne  avec  Manassé  ne  le  montre  que  trop. 
De  nouveau  le  jahvéisme  des  prophètes  recula  devant 
la  religion  populaire,  en  partie  peut-être  parce  que  les 
oracles  annonçant  la  ruine  prochaine  de  l'Assyrie  fai- 


2835 


ROIS    (LIVRES    III    ET    IV    DES).    DOCTRINES,    DIEU 


2836 


saient  trop  attendre  leur  réalisation.  Ninive  en  effet 
affermissait  et  étendait  toujours  davantage  sa  puis- 
sance,  et  l'on  peut  bien  penser  que  le  culte  des  dieux  de 
si  redoutables  voisins  n'allait  pas  sans  réagir  sur  celui 
de  Jahvé  pour  le  désagréger.  En  Juda,  c'étaient  les 
temps  d'Israël  sous  Achat)  qui  renaissaient;  les  cultes 
étrangers,  qui  occasionnellement  avaient  pénétré  dans 
le  pays,  s'y  étalaient  maintenant  au  grand  jour,  jusque 
dans  le  temple  même  de  .Jérusalem,  dont  les  parvis 
virent  se  dresser  des  autels  i  à  toute  l'année  du  ciel". 
Avec  les  cultes  idolàtriques  apparurent  toutes  sortes 
de  superstitions  :  divination,  magie,  nécromancie,  sor- 
cellerie; si  bien  que  Manassé  égara  son  peuple  à  tel 
point"  qu'ils  firent  le  mal  plus  que  toutes  les  nations 
que  Jahvé  avait  détruites  devait  les  enfants  d'Israël  ». 
IV  Reg.,  xxi,  9. 

Avec  Josias  une  dernière  tentative  eut  lieu  pour 
rétablir  religion  et  culte  de  Jahvé.  La  réforme  ins- 
taurée à  la  suite  de  la  découverte  du  Livre  de  la  Loi  fut 
plus  profonde  et  plus  énergique  que  les  réformes  anté- 
rieures analogues;  elle  ne  fut  pas  plus  durable.  Avec  la 
fin  tragique  du  roi  disparurent  les  dernières  espérances 
d'une  régénération  politique  aussi  bien  que  religieuse 
de  Juda.  Le  malheur  qu'annonçait  sans  se  lasser  le  pro- 
phète d'Anatoth  approchait.  La  ruine  de  Jérusalem 
en  587  et  la  captivité  de  Babylone  allaient  le  consom- 
mer. Et  Jahvé  dit  :  «  J'ôterai  aussi  Juda  de  devant 
ma  face,  comme  j'ai  ôté  Israël  et  je  rejetterai  cette 
ville  de  Jérusalem  que  j'avais  choisie  et  cette  maison 
de  laquelle  j'avais  dit  :  là  sera  mon  nom.  »  IV  Reg., 
xxin,  27. 

2°  Idées  religieuses  essentielles.  —  A  travers  de  telles 
vicissitudes  que  devenaient  la  notion  du  vrai  Dieu  et  la 
pratique  de  son  culte;  par  quels  moyens  l'une  et  l'autre 
furent-elles  sauvegardées  pour  passer  en  héritage  aux 
captifs  des  bords  de  l'Euphrate  et  refleurir  de  nouveau 
après  le  temps  de  l'épreuve,  dans  l'attente  de  la  pleine 
réalisation  des  antiques  promesses,  c'est  ce  qu'il  reste 
à  esquisser. 

1.  Dieu. — La  transcendance  de  Jahvé  et  le  carac- 
tère moral  du  monothéisme  étaient  des  traits  essentiels 
de  la  religion  d'Israël  aux  temps  de  Samuel  et  de  David 
(cf.  étude  doctrinale  des  deux  premiers  Livres  des  Hois); 
néanmoins  les  interprètes  de  Jahvé  auront  dans  la 
suite  à  y  revenir  à  maintes  reprises  pour  les  rappeler, 
les  préciser  et  en  dégager  les  conséquences  pratiques. 

Tout  comme  l'institution  de  la  royauté  avait  eu 
d'heureux  effets  dans  le  domaine  politique  aussi  bien 
que  religieux,  de  même  la  construction  du  temple  avait 
contribué  au  rayonnement  national  par  les  splendeurs 
de  la  maison  du  vrai  Dieu  d'Israël,  digne  d'être  com- 
parée aux  grands  temples  des  peuples  voisins,  et  au 
développement  du  pur  jahvéisme  par  la  célébration 
d'un  culte,  plus  solennel  désormais  et  plus  conforme  à 
la   loi   de   .Moïse. 

La  prière  de  Salomon  au  jour  de  la  dédicace,  1 1 1  Reg., 
VIII,  12-53,  dont  certains  éléments,  surtout  I  1-51,  sont 
parfois  tenus  pour  des  amplifications  où  se  reconnais- 
sent sans  peine  des  idées  et  des  expressions  deutérono- 
mistiques.  est  riche  d'enseignements  sur  Dieu.  Jahvé, 
le  Dieu  d'Israël,  dont  la  maison  a  été  bâtie  pour  faire 
habiter  son  nom  au  milieu  de  son  peuple,  n'est  pas  ren- 
fermé dans  les  limites  de  cette  demeure  terrestre,  non 
plus  que  dans  celles  du  royaume;  ni  le  ciel  ni  la  terre 
ne  sauraient  le  contenir,  bien  moins  encore  le  temple, 
quelle  qu'en  soit  la  splendeur,  VIII,  '27.  (Test  (pie  Jahvé 
n'a  pas,  comme  les  dieux  des  nations,  sa  présence  et 
sa  puissance  attachées  a  son  temple  ou  même  à  son 
image;  on  sait  (pie  les  conquérants  dans  l'ancien  Orient 
faisaient  enlever  lors  de  la  prise  d'une  ville  l'image  du 
dieu  de  la  cité,  afin  de  lui  ravir  en  même  temps  sa  pré- 
sence et  son  assistance.  Jahvé  est  le  Seigneur  de  tout 
l'univers;  aussi  l'étranger  qui  n'est  pas  de  son  peuple 


viendra  néanmoins  de  son  pays  lointain  prier  au  temple 
de  Jérusalem  et  par  là  tous  les  peuples  connaîtront  le 
nom  et  la  puissance  de  Jahvé,  ils  le  craindront  comme 
le  craint  son  peuple  d'Israël,  vin,  41-43,  parce  qu'ils 
sauront  qu'il  est  Dieu  et  qu'il  n'y  en  a  point  d'autre. 
Vin,  <i<t.  A  la  dilïérence  encore  des  divinités  païennes, 
sa  bienveillance  pour  les  siens  n'est  point  aveugle;  il 
récompense,  mais  punit  également;  la  pluie  qui  tombe 
en  son  temps  est  accordée  à  la  fidèle  observation  de  la 
loi,  son  défaut  est  le  châtiment  de  l'infidélité,  vin,  35; 
cf.  Lev.,  xxvi,  3-4;  Deut.,  xi,  13,  14;  xxviii,  12;  la 
guerre  est,  elle  aussi,  un  jugement  de  Dieu;  la  défaite 
punit  l'apostasie  ou  quelque  autre  péché  grave  et  a 
pour  objet  de  rappeler  au  peuple  coupable  sa  faute  afin 
de  l'amener  au  repentir  et  à  la  conversion,  vin,  33-34. 
Et  ce  n'est  pas  seulement  le  peuple  en  tant  que  tel, 
pris  dans  son  ensemble,  qui  est  invité  à  la  prière  en  vue 
du  pardon,  mais  chacun  en  particulier  doit  recourir  a  la 
miséricorde  divine  :  «  ...  Si  un  homme,  dit  Salomon  à 
Jahvé,  si  tout  votre  peuple  d'Israël  fait  entendre  des 
prières  et  des  supplications  et  que  chacun,  reconnais- 
sant la  plaie  de  son  cœur,  étende  ses  mains  vers  cette 
maison,  écoutez-les  du  ciel,  du  lieu  de  votre  demeure  et 
pardonnez;  agissez  et  rendez  à  chacun  selon  toutes  ses 
voies,  vous  qui  connaissez  son  cœur.  »  vin,  38-39. 

La  scission  du  royaume  que  les  fautes  de  Salomon 
provoquèrent  au  lendemain  de  sa  mort  ne  permit  pas  la 
réalisation  des  espérances  qu'avait  fait  naître  la  cons- 
truction du  temple;  ni  l'unité  politique,  ni  l'unité  reli- 
gieuse ne  purent  être  maintenues  et,  bien  loin  de  voir 
les  peuples  étrangers  reconnaître  le  Dieu  d'Israël,  ce 
furent  les  Hébreux  qui  allaient  devenir  les  serviteurs 
des  divinités  étrangères.  Par  leurs  actes  et  leurs  paroles 
lss  deux  grands  prophètes  du  IXe  siècle  rappellent  à  ces 
égarés  (pie  Jahvé  seul  est  Dieu;  dans  les  miracles 
qu'ils  accomplissent  éclate  le  pouvoir  de  Jahvé  sur  la 
nature,  tandis  que  les  Baals  demeurent  impuissants, 

III  Reg.,   xvn,    1;   xviii,  41-4(1;   xvn,   8-1(5,    17-24; 

IV  Reg.,  h,  9-14, 19,  25;  iv,  v;  vi,  1-7.  La  puissance  de 
Jahvé  n'est  pas  renfermée  dans  les  confins  d'Israël; 
au  fils  de  la  veuve  de  Sarepta,  au  pays  de  Sidon,  il  rend 
la  vie;  à  Naaman,  chef  de  l'armée  du  roi  de  Syrie,  il 
rend  la  santé,  et  le  général  syrien  reconnaît  clairement 
qu'un  Dieu  capable  de  tels  prodiges  est  le  vrai  Dieu  : 
«  Voici  donc  que  je  sais,  s'écrie-t-il,  qu'il  n'y  a  point  de 
Dieu  sur  toute  la  terre,  si  ce  n'est  en  Israël.  »  IV  Reg., 
V,  1  ").  Sans  doute  sa  foi  monothéiste  n'est  pas  parfaite, 
comme  en  témoigne  sa  demande  du  f.  17;  pour  lui 
Jahvé  est  un  Dieu  encore  trop  lié  au  territoire  d'Is- 
raël, c'est  pourquoi  il  veut  posséder  un  peu  de  la  terre 
de  son  sol  pour  y  ofïrir  des  sacrifices. 

La  part  que  prend  le  prophète  Elisée  à  la  vie  poli- 
tique non  seulement  de  son  propre  pays  mais  encore  en 
Syrie,  à  Damas,  est  la  preuve  que,  pour  lui,  son  Dieu  a 
autorité  sur  les  nations  étrangères  aussi  bien  que  sur 
son  propre  peuple.  IV  Reg.,  vin,  7-15.  Il  est  réellement 
le  seul  vrai  Dieu,  ainsi  que  le  proclame  l'assemblée  du 
peuple  devant  les  manifestations  de  sa  puissance  au 
Carme!  :  «  Us  tombèrent  le  visage  contre  terre  et 
dirent  :  c'est  Jahvé  qui  est  Dieu,  c'est  Jahvé  qui 
est  Dieu.  »  III  Reg.,  xvm.  39.  Il  ne  s'agissait  pas  alors 
de  monolàtrie  simplement,  c'était  strictement  le  mo- 
nothéisme qui  était  eu  cause.  «  Le  débat  ne  doit  pas 
seulement  définir  si  Jahvé  est  le  seul  Dieu  que  doit 
honorer  Israël,  sans  préjudice  de  l'existence  d'autres 
dieux  pour  d'autres  peuples,  mais  si  Jahvé  est  l'uni- 
que Dieu  et  si  liaal  n'est  rien.  »  Tobac,  op.  cit.,  t.  I, 
p.  107.  Il  y  a  loin  de  ce  monothéisme  intolérant  non 
seulement  au  libéralisme  pratique  avec  lequel  les  dieux 
païens  ouvraient  leur  pays  et  leurs  temples  même  aux 
dieux  des  territoires  voisins,  mais  encore  à  la  conviction 
théorique  qui  poussait  les  polythéistes  ou  les  héno- 
Ihéistes  à  regarder  comme  pareilles  aux  leurs  les  divi- 


283' 


ROIS    (LIVRES    III*    ET    IV*    DES).    LE    CULTE 


2838 


nités  des  autres  royaumes.  Cf.  Touzard,  art.  Juif 
(Peuple),  dans  le  Dictionnaire  apologétique,  t.  n, 
col.  1595.  Pour  Élie,  Jahvé  est  encore  «  Jahvé  des 
armées  »,  xvm,  5;  c'est  un  titre  déjà  rencontré  aux 
Livres  de  Samuel  (cf.  col.  2792),  et  qui  revient  souvent 
sur  les  lèvres  des  prophètes  et  sous  la  plume  des  psal- 
mistes;  il  représente  sans  doute  le  maître  des  armées 
d'Israël,  mais  aussi  le  Seigneur  des  armées  célestes  et 
des  étoiles;  ici  le  prophète  l'emploie  comme  un  nom 
propre  pour  désigner  le  maître  du  monde  comme  dans 
Amos,  ix,  5. 

Jahvé,  le  Dieu  unique  et  tout-puissant,  gouverne  le 
monde  en  stricte  justice.  Un  épisode  de  la  mission 
d'Élie.son  intervention  au  sujet  de  la  vigne  deNaboth, 
met  en  un  relief  saisissant  cet  attribut  divin.  III  Reg., 
xxi,  1-24.  Un  roi,  avec  toute  son  autorité  de  despote 
oriental,  n'a  pas  le  droit  de  dépouiller  l'un  de  ses  sujets, 
même  des  plus  humbles,  de  l'héritage  de  ses  pères;  le 
meurtre  et  le  vol  dont  Achab  se  rend  coupable  sur  l'ins- 
tigation de  Jézabel,  seront  punis  par  la  mort  violente 
du  roi  et  la  malédiction  de  sa  postérité.  «  On  ne 
saurait  marquer  d'une  manière  plus  frappante  ce 
qui  distingue  Jahvé  des  autres  dieux  et  fait  sa  supé- 
riorité. » 

2.  Le  prophétisme.  —  Les  prophètes,  dont  l'interven- 
tion fut  si  efficace  pour  dénouer  la  crise  du  jahvéisme 
en  Israël,  ne  sont  pas  les  seuls  dont  fassent  mention  les 
deux  derniers  Livres  des  Rois;  on  y  trouve  même  une 
prophétesse,  Holda,  qui  fut  consultée  lors  de  la  décou- 
verte du  Livre  de  la  Loi  dans  le  temple  sous  Josias. 
IV  Reg.,  xxn,  14-20.  Mais  déjà  les  prophètes  dont  les 
oracles  nous  ont  été  conservés  ont  repris  l'œuvre  tou- 
jours menacée  de  leurs  illustres  devanciers  du  IXe  siè- 
cle, pour  dégager  avec  plus  de  force  encore  et  de  préci- 
sion la  notion  du  monothéisme  moral  des  influences 
néfastes  de  la  superstition  populaire,  en  rappelant  les 
enseignements  confiés  par  Dieu  au  législateur  du  Sinaï 
et  en  les  faisant  fructifier. 

Quant  aux  groupements  prophétiques,  qui  avaient 
exercé  une  heureuse  influence  aux  temps  de  Samuel, 
leurs  membres  étaient  encore  nombreux,  puisque  le  roi 
Achab  en  rassembla  quatre  cents  pour  savoir  s'il  de- 
vait ou  non  attaquer  Ramoth-Galaad;  mais  leur  ser- 
vilité, leur  basse  et  indigne  complaisance  pour  le  roi  les 
avaient  discrédités  dans  la  partie  cultivée  de  la  nation; 
leur  rôle  religieux  semble  bien  terminé;  les  authen- 
tiques représentants  de  Jahvé  le  reprendront,  et  par 
la  noblesse  et  l'indépendance  de  leur  attitude  non  moins 
que  par  leur  docilité  aux  ordres  divins  le  rempliront 
avec  autorité.  III  Reg.,  xxn,  5-9. 

Dans  la  lutte  contre  les  divinités  phéniciennes,  c'est 
d'un  autre  côté  que  vint  le  soutien.  Jonadab,  ancêtre 
des  Réchabites,  partagea  le  zèle  religieux  de  Jéhu  pour 
la  destruction  du  culte  de  Baal,  IV  Reg.,  x,  15-17,  et  le 
genre  de  vie  nomade  qu'il  imposa  à  ses  descendants, 
1er.,  xxxv,  (i-7,  avait  sans  doute  pour  objet  de  leur 
éviter  les  dangers  de  la  corruption  et  de  l'idolâtrie.  La 
richesse  et  le  luxe  des  villes  entraînant  facilement  à  la 
corruption  des  mœurs,  et  toute  la  production  du  sol 
étant  chez  les  Cananéens  sous  la  protection  des  Baals 
ou  divinités  locales,  la  tentation  de  rendre  un  culte  à 
Baal  pour  obtenir  de  bonnes  récoltes  de  vin  et  d'huile 
n'était  que  trop  facile  à  prévoir.  Cf.  Osée,  il,  5,  8 
(liebr.,  7,  10). 

3.  Le  messianisme.  —  De  David  aux  prophètes-écri- 
vains du  vme  et  du  VIIe  siècle,  les  espérances  messia- 
niques n'apparaissent  guère  dans  la  littérature  biblique. 
Élie  et  Elisée,  trop  préoccupés  du  présent,  semblent 
n'en  pouvoir  dégager  leurs  regards  pour  envisager 
l'avenir.  Leur  œuvre  de  salut  n'en  était  pas  moins  la 
condition  nécessaire  à  la  mission  d'Amos  et  d'Osée,  qui, 
au  siècle  suivant,  annonceront,  par  delà  le  châtiment 
d'une  sévérité  impitoyable,  une  ère  de  sanctification  et 

DICT.    DE   THÉOLOGIE. 


de  restauration  dans  la  réconciliation  des  douze  tribus 
et  l'assujettissement  des  peuples  d'alentour. 

Si  les  temps  glorieux  de  David  et  de  Salomon,  qui 
avaient  laissé  entrevoir  des  perspectives  d'une  ère 
encore  plus  glorieuse,  étaient  bien  révolus,  les  espé- 
rances d'un  avenir  meilleur  n'avaient  pas  pour  autant 
abandonné  le  peuple  d'Israël.  Le  schisme  en  effet  avait 
singulièrement  réduit  la  puissance  des  royaumes  sépa- 
rés, de  celui  de  Juda  surtout;  les  luttes  fratricides 
n'avaient  fait  qu'aggraver  la  situation,  en  attendant 
que  l'immixtion  des  puissances  étrangères,  assyrienne 
et  babylonienne,  toujours  prêtes  à  intervenir,  ne 
finissent  par  imposer  leur  domination;  à  la  décadence 
politique,  à  peine  retardée  par  quelques  règnes  plus 
glorieux  dans  l'un  et  l'autre  royaumes,  s'ajoutait  la 
décadence  morale  et  religieuse  que  l'action  pourtant 
répétée  et  énergique  fies  prophètes  de  Jahvé  ne  par- 
venait pas  non  plus  à  arrêter  sur  la  pente  fatale. 
Pareille  situation,  loin  de  détourner  les  Israélites  de  la 
pensée  et  de  l'espoir  de  temps  meilleurs,  ne  faisait  au 
contraire  que  stimuler  leur  impatience  dans  l'attente 
de  leur  proche  réalisation.  Jahvé,  le  Dieu  d'Israël.ne 
se  devait-il  pas  à  lui-même  et  à  son  peuple  de  triom- 
pher finalement  de  ses  ennemis?  Le  peuple  élu,  la  cité 
sainte,  gardienne  de  l'arche  d'alliance,  ne  pouvaient 
ni  l'un  ni  l'autre  disparaître;  le  «  Jour  de  Jahvé  » 
serait  celui  de  leur  triomphe.  «  L'idée  comme ''expres- 
sion «jour  de  Jahvé  »  étaient  familières  à  ceux  qui  fré- 
quentaient les  sanctuaires...  Pour  ces  adorateurs  qui 
ne  saisissaient  pas  de  différence  profonde  entre  les  rela- 
tions de  Jahvé  avec  son  peuple  et  les  rapports  dis 
autres  dieux  avec  leurs  nations  respectives,  la  caus  •  de 
Jahvé  s'identifiait  avec  la  cause  d'Israël  ;  le  triomphe 
de  Jahvé  ne  pouvait  être  que  le  triomphe  d'Israël.  » 
Touzard,  Le  Livre  d'Amos,  1909,  p.  r.xxm.  Des  anti- 
ques promesses  on  n'oubliait  que  la  condition  imposée 
a  leur  exécution;  c'est  elle  que  rappelleront  les  oracles 
îles  prophètes  d'Israël  et  de  Juda.  Si  le  jour  de  Jahvé 
sera  celui  de  la  destruction  des  ennemis  de  son  peuple, 
il  le  sera  aussi  de  tout  ce  qui  s'oppose  au  triomphe  de  sa 
justice,  et  par  conséquent  des  Israélites  infidèles,  aussi 
bien  que  des  nations  païennes;  seul  un  petit  reste  sur- 
vivra à  qui  il  sera  donné  de  voir  la  réalisa  lion  des  pro- 
messes. 

Cette  sorte  d'eschatologie  populaire,  pour  être  eu 
opposition  avec  l'enseignement  prophétique,  n'est  ce- 
pendant pas  ce  que  d'aucuns  prétendent  :  une  émana 
tion  d'un  messianisme  oriental,  adaptée  au  particula- 
risme des  Israélites  (Gunkel,  Gressmann).  Seul,  en 
effet,  parmi  les  peuples  de  l'ancien  Orient,  Israël  a 
connu  l'espérance  messianique  qui.  avec  son  mono- 
théisme, est  la  caractéristique  essentielle  de  sa  religion. 
Les  théories  émises  en  ces  dernières  années  pour  re- 
trouver chez  d'autres  peuples,  Babyloniens  ou  Égyp- 
tiens, des  conceptions  analogues  ou  même  l'origine  du 
messianisme  hébreu  ne  sont  nullement  justifiées. 
Cf.  art.  Messianisme,  t.  x,  col.  1552-1564. 

Ainsi,  sans  enrichir  directement  l'idée  messianique, 
les  deux  derniers  Livres  des  Rois  nous  font  connaître 
le  milieu  religieux  dont  les  conditions  nous  aideront  à 
mieux  comprendre  les  prédictions  d'un  Isaïe  ou  d'un 
Jérémie  et  à  en  saisir  la  portée  et  la  valeur  doctrinales. 

4.  Culte.  — a)  Sanctuaires.  —  La  multiplicité  des 
sanctuaires  de  la  période  précédente  allait-elle  faire 
place  à  l'unité  prescrite  par  la  Loi,  du  jour  où  le  temple 
de  Jérusalem,  par  sa  splendeur  et  son  organisation, 
laisserait  dans  l'ombre  tous  les  autres  lieux  de  culte 
et  en  détacherait  peu  à  peu  les  fidèles?  Motifs 
d'ordre  religieux  non  plus  que  motifs  d'ordre  politique 
ne  furent  assez  puissants  pour  amener  le  peuple  a 
renoncer  aux  hauts-lieux  qui  continuèrent  à  subsister 
en  Israël  et  même  en  Juda.  De  la  tolérance  dont  ils 
furent  l'objet  on  peut  donner  pour  raison  l'attache- 


T.  —   XIII. 


90. 


2839 


ROIS    (LIVRES    IIIe    ET    IVe    DES).    LE    CULTE 


2840 


ment  opiniâtre  que  leur  gardait  te  peuple  ;  malgré  tout, 
c'était  Jahvé  qu'il  y  honorait,  et  on  pouvait  craindre 
qu'il  ne  se  tournât  vers  des  hauts-lieux  païens,  si  une 
stricte  défense  lui  avait  été  imposée  de  ne  plus  fréquen- 
ter les  sanctuaires  accoutumés.  On  peut  penser  en  effet 
qu'après  s'être  rendu  trois  fois  dans  l'année  au  sanc- 
tuaire national,  l'Israélite  voulait  encore,  en  d'autres 
occasions,  se  rendre  au  haut-lieu  d'accès  plus  facile  et 
parfois  d'illustre  mémoire  pour  y  pratiquer  l'acte  du 
culte  répondant  à  ses  besoins  religieux.  Salomon  lui- 
même  n'offrait-il  pas  des  sacrifices  sur  les  hauts-lieux 
et  n'y  brûlait-il  pas  des  parfums?  Il  est  vrai,  observe 
l'auteur  des  Livres  des  Rois,  qu'alors  la  maison  n'avait 
pas  encore  été  bâtie  au  nom  de  Jahvé  et  que  Gabaon 
était  le  grand  haut-lieu  dès  longtemps  vénéré  et  dont 
le  service  était  assuré  par  Sadoc,  un  aaronide.  1 1 1  Reg., 
m,  2-4. 

Pour  Israël. qui  s'était  séparé  de  Juda,  le  temple  de 
Jérusalem  comptera  de  moins  en  moins,  encore  qu'on 
s'y  rendît  parfois  pour  offrir  des  sacrifices.  II  Par., 
xi,  16;  xv,  9.  Dan  et  Béthel  et  plus  encore  les  anciens 
hauts-lieux  devaient  répondre  aux  besoins  religieux  des 
habitants  du  royaume  d' Israël.  L'érection  de  nouveaux 
sanctuaires  ne  signifiait  pas  pour  Jéroboam  l'abandon 
du  culte  de  Jahvé;  les  veaux  d'or  n'y  étaient  pas  des 
représentations  de  Baal  mais  de  Jahvé,  comme  autre- 
fois dans  le  désert,  Ex.,  xxxu,  4  ;  dans  l'ancien  Orient, 
à  Babylone  ou  en  Egypte,  le  taureau  figurait  souvent 
la  divinité.  Le  péché  de  Jéroboam  ne  laissait  pas  que 
d'être  très  grave,  en  opposition  formelle  avec  la  loi  de 
l'unité  du  sanctuaire  et  de  la  défense  du  culte  des 
images.  Cf.  Ex.,  xx,  4;  xxxiv,  17;  Dcut.,  xn,  5. 

On  s'est  parfois  étonné  de  l'attitude  d'Élic  à  l'en- 
droit de  ce  culte  schismatique  ;  nulle  trace  en  effet,  dans 
toute  son  histoire,  d'une  lutte  contre  les  sanctuaires 
multiples,  non  plus  que  contre  les  représentations  tau- 
rolàtriques  de  Jahvé  que  les  prophètes  du  vme  siècle 
combattront  avec  tant  de  violence.  Faut-il  en  conclure, 
comme  on  n'y  a  pas  manqué,  que  ni  la  loi  de  l'unité  de 
sanctuaire  ni  celle  qui  proscrivait  les  représentations 
symboliques  de  Jahvé  n'existaient  du  temps  d'Élie? 
Il  s'agissait  bien  alors,  a-t-on  justement  observé,  «  de 
polémiquer  contre  le  culte  schismatique  et  idolàtrique 
qui,  s'il  était  opposé  à  la  loi,  était  au  moins  un  culte  de 
Jahvé,  alors  que  l'idolâtrie  proprement  dite  avait 
envahi  toutes  les  classes  de  la  société  et  jetait  partout 
de  profondes  et  tenaces  racines I  II  y  aurait  plutôt  lieu 
dese  demander  s'il  existait  encore  en  Israël,  en  ces  jours 
malheureux,  un  culte  taurolâtrique  de  Jahvé,  clai- 
rement distinct  du  culte  de  Baal.  En  effet,  les  veaux 
d'or  de  Dan  cl.  de  Béthel,  qui  représentaient  Jahvé, 
étaient  les  symboles  ordinaires  du  dieu  syrien  Hadad. 
Ledieu  Hadad,  le  Baal  par  excellence,  le  dieu  du  ciel  et 
de  l'orage,  aura  certainement  été  du  nombre  des  divi- 
nités étrangères  honorées  en  Israël  au  temps  d'Achab. 
Hadad  aura  eu  son  culte  et  ses  prêtres  et  ses  pro- 
phètes. Il  y  aura  donc  eu  en  Israël  des  taureaux,  images 
de  Jahvé,  et  des  taureaux,  images  de  Hadad.  Oui  ne 
voit  combien  la  pente  était  glissante,  combien  la  tran- 
sition était,  facile  du  culte  de  .Jahvé  au  culte  de  Baal? 
Ce  qui  importait  surtout  au  prophète,  c'était  d'extir- 
per l'idée  de  Baal  et  de  rappeler  éncrgiquem.-nt  le  sou- 
venir de  Jahvé.  le  Dieu  des  ancêtres,  d'Abraham, 
d'Isaac  cl  d'Israël  (Iil  Reg.,  xvin,  36).  i  Tobac,  Les 
prophètes  d'Israël,  t.  i,  p.  108  109.  Certes  l'œuvre  du 
prophète  eût  été  plus  complète  et  sans  doute  pi  vis 
durable,  S'il  avait  pu  ramènera  l'unité  du  sanctuaire 
les  Israélites;  c'était  une  tâche  trop  difficile  sinon 
impossible  dans  les  conditions  du  temps  d'Achab. 

Pour  la  pleine  application  de  la  loi  d'unité  du  sanc- 
tuaire, de  longues  années  seront  nécessaires;  les  ré 
formes  de  rois  pieux  tels  que  Josaphat,  Êzéchias  ou 
Joaias  n'y  atteindront  que  d'une  manière  très  passa- 


gère; ce  ne  sera  qu'après  la  longue  épreuve  de  la  cap- 
tivité que  le  temple  de  Jérusalem  réalisera  sa  véritable 
destinée  et  sera  l'unique  sanctuaire  du  peuple  de  Dieu. 

b)  Ministres.  — ■  Le  privilège  de  la  tribu  lévitique 
dans  l'exercice  du  culte  était  reconnu  dans  les  diffé- 
rents sanctuaires  au  temps  de  Samuel  et  de  David;  à 
plus  forte  raison  en  était-il  de  même  dans  le  temple  de 
Salomon;  les  plus  hautes  fonctions  y  sont  réservées  à 
la  famille  de  Sadoc.  III  Reg.,  Il,  35.  Dans  les  sanc- 
tuaires locaux,  l'offrande  des  sacrifices  est  également 
assurée  par  les  membres  de  la  famille  sacerdotale,  du 
moins  dans  le  royaume  de  Juda,  où  l'observation  de  la 
loi  à  ce  sujet  est  plus  stricte  que  dans  le  royaume 
schismatique.  En  preuve  l'attitude  de  Josias  vis-à-vis 
de  ceux  qui  desservaient  les  hauts-lieux;  leur  incor- 
poration dans  le  clergé  de  Jérusalem,  bien  qu'ils 
n'aient  pas  été  autorisés  à  monter  à  l'autel  de  Jahvé, 
indique  assez  clairement  qu'ils  étaient  prêtres,  ayant 
de  plus  été  autorisés  à  manger  les  pains  sans  levain 
au  milieu  de  leurs  frères.  IV  Reg.,  xxm,  8-9.  Ces 
ministres  des  hauts-lieux,  ramenés  au  sanctuaire 
unique,  sont  probablement  ces  lévites  dont  il  est  ques- 
tion au  Livre  d'Ézéchiel,  xi.iv,  9-16,  et  qui,  à  cause  de 
leurs  errements,  furent  destitués  de  leurs  fonctions 
sacerdotales  et  mis  au  rang  des  portiers  et  des  desser- 
vants du  temple.  D'autre  part  le  fait  que  ces  prêtres 
infidèles  furent  déchus  de  leur  dignité  pour  remplir  des 
emplois  inférieurs  ne  contredit  pas  l'existence  d'une 
catégorie  de  serviteurs  subalternes  antérieurement  à 
cette  déchéance  du  temps  de  Josias,  autrement  dit,  ne 
contredit  pas  la  distinction  entre  prêtres  et  lévites  et 
n'en  est  nullement  l'origine;  l'organisation  même  du 
service  du  temple  devait  certainement  comporter  une 
telle  catégorie  de  ministres  du  culte.  Quelques  textes 
dans  les  Livres  des  Rois  paraissent  consacrer  cette 
répartition  des  ministres  du  culte  en  deux  ordres  :  les 
prêtres  et  les  lévites.  III  Reg.,  vm,4;  IV  Reg.,  xxn,4; 
xxm, 4;  xxv,  18.  Cf.  art.  Lévitique,  t.  ix,  col.  481-484. 

En  Israël  la  spécialisation  des  fonctions  liturgiques 
apparaît  beaucoup  moins  rigoureuse.  Jéroboam,  pour 
assurer  le  culte  des  sanctuaires  de  Dan  et  de  Béthel, 
«  fit  des  prêtres  parmi  le  peuple,  qui  n'étaient  pas  des 
enfants  de  Lévi  »,  III  Reg.,  xn,  31;  pour  l'Israélite 
croyant,  ce  n'était  point  là  un  véritable  sacerdoce,  et 
cette  usurpation  était  encore  un  péché  de  la  maison  de 
Jéroboam,  cause  de  sa  destruction  et  de  son  extermi- 
nation de  la  face  de  la  terre.  III  Reg.,  xm,  33-34. 

Parmi  les  prêtres,  tous  ministres  du  sacrifice,  exis- 
tait une  organisation  hiérarchique,  du  moins  dans  le 
temple  de  Jérusalem.  Déjà  aux  Livres  de  Samuel  mais 
plus  encore  dans  ceux  des  Rois,  on  voit  qu'il  est  fait 
mention  de  prêtres  qui,  soit  par  leur  rôle  ou  leurs  fonc- 
tions, soit  par  leur  titre,  apparaissent  sinon  identiques 
au  grand  prêtre  dont  le  Lévitique  décrit  la  consécra- 
tion et  les  fonctions  en  la  personne  d'Aaron,  du  moins 
comme  jouissant  d'une  situation  privilégiée,  qui  les 
met  dans  un  rang  à  part,  au-dessus  des  simples  prêtres. 
Ainsi,  au  temps  d'Athalie,  Joïada,  appelé  simplement 
le  prêtre  Joïada.est  à  la  tête  de  tout  le  clergé, dirigeant, 
organisant  la  révolte  contre  l'usurpatrice,  proclamant 
et  couronnant  Joas  roi  de  Juda,  concluant  enfin  une 
alliance  entre  Jahvé,  le  roi  et  le  peuple.  IV  Reg.,  xi. 
Sous  .Josias,  Ilelcias,  désigné  expressément  par  le  titre 
de  grand  prêtre,  jonc  un  rôle  de  premier  plan  lors  de 
la  réforme  entreprise  par  le  roi  à  la  suite  (le  la  décou- 
verte du  Livre  de  la  Coi,  dans  le  temple.  IV  Reg.,  XXII, 
I.  S;  xxm,  4.  Cf.  Is.,  vin,  2. 

Le  sacerdoce  lévitique  n'avait  pas  fait  disparaître 
le  sacerdoce  familial  ou  patriarcal  ni  surtout  le  sacer- 
doce royal.  Se  conformant  aux  antiques  usages,  Saiil  et 
David  avaient  sacrifié.  Salomon  fit  de  même  à  Gabaon 
et  à  Jérusalem.  III  Reg.,  m,  3,  4,  15;  VIII,  5,  62-64; 
i\.  25.    David  et   Salomon   bénissent  le  peuple  tout 


2841 


ROIS    (LIVRES    IIIe    ET    IVe    DES  .    LE     TEXTE 


2842 


comme  des  prêtres,  III  Reg.,  vin,  14,  55;  trois  fois  par 
an  Salomon  brûle  des  aromates  sur  l'autel  des  parfums 
qui  est  devant  Jahvé.  III  Reg.,  ix,  25.  «  Les  rois 
hébreux  tenaient  à  ces  pratiques  qui  satisfaisaient  leur 
piété  en  même  temps  qu'elles  rehaussaient  leur  pres- 
tige et  rendaient  leur  autorité  sainte.  »  Desnoyers, 
op.  cil.,  t.  ni,  p.  218.  En  Israël,  Jéroboam  monta  à  l'au- 
tel pour  sacrifier,  ne  faisant  pas  en  cela  du  moins  œuvre 
de  novateur,  et  au  vne  siècle  encore,  en  Juda,  Azarias, 
l'Ozias  des  Chroniques,  brûle  des  aromates  sur  l'autel 
des  parfums.  II  Par.,  xxvi,  16.  Peu  de  temps  après, 
c'est  Achaz  qui  fait  brûler  son  holocauste  et  son  obla- 
tion  et  verse  sa  libation  sur  l'autel  qu'il  avait  construit 
d'après  le  modèle  de  Damas.  IV  Reg.,  xvi,  12-13.  Ces 
quelques  traits  montrent  assez  que  la  pratique  royale, 
qui  continuait  la  pratique  patriarcale  du  sacerdoce,  ne 
disparut  qu'à  la  longue,  après  une  période  de  luttes  et 
de  revendications  qui  finit  par  imposer  la  reconnais- 
sance des  prérogatives  que  les  prêtres  lévitiques  te- 
naient de  par  l'institution  mosaïque. 

c)  Sacrifices.  —  Holocaustes,  sacrifices  pacifiques, 
oblations  sont,  comme  à  l'âge  précédent,  les  formes 
ordinaires  de  l'offrande  des  victimes  et  des  produits  du 
sol.  III  Reg.,  vm,  64.  Chaque  jour  est  consacré  par 
l'holocauste  du  matin  et  l'oblation  du  soir.  IV  Reg., 
xvi,  15;  III  Reg.,  xvm,  29.  Quant  aux  autres  espèces 
de  sacrifices,  surtout  expiatoires,  dont  les  Livres  de 
Samuel  ne  parlent  pas,  un  texte  des  Livres  des  Rois 
en  suppose  l'existence  au  temps  de  Joas  de  Juda  : 
«  L'argent  des  sacrifices  pour  le  délit  et  des  sacrifices 
pour  le  péché,  y  est-il  dit,  n'était  point  apporté  dans 
la  maison  de  Jahvé  :  il  était  pour  les  prêtres.  » 
IV  Reg.,  xn,  17.  Les  termes  employés  par  l'auteur 
pour  désigner  ces  sacrifices  sont  les  termes  techniques 
eux-mêmes  du  Lévitique,  iv,  1-5,  26  :  'dsdm  et  hattà't. 
Si  dans  le  code  lévitique  il  n'est  pas  question  de  somme 
à  payer,  on  peut  supposer  que,  dans  le  cas  prévu  au 
Livre  des  Rois,  ceux  qui  étaient  tenus  à  l'offrande  d'un 
sacrifice  expiatoire,  au  lieu  d'amener  eux-mêmes  les 
victimes,  en  remettaient  le  prix  aux  mains  ries  prêtres 
qui  assuraient  l'immolation.  Il  ne  s'agit  pas  en  effet 
d'une  simple  amende  pécuniaire,  transformée  dans  la 
suite  en  un  sacrifice  spécial  (Wellhausen) ;  on  ne  voit 
pas  à  quel  titre  les  prêtres  auraient  pu  prétendre  à  une 
telle  amende,  n'ayant  subi  aucun  dommage.  Aussi 
n'est-ce  pas  sans  raison  qu'on  voit  dans  ce  texte  la 
preuve  de  l'existence,  au  temps  de  Joas,  des  deux  sacri- 
fices lévitiques  pour  le  délit  et  pour  le  péché;  ils  y 
apparaissent  comme  une  institution  florissante,  en 
vogue  parmi  le  peuple  et  respectée  du  pouvoir.  En 
effet,  malgré  d'urgentes  nécessités,  l'autorité  royale  dé- 
fend de  faire  servir  l'argent  des  sacrifices  expiatoires  à 
d'autres  fins  même  aussi  pieuses  que  la  reconstruction 
du  temple,  tant  l'expiation  est  un  devoir  sacré.  Cf.  Mé- 
debielle,  L'expiation  dans  l'Ancien  et  le  Nouveau  Tes- 
tament, t.  i,  1924,  p.  162. 

La  même  conclusion,  relative  à  l'antique  usage  des 
sacrifices  expiatoires,  se  dégage  du  reproche  adressé  par 
le  prophète  Osée,  iv,  8,  aux  prêtres  qui  se  repaissent 
du  péché  du  peuple,  et  de  la  comparaison  avec  des 
sacrifices  analogues  chez  les  anciens  peuples  de  Canaan, 
Philistins  et  Phéniciens.  L'expiation  du  péché  par  un 
sacrifice,  loin  d'être  d'institution  récente,  s'avère  de 
))1  us  en  plus  une  institution  de  la  plus  haute  antiquité; 
l'école  Graf-Wellhausen  qui  a  voulu  en  faire  une  inven- 
tion hiérosolymitaine  de  basse  époque  a  abouti  «  à  une 
conception  radicalement  fausse  des  sacrifices  en  Israël  ». 
Dussaud,  Le  sacrifice  en  Israël,  p.  2.  Cf.  art.  Lévitique, 
t.  ix,  col.  485-487. 

Aux  sacrifices  offerts  au  vrai  Dieu,  des  Israélites  trop 
nombreux  en  ajoutaient  d'autres  offerts  aux  idoles, 
immolant  parfois  leurs  propres  enfants,  malgré  la 
défense  de  faire  passer  ses  enfants  par  le  feu,  en  l'hon- 


neur de  Moloch.  Lev.,  xvm,  21.  Ce  dieu  avait  un  sanc- 
tuaire proche  de  Jérusalem,  III  Reg.,  xi,  7,  et  il  est 
rapporté  que  les  rois  de  Juda,  Achaz  et  Manassé, 
firent  passer  leurs  enfants  par  le  feu,  IV  Reg.,  xvi,  3; 
xxi,  6;  cf.  IV  Reg.,  xxm,  10,  13.  Le  sacrifice  d'enfants 
était  un  usage  pratiqué  chez  les  peuples  voisins;  l'his- 
toire de  la  campagne  contre  Mésa,  roi  de  Moab,  en 
fournit  un  exemple,  IV  Reg.,  m,  27;  les  fouilles  des 
antiques  cités  cananéennes  de  Ta'annach,  de  Mageddo, 
de  Gézer  ont  révélé  l'existence  de  sacrifices  humains 
de  fondation  ou  d'inauguration  de  monuments.  De  tels 
sacrifices  de  fondation  la  reconstruction  de  Jéricho  fut 
l'occasion.  Hiel  de  Béthel,  malgré  la  malédiction  dont 
Josué  avait  menacé  toute  tentative  de  rebâtir  les  murs 
de  la  ville  vouée  à  l'anathème,  Jos.,  vi,  26,  «  en  avait 
jeté  les  fondements  au  prix  d'Abiram,  son  premier-né, 
et  en  avait  posé  les  portes  au  prix  de  Ségub,  son  der- 
nier fils.  »  III  Reg.,  xvi,  34.  Cf.  Vincent,  Canaand'après 
l'exploration  récente,  1907,  p.  197-200. 

VIII.  Texte.  —  Pour  nous  avoir  été  transmis  dans 
un  état  plus  satisfaisant  que  celui  des  Livres  de  Samuel, 
le  texte  hébreu  des  Livres  des  Rois  ne  saurait  être  dit 
excellent,  car  nombreuses  y  sont  les  traces  manifestes 
d'altération  et  nombreuses  aussi  les  corrections  faites 
d'après  la  version  des  Septante.  Kittel,  Biblia  hebraïca, 
t.  i,  1905,  p.  458-552;  Stade  et  Schwally,  The  Books  of 
Kings,  dans  la  Bible  polychrome  de  Haupt,  1904  ;  Bur- 
ney,  Notes  on  the  hebrew  text  of  the  Books  of  Kings,  1903. 

Pour  la  reconstitution  du  texte  primitif,  on  dispose 
de  deux  sources  principales  d'information,  les  textes 
parallèles  et  les  anciennes  versions.  Pour  de  très  nom- 
breux et  importants  passages  il  existe  entre  les  deux 
derniers  Livres  des  Rois  et  le  deuxième  Livre  des  Para- 
lipomèncs  des  ressemblances  qui  vont  parfois  jusqu'au 
littéralisme;  leur  comparaison  n'est  pas  sans  intérêt 
dans  la  recherche  du  texte  primitif.  Voici  les  princi- 
paux de  ces  passages  :  III  Reg.,  5-15  et  II  Par.,  i,  7- 
13;  III  Reg.,  x,  1-29  et  II  Par.,  ix,  1-28;  III  Reg.,  xn, 
1-19  et  II  Par.,  x,  1-19;  III  Reg.,  xiv,  25-31  et  II  Par., 
xn,  916;    111  Reg.,  xv.  16-22  et  II  Par.,  xvi,  1-6; 

III  Reg.,  xxir,  2-35,  41-50  et  II  Par.,  xvn,  1-34;  xx, 
31  37;  IV  Reg.,  vm,  17-23,  25-29  et  II  Par.,  xxi,  5-10; 
xxn,  1-6;  IV  Reg.,  xi,  1-xn,  14  et  II  Par.,  xxm, 
lo-xxiv,  il;  IV  Reg.,  xv,  32-38  et  II  Par.,  xxvn,  1-9; 

IV  Reg.,  xxi,  1-9,  17-24  et  II  Par.,  xxxm,  1-9,  18-25; 
IV  Reg.,  XXII,  1 -xxm,  4  et  II  Par.,  xxxiv,  1-33. 
Cf.  P.  Vannutelli,  Libri  synoptici  Veleris  Teslamenli, 
seu  librorum  Regum  et  Chronicorum  loci  paralleli,  t.  i, 
1931;  t.  ii,  1934. 

La  version  des  Septante,  avec  ses  nombreuses  va- 
riantes, additions,  omissions,  transpositions  et  autres 
modifications,  représente  certainement  une  recension 
de  l'hébreu  différente  de  celle  qui  a  servi  de  base  au 
texte  massorétique.  Ses  manuscrits  n'offrent  pas  un 
texte  uniforme.  D'après  Sanda,  le  Vaticanus  repro- 
duirait un  texte  antéhexaplaire,  tandis  que  l'Alcxan- 
drinus  un  texte  posthexaplaire,  aussi  le  premier  peut-il 
revendiquer  une  plus  grande  originalité,  le  second 
ayant  été  souvent  modifié  d'après  l'hébreu  massoré- 
tique. Sanda,  Die  Bûcher  der  Kônige,  1911,  p.  xn. 
Cf.  Silberstein,  Ueberden  Ursprung  des  im  Cod.  Alexan- 
drinus  und  Vaticanus  des  dritten  Kônigsbuchcs  der 
Alexand.  Ueberselzung,  dans  Zeitsch.  fur  A.  T.  Wis- 
senschaft,  1893,  p.  1-75;  1894,  p.  1-30.  La  recension  de 
Lucien  est  aussi  un  témoin  de  grande  valeur;  nombre 
de  problèmes  critiques  qui  s'y  rattachent  ne  sont  pas 
toutefois  élucidés.  Cf.  Rahlfs,  Studien  zu  den  Kônigs- 
bùchern,  1904  ;  Lucians  Rezension  der  Kônigsbiïcher,. 
1911.  Les  versions  grecques  plus  récentes,  Aquila, 
Symmaque  et  Théodotion,  peuvent  à  l'occasion  être 
mises  à  profit.  Cf.  Burkitt,  Fragments  of  the  Books  of 
the  Kings  according  lu  the  translation  of  Aquila,  1897. 

La  vieille  version  latine,  étant  données  ses  nom- 


2843 


ROIS    (LIVRES    DES)    —    ROLLE      RICHARD; 


!844 


breuses  affinités  avec  la  recension  de  Lucien,  n'offre  pas 
grand  intérêt.  La  Pcschito  an  contraire  s'en  tient  étroi- 
tement au  texte  massoiV tique;  il  en  est  de  même  de  la 
Vulgate,  dont  saint  Jérôme  a  particulièrement  soigné 
la  traduction.  Cf.  Berlinger,  Die.  Peschilla  zum  I.  Uurh 
der  Kônige,  1897;  Barnes,  The  Peschilla  version  o{ 
2  Kin/js,  dans  Journal  oj  theological  stwlics,  t.  VI, 
p.  220;  t.  xi,  p.  533. 

I.  Commentaires.  —  1°  Catholiques.  —  Théodoret, 
Quœstiones  in  Libros  Rcgum,  P.  G.,  t.  i.xxx,  col.  668-800; 
Procope  de  Gaza,  dans  P.  G.,  t.  lxxxvii,  col.  1148-1200, 
comme  pour  les  Livres  de  Samuel  il  reproduit  les  inter- 
prétations de  Théodoret;  S.  Ambroise,  De  Elia...  P.  L., 
t.  xiv,  col.  698-728;  S.  Eucher,  P.  L.,  t.  L,  col.  1102-1208 
(pas  authentique);  S.  Isidore  de  Séville,  P.  L.,  t.  lxxxiii, 
col.  414-424;  Bùdele  Vénérable,  P.  L.,  t.  xci,  col.  715-808; 
Raban  Maur,  P.  L.,  t.  cix,  col.  9-280;  Walafrid  Strabon, 
P.  L.,  t.  cxiii,  col.  582-630. 

Les  commentaires  de  Nicolas  de  Lyre,  de  Tostat  et  de 
Cajétan  à  la  Renaissance,  ceux  de  Menochius,  Malvenda  et 
Cornélius  a  Lapide  au  xvne  siècle,  de  Duguet  et  de  dom  Cal- 
met  au  xvine. 

Clair,  Les  Livres  des  Rois,  Paris,  1879-1884;  Neteler,  Dus 

3.  nnd  4.  Biieli  der  Kônige  der  Vulgata  and  des  hebràischcn 
Textes  iiberselzt  nnd  erkldrl,  Munster-en-W.,  1899;  Schlôgl, 
Die  Biicher  der  Kônige;  Die  Bûcher  der  Chronik,  Vienne,  1911, 
dans  Kurzgefasster  wissenschaft.  Commcntar  de  Schafer; 
Sanda,  Die  Biicher  der  Kônige,  1911,  dans  Exegelisches 
Handbuch  zum  A.  T.  de  Nikel  et  Scliulz;  Landersdôrfer, 
Die  Biicher  der  Kônige,  Bonn,  1927,  dans  Die  heilige.  Schrijl 
des  A.  T.  de  Feldmann  et  Herkenne. 

2°  Non  catholiques.  —  Le  Clerc  (Clericus);  Grotius;  The- 
nius,  Die  Biicher  der  Kônige,  2e  édit.,  1873,  dans  Kurzgef. 
exegel.  Handbuch;  Keil,  Die  Biicher  der  Kônige,  2°  édit., 
1870,  dans  Biblischer  Commentar  iiber  das  A.  T.  de  Keil  et 
Delitzsch;  Bâhr,  Die  Biicher  der  Kônige,  Biclefeld,  1868; 
Lumby,  The  first  Book  oj  the  Kings,  1886;  The  second  Book 
of  the  Kings,  1888,  dans  Cambridge  Bible...:  Klostermann, 
Die  Biicher  Samuelis  und  der  Kônige,  Nordlingen,  1887, 
dans  Kurzgef.  Kommenlar  de  Strack  et  Zôckler;  Rawlinson, 
Kings,  Londres,  1893;  Benzinger,  Die  Bûcher  der  Kônige, 
Fribourg-en-B.,  1899,  dans  Kurzer  Handkomm.  de  Marti; 
Kittel,  Die  Biicher  der  Kônige,  Gœttingue,  1900,  dans 
Handkomm.  zum  A.  T.  de  Nowack;  Barnes,  Kings  1  and  2, 
Cambridge,  1908. 

II.  Études.  —  Pour  les  questions  critiques  et  historiques 
voir  les  introductions  bibliques  générales  et  les  histoires 
et  théologies  de  l'Ancien  Testament  et,  outre  les  travaux 
cités  au  cours  de  l'article  :  Wellhausen,  Die  Composition  des 
Pc  il.  und  der  hislor.  Biicher  des  A.  T.,  3e  édit.,  Berlin,  1899; 
Diiller,  Geogranhisrhe  und  ethnographische Studien  zum  3.  und 

4.  Bûche  der  Kônige,  Vienne,  1904;  Nagl,  Die  nachdavidisch  • 
Kônigsgeschichte  Israels  ethnographisch  und  geographisch 
beleuchlel.  Vienne,  1903;  Desnoyers,  Histoire  du  peuple 
hébreu,  t.  ni,  Paris,  1930. 

Les  articles  des  dictionnaires  et  encyclopédies  :  Fillioa, 
7{«És  (Troisième  et  quatrième  livres  des),  dans  Vigouroux, 
Dictionnaire  de  la  Bible,  t.  v,  col.  1145-1162;  Kaulen, 
Kônige  (Bûcher  der),  dansVVetzer  et  Welte,  Kirchenlexicon, 
2'  édit.,  t.  vu,  col.  913-920;  Volk,  Kônige  (Biicher  der), 
dans  Protest.  Realencg'dopddic,  3°  édit.,  t.  x,  p.  622-628; 
Birney,  Kings  I  and  II,  dans  Hastings,  A  Dictionarg  <>/ 
the  Bible,  t.  u,  p.  856-870;  Kautzsch,  Kiuqt  (Book)  dans, 
Cheyne,  Encgclopsedia  biblica,  t.  n,  col.  2664-2072. 

A.  Clamer. 

ROJAS  (François  de),  frère  mineur,  originaire  de 
Tolède,  fit  partie  de  la  province  de  Castille,  et  mourut 
vers  1(356,  après  avoir  joui  d'un  grand  renom  de  prédi- 
cateur. Il  a  laissé  une  très  abondante  production  litté- 
raire, surtout  orientée  vers  la  prédication.  Outre  des 
recueils  de  sermons,  on  cite  de  lui  des  Commentaria  in 
concordiam  eoangelistarum  juxla  translationes  littérales, 
anagogicos,  morales  et  allegoricos  sensus  secundum  ordi- 
nem  eoangeliorum  tolius  anni,  partie  en  lai  in,  partie  en 
espagnol,  Madrid,  1621,  2  vol.  in-fol.;  il  faut  distin- 
guer de  cet  ouvrage  une  Ciilena  aiiren  ss.  Ecclesiee  dOC- 

lorum  per  maris  abyssum  evangelicm  historiée  nauigan- 
dum,  in  qtia  translationes  anliquiores  et  neoiericœ  addii- 
cunlur  quœ  <id  litteralem  et  moralem  sensum  ulilius  con 


ducunl,  Lyon,  1651,  3  vol.  in-fol.;  l'inspiration  est 
d'ailleurs  analogue  à  celle  de  l'ouvrage  précédent;  de 
même  l'Elucidarium  sanclorum  virginum  et  marlyrum, 
Madrid.  1634;  l'Elucidarium  Deiparœ  virginis,  1643. 
Le  P.  de  Rojas  avait  aussi  commencé  la  publication  des 
Annales  de  son  ordre,  en  espagnol;  il  en  parut  trois  vol. 
in-fol.  à  Valence  en  1652,  qui  couvrent  l'histoire  du 
premier  siècle  de  l'ordre. 

N.  Antonio,  Bibliotheca  hisoana  nova,  t.  i,  p.  4696.  au 
m  ot.  Fr.  de  Roxas;  L.  Wadding.  Scriplores  O.  M.,  1806, 
p.  92;  .T. -IL  SI  aralea,  Supplemenlum,  1806,  p.  282,  qui  a 
Utilisé  la  notice  de  .Jean  de  Saint-Antoine 

É.  Amann. 

1 .  ROLAND  Aubert,  né  en  1692,  à  Lifïol-le-Pctit 
(Haute-Marne),  entra  en  1707  chez  les  cordeliers,  où  il 
eut  une  assez  grande  notoriété.  Un  décret  du  Père  géné- 
ral, confirmé  par  un  bref  de  Clément  XII,  lui  donna  le 
titre  d'écrivain  de  l'ordre,  avec  les  droits  et  préroga- 
tives attachés  au  rang  de  provincial.  Administrateur 
de  l'hôpital  de  Saint-Mihiel,  il  y  vivait  encore  en  1751, 
quand  dom  Calmet  rédigea  sa  notice  dans  la  Biblio- 
thèque lorraine.  Outre  deux  ouvrages  d'histoire  locale  : 
Vie  de  la  bienhet  relise  Philippa  de  Gueldres,  duchesse  de 
Lorraine,  qui  parut  à  Toul  sans  nom  d'auteur,  en  1736, 
et  La  guerre  de  René  II,  duc  de  Lorraine  contre  Charles 
le.  Hardi,  dernier  duc  de  Bourgogne,  imprimée  à  Luxem- 
bourg, sans  nom  d'auteur,  en  1742,  il  a  donné  un  gros 
travail  relatif  aux  controverses  religieuses  de  l'époque 
qui  n'avaient  pas  épargné  la  Lorraine  :  Moyens  faciles 
de  concilier  les  esprits  sur  les  difficultés  qui  regardent  la 
bulle  Unigenitus,  Luxembourg,  1732-1735,  5  vol.  in-4°. 

Dom  Calmet,  Bibliothèque  lorraine,  Nancy,  1751,  col.  S34- 
835,  d'où  la  notice  est  passée  dans  Richard  et  Giraud. 

É.  Amann. 

2.  ROLAND  DE  CRÉMONE,  italien  d'ori- 
gine, fait  à  Bologne  ses  premières  études,  puis,  maître 
es  arts,  entre  chez  les  dominicains  de  cette  ville,  en 
1219.  Dix  ans  plus  tard  on  le  trouve  à  Paris  où  il  devient 
maître  en  théologie;  c'est  le  premier  dominicain  qui 
enseigne  à  l'université.  Après  avoir  régenté  l'année 
1229-1230,  il  est  envoyé  à  Toulouse,  où  il  professe  de 
1230  à  1233,  pour  rentrer  ensuite  en  Italie,  où  il  four- 
nira encore  une  longue  carrière  de  prédicateur.  Il  meurt 
en  1259.  Son  nom  se  lit  en  tête  de  Quiestiones  super 
quatuor  libros  Senlentiarum  dans  le  ms.  795  de  la  Maza- 
rine,  à  Paris.  Le  P.  Ehrle  a  publié  la  liste  de  ces  ques- 
tions dans  Miscellanea  domenicana,  1923,  p.  125-134. 

Que tif-Échard,  Script,  ord.  prœdicat.,  t.  i,  p.  125  sq. ; 
JMandonnet  dans  Revue  thomiste,  1896,  p.  135-170,  et  dans 
Thomas  d'Aquin,  novice  prêcheur,  p.  151;  Elule,  Xenia  tho- 
mistica,  t.  in,  Rome,  1925,  p.  536-544;  P.  Glorieux,  Réper- 
toire des  maîtres  en  théologie  de  Piuis  au  XIII"  siècle,  t.  i, 
Paris,  1933,  p.  42. 

É.  Amann. 

ROLLE  Richard,  dit  aussi  Richard  de  Ham- 
poi.e,  ermite  et  écrivain  spirituel  anglais  (xive  s.).  — 
Né  à  Thornton  (Yorkshire)  dans  les  dernières  années 
du  xme  siècle,  il  est  envoyé  de  bonne  heure  à  Oxford, 
pour  y  faire  ses  études.  Mais,  dès  l'âge  de  dix-neuf  ans, 
épris  de  vie  contemplative,  il  rentre  dans  sa  patrie  et, 
sans  vouloir  s'engager  dans  aucun  ordre  monastique, 
mène  la  vie  érémilique  en  divers  lieux,  et  finalement  à 
Hampole,  près  de  Doncaster,  au  voisinage  d'un  cou- 
vent de  cisterciennes,  d'où  le  surnom  qu'on  lui  a  donné 
de  Hampolitanus,  devenu  par  corruption  Pampolila- 
nus.  C'est  là  qu'il  meurl  te  29  septembre  1349,  laissant 
une  grande  réputation  de  sainteté.  Bien  qu'il  n'ail 
jamais  été  ni  canonisé,  ni  béatifié,  un  office  fut  com- 
posé en  son  honneur  qui  a  figuré  au  bréviaire  d'York; 
c'est  à  la  légende  de  cet  office  que  l'on  doit  le  plus  clair 
des  renseignements  sur  ce  personnage.  Voir  Breoiarium 
ai!  usum  Ecclesise  Eboracensis,  II,  dans  Surlees  Society, 
t.  lxxv,  1883,  p.  789-805,  809-820. 


2  8  î .: 


ROLLE    (RICHARD; 


ROLLIN    (CHARLES) 


2846 


Rolle  a  beaucoup  écrit,  soit  en  latin,  soit  en  anglais; 
plusieurs  de  ses  œuvres  composées  en  latin  ont  été 
mises  en  anglais  et  inversement,  ce  qui  complique  un 
peu  son  histoire  littéraire,  car  il  n'est  pas  toujours  facile 
de  savoir  quelle  est  la  langue  originale  de  tel  ou  tel 
traité.  Parmi  les  œuvres  latines  ont  été  publiés  :  De 
emendatione  vitœ  ou  De  emendalione  pcccatoris,  publié 
en  1510.  que  l'on  trouvera  réimprimé  dans  la  Maxima 
bibliolhcca  vct.  Patrum,  éd.  de  Lyon,  t.  xxvi,  1G77, 
p.  609-618,  et  dont  l'allure  générale,  l'inspiration  et  le 
style  même  font  songer  à  l'Imitation;  des  Explana- 
liones  notabilcs,  commentaire  sur  le  livre  de  Job  (pu- 
blié à  Paris,  en  1510,  avec  le  précédent  comme  appen- 
dice, au  Spéculum  spirilualium)  ;  De  incendio  amoris  et 
Eulogium  nominis  Jesu,  publiés  tous  deux  à  Anvers 
en  1 533  avec  le  De  emendatione,  et  que  l'on  trouvera 
dans  la  même  Biblioth.  Patrum,  ibid.,  p.  629-032  et 
627-629.  En  1535  et  1536  parut  à  Cologne  D.  Ricliardi 
Pampolitani  (sic)  Anglosaxonis  eremilcC,  viri  in  divinis 
scripluris  ac  veteri  illa  solidaque  theologia  eruditissimi, 
in  Psalterium  davidicum,  atque  alia  quœdam  sacra; 
Scriplurœ  monunienla  compendiosa  justaque  pia  enar- 
ralio,  qui  ajoutait  aux  textes  susdits  une  paraphrase 
des  Psaumes  et  de  certains  passages  des  Lamentations 
de  Jérémie,  des  divers  «cantiques  «insérés  au  bréviaire, 
de  l'oraison  dominicale,  du  symbole  des  apôtres  et  du 
symbole  de  saint  Athanase  (ces  trois  derniers  commen- 
taires sont  réimprimés  dans  la  Biblioth.  Patrum,  ibid., 
p.  618-627). 

L'œuvre  anglaise  de  Rolle  a  attiré  l'attention  des 
philologues  qui  ont  étudié  sa  traduction  du  psautier 
et  d'autres  textes  scripturaires  (Job,  Jérémie).  Deux 
des  traités  latins,  le  De  incendio  amoris  et  le  De  emen- 
dalione vitœ  avaient  été  traduits  en  anglais  en  1434- 
1435  par  Richard  Misyn,  cette  traduction  a  été  publiée 
dans  Early  english  Texl  society,  n.  106,  Londres,  1896. 
Deux  traités  en  prose,  composés  par  Hampole  en 
anglais  ont  été  publiés  en  1506  :  Conlemplacyons  of  the 
drede  and  loue  of  God,  et  The  remedy  ayenst  the  troubles 
of  (emptaeyons.  Un  long  poème,  consistant  en  un  pro- 
logue et  sept  livres,  est  intitulé  Pricke  of  Conscience,  il  a 
été  traduit  en  latin,  Stimulus  conscientiœ;  c'est  une 
méditation  passablement  pessimiste  sur  le  début  de  la 
vie  humaine,  l'instabilité  des  choses  de  ce  monde,  la 
mort  et  ses  suites.  L'auteur  s'inspire  du  De  conlemplu 
mundi  d'Innocent  III,  du  Compendium  thcologicœ  veri- 
latis  d'Hugues  de  Strasbourg,  de  YElucidarium  d'Ho- 
norius  Augustodunensis.  Les  mss.  sont  extrêmement 
nombreux;  une  édition  en  dialecte  northumbrien  (la 
langue  originale)  a  été  donnée  en  1863,  pour  la  Philo- 
logical  society,  t.  vi,  par  le  Rev.  R.  Morris.  Au  moins 
aussi  intéressants  que  le  Pricke  of  Conscience  sont  les 
paraphrases  anglaises  des  psaumes  et  des  cantiques, 
publiées  en  1884  par  le  Rev.  H.  R.  Rramley.  Dix  autres 
traités  en  prose  ont  été  donnés  en  1866  par  G. -G.  Perry 
dans  Early  english  Texl  society,  n.  20  (réédit.  en  1921). 
Dans  son  livre  sur  Richard  Rolle,  C.  Horstmann  a 
publié  un  nombre  assez  considérable  de  courts  poèmes 
et  de  lettres  de  son  héros.  Ces  diverses  publications 
permettent  de  fixer  exactement  la  position  de  Rolle. 
Encore  que  les  lollardsde  l'âge  suivant  aient  essayé  de 
le  tirer  à  eux,  il  nous  apparaît  d'une  orthodoxie  au- 
dessus  de  tout  soupçon.  Sans  doute,  ce  n'est  pas  un 
théologien  scolastique  et  il  est  plus  familiarisé  avec 
l'Écriture  et  les  Pères  de  l'Église,  jusques  et  y  compris 
saint  Bernard,  qu'avec  les  docteurs  du  xme  siècle.  Les 
plaintes  qu'il  laisse  échapper  sur  la  corruption  des 
mœurs  de  son  temps  se  retrouvent  en  nombre  d'au- 
teurs contemporains  ou  postérieurs.  Rien  de  tout  cela 
ne  compromet  sa  doctrine  spirituelle  et  il  faut  lui 
rendre  cette  justice  qu'il  a  cherché  à  mettre  à  la  portée 
de  la  masse  chrétienne  la  vie  contemplative  dont  il 
avait  lui-même  expérimenté  la  douceur  et  l'efficacité. 


Il  y  a  une  monographie  importante  :  C.Hoistmtimi,  York- 
shire  irriter*  :  Richard  1  <>lh  of  Hampole,  an  english  Faiherof 
ihe  Churcl  and  his  follotvers,  l.o.idres,  2  vol.,  1805-1 806,  qui 
renverra  :m\  études  antérieures  assez  nombreuses,  et  plus 
encore  en  Allemagne  qu'en  Angleterre;  art.  Holle  Richard (\\\ 
hit-lion,  of  national  biograpiuj,  t.  xmx,  1897,  y.  164-160;  The 
calhol.  Encyclo/  edia,  t.  xm,  p.  119. 

É.   Amann. 

ROLLIN  Charles  (1661-1741),  né  à  Paris,  le 
30  janvier  1661,  fit  ses  humanités  au  Collège  du  Plessis 
et  suivit  les  cours  de  théologie  en  Sorbonnc.  Il  fut 
tonsuré  et  ne  voulut  recevoir  aucun  ordre.  Encore 
jeune,  en  1683,  il  fut  professeur  de  rhétorique  au  Col- 
lège du  Plessis,  puis  professeur  au  Collège  de  France, 
en  1688,  et  recteur  de  l'université  de  Paris  (1694-1696) 
et  enfin  principal  au  Collège  de  Beauvais  (1696-1712): 
il  s'attacha  à  l'abbé  d'Asfeld,  ardent  janséniste,  et  au 
P.  Quesnel,  qui  vint  le  voir  au  Collège  de  Beauvais. 
Il  fut  toujours  opposant  à  la  bulle  Unigenitus  ,'t  c'<st 
à  ce  titre  qu'il  collabora  aux  Nouvelles  ecclésiastiques. 
Il  fut  partisan  des  Convulsions.  En  1720,  il  fut  de  non 
veau  recteur  de  l'université,  mais  il  vécut  presque 
toujours  dans  le  silence,  il  mourut  à  Paris  le  14  sep- 
tembre 1741. 

Rollin  a  composé  un  grand  nombre  de  harangues 
latines;  il  a  rédigé  neuf  pièces  de  poésie  latine,  réunies 
sous  le  titre  de  Selecta  carmina  clarissimorum  quorum- 
dam  in  Vniversitale  professorum, Paris,  1727,  in-12;  son 
principal  écrit,  connu  sous  le  titre  de  Traité  des  études. 
est  le  traité  De  la  manière  d'enseigner  et  d'étudier  hs 
belles-lettres,  par  rapport  à  l'esprit  et  au  cœur,  Paris, 
1726-1728,  4  vol.  in-12  :  Rollin  y  propose  trois  maxi- 
mes essentielles  :  1.  renseignement  a  pour  objet  la 
formation  du  jeune  homme  parle  développemenl  i  or- 
mal  de  ses  facultés;  2.  l'éducation  doit  primer  l'ensei- 
gnement; 3.  il  n'y  a  pas  d'éducation  vraie  sans  la  reli- 
gion; il  faut  user  de  persuasion  et  de  douceur  et  ne  se 
servir  de  châtiments  et  de  verges  que  par  exception. 
L'écrit  de  Rollin  fut  critiqué  par  Gilbert.,  ancien  rec- 
teur de  l'université,  qui,  dans  ses  Jugements  des  sa- 
vants sur  les  maîtres  d'éloquence  et  dans  un  autre  Re- 
cueil  publié  en  1727,  fit  des  Observations  sur  le  traité 
de  Rollin;  de  même,  l'abbé  Bellanger.  sous  le  i  seu- 
donyme  de  Van  der  Meulen  publia  des  Essais  cri- 
tiques sur  les  écrits  de  M.  Rollin,  Amsterdam,  17IO, 
in-12,  et  un  Supplément  en  1741  (voir  abbé  Richard, 
Discours  sur  le  Traité' des  études  de  Rollin,  Dijon. 
1883,  in-8°).  Rollin  lui-même  publia  un  Supplément 
au  traité  de  la  manière  d'enseigner  et  d'étudier  les 
belles-lettres,  Paris,  1734,  in-12.  Le  Traite  des  études  a 
été  plusieurs  fois  réédité,  en  particulier  à  Paris, 
en  1840.  Rollin  a  également  publié  une  Histoire  an- 
cienne des  Égyptiens,  des  Carthaginois,  des  Assyriins, 
des  Babyloniens,  des  Mèdes  et  des  Partîtes,  des  Mue,' 
doniens,  des  Grecs,  Paris,  1730-1738,  13  vol.  in-12, 
réédité  à  Paris,  1846-1849,  en  10  vol.  in-12,  ave  les 
additions  de  Letronne,  qui  publia  toutes  les  Œuvres 
de  Rollin,  Paris,  1821-1825,  30  vol.  in-8°.  Il  faut  citer 
aussi  une  Histoire  romaine  depuis  la  fondation  île 
Rome  jusqu'à  la  bataille  d'Actium,  dont  le  t.  i  parut 
en  1738  et  le  t.  vi,  en  1711;  les  volumes  suivants, 
préparés  en  partie  par  Rollin,  ne  furent  publiés 
qu'après  sa  mort,  par  Crevié,  son  disciple.  Enfin 
M.  Aug.  Gazier  a  publié  dans  ses  Mélanges  de  littéra- 
ture, p.  183-193,  Paris.  1904,  in-12,  un  chapitre  inti- 
tulé :  Rollin  défenseur  de  l'Université  contre  les  jésuites; 
fragments  d'un  Mémoire  inédit,  daté  du  15  septembre 
1739  :  Rollin  y  défend  les  thèses  jansénistes  contre 
la  bulle  Unigenitus  «  qui  n'apporte,  dit-il,  que  trouble 
et  confusion  »  et  il  s'y  élève  fortement  contre  l'ultra- 
montanisme  et  le  molinisme. 

Au  xixc  siècle  ont  paru  plusieurs  éditions,  plus  ou 
moins  complètes  des  Œuvres  de  Rollin.  Paris,  1  807- 1 81 1 1, 
60  vol.  in-8";  1818,  18  vol.  in-8°;   Paris,   1821-1827. 


2847 


ROLLIN    (CHARLES)  ROMAINS    (ÉPITRE    AUX) 


2848 


30  vol.  in-8°,  enfin,  Paris,  1810,  7  vol.  in-8°,  avec  des 
notes  et  éclaircissements  par  E.  Berès. 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  XXXVI,  p.  372-370; 
Hoefer,  Nouvelle  biographie  générale,  l.xi.n,  col.  569-571; 
Mon-ri,  Le  grand  dictionnaire  historique,  t.  IX,  1759,  p.  316- 

317;  Nicoron,  Mémoires  pour  servir  éi  l'histoire  des  hommes 
illustres,  t.  xi.iii,  p.  217-239;  Nouvelles  ecclésiastiques  du 
3  décembre  1741, p.  193-196,  et  du  7  janvier  1742,  p.  4; 
Nécrologe  des  plus  célèbres  défenseurs  et  confesseurs  de  la 
aérité  du  X  VIII'  siècle,  t.  i,  1700,  p.  143-444;  Desessarts,  Les 
siècles  littéraires,  t.  v,  p.  452-455;  différents  Éloges  de  Hollin, 
lors  d'un  concours  établi  par  l'Académie  française,  en  1818, 
et  signés  par  Guéneau  de  Mussy,  Saint-Albin-Berville, 
Maillet-Lacoste,  Aug.  Trognon,  J.-A.  de  Hivarol,  Estienne, 
Crignon  Guénebaud  ;  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  vi, 
1854,  p.  213-230;  Villemain,  Tableau  de  la  littérature  du 
XVIW siècle,  t.  i,  1858,  p.  223-235;  Jules  Janin,  Causeries 
littéraires  et  historigues,  1884,  p.  99-178;  II.  Ferté,  Rollin,  sa 
vie,  ses  œuvres  et  l'Université  de  son  temps,  Paris,  1902,  in-8°. 

J.   Carreyre. 

1 .  ROMAIN,  pape  en  l'année  897.  Tout  est  obs- 
curité à  son  sujet.  Selon  les  catalogues  pontificaux,  que 
confirme  Flodoard  (voir  P.  L.,  t.  cxxxv,  col.  830  D), 
il  succède  à  Etienne  VI,  le  triste  président  du  «  concile 
cadavérique  »,  où  fut  condamné  le  pape  défunt  For- 
mose.  Ce  concile  est  du  mois  de  janvier  897  ;  la  réaction 
qu'il  suscita  fut  fatale  à  Etienne,  qui  fut  jeté  bas,  puis 
étranglé,  sans  doute  en  juillet.  Dans  ces  conditions  il 
semble  logique  d'admettre  que  Romain,  originaire  de 
Gallese,  et  pour  lors  prêtre  du  titre  de  Saint-Pierre-ès- 
Liens,  fut  choisi  par  les  adversaires  d'Etienne,  et  donc 
par  les  formosiens.  Il  est  possible  encore  que,  dès  ce 
moment,  aient  été  préparées  les  mesures  de  réparation 
qui  furent  promulguées  sous  le  successeur,  Théodore  1 1, 
dont  le  pontificat  fut  encore  bien  plus  court  que  celui 
de  Romain.  A  celui-ci  les  divers  catalogues  attribuent 
une  durée  de  l  mois,  plus  ou  moins.  Il  s'est  conservé 
une  pièce  provenant  de  la  chancellerie  de  Romain  et 
confirmant  les  droits  temporels  des  évêchés  d'Elue  (en 
Roussillon)  et  de  Gérone.  Jaffé,  n.  3515,  3516. 

Jaffé,  Regesla  poniif.  rom.,  t.  i,  p.  241  ;  Duchesne,  Le 
Liber  ponli ftcalis,  t.  n,  p.  230,  et  les  travaux  cités  aux 
articles  Formose  et  Etienne  VI. 

É.  Amann. 

2.  ROMAIN  DE  ROME,  dominicain  de  la 
famille  des  Orsini,  cousin  du  futur  pape  Nicolas  III,  est 
à  Paris  dès  1266;  il  eut  l'honneur  de  «lire  les  Sentences» 
sous  la  régence  de  saint  Thomas  d'Aquin  de  1270  à 
1272,  et  de  lui  succéder  après  le  départ  de  celui-ci 
pour  Naples  ;  il  n'occupa  d'ailleurs  la  «  chaire  des  étran- 
gers »  qu'une  année  à  peine,  1272-1273,  étant  mort  au 
cours  de  cette  année  scolaire.  Outre  des  sermons,  il  a 
laissé  un  Commentaire  sur  les  quatre  livres  des  Sentences 
qui  se  retrouve  dans  le  Vatic.  Ollob.  lut.  1430,  et  le 
Valic.  Palal.  lai.  331.  Il  y  aurait  lieu  d'étudier  ces 
textes  qui  ont  été  professés  sous  la  direction  du  Doc- 
teur angélique. 

Quétif-Échaxd,  Script,  ord.  prwdical.,  t.  I,  p.  263; 
Fr.  Ehrle,  Xenia  tliemislica,  t.  ni,  Rome,  1925,  p.  566-571  ; 
P.  Glorieux,  Répertoire  des  maîtres  en  théologie  de  Paris  an 
XIII»  siècle,  t.  I,  Paris,  1933,  p.  12'». 

É.  Amann. 

ROMAINS  (ÉPITRE  aux).  I  Texte.  Il  Au- 
thenticité et  intégrité  (col.  2856).  111.  Destinataires 
(col.  2869).  IV.  But  (col.  2874).  V.  Analyse  (col.  2875). 
\  I.  Date  et  lieu  de  composition  (col.  2878).  VII.  Doc- 
trines (col.  2878). 

I.  Texte.  1°    L' fi  pitre   aux    Romains   dans    le 

•  Corpus  Paulinum  ».  —  Les  épftres  de  saint  Paul 
furent  de  très  bonne  heure  réunies  en  collection  ou 
Corfius.  La  II"  Pétri  y  fait  allusion  sans  en  préciser  le 
contenu  et  qualifie  telle  collection  d'  «Écriture  »; 
1 1  Pelr..  m.  16.  Saint  Ignace  d'AntiOche  «levait  possé- 
der ce  recueil.  Il  écrit  aux  Kphésiens  :  «  Dans  chaque 
cpîlrc.èvTtaoTJéTT'.aTo).?),  il  (saint  Paul)  fait  mémoire  de 


vous  dans  le  Christ  Jésus  »,  Eph.,  xn,  2;  voir  Funk, 
Paires  apostolici,  h.  L;  W.  Bauer,  Die  apostolischen 
Vâter,  dans  Handbuch  zum  Neuen  Testament  de  Lietz- 
niann,  Ergànzungsband,  p.  212. 

Il  est  très  vraisemblable  que  saint  Polycarpe  et  ses 
correspondants  possédaient  également  une  collection 
des  écrits  pauliniens.  Cette  hypothèse  est  rendue 
encore  plus  vraisemblable  du  l'ait  que  l'évêque  de 
Smyrne  envoie  aux  Philippiens  sa  collection  des 
épitres  de  saint  Ignace.  S'il  ne  fait  point  de  même  poul- 
ies épîtres  pauliniennes  auxquelles  il  attribuait  cepen- 
dant plus  d'autorité  cpi'à  celles  d'Ignace  c'est  parce 
que  ses  correspondants  étaient  déjà  censés  la  posséder. 
Cf.  PhiL,  xm,  2;  m,  2,  Funk,  op.  cit.,  p.  313,  299; 
W.  Bauer,  op.  cit.,  p.  298,  287.  Ainsi  les  Églises  pauli- 
niennes devaient  posséder  une  collection  des  lettres  de 
l'Apôtre  dès  les  premières  années  du  second  siècle  ou 
même  dès  la  fin  du  premier  siècle. 

Plus  tard,  en  l'an  180,  la  réponse  des  martyrs  Scilli- 
tains  mentionne  parmi  les  livres  apportés  par  les  chré- 
tiens, «  les  lettres  de  Paul,  homme  juste  ».  Vers  la  fin  du 
ne  siècle  le  Canon  de  Muratori  mentionne  treize  épîtres 
proprement  pauliniennes  et  les  divise  en  deux  groupes. 
Dans  le  premier  groupe  il  range  celles  qui  sont  adres- 
sées à  des  Églises,  dans  le  second  celles  qui  sont  adres- 
sées à  des  individus,  c'est-à-dire  les  épîtres  pastorales. 

L.'ànoaTo\iy.6\>...  de  Marcion,  rédigé  vers  l'an  150,  ne 
comprenait  que  dix  épîtres  de  Paul  et  parfois  muti- 
lées. Il  omettait  les  pastorales,  dont  on  trouve  cepen- 
dant de  nombreuses  traces  dans  les  Pères  apostoliques. 
Cf.  Harnack,  Die  Briefsammlung  des  Apostels  Paulus. 
Leipzig,  1926,  p.  6,  14. 

On  est  donc  fondé  à  admettre  que  la  collection  des 
épîtres  de  saint  Paul  renfermait,  déjà  au  ne  siècle  au 
plus  tard,  les  treize  lettres  proprement  pauliniennes. 
Ces  lettres  formaient  un  tout  et  étaient  copiées  en- 
semble sur  les  manuscrits  ou  volumina.  Cette  dernière 
remarque  vaut  au  moins  pour  les  dix  épîtres  adressées 
à  des  Églises.  Les  pastorales  ont-elles  formé  un  groupe 
à  part  dans  la  tradition  manuscrite,  comme  semble- 
raient l'indiquer  VAposlolicon  de  Marcion,  le  Canon  de 
Muratori  et  même  les  papyrus  Chester  Beatty  ; 
cf.  Fr.  Kenyon,  The  Chester  Beatty  biblical  papyri, 
fasc.  3,  Londres,  1934,  Introduction,  p.  vm?  Ce  n'est 
point  le  lieu  de  l'examiner  ici.  Notons  seulement  que  la 
transmission  du  texte  a  été  la  même  pour  les  épîtres, 
au  moins  pour  les  dix  premières,  auxquelles  appartient 
l'Épître  aux  Romains.  Aucune  d'elles  ne  nous  est  par- 
venue dans  des  manuscrits  spéciaux.  Les  fragments 
que  l'on  a  trouvés  dans  certains  papyrus  ne  prouvent 
point  le  contraire,  car  il  s'agit  de  passages  copiés  pour 
l'usage  individuel  et  auxquels  on  attribuait  une  vertu 
particulière.  Tel  est  le  cas  pour  le  papyrus  P10,  du 
commencement  du  iv«  siècle,  contenant  Rom.,  i,  1-7. 
Voir  plus  loin,  col.  2850. 

Le  texte  de  l'Épître  aux  Romains  a  donc  eu  le  même 
sort  que  celui  des  autres  épîtres  et  son  étude  fait  partie 
d'une  étude  d'ensemble  sur  la  critique  textuelle  des 
épîtres  pauliniennes.  On  en  trouvera  les  éléments  dans 
les  ouvrages  les  plus  récents  sur  la  critique  textuelle 
du  Nouveau  Testament,  spécialement  Lagrange,  Cri- 
tique textuelle,  Paris,  1935,  p  165  sq.  ;  K.  Lake,  The 
text  of  the  New  Testament,  Londres,  1928;  A.  Souter, 
The  text  and  canon  of  the  New  Testament,  3e  éd., 
Londres.  1930;  E.  Nestle-E.  Dobschûtz,  EinfùJirung 
in  dus  gricchisclie  Neue  Testament,  Gœttingue,  1923  ; 
II.  Lietzmann,  An  die  Rômer,  3e  éd.,  1928. 

Nous  nous  bornerons  ici  à  marquer  la  place  del'épitre 
dans  le  Corpus  paulinum,  à  mentionner  les  principaux 
témoins  du  texte  et  à  en  noter  la  valeur  respective. 

L'Épître  aux  Romains  n'a  pas  toujours  été  placée  en 
tête  des  épitres  de  saint  Paul  comme  clic  l'est  actuelle- 
ment dans  nos  éditions.  Le  Canon  de  Muratori,  nous 


2849 


ROMAINS    (ÉPITRE    AUX).    TÉMOINS    DU    TEXTE 


2850 


l'avons  déjà  noté,  distribue  les  épîtres  pauliniennes  en 
deux  groupes.  En  tête  du  premier  groupe,  il  place  la 
première  aux  Corinthiens,  et  à  la  fin  de  ce  groupe,  c'est- 
à-dire  au  neuvième  rang,  l'Épître  aux  Romains.  Tertul- 
lien  assigne  la  même  place  à  ces  deux  épîtres,  bien  qu'il 
ne  suive  pas  le  même  ordre  pour  les  autres.  Cf.  Adv. 
Marc,  iv,  5,  P.  L.,  t.  n  (1844),  col.  366.  Il  en  est  de 
même  pour  saint  Cyprien.  Cf.  Th.  Zahn,  Geschichte  des 
N.  T.  Kanons,  t.  ii,  p.  59  sq.  et  344-354. 

Marcion  suit  un  ordre  tout  différent.  Il  donne  d'abord 
le  groupe  des  quatre  grandes  épîtres  dans  l'ordre  sui- 
vant :  Gai.,  Iet  II  Cor.,  Rom.;  puis  le  groupe  des  autres 
épîtres  sauf  les  pastorales  :  I  et  II  Thess.,  Laodic. 
(Ephes.),  Col.,  Philip.,  Philem.  A-t-il  voulu,  pour 
chaque  groupe,  suivre  l'ordre  chronologique?  C'estpos- 
sible;  mais  il  a  pu  également  placer  l'Épître  aux 
Galates  la  première  parce  qu'elle  était  la  plus  hostile 
aux  judaïsants.  En  tout  cas  l'on  ne  saurait  le  regarder 
comme  un  témoin  de  l'ordre  traditionnel  le  plus  ancien 
des  épîtres. 

Ce  n'est  qu'à  partir  du  ine  siècle  que  l'Épître  aux 
Romains  est  mise  en  tête  de  la  liste.  Cf.  Zahn, 
Rômerbrief,  p.  1  sq.  Elle  l'est  déjà  dans  P",  papyrus 
Chester  Beatty.  Saint  Athanase,  dans  sa  Lettre  pas- 
cale, en  date  de  367,  P.  G.,  t.  xxv,  col.  1437,  dit  que 
les  épîtres  sont  inscrites  dans  l'ordre  suivant  :  «  En 
premier  lieu  l'Épître  aux  Romains...  ».  Il  n'affirme 
d'ailleurs  point,  comme  on  le  lui  fait  dire,  que  cette 
épître  a  été  écrite  la  première.  Il  reproduit  simplement 
une  liste  où  sont  inscrites  les  épîtres  ttj  T<iJ;ei  ypaç6|j.svai 

OÛTOÇ. 

La  liste  du  Codex  Claromontanus  (Dp),  liste  plus 
ancienne  que  le  ms.  et  probablement  du  ive  siècle, 
place  également  l'Épître  aux  Romains  la  première;  cet 
ordre  a  prévalu  dans  les  listes  postérieures. 

Les  listes  primitives  attestées  par  le  Canon  de  Mura- 
tori,  Tertullien,  Cyprien,  Origène  plaçant  I  Cor.  en  tête 
des  épîtres,  ont  fait  croire  à  Zahn  que  la  première  col- 
lection avait  été  faite  à  Corinthe.  Le  fait  serait  confirmé 
par  la  lettre  de  saint  Clément,  xlvii,  2,  vers  l'an  96, 
cf.  Zahn,  Geschichte  des  N.  T.  Kanons,  t.  i,  p.  835  ; 
Harnack  a  partagé  cette  opinion  en  s'appuyant  sur 
I  Cor.,  i,  2.  Die  Briefsammlung  des  Apostels  Paulus, 
p.  8  sq. 

2°  Les  témoins  du  texte.  —  Les  témoins  du  texte  de 
l'Épître  aux  Romains  se  répartissent  en  trois  groupes 
représentant  chacun  un  type  de  texte. 

1.  Le  premier  groupe  comprend  ceux  qui  appar- 
tiennent aux  types  appelés  neutre  et  alexandrin  dans 
le  système  de  Westcott-Hort  ;  d'abord  les  plus  anciens 
onciaux,  qui  paraissent  le  plus  exempts  de  retouches, 
d'additions,  de  corrections  harmonisantes.  11  comprend 
également  les  versions  coptes  ou  égyptiennes  et  les 
écrits  des  Pères  de  l'Église  d'Alexandrie.  Von  Soden 
regarde  tous  ces  témoins  comme  fournissant  un  texte 
revisé  sous  l'influence  d'Hésychius  entre  le  me  et  le 
ive  siècle.  Cette  hypothèse,  qui  n'est  pas  suffisamment 
établie,  déprécie  la  valeur  des  plus  anciens  témoins, 
c'est-à-dire  des  onciaux  du  ive  et  du  ve  siècle.  Lietz- 
mann,  dans  son  introduction  à  la  critique  textuelle 
des  épîtres  de  Paul,  groupe  tous  ces  témoins  sous  le 
titre  de  «  texte  égyptien  ».  An  die  Kômer;  Einjùhrung 
in  die  Textgeschichte  der  Paulusbriefe,  p.  6  sq.  ;  von  So- 
den l'appelle  type  H;  Lagrange,  type  B.  Cf.  Lagrangc, 
Critique  textuelle,  t.  il,  p.  466  sq. 

A  ce  groupe  appartiennent  les  onciaux  suivants  : 
N  ou  S  [01  ;  8  2],  Sinaïticus,  du  ive  siècle.  Il  contient 
toute  la  Bible.  —  B  [03  ;  8  1  ],  Vaticanus,  du  rv<  siècle. 
H  contient  toute  la  Bible.  Pour  les  épîtres  de  saint  Paul 
il  offre  des  retouches  dans  le  sens  du  texte  dit  occiden- 
tal et  semble  parfois  moins  sûr  que  N.  Toutefois  il  ne 
faut  pas  exagérer  l'influence  du  texte  occidental  sur 
ce  ms.,  au  point  de  le  regarder  comme  une  recension 


du  type  D.  Cf.  Lagrange,  Critique  textuelle,  t.  n, 
p.  466  sq.  —  A  [02;  8  4],  Alexandrinus,  du  ve  siècle.  Il 
contient  toute  la  Bible.  Les  corrections  ou  variantes 
singulières  qu'il  offre  l'ont  fait  regarder  comme  repré- 
sentant un  type  de  texte  alexandrin.  En  réalité,  tout 
en  appartenant  pour  le  fond  au  groupe  B  ou  H  (groupe 
égyptien),  il  se  rattache,  par  la  tenue  littéraire,  au  type 
syrien  ou  antiochien.  —  C  [04  ;  8  3]  Codex  Ephrœmi 
rescriptus,  palimpseste  du  Ve  siècle.  Il  contient  toute 
la  Bible,  mais  offre  des  lacunes  :  pour  l'Épître  aux 
Romains,  n,  5-m,  21  ;  ix,  6-x,  15  ;  xi,  31-xm,  10. 

Parmi  les  cursifs  signalons  surtout  33  [8  48]  =  17 
parmi  les  pauliniens.  Minuscule  du  ixe  ou  du  xe  siècle. 
Voir  "Westcott-Hort,  The  New  Testament  in  the  original 
greek,  Introduction,   §  211. 

Parmi  les  papyrus  d'Oxyrhynque,  quelques-uns 
nous  ont  conservé  des  fragments  de  l'epître  :  P10 
\Oxyr.,  n,  209]  de  l'an  316  environ,  contient  Rom.,  i. 
1-7.  Ce  n'est  pas  un  fragment  de  ms.  ;  les  uns  y  voient 
un  exercice  d'écriture,  d'autres  une  amulette.  Il  est 
dans  la  ligne  du  Vaticanus.  Cf.  Nestle-Dobschùtz, 
Einfulirung  in  das  griechische  Neue  Testament,  1923, 
p.  144  ;  Deissmann,  Liehl  vom  Osten,  4e  éd.,  p.  203  sq. 

—  P'-6  \Oxgr.,  xi,  1354],  du  vie  ou  du  vne  siècle,  con- 
tient Rom.,  i,  1-16.  Texte  en  assez  mauvais  état.  — ■ 
P2'  [Oxyr.,  xi,  1355],  du  IIIe  siècle,  contient  Rom.,  vm, 
12-22,  24-27,  33-39  ;  ix,  1-3,  5-9  ;  en  très  mauvais  état. 
Il  s'accorde  avec  le  Vaticanus.  —  P32  [Hunt,  1911],  du 
vie  ou  du  viic  siècle,  contient  un  fragment  de  Rom.,  xn. 

—  P40  [Heid'ilberg,  45].  du  ve  ou  du  vi8  siècle,  contient 
Rom.,  i,  24-27.  —  Ces  papyrus,  spécialement  P10  et 
P27  témoignent  de  la  haute  antiquité  du  texte  repré- 
senté par  le  Vaticanus. 

P"  ou  papyrus  Chestei  Beatty  est  un  codex  des 
épîtres  de  Paul  datant  du  commencement  du  me  siè- 
cle. Il  a  été  récemment  publié  par  F. -G.  Kenyon,  The 
Chester  Beatty  biblical  papijri,  fasc.  3,  Pauline  Epistles 
and  Révélation,  Londres,  1934. 

Il  se  compose  de  dix  feuilles  ne  contenant  que  des 
fragments  de  certaines  épîtres.  Pour  l'Épître  aux  Ro- 
mains, il  contient  Rom.,  v,  17-vi,  3,5-14  ;  vin,  15-25, 
27-35  ;  ix,  22-32  ;  x,  1-11,  12-xi,  2,  3-12,  13-22,  24-33. 
Une  autre  partie  du  manuscrit,  trente  feuilles,  a  été 
publiée  par  H.  A.  Sanders,  A  Third-Century  papyrus  oj 
the  Epistles  of  Paul,  University  of  Michigan,  1935,  et 
reproduit  par  Kenyon  dans  un  supplément  au  fasc.  3 
mentionné  ci-dessus,  Londres,  1936.  Le  codex  com- 
prend ainsi  les  cinq  sixièmes  des  épîtres  pauliniennes. 
Cette  seconde  partie  contient  Rom.,  xi,  35  à  la  tin. 
L'Épître  aux  Hébreux,  i-ix,  26,  y  est  placée  immédia- 
tement après  Rom.  Le  papyrus  place  la  doxologie,  xvi, 
25-27,  entre  les  f.  32  et  33  du  c.  xv.Il  détache  ainsi  le 
c.  xvi,  1-23  comme  une  entité  distincte,  mais  il  marque 
en  même  temps  l'unité  du  c.  xv  avec  le  reste  de  l'epître. 
Il  s'accorde  le  plus  souvent  avec  B  puis  avec  A  et  X. 
Il  marque  une  tendance  à  rondre  le  texte  plus  coulant 
par  de  légères  modifications  ou  des  omissions.  Ce  texte 
appartient  donc  nettement  au  groupe  «  égyptien  »  bien 
qu'on  y  rencontre  déjà  la  tendance  à  rendre  le  texte 
plus  clair  et  plus  coulant,  tendance  qui  caractérisera 
plus  tard  le  texte  antiochien  ou  Koiné.  Il  s'accorde 
aussi  assez  souvent  avec  D,  mais  il  reste  étranger  à  bon 
nombre  de  corruptions  de  DG.  Il  donne  l'impression 
que  ces  corruptions  sont  allées  en  s'augmentant,  du 
papyrus  jusqu'à  D.  En  somme  ce  ms.,  contemporain 
d'Origène,  est  en  faveur  de  l'antiquité  et  de  la  valeur 
du  texte  égyptien  dont  le  principal  représentant  est  B. 
Sanders  n'est  pas  éloigné  d'y  voir  le  texte  neutre  de 
Westcott-Hort.  Voir  Lagrange,  Critique  textuelle,  t.  II. 
p.  473  sq.  et  652  sq. 

Au  même  groupe  appartiennent  les  versions  coptes. 
1.  Version  sahidique,  dans  le  dialecte  de  la  haute 
Egypte,  vraisemblablement  du  me  siècle  ;  édition  cri- 


2851 


ROMAINS    fEPITRE    AUX).    TÉMOINS    DU    TEXTE 


2852 


tique  par  G.  Horner,  The  coptic  version  of  the  N.  T.  in 
Ihc  Southern  dialcct,  t.  iv,  The  Epistles  of  S.  Paul, 
Oxford,  1920.  —  2.  Version  bohaïrique,  dans  le  dia- 
lecte de  la  basse  Egypte,  pas  antérieure  au  ive  ou 
même  au  v  siècle  ;  édition  critique  par  G.  Horner,  The 
coptic  version  of  Ihc  N.  T.  in  the  Northern  dialect.,  t.  in, 
Oxford,  1905. 

A  ce  groupe  se  rattache  aussi  le  texte  d'Origène. 
Le  commentaire  de  l'Épître  aux  Romains  ne  nous 
est  parvenu  que  dans  la  traduction  latine  de  Rufin, 
P.  G.,  t.  xiv.  Certaines  leçons  latines  appartiennent 
clairement  à  Rufin.  On  n'a  donc  point  toujours  la  cer- 
titude que  les  leçons  du  texte  latin  de  Rufin  reprodui- 
sent celles  du  texte  grec  d'Origène.  Toutefois  un  ms. 
grec  du  x1'  siècle,  trouvé  au  Mont  Alhos  par  von  der 
Goltz,  nous  a  conservé  le  texte  grec  suivi  par  Origène 
dans  son  commentaire  de  l'épîlre  :  Laura  Alhos,  184, 
BG4  [17.H9  ;  a  78).  Cf.  O.  Bauernfeind,  Der  Rômer- 
brieflcxt  des  Origenes,  dans  Texte  und  Unlers.,  t.  xliv, 
1923,  fasc.  .'5.  La  meilleure  étude  sur  cet  important  ms. 
est  celle  de  Kirsopp  Lake,  Six  collations  of  New 
Testament  manuscripts  (Harvard  tleological  sludies, 
t.  xvn),  p.  141-219,  Cambridge,  1932. 

Ce  texte  est  plus  près  du  texte  égyptien  que  des  deux 
autres.  Lagrange  estime  que  l'on  ne  saurait  le  quali- 
fier de  césaréen  bien  qu'il  soit  probablement  originaire 
de  Césaréi-.  Cf.  Lagrange,  Critique  textuelle,  t.  n, 
p.  470  sq. 

A  ce  groupe  il  faut  ajouter  enfin  les  leçons  de  saint 
Athanase  et  de  saint  Cyrille  d'Alexandrie,  dans  U-s 
fragments  qui  nous  restent  de  son  commentaire  sur 
l'Épître  aux  Romains,  P.  G.,  t.  lxxiv,  col.  773-855. 

2.  Le  second  groupe  de  témoins  représente  le  texte 
dit  occidental.  Il  comprend  des  éléments  assez  divers. 
Von  Soden  l'appelle  type  /,  Lagrange,  type  D,  de  son 
principal  représentant,  DP. 

Ce  groupe  comprend  d'abord  les  onciaux  gréco- 
latins  dont  le  texte  grec  dépend  assez  souvent  de  l'an- 
cienne version  latine  remontant  au  nc  siècle  et  connue 
surtout  par  les  citations  des  Pères  latins  antérieurs  à  la 
Vulgate  : 

Dp  [06;  a  1020],  Codex  Claromontanus,  qu'il  ne  faut 
pas  confondre  avec  D«,  Codex  Bezœdes  Évangiles  et  des 
Actes.  Il  est  du  vr8  siècle  ;  le  texte  est  disposé  sur  deux 
colonnes,  à  gauche  le  grec,  à  droite  le  latin.  Le  texte 
latin  est  celui  de  l'ancienne  latine  avant  saint  Jérôme  ; 
il  n'a  donc  point  été  fait  pour  le  ms.  Il  diffère  du  texte 
grec  dans  Rom.,  iv,  9  ;  v,  6,  14  ;  vi,  5  ;  xiv,  5.  Le  grec 
offre  une  lacune  pour  i,  1-7,  il  a  été  suppléé  dans  i,  27- 
30  par  une  main  tardive,  ainsi  que  le  latin  dans  i,  2  1 
27.  On  cite  Dsr  ou  D  pour  le  texte  grec  et  d  pour  le 
latin. —jEf  [06;  a  1027],  du  ix'  siècle,  n'est  qu'une 
copie  de  DP,  non  un  témoin  distinct,  li  contient  les 
passages  omis  dans  DP,  mais  offre  des  lacunes  pour 
Rom.,  vin,  21-33  et  XI,  15-25.  —  Gp  [012;  a  1028], 
Codex  Boernerianus  (du  nom  du  professeur  Boerner  de 
Leipzig,  1705),  du  ix1'  siècle;  grec-latin  interlinéaire; 
il  offre  une  lacune  pour  Rom.,  i.  1-5.  Il  est  cité  GST 
pour  le  grec  cl  g  pour  le  latin.  Dans  DP  et  GP  le  grec  a 
souvent  été  influencé  par  le  latin;  cf.  Rom.,  i,  32; 
vin,  20;  xn,  9;  xin,  12.  FP  [010;  y  1029],  Codex 
Augiensis  (de  Reichenau,  Augia  dives),  du  ix"  siècle.  Le 
grec  dépend  de  G  et  le  latin  est  très  proche  de  la  Vul- 
gate. Ce  n'est   donc  pas  un  témoin  ayant  une  autorité 

propre.  H  offre  une  lacune  pour  Rom.,  i.  1  m,  19.  — 
2  [018;  a  1],  pa'impseste  du  v  siècle,  au  Vatican, 
gr.  2001.  v.  Cf.  Batiffol,  L'abbaye  de  Rossano,  1891, 
p.  02.  71  sq.  :  von  Soden,  Die  Schriften  des  Neuen 
Testaments,  1. 1, 1,  p.  215.  Il  ne  contient  de  l'Épître  aux 
Romains  que  xm.  1  xv,  9  (fol.  :iu.">>. 

A  ce  même  groupe  appartiennent  les  représentants 
du  texte  latin  de  l'ancienne  version  latine.  D'abord  le 
texte  latin  de  DP,  BP,   GP  cités  d,  e,  g.  A   noter  que  </ 


et  g  sont  les  seuls  qui  aient  une  originalité  propre. 
Voir  plus  haut,  col.  2851.  Mentionnons  également  gw 
(  Guelfcrbglanus)  de  Wolfenbtittel,  palimpseste  go- 
thique du  viP  siècle,  qui  contient  des  fragments  de 
Rom.,  xi-xv.  Cf.  \V.  Streitberg.  Die  gotischc  Bible, 
t.  i,  Heidelberg,  1908,  p.  xxvi,  237-249. 

Puis  les  Fragments  de  Freising,  publiés  par  dom  de 
Bruyne,  Rome,  1921,  probablement  d'origine  espa- 
gnole, des  VIe  et  vu"  siècles.  Ils  sont  notés  dans  Nestle- 
Dobschutz,  Einfûhrung  in  das  griechische  Neue  Testa- 
ment, ]).  105  :  rpl,  rp2,  rp";  ils  contiennent  Rom.,  v, 
16-Vi,  19  et  xiv,  10-xv,  13.  l'n  autre  fragment  de 
l'Épître  aux  Romains,  de  Heidelberg.  du  vie  siècle. 
contient  quelques  versets  :  v,  14,  15,  17,  19,  20,  21  ; 
vi,  1-2.  Il  est  noté  rp*  dans  Nestle-Dobschutz,  ibid. 
Cf.  R.  Sillib,  Fin  Bruchstùck  der  augustinischen  Bibel, 
dans  Zeitschriftf.  d.  N.  T.  Wissenscliafl,  1900,  p.  82-86. 

Il  faut  ajouter  aux  manuscrits  les  citations  des  plus 
anciens  Pères  latins  :  saint  Cyprien,  Priscillicn,  Tertul- 
lien,  le  traducteur  de  saint  Irénée  ;  puis  les  textes  des 
commentaires  antérieurs  à  la  Yulgatc  :  l'Ambrosiaster 
(366-381),  à  Rome;  son  texte  diffère  sensiblement  de 
celui  de  saint  Cyprien,  mais  ressemble  à  celui  de  Lucifer 
de  Cagliari,  son  contemporain.  Cf.  A.  Sou  ter,  Astudy  of 
Ambrosiasler,\>.  195  sq.,  dans  Texts  and  Sludies,  t.  vii,4, 
Cambridge,  1905.  Pelage,  dans  les  deux  principaux  ma- 
nuscrits qui  nous  l'ont  transmis,  l'un  du  vmc-ixa  siècle 
et  l'autre  du  xve,  le  texte  biblique  a  été  parfois  corrigé 
dans  le  sens  de  la  Vulgate.  D'autres  manuscrits  ont 
conservé  le  texte  de  l'ancienne  latine.  Cf.  A.  Souter, 
Pelagius's  expositions  of  thirlecn  epistles  of  S.  Paul, 
Cambridge,  1926-1931.  S.  Augustin,  Fxpositio  inchoala 
in  Ep.  ad.  Romanos,  P.  L.,t.  xxxvi,  col.  2063-2147.  Le 
Spéculum,  P.  L.,  t.  xxxiv,  col.  994  sq.,  qui  date  de 
127,  donne  un  texte  conforme  à  la  Vu'gatc,  sauf  dans 
les  introductions.  Cet  accord  avec  la  Vulgate  peut  être 
l'œuvre  d'un  correcteur. 

D'après  Lagrange,  Critique  textuelle,  t.  Il,  p.  189  sq., 
l'ancienne  version  latine  de  saint  Paul  est  une  dans 
son  origine.  Les  différences  depuis  Cyprien  jusqu'au 
Ve  siècle  s'expliqueraient  par  le  fait  de  recenseurs  qui 
ont  travaillé  sur  le  même  fond.  La  preuve  en  serait  que 
certaines  erreurs  de  traduction  se  retrouvent  partout. 
La  comparaison  avec  Tertullien,  qui  traduisait  à  sa 
manière,  rend  la  chose  encore  plus  vraisemblable. 
Cette  version  serait  née  en  Afrique,  dès  avant  Cyprien. 
Cf.  aussi  H.  Rcensch,  Das  Neue  Testament  Tertullians, 
Leipzig,  1871  ;  II.  von  Soden,  Das  laleinische  Neue 
Testament  in  Africa  zur  Zeil  Cijprians,  Leipzig,  1909  = 
Texte  u.  Unters..  t.  xxxiii,  p.  589-593  (n'a  utilisé  que 
les  citations  de  saint  Cyprien);  E.  Diehl,  Zur  Text- 
geschichte  des  lateinischen  Paulus,  dans  Zcitschrift  fur 
die  N.  T.   Wissenscliafl,  1921,  p.  97  sq. 

La  Vulgate  des  épîtres  pauliniennes  est-elle  l'œuvre 
de  saint  Jérôme  comme  celle  des  évangiles?  A  s'en 
tenir  aux  affirmations  de  saint  Jérôme  et  aux  données 
de  la  tradition,  la  chose  ne  semble  pas  douteuse.  La 
comparaison  de  la  Vulgate  des  épîtres  avec  celle  des 
évangiles  est  favorable  à  l'opinion  traditionnelle  :  on 
y  remarque  la  même  tendance  à  se  rapprocher  du  grec, 
à  réagir  contre  les  leçons  du  texte  occidental  ;  les 
mêmes  caractères  littéraires  :  choix  des  mots  et  cons- 
tructions. Mais  saint  Jérôme  a  fait  celte  revision  après 
ses  commentaires  datant  de  l'an  387  et  dont  le  texte 
est  sensiblement  différent  de  celui  de  la  Vulgate.  On 
ne  saurait  donc  invoquer  le  texte  de  ces  commen- 
taires pour  prouver  (pie  la  revision  n'a  pas  été  faite. 
D'ailleurs  elle  a  élé  moins  profonde  que  celle  des  évan- 
giles, car  les  épîtres  n'offraient  pas  la  variété  de  leçons 
(pie  l'on  trouvait  dans  les  évangiles.  En  un  mot,  la 
Vulgate  de  saint  Jérôme  n'est  point  une  traduction 
nouvelle,  mais  bien  une  revision  de  l'ancienne  latine 
sur  plusieurs  manuscrits  grecs.  Elle  offre  donc  et  des 


2853 


ROMAINS    (ÉPITRE    AUX).    CRITIQUE    TEXTUELLE 


2854 


leçons  de  l'ancienne  version  latine  et  dos  corrections 
d'après  le  texte  grec  oriental.  Elle  réagit  contre  le 
texte  occidental  et  elle  est  d'une  meilleure  tenue  lilté- 
raire  que  l'ancienne  latine.  L'édition  de  Wordsworth 
et  White.  Novum  Testamcntum  Domini  nostri  Jesu 
Christi  latine,  pars  1»,  fasc.  1.  Epistola  ad  Eomanos, 
Oxford,  1913,  contient  un  riche  apparatus  pour  les 
versions  latines.  La  petite  édition,  par  White,  Novum 
Testamcntum  latine,  editio  minor,  Oxford,  1911,  est 
reproduite  dans  l'édition  du  texte  de  Nestlé  etdeMerk. 

3.  Le  troisième  groupe  de  témoins  représente  le  texte 
«  syrien  »  ou  «  antiochien  »,  celui  de  Basile,  d'Éphrem, 
de  Jean  Chrysostome,  de  Théodoret.  Il  doit  probable- 
ment sa  formation  a  la  receusion  faite  par  le  prêtre 
Lucien,  à  Antioehe,  avant  312.  Cf.  Nestle-Dobschûtz, 
op.  cit.,  p.  26-27.  Son  caractère  est  celui  d'un  texte 
«  revu  et  poli  à  l'usage  des  gens  cultivés  »,  Lagrauge, 
op.  cit.,  p.  486.  (l'est  d'ailleurs  ce  qui  a  fait  sa  fortune 
comme  texte  officiel  de  Byzance. 

Il  a  assez  faiblement  subi  l'influence  du  texte  occi- 
dental. Ce  sont  plutôt  les  manuscrits  gréco-latins  qui 
auraient  subi  son  influence  dans  les  leçons  coulantes. 
Yon  Soden  le  représente  par  A'  ( Koiné),  Lagrauge.  par 
A.  L'on  n'accorde  en  général  (pu-  peu  de  valeur  aux 
leçons  propres  de  ce  type  de  texte. 

Les  onciaux  qui  le  représentent  ne  sont  pas  anté- 
rieurs au  IXe  siècle.  Citons  les  suivants  :  K*P{018;  I1]; 
du  ixc  siècle,  contient  les  épîtres  catholiques  et  saint 
Paul,  avec  des  notes  marginales;  au  Mont  Athos.  — 
i>P  [020;  a  5],  du  IXe  siècle,  contient  les  Actes,  les 
épîtres  catholiques  et  saint  Paul;  Biblioteca  Angelica. 
39,  Rome.  —  PaPr  [025  ;  a  3],  du  IXe  siècle,  palimpseste 
de  1301,  contient  les  Actes,  les  épîtres  catholiques, 
saint  Paul  et  l'Apocalypse  ;  oflre  des  lacunes  pour 
l'Épître  aux  Romains  :  n,  15-ni,  5;  vm.  33-ix,  11  ; 
xi,  22-xn,  1  ;  pour  les  épîtres  pauliniennes  il  se  rap- 
proche beaucoup  de  AC. 

A  ce  groupe  appartient  la  version  syriaque  Peschitto, 
du  ve  siècle  dans  sa  forme  actuelle.  On  en  trouvera  le 
texte  dans  l'édition  de  Vienne,  1555,  par  J,  A.  Wid- 
manstad  et  Moïse  de  Mardin,  el  dans  l'édition  de 
J.  Lerisden  et  C.  Schaaf.  Novum  Testamcntum  sijriu- 
cum  cum  versione  latina,  Leyde,  1708-1709,  reproduite 
dans  les  polyglottes  de  Londres  et  de  Paris  ;  également 
dans  l'édition  en  caractères  orientaux  publiée  à  Mos- 
soul  par  les  dominicains,  3  vol.,  LS87-1892.  Voir  aussi 
The  New  Testament  in  syriac,  édition  de  la  Société 
biblique  de  Londres,  t.  n  (Épîtres),  1920.  Pour  les 
épîtres  de  saint  Paul,  comme  pour  les  évangiles,  celle 
version  est  la  revision  d'une  ancienne  version  sy- 
riaque dont  on  retrouve  le  texte  dans  les  citations  de 
saint  Éphrem  et  parfois  aussi  dans  celles  d'Aphraate  : 
cf.  Patr.  sur.,  t.  i,  p.  xxvn. 

Malheureusement  nous  n'avons  plus  en  syriaque  le 
commentaire  de  saint  Éphrem  sur  les  épîtres  de  saint 
Paul.  Il  nous  est  parvenu  sous  une  forme  abrégée  dans 
une  version  arménienne  traduite  en  latin  par  les  méchi- 
taristes  de  Venise  :  J.  Ephrœmi  Syri  commenlarii  in 
epistolas  D.  Pauli  nunc  primum  ex  armenico  in  lalinum 
sermonem  a  patribus  Mekilarislis  translali,  Venise, 
1893.  Cette  traduction  permet  de  reconnaître  dans  bien 
des  cas  la  leçon  suivie  par  saint  Éphrem.  En  général, 
saint  Éphrem  est  moins  près  du  texte  antiochien  que  la 
Peschitto.  Il  n'est  point  démontré,  comme  l'a  soutenu 
von  Soden,  que  la  Peschitto  ait  eu  une  grande  influence 
sur  les  manuscrits  grecs,  pour  les  leçons  où  elle  s'écarte 
du  texte  antiochien.  Cf.  Lagrauge,  op.  cit.,  p.  517. 

Notons,  dans  le  même  groupe,  la  version  gothique, 
qui  dut  être  faite  vers  350.  Les  épîtres  de  saint  Paul  ne 
nous  sont  parvenues  qu'à  l'état  fragmentaire  dans  trois 
manuscrits  très  peu  différents  du  vie  siècle  et  un  manus- 
crit gothique-latin  du  ve.  (Voir  col.  2852  )  Cette  version 
appartient  nettement  au  texte  antiochien,  mais  elle  a 


subi  aussi  assez  nettement  l'influence  de  l'ancienne 
version  latine,  surtout  dans  saint  Paul.  Voir  W.  Streit- 
berg.  Die  gotische  Bibel,  Heidelberg,  1908,  dans  Ger- 
manische  Bibliothek,  t.  n,  Abt.  3,  et  21-'  éd.,  1919.       ' 

3°  La  critigue  textuelle.  —  Dans  le  système  de  "West- 
COtt-Hort, suivi  d'assez  près  par  Grégory,  on  attribuait 
une  grande  autorité  aux  anciens  manuscrits  onciaux 
B,  N,  A,  C,  représentant  les  textes  dits  «  neutre  »  et 
«  alexandrin  »,  tout  en  reconnaissant  dans  B,  pour  les 
épîtres  de  saint  Paul,  des  retouches  dans  le  sens  du 
texte  occidental. 

Von  Soden  a  suivi  une  voie  assez  différente.  Il  a 
regardé  ces  témoins  anciens  comme  appartenant  tous 
au  même  type  et  représentant  un  texte  revisé  par 
Hésychius  à  Alexandrie  entre  le  nre  et  le  IVe  siècle.  Ils 
auraient  fortement  subi  l'influence  d'Origène  et  leurs 
variantes  singulières  perdraient  de  ce  fait  leur  valeur. 
Par  ailleurs  von  Soden  accorde  beaucoup  d'autorité 
aux  manuscrits  du  type  occidental  D,  E,  G,  F,  manus- 
crits gréco-latins,  où  le  grec  a  subi  l'influence  de  la  ver- 
sion latine.  Les  leçons  anciennes  particulières  de  ce 
texte,  en  ce  qui  concerne  saint  Paul,  s'expliqueraient 
surtout  par  l'influence  de  Marcion.  On  les  retrouverait 
dans  les  citations  de  Tertullien  et  d'Origène. 

D'autres  critiques  estiment  que  von  Soden  a  dépré- 
cié injustement  les  anciens  manuscrits  onciaux,  contre 
Lsquels  ne  sauraient  prévaloir  ni  la  recension  antio- 
chienne  du  texte,  recension  représentée  par  des  té- 
moins relativement  récents,  ni  le  texte  auquel  appar- 
tiennent les  manuscrits  gréco-latins.  Ce  dernier  texte 
d'ailleurs  forme  un  ensemble  beaucoup  trop  complexe 
pour  que  l'on  puisse  le  qualifier  de  recension  unique. 
Cf.  Xestlo-Dobsehutz,  op.  cit.,  p.  75;  Erwin  Nestlé, 
Novum  Testamentum  grœce  et  latine,  11e  éd.,  1932, 
p.  l.'i*  ;  Lagrange,  Épître  aux  Romains,  introduction, 
p.  i.wi  sq.  ;  Critigue  textuelle,  t.  n,  p.  483.  D'ailleurs 
les  papyrus  les  plus  anciens,  surtout  P10,  P27  et  P", 
sont  eu  faveur  des  onciaux  dont  B  est  le  principal 
représentant. 

D'autre  part  le  texte  de  Marcion  a-t-il  eu  sur  le  texte 
des  épîtres  de  saint  Paul  toute  l'influence  que  certains 
lui  ont  attribuée?  Il  y  a  une  cinquantaine  d'années,  l'un 
des  principaux  représentants  de  l'école  hollandaise, 
Van  Manen,  prétendait  que  le  texte  original  de  l'Épître 
aux  Romains  devait  être  le  texte  marciouite,  dont  il 
avait  essayé  une  [restitution.  En  dehors  de  ce  texte  il 
ne  voyait  que  des  interpolations.  Cette  thèse  extra- 
vagante a  été  reprise  de  nos  jours  et  accentuée  par 
un  groupe  de  néo-critiques  que  nous  retrouverons, 
col.  2857  sq.  Sans  tomber  dans  ces  extravagances,  von 
Soden  a  attribué  à  Marcion  une  certaine  influence  sur 
le  texle  des  épîtres  de  saint  Paul,  comme  au  Diatessa- 
ron  de  Tatien  sur  le  texte  des  évangiles.  Die  Schrijten 
des  Neuen  Testaments,  p.  21)28-2(135.  De  l'ait,  Marcion, 
pour  établir  sa  doctrine,  s'appuyait  sur  saint  Paul  dont 
il  altérait  délibérément  le  texte  authentique.  Dans 
quelle  mesure  ces  leçons  marcionites  se  sont-elles  in- 
troduites dans  la  tradition  manuscrite?  Pour  en  juger 
il  faudrait  pouvoir  comparer  le  texte  de  Marcion  à  un 
texte  non  recensé.  Harnack  a  restitué  avec  vraisem- 
blance le  texte  grec  de  Marcion.  Voir  art.  Marcion, 
t.  ix,  col.  2081.  Mais  où  prendre  le  second  terme  de 
comparaison  ?  Lorsque  Marcion  s'accorde  avec  D  et  la 
version  latine  ancienne  contre  les  recensions  égyp- 
tienne et  antiochienne,  doit-on  conclure  qu'il  a  in- 
fluencé le  texte  occidental  ou  bien  supposer  que  lui- 
même  dépend  de  ce  texte  dans  la  plupart  des  cas?  L'on 
aurait  tort  sans  doute  de  poser  en  principe  l'une  aussi 
bien  que  l'autre  de  ces  deux  alternatives.  Lorsque 
Marcion  vint  en  Italie  vers  l'an  140,  emportant  vrai- 
semblablement avec  lui  son  texte  propre,  existait-il 
déjà  un  texte  du  type  occidental?  La  chose  est  très 
vraisemblable  et  elle  semble  confirmée  par  les  cita- 


ROMAINS    (É PITRE    Al  X).    AUTHENTICITÉ 


2856 


tions  de  saint  .Justin  et  de  Clément  d'Alexandrie. 
Cf.  Nestte-Dobschiitz,  op.  cit.,  p.  12-13  ;  20-21.  En  tout 
cas,  le  texte  de  Mareion,  tel  que  Harnack  l'a  restitué, 
offre  des  caractères  généraux  contraires  à  ceux  du  texte 
occidental.  Mareion  coupe,  retranche,  abrège,  modifie 
pour  des  raisons  doctrinales  ou  même  sans  raison  appa- 
rente, tandis  ((ne  la  caractéristique  du  texte  occiden- 
tal est  plutôt  la  plénitude,  la  prolixité,  parfois  la  sur- 
charge. Lietzmann,  Rômer,  3e  éd.,  1928,  p.  14,  est 
d'avis  que  Mareion  a  fait  sa  rédaction  des  épîtres  pau- 
liniennes  en  travaillant  sur  un  texte  occidental  déjà 
établi.  Chapman  estime  qu'il  dépend  du  texte  occi- 
dental dans  la  plupart  des  cas.  Revue  bénédictine,  1012, 
p.  244  sq.  Le  P.  Lagrange  nie  que  Mareion  ait  eu  quel- 
que influence  sur  les  leçons  particulières  du  texte  D. 
Il  estime  qu'il  a  opéré  ses  transformations  sur  le  texte 
le  plus  ancien,  c'est-à-dire  B,  mais  qu'il  a  pu  avoir 
dans  la  suite  quelque  influence  sur  la  reproduction  des 
manuscrits.  Lagrange,  Critique  textuelle,  t.  il,  p.  51 1  sq. 

L'on  voit  combien  la  question  est  complexe.  Il  faut 
plutôt  traiter  les  leçons  comme  des  cas  d'espèce.  En  ce 
qui  concerne  le  texte  de  l'Épître  aux  Romains  on  voit 
une  leçon  marcionite  dans  i,  16  (sans  7rpâ>TOv),  leçon 
passée  dans  G  et  B.  Cf.  Tertullien,  Adv.  Marc,  v.  13, 
éd.  Kroymann,  p.  619;  Harnack,  Mareion,  éd.  1924, 
p.  102*  sq.  Mareion,  spécialement,  coupait  les  citations 
et  les  formules  de  citations,  comme  Rom.,  i,  17; 
xn,  19.  Il  écrivait,  x,  3,  àYvooûvTeç  yàp  tôv  6sôv,  au 
lieu  de  tyjv  toû  Geoû  St,xai,oaûv7)v,  ce  qui  se  conçoit 
facilement;  Tertullien  lit  également  :  Deum  ignoran- 
tes, Adv.  Marc,  v,  14,  p.  G24.  Or  ces  leçons,  dont  la  der- 
nière surtout  est  très  caractéristique,  n'appartiennent 
pas  au  texte  occidental.  Par  contre  tcov  zù<x.YyskiC,o- 
pivwv  elp7jv7)v,  x,  15,  pour  compléter  la  citation  d'Isaïe, 
est  une  leçon  du  texte  occidental,  passée  dans  la  Vul- 
gate,  contre  le  texte  égyptien.  Von  Soden  y  a  vu  une 
leçon  marcionite,  op.  cit.,  p.  2030,  mais  ce  n'est  qu'une 
interpolation  sous  l'influence  des  Septante.  Cf.  Lietz- 
mann, Rômer,  p.  101  ;  Lagrange,  Épître  aux  Romains, 
Introduction,  p.  i.xxi-lxxii.  En  général  bien  des 
leçons  regardées  comme  marcionites  peuvent  s'expli- 
quer autrement  et  Mareion  ne  semble  pas  avoir  eu  sur 
le  texte  occidental  l'influence  prépondérante  que  cer- 
tains lui  ont  attribuée. 

En  ce  qui  concerne  l'influence  de  Mareion  sur  le 
texte  latin  des  épîtres,  Lietzmann  avait  d'abord  sou- 
tenu que  la  première  traduction  latine  de  saint  Paul 
avait  pris  naissance  dans  les  «  cercles  »  marcionites. 
Dans  la  troisième  édition  de  son  commentaire,  il  a 
reconnu  que  cette  hypothèse  n'avait  en  sa  faveur  au- 
cun argument  solide  et  se  heurtait  plutôt  à  de  sérieu- 
ses difficultés.  Rômer,  3e  éd.,  1028,  p.  14-15.  Sans  doute. 
Tertullien,  en  réfutant  Mareion,  a  pu  adopter  certaines 
de  ses  leçons.  Mais  de  fait,  le  texte  de  saint  Cyprien,  le 
plus  ancien  que  nous  connaissions  pour  les  épîtres  et 
qui  ne  s'accorde  pas  avec  les  leçons  marcionites,  n'a 
pas  dû  être  fait  par  réaction  contre  une  version  mar- 
cionite. La  vieille  version  latine  devait  exister  de  très 
bonne  heure,  car  on  en  avait  besoin,  surtouten  Afrique, 
avant  que  l'on  ait  traduit  et  réfuté  Mareion.  Si  la 
vieille  version  latine  était  née  et  avait  été  adoptée  a 
Rome  dans  le  but  de  réfuter  le  marcionisme,  il  semble 
que  l'on  devrait  en  retarder  outre  mesure  la  propaga- 
tion dans  l'Église  latine.  Sur  l'ancienne  version  latine 
et  Mareion,  voir  E.  Dietal,  Aur  Textgeschichte  des  latei- 
nischen  Paulus,  dans  Zeitschr.  /tir  die  X.  T.  Wissen- 
sclta/t,  t.  xx,  1021,  p.  07  sq.  ;  II.  von  Soden,  Der  latei- 
nische  Paulustext  bei  Mareion  and  Tertultinn,  Festgabe 
fur  Adoir  Julicher,  Tubingue,  1927,  p.  220-281. 

On  a  attribué  une  origine  marcionite  à  la  doxologie, 
xvi,  25-27.  Selon  Harnack,  elle  aurait  pris  naissance 
dans  les  «  cercles  marcionites  »  et.  aurai!  été  transfor- 
mée dans  la  suite  par  les  i  catholiques    .  Op.  cit., 


p.  110*-111*.  Cette  hypothèse  ne  paraît  guère  fondée. 
Origène  affirme  au  contraire  que  la  doxologie  a  été 
enlevée  par  Mareion  :  penitus  abstulit.  P.  G.,  t.  xiv. 
col.  1290.  Voir  plus  loin,  col.  2863.  Cf.  Lagrange,  Cri- 
tique textuelle,  t   n,  p.  510  sq. 

On  a  également  attribué  une  origine  marcionite  aux 
prologues  des  épîtres  de  saint  Paul  transmis  dans  les 
anciens  manuscrits  de  la  Vulgate.  De  Rruyne,  Prologues 
bibliques  d'origine  marcionite,  dans  Revue  bénédictine. 
1007,  p.  1-16  ;  P.  Corssen,  dans  Zeitschr.  fur  die  N.  T. 
Wissenschaft,  1009,  p.  36  sq.,  07  sq.  ;  Harnack,  Mar- 
eion, p.  128*.  Cette  thèse  a  été  réfutée  par  W.  Mundle. 
Die  Hcrkunft  der  «  marcionitischen  »  Prologe  zu  den 
paulinischen  Bricjcn.  dans  Zeitschr.  fur  die  N.  T.  Wissen- 
schaft, 1925,  p.  56-77.  Harnack  a  maintenu  ses  posi- 
tions, ibid.,  1925,  p.  204-218.  Le  P.  Lagrange,  après 
avoir  accepté  la  même  thèse,  Épître  aux  Romains, 
Introd.,  p.  xxiv-xxv,  éd.  1016,  l'a  abandonnée  dans  la 
suite.  Revue  biblique,  1926,  p.  161-173.  Cf.  Revue  béné- 
dictine, 1927,  p.  221.  La  question  est  liée  à  celle  de 
l'Ambrosiaster  avec  lequel  ces  prologues  ont  une  com- 
munauté d'idées.  L'Ambrosiaster  dépend-il  des  pro- 
logues ou  inversement?  La  seconde  hypothèse  paraît 
la  plus  vraisemblable  à  Mundle  et  Lagrange.  En  tout 
cas  il  ne  semble  pas  démontré  que  l'Ambrosiaster  et  les 
prologues  en  question  contiennent  des  doctrines  ou 
même  révèlent  des  tendances  nettement  marcionites. 
Dans  la  mention  des  «  faux  apôtres  »  qui  ont  enseigné  la 
«  Loi  et  les  prophètes  »,  de  «  la  parole  de  vérité  »,  de  la 
«  véritable  foi  évangélique  »,  mention  qui  caractérise 
l'enseignement  de  saint  Paul,  d'après  les  «  prologues  , 
il  ne  faut  voir  que  des  termes  pauliniens  qui  ont  pu 
être  suggérés  par  les  épîtres.  Les  prologues  donnés 
comme  marcionites,  ainsi  que  les  idées  de  l'Ambrosias- 
ter sur  l'origine  et  la  situation  de  l'Église  de  Rome, 
n'ont  probablement  d'autre  origine  que  des  conjec- 
tures exégétiques  nées  à  la  lecture  de  Paul.  D'ailleurs 
ces  prologues  n'ont  jamais  été  soupçonnés  d'hérésie 
par  les  catholiques  qui  ont  recopié  la  Vulgate. 

II.  Authenticité  et  intégrité. —  1°  L'Épître  aux 
Romains  dans  l' Église  chrétienne.  —  On  trouve  des  res- 
semblances plus  ou  moins  frappantes,  dans  la  forme 
ou  dans  la  pensée,  entre  la  Ia  Pétri  et  l'Épître  aux 
Romains.  Voir  la  comparaison  des  textes  dans  Sanday 
et  Headlam,  A  commentary  on  theEpislle  to  the  Romans, 
p.  7  sq.  Ces  rapprochements  ne  sont  pas  tous  con- 
cluants ;  mais  plusieurs  passages  offrent  des  analogies 
qui  ne  peuvent  être  accidentelles.  A  noter  spécialement 
la  citation  d'Isaïe,  xxvm,  16  (cf.  vin,  14),  dans  I  Petr., 
n,  6,  8.  Les  mêmes  textes  sont  également  combinés 
clans  Rom.,  ix,  33.  On  pourrait,  il  est  vrai,  imaginer 
comme  source  commune  une  anthologie  de  textes  pro- 
phétiques groupés  par  analogie  de  sujets  ;  mais  c'est 
là,  semble-t-il.  une  hypothèse  assez  fragile.  Noter  éga- 
lement la  ressemblance  de  pensée  entre  Rom.,  xn,  1 
et  I  Petr.,  il,  5  :  la  notion  de  culte  et  de  sacrifice  spi- 
rituel. A  mentionner  également  les  recommandations 
de  Rom.,  xm,  1-7,  qui  se  retrouvent  dans  I  Petr.,  Il, 
13-17,  sous  une  autre  forme.  L'épître  de  Pierre  sup- 
pose une  situation  politique  différente  de  celle  de 
l'Épître  aux  Romains  ;  elle  apparaît  comme  secondaire 
et  utilise  probablement  des  textes  de  l'Apôtre. 

Il  est  difficile  d'établir  les  rapports  entre  l'épître  «le 
.Jacques  et  l'Épître  aux  Romains.  Les  rapprochements 
donnés  dans  Sanday,  d'après  Mayor,  ne  sont  guère 
concluants.  Il  s'agit  plutôt  d'un  contraste  de  doctrines 
que  d'une  dépendance  littéraire.  Voir  Jacques  (Épître 
de),  t.  VIII,  col.  263. 

Selon  Sanday,  p.  133.  la  doxologie,  Rom.,  xvi,  25- 
27.  offrirai!  un  type  de  doxologie  largement  répandu 
dans  la  suite.  On  en  retrouverait  l'influence  spéciale- 
ment dans  les  doxologies  de  Jud.,  2  I  25,  et  Hcb.,  XIII, 
20-21. 


2s:,7 


ROMAINS      E  PITRE    AUX).    LA    C  RIT  in  TE    MODERNE 


2858 


Clément  de  Rome,  Ignace,  Polycarpe  offrent  de 
nombreuses  citations  de  l'Épître  aux  Romains.  Ils  pos- 
sédaient vraisemblablement  le  Corpus  paulinum  déjà 
complet.  Cf.  Harnack,  Die  Briefsammlung  des  Apostels 
Paulus,  p.  6,  14.  Voir  les  références  à  l'épître,  dans 
Sanday,  op.  cit.,  p.  lxxx  sq.  et  dans  Funk,  Patres 
apostolici,  t.  i,  p.  (543  sq. 

Dans  saint  Justin  on  trouve  des  réminiscences  de 
l'épître  :  Dial.,  47  =  Rom.,  n,  4;  Dial.,  27  =  Rom.,  m, 
11-17  ;Dial.,  23  =  Rom.,  iv,  3  ;  Dial.,  44  =  Rom.,  ix, 
7;  Dial.,  32,  55,  64  =  Rom.,  ix,  27-29;  ApoL,  i, 
40  =  Rom.,  x,  18  ;  Dial.,  39  =  Rom.,  xi,  2-3.  Il  en  est 
de  même  dans  Athénagore,  Leg.  pro  Christ.,  xm  = 
Rom.,  xn,  1  ;  xxxiv   =  Rom.,  i,  27. 

Dans  saint  Hippolyte  on  trouve  des  citations  de 
l'épître  attribuées  aux  naasséniens,  aux  valentiniens, 
surtout  à  Basilide.  Cf.  Refutatio  (Philosophoumena) , 
v,  7;  vi,  36;  vu,  25.  Remarquer  l'usage  fait  par 
Basilide  des  passages  Rom.,  vm,  19,  22  et  v,  13,  14. 
Cf.  éd.  Wendland,  p.  202  sq. 

Les  interpolations  chrétiennes  dans  les  Testaments 
des  douze  patriarches,  antérieures  probablement  à  Ter- 
tullien,  dénotent  l'usage  de  l'Épître  aux  Romains. 
Cependant  Charles  est  porté  à  croire  que  saint  Paul  a 
utilisé  cette  littérature  apocryphe.  Cf.  R.-H.  Charles, 
The  Testaments  of  the  twelve  Palriarchs,  Londres,  1908, 
p.  lxi-lxv  ;  The  Apocrypha  and  Pseudepigrapha  of  the 
Old  Testament,  t.  i,  Oxford,  1913,  p.  292. 

Marcion,  vers  140,  est  le  premier  à  mentionner  expli- 
citement l'Épître  aux  Romains,  dans  l'Apostolicon.  Il 
la  cite  sous  le  titre  ripôç  'Pwlaaôouç.  Il  omettait  Rom., 
i,  19-n,  1  ;  m,  31-iv,  25  ;  ix,  1-33  ;  x,  5-xi,  32  ;  et  la 
doxologie,  xvi,  25-27.  Il  n'est  pas  démontré  qu'il  ait 
rejeté  également  les  c.  xv-xvi.  Il  les  avait  mutilés,  dis- 
secuit  et  non  desecuit  comme  restitue  Lietzmann.  Voir 
plus  loin,  col.  28G3  sq.  Il  omettait  également  de  courts 
passages  ou  les  modifiait  pour  les  adapter  à  sa  doc- 
trine, par  exemple,  x,  2-3  :  àyvooûvTeç  yàp  tôv  0eôv. 
Voir  plus  haut,  col.  2855. 

A  partir  de  saint  Irénée  l'épître  est  citée  fréquem- 
ment et  acceptée  comme  canonique  et  authentique 
par  toute  la  tradition.  Le  Canon  de  Muratori,  à  la  fin 
du  iie  siècle,  la  compte  parmi  les  treize  épîtres  de  saint 
Paul  et  lui  assigne  le  but  suivant  :  Romanis  autem  ordi- 
nem  Scripturarum  sed  et  principium  earum  esse  Chris- 
tian intimans  prolixius  scripsit. 

A  partir  de  la  fin  du  ne  siècle,  la  tradition  est  unanime 
à  attester  l'authenticité  de  l'Épître  aux  Romains.  Il 
est  inutile  de  multiplier  les  citations,  elles  sont  si  nom- 
breuses qu'elles  suffiraient  presque  à  reconstituer 
l'épître. 

2°  L'épître  et  la  critique  moderne.  —  Les  deux  der- 
niers chapitres  mis  à  part, rien  dans  la  tradition  manus- 
crite ou  patristique  ne  peut  fournir  prétexte  à  la  néga- 
tion de  son  authenticité.  Baur  et  son  école  l'avaient 
admise  comme  authentique  et.  à  l'heure  actuelle,  la 
très  grande  majorité  des  critiques  l'accepte  sans 
arrière  pensée.  On  pourrait  donc  se  dispenser  de  parler 
des  errements  de  l'école  hollandaise.  Mais  quelques 
vul  'arisateurs,  jouant  le  rôle  d'extrémistes, ont  rajeuni 
ses  arguments  dans  un  but  de  propagande  anti  chré- 
tienne et  les  ont  présentés  comme  des  découvertes 
scientifiques.  Il  n'est  donc  point  inutile  de  montrer 
quels  furent  leurs  précurseurs  et  quelle  a  été  la  fortune 
de  leurs  théories. 

En  1792,  l'anglais  Evanson  niait  déjà  l'authenticité 
de  l'épître,  dans  son  livre  The  dissonance  oj  the  four 
generally  received  Eoangelists,  p.  257-261.  Les  Actes 
montrent  qu'il  n'existait  pas  d'Église  à  Rome;  saint 
Paul  n'a  pu  connaître  les  nombreuses  personnes  men- 
tionnées dans  l'épître;  Aquila  et  Priscille  n'ont  pu  s'y 
trouver  à  cette  époque;  Rom.,  xi,  12,  15,  21,  22  sup- 
posent la  destruction  de  Jérusalem  et  n'ont  donc  été 


('(rit s  qu'après  l'an  70  :  tels  sont  les  arguments  invo- 
qués. Ces  arguments  furent  repris  par  Bruno  Bauer  en 
1K.Y2,  dans  Krilik  der  paulinischen  Briefe,  1850-1852; 
et  dans  Christus  und  die  Câsarcn,  1877,  puis  par  l'école 
hollandaise,  dont  les  principaux  représentants  sont 
Loman,  Van  Manen,  Voelter.  Selon  Loman,  le  Christ 
n'est  point  un  personnage  historique.  Saint  Paul  a  sans 
doute  existé  au  ier  siècle,  mais  les  lettres  qu'on  lui 
attribue  sont  du  ne  siècle.  Les  arguments  de  Loman 
contre  l'authenticité  de  l'épître  sont  :  le  silence  des 
Actes  sur  l'Église  de  Rome;  l'«  incohérence  »  des  sec- 
tions dont  se  compose  l'épître.  La  diversité  des  opi- 
nions concernant  l'état  de  l'Église  de  Rome  vers 
l'an  58  montrerait  que  l'épître  ne  répond  à  aucune 
situation  historique  bien  définie.  Cf.  Loman  (A.  D.), 
Quœstiones  Paulinie,  dans  Theologisch  Tijdschrift, 
Leyde,  1882,  1883,  1886.  En  1867,  C.  H.  Weisse  suivit 
une  autre  voie  pour  nier,  au  moins  partiellement,  l'au- 
thenticité de  l'épître.  Il  prétendait  distinguer,  par  le 
seul  fait  du  style,  les  éléments  authentiques  et  les  inter- 
polations :  Beitràge  zur  Kritik  der  paulinischen  Briefe 
an  die  Galater,  Rômer.  Philipper  und  Kolosser,  Leipzig, 
1867.  Il  fut  suivi  par  D.  Voelter  et  Van  Manen. 

Voelter  admet  un  fond  authentique  composé  des 
éléments  suivants  :  i,  la,  5,  6;  8-17;  v-vi  sauf  v,  13, 14, 
20,  vi,  14, 15  ;  puis  xii-xm,  xv,  14-32  ;  xvi,  21-23.  Tous 
ces  passages  seraient  authentiques  car  ils  portent  la 
marque  de  l'originalité,  leur  christologie  est  primitive, 
exempte  de  la  théologie  de  la  préexistence  et  des  deux 
natures.  Un  premier  interpolateur  aurait  ajouté  i,  18- 
m,  20  (excepté  H,  14-15  qui  seraient  d'une  main  plus 
tardive);  vin,  1,3-39  et  i,  1&-4.  Là,  en  effet, la  christo- 
logie est  plus  avancée  :  Jésus-Christ  est  présenté  comme 
le  Fils  de  Dieu  préexistant.  Un  second  interpolateur 
aurait  ajouté  m,  21-iv,  25;  v,  13,  14,  20;  vi,  14-15; 
vu,  1-6;  ix;  x;  xiv,  1-xv,  6.  Il  aurait  écrit  vers  l'an  70. 
Antinomien  décidé,  il  regardait  la  Loi  comme  mau- 
vaise. Un  troisième  interpolateur  aurait  ajouté  vu,  7- 
25;  vm,  2;  un  quatrième,  xi;  n,  14-15;  xv,  7-13;  un 
cinquième,  xvi,  1-20;  un  sixième,  xvi,  24  ;  un  septième, 
xvi,  25-27.  Cf.  D.  Voelter,  dans  Theologisch  Tifdschrift, 
1889,  p.  265  sq.  ;  Die  Composition  der  paulinischen 
Hauptbriefe;  I,  Der  Rômer-und  Galaterbrief,  Tubingue, 
1890;  Paulus  und  seine  Briefe.  Kritische  Untersu- 
chungen  zu  einer  neuen  Grundlegung  der  paulinischen 
Briefliteratur  und  ihrer  Théologie,  Strasbourg,  1905. 

Van  Manen  essaye  une  reconstitution  du  texte  mar- 
cionite  qu'il  regarde  comme  le  texte  original.  En  dehors 
de  ce  texte  il  ne  voit  que  des  interpolations.  Cf.  Van 
Manen,  De  Brief  aan  de  Romainen,  1890  1896,  traduit 
en  allemand  par  Schlœger,  Die  Unechthe.it  des  Rômer- 
briefes.  Leipzig,  1906;  Encyclopœdia  biblica,  art.  Paul. 
§  1-3,  33-51,  t.  m,  col.  3603-3606,  3620-3638;  Romans 
et  Galatians,  t.  iv,  col.  4128  sq.  et  t.  il,  col.  1618  sq. 
Sur  l'école  hollandaise,  voir  Van  den  Bergh  van  Eysin- 
ga,  Die  hollândische  rudikale  Krilik  des  Neuen  Testa- 
ments, Iéna,  1912.  Moffat  voit  dans  l'œuvre  de  Van 
Manen  la  négation  môme  de  la  critique  :  «  Si  la  méthode 
qu'il  applique  (cf.  E.Bi.,  4127-4145)  est  légitime,  il  faut 
renoncer  à  toute  critique,  soit  biblique,  soit  même  sim- 
plement littéraire  »,  J.  Moffat,  An  introduction  lo  the 
lilerature  of  the  New  Testament,  Edimbourg,  1927, 
p.  142.  Ses  arguments  sont  en  effet  de  pures  hypothèses 
où  il  prend  le  rêve  pour  la  réalité.  Le  cas  des  épîtres 
pauliniennes  n'est  point  comparable  à  celui  des  écrits 
apocryphes  ou  d'autres  ouvrages  de  l'antiquité  pour 
lesquels  on  a  de  sérieuses  raisons  de  tenter  la  division 
des  sources.  Ceux-ci  ne  nous  sont  point  parvenus 
dans  le  texte  original.  Nous  n'avons  point  pour  eux  la 
garantie  de  multiples  témoins  du  texte,  comme  poul- 
ies écrits  du  Nouveau  Testament.  En  outre,  la  théorie 
des  interpolations  invoque  surtout  la  doctrine.  L'Épître 
aux  Romains,  dans  son  ensemble,  supposerait  la  rup- 


2859 


ROM  VINS      ÉPI  T  R  E    AUX  ).    1  N T  E G  R  T T  E 


2  S  00 


turc  du  christianisme  avec  le  judaïsme  et  la  Loi.  Elle 
marquerait  le  triomphe  des  idées  hellénistiques  mu- 
l'esprit  juif.  Ce  progrès  ou  cette  réforme  de  l'ancien 
type  du  christianisme,  nous  dit  on,  n'aurait  pu  se  taire 
au  premier  siècle.  Il  faudrait  eu  dire  autant  de  l'Épître 
aux  datâtes.  Un  tel  raisonnement  ne  tient  point  compte 
du  caractère  et  de  la  personnalité  de  saint  Paul,  de  sa 
formation,  de  ses  expériences,  ni  de  ses  révélations. 
C'est  bien  la  puissante  originalité  de  l'Apôtre,  mise  au 
service  de  la  Providence,  qui  a  consommé  la  rupture 
du  christianisme  avec  le  judaïsme.  L'Épître  aux  Ro- 
mains est  une  œuvre  trop  personnelle  et  trop  vivante 
pour  que  la  critique  même  la  plus  audacieuse  réussisse 
à  la  faire  passer  pour  l'œuvre  d'un  ou  de  plusieurs 
rédacteurs  obscurs  du  ne  siècle.  Cf.  Moll'at.  op.  cit., 
p.  144. 

3°  La  tradition  manuscrite  et  l'intégrité.  Toutefois 
la  question  d'authenticité  et  d'intégrité  se  pose  pour 
un  certain  nombre  de  passages,  spécialement  pour  les 
deux  derniers  chapitres  et  la  doxologie,  xvi,  25-27. 
Pour  ces  divers  passages  la  tradition  manuscrite  est 
demeurée  hésitante  et  il  appartient  à  la  critique  tex- 
tuelle de  se  prononcer  sur  leur  origine.  L'exégète  et  le 
théologien  ont  le  plus  grand  intérêt  à  connaître  les  élé- 
ments de  discussion  pour  chacun  de  ces  textes,  (l'est 
pourquoi  nous  avons  jugé  utile  de  les  exposer  dans  cet 
article. 

I,  7.  —  La  majorité  des  témoins  donne  le  texte 
~5at.v  toïç  oùctiv  èv  'Pd>p.?]  àyaTr^Toïç  0eo>j;  Vulgate  : 
omnibus  qui  sunl  Romse  dilectis  Dei.  Origènc  donne  la 
même  leçon  dans  In  Joann.,  vm,  1  s,  éd.  Preuschen, 
p.  304;  P.  G.,  t.  xiv,  col.  536.  Origène-Rufin,  In  Rom., 
donne  le  même  texte  que  la  Vulgate.  Toutefois  une 
scholie  au  texte  dont  se  servait  Origène  note  que  èv 
'PwjXT),  ne  se  trouve  «  ni  dans  l'explication,  ni  dans  le 
texte  ».  Cf.  Bauernfeind,  Texte  und  Untersuchungen, 
t. xi.iv,  1921,  i>.  91,  cf.  p. 84.  Les  mss.  Gp  et  g  oui.': lent 
('•gaiement  èv  'Pé>U.fl  et  modifient  le  texte  de  la  façon 
suivante  :  ttôcctiv  toïç  oùcrv  èv  oeyi-r,  (-•so'j,  omnibus  </ui 
sunl  in  caritate  Dei.  D'autres  témoins  portenl  à  la  fois 
liomir  et  in  caritate;  tel  est  le  cas  de  l'Ambrosiaster, 
P.  L..  t.  xvn,  col.  51,  note  a,  et  du  end.  Fuldensis  de 
la  Vulgate.  Le  texte  de  Pelage  est  commecelui  de  la 
Vulgate  :  omnibus  qui  sunl  lionne  dilectis  Dei,  P.  L.. 
t.  xxx,  col.  047.  L'Amiatinus  de  la  Vulgat  porte  : 
omnibus  qui  sunl  Romse  in  dilectione  Dei.  Dans  les 
textes  qui  portent  à  la  fois  Romse  et  in  caritate  Dei, 
Romœ  est  une  surcharge  faite  au  texte  déjà  corrigé  : 
omnibus  qui  sunl  in  caritate  Dei.  En  effet,  dans  ce  der 
nier  texte,  les  mots  in  caritate  Dei,  èv  àydary]  0eo5,  sont 
une  correction  faite  au  texte  primitif  après  qu'on  <  ùl 
enlevé  èv  'Pw(XY).  Cette  suppression  donnait  en  cllet 
le  texte  :  toïç  ouaiv  àyaTC^Toïç  0eoy,  ce  qui  rendait 
anormal  l'emploi  de  ooaiv.  Voir  un  cas  analogue  dans 
le  texte  de  l'adresse  de  l'Épître  aux  Éphésiens. 

Les  variantes  se  sont  introduites  par  étapes  :  SUD 
pression  de  Romse,  puis  introduction  de  in  caritate.  'Ev 
'Vto\v(\  est  primitif  et  conformée  la  manière  de  saint 
Paul.  Cf.  I  Cor.,  i,  2;  II  Cor.,  i,  1;  Phil.,  i.  t.  L'absence 
de  ces  mots  dans  certains  mss.  ne  fournit  donc  aucun 
argument  contre  la  tradition  concernant  les  desti  l 
laircs  de  l'épître.  L'intérêt  de  la  variante  consiste  uni- 
quement à  rechercher  pourquoi  on  a  supprimé  le  nom 
de  ville.  On  l'a  fait  non  pas  précisément  pour  donner  à 
la  lettre  la  forme  d'une  «  encyclique  adressée  à  tous  les 
chrétiens  »,  mais  pour  lui  enlever  sou  caractère  local  et 
Irop  personnel  lorsqu'on  la  lisait  dans  d'autres  Églises. 
Le  fragment  de  Muratori  insinue  que  cerl  aines  épîl  res, 
bien  qu'écrites  dans  un  but  particulier, se  sont  répan- 
dues dans  toute  l'Église,  ligne  56.  De  fait,  les  ensei- 
gnements de  certaines  épilres  pouvaient  être  Utiles  à 
toutes  les  Églises.  Saint  Paul  donnait  même  parfois 
l'ordre  d'échanger  ses  lettres.  Cf.  Col.,  iv,  16.  Zahn, 


Rômerbrief,  Excursus  i.  :u  Rom.,  r,  7.  p.  615;  Har- 
nack,  Zeitschr.  fur  die  X.  T.  Wiss.,  1902,  p.  83  sq.; 
Marcion,  p.  102*  su. 

i,  15.  —  Toïç  èv  'P<x>[io  manque  dans  G,  où  la  pré- 
position èv  a  été  reportée  devant  ùjiïv.  Cette  correc- 
tion dans  le  texte  occidental  a  été  ensuite  combinée 
avec  le  véritable  texte,  toïç  èv  'PwpiY),  ce  qui  a  donné 
lieu  à  diverses  collections  dans  les  témoins  du  texte 
occidental,  D.  </  et  plusieurs  manuscrits  de  la  Vulgate. 

La  suppression  de  èv  'Pd>(ji]r)  dans  G-g  montre  bien 
que,  dans  les  milieux  représentés  par  les  mss.  gréco- 
latins,  on  avait  tendance  à  universaliser  l'épître  pour 
la  lire  en  dehors  de  l'Église  de  Rome.  Cette  correction, 
pas  plus  que  la  précédente,  ne  permet  de  suspecter 
L'authenticité  des  destinataires. 

i,  10.  —  Tîct  G  ?T  omettent  7rpcoTov,  ce  qui  donne  à  la 
pensée  un  caractère  moins  paulinien  ;  cf.  n,  9,  10; 
II  Cor..  VIII,  5.  L'apôtre  regardait  les  juifs  comme  le 
peuple  privilégié.  Dans  ses  missions  il  s'adressait 
d'abord  à  eux.  puis  sur  leur  refus  se  tournait  ver-,  les 
païens,  Act.,  xm,  46  :  «  C'est  à  vous  d'abord  que  la 
parole  de  Dieu  devait  être  annoncée,  mais  puisque 
vous  la  repoussez  et  que  vous  ne  vous  jugez  point 
dignes  de  la  vie  éternelle,  voici  que  nous  nous  tournons 
vers  les  gentils  o;  cf.  Act.,  ix,  20,  22:  XIII,  14,  17  sq.  ; 
12.  11.  15,  50;  xvn,  2-6;  xvm,  5-0;  xix,  8;  xxvm,  17, 
23,  2X.  .Marcion  avait  supprimé  TrptÔTOv,  car  cet  adverbe 
donnait  aux  juifs  une  priorité  qui  s'accordait  mal  avec 
ses  théories.  Cf.  Tertullien,  Adv.  Marc.,  v,  13. 

ni,  5.  —  Origène  a  connu  une  curieuse  variante.  Au 
lieu  de  xaià  &v6pw:riv  "kèyiù,  certains  mss.  donnaient 
xaTà  tcov  dLv6po')7twv,  sans  Xéyo;  afin  d'expliquer  tt)v 
ôpy^v.  Cette  variante  ne  représente  certainement 
point  le  texte  original;  mais  elle  a  influencé  le  com- 
mentaire d'Origènc,  comme  nous  le  voyons  dans  la 
traduction  de  Rufin.  P.  G.,  t.  xiv,  col.  923  sq.  Voir 
par  contre  col.  920,  où  Rufin  exprime  sa  préférence 
pour  le  texte  secundum  hnminem.  Cf.  Zahn,  Rômer- 
brief,  Excursus  n,  p.  017  sq.;  Bauernfeind,  Der  Rô- 
merbrieflc.vl  des  Origenes,  dans  Texte  und  Unters.. 
t.  xi.iv,  1921,  p.  96. 

iv,  1.  -Le  texte  présente  plusieurs  formes.  1.  eùpv]- 
xévat  est  placé  après  Ttpo-xTopoc  y)u.<:ov  par  K,  L,  P, 
Chrysost.  (texte),  Peschitto.  —  2.  Le  verbe  est  omis 
dans  Origène  (codex  Athos),  R.  Chrysost.  (commen- 
taire).-—3.  1!  est  mis  avant  A6paàp.  dans  X  (  =  S),  A, 
C,  boli.,  sah.,  1).  G.  Vulgate. 

La  lre  leçon  donne  le  sens  :  «  Que  dirons-nous  donc 
que  notre  ancêtre  Abraham  a  trouvé  selon  la  chair?  », 
c'est-à-dire  «  par  ses  seules  forces,  sans  la  grâce  de 
Dieu  »,  ou  «  par  la  Loi  sans  la  foi  ».  Ce  sens  ne  s'accorde 
guère  avec  la  pensée  de  l'Apôtre.  La  3e  leçon,  au  con- 
traire, donne  :  «  Que  dirons-nous  donc  qu'Abraham 
notre  ancêtre,  selon  la  chair  (l'apôtre  parle  comme  Juif) 
a  trouvé?  »  Ce  sens  s'accorde  très  bien  avec  la  situation. 
La  2e  leçon  ne  représente  probablement  qu'un  seul 
témoin,  le  texte  d'Origènc  du  Mont  Athos,  d'où  elle  est 
passée  dans  B  et  dans  Jean  Chrysostome  (commen- 
taire). Elle  rend  d'ailleurs  la  phrase  plus  facile  que  les 
deux  autres  et  s'accorde  avec  la  pensée  de  l'Apôtre. 
Cependant  elle  n'est  probablement  attestée  que  par  un 
seul  témoin,  tandis  que  la  troisième  est  dans  tous  les 
anciens  onciaux  à  l'exception  de  D,  et  de  plus  elle 
s'accorde  parfaitement  avec  la  situation.  Sanda>  et 
Lietzmann  sont  d'avis  qu'eôprjxévai  a  dû  être  ajouté 
au  texte.  Nestlé  et  Lagrange  adoptent  la  3e  leçon; 
Crampon,  la  lrc.  Lu  tout  cas  on  expliquerait  plus  faci- 
lement la  disparition  du  verbe  que  son  introduction; 
car.  en  général,  les  copistes  tendent  à  simplifier  le 
texle.  à  le  rendre  plus  coulant. 

v,  8.  Dans  ce  verset,  Bomel  ô  6e6ç  ;  les  autres  on- 
ciaux les  plus  anciens  le  placent  après  dç  ^[xâç;  le 
texte  occidental  le  met  avant.  lin  toute  hypothèse  le 


liSiil 


ROMAINS    iEIMTHF.    AUX).    INTEGRITE 


2862 


mot  ô  6eoç  est  indispensable  à  la  pensée.  Le  texte  de  B, 
on  il  manque,  est  donc  une  correction.  Il  faut  recon- 
naître d'ailleurs  que  le  passage  accentue  singulière- 
ment l'unité  d'action  de  Dieu  et  du  Christ. 

v,  14.  • — ■  Le  texte  d'Origène  portait  :  àrcô  '  ASàji.  y.éy_p>. 

Mwascoç  èni  touç  àiiapTï]aavTa;  èm  tw  ou.oi.coji.aTt. , 

en  omettant  xal  et  y.r\.  Ces  deux  mots,  bien  attestés 
d'ailleurs  par  les  meilleurs  témoins,  se  trouvent,  de 
seconde  main,  en  marge  dans  le  manuscrit  du  texte 
d'Origène.  Cette  variante  d'Origène,  omettant  la 
négation,  se  lit  également  dans  son  commentaire  sur 
saint  Jean.  1.  XX.  388,  éd.  Preuschen,  p.  384;  P.  (',., 
t.  xiv,  col.  672.  Elle  est  conforme  à  ses  théories  sur  le 
péché  originel  :  selon  lui,  tous  les  hommes  ont  dû  com- 
mettre des  péchés  personnels,  ne  serait-ce  qu'antérieu- 
rement à  leur  existence  terrestre.  Cf.  Origène-Rufln,  In 
Rom.,  v.  1,  P.  G.,  t.  xiv,  col.  101 0-1011  et  v,  1,  col. 
1029.  Elle  a  profondément  influencé  son  commentaire 
du  chapitre  v  de  l'Épître  aux  Romains.  Sa  pensée  trans- 
paraît nettement  malgré  les  atténuations  apportées 
dans  la  traduction  latine  de  Rufin.  Cependant,  dans 
son  commentaire  sur  saint  Jean,  on  trouve  également 
le  texte  avec  la  négation.  Édit.  Preuschen,  p.  381: 
P.  G.,  t.  xiv,  col.  665.  La  leçon  origéniste  est  passée 
dans  le  texte  de  plusieurs  Latins  antérieure  à  la  Vul- 
gate.  Cf.  PAmbrosiaster,  in  h.  L:  Bauemfeind,  op.  cit.. 
p.  101;  Lietzmann,  Rômer,  p.  62-63;  Cornely,  Epistola 
ad  liomanos,  p.  270.  Ces  auteurs  n'ont  donc  point 
fondé  sur  la  négation  leur  doctrine  relative  à  l'univer- 
salité du  péché  d'origine.  Voir  plus  loin,  col.  2887. 

vu,  25.  -  Pour  ce  passage  la  tradition  manuscrite 
offre  cinq  leçons  différentes  :  1.  /ipiç  tco  0eco  :  B;  sali.; 
Origène,  1  fois  :  Exhort.  ad  mart..  3;  Méthode, De  resurr., 
ii,  3;  Jérôme,  1  fois,  Epist.,  cxxi,  8.  — -2.  /àptç  Se  tc7> 
0eô>  :  K»(=  S);  C2  correct.;  bohaïr.;  Cyrille  d'Alex.', 
Adv.  anthropomorph.,  xi.  —  3.  /)  "/àptç  toû  Oeo'j  :  D; 
E;  Théodoret;  Vulg.;  PAmbrosiaster;  Pelage:  Jérôme, 
Adv.  Jovin.,  i,  37.  —  1.  /]-/ipiç  Kupfou  :  (;.•  Éphrem; 
Arménien  :  gratta  Domini  iwstri  Jesu  Christi.  —  5.  eù- 
Xapicrrtô  tôGsco  :  K*  (  =  S),  correction;  Orig.  cod.  a 78; 
K;  L;  P;  Peschitto,  Jean  Chrysostome;  Théodoret; 
Basile,  In  Is.,  vi  (182);  Jérôme,  Episl.  cxxi,  8.  Jean 
Chrysostome,  tout  en  lisant  le  texte  antiocliien  (K, 
L,  etc.),  y  voit  une  réponse  à  la  question  de  l'Apôtre  : 
«Qui  me  délivrera?»  et  il  conclut  à  la  nécessité  de  la  grâce. 

La  lre  leçon  est  regardée  comme  le  texte  original. 
Sans  doute  la  question  de  l'apôtre  :  «  Qui  me  délivrera 
de  ce  corps  de  mort?  »  appelle  une  réponse  si  l'on  s'en 
tient  strictement  à  la  grammaire  ou  à  la  logique.  Mais 
cette  question  est  plutôt  une  exclamation.  Saint  Paul 
connaît  depuis  longtemps  le  remède  à  la  Loi  et  au 
péché  :  c'est  le  Christ  et  son  œuvre  de  salut.  L'homme 
n'est  plus  sous  le  régime  de  la  Loi  ni  sous  l'empire  du 
péché.  C'est  pourquoi  Pâme  de  l'apôtre  s'épanche  en 
une  formule  d'action  de  grâces,  formule  qui  heurte  un 
peu  la  grammaire,  mais  qui  est  bien  conforme  'à  la 
manière  ardente  de  l'Apôtre. 

La  3e  leçon,  celle  du  texte  occidental,  reproduite 
dans  la  Vulgate,  donne  une  réponse  pure  et  simple  à  la 
question  de  l'Apôtre.  Elle  est  moins  bien  attestée  et 
puis,  si  elle  était  authentique,  la  lre  ne  s'expliquerait 
pas.  La  3e,  au  contraire,  s'explique  très  bien  par  le 
désir  de  rendre  le  texte  plus  conforme  à  la  logique.  Les 
autres  leçons  s'expliquent  également  comme  dérivées 
île  la  lre.  Dans  la  2e,  8s  a  pu  être  ajouté  pour  rendre 
plus  coulante  la  formule  d'action  de  grâces.  Cette  for- 
mule arrondie  ne  fait  qu'attester  la  première  leçon.  La 
4e  se  rattache  clairement  à  la  troisième,  celle  du  texte 
occidental.  Enfin  la  5e  peut  provenir  de  la  première 
par  la  répétition  de  toù  :  ^ap^Tco  tco  0eco.  Le  copiste 
qui  a  trouvé  cette  formule,  au  lieu  d'enlever  le  tco  qui 
était  en  surcharge,  a  ajouté  su  devant  yâ-Ç'A  pour 
rendre  le  texte  intelligible. 


vin,  35.  toû  Xpioroû  est  la  vraie  leçon,  attestée 
par  A;  C;  Orig.,  a  78;  Athanase;  D;  G,  etc.  La  leçon 
toû  0eoû  attestée  par  X;  minusc. ;  sah.;  Orig..  h.  L;  et 
la  leçon  toû  0soû  ttjç  èv  XpiaTco  'Iyjctoû,  de  B;  Ori- 
gène De  principiis  (latin),  m,  1,  12,  sont  des  correc- 
tions de  la  première.  L'amour  du  Christ  (pour  nous) 
est  aussi  l'amour  de  Dieu  pour  nous  :  nous  ne  pouvons 
douter  de  cet  amour,  il  est  indéfectible.  Dans  ce  pas- 
sage, comme  dans  v,  8,  l'action  de  Dieu  et  du  Christ 
sont  étroitement  associées. 

ix,  5.  —  La  critique  textuelle  n'éclaire  point  direc- 
tement ce  passage.  L'interprétation  de  la  phrase  ô  ûv 
êrei  toxvtcov  0sôç  eiAoyqxbc,  sic,  toùç  octcôvocç,  à[i.ï)v  est 
une  question  d'exégèse.  Il  est  très  probable  que  les 
manuscrits  originaux  des  épitres  n'avaient  aucune 
ponctuation.  Celle  des  manuscrits  onciaux,  lorsqu'elle 
marque  des  coupes  logiques,  a  donc  simplement  la 
valeur  d'une  interprétation.  Le  passage  en  question 
renferme  ou  un  enseignement  sur  la  divinité  du  Christ . 
ou  une  doxologie  adressée  à  Dieu  selon  que  Pou  rap- 
porte ô  &  à  XpiaT6ç  ou  à  0e6ç.  Voir  plus  loin  la 
christologie  de  l'épître.  Seule  la  première  explication 
est  conforme  à  la  grammaire  :  la  phrase  ne  permet  guère 
de  placer  un  point  après  xocrà  ai.py.-x.;  cf.  Rom.,  i. 
3-4.  La  seule  difficulté,  si  difficulté  il  y  a,  est  dans  l'affir 
tnation  de  la  divinité  du  Christ.  Mais  cette  affirmation 
n'a  rien  d'anormal  si  on  la  rapproche  de  Phil.,  n,  6; 
Rom.,  i,  4;  II  Cor.,  iv,  4;  Col.,  i,  15;  I  Cor.,  xi,  3; 
xv,  28;  cf.  Phil.,  n,  5-1 1  ;  Col.,  i,  13-20.  Telle  est  l'in- 
terprétation de  la  grande  majorité  des  représentants 
de  la  tradition.  On  les  trouvera  énumérés  dans  Sandav. 
p.  234.  Parmi  les  mss.,  A  met  après  iràpxx  un  point 
suivi  d'un  espace  blanc;  mais  il  en  place  un  également, 
avec  un  blanc,  entre  Xpioroû  et  ÙTrsp  au  y.  3,  entre 
ai.py.0L  et  oltiveç,  et  entre  'Io-pa7)XÏTat  et  wv.  On  ne 
peut  donc  eu  tirer  aucun  argument.  K  (  =  S)  ne  donne 
aucune  ponctuation.  B  donne  un  point  après  crâpxx, 
mais  sans  blanc,  le  blanc  est  à  la  fin  du  verset.  Dans  li 
le  point  n'est  pas  de  première  main,  l'on  ne  peut  recon- 
naître s'il  recouvre  un  autre  signe  de  ponctuation.  C 
donne  une  ponctuation  après  aipwx..  Nous  l'avons  dit, 
ces  coupes  n'appartiennent  probablement  point  au 
texte  original.  Elles  n'ont  que  la  valeur  d'une  inter- 
prétation. Origène-Rufin,  h.  L,  signale  des  gens  qui 
voyaient  une  difficulté  à  ce  que  saint  Paul  ait  appelé  le 
Christ  0e6ç,  sous  prétexte  qu'il  Pavait  déjà  appelé  uîoç 
0soû,  cf.  i,  3-4.  Des  raisons  de  ce  genre  ont  pu  faire 
introduire  dans  les  manuscrits  une  ponctuation  qui 
heurte  la  grammaire.  C'est  peut-être  le  cas  pour  .1. 
B,  C.  En  toute  hypothèse  la  critique  textuelle  n'ap- 
porte aucune  lumière  à  L'explication  île  Rom.,  ix,  5. 
Le  passage  doit  être  interprété  d'après  la  grammaire. 
les  analogies  avec  les  formules  pauliniennes,  et  surtout 
la  christologie  exposée  dans  d'autres  passages. 

xv-xvi.  Les  deux  derniers  chapitres  et  la  doxologie, 
xvi,  25-27.  soulèvent  plusieurs  problèmes  assez  com- 
plexes. Comment  expliquer  les  variations  des  témoins 
du  texte,  dans  la  tradition  manuscrite?  Comment  con- 
cilier avec  l'authenticité  et  la  situation  historique,  le 
caractère  et  le  contenu  de  xvi,  1-23  et  de  la  doxologie, 
xvi,  25-27?  L'épître,  dans  sa  forme  primitive,  se  ter- 
minait-elle par  l'épilogue  xvi,  1-27? 

1.  Dans  les  témoins  de  la  tradition  manuscrite  le  texte 
revêt  plusieurs  formes  :  a)  Dans  une  lre  recension,  le 
texte  de  l'épître  se  présente  comme  suit  :  i-xiv,  23  + 
xv-x vi,  23  25-27  (doxologie).  Cette  recension  est  celle 
de  N  (  =  .S'),  B,  C,  boh.,  sah.,  Orig. -latin,  Ambrosiaster. 
Vulg.,  Pesch.,  D,  16,  80,  137,  176.  —  A  la  fin  du 
c.  xvi,  la  Peschitto  et  PAmbrosiaster  ajoutent  le  y.  2  1 
après  le  y.  27. 

b)  Dans  une  2e  recension  la  doxologie  xvi,  25-27  est 
placée  après  xiv,  23.  Le  texte  est  disposé  de  la  façon 
suivante  :  i-xiv,  23       xvi,  25-27       xv-xvi,  23       xvi, 


2  863 


ROMAINS    (ÉPITRE    AUX).    LES   DEUX    DERNIERS   CHAPITRES 


2864 


2  l.  Cette  forme  est  eeile  de  L,  beaucoup  de  minuscules, 
Chrysostome,  Théodoret,  Jean  Damascène.  Cette  re- 
cension  est  donc  représentée  par  un  ms.  secondaire  du 
IXe  siècle,  un  grand  nombre  de  minuscules  et  les  témoins 
de  la  recension  antiochienne.  —  Le  f.  xvi,  24  varie  de 
place  et  n'est  que  la  répétition  de  20b. 

c)  Dans  la  3e  forme,  la  doxologie  xvi,  25-27,  se 
trouve  en  deux  endroits,  à  la  fin  du  c.  xiv  et  à  la  fin 
du  c.  xvi  :  i-xiv,  23  +  xvi,  25-27  |  xv-xvi,  23  -f-xvi, 
25-27.  Cette  forme  est  celle  de  A,  P,  5,  17,  des  mss. 
arméniens.  —  Le  doublet  xvi,  24,  est  omis. 

d)  La  doxologic  xvi,  25-27  est  omise  par  beaucoup 
de  témoins  du  «  texte  occidental  ».  Mais  dans  Gg  (grec- 
latin)  G  laisse  un  blanc  suffisant  pour  l'insérer  après 
xiv,  23.  Le  copiste  se  réservait  de  la  mettre  là  ou  à  la 
fin.  11  savait  donc  que  certains  mss.  donnaient  une 
doxologic  après  xiv,  23.  Mais  ne  l'avant  point  dans  le 
texte  de  son  édition,  il  se  proposait  sans  doute  de  la 
transcrire  d'après  un  autre  ms.  L'occasion  ne  s'étant 
point  présentée,  le  passage  est  resté  en  blanc.  —  Dans 
Ff  (grec-latin),  F  ne  la  donne  pas,  mais  /  la  place 
après  xvi,  24.  D  la  place  également  après  xvi,  24,  mais 
il  l'a  probablement  empruntée  à  un  ms.  différent  de 
celui  qu'il  reproduit,  car  elle  n'est  point  de  la  même 
main.  — ■  Pelage  la  place  après  xvi,  24  tout  en  mainte- 
nant le  y.  20b,  p.  £,.}  t.  xxx,  col.  710.  —  Priscillien 
omet  la  doxologic,  alors  qu'il  aurait  eu  intérêt  à  la  citer 
dans  les  Canones,  xv  et  xxvi.  Cf.  éd.  Schepps,  Vienne, 
1889.  p.  118,  121. 

Les  capitula  ou  titres  des  chapitres,  transmis  dans  les 
manuscrits  de  la  Vulgatc,  mais  plus  anciens  que  cette 
version,  dénotent  l'existence,  chez  les  Latins,  d'une 
recension  courte  de  l'épîtrc,  ne  contenant  pas  les  cha- 
pitres xv-xvi,  mais  seulement  xvi,  24  (ou  xvi,  20b)  et 
la  doxologic  xvi,  25-27.  Dans  l'Amiatinus  et  le  Ful- 
densis  l'épître  se  termine  par  xiv,  23  +  xvi,  25-27. 
Cf.  Wordsworth-White,  Novum  Tcstamenlum  latine, 
t.  h,  fasc.  1,  Oxford,  1913,  p.  43. 

Les  deux  derniers  chapitres  manquaient  probable- 
ment dans  le  texte  primitif  de  D  et  G,  et  peut-être 
aussi  dans  les  mss.  de  l'ancienne  latine.  Cf.  de  liruyne, 
dans  Revue  bénédictine,  19:>8,  p.  423  sq.  Ni  Tertullien, 
ni  saint  Cyprien  ne  les  citent.  Saint  Irénéc  ne  les 
connaît  pas.  Par  contre  Clément  d'Alexandrie  cite 
xv-xvi  et  même  la  doxologic.  Strom.,  iv,  9,  1;  v,  64, 
6;  cf.  éd.  Stàhlin,  Hegister,  p.  19. 

D'après  Origène  (latin),  In  Rom.,  xvi,  25,  P.  G., 
t.  xiv,  col.  121)0,  Marcion  a  supprimé  la  doxologic, 
penitus  abstulit.  Origène  ajoute,  à  propos  des  c.  xv-xvi: 
cuncta  dissecuit,  ce  qui  veut  bien  dire  :  il  a  tout  «  mu- 
tilé »  ou  «  déchiqueté  »  et  non  »  supprimé  ».  En  effet, 
Origène  semble  bien  opposer  cuncta  dissecuit  à  penitus 
abstulit.  Pour  lui  faire  dire  que  Marcion  a  supprimé 
également  les  deux  derniers  chapitres  il  faudrait  rem- 
placer dissecuit  par  desecuil.  De  plus  dans  le  même  pas- 
sage Origène  fait  allusion  à  des  manuscrits  qui  placent 
la  doxologic  entre  xiv,  23  et  xv-xvr,  et  à  d'autres  qui 
la  mettent  à  la  fin  de  l'épître.  H  qualifie  cette  dernière 
place  de  place  actuelle  :  nunc  est  position. 

Selon  saint  Jérôme,  la  doxologic  se  trouve  dans  la 
plupart  des  mss.  :  in  pluribus  codieibus.  Il  y  en  avait 
donc  quelques-uns  qui  ne  la  donnaient  pas.  In  Eph., 
m,  5,  P.  L.,  t.  xxvi.  col.   181. 

Enfin,  le  codex  Chester  Beatty,  /'"'.  contemporain 
d'Origène,  donne  le  texte  ...  xv,  i  :;2  wi,  25-27  ' 
xv,  33  xvi,  1-23.  Voir  plus  haut.  col.  2850.  Il  con- 
tient donc  les  deux  derniers  chapitres  cl  la  doxologie; 
mais  eu  plaçant  cette  dernière  avant  XV,  33  qui  est  une 
formule  de  salutation,  il  détache  le  c.  xvi  1  -23  du  reste 
de  l'épître,  mais  il  atteste  en  même  temps  l'unité  du 
c.  xv  avec  le  reste  de  l'épître. 

2.  Interprétation  de  ces  laits.  —  Selon  plusieurs  cri- 
tiques le  texte  primitif  de  l'épître  se  serait   terminé 


après  xvi,  23,  sans  la  doxologic.  Puis,  de  bonne  heure 
on  l'aurait  écourté  en  supprimant  xv  et  xvi.  Cette 
opération  serait  due  à  l'influence  de  Marcion  qui  aurait 
retranché  les  deux  derniers  chapitres.  On  se  réfère  au 
passage  d'Origène,  discuté  ci-dessus.  Comme  l'épître 
ainsi  mutilée  manquait  de  finale,  on  y  aurait  ajouté, 
pour  l'usage  liturgique  ou  la  lecture  publique,  une 
doxologie  qui  se  trouve  maintenant  xvi,  25-27,  mais 
qui  ne  serait  paulinienne  ni  par  son  contenu  ni  par 
son  style.  Cette  doxologie,  propagée  rapidement  par 
l'usage,  se.  serait  introduite  dans  la  forme  primitive  du 
texte,  après  xyi,  23  ;  ce  qui  aurait  donné  la  forme  égyp- 
tienne :  X  (S),  B,  C,  bon.,  sali.,  Origène-latin,  etc. 

D'autre  part,  des  exemplaires  de  la  forme  courte, 
i-xiv,  23.  furent  complétés  par  l'addition  de  xv-xvi 
qui  étaient  tombés  et  on  ajouta  au  tout  une  finale  à  la 
manière  paulinienne,  xvi,  24;  cf.  II  Thess.,  m,  18.  On 
eut  ainsi  la  forme  :  i-xiv,  23  xv-xvi,  23  1-24.  Puis  ou 
se  servit  de  cette  dernière  forme  pour  compléter  la 
recension  courte  à  laquelle  on  avait  déjà  ajouté  la 
doxologic,  ce  qui  donna  le  texte  :  i-xiv,  23  +  doxologic 
xvi,  25-27+  xv-xvi,  23  +  24,  qui  est  la  forme  de  la 
recension  antiochienne. 

Enfin,  le  mélange  des  formes  produisit  d'une  part 
une  forme  ayant  deux  fois  la  doxologie  :  i-xiv,  23  + 
xvi,  25-27  +  xv-xvi,  23  +  25-27,  forme  de  A,  P,  5,  17, 
dans  laquelle  xvi,  24  est  omis,  considéré  comme  le  dou- 
blet de  xvi,  20b;  d'autre  part  une  forme  ayant  une 
seule  fois  la  doxologie,  mais  placée  après  la  salutation 
interpolée  à  la  manière  paulinienne,  xvi,  24,  texte  de  / 
et  D  de  seconde  main. 

Dans  cette  interprétation  de  la  tradition  manuscrite, 
exposée  d'après  Lietzmann,  Rômer,  éd.  1928,  p.  131, 
deux  points  appellent  des  réserves. 
a)  Une  recension  courte  de  l'épître  a  certainement 
existé  dans  l'Église  latine  :  elle  est  attestée  par  de 
nombreux  témoins  du  texte  occidental.  Mais  il  n'est 
pas  prouvé  qu'elle  ait  existé  chez  les  Grecs.  De  plus, 
l'origine  de  cette  recension  courte  est  attribué  à  Mar- 
cion, sur  un  passage  d'Origène  faussement  interprété. 
Voir  col.  2856,  2863.  Or,  à  s'en  tenir  aux  déclarations 
d'Origène,  Marcion  avait  mutilé  les  deux  derniers 
chapitres,  mais  ne  les  avait  pas  supprimés  comme  il 
avait  fait  pour  la  doxologie.  Il  est  très  probable  que 
cette  recension  courte  fut  faite  pour  l'usage  liturgique. 
On  omettait  les  deux  derniers  chapitres  qui  n'offraient 
guère  que  des  détails  historiques  ou  personnels  et  que 
l'on  jugeait  peu  propres  à  l'édification  ou  à  l'enseigne- 
ment. On  expliquerait  ainsi  pourquoi  ni  Tertullien,  ni 
saint  Irénéc,  ni  probablement  saint  Cyprien  ne  les  ont 
cités.  Cf.  S.  Jean  Chrysostome,  In  Rom.,  hom.  xxxi. 
P.  G.,  t.  i.x.  col.  067.  Les  raisons  qui  faisaient  omettre 
ce  passage  chez  les  Grecs,  dans  la  lecture  ou  l'exposition 
homilétique,  avaient  pu  les  faire  omettre  dans  certains 
mss.  du  texte  occidental. 

b)  Si  la  place  de  la  doxologie  a  varié  ce  n'est  pas  un 
argument  décisif  contre  son  authenticité.  Elle  manque 
il  est  vrai  dans  plusieurs  témoins;  mais  cela  provient 
sans  doute  de  ce  qu'elle  a  subi  le  sort  des  deux  derniers 
chapitres,  seul  xvi,  20b  ayant  été  conservé  pour  main- 
tenir le  caractère  paulinien  de  l'épître.  D'ailleurs  on 
sait  que  Marcion  avait  supprimé,  penitus  abstulit,  la 
doxologie.  /'.  G.,  t.  XIV,  col.  1290.  Son  texte  a  pu 
influer  sur  les  manuscrits.  Enfin,  autre  possibilité  : 
un  copiste  trouvant  la  doxologie  après  le  c.  xiv,  23. 
recension  courte,  l'aura  omise  en  se  réservant  de  la  pla- 
cer plus  loin,  il  l'aura  ensuite  laissée  de  côté  soit  par 
oubli  soit  pour  d'autres  raisons. 

lai  somme  la  critique  textuelle  n'apporte  rien  de 
décisif  contre  l'authenticité  ni  des  deux  derniers  cha- 
pitres, ni  même  de  la  doxologie.  Le  tout  est  bien  attesté 
depuis  le  second  siècle.  Bien  plus,  le  c.  xvi,  1-23  a  ton 
jours  été  uni  au  c.  xv  dans  la  transmission  du  texte. 


2805 


ROMAINS    (ÉPITRE    AUX).    LES    DEUX    DERNIERS   CHAPITRES 


2866 


Le  papyrus  P16,  il  est  vrai,  place  la  doxo'.ogie  entre  le 
c.  xv  et  le  c.  xvi  comme  pour  séparer  ce  dernier,  qui  ne 
se  rattache  de  fait  au  précédent  par  aucun  lien  logique. 
.Mais  le  c.  xv  n'a  jamais  été  transmis  sans  le  c.  xvi. 
3.  Authenticité  de  ces  deux  chapitres.  —  Plusieurs  cri- 
tiques à  la  suite  de  Baur  se  sont  appuyés  sur  la  tradi- 
tion manuscrite  pour  rejeter  en  bloc  l'authenticité  de 
ces  deux  chapitres  et,  à  l'heure  actuelle,  beaucoup  sont 
peu  favorables  à  la  doxologie  qu'ils  regardent  comme 
une  addition  tardive.  Mais  leurs  principaux  arguments 
se  fondent  moins  sur  la  critique  textuelle  que  sur  les 
caractères  internes  de  ces  passages  :  contenu  et  situa- 
tion historique  des  deux  derniers  chapitres;  doctrine  et 
forme  de  la  doxologie.  L'analyse  de  ces  morceaux  nous 
montrera  la  portée  de  ces  arguments. 

a)  Le  c.  xv  se  divise  nettement  en  deux  sections  : 
1-13  et  14-33.  La  lre  consiste  en  exhortations  se  ratta- 
chant au  sujet  du  chapitre  précédent  sur  la  conduite 
envers  «  les  faibles  ».  La  2e  appartient  à  l'épilogue  de  la 
lettre  :  saint  Paul  se  justifie  de  l'avoir  écrite,  expose  ses 
projets  d'apostolat  et  annonce  sa  visite  à  Rome.  Cette 
section  se  termine  par  une  formule  de  salutation,  y.  33. 

La  lre  section,  1-13  se  rattache  donc  étroitement  au 
c.  xiv,  au  point  de  former  avec  lui  un  paragraphe 
unique.  L'école  de  Tubingue  à  la  suite  de  Baur  avait 
cru  y  découvrir  des  doctrines  opposées  à  celles  de  saint 
Paul.  Le  y.  8  lui  fournissait  son  principal  argument  : 
•  Le  Christ  a  été  lé  serviteur  de  la  circoncision.  »  Or, 
l'idée  n'est  point  que  le  Christ  s'est  soumis  à  la  Loi  et 
qu'il  en  est  devenu  le  serviteur.  Le  contexte  précise 
assez  le  sens  :  Le  Christ  a  été  le  ministre  de  la  circonci- 
sion, en  accomplissant  «  les  promesses  faites  aux  pères  » 
en  vertu  de  l'alliance  conclue  sous  le  régime  de  la  cir- 
concision. Les  chrétiens  de  Rome  doivent  s'accueillir 
les  uns  les  autres  et  imiter  ainsi  le  Christ  qui  les  a 
accueillis,  juifs  ou  gentils.  L'exhortation  donne  une 
ligne  de  conduite  chrétienne  :  miséricorde  et  charité 
mutuelle;  ce  n'est  point  une  invitation  aux  juifs  et 
aux  gentils  à  se  réconcilier  au  sein  de  l'Église;  car  ce 
ne  serait  pas  en  situation.  Cf.  Rom.,  m,  3  et  ix,  4. 

Le  souhait  du  y.  13  marque  la  transition  à  la  section 
suivante,  l'épilogue,  xv,  14-33.  Dans  cette  section,  il 
n'y  a  rien  qui  ne  soit  en  situation  :  saint  Paul  invo- 
quant sa  qualité  d'apôtre  des  gentils  dit  sa  sollicitude 
pour  les  pauvres  de  Jérusalem,  expose  son  projet 
d'aller  à  Rome  et  en  Kspagne,  fait  part  de  ses  appréhen- 
sions au  moment  de  retourner  à  Jérusalem.  Tout,  dans 
cette  section,  répond  bien  au  début  de  l'épître,  i,  10- 
1  5,  aux  sentiments  de  l'Apôtre  et  au  cadre  de  sa  vie,  et 
la  langue  ainsi  que  le  style  appartiennent  bien  aux 

grandes  épîtres    . 

Le  *.  33  qui  termine  le  c.  xv  est  une  formule  de 
salutation  analogue  à  celle  des  Épîtres  aux  Corinthiens, 
aux  Thessaloniciens  et  aux  Philippiens.  On  pourrait 
donc  supposer  que,  primitivement  la  lettre  se  terminait 
ici  et  que  le  c.  xvi  est  un  post-scriptum  ou  un  morceau 
indépendant.  Cela  expliquerait  pourquoi  le  papyrus 
P,s  place  avant  cette  salutation  la  doxologie  qui  est  le 
couronnement  de  toute  l'épître.  Cependant  ce  y.  33 
n'est  point  nécessairement  une  finale  destinée  à  clore 
l'épître.  Il  n'est  précédé  d'aucune  salutation  person- 
nelle et  il  peut  être  une  prière  ou  un  vœu,  comme  xv, 
5-6,  pour  clore  une  série  d'exhortations  ou  d'avis 
avant  l'épilogue  final. 

b)  Quant  au  c.  xvi,  1-23  (24),  il  ne  se  rattache  par 
aucun  lien  logique  au  précédent  et  son  contenu  semble 
difficilement  trouver  place  dans  une  lettre  aux  Ro- 
mains. C'est  ce  qui  a  donné  naissance  à  l'hypothèse 
d'un  «billet  aux  Éphésiens  ».  Mais,  par  contre,  son  sort 
dans  la  tradition  a  toujours  été  lié  à  celui  du  c.  xv. 
L'on  pourrait  sans  doute  imaginer  une  recension  de 
i'épître  se  terminant  par  la  salutation  xv,  33  et  voir 
dans  le  c.  xvi,  1-23  un  billet  ou  un  fragment  d'une 


lettre  adressée  à  d'autres  destinataires.  Cette  solution 
expliquerait  peut-être  certains  caractères  du  morceau 
et  aussi  la  place  de  la  doxologie  dans  Pa;  mais  l'en- 
semble de  la  tradition  manuscrite  n'est  point  favo- 
rable à  cette  hypothèse,  puisque  les  c.  xv-xvi  forment 
un  bloc  inséparable  et  que  la  recension  courte  du  texte 
occidental  s'arrêtait  à  la  fin  du  c.  xiv,  23.  Bien  plus, 
xiv,  23,  n'est  point  une  finale,  et  la  coupe  de  la  recen- 
sion courte  aurait  pu  être  faite  plus  heureusement 
après  xv,  (i.  Ainsi,  non  seulement  xv-xvi  forment  bloc, 
dans  la  tradition  manuscrite,  mais  xiv-xv  s'enchaînent 
au  moins  jusqu'à  xv,  6,  comme  éléments  du  même 
développement  ou  du  même  paragraphe. 

La  tradition  textuelle  n'apportant  aucune  solution 
sur  l'origine  ou  la  destination  première  du  c.  xvi,  1-23, 
il  y  a  lieu  d'en  examiner  le  contenu.  Deux  questions  se 
posent  :  ce  contenu  est-il  paulinien  —  est-il  en  situation 
dans  une  lettre  aux  Romains"? 

Le  c.  xvi,  la  doxologie  mise  à  part,  se  compose  de 
quatre  sections  :  1-2;  3-16;  17-20;  21-23  (24). 

a)  1-2.  La  recommandation  de  Phœbé  est  à  sa 
place  aussi  biendans  une  lettre  aux  Romains  que  dans 
un  billet  à  l'Église  d'Éphèseouà  une  autre  communauté 
et  elle  ne  contient  rien  qui  puisse  faire  suspecter  l'au- 
thenticité du  passage.  Il  est  très  probable  que  Swbcovov 
désigne  un  office  existant  déjà  dans  l'Église.  Cf.  Pline 
le  Jeune,  Epist.,  x,  96;  Ambrosiaster,  h.  I.  Quant  à 
-poaTXT'.ç,  fém.  de  -po-jTxr/;ç.  prœfectus,  tutor, 
patronus,  il  ne  saurait  désigner  une  charge  officielle 
remplie  par  une  femme  :  il  s'agit  sans  doute  de  bons 
offices  rendus  à  l'Apôtre  et  aux  chrétiens,  ou  d'inter- 
ventions en  leur  faveur. 

b)  3-16.  Dans  cette  section,  saint  Paul  salue  indi- 
viduellement un  grand  nombre  de  personnes.  Ce  fait 
est  assez  étonnant  dans  une  lettre  à  une  Église  qu'il 
n'a  ni  fondée  ni  même  visitée;  tandis  qu'il  paraî- 
trait beaucoup  plus  vraisemblable  dans  une  lettre 
adressée  aux  chrétiens  d'Éphèse.  Cf.  I  Cor.,  xvi,  19; 
II  Tim..  iv,  19.  Le  y.  5  fortifie  encore  cette  impression 
en  mentionnant  Épénète  «  qui  est  pour  le  Christ  (ou 
»  dans  le  Christ  »)  les  prémices  de  l'Asie  ».  Cf.  I  Cor., 
xvi,  15.  La  mention  d'Aquila  et  Priscille  «  qui  ont 
exposé  leur  vie  »  pour  sauver  l'Apôtre,  probablement  à 
Éphèse,  est  encore  un  argument  en  faveur  d'un  billet 
adressé  à  cette  Église.  Cf.  1  Cor.,  xv,  32;  II  Cor.,  i,  8. 

Par  contre,  la  facilité  des  communications  entre 
Rome  et  les  provinces  permettait  sans  aucun  doute  à 
saint  Paul  de  compter  parmi  les  chrétiens  de  Rome  des 
connaissances  et  des  amis.  L'Évangile  avait  été  prêché 
dans  l'empire  surtout  à  la  partie  flottante  de  la  popu- 
lation. Parmi  les  personnes  mentionnées,  trois  seule- 
ment se  rattachent  à  la  province  d'Asie  :  Épénète. 
Aquila  et  Priscille.  Or  ces  derniers,  expulsés  de  Rome 
sous  Claude.  A  et.,  xvm,  2,  avaient  dû  y  rentrer  sous 
Néron.  Épénète  était  un  des  premiers  convertis  de 
l'Asie;  mais  rien  ne  prouve  qu'il  était  à  Ephèse  vers 
l'an  58.  La  plupart  des  personnes  mentionnées  dans  cet 
épilogue  pouvaient  se  trouver  à  Rome  aussi  bien  qu'à 
Éphèse.  Il  est  même  beaucoup  plus  vraisemblable  de 
les  trouver  réunies  à  Rome  que  dans  toute  autre  ville 
de  l'empire. 

Toutefois  le  plus  étonnant  n'est  point  qu'elles  soient 
réunies  à  Rome  à  cette  époque,  mais  de  voir  saint  Paul 
les  saluer  individuellement.  Cependant  rien  ne  prouve 
qu'il  connaisse  personnellement  tous  ceux  qu'il  salue. 
Certains  pouvaient  n'être  connus  de  lui  que  de  répu- 
tation à  cause  de  leur  situation  dans  l'Église  ou  de  leurs 
œuvres  de  charité.  Il  est  assez  naturel  que  l'Apôtre, 
écrivant  à  une  Église  qu'il  n'a  jamais  visitée,  s'attache 
à  nommer  non  seulement  ceux  qu'il  connaît  personnel- 
lement, mais  encore  ceux  dont  il  a  entendu  faire  L'éloge 
ou  qui  jouent  un  rôle  important  dans  la  communauté. 
C'était  un  excellent  moyen  de  prendre  contact  avec 


281 


'  / 


ROMAINS    fEPITRE    AUX).    LES    DEUX    DERNIERS   CHAPITRES 


2868 


l'Église.  L'hypothèse  qui  voit  dans  le  c.  xvi  un  écrit 
destine  à  l'Église  d'Kphèse  ne  peut  invoquer  des  argu- 
ments décisifs. 

D'ailleurs  ce  chapitre  renferme  des  marques  d'au- 
thenticité  qui  sont  reconnues  par  des  exégètes  de  tontes 
les  écoles.  Saint  Paul  mentionne  Andronicus  et  .Innias 
(ou  Junia)  «  qui  sont  si  considérés  parmi  les  apôtres  et 
qui  ont  appartenu  au  Christ  avant  lui  »,  y.  7.  Il  a 
pour  eux  la  considération  qu'il  témoig  lc  toujours  aux 
chrétiens  qui  l'ont  précédé.  Le  passage  a  une  saveur 
archaïque  qui  répond  bien  au  temps  et  h  la  manière 
de  l'Apôtre. 

c)  17-20».  Cette  section  est  bien  paulinienne  parla 
forme  et  le  contenu.  Cf.  II  Cor.,  x,  7  sq.;  xi,  12  sq.  ; 
Phil.,  m.  18-19.  On  peut  rapprocher  Rom.,  xvi, 19-20 
de  i,  8  et  vi,  17;  cf.  Luc,  xvm,  8.  Ce  passage  n'a  rien 
d'anormal  à  la  fin  de  la  lettre,  à  condition  de  ne  pas  y 
i  hercher  la  solution  concrète  d'une  question  posée 
dans  l'épître.  Il  ne  peut  viser  qu'un  groupe  d'agita- 
teurs perfides  et  dangereux;  il  ne  fait  point  allusion  à 
la  situation  générale  de  l'Église.  C'est  une  mise  en 
garde  contre  des  intrigants,  sans  doute  des  judaïsants. 
qui  risquent  de  troubler  la  communauté. 

d)  21-23.  Ces  versets  offrent,  eux  aussi,  un  carac- 
tère bien  paulinien  :  l'Apôtre  transmet  à  l'Église  de 
Rome  les  salutations  de  son  entourage.  Il  faut  cepen- 
dant reconnaître  que  les  versets  contre  les  agitateurs, 
17-20»,  jettent  quelque  désordre  dans  le  développe- 
ment. On  serait  tenté  de  les  transposer,  avec  la  saluta- 
tion qui  les  termine,  20b,  après  21-23.  On  aurait  ainsi  : 
16  +  21-23  -:- 17-20.  Mais  cette  transposition  ne  s'impose 
nullement.  Rien  dans  la  tradition  manuscrite  ne  la 
suggère.  Saint  Paul  a  pu  faire  ajouter  ces  recomman- 
dations importantes  et  ces  menaces  du  jugement,  en 
demandant  à  Tertius  son  secrétaire  de  les  placer  ici. 
On  peut  même  se  figurer,  avec  Lietzmann,  p.  127, 
saint  Paul  prenant  la  plume  des  mains  de  Tertius, 
pour  écrire  de  sa  propre  main  ces  graves  recommanda- 
tions, puis  lui  laissant  le  soin  de  formuler  les  saluta- 
tions. Le  cas  serait  analogue  à  I  Cor.,  xvi,  21-23  et 
Gai.,  vi,  11. 

Enfin,  les  deux  conclusions  xvi,  20b  et  21  ne  sau- 
raient être  deux  finales  de  recensions  différentes  : 
seule  la  bénédiction  du  i?.  20  est  originale,  comme  le 
prouvent  les  meilleurs  témoins,  et  les  y.  21-23  s'y 
ajoutent  comme  une  sorte  de  post-scriptum. 

L'hypothèse  d'un  fragment  adressé  à  l'Église 
d'Éphèse  n'est  sans  doute  contraire  à  aucun  principe 
théologique.  Mais  il  n'y  a  pas  lieu  de  la  préférer,  car 
(die  n'est  point  fondée  sur  de  solides  arguments. 

Doxologie  (xvi,  25-27).  —  La  tradition  manuscrite, 
pour  obscure  qu'elle  puisse  être  sur  les  causes  qui  ont 
amené  les  déplacements  de  la  doxologie,  l'atteste  soli- 
dement à  partir  i\\\  ir  siècle.  Mais,  alors  que  les  cri 
tiques  de  toutes  écoles  sont  presque  unanimes  actuel- 
lement à  admettre  l'authenticité  de  xv-xvi,  23,  beau 
coup  rejettent  la  doxologie,  surtout  en  raison  de  so  i 
style  et  de  son  contenu.  Bien  qu'elle  offre  des  analogies 
avec  le  vocabulaire  paulinien,  elle  daterait  du  n«  siècle, 
où  l'on  affectionnait  les  longues  formules  liturgiques. 
Elle  serait  le  fait  d'un  éditeur  désireux  de  couronner 
l'épître  d'une  manière  solennelle.  Selon  I'.  Corssen, 
von  Soden,  Julicher,  Ilarnack,  elle  révélerait  son  ori- 
gine mareionite. 

D'abord  les  expressions  aïomo'j  0eoû  et  lx6v<|>  ooqptp 
0«p  seraient  sans  analogie  dans  saint  Paul,  De  fait, 
ces  expressions  ne  se  rencontrent  pas  ailleurs  dans 
les  épitres,  mais  elles  expriment  des  idées  bien  pauli- 
nienne*. L'éternité  de  Dieu  est  simplement  une  notion 
biblique,  bien  antérieure  à  saint  Paul. Cf.  Gen.,  xxi,33; 
Is.,  xxvi,  1  ;  xi„  28;  Dan..  XIII,  12;  Baruch,  [V,  10,  1  I, 
M).  La  sagesse  île  Dieu  est  accentuée  dans  I  Cor.,  r.  19, 
21.  2  1.  2.")  :  Il  »  confond  la  sagesse  des  sages  ■  précisé 


nient,  par  son  plan  de  salut  dans  le  Christ.  La  >  révé- 
lation du  mystère  du  Christ  »,  xvi,  25,  est  une  pensée 
essentiellement  paulinienne.  Cf.  Rom.,  in,  21;  I  Cor., 
il,  7-10;  Col.,  i,  20,  27;  H,  2;  iv,  3;  Eph.,  i,  9;  m,  3,  1, 
9;  vi,  19. 

P.  Corssen  estime  (pie  le  y.  25  dépasse  la  pensée  de 
l'Apôtre.  11  croit  reconnaître  une  idée  mareionite  dans 
le  terme  azaiyrl[j.bjov,  qu'il  oppose  au  terme  pauli- 
nien à^oxsxpuij.ri.évov.  Il  s'agirait  d'un  mystère  rigou- 
reusement tenu  secret  par  Dieu  jusqu'à  la  révélation 
faite  par  le  Christ  dans  le  Nouveau  Testament.  Ainsi 
se  trouverait  exclue  l'idée  paulinienne  d'une  révéla- 
tion commencée  dans  l'Ancien  et  achevée  pleinement 
dans  le  Nouveau,  selon  Rom.,  m,  21;  cf.  Heb.,  i,  1-2. 

Or  cette  interprétation  de  asa<.yt]y.iyjo\>  est  contre- 
dite par  le  y.  26  :  le  mystère  a  été  manifesté  «  au 
moyen  fies  écrits  prophétiques  ».  Ce  qui  doit  s'entendre 
des  prophéties  de  l'Ancien  Testament,  sur  lesquelles 
les  apôtres  se  sont  appuyés  pour  établir  l'autorité  di- 
vine de  la  révélation  chrétienne;  cf.  Rom.,  i,  2;  m.  21. 
Corssen,  suivi  par  Julicher,  mais  non  par  Lietzmann, 
l'entend  des  »  écrits  prophétiques  du  Nouveau  Testa- 
ment »,  opinion  qui  n'est  pas  soutenable,  même  si  l'on 
plaçait  la  doxologie  au  iie  siècle.  Le  y.  20  précise  donc- 
la  pensée  du  y.  25  et  l'on  ne  peut  légitimement  oppo- 
ser aeat,Y7][jivov  à  à7r(jxexp>j(jt.(jivov.  L'un  et  l'autre 
expriment  la  même  idée.  De  fait,  le  «  mystère  du 
Christ  »  n'a  pas  été  manifesté  dans  l'Ancien  Testament, 
sa  révélation  a  été  seulement  préparée.  Sous  l'ancienne 
alliance  il  est  resté  caché  ou  voilé,  étant  réservé  pour 
les  temps  chrétiens. 

Le  dessein  conçu  par  Dieu  d'appeler  tous  les  hommes 
«à  l'obéissance  de  la  foi»,  y.  26,  est  un  thème  qui  revient 
fréquemment  dans  les  épîtres.  Cf.  Rom.,  i,  5;  XV,  18; 
xvi,  19;  II  Cor.,  vu,  15;  Kph.,  m,  5-6;  II  Tim.,  i,  9sq.; 
Tit.,  i,  2-3;  Col.,  i,  26. 

L'origine  mareionite  de  la  doxologie  est  d'autant 
plus  invraisemblable,  que  Marcion,  au  témoigna.;.; 
d'Origène,  l'aurait  supprimée  :  penitus  abslulil.  Voir 
plus  haut,  col.  2856.  D'ailleurs  la  mention  des  «  écri- 
tures prophétiques  »  suffisait  à  faire  rejeter  le  passage 
par  Marcion. 

Pour  ce  qui  est  du  caractère  liturgique,  il  importe 
d'ex  arter  une  équivoque.  Sans  aucun  doute  nous  avons 
là  une  formule  de  prière;  mais  rien  ne  montre  qu'elle 
ait  été  faite  en  vue  de  la  prière  publique  dans  les 
assemblées.  C'est  une  prière  individuelle  par  laquelle 
I  Apôtre,  dans  l'élan  du  sentiment  religieux, rend  gloire 
à  Dieu  pour  son  œuvre  de  salut  accomplie  dans  le 
Christ.  Cette  manière  lui  est  habituelle;  cf.  Gai.,  i,  5  : 
Rom.,  ix,  5;  xi,  36;  Eph.,  m, 21;  Phil.,iv,20;  ITim., 
i,  17;  II  Tim.,  iv,  18.  Il  la  devait  à  son  éducation  juive. 
La  doxologie  de  Rom.,  xvi,  25-27  est  seulement  plus 
développée  que  les  autres,  et  la  complexité  de  la  phrase 
n'est  pas  contraire  au  style  de  l'Apôtre.  Cf.  Rom.,  i. 
1-1.  Il  rend  hommage  à  Dieu  le  l'ère  et  à  son  œuvre  de 
salut  sans  se  préoccuper  du  rythme  de  la  phrase.  L'on 
ne  pouvait  couronner  plus  magistralement  un  écrit 
ayant  pour  thème  le  salut  universel  de  l'humanité 
réalisé  par  Dieu  dans  lc  mystère  du  Christ. 

les  questions  relatives  aux  deux  derniers  chapitres  et  à 
la  doxologie  ont  été  étudiées  dans  les  travaux  suivants  : 
II.  Lucht,  Ueber  die  bridai  lelzten  Kapiteldes  liornerbrielen. 
Berlin,  1871,  qui  défend  les  thèses  de  Baur;  K.  I.akc,  The 
earlier  Epistles  of  Si  Paul,  Londres,  1911,  p.  ;{.'{.">;  I'.  Corssen. 
y.ur  Ueberlieferungsgeschichtedes  Rômer  brie/es,  dans  Zeifschr. 
jnr  die  S.  T.  Wissenschaft,  l.  \,  1909,  p.  1-45;  97-102; 
I).  de  Bruyne,  Les  deux  derniers  chapitres  de  la  Lettre  aux 
Romains,  dans  Revue  bénédictine.  1908,  p.  42:$  sq.;  Lit  limite 
mareionite  de  lu  Lettre  aux  Romains,  ibid.,  1911,  p.  133  sq.; 
Ilarnack,  Marcion,  1924,  2e  éd.,  p.  164*  sq.;  (•.  Richter, 
Kritischpolemische  Untersuchungen  ùber  den  Rômerbrief, 
1908;  H.  Schumacher,  Die  beiden  leizten  Kapiteldes  Rômer- 
brief es,  1929;  1  .  Rônnecke,  fus  lelzle  Kapilel  îles   Rômer- 


2869 


ROMAINS    (ÉPITRE    AUX).    DESTINATAIRES 


2870 


bricfes  im  Lichle  der  cliristlichen  Arehâologie,  1927.  Voir 
aussi  les  commentaires,  spécialement,  Sanday-Headlam, 
Lagrange,  Lietzmann  et  la  bibliographie  à  la  fin  de  l'article. 

III.  Destinataires.  ■ —  1°  Caractère  épistolaire.  — 
L'Épître  aux  Romains  est-elle  une  lettre  ou  un  traité? 
A  ne  considérer  que  le  sujet  et  le  ton,  elle  présente  la 
forme  d'un  traité  plutôt  que  celle  d'une  lettre.  Elle 
n'est  pas  un  écrit  de  circonstance;  elle  traite  un  sujet 
offrant  un  intérêt  général  :  le  salut  universel  réalisé 
par  l'Évangile,  grâce  à  l'œuvre  du  Christ.  Elle  débute 
par  un  exorde,  i,  1-5,  où  l'Apôtre  présente  d'abord  aux 
lecteurs  deux  notions  essentielles  de  la  foi  chrétienne  : 
l'Évangile  et  la  personne  du  Christ  qui  en  fait  l'objet. 
Puis,  i,  10-17,  l'Apôtre  énonce  le  thème  de  son  exposé  : 
l'Évangile  est  une  «  puissance  de  Dieu  »  pour  sauver 
tout  croyant,  Juif  ou  Grec.  Dans  l'Évangile  se  révèle 
la  justice  de  Dieu  qui  procède  de  la  foi.  Viennent  en- 
suite les  développements  du  thème  :  nécessité  de  la 
justification  pour  les  païens  comme  pour  les  juifs; 
mode  de  la  justification;  fruits  de  la  justification  et 
vie  chrétienne  sous  la  conduite  de  l'Esprit-Saint.  Il  y  a 
plus;  certains  développements,  comme  il,  1  sq..  et  sur- 
tout in,  1-17,  rappellent  les  procédés  littéraires  de  la 
diatribe  dans  l'enseignement  de  la  philosophie  morale. 
Cette  épître  s'offre  à  nous  comme  la  principale  source 
de  la  théologie  paulinienne.  Saint  Paul  y  apparaît  tour 
à  tour  comme  le  rabbin,  l'apôtre  mû  par  l'Esprit-Saint, 
le  directeur  d'âme  avisé  et  vigilant,  le  penseur  et  le 
philosophe  chrétien.  L'on  serait  donc  tenté,  de  prime 
abord,  de  la  regarder  comme  un  simple  exposé  de 
doctrine,  une  sorte  de  catéchisme  sous  forme  de  lettre, 
destiné  à  tous  les  chrétiens,  mais  dédié  par  un  pur 
procédé  littéraire,  à  la  communauté  la  plus  en  vue, 
celle  de  Rome,  cf.  i,  8.  S'il  en  était  ainsi,  comme  d'au- 
cuns le  prétendent,  il  faudrait  renoncer  à  chercher  dans 
quelle  mesure  l'épître  nous  renseigne  sur  la  composi- 
sition,  les  tendances  et  les  besoins  de  l'Église  de  Rome, 
ou  à  demander  à  l'histoire  des  lumières  pour  com- 
prendre l'épître. 

Mais  cette  hypothèse  est  à  écarter,  car  elle  est  en 
opposition  non  seulement  avec  i,  7,  15,  mais  une  foule 
de  traits  ou  de  développements  qui  ne  s'expliqueraient 
point  dans  l'hypothèse  d'un  pur  traité  abstrait;  cf.  i, 
11-15;  xin,  1-7;  xiv  :  l'Apôtre  a  présents  à  l'esprit  ses 
correspondants  qu'il  appelle  «  frères  bien-aimés  »; 
il  s'adresse  à  «  tous  les  chrétiens  de  Rome  »;  il  écrit 
dans  un  but  spécial  :  les  atîermir  dans  la  foi  et  il  joint 
à  son  exposé  une  foule  de  traits  personnels  qui  font  de 
l'épître  une  véritable  lettre. 

2°  L'Église  de  Rome  en  l'an  58.  —  Saint  Paul 
connaissait  sans  aucun  doute  la  situation  de  l'Église 
à  laquelle  il  s'adressait  :  sa  composition,  ses  tendances 
doctrinales,  ses  besoins.  Pour  comprendre  sa  lettre 
nous  aurions  donc  intérêt  à  bien  connaître  cette  situa- 
tion vers  l'an  58.  Malheureusement  notre  unique  source 
de  renseignements  sur  ce  point  est  l'épître  elle-même. 
Nous  en  sommes  donc  réduits  à  des  conjectures  exégé- 
tiques  auxquelles  s'ajoutent  quelques  données  tirées 
des  écrivains  ecclésiastiques  ainsi  que  les  vraisem- 
blances de  l'histoire. 

Saint  Paul,  d'une  part,  traite  la  communauté  de 
Rome  comme  une  Église  de  la  gentilité.  Voir  plus  loin, 
col.  2873.  D'autre  part,  il  expose  aux  fidèles  la  foi 
chrétienne,  en  tenant  compte,  dans  une  très  large  me- 
sure, des  idées,  des  sentiments,  des  besoins  du  judaïsme. 
Comment  concilier  ces  deux  faits  en  apparence  contra- 
dictoires? 

On  pose  d'ordinaire  la  question  de  la  façon  suivante  : 
l'Église  se  composait-elle  surtout  de  judéo-chrétiens 
à  tendances  particularistes,  ou  comprenait-elle  en 
majeure  partie  des  païens  convertis?  Dans  la  première 
hypothèse,  la  lettre  pourrait  avoir  pour  but  de  com- 
battre des  doctrines  pharisiennes  pour  leur  substituer 

DICT.    DE   THLOLOGIE. 


des  conceptions  universalistes.  Ce  fut  la  thèse  de  l'école 
de  Tubingue  au  milieu  du  xixe  siècle.  Cette  thèse  a 
rallié  les  suffrages  de  beaucoup  de  critiques  jusqu'à  ces 
trente  dernières  années.  Actuellement  elle  est  moins  en 
faveur,  sans  être  complètement  abandonnée.  On  est 
moins  porté  à  prêter  à  l'Église  de  Rome  des  tendances 
judaïsantes  et  à  voir  dans  l'épître  un  écrit  destiné  à 
dirimer  de  graves  controverses  entre  les  gentils  et  les 
juifs.  On  suppose  plus  volontiers,  d'après  le  ton  de 
l'épître,  que  l'Eglise  de  Rome,  vers  l'an  58,  devait  être 
composée  en  majeure  partie  de  païens  convertis. 

Mais  n'y  avait-il  pas  aussi  parmi  les  fidèles  de  Rome 
un  assez  grand  nombre  de  prosélytes  «craignant  Dieu». 
Cette  hypothèse,  sur  laquelle  on  a  peu  insisté,  a  été  pro- 
posée par  Robinson,  dans  Hasting's,  Dictionary  ofthe 
Bible,  t.  iv,  p.  298.  Cf.  F.  Hort,  Romans  and  Ephesians, 
Londres,  1895,  p.  20  sq.;  Schûrer,  art.  Romans  dans 
Encyclopœdia  Britannica,  t.  xx,  p.  727  sq.  Les  prosé- 
lytes «  craignant  Dieu  »  adhéraient  au  judaïsme  sans  se 
soumettre  à  la  circoncision  ni  aux  pratiques  légales.  Ils 
fréquentaient  les  synagogues,  observaient  la  loi  morale, 
adoraient  le  Dieu  d'Israël,  étaient  instruits  dans  les 
Écritures  et  acceptaient  la  doctrine  judaïque  du  salut. 
D'après  les  Actes,  c'était  parmi  eux  que  l'Évangile 
avait  fait  ses  premières  recrues.  Ils  étaient  donc  juifs 
d'idées  et  de  sentiments,  sans  avoir  ni  l'esprit  de  con- 
troverse ni  le  fanatisme  des  pharisiens.  Ne  formaient-ils 
pas  la  majeure  partie  de  la  communauté  et  n'y  don- 
naient-ils point  le  ton?  L'on  comprendrait  ainsi  pour- 
quoi saint  Paul  s'adresse  aux  chrétiens  de  Rome 
comme  à  une  Église  de  la  gentilité,  et  d'autre  part  tient 
compte  dans  une  si  large  mesure  des  idées  et  des  préoc- 
cupations judaïques. 

Une  autre  hypothèse  a  été  proposée  par  Lipsius, 
dans  Iland-Kommcnlar  zum  Neuen  Testament  de 
H.  Holtzmann,  Eribourg-en-Brisgau,  1892.  L'épître 
supposerait  l'existence,  à  Rome,  d'un  parti  de  judaï- 
sants  hellénistes,  n'imposant  point  la  circoncision  aux 
païens,  mais  regardant  la  Loi  comme  la  règle  de  la  jus- 
tice et  se  jugeant  supérieurs  aux  païens  convertis.  Cette 
hypothèse,  comme  celle  de  l'école  de  Tubingue,  a  l'in- 
convénient de  supposer  l'Église  de  Rome  divisée  en 
deux  fractions  adverses.  L'épître  donne  au  contraire 
l'impression  que  cette  Église  forme  un  tout  homogène. 
L'hypothèse,  d'ailleurs,  ne  répond  point  aux  vraisem- 
blances historiques.  Voir  ci-dessous,  col.  2873.  A  quelle 
hypothèse  se  rallier  avec  le  plus  de  probabilité?  L'on 
ne  peut  répondre  qu'après  avoir  examiné  les  témoi- 
gnages de  la  tradition  ecclésiastique,  les  renseigne- 
ments de  l'histoire  générale  et  les  données  de  l'épître. 

1.  Témoignages  de  la  tradition  ecclésiastique.  —  Il 
faut  citer  en  premier  lieu  la  préface  de  l'Ambrosiaster, 
de  la  lin  du  i\e  siècle. 

Jam  constat  temporibus  apostclorum  Judaeos  propterea 
quod  sub  regno  romano  agerent  Romain  habitasse  ex  qulbus 
ii  qui  credideranl  tradideruni  romanis,  ut  Christum  profi- 
tentes  legem  servarent.  Romani  autem,  audita  fama  virtutum 
Ghrtsti,  faciles  ad  credendum  fuerant  ut  pote  prudentes,  nec 
inmerito  prudentes,  qui  maie  inducti  statim  correcti  sunt 
et  manseuint  in  eo.  Hii  ergo ex  Juduis  credenles  Christum, 
ut  datur  intelliffi,  non  accipiebant  Veum  esse  de  l.'ro  pillantes 
uni  lleo  adjersum.  Quamobrem  negat  illos  spiritalem  Dei 
gratiam  conseculos  ac  per  hoc  confirmationem  eis  déesse.  Hii 
sunt  qui  et  Galatas  subvert erant  ut  a  traditione  apostolorum 
recédèrent,  quibus  ideo  irascitur  apostolus  quia  docti  bene 
facile  transducti  fuerant.  Romanis  irasci  non  debuit  sed 
laudat  lidem  illorum  quia,  nulla  insignia  virtutum  videntes 
nec  aliquem  apostolorum,  susceperant  iklem  Christi,  jn 
verbis  potius  quam  in  sensu.  -Von  enim  illis  expositum 
fueral  mysterium  erucis  Christi.  Propterea,  quibusdam  adve- 
nientibus  qui  recte  crediderant,  de  edenda  carne  et  non 
edenda  qua>stiones  fiebant  et  utrumnam  spes  quai  in 
Christo  est  sulliceret  aut  et  lex  servanda  esset.  Ilinc  est 
unde  omni  industria  id  agit  ut  a  lege  eos  tollat.  P.  L., 
t.  xvii,  col.  -13  sq. 


T.  —  XIII. 


91. 


2871 


ROMAINS    (EPITRE    AUX).    DESTINATAIRES 


2872 


Ainsi,  d'après  ce  texte,  (les  juifs  convertis  auraient 
transmis  aux  Romains  la  foi  au  Christ  avec  l'observa- 
tion de  la  Loi.  Les  judéo-chrétiens  de  Rome  n'accep- 
taient point  la  divinité  du  Christ  :  ils  la  jugeaient 
contraire  à  l'unité  de  Dieu.  L'Apôtre  supposerait  qu'ils 
n'ont  point  revu  la  «  grâce  de  Dieu  spirituelle  »  et  qu'ils 
auraient  eu  besoin  «  d'être  confirmés  ».  L'auteur  fait 
allusion  à  Rom.,  i,  11  et  peut-être  aussi  à  i,  2-4.  Les 
judaïsants  qui  ont  enseigné  à  Rome  seraient  les  mêmes 
qui  ont  troublé  la  foi  des  Calâtes.  Le  cas  est  analogue, 
mais  l'attitude  de  Paul  est  différente.  L'Apôtre  s'irrite 
contre  les  Calâtes,  car,  instruits  exactement,  ils  se  sont 
laissé  entraîner;  mais  il  ne  s'irrite  point  contre  les  Ro- 
mains, car  ils  ont  reçu  la  foi  du  Christ  sans  avoir  vu  ni 
aucun  miracle  ni  aucun  apôtre.  Cette  foi  aurait  été 
purement  verbale.  Ils  n'en  avaient  point  pénétré  le 
sens;  car  on  ne  leur  avait  point  exposé  «  le  mystère  de 
la  croix  du  Christ  ».  Des  chrétiens  à  la  foi  exacte  étant 
survenus,  des  controverses  seraient  nées  concernant  les 
aliments  et  la  pratique  de  la  Loi. 

Cette  notice  de  l'Ambrosiaster  contient  des  affirma- 
tions assez  singulières.  Les  judéo-chrétiens  de  Rome 
auraient  rejeté  la  divinité  du  Christ  comme  contraire  à 
l'unité  de  Dieu  ;  ils  n'auraient  point  reçu  la  «  grâce  spi- 
rituelle »;  ils  auraient  eu  au  Christ  une  foi  purement 
verbale,  ignorant  le  «  mystère  du  Christ  ».  Dans  ces 
conditions,  leur  christianisme  aurait  été  inférieur  à 
celui  de  la  première  prédication  apostolique  et  l'on  ne 
comprendrait  pas  comment  saint  Paul  aurait  pu,  dès 
les  premières  lignes,  louer  leur  foi,  i,  8,  et  dire  qu'elle 
était  la  même  que  la  sienne,  i,  12.  L'on  ne  compren- 
drait pas  non  plus  pourquoi  il  n'insiste  pas  plus  sur  la 
divinité  du  Christ.  Des  idées  analogues  à  celles  de  l'Am- 
brosiaster sur  la  situation  de  l'Église  de  Rome  se  ren- 
contrent chez  d'autres  auteurs  ecclésiastiques  anciens, 
ainsi  que  dans  des  prologues  de  certains  manuscrits  de 
la  Vulgate. 

Saint  Augustin  supposait  dans  l'Église  de  Rome  une 
situation  analogue  à  celle  des  Églises  de  Galatie.  Mais 
il  avait  soin  de  noter  que  c'était  une  conjecture  exégé- 
tique  suggérée  par  le  texte  :  Quantum  ex  ejus  lextu  intel- 
ligi  potest.  Voir  Epistolse  ad  Romanos  inchoala  exposilio, 
P.  L.,  t.  xxxv,  col.  2087-2089. 

Origène  (Rufin)  et  saint  Jérôme  sont  moins  afïïrma- 
tifs  :  sain  t  Paul  s'efforce  de  maintenir  la  balance  égale 
entre  les  deux  éléments.  Origène,  In.  Rom.,  P.  G., 
t.  xiv,  col.  911;  S.  Jérôme,  In  Gai.  (d'après  Origène), 
P.  L.,  t.  xxvi,  col.  395.  Pelage,  par  contre,  ne  voit 
aucune  dissension  entre  les  fidèles  de  Rome  :  ils 
tiennent  leur  foi  de  la  prédication  de  Pierre.  Saint 
Paul  veut  les  «  confirmer  »,  non  qu'il  y  ait  dans  leur  foi 
des  lacunes,  mais  pour  (pie  cette  foi  soit  fortifiée  grâce 
au  témoignage  et  à  l'enseignement  des  deux  apôtres. 
/'.  /..,  t.  xxx,  col.  648.  D'après  le  Pseudo  Primasius, 
l'épitre  fut  écrite  pour  ramener  le  calme  elle/,  les  chré- 
tiens. Juifs  et  g -utils  prétendant  également  avoir  la 
supériorité,  saint  Paul  intervient  pour  les  ramener,  les 
uns  et  les  autres, à  une  juste  compréhension  des  choses 
et  mettre  lin  à  cette  dispute  inutile.  /'.   /..,  t.  I.xvm, 

col..  Il  1-115.  Saint.  Thomas  suppose  également  des 
rivalités  entre  juifs  et  gentils.  Éd.  Vives,  t.  x.x, 
p.  100,  573. 

La  thèse  de  l'Ambrosiaster  se  retrouve  dans  les  argu- 
menla  ou  prologues  de  nombreux  mss.  de  la  Vulgate. 
On  les  trouvera  dans  Ilarnack,  Marcion,  2"  éd.,  L924, 
p.  127*  sq.,  ainsi  (pie  dans  la  Revue  biblique,  1926, 
p.  161  sq.  Voici  i'argumentum  del'ÉpIl  re  aux  Romains  : 
Romani  sunt  in  parti  bus  Italite.  m  prseventisunta  falsis 
apostolis,  et  sub  nomine  Domini  nostri  Jesu  Christi  in 
legem  et  prophetas  erani  inducti.  Hos  revocat  apostolus 
ml  veram  evangelicam  ftdem,  scribens  eis  a  Corintho. 

Ces  uns  croient  reconnaître  dans  ces  prologues  des 
idées   marcionites   :   opposition   entre   saint    Paul  et 


l'Ancien  Testament  ou  le  judaïsme.  Dom  de  Rruyne, Pro- 
mues bibliques  d'origine,  marcionite,  dans  Revue  béné- 
dictine, 1907,  p.  1  sq.  ;  Harnack,  Marcion,  p.  129*  et 
Zeitschr.  fur  die  N.  T.  Wisscnschaft,  t.  xxiv,  1925, 
p.  201  sq.  La  notice  de  l'Ambrosiaster  se  rattacherait 
à  cette  doctrine,  qui  accentue  l'opposition  entre  saint 
Paul  et  l'Ancien  Testament.  Le  P.  Lagrange  a  aban- 
donné cette  opinion,  après  l'avoir  d'abord  acceptée 
dans  la  première  édition  de  son  commentaire  sur 
l'Épître  aux  Romains.  Voir  Revue  biblique,  1926, 
p.  101  sq.  La  thèse  de  De  Bruyne  et  Harnack  a  été 
réfutée  par  W.  Mundle,  dans  Zeitschr.  fur  die  N.  T. 
Wissenehaft,  1925,  p.  56  sq.  Le  caractère  marcionite  de 
ces  prologues  n'est  nullement  évident.  Pas  plus  que 
l'Ambrosiaster  ils  n'opposent  saint  Paul  et  l'Ancien 
Testament.  D'ailleurs,  s'ils  étaient  nettement  marcio- 
nites, comment  seraient  ils  passés  dans  les  mss.  de  la 
Vulgate  sans  que  les  copistes  se.  soient  aperçus  qu'ils 
n'étaient  point  conformes  à  la  doctrine  de  saint  Paul? 
Il  y  avait  à  Rome,  au  temps  de  saint  Justin,  diverses 
catégories  de  judéo-chrétiens  :  des  intransigeants,  que 
saint  Justin  condamne  ;  d'autres  qui  observaient  la  Loi 
sans  fanatisme  et  croyaient  au  Christ  :  ceux-là  «  peu- 
vent être  sauvés  »;  enfin  d'autres  qui,  tout  en  recon- 
naissant Jésus  comme  le  Messie,  ne  le  regardaient 
point  comme  Fils  de  Dieu  préexistant  :  saint  Justin 
rejette  cette  doctrine  :  «  Un  très  grand  nombre,  dit-il, 
qui  pensent  comme  moi,  ne  consentiraient  point  à 
parler  ainsi.  »  Cf.  Dialog.,  xlvii,  3,  P.  G.,  t.  vi,  col.  576- 
580;  xl vm,  col.  581.  Faut-il  voir  dans  ces  diverses 
tendances  un  écho  de  ce  que  fut  l'Église  de  Rome  vers 
l'an  58?  L'on  ne  peut  l'affirmer  avec  certitude.  Mais, 
déjà  avant  saint  Justin,  certains  esprits  peu  familia- 
risés avec  la  doctrine  du  IVe  évangile  ne  concevaient 
point  sans  difficulté  la  préexistence  du  Christ.  Cf.  Her- 
mas,  Pasteur,  Sim.,  v,  2,  5,  6;  Sim.,  ix,  1.  Il  en  était 
sans  doute  de  même  au  Ier  siècle.  Ces  tendances  parti- 
culières ont  laissé  des  traces  jusqu'au  me  siècle.  Cf.  Eu- 
sèbe,  H.  E.,  V,  xxvm,  P.  G.,  t.  xx,  col.  512.  L'Ambro- 
siaster, au  siècle  suivant,  a-t-il  eu  des  renseignements 
sur  ce  point?  C'est  possible;  mais  en  toute  hypothèse 
ils  n'étaient  nullement  de  nature  à  faire  comprendre 
l'Épître  aux  Romains.  C'est  pourquoi  ce  commentateur 
ne  donne  point  ses  explications  comme  fondées  sur  une 
tradition  historique,  mais  comme  des  conjectures  exé- 
gétiques.  Cela  apparaît  clairement  dans  les  phrases  : 
ut  datur  inlclligi...  et  quam  ibrem  negat  illos  spiritalem 
Dei  gratiam  consecutos  ac  per  hoc  conftrmationem  eis 
déesse,  allusion  évidente  à  Rom.,  i,  11.  Les  prologues 
de  la  Vulgate  sont  dans  la  même  ligne  que  l'Ambro- 
siaster  et  paraissent  avoir  la  même  origine.  De  plus, 
saint  Augustin,  nous  l'avons  noté,  col.  2871,  présente 
nettement  lui  aussi,  sou  explication  comme  une  conjec- 
tmv  appuyée  sur  le  texte. 

2.  Renseignements  de  l'histoire  générale.  —  Ces  ren- 
seignements ne  contiennent  rien  de  positif  sur  l'Église 
de  Rome;  ils  permettent  seulement  de  dire  quelle  est 
l'hypothèse  la  plus  vraisemblable. 

Les  premiers  convertis  furent  très  probablement  des 
juifs  auxquels  vinrent  se  joindre  des  prosélytes  et  des 
païens.  Les  juifs  furent  expulsés  de  Rome  sous  Claude, 
11-51.  Ces  judéo-chrétiens  durent  être  parmi  les  pros- 
crits. Cf.  Orose,  llisl.,  1.  VII,  c.  vi,  P.  L.,  t.  xxxi, 
col.  1075;  Act.,  xvm,  2;  Suétone,  Claude,  25.  Dion 
Cassius,  il  est  vrai,  parle  simplement  d'une  défense  de 
se  réunir,  llist.,  I.  LX.  vi,  0,  datant  de  l'an  11.  Il  s'agit 
sans  doute  de  mesures  qui  précédèrent  l'expulsion  et 
(pie  l'empereur  prit  dès  le  commencement  de  son  règne. 
Le  récit  d'Orose  •  non  la  date,  qui  serait  la  neuvième 
année  de  Claude  est  confirmé  par  les  Vêtes,  xvm,  2. 
Il  est  possible  qu'une  série  de  vexations  contre  les 
juifs  les  aient  amenés  à  quilter  Rome.  Mais  Suétone 
parle  bien  d'une  expulsion  :  Roma  expulit. 


2873 


ROMAINS   (ÉPITRE   AUX).    BUT 


2874 


Malgré  ces  mesures  vexatoires,  la  communauté  ne 
sombra  pas.  Elle  devait  donc  compter  un  assez  grand 
nombre  de  prosélytes  ou  de  païens  convertis.  A  l'avè- 
nement de  Néron,  en  54,  les  juifs  jouirent  d'une  plus 
grande  liberté  et  purent  commencer  à  rentrer.  Mais  en 
58  la  communauté  devait  être  encore  en  majeure  par- 
tie composée  de  païens  convertis.  Toutefois,  les  juifs, 
qui  avaient  formé  auparavant  un  élément  important 
de  l'Église,  ne  pouvaient  constater  sans  amertume 
qu'ils  avaient  perdu  leur  influence.  D'autre  part,  les 
gentils  convertis  pouvaient  être  portés  à  les  mépriser 
et  à  leur  faire  sentir  l'état  d'infériorité  où  ils  se  trou- 
vaient par  suite  des  circonstances.  Mais  l'Église  n'était 
point  divisée  en  deux  fractions  rivales  ni  bouleversée 
par  l'action  des  judaïsants.  Elle  n'offrait  rien  de  sem- 
blable à  la  situation  des  Églises  de  Galatie. 

3.  Les  données  de  l'épître.  —  Dans  l'hypothèse  que 
nous  venons  d'exposer,  le  caractère  et  le  ton  de  l'épître 
s'expliquent  assez  bien.  Elle  s'adresse  moins  à  des 
juifs  qu'à  des  «  gentils  ».  En  écrivant,  saint  Paul  ne  fait 
que  remplir  sa  mission  auprès  des  ■<  gentils  »  au  nombre 
desquels  comptent  les  fidèles  de  Rome,  i,  5-7  :  êv  olç 
serre  devant  se  traduire  :  «  au  nombre  desquels  vous 
êtes  »,  et  non  :  «  au  milieu  desquels  vous  habitez.  » 
Comme  des  autres  gentils,  l'Apôtre  en  attendu  «des  fruits 
spirituels  »,  i,  13-15;  il  a  le  devoir  de  les  offrir  à  Dieu 
eux  aussi  comme  un  sacrifice;  c'est  pourquoi  il  a  osé 
leur  écrire,  xv,  15  sq. 

Il  veut  leur  communiquer  «  quelque  don  spirituel, 
pour  les  affermir  »,  ti  yâp',a[i.x  uve'jji.a'uxôv ,  c'est-à- 
dire  contribuer  à  leur  progrès  et  à  leur  persévérance 
dans  la  foi.  i,  11.  L'Ambrosiaster,  sur  ce  passage,  sup- 
pose que  les  Romains,  instruits  par  des  juifs,  ne  de- 
vaient point  avoir  la  véritable  foi  au  Christ  et  que 
l'Apôtre  voulait  venir  à  Rome  la  leur  donner,  les 
mettre  dans  la  voie  du  salut.  P.  L.,  t.  xvn,  col.  53. 
Cette  opinion  ne  trouve  aucun  appui  dans  le  f.  11  et 
ne  peut  se  concilier  avec  les  passages,  i,  8;  xv,  15  sq. 

Enfin  les  noms  mentionnés  dans  xvi,  1-15  —  si, 
comme  nous  le  croyons,  ce  chapitre  fait  bien  partie  de 
l'Épître  aux  Romains  (voir  plus  haut,  col.  2866)  — 
sont  presque  tous  grecs  ou  latins.  Sans  doute  plusieurs 
ont  pu  être  portés  par  des  juifs  de  race,  mais  l'ensemble 
donne  bien  l'impression  d'un  milieu  gréco-romain.  En 
somme  l'épître  suggère  une  Église  appartenant  à  la 
gentilité  non  seulement  par  sa  situation  géographique 
mais  aussi  par  sa  composition.  Cf.  xi,  13-3-'. 

En  outre,  l'épître  ne  vise  point  spécialement  des 
judaïsants.  Elle  n'est  point  polémique,  elle  reste  ton 
jours  dans  le  ton  de  l'exposition.  L'Apôtre  n'y  fait 
l'apologie  ni  de  son  évangile  ni  de  sa  personne. 

On  rapproche,  il  est  vrai,  de  l'Épître  aux  Calâtes,  le 
passage  xvi,  17-20.  Mais  ces  quatre  versets  appar- 
tiennent à  un  chapitre  qui  se  présente  comme  un  sup- 
plément. Ils  visent  de  faux  docteurs,  des  agitateurs  qui 
provoquent  des  divisions  et  causent  des  scandales; 
mais,  loin  de  fournir  le  thème,  ils  sont  placés  à  la  lin  de 
la  lettre  comme  une  dernière  recommandation  destinée 
à  prémunir  les  fidèles  contre  un  danger  qui  les  menace. 
Cf.  xvi,  17;  I  Tiin.,  vi,  5;  TH.,  i,  11.  Les  personnages 
visés  sont  probablement  des  judaïsants,  mais  nous  n'en 
retrouvons  la  trace  nulle  part  ailleurs  dans  l'épître.  Il 
serait  vraiment  exagéré  de  chercher  dans  ces  quelques 
versets  la  situation  qui  a  déterminé  le  thème  ainsi  que 
le  ton  de  l'épître.  On  ne  saurait,  d'ailleurs,  voir  des 
judaïsants  dans  «  les  faibles  »  du  c.  xiv.  11  s'agit  de 
chrétiens  d'origine  soit  juive,  soit  païenne,  à  tendances 
ascétiques,  se  livrant  à  des  abstinences  que  l'Apôtre  ne 
veut  point  condamner.  Cf.  xiv,  2. 

Toutefois  un  certain  nombre  de  passages  ne  don- 
nent-ils pas  l'impression  que  saint  Paul  s'adresse  spé- 
cialement à  des  juifs?  Ne  suppose-t-il  pas  ses  lecteurs 
familiarisés  avec  l'Ancien  Testament  et  attachés  au 


judaïsme?  Cf.  iv,  1;  vu,  5-6;  vin,  1,  15.  Les  c.  ix-xi, 
où  est  exposée  la  situation  d'Israël  en  face  du  salut,  ne 
forment-ils  point  le  centre  de  l'épître.  Bien  plus,  saint 
"Paul  met  en  scène  des  juifs  qui  jouent  le  rôle  d'objec- 
teurs et  provoquent  des  apostrophes.  Enfin  il  prend 
des  précautions  pour  ne  pas  blesser  la  susceptibilité 
des  juifs.  Cf.  ni,  1  sq.,31;iv,  1;  VI,  1,  15-16;  vu,  7-13; 
ix,  14,  19,  30;  xi,  1,  11.  C'est  pourquoi  un  certain 
nombre  d'exégètesont  cru  l'épître  adressée  à  des  judéo- 
chrétiens  :  Volkmar,  Holsten,  Renan,  Ed.  Reuss,  Saba- 
tier,  II.  J.  Holtzmann.  Ils  traduisent  èv  olç  èote,  i,  5^ 
«  au  milieu  desquels  vous  êtes  ». 

Tous  ces  passages,  pris  isolément,  seraient  sans 
doute  suffisants  pour  créer  une  probabilité.  Mais,  en 
regard  d'autres  passages  formels  en  faveur  de  la  thèse 
opposée,  ils  comportent  une  autre  explication.  Saint 
Paul  n'oubliait  point  qu'il  y  avait  dans  la  commu- 
nauté de  Rome  un  noyau  de  juifs;  il  devait  en  tenir 
compte  ainsi  que  du  nombre  important  de  prosélytes, 
convertis  de  la  première  heure  qui  n'avaient  point  subi 
les  vexations  des  pouvoirs  publics  et  avaient  dû  rester 
à  Rome  sous  l'empereur  Claude.  Ils  étaient  familiari- 
sés avec  l'Ancien  Testament  et  les  doctrines  judaïques. 
D'ailleurs  l'Ancien  Testament  n'était-il  pas  la  princi- 
pale, même  l'unique  autorité  que  l'Apôtre  put  invo- 
quer? Il  le  citait  en  s'adressant  aux  païens  comme  aux 
juifs. 

Quant  aux  passages  où  l'Apôtre  met  en  scène  des 
adversaires  ou  des  objecteurs,  on  peut  y  voir  un  pro- 
cédé littéraire  analogue  à  celui  de  la  diatribe  stoïcienne. 
Ce  genre  donnait  à  l'enseignement  de  la  philosophie 
morale  plus  de  vie  et  d'intérêt.  Cf.  art.  Paul,  t.  xi, 
col.  2345-2346. 

IV.  But  de  l'épître.  —  L'Apôtre  a  un  vif  désir  de 
voir  les  fidèles  de  Rome;  il  s'est  souvent  proposé  de  se 
rendre  auprès  d'eux  et.  il  demande  à  Dieu  de  lui  accor- 
der ce  bonheur;  i,  9-13.  Mais  sa  lettre  ne  saurait  avoir 
pour  but  principal  d'annoncer  cette  visite  :  il  n'était 
pas  nécessaire  pour  cela  d'écrire  un  exposé  du  salut 
chrétien.  Cette  visite  n'est  guère  que  l'occasion  ou  le 
prétexte  de  la  lettre;  d'ailleurs  elle  restait  toujours 
problématique  dans  la  pensée  de  l'Apôtre. 

La  lettre  n'a  pas  non  plus  pour  but  principal  de 
remédier  à  une  situation  ou  de  traiter  un  cas  particu- 
lier dans  l'Église  de  Rome.  Elle  n'est  point  motivée 
par  les  besoins  spéciaux  de  cette  Église.  D'ailleurs 
l'Apôtre  ne  l'avait  point  fondée  et  n'en  avait  pas  la 
direction.  Il  ne  l'avait  même  jamais  visitée  et  ne  con- 
naissait que  par  ouï-dire  sa  composition  et  ses 
besoins. 

En  écrivant  aux  fidèles  de  Rome,  il  veut  avant  tout 
remplir  son  rôle  d'apôtre  des  gentils.  11  «  se  doit  aux 
Grecs  et  aux  barbares  »,  Rom.,  i,  14;  cf.  i,  6,  13.  Eif 
exposant  aux  chrétiens  de  Rome  l'œuvre  du  Christ,  il 
veut  traiter  le  problème  qui  l'a  toujours  préoccupé  au 
cours  de  son  apostolat  :  le  rôle  de  la  Loi  et  la  situation 
du  judaïsme  dans  le  plan  général  du  salut.  En  expo- 
sant ce  plan  divin,  il  ne  s'élève  point  contre  un  parti 
judaïsant.  Il  pense  à  tous  les  juifs;  il  expose  leur  situa- 
tion dans  l'histoire  religieuse  de  l'humanité.  Il  est  pro- 
fondément attristé  en  voyant  ses  coreligionnaires, 
encore  loin  du  salut,  ix,  2.  Il  voudrait  les  voir  réunis 
avec  les  gentils  dans  une  même  foi  et  il  espère  leur  con- 
version, ix,  13.  Cf.  S.  Augustin,  Inchoata  expositio,  1, 
P.  L.,  t.  xxxv,  col.  2088-2089.  En  dehors  de  toute  polé- 
mique, il  développe  la  doctrine  du  salut  par  le  Christ 
sans  la  Loi.  Mais  il  est  amené  par  la  nature  même  du 
sujet  à  définir  le  rôle  de  cette  Loi  et  la  position  des 
juifs  en  face  du  salut.  Sans  doute  il  y  a  parmi  les  chré- 
tiens de  Rome  des  agitateurs,  intrigants  dangereux 
capables  de  séduire  les  fidèles;  cf.  xvi,  17-20;  Paul  le 
sait,  mais  ce  n'est  point  là  ce  qui  lui  fournit  le  sujet  de 
sa  lettre.  Il  se  contente,  dans  une  dernière  recomman- 


2875 


ROMAINS   (ÉPITRE   AUX).    ANALYSE 


2876 


dation,  de  mettre  les  fidèles  en  garde  contre  ces  impos- 
teurs. 

Bien  plus,  l'épître  a  un  caractère  de  généralité  qui 
dépasse  la  simple  lettre  de  circonstance.  Sans  en  faire' 
une  lettre  circulaire, l'Apôtre  pouvait  envisager  sa  dif- 
fusion dans  d'autres  Églises.  Cf.  Col.,  i,  16.  Il  avait 
senti,  en  effet,  toute  l'importance  de  l'Église  de  Rome 
pour  l'avenir  du  christianisme.  Par  sa  situation  et  son 
rayonnement,  i,  8,  elle  était  appelée  à  jouer  un  rôle 
important  dans  l'expansion  et  l'organisation  du  chris- 
tianisme. Elle  était  aux  yeux  de  l'Apôtre  un  gage 
d'universalité  et  d'unité  pour  la  foi  chrétienne. 

D'ailleurs  saint  Paul,  n'étant  point  absolument 
assuré  d'aller  à  Home,  veut  laisser  aux  fidèles  un  mo- 
nument durable  de  son  évangile  en  traitant  le  pro- 
blème essentiel  de  la  foi  et,  du  même  coup,  il  remplit 
son  rôle  d'apôtre  des  païens.  Cf.  i,  6,  13.  C'est  pour- 
quoi, se  plaçant  tantôt  sur  le  terrain  de  l'histoire  et 
tantôt  sur  celui  de  la  vie  religieuse,  il  traite  le  problème 
du  salut  chrétien.  Cette  lettre  n'est  point  précisément 
un  compendium  ou  une  synthèse  de  sa  théologie, 
comme  on  le  dit  parfois  :  l'eschatologie,  la  résurrection, 
la  cène,  l'Église  et  même  la  christologie  proprement 
dite  y  occupent  trop  peu  de  place.  L'Apôtre  y  révèle 
«  le  mystère  »  du  Christ,  mystère  de  salut  «  tenu  caché 
dans  les  siècles  passés  »,  mais  «  porté  maintenant  à  la 
connaissance  de  toutes  les  nations,  pour  qu'elles  se 
soumettent  à  la  foi  ».  xvi,  25-26.  Il  répond  ainsi  aux 
questions  qui  devaient  le  plus  préoccuper  les  esprits  au 
moment  où  l'Évangile  achevait  de  se  répandre  dans  le 
monde  gréco-romain.  L'épître  est  le  fruit  d'expériences 
faites  pendant  plus  de  dix  années  d'un  dur  et  fécond 
apostolat.  En  l'écrivant,  l'Apôtre  a  laissé  à  l'Église  un 
des  plus  grands  monuments  de  la  pensée  religieuse  et  de 
la  morale  chrétienne.  Voir  art.  Paul,  col.  2428,  in  fine. 

V.  Analyse  de  l'épître.  — ■  L'épître  comprend 
deux  parties  d'étendue  inégale.  Dans  la  première,  i,  1- 
xi,  36,  après  une  courte  introduction,  i,  1-15,  l'Apôtre 
énonce  le  thème  de  l'épître,  16-17  :  dans  l'Évangile, 
puissance  divine  de  salut,  se  manifeste  la  justice  de 
Dieu  qui  procède  de  la  foi.  Ce  thème  est  développé  logi- 
quement jusqu'à  la  fin  du  chapitre  xi. 

La  seconde  partie,  xn,  1-xvi,  27,  contient  des  exhor- 
tations et  des  avis  concernant  les  devoirs  du  chrétien, 
xn,  1-xv,  13;  elle  fait  connaître  les  sentiments  et  les 
projets  de  l'Apôtre,  xv,  14-33.  Enfin  l'épître  se  ter- 
mine par  un  chapitre  de  salutations  et  recommanda- 
tions diverses,  xvi,  1-24,  suivies  d'une  doxologic,  xvi, 
25-27. 

Adresse  et  exorde  (i,  1-15).  —  Paul,  choisi  par  Jésus- 
Christ  comme  apôtre  des  païens,  salue  les  fidèles  de 
Rome  appelés  par  Dieu  à  la  foi  chrétienne.  Depuis 
longtemps  il  désire  les  voir  et  leur  communiquer, 
comme  aux  autres  païens,  son  message  de  salut.  — 
Cet  exorde  renferme  un  important  enseignement  chris- 
tologique,  f.  2-3;  cf.  ix,  5. 

Thème  (i,  16-17).  —  Il  ne  rougit  point  de  l'Évangile, 
car  «  c'est  une  puissance  divine  de  salut  pour  tout 
croyant,  le  juif  d'abord,  puis  le  grec  ».  En  lui  (l'Évan- 
gile) se  révèle  la  «  justice  de  Dieu  »  qui  procède  de  la 
foi. 

1°  Première  partie  :  La  justification  par  la  foi  (i,  18-Xi, 
36).  —  1.  Nécessité  de  la  justification  (i,  18-m,  20).  — 
Tous  les  hommes  sont  hors  de  la  voie  qui  mène  au 
salut  :  l'humanité  tout  entière  a  besoin  d'être  «  justi- 
fiée ».  Les  païens  ont  méconnu  le  vrai  Dieu  qui  se  mani- 
festait dans  les  oeuvres  «le  In  création  et  ils  ont  adoré 
des  idoles.  La  déchéance  morale  où  ils  sont  tombés  est 
la  conséquence  et  le  châtiment  de  l'erreur  religieuse, 
i,  18-32. 

Les  juifs  ne  sont  pas  mieux  partagés;  car  ils  com- 
mettent ce  qu'ils  condamnent  chez  les  païens.  Les  uns 
et  les  autres  seront  jugés  :  les  païens,  d'après  la  loi 


inscrite  dans  leur  conscience;  les  juifs,  d'après  celle 
que  Dieu  leur  a  donnée.  Malgré  leurs  privilèges,  ils 
tombent  eux  aussi  sous  le  coup  de  la  colère  divine  :  ils 
ne  peuvent  être  justifiés  par  les  œuvres  de  la  Loi.  n,  1- 
m,  25. 

2.  Mode  de  la  justification  (m,  21-iv,  25).  —  Dieu 
donne  la  justice  à  ceux  qui  croient  en  Jésus-Christ. 
Cette  justice  est  gratuitement  conférée  à  tous  par  le 
moyen  de  la  foi  :  «  Tous  ont  péché  et  sont  privés  de  la 
gloire  de  Dieu.  Mais  ils  sont  (désormais)  justifiés  gra- 
tuitement par  sa  grâce,  par  le  moyen  de  la  rédemption 
qui  est  en  Jésus-Christ.  »  m,  21-26. 

Les  juifs  doivent  renoncer  à  leurs  prétentions,  car 
l'homme  est  justifié  par  la  foi  à  l'exclusion  des  œuvres 
de  la  Loi.  La  justification  d'Abraham  en  est  la  preuve. 
Sa  foi  lui  a  été  comptée  comme  justice  alors  qu'il  était 
encore  incirconcis.  L'héritage  du  monde  lui  a  été  pro- 
mis ainsi  qu'à  sa  postérité,  grâce  à  la  justice  de  la  foi, 
non  de  la  Loi.  Sa  justification  est  ainsi  le  type  et 
comme  le  prélude  de  la  justification  chrétienne, 
m,  27-iv,  25. 

3.  Fruits  de  la  justification  et  vie  spirituelle.  La  cer- 
titude du  salut  (v,  1-viii,  39).  —  La  justification  assure 
la  délivrance  de  la  colère,  la  réconciliation  avec  Dieu 
par  la  mort  de  son  Fils  et  le  salut.  En  effet,  Jésus- 
Christ  a  détruit  l'œuvre  de  mort  du  premier  homme. 
Adam,  par  sa  faute,  avait  introduit  dans  le  monde  la 
mort  avec  le  péché  et  tous  les  hommes  étaient  assu- 
jettis à  la  mort  parce  que  tous  avaient  péché.  Jésus- 
Christ  a  procuré  à  tous  la  justification  qui  donne  la  vie 
éternelle,  v,  1-21. 

Le  chrétien,  une  fois  justifié,  est  délivré  de  la  servi- 
tude du  péché.  Mort  et  ressuscité  avec  le  Christ,  d'une 
façon  mystique,  dans  le  baptême,  uni  au  Christ,  il  reçoit 
en  lui  une  vie  nouvelle  qui  est  celle  du  Christ  ressuscité, 
une  vie  pour  Dieu,  vie  d'affranchissement  du  péché 
dont  le  salaire  était  la  mort.  Cette  vie  est  un  don  de 
Dieu,  une  vie  éternelle  en  Jésus-Christ  Notre-Seigneur. 
vi,  1-23. 

Le  chrétien  justifié  est  affranchi  de  la  Loi.  La  Loi, 
comme  toute  loi  positive,  n'a  fait  que  mettre  la  nature 
humaine  en  face  du  mal  sans  lui  donner  la  force  de  le 
vaincre.  Ainsi  elle  n'a  fait  que  multiplier  les  trans- 
gressions :  sa  faillite  se  constate  par  expérience  lors- 
qu'il s'agit  de  résister  au  péché  et  à  la  chair.  D'où  nous 
viendra  la  force  et  la  victoire?  De  l'Esprit  de  Dieu, 
l'Esprit  du  Christ  qui  habite  en  nous  et  qui  est  prin- 
cipe de  vie.  vu,  1-vm,  13. 

Bien  plus,  la  puissance  de  Dieu  se  manifestera  en 
nous  donnant  «  le  salut  »,  en  nous  faisant  partager,  dans 
l'autre  vie,  la  gloire  du  Christ.  Nous  sommes,  en  effet, 
fils  de  Dieu  par  adoption  et  nous  avons  droit  à  l'héri- 
tage céleste  dans  la  gloire  future.  Cette  gloire,  la  créa- 
tion y  aspire;  nous  l'attendons  en  gémissant;  l'Esprit- 
Saint  en  est  le  gage,  car  il  prie  en  nous  et  pour  nous. 
D'ailleurs  la  volonté  de  Dieu  qui  nous  y  prédestine 
nous  la  garantit.  Cette  espérance  est  ferme,  car  elle  est 
fondée  sur  la  rédemption  :  rien  ne  pourra  nous  arra- 
cher à  l'amour  de  Dieu  qui  est  dans  le  Christ  Jésus, 
vin,  14-39. 

4.  Les  juifs  en  face  du  salut  (ix,  1-xi,  36).  —  En 
traitant  le  problème  du  salut,  l'Apôtre  devait  parler 
de  la  situation  des  juifs.  Il  éprouve  une  grande  tris- 
tesse de  voir  que  ses  coreligionnaires  ne  se  sont  point 
«  soumis  à  la  justice  de  Dieu  »,  c'est-à-dire  n'ont  point 
embrassé  la  foi.  C'est  que  le  salut  n'est  pas  donné  à  la 
descendance  d'Israël  •  selon  la  chair  »,  mais  dépend  du 
libre  choix  de  Dieu  qui  peut,  sans  injustice,  «  appeler  » 
qui  il  veut.  Voilà  pourquoi  les  gentils  ont  devancé  les 
juifs. 

D'ailleurs  les  fils  d'Israël  se  sont  endurcis;  ils  se  sont 
heurtés  à  la  pierre  d 'achoppement;  ils  ont  dédaigné  la 
justice  qui  vient  de  la  foi  en  Jésus-Christ,  pour  s'atta- 


2877 


ROMAINS    (ÉPITRE    AUX).    DOCTRINES 


2878 


cher  à  celle  qui  vient  des  œuvres  de  la  Loi.  Pourtant, 
la  Loi  même  ne  leur  montrait-elle  pas  que  la  foi  en 
Jésus  est  la  voie  unique  et  universelle  du  salut?  Il  sont 
donc  inexcusables  de  ne  pas  avoir  cru  à  l'Évangile. 

Toutefois  leur  réprobation  n'est  ni  totale,  ni  défini- 
tive. Dieu  n'a  point  rejeté  son  peuple.  Une  partie  a 
déjà  été  appelée  au  salut  messianique.  Si  le  plus  grand 
nombre  ont  été  «  aveuglés  »  et  sont  tombés,  «  leur  chute 
a  fait  la  richesse  du  monde  »,  car  elle  a  servi  au  salut 
des  gentils.  Cette  situation  n'est  que  temporaire;  cet 
aveuglement  cessera  lorsque  la  masse  des  gentils  sera 
parvenue  au  salut  :  alors  tout  Israël  sera  sauvé.  Ainsi 
les  desseins  de  Dieu  aboutissent  en  définitive  à  la 
miséricorde;  mais  ses  jugements  sont  insondables  et 
ses  voies  incompréhensibles. 

2°Deuxième  partie.  Les  devoirs  du  chrétien.  Recomman- 
dations et  salutations  (xn,  1-xvi,  27).  - —  1.  Préceptes 
généraux  (xn,  1-xni,  14).  —  Il  faut  offrir  son  corps  en 
sacrifice  agréable  à  Dieu.  Il  faut  se  transformer  par 
le  renouvellement  de  l'esprit,  afin  de  discerner  la 
volonté  de  Dieu,  ce  qui  est  bien,  ce  qui  est  parfait. 

Chacun  doit  se  contenter  de  la  fonction  qu'il  rem- 
plit dans  l'Église  :  tous  ne  forment  qu'un  seul  corps 
dans  le  Christ. 

La  charité  a  horreur  du  mal;  elle  doit  être  préve- 
nante, empressée,  compatissante.  Il  ne  faut  pas  rendre 
le  mal  pour  le  mal;  on  doit  s'efforcer  d'être  en  paix 
avec  tout  le  monde;  ne  point  se  venger,  mais  laisser  à 
Dieu  la  vengeance;  il  faut  triompher  du  mal  par  le  bien. 

Il  faut  être  soumis  aux  autorités,  car  toute  autorité 
vient  de  Dieu.  Il  faut  être  soumis  non  seulement  par 
crainte  d'un  châtiment,  mais  par  motif  de  conscience. 
Nos  devoirs  envers  le  prochain  se  résument  en  cette 
parole  :  «  Tu  aimeras  ton  prochain  comme  toi-même  »; 
l'amour  est  «  la  plénitude  »  de  la  Loi. 

Il  faut  se  dépouiller  des  œuvres  de  ténèbres,  prendre 
les  «  armes  de  la  lumière  »,  se  conduire  honnêtement 
comme  en  plein  jour;  en  un  mot,  «  revêtir  le  Christ  », 
car  le  jour  du  salut  approche. 

2.  Conduite  envers  «  les  faibles  »  (xiv,  1-xv,  13).  — 
Les  «  faibles  dans  la  foi  »  étaient  des  chrétiens  qui 
croyaient  devoir  s'abstenir  rigoureusement  de  viande 
et  de  vin  et  observaient  certains  jours  comme  spécia- 
lement consacrés  à  Dieu. 

L'Apôtre  demande  que  l'on  observe  à  leur  égard  la 
plus  grande  charité.  Celui  qui  «  mange  de  tout  »  ne  doit 
point  mépriser  le  «faible  dans  la  foi»,  qui  «  s'abstient  » 
ou  «  se  nourrit  de  légumes  »,  car  l'un  et  l'autre  agissent 
pour  le  Seigneur.  Il  ne  faut  rien  faire  qui  soit  pour  un 
frère  une  pierre  d'achoppement,  une  occasion  de  chute. 
Il  faut  supporter  les  faiblesses  des  autres,  chercher  le 
bien  et  l'édification  du  prochain.  Il  faut  pratiquer  l'ab- 
négation et  accueillir  les  autres  comme  le  Christ  nous 
a  accueillis.  Dieu  a  accompli  ses  promesses  faites  aux 
juifs,  mais  les  gentils  eux  aussi  ont  une  dette  spéciale 
envers  la  miséricorde  divine. 

3.  Notes  personnelles.  Sentiments  et  projets  de  l'Apôtre 
(xv,  14-33).  — ■  Saint  Paul,  en  rappelant  aux  Romains 
leurs  devoirs  avec  une  certaine  hardiesse,  agit  comme 
apôtre  des  gentils.  En  s'acquittant  de  sa  mission  il  les 
offre  à  Dieu  comme  un  sacrifice  et  remplit  ainsi  le 
service  divin. 

Jusqu'ici  il  n'a  prêché  qu'en  Orient,  depuis  Jérusa- 
lem jusqu'à  l'Illyrie,  et  il  n'a  point  bâti  sur  le  fonde- 
ment établi  par  un  autre  :  il  a  parlé  seulement  là  où 
le  Christ  n'avait  pas  été  nommé.  C'est  ce  qui  l'a  empê- 
ché à  plusieurs  reprises  d'aller  à  Rome.  Maintenant  il 
espère  s'y  arrêter  en  se  rendant  en  Espagne;  mais 
auparavant  il  doit  aller  à  Jérusalem,  pour  remettre 
aux  chrétiens  une  collecte  faite  en  Macédoine  et  en 
Achaïe.  Enfin  il  exhorte  les  fidèles  à  combattre  avec 
lui  par  la  prière  et  il  les  salue  dans  la  joie  de  les  voir 
bientôt. 


4.  Recommandations,  salutations  et  doxologie  (xvi, 
1-27).- —  Par  manière  d'épilogue,  l'Apôtre  recommande 
aux  chrétiens  Phœbé,  diaconesse  de  Cenchrées  et  il 
salue  spécialement  un  grand  nombre  de  personnes. 

Il  exhorte  les  frères  à  se  garder  de  ceux  qui  causent 
des  divisions  et  des  scandales  et  à  s'en  éloigner.  Il  joint 
à  ses  salutations  celles  de  ses  compagnons  et  de  son 
secrétaire  Tertius. 

La  lettre  se  termine  par  une  doxologie  solennelle  où 
est  résumé  l'évangile  de  l'Apôtre,  c'est-à-dire  le 
«  mystère  »  de  Jésus-Christ,  révélé  par  Dieu  et  porté  à 
la  connaissance  de  toutes  les  nations  pour  les  soumettre 
à  la  foi. 

VI.  Date  et  lieu  de  composition.  —  Les  passages 
I,  8,  13,  laissent  déjà  entendre  que  l'épître  appartient 
à  une  époque  tardive  dans  la  carrière  de  l'Apôtre.  La 
notice  xv,  18-23  nous  apprend  qu'il  a  évangélisé 
l'Orient,  «  de  Jérusalem  à  l'Illyrie»,  et  qu'il  songe  à 
s'arrêter  à  Rome  en  allant  en  Espagne,  xv,  24,  28. 
Cf.  Act.,  xix,  21.  Présentement  il  se  rend  à  Jérusalem 
pour  porter  aux  fidèles  le  produit  de  la  collecte  faite  en 
Macédoine  et  en  Achaïe.  Le  verbe  au  présent,  Ttopsû- 
Oji.ai,  xv,  25,  ne  dit  pas  nécessairement  que  l'Apôtre 
est  déjà  en  voyage,  sur  mer,  ou  faisant  escale  dans 
quelque  port,  ou  dans  les  haltes  du  trajet,  par  exemple 
à  Philippes,  Néapolis  ou  Troas  On  ne  le  conçoit  guère 
rédigeant  ou  dictant  la  lettre  aux  Romains  au  milieu 
des  fatigues  et  des  multiples  inconvénients  du  voyage. 
Il  est  encore  à  Corinthe,  sur  le  point  de  partir,  à  la  fin 
des  "  trois  mois  »  mentionnés,  Act.,  xx,33.  Il  est  l'hôte 
du  chrétien  Caïus  ou  Gaïus,  Rom.,  xvi,  23,  qu'il  a 
baptisé  lui-même  à  Corinthe.  I  Cor.,  i,  11.  La  recom- 
mandation de  Phœbé,  diaconesse  de  Cenchrées,  port 
sur  le  golfe  Saronique,  près  de  Corinthe,  vient  con- 
firmer cette  hypothèse.  Un  autre  indice  est  fourni  par 
la  mention  d'Éraste,  «le  trésorier  de  la  ville»,  xvi,  23, 
s'il  s'agit  du  personnage  dont  la  deuxième  à  Timothée 
dit  qu'il  est  <>  resté  à  Corinthe  ».  II  Tim.,  iv,  20.  Mais 
l'on  ne  voit  guère  comment  un  administrateur,  obligé 
à  la  résidence  par  sa  charge,  pouvait  être  le  compagnon 
de  saint  Paul  mentionné  Act.,  xix,  22  et  II  Tim.,  iv, 
20.  Le  nom  d'Éraste  était  très  répandu. 

L'époque  de  la  composition  est  fixée  par  les  circons- 
tances mêmes.  L'Apôtre  a  terminé  sa  troisième  mission; 
il  est  sur  le  point  de  rentrera  Jérusalem.  La  date  précise 
dépend  du  système  de  chronologie  adopté  pour  les 
voyages  de  saint  Paul.  La  plus  probable  est  l'hiver  de 
57-58.  Si  l'on  avance  d'un  an  cette  date,  il  n'y  a  plus 
qu'un  intervalle  de  six  mois  entre  la  première  et  la 
seconde  aux  Corinthiens  (du  printemps  à  L'automne 
de  l'an  50).  L'Épître  aux  Romains  ainsi  que  le  retour 
de  saint  Paul  à  Jérusalem  pourraient  alors  dater  de 
l'hiver  50-57.  Mais  dans  ce  cas  il  semble  qu'on  aurait 
quelque  peine  à  placer  dans  un  intervalle  de  six  mois  les 
événements  supposés  par  la  seconde  aux  Corinthiens. 

La  recommandation  de  la  diaconesse  Phœbé  qui  se 
rend  à  Rome,  xvi,  1,  a  fait  supposer  que  saint  Paul 
l'avait  chargée  de  porter  sa  lettre  :  conjecture  très 
vraisemblable,  dont  on  trouve  l'écho  dans  plusieurs 
manuscrits  et  versions. 

VII.  Doctrines.  —  L'Épître  aux  Romains,  nous 
l'avons  déjà  noté  (voir  col.  2875),  n'est  point  une  syn- 
thèse de  la  théologie  de  saint  Paul.  L'eschatologie,  la 
résurrection,  les  sacrements  en  dehors  du  baptême, 
l'Église  et  même  la  christoiogie  proprement  dite  y 
occupent  assez  peu  de  place.  Mais,  en  traitant  du  salut 
par  le  Christ,  sujet  fondamental  de  l'écrit,  et  en  exhor- 
tant à  la  vie  chrétienne, l'Apôtre  touche  incidemment  à 
une  foule  de  sujets  qui  ont,  dans  l'ensemble  de  sa 
théologie  et  dans  la  théologie  chrétienne,  une  grande 
importance.  Nous  avons  exposé  ailleurs  l'enseigne- 
ment de  l'épître  sur  la  justification  et  le  salut  par  Jésus 
Christ.  Voir  art.  Paul,  §  vu,  L'Épître  aux  Romains, 


2879 


ROMAINS   (ÉPITRE   AUX).   DOCTRINES,   DIEU 


2880 


col.  2428-2150.  Nous  marquerons  donc  seulement  ici 
les  points  de  doctrine  ou  les  notions  exposés  à  l'occa- 
sion du  thème  principal. 

1°  Dieu.  — ■  Dans  sa  notion  de  Dieu,  l'Apôtre 
est  tributaire  de  l'Ancien  Testament;  mais  il  ap- 
porte de  nouvelles  données  sur  l'existence  de  Dieu, 
sa  providence,  ses  attributs,  son  plan  de  salut  uni- 
versel. 

1.  Existence  de  Dieu,  sa  nature  et  ses  attributs.  ■ — 
Dieu  se  fait  connaître  à  l'homme  par  la  création,  r.  18- 
21.  La  raison  ou  l'intelligence,  s'exerçant  sur  les  choses 
créées,  permet  à  l'homme  de  connaître  clairement  ce 
cpii  est  connaissable  de  Dieu.  De  la  créature  qu'il  voit, 
l'homme  remonte  par  la  réflexion  à  sa  cause  invisible  ; 
il  en  découvre  la  puissance  éternelle,  indéfectible, 
à'fôioç  aÙToû  Sôvxjjuç,  et  la  nature  divine,  0si.6t7)<;. 
L'Apôtre  n'indique  pas  d'une  manière  précise  le  pro- 
cessus de  cette  connaissance.  Cependant  le  terme  vo- 
oûfxsva  marque  bien  que  l'homme,  par  son  intelligence, 
conçoit  les  perfections  invisibles,  en  partant  de  la  créa- 
ture, c'est-à-dire  de  l'expérience  des  choses  visibles. 
Cf.  Sap.,  xni,  1  sq.:  Platon,  Kep.,  vi,  507  b.  L'homme 
peut  connaître  Dieu  non  seulement  comme  cause 
suprême  des  êtres,  mais  aussi  comme  leur  fin;  l'Apôtre 
le  suppose  en  marquant  les  obligations  qui  découlent 
pour  l'homme  de  cette  connaissance  :  rendre  à  Dieu 
l'honneur  et  l'action  de  grâce,  c'est-à-dire  le  recon- 
naître comme  maître  et  source  de  tous  biens.  Cf.  Conc. 
Vatic,  sess.  m,  Const.  de  fide,  c.  il. 

Le  passage  n,  12,  14  sq.  postule  l'existence  de  Dieu 
comme  une  nécessité  de  l'ordre  moral.  «  Des  païens, 
n'ayant  pas  de  loi  écrite  »,  accomplissent  naturelle- 
ment ce  que  la  loi  commande.  La  lumière  naturelle  de 
la  raison  leur  montre  le  bien  et  le  mal,  et  leur  conscience 
porte  un  jugement  sur  la  moralité  de  leurs  actes.  Ils 
seront  jugés  d'après  cette  connaissance,  jugement  qui 
sanctionnera  même  les  «  choses  secrètes,  Ta  xporerà  tôov 
àvGpwiTwv  ».  Or,  une  telle  sanction  suppose  un  juge 
omniscient  et  un  exécuteur  tout-puissant.  La  connais- 
sance naturelle  du  bien  et  du  mal  permet  donc  de  con- 
clure à  l'existence  d'un  être  supérieur,  principe  et  gar- 
dien de  la  loi  morale.  Saint  Paul  n'a  point  tiré  lui- 
même  cette  conclusion;  mais  il  a  posé  des  principes 
d'où  l'on  peut  légitimement  la  tirer. 

Du  passage  i,  18-21  découle  la  spiritualité  de  Dieu  et 
son  éternité.  Il  n'appartient  point  au  monde  sensible; 
il  est  invisible,  il  ne  tombe  point  sous  l'expérience, 
étant  conçu  par  l'intelligence;  il  est  7rvsij|i.a  ;  cf.  xv, 
19;  I  Cor.,  n,  11;  in,  10.  Il  est  indéfectible,  atStoç, 
antérieur  au  monde,  xvi,  25;  cf.  Eph.,  i,  4. 

Saint  Paul  marque  bien  la  transcendance  de  Dieu, 
son  indépendance  du  monde.  Le  monde  lui  est  subor- 
donné, comme  à  son  créateur  et  à  sa  fin  dernière  : 
«tout  est  de  lui,  par  lui,  pour  lui  ».  xi,  36.  Il  règle  toutes 
choses  par  sa  volonté.  L'Apôtre  d'ailleurs  n'analyse 
point  la  notion  de  Dieu  comme  être  absolu.  Il  montre 
plutôt  son  action  dans  le  gouvernement  des  choses, 
Spécialement  de  l'homme.  Des  formules  analogues  à 
xi,  30  se  rencontrent  dans  les  écrits  hermétiques  et 
surtout  dans  la  philosophie  stoïcienne,  oiï  elles  s'appli- 
quent au  monde  ou  à  la  nature  divinisée.  Elles  tra- 
duisent une  conception  panthéiste  qui  n'a  rien  de 
commun  avec  saint  Paul.  Cf.  Lietzmann,  An  die  Ramer, 
3"  éd.,  i>.  107. 

La  sagesse,  aorpi%,  et  la  science.  yvcocRç/le  Dieu,  sont 
mentionnées,  m,  33,  non  pour  expliquer  la  manière 
dont  Dieu  connaît,  mais  pour  justifier  sa  conduite 
dans  le  gouvernement  des  choses.  Dans  sa  sagesse, 
Dieu  a  conçu  un  plan  universel  de  salut  ;  cf.  I  Cor.,  i, 
10,  21,  21;  n,  0  sq.  Il  l'a  réglé  et  il  t'exécute  par  sa 
Volonté  souveraine,  à  laquelle  personne  ne  peut  deman- 
der compte  :  ses  jugements  sonl  insondables  el  ses 
votes,   impénétrables,  àvE^'.yvîaaTot.   Ce   plan   est   un 


mvstère  révélé  dans  la  prédication  de  l'Évangile,  xvi, 
25-20;  cf.  Eph.,  i,  9-12. 

Dans  l'exécution  de  ce  plan,  Dieu  a  manifesté  sa 
puissance,  sa  justice,  sa  miséricorde.  Sa  puissance 
s'exerce  par  l'Évangile,  i,  10-17  ;  sa  justice  se  révèle  en 
sauvant  l'homme  par  la  foi.  i,  17;  m,  21-22,  25,  26; 
x,  3.  Il  en  est  de  même  de  sa  miséricorde  qui  s'étend 
à  tous  les  hommes,  xi,  31-32;  cf.  ix,  23;  xv,  9. 

La  colère  de  Dieu  s'est  révélée  contre  les  juifs  et  les 
païens,  xi,  22;  i,  18.  Cette  notion  a  un  sens  cschatolo- 
gique  dans  n,  5-6;  v,  9.  Par  un  juste  jugement,  Dieu 
rendra  à  chacun  selon  ses  œuvres;  d'un  côté,  «  gloire 
et  immortalité  »,  d'un  autre,  «  colère  et  indignation  », 
c'est-à-dire  un  juste  châtiment.  Cette  notion  de  colère 
se  rattache  donc  à  la  justice  rétributive  qui  est 
connexe  à  la  sainteté  dans  l'Ancien  Testament. 

D'ailleurs,  la  justice  de  Dieu  est  la  justice  qui  sauve, 
i,  10-17,  non  celle  qui  punit.  Elle  désigne  moins  un 
attribut  divin  qu'un  don  accordé  à  l'homme  et  fruit 
de  l'attribut  divin.  Voir  art.  Paul,  t.  xi,  col.  2433. 

Le  but  du  plan  divin  est  «  la  gloire  de  Dieu  »,  xv,  7; 
m,  7;  ix,  23;  cf.  xi,  30;  xvi,  27  :  c'est  l'honneur  dû  à 
Dieu  de  la  part  des  créatures  ;  cf.  i,  23.  Cette  expression 
marque  également  la  suprême  destinée  de  l'homme, 
son  salut,  in,  23;  v,  2;  vin,  18,  21;  ix,  4,  23. 

Dans  l'exécution  du  plan  divin  se  manifeste  l'amour 
de  Dieu  :  la  grande  marque  de  cet  amour  c'est  la  mort 
du  Christ  pour  les  pécheurs,  v,  8.  Bien  plus  cet  amour 
«  s'est  répandu  dans  nos  cœurs  par  l'Esprit-Saint  ». 
v,  5.  Il  n'est  plus  seulement  en  Dieu,  mais  il  s'épanche 
dans  le  chrétien  comme  une  source  de  vie  et  un  gage 
d'espérance  :  rien  ne  peut  arracher  l'homme  à  l'amour 
de  Dieu  et  du  Christ,  vm,  39,  cf.  35. 

Cet  amour  de  Dieu  se  manifeste  spécialement  dans  la 
prédestination,  qui  donne  aux  chrétiens  justifiés,  la  cer- 
titude ou  la  garantie  du  salut,  vin,  28-30.  Ce  passage 
difficile  a  donné  lieu  à  des  interprétations  diverses  et  à 
des  controverses  théologiques.  Ces  dernières  seraient 
hors  de  propos  ici  ;  elTorçons-nous  seulement  de  pré- 
ciser la  pensée  de  l'Apôtre. 

Il  veut  donner  à  tous  les  fidèles,  à  tous  ceux  qui  sont 
justifiés,  la  certitude,  ex  parte  Dei,  de  leur  salut  :  Dieu 
est  «  pour  eux  »,  f.  31  ;  rien  ne  pourra  «  les  séparer  de 
son  amour  »,  f.  39.  Il  a  fixé  son  plan,  son  programme 
de  salut  et  il  l'accomplira.  Sans  doute  saint  Paul  sait 
bien  que  les  chrétiens  peuvent  contrecarrer  ce  plan  et 
céder  aux  tendances  de  la  chair,  même  après  la  justifi- 
cation; mais  ici  il  n'envisage  pas  cette  hypothèse;  il 
pose  seulement  un  principe  et  parle  des  fidèles  dans 
leur  ensemble  comme  étant  dans  la  voie  normale  sous 
la  conduite  de  l'Esprit.  En  effet,  «  ils  sont  appelés 
selon  un  dessei  î  »,  xarà  Trpoôeaiv,  secundum  proposi- 
ttun,  une  résolution  bien  arrêtée.  Ici  saint  Paul  ne 
laisse  point  entendre  qu'il  y  a  deux  catégories  d'  «  ap- 
pelés »,  comme  l'explique  saint  Augustin,  P.  L.,  t.  xliv, 
col.  929;  cf.  col.  901.  les  uns  simplement  appelés  sans 
être  élus  et  les  autres  appelés  selon  un  dessein  spécial 
qui  les  prédestine.  Les  «  appelés  »  sont  tous  les  fidèles, 
tous  ceux  qui  «  aiment  Dieu  »,  en  un  mot  tous  ceux  qui 
ont  reçu  la  justice,  qui  ont  répondu  à  l'appel  divin.  En 
distinguant  deux  catégories  d'appelés,  l'Apôtre  ruine- 
rait sa  propre  thèse  et  découragerait  les  chrétiens  au 
lieu  de  les  rassurer. 

Pourquoi  Dieu  a-t-il  arrêté  cette  «  résolution  »  et 
adressé  cet  appel  efficace  «  à  ceux  qui  l'aiment  »?  Parce 
qu'il  les  i  a  prédestinés  à  être  conformes  à  l'image  de 
son  Fils  ».  f.  29,  les  ayant  connus  ou  distingués 
d'avance,  7tpoéyvo.  L'acte  initial  est  donc  un  acte  de 
prescience  divine  ;  c'est  par  là  que  Dieu  commence  ; 
l'est  pane  qu'il  a  «connu  d'avance»,  qu'il  prédestine, 
qu'il  appelle,  qu'il  justifie,  qu'il  glorifie. 

Or,  en  quoi  consiste  celle  prescience  et  quel  en  est 
l'objet?    Ici,   deux   courants   d'exégèse,   comme  deux 


2881 


ROMAINS   (ÉPITRE    AUX).   DOCTRINES,    DIEU 


•JSS2 


écoles  parmi  les  théologiens.  Les  uns  estiment  que  cette 
prescience  comporte  une  préférence,  presque  un  choix, 
sans  autre  raison  que  le  bon  plaisir  de  Dieu.  Lagrange, 
Saiulay-Headlam,  Zahn,  Jiilicher,  Allô,  dans  la  Revue 
des  sciences  philosophiques  et  théologiques,  1913, 
p.  276  sq.  ;  Lagrange  propose  de  traduire  :  «  Ceux 
qu'il  a  connus  avec  amour  »,  Èpitre  aux  Romains. 
Cette  prédilection  initiale  est  supposée  plutôt  que 
suggérée  par  le  sens  du  mot  7rpoéyvto  qui  est  indé- 
terminé. 

Selon  d'autres,  cette  prescience  est  celle  des  mérites  : 
Dieu  a  connu  d'avance  ceux  qui  lui  seraient  fidèles  et 
l'aimeraient;  c'est  en  prévision  de  ces  mérites  qu'il  les 
a  prédestinés.  Cf.  Cornély,  In  Rom.,  p.  451  sq. 

Le  f.  29  pose  une  autre  question  non  moins  difficile. 
L'expression  :  «  Il  les  a  prédestinés  à  être  conformes  à 
l'image  de  son  Fils  »  désigne-t-elle  la  prédestination  à 
la  grâce  ou  à  la  gloire?  En  d'autres  termes  au(Aji.6ptpou<; 
désigne-t-il  la  «  conformité  »  au  corps  glorieux  du  Christ 
par  la  résurrection?  Ou  signific-t-il  la  conformité  au 
Christ  en  cette  vie  par  la  grâce  et  l'adoption,  la  trans- 
formation réalisée  par  l'Esprit-Saint  qui  nous  fait 
participer,  dès  maintenant,  à  la  vie  du  Christ  ressus- 
cité? A  considérer  la  doctrine  de  l'Apôtre  dans  son 
ensemble,  on  peut  hésiter.  En  effet,  le  chrétien  justifié 
est  bien,  déjà  en  cette  vie,  renouvelé  par  l'Esprit- 
Saint  et  «  conformé  »  à  l'image  du  Christ  d'une  façon 
mystique  :  Le  Christ  est  «  formé  »  dans  le  chrétien. 
Gai.,  iv,  19;  Rom.,  xn,  2;  II  Cor.,  m,  18.  Mais,  dans  le 
passage  en  question,  saint  Paul  veut  affermir  l'espé- 
rance de  ce  que  nous  ne  voyons  pas  encore  :  on  n'espère 
plus  ce  que  l'on  voit  ou  ce  que  l'on  a  déjà  obtenu,  vin, 
23-25.  Il  veut  donc  donner  aux  «  enfants  de  Dieu  »  la 
certitude  de  la  gloire  future,  qui  les  rendra  conformes 
au  corps  glorieux  du  Christ,  vm,  21  ;  cf.  Phil.,  m,  20- 
21.  L'état  actuel  s'épanouira  en  gloire.  C'est  bien 
ce  que  suggère  tout  le  développement  vm,  23-30. 
Cf.  I  Cor.,  xv,  49. 

Le  verbe  èS6^ao£v  à  l'aoriste,  f.  30,  crée  il  est  vrai 
une  difficulté  si  l'on  entend  (ju[X[j.ôpcpouç  de  la  gloire 
future.  En  effet,  les  autres  verbes  également  à  l'aoriste, 
7Tpowpi.CTSv,  sxàXsCTEv,  éSixaîcoaev,  désignent  une  ac- 
tion passée.  L'appel  et  la  justification  sont  un  fait 
accompli;  il  doit  donc  en  être  de  même  pour  la  glori- 
fication. Ainsi  il  s'agirait  d'un  avantage  présent,  résul- 
tat de  l'adoption,  de  l'union  au  Christ  et  de  la  vie  de 
l'Esprit.  Cf.  vin,  2, 10-11.  Les  partisans  de  l'autre  inter- 
prétation répondent  que  le  verbe  èSôÇaasv  est  au 
passé  par  anticipation.  L'apôtre  veut  donner  la  certi- 
tude absolue,  ex  parle  Dei,  de  la  glorification  future. 
Cf.  Eph.,  il,  6.  Cette  interprétation  semble  plus  con- 
forme au  développement  de  la  pensée  :  la  glorification 
étant  l'acte  final,  le  couronnement  du  plan  divin,  l'ob- 
jet essentiel  de  l'espérance. 

On  remarque  d'ailleurs  aisément  que  l'Apôtre  ne 
pose  point  le  problème  théologique  de  la  prédestina- 
tion dans  toute  son  ampleur.  Il  note  seulement  un 
aspect  de  la  question,  pour  montrer  que,  du  côté  de 
Dieu,  l'espérance  ne  trompe  point.  Dj  cette  espérance, 
le  «  dessein  »  divin  donne  la  certitude  et  la  garantie  :  le 
plan  divin  en  faveur  des  chrétiens  est  réglé.  L'Apôtre 
ne  veut  nullement  élaborer  un  système,  ni  même  en 
fournir  les  éléments.  D'ailleurs,  les  passages  où  il  se 
préoccupe  d'assurer  la  persévérance  des  fidèles  mar- 
quent suffisamment  à  quel  point  il  sauvegarde  la 
liberté  humaine  et  la  part  de  l'activité  personnelle 
dans  l'acquisition  du  salut.  Si,  du  côté  de  Dieu,  le  salut 
est  acquis,  l'homme,  de  son  côté,  même  une  fois  jus- 
tifié, peut  y  faire  obstacle  et  contrecarrer  individuelle- 
ment le  plan  divin.  Mais,  dans  le  passage  vm,  29-30, 
l'Apôtre  fait  abstraction  de  cet  élément.  Il  envisage 
les  chrétiens  dans  leur  ensemble,  ceux  qui  de  fait 
«  aiment  Dieu  »  et  il  accentue  le  dessein  bien  arrêté  de 


Dieu  relativement  à  cette  communauté.  Ni  la  destinée 
de  fait,  ni  la  coopération  de  chaque  fidèle  pris  indivi- 
duellement n'entrent  ici  dans  sa  perspective.  Il  appar- 
tient à  la  théologie  spéculative  plus  qu'à  l'exégèse  de 
rechercher  comment  l'activité  humaine  peut  collabo- 
rer au  plan  divin  dans  la  réalisation  du  salut. 

Les  développements  des  c.  ix-xi  sur  le  choix  des 
gentils  et  le  rejet  temporaire  des  juifs  a  fait  poser 
d'une  façon  indirecte  le  problème  de  la  prédestination. 
Ces  passages  mettent  en  relief  à  la  fois  l'amour  de  Dieu 
et  la  souveraine  indépendance  de  sa  volonté  dans  le 
gouvernement  des  choses.  Ces  chapitres  se  rattachent 
d'ailleurs  logiquement  au  c.  vm.  Dieu  avait  choisi 
pour  former  «  ceux  qui  l'aiment  »  un  nouveau  groupe 
de  fidèles  composé  surtout  de  gentils  et  il  avait  fait  ce 
choix  d'une  façon  purement  gratuite,  par  «  grâce  »  et 
non  en  raison  du  mérite  des  œuvres.  Devant  cette  situa- 
tion nouvelle,  les  juifs  devaient  estimer  que  le  mérite 
aurait  dû  être  la  raison  de  ce  choix  et  qu'eux-mêmes  y 
avaient  plus  de  droits  que  les  gentils.  Pour  prévenir 
cette  objection  contre  le  plan  divin  ou  pour  y  répondre, 
l'Apôtre  insiste  sur  la  gratuité  de  l'appel  à  la  foi,  sur 
l'indépendance  de  la  volonté  divine  à  laquelle  per- 
sonne ne  saurait  demander  aucun  compte.  Dieu  peut 
faire  ce  qu'il  veut  sans  injustice.  Ainsi  l'Apôtre  ne 
traite  explicitement  ni  de  la  prédestination,  ni  de  la 
réprobation  des  individus,  mais  uniquement  de  la  voca- 
tion des  gentils  et  du  rejet  des  juifs.  Il  pose  cependant 
le  principe  très  large  de  la  souveraineté  et  de  l'indé- 
pendance absolue  de  la  volonté  divine.  De  ce  principe, 
les  théologiens  devront  tenir  compte  dans  l'élaboration 
de  leurs  systèmes.  L'Apôtre  illustre  sa  pensée  par  de 
nombreux  passages  de  l'Ancien  Testament  où.  est 
accentuée  l'indépendance  de  la  volonté  divine.  Le 
choix  dépend  uniquement  de  celui  qui  appelle,  c'est-à- 
dire  de  Dieu.  Rom.,  ix,  11-15. 

Le  passage  le  plus  important  et  le  plus  discuté  est  ix, 
19-24.  L'Apôtre,  au  f.  19,  introduit  une  objection  : 
«  Pourquoi,  dans  ces  conditions,  Dieu  se  plaint-il 
encore;  puisqu'enfin  l'on  ne  s'oppose  pas  à  ses  des- 
seins? Au  contraire,  l'on  accomplit  sa  volonté.  » 

La  réponse  à  cette  objection,  f.  20-21,  a  été  inter- 
prétée, avec  des  nuances  variées,  de  deux  manières  dif- 
férentes. Beaucoup  d'exégètes  modernes,  suivant  la 
voie  tracée  par  saint  Jean  Chrysostome,  ne  voient 
dans  ces  deux  versets,  20-21,  qu'un  simple  exemple, 
une  sorte  de  parabole  fournissant  une  réponse  à  une 
objection  impertinente.  La  première  interrogation  : 
«  O  homme,  qui  es-tu  pour  discuter  avec  Dieu?  » 
donne  ainsi  la  clef  des  comparaisons  qui  suivent  :  le 
vase  d'argile  ne  demande  aucun  compte  au  potier, 
quel  que  soit  l'usage  pour  lequel  il  soit  fait.  Il  n'y  a 
dans  ces  deux  versets  aucune  doctrine  sur  la  prédesti- 
nation. La  pensée  directrice  est  uniquement  :  «  Est-ce 
que  l'homme  peut  demander  à  Dieu  pourquoi  il  a  agi 
ainsi?»  Le  terme  «masse  »,  <pùpx|ia  de  tpopàw,  mélan- 
ger, a  le  sens  biblique  de  «  matière  plastique  indéter- 
minée »,  par  opposition  à  Tzli.ay.ix, objet  façonné.  Cf.  Is., 
xxix,  16;  xlv,  9;  Jer.,  xvm,  3;  Sap.,  xv,  7;  Eccli., 
xxxiii,  13  sq. 

D'autres,  au  contraire,  après  saint  Augustin,  voient 
dans  le  terme  «  masse  et  dans  la  comparaison  du  po- 
tier une  allégorie  de  l'humanité  pécheresse  et  des  fins 
dernières.  De  la  même  masse  du  genre  humain,  cor- 
rompu par  le  péché  et  exposé  à  la  damnation,  Dieu 
choisit  par  pure  miséricorde,  les  uns  pour  la  gloire  et 
rejette  les  autres  dans  un  juste  mais  mystérieux  des- 
sein. Les  uns  sont  préparés  par  Dieu  à  la  gloire,  ce  sont 
les  élus  ;  les  autres,  disposés  pour  leur  perte,  les  réprou- 
vés. Cf.  Cornély,  op.  cit.,  p.  512. 

Or,  dans  tout  le  passage  à  partir  du  f.  15,  l'Apôtre 
n'expose  pas  une  doctrine  sur  la  prédestination  des 
individus  à  la  gloire  et  la  réprobation;  il  traite  d'une 


2883 


ROMAINS    (ÉPITRE    AUX).    DOCTRINES,    LE    CHRIST 


2884 


manière  directe  seulement  de  l'admission  des  gentils  à 
la  foi  et  à  la  justice  à  l'exclusion  des  juifs  :  le  bienfait 
est  accordé  aux  gentils  gratuitement;  aux  juifs  il  n'est 
pas  accordé.  Les  gentils  appelés  et  justifiés  sont  «pré- 
parés »  à  la  gloire,  comme  dans  vin,  30;  les  autres, 
objets  de  colère,  c'est-à-dire  méritant  le  châtiment,  sont 
«  prêts  »  pour  la  perte,  f.  22;  mais  il  n'est  point  dit 
que  Dieu  les  y  ait  «  préparés  ».  Noter  en  effet  le  con- 
traste entre  xa-7)pTi.ajiiva  au  passif  et  TirpoYjToiiiaaev 
qui  marque  l'action  positive  de  Dieu.  Il  a  donné  aux 
juifs  le  temps  de  se  repentir,  en  les  «  supportant  dans 
une  longue  patience  »,  et  de  ce  fait  sa  miséricorde  n'en 
a  été  que  plus  éclatante,  mais  elle  s'est  exercée  en 
faveur  de  ceux  qu'il  a  appelés.  Dans  la  suite  du  déve- 
loppement l'Apôtre  marque  bien  que  le  rejet  des  juifs 
a  fait  «  la  richesse  du  monde  »,  xi,  12,  15,  mais  il 
montre  également  qu'ils  ont  été  rejetés  par  leur  faute  : 
ils  ont  «  méconnu  la  justice  de  Dieu  »,  au  lieu  de  s'y 
soumettre,  c'est-à-dire  refusé  l'Évangile  dans  lequel  se 
manifeste  précisément  cette  justice.  Cf.  x,  3;  i,  17. 

Il  apparaît  donc  clairement  que  l'Apôtre  ne  traite 
explicitement  qu'un  problème  d'histoire  :  le  sort  des 
juifs  en  face  du  salut,  et  non  un  sujet  de  théologie 
abstraite.  Mais  l'on  peut  conclure  de  son  exposé  que 
l'ordre  de  la  grâce  en  général  estfondé  sur  la  pure  misé- 
ricorde ou  l'amour;  que  la  créature  n'y  a  aucun  droit 
et  qu'il  n'y  a  aucune  injustice  de  la  part  de  Dieu  à 
appeler  ceux  qu'il  veut,  chacun  gardant  d'ailleurs  sa 
liberté  et  demeurant  l'artisan  de  sa  propre  destinée. 

2.  Trinité.  —  L'Apôtre  n'expose  pas  une  doctrine 
de  la  Trinité,  mais,  en  développant  le  plan  divin,  il 
marque  l'existence  et  le  rôle  des  trois  personnes  divines. 
Dans  l'exorde  il  mentionne  le  Père,  f.  7,  le  Fils,  f.  3, 
et  peut-être  aussi  l'Esprit-Saint,  f.  4,  TCveûfia  àyico- 
aûvYjç,  mais  cette  derniers  expression  peut  désigner 
aussi  la  nature  divine  du  Christ. 

Le  Père  n'est  pas  seulement  Père  par  rapport  au 
Christ,  i,  2-3;  vi,  4;  xv,  6;  il  est  Père  des  fidèles  dans 
l'ordre  de  la  grâce,  l'ordre  surnaturel  :  les  chrétiens, 
par  l'adoption,  deviennent  ses  fils  et  ont  le  droit  de 
l'appeler  leur  Père;  ils  deviennent  avec  le  Christ  les 
cohéritiers  des  choses  divines,  vin,  15-17. 
*?  Le  Fils  fait  l'objet  de  l'Évangile,  i,  2;  il  est  né  de  la 
race  de  David  «  selon  la  chair  »,  i,  4  ;  il  a  été  «  constitué 
Fils  de  Dieu  avec  puissance,  en  vertu  de  son  esprit  de 
sainteté,  par  sa  résurrection  d'entre  les  morts  »,  i,  4. 
L'expression  «  esprit  de  sainteté  »  désigne  probable- 
ment la  nature  spirituelle  du  Christ,  nature  très  sainte 
ou  divine.  Voir  ci-dessous,  col.  2884.  Cf.  i,  9.  Dieu  a 
envoyé  son  Fils,  vin,  3;  il  ne  l'a  pas  épargné,  vm,  32; 
par  sa  mort  les  hommes  ont  été  réconciliés  avec  Dieu, 
v,  10;  par  l'action  de  l'Esprit  de  Dieu,  ils  deviennent 
eux-mêmes  fils  de  Dieu  par  adoption,  vm,  11  ;  ils  sont 
prédestinés  à  être  «  conformes  à  l'image  du  Fils  de 
Dieu  ».  vm,  29. 

L' Esprit-Saint  est  Esprit  de  vie,  vm,  2,  10;  il  est 
donne  aux  fidèles  et  il  répand  dans  leurs  cœurs  l'amour 
de  Dieu,  v,  5;  il  règle  la  conduite  du  chrétien,  vm,  11, 
16.  L'Esprit  do  Dieu  habile  dans  le  chrétien,  vm,  9; 
le  chrétien  possède  l'Esprit  du  Christ,  c'est-à-dire 
l'Esprit-Saint  donné  par  le  Christ  :  c'est  l'Esprit  de 
Dieu  qui  a  ressuscité  le  Christ,  vin,  !>,  11.  L'Esprit- 
Saint  rend  plus  vif  le  sentimeii I  que  nous  avons  d'être 
enfants  de  Dieu,  vin,  16.  Le  chrétien  justifié  a  reçu  les 
prémisses  de  l'Esprit,  vm,  23,  c'est-à-dire  un  gage  de  la 
glorification  future.  L'Espril  «  aide  à  notre  faiblesse  » 
et  «  intercède  pour  nous  ci  des  gémissements  inef- 
fables d,  vm,  26,  c'est-à-dire  nous  l'ait  prier  comme  il 
convient  et  donne  à  notre  prière  toute  sa  valeur. 

Enfin  Dieu  agit  dans  les  fidèles  par  la  vertu  de  son 
Esprit,  xv,  13;  c'est  par  l'Esprit  qu'il  opère  des  mi- 
racles et.  des  prodiges,  xv.   I  '.I. 

Ainsi  l'Apôtre  marque  spécialemenl  le  rôle  de  l'Es- 


prit dans  la  vie  chrétienne  :  son  action  est  une  action 
divine  et  personnelle;  sa  puissance  est  également  une 
puissance  divine. 

3.  Création.  —  La  doctrine  de  l'Apôtre  sur  la  créa- 
tion se  rattache  à  celle  de  l'Ancien  Testament.  Dieu  a 
façonné  l'homme  comme  le  potier  façonne  son  ouvrage, 
ix,  20-21  ;  il  en  est  le  maître.  Par  la  création,  il  se  mani- 
feste à  l'homme.  Voir  plus  haut,  col.  2879.  La  formule 
du  c.  xi,  36  a  une  allure  philosophique  :  'E£  aùxoù  xal 
S'.'aÙToO  xal  eî;  aù-rôv  Ta  toxvtcc,  toutes  choses  sont 
de  lui,  et  par  lui  et  pour  lui  (et  non  «  en  lui  »,  in  ipso; 
cf.  Vulgate).  Relativement  aux  êtres  de  l'univers,  Dieu 
est  à  lui  seul  toute  cause  :  les  êtres  proviennent  de  lui; 
ils  subsistent  par  lui,  par  son  action  permanente  :  Sià 
marque  l'activité  par  laquelle  les  êtres  existent;  ils 
tendent  à  lui  comme  à  leur  fin.  Ce  passage  marque  à  la 
fois  la  dépendance  absolue  des  êtres  à  l'égard  de  Dieu, 
et  l'indépendance  de  Dieu  à  leur  égard.  La  formule  est 
précisément  introduite  pour  accentuer  cette  indépen- 
dance déjà  établie  dans  les  développements  qui  pré- 
cèdent. On  mesure  toute  la  distance  qui  sépare  saint 
Paul  de  la  philosophie  stoïcienne  dans  la  doctrine  sur 
les  rapports  de  Dieu  avec  l'univers.  Voir  plus  haut, 
col.  2879.  L'on  ne  saurait  restreindre  la  portée  de  cette 
formule  à  la  conduite  de  Dieu  dans  l'histoire  religieuse, 
comme  si  l'Apôtre  voulait  dire  simplement,  à  propos  du 
rejet  des  juifs,  que  tout,  dans  le  plan  divin,  provient  de 
Dieu,  est  dirigé  par  lui  et  converge  vers  lui.  La  formule 
est  générale  et  présentée  comme  un  principe  affirmant 
la  transcendance  de  Dieu  par  rapport  au  monde. 

4.  Révélation.  —  Dieu  se  révèle  déjà  dans  l'ordre 
naturel  par  la  création  et  la  conscience  morale.  Voir 
col.  2879.  Il  a  révélé  dans  l'histoire  d'une  façon  surna- 
turelle son  «  être  moral  »,  sa  volonté  et  son  action  sur 
les  hommes  et  les  choses,  n,  18  sq.  Il  a  confié  à  un 
peuple  choisi  ses  «  oracles  »  et  ses  promesses,  m,  1  sq.  ; 
ix,  1-5.  Enfin,  par  l'Évangile,  il  a  révélé  sa  justice  pour 
le  salut  de  l'humanité,  i,  16-17;  m,  21.  Son  plan  de 
salut  est  un  mystère  demeuré  «  caché  dans  les  temps 
anciens  »,  mais  révélé  maintenant  et  manifesté  dans  les 
écrits  des  prophètes,  xvi,  25-26.  La  révélation  de 
l'Évangile  était  annoncée  et  préparée  dans  les  écrits 
prophétiques  de  l'Ancien  Testament,  i,  2;  m,  21; 
mais  cela  n'a  été  mis  en  pleine  lumière  que  par  la  pré- 
dication du  Christ  et  des  apôtres.  Ainsi  la  prédication 
de  l'Évangile,  d'une  part,  a  révélé  «  le  mystère  »  du 
Christ;  mais  d'autre  part,  en  apportant  le  témoignage 
des  prophéties,  elle  en  a  manifesté  toute  la  portée. 
Cf.  Eph.,  i,  9-14;  Heb.,  i,  1  sq. 

2°  Le  Christ.  —  1.  Préexistence  et  divinité.  —  Le 
Christ  est  le  Fils  de  Dieu  par  nature,  son  «  propre  Fils  », 
vm,  32,  non  un  (ils  par  adoption.  Dieu  l'a  envoyé, 
vm,  3  ;  s'il  est  «  né  de  la  race  de  David  »,  c'est  seulement 
«  selon  la  chair  »,  c'est-à-dire  à  cause  de  sa  nature  hu- 
maine, mais  il  existait  déjà  auparavant,  i,  3;  cf.  ix, 
5a,  to  xaxà  aâpxa.  Il  a  des  prérogatives  divines  : 
l'amour  du  Christ,  c'est  l'amour  même  deDieu;  cf.  vm, 
35,  39;  v,  6-10.  Il  est  «  à  la  droite  »  de  Dieu,  remplissant 
le  rôle  de  juge,  vm,  34.  Il  est  le  Seigneur  «  des  morts  et 
des  vivants  ».  xiv,  9.  Saint  Paul  lui  attribue  la  parole 
qu'Isaïe  met  dans  la  bouche  de  Jahvé,  xiv,  11  : 
<■  Par  ma  vie,  dit  le  Seigneur,  tout  genou  fléchira  de- 
vant moi,  toute  langue  rendra  gloire  à  Dieu  »;  cf.  Is., 
xi.v,  23.  C'est  en  qualité  de  Fils  qu'il  a  été  investi  de 
puissance  à  la  suite  de  sa  résurrection,  i.  1.  Cette  doc- 
trine est  analogue  à  celle  de  Phil.,  n,  6-1 1  ;  mais,  dans 
ce  dernier  passage,  le  contraste  entre  la  nature  divine 
du  Christ  préexistant  et  sa  nature  humaine  est  beau- 
coup plus  accentue.  Cf.   II  Cor.,  vin,  9. 

Le  passage  Rom.,  ix,  5''  affirme  très  probablement 
d'une  manière  explicite  la  divinité  du  Cbrist.  Certains 
exégètes  anciens  n'y  ont  vu  qu'une  simple  doxologie; 
mais  Tcrtullicn  y  voyait  déjà  une  explication  de  la 


ROMAINS    (ÉPITRE    AUX).    DOCTRINES,    L'HOMME 


2  88G 


nature  et  de  la  dignité  du  Christ.  Adv.  Prax.,  c.  xm,  xv. 
Cette  opinion  est  généralement  admise  par  les  exégètes 
modernes.  La  question  n'est  point  tranchée  par  la 
ponctuation  dans  les  témoins  du  texte,  car  cette  ponc- 
tuation n'appartient  très  probablement  point  au  texte 
original.  Voir  ci-dessus,  col.  2862.  En  toute  hypothèse, 
si  l'on  suppose  une  doxologie  commençant  à  ô  oSv  il 
faut  un  arrêt  ou  une  coupe  après  tô  xarà  aàpxx.  Or 
on  ne  voit  pas  que  le  développement  de  la  pensée  ap- 
pelle ici  l'action  de  grâces.  Il  est  beaucoup  plus  naturel 
de  rapporter  ô  oSv  à  Xpiaxoç  :  le  Christ  descend  des 
«  pères  »  pour  «  ce  qui  est  de  la  chair  »  ;  mais  il  est  Dieu, 
0e6ç  —  non  ô  0sôç,  ce  qui  désignerait  Dieu  le  Père 
et  serait  absolument  contraire  à  la  doctrine  de  saint 
Paul  —  c'est-à-dire  de  nature  divine.  La  divinité  du 
Christ  mise  ici  en  contraste  avec  son  humanité  est  une 

pensée  analogue  à  Rom.,  i,  4,  xoctk  aâpxa xaxà 

Tcveùpia..  La  seule  objection  sérieuse  à  cette  explica- 
tion est  que  nulle  part  ailleurs  l'Apôtre  n'appelle  le 
Christ  0s6ç.  Or  cette  objection  perd  de  sa  force  si  l'on 
observe  qu'il  dit,  Phil.,  n,  6-7  :  sv  [i.opcpfi  0eoù  ÔTtâp- 
X«v  et  ïax  0sw,  et  qu'il  attribue  au  Christ  des  préro- 
gatives divines.  Voir  A.  Durand,  La  divinité  du  Christ 
dans  saint  Paul,  Rom.,  IX,  5,  dans  Revue  biblique,  1903, 
p.  550  sq.;  Cornély  et  Lagrange,  h.  I. 

2.  L'incarnation.  —  L'incarnation  du  Fils  de  Dieu 
est  clairement  enseignée.  Le  Christ  est  «  né  de  la  race 
de  David  selon  la  chair»,  i,  3;  ix,  5a.  Dieu  «  l'a  envoyé 
dans  une  chair  semblable  à  celle  du  péché  ».  vm,  3.  Il 
appartient  donc  à  l'humanité  :  il  est  le  deuxième  Adam. 
C'est-à-dire  que,  grâce  à  son  humanité,  il  est  mort  pour 
les  hommes  et  les  a  réconciliés  avec  Dieu,  v,  1-10.  Il  a 
détruit  l'œuvre  de  culpabilité  et  de  mort  du  premier 
Adam,  en  rendant  surabondamment  aux  hommes  la 
justice  et  la  vie.  v,  12-21.  En  prenant  une  «  chair  sans 
péché  »,  le  Christ  «  condamnait  le  péché  dans  la  chair  », 
c'est-à-dire  devenait, par  son  incarnation, le  chef  d'une 
humanité  nouvelle  d'où  le  péché  était  exclu.  Cf.  vin,  3. 

Le  Fils  de  Dieu  incarné  ne  s'est  point  «  complu  en 
lui-même  »,  xiv,  3;  il  a  préféré  une  tâche  pénible  à  des 
satisfactions  personnelles,  donnant  ainsi  aux  hommes 
un  grand  exemple  d'abnégation.  Cette  idée  est  plus 
développée  dans  Phil.,  n,  4-11. 

La  raison  de  l'incarnation,  dans  l'ordre  actuel,  a  donc 
été  d'arracher  l'homme  au  péché  et  à  la  mort,  en  le 
justifiant  et  en  lui  donnant  la  vie.  En  un  mot  le  Christ 
s'est  incarné  pour  le  salut  de  l'humanité. 

3.  Souveraineté  du  Christ.  —  Le  Christ  est  «  sei- 
gneur »,  x'ipioç;  il  est  «  le  Seigneur  »,  6  Kôpioç.  Il 
possède  la  souveraineté,  il  est  le  maître  des  hommes  et 
des  choses;  son  pouvoir  est  universel  et  absolu  dans 
l'ordre  spirituel  et  dans  l'univers.  Ce  pouvoir  lui  a  été 
conféré  à  la  suite  de  sa  résurrection,  i,  4.  Il  est  des- 
cendu du  ciel,  x,  6,  c'est-à-dire  incarné;  cf.  i,  3;  vm,  3; 
il  est  remonté  de  l'abîme,  x,  7,  c'est-à-dire  ressuscité 
d'entre  les  morts.  Il  ne  faut  donc  pas  dire  dans  son 
cœur  :  «  Qui  montera  au  ciel  pour  en  faire  descendre  le 
Christ?  »  Ou  encore  :  «  Qui  descendra  dans  l'abîme  pour 
en  faire  remonter  le  Christ  d'entre  les  morts?  »  Loin 
d'être  choses  impossibles  ou  incroyables,  ce  sont  au 
contraire  des  faits  accomplis  et  dont  la  croyance  appar- 
tient à  l'objet  essentiel  de  la  foi.  En  effet,  le  Christ 
ayant  reçu  la  puissance  à  la  suite  de  sa  résurrection 
est  «  à  la  droite  de  Dieu  »,  vin,  34,  et  partage  ses  pou- 
voirs. Cf.  Phil.,  ii,  8-11;  Eph.,  i,  17,  20-23.  Pour  être 
sauvé,  le  fidèle  doit  croire  que  Jésus  est  Seigneur;  il 
doit  formuler  extérieurement,  «  de  bouche  »,  cette 
croyance,  et  croire  «  dans  son  cœur  que  Dieu  l'a  res- 
suscité des  morts  ».  x,  9.  Cette  confession  extérieure 
de  foi  devait  avoir  lieu  au  moment  du  baptême. 

Le  Christ  est  le  même  Seigneur  pour  tous,  juifs  et 
gentils;  il  est  riche  envers  tous  ceux  qui  l'invoquent. 
x,  12.  Il  faut  «  invoquer  son  nom  »,  c'est-à-dire  le  nom 


propre  de  «  Seigneur  »,  pour  être  sauvé,  de  la  même  ma- 
nière que  l'on  invoquait  celui  de  Jahvé  dans  l'Ancien 
Testament.  Ainsi  le  nom  de  Jahvé,  Kupioç,  devient 
celui  du  Christ,  à  qui  il  faut,  désormais,  rendre  le 
même  culte  qu'au  Seigneur  dans  l'Ancien  Testament. 
Cf.  Rom.,x,  13  ;Act.,  n,21,34,  36,  38;  Joël  (heb.),  m, 5, 
(Vulg.),  ii,  32;  Act.,  ix,  14,  21;  x,  36;  I  Cor.,  i,  2; 
Phil.,  ii,  11.  Saint  Paul  enseigne  ainsi,  d'une  manière 
implicite  mais  très  nette,  la  divinité  de  Jésus-Christ. 
En  sa  qualité  de  Messie  glorifié  et  d'Homme-Dieu  il 
l'appelle  Kùpioç  dans  le  sens  de  Jahvé  dans  l'Ancien 
Testament.  L'on  conçoit  dès  lors  que  le  Christ  ainsi 
glorifié  puisse  être  appelé  0e6ç;  cf.  ix,  5;  Ps.,  n,  6-8; 
ex  (Vulg.  cix),  1-2.  Voir  plus  haut,  col.  2884. 

En  montrant  qu'il  y  a  continuité  entre  la  religion 
de  Jahvé  et  celle  du  Christ,  l'Apôtre  répondait  aux 
préoccupations  des  juifs.  Mais,  d'autre  part,  en  em- 
ployant le  terme  xopioç,  usité  au  premier  siècle  comme 
prédicat  divin,  il  facilitait  aux  grecs  l'intelligence  de 
la  religion  chrétienne. 

3°  L'homme.  —  1.  Son  origine.  —  Sur  l'origine  de 
l'homme, l'Apôtre  est  tributairede  l'Ancien  Testament. 
Dieu  a  «  façonné  »  l'homme  comme  le  potier  façonne  le 
«  vase  d'argile  »  et  il  en  est  le  maître  absolu,  ix,  20-21. 
Tous  les  hommes  descendent  d'Adam,  v,  12-14;  Dieu 
est  le  Dieu  de  tous  les  hommes,  il  veut  les  justifier  tous 
par  le  moyen  de  la  foi.  ni,  28-29.  L'unité  de  la  race 
humaine,  œuvre  de  Dieu,  est  pour  saint  Paul  le  principe 
de  l'universalisme. 

L'Apôtre  parle  de  la  nature  de  l'homme  et  de  ses 
facultés  en  des  termes  qui  appartiennent  soit  à  l'hel- 
lénisme soit  au  judaïsme.  Le  voûç,  cf.  vosïv,  i,  20,  est 
l'esprit  ou  l'intelligence,  la  faculté  de  discernement. 
Il  appartient  à  la  nature  de  l'homme  et  montre  le  bien 
à  faire.  Il  y  a  une  «  loi  de  l'intelligence  »,  vu,  23;  c'est 
par  le  voùç  que  l'on  «  sert  la  loi  de  Dieu  ».  vu,  25.  Par 
l'intelligence  l'on  se  «  complaît  dans  la  loi  de  Dieu 
selon  l'homme  intérieur  »,  xocTà  tôv  eau  &v6poOTov. 
L'homme  intérieur,  c'est  la  raison  par  opposition  aux 
instincts  ou  aux  tendances  des  sens  qui  appartiennent 
au  corps  «  de  péché  ».  vu,  23-24.  On  trouve  à  peu  près 
la  même  expression,  dans  le  même  sens,  chez  Platon, 
Rcp.,  ix,  589.  Cf.  Eph.,  m,  16;  II  Cor.,  iv,  16.  Le 
chrétien,  pour  plaire  à  Dieu,  doit  offrir  son  corps  comme 
une  hostie  vivante,  c'est-à-dire  le  mettre  entièrement 
au  service  de  Dieu  dans  ses  actions  extérieures  :  c'est 
là  un  culte  conforme  à  la  raison,  Xoyt.xr)  Xocxpeia. 
xn,  1.  Il  doit  se  transformer  «  par  le  renouvellement  de 
son  esprit  ou  de  son  intelligence,  toû  vo6ç  »,  xn,  2  ; 
c'est-à-dire,  éviter  de  régler  sa  conduite  d'après  «  le 
siècle  »,  tendre  sans  cesse  à  la  perfection  et  rendre  ainsi 
l'intelligence  toujours  plus  apte  à  discerner  la  volonté 
de  Dieu. 

Dans  l'épîtrc,  le  terme  <ty\>yr\  est  employé  dans  le  sens 
de  «  vie  »  et  de  «  personne  humaine  »;  il  n'a  pas  spécia- 
lement le  sens  de  principe  de  vie  naturelle;  il  n'est  pas 
opposé  à  cw[jix.  2û[xa  désigne  le  corps  de  l'homme  en 
général;  mais,  au  sens  moral,  il  est  mis  en  relation  avec 
le  péché;  c'est  «  le  corps  de  péché  »,  vi,  6, 12,  corps  mor- 
tel depuis  que  le  péché  en  a  pris  possession  par  lafaute 
d'Adam,  vu,  24;  v,  12.  D'ailleurs  les  fidèles  sont 
«  morts  à  la  Loi  par  le  corps  du  Christ  »,  vu,  4,  c'est-à- 
dire  par  la  mort  du  Christ  :  son  corps,  en  effet,  était 
une  chair  semblable  à  celle  du  péché  mais  non  soumise 
au  péché;  c'est  pourquoi,  par  son  incarnation  et  sa 
mort,  il  a  condamné  «le  péché  dans  la  chair»,  vin,  3-4. 

Sdcp^,  suivant  la  tradition  biblique  des  Septante, 
signifie  d'abord  la  nature  humaine  commune  à  tous 
les  hommes,  i,  3  ;  iv,  1  ;  ix,  3,  5  ;  la  race,  xi,  14  ;  parfois 
simplement  le  corps,  ii,  28.  Mais  le  plus  souvent  oàpÇ 
a  un  sens  moral,  il  désigne  un  principe  de  faiblesse  mo- 
rale, vi,  19.  Être  «  dans  la  chair  »,  c'est  être  dans  le 
corps  dominé  par  la  puissance  du  péché,  vu,  5,  25; 


288: 


HUMAINS    (ÉPITRE    MX).    DOCTRINES,    L'HOMME 


2388 


vm,  3.  La  chair  personnifiée,  c'est  la  nature  humaine 
héritée  d'Adam  après  sa  faute,  avec  ses  inclinations 
mauvaises.  Être  «  dans  la  chair  »  marque  donc,  dans 
l'Épître  aux  Romains,  la  situation  de  l'homme  avant  la 
justification,  vm,  1-16.  Dans  d'autres  épîtres,  «  dans 
la  chair  »  a  parfois  le  sens  de  «  en  cette  vie  mortelle  »; 
cf.  Phil.,  i,  22-24,  ou  «dans  le  corps».  Col.,  i,  24;  n,  1. 

A  la  chair  s'oppose  l'esprit,  7Tvs<"5|i.a.  lIveùtAOC,  d'une 
façon  générale,  ne  désigne  point  une  faculté  intellec- 
tuelle, comme  vouç;  c'est  la  partie  supérieure  de 
l'homme,  en  tant  qu'elle  peut  recevoir  de  l'Esprit  de 
Dieu,  un  principe  de  vie  surnaturelle,  En  dehors  des 
passages  où  Tz\izZ[irx.  désigne  l'Esprit  de  Dieu  ou  du 
Christ  (voir  ci-dessus,  col.  2883),  c'est  surtout  l'esprit 
de  l'homme  élevé  par  l'action  de  l'Esprit-Saint  et  doté 
d'un  principe  de  vie  surnaturelle.  Cette  doctrine  de 
l'esprit,  principe  de  la  spiritualité  paulinienne,  est 
développée  dans  le  c.  vm,  1-16. 

En  employant  les  termes  que  nous  venons  d'énumé- 
rer,  l'Apôtre  ne  se  propose  nullement  de  définir  la  na- 
ture constitutive  de  l'homme;  il  veut  seulement  expo- 
ser sa  condition  morale  et  sa  destinée. 

2.  Condition  morale  et  destinée  de  l'homme.  ■ —  Dans 
l'ordre  actuel  des  choses,  Adam,  par  sa  faute,  a  intro- 
duit dans  le  monde  le  péché,  cause  de  lamort.  Or,  comme 
la  mort  est  universelle,  le  péché  doit  l'être  aussi.  Tous 
meurent,  même  ceux  qui  n'ont  point  commis  de  trans- 
gression personnelle  :  tous  ont  donc  péché  d'une  cer- 
taine façon,  du  fait  d'Adam  et  en  Adam,  v,  12-14. 
«  Par  la  faute  d'un  seul  il  s'en  est  suivi  pour  tous  les 
hommes  une  condamnation  »,  v,  18;  «  par  la  désobéis- 
sance d'un  seul  homme  tous  ont  été  constitués  pé- 
cheurs ».  v,  19.  Les  Pères  ont  varié  dans  leur  argumen- 
tation sur  les  f.  12-14,  comme  dans  la  lecture  du  f.  14  : 
plusieurs,  après  Origène,  cf.  l'Ambrosiaster,  in  h.  /., 
omettent  la  négation;  ce  qui  donne  le  sens  :  «  la  mort 
a  régné  sur  ceux  qui  ont  péché  à  la  ressemblance  de 
la  transgression  d'Adam.  »  Mais  ils  ont  tous  reconnu 
la  portée  universelle  de  la  faute  d'Adam  entraînant 
la  déchéance  morale  et  la  condamnation  de  tous  ses 
descendants.  Voir  ici  art.  Péché  originel,  t.  x, 
col.  317  sq.,  334  sq.  ;  J.  Freundorfer,  Erbsilnde  und 
Erblod  beim  Apnstel  Paulus,  Munster-en-\V.,  1927, 
p.  105  sq.  On  trouvera  dans  ce  dernier  ouvrage  une 
étude  sur  le  péché  originel  dans  le  judaïsme. 

Le  péché  personnifié  ou  puissance  du  péché,  entré 
dans  le  monde  par  la  faute  d'Adam,  a  eu  comme  auxi- 
liaires la  Loi  et  la  chair,  vu,  1-25.  Les  développements 
du  c.  vu  visent  principalement  à  montrer  l'impuis- 
sance de  l'homme,  sa  détresse  quand  il  n'a  point  la 
vie  de  l'Esprit,  avant  la  justification.  La  Loi  a  montré 
l'obligation  sans  donner  la  force  de  l'accomplir.  Bonne 
en  elle-même,  elle  est  sans  force  à  cause  de  la  chair; 
elle  a  multiplié  les  transgressions.  Il  y  a  en  effet  dans 
l'homme  une  lutte  entre  «  l'homme  intérieur  »  ou  la 
raison  qui  prend  plaisir  à  la  Loi  de  Dieu  et  le  péché  qui 
domine  en  lui  par  la  concupiscence.  Par  la  raison, 
l'homme  sert  la  loi  de  Dieu,  mais  par  la  chair  il  esl 
esclave  de  la  loi  et  du  péché.  Seul  l'Esprit  de  vie  affran- 
chit l'homme  de  la  loi  du  péché  et  de  la  chair,  grâce  a 
l'œuvre  du  Christ. 

A  regarder  l'ensemble  de  l'humanité,  de  fait,  tous 
les  hommes,  païens  ou  juifs  ont  péché,  ont  besoin  de 
«  justice  »  et  sont  privés  de  «  la  gloire  de  I  )ieu  ».  m,  23. 
Les  développements  i.  18-m,  20  montrent  en  deux 
tableaux,  celui  des  païens  et  celui  des  juifs,  la  culpabi- 
lité universelle.  Le  monde  entier  est  sous  le  coup  de  la 
colère  divine  :  les  païens,  pour  cire  lombes  dans  l'ido- 
lâtrie malgré  la  connaissance  naturelle  qu'ils  avaient 
de  la  divinité  et  de  l'obligation  morale:  les  juifs  pour 
avoir  violé  la  1  >i  de  Dieu.  Dans  ce  tableau  de  la  culpa- 
bilité universelle,  l'Apôtre  ne  met  point  le  péché  en 
relation  avec  la  faute  d'Adam,  il  montre  seulement  h' 


besoin  universel  de  justice.  Mais  il  est  clair  que  tout 
ce  débordement  d'iniemité  a  pour  cause  première  la 
faute  du  premier  homme  qui  a  introduit  «  le  péché  » 
dans  le  monde.  Tous  sont  sujets  «  à  la  condamnation  », 
v,  18;  «  tous  sont  privés  de  la  gloire  de  Dieu  »,  in,  23, 
ces  deux  formules  traduisent  une  même  situation  qui  a 
pour  origine  la  faute  du  premier  homme. 

Toutefois  la  cause  immédiate  de  cette  déchéance 
chez  les  païens  est  une  faute  d'intelligence;  c'est  la 
méconnaissance  de  la  nature  de  Dieu  et  des  obliga- 
tions qui  en  découlent.  D'ailleurs  le  tableau  i,  18-31 
est  le  procès  de  l'idolâtrie  fait  par  un  juif  et  un  chré- 
tien. Il  est  analogue  à  Sap.,  xiv,  12-31,  où  sont  décrits 
les  funestes  effets  de  l'idolâtrie  :  la  ressemblance  est 
surtout  frappante  entre  Hom.,  i,  29-31  et  Sap.,  xiv, 
25-26.  Chez  les  juifs  la  cause  de  la  déchéance  est  la 
méconnaissance  de  la  loi  de  Dieu,  lumière  de  l'intelli- 
gence et  règle  de  la  conduite. 

3.  Fins  dernières.  —  Dans  l'état  actuel,  la  mort  est  le 
fruit  du  péché,  vi,  16,  21,  23  ;  vu,  5,  10,  13,24;  vm,  6; 
cf.  i,  32.  Elle  a  été  introduite  dans  le  monde  par  la 
faute  du  premier  homme,  v,  12,  14,  17,  21.  Sans  cette 
faute  l'homme  eût  donc  été  immortel.  Ce  privilège  lui 
est  rendu  par  la  mort  et  la  résurrection  du  Christ.  Dans 
sa  doctrine  sur  la  vie  de  l'Esprit,  l'Apôtre  ne  fait  que 
développer  l'antithèse  de  l'œuvre  d'Adam  et  de  celle 
du  Christ  :  la  mort  est  vaincue  avec  la  Loi  et  la  chair. 
L'homme  sous  la  loi  de  l'Esprit  de  vie  est  assuré  de  la 
résurrection  et  de  l'immortalité  futures,  vi,  9;  vm,  2. 
La  résurrection  du  Christ  en  est  la  garantie  :  «  Si  l'Es- 
prit de  celui  qui  a  ressuscité  Jésus  d'entre  les  morts 
habite  en  vous,  celui  qui  a  ressuscité  le  Christ  d'entre 
les  morts  rendra  aussi  la  vie  à  vos  corps  mortels,  à 
cause  de  son  Esprit  qui  habite  en  vous  ».  vm,  11.  La 
destinée  ultime  de  l'homme  est  «  la  glorification  », 
c'est-à-dire  la  participation  à  la  gloire  du  Christ  ressus- 
cité, vm,  29-30;  cf.  Phil.,  m,  21  ;  I  Cor.,  xv,  49;  Col., 
i,  15,  18. 

La  parousie  se  rapproche,  sans  être  imminente, 
xin,  11-12  ;  car  il  faut  auparavant  que  la  «  totalité  des 
nations,  t6  irXr)pM}x<x  tûv  èôvwv  »  soit  entrée  dans  le 
christianisme  et  que  la  masse  des  juifs  se  convertisse, 
xi,  15,  25-26.  Sera-ce  bientôt  ou  dans  un  avenir  loin- 
tain? L'Apôtre  ne  le  dit  point.  Il  tire  seulement  de 
cette  incertitude  une  exhortation  à  la  vie  chrétienne. 

Dieu  jugera  le  monde  avec  justice,  m,  5-6;  cf.  19.  Il 
rendra  à  chacun  selon  ses  œuvres,  bonnes  ou  mauvaises. 
Ce  sera  le  «  jour  de  la  colère  »  :  à  ceux  qui  persévèrent 
dans  le  bien  il  accordera  «  la  vie  éternelle,  l'honneur  et 
l'immortalité  •;  à  ceux  qui  se  seront  complus  dans  l'ini- 
quité, «  la  colère  et  l'indignation  »,  c'est-à-dire  un  juste 
châtiment,  il,  5-8.  Les  païens  seront  jugés  d'après  la  loi 
de  leur  conscience,  de  leur  raison,  qui  leur  fait  discerner 
le  bien  du  mal.  Les  juifs  seront  jugés  d'après  la  loi  que 
Dieu  leur  a  donnée.  Il,  13,  15,  16. 

Le  salut,  la  glorification  sont  assurés  aux  justes; 
c'est  là  une  espérance  qui  ne  trompe  point,  v,  1,  5; 
l'amour  de  Dieu  et  du  Christ  en  est  la  garantie.  En  effet, 
alors  que  les  hommes  étaient  pécheurs,  Jésus-Christ 
est  mort  pour  eux,  par  un  effet  de  l'amour  divin.  Main- 
tenant qu'ils  sont  justifiés,  à  plus  forte  raison  seront- 
ils  sauvés  ■  de  la  colère  ».  v,  8-10.  Il  n'y  a  plus  aucune 
condamnation  pour  ceux  qui  sont  en  Jésus-Christ, 
vm,  1  ;  cf.  28-30.  «  Qui  accuserait  les  élus  de  Dieu? 
(/est  Dieu  qui  les  justifie!  Qui  les  condamnerait?  Le 
Christ  est  mort,  ou  plutôt  il  est  ressuscité;  il  est  à  la 
droite  de  Dieu,  il  intercède  pour  nous.  Qui  nous  sépa- 
i-  ta  de  l'amour  du  Christ?  »  vm,  33-35.  Ainsi,  le 
Christ,  qui  prend  part  au  jugement  avec  Dieu,  loin  de 
condamner  les  élus,  intercède  pour  eux  :  rien  ne  pourra 
les  arracher  à  son  amour.  L'on  ne  saurait  trop  souli- 
gner que  ce  tableau  du  jugement,  à  la  fois  grandiose  et 
consolant ,  est  complètement  dégagé  des  traits  d'apoca- 


2889 


ROMAINS   (ÉPITRE    AUX).    DOCTRINES,   SPIRITUALITÉ 


2890 


lypse  courants  dans  la  littérature  judaïque.  Il  ne  repro- 
duit de  la  scène  que  le  côté  spirituel,  moral  et  religieux. 

La  restauration  spirituelle  et  religieuse  décrite  dans 
les  chapitres  v-vi  ne  vise  que  l'homme  et  sa  destinée 
future.  Or,  dans  quelle  mesure  la  création,  l'univers 
ont-ils  subi  les  atteintes  de  la  faute  d'Adam,  et  doivent- 
ils  participer  à  la  restauration  accomplie  parle  Christ? 
Telle  est  la  question  posée  par  le  passage  vin,  19-23  : 
«  Dans  son  attente,  la  créature  aspire  vivement  à  la 
manifestation  des  fds  de  Dieu.  La  création  (la  nature) 
en  effet,  a  été  assujettie  à  la  vanité  (à  l'anomalie,  dans 
le  sens  moral),  non  de  son  gré,  mais  par  la  volonté  de 
celui  qui  l'y  a  soumise,  dans  l'espoir  qu'elle  aussi  sera 
délivrée  de  l'esclavage  de  la  corruption,  pour  avoir  part 
à  la  liberté  de  la  gloire  des  enfants  de  Dieu.  Car  nous 
savons  que  la  création  tout  entière,  jusqu'à  ce  jour, 
gémit  et  souffre  les  douleurs  de  l'enfantement.  »  Com- 
ment faut-il  entendre  cette  «  vanité  »  et  cet  «  esclavage 
de  la  corruption  »  qui  oppriment  la  créature  dans 
l'ordre  actuel  et  dont  elle  sera  délivrée  «en  participant 
à  la  gloire  des  enfants  de  Dieu  »? 

Les  anciens  commentateurs  sont  loin  d'être  una- 
nimes sur  la  portée  de  ce  passage.  Les  uns  se  référant  à 
Gen.,  m,  17-18,  ont  entendu  que  les  êtres  non  rai- 
sonnables ont  participé  à  la  malédiction  qui  a  frappé 
l'homme.  Cette  malédiction  étant  levée,  ces  êtres 
■doivent  recouvrer  leur  ancien  état  antérieur  à  la  chute. 
Ainsi  la  créature,  en  dehors  de  l'homme,  a  été  soumise 
à  la  corruption  et  au  changement  le  jour  où  l'homme 
a  péché;  elle  en  sera  délivrée  en  participant  à  la  gloire 
des  enfants  de  Dieu  après  la  résurrection.  C'est  le  re- 
nouvellement de  l'univers,  les  ><  cieux  nouveaux  et  la 
terre  nouvelle  ».  Telle  est  l'interprétation  de  saint  Jean 
Chrysostome.  Théodore  de  Mopsucste  ne  suppose 
point  que  la  nature  ait  été  immortelle  et  incorruptible 
avant  la  faute  d'Adam,  mais  seulement  qu'elle  devien- 
dra exempte  de  corruption,  de  perturbations  et  de 
changements  au  moment  de  la  résurrection.  Théodoret 
identifie  la  «  vanité  »  et  la  «  corruption  ».  D'après  lui, 
«  la  créature  »  a  reçu,  au  commencement,  une  nature 
mortelle,  parce  que  le  Créateur  de  l'univers  prévoyait 
la  chute  d'Adam  :  il  ne  convenait  pas,  en  effet,  de 
donner  l'incorruptibilité  à  des  êtres  faits  pour  servir 
un  être  mortel  et  passible,  c'est-à-dire  l'homme.  Mais, 
une  fois  l'immortalité  acquise  à  l'homme  par  la  résur- 
rection, les  êtres  de  la  nature  devront  participer  à  l'in- 
corruption. 

Œcuménius  et  Théophylacte  suivent  l'interpréta- 
tion de  saint  Jean  Chrysostome.  Mais  Œcuménius 
ajoute  :  «  Tout  cela  est  une  prosopopée  pour  nous  faire 
saisir  la  grandeur  des  biens  célestes,  et  pour  nous  mon- 
trer que  c'est  nous-mêmes,  plutôt  que  la  créature,  qui 
devons  avoir  souci  d'obtenir  cette  gloire  et  cette  incor- 
ruptibilité. Ne  croyez  point  que  la  créature  inanimée 
et  insensible  soit  dans  une  pareille  attente  ou  éprouve 
de  tels  sentiments.  »  P.  G.,  t.  cxvm,  col.  481. 

Origène  estime  que  le  passage  ne  vise  que  la  créature 
raisonnable.  La  corruption  dont  il  s'agit  est  celle  du 
corps,  de  «  l'homme  extérieur  »,  par  opposition  à 
«  l'homme  intérieur  »  :  l'homme  en  sera  délivré  à  la 
résurrection.  L'Ambrosiaster  explique  le  passage  en  y 
mettant  une  note  morale  et  philosophique  :  la  créature 
est  soumise  à  la  vanité,  c'est-à-dire  :  ce  qu'elle  engendre 
est  caduc.  La  vanité  c'est  la  corruption.  Les  choses  sont 
«  vaines  »,  parce  qu'elles  ne  peuvent  persévérer  dans 
leur  état;  «  déformées  par  un  écoulement  perpétuel, 
elles  reviennent  à  elles-mêmes,  confondues  dans  la  na- 
ture ».  Mises  au  service  de  l'homme  par  le  Créateur, 
elles  s'en  affligent  parce  qu'elles  sont  au  service  de  la 
corruption.  Elles  s'en  réjouiraient,  au  contraire,  si  leur 
service  était  utilisé  pour  «  mériter  Dieu  ».  Toutefois 
elles  se  préoccupent  de  notre  salut,  car  elles  retrouve- 
ront le  repos  et  la  liberté  lorsque  «  sera  complet  le 


nombre  des  fils  de  Dieu  destinés  à  la  vie  ».  P.  L.,t.  xvn, 
col.  124-125. 

Selon  saint  Thomas,  le  terme  «  créature  »  peut  s'en- 
tendre de  trois  manières  :  des  hommes  justes  qui  sont  la 
créature  de  Dieu  par  excellence;  de  la  nature  humaine 
encore  «  informe  »  dans  les  hommes  non  justifiés,  et 
qui  attend  d'être  «  formée  »  par  la  grâce  et  la  gloire; 
enfin,  de  la  créature  "sensible  »,  comme  des  «  éléments 
de  ce  monde  »  :  cette  créature  sera  renouvelée  d'une 
certaine  façon,  selon  la  parole  de  l'Apocalypse,  xxi,  1. 
Les  «  fils  de  Dieu  »  étant  transformés  par  la  glorifica- 
tion, il  convient  qu'il  en  soit  de  même  de  leur  demeure. 
Saint  Thomas  laisse  le  choix  entre  ces  trois  explica- 
tions. 

Beaucoup  de  modernes  entendent  le  passage  au  sens 
moral.  Il  y  a  comme  une  solidarité  morale  et  religieuse 
entre  la  nature  et  l'homme.  L'homme,  par  sa  faute,  a 
associé  la  créature  au  mal  moral  :  la  nature  a  été  comme 
assujettie  aux  puissances  de  destruction.  Elle  en  sera 
délivrée  par  la  glorification  de  l'homme  :  tout  rentrera 
dans  l'ordre  en  ce  moment.  Mais  le  passage  n'enseigne 
point  que  la  nature  des  êtres  sera  changée.  En  effet, 
dans  la  doctrine  de  saint  Paul,  la  chair  ne  peut  être 
transformée  que  par  l'Esprit,  à  la  suite  de  l'union  au 
Christ.  Or  cela  ne  peut  être  le  fait  que  de  l'homme  jus- 
tifié et  devenu  enfant  de  Dieu.  La  transformation  sera 
donc  uniquement  du  côté  de  l'homme. 

D'ailleurs,  l'Apôtre  fait  ici  allusion  à  une  notion  cou- 
rante dans  la  littérature  apocalyptique  et  fondée  sur 
une  interprétation  de  Gen. , i-m;  Is.,lxv,  16-18;cf.  Hé- 
noch,  xlv,  4;  Apoc.  Baruch.,  xxxn, 6;  li;  lu;  IVEsdr., 
vu,  1 1  ;  xin,  20-29.  Mais  l'on  ne  peut  dire  qu'il  a  voulu 
intégrer  dans  sa  théologie  du  salut  les  idées  milléna- 
ristes qui  se  rencontrent  dans  les  apocalypses.  Il  n'a 
point  enseigné  que  tout  dans  la  nature  était  incor- 
ruptible avant  la  chute  d'Adam,  que  la  corruption  et 
le  changement  dans  l'univers  ne  datent  que  de  cette 
chute,  en  un  mot,  que  les  lois  du  monde  datent  de  la 
chute  originelle  et  que  les  êtres  aspirent  à  en  être  déli- 
vrés. Seule  la  destinée  de  l'homme  l'intéresse,  comme 
le  montrent  les  développements  des  c.  v-vm.  S'il  asso- 
cie à  l'homme  la  nature,  en  lui  prêtant  des  sentiments, 
ce  n'est  qu'une  figure  de  langage,  comme  l'ont  noté  les 
commentateurs  grecs.  Toutefois,  après  la  résurrection 
et  la  glorification  des  justes,  le  mal  moral  n'existant 
plus,  tout  sera  conforme  à  la  volonté  de  Dieu,  à  l'ordre 
établi  par  lui.  Cf.  I  Cor.,  xv,  24-28;  53-56.  Quel  sera 
l'état  de  la  nature  ou  de  l'univers  à  ce  moment? 
L'Apôtre  ne  semble  point  avoir  voulu  donner  une 
réponse  à  cette  question. 

4°  Mystique.  —  Nous  désignons  ici  sous  le  nom  de 
mystique  non  la  théologie  des  états  extraordinaires, 
mais  les  fondements  de  la  spiritualité  paulinienne. 
Cette  doctrine  est  exposée  spécialement  dans  les  cha- 
pitres vi  et  vin. 

La  vie  surnaturelle  est  une  vie  divine,  dans  laquelle 
l'homme,  par  la  juslification,  s'approprie  en  quelque 
sorte  la  nature  spirituelle  divine  du  Christ.  Il  possède 
cette  vie  nouvelle  grâce  au  baptême  qui  opère  une 
résurrection  mystique,  vi,  3,  11.  Il  triomphe  du  péché 
et  il  a  la  garantie  du  salut. 

Le  fidèle  est  «  dans  le  Christ  »  et  le  «  Christ  est  en  lui  ». 
vm,  1-2;  9-11;  cf.  Gai.,  iv,  19.  Le  Christ  ressuscité, 
Seigneur,  est  uni  au  chrétien  par  un  lien  très  étroit  que 
l'on  peut  appeler  vital,  puisque  cette  union  est  prin- 
cipe de  vie  dans  l'ordre  spirituel.  Ce  nouvel  état  résulte 
de  la  «  justice  »  reçue  de  Dieu;  le  f.  10  est  particulière- 
ment significatif  :  «  Si  le  Christ  est  en  vous,  l'esprit 
(l'esprit  humain  sous  l'action  de  l'Esprit  divin)  est  vie 
à  cause  de  la  justice.  »  Ici  la  justice  donnée  par  Dieu 
est  un  aspect  de  la  grâce  sanctifiante;  c'est,  dans  la 
langue  théologique,  la  «  cause  formelle  »  de  la  justifi- 
cation. 


2891 


ROMAINS    fÉPITRE    AUX).    DOCTRINES.    MORALE 


2892 


L'union  du  fidèle  au  Christ  suppose  la  présence  e1 
l'action  de  l'Esprit,  tic  l'Esprit  divin.  Le  Christ  a  été 
ressuscite  par  l'Esprit,  car  c'est  l'Esprit  qui  donne  la 
vie.  Rom.,  vin,  11,  cf.  vi,   1;  I  Cor.,  vi,  14;  II  Cor., 

xm,  4.  Ainsi  le  Christ  est  esprit  non  seulement  par  sa 
nature  divine,  mais  aussi  d'une  certaine  manière  en 
vertu  de  sa  résurrection  corporelle.  En  vertu  de  l'état 
nouveau  dans  lequel  il  se  trouve  depuis  sa  glorification, 
il  est  principe  d'une  vie  spirituelle  et  immortelle,  vi, 
8-9.  Or,  c'est  précisément  l'Esprit  de  Dieu  qui  en  a  fait 
un  «  esprit  vivifiant  ».  Ainsi,  l'action  du  Christ  spirituel 
dans  l'âme  du  fidèle  n'est  point  séparablc  de  celle  de 
l'Esprit-Saint. 

La  foi  et  le  baptême  sont  également  nécessaires  à 
l'acquisition  de  la  vie  surnaturelle  ;  la  foi  comme  dis- 
position et  le  baptême  comme  rite  mystique  initiateur. 
La  foi  devait  comporter  la  volonté  de  se  soumettre  au 
rite  qui  était  en  usage  depuis  la  première  prédication 
chrétienne.  La  signification  mystique  ou  symbolique 
du  baptême,  \rc,3-10,  n'était  point  pour  les  Romains 
une  nouveauté  introduite  par  saint  Paul,  car  l'Apôtre 
leur  dit  qu'ils  doivent  la  connaître,  vi.  :;.  Au  moment 
du  baptême  l'on  devait  faire  une  profession  de  foi  dont 
les  éléments  essentiels  sont  indiqués  x,  6-13.  Voir  plus 
haut,  col.  2879. 

L'ordre  du  salut  est  gratuit.  C'est  par  grâce,  Sojpeàv, 
par  la  grâce  de  Dieu,  ifi  oojtoû  -/âpi-ri,  m,  24,  que 
l'on  est  justifié.  La  gratuité  du  salut  contraste  avec  la 
récompense  ou  salaire  accordé  aux  «  œuvres  légales  ». 
xi,  5  sq.  Le  terme  X^-P1^  csl  employé  vingt-quatre  fois 
dans  l'Épitre  aux  Romains.  Pour  l'étude  de  cette 
notion,  voir  J.  Wobbe,  Der  Charis-  Gedanke  bel  Paulas, 
p.  15  sq.  L'ordre  du  salut  est  surnaturel.  Il  est  conforme 
à  un  plan  divin  qui  est  un  mystère  révélé,  xvr,  25-27. 
Cf.  Eph.,  i,  7-12.  L'homme  a  besoin  de  la  grâce  pour 
accomplir  le  bien,  pour  s'affranchir  de  la  loi  de  la  chair 
et  du  péché,  pour  se  soumettre  à  la  loi  de  Di.-u.  Vil, 
2  1-25.  Si  l'homme  abuse  de  la  grâce,  Dieu  la  lui  retire 
en  l'abandonnant  à  ses  passions  et  en  le  laissant  s'en- 
foncer dans  le  vice,  i,  24  sq. 

Par  la  faute  d'Adam,  l'homme  était  devenu  »  psy- 
chique »,  mortel,  pécheur,  ennemi  de  Dieu.  Le  Christ 
lui  a  rendu  surabondamment  ce  qu'Adam  avait  perdu 
au  préjudice  de  sa  race  :  par  le  Christ,  les  fidèles  sont 
constitués  justes.  Ils  sont  dans  un  état  habituel  de  jus- 
tice, par  «la  justice  de  Dieu  »  qui  leur  est  communiquée. 
Cf.  v,  18-19.  Là  où  le  péché  avait  abondé,  la  grâce  a 
surabondé;  elle  règne  par  la  justice,  v,  20-21. 

L'homme  justifié  reçoit  l'Esprit  qui  le  transforme, 
l'élève  au-dessus  de  sa  propre  nature  et  lui  est  un  prin- 
cipe de  vie  surnaturelle,  vm,  5-13.  Cette  vie  surnatu- 
relle, comporte  des  relations  nouvelles  entre  Dieu  et 
l'homme.  Une  fois  justifié  l'homme  est  fils  de  Dieu.  Il  a 
avec  le  Christ  une  communauté  de  vie  et  île  sentiments. 
Il  est  héritier  de  Dieu  et  cohéritier  du  Christ,  vin,  16- 
17.  Mais  il  doit  soufTrii  avec  lui  s'il  veut  participer  à  sa 
gloire,  car  l'adoption  ne  portera  tous  ses  fruits  que  dai  s 
l'autre  vie,  par  h  résurrection  qui  opérera  la  «  rédemp- 
tion de  notre  corps  ».  vin,  23. 

Sous  le  régime  de  la  toi,  l'homme  est  fils  adoptif  au 
lieu  d'être  serviteur  ou  esclave  comme  sous  la  Loi. 
Dans  ix, 26,  l'Apôtre  rattache  à  un  texte  prophétique  la 
notion  de  fils  de  Dieu,  Os.,  il,  1  ;  cf.  1s.,  x,  22.  Mais,  dans 
le  texte  d'Osée,  il  s'agii  d'Israël  en  tant  que  groupe- 
ment :  «  les  fils  d  ■  Dieu  ».  lai  le  citant, l'Apôtre  n'expose 
point  uiw  doctrine  mystique  comme  dans  Rom.,  VIII, 
où  il  entend  la  notion  de  fils  dans  un  sens  plus  person- 
nel et  plus  intime  que  dans  l'Ancien    Testament. 

Le  passage  Rom.,  vi,  5,  marque  l'effet  de  l'union  au 
Christ  :  par  le  baptême,  le  Christ  et  le  fidèle  deviennent 
comme  deux  [liantes  unies  ensemble  dans  une  même 
croissance.  La  vie  religieuse  du  fidèle  est  étroitement 
liée  à  celle  du  Christ.  L'idée  de  «  greffe  ■  que  l'on  attri- 


bue généralement  à  C2  passage  restreint  un  peu  trop  la 
signification  du  mot  ctÙ[jkputoç. 

D'après  Rom.,  vin,  10,  le  Christ,  par  l'Esprit,  de- 
vient source  ou  principe  de  vie  pour  le  fidèle.  Cf.  Gai., 
il,  19-21;  Phil.,  i,  21. 

Rattaché  ainsi  au  Christ  par  un  lien  surnaturel,  le 
fidèle  participe  â  ses  privilèges  :  justice,  purification, 
sanctification.  Il  est  sous  l'empire  et  comme  dans  la 
sphère  d'action  du  Christ.  Ses  actes,  ses  souffrances, 
sa  mort,  n'ont  de  valeur  qu'en  vertu  du  lien  qui  le 
rattache  au  Christ.  Il  faut  «  reproduire  »  les  actes  du 
Christ,  l'imiter,  le  former  en  soi,  le  «  revêtir  »  dans  la 
vie  morale,  xm,  14,  comme  on  l'a  «  revêtu  »  au  mo- 
ment du  baptême,  en  recevant  le  principe  de  la  vie 
surnaturelle;  cf.  vi,  2  sq. 

L'ordre  de  la  grâce  comporte  l'espérance  et  le  prin- 
cipe de  la  gloire.  Le  chrétien  y  est  prédestiné.  Cette  pré- 
destination olïrc,  du  moins  du  côté  de  Dieu,  un  carac- 
tère de  certitude  qui  ne  trompe  pas  :  tout  coopère  au 
bien  de  ceux  qui  aiment  Dieu,  qui  sont  prédestinés. 
VIII,  28. 

Les  fidèles  forment  un  seul  corps  en  Jésus-Christ  : 
c'est  le  Christ  mystique.  Ils  sont  «membres  les  uns  des 
autres  »;  chacun  remplit  sa  fonction  selon  la  grâce  qui 
lui  a  été  donnée,  xn,  3-8.  Cette  doctrine  du  Christ 
mystique  n'est  qu'insinuée  dans  l'Épître  aux  Rcmains  ; 
elle  est  plus  développée  dans  la  première  aux  Corin- 
thiens et  surtout  dans  les  épîtres  de  la  captivité,  où  les 
fidèles  forment  «  le  corps  du  Christ  »,  par  opposition  à 
leur  «  chef  »,  le  Christ  ressuscité. 

Il  y  a  dans  le  Christ  mystique  divers  «  charismes  » 
ou  dons  accordés  pour  le  bien  de  la  communauté.  C'est 
d'abord  le  don  de  prophétie  ou  inspiration  divine  qui 
donne  des  lumières  surnaturelles  pour  faire  connaître 
ou  expliquer  les  choses  religieuses  :  il  doit  s'exercer 
dans  la  mesure  ou  dans  la  limite  des  choses  de  la  foi. 
Cf.  Gai.,  i,  8;  Tit.,  i,  4.  Puis  c'est  le  don  du  «ministère», 
qui  comporte  plusieurs  services  déterminés  :  dans 
l'ordre  spirituel,  l'enseignement  et  l'exhortation  ;  dans 
l'ordre  temporel,  l'aumône  faite  pour  un  motif  désin- 
téressé, la  présidence  ou  la  direction  des  œuvres  de 
charité  :  ô  Trpoïo'râu.evoç,  xn,  8,  à  caus°  du  contexte, 
peut  difficilement'  s'entendre  du  chef  de  la  commu- 
nauté: enfin  la  miséricorde  ou  les  œuvres  hospitalières 
exercées  personnellement  à  l'égard  des  pauvres  et  des 
malades. 

Il  y  a  une  communauté  de  sentiments  et  un  lien 
entre  l'Église  de  Rome  et  les  autres  Églises.  Toutes 
appartiennent  au  Christ  leur  chef,  mais  l'Apôtre  recon- 
naît à  celle  de  Rome  une  dignité  et  une  importance 
particulière,  c'est  pourquoi  il  la  salue  au  nom  de 
«  toutes  les  Églises  du  Christ  ».  xvi,  16. 

L'expression  «royaume  de  Dieu»  ne  se  rencontre  que 
dans  xiv,  17  ;  elle  a  un  sens  moral,  non  cschatologiquc  : 
«  Le  royaume  de  Dieu  ne  consiste  ni  dans  le  manger 
ni  dans  le  boire;  il  est  dans  la  justice,  dans  la  paix  et 
dans  la  joie  de  l'Esprit.  Celui  qui  sert  le  Christ  de  cette 
manière'  est  agréable  à  Dieu  et  approuvé  des  hommes.  • 
Cf.I  Cor.,  iv,  20;  vi,  9,  10;  xv,  2  I.  50;  Gai.,  v,  21  ;  Eph., 
v,  5;  Col.,  iv.  11. 

5°  Mortilc.  1.  Avant  le  Christ  la  vie  morale  de 
l'homme  était  réglée  par  la  loi  :  loi  de  Moïse  pour  les 
juifs,  loi  de  nature  ou  lumière  de  la  conscience  pour 
les  païens.  Pour  les  uns  et  les  autres  la  loi  était  l'expres- 
sion de  l'autorité  divine  s'iniposant  à  la  conscience 
humaine;  toute  violation  de  cette  loi,  divine  ou  natu- 
relle, étant  justiciable  de  Dieu.  Cf.  Il,  5-27. 

Les  païens  non  seulement  pouvaient  connaître  Dieu 
par  la  lumière  de  la  raison,  i,  19-20,  mais  ils  distin- 
guaient le  bien  du  mal,  ils  comprenaient  clairement 
([lie  le  jugement  de  Dieu  SixaiMixa  toû  0eoù,  frappe 
les  pécheurs  et  que  les  vices  mentionnés  I,  24-31  mé- 
ritent un  châtiment,  cf.  i,  32.  Ils  avaient  la  loi  de  cous- 


2893 


ROMAINS   (ÉPITRE   AUX 


2894 


cience  inscrite  dans  leurs  cœurs;  ils  portaient  des  juge- 
ments sur  la  valeur  morale  de  leurs  actes,  n,  17-25. 
■Cette  loi  naturelle,  d'après  laquelle  ils  devaient  être 
jugés,  était  la  règle  de  leur  vie  morale. 

Les  juifs  avaient  une  loi  positive,  la  Loi,  donnée  par 
Dieu.  Cette  loi  était  pour  eux  l'expression  de  la  volonté 
de  Dieu  et  réglait  toutes  leurs  actions.  Cf.  n,  17-25. 
Us  étaient  fiers  de  la  posséder  et  la  regardaient  comme 
«  la  formule  de  la  science  et  de  la  vérité  ».  il,  20. 

Toute  violation  de  la  loi  naturelle  comme  de  la  loi 
divine  entraînait  une  culpabilité  et  méritait  un  châti- 
ment. Les  notions  de  responsabilité  et  de  liberté  dé- 
coulent de  la  doctrine  de  l'épître.  La  méconnaissance 
des  obligations  à  l'égard  de  Dieu  a  eu  pour  les  païens 
les  conséquences  les  plus  fâcheuses  au  point  de  vue 
moral  :  Lur  raison  s'est  obscurcie  et  ils  sont  tombés 
dans  les  vices  les  plus  dégradants,  i,  21-28. 

L'Apôtre  laisse  entendre  que  l'homme,  éclairé  par  la 
lumière  de  la  raison,  peut  en  principe  observer  les  pré- 
ceptes essentiels  de  la  loi.  i,  32;  n,  14  sq.  Toutefois  si 
«  l'homme  intérieur  »,  c'est-à-dire  la  raison,  perçoit  le 
bien  à  faire  et  se  complaît  dans  la  loi  de  Dieu,  il  est 
contrarié  par  la  «  loi  de  la  chair  »,  la  «  loi  du  péché  » 
opposée  à  celle  de  Dieu.  De  fait,  il  voit  le  bien  mais  n'a 
point  la  force  de  l'accomplir.  Par  sa  raison  «  il  est  au 
service  de  Dieu  »;  il  voudrait  se  soumettre  à  sa  loi, 
mais  sa  volonté  reste  à  l'état  de  velléité  :  par  la  chair 
il  est  soumis  à  la  «  loi  du  péché  ». 

2.  Dans  l'économie  nouvelle,  grâce  au  Christ,  l'homme 
est  arraché  à  cette  servitude.  La  «  loi  de  l'Esprit  de 
vie  »  l'a  délivré  de  la  «  loi  du  péché  et  de  la  mort  ». 
vu,  14-viii,  4;  cf.  m,  27-31.  En  effet  l'ordre  nouveau 
est  celui  de  la  grâce.  L'union  au  Christ,  entraînant  la 
présence  et  l'action  de  l'Esprit-Saint,  l'Esprit  de  vie, 
dans  l'homme  justifié,  devient  principe  surnaturel  de 
vie  morale.  La  Loi  ancienne  transformée  et  rendue  plus 
parfaite  par  l'Évangile  devient  la  norme  de  la  vie 
chrétienne,  sous  la  conduite  et  l'impulsion  de  l'Esprit. 
Pour  saint  Paul  comme  pour  Jésus,  «  la  charité  est  la 
plénitude  de  la  Loi  »  :  c'est-à-dire,  elle  en  est  le  plein 
accomplissement;  elle  anime  toutes  les  autres  vertus, 
elle  est  le  «lien  de  la  perfection  ».  Rom.,  xm,  10;  cf.  xn, 
9;  xiv,  15;  I  Cor.,  xm,  1  sq.;  Col.,  m,  11;  Matlh., 
v,  17;  xxn,  3G  sq.  Sans  doute,  pour  accomplir  la  loi 
nouvelle,  l'homme  n'est  dispensé  ni  de  l'effort  ni  de  la 
lutte;  mais,  une  fois  justifié,  il  est  dans  une  situation 
infiniment  supérieure  à  celle  qui  a  précédé  la  venue  du 
Christ.  Il  n'a  qu'à  «  marcher  dans  l'Esprit  »,  c'est-à- 
dire  se  conduire  en  suivant  l'impulsion  de  l'Esprit, 
source  de  vie,  de  lumière  et  de  force;  cf.  vin,  3-1,  10- 
12,  14-16,  26,  28. 

D'ailleurs,  selon  sa  méthode  habituelle,  l'Apôtre  ne 
fait  point  un  exposé  abstrait  de  la  morale.  Sa  morale 
est  une  morale  en  action,  une  morale  vivante  :  il  veut 
réaliser  la  vie  chrétienne.  C'est  à  quoi  tendent  les 
recommandations  dont  il  accompagne  sans  cesse  son 
exposé  doctrinal.  Cf.  vin,  9,  12-13,  26;  xii-xm. 

I.  Commentaikes  anciens.  — ■  Origène,  Commentaire 
traduit  en  latin  par  Rufin,  P.  G.,  t.  xiv,  col.  837-1292;  la 
traduction  de  Rufin  est  une  interprétation  et  il  est  parfois 
dilficile  de  savoir  si  le  traducteur  exprime  sa  propre  pensée 
ou  celle  d'Origène;  saint  Jean  Chrysostome,  Homélies, 
P.  G.,  t.  lx,  col.  391-692;  Théodore  de  Mopsueste,  Frag- 
ments, P.  G.,  t.Lxvi,  col.  787-870  ;  S.  Cyrille  d'Alexandrie, 
Fragments,  P.  G.,  t.  lxxiv,  col.  774-856;  Théodoret, 
Commentaire,  P.  G.,  t.  lxxxiii,  col.  43-225;  Euthymius, 
'Epftïjvei'oc  ci;  -y.:  A'  Ê7tkjtoX«;  Ila-jXovi,  t.  i,  Athènes, 
p.  5-185;  Œcuménius,  P.  G.,  t.  cxvm,  col.  323-638,  le 
commentaire  donné  sous  le  nom  d'Œcuménius  est  une 
«  chaîne  »  ou  compilation  de  commentaires  plus  anciens; 
Théophylacte,  P.  G.,  t.  cxxiv,  col.  335-560,  le  commen- 
taire de  Théophylacte  dépend  de  celui  de  Jean  Chrysos- 
tome ;  S.  Éphrem,  ^on  commentaire  des  épîtres  de  saint 
Paul  ne  nous  est  parvenu  que  dans  une  traduction  armé- 
nienne abrégée,  traduite  en  latin  par  les  méchitaristes  de 


Venise  :  J.  Ephrxmi  Syri  commentarii  in  epistolas  D.  Pauli 
nunc  primum  ex  armenieo  in  latinum  sermonem  a  patribns 
Mekitaristis  translati,  Venise,  1893;  sur  les  «  chaînes  »  ou 
compilations  d'anciens  commentateurs,  voir  R.  Devreesse, 
art.  Chaînes,  dans  le  Dictionnaire  de  la  Bible,  supplément, 
t.  i,  col.  1210-1211;  1215-1229. 

L'Ambrosias  er,  P.  L.,  t.  xvn,  col.  45-184,  le  plus  impor- 
tant des  commentaires  latins;  œuvre  d'un  juif  converti  et 
peut-être  relaps,  offre  des  idées  singulières  sur  la  situation 
de  l'Église  romaine  avant  l'épître  ;  voir  A.  Souter,  A  Studij  of 
Ambrosiasler,  dans  Teits  and  studies,  t.  vu,  fas  •..  4;  S.  Au- 
gustin, Expositio  qnarumdam  proposilioniim  ex  epistola  ad 
Romanos,  P.  L.,  t.  xxxv,  col.  2063-2087;  Inchoata  expositio, 
ibid.,  col.  2087-2106  ;  dans  ses  autres  ouvrages,  sant  Augustin 
a  commenté  un  grand  nombre  de  passages  de  l'Épître  aux 
Romains,  on  les  trouvera  réunis  par  Florus,  dans  .Expos î/io 
in  epistolas  B.  Pauli  ex  operibus  sancti  Augustini  collecta, 
P.  L.,  t.  exix,  col.  279-318;  Pelage,  commentaire  attribué 
autrefois  à  S.  Jérôme,  P.  L.,  t.  xxx,  col.  645-718,  voir  Pela- 
gius's  expositions  of  thirteen  epistles  of  St  Paul,  dans  Texts 
and  studies,  t.  ix,  1922,  1926,  1931  ;  Ps.-Primasius,  Commen- 
laria  in  epistolasS.  Pauli,  P.  L.,X.  lxviii,  col.  415-506,  rema- 
niement,dans  le  sens  orthodoxe,  du  commentaire  de  Pelage, 
par  un  auteur  inconnu,  probablement  vers  la  lin  du  v«  siècle 
Sedulius  Scotus,  Colleclanea  in  omnes  B.  Pauli  epistolas, 
P.  L.,  t.  cm,  col.  9-126;  Hervé  deRourg-Dicu,  Commentaria 
in  epistolas  divi  Pauli,  P.  L.,  t.  clxxxi,  col.  591-81 1  ; 
S.  Thomas,  Expositio  in  epislolam  ad  Romanos,  éd.  Vives, 
t.  xx,  p.  381-692;  Cajétan,  Epislolœ  Pauli...  ad  grœcam 
veritatem  castigatœ,  Paris,  1542  ;  F.  Tolet,  Commenlarius  et 
annolaliones  in  epislolam  B.  Pauli  apostoli  ad  Romanos, 
Rome,  1602;  G.  Estius,  In  omnes  FI.  Pauli  epistolas... 
commentarii,  Douai,  1614,  éd.  Vives,  t.  i,  Paris,  1891  ; 
R.  Giustiniani,  In  omnes  B.  Pauli  apostoli  epistolas  expla- 
naliones,  Lyon,  1612;  Cornélius  a  Lapide,  Commentaria 
in  epislolam  ad  Romanos,  éd.  Vives,  t.  xvm,  p.  1-245. 

IL  Commentaires  et  travaux  modernes.  ■ — •  A  la 
bibliographie  de  l'article  Justification  (La  doctrine  de 
saint  Paul),  t.  vin,  col.  2076,  et  à  celle  de  l'article  Paul 
(Saint)  (L'Épître  aux  Romains),  t.  xi,  col.  2450,  ajouter  les 
ouvrages  suivants. 

1°  Catholiques.  — ■  A.  Lemcnnyer,  Épttres  de  saint  Paul, 
traduction  et  commentaire,  t.  i,  Paris,  1905;  F.  Prat,  La 
théologie  de  saint  Paul,  2  vol.,  Paris,  1929-1930;  P.  Delatte, 
Les  épttres  de  saint  Paul  replacées  dans  le  milieu  historique 
des  Actes  des  apôtres,  t.  n,  Esschen-Paris,  1925;  J.-A.  Van 
Steenkiste,  Commenlarius  in  omnes  S.  Pauli  epistolas, 
2  vol.,  Rruges,  1899;  C.-J.  Callan,  The  Epistles  of  saint 
Paul  wilh  introduction  and  commentarii  for  priesls  and 
students,  t.  i,  New- York,  1922;  J.  Niglutsch,  Breuis  com- 
menlarius in  sancti  Pauli  epislolam  ad  Romanos,  Trente, 
1909;  O.  Rardenhewer,  Der  Rômerbrief  des  heiligen  Paulus, 
kurzgefasste  Erklàrung,  Fribourg-en-R.,  1926;  K.  Renz, 
Die  Ethik  des  Apostels  Paulus,  dans  Biblischc  Studicn, 
t.  xvn,  fasc.  3-4,  Fribourg-en-R.,  1912;  du  même,  Die 
Slellung  Je.su  zum  Allteslamcntlichen  Geselz,  ibid.,  t.  xix, 
fasc.  1,  Fribourg-en-R.,  1914;  J.  Wobbe,  Der  Charis- 
gedanke  bei  Paulus,  dans  Seulestamentliche  Abhandlungen , 
t.  xm,  fasc.  3,  Munster-en-W.,  1932;  (•.  Staffelbach,  Die 
Vereinigung  mit  Christus  als  Prinzip  der  Moral  bei  Paulus, 
dans  Theolog.  Sludien,  t.  xxxiv,  Fribourg-en-Rrisgau,  1932; 
Fr.  Guntermann,  Die  Eschatologie  des  heiligen  Paulus, 
Munster-en-W.,  1932;  R.  Allô,  La  question  de  la  prédesti- 
nation dans  l'Épître  aux  Romains,  dans  Renue  des  sciences 
philosophiques  et  théologiques,  1913,  p.  276-283;  R.  Schuma- 
cher, Die  beiden  lelzten  Kapitcl  des  Romerbriefes,  Munster- 
en-W.,  1929,  dans  N eûtes tamentliche  Abhandlungen,  t.  xiv, 
fasc.  4,  excellente  étude  sur  l'unité  de  l'Épîtreaux  Romains 
et  la  prétendue  Épitre  aux  Ephésiens  (Rom.  xvi),  fournit 
une  abondante  bibliographie  sur  le  sujet,  depuis  Raur 
jusqu'à  Ronneke  (1927). 

2°  Non  catholiques. —  G.  Godet,  L'Épître  aux  Romains, 
Neuchâtel,  1879;  J.  Parry,  The  Epistle  of  Paul  Oie  Aposlle 
lo  the  Romans,  Cambridge,  1912;  D.  Rrown,  The  Epistle 
to  the  Romans,  dans  la  série  Hand-books  for  Bible  Classes, 
Edimbourg;  Ronnet-Schrœder,  Épîtres  de  Paul,  4e  éd., 
lre  partie,  Épitre  aux  Romains,  Lausanne,  1912;  Th.  Zahn 
et  F.  Hauck,  Der  Brief  an  die  Romer,  4e  éd.  du  commentaire 
de  Zahn,  Leipzig,  1925;  Th.  Haering,  Der  Rômerbrief  des 
Aposlels  Paulus,  Stuttgart,  1926  ;  K.  Rarth,  Der  Rômerbrief, 
6e  éd.,  Munich,  1928;  L.  Str  ck  et  P.  Rillerbeck,  Kommentar 
zum  Neuen  Testament  aus  Talmud  und  Midrasch,  t.  m, 
p.  1-320  :  Der  Brief  an  die  Rômer,  Munich,  1926;  F.  Spitta, 


289^ 


ROMAINS    (E  PITRE    AUX 


Ko  M  AMiS   LE    MELODE 


2896 


Untersuchungen  ùber  den  Rrief  des  Paulus  an  die  Jiômer, 
dans  Zur  Geschichle  untl  Litteratur  des  Urehristentums, 
t.  m  o,  Gœttingae,  1901,1'Épître  aux  Romains  compren- 
drait deux  ou  trois  lettres  de  saint  Paul;  P.  l'eine,  lier 
Rômerbrief,  Gœttingue,  1903,  réfutation  des  thèses  de 
Spitta;  G.  Richter,  Kritisch-polemische  Untersuchungen 
iiber  den  Rômerbrief,  Gutersloh,  1908,  dans  Beitrage  zur 
Fôrderung  chrisilicher  Théologie,  t.  xn,  <>;  W.  Luetgert, 
Der  Rômerbrief  als  hisloriches  I'roblem,  Gutersloh,  1913; 
li.  Rdimeke,jDat  leizte  Kapiteldes  Rômerbriefes  im  Lichleder 
chrisilichen  Archàologie,  Leipzig,  1927;  E.  Barnikol,  R6- 
mer  XV,  Leizte  Reiseziele  des  Paulus:  Jérusalem,  Romund 
Antiochien,  Eine  Voruntersuchung  zur  Entstehung  des  soqe- 
nunnten  Rômerbriefes,  Halle,  1931,  dans  l'orscliungen  zur 
Entstehung  des  Urehristentums,  des  Neuen  Testaments  und 
der  liirelie,  fasc.  1. 

J.-B.  Colon. 

ROMANOS  LE  MÉLODE.  Romanos,  sur- 
nommé le  Mélode,  est.  sans  contredit,  le  plus  considé- 
rable, à  tous  égards,  des  poètes  ecclésiastiques  byzan- 
tins. Pourtant  il  n'est  pas  facile  de  préciser  la  place  qui 
lui  revient  dans  le  développement  de  l'hymnologie 
grecque.  Cela  tient  aux  diflicultés  que  l'on  éprouve  a 
fixer  la  chronologie  exacte  du  poète.  Le  seul  renseigne- 
ment tant  soit  peu  précis  —  car  il  faut  renoncer  à  tirer 
partie  des  quelques  données  que  fournit  son  ofïice  — ■ 
provient  du  texte  des  menées  (vies  des  saints  rangées 
dans  l'ordre  du  calendrier).  Voir  ce  texte,  avec  ses 
diverses  variantes,  dans  Analecla  bollandiana,  t.  xm, 
1894,  p.  440-442.  Romanos,  nous  dit-on,  était  originaire 
d'Émèse  (Homs)  en  Syrie  et  fut  ordonné  diacre  de 
l'Église  de  Beyrouth;  puis  il  vint  à  Constantinople  au 
temps  de  l'empereur  Anastase;  il  reçut  miraculeuse- 
ment le  don  de  la  poésie  et  composa,  à  la  mémoire  des 
saints  et  en  l'honneur  des  principaux  mystères,  une 
multitude  de  xovTdcxioc  (chants  ecclésiastiques).  Pour 
sommaire  que  soit  le  texte,  il  permettrait  de  fixer  les 
données  essentielles  de  la  vie  de  Romanos,  si  l'on  pou- 
vait décider  sous  quel  empereur  Anastase,  le  poète 
s'établit  à  Constantinople.  Htait-ce  sous  Anastase  Ier 
(491-518)  ou  sous  Anastase  II  Artémius  (713-71(5)?  Or, 
malgré  les  prodiges  de  sagacité  déployés  depuis  plus  de 
soixante-dix  ans  par  les  critiques,  on  n'est  pas  encore 
arrivé  à  une  solution  définitive;  les  partisans  du  vie  siè- 
cle ont  semblé  d'abord  avoir  l'avantage,  ceux  du  vin* 
siècle  l'ont  emporté  ensuite  et  l'on  a  vu  le  plus  décidé 
des  premiers,  K.  Krutnbacher,  passer  dans  leur  camp; 
à  l'heure  présente,  il  semblerait  que  l'on  revienne  au 
vi«  siècle  et  le  successeur  de  K.  Krumbacher,  P.  Maas, 
est  de  plus  en  plus  affirmatif  en  ce  sens.  Somme  toute, 
dans  l'état  actuel  de  la  publication  des  œuvres  du 
poète  et  des  textes  voisins,  il  est  difficile  de  se  faire  une 
religion. 

Nous  ne  trancherons  donc  point  la  question  de  sa- 
voir si  Romanos  est  l'inventeur  de  l'idiomèle  ou  s'il  a 
trouvé  le  genre  déjà  constitué,  n'ayant  fait  que  tra- 
vailler sur  des  modèles  fournis  par  le  passé.  S'il  est 
l'inventeur  de  la  formule,  il  est  incontestable  qu'il  l'a 
portée  immédiatement  à  sa  perfection:  s'il  l'a  trouvée 
déjà  régnante,  il  l'a  splendidement  utilisée.  Disons  seu- 
lement  que,  dans  la  liturgie  byzantine  et  dans  la  litur- 
gie orientale,  en  général,  Vidiomèle  se  situe  à  peu  près  à 
la  même  place  que  nos  hymnes  latines  de  laudes  et  de 
vêpres,  encore  (pie  beaucoup  plus  développé,  et  s'esl 
introduit  dans  l'office  sensiblement  de  la  môme  ma- 
nière que  chez  nous.  Seulement  il  faut  Unir  compte  de 
la  prolixité  orientale  qui  sait  difficilement  s'arrêter 
dans  l'expression  d'une  idée,  d'un  sentiment,  d'une 
prière.  Ce  n'est  pas  en  une  demi-:louzaine  de  strophes 
qu'un  Byzantin  contente  sa  dévotion;  pour  avoir  une 
idée  exacte  de  ce  que  sont  les  hymnes  de  Romanos,  le 
mieux  est  de  les  comparer  a  celles  de  l'Espagnol  l'iu 
délice.  Qu'on  Imagine  mi  «le  nos  offices  où  s'intercale- 
raient, au  jour  des  saints   innocents,  au  lieu  des  (rois 

strophes  que  nous  avons  gardées,  les  cinquante  stro- 


phes de  l'Hymnus  de  Epiphania  (Calhemcr.,  n.  xn, 
P.  L.,  t.  lix,  col.  901-914),  ou  bien  à  la  fête  de  saint 
Laurent  les  cinq  cent  quatre-vingts  vers  de  l'hymne  n 
du  Péristephanon,  ibid.,  t.  lx,  col.  294-340! 

En  vérité  c'est  bien  avec  notre  Prudence  que  Roma- 
nos aurait  le  plus  de  points  de  contact;  mais  il  faut 
ajouter  immédiatement  que  le  poète  grec  a,  sur  le  lai  in, 
l'avantage  d'une  plus  grande  richesse  d'invention.  Pru- 
dence, malgré  les  artifices  dont  il  use  pour  rompre 
l'uniformité,  ne  laisse  pas  d'être  monotone.  Romanos, 
au  contraire,  dispose  tout  naturellement  et  en  se  lais- 
sant tout  simplement  porter  par  son  génie,  d'une 
incroyable  variété  de  thèmes.  Dans  la  même  pièce, 
c'est  tour  à  tour  l'exhortation,  la  narration,  le  dialogue, 
la  description  qui  interviennent  et  la  prière,  trop  sou- 
vent absente  de  Prudence,  prend  les  tons  les  plus  variés, 
depuis  l'exultation  dans  la  louange  jusqu'aux  humbles 
accents  de  la  pénitence  et  de  la  supplication. 

Il  vaudrait  la  peine  de  comparer  à  l'une  des  plus 
belles  pièces  de  Romanos,  l'hymne  sur  la  Vierge  pen- 
dant la  passion  (Pitra,  Analecla.,  1. 1,  p.  101  sq.),  notre 
Slabal  mater  dont  le  sujet  est  sensiblement  le  même.  Si 
belle  qu'elle  soit,  la  séquence  latine  reste  toujours  dans 
le  même  ton.  Quelle  variété  chez  le  Byzantin I  Ce  sont 
d'abord,  après  un  invitatoire,  les  plaintes  de  la  Vierge 
qui  suit  le  funèbre  cortège  en  route  pour  le  Calvaire  : 
«  Où  allez-vous,  mon  fils?  »;  puis  les  doux  reproches  du 
Sauveur  :  «  Pourquoi  pleurer,  ma  mère?  »,  les  nouvelles 
lamentations  de  Marie,  la  riposte  de  Jésus,  faisant 
comprendre  à  sa  mère  le  mystère  de  la  croix,  les  splen- 
deurs de  la  rédemption.  Finalement  la  Vierge  reçoit  de 
son  fils  licence  de  l'accompagner  jusqu'au  lieu  même 
du  supplice  et  le  tout  se  termine  par  une  splendide 
prière  du  poète  «  au  fils  de  la  Vierge,  au  Dieu  de  la 
Vierge  ».  Même  procédé  du  dialogue  dans  l'hymne  de 
Noël.  Ibid.,  p.  1-11.  D'abord  l'expression  de  la  piété 
chrétienne,  répétant  sous  forme  poétique  les  paroles 
des  bergers  :  «  Allons  à  Bethléem  et  voyons  de  nos  yeux 
la  réalité  de  la  bonne  nouvelle!  »  Puis  c'est  la  Vierge 
qui  prend  la  parole  et  s'étonne  du  prodige  de  sa  divine 
et  virginale  maternité.  Mais  voici  qu'arrivent  les 
Mages  et  le  dialogue  s'engage  entre  eux  et  la  Vierge- 
Mère,  où  passent  les  diverses  questions  que  soulève  leur 
miraculeuse  arrivée;  la  prière  finale  de  Marie  est  telle 
enfin  que,  sans  aucune  difficulté,  peut  s'y  associer 
tout  chrétien. 

D'un  charme  plus  subtil  encore  que  la  composition 
même  est  le  choix  du  rythme  qui  donne  à  l'ensemble 
de  ces  pièces  une  incroyable  vie.  Rejetant  les  anciens 
procédés  de  la  métrique  classique,  la  poésie  ecclésias- 
tique byzantine  avait  substitué  à  la  répartition  des 
syllabes  en  longues  et  brèves  le  procédé  consistant  à 
compter  les  syllabes  et  à  les  répartir  en  accentuées  et 
non  accentuées,  eu  conservant  aux  toniques  la  même 
place  invariable  dans  le  vers.  Ces  vers,  d'ordinaire  très 
courts  (de  quatre  à  huit  syllabes),  se  répartissent  en 
strophes  présentant  d'un  bout  du  poème  à  l'autre  le 
même  agencement,  d'ailleurs  liés  varié  suivant  les 
hymnes.  Dans  ces  règles  passablement  strictes,  Roma- 
nos évolue  à  son  aise,  avec  une  virtuosité  qui  fait  songer 
aux  tours  de  force  de  nos  plus  modernes  versificateurs. 
Pieu  entendu  les  beautés  de  ces  rythmes  ne  sont  per- 
ceptibles que  dans  l'original;  il  n'est,  pour  s'en  cou 
vaincre,  que  de  comparer  au  grec  la  lourde  traduction 
latine  de  Pilra.  El  pourtant,  même  au  travers  de  ces 
platitudes,  transparait  la  beauté  des  «  paroles  ailées  » 
de  Romanos.  Pour  net  i'e  pas  l'imitateur  des  classiques 
de  la  Grèce,  le  diacre  constaiitinopolitaiu  a  retrouvé 
quelque  chose  de  l'inspirai  ion  poél  ique  des  grands  Hel- 
lènes classiques,  c'est  le  «  miracle  grec  »  qui  se  continue. 

De  tout  cela,  d'ailleurs,  nous  ne  pouvons  plus  juger 
que  par  des  débris.  A  partir  du  x«  siècle  les  composi- 
tions poétiques  de  Romanos  ont  été  remplacées  dans 


2897 


ROMANOS   LE    MÉLODE    —    RONCAGLIA    (CONSTANTIN) 


2  898 


la  liturgie  par  des  pièces  plus  modernes,  ou  bien  elles 
ont  été  modifiées  au  point  d'en  devenir  méconnais- 
sables. Nous  sommes  très  loin  de  pouvoir  retrouver  le 
millier  de  xovrâx'.a  que  —  un  peu  trop  généreusement 
peut-être  —  le  rédacteur  des  menées,  attribuait  à  notre 
auteur.  Le  philologue  qui  a  le  plus  étudié  l'œuvre  de 
Romanos,  K.  Krumbacher,  était  arrivé  à  identifier  un 
peu  plus  de  80  compositions;  sur  le  nombre,  une  tren- 
taine seulement  est  éditée  jusqu'à  aujourd'hui,  en 
attendant  que  paraisse  l'édition  depuis  longtemps  pro- 
mise par  ce  même  critique  et  dont  le  soin  est  passé  de- 
puis sa  mort  (en  décembre  1909)  à  P.  Maas.  Voir  l'énu- 
mération  des  pièces  identifiées  dans  les  Silzungsberichte 
de  l'académie  de  Bavière,  1903,  p.  559-587.  K.  Krum- 
bacher se  proposait  jadis  — ■  abandonnant  l'ordre  de 
l'année  liturgique  —  de  les  répartir  de  la  façon  sui- 
vante. 1.  Pièces  concernant  le  Christ  (une  trentaine). 
2.  Pièces  à  la  louange  de  Marie,  du  Précurseur,  des 
apôtres  (une  dizaine).  3.  Pièces  relatives  aux  saints  de 
l'Ancien  Testament  :  Adam  et  Eve,  Noé,  Isaac,  Joseph, 
Élie,  etc.  (une  dizaine).  4.  Louanges  des  martyrs  et  des 
autres  saints  (une  vingtaine).  5.  Développements  sur 
les  paraboles  (vierges  sages  et  vierges  folles,  enfant 
prodigue,  Lazare  et  le  mauvais  riche).  6.  Divers  (une 
demi-douzaine).  Nous  ne  savons  quelles  sont,  à  ce 
sujet,  les  intentions  du  nouvel  éditeur. 

Il  faut  attendre  aussi  l'édition  promise  pour  porter 
un  jugement  d'ensemble  sur  les  doctrines  théologiques 
qui  se  révèlent  dans  l'œuvre  de  Romanos.  Autant  que 
nous  en  avons  pu  juger  par  ce  qui  est  publié,  il  ne  faut 
pas  s'attendre,  croyons-nous,  à  des  trouvailles  sensa- 
tionnelles. Les  auteurs  qui  ont  cherché  dans  le  poète 
des  allusions  aux  controverses  théologiques  de  Byzance 
se  sont  laissé  guider,  semble-t-il,  par  des  opinions  pré- 
conçues. Demander  à  Romanos  ses  impressions  sur  la 
querelle  monothélite,  si  on  le  met  au  vme  siècle,  ou  sur 
le  schisme  acacien  et  l'affaire  des  Trois-Chapitres,  si 
l'on  en  fait  un  contemporain  de  Justinien,  pourrait 
bien  être  peine  perdue.  Aussi  bien  ces  controverses,  qui 
nous  paraissent  avoir  accaparé  toute  l'attention  de 
Constantinople,  étaient-elles  plus  superficielles  que  nous 
ne  pensons.  11  reste  qu'il  faut  demander  à  Romanos  ce 
qu'était  la  vie  intérieure  et  religieuse  de  son  époque;  et 
sur  ce  point  on  sera  abondamment  édifié.  Qu'il  s'agisse 
de  la  piété  populaire  à  l'endroit  du  Christ,  de  la  sainte 
Théotokos,  des  apôtres,  des  martyrs,  des  confesseurs 
de  la  foi,  ou  bien  des  sentiments  qu'excitent  dans  les 
âmes  chrétiennes  les  fêtes  de  l'année  ecclésiastique,  ou 
encore  des  réactions  qu'y  produisent  les  événements 
qui  scandent  la  vie  d'un  peuple,  on  peut  être  assuré  de 
trouver  chez  ce  poète,  qui  parait  en  si  intime  contact 
avec  l'âme  populaire,  des  renseignements  du  meilleur 
aloi. 

I.  Éditions.  —  C'est  Pitra  qui  le  premier  publie  des 
pièces  de  R<  manos  :  Ilymnograpliie  de  l'église  grecque, 
Rome,  1807,  puis  dans  Analecta  sacra,  t.  i,  Paris,  1876 
(29  pièces);  entre  temps,  \V.  Christ  et  M.  Paranikas,  Antho- 
logia  carminum  chrislianorum,  Leipzig,  1871,  rééditent 
l'hymne  des  saints  apôtres,  déjà  puhliée  par  Pitra  dans  son 
Ier  ouvrage;  Pitra,  en  1888,  en  publie  trois  nouvelles  dans 
S.  Romunus  ucterum  tnelorium  princeps.  Cantica  sacra  ex  codi- 
cibus  mss.  monaslerii  S.  Joannis  in  insida  Paimo,  offert  à 
Léon  X1I1  pour  son  jubilé.  Sans  avoir  publié  beaucoup 
d'inédit,  K.  Krumhacher  a  donné  de  plusieurs  des  pièces 
anciennement  connues  des  éditions  plus  exactes;  voir  dans 
les  Sibtungsberichte  de  l'Académie  de  Munich  :  t.  n,  1898, 
p.  09-268  :  Studîen  zu  Romanos;  t.  Il,  1899,  p.  1-150  :  Umar- 
beitungen  zu  Romanos  mil  einem  Annan  g  ùber  das  Zeitaller 
des  Romanos;  1901,  p.  693-76Ô  :  Romaiws  und  Kyriakos; 
1903,  p.  551-092  :  Akrostichis  in  der  grieehiseben  Kirchen- 
lioesie;  et  dans  les  Abhandlungen  de  la  même  académie, 
t.  xxiv,  fasc.  3  (1903),  Miscellen  zu  Romanos:  t.  xxv,  fasc.  3 
(1911),  Uer  h.  Georg  in  da  qriechischen  Uebcrlicjcrun g  (pré- 
senté par  A.  Ehrliard,  après  la  mort  de  l'auteur),  donne 
plusieurs  hymnes  de  Romanos  sur  saint  Georges.  —  Papa- 


dopoulos-Kcrameus  a  publié  dans  'AvàXexra  'Iepo<roXu[i.iTi- 
y.f,:  T:a/_j'yi  .oys'aç,  1. 1,  1891,  p.  390-392  une  <  prière  »  en  vers 
endécasyllibiques  qu'il  attribue  a  Romanos.  P.  Maas  qui 
doit  continuer  le  travail  de  Krumbacher  a  donné  dans  le 
Byzantin.  Zcilschrijt,  t.  xxiv  (1923  1921),  une  nouvelle 
recension  du  cantique  de  Noël,  déjà  publié  par  Pitra. 

On  trouvera  dans  G.  Cammelli,  Romano  il  Melodo.  Inni, 
Florence,  1930,  le  texte  avec  traduction  italienne  de  huit 
hymnes  :  Noël,  Purification,  Vierges  sages  et  vierges  folles, 
Jugement  dernier,  Judas,  Reniement  de  Pierie,  Marie  au 
Calvaire,  Résurrection  du  Christ,  avec  une  étude  suffisante 
sur  le  poète. 

IL  Thavaux.  —  1°  C'est  surtout  la  question  de  la  date 
qui  a  été  agitée.  Voir  K.  Krumbacher,  Gescb.  der  bgzant. 
Literatur,  2e  éd.,  1897,  p.  603  »q.,  qui  prenait  nettement  posi- 
tion pour  le  vie  siècle,  mais  revenait  au  vin»  dans  les  Sit- 
zinysber'chte  del899;  C.  de  Roor,  Vie  Lebcnszeit  des  L)icl:lers 
Romanos,  dans  Byz.  Zeitschr.,  t.  ix,  1900,  p.  633-010  (.pour 
le  vie  s.);  A.  Vasilijev,  La  date  du  poète  Romanos  (en  russe), 
Saint-Pétersbourg,  1911  (cf.  Byz.  Zeitschr.,  t.  xn,  1903, 
p.  387,  pour  le  \i°  s.);  S.  Vailhé,  Saint  Romain  le  Mélode, 
dans  Échos  d'Orient,  t.  v,  1902,  p.  207-212  (vm«  s.);  P.  Van 
den  Ven,  Encore  Romanos  le  Méloie,  dan.,  Byz.  Zeitschr., 
t.  xn,  1903,  p.  153-166  (vi«  s.);  P.  Maas,  Die  Chronologie  der 
Hymnen  des  Romanos,  ibid.,  t.  xv,  1906,  p.  1-44  (vi»  s.). 

2°  On  a  moins  étudié  Romanos  en  lui-même;  le  plus  sou- 
vent on  en  tr;:ite  dans  les  histoires  générales  de  la  littéra- 
ture byzantine  ou  de  1  hymnographie,  voir  surtout  E.Bouvy, 
PoHes  et  mélodes  (thèse  de  Paris),  Nîmes,  1886;  autres  indi- 
cations dansO.  Bardenhewer,  Gesch.  der  allkirchl.  Litcratur, 
t.  v,  1932,  p.  165, 

É.  Amann. 

ROM  El  ou  ROMEO  François,  dominicain 
du  couvent  de  Saint-Marc  à  Florence,  général  de  son 
ordre  en  1546.  Il  assista  au  concile  de  Trente  sous 
Paul  III  et  y  travailla  aux  décisions  concernant  l'eu- 
charistie. Il  mourut  en  1552.  Il  semble  surtout  avoir 
combattu  les  tendances  païennes  des  philosophies 
naturelles.  Il  a  laisse  De  libertate  operum  et  necessitate 
gratiœ  adversus  pseudoi>hilosophos  christianos,  in-4°, 
Lyon,  1538;  Brevis  deduclio  ad  animée  immorlalilatem 
christiane  et  periputetice  oslendendam. 

Quétif-Échard,  Scriptores  sancli  ord.  prsedtc,  Lu,  1721, 
p.  125. 

M. -M.   Gorce. 

RONCAGLIA  Constantin,  théologien  italien 
(1C77-1734).  Né  à  Lucques,  il  entra  fort  jeune  dans  la 
congrégation  des  clercs  réguliers  de  la  Mère  de  Dieu, 
où  il  occupa  diverses  charges,  pour  devenir  finalement 
vicaire  général  de  l'institut.  Ses  nombreuses  occupa- 
tions ne  l'empêchèrent  pas  de  travailler  à  un  grand 
nombre  d'ouvrages,  les  uns  de  vulgarisation  les  autres 
de  fond.  Citons  parmi  les  premiers  :  Alcune  conversa- 
zioni  esaminate  co'  prineipi  délia  leologia,  sans  nom 
d'auteur,  Lucques,  1710,  in-8°,  devenu  dans  une 
deuxième  édition  :  Le  moderne  conversazioni  volgar- 
menle  dette  dei  cicisbei,  ibid.,  1720,  173G  (nous  dirions 
aujourd'hui  :  considérations  sur  le  flirt  au  point  de  vue 
moral);  La  famiglia  cristiana  istruila  nelle  sue  obbli- 
gazioni.  Lucques,  1711;  Venise,  1713,  in-8°;  Istoria 
délie  variazioni  délie  Chiese  protestanti,  Lucques,  1712; 
in-8°;  Efjeli  délia  pretesa  ri  forma  di  Lulero,  di  Calvino 
e  del giansenismo,  Lucques,  1714,  in-8°.  Le  P.  Roncaglia 
est  aussi  l'auteur  d'une  Universa  theologia  moralis, 
Lucques,  1730,  2  in-fol.,  d'un  probabilisnu'  modéré  et 
que  saint  Alphonse  regarde  comme  un  traité  classique; 
elle  a  été  plusieurs  fois  rééditée  ou  remaniée,  en  parti- 
culier par  J.-A.  Bambacari  de  la  même  congrégation, 
1773-1774,  2  vol.  in-fol.,  puis  par  Opt.  Bellotti,  O.  M., 
Lucques,  1833-1835,  10  vol.  in-8°.  Mais  Roncaglia  doit 
surtout  sa  célébrité  aux  annotations  qu'il  a  ajoutées  à 
X'Hisloria  ecclesiastica  Velcris  Novique  Teslamenli  du 
dominicain  N.  Alexandre.  Celle-ci  avait  été  vivement 
attaquée  et  avait  encouru  diverses  condamnations; 
l'édition  de  1099  elle-même,  malgré  les  corrections  que 
l'auteur  avait  faites  et  malgré  ses  protestations  de 
loyalisme,  demeurait  suspecte.  Voir  ici,  t.  i,  col.  770. 


2899 


RONCAGLIA   (CONSTANTIN)   —   RONGE   (JEAN; 


2900 


Roncaglia  entreprit  de  la  corriger;  tout  en  respectant 
le  texte  d'Alexandre,  il  rectifia  dans  des  notes  ou  même 
dans  de  copieuses  dissertations  ce  qui  lui  paraissait  à 
reprendre.  Cette  édition  fournie  par  Roncaglia  parut  à 
I.ucqucs  en  1734,  9  vol.  in-fol.;  rééditée  par  Mansi, 
Naples  et  Paris,  1740,  18  in-4°.  Ce  fut  le  salut  de  l'œu- 
vre du  dominicain  français. 

Il  y  a  une  notice  sur  Roncaglia  dans  le  Suppl.  de  l'hisl. 
ceci.,  Venise,  1778,  et  dans  Sarteschi,  Le  scripl.  congreg. 
clericorum  regularium  Malris  Vci  Michaud,  Biographie 
universelle,  nouv.  éd.,  t.  XXXVI,  p.  422;  Hurter,  Nonien- 
clator,  3e  éd.,  t.  iv,  col.  1295. 

É.  Amann. 

RONDET  Laurent-Etienne.  Né  à  Paris,  le 
6  mai  1717,  d'une  famille  de  libraires,  il  fut  initié  de 
bonne  heure  aux  travaux  intellectuels,  et  il  s'adonna  à 
l'étude  des  sciences  bibliques,  de  l'histoire  et  de  la 
liturgie.  11  fut  toujours  fort  attaché  aux  doctrines  jan- 
sénistes :  il  avait  une  grande  vénération  pour  l'abbé  de 
Saint-Cyran,  pour  le  diacre  Paris,  et  ses  amis  assurent 
qu'en  1741  il  fut  guéri  d'une  grave  maladie  par  l'appli- 
cation des  reliques  de  Soanen,  évêque  de  Senez,  mort 
récemment  dans  l'exil,  à  La  Chaise-Dieu.  Rondet  mou- 
rut à  Paris,  le  1er  avril  1785. 

Comme  ouvrage  directement  janséniste,  Rondet  a 
publié  un  Mémoire  sur  la  vie  cl  les  ouvrages  de  Jérôme 
Besoigne,  Paris,  1763,  in-8°,  mais  on  trouve  des  traces 
des  doctrines  jansénistes  dans  les  Réflexions  sur  le 
désastre  de  Lisbonne,  s.  1.,  1756-1757,  3  vol.  in-12,  dans 
la  Justification  de  l'histoire  ecclésiastique  de  l'abbé  Ra- 
cine, Paris,  1760,  in-12  et  surtout  dans  le  Recueil  des 
appelants  célèbres,  Paris,  1753,  in-12.  Les  travaux  les 
plus  importants  de  Rondet  ont  pour  objet  les  sciences 
bibliques.  Il  faut  citer  la  Bible  en  français  et  en  latin, 
avec  des  notes,  des  préfaces  et  des  dissertations,  Paris, 
1748-1750,  14  vol.  in-4°,  et  rééditée  à  Avignon,  1707- 
1774,  17  vol.  in-4°;  c'est  la  fameuse  Bible  connue  sous 
le  nom  de  l'abbé  de  Vence.  Les  préfaces  et  les  disserta- 
tions sont  empruntées  en  grande  partie  à  dom  Calmet. 
Cette  Bible  a  été  éditée  de  nouveau  en  1825,  en  25  vol. 
in-4°;  Isaïe  vengé,  Paris,  1762,  in-12,  contre  la  Traduc- 
tion d'Isaïe  de  Deschamps;  Figures  de  la  Bible  en 
500  tableaux,  avec  des  explications,  Paris,  1767,  in-4°; 
Histoire  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  Paris, 
1771,in-8°,  avec  des  figures;  Dictionnaire  historique  cl 
critique  de  la  Bible,  Paris,  1776-1784,  3  vol.  in-4°;  cet 
ouvrage  devait  servir  de  complément  à  la  Bible  de 
Vence;  il  est  resté  inachevé  et  il  s'arrête  à  la  lettre  E; 
Dissertation  sur  l'Apocalypse,  Paris,  1776  et  1783, 
in-4°  et  in-12  (Nouvelles  ecclésiastiques  du  9  avril  1776, 
p.  59-60);  Dissertation  sur  le  rappel  des  Juifs  et  sur  le 
chapitre  XI  de  l'Apocalypse,  Paris,  1778-1780,  2  vol. 
in-4°,  contre  l'abbé  Malot,  qui  prétendait  que  le  rap- 
pel des  Juifs  aurait  lieu  en  1849,  tandis  que  Rondet 
croit  que  cet  événement  ne  se  produira  qu'à  la  fin  du 
monde  et  que  les  Turcs  ne  se  convertiront  jamais 
(Nouvelles  ecclésiastiques  du  23  octobre  1776,  p.  170-172; 
17  juillet  1779,  p.  114-116;  14  novembre  1780,  p.  181- 
183,  et  du  6  mars  1782,  p.  37-39);  Examen  impar 
liai  d'une  dissertation  sur  la  version  des  Septante,  Paris, 
1783,  in-4°  et  in-12;  Verba  Chrisli  gr.  et  lat.  ex  sa- 
cris  Evangeliis  collecta,  cum  argumentis,  Paris,  1 7  <s  1 . 
jn-8°. 

Rondet  publiait  en  même  temps  de  nombreux  art  i- 
cles  dans  les  journaux  du  temps,  en  particulier  dans 
le  Journal  chrétien,  les  Mémoires  de  Trévoux,  le  Journal 
des  savants,  les  Nouvelles  ecclésiastiques.  Une  Disserta- 
tion sur  les  sauterelles  de  l'Apocalypse,  1775,  est  jugée 
très  savante  par  Feller  dans  le  Journal  historique  et 
littéraire,  du  1er  juin  1784,  p.  175. 

Du  point  de  vue  liturgique,  Rondel  a  publié  des 
Avis  sur  les  bréviaires  et  particulièrement  sur  la  nou- 
velle édition  du  bréviaire  romain,   Paris,   1775,  in-12. 


Enfin  Rondet  a  réédité  un  assez  grand  nombre 
d'ouvrages  avec  des  additions  et  commentaires  :  Dic- 
tionnaire latin  de  J.  Boudot,  son  aïeul  (six  éditions  de 
1727  à  1760);  Histoire  ecclésiastique  de  Fleury,  1740, 
t.  i-xx,  in-12;  Opuscules  de  Bossuet,  1751,5  vol.  in-12; 
les  Lettres  provinciales  de  Pascal,  Paris,  1753,  in-12; 
Abrégé  de  la  vie  des  saints  d'Etienne,  1757,  3  vol.  in-12; 
Abrégé  de  i histoire  ecclésiastique  de  l'abbé  Racine 
1762-1766,  13  vol.  in-4°;  L'apparat  royal  ou  Dic- 
tionnaire français  et  latin,  1765,  in-8°;  Bibliothèque  des 
Pères  de  l'Église  de  Tricalet,  1775,  8  vol.  in-4°.  De  plus 
Rondet  a  rédigé  les  tables  de  l'Histoire  ecclésiastique 
de  Fleury,  du  Dictionnaire  apostolique,  de  la  Biblio- 
thèque du  P.  Lelong,  et  l'Histoire  des  auteurs  sacrés  de 
dom  Cellier.  On  cite  encore  de  lui  un  écrit  d'ascétique, 
qui  a  eu  de  nombreuses  éditions  :  c'est  L'art  de  bien 
vivre  et  de  bien  mourir,  Paris,  1777,  in-12. 

Michaud,  Biographie  universelle,  t.  xxxvi,  p.  427-428; 
Iloefer,  .Vomi,  hiogr.  gén.,  t.  XXII,  col.  601-602;  Diction- 
naire de  la  Bible  de  Vigouroux,  t.  v,  col.  1199;  Encyclo- 
pédie théologique  de  Migne,  t.  XII,  p.  820;  Desessarts,  Les 
siècles  littéraires,  t.  v,  p.  459-460;  Hurter,  Nonienclator, 
3r  éd.,  t.  v,  col.  31G;  Nouvelles  ecclésiastiques  du  12  sept. 
1786,  p.  145-148. 

J.  Carreyre. 

RONGE  Jean,  fondateur  de  la  secte  des  «  Catho- 
liques allemands  »  (Deulschkalholiken)  (1813-1887). 
Jean  Ronge  naquit  à  Bischofswalde,  près  de  Grottkau, 
en  Silésie,  dans  le  diocèse  deBreslau,lc  16  octobre  1813. 
Au  cours  de  ses  études  secondaires  au  gymnase  de 
Neisse,  il  fit  l'impression  d'être  un  original  et  un  scru- 
puleux. Sur  le  désir  de  ses  parents,  il  étudia  la  théolo- 
gie à  la  faculté  de  Breslau  et  devint  membre  de  la 
Burschenschaft  Teutonia,  association  d'étudiants  à 
tendances  libérales  et  nationalistes.  Ordonné  prêtre 
en  1840,  il  fut  nommé  vicaire  à  Grottkau  au  printemps 
de  l'année  suivante.  Sa  manière  de  vivre  peu  sacerdo- 
tale lui  valut  une  monition  canonique  dès  l'automne  de 
cette  année.  Le  30  janvier  1843,  il  fut  frappé  de  sus- 
pense a  divinis,  pour  avoir  âprement  attaqué  le  Saint- 
Siège  dans  un  article  de  journal,  intitulé  Rome  et  le  cha- 
pitre calhédral  de  Breslau.  Refusant  de  se  soumettre, 
Ronge  accepta  un  poste  de  précepteur  dans  une  famille 
de  Laurahutte,  en  haute  Silésie.  Le  13  octobre  1844, 
il  publia  une  lettre  ouverte  à  l'évêque  de  Trêves,  Ar- 
noldi,  dans  laquelle  il  critiquait  violemment  l'exposi- 
tion et  la  vénération  de  la  tunique  du  Christ.  L'Ordi- 
naire de  Breslau  porta  contre  Ronge  une  sentence 
d'excommunication  d'abord  (décembre  1844),  de 
dégradation  ensuite  (janvier  1845);  mais  bon  nombre 
de  catholiques  et  beaucoup  de  protestants  célébrèrent 
Ronge  comme  le  vrai  prêtre  catholique  allemand,  le 
véritable  pasteur  des  âmes  et  comme  un  second  Luther. 
Plusieurs  brochures  que  Ronge  publia  à  cette  époque 
entretinrent  et  augmentèrent  sa  popularité.  L'une 
(tille  était  intitulée  Justification  de  Jean  Ronge,  les 
autres  étaient  adressées  .lu  bas  clergé  catholique,  Aux 
instituteurs  catholiques,  A  mes  coreligionnaires  cl  conci- 
toyens. La  plus  véhémente  portait  le  titre  Un  mot  aux 
romanisants  (Romlingc)  d'Allemagne  et  à  eux  seuls 
pour  le  nouvel  an  1845. 

Le  12  janvier  1845,  à  Breslau,  Ronge  groupa  ses 
adhérents  en  une  association  qu'il  nomma  Église  chré- 
tienne universelle  et.  le  9  mars  suivant,  assisté  du  prêtre 
polonais  Czerski,  que  l'archevêque  de  Poznan  avait 
déclaré  suspens  pour  une  affaire  de  mœurs,  il  célébra 
en  langue  allemande  le  premier  service  cultuel  de  la 
nouvelle  association.  Rapidement  le  mouvement  pro- 
voque par  Ronge  s'étendit  en  silésie  et  en  Saxe  et  par- 
vint à  prendre  pied  dans  plusieurs  villes  comme  Berlin, 
Brunswick.  I  lildeslieini,  Elbcrfeld,  Wiesbaden,  Kreutz- 
nach  et  Worms.  Du  23  au  26  mars  1815,  le  premier 
«  concile  »  de  la  nouvelle  secte  siégea  à  Leipzig  sous  la 


2901 


RONGE    (JEAN 


ROSAIRE 


2W1 


présidence  d'un  professeur  de  sténographie  nommé  I 
Wigard.  Quinze  communautés  y  étaient  représentées. 
La  sainte  Écriture  y  fut  proclamée  l'unique  norme  de 
la  foi  chrétienne,  son  interprétation  étant  abandonnée 
à  un  chacun.  Le  «  concile  »  réprouva  le  magistère  ecclé- 
siastique, la  primauté  du  pape,  la  confession  auricu- 
laire, les  indulgences,  le  célibat  ecclésiastique,  l'invo- 
cation des  saints,  le  culte  des  images  et  des  reliques,  les 
pèlerinages  et  les  jeûnes.  Pour  ce  qui  concerne  les 
sacrements,  le  «  concile  »  n'en  admit  que  deux  :  le  bap- 
tême et  l'eucharistie,  laquelle  devait  être  administrée 
sous  les  deux  espèces.  Une  liturgie  en  langue  allemande, 
dans  laquelle  le  canon  était  supprimé,  devait  remplacer 
la  messe. 

Pour  les  dogmes  trinitaire  et  christologique,  Czerski, 
l'associé  de  Ronge,  aurait  voulu  s'en  tenir  au  symbole 
de  Nicée-Constantinople;  mais  le  «  concile  »  décida 
de  le  remplacer  par  la  profession  de  foi  suivante  : 
«  Je  crois  en  Dieu  le  Père,  qui  a  créé  le  monde  par 
sa  parole  toute  puissante  et  qui  le  gouverne  par  sa 
sagesse,  sa  justice  et  sa  bonté.  Je  crois  en  Jésus-Christ 
notre  Sauveur.  Je  crois  au  Saint-Esprit,  à  une  sainte 
Église  chrétienne  et  universelle,  à  la  rémission  des 
péchés,  à  la  vie  éternelle.  »  En  promulguant  cette  pro- 
fession de  foi,  le  «  concile  »  précisa  qu'il  n'entendait  pas 
la  rendre  obligatoire  comme  norme  de  la  foi.  Enfin  il 
fut  décidé  que  les  prêtres  seraient  élus  par  les  fidèles, 
que  le  «  concile  général  »  se  réunirait  tous  les  cinq  ans, 
et  que  la  nouvelle  confession  s'appellerait  «  Église 
catholique  allemande  »  (Deulschkallwlische  Kirche) 
dans  les  pays  de  langue  allemande  et  «  Église  catho- 
lique chrétienne  »  (Christkatholische  Kirche)  dans  les 
pays  slaves  et  anglo-saxons. 

Après  la  clôture  du  «  concile  »,  Ronge  entreprit  une 
tournée  de  propagande.  A  Rerlin,  il  fut  reçu  par  le 
prince  Guillaume  de  Prusse,  le  futur  empereur,  et  par 
le  ministre  des  cultes.  Mais  il  n'obtint  pas  la  tenue  des 
registres  de  l'état-civil  pour  les  prédicants  de  sa  secte. 
L'Autriche,  la  Bavière  et  la  Hesse  électorale  s'oppo- 
sèrent à  la  propagande  de  Ronge  mais,  dans  les  autres 
États  allemands,  elle  réalisa  des  succès  assez  considé- 
rables, du  fait  que  les  protestants,  dans  leur  ensemble, 
et  ce  qui  restait  de  tenants  de  YAufklàrung  parmi  les 
catholiques  épaulèrent  Ronge,  qu'ils  estimaient  ca- 
pable de  contrecarrer  la  restauration  catholique  alors  à 
son  plein  essor  en  Allemagne.  C'est  ainsi  qu'au 
deuxième  «  concile  général  »  de  la  secte,  qui  se  tint  à 
Berlin  du  25  au  29  mai  1847,  259  communautés  catho- 
liques allemandes  étaient  représentées  et  le  nombre 
total  des  adhérents  paraît  alors  avoir  atteint  le  chiffre 
de  soixante  à  quatre-vingt  mille,  disséminés,  dans  la 
basse  et  la  moyenne  Allemagne  et  parmi  les  Allemands 
des  États-Unis  d'Amérique. 

La  révolution  de  1848  fit  disparaître  les  entraves 
que  divers  gouvernements  allemands  avaient  mises  jus- 
qu'alors à  la  propagande  catholique  allemande.  Mais 
l'étoile  de  Ronge  était  déjà  à  son  déclin.  Son  radica- 
lisme théologique,  qui  l'éloignait  toujours  plus  du 
christianisme  positif,  lui  avait  déjà  aliéné  ceux  de  ses 
adhérents  qui  voulaient  rester  fidèles  au  dogme  chré- 
tien. Son  radicalisme  politique  éloigna  de  lui,  en  1848, 
les  protestants  conservateurs.  Sous  le  coup  de  pour- 
suites judiciaires  du  fait  de  ses  menées  politiques, 
Ronge  se  réfugia  en  Angleterre  en  1849.  La  secte  qu'il 
avait  fondée  fusionna  en  1 850  avec  un  groupement  pro- 
testant de  gauche  qui  s'intitulait  «  Libres  commu- 
nautés protestantes  »  (Frei  protestantische  Gemeinden). 

De  retour  en  Allemagne  en  1861,  Ronge  fondai'  «As- 
sociation de  réforme  religieuse  »  (Religiôser  Rejorm- 
verein)  dans  le  but  de  combattre  le  «  cléricalisme  » 
(Pfafjenlum).  Il  s'occupa  aussi  de  la  création  de  jardins 
d'enfants  en  Autriche  et  en  Hongrie  et  mourut  en 
libre  penseur  le  26  octobre  1887.  Il  fut  enterré  à  Bres- 

DICT.    DE    THÉOL.    CATIIOL. 


lau  au  cimetière  de  la  «  communauté  religieuse  libre  », 
laquelle  est  une  association  à  tendances  nettement 
athées. 

La  tentative  de  Ronge  est  à  considérer  comme  un 
dernier  retour  offensif  de  Y  Aufklârung  contre  la  res- 
tauration catholique  en  Allemagne.  Sur  YAufklàrung, 
voir  Semi-rationalisme.  Une  notable  partie  de  ses 
adhérents  se  recruta  parmi  les  protestants.  Les  catho- 
liques qui  le  suivirent  étaient  pour  la  plupart  de  ceux 
qui  ne  croyaient  pas  pouvoir  approuver  l'attitude  de 
l'Église  catholique  envers  les  mariages  mixtes.  Le 
mouvement  déclenché  par  Ronge  n'eut  aucun  succès 
notable  dans  les  pays  entièrement  catholiques,  tels  que 
l'Autriche,  la  Bavière,  les  Pays  rhénans  et  la  Westpha- 
lie.  Aucun  catholique  notable  ne  suivit  Ronge  :  le 
vieux  Wessenberg,  le  patriarche  de  YAufklàrung 
catholique,  lui  déclara  vouloir  demeurer  fidèle  à 
l'Église  catholique;  les  disciples  de  Gùnther,  entre 
autres  le  professeur  de  Breslau,  Baltzer,  le  combattirent 
aussi  vigoureusement  qu'avaient  fait  les  tenants  de 
l'école  de  Tubingue  ou  les  rédacteurs  du  Katholik  et  des 
H istorisch-politische  Blàtter. 

Lexikon  fur  Théologie  und  Kirche  de  Buchberger,  art. 
Ronge,  t.  vin,  p.  981-982;  art.  Deutschkalholicismus,  t.  m, 
p.  237-238;  Kirchenlexikon,  2  edit.,  art.  Deutschkalholicis- 
mus, t.  ni,  p.  1603  sq.;  H.-J.  Cristiani,  Ronges  Werdeganç, 
1923;  E.  Baucr,  Geschichte  der  Grunduny  und  Forlbildung 
der  deulsrhkatholischen  Kirche,  Meissen,  1815;  J.  Giintlier, 
Bibliothek  der  Bekenntnisscliri/len  der  deulsrhkatholischen 
Kirche,  Iéna,  1815;  F.  Kampe,  Das  Wesen  des  Deutschkalho- 
licismus, Tubinpue,  1850.  Pour  la  polémique  catholique 
contre  Ronge,  voir  les  années  18+4  et  suivantes  du  Katholik 
et  des  HistoriscL-politische  Bldlter. 

G.  Fritz. 

ROSA  IRE.  —  Le  mot  rosaire  désigne  maintenant 
une  dévotion  de  l'Église  catholique  recommandée  par 
les  souverains  pontifes,  enrichie  d'indulgences  et  munie 
de  toute  une  réglementation  qui  assure  la  fixité  des 
formules  de  prières  groupées  sous  ce  nom.  Primitive- 
ment il  n'en  était  pas  ainsi.  Avant  de  se  fixer,  au 
xve  siècle  et  au  xvie  siècle,  sous  sa  forme  actuelle,  le 
rosaire  apparaissait,  au  Moyen  Age,  lié  à  l'ensemble  des 
dévotions  mariâtes  populaires.  C'est  dans  ces  antécé- 
dents médiévaux  qu'il  faut  chercher  l'explication  de 
son  symbolisme,  son  esprit  mystique  et,  le  mot  n'est 
pas  trop  fort,  sa  théologie. 

I.  Le  symbolisme  fleuri  de  la  piété  mariale.  IL  Sa- 
luts,  miracles,  mystères,  mariologie  populaire.  III.  Évo- 
lution historique  du  rosaire.  IV.  Les  joies  et  les  dou- 
leurs :  rosaires  et  chemins  de  la  croix.  V.  Gais  cheva- 
liers, gai  savoir,  confréries. 

I.  Le  symbolisme  fleuri  de  la  piété  mariale.  — 
L'idée  que  la  maternité  de  la  Vierge  et  les  scènes  com- 
munes de  sa  vie  et  de  la  vie  de  Jésus  sont  des  joies 
dépassant  toutes  les  joies  est  une  idée  tout  à  fait  tra- 
ditionnelle dans  l'Église.  Au  v«  siècle,  le  poète  Sédulius 
écrivait  :  Gaudia  matris  liabens  cum  virginitaiis  honore, 
Nec  primam  similem  visa  est  nec  habere  sequenlem.  Car- 
men paschale,  il,  67-68.  Le  Moyen  Age  devait  tra- 
vailler sur  ces  données  traditionnelles.  Mais,  de  même 
que  l'antiquité  basait  sur  la  notion  de  joie,  de  bonne 
nouvelle  de  l'Évangile  la  piété  mariale,  qui  devait 
prendre  une  si  grande  extension  dans  les  siècles  sui- 
vants, elle  fournissait  aussi  pour  ce  développement  de 
la  piété  mariale  tout  un  symbolisme  joyeux,  poétique 
et  séduisant.  De  tous  temps,  les  fleurs  ont  été  utilisées 
par  les  poètes  pour  des  langages  symboliques  plus  ou 
moins  compliqués.  Or,  le  plus  simple  de  ces  langages, 
appliqué  à  la  plus  classique  des  fleurs,  la  rose,  consiste 
à  faire  de  la  rose  le  symbole  de  la  joie,  de  tout  ce  qui 
est  agréable.  Dans  le  livre  gréco-juif  de  la  Sagesse,  n,  8, 
les  libertins  s'écrient  :  Coronemus  nos  rosis  antequam 
marcescent...  Se  couronner  le  front  de  roses  (on  dira  au 
Moyen  Age  d'un  chapel,  d'un  chapelet  de  roses),  est 

T.  —  XIII.—  92. 


2903 


ROSAIRE.    FORMK    PRIMITIVK 


2904 


un  signe  de  joie,  joie  prise  aux  choses  de  ce  monde, 
ou  bien  joie  mystique  prise  au  culte  de  Marie, 
comme  dans  un  échange  de  charité  théologale  opéré 
avec  la  Vierge. 

Guillaume  de  Lorris,  au  Roman  de  la  rose,  adopte 
pour  la  joie  des  choses  de  ce  monde  non  seulement  le 
symbolisme  de  la  rose,  mais  celui  du  chapelet.  Il  décrit, 
au  jardin  d'Oiseuse,  la  danse  du  Plaisir  couronné  de 
roses  avec  Liesse,  son  amie,  semblable  à  la  rose  nou- 
velle, v.  829  :  «Son  amie  lui  fit  un  chapel  - —  De  roses 
qui  moult  lui  sont  belles  —  Savez-vous  quelle  est  cet  te 
amie?  —  C'est  Liesse  qui  ne  le  hait  mie  —  L'enjouée,  la 
très  bien  chantant...  —  Plaisir  la  tient  par  le  doigt  — 
Pour  caracoler  lui  et  elle  —  Aussi  bien  convenait-elle 

—  S'il  était  beau,  elle  était  belle.  —  Elle  sembloit  rose 
nouvelle.  »  Le  poète  ne  se  dissimule  pas  que  l'amour 
humain,  bien  que  couronné  du  chapelet  de  roses  de 
Liesse,  n'a  là  qu'une  couronne  éphémère.  Des  senti- 
ments volages  viennent  vite  abattre  ce  diadème 
fleuri,  v.  895  :  «  Il  a  au  chef  un  chapelet  — ■  De  roses; 
mais  rossignolets  — ■  Qui  entour  son  chef  voletoient  — 
Les  feuilles  toujours  abattoient.  » 

A  l'opposé  de  ces  chapelets  profanes,  la  vierge 
Marie  apporte  aux  hommes  une  joie  que  rien  ne  vient 
abattre.  Vn  manuscrit  du  xve  siècle  (bibl.  de  Mayence, 
n.  570,  fol.  89  r°)  en  détaille  ainsi  le  motif  :  «  Lorsque  la 
belle  rose  Marie  commença  de  fleurir,  l'hiver  de  nos 
tribulations  disparut  et  l'été  des  joies  éternelles  com- 
mença de  briller,  et  avec  lui  nous  fut  rendue  la  verdure 
du  Paradis  des  délices.  »  Dès  le  xnc  siècle,  maître 
Sigeher  chantait  à  la  Vierge  :  «  O  couronne  de  roses, 
assemblage  de  joies,  tes  louanges  donnent  des  émo- 
tions sublimes.  »  Bartsch,  Deutsche  Niederdichler  des 
xn. -xiv.  Jalirhunderls,  p.  212.  A  cette  appellation  de 
chapelet  vient  déjà  se  joindre  celle  de  rosaire.  La  Vierge 
est  dite  en  effet  jardin  de  roses.  Un  poème  lui  fait  dire  : 
«On  m'appelle  justement  le  jardin  de  roses.  Venez  tous 
à  moi  :  je  veux,  je  puis,  je  dois  vous  exaucer.  »  Haupt 
et  Holïrnann,  All-deutsche  Bldtler,  t.  n,  p.  300.  Or, 
jardin  de  roses,  en  latin  médiéval,  se  dit  rosarium, 
comme  le  note  Du  Gange.  D'ailleurs  le  mot  rosarium, 
appliqué  à  la  dévotion  consistant  à  dire  des  Ave  Maria 
par  groupes  de  cinquante,  cent  ou  cent  cinquante, 
est  employé  concurremment  avec  le  mot  de  psautier 
de  Marie  des  le  xme  siècle  dans  le  Livre  des  aes 
(abeilles),  De  apibus,  du  dominicain  Thomas  de  Can- 
timpré. 

Un  long  poème  mariai  dominicain  de  la  première 
moitié  du  xive  siècle,  le  Rosarius,  sur  lequel  on  aura 
à  revenir  plusieurs  fois  au  cours  du  présent  article, 
précise  encore  ce  symbolisme  fleuri  de  la  piété  mariale, 
en  relation  avec  une  croyance  de  la  pharmacopée  mé- 
diévale. On  utilisait  les  roses  en  médecine,  particuliè- 
rement contre  les  maux  de  dents.  On  croyait  même 
qu'un  chapelet  de  roses  raffermit  les  dents  branlantes, 
Rosarius,  ms.  12  483,  fonds  français  de  la  Bibliothèque 
nationale,  fol.  32  :  «  Rosier  est  arbre  espineux.  —  Petit 
est,  mes  molt  vertueux...  —  Se  cervel  est  deconforté 

—  Par  rose  est  réconforté  —  Pour  ce  la  vertueuse  rose 
■ —  Chascun  met  en  son  chief  et  pose  —  Met  chapiau  de 
rose  en  ton  chief  —  La  douleur  oste  et  le  meschief  — 
La  dent  qui  loche  et  qui  se  muet  —  La  raferme  et  à 
point  met.  »  Voici  comment  l'auteur  du  Rosarius 
effectue  l'assimilation  de  la  Vierge  à  sa  rose  médici- 
nale :  «  Marie  quant  plus  est  dépriée  —  Tant  plus  est 
la  vertu  monstrée  Maises  humeurs  se  sont  pechié  — ■ 
Que  tu  en  loi  alechie  —  Mes  Marie  les  boule  hors  — ■ 
Premier  del  aine  et  puis  du  cors  —  De  double  maladie 
cl  cure  —  De  cuer,  de  cors  oste  l'ordure  — ■  Se  nous 
sommes  desconforté  —  Par  lui  sommes  resconforté... — 
Marie  en  toute  affliction  ■ —  Nous  est  moll  adjutorium 

—  Met  cestc  rose  en  ton  chief  —  Lie  l'oslera  tout  mes- 
chief... » 


En  signe  des  roses  spirituelles  que  figurait  la  vierge 
Marie,  on  allait  jusqu'à  distribuer  des  roses  bénites.  La 
formule  de  bénédiction  fait  allusion  aux  vertus  médi- 
cinales de  la  rose.  Au  xvne  siècle,  cette  bénédiction 
liturgique  des  roses  a  été  remise  en  honneur  en  Italie, 
à  la  suite  de  miracles  obtenus  dans  les  années  1573, 
1574  et  1575.  Voir  Gorce,  La  bénédiction  des  roses  dans 
ta  liturgie  dominicaine,  dans  Revue  du  Rosaire,  1926, 
p.  294  sq. 

II.  Saluts,  miracles,  mystères,  mariologie  po- 
pulaire. —  La  joie  paradisiaque  de  la  rédemption 
a  été  ressentie  la  première  fois  par  la  vierge  Marie 
lorsque  l'archange  Gabriel  est  venu  lui  dire  :  «  Je  vous 
salue,  Marie,  pleine  de  grâce...»  Or,  c'est  cette  joie  que 
nous  ressentons  dans  la  charité  chrétienne  et  Marie 
nous  y  est  toujours  intermédiaire.  D'où  le  sentiment 
affectueux  qui,  en  esprit  de  charité,  veut  remercier 
Marie.  Le  Moyen  Age  a  imaginé  de  lui  redire,  en  pre- 
nant la  place  de  l'archange  Gabriel  :  «  Je  vous  salue 
Marie  pleine  de  grâce...  »  C'est  le  sens  de  toute  la  piété 
médiévale  des  saluts  Notre-Dame.  On  avait  la  croyance 
qu'à  chaque  «  Je  vous  salue...  »,  la  Vierge  ressentait 
comme  un  nouvel  écho  de  la  joie  de  l'Annonciation. 
C'est  ce  que,  dans  un  de  ses  miracles,  Gautier  de  Coinci 
(début  du  xme  siècle),  fait  dire  à  la  Vierge  ellc-mèim, 
édit.  Poquet,  col.  484  :  «  Quar  bien  sachiez,  ma  douce 
suer  —  Qui  me  salue  bien  à  trait  —  Tel  bien  et  tel  joie 
me  fait  —  Et  tel  douceur  du  cuer  m'en  touche  —  N'e 
pourroit  dire  humaine  bouche  —  Suer,  cist  saluz  m'est 
si  très  biaux  —  Que  touz  jors  m'est  frès  et  nouviaus  — 
Qui  de  bon  cuer  me  le  prononce  — ■  Autressi  grand  joie 
m'anonce  —  Com  fist  Gabriel,  li  archangres  —  Quant 
me  dis  que  li  Hoys  des  angres  —  Si  amberroit  en  mes 
sainz  flans  —  Fres  et  nouviaux  m'est  en  touz  tans  — 
Quant  vient  à  Dominus  Tecum  —  Tant  m'est  sades  et 
de  douz  sum  —  Qu'il  m'est  avis  qu'en  mon  saint 
ventre  —  Saint  Esprit  de  rechief  entre  —  Au  cuer  en 
ai  si  très  grand  joie  —  Qu'il  m'est  avis  qu'enceinte  soie 

—  Si  corne  je  fui  quant  mon  douz  Père  —  Daigna  de 
moi  faire  sa  mère  -    Si  grand  leesce  au  cuer  me  touche 

—  Que  ne  saurait  raconter  bouche.  »  Le  symbolisme  de 
la  rose  s'adaptait  parfaitement  à  cette  pratique  du 
salul  Notre-Dame.  En  effet  la  Vierge  y  était  comparée 
tantôt  à  la  rose  de  Jéricho,  petite  fleur  fanée  qui 
s'épanouit  à  nouveau  dans  l'eau  ou  tantôt  simplement 
à  la  rose  nouvelle  :  «  Tu  es  la  rose  nouvelle  —  Doncques 
feuille  ne  perdis  —  Et  en  tous  tems  reverdis  —  Quant 
tu  ois  la  nouvelle.  »  Rosarius,  fol.  59. 

Dans  ces  saluts  Notre-Dame,  ce  qui  importe  le  plus, 
c'est  le  développement  de  la  charité  et  non  pas  la  lettre 
de  Y  Ave  Maria.  La  façon  de  donner  vaut  mieux  que 
ce  qu'on  donne.  L'essentiel  est  de  saluer  la  Vierge 
avec  son  cœur;  et  la  génuflexion  que  l'on  prêtait  à 
l'ange  Gabriel  dans  la  scène  de  l'Annonciation  paraît 
même  plus  utile  que  la  reproduction  pure  et  simple  di- 
ses paroles.  Le  Salve  Rrgina  vint  même  concurrencer 
la  Salutation  angélique.  L'essentiel  est  de  saluer  la 
Vierge  «  De  saluer  Marie  doncq  —  Ne  jour  ne  nuit  ne 
finons  oneques  —  Soit  par  Salve  soit  par  Ave  —  qu'ele 
nous  garde  tous  a  ve  — ■  qui  senifie  en  l'escripture  ■ — 
Dampnacion  i  painne  dure.  »  Rosarius,  fol.  2.  Réciter  est 
bien,  chanter  est  mieux,  ou  un  Ave,  ou  un  Ave  «farci», 
c'est-à-dire  glosé,  ou  une  strophe,  un  refrain,  une  chan- 
son :  «  Et  si  plait  si  bien  à  Marie  —  Quant  nous  disons 
Y  Ave  Marie  —  Je  croit  qu'encore  miex  li  plairoil 
Qui  de  cuer  fin  li  chanleroit  —  Ou  ce  ou  une  chançon- 
net  le  — Mais  qu'elle  fut  honorable  e  nete  —  Ou  du  hl 
de  quoi  elle  fut  mère  —  C'est  de  l'Agneau  le  debon 
nère...  »  l'n  cistercien  qui  proposait,  par  contre,  un 
chapelet,  crinalc  ou  sertum,  de  Heurs  de  roses  mys- 
tiques,  roste  spiritales,  pour  saluer  Notre-Dame,  cin- 
quante strophes  de  sa  poésie,  donne  chacune  des  stro- 
phes comme  équivalente  à  un  Ave  Maria:  Lrinalc  brute 


290: 


ROSAIRE.    ÉVOLUTION     HISTORIQUE 


2906 


Marie  virginis  gloriose  quod  composuil  beatus  Bernar- 
dus,  composition  ex  quinquaginla  floribus  équivalais 
quinquaginta  Ave  Maria,  selon  le  titre  du  manuscrit 
de  Bruges,  n.  ô60,  fol.  135.  Quant  au  célèbre  miracle 
du  Tombeur  Notre-Dame  ou  Jongleur  Notre-Dame,  il  a 
précisément  pour  but  de  montrer  qu'un  pauvre  sal- 
timbanque, qui  ne  savait  ni  Pater,  ni  Ave,  ni  salut,  a  été 
néanmoins  agréable  à  la  Vierge  parce  qu'il  la  saluait 
en  faisant  des  cabrioles. 

Le  Tombeur  Notre-Dame  n'est,  à  l'état  isolé,  qu'un 
de  ces  Miracles  Notre-Dame,  dont  les  recueils  furent 
si  aimés  dans  le  Moyen  Age.  Or,  qu'on  observe  la  mora- 
lité de  chacune  de  ces  fables  pieuses  :  on  y  trouvera 
toujours  le  bénéfice  spirituel  d'un  dévot  qui  saluait 
Notre-Dame. Bien  entendu,  dans  la  diversité  des  saluts, 
Y  Ave  Maria,  isolé  ou  plutôt  multiplié,  reste  le  salut 
typique.  L' Angélus  qui  date  du  xve  siècle  est  une  des 
formes  raffinées  de  ce  salut  à  base  A' Ave  Maria.  Après 
ses  miracles  par  exemple,  Gautier  de  Coinci  explique 
en  quoi  consistent  les  Saluts  Notre-Dame,  édit.  Poquet, 
p.  737-753  :  «  De  par  la  Mère  Dieu,  cent  mile  foiz  salu  — 
Touz  ceux  et  toutes  celés  qui  aiment  son  salu  — -  De 
touz  ceus  qui  ne  l'aimment  doit-on  dire  a  des  fi  :  — 
De  Dieu  et  de  sa  Mère  et  de  moi  les  defïi  — ■  Le  salu 
Nostre  Dame  devommes  tuit  amer  —  De  mort  nous 
délivra  et  de  morsel  amer  —  Qu'Eve  mort  en  la  pomme 
dont  touz  nous  enherba  —  En  Ave  douce  espèce  et 
moult  très  douce  herbe  a...  —  Ave  Dame,  en  tes  cham- 
bres estez  sans  yver  dure  —  En  touz  tens  y  a  roses, 
lloretes  et  verdures  • —  En  touz  tens  y  a  joie,  n'i  puet 
entrer  ennuiz  —  En  nul  tens  n'i  aproche  ne  la  mors  ne 
la  nuis...  ■ —  Entendez  tuit  ensemble  et  li  clerc  et  li  lai 
■ —  Le  salu  Nostre  Dame  :  nul  ne  set  plus  douz  lai  — 
Plus  dous  lais  ne  puet  estre  qu'est  Ave  Maria  —  Cest 
lai  chanta  li  angres  quant  Diex  se  maria...  » 

Ces  salutations  sont  conçues  comme  autant  de 
roses  spirituelles  qu'on  présente  à  la  Vierge,  en  lui  en 
tissant  une  couronne,  un  chapelet.  De  même  la  Vierge 
pose  sur  la  tète  de  son  dévot  un  invisible  diadème  de 
roses,  de  grâces  spirituelles.  D'où  le  miracle  dont  parle 
saint  Vincent  Ferrier  dans  un  de  ses  sermons.  Voir 
Gorce,  Les  dévotions  joyeuses  et  douloureuses  de  saint 
Vincent  Ferrier,  dans  La  vie  et  les  arts  liturgiques, 
1926,  p.  493-494.  Ce  miracle  date  du  xrv*  siècle.  Il  se 
trouve  rapporté  dans  le  recueil  de  Miracles  de  Nostre- 
Dame  par  personnages,  publié  par  Gaston  Paris  et 
Ulysse  Robert,  t.  n,  1877,  p.  90-119.  Il  y  constitue  un 
petit  drame  intitulé  Cy  commence  un  miracle  de  Nostre 
Dame,  comment  elle  garanti  de  mort  un  marchant,  qui 
lonc  temps  l'avoit  servie  de  chapiaux,  d'un  larron  qui 
l'espioit  et  comment  elle  s'aparu  au  larron  et  au  marchant 
et  puis  devint  le  larron  hermite.  Le  dévot  en  son  jeune 
âge  avait  coutume  de  fleurir  les  statues  de  la  Vierge  : 
«  de  chapiaux,  de  roses,  de  fleurs,  faiz  nouviaux  ».  De- 
venu marchand,  il  se  contenta  de  lui  réciter  «  son  sau- 
tier  où  il  a  cent  avcmaries  et  cinquante  ».  Mais  c'est 
encore  là  un  chapelet  de  roses  agréables  à  la  Vierge. 
Justement  le  marchand  le  récite,  tandis  que  le  brigand 
le  guette  au  coin  du  bois.  Mais  le  larron  voit  la  Vierge 
couronner  le  dévot  et  il  se  convertit  lui  aussi  :  «  Tantôt 
après  vi  une  famme  • —  Plus  belle  et  de  plus  noble 
arroy  — ■  Conques  ne  fu  femme  de  roy  —  Devant  celui 
estant  estoit  —  Un  chappel  de  roses  faisoit  —  Et  les 
prenoit  la  dame  doulce  —  De  ce  marchant  dedanz  la 
bouche  —  Puis  li  assist  dessus  son  chief.  »  Marius 
Sepet,  Origines  catholiques  du  théâtre  moderne,  1901, 
p.  242-254,  a  compris  tout  l'intérêt  de  ce  petit  drame 
pour  l'histoire  du  rosaire. 

Ce  miracle  par  personnage,  pièce  de  théâtre  consa- 
crée au  rosaire,  fait  présager  l'époque  où  le  théâtre 
religieux  jouera  les  mystères.  Ces  mystères  du  théâtre 
seront  les  mystères  principaux  du  rosaire  actuel  : 
■événements  tour  à  tour  joyeux,  douloureux  et  glo- 


rieux de  la  vie  commune  de  Jésus  et  de  Marie.  Com- 
ment se  fait-il  qu'on  soit  passé  de  la  dévotion  à  Y  Ave 
Maria,  à  l'ensemble  de  tous  les  autres  mystères  évan- 
géliques  qui  suivent  l'Annonciation?  Comment  la 
dévotion  à  la  Vierge  s'est-elle  étendue,  en  répétant  des 
Ave  Maria,  des  saluts  Notre-Dame,  aux  autres  scènes 
principales  de  l'Évangile?  Selon  la  croyance  populaire, 
pendant  la  salutation  de  l'ange  Gabriel,  la  vierge 
Marie  a  connu,  du  moins  en  résumé,  les  diverses  étapes 
de  sa  distillée  par  une  révélation  spéciale.  Il  senihl  : 
que  cette  croyance  ait  pu  favoriser  l'idée  de  lier  à  la 
récitation  de  Y  Ave  Maria  la  méditation  des  autres 
mystères.  D'autre  part  on  pensait  que  la  Vierge  avait 
contemplé  tous  ces  mystères  avec,  dans  le  cœur,  l'écho 
vivant  de  Y  Ave  Maria. 

Mais,  avant  même  d'évoquer  l'évolution  historique 
de  ces  pratiques  qui  sont  comme  la  préhistoire  du 
rosaire,  il  y  a  lieu  d'insister  sur  la  vivacité  de  la 
croyance  populaire  à  l'universelle  médiation  de  Marie 
et  à  la  valeur  de  Y  Ave  Maria.  Cette  croyance  a  pu  aller 
dans  telle  ou  telle  de  ses  expressions  jusqu'à  des  abus. 
Tantôt  Y  Ave  Maria  est  donné  comme  le  plus  efficace 
des  exorcismes  et  l'auteur  du  Rosarius  raconte  l'his- 
toire de  l'ennemi  (le  diable)  qui  s'évanouit  quand  il  oï 
dire  Ave  Maria.  «  Sathan  a  grant  confusion — -Quant 
ost  la  salutation  —  Par  quoi  a  perdu  son  pouvoir  — 
De  maufere,  non  le  vouloir  ».  Fol.  23. 

D'autres  fois  les  apologistes  de  Y  Ave  Maria  s'émeu- 
vent d'une  objection  :  la  prière  chrétienne  enseignée 
par  le  Christ  est  le  Pater  Noster  et  non  Y  Ave  Maria. 
Qu'à  cela  ne  tienne,  Y  Ave  Maria  est  aussi  un  Pater 
Noster.  C'est  le  Pater  Noster  de  Notre-Dame  :  «  La 
Patenostre-Damedieu  —  Apren  et  la  dit  en  tout 
lieu  —  Nul  lieu  n'en  doit  être  excepté  —  Combien  que 
soit  lieu  de  vilté.  »  Rosarius,  fol.  15(5.  Le  même  poète 
avait  été  moins  habile  en  rapprochant  du  sacrement 
de  l'eucharistie  la  prière  de  YAve  :  «  VA  quest  ore 
mengies  Marie  —  C'est  connue  Ave  Maria  die  —De 
lin  cuer  et  de  nete  bouche  —  Qui  se  fait  en  mengian  la 
touche  —  Celui  a  fine  affection  —  Se  de  lui  fais  locu- 
tion —  Se  raconte  sainte  vie  —  Je  dis  que  tu  mengies 
Marie  —  Par  nuit,  par  jour  et  à  toute  heure  —  Marie 
même  et  deveure  —  Elle  tous  tant  demeure  entière  — 
Point  ne  la  gaste  ta  prière...  ».  Fol.  (14. 

III.  Évolution  historique  du  rosairk.  —  Saint 
Peinard  avait  beaucoup  fait  pour  promouvoir  la  mys- 
tique mariale  fleurie.  Le  petit  chapelet  cistercien  du 
xne  siècle  dont  il  a  été  parlé,  col.  2904  au  bas.  lui  était 
attribué.  Dans  les  premières  années  du  xine  siècle, 
Etienne,  abbé  cistercien  de  Sallai  en  Angleterre,  rédige 
des  méditations  où  apparaissent  quinze  joies  de  Notre- 
Dame  :  1.  naissance  de  la  Vierge,  2.  vie  de  la  Vierge, 
3.  annonciation,  4.  conception  de  Jésus,  5.  Visitation, 
ti.  naissance  de  Jésus,  7.  visite  des  rois  mages,  (S.  présen- 
tation au  Temple,  9.  recouvrement  de  Jésus  au  Temple, 
10.  miracles  tic  la  prédication  de  Jésus,  11.  la  Croix 
dont  la  joie  rachète  le  monde,  12.  la  résurrection. 
13.  l'ascension,  14.  la  pentecôte,  15.  l'assomption 
et  la  glorification  de  la  Vierge  dans  le  ciel.  Chaque 
méditation  se  terminait  par  un  Ave  farci.  Etienne  de 
Sallai  précise  que  d'autres  dévots  pratiquent  des  exer- 
cices semblables  comportant  cinq,  sept  ou  vingt  joies; 
allégation  qui  est  surabondamment  corroborée  par  un 
grand  nombre  tle  documents.  Voir  dom  Wilmart,  Les 
méditations  d' Etienne  de  Sallai,  dans  Revue  d'ascétique 
et  de  mystique,  octobre  1929,  p.  382.  Ces  joies  sont 
associées  avec  le  symbolisme  fleuri,  par  exemple  dans 
l'antienne  Gaude  flore  virginali,  attribuée  à  saint 
Thomas  de  Cantorbéry.  Au  début  du  xme  siècle  éga- 
lement, chez  Gautier  de  Coinci,  avec  un  abondant 
symbolisme  de  la  rose,  on  recommande  de  donner  à  la 
récitation  des  chapelets  de  cinquante  Ave  Maria  la 
valeur  d'une  méditation  joyeuse,  édit.  Poquet,  col.  GG8  : 


290' 


ROSAIRE.    EVOLUTION    HISTORIQUE 


2908 


«  Maria  par  est  si  douz  moz  —  Que  lorsque  la 
langue  le  touche  —  Le  cuer,  la  langue  et  la  bouche  — 
Suscier  le  doit,  par  saint  Christofle  —  Ausi  com  le 
glou  de  girofle.  »  L'instrument  à  compter  et  à  méditer, 
si  l'on  peut  dire,  les  Ave,  existait;  et  bien  entendu  il 
s'appelait  gaudia  :  les  joies.  Voir  Du  Cange,  Glossa- 
rium  médise  et  infirme  latiriilatis,  au  mot  Gaudium. 

Il  n'y  avait  donc  pas  la  moindre  difficulté  à  ce  que 
les  nouveaux  ordres  mendiants,  dominicains  et  fran- 
ciscains se  fissent  les  champions  et  les  propagateurs  de 
cette  piété  joyeuse  fleurie,  en  marche  vers  le  rosaire, 
d'autant  plus  que  saint  Dominique  avait  conçu  son 
ordre  comme  entièrement  au  service  de  la  Vierge.  Ses 
religieux  qui  ne  font  pas  explicitement  vœu  de  chasteté 
et  de  pauvreté  font  explicitement  vœu  d'obéissance  à 
la  sainte  Vierge.  «  Notre  Dame  »,  c'était  un  vocable 
féodal.  La  Vierge  est  suzeraine.  Elle  est  spécialement 
suzeraine  de  l'ordre  de  Saint-Dominique  avec  les  obli- 
gations des  joies  et  des  saluts  Notre-Dame.  Le  Rosa- 
rias  y  insiste  :  «  Bon  fait  ceste  Dame  servir  ■ —  A  la  louer 
soi  asservir  ■ —  Tel  servitude  est  franchise —  Servitude 
de  bonne  guise...  La  bénigne  Marie  — Qui  est  de  l'ordre 
la  baillie  —  Mes  par  dessus  mestre  et  mestresse  — ■ 
C'est  icelle  que  l'ordre  adresse  — ■  Et  defïend  et  détien- 
dra —  Qui  l'ordre  grieve  li  mescherra...  »  Fol.  10  i;  14. 
Par  ailleurs,  un  texte  qui  paraît  bien  authentique  (pu- 
blié par  Benoist,  Suite  de  l'histoire  des  albigeois,  1683, 
]).  85)  raconte  comment,  pendant  la  bataille  de  Muret, 
saint  Dominique  priait,  multipliant  les  roses  de  ses  cha- 
pelets, qui  étaient  à  la  fois  les  joies  de  la  Vierge  et  sa 
prédication.  Très  anciennes  aussi  sont  les  traditions  et 
légendes  concernant  la  mission  mystique  confiée  par 
la  Vierge  à  Dominique  dans  la  forêt  de  Bouconne,  près 
de  Toulouse,  ou  concernant  cette  prédication  du  rosaire 
ordonnée  par  l'apparition  miraculeuse  et  réalisée  par 
Dominique,  sans  délai,  dans  la  cathédrale  de  Toulouse. 
Mais  les  miracles  du  rosaire,  dans  le  manuscrit  Rosarius, 
sont  les  miracles  mariaux  des  hagiographes  de  saint 
Dominique  au  xme  siècle,  notamment  la  vision  mira- 
culeuse qu'eut  saint  Dominique  et  où  la  Vierge  lui 
apparut  avec  tous  ses  frères  sous  son  manteau.  Le  plus 
ancien  tableau  de  confrérie  du  rosaire,  celui  de  Cologne 
au  xve  siècle,  avant  Alain  de  La  Boche,  ne  représente 
pas  la  Vierge  dictant  le  rosaire  à  saint  Dominique,  mais 
la  Vierge  apparaissant  à  Dominique  avec,  sous  son 
manteau,  son  ordre  institué  pour  reconvertir  le  monde 
au  Christ  et  calmer  le  légitime  courroux  du  Bédemp- 
teur.  En  effet,  à  une  époque  où  le  rosaire  ne  s'était  pas 
dissocié  de  l'ensemble  de  la  piété  mariale,  c'était  sous 
la  forme  générale  de  dévotion  à  la  Vierge  que  les  domi- 
nicains prêchaient  cette  dévotion  et  se  réclamaient 
d'une  mission  spéciale  en  ce  sens,  celle  qui  convenait 
à  leur  caractère  de  «  prêcheurs  ». 

Cette  piété  mariale  n'en  était  pas  moins  déjà,  par 
un  de  ses  symbolismes,  la  dévotion  fleurie  du  rosaire, 
ou  plutôt  des  diverses  pratiques  qu'on  appelait  plus 
ou  moins  rosaires  ou  joies  Notre-Dame.  Le  symbolisme 
fleuri  y  était  reçu,  assez  fréquent  et  cependant  pas 
répandu  avec  une  abondance  extraordinaire.  Pourtant 
la  dévotion  mariale,  même  sous  son  aspect  fleuri,  se 
retrouve  parfaitement  dans  toutes  les  générations  do- 
minicaines issues  de  saint  Dominique.  Bornée  de  Livia, 
Jacques  de  Voragine,  Galvagno  délia  Flamma,  Ber- 
nard Guy,  saint  Vincent  Ferrier  sont,  avant  Alain  de 
La  Boche,  autant  d'échos  fidèles  de  ce  grand  hymne 
mariai  poétique  et  chaleureux  que  constituent ,  à  leur 
commune  origine,  l'ordre  des  frères  prêcheurs  et  la 
piété  fleurie  issue  de  saint  Bernard.  Cette  piété  n'était 
pas  encore  fixée  à  une  seule  pratique  de  dévotion.  Les 
uns  multipliaient  les  Ave  Maria  par  centaines, 
d  autres  méditaient  avec  des  Ave  Maria,  non  pas  sur 
les  événements  de  l'Évangile,  mais  sur  diverses  parties 
du  corps  de  la  Vierge.  D'autres  préféraient  la  saluta- 


tion :  Ave  Maris  Stella...  C'étaient  toujours  saluts 
Notre-Dame,  joies,  roses.  Voir  Vitœ  jratrum,  édit.  Bei- 
chert,  p.  41-43.  Cette  dévotion  fleurie  n'avait  rien 
d'exclusivement  dominicain.  Les  franciscains  avaient 
aussi  les  allégresses  de  Marie.  Il  suffit  de  parcourir  les 
Lateinische  Ilymnen  de  Mone  ou  le  Repertorium  lujm- 
nologicum  d'Ulysse  Chevalier,  pour  se  convaincre  qu'il 
s'agissait  d'un  aspect  notoire  de  toute  la  dévotion 
mariale  de  l'époque  et,  plus  simplement  encore,  de 
cette  dévotion  mariale  elle-même.  Au  début  du  xv6 
siècle,  Ulrich  Stocklin  von  Bottach,  abbé  de  Wesso- 
brunn,  multiplie  les  rosaria  ou  salutatoria  ou  gaudia. 
Delicianim  es  —  Ager  quem  dominus  —  Condens  cir- 
cumdedit  —  Virlulum  floribus  —  Quorum  fragranlia  — 
Tcnlatos  eminus  — ■  El  longe  positos  —  Atlrahit  comi- 
nus...  —  ]{osa  pulcherima...  Drewes,  Anal,  hymnica, 
fasc.  G,  p.  31  sq.  On  hésitait  à  appliquer  cent  cin- 
quante scènes  de  l'Évangile  au  cent  cinquante  Ave  du 
Psautier  Notre-Dame.  C'était  trop  compliqué.  Il  se 
pourrait  que  ce  soit  le  chartreux  Dominique  de  Prusse 
qui  ait  eu  l'idée  de  se  borner  à  quinze  mystères  et 
d'attribuer  dix  Ave  à  chacun  d'eux,  la  pratique  d'in- 
clure des  Notre  Père  à  chaque  dizaine  d' Ave  apparais- 
sant beaucoup  plus  tôt. 
A  la  fin  du  xve  siècle,  Alain  de  La  Boche  donna  à  la 
dévotion  du  rosaire  un  élan  nouveau.  Il  n'y  changea 
personnellement  rien.  Si  diverses  pratiques  annexes  du 
rosaire  ont  été  abandonnées,  c'est  seulement  au 
xvie  siècle,  du  fait  qu'une  formule  officielle  du  rosaire 
avait  été  particulièrement  indiquée  et  seule  enrichie 
d'indulgences.  De  la  même  manière,  à  la  même  époque, 
un  seul  chemin  de  la  croix  prévalut  (pour  les  mêmes 
motifs),  les  autres  formes  de  cette  dévotion  étant  lais- 
sées de  côté.  Mais,  par  un  <.  épisode  d'évolution  »  qui 
mérite  d'être  signalé,  un  petit  chemin  de  croix  domi- 
nicain s'est  trouvé  inclus  pour  toujours  dans  la  form? 
définitive  du  rosaire:  il  y  a  là  de  quoi  éclairer  tout 
un  aspect  de  la  théologie  du  rosaire. 

IV.  Les  joies  et  les  douleurs  :  rosaires  et 
chemins  de  la  choix.  —  L'esprit  du  rosaire  étant  à 
son  origine  une  joie  religieuse,  comment  se  fait-il  que 
les  mystères  douloureux  s'y  trouvent  maintenant  in- 
clus à  la  manière  d'un  petit  chemin  de  croix? 

A  cette  question  il  est  loisible;  de  répondre  en  mon- 
trant comment  l'esprit  théologique  du  rosaire  s'adapta 
aux  tendances  du  sentiment  religieux  à  la  fin  du  Moyen 
Age.  De  lui-même,  déjà,  le  rosaire  subordonnait  dès 
l'origine  les  «  douleurs  »  religieuses,  aux  joies  de  la 
Vierge.  C'est  ainsi  que  dans  les  joies  d'Etienne  de  Sallai 
on  retrouve  celle-ci  :  «  La  croix  dans  la  joie  rachète  le 
monde.  »  Et  le  Rosarius  faisait  porter  par  la  joie  de 
Y  Ave  Maria  «  Les  douleurs  cinq  qu'eust  Jehsuschrist 
—  Quant  à  la  croix  fut  pour  nous  mis  ».  Fol.  42.  Un 
document  contemporain  du  Rosarius,  le  Spéculum 
hvancm.se  salvalionis,  d'origine  également  dominicaine, 
allie  à  sept  joies,  sept  tristesses.  Voir  dom  Wilmart,  Les 
méditations  d' Etienne  de  Sallai,  dans  Revue  d'ascétique 
cl  de  mystique,  octobre  1929,  p.  415.  A  cette  époque 
troublée  par  le  Grand  Schisme,  la  guerre  de  Cent  ans, 
la  grande  peste,  des  craintes  de  la  fin  du  monde,  où  le 
réalisme  s'accentuant  montrait  les  misères  de  la  vie, 
même  de  la  vie  du  Christ,  la  dévotion  tourna  quelque 
peu  aux  «  tristesses  ».  On  imagina  les  vierges  de  pitié, 
les  danses  macabres.  Cf.  J.  B.,  La  compassion  aux  dou- 
leurs de  Notre-Dame,  dans  Bulletin  des  œuvres  des  mis- 
sionnaires de  la  Salelle,  1929,  p.  97-102,  197-198.  On  vit 
apparaître  les  dévotions  aux  «  douleurs  à  tableaux  », 
origine  du  chemin  de  la  croix.  Cf.  Thurston,  Étude 
historique  sur  le  chemin  de  la  croix,  trad.  Boudinhon, 
p.   101. 

Or,  saint  Vincent  Ferrier,  propagateur  de  la  piété 
mariale  fleurie,  liait  «  sept  douleurs  à  tableaux  »  à  la 
récitation  de  Y  Ave  Maria  et  comme  le  demandait  le 


2909 


ROSAIRE.    CONFRERIES    PRIMITIVES 


2910 


Rosarius  subordonnait  ces  douleurs  aux  joies  de  Notre- 
Dame,  aux  mystères  joyeux  que  contenaient  ensuite, 
par-delà  ses  mystères  douloureux,  les  joies  triomphales, 
les  mystères  glorieux.  Voir  Gorce,  Les  dévotions 
joyeuses  et  douloureuses  de  saint  Vincent  Ferrier,  dans 
La  vie  et  les  arts  liturgiques,  1926.  Par  la  suite,  la  dévo- 
tion des  «  douleurs  »  s'est  scindée  en  deux.  D'un  côté 
l'on  eut  les  «  chemins  de  croix-montées  du  Calvaire  », 
où,  pour  chaque  station,  on  ne  multiplia  guère  les 
Ave  Maria,  tandis  qu'on  multipliait  les  stations.  D'un 
autre  côté  on  eut  les  mystères  douloureux  inclus  dans 
le  rosaire,  où  ils  perdirent  le  nom  de  stations  que  saint 
Vincent  Ferrier  leur  donnait  encore  et  où  ils  restèrent 
peu  nombreux  pour  des  Ave  multipliés. 

V.  Gais  chevaliers,  gai  savoir,  confréries.  — 
Saint  Dominique  ne  s'est  pas  borné  à  fonder  son  ordre 
dans  la  mystique  de  la  piété  mariale  fleurie.  On  lui  doit 
très  probablement,  dans  cette  même  mystique  du 
rosaire,  la  création  d'une  pieuse  association  appelée  la 
milice  de  Jésus-Christ,  et  plus  encore,  avec  la  fondation 
de  son  tiers-ordre,  la  création  des  confréries  de  la 
sainte  Vierge  (b^atx  Marias  virginis)  qui  sont  identi- 
quement les  plus  anciennes  confréiies  du  rosaire.  A 
vrai  dire,  il  n'y  eut  de  la  part  de  Dominique  lui-même 
qu'une  seule  institution  :  celle  de  ce  qu'on  appelait, 
faisant  allusion  à  leur  mystique  mariale  fleurie  :  les 
gais  chevaliers  ou  frères  joyeux  ou  chevaliers  de  Notre- 
Dame.  Ils  ont  été  étudiés  par  le  P.  D.  Federici  dans 
son  :  Isloria  de'  Cavalieri  gaudenli,  2  vol.,  Venise, 
1787,  in-4°. 

Cette  institution  s'explique  à  l'origine  par  l'hérésie 
albigeoise  du  midi  de  la  France  et  du  nord  de  l'Italie. 
Elle  avait  pour  but  de  réagir  contre  la  doctrine  fausse 
qui  faisait  du  monde  l'œuvre  du  diable.  La  mystique 
fleurie  mariale  s'attachait  à  l'idée  que  le  monde  a  été 
non  seulement  créé  par  Dieu,  mais  réconcilié  avec  lui 
par  l'intermédiaire  de  la  vierge  Marie.  M.  Jean  Gui- 
raud,  Histoire  de  l'inquisition  au  Moyen  Age,  t.  i,  Ori- 
gines de  l'inquisition  dans  le  midi  de  la  France,  1935, 
p.  399-400,  expose  comment,  selon  le  chroniqueur 
Guillaume  de  Puylaurens,  fut  fondée  à  Toulouse,  en 
l'an  1209,  une  grande  fraternité  chevaleresque,  où  do- 
minait l'esprit  de  croisade,  pacifique  et  joyeuse  mais 
ferme,  contre  les  albigeois.  L'évêque  Foulques  en  était 
l'inspirateur.  Mais  Dominique  en  fut  l'âme.  On  connaît 
les  noms  des  premiers  bâtonniers  de  cette  confrérie.  Le 
premier  grand-maître  en  fut  Simon  de  Montfort.  Les 
confrères  avaient  droit  à  l'habit  blanc,  mais  ils  n'eurent 
jamais  le  scapulaire  des  frères  prêcheurs.  Ils  réussirent 
à  équiper  dans  le  Languedoc,  une  armée  de  5  000  hom- 
mes. Transportant  dans  l'Italie  du  Nord,  avant  1221, 
sa  croisade  contre  les  albigeois,  saint  Dominique  y 
établit  très  fortement  ses  gais  chevaliers,  auxquels  on 
donnait  déjà  les  noms  de  milice  de  Jésus-Christ  et 
bientôt  de  tiers-ordre  de  la  pénitence  de  saint  Domi- 
nique. Cafîarini,  cité  par  Mortier,  Histoire  des  maîtres 
généraux  de  l'ordre  des  frères  prêcheurs,  t.  i,  p.  242  sq. 

En  France  les  gais  chevalier^,  avant  de  devenu- 
membres  de  simples  confréries  de  piété,  furent  quelques 
temps  encore  des  guerriers  et  des  croisés.  Louis  VIII  le 
Lion,  roi  de  France  de  1223  à  1226,  aurait  été  engagé 
parmi  eux.  L'université  de  Toulouse,  fondée  en  1229, 
reste  dans  leur  ambiance  et  tous,  maîtres  et  étudiants, 
doivent  assister  en  corps  chaque  dimanche  à  la  messe 
fleurie  de  la  sainte  Vierge  dans  l'église  des  domini- 
cains. Mais,  après  le  temps  des  croisades,  il  y  eut  surtout 
pour  la  gaie  mystique  qu'on  appelait  le  gai  savoir,  le 
temps  des  poésies.  Au  début  du  xive  siècle,  s'établit  à 
Toulouse,  un  «  puis  »  d'amour,  une  académie  à  la  fois 
profane  et  religieuse  qui  atteignit  à  la  célébrité.  Ce  fut 
l'académie  des  jeux  floraux.  Or,  ses  troubadours,  au 
moins  à  l'origine,  furent  troubadours  du  gai  savoir  et, 
à  leur  manière,  chevaliers  de  la  Vierge.  Ce  sont  les 


fleurs  de  la  Vierge,  qu'on  distribuait  en  récompense 
de  leurs  poèmes  religieux.  Ainsi  Clémence  Isaure  a  été 
à  l'origine,  la  bienheureuse  vierge  Clémente  et  la  prin- 
cipale fleur  qu'elle  distribuait  était  la  rosa.  Voici 
quelques  exemples  des  invocations  que  les  candidats 
lui  adressaient  :  «  Les  genoux  fléchis  et  la  tête  inclinée, 
à  vous  je  me  recommande,  reine  plaisante...  Fleur  des 
fleurs,  rose  très  fleurie,  très  douce  fleur  réconfort  de 
tout  fidèle,  prie  ton  Fils  qui  pour  nous  souffrit  mort... 
Très  douce  fleur  où  tout  bien  fleurit...  Rose  qui  vaut 
par  dessus  tout...  vous  êtes  la  joie  assurée...  »  Jeanroy, 
Les  joies  du  gai  savoir  (1324-1484),  1914,  p.  46,  49, 
93,  95,  96,  109,  114,  165,  222,  225,  237,  etc.. 

En  Italie,  comme  en  France  et  comme  par  toute  la 
chrétienté,  aux  gais  chevaliers  succédèrent  un  peu 
partout,  avec  le  tiers-ordre  dominicain,  des  confréries 
de  la  sainte  Vierge,  c'est-à-dire  du  rosaire.  Franciscains 
et  dominicains  s'y  employaient.  On  possède  les  règles 
de  ces  confréries.  Voir  P.  Mandonnet,  Les  règles  et  le 
gouvernement  de  l'Ordo  de  Penitenlia  au  xme  siècle. 
Paris,  1902.  A  chaque  heure  canoniale  les  confrères, 
comme  les  frères  convers  dominicains,  disaient  sept 
Pater  et  sept  Ave.  Un  texte  d'un  manuscrit  de  Padoue 
en  dialecte  vénitien  explique  comment  ces  sept  Pater 
et  ces  sept  Ave  rejoignent  le  gai  savoir  des  joies  de 
Notre-Dame  dans  la  mystique  de  la  pénitence  joyeuse 
(édité  par  Mone,  Lateinische  Hymnen,  t.  n;  cf.  Gorce, 
Le  rosaire  et  ses  antécédents  historiques,  p.  12-1 3).  Chaque 
Ave  se  méditait  avec  une  des  joies  de  Notre-Dame, 
annonciation,  nativité,  visite  des  mages,  résurrection, 
ascension,  pentecôte,  assomption.  On  possède  le  texte 
de  la  prière  capitulaire  que  récitaient  les  confrères 
lorsqu'ils  se  réunissaient  deux  fois  par  mois.  C'est  un 
long  Salut  Notre-Dame  de  rosaire  primitif,  édit.  Fede- 
rici, t.  n,  p.  39-41  :  Ave  Stella  matulina,  peccalorum  me- 
dicina...  Ave  regina  cœlorum...  O  Maria  jlos  virginum, 
velut  rosa  vel  lilium,  funde  preces  ad  (Uium...  (Utanie^des 
saints)...  Ave  (annonciation)...  Ave  (naissance  de  Jésus) 
...  Ave  (présentation  au  Temple)...  Ave  (crucifiement)... 
Ave  (Jésus  mis  en  terre,  puis  ressuscité)...  Ave  (ascen- 
sion et  assomption)...  Ave  (couronnement  dans  le 
ciel). . .  Laudo. . .  Laudo. . .  Pcr  le  mundus  reslauratus  est. . . 
Tu  exultalio  lotius  mundi...  VI  serviant  tibi  angeli...  Le 
sceau  d'un  grand  maître  de  gais  chevaliers  représente 
d'un  côté  un  groupe  de  frères  agenouillés  qui  saluent 
Notre-Dame  et  de  l'autre  côté  la  Vierge  avec  cette 
devise  :  subluum  prœsidium  Dei  Genitrix  Virgo  confu- 
gimus  gaudentes.  Divers  autres  sceaux  du  xme  et  du 
xive  siècle  représentent  également  des  frères  joyeux 
dans  l'exercice  du  salut  Notre-Dame,  faisant  la  génu- 
flexion devant  la  Vierge  tenant  l'enfant  Jésus  dans  ses 
bras.  Federici,  t.  i,  p.  298;  t.'n,  p.  39.  Sainte  Catherine 
de  Sienne  qui  a  illustré  le  tiers-ordre  de  la  pénitence 
définit,  dans  un  chapitre  de  son  Dialogue,  la  religion 
de  saint  Dominique  comme  «  toute  joyeuse  ». 

Les  confréries  les  plus  pieuses  du  «  gai  savoir  », 
confréries  Beatse  Mari.T  virginis  étaient  ainsi  identique- 
ment des  confréries  du  rosaire  en  train  de  se  parfaire. 
Elles  ont  été  indulgenciées  ou  organisées  par  Urbain  IV 
en  1261  et  par  Jean  XXII  (1316-1334),  comme  le  rap- 
pelle la  bulle  Inefjabilis  du  30  janvier  1586.  Il  existait 
une  de  ces  confréries  à  Fanjeaux  au  xme  siècle,  une 
autre  à  Toulouse.  Elles  se  répandaient  par  toute  la 
chrétienté.  Elles  étaient  surtout  confréries  de  la  bonne 
mort,  en  vertu  d'une  croyance  selon  laquelle  tous  ceux 
qui  ont  souvent  «  salué  Notre-Dame  »  seront  salués  par 
elle  dès  leur  mort,  à  la  porte  du  paradis.  C'est  l'époque 
où  à  Y  Ave  Maria  de  l'ang'e  on  se  mit  à  ajouter  les 
paroles  Sancla  Maria  Mater  Dei.  ora  pro  nobis  pecca- 
loribus  nunc  et  in  hora  nwrtis  noslrse,  amen.  C'est  ce  que 
l'auteur  du  Rosarius  dit  d'une  manière  plus  poétique  : 
«  Ave  Sainte  Marie  ■ —  Resplendissante  rose  — ■  De  tout 
le  mont  la  flour  — Virginité  enclose.  —  Ave  la  déité  — 


291  I 


ROSAIRE 


ROSCELTN 


2912 


Qui  en  vous  se  repose  —  Entre  ciel  et  la  terre  —  La  si 
très  douce  chose  —  Ave  Sainte  .Marie  —  Glorieuse  royne 
-  -  Joie  de  toutes  dames  ■ —  Et  couronne  virgule  — 
Requérez  votre  Filz  —  Ainsi  le  mons  incline  ■ —  Qu'il 
di  mes  trépas  —  Me  fasse  médecine.  »  Fol.  234.  On  a 
du  reste  l'impression  (pie  le  Rosarius  fut  écrit  pour  les 
confréries  du  rosaire.  11  fait  plusieurs  fois  allusion,  par 
exemple  fol.  221,  à  «  ceste  présente  compaignie  ». 
»  Dévotement  en  die  ■ — ■  Ceste  présente  compaignie.  » 

Far  ailleurs,  confréries  de  la  bonne  mort,  les  confré- 
ries du  rosaire  savent  se  garder  de  l'ambiance  attris- 
tante de  la  fin  du  Moyen  Age.  La  «  compagnie  du 
chapel  vert  »,  ou  celle  du  «  cappiaux  de  rose  ».  ou  celle  de 
la  «  verde  Piioré  »  à  Tournai,  au  début  du  x\e  siècle, 
semblent  responsables  d'une  bien  curieuse  coutume. 
Lorsqu'un  confrère  meurt,  on  lui  chante  une  messe  où 
le  prêtre  et  ses  assistants,  ainsi  que  les  «  frères  bour- 
geois »,  assistent  avec  une  couronne  de  roses  sur  la 
tête.  Puis  a  lieu  un  dîner  où  chacun  participe  avec  son 
chapeau  de  roses  joyeuses  sur  la  tête.  A.  de  La  Grange, 
Choix  de  testaments  tournaisiens  antérieurs  au  xvie  siè- 
cle, t.  i,  p.  129  et  178.  Pourquoi  ne  fêterait-on  pas 
dans  la  joie  le  jour  où  le  dévot  à  Notre-Dame  est  salué 
par  la  Vierge  au  seuil  du  paradis?  Cette  déviation  est 
étrange  et  l'Église  y  a  mis  bon  ordre;  mais,  cinquante 
ans  avant  Alain  de  La  Hoche  elle  donne  une  idée  du 
grand  élan  d'allégresse  chrétienne  qui  caractérisa  le 
rosaire  primitif. 

L'élan  religieux  du  rosaire  primitif  est  un  fait  col- 
lectif qui  s'est  montré  essentiellement  durable.  Pour 
toutes  les  générations  de  catholiques,  demeureront 
vrais  les  jugements  de  Léon  XIII  :  «  Il  y  a  sans  doute 
plusieurs  moyens  d'obtenir  l'assistance  de  Marie  : 
cependant  nous  estimons  que  l'institution  du  rosaire 
est  le  meilleur  et  le  plus  fécond.  »  Encycl.  Adjulricem 
populi.  «  L'un  des  principaux  avantages  du  rosaire  est 
de  fournir  au  chrétien  un  moyen  court  et  facile  d'ali- 
menter sa  foi  et  de  la  préserver  de  l'ignorance  et  du 
péril  de  l'erreur.  »  Ibid...  «  L'àme  s'enflamme  d'amour 
et  de  gratitude  devant  les  preuves  de  la  charité  divine 
présentées  par  le  rosaire.  »  Encycl.  Oclobri  mense... 
«  Dans  les  familles  et  parmi  les  peuples  où  la  pratique 
du  rosaire  est  restée  en  honneur  comme  autrefois,  il 
n'y  a  pas  à  craindre  que  l'ignorance  et  le  poison  des 
erreurs  détruise  la  foi.  »  Encycl.  Magnœ  Dei  Matris. 
«  Le  rosaire,  cette  méthode  de  prière,  condense  en  lui 
tout  le  culte  dû  à  Marie.  »  Encycl.  Oclobri  mense. 

A.  Benoist,  Suite  de  l'histoire  des  albigeois,  Toulouse,  1  083  ; 
D.  Ftcheverry,  Le  saint  rosaire  et  lanouvelle  critique,  Mar- 
seille, 1911;  X.  Faucher,  Les  origines  du  rosaire,  Paris, 
1924;  D.  Federici,  Istoria  de'  Caaalieri  gaudenti,  Venise, 
1787,  2  vol.;  M.  Gorce,  Le  rosaire,  et  ses  antécédents  histo- 
riques, Paris,  1931;  du  même,  Figures  dominicaines  (saint 
Dominique  et  le  rosaire,  etc.),  Juvisy,  1935;  Ch.  Jorel,  la 
roseau  Moyen  Age,  Paris,  1906  (insuffisant);  F.-D.  .loret,  I.e 
rosaire,  Juvisy,  1934  (l'ouvrage  le  plus  complet  pour  tout  ce 
qui  concerne  l'organisation  actuelle  de  la  dévotion  du  ro- 
v. i î r<  ;  contient  d'abord  in  extenso  les  textes  des  encycliques 
.li'  Léon  XIII);  M.  Sepct,  Origines  catholiques  du  théâtre  mo- 
derne, Paris,  1901;  II.  Vaganay,  /.<■  rosaire  dans  la  poésie, 
Lyon,  1907:  I).  Wilmart,  /  es  méditations  d'Etienne  de  Sallai, 
dans  îicvuv  d'ascétique  et  mystique,  1929;  R.  Zeller,  Le  saint 

rosaire.  Paris,  1932. 

M. -M.    G0R(  i 

ROSCELIN  ou   ROSCELLIN.        Théologien 

français,  né  peut-être  dans  la  région  de  Compiègne.  On 
le  fait,  en  général,  chanoine  de  Compiègne  ou  de  Besan- 
çon, soit  à  une  église  métropolitaine  soil  en  quelque 
collégiale.  A  la  suite  de  sa  condamnation  par  un  concile 
de  Soissons  vers  1D92  ou  K>9.'i,  il  passe  en  Angleterre  où 
il  ne  peid  continuer  de  séjourner  pour  des  raisons  (pie 
nous  indiquerons.  Il  semble  (pie  vers  1096  il  habile  la 
Touraine  cl  même  qu'il  enseigne  dans  l'église  collégiale 

de  Sainte-Marie  de  Loches.  Il  est  encore  question  de 


lui  dans  l'histoire  des  doctrines  à  propos  de  sa  querelle 
avec  son  disciple  Abélard,  ce  qui  se  passerait  vers  1120. 
A  cette  date,  Roscelin  paraît  avoir  été  admis  dans  la 
collégiale  de  Saint-Martin  de  Tours.  Ces  dates  sem- 
blent situer  sa  naissance  vers  le  milieu  du  xie  siècle. 
Dans  son  édition  de  l'Histoire  des  conciles  de  Hefele, 
dom  Leclercq  fait  de  Roscelin  un  Rreton  transplanté  à 
Compiègne  et  devenu  finalement  chanoine  de  Tours, 
ce  qui  permet  de  risquer  la  réflexion  suivante  :  «  Il  y 
aurait  une  curieuse  étude  à  faire  de  ces  hérétiques 
bretons.  Comme  Menendez  y  Pelayo  pour  ses  compa- 
triotes espagnols,  Çantù  pour  ses  compatriotes  ita- 
liens, il  faudrait  rencontrer  un  historien  indifférent  aux 
intérêts  de  clocher.  De  Roscelin  à  Renan  en  passant 
par  Abélard  et  Lamennais,  et  en  faisant  place  au 
menu  fretin  que  je  n'ai  pas  à  nommer  ici,  on  noterait 
ces  caractères  communs,  immanquables  :  subjecti- 
visme,  vanité  énorme,  passion  ardente  sous  des  airs 
détachés  et  plus  de  forme  que  de  fond.  »  Op.  cil.,  t.  v, 
p.  365,  p.  2.  Tout  ceci  est  très  suggestif  et  très  vague, 
ainsi  que  tout  ce  qui  touche  de  près  ou  de  loin  au  per- 
sonnage de  Roscelin,  personnage  d'ailleurs  prestigieux, 
puisqu'il  est  célèbre  en  philosophie  comme  inventeur 
du  nominalisme  et  en  théologie  comme  hérésiarque 
d'une  hérésie  trithéiste  subtile  et  adroitement  pré- 
sentée. 

I.  Nominalisme.  • —  Selon  une  chronique,  voir 
V.  Cousin,  Fragments  philosophiques...,  p.  87,  l'auteur 
du  nominalisme  serait  un  certain  Jean  qui  aurait  eu 
bon  nombre  de  disciples  parmi  lesquels  le  fameux  Ros- 
celin. Selon  du  Roulay,  qui  n'est  jamais  qu'à  demi 
croyable,  ce  Jean  avait  été  médecin  du  roi  Henri  Ier. 
Il  était  chartrain  et  l'infirmité  dont  il  était  atteint  le 
fit  nommer  Jean  le  Sourd.  Mais  cet  obscur  Jean  n'au- 
rait jamais  fait  qu'entrevoir  le  nominalisme.  Le  met- 
teur en  œuvre  de  la  doctrine  nouvelle,  celui  qui  lui 
donna  son  ampleur,  la  répandit,  la  rendit  aux  yeux  de 
ses  contemporains  non  plus  indifférente  mais  agréable 
ou  odieuse,  son  véritable  auteur,  ce  fut  incontestable- 
ment Roscelin. 

Le  développement  de  la  pensée  chrétienne,  qui,  en 
morale,  en  psychologie  et  donc  en  métaphysique,  est 
un  personnalisme,  devait  aboutir  tôt  ou  tard  à  des 
nominalismes  excessifs,  par  où  se  caricatureraient  cer- 
tains de  ses  aspects  éventuels.  Il  est  remarquable  que 
le  tout  premier  nominalisme,  celui  de  Roscelin,  fut  loin 
d'être  aussi  ridicule  et  outrancier  qu'on  le  dit  souvent. 
Roscelin  fut  peut-être  sophistique.  Il  fut  sûrement 
adroit.  Sa  manière  ressemble  assez,  pour  autant  que 
nous  pouvons  nous  en  faire  une  idée,  à  la  souplesse 
dialectique  de  cet  Abélard  qui  fut  son  disciple.  C'est 
d'ailleurs  par  Abélard  lui-même,  qui  en  écrivait  à 
l'évêque  de  Paris,  E|  ist.,xiv,P.L.,t.  ci.xxvin,col.355, 
que  nous  connaissons  un  trait  de  l'argumentation  du 
fondateur  du  nominalisme.  Pour  établir  sa  doctrine, 
Roscelin  voulait  montrer  qu'un  cire  n'a  pas  de  parties. 
Le  sophisme  était  criant  et  Abélard  lui-même,  pourtant 
peu  prompt  à  s'étonner  en  matière  d'apparents  para- 
doxes philosophiques,  en  reste  scandalisé  :  «  car  à  ce 
compte,  écrit-il,  dans  l'endroit  où  l'Ecriture  rapporte 
(pie  Jésus  mangea  une  partie  d'un  poisson,  il  devrait 
dire  qu'il  s'agit  seulement  d'une  partie  du  mot  poisson 
et  non  pas  d'une  parlie  de  la  chose  elle-même...».  Pris 
à  part,  les  deux  arguments  de  Roscelin  rapportés  par 
Abélard  à  ce  sujet  peuvent  paraître  terriblement  spé- 
cieux :  1.  dire  qu'une  partie  d'une  chose  est  aussi 
réelle  ([lie  cette  chose,  c'est  dire  qu'elle  fait  partie 
d'elle-même,  car  une  chose  n'est  ce  qu'elle  est  qu'avec 
toutes  ses  parties;  2.  la  partie  d'un  tout  devrait  précé- 
der le  tout,  car  les  composants  doivent  précéder  le 
composé,  mais  la  partie  d'un  tout  l'ait  partie  du  tout 
lui-même,  donc  la  partie  devrait  se  précéder  elle-même, 
ce  qui  est  absurde.  Cependant,  à  y  réfléchir,  par  delà 


!9J3 


ROSCELIN 


2914 


cette  dialectique  forcenée  on  semble  atteindre  dans  la 
pensée  de  Roscelin  une  conviction  profonde  concernant 
le  caractère  original  et  essentiel  de  composition  que 
prennent  les  éléments  d'un  tout  à  partir  du  moment 
où,  le  tout  existant,  chaque  partie  élémentaire  entre- 
tient des  relations  nouvelles  avec  les  autres  parties 
élémentaires,  même  antérieurement  existantes.  Une 
muraille  par  exemple  ■ —  c'est  l'exemple  de  Roscelin  — 
n'est  plus  identiquement  la  même  si  elle  s'élève  toute 
seule  ou  si  un  toit  la  couvre  et  que  d'autres  murs  la 
flanquent.  Sa  solidité,  son  sort,  sa  finalité,  toutes  ses 
qualités  essentielles  varient  désormais,  sont  autrement 
assumées. 

Roscelin  voulait  empêcher  qu'on  considérât  l'être 
singulier  simplement  comme  une  rencontre  fortuite, 
contingente  de  quelques  qualités  sérieuses  et  dûment 
établies  dans  la  réalité  prétendue  des  idées  générales. 
Ce  serait  faire  évanouir  le  réel  singulier  au  profit  d'in- 
grédients faussement  considérés  à  part  de  l'individu 
d'où  ils  tirent  leur  réalité.  C'est  ainsi  que  Roscelin 
n'admettait  pas  qu'on  crût,  à  propos  d'un  corps  coloré, 
à  l'existence  distincte  de  la  couleur  de  ce  corps  coloré. 
De  même  la  sagesse  d'un  homme  ne  lui  paraissait  pas 
une  entité  existante  en  dehors  de  l'âme  de  cet  homme. 
Il  avait  grand'peur  qu'on  hypostasiàt  des  qualités, 
qu'on  substantiflât  des  chimères,  qu'on  revint  aux 
archétypes  grecs,  spécifiques  et  canoniques,  qu'on 
expliquât  le  concret  par  l'abstrait  au  lieu  d'expliquer 
l'abstrait  par  le  concret. 

Roscelin  qui  fut  le  maître  d'Abélard  (voir  Abélard, 
De  divis.  et  defin.,  édit.  Cousin,  p.  471),  ne  réussit  certes 
pas  à  convaincre  celui-ci  de  son  trithéisme;  mais  le 
fond  de  nominalisme  de  Roscelin  est  passé  à  Abélard, 
intelligemment  corrigé  chez  le  disciple  par  une  théorie 
de  l'analogie  spécifique  entre  les  cas  singuliers.  S'il  n'y 
avait  pas  eu  Roscelin,  Abélard  n'aurait  pas  pu  ré- 
pondre comme  il  l'a  fait  à  Guillaume  de  Champeaux. 
Il  est  vrai  que,  s'il  n'y  avait  pas  eu  Roscelin,  l'arché- 
typisme  étroit  de  Guillaume  de  Champeaux  ne  se 
serait  pas  produit  par  réaction.  Voir  les  articles  :  Nomi- 
nalisme, t.  xi,  col.  717;  Réalisme,  t.  xin,  col.  1846. 

II.  Trithéisme.  ■ —  Un  moine  du  nom  de  Jean 
écrivait,  entre  1089  et  1092,  à  saint  Anselme,  encore 
abbé  du  Bec,  à  propos  de  Roscelin.  Il  semble  bien  que 
ce  soit  à  cette  source  que  saint  Anselme  ait  puisé  ses 
connaissances  de  la  doctrine  trithéiste  de  Roscelin;  et 
que  cette  lettre  soit  donc  un  des  documents  essentiels 
que  puisse  atteindre  l'histoire  des  doctrines.  Jean  de- 
mandait donc  à  Anselme  ce  qu'il  fallait  penser  de  cette 
doctrine  professée  par  Roscelin  au  sujet  de  la  Trinité  : 
«  Si  les  trois  personnes  sont  seulement  une  chose,  si 
elles  ne  sont  pas  trois  choses  en  soi,  comme  trois  anges 
ou  trois  âmes,  de  telle  façon  cependant  que,  par  la 
volonté  et  la  puissance,  elles  soient  tout  à  fait  iden- 
tiques, il  faut  que  le  Père  et  l'Esprit-Saint  aient  été 
incarnés  avec  le  Fils.  »  Roscelin  aurait  été  jusqu'à  se 
réclamer  des  propres  opinions  de  saint  Anselme  en 
faveur  de  cette  théologie  nouvelle.  Selon  certains  his- 
toriens de  la  philosophie,  il  exagérait  son  apparente- 
ment à  saint  Anselme,  mais  il  y  aurait  eu  néanmoins 
de  petits  éléments  communs  de  pensée. 

Anselme  répondit  brièvement  à  Jean  contre  le  tri- 
théisme de  Roscelin.  Voir  le  De  fide  Trinilalis,  c.  i, 
P.  L.,  t.  clviii,  col.  262.  Surtout,  il  fit  attaquer  cette 
hérésie  par  Foulques,  évèque  de  Beauvais,  dans  un 
concile  qui  se  réunit  à  Soissons,  vers  1 092.  Le  concile  et 
le  peuple  mirent  Roscelin  plus  bas  que  terre.  Roscelin 
se  défendit  d'avoir  jamais  soutenu  les  opinions  stu- 
pides  qu'on  lui  prêtait.  Le  pape,  mis  au  courant  à  la 
fois  par  Roscelin  et  par  Anselme,  aurait  penché, 
d'après  le  jugement  de  Picavet,  pour  l'orthodoxie  de 
Roscelin.  Saint  Anselme  revint  à  la  charge  contre  le 
nominalisme  que  comportait  le  trithéisme  de  son  ad- 


versaire et  ce  fut,  bien  entendu,  en  faveur  d'un  réa- 
lisme décidé.  Cf.  De  fide  Trinit.,  c.  n,  col.  265. 

Les  deux  doctrines,  philosophie  et  théologie,  nomi- 
nalisme et  trithéisme,  ou  bien  au  contraire  réalisme  et 
monothéisme  absolu  étaient  manifestement  liées.  Pica- 
vet. dans  son  étude  sur  Roscelin,  a  essayé  de  prétendre 
que  le  trithéisme  du  hardi  novateur  était  sans  rapport 
avec  son  nominalisme.  Or,  la  liaison  des  doctrines  non 
seulement  est  réelle,  mais  Anselme  et  Abélard  l'ont 
remarquée.  D'après  ce  qu'écrit  Anselme,  toc.  cit.,  on 
voit  très  bien  comment  Roscelin  pouvait  se  féliciter 
d'avoir  appliqué  son  nominalisme  à  sa  théorie  trini- 
taire.  Il  se  vantait  d'avoir  résolu  la  difficulté  :  com- 
ment l'incarnation  du  Fils  n'entraîne-t-elle  pas  les 
incarnations  du  Père  et  du  Saint-Esprit?  en  rompant 
la  notion  d'unité  d'essence. 

Réfugié  pour  un  temps  en  Angleterre  à  cause  de  la 
condamnation  du  trithéisme,  Roscelin  s'y  était  mon- 
tré très  sévère  pour  les  mœurs  du  clergé  anglais.  Re- 
venu en  France  à  la  suite  de  l'hostilité  que  son  attitude 
lui  avait  attirée,  il  fut  encore  très  sévère  pour  son  dis- 
ciple Abélard.  Vers  1120,  il  dénonça  à  l'évêquede  Paris, 
le  livre  d'Abélard  sur  la  Trinité.  Voir  ici  t.  i,  col.  39.  Il 
faut  dire  que  ce  livre  était  dirigé  contre  le  trithéisme 
de  Roscelin,  ainsi  que  l'a  reconnu  E.  Kaiser  dans  une 
thèse  :  Pierre  Abélard,  critique,  inspirée  par  le  P.  Man- 
donnet.  Grâce  au  livre  d'Abélard,  nous  avons  des  ren- 
seignements complémentaires  sur  le  trithéisme  de 
Roscelin.  Ce  personnalisme  trinitaire,  plus  aisé  peut- 
être  à  faire  accepter  à  des  Orientaux  qu'à  des  Occiden- 
taux, était  poussé  par  son  auteur  fort  loin.  Roscelin 
tenait  ce  raisonnement  :  Si  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint- 
Esprit  sont  identiques  en  essence,  le  Père,  en  engen- 
drant le  Fils  s'engendre  lui-même  ou  tout  au  moins 
engendre  un  autre  Dieu  et  le  Saint-Esprit  procède  de 
lui-même.  Une  telle  dialectique  est  sans  doute  spé- 
cieuse. 11  faut  avouer  qu'elle  est  assez  puissante  selon 
les  apparences  premières.  Abélard  eut  fort  à  faire  à  la 
mettre  en  pièces.  Sur  ce  point  Anselme  n'avait  pas 
répondu  à  Roscelin. 

On  a  découvert  à  Munich,  au  milieu  du  xixe  siècle, 
une  réponse  de  Roscelin  à  Abélard  que  Cousin  a  publiée 
au  t.  il  des  Œuvres  d'Abélard,  append.,  p.  792;  cf. P.  L., 
t.  CLxxvm,  col.  357,  372.  Si  ce  morceau  qui  a  le  ton  de 
l'invective  plutôt  que  de  la  discussion  est  authentique, 
il  faut  surtout  en  retenir  que  Roscelin  entendait  sauve- 
garder l'unité  divine  profonde  par  delà  le  trithéisme  des 
personnes.  Mais  quel  ton!  Dans  l'édition  de  Cousin,  la 
missive  de  Roscelin  à  Abélard  représente  douze  pages 
in-4°,  douze  pages  de  polémique  acerbe.  Abélard  «  a 
blessé  la  paix  fraternelle  »  par  un  écrit  «  fétidissime  ». 
Contre  l'hérésie  du  sabellianisme,  à  laquelle  Abélard 
est  voué,  Roscelin  décoche  quelques  citations  patris- 
tiques.  Mais  comment  s'arrêter  à  examiner  la  pensée  de 
gens  qui,  faute  de  distinguer  assez  les  personnes  dans 
l'unité  divine,  arrivent  à  admettre  que  le  Père  s'in- 
carne avec  le  Fils  !  De  tels  adversaires  se  traitent  avec 
verdeur.  Roscelin  ne  le  fait  pas  dire  à  Abélard  :  in  mer- 
dœ  noslrœ  detractionis  immunditia  suino  more  salura- 
tus  es.  Il  fait  allusion  aux  incidents  mouvementés  de 
l'amour  avec  Héloïse.  Une  maison  à  qui  il  manque  un 
toit  ou  une  paroi  mérite  à  peine  le  nom  de  maison.  Ros- 
celin se  demande  s'il  doit  appeler  Pierre,  son  ancien 
disciple  Abélard.  Pierre,  c'est  un  nom  d'homme,  or 
Abélard  n'est  plus  ni  homme,  ni  femme.  Cette  imper- 
fection de  son  adversaire  empêche  Roscelin  de  ré- 
pondre plus  avant  par  de  la  théologie  à  ce  qui  n'était 
que  diatribes  méchantes.  Roscelin  termine  ainsi  son 
morceau  d'éloquence  venimeuse  :  quia  contra  hominem 
imperfcclum  ago,  opus  quod  cœperam  imperfection  relin- 
quo.  On  se  demande  comment  Picavet  a  pu  considérer 
cette  diatribe  comme  une  mise  au  point  essentielle  de 
la  pensée  de  Roscelin. 


2915 


ROSCELIN  ROSELLI    (ANTOINE    DE) 


291G 


Picavet  ne  veut  d'ailleurs  pas  qu'on  grandisse  outre 
mesure  la  personnalité  de  Roscelin.  Il  ne  veut  pas 
qu'on  en  fasse  «  un  héros  et  un  martyr  »,  ni  même 
qu'on  fasse  de  son  nominalisme  une  première  édition 
de  celui  de  Guillaume  d'Occam.  En  fait,  Roscelin  a 
vieilli  considéré  et  considérable.  Il  n'est  pas  possible 
de  se  ranger  à  un  autre  avis  que  les  contemporains  de 
sa  vieillesse  et  d'accepter  par  exemple  le  jugement 
péjoratif  de  Picavet  :  «  Il  est  pour  la  postérité  un  de 
ceux  dont  elle  conserve  le  nom,  que  la  légende  peut 
grandir  aux  dépens  de  ses  successeurs,  mais  que  l'his- 
toire ne  comparera  jamais  à  Jean  Scot  ou  à  Gerbert, 
à  saint  Anselme  ou  à  Jean  de  Salisbury.  »  Au  contraire 
Roscelin  soutient  ces  comparaisons.  "Victor  Cousin 
avait  été  mieux  inspiré  en  louant  la  valeur  philoso- 
phique de  Roscelin  :  «  11  a  laissé,  écrivait-il,  à  la  philo- 
sophie moderne  ces  deux  grands  principes  :  1.  il  ne 
faut  jamais  réaliser  des  abstractions  ;  2.  la  puissance  de 
l'esprit  humain  est  en  grande  partie  dans  le  lan- 
gage. Il  est  le  précurseur  de  l'école  empirique.  Sans 
doute  cette  école  est  bien  faible  encore,  mais  elle 
commence  au  Moyen  Age  avec  Roscelin  pour  ne  plus 
finir.  » 

J.  de  La  Mainferme,  Brevis  confulatio  epistolœ  a  Roscelino 
hœrelico  in  beatum  Roberlum  de  Colorissello  nequiter  con  fic- 
tif: sub  nomine  Goffridi,  abbatis  Vindosmensis,  Saumur,  1682; 
.I.-M.  Chladenius,  Disseriaiio  historico-theologi  a  de  vita  et 
hceresi  Iioscelini,  lirlangen,  1756;  F.  Saulnier,  Roscelin,  sa 
vie  et  ses  doctrines,  étude  biographique  et  historique,  Paris, 
1855;  Des  derniers  documents  sur  Roscelin,  dans  Bull.  soc. 
(icad.  deBrest,  t.  ni,  1865,  p.  227-236;  V.  Cousin,  Fragments 
philosop  tiques  pour  servir  à  l'histoire  de  la  philosophie,  t.  il, 
Philosophie  du  Moyen  Age,  1865,  p.  86-100;  Pétri  Abelardi 
Opéra,  t.  n,  Paris,  1867,  p.  792-803;  B.  Hauréau,  Histoire 
de  la  philos,  scolastique,  t.  i,  Paris,  1872,  p.  243-265;  F.  Pi- 
cavet, Roscelin,  philosophe  et  théologien,  d'après  la  légende  et 
d'après  l'histoire.  Rapport  annuel,  18  96,  de  l'École  des  hautes 
études,  section  des  sciences  religieuses,  Paris;  E.  Kaiser, 
Pierre  Abélard,  critique,  Fribourg,  1901,  p.  211-236;  B.-F. 
Adloch,  Roscelin  und  S.  Anselm,  dans  Philos.  Jahrbuch, 
t.  xx,  1907  A.  Reiners,  Der  Nominalismus  in  der  Friihscho- 
lastik,  dans  Beilriige  zur  Gesch.  der  Phil.  des  Mitlelallers, 
t.  vin,  fasc.  5,  Munster,  1910  ;  C.-J.  Hefele,  Hist.  des  conciles, 
édit.  J.  Lcclercq,  t.  v,  1"  part.,  1912,  p.  365-367. 

M. -M.  Gorce. 

ROSE  Jean-Baptiste.  —  Né  en  1714  à  Quin- 
gey,  petite  ville  de  Franche-Comté,  il  fut  un  esprit  très 
curieux,  qui  s'occupa  de  théologie,  d'histoire,  de  miné- 
ralogie, de  mathématiques  et  fut  en  relation  avec  beau- 
coup de  savants.  Il  ne  quitta  jamais  sa  province  et  fut 
élu  membre  de  l'académie  de  Besançon  en  1778.  Il  ne 
vit,  dans  la  Révolution  de  1789,  qu'une  réforme  des 
abus  de  l'ancien  régime  et  il  accepta  la  Constitution 
civile  du  clergé,  mais  avec  beaucoup  de  modération. 
Il  mourut  à  Quingey,  le  12  août  1805. 

Comme  ouvrages  religieux,  Rose  a  publié  un  Traité 
élémentaire  de  morale,  Besançon,  1767,  2  vol.  in-12; 
dans  cet  ouvrage,  qui  avait  été  couronné,  en  176G,  par 
l'académie  de  Dijon,  l'auteur  montre  que  seule  la  reli- 
gion peut  fournir  une  base  solide  pour  la  morale.  Cet 
écrit  fut  complété,  sur  les  instances  de  Poucet  de  La 
Rivière,  ancien  évêque  de  Troyes,  par  la  Morale  évan- 
gélique,  comparée  à  celle  îles  séries  et  des  philosophies, 
Besançon,  1772,  2  vol.  in-12  ;  V Esprit  des  Pères,  comparé 
aux  plus  célèbres  écrivains  sur  les  matières  les  plus  inté- 
ressantes de  la  philosophie  cl  de  la  religion,  Besançon, 
1790,  3  vol.  in-12;  une  réédition  parut  en  1823,  avec 
une  notice  sur  Rose,  qui  avait  été  rédigée  par  Grappin; 
lié  flexions  sur  ce  qu'on  doit  penser  sur  la  Constitution 
civile  du  clergé  de  France,  Besançon,  1791,  in-8°. 

Michaud,  Biogr.  univ.,  t.  xxxvi,  p.  473-474;  Hoefer, 
Soin),  biogr.  gén.,  t.  xi.n,  col.  640;  Éloge  de  Rose,  par 
Grappin,  prononcé  à  l'académie  de  Besançon,  en  1810; 
Hurler,  Nomenclator,  3*  éd.,  t.  V  n,  col.  577 

J.  Carreyre. 


ROSELL  Joseph.  —  Théologien  espagnol,  né  à 
Barcelone  et  décédé  en  1665  à  la  chartreuse  de  Mon- 
tealcgre,  située  dans  les  environs  de  cette  ville,  où  il 
avait  passé  la  majeure  partie  de  sa  vie.  Morozzo  le  dit 
très  versé  dans  la  théologie  spéculative  et  dans  la 
morale.  Cet  éloge  ne  peut  être  accepté  qu'avec  réserve, 
car  le  seul  ouvrage  imprimé  de  cet  écrivain  est  à  l'In- 
dex. Seulement,  à  la  décharge  de  l'auteur,  on  peut  tenir 
compte  de  la  remarque  faite  par  l'Index  publié  par 
l'inquisition  d'Espagne,  que  son  livre  a  été  justement 
condamné  parce  que  lui,  ou  son  éditeur,  au  c.  xv, 
§  13-15,  inséra  des  extraits  du  Commentaire  sur  le 
c.  vin  de  saint  Matthieu  d'un  certain  Laurent  Aponte. 
En  effet,  le  décret  de  la  S.  C.  de  l'Index  du  27  mai  1687 
qui  prohiba  l'ouvrage  de  dom  Bosell  défendit  en  même 
temps  le  livre  de  L.  Aponte.  D'ailleurs,  cette  prohibi- 
tion n'empêcha  pas  la  réimpression  de  l'ouvrage  en 
Allemagne,  et  peut-être  ailleurs.  Cf.  Indice  ultimo  de 
los  libros  prohibidos  y  mandados  expurgar  para  todos  los 
reynos  y  senorios  del  catolicorey  de  las  Espanas,  Madrid, 
1790,  in-4°,  p.  235  b.  Voici  le  titre  de  l'ouvrage  de  dom 
J.  Rosell  :  Traclatus  sive  praxis  deponendi  conscien- 
liam  in  dubiis  et  scrupulis  circa  casus  morales  occurren- 
libus,  omnibus  non  lanlum  confessariis  et  pœnitenli- 
bus,  verum  eliam  quibuslibel  personis  scrupulosis  op- 
prime perutilis,  Lyon,  1660,  in-8°,  1769;  Bruxelles, 
1661,  in-16;Cracovie,  1662, in-12; Cologne,  1663,  1697, 
1709,  1742,  in-12. 

Nicolaus  Antonio,  Bibl.  hisp.  nova,  t.  i,  Madrid,  1783. 
p.  817;  Morozzo,  Theal.  chronol.  s.  ord.  cart.,  p.  148;Hurter, 
Nomenclator,  3e  éd.,  t.  m,  col.  120  ;  Valenti,  San  Bruno  y  la 
orden  de  los  carlujos,  Valence,  1899,  p.  109. 

S.   Autore. 

ROSELLI  (Antoine  de),  juriste  italien,  xv«  siè- 
cle. —  Natif  d'Arezzo,  il  acheva  ses  études  de  droit  à 
Bologne,  où  l'on  relève  sa  trace  en  1406  et  où  il  prit  le 
doctorat  en  1407.  Après  avoir  professé  à  Sienne,  il  est 
appelé  à  Rome  par  le  pape  Martin  V  (1417-1431),  qui 
estime  grandement  son  savoir.  Avocat  consistorial,  il 
plaide  en  quelques-unes  des  grandes  causes  politiques 
soumises  à  la  Curie.  Eugène  IV  (1431-1447)  lui  confie 
diverses  missions,  auprès  de  l'empereur  Sigismond, 
auprès  du  roi  de  France  Charles  VII, dont  il  faut  retirer 
l'appui  au  concile  de  Bâle.  Pour  prix  de  ses  services, 
Roselli  comptait  recevoir  le  chapeau  de  cardinal,  que 
le  pape  lui  avait,  paraît-il,  fait  espérer  avant  sa  mission 
en  France.  Le  pape  ne  voulut  pas  cependant  passer 
outre  au  fait  que  le  juriste  avait  été  marié  deux  fois;  le 
chapeau  ne  lui  fut  pas  donné.  Roselli  quitta  la  cour 
pontificale  et  se  rendit  à  Padoue  où  on  lui  offrit  une 
chaire  de  droit  (1438);  il  continua  à  y  professer  jusqu'à 
sa  mort  (16  décembre  1466). 

Roselli  a  laissé  une  œuvre  juridique  considérable, 
qui  n'intéresse  que  partiellement  le  théologien;  men- 
tionnons seulement  :  Traclatus  de  legilimatione,  son  pre- 
mier ouvrage,  cf.  Hain,  Rcperlorium,  n.  13  975,  13976, 
reproduit  dans  les  Traclatus  juris,  éd.  de  Lyon,  1549, 
t.  vi,  fol.  264  ;  Traclatus  de  usuris,  cf.  Hain,  n.  13981  sq. 
aussi  dans  les  Traclatus  juris,  t.  xvi,  fol.  80  r°;  Tracla- 
tus de  jejuniis,  Hain.  n.  13  978-13  980;  Traclatus  de 
indulgcntiis,  dans  les  Traclatus  juris,  t.  xvi,  fol.  168  v". 
Mais  l'ouvrage  le  plus  célèbre  de  Roselli  est  son  traité 
De  monarchia,  sive  traclatus  de  poteslale  imperaloris  cl 
papee  cl  an  apud  papam  sit  poteslas  utriusque  gladil  ri 
de  malcria  conciliorum.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  distinguer, 
comme  divers  bibliographes  l'ont  fait,  un  Traclatus  de 
monarchia  et  un  Traclatus  de  conciliis.  Ce  dernier  titre 
est  donné  dans  plusieurs  mss.,  cf.  Schulte,  t.  il,  p.  305, 
n.  7,  au  traité  qui  est  appelé  ailleurs  De  monarchia. 
Imprimé  à  Venise  en  1  183  et  en  1487,  cf.  Hain. 
n.  13  971  sq.,  ce  volumineux  traité  se  trouvera  com- 
modément dans  M.  Goldast,  Monarchia  sancli  romani 
imperii,  t.   il,   p.  252-556.  Dédié  au  doge  de  Venise. 


2917 


ROSELLI   (ANTOINE    DE)   —   ROSMINI-SERBATI 


li'tlS 


François  Foscaro,  il  pose  deux  questions,  d'abord  celle 
de  savoir  si  le  pape  possède,  comme  l'on  disait  alors, 
la  poleslas  ulriusque  gladii,  et,  d'autre  part,  le  problème 
des  rapports  entre  le  souverain  pontife  et  le  concile 
œcuménique,  deux  questions  extrêmement  brûlantes 
à  l'époque.  Le  juriste  padouan  ne  les  a  pas  résolues 
dans  le  même  sens  que  les  théologiens  pontificaux; 
aussi,  quand  il  fut  vulgarisé  par  l'impression,  son  tra- 
vail souleva-t-il  de  vives  contradictions.  Le  légat  du 
pape,  à  Venise,  ordonna  en  1491  de  brûler  le  livre  sous 
peine  d'anathème.  Ce  fut  l'occasion  pour  le  dominicain 
Henri  Institor  de  publier  une  Rcplica  adversus  dogmata 
perversa  Roselli,  Venise,  1499.  Il  ne  saurait  faire  de 
doute  que  cette  publication  donna,  après  coup,  l'occa- 
sion de  faire  courir  sur  le  compte  de  Roselli  les  plus 
fâcheux  propos.  On  raconta  qu'il  avait  écrit  la  Monar- 
chia  pour  se  venger  du  Saint-Siège  qui  lui  avait  refusé 
le  chapeau  cardinalice,  qu'il  était  mort  en  incroyant 
complet  :  Tandem  obiit  non  credens  aliquid  esse  supra 
lecla  domorum!  Beaucoup  d'indignation  pour  peu  de 
chose!  La  doctrine  de  Roselli,  à  la  vérité,  n'est  pas 
favorable  au  pouvoir  direct  du  souverain  pontife  sur 
le  temporel,  et,  pour  ce  qui  est  des  rapports  entre  le 
pape  et  le  concile,  elle  se  situe  assez  près  de  celle  de 
Jean  Gerson.  Mais  ceci  parut  abomination  dans  l'Italie 
de  la  fin  du  xve  siècle.  Il  n'empêche  que  Roselli  défend, 
de  manière  très  ferme,  la  primauté  pontificale;  après 
la  crise  du  Grand  Schisme,  il  restait  à  résoudre  nombre 
de  problèmes  que  les  événements  avaient  posés;  il  est 
fort  intéressant  de  voir  avec  quelle  subtilité  juridique 
en  traite  Roselli.  Une  étude  attentive  de  son  gros  traité 
paraît  s'imposer  à  qui  voudrait  tirer  au  clair  la  «  théo- 
logie du  pape  »  après  le  Grand  Schisme. 

C.  Oudin,  De  scriplor.  eccles.,t.  m,  Leipzig,  1723, col.  2338- 
2339;  G.  Tiraboschi,  Storia  délia  letteratura  ilaliana,  t.  vi, 
2e  part.,  Milan,  1824,  p.  897-903;  J.-F.  von  Schulte,  Die 
Gescli.  der  Quellen  and  Literalur  des  canon.  Rechts,  t.  Il, 
Stuttgart,  1877,  p.  303;Hurter,  Nomenclalor,  3<-  éd.,  t.  n, 
col.  955-956. 

É.   Amann. 

ROSMER  Paul,  jésuite,  né  à  Maestricht  le 
15  août  1605.  —  Il  fut  reçu  au  noviciat  de  Mayence 
en  1627  et  passa  ensuite  dans  la  province  d'Autriche. 
Il  enseigna  la  grammaire  et  le  grec,  la  philosophie,  puis, 
pendant  seize  ans,  la  théologie  scolastique  à  Vienne  et 
à  Gratz.  Doyen  de  l'université  de  cette  dernière  ville, 
il  présida  la  défense  de  plusieurs  thèses,  dont  il  publia 
les  conclusions  plus  ou  moins  remaniées  et  dévelop- 
pées. Il  mourut  à  Gratz,  le  8  juin  1664.  Ces  thèses  sont 
les  suivantes  :  Libellus  de  jure  et  justilia  ac  polissimum 
de  conlraclibus,  Gratz,  1649,  in-12;  Salzbourg,  1660 
et  1669,  in-16;  De  sacramenlo  et  virtute  pxnitentiœ, 
Gratz,  1656;  Ex  universa  theologia,  Gratz,  1656;  Trac- 
talus  de  Deo  uno  et  trino  cum  conclusionibus  ex  reliquis 
partibus  theologiœ,  Gratz,  1663;  De  aclibus  humanis, 
Mayence,  1669.  Le  P.  Rosmer  a  fait  en  outre  paraître 
des  Quesliones  theologicœ  in  7//am  parlern  D.  Thomie, 
Gratz,  1661,  et  un  opuscule  de  piété  mariale,  Rosa 
mariana  cenlum  elogiis  magnas  Dei  Malris  explicala, 
Gratz,  1657. 

Sommervogel,  Bibl.  de  la  Comp.  de  Jésus,  t.  vu,  col.  165- 
166  ;  Hurter,  Nomenclalor,  3e  éd.,  1. 1 v, col.  49-50  ;  Biographie 
nalionale  de  Belgique,  t.  xx,  1908-1910,  col.  140  (G.  Si- 
menon). 

R.  Brouillard. 

ROSMINI-SERBATI  Antonio,  prêtre  et  phi 
losophe  italien,  né  le  25  mars  1797,  mort  le  30  juin  1855. 
—  Rosmini  est  l'un  des  représentants  les  plus  mar- 
quants de  la  philosophie  italienne  au  xixe  siècle;  mais, 
comme  sa  philosophie  touche  en  plus  d'un  point  à  l'in- 
terprétation du  dogme  catholique  et  dans  un  sens  qui 
valut  à  quarante  propositions  la  réprobation  du  Saint- 
Ofïice,  une  étude  sur  ses  idées  et  sur  les  propositions 


condamnées  a  sa  place  ici.  D'autre  part,  le  rôle  de 
Rosmini  dans  les  tentatives  d'instauration  d'un  nouvel 
ordre  politique  en  Italie  ne  peut  être  complètement 
passé  sous  silence.  Nous  exposerons  donc  successive- 
ment :  I.  Vie,  rôle  politique,  écrits  de  Rosmini. 
II.  Principes  de  sa  philosophie  (col.  2921).  III.  Pro- 
positions rosminiennes  condamnées  par  le  Saint- 
Offlce  (col.  2926).  IV.  Conclusion.  Influence. 

I.  Vie,  rôle  politique,  écrits.  —  1°  Vie.  — -  Né  à 
Ravereto,  Rosmini  appartenait  à  une  famille  noble 
et  riche.  L'étude  fut  la  passion  de  sa  jeunesse.  Les 
littératures  classiques  ont  largement  contribué  à 
rendre  son  style,  même  dans  les  questions  les  plus 
abstruses,  pur,  clair,  élégant  et  naturel.  La  théologie 
l'attirait  :  il  l'étudia  dans  saint  Thomas  d'Aquin, 
niais  aussi,  de  façon  plus  personnelle,  en  s'inspirant 
directement  de  la  Bible  et  en  approfondissant  l'histoire 
des  systèmes.  Ses  études  terminées  à  l'université  de 
Padoue,  où  il  se  lia  d'amitié  avec  Nicolo  Tommaseo,  il 
fut  roçu  docteur  en  1821.  Sous-diacre  en  1822,  il 
accompagna  à  Rome  le  patriarche  de  Venise,  Ladislas 
Pyrcher,  et  se  fit  remarquer  par  Mauro  Capellari,  le 
futur  Grégoire  XVI,  qui  lui  garda  toujours  estime  et 
amitié.  Devenu  curé  de  Rovereto  même,  il  fut  ensuite 
nommé  chanoine  de  Milan,  puis  doyen  de  l'église  du 
Mont-Calvaire  à  Domo  d'Ossola,  au  pied  du  Mont- 
Rose.  C'est  là  qu'il  fonda,  en  1828,  deux  congrégations, 
l'une  d'hommes,  l'Istituto  délia  carità,  l'autre  de 
femmes,  les  Sorori  délia  providenza,  destinées  aux  mis- 
sions intérieures  et  plus  connues  sous  le  nom  de  ros- 
miniens,  rosminiennes.  Ces  congrégations  ont  été 
approuvées  par  le  Saint-Siège  dix  ans  plus  tard,  et 
purent  essaimer  rapidement  en  Angleterre. 

Sans  négliger  ses  devoirs  de  pasteur  et  de  fondateur, 
Rosmini,  protégé  par  Pie  VIII,  Grégoire  XVI  et 
Pie  IX,  entreprit  dès  lors  une  longue  suite  d'ouvrages, 
principalement  philosophiques,  dont  le  premier  et  le 
plus  important  fut  publié  à  Rome,  en  1830,  sous  le 
titre  :  Nuouo  saggio  suit'  origine  délie  idée.  C'était, 
d'ailleurs,  une  mise  au  point  des  Opusculi  filosoflci 
parus  à  Milan  dix  ans  auparavant.  Ces  publications  et 
les  idées  professées  par  Rosmini  en  matière  de  politique 
intérieure  italienne  lui  valurent  la  protection  de  Gio- 
berti,  qui  l'avait  cependant  vivement  attaqué  au  point 
de  vue  philosophique.  Voir  Gioberti,  t.  vi,  col.  1374. 
Celui-ci,  qui  faisait  partie  du  ministère  sarde,  recom- 
manda Rosmini  au  roi  Charles-Albert.  Sur  les  ins- 
tances du  ministre,  Rosmini  se  chargea  de  la  mission 
d'amener  la  cour  pontificale  à  un  concordat  qui  don- 
nerait une  solution  à  la  question  de  l'unité  italienne. 
Ces  tractations  n'aboutirent  pas.  L'amitié  de  Pie  IX  fit 
acceptera  Rosmini  les  fonctions  déconseiller  du  Saint- 
Office  pour  l'Instruction  publique  et,  quand  Rossi, 
à  la  tête  de  l'administration  des  États  de  l'Église,  fit 
son  essai  de  demi-sécularisation  des  ministères,  il  pria 
Rosmini  d'accepter  les  fonctions  de  ministre  de  l'Ins- 
truction publique.  Rosmini  refusa,  ne  voulant  pas 
collaborer  avec  les  «  ultras  ».  Pie  IX  aurait  même  voulu 
nommer  Rosmini  cardinal  inspecteur.  Mais  cette  nomi- 
nation annoncée  ne  se  produisit  jamais. 

Entre  temps,  en  effet,  Rosmini  avait  attaqué  assez 
violemment,  dans  son  traité  De  la  conscience  morale,  le 
probabilisme  des  jésuites  et  notamment  quelques  opi- 
nions du  P.  Segneri.  L'opposition  des  jésuites  ne  fut 
pas  vraisemblablement  sans  quelque  effet  sur  la  réti- 
tence  du  pape.  Mais,  dès  le  début  de  1848,  Rosmini 
avait  publié  ses  fameux  opuscules  Constitution  selon  la 
justice  sociale  et  Les  cinq  plaies  de  l'Église,  dans  les- 
quels il  dénonçait  les  points  où  il  croyait  une  réforme 
nécessaire.  Or,  depuis  1813,  soit  dans  les  journaux 
ultramontains,  soit  dans  des  libelles  anonymes,  il  avait 
été  attaqué  et  représenté  comme  un  Lamennais  ita- 
lien, imbu  de  jansénisme  et  de  panthéisme.  La  publi- 


2919 


HUSMINJ.    ECRITS 


2920 


cation  de  la  Constitution  et  des  Cinq  plaies  provoqua 
une  condamnation  de  l'Index  (6  juin  1849).  Rosmini 
n'eut  connaissance  de  cette  condamnation  que  le  16 
août  suivant  et  se  soumit  aussitôt  et  très  humblement. 

Mais  déjà,  depuis  le  19  juin,  il  avait  quitté  Gaète  où 
il  avait  accompagné  le  pape  en  exil,  laissant  à  Pie  IX, 
avant  de  partir,  un  mémoire  justificatif  dans  lequel  il 
dénonçait  les  intrigues,  à  son  endroit,  du  cardinal 
Antonelli.  Rosmini  se  retira  à  Naples  où  il  publia  ses 
Opérette  spiriliiale.  Fatigué  par  la  police  des  Bourbons, 
attristé  par  les  attaques  incessantes  dont  il  était  l'objet 
sur  le  terrain  doctrinal,  il  se  retira  à  Strcsa,  où  il 
acheva  sa  vie  dans  l'accomplissement  silencieux  de  ses 
fonctions  sacerdotales  et  dans  la  méditation,  soutenu 
par  l'amitié  de  Manzoni  qui  l'assista  à  ses  derniers 
moments  (1855). 

Profondément  pieux,  d'une  nature  noble  et  géné- 
reuse, Rosmini  avait  eu,  avant  de  mourir,  la  satisfac- 
tion d'apprendre  que  ses  œuvres,  dénoncées  dans  leur 
ensemble  à  l'Index,  avaient  été  renvoyées  sans  encou- 
rir de  censures.  Le  dimittanlur  de  la  Sacrée  Congréga- 
tion est  du  3  juillet  1854.  Voir  le  texte  dans  Notice 
biographique  d'Antoine  Rosmini,  La  Rochelle,  192(1, 
p.  65.  Si  les  idées  de  Rosmini  furent  discutables,  sa 
personne  et  sa  vie  privée  sont  dignes  de  tous  éloges. 

2°  l'.ôlc  politique.  — ■  Nous  avons  vu  que  Rosmini 
avait  été  chargé  par  le  gouvernement  sarde,  en  1848, 
d'une  mission  politique  près  de  Pie  IX.  Le  Piémont, 
qui  avait  précédemment  fait  avorter  les  projets  de 
ligue  italienne  présentés  par  le  Saint-Siège,  venait  à 
résipiscence  après  le  désastre  de  Custozza.  Il  s'agis- 
sait de  négocier  la  création,  entre  les  États  de  l'Église, 
la  Toscane  et  le  Piémont,  d'une  confédération  dont  le 
pape  aurait,  à  perpétuité,  la  présidence.  Le  pouvoir 
central  serait  confié  à  une  diète  permanente,  composée 
de  trois  représentants  de  chacun  des  contractants  et 
siégeant  à  Rome.  La  diète  seule  serait  qualifiée  pour 
déclarer  la  guerre,  conclure  la  paix,  fixer  les  contin- 
gents de  troupes  nécessaires  à  la  défense  nationale  et 
au  maintien  de  l'ordre  intérieur,  édicter  un  règlement 
douanier,  entretenir  la  concorde  entre  les  confédérés 
et  imposer  sa  médiation  en  cas  de  controverses,  uni- 
formiser les  systèmes  de  monnaies,  poids  et  mesures, 
ainsi  que  la  législation  politique,  civile  et  pénale,  et 
la  procédure.  Voir  le  texte  du  projet  dans  Farini, 
Lo  Stato  romano,  t.  Il,  Florence,  1850,  p.  336-338; 
cf.  G.  Mollat,  La  question  romaine,  Paris,  1932,  p.  236. 
Mais  Charles-Albert  aurait  voulu  d'abord  amener 
Pie  IX  à  participer  à  la  guerre  contre  l'Autriche,  soit 
avec  ses  propres  soldats,  soit  avec  des  volontaires 
recrutés  avec  son  agrément.  De  toute  évidence,  Rome 
ne  pouvait  envisager  d'abord  que  le  projet  de  confédé- 
ration. Cf.  ItaloRaulich,  Storia  del  risorgimento  politico 
d'italia,  t.  iv,  Bologne,  1925,  p.  303  sq.  Rossi  rejeta 
d'ailleurs  ce  projet  de  ligue  offensive  et  défensive, 
périlleuse  pour  la  papauté,  et  lui  opposa  un  projet  de 
ligue  politique  de  princes  constitutionnels,  indépen- 
dants les  uns  des  autres,  qui  discuteraient  à  Rome, 
sous  la  présidence  du  pape  et  par  l'intermédiaire  de 
mandataires,  leurs  intérêts  réciproques.  Cf.  Farini, 
op.  cit.,  p.  342-343  ;  G.  Mollat,  op.  cit.,  p.  237.  De  guerre 
il  n'était  pas  question,  Rossi  considérant  le  Piémont 
comme  incapable  de  vaincre  l'Autriche. 

La  mission  politique  de  Rosmini  fut  ainsi  brusque- 
ment terminée.  Le  ministère  Pinclli,  succédant  à 
Casati-Gioberti,  cessa  d'ailleurs  de  parler  de  concordat 
(in  de  confédération  et  il  substitua  à  Rosmini,  démis- 
sionnaire, le  conseiller  De  Ferrari.  Sur  tous  ces  détails, 
voir,  de  Rosmini  lui-même,  Commenf an  o  delta  missionc 
a  Roma  di  Antonio  Rosmini- Serbatt,  t.  i,  p.  53-55; 
Farini,  op.  cit.,  p.  339-341  et,  dans  les  Miscellanea 
publiés  à  Milan,  ÎN'.IT.  l'cr  Antonio  Rosmini  net  primo 
cenlenario   dclla   sua   nascitù,   part.    IIa,   p.    213    sq., 


l'étude  de  G.  Grabinski,  La  missionc  de'  Antonio  Ros- 
mini a  Roma  nri/li  anni  1848  a  1849. 

L'activité  politique  de  Rosmini  ne  se  manifesta  plus 
qu'en  deux  autres  circonstances.  Ayant  suivi  Pie  IX  à 
Gaète,  Rosmini  insistait  pour  que  le  pape  se  retirai 
dans  ses  propres  États,  à  Bénévent,  où  régnait  la 
tranquillité.  Prolonger  le  séjour  à  Gaète  semblait  à 
Rosmini  une  compromission  avec  un  prince  (le  roi  de 
Naples)  qui  avait  partie  liée  avec  l'Autriche  et  qui 
détestait  les  patriotes  italiens.  Mais,  avant  le  départ 
pour  Gaète,  Rosmini  avait  appuyé  la  démarche  du 
marquis  de  Pareto,  demandant  à  Pie  IX  d'abroger 
tous  les  privilèges  ecclésiastiques  et  toutes  les  cou- 
tumes contraires  à  la  législation  sarde  de  1848,  consa- 
crant l'égalité  de  tous  devant  la  loi.  Cf.  Mollat,  op.  cit., 
p.  283-281. 

3°  Écrits.  —  L'œuvre  de  Rosmini  est  considérable. 
Un  assez  grand  nombre  d'ouvrages  —  auxquels  appar- 
tiennent bon  nombre  des  propositions  condamnées 
en  1887  —  ne  furent  publiés  qu'après  sa  mort. 

Voici  la  liste  complète  des  ouvrages  de  Rosmini,  par 
ordre  chronologique,  telle  que  l'a  établie  F.  Palhoriès. 
La  philosophie  de  Rosmini,  Paris,  1908,  p.  389-392  : 

1.  Œuvres  publices  du  vivant  de  Rosmini.  —  Saggio 
sulla  félicita,  Rovereto,  1822,  réuni  plus  tard  aux 
Opusculi  filosofici,  Milan,  1927-1928;  Nuovo  saggio  sull' 
origine  délie  idée,  4  vol.,  Rome,  1830  (c'est,  on  l'a  dit. 
l'ouvrage  important  de  Rosmini.  Il  est  divisé  en  huit 
sections  :  principes  à  suivre  en  ces  recherches;  difficul- 
tés qu'on  éprouve  à  expliquer  l'origine  des  idées;  théo- 
ries fausses  par  défaut;  théories  fausses  par  excès; 
théories  sur  l'origine  des  idées;  des  critères  de  la  cuti 
tude;  des  forces  du  raisonnement  à  priori;  sur  la  pre- 
mière division  des  sciences);  Principii  délia  scienza 
morale,  Milan,  1831;  //  rinnovamento  délia  filoscfia  in 
Ilalia,  proposto  dal  conte  Terenzio  Mamiani  ed  esami- 
nuto  da  A.  Rosmini-Serbati,  Milan,  1836  (complé- 
ment du  Nuovo  saggio;  Rosmini  y  traite  encore  de 
l'origine  des  idées  et  de  la  valeur  delà  connaissance; 
travail  de  polémique  contre  l'ouvrage  publié  à  Paris, 
1830,  par  Mamiani,  sous  le  titre  :  Rinnovamento  délia 
filosofici  antica  in  Italia)  ;  Storia  comparativa  e  critica  de' 
sistemi  intorno  al  principio  dclla  morale,  Milan,  1837; 
La  sommaria  ragione  per  la  quale  stanno  o  rovinano  le 
umane  socictù,  Milan,  1837;  Antropologia,  in  servigio 
délia  scienza  morale,  Milan,  1838  (étude  de  l'homme 
animal  et  raisonnable  dans  ses  rapports  avec  la  loi 
morale  :  définition  de  l'homme:  l'animalité,  les  facul- 
tés passives  et  actives;  la  spiritualité  de  l'homme; 
l'homme  comme  sujet  moral;  la  liberté,  le  mérite); 
La  socielù  ed  il  suo  fine,  Milan,  1839;  Tratlato  dclla 
coscienza  murale.  Milan,  1839  (trois  livres  :  I.  I.  De  la 
moralité  qui  précède  la  conscience;  1.  II.  De  la  mora- 
lité qui  suit  la  conscience;  1.  III.  Règles  pour  diriger 
la  conscience);  Filosofia  del  dirilto,  Milan,  1841-1845, 
deux  volumes  dont  le  premier  est  consacré  au  droit 
individuel  et  le  second  au  droit  social.  Divers  opus- 
cules :  Riposta  al  flnto  Eusebio  cristiano,  Milan,  1841; 
Le  nozioni  di  peccato  e  di  colpa  illustrate.  Milan,  1841, 
1842;  II  razionalismo  che  tenta  insinuarsi  nelle  scuole 
teologiche,  Prato,  1843  (la  publication  n'en  fut  faite 
qu'en  1882);  Sistema  filosofico,  Montepulciano,  1846; 
Teodicea,  Milan,  1845  (apologie  de  la  conduite  de  la 
providence  à  l'égard  des  hommes,  surtout  par  rapport 
a  la  question  du  mal.  L'ensemble  du  plan  divin  nous 
échappe  et  le  mal  ne  s'oppose  pas  à  la  sainteté  de  Dieu. 
Il  vient  de  l'homme,  et  l'homme  peut  le  taire  servir  a 
son  bien.  Enfin  le  mal  est  la  conséquence  de  la  loi  «le 
la  moindre  action,  leggc  del  minimo  mezzo,  qui  mani- 
feste la  bonté  de  Dieu  à  l'égard  de  ses  créatures); 
Vincenzo  Giobcrti  ed  il  panteismo  (douze  leçons  sur  le 
panthéisme  de  Giobcrti.  les  six  dernières  publiées  en 
1816,  dans  le  Filo  cattelico,  Florence),  Lucques,  1853; 


2921 


IÎOSM  [NI.    PHILOSOPH  11'. 


2!)22 


Compcndiu  di  Elica,  publié  sous  un  pseudonyme,  à 
Turin,  1817,  avec  le  titre  :  Elementa  philosophise  mora- 
lis,  paru  postérieurement  à  Rome,  1907,  sous  son 
véritable  titre  :  Compcndio  di  Etica  e  brève  storia  di 
essa  con  annotazioni  di  G.  B.  P.;  Psicologia,  ouvrage 
en  trois  volumes,  divisés  en  dix  livres  qui  traitent  de 
l'essence  de  l'âme  humaine,  de  ses  propriétés,  de  l'union 
de  l'âme  et  du  corps  et  de  leur  action  réciproque,  de  la 
simplicité  de  l'àme,  de  son  immortalité  et  de  la  mort  de 
l'homme,  des  lois  qui  régissent  l'activité  de  l'àme,  des 
lois  qui  gouvernent  l'animalité.  Cet  ouvrage  contient 
une  Préface  générale  aux  œuvres  métaphysiques  et  un 
Appendice  de  150  pages  sur  les  diverses  opinions  des 
philosophes  touchant  la  nature  de  l'âme;  Del  bene  del 
matrimunio  cristiano,  Turin,  1817;  Costituzione  seconda 
la  giustizia  sociale.  Milan.  1818;  Délie  cinque  piaghe 
délia  santa  Chiesa,  Lugano,  1818  (ces  deux  opuscules 
mis  à  l'Index  à  leur  parution);  Sul  comrnunismo  e  sul 
socialismo,  Naples,  1849  (inséré  en  1858  dans  le  volume 
Filosojia  délia  politica);  Introduzione  alla  filosofîa, 
Casale,  1850  (art  ici  as  détachés);  Logica,  libri  tre, 
Turin,  1854. 

Enfin,  tout  un  groupe  d'études  réunies  sous  le  titre 
général  Apologelica  (édit.  Batelli,  t.  vin)  :  Délia  spe- 
ranza;  Saggio  sopra  alcuni  errori  di  Ugo  Foscolo;  Brève 
esposizione  délia  filosofîa  di  Melchiorre  Gioia;  Esame 
délie  opinioni  di  M.  Gioia  in  favore  délia  moda;  Saggio 
sulla  dottrina  religiosa  di  Romagnosi;  Frammenti  di  una 
storia  dell'  impietà. 

2.  Œuvres  posthumes.  —  Aristotele  esposto  ed  esami- 
nato,  Turin,  1857;  La  leosofia,  5  vol.,  Turin,  1859- 
1875.  Cet  ouvrage  énorme  se  divise  en  trois  parties  : 
VOnlologie  (t.  i-m),  la  Théodicée  naturelle  (t.  iv),  la 
Cosmologie  (t.  v),  inachevée. 

(Commentario )  délia  missione  a  Roma  di  A.  Rosmini- 
Serbati  negli  anni  1848-1849,  Turin,  1881;  Introdu- 
zione del  Vangelo  secondo  Giovanni,  Turin,  1882;  Sag- 
gio storico-critico  sulle  Catégorie  e  la  Dialettica,  Turin, 
1883;  Le  question!  délia  giornata...,  Turin,  1897 (recueil 
d'articles  séparés  et  publiés  dans  différents  pério- 
diques); Epistolario  compléta  di  A.  Rosmini-Serbati, 
13  vol.,  Turin,  1905;  Compendio  di  Etica  e  brève  storia 
di  esso  con  annotazioni  di  G.  R.  P.,  Rome,  1907.  Sur 
les  éditions  d'ensemble  voir  à  la  Bibliographie. 

3.  Traductions.  —  Le  premier  volume  du  Nuovo  sag- 
gio a  été  traduit  en  français,  Paris,  1814,  par  l'abbé 
André;  la  Psicologia,  traduite  par  E.  Segond,  3  vol., 
Paris,  1888  (La  psychologie  de  A.  Rosmini).  —  En 
anglais,  le  Sistema  filosofico,  par  Tommas  Davidson, 
Londres,  1882;  le  Nuovo  saggio,  par  les  Pères  de  l'Ins- 
titut de  la  charité,  Londres,  1883-1884;  Psycology, 
3  vol.,  Londres,  1881-1888;  Theodicy,  Londres,  1884; 
les  Cinque  Piaghe,  par  H. -P.  Liddon,  Londres,  1883.  — 
En  allemand  :  A.  Rosmini-Serbati  philosophisches 
System,  Ratisbonne,  1879. 

II.  Principes  de  la.  philosophie  rosminienne. — 
1°  Courants  généraux  de  la  philosophie  italienne  dans  la 
première  moitié  du  XIXe  siècle. —  Pour  bien  comprendre 
la  position  de  Rosmini,  il  faut  le  situer  par  rapport  à 
ces  courants  philosophiques. 

Pendant  la  première  partie  du  xixe  siècle,  la  philoso- 
phie italienne  se  partage  en  trois  courants,  déterminés 
par  trois  régions  géographiques.  Dans  l'Italie  du  Sud. 
avec  Galuppi,  dominent  la  tendance  empirique  et  le 
souci  des  investigations  inspirées  par  l'intérêt  scienti- 
fique :  Descartes,  Locke,  Reid  et  Kant  sont  les  maîtres 
de  Galuppi  qui,  en  gros,  cède  à  l'influence  de  Kant  et 
fait  figure,  à  Naples,  d'un  réformateur  de  la  philosophie 
italienne.  Au  contraire,  dans  l'Italie  du  Nord  dominent 
la  tendance  idéaliste  et  un  effort  pour  concilier  les 
dogmes  de  l'Église  avec  les  exigences  de  la  raison  phi- 
losophique. C'est  à  cette  école  qu'il  faut  rattacher  Ros- 
mini et  aussi,  quelles  que  soient  les  divergences  qui  le 


séparent  de  Rosmini,  Gioberti.  Ce  dernier  esquisse, 
pour  expliquer  le  problème  de  la  connaissance,  une 
solution  qui  est  pur  ontologisme  :  toute  connaissance, 
en  tant  qu'elle  connaît  effectivement,  n'est  qu'une 
manifestation  de  Dieu,  c'est-à-dire  «  de  l'Être,  dans 
lequel  se  trouve  contenu  l'archétype  de  toutes  choses  ». 
Voir  ici  Ontologisme,  t.  xi,  col.  1039  sq.  Dans  l'Italie 
centrale,  Mamiani  tend  à  concilier  l'idéalisme  objectif 
de  Rosmini  et  l'ontologisme  de  Gioberti  avec  la  thèse 
platonicienne  des  idées. 

Pour  compléter  ces  indications  trop  sommaires,  on 
consultera  L.  Ferri,  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie 
italienne  au  XIXe  siècle,  t.  i,  Paris,  1869  :  Gioja,  Roma- 
gnosi, Gallupi,  Rosmini,  Gioberti.  On  en  trouvera  un 
bon  résumé  dans  F.  Palhoriès,  Rosmini,  Paris,  1908, 
Introduction. 

2°  Fondement  général  du  système  de  Rosmini:  l'être 
indéterminé  et  les  êtres.  —  Rosmini  s'inspire,  assure-t-il, 
de  Platon,  de  saint  Augustin,  de  saint  Thomas.  Mais 
ces  influences  ne  sont  pas  exclusives  :  Descartes, 
Schelling,  Hegel  ont  fait  sur  lui  une  impression  pro- 
fonde. Rosmini  veut  tenir  le  milieu  entre  le  point  de 
vue  idéaliste  et  le  point  de  vue  empirique.  Son  point 
de  départ  lui  fut  suggéré  au  cours  de  ses  promenades 
solitaires  dans  le  quartier  de  Terra  à  Rovereto  :  tous 
les  objets  qu'il  rencontrait  lui  paraissaient  n'être  que 
des  déterminations  d'une  réalité  plus  générale,  à  tous 
commune.  Cf.  F.-X.  Krauss,  Essays,  t.  iv,  Antonio 
Rosmini,  Rcrlin,  1890,  p.  114.  Cette  réalité  se  traduit, 
dans  notre  esprit,  par  l'idée  de  l'être.  Au  fond  de 
chacune  de  nos  connaissances  se  retrouve  cette  forme 
commune  :  L'uomo  non  puô  pensare  a  nulla  senza 
Video  dell'essere  universale.  Nuovo  saggio,  t.  Il,  p.  10, 
a.  5.  C'est  donc  une  loi  constitutive  de  notre  enten- 
dement qu'il  pense  l'être  indéterminé  et  universel  et 
notre  moi  en  prend  connaissance  par  une  perception 
immédiate,  précédant  tout  jugement. 

Quand  on  l'analyse,  cette  idée  indéterminée  et  uni- 
verselle se  divise  en  une  pluralité  d'autres  idées  qui  en 
sont  les  modifications.  Toutefois,  seules  les  notions 
pures,  formes  de  la  connaissance  (substance,  cause, 
nombre,  vérité,  nécessité)  naissent  de  l'esprit,  c'est-à- 
dire  ont  leur  origine  dans  un  développement  interne, 
par  voie  de  réflexion,  de  l'idée  générale  d'être. 

Dès  que  l'on  s'est  assuré  de  l'objectivité  de  l'idée 
d'être,  l'expérience,  qui  participe  à  l'être,  est  reconnue 
comme  objective.  Les  objets  de  l'expérience  sont  les 
perceptions  et  les  choses  qui  sont  au  fondement  de 
celles-ci.  L'intelligence,  faisant  l'application  des  idées 
pures  aux  données  de  l'expérience,  produit  les  idées 
mixtes.  Les  premières  idées  mixtes  qui  s'établissent  au 
moyen  de  l'expérience  sensible  universalisée  par  l'idée 
de  l'être,  sont  celles  d'esprit  et  de  corps,  d'espace  et  de 
temps,  de  mouvement.  L'être  en  général  el  les  exis- 
tences particulières  sont  identiques  sous  l'aspect  géné- 
ral et  indéterminé  d'être;  la  différence  existe  unique- 
ment dans  les  modes  d'être.  En  bref,  notre  expérience 
sensible  nous  fournit  l'élément  matériel,  l'idée  innée  de 
l'être  fournit  l'élément  formel  de  toutes  les  idées  que 
nous  concevons  après  expérience  des  sens. 

Mais,  si  cette  idée  générale  île  l'être  n'est  pas  un  pro- 
duit de  l'expérience  sensible,  elle  s'impose  au  contraire 
du  dedans  de  nous-mêmes,  à  l'occasion  de  toute  con- 
naissance sensible.  11  est  donc  clair  qu'elle  préexiste  a 
la  sensation,  cpii.  elle,  nous  vient  du  dehors,  qu'elle  est 
innée  à  notre  intelligence,  laquelle  est  douée,  par  Dieu 
lui-même,  de  l'intuition  de  l'idée  d'être. 

Or,  cette  idée  d'être  et  ces  idées  d'existences  parti- 
culières qui  naissent  en  nous  à  l'occasion  d'expériences 
sensibles  sont  les  mêmes  qui  étaient  originairement 
dans  l'esprit  de  Dieu,  «  qui,  en  voyant  de  toute  éter- 
nité la  création  tout  entière,  a  vu  jusqu'à  la  manière 
dont  les  forces  de  l'univers  deviendraient  les  objets  de 


2923 


ROSMINI.   PHILOSOPHIE 


292  4 


nos  perceptions  et  seraient  classées  par  notre  pensée 
sous  les  noms  de  choses,  d'objets  ou  d'êtres.  C'est 
pourquoi  : 

«  L'idée  de...  l'être  possible  représente  dans  la  pensée  di- 
vine la  même  essence  que  dans  la  pensée  humaine.  L'homme 
doit,  par  conséquent,  avoir  reçu  communication  de  quelque 
chose  qui  est  divin  en  soi,  puisque  les  idées  en  Dieu  sont  sa 
substance  divine.  En  Dieu,  elles  sont  Dieu.  Mais,  s'il  en  est 
ainsi,  ob.jectcra-t-on,  «  supposer  que  l'homme  est  par  nature 
en  communication  avec  la  substance  divine,  c'est  tomber 
dans  l'erreur  des  ontologistes,  qui  tend  logiquement  au  pan- 
théisme. »  Rosmini  dit  dans  sa  réponse:"»  Gioberti  :  «  L'esprit 
humain  n'a  que  l'intuition  d'une  lumière  qui  vient  de  Dieu 
et  qui,  par  conséquent,  est  quelque  chose  de  Dieu.  »  Or,  tout  ce 
qui  appartient  à  Dieu  est  Dieu,  si  nous  le  considérons  tel 
qu'il  csl  en  Dieu;  mais  si  nous  le  considérons  détaché  par 
l'abstraction  de  tout  ce  qui  fait  de  la  nature  divine  une  réalité 
vivante,  ce  n'est  plus  quelque  chose  de  Dieu,  de  même  que  la 
Bonté  et  la  Sagesse  divines  sont  des  attributs  de  Dieu,  mais 
ne  sont  pas  Dieu  lui-même,  car  Dieu  n'est  pas  seulement 
Sagesse  ou  Bonté.  Ainsi,  quoiqu'il  n'y  ait  en  Dieu  d'autres 
distinctions  réelles  que  celles  des  trois  personnes  divines,  on 
peut  distinguer  mentalement  les  idées  de  Dieu  de  sa  substance 
divine...  [Dieu]  peut  manifester  son  idée  sans  manifester  sa 
réalité  ou  sa  substance;  et  à  l'objection  de  Gioberti,  que 
"  cette  idée  doit  être  Dieu,  parce  que  ce  qui  est  ne  peut  être 
que  Dieu  ou  une  créature,  et  que  l'idée  de  l'être,  ayant  des 
caractères  divins,  ne  peut  être  une  créature  et  doit,  par  con- 
séquent, être  Dieu  »,  Rosmini  répond  :  «  Tout  être  réel  doit 
être  ou  Dieu  ou  une  créature,  mais  non  tout  être  idéal. 
L'idée  de  l'être,  détachée  de  la  réalité  de  Dieu,  n'est  ni  Dieu 
ni  une  créature,  c'est  quelque  chose  sui  gencris,  c'est  quelque 
chose  de  Dieu.  »  W.  Lockhart,  Vie  d'A.  Rosmini-Serbati, 
trad.  Segond,  Paris,  1889,  c.  xlviii,  Quelques  mots  sur 
le  principe  fondamental  de  la  philosophie  de  Rosmini,  p.  468; 
cf.  R.  Falckenberg,  Geschichte  der  neuercn  Philosophie, 
Leipzig,  1902,  p.  466. 

3°  Le  «  sentiment  »  ou  «  sens  fondamental  »,  chez  Ros- 
mini. —  Cet  aspect  de  la  philosophie  rosminienne  doit 
être  relevé  particulièrement.  Il  a  été  étudié  dans  une 
très  intéressante  monographie  de  Georg  Schwaiger, .D/e 
Lehre  vom  Sentimento  fondamentale  bel  Rosmini  nach 
ihrer  Anlage,  Fulda,  1914.  G.  Schwaiger  est  l'auteur  de 
l'article  Rosmini  publié  dans  Buchbergcr,  Lexikon  fur 
Théologie  und  Kirche,  t.  vm,  p.  997-999. 

Le  point  de  départ  est  que  le  premier  objet  qui  doit 
être  considéré  par  l'observation  du  philosophe,  c'est 
son  soi-même.  Toutefois,  ce  serait  une  erreur  de  consi- 
dérer le  moi  et  l'âme  comme  parfaitement  identiques. 
Avec  Aristote  et  saint  Thomas,  Rosmini  souligne  que 
les  facultés  de  l'âme  et  l'âme  elle-même  ne  peuvent 
être  connues  que  par  leurs  actes.  «  Le  moi,  dit  Rosmini, 
ne  représente  pas  seulement  l'âme,  mais  l'âme  engagée 
dans  un  grand  nombre  de  relations  par  toute  une  série 
d'opérations  mentales  que  l'on  doit  faire  avant  de 
pouvoir  se  désigner  soi-même  par  ce  monosyllabe.  » 
Psicologia,  t.  i,  p.  42-43,  n.  62;  cf.  p.  3(5,  n.  55;  Antro- 
pologia...,  1.  IV,  c.  iv. 

Mais  précisément,  ce  retour  sur  soi-même  qu'est 
obligée  de  faire  l'âme  pour  s'attribuer  les  différentes 
manifestations  de  son  activité  suppose  un  premier  élé- 
ment qui  existait,  alors  même  que  l'âme  n'avait  pas 
encore  conscience  de  ses  actes.  Antérieurement  à  l'âme 
consciente,  il  y  a  l'âme  telle  qu'elle  est  par  essence. 
Avant  que  le  moi  ne  s'affirme  tel,  il  doit  rire  déjà  moi. 
La  méité  (meità)  est  donc,  d'une  certaine  manière, 
distincte  de  l'âme  et  n'exprime  pas  son  «  état  primitif 
et  essentiel  »,  puisqu'elle  représente,  avec  l'âme,  toutes 
les  relations  OÙ  l'esprit  l'enveloppe  en  l'affirmant.  En 
écartant  ces  relations  qui  couvrent  l'âme  comme  d'un 
voile,  «  nous  trouvons  au  fond  du  moi  un  sentiment  qui, 
antérieur  à  la  conscience,  constitue  la  substance  de 
l'âme.  »  Psicologia,  t.  i,  p.  5(5,  n.  81. 

C'est  ce  sentiment  fondamental  d'elle-même,  senti 
ment,  qui  s'impose  et  ne  se  démontre  pas,  qui  permet  à 
l'âme  de  s'affirmer,  de  prendre  conscience  de  sa  propre 


existence,  en  y  appliquant,  comme  à  tout  autre  objet 
de  connaissance,  l'idée  de  l'être  universel. 

En  raison  de  cette  prise  de  contact  immédiat  de 
l'âme  avec  soi-même,  Rosmini  caractérise  son  point  de 
vue,  à  l'égard  de  l'ontologisme  de  Gioberti,  comme  une 
psychologie  idéologique.  Sur  la  manière  dont  Rosmini 
et  ses  disciples  envisageaient  cette  doctrine  idéologico- 
psyehologique  par  rapport  aux  exigences  de  la  philo- 
sophie chrétienne  et  de  la  foi  catholique,  voir  A.  Trullet , 
Examen  des  doctrines  de  Rosmini,  trad.  Sylv.  de  Sacy, 
Paris,  1893,  c.  iv-vi,  p.  178  sq. 

Mais,  de  plus,  le  sentiment  fondamental  que  nous 
avons  de  nous-mêmes,  âme  et  corps,  est  la  raison  pri- 
mordiale de  la  possibilité  de  nos  perceptions  sensibles 
et  intellectuelles  :  «  Si  l'âme  ne  se  sentait  pas  elle-même 
avant  la  sensation,  celle-ci  serait  nulle  pour  elle,  car 
elle  ne  serait  plus  qu'une  action  sur  un  être  qui  ne  se 
sentirait  pas  et  qui,  par  conséquent,  pourrait  encore 
moins  sentir  quelque  autre  chose.  »  Nuovo  saggio, 
n.  99;  cf.  n.  100-102,  t.  n,  a.  11,  p.  177. 

Ce  sentiment  fondamental  peut  ne  pas  être  cons- 
cient. Ibid.,  p.  171  ;  Psicologia,  t.  ii,  p.  419  sq.  La  cons- 
cience d'ailleurs,  pour  Rosmini,  n'est  jamais  spontanée  ; 
elle  est  toujours  réfléchie.  Pour  que  nous  puissions  la 
connaître,  il  faut  que  l'esprit  l'affirme,  lui  applique 
l'idée  de  l'être,  la  perçoive  intellectuellement:  c  intelletto 
quegli  che  s'accorge  délia  sensazione.  Cf.  Teosofia,  t.  v, 
p.  506.  Le  sentiment  fondamental  est,  en  somme,  l'as- 
pect et  le  mode  constant  sous  lequel  se  manifeste  le 
moi  total;  il  est  purement  subjectif  et  ne  nous  mani- 
feste rien  des  réalités  étrangères.  Mais  il  est,  par  rap- 
port à  la  sensibilité,  ce  qu'est  l'idée  de  l'être  indéter- 
miné à  l'égard  de  toutes  les  autres  idées  particulières  : 
il  est  une  forme  qui  s'impose  aux  connaissances  sen- 
sibles. Jamais,  d'ailleurs,  il  n'existe  à  l'état  de  vide  : 
sous  les  apports  incessants  de  l'expérience,  il  se  spécifie 
et  devient  sentiment  de  contact,  de  chaleur,  de  telle 
couleur,  etc.  Tutte  le  sensazioni  speciali  organiche  ci 
danno  dei  sentiti  che  non  possono  esser  altro  che  modifi- 
cazioni  del  sentimento  fondamentale.  Teosofia,  t.  v, 
p.  32-33.  Il  fournit  à  l'esprit  les  matières  particulières 
sur  lesquelles  s'appliquera  l'idée  de  l'être  et  d'où  résul- 
tera tout  le  développement  de  la  connaissance  empi- 
rique. Sur  tous  ces  points,  on  consultera  avec  profit,  en 
plus  de  G.  Schwaiger,  F.  Palhoriès,  Rosmini,  p.  168- 
187. 

C'est  par  le  sens  fondamental  que  Rosmini  explique 
l'union  de  l'âme  et  du  corps.  L'âme  est  essentiellement 
un  sentiment;  or,  dans  tout  sentiment,  le  sujet  sentant 
et  l'objet  senti  ne  font  qu'un  :  «  leur  union  doit  être  de 
même  sorte  que  celle  de  la  forme  et  de  la  matière.  » 
Cf.  Psicologia,  1. 1,  p.  148,  n.  267;  p.  138,  n.  251.  Ainsi 
l'homme  représente  un  seul  et  même  être  qui  est,  à  la 
fois,  sentant  et  senti,  et  exprime  ces  deux  états  en 
s'apparaissant  à  lui-même  sous  la  forme  d'âme  et  sous 
celle  de  corps.  Ibid.,  p.  139,  n.  254. 

4°  Les  réalités  en  soi.  — ■  Rosmini  prétend  bien  ne  pas 
s'arrêter  au  seuil  des  réalités.  Tout  l'esprit  de  sa  philo- 
sophie consiste  précisément  en  cela  que  les  choses  en 
soi  sont,  au  fond,  de  même  nature  que  les  choses  pen- 
sées. L'ordre  de  la  nature  et  celui  de  l'esprit  coïncident 
virtuellement  :  celui-ci  représente  l'être  pensé  par 
l'homme;  celui-là,  l'être  pensé  par  Dieu.  Comme  la 
pensée  humaine  reproduit,  à  sa  manière,  finie  et  limi- 
tée sans  doute,  mais  cependant  fidèle,  la  pensée  divine, 
on  peut  dans  une  certaine  mesure  se  faire  une  idée  dos 
réalités  en  soi. 

Voici,  à  ce  sujet,  le  point  de  vue  de  Rosmini,  point 
de  vue  qu'il  faut  connaître,  si  l'on  veut  comprendre  un 
certain  nombre  des  propositions  que  nous  rapporterons 
plus  loin.  Pour  notre  philosophe,  l'être  est  absolu  ou 
relatif.  L'être  absolu  se  suffit  à  lui-même:  il  est  néces- 
saire. Rosmini  l'appelle  être  complet.  L'être  relatif  est 


2925 


ROSMINI.    HISTOIRE    DE    LA    CONDAMNATION 


2926 


contingent,  car  son  existence  se  rattache  à  certaines 
conditions  sans  lesquelles  il  est  inconcevable.  Rosmini 
l'appelle  être  incomplet.  L'être  incomplet  rentre  dans 
la  catégorie  du  non-être,  au  sens  où  l'entendait  Platon. 
Mais,  parmi  les  êtres  contingents,  certains  sont  doués 
d'une  existence  relativement  indépendante;  ils  cons- 
tituent de  véritables  sujets,  subsistant  par  soi;  ils 
psuvent  être  appelés  relativement  complets,  tandis  que 
Dieu  seul  est  l'être  complet  absolument.  Mais  il  y  a  des 
êtres  incomplets  absolument  :  ce  sont  les  êtres  qui,  par 
eux-mêmes,  ne  peuvent  posséder  aucune  subsistence 
réelle  :  «  Une  entité  de  cette  sorte  est  comme  en  voie  de 
devenir;  mais  elle  ne  se  complète  et  ne  devient  réelle- 
ment possible  que  par  l'addition  d'un  autre  être  sur 
lequel  elle  s'appuie.  »  Psicologia,  t.  il,  n.  133G,  p.  320. 
Cet  être  incomplet  n'est  pas  réalité;  il  n'est  pas  non 
plus  néant;  c'est  «  quelque  chose  de  l'être  »,  un  quelque 
chose  «  répondant  à  un  concept  de  l'esprit  ».  Ibid., 
n.  1642,  p.  505.  C'est  l'être  pensé  en  dehors  de  sa  rela- 
tion essentielle  avec  notre  sensibilité  ou  notre  intelli- 
gence; c'est,  si  l'on  veut,  un  sentiment  ou  une  pensée 
en  puissance.  Ainsi  l'espace  et  le  temps  qui  n'ont 
d'existence  que  dans  et  par  le  sujet  auquel  ils  se  rat- 
tachent; ainsi  les  choses  extérieures  et  toutes  les  qua- 
lités dont  elles  nous  paraissent  accompagnées,  car,  en 
dernière  analyse,  elles  ne  sont  que  l'ensemble  de  nos 
représentations.  Ainsi,  «  à  prendre  les  choses  à  la 
rigueur,  il  n'y  a  pas  de  monde  extérieur  à  l'âme,  car  la 
relation  entre  l'âme  et  la  matière  ne  saurait  s'exprimer 
par  ces  expressions  de  dedans  et  de  dehors  ».  Antropo- 
logia,  p.  189. 

Gommînt,  en  de  pareilles  conditions,  admettre 
l'existence  des  réalités  en  soi?  Notre  esprit,  déclare  ici 
Rosmini,  nous  y  contraint,  car  «  il  ne  peut  rien  conce- 
voir qui  ne  soit  un  être  ou  dépendance  d'un  être  ».  Il 
se  trouve  donc  obligé  d'admettre  «  une  réalité  pure  qui 
soutienne  ontologiquement  la  réalité  sentie  ».  Teosofia, 
t.  v,  p.  433,  a.  13.  Il  l'admet,  mais  ne  peut  rien  nous 
dire  sur  la  nature  de  cette  réalité  pure,  qu'il  doit  conce- 
voir comme  un  «  agent  occulte  »,  une  cause  inconnue 
de  nos  sensations.  Teosofia,  t.  v,  p.  46.  C'est  cette  force 
inconnue  que  Rosmini  appelle  le  principe  corporel  ou 
encore  le  principe  excitateur  du  sentiment.  Psicologia, 
t.  il,  n.  1355,  p.  331.  Le  mot  «  principe  corporel  »  ne 
doit  pas  nous  faire  illusion;  Rosmini  l'appelle  ainsi 
parce  qu'il  a  le  pouvoir  d'agir  sur  notre  sensibilité. 
Mais,  en  soi,  ce  principe  ne  saurait  être  conçu  que 
comme  étant  essentiellement  spirituel.  Et,  puisque  ces 
forces  spirituelles  qui  constituent  ce  qu'on  appelle  «  les 
réalités  en  soi  »  existent  nécessairement  et  indépen- 
damment de  notre  esprit,  qu'elles  ne  sont  d'ailleurs 
intelligibles  que  par  l'être  et  n'existent  que  par  une 
affirmation  de  l'esprit,  «  il  faut  conclure  qu'antérieure- 
ment à  la  pensée  humaine,  il  existe  une  intelligence  qui 
pense  simultanément  les  essences  et  les  réalités  finies  ». 
Teosofia,  t.  i,  n.  446,  p.  390. 

Nous  voici  donc  parvenus  jusqu'à  Dieu.  L'origine 
des  choses  se  rattache  étroitement  à  la  formation  de 
l'idée  de  l'être  dans  l'intelligence  divine.  En  soi,  l'être 
est  indéterminé  absolument  et  indéfiniment  détermi- 
nable.  Cette  détermination  de  l'être  idéal  est,  pour 
Rosmini,  l'essence  même  de  l'acte  créateur. 

En  effet,  dans  les  opérations  ad  extra,  le  premier  acte 
de  l'intelligence  divine  est  une  abstraction  par  laquelle 
Dieu  considère  son  Verbe  et  crée  le  concept  d'être 
idéal  et  indéterminé.  Puis  il  porte  son  attention  sur  les 
modes  finis  que  l'être  indéterminé  est  susceptible  de 
recevoir  :  c'est  là  1'  «  idéation  »  divine.  Il  imagine 
ensuite  les  différentes  formes  dans  lesquelles  l'être  peut 
être  concrète.  Enfin,  à  côté  de  l'acte  par  lequel  Dieu 
abstrait  la  forme  de  l'être  et  imagine  ses  délimitations 
particulières,  Rosmini  distingue  une  troisième  opéra- 
tion qui  donne  son  complément  à  l'acte  créateur  :  la   j 


«  synthèse  divine  »,  qui  réalise  et  fait  passer  les  choses 
conçues  de  l'ordre  des  possibles  à  celui  des  réalités 
concrètes  et  actuelles.  Cette  réalisation  est  nécessaire 
et  découle  de  la  nature  même  de  Dieu.  Rosmini  ne 
veut  pas  cependant  que  la  création  soit  nécessaire. 
Sans  doute  la  réalisation  concrète  des  choses  suit 
nécessairement  leur  conception  dans  l'intelligence 
divine;  mais  l'acte  par  lequel  il  les  conçoit  reste  émi- 
nemment libre.  Dieu  engendre  nécessairement  le  Verbe  ; 
mais  c'est  en  pleine  liberté  qu'en  cet  objet  absolu,  il 
sépare  la  forme  de  l'élément  matériel.  Teosofia,  t.  i, 
p.  401,  402,  405. 

La  création  est  donc  le  résultat  d'une  synthèse  que 
Dieu  opère  entre  l'être  en  général  et  les  réalités  pos- 
sibles qu'il  a  imaginées.  Dans  toute  créature,  il  y  a  un 
élément  positif,  formel,  qui  est  l'être  universel,  et  un 
élément  matériel,  négatif,  la  limitation  que  l'esprit 
créateur  impose  à  l'être  indéterminé.  Teosofia,  t.  i, 
p.  396,  n.  454.  L'essence  de  l'acte  créateur  se  résume 
dans  la  synthèse  de  ces  deux  termes  en  Dieu. 

Arrivés  à  ce  point  de  notre  exposé,  une  question  se 
pose  naturellement  à  notre  esprit.  Quels  sont  les  rap- 
ports de  ces  limitations  avec  l'être  indéterminé?  La 
réalité  est-elle  le  développement  interne  de  l'être  ini- 
tial, sorte  de  déroulement  logique  comme  celui  qu'a 
conçu  Hegel?  Palhoriès,  qui  nous  a  servi  de  guide, 
semble  hésiter  à  rapprocher  la  conception  du  philo- 
sophe italien  de  celle  du  philosophe  allemand.  Et 
cependant  l'identification  réelle  de  toutes  choses  dans 
le  Verbe  paraît  devoir  conduire  logiquement  Rosmini 
au  panthéisme.  Tout  en  notant  le  danger  réel  de  cette 
position,  Palhoriès  rappelle  que  Rosmini  était  trop 
chrétien  «  pour  ne  pas  voir  à  ses  pieds  l'abîme  du  pan- 
théisme où  le  mouvement  de  sa  pensée  le  conduisait 
tout  naturellement  ».  Op.  cit.,  p.  244.  Pour  se  dégager, 
Rosmini  utilisera  la  distinction,  dont  il  nous  entretient 
si  souvent,  entre  l'être  idéal  et  le  Verbe  de  Dieu. 

Peut-être  serait-il  plus  exact  d'établir  une  discrimi- 
nation entre  les  premières  œuvres  de  Rosmini  et  la 
Teosofia,  dont  l'auteur  n'a  pu  revoir  définitivement  le 
texte  et  où  l'influence  de  Hegel  serait  plus  marquée. 
Cf.  R.  Falckehberg,  op.  cit.,  p.  488. 

Cet  exposé  philosophique  était  indispensable  pour 
faire  mieux  comprendre  la  portée  exacte  des  quarante 
propositions  dont  l'examen  va  suivre.  Le  bref  com- 
mentaire dont  sera  accompagné  le  texte  des  pro- 
positions ajoutera  encore  quelques  éclaircissements 
utiles.  Nous  laissons  systématiquement  de  côté  l'ex- 
posé des  idées  morales  et  politiques  de  Rosmini; 
elles  débordent  le  cadrj  de  cet  article.  Voir  dans 
Palhoriès,  op.  cit.,  la  troisième  partie  (p.  259-341)  qui 
leur  est  consacrée. 

III.  Lks  quarante  propositions  condamnées.  — ■ 
1°  Les  attaques  sous  Grégoire  XVI  et  Pie  IX.  —  Il  est 
nécessaire  d'indiquer  les  différentes  attaques  dont  Ros- 
mini fut  l'objet  de  son  vivant,  afin  de  mieux  com- 
prendre la  portée  de  la  condamnation  promulguée  sous 
Léon  XIII  et  que  l'on  trouvera  dans  Denz.  Rannw., 
n.  1891-1930. 

Dès  1831,  une  opposition  se  forma  contre  les  pre- 
miers écrits  de  Rosmini,  dont  plusieurs  écrivains  de  la 
Compagnie  de  Jésus  suspectèrent  l'orthodoxie.  Sans 
doute,  plusieurs  jésuites  éminents,  notamment  le 
P.  Roothan,  alors  général,  écrivaient  à  Rosmini  des 
lettres  élogieuses  sur  certains  aspects  de  sa  doctrine. 
Voir  ces  lettres  dans  W.  Lockhart,  Vie  d'Antonio  Ros- 
mini-Serbati,  trad.  M.  Segond,  Paris,  1889,  p.  182-184. 
Le  pape  Grégoire  XVI  fit  même  adresser  à  Rosmini  un 
bref  fort  élogieux,  dans  lequel  il  aurait  ajouté  de  sa 
propre  main  des  qualificatifs  précieux  pour  Rosmini  : 
virum  excellenti  acprsestanti  ingenio  prœditum,  egregiis 
animi  dotibus  ornatum,  rerum  divinarum  atque  huma- 
norum  scieniia  summopere  illustrem...  Lettres  apost<  - 


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ROSMINI.     HISTOIRE    DE    LA    CONDAMNATION 


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liques  In  sublimis  militantis  Ecclesise,  29  septembre 
is:ii».  Voir  le  texte  dans  Trullet,  Examen  des  doctrines 
de  Rosmini,  trad.  Sylvestre  de  Sacy, Paris,  1893,  p.  289, 
ou  F.-X.  Krauss,  Essags,  t.  iv,  Antonio  Rosmini,  lier- 
lin,  1890,  p,  152.  D'autres  membres  de  la  Compagnie 
publièrent  en  1811  un  livre  anonyme  intitulé  Eusebio 
cristiano,  incriminant  Rosmini  sur  sa  conception  du 
péché  originel.  La  controverse  s 'étant  engagée,  Gré- 
goire XVI  lit  examiner,  en  1813,  les  écrits  des  deux 
partis  et  silence  fut  imposé  aux  adversaires.  \V.  Lock- 
hart. op.  cit..  p.  522. 

La  mise  à  l'Index  du  projet  de  Constitution  (ita- 
lienne) selon  la  justice  sociale  et  des  Cinq  plaies  fut  le 
point  <le  départ  de  nouvelles  attaques.  Bien  que  Ros- 
mini déclare  avoir  appris  «  que  la  prohibition  ne  porte 
sur  aucune  proposition  condamnable  au  point  de  vue 
théologique,  mais  qu'elle  vient  de  ce  que  ces  deux  écrits 
ont  été  jugés  inopportuns  »  (lettre  à  Leonardo  Ros- 
mini, son  cousin;  cf.  Lockhart,  p.  289),  l'école  opposée 
aux  doctrines  rosminiennes  prétendait  que  les  deux 
opuscules  avaient  été  condamnés  «  parce  qu'ils  conte- 
naient des  opinions  hérétiques,  et  qu'on  le  verrait  bien 
par  la  prompte  condamnation  de  tous  les  écrits  de 
l'auteur  ».  W.  Lockhart,  p.  524.  On  mit  en  circulation 
un  pamphlet  intitulé  Apostilles,  contenant  327  censures 
doctrinales  relatives  à  des  propositions  extraites  des 
ouvrages  de  Rosmini.  Les  accusations  contenues  dans 
les  Apostilles  furent  bientôt  appuyées  par  un  ouvrage 
anonyme  en  deux  volumes,  signé  du  pseudonyme  Prête 
liologne.se.  Pie  IX,  qui  avait  déjà  reçu  à  Gaètc  une 
demande  formelle  de  condamner  les  ouvrages  de  Ros- 
mini et  venait  d'être  rétabli  à  Rome,  résolut  de  sou- 
mettre les  ouvrages  incriminés  à  un  examen  sérieux  et 
impartial.  L'examen,  commencé  en  mars  1851,  dura 
trois  ans.  La  congrégation  spéciale  qui  en  était  chargée 
termina  par  la  sentence  de  Dimillantur,  c'est-à-dire 
d'acquittement.  Le  pape,  en  promulguant  cette  sen- 
tence, imposa  l'injonction  du  silence,  défendant  de 
renouveler  les  mêmes  accusations.  Mais,  dans  la  suite, 
plusieurs  journaux  ou  revues,  notamment  la  Civiltà 
caltolica,  VOsservatore  romano,  VOsservatore  cattolico, 
ayant  insinué  que  la  sentence  laissait  seulement  la 
cause  en  suspens  et  les  attaques  se  renouvelant  sans 
cesse  contre  l'orthodoxie  de  Rosmini,  le  préfet  de 
l'Index,  cardinal  di  Luca,  fit  publier  par  le  Maître  du 
Sacré-Palais,  le  P.  Vincenzo  Gatti,  une  communication 
officielle,  en  date  du  20  juin  1870,  dans  VOsservatore 
romano.  Eu  voici  la  filiale  :  «  Sans  doute,  il  ne  s'ensuit 
pas  qu'il  ne  soit  pas  permis  de  rejeter  le  système  philo- 
sophique de  Rosmini  ou  la  manière  dont  il  explique 
certaines  vérités,  et  de  réfuter  ses  opinions  dans  les 
écoles;  mais  de  ce  qu'on  n'est  pas  d'accord  avec  lui  sur 
la  manière  d'expliquer  certaines  vérités,  il  n'est  pas 
permis  de  conclure  que  Rosmini  a  nié  ces  vérités:  il 
n'est  pas  licite,  non  plus,  d'infliger  une  censure  théo- 
logique aux  doctrines  qu'il  a  soutenues  dans  celles  de 
ses  œuvres  que  la  Sacrée  Congrégation  de  l'Index  a  exa- 
minées et  déclarées  exemptes  de  toute  censure  et 
contre  lesquelles  le  Saint-Père  interdit  d'élever  àl'ave- 
nir  de  nouvelles  accusations.  »  L.' Osservatorc  cattolico 
publia,  le  1er  juillet,  une  note  de  regret  d'avoir  mal 
interprété  la  formule  Dimittanlur.  Mais  la  Civiltà  cat- 
tolica  fut  dispensée  de  toute  rétractation.  YV.  Lockhart, 
p.  535-539. 

Les  attaques  ne  devaient  pas  cesser  pour  autant. 
Entre  temps,  en  effet,  la  Sacrée  Congrégation  de  l'In- 
dex avait  publié  deux  déclarations.  La  première,  en 
date  du  21  juillet  1881),  spécifiait  que  la  formule  Dimit- 
tanlur signifiait  simplement  :  opus  quod  dimittitur  non 
prohibera  La  seconde,  en  dale  (lu  5  décembre  1881, 
décidait  qu'un  livre  renvoyé  (dimissum )  ou  non  prohi- 
bé n'était  pas  pour  autant  déclaré  exempt  d'erreur  cl 
qu'on  pouvait  encore  l'attaquer  au  point  de  vue  phi- 


losophique ou  théologique  sans  encourir  la  note  de 
témérité. 

En  octobre  1885,  la  Civiltà  caltolica  résumait  ses 
accusations  en  une  phrase  nette  et  concise  :  «  Rosmini 
est  un  janséniste  en  théologie,  un  panthéiste  en  philo- 
sophie, un  libéral  en  politique.  » 

Léon  XIII  qui, dans  L'intérêt  général, avait  demandé 
aux  «  journalistes  catholiques  de  s'abstenir  entière- 
ment de  discuter  ces  questions  »,  Lettre  aux  archevêques 
de  Lombardie  et  de  Piémont,  janvier  1882,  devait  faire 
reprendre  l'examen  des  doctrines  rosminiennes.  Plu- 
sieurs raisons  militaient  en  faveur  de  ce  nouvel  exa- 
men. Tout  d'abord  les  raisons  d'opportunité  et  le 
ménagement  dû  à  la  personne  de  Rosmini,  fondateur 
d'ordres,  n'existaient  pluscomme  sous  Pie  IX. Ensuite, 
ainsi  que  le  fait  remarquer  le  début  du  décret  Posl  obi- 
tum,  les  doctrines  dénoncées  et  condamnées  sont 
extraites  d'ouvrages  posthumes,  sur  lesquels  n'avaient 
pu  porter  les  premières  dénonciations.  Enfin,  les  pro- 
positions reconnues  «  non  conformes  à  la  vérité  catho- 
lique i  contiennent  «des  chefs  de  doctrine  «qui  se  trou- 
vaient seulement  en  germe  dans  les  premiers  ouvrages 
de  l'auteur,  mais  qui  se  sont  développés  et  expliqués 
plus  clairement.  Faut-il  ajouter  que  les  défenseurs  de 
Rosmini  avaient  singulièrement  exagéré  en  présentant 
ses  doctrines  philosophiques  et  théologiques  comme 
l'expression  authentique  de  la  doctrine  de  saint  Tho- 
mas? Voir,  en  ce  sens,  W.  Lockhart,  op.  cit.,  c.  i.i; 
A.  Trullet,  Examen  des  doctrines  de  Rosmini,  trad.  Syl- 
vestre de  Sacy,  Paris,  1893,  surtout  du  c.  iv  à  la  fin 
(Parère  intorno  aile  dottrine  ed  aile  opère  deV  abbutc 
Rosmini,  Rome,  1854).  Les  meilleurs  esprits  pouvaici.t 
être  troublés  par  des  affirmations  aussi  audacieuses. 

2°  Le  décret  «  Post  obitum  »  et  les  quarante  propositions 
rosminiennes  réprouvées.  —  Le  décret  est  du  mercredi 
14  décembre  1887.  Il  signale  deux  catégories  de  tra- 
vaux suscités  par  la  publication  des  ouvrages  pos- 
thumes de  Rosmini  :  d'abord,  des  études  philoso- 
phiques et  théologiques  de  docteurs  privés;  ensuite  des 
études  faites  par  des  membres  de  l'épiscopat  lui-même. 
Les  unes  et  les  autres  ont  abouti  à  la  dénonciation  d'un 
certain  nombre  de  propositions  au  Saint-Siège.  Ces 
mêmes  études  ont  été  accompagnées  de  longues  et 
vives  polémiques  auxquelles  il  fallait  également  que 
Rome  mît  enfin  un  terme. 

Les  quarante  propositions  sont  proscrites,  condam- 
nées et  réprouvées  dans  le  sens  de  l'auteur,  c'est-à-dire 
dans  le  sens  de  son  système,  de  sa  doctrine,  en  un  mot, 
dans  leur  sens  objectif,  sans  qu'il  y  ait  lieu  ni  utilité 
de  se  préoccuper  du  sens  subjectif  et  des  intentions  de 
Rosmini.  Dans  cette  condamnation,  le  Saint-Office  a 
agi  comme  inquisition  universelle  et  son  décret  s'adresse 
à  l'Église  entière.  Enfin,  par  une  clause  remarquable  et 
très  défavorable  à  la  réputation  des  autres  ouvrages  de 
Rosmini,  le  décret  du  Saint-Office  défend  absolument 
de  conclure,  du  silence  qu'il  garde  au  sujet  des  autres 
doctrines  rosminiennes,  à  une  approbation  tacite  ou 
implicite  qui  leur  en  reviendrait.  Voir  le  texte  du  dé- 
cret dans  Rosminianarum  propositionum  quas  S.  R.  U. 
Inquisilio...  reprobavit,  proscripsit,  damnavit  trutina 
theologica,  Rome,  1892,  appendix,  p.  127-428;  cf.  J.  Di- 
diot,  La  fin  du  rosminianisrne.  dans  Revue  des  sciences 
ecclésiastiques,  1888,  p.  401-402. 

Des  quarante  propositions  condamnées,  les  vingt- 
quatre  premières  sont  d'ordre  plutôt  philosophiques, 
les  seize  dernières  sont  d'ordre  strictement  théologique. 
Nous  indiquerons  pour  chacune  d'elles  :  t.  le  texte  ita- 
lien original  avec  la  référence  aux  (cuvres  de  Rosmini, 
ce  texte  étant  fréquemment  plus  développé  que  le 
résumé  qu'en  a  fait  le  Saint-Office;  2.  le  texte  latin  du 
Saint-Office  juxtaposé  à  la  traduction  française.  Un 
bref  comment  aire,  dont  les  idées  essentielles  sont  em- 
pruntés à  l'Examen  théologique  (Trutina  theologica) 


2929 


ROSMINI.    PROPOSITIONS  CONDAMNÉES,   Irc    SECTION 


2930 


édit.  par  la  typographie  vaticane,  1892,  indiquera  les 
raisons  vraisemblables  de  la  condamnation. 

Nous  adoptons  les  divisions  de  la  Trulina,  qui  par- 
tage les  quarante  propositions  en  onze  sections  :  1.  De 
la  voie  naturelle  de  la  connaissance  de  Dieu,  c'est-à- 
dire  de  l'ontologisme  rosminien;  2.  De  la  constitution 
et  de  la  nature  intime  des  choses  créées,  c'est-à-dire  du 
panthéisme  rosminien;  3.  De  la  création;  4.  De  l'âme 
humaine;  5.  Du  très  auguste  mystère  de  la  sainte  Tri- 
nité; 6.  Du  mystère  de  la  divine  incarnation  et  du  ca- 
ractère baptismal;  7.  Du  très  saint  sacrement  de  l'eu- 
charistie; 8.  Du  péché  originel,  et  de  l'immaculée 
conception  de  la  bienheureuse  Vierge  ;  9.  De  la  justifi- 
cation; 10.  De  l'ordre  surnaturel;  11.  De  l'objet  de  la 
vision  intuitive. 

zre  section.  — De  la  voie  naturelle  de  la  connaissance 
de  Dieu,  c'est-à-dire  de  l'ontologisme  rosminien. 

1.  Nella  sfera  del  crealo  si  manifesta  immediatamenie  ail' 
umano  inlellelto  qualche  cosa  di  divino  in  se  stesso,  cioè  taie 
■cfte  alla   divina    natura   appartenga   (Teosofia,  vol.  IV,  n.  2, 

p.  6). 

In  ordine  rerum  creatarum  Dans    l'ordre    des    choses 

immédiate   manifeslatur   nu-  créées  se  manifeste  immédia- 

mano  intellectui  aliquid divini  tement    à    l'esprit    humain 

in  seipso,  hujusmodi  nempe  quelque  chose  de  divin   en 

quod  ad  divinam  nalunim  per-  soi,  qui  par  son  essence  ap- 

iineat.  partient  a  la  divine  nature. 

Il  suffit  de  se  reporter  au  résumé  proposé  plus  haut 
des  principes  philosophiques  de  Hosmini  pour  com- 
prendre comment  cette  proposition  se  rattache  au  fon- 
dement de  tout  le  système  :  l'unité,  universelle  et 
absolue,  de  l'être  en  toutes  choses.  Or,  affirme  ici  Ros- 
mini,  la  connaissance  naturelle  que  nous  pouvons  avoir 
des  choses  créées  est.cn  réalité,  la  connaissance'  de  cet 
être  universel  et  absolu,  qui  appartient  par  lui-même 
à  la  nature  divine.  Dans  la  pensée  de  Hosmini.  il  ne 
s'agit  pas  d'une  connaissance  intuitive  de  Dieu  :  la 
visione  dell'  esserc  è  una  visione  di  qualche  cosa  di  divino, 
ma  non  di  Dio  stesso,  et  il  en  ajoute  immédiatement  la 
raison  :  perché  a  veder  Dio,  è  necessario  vedere  tutto  che 
gli  è  essenziale  {Teosofia,  t.  m,  p.  115).  Car,  pour  lui.  la 
connaissance  intuitive  implique  qu'on  voie  tout  ce  qui 
est  essentiel  à  Dieu.  Or,  l'être  que  nous  percevons  n'est 
pas  ce  tout,  mais  simplement  quelque  chose  de  Dieu, 
un'  appartenenza  di  Dio. 

Mais  comment  admettre  logiquement  pareille  dis- 
tinction? Comme  le  fait  observer  le  commentaire  de  la 
Trulina,  il  est  impossible  de  voir  immédiatement 
•quelque  chose  d'essentiel  à  Dieu,  sans  voir  Dieu  lui- 
même  et  Dieu  tout  entier,  tout  comme  il  est  impossible 
que  quelque  chose  soit  en  Dieu  qui  ne  soit  pas  Dieu. 
N.  8,  p.  10. 

Au  point  de  vue  théologique,  deux  conclusions  héré- 
tiques pourraient  être  tirées  de  l'assertion  rosminienne  : 
a)  l'ordre  surnaturel,  même  dans  son  complet  dévelop- 
pement, la  vision  béatifique,  ne  différerait  pas  essen- 
tiellement de  l'ordre  naturel;  b)  l'ordre  des  choses 
créées  renfermerait  quelque  chose  de  formellement 
divin.  La  première  conclusion  ruinerait  le  dogme  de  la 
grâce;  la  deuxième  conduirait  au  panthéisme.  Cf.  J.  Di- 
•diot,  op.  cit.,  p.  403-404. 

2.  Dicendo  il  divino  nella  natura,  non  prendo  questu  parola 
divino  a  siqni/icare  un  effello  non  divino  di  una  causa  divina. 
Per  la  stessa  ragione  non  è  miu  intenzioiie  di  parlare  di  un' 
divino,  che  sia  laie  per  parlicipazione  (Ibid.). 

Cum  divinum  dicimus   in  Quand  nous  parlons  du  di- 

natura,  vocabulum  istutl  •  di-  vin  dans  la  nature,  ce  mot 

vinum   »  non   usurpamus  ad  «  divin  »  n'est  pas  pris  par 

significandum    effectuai    non  nous  pour  signifier  un  effet 

divinum  causa'  divina';  neque  non  divin  d'une  cause  divine 

mens  nobis  est  loqui  de  divino  et  ce  n'est  pas  notre  idée  de 

quodam,  quod  taie  sit  per  par-  parler  de  quelque  chose  qui 

.ticipationem.  serait  divin  par  participât  ion. 


Cette  proposition  ne  fait  que  rendre  plus  clair  le  sens 
de  la  première.  Elle  est  d'ailleurs  extraite  du  même 
passage  de  la  Teosofia.  Le  divin  qui  se  manifeste  à 
notre  intelligence  n'est  pas  divin  parce  qu'effet  d'une 
cause  divine  ou  divin  par  participation,  mais  divin 
formellement,  par  essence.  A  signaler  ici  une  interpré- 
tation, évidemment  fausse,  de  la  pensée  rosminienne 
par  un  des  admirateurs  du  philosophe  italien.  L'ex- 
pression per  participalionem  viserait  la  participation 
du  divin  par  la  grâce  sanctifiante.  Échappatoire  sans 
portée  réelle  et  exclue  par  lecontexte  mêmede  Rosmini, 
dans  ce  c.  i,  Del  divino  nella  natura.  Teosofia,  t.  iv,  n.  1 . 
Cf.  Aile  quaranta  liosminiane  proposizioni...  note  secre- 
tamenle  sotloposte  al  giudizio...  dei  Maestri  di  verilà... 
nella  Chiesa  sanla  di  HcsàCristo,  Milan,  1888;  Trutina, 
n.  9-10  et  p.  12,  note  1.  Ontologisme  et  menace  de 
panthéisme.  J.  Didiol,  op.  cil.,  p.  404. 

3.  Vi  è  dunque  nella  natura  dell'universo,  cioè  nelle  intel- 
liqcnze  che  sono  in  esso,  qualche  cosa  a  cui  conviene  la  deno- 
minazione  di  divino,  non  in  senso  figuralo,  ma  in  senso  pro~ 
prio  (Teosofia,  t.  iv,  Del  divino  nella  natura,  n.  15,  p.  18  .  — 
E  una...  attualità  indistinla  dal  resta  dell'attualità  divina, 
indivisibih  m  se  divicllilî  per  astra  :ionk  mentale  (  T&tscfin 
t.  ni,  n.  1423,  p.  344). 

In  natura  igitur  universi.  Dans  la  nature  de  l'uni- 
idesl  in  intelligenliis  qiuc  in  vers,  c'est-à-dire  dans  les  in- 
ipso  sunt,  aliquid  est,  cui  con-  telligences  qui  en  font  partie, 
venit  denominatio  divini  non  ily  a  quelque  choseà  qui  con- 
senti! fiqurato  sed  proprio.  Est  vient  la  dénomination  de  di- 
actnalitas  non  distincta  a  re-  vin,  prise  au  sens  non  pas  ti- 
liquo  actualitulis  dii  inse,  guré,  mais  propre.  C'est  une 

actualité  qui  n'est  pas  dis- 
tincte du  reste  de  l'actualité 
divine. 

Les  partisans  de  Rosmini  ont  voulu  défendre  l'or- 
thodoxie de  cette  proposition.  L'auteur  anonyme  d'un 
opuscule  paru  à  Florence,  en  1888,  a  signalé  tout  d'a- 
bord que  le  texte  original  italien  était  pris  en  deux 
volumes  différents,  avec  des  centaines  de  |>ages  inter- 
médiaires entre  les  deux  passages  rapprochés,  ce  qui 
risquait  de  fausser  la  pensée  de  Hosmini  en  supprimant 
le  contexte.  Ragioni  délia  condannu  falta  dal  S.  U/fizio 
délie  cosi  dette  XL  proposizioni  di  Antonio  Jiosmini 
esposte  dal  Teologo  F.  (.'.  I).,  p.  14,  15.  La  juxtaposition 
des  deux  textes  montre  au  contraire  la  parfaite  conti- 
nuité de  la  pensée  rosminienne.  C'est  le  même  sujet 
dont  il  est  question  dans  le  premier  texte  qui  se  re- 
trouve, sous-entendu,  dans  le  second.  Le  rapproche- 
ment fait  par  le  Saint-Office  est  donc  légitime. 

La  défense  de  Rosmini  s'appuie  ici  sur  la  distinction 
indiquée  dans  le  commentaire  de  la  proposition  1,  et 
par  laquelle  les  rosminiens  pensent  échapper  au  re- 
proche (l'ontologisme.  Le  divin,  disent-ils,  que  notre 
intelligence  saisit,  est  un  divin,  non  au  sens  figuré, mais 
au  sens  propre;  ce  sens  propre  toutefois  «  n'est  pas 
propre  absolument,  pleinement  et  ne  fait  pas  de  ce 
divin  quelque  chose  de  parfaitement  identique  à  Dieu  », 
non  in  senso  proprio  assolutamenle,  ossia  in  senso  pieno 
cosi  da  essere  perfelto  sinonimo  con  Dio.  Opusc.  Aile 
quaranta...  Il  ne  s'agirait,  suivant  la  distinction  fonda- 
mentale de  la  philosophie  rosminienne,  que  de  l'être 
idéal  divin,  identique  sans  doute  objectivement  avec 
son  être  réel,  puisque  Dieu  est  indivisiblement  l'être 
réel-idéal,  mais  divisible  de  cet  être  réel  par  abstraction 
mentale.  Non  si  puà  dire  con  esattezza,  écrit  expressé- 
ment Rosmini,  che  noi  veggiamo  Dio  — ■  l'essenza  di- 
vina —  nella  vila  présente;  perciocchè  Dio  non  è  solo 
l' essere  idéale,  ma  indislinguibilimenle  reale-ideale.  Il 
rinnuovamento  delta  filosofia,  c.  xlii. 

Remarquons  —  et  ceci  complique  singulièrement  la 
difficulté,  et  ajoute  à  l'obscurité  de  la  doctrine  ros- 
minienne —  que  l'abstraction  mentale  qui  sépare 
l'être  idéal  divin  et  l'être  idéal-réel.  Dieu,  est  le  fait  de 
l'intelligence  divine  elle-même  divisant  pour  ainsi  dire 


2931 


ROSMINI.    l'Hdl'OSITIONS   CONDAMNÉES,   Irc   SECTION 


2932 


l'être  considéré  initialement  cl  l'être  considéré  dans 
son  terme  :  acte  d'intelligence,  écrit  Rosmini,  col  quale 
neW  essere  assolulo  dislinse  l'inizio  dal  termine,  e  vide 
quello  separato  da  questo.  Sans  doute  cette  sépara- 
t  ion  n'est  pas  réelle,  mais  elle  est  le  résultat  de  l'abs- 
traction  mentale.  Teosofia,  t.  i,  p.  401. 

Qu'est-ce  que  cet  être  initial?  Pure  existence,  ré- 
pond parfois  Rosmini  :  II  che  è  quarto  dire  corne  pura 
tsislenza,  è  egualmenle  inizio  di  Dio  e  délie  créature. 
Teosofia,  t.  i,  p.  230.  Être  purement  intelligible  et 
dénué  de  toute  subsistance,  dit  ailleurs  Rosmini. 
Cf.  prop.  38.  Cette  seconde  interprétation  est  la  plus 
fréquemment  présentée  par  les  rosminiens.  Cf.  Aile 
quaranla  proposizioni...,  p.  8,  ou  encore  Alla  Civillù 
Cattolica,  riposta  di  un  Prelalo  romano,  Rome,  1889, 
p.  39. 

Au  point  de  vue  philosophique,  ces  deux  explications 
aboutissent  pour  Rosmini  à  des  contradictions.  Si 
l'être  que  l'intelligence  saisit  est  l'être  divin  dans  son 
existence,  nous  ne  pouvons  que  voir  Dieu  lui-même  : 
in  Deo  non  est  aliud  essenlia  vel  quiddilas,  quam  suum 
esse.  S.  Thomas,  Conl.  genl.,  1.  I,  c.  xxn.  Si  l'être  que 
l'intelligence  saisit  est  simplement  l'être  divin  intelli- 
gible, alors  ce  n'est  plus  l'être  divin  par  essence,  mais 
bien  l'idée  que  nous  nous  en  formons  en  partant  des 
créatures.  Les  deux  solutions  sont  en  contradiction 
avec  la  thèse  générale  de  Rosmini,  Trutina,  n.  11-16, 
p.  13-20. 

Au  point  de  vue  théologique,  les  dangers  signalés 
dans  les  deux  premières  propositions  ne  font  que  s'ac- 
centuer :  l'ontologisme  qui  conduirait  à  méconnaître 
la  distinction  radicale  de  la  connaissance  naturelle  de 
Dieu  par  le  raisonnement  et  l'abstraction  et  de  la 
connaissance  surnaturelle  de  Dieu  par  l'intuition  de  la 
vision  béatifique;  le  panthéisme  :  «  Les  intelligences 
Unies  sont  actuées  par  une  actualité  divine;  il  ne  fau- 
drait pas  un  grand  clïort  pour  en  conclure  qu'elles  sont 
elles-mêmes  actuellement  divines.  »  J.  Didiot,  op.  cit., 
p.  404-405. 

t.  L'essere  indeterminato  (essere  idéale),  il  quale  <l  indubi- 
tamente  palese  a  tulle  le  intelligenze  (è  quel  divino  che)  si 
manifesta  all'uomonellanatura  (Teosofia, t.  iv,n.  5  et  6,  p.  8). 

Esse  indeterminalum,  quod  L'être  indéterminé,  qui 
lirocul  dubio  notum  est  omni-  sans  aucun  doute  est  celui-là 
bus  intelligentiis,  est  divinum  même  que  toute  intelligence 
illud  quod  homini  in  natura  connaît,  est  cet  être  divin 
mantfestatur,  manifesté  à  l'homme  dans  la 

nature. 

Sur  1'  «  être  indéterminé  »  qui  se  présente  tout  d'a- 
bord à  l'intelligence,  on  pourrait  trouver,  en  saint 
Thomas,  des  textes  se  rapprochant  des  formules  ros- 
rniniennes.  Cf.  Sum.  theol.,  Ia,  q.  lxxxv,  a.  3,  ad  lum; 
In  /™  Sent.,  dist.  VIII,  q.  i,  a.  3.  Mais,  tandis  que  l'être 
indéterminé,  universel,  dont  parle  saint  Thomas,  est 
un  concept  qui  peut  recevoir,  qui  doit  recevoir  des 
déterminations  nouvelles  selon  les  applications  qu'on 
en  fait  aux  diverses  réalités,  cf.  dont,  gent.,  1.  I, 
c.  xxvi,  l'être  sans  détermination  et  universel  dont 
parle  Rosmini  n'est  pas  susceptible  de  recevoir  les 
limites,  les  précisions  nécessaires  pour  convenir  à 
telles  ou  telles  réalités  précises  :  c'est  l'être  dans  sa 
plénitude  de  perfection  qui  se  confond  en  réalité  avec 
l'être  divin;  qualenus  ipsius  essendi  plenitudo  nullis 
limilibus  circumscribitur,  explique  pertinemment  la 
Trutina  theologica,  n.  21,  p.  24.  Sans  doute,  Rosmini  et 
ses  disciples  invoqueront  ici  encore  la  distinction  entre 
l'être  idéal  et  initial,  et  l'être  réel-idéal  considéré  dans 
son  terme.  Mais  nous  avons  vu  qu'il  n'y  a  pas  de  diffé- 
rence essentielle  entre  l'un  et  l'autre.  L'analyse  des 
propositions  9,  10,  11,  nous  le  fera  voir  plus  clairement 
encore.  Logiquement,  c'est  encore  au  panthéisme  qu'il 
faut  ici  aboutir.  Il  y  a  confusion  entre  l'être  universel 
qui  est   au  fond   de   tous  nos  concepts  et  l'actualité 


divine.  «  Au  panthéisme  idéologique  s'associe  le  pan- 
théisme cosmique.  »  J.  Didiot,  op.  cit.,  p.  405. 

5.  L'essere  intuito  dall'iromo  deve  necessariamente  essere 
qualche  cosa  d'un  ente  necessario  ed  elerno,  causa  créante,  dé- 
terminante et  finiente  di  lulli  gli  enti  contingenti  :  e  questo  è 
Dio  (Teosofia,  t.  i,  n.  298,  p.  211). 

6.  NeW  uno  (essere  che  prescinde  dalle  créature  e  da  Dio,  c 
che  è  l'essere  indeterminato)  e  neW  allro  essere  (che  non  è 
più  indeterminato,  ma  Dio  stesso,  essere  assolulo)  c'è  la  stessa 
essenza  (Teosofia,  t.  n,  n.  848,  p.  150'. 

Esse   quod   homo   intuetur  L'être,  objet  de  l'intuition 

necesse  est  ut  sit  aliquid  eniis  humaine,  doit  être  nécessai- 

necessarii    et    œlerni,    causée  rement    quelque    chose    de 

creantis,  delerminantis  ac  fi-  l'être     nécessaire,     éternel, 

nientis  omnium  entium  con-  créateur,  cause  déterminante 

tingentium;     atque    hoc    est  et   finale   de  tous   les  êtres 

Deus.  contingents,   c'est-à-dire   de 
Dieu  même. 

In  esse  quod  prœscindit  a  Dans  l'être  [universel]  qui 
creaturis  et  a  Deo  quod  est  esse  fait  abstraction  des  créatures 
indeterminalum,  atque  in  Deo  et  de  Dieu,  c'est-à-dire  dans 
esse  non  indeterminato  sed  ab-  l'être  indéterminé,  il  y  a  la 
soluto,  eadem  est  essenlia.  même    essence  qu'en   Dieu, 

être  déterminé  et  absolu. 

Ces  deux  propositions  peuvent  être  jointes,  car  elles 
ne  font,  l'une  et  l'autre,  que  reprendre,  en  les  affirmant 
avec  des  nuances  nouvelles,  les  précédentes  assertions. 

Dans  la  proposition  5,  l'identification  de  l'être  trans- 
cendantal  des  logiciens  avec  l'être  divin  lui-même, 
s'affirme  plus  audacieusement.  Cet  être,  objet  de  notre 
intuition,  est  nécessairement  quelque  chose  de  l'être 
nécessaire,  éternel,  créateur,  cause  déterminante  et 
finale  de  tous  les  êtres  contingents,  c'est-à-dire  quel- 
que chose  de  Dieu  lui-même.  C'est  du  pur  ontologisme. 
Et  cette  conclusion  reçoit  une  confirmation  delà  pro- 
position suivante.  On  y  affirme,  en  effet,  que  l'être 
transccndantal,  indéterminé,  qui  convient  aussi  bien 
à  Dieu  qu'à  la  créature,  tout  en  faisant  abstraction  de 
l'un  et  de  l'autre,  a  réellement  une  essence  qui  n'est 
pas  simplement  logique  et  abstraite  :  c'est  la  même 
essence  que  l'essence  de  Dieu,  l'être  absolu  et  déter- 
miné. 

Étant  donnée  cette  identification,  comment  peut-on 
encore  logiquement  admettre  une  distinction  entre 
Dieu  et  le  monde?  D'autre  part,  comment  discriminer 
la  vision  béatifique  de  la  connaissance  naturelle  de 
Dieu?  On  le  voit,  avec  ces  deux  nouvelles  propositions, 
identiques  quant  au  sens  et  presque  dans  la  forme, 
nous  nous  enfonçons  toujours  plus  avant  dans  l'équi- 
voque foncière  du  rosminianisme.  Cf.  Trutina,  n.  22- 
24,  p.  26-29;  J.  Didiot,  p.  406-407. 

7.  L'essere  indeterminato  delta  intuizione...  l'essere  iniziale 
...  è  qualche  cosa  del  Verbo,  che  ella  (la  mente  del  Padre)  dis- 
lingue non  realmente,  ma  secondo  la  ragione,  dal  Verbo  (Teo- 
sofia, t.  n,  n.  848,  p.  150;  t.  i,  n.  490,  p.  445). 

Esse  indeterminalum  inlui-  L'être  indéterminé  de  l'in- 
tionis,  esse  initiale,  est  aliquid  tuition,  l'être  initial,  est  quel- 
Verbi,  quod  mens  Patris  dis-  que  chose  du  Verbe,  que  l'in- 
linguil  non  realiler  sed  secun-  telligcnce  du  Père  distingue 
dum  rationem  a  Verbo.  du    Verbe,   non   réellement, 

mais  en  raison. 

Cette  proposition  paraît  d'autant  plus  intéressante 
qu'elle  semble  vouloir  donner  l'ultime  raison  de  la 
distinction  si  souvent  apportée  par  Rosmini  entre  la 
«  réalité  »  et  1'  «  idéalité  »,  ces  deux  formes  primordiales 
de  l'être.  Cf.  //  rinnuovamento  délia  ftlosofta.  C.  xlii. 
L'être  idéal,  qui  renferme  en  lui-même  toutes  les  idées 
divines,  archétypes  des  réalités  créées  ou  créables,est 
pensé  par  Dieu  dans  le  Verbe  avec  lequel  ces  idées 
s'identifient  réellement.  Elles  s'en  distinguent  cepen- 
dant, selon  la  raison,  en  tant  que  l'intelligence  du  Père 
les  conçoit  par  abstraction  selon  leur  être  idéal.  Ainsi, 
nous  en  revenons  encore  à  la  disti  iction  par  laquelle 
les  rosminiens  estiment  pouvoir  laver  leur  maître  du 


21)33 


ROSMINI.    PROPOSITIONS    CONDAMNÉES,    Ile    SECTION 


293' 


reproche  d'ontologisme.  En  saisissant  l'être  idéal, 
notre  esprit,  tout  en  atteignant  quelque  chose  de  divin, 
n'atteint  pas  Dieu  lui-même.  Contradiction  dans  les 
termes  et  dont,  longtemps  d'avance,  saint  Thomas  a 
fourni  la  réfutation  dans  De  veritate,  q.  xn,  a.  (i. 
Cf.  Trutina,  n.  25-32. 

Au  point  de  vue  théologique,  cette  septième  propo- 
sition est  inadmissible,  car  elle  semble  admettre  une 
certaine  composition  dans  l'être  du  Verbe  et  présenter 
le  Verbe,  par  cet  élément  initial  qui  est  en  lui,  comme 
l'objet  naturel  de  l'intuition  humaine.  Enfin,  les  dis- 
tinctions de  raison  qu'on  suppose  faites  par  l'intelli- 
gence du  Père  ne  répondent  à  rien  qui  soit  théologique- 
ment  concevable  en  Dieu. 

IIe  section.  —  De  la  constitution  et  de  la  nature 
intime  des  choses  créées,  c'est-à-dire  du  panthéisme  ros- 
minien. 

8.  Gli  enti  finiti  che  compongono  il  mondo risultano  da  due 
elementi,cioi  dal  termine  reale  ftnilo,  e  dall'  essere  iniziale,  che 

dà  a  questo  termine  la  forma  di  ente  (Teosofia,  t.  i,  n.  -454, 

1».  306). 

Eniia    flnila,  quibus   com-         Les    êtres    finis,    dont    se 

ponitur  mandas,  résultant  ex  compose  le  monde,  résultent 

duobus  elementis,  id  est  ex  ter-  d'un  double  élément,  c'est-à- 

mino  retdi  flnito  et  esse  ini-  dire  d'un  terme  réel  liui  et  de 

tiali,  quod  ciilrm  termini)  tri-  l'être  initial,  qui  confère  à  ce 

buit  formant  entis.  terme  la  forme  d'être. 

D'après  la  doctrine  même  de  Rosmini  et  de  ses 
disciples,  l'être  initial,  qui  est  l'être  universel,  est  le 
même  qui  se  retrouve  sous  les  différents  aspects  des 
réalités  :  aussi  Rosmini  et  ses  disciples  l'appellent-ils 
être  virtuel.  Voir  prop.  10;  cf.  Aile  quaranta  proposi- 
zioni...,  p.  12.  Mais  cet  être  est  essentiellement  quelque 
chose  de  divin.  La  présente  proposition  revient  donc  à 
proclamer  que  Dieu  lui-même,  ou  le  Verbe,  donne  aux 
termes  finis  et  réels  du  monde  la  forme  d'être.  Dieu  ou 
le  Verbe,  forme  intrinsèque  et  constitutive  de  tout  être 
fini!  ("est  le  pur  panthéisme.  Voir,  dans  saint  Thomas. 
pa  réfutation  d'une  erreur,  formulée  en  termes  ana- 
logues. Cont.  gent.,  1.  1,  c.  xxvi. 

9.  L' essere  oggetlo  dell'  intaito...  è  l'alto  iniziale  di  tutti  gli 
enti  (Teosofia, t.  in,  n.  1235, p.  73).  —  L'essere  iniziale dunque 
è  inizio  tanto  dello  seibile  qaanto  del  sussistente...è  eguulmcnte 
inizio  di  Lio,  corne  da  noi  si  concepisce,  e  délie  créature  (  Teo- 
sofia, t.  i,  n.  287,  p.  229;  n.  288,  p.  230). 

Esse,  objectant  intuitionis, 


est  nctus  initialis  omnium  en- 
tium.  —  Esse  initiale  est  ini- 
tiant tamcognoscibiliumquam 
subsistentium;  est  ptiriler  ini- 
tiant l!ei,  liront  tt  ttobis  eitnci- 
pitar,  et  creaturarum. 


L'être  qui  est  objet  d'intui- 
tion est  l'acte  initial  de  tous 
les  êtres.  —  L'être  initial  est 
à  l'origine  tant  des  connais- 
sablés  que  des  subsistants;  il 
est  pareillement  à  l'origine  de 
Dieu  —  du  moins  tel  que 
nous  le  concevons  —  et  des 
créatures. 


On  remarquera  qu'ici  encore  le  Saint-Office  a  puisé 
la  proposition  répréhensible  en  deux  passages  diffé- 
rents de  la  Teosofia.  Mais,  dans  les  deux  endroits, 
l'idée  est  la  même  et  la  juxtaposition  des  textes  ne  fait 
que  mettre  en  relief  la  véritable  pensée  de  Rosmini. 
Cette  pensée  est  claire,  sauf  dans  la  restriction  apposée 
prout  a  no  bis  concipitur.  Rosmini  veut  sans  doute  par 
là  distinguer  en  Dieu  l'idéalité  de  la  réalité  :  c'est,  nous 
le  savons,  la  distinction  subtile  par  laquelle  il  pense 
échapper  à  tout  reproche  d'hétérodoxie.  Quoi  qu'il  en 
soit,  l'être  initial  de  toutes  choses,  objet  de  notre  intui- 
tion, est  quelque  chose  de  divin,  quelque  chose  du 
Verbe  (voir  prop.  7),  essentiellement  identique  au 
Verbe.  Ici  encore,  et  de  toute  évidence,  relent  de  pan- 
théisme. 

10.  L'essere  virtuale  et  senza  termini  (Divino  in  se  stesso, 
appartenenza  di  VioJ  è  ta  prima  e  la  più  semplice  délie  enlild 
per  cosi  falto  modo  che  qualunque  altra  enlità  è  composta,  e  Ira 
i  suoi  eomponenti  c'  è  l'essere  virluale  sempre  e  necessaria- 

DICT.    DE  THÉOL.    CATHOL. 


mente.  —  L'essere  virluale  è  porte  essenziale  di  tulle  affatto  le 
entità,  per  quantunque  col  pensiero  si  dividano  {Teosofia,  t.  i, 
p.  221;  n.  281,  p.  223). 

Esse  virtuale  et  sine  Umi-  L'être  virtuel  et  sans  limite 
tibus  est  prima  a:  cimpltcis-  est  la  première  et  li  plus  sim- 
sima  omnium  entitatum,  adeo  pie  de  toutes  les  entités;  ainsi 
ut  quœlibet  alia  entitas  sit  toute  autre  e  itité  est  com- 
composita,  et  inler  ipsias  com-  posée  et  l'être  virtuel  est  tou- 
ponentia  semper  et  necessario  jours  et  nécessairement  l'un 
.sit  esse  virtuale.  Est  purs  essen-  des  composants.  Cet  être  vir- 
tialis  omnium  omnino  entita-  tuel  est  partie  essentielle,  de 
1  uni,  iitut  cogitatione  dioidan-  toutes  les  entités  sans  excep- 
tur.  tion,  quelles  que   soient   les 

divisions  qu'y  apporte  notre 

pensée. 

Cette  proposition  ne  l'ait  que  confirmer  l'erreur  rele- 
vée dans  les  précédentes  en  attribuant  à  l'être  initial 
de  nouvelles  qualifications.  L'être  initial  est  l'être 
virtuel,  capable  de  tout  devenir.  Il  est  la  plus  simple  de 
toutes  les  entités,  mais  il  en  est  aussi  la  première;  de 
telle  sorte  qu'il  entre  toujours  et  nécessairement  comme 
l'un  des  éléments  composant  n'importe  quelle  entité. 
Or,  nous  savons  que  cette  réalité  très  simple,  cet  être 
virtuel  est  quelque  chose  d'essentiellement  divin.  La 
raison  pourra  le  distinguer  d'avec  les  entités  dont  il 
fait  partie,  ce  ne  sera  qu'une  distinction  logique.  Il  se 
trouve  en  toutes,  partie  essentielle  de  toutes.  C'est 
toujours,  au  point  de  vue  théologique,  l'affirmation 
d'une  sorte  de  panthéisme  qui  est  ici  à  réprouver. 

11.  La  quiddità  (ciô  ehe  una  cosa  è)  dell'  eitte  finito  non  è 
costituita  da  ci::  :  he  egh  ha  di  positive  ma  dai  suoi  limih  La 
(inidditù  dell'  ente  in  finito  è  costituita  doit'  entità  cd  è  positiva; 
e  la  quiddità  dell'  ente  finito  è  costituita  dtti  limiti  dell'  entità, 
vd  è  négation  {Teosofia,  t.  r,  n.  720,  p.  708-709), 


Quidditas  (id  quod  res  est) 
entis  finiti  non  constituitur  eo 
quod  habel  posilivi,  sed  suis 
limitibus.  Quidditas  entis  in- 
finiti  constituitur  entiiate,  et 
est  positiva:  quidditas  vero 
entis  finiti  constituitur  limi- 
tibus eniitatis,  et  est  negaliva. 


La  quiddité  (ce  qu'est  ta 
chose)  de  l'être  Uni  n'est  pas 
constituée  par  ce  qu'il  con- 
tient de  positif,  mais  par  ses 
limites.  La  quiddité  de  l'être 
infini  est  constituée  par  son 
entité,  et  elle  est  positive;  la 
quiddité  de  l'être  fini  est 
constituée  par  les  limites  de 
son  entité  et  est  négative. 


Pour  comprendre  la  réprobation  de  cette  proposition 
qui,  au  premier  abord,  semble  ne  renfermer  qu'une 
contradiction  philosophique,  i)  faut  se  reporter  à  l'en- 
semble du  système  rosminien,tel  qu'il  a  été  exposé  plus 
haut,  à  propos  de  la  synthèse  opérée  par  Dieu  dans 
l'acte  créateur.  Voir  col.  2925.  Les  êtres  particuliers  ne 
se  différencient  entre  eux  que  parce  qu'ils  comportent, 
chacun  dans  son  individualité  ou  son  espèce,  des  limi- 
tations de  l'être  indéterminé  et  général  qui,  dans  son 
«  idéalité  »  s'identifie  à  Dieu.  Pour  Rosmini,  l'être  indé- 
terminé, voilà  le  fond  de  toutes  choses,  fond  commun 
et  toujours  identique,  l'êv  era  tcoXXwv  dont  parle 
Platon.  On  se  reportera  au  commentaire  des  proposi- 
tions 7,  9,  10.  Le  Saint-Office,  en  réprouvant  cette 
proposition,  y  a  vu  comme  une  atteinte  indirecte  aux 
définitions  du  concile  du  Vatican  contre  le  panthéisme. 
De  fide  culholica,  t.  i,  can.  4,  Denz.-Bannw.,  n.  1804. 
Cf.  Trutina,  n.  68-70.  J.  Didiot  a  fort  exactement  pré- 
cisé le  danger  de  cette  prop.  11  :  «  Comment  le  fini  se 
distingue-t-il  réellement  de  l'infini?  Par  la  limite,  par 
le  négatif.  Le  fini,  comme  tel,  n'est  donc  rien;  il  n'est 
rien  dans  sa  quiddité,  mais  il  est  quelque  chose  dans 
son  entité;  il  est  Dieu.  »  Op.  cit.,  p.  411. 

12.  La  realilà  finita  non  è,  ma  egli  (Dio)  la  fa  essere  coll' 
aggiungere  alla  reulità  infinita  la  limilazione {Teosofia,  t.  i, 
n.  681,  p.  658).  —  L'essere  iniziale...  diventa  l'essenza  di  ogni 
ente  reale  (ibid.,  t.  i,  n.  458,  p.  399).  —  L'essere  che  allua  le 
nature  finite,  a  questo  congiunto,  essendo  reciso  da  Dio  {ibid., 
t.  m,  n.  1425,  p.  340). 


T. 


X1IÎ. 


93. 


2935        ROSMINI.    PROPOSITIONS    CONDAMNÉES,    1 1  le    SECTION        2936 


Finita  realilas  non  est,  sed  La  réalité  finie  n'existe 
Deus  facii  eam  esse  addenda  pas;  mais  Dieu  la  r;iii  exister 
infinilaerealilztiliiTiitatijnem.  en  ajsutanl  une  limitation  à 
Esse  initiale  fit  esseniia.  omnis  la  réalité  infinie.  L'être  ini- 
enlis  realis.  Hs.sc  quoi  aciual  Haï  devienl  (  :>  in  si  >  l'essence 
ihiiiims  finilas,  ipùs  con-  de  tout  être  réel.  L'être  qui 
functum,estrecisumaDeo.  actue  les  natures  finies  aux- 
quelles il  est  joint,  est  pris  de 
Dieu. 

Nous  n'aurions  pas  séparé  cette  proposition  de  la 
précédente  —  leur  signification  respective  étant  iden 
tique  -  si  l'auteur  anonyme  de  l'opuscule  Aile  qua- 
rante proposizioni,  n'avait  fait  à  son  sujet  quelqu  !S 
instances  appelant  une  mise  au  point  particulière.  Tout 
en  concédant  que  la  première  partie  de  la  proposi- 
tion 12  semble  «  fausse  »  et  «  blasphématoire  »,  si  elle 
est  prise  à  la  lettre,  il  insiste  sur  la  nécessité  de  la  rap- 
procher  du  contexte.  L'explication  serait  celle  qui  a 
toujours  servi  d'échappatoire  aux  rosminiens,  savoir 
la  distinction  entre  l'être  indéterminé  réel  (Dieu)  et 
l'être  indéterminé  idéal  (quelque  chose  de  divin).  Et 
précisément  l'expression  essendo  reciso  da  Dio  devrait 
être  traduite  :  étant  abstraite  de  Dieu,  étant  prise  de 
Dieu  par  abstraction,  conformément  aux  principes 
mêmes  de  la  philosophie  rosminienne. 

Ces  explications  nous  ramènent  toujours  au  même 
point  de  la  controverse  :  comment  nier  l'identité  entre 
Dieu  et  le  «  quelque  chose  de  divin  »,  entre  l'être  réel 
et  l'être  idéal, lequel  n'est  idéal  crue  grâce  à  une  abstrac- 
tion. Nous  sommes  vraiment  au  rouet. 

On  serait  d'ailleurs  peu  autorisé  à  chercher  dans 
saint  Thomas,  comme  l'auteur  anonyme  veut  le  faire, 
une  justification  de  la  position  de  Rosmini.  Quand 
saint  Thomas  écrit  :  esse  est  illnd  quod  est  magis  inti- 
mant cuilibet  et  quod  profundius  omnibus  inest,  cum  sit 
formate  respecta  omnium  quœ  in  se  sunl,  Sum.  (heol., 
I'.  q.  vin,  a.  2,  il  ne  s'agit  pas  de  l'être  divin,  nuis  de 
l'être,  comme  tel,  qui  ne  peut  être  conçu  comme  exis- 
tant que  par  voie  de  dépendance  effective  de  Dieu 
créateur  de  tout  être.  Cf.  Ia,  q.  xlv,  a.  5,  et  De  potentia, 
q.  m,  a.  5,  ad  lum  et  ad  2um.  Dieu  intervient  ici  comme 
cause  efficiente  et  transcendante  et  non  comme  cause 
formelle  et  immanente.  Trulina,  n.  73-75,  p.  90-94. 

13.  La  difjerenza  elle  passa  Ira  l'essere  assolulo  e  il  relalivo 
non  c  quella  di  sostanza  a  sostanza,  ma  una  mollo  maggiore...; 
peroechè  s'  lia  di/Jrrenza  di  essere  in  questo  senso  elle  l'uni)  <■ 
assolutamente  ente,  l'allro  è  assolutamente  non-ente.  Mu  questo 
secondo  è  relalioamenle  ente.  Oru  col  porre  un  ente  relatioo  non 
si  moltiplica assolutamente  l'ente;  sicche  remane,che  assolu- 
tamsnte  l'assolulo  e  il  relalioo  sia  non  già  una  sostanza  sola, 
mu  bensi  un  essere  solo,  e  in  questo  senso  non  o'  abbia  dioersità 
<li  essere  anzi  unilà  di  essere  (Teosofia,  t.  V,  c.  IV,  p.  il). 

Discrimen  inter  esse  abso-  La  différence  entre  l'être 
lutum  et  esse  relatioum  non  absolu  et  l'être  relatif  n'est 
illnd  est  quod  intercéda  sub-  pas  celle  qui  intervient  entre 
stanliam  inter  et  substantiam,  substance  e1  substance.  C'est 
sed  aliud  înullo  majus  :  unum  une  différence  bien  plus 
enim  est  absolute  eus,  alternai  grande.  L'un,  en  effet,  est 
est  absolute  non-ens.  Al  hoc  absolument  être;  l'autre  est 
alterumestrelaiivumens.Cum  absolument  non-être.  Mus 
nniem  ponitur  ens  relatioum,  ect  autre  est  être  relative- 
non  mulliplicatur  absolute  ment.  Or,  quand  on  p  ise  un 
ens:  huic  absolulum  et  relu-  être  qui  l'est  relativement, 
tlvutn  absolute  non  sunt  unicu  ou  ne  multiplie  pas  l'être  <[ui 
snbslantia,  sed  unicum  esse;  l'est  absolument.  D'o  i  il  suit 
(ilque  hoc  sensu  nulla  est  di-  que  l'être  absolu  et  l'être 
versitas  esse,  Imo  habetur  uni-  relatif  ne  constituent  pas  mie 
(»>■  esse.  substance   unique,   mais   un 

être  unique,  l-'.t  c'est  en  ce 
sens  qu'il  n'y  a  pas  eut  ic  eux 
de  différence,  bien  mieux  que 
c'es  t,  entre  eu  \,  l'uni  lé  d'être. 

Pour  quiconque  aura  lu  l'exposé  de  cette  conception 
rosminienne, voir  plus  haut,  col.  2923,1e  sens  de  cette 
proposition  ne  présente  pas  de  difficulté  spéciale.  La 

distinction  imaginée  par  Rosmini  entre  l'être  qui  est 


être  absolument  et  l'être  qui  est  non  être  absolument, 
—  qui  n'a  de  réalité  distincte  que  par  la  limitation 
apportée  à  l'être  indéterminé  et  absolu  —  nuis  qui  est 
être  relativement,  est-elle  suffisante  pour  préserver  son 
auteur  de  l'anathème  porté  par  le  concile  du  Vatican 
contre  ceux  qui  affirment  unité  de  substance  ou  d'es- 
sence entre  Dieu  et  les  créatures?  Le  Saint-Office  ne 
l'a  pas  pensé.  La  Trulina  renvoie  ici  à  saint  Thomas, 
Cont.  gent.,  1.  I,  c.  xxv:  cf.  n.  78,  p.  96-97. 
///"  SEOTI  m.  —  De  la  créai  ion. 

1 1.  Coll'  astrazione  dioina  abbiamo  ueduto  corne  siaslalo 
prodotto  l'essere  iniziale,  primo  elemento  degli  enti  finili  :  coll' 
imaginazione  dioina,  abbiamo  pure  oeduto  corne  sia  stato  pro- 
duit» il  renie  finito  —  tulle  la  renlità  di  cui  consta  l'unioerso 
(Teosofia,  t.  i,  n.  403,  p.  408). 

15.  I  .a  terzaoparalione  d?U'  E>scr^  assolulo  créante  il  mondo 
è  la  sintesi  diuina,  cioè  l'unione  dei  due  elementi,  l'essere  ini- 
ziale, inizio  commune  di  tutti  gli  enti  finiti,  e  il  reale  finito,  o 
per  dir  meglin,  i  dioersi  reaii  fini'i,  termini  dioersi  dellu  stesso 
essere  iniziale.  Colla  qnale  unio:ic  sono  creati  gli  cnli  finiti 
fibid.J. 

Dioina  abstractione  produ-  Par  li  divine  abstraction 

citur  esse  initiale,  primnm  fi-  est  produit  l'être  initial,  pre- 

nitorum   entium   elemenlum;  mier  élément  des  êtres  finis; 

dioina  tero  imaginalione  pro-  mais  par  la  divine  imagina- 

ducitur  reale  ftnitum,  seu  rea-  tion  e;t  produit  l'être   Uni. 

litates  omnes,  quibus  mundus  c'est-à-dire  toutes  les  réalités 

constat.  dont  le  monde  est  constitué. 

Tertia  operalio  esse  abso-        La  troisième  opération  de 

luli  mnndum  creantis  est  di-  l'Être  absolucréant  le  monde 

oinasgnthesis,  idest  unio  duo-  est  la  divine  synthèse,  c'est-à- 

rum  elementorum,  qme  sunt  dire   l'union    des   deux    élé- 

esse   initiale,   commune   om-  ments,  l'être  initial,  principe 

nium    finitorum  entium   ini-  commun  de  tous  les  èl  res  fi - 

Hum,  atque  reale  finitum,  seu  nis,  et  le  réel  fini,  ou  p  ini- 

potius   dioersa  realia    fmita,  mieux  dire  les  diverses  réa- 

termini  dioersi  ejusdem  esse  lités     finies,    qui     sont     les 

initialis.   Qua  unione  crean-  termes  différents  du   même 

tur  entia  finita.  être  initial.  C'est  par  cette 
union  que  sont  créés  les  êtres 
linis. 

On  a  vu  plus  haut,  col.  29215,  le  résumé  de  la  pensée 
rosminienne  sur  les  trois  opérations  de  la  création. 
Cette  pensée  se  retrouve  adéquatement  reproduite 
dans  les  deux  propositions  14  et  15.  Le  dogme  mis  en 
péril  par  cette  pensée  est  celui  de  la  création  ex  nihilo. 
La  constitution  D;i  Filius,  c.  i  et  can.  5,  insiste  sur  ce 
concept  catholique  de  la  création,  que  saint  Thomas 
avait  déjà  précisé  en  une  brève  formule  :  produclio  ali- 
cujus  rei  secundum  suam  totam  subslanliam  NULLO 
pRSsupposmi.  Sum.  (heol.,  I»,  q.  lxv,  a.  3.  Or  l'être 
initial,  d'où  procèdent  toutes  les  entités  finies  par  voie 
de  limitation,  n'est  qu'une  abstraction  faite  par  l'in- 
telligence divine  de  l'être  réel  absolu  qu'est  Dieu  lui- 
même.  C'est  ce  que  nous  avons  déjà  constaté  plus  haut, 
ce  que  Rosmini  affirme  en  cent  endroits  :  Vero  è  che 
la  Mente  divina  aslraente  ha  trovato  c  prodotto  questo 
oggetlo,  che  dicemmo  essere  iniziale,  lenzndo  fisso  lo 
sguardo  mil'  essere  assolulo  obiellivo.  Teosofia,  t.  i, 
p.  K)2.  C'est  de  lui-mèm  \  comme  d'un  sujet  identique, 
que  Dieu  tire  les  objets  créés,  fissando  solo  l'ipsam  esse, 
e  lasciando  in  disparte  il  subsistent.  Opusc.  All:t  Cioiltà 
cattolica,  p.  39. 

Si  l'on  voulait  résumer  en  quelques  mots  l'idée  de 
Rosmini  touchant  l'acte  créateur,  il  faudrait  dire  avec 
,1.  Didiot  :  »  L'être  initial  est  identique  à  Dieu;  et  le 
réel  fini,  les  réalités  finies  n'en  sont  que  les  limites  ou 
déterminations  négatives.  La  divine  synthèse  unit 
donc  Dieu  avec  n'en,  et  le  résultat  de  cette  union  extra- 
ordinaire est  la  créature.  »  Op.  cit.,  p.  Il  i.  Cf.  Trulina, 
n.  86-98,  p.  110-122. 

l(i.  Riferito  dall'  inlellig  >nza  p.'r  m  :zzo  delta  sintesi  dioina, 
l'essere  iniziale,  non  coin"  intelligibile,  ma  puramente  corne 
essenza,  ai  termini  rcali  finiti,  fa  die  esistano  gli  enti  finiti  su- 
bleltioamente  e  realmente  [Teosofia,  t.  i,  n.  t64,  p.  uni. 


2937 


HUSMIM.    PROPOSITIONS   CONDAMNÉES,    IV*    SECTION 


2  938 


L  .-.- ,  :  îjsjliaie  per  dilinam  L'être  initial  mis  en  rap- 
synthesim  ab  iiilelligcntia  re-  port  par  l'intelligence  (de 
latum,  non  ut  intelligibile,  sed  Dieu)  au  moyen  de  la  divine 
mère  ut  essentia,  ad  terminos  synthèse,  non  comme  être 
ftnilos  renies,  efficil  ut  cris-  intelligible,  mais  comme  pure 
tant  entia  finita  subjective  et  essence,  avec  les  limites  fi- 
realiter.  nies  réelles,  fait  que  les  êtres 

finis  existent  subjectivement 

et  réellement. 

Aux  difficultés  que  la  conception  d'un  être  initial, 
principe  de  toutes  réalités  créées,  soulève  à  l'égard  du 
dogme  de  la  création  ex  nihilo,  la  16e  proposition  de 
Rosmini  ajoute  une  difficulté  nouvelle.  Elle  fait  de  la 
création  un  acte  d'intelligence  divine  :  opération  pure- 
ment logique,  qui  ne  change  rien  à  l'état  de  l'être  ini- 
tial infini.  Le  concile  du  Vatican  déclare  au  contraire 
que  Dieu...  sua  omnipotent!  virtule...  liberrimo  consilio... 
ulramque  condidil  creaturam.  Const.  De  fide  catholiea. 
c  i,  Denz.-Bannw.,  n.  1783.  La  création  est  principa- 
lement un  acte  de  la  toute-puissance  divine  et  de  la 
libre  volonté  de  Dieu. 

De  plus,  il  est  bien  difficile  de  concevoir  dans  cet 
être  initial  une  discrimination  entre  «  l'être  intelligible  » 
et  la  pure  essence  ».  Rosmini  en  donne  une  explica- 
tion bien  obscure  :  L'essere  iniziale  in  qu.an.to  si  consi- 
déra corne  essenza  dell  essere  è  anteriore  cdle  forme.  In 
quanlo  poi  c  essenzialmcnte  inUtliijibile  è  nella  forma 
obiettiva.  Teosofia,  t.  i,  n.  463,  p.  409. 

17.  Quello  che  fa  Iddio  (creando)  è  unicamente  di  porte 
tutti)  intero  VaitO  dell'  essere  nelle  créature  :  dunque  quest'  atiO 
mm  é  propriamente  fatlo,  ma  è  posta  (Teosofia,  t.  i,  n.   112, 

p.  :i50). 

ht  unum  efjicit  Veus  Tout  ce  que  fait  Dieu  en 
creando,  quod  totum  actuni  créant,  c'est  de  poser  inté- 
esse  creaturarum  inteyre  po-  gralement  l'acte  de  l'cxis- 
nit  :  hic  igitur  actus  proprie  tence  des  créatures;  cet  acte 
non  est  factus,  sed  positus.  n'est  donc  pas,  à  proprement 
parlé,  fait,  mais  pose. 

Nouvelle  perversion  du  concept  de  création.  Alors 
que  le  symbole  glorifie  Dieu,  factorem  caeli  et  lerrœ, 
Rosmini  affirme  que  l'acte  intégral  de  l'être  des  créa- 
tures n'est  pas  fait,  mais  est  posé  par  Dieu.  L'être 
initial,  l'être  universel,  celui  qui  se  retrouve  sous  toutes 
les  limitations  et  les  négations  ne  saurait,  en  effet,  dans 
la  théorie  rosminienne,  être  fait  et  être  fait  de  rien.  Il 
est  simplement.  Où  donc  est  la  création  ex  nihilo  que 
demande  le  dogme  catholique? 

18.  Vi  lia  una  ragione  in  Dio  stesso  per  la  quale  ci  si  déter- 
mina a  creare;  c  questa  ragione  é  di  novo  l'amore  di  se  stesso, 
il  quale  si  ama  anche  nelle  créature.  Quindi  la  diuina  supienza, 
corne  meglio  aliroue  esporremo,  trova  esser  cosa  coni'enienle  la 
creazione,  e  questa  semplice  convenienza  basla  a  far  si  che 
l'essere  perfettissimo  ui  si  determini.  Ma  non  si  deve  confon- 
dere  queslu  nécessita  di  convenienza  cou  qaell<i  nécessita  che 
nitsce  délia  forma  reale  dell'  essere,  c  che  nécessita  flsica  si 
3U0l  chiamarc.  La  nécessita  di  convenienza  è  una  nécessita 
morale,  cioè  veniente  dall'  essere  sotto  la  sua  forma  morale;  e 
lu  nécessita  morale  non  sempre  induce  l'effettO  che  ella  i>res- 
crioe;  ma  la  induce  solo  nell'  essere  perfettissimo,  e  non  negli 
esseri  imperfclti  (a  molli  de'  quali  rimane  perciô  la  liberlà 
bilatérale),  perché  l'essere  perfettissimo  è  insieme  moralissimo 
cioe  ha  compiutu  in  se  ogni  esigenza  monde  (Teosofia,  t.  i, 
n.  51,  p.  49-50). 


Imor  quo  Veus  se  diligit 
etiam  in  creaturis  et  qui  est 
ratio  quu  se  déterminai  ad 
creundum,  moralem  nécessi- 
taient constitua,  quse  in  ente 
perfectissimo  semper  inducil 
effeclum  :  hujusmodi  enim  ne- 
eessitas  tanlummodo  in  pluri- 
bus  entibus  imperfeetis  inte- 
gram  relinquit  liberiatem  bila- 
teraïem. 


L'amour  dont  Dieu  s'aime 
jusque  clans  les  créatures  et 
qui  est  la  raison  déterminante 
de  la  création,  constitue  une 
nécessité  morale  qui,  dans 
l'être  parfait,  passe  toujours 
à  l'edet.  C'est  seulement  dans 
la  plupart  des  êtres  impar- 
faits que  cet  le  sorte  de  néces- 
SltS  lusse  subsister  entière- 
ment la  liberté  bilatérale 
[agir  ou  ne  pas  agir.] 


Bien  que  le  texte  latin  soit  un  simple  résumé  de 
l'original  italien,  il  en  reproduit  le  sens  exact  et  les 
nuances.  Le  dogme  offensé  par  cette  proposition  est,  à 
coup  sur,  celui  de  la  liberté  de  l'acte  créateur  :  le 
concile  du  Vatican  professe,  en  effet,  que  Dieu  a  crée  le 
monde  liberrimo  consitio,  et  il  frappe  d'anathème  qui- 
conque Deum  dixerit  non  voluntale  ab  omni  necessilale 
libéra...  créasse.  Const.  De  fide  catholiea,  e.  i  et  can.  5, 
Denz.-Bannw.,  n.  1783,  1805.  Cf.  Trulina,  n.  111-114, 
p.  133-140.  On  fait  remarquer  d'ailleurs  (à  propos  du 
texte  italien)  qu'autre  chose  est  la  convenance  de  la 
création,  autre  chose  la  nécessité  de  convenance  ou 
morale.  N.  115,  p.  140-141.  Par  ailleurs,  s'il  est  exact 
d'aflirmer  que  la  création  est  inspirée  à  Dieu  par 
l'amour  dont  il  s'aime  lui-même  jusque  dans  ses  créa- 
tures, ce  motif  ne  saurait  introduire  en  Dieu  la  moindre 
nécessité  à  l'égard  des  créatures  à  produire.  Le  canon 
précité  du  concile  du  Vatican  le  spécifie  expressément  : 
.S',  q.  d.  Deum...  tam  necessario  créasse,  quant  necessario 
arnat  se  ipsum,  a.  s. 

19.  //  Verbo  è  quello  mideria  invisa  da  cui  dice  il  libro  délia 
Sapienza  (xi,  18i  cAe  furono  create  le  cote  lutte  dell'  universo 
(  Introd.  del  Vangelo  seconda  Giovanni,  lez.  37,  p.  109). 

Verbum  est  materia  illa  in-        Le  Verbe  est  cette  «  ma- 

visa  ex  qua,  ut  dicitur  Sa/).,    tière  invisible  »  dont,  comme 

XI,   16,    creatse    fuerunt    res    le  dit  la  Sagesse,  xi,  18,  ont 

(annes  universi.  été  créées  toutes  les  choses  de 

l'univers. 

Une  remarque  de  critique  textuelle  tout  d'abord  : 
l'expression  materia  invisa  de  la  Vulgate  n'exprime  pas 
le  sens  exact  du  grec  :  se,  àp.6ptpou  GXy;ç,  d'une  ma- 
tière informe.  Le  sens  obvie  est  celui  qu'ont  maintes 
fois  exprimé  les  Pères  et  les  théologiens.  Voir  ici  Ckéa- 
tion,  t.  m,  col.  2050-2051.  11  ne  saurait  donc  ici  être 
question  que  d'un  sens  purement  accommodatice... 
que  rien  d'ailleurs  ne  justifie.  Rien  qu'à  ce  titre,  la  pro- 
position mériterait  d'être  censurée. 

Que  Rosmini  ait  identifié  les  choses  créées  au  Verbe 
en  considérant  leur  essence  idéale,  c'est  là  un  fait  (pie 
nul  ne  peut  contester  :  le  Verbe  et  les  choses  trouvent 
également  dans  l'être  leur  essence  idéale,  leur  fond  com- 
mun, ce  par  quoi  ils  peuvent  subsister.  En  ce  sens,  l'être 
est  leur  substance  commune.  Mais  cette  communauté 
d'être  n'existe  (pie  selon  l'idéalité  —  nous  l'avons  sou- 
ligné expressément  dans  l'exposé  philosophique,  voir 
ci-dessus,  col.  2923. —  et  c'est  par  là  que  Rosmini  pense 
repousser  l'accusation  de  panthéisme.  Distinction  bien 
subtile  et  à  laquelle  le  Saint-Office  n'a  pas  cru  devoir 
s'arrêter. 

IVe  section.  —  De  l'âme  humaine. 

20.  Niente  ripugna  che  il  soggello,  di  cui  si  parla,  si  molti- 
pliehi  per  nia  di  generazzione  (Psicologia,  t.  iv,  n.  656). 
Noi  abbiamo  già  detlo  che  la  generazione  dell'  anima  minuta 
si  puô  concepire  per  gradi  progressive  dell'  imperfetto  al  per- 
fettO,  et  pero  che  prima  ci  sia  il  principio  sensiliim,  il  quale, 
giunto  alla  sua  perfezione  colla  perfezione  dell'  organismo, 
riceva  l'inluiziiuie  dell'  essere,  e  cosi  si  rendu  intellettivo  e  ra- 
zionale  (Teosofia,  t.  i,  n.  646,  p.  619). 

Son  répugnai  ut  anima  hu-  II  ne  répugne  pas  que  l'âme 

mana  generaiione  multipliée-  humaine  se  propage  par  voie 

tur,  ila  ut  concipiatur  eam  ab  de  génération,  de  telle  sorte 

imperfeeto,ncmpe  a  gratin  sen-  qu'elle    soit    conçue   comme 

sitioo,    ad   perfeelum,   nempe  s'élevant  du  degré  imparfait 

ml  gradum  intellectivum,  pro-  —  l'âme  sensitive  —  au  de- 

ducere.  gré  parfait  —  l'âme  intellec- 
tive. 

Le  texte  italien  est  ici,  quant  à  la  deuxième  partie  de 
L'assertion,  plus  expressif  que  le  texte  latin  :  «  Nous 
avons  déjà  dit  que  la  génération  de  l'âme  humaine 
peut  se  conceveir  par  degrés  progressifs  de  l'imparfait 
au  parfait  et  qu'en  conséquence  il  y  ait  un  principe 
sensitif,  lequel,  joignant  sa  propre  perfection  à  la  per- 
fection de  l'organisme,  reçoive  l'intuition  de  l'être  et 
se  rende  de  la  sorte  intellectif  et  rationnel.  » 


2939 


H  0  S  M  F  N  F .    PROPOSITIONS   C  0  N  I  >  A  M  N  É  ES,    I  V^   S  E  C  TION 


2940 


S'il  a  pu  exister,  jadis,  «les  hésitations  au  sujet  de 
l'origine  de  l'âme  humaine,  il  n'en  est  plus  ainsi  au- 
jourd'hui. C'est  un  dogme  de  la  foi  que  l'âme  humaine 
est  créée  par  Dieu  en  même  temps  qu'infusée  au  corps. 
L'enseignement  du  magistère  ordinaire  suffirait  à 
donner  à  cette  vérité  une  proposition  authentique. 
Cf.  C.  Boycr,  Tractatus  de  Dco  créante  et  élevante,  Rome. 
1933,  p.  149-150.  Mais  il  semble  bien  que  la  définition 
du  Ve  concile  du  Latran  implique  la  création  par  Dieu 
de  chaque  âme  selon  la  multiplication  des  corps.  Voir 
ici  Forme  du  corps  humain,  t.  VI,  col.  500.  Cf.  Tru- 
tina,  n.  125-135,  p.  158-178. 

La  deuxième  assertion,  censurée  dans  cette  propo- 
sition 20,  c'est  le  progrès  concernant  l'âme  sensitive 
qui,  par  sa  perfection  croissante,  en  même  temps  que 
croît  la  perfection  de  l'organisme,  s'élèverait,  par  l'in- 
tuition de  l'être,  au  degré  supérieur  d'âme  intellective. 
Conception  qui  n'a  rien  de  commun  avec  l'opinion  des 
anciens  théologiens  sur  l'animation  humaine  et  qui, 
prout  sonal,  suppose  une  évolution  naturelle  et  spon- 
tanée de  l'ordre  matériel  à  l'ordre  spirituel. 

21.  Rendendosi  l'essere  inluibile  al  detlo  prinripio  (sensi- 
liuo),  cou  questo  solo  toccamento,  con  questa  unione  di  se,  il 
i>rincipio  i>rima  solo  senztenle,  ara  anco  intelligente,  si  solicita 
a  piii  alto  stalo,  cangia  nalurii,  rendesi  UlteUelliuo,  sussislenle, 
immortelle  < Antropologia,  I.  IV,  c.  v,  n.  819). —  Quindi  si  offre 
alla  inertie  l'espressionc, che  il  principio  sensilioo  sia  diuenuto 
l>rincipio  razionale,  che  si  sia  coiwertito  in  nn  allro,  anendo 
subito  ueramente  una  talc  permutazione  (  Tcosofia,  t.  i,  n.  fi  16, 
p.  619). 

Cum sensitivo principio  in-        Quand  l'être  se  manifeste 
tuibile  fil  esse,  hoc  solo  tactu,    comme  objet  d'intuition  au 
hac   sui    unione,    principium     principe  sensitif,  celui-ci, par 
illud    antea    solum    seniiens,    ce    seul    contact,    par   cette 
nunc  simul  inlelligens,  ad  no-    seule  union,  s'élève  à  un  état 
biliorem  stutuin  eoehitur,  nu-    supérieur.  Lui  qui  étau  seu- 
ttiruin  mutât,  ac  fil  inlelligens,    lement  sentant,  devient  aussi 
subsistais  utr/ue  immortalc.         maintenant     intelligent;     il 
change  de  nature  et  devient 
intelligent,  subsistant  et  im- 
mortel. 

Ainsi,  grâce  au  contact  avec  l'être,  objet  d'intuition, 
le  principe  sensitif  devient  principe  rationnel.  Mélange 
de  panthéisme  et  de  matérialisme,  comme  on  l'indi- 
quait en  fin  du  commentaire  de  la  précédente  pro- 
position. Il  est  curieux  de  constater  que  saint  Tho- 
mas avait  déjà  réfuté  une  erreur  analogue.  Sum. 
theol.,  Ia,  q.  cxviïi,  a.  2,  ad  2»™;  cf.  Conl.  gent.,  1.  II, 
c.  lxxxix.  Trulina,  n.  130-144,  p.  178-190. 

22.  Quanlo  poi  aile  appendici  di  cui  parliamo,  cioèal  corpn 
animato,  non  è  certo  impossibile  il  pensare.che  dalla  potenza 
dii'ina  possa  essere  da  lui  divisa  l'anima  inlellettiua,  ed  egli 
luttavia  rimanersi  nella  qualité  di  animale,  rimanendo  il 
principio  animale  che  prima  esisteva  corne  appendice,  sic- 
eome  base  dcl  novo  ente,  cioè  del  puro  animale  che  rimurebbe 
i  Tcosofia,  t.  i,  n.  621,  p.  591). 

.Von  est  cogitalit  impossi-  Il  n'est  pas  impossible  de 

bile,     divina     potentia     fieri  concevoir  que,  par  la  divine 

passe,   ut  a  corpore  animato  puissance,  puisse  être  sépa- 

dioidatur  anima  intellectiva,  rée  du  corps  animé  l'âme  in- 

ei  ipsum  adhuc  maneai  ani-  tellective,  et   que  ce  corps 

maie  :     maneret     nempe     in  reste  encore  un  animal.  Cal 

ipso,  lanquam  basis  puri  ani-  le  principe  animal,  qui  était 

malts,    principium    animale,  en    lui    auparavant    comme 

quod  antea  in  eo  crut  oeluti   l'appendice  (de  l'âme  intel- 
appendix.  lective),  demeurerait  en  lui 

comme  Ja  base  du  puranimal. 

Bien  que  Rosmini  n'envisage  la  réalisation  de  celle 
possibilité  que  par  miracle,  cf.  Psicologia,  t.  i,  p.  072, 
080,  le  seul  fait  de  considérer  dans  l'âme  humaine  la 
possibilité  de  séparer  le  principe  intellcctif  du  principe 
sensitif,  doit  être  réprouvé.  Ce  fui  jadis  le  torl  d'Olieu 
d'enseigner  celte  séparnhililé.  Cf.  FORME  DU  coups 
humain,  t.  m,  col.  549.  La  doctrine  d'un  principe  vital 
distincl  de  l'âme  intellective  a  éié  notée  comme  une 


erreur  théologique  par  Pie  IX.  Ibid.,  co).  563.  Trulina, 
n.  145-149,  p.  190-199. 

23.  Questa  (l'anima  del  defunto)  esiste  cerlamente,  ma  e 
corne  se  non  esistesse  (  Teodicea,  appendice,  a.  10,  p.638).iVei 
quale  stalo  (di  nulura  )  non  essendo  a  lei  (ail'  anima  separata  ) 
possibile  alcuna  ri/lessione  su  di  se  slessa,  n  !  alcuna  eos- 
cienza,  la  sua  candizione  si  polrebbe  rassomigliarc  ad  uno  stalo 
di  perpétue  ténèbre,  e  di  sempiterno  sonno  (Introd.  del  Van- 
gelo  seconda  Giovanni,  lez.  09,  p.  217). 

In   statu    naturali,    anima  Dans  l'état  naturel,  l'âme 

defuncti  exisiil  perinde  ac  non  du  défunt   existe  comme  si 

existeret:     cum    non    possil  elle  n'existait  pas,  car  elle  ne 

ullam  super  seipsum  reflexio-  peut  plusexercer  de  réflexion 

nem  exerrere,   oui   ullam   ha-  sur  elle-même,  ou  avoir  au- 

bere  sui  cous:  ienlium    ipsius  cime  conscience  de   s<  1     Sa 

jondltio    similis    <li:i    polesl  condition  peut  ctre assimile;. 

slatui    tenebrarum    perpétua-  à  un  état  de  ténèbres  perpé- 

rum  et  somni  sempiterni.  tuelles  et  d'éternel  sommeil. 

On  pourrait  discuter  sur  la  valeur  psychologique  de 
cette  hypothèse  relative  à  l'état  de  l'âme  séparée  du 
corps  et  considérée  dans  l'état  naturel.  Ce  que  le  Saint- 
Office  a  voulu  réprouver  ici,  c'est  la  doctrine  selon 
laquelle  une  âme  séparée,  par  là  même  qu'elle  n'a  plus 
son  corps,  est  incapable  de  tout  acte  de  connaissance 
intellectuelle  et  de  conscience.  Les  raisons  qu'apporte 
Rosmini  de  son  opinion  sont  sujettes  à  réserve  :  d'après 
lui,  «la  vie  de  l'âme  exige  un  terme  réel  qui  lui  soit  uni, 
avec  lequel  elle  ne  forme  qu'un  seul  sujet,  lequel,  quand 
seront  réalisées  les  conditions  opportunes,  pourra  exer- 
cer les  opérations  vitales  de  sentir  et  de  penser  des 
choses  réelles  ».  Introd.,  p.  221.  Ce  terme  réel  ne  peut 
être  que  le  corps. 

Donc  l'union  au  corps  est  nécessaire  à  la  vie  de 
l'âme;  donc  la  résurrection  ne  saurait  être  dite  gra- 
tuite; donc  la  vie  intellectuelle  de  l'âme  n'est  pas  telle- 
ment spirituelle  qu'elle  puisse  s'exercer  sans  le  corps... 
On  voit  par  là  tous  les  aboutissements  possibles  d'une 
théorie  qui,  par  là  même,  devient  périlleuse  pour  la  foi. 
Cf.  Trulina,  n.  150-160,  p.  199-212. 

21.  La  forma  sostanziale  del  corpo  è  piutosto  un  effetto  délV 
anima  e  il  termine  inlerno  délie  sue  operazioni;  e  perd  non  . 
l'anima  slessa  che  sia  ta  forma  sostanziale  del  corpo  (Psicolo- 
gia, part.  II,  I.  I,  c.  n,  n.  849).  —  L' unione  dclV  anima  col 
corpo  consiste  propriamente  in  una  percezionc  immanente,  pi  r 
la  quale  il  soggetto  intuenle  l'idea  afferma  il  sensibile  dopa 
averne  in  questa  inluita  l'essenza  {Tcosofia,  t.  V,  c.  LUI,  a.  2. 
S  5,  p.  377). 

Forma    substantialis    cor-  La  forme  substantielle  du 

poris  est  potius  effectua  ani-  corps    est    plutôt    l'effet    de 

mm    algue    inlerior    terminus  l'âme  et  le  terme  intérieur  de 

operationis  ipsius:  proplcrca  son  opération.  Aussi  la  forme 

forma    substantialis    corporis  substantielle  du   corps  n'est 

non  est  ipsa  anima.  pas  l'âme  elle-même. 

fjnio    anima'    et    corporis  L'union    de    l'âme    et    du 

proprie  consista  in  immanenti  corps    consiste    proprement 

perceptione,     qua    subjectum  dans    la    perception    immé- 

intuens  ideam  affirmât  sensi-  diatc,  par  laquelle  le  sujet. 

bile,    poslquain    in    hac    cjus  saisissant    l'idée   (de   l'être', 

rsseniiani  intuition  fncrit.  affirme  le  sensible,  pour  avoir 

saisi  dans  cette  idée  l'essence 
même  du  sensible. 

C'est  une  application  de  la  doctrine  du  sens  fonda- 
mental, que  nous  avons  déjà  réfutée  à  Forme  du  corps 
humain,  t.  vi,  col.  509.  L'union  de  l'âme  et  du  corps 
ne  saurait  être  le  résultat  d'une  opération  de  connais- 
sance. Or,  c'est  ce  qu'affirme  ici  Rosmini,  oubliant  que 
le  concile  de  Vienne  a  défini  comme  un  dogme  de  foi 
a  que  l'âme  rationnelle  ou  intellective  est  la  forme  du 
corps  humain,  par  elle-même  et  essentiellement  ».  Ibid., 
col.  540.  Voir  également  la  définition  du  Ve  concile  du 
Latran,  ibid.,  col.  500:  la  déclaration  de  Pie  IX,  ibid., 
col.  562.  Denz.-Bannw.,  n.  481,  738,  1055.  Sur  les  sub- 
terfuges des  rosminiens,  voir  Trulina  theologica,  n.  161- 
171,  p.  213  229. 


2941 


ROSMINI.    PROPOSITIONS   CONDAMNEES,   Vie   SECTION 


2942 


I'    SECTIOS. 
Trinité. 


Du  très  auguste  mt/stère  de  la  sainte 


23.  Il  mistero  délia  Triade...  dopo  elle  fu  rioelalo,  esso  ri- 
inune  bensi  ÎRComprehensibile  nella  sua  propria  natura...  ma 
l'eu...  si  puo  conoseere  quella  (l'existenza)  d'una  Trinità  in 
Dio  in  un  modo  almeno  eongettwale  eon  ragioni  positive  e 
direlle.  e  dimostralivumenle  eon  ragioni  négative  ed  indiretle; 
e  rke.  medianle  queste  pruve  puramente  spéculative  dcll'  esis- 
tenza  di  un'  auguslissima  Triade,  questa  misteriosa  dotlrinu 
rientru  nel  campo  délia  filosofia.  —  Quest'  esistenza  (delta 
SSma  Trinità  )  diventa  una  proposizione  scienti/icu  corne  le 
altre.  —  Qualara  si  negasse  quella  Trinità,  ne  verrebbero  du 
tutti-  le  parti  conseguenze  assurde  aperta mente...  O  conviene 
ammettere  la  divina  Triade,  a  lasciare  la  dottrina  teosoflea  di 
para  ragione  incompleta  non  solo,  ma  pugnante  d'  ogni  parle 
seco  medesima,  e  dagli  assurai  inevitabili  slraziataa  del  tutto 
unnullala. 


Une  fois  le  mystère  de  la 
très  sainte  Trinité  révélé, 
son  existence  même  peut  être 
démontrée  par  des  argu- 
ments purement  spéculatifs, 
négatifs  sans  doute  et  indi- 
rects, mais  cependant  tels 
que  par  eux  cette  vérité  est 
ramenée  aux  connaissances 
philosophiques  et  que  d'elle, 
comme  des  autres  connais- 
sances de  ce  genre,  on  peut 
faire  une  proposition  scien- 
tifique. De  telle  sorte  que  si 
on  la  nie,  la  doctrine  théoso- 
phique  de  pure  raison  non 
seulement  demeure  incom- 
plète, mais  est  détruite  par 
les  absurdités  mêmes  qui  en 
sortiraient  de  toutes  parts. 

20.   L'essere  nelle  Ire  forme (subiettivilà,  obiettività,  santità, 

0  per  dire  altramente  :  realità,  idealilà,  moralità  )  è  idenlico.  — 
I.e  tre  forme  poi  delT  essere,  ove  si  transportino  nelT  Essere 
assoluto,  non  si  possono  più  concepire  in  allro  modo,  elle  corne 
persane  sussistenli  e  viventi  (  Teosofia,  t.  i,  n.  190,  196,  p.  154, 

1  .V.)  ».  —  //  Verbo,  in  quunto  è  oggettO  amato.  e  non  in  quanto  è 
Verbo  eioè  oggetta  sussistenle  per  se  eognito.  è  la  persona  dello 
SpiritO  Santo  (  Introduzionc  del  Vangélo  secondo  Giovanni, 
le/.  65,  p.  200). 


Revelato  myslerio  sanctis- 
sim-i  Trinitatir  potest  ipsius 
exislentia  demonstrari  argu- 
mentis  mère  speculativis,  ne- 
gativis  quidem  et  indirccli.s, 
hujiismodi  tamen  ut  per  ipsa, 
veritas  illa  ad  philosopliicas 
disciplinas  revocelur,  atque 
/toi  propositio  scientifica  sicut 
cetera-:  si  enim  ipsa  negare- 
lur,  doctrina  theosophica  pu- 
m-  rationis  non  modo  incom- 
pleta maneret,  sed  etiam  omni 
ex  parte  absurditatibus  sca- 
tens  annikilaretur. 


Très  suprêmes  ferma-  esse, 
nempi-  subjectivités,  objecti- 
vités, sanclitas,  seu  realitas, 
Idealilas,  moralitas,  si  trans- 

fer.tntur  ad  esse  absoluliun, 
non  possuntaliter concipi  nisi 
ut  personse  subsislentes  et  in- 
ventes. —  Verbum,  quatenus 
objeèlum  amatum,  et  non  qua- 
tenus   \erbum,    id   est   objee- 


l.es  trois  formes  suprêmes 

tle  l'être,  savoir  la  subjecti- 
vité I  a*i|ecti\  ît;  la  saintit; 
ou,  en  d'autres  termes,  la 
réalité,  l'idéalité,  la  moralité, 
si  on  les  transfère  a  l'être 
absolu,  ne  peuvent  être  con- 
çues autrement  que  comme 
des  personnes  subsistantes  et 
vivantes.      -    Le    Verbe,    en 


(uni  in  .se  subsistens  per  se  tant  qu'objet  aimé  et  non  en 
cognitum,  est  persona  Spiritus  tant  que  Verbe,  objet  subsis- 
Sancti.  tant  en  soi  et  par  soi  connu, 

est  la  personne  du  Saint-Es- 
prit. 

Nous  avons  réuni  les  deux  propositions  concernant 
la  Trinité,  la  seconde  complétant  la  première  et  esquis- 
sant la  démonstration  philosophique  du  mystère.  La 
première  contient  des  affirmations  nettement  con- 
traires à  la  doctrine  catholique,  maintes  fois  promul- 
guée, sur  l'impossibilité  radicale  de  démontrer,  de 
quelque  façon  que  ce  soit,  l'existence  des  mystères 
proprement  dits.  Tout  au  plus,  une  fois  leur  révélation 
faite,  peut-on  en  affirmer  la  convenance.  Le  rôle  de  la 
raison  à  leur  égard  est  bien  plutôt  de  résoudre  les  diffi- 
cultés qu'on  soulève  à  leur  sujet  en  montrant  qu'ils 
n'impliquent  pas  contradiction.  Voir  ici  Mystère, 
t.  x.  col.  2594  sq.  Les  documents  auxquels  s'oppose  la 
proposition  25  sont  :  concile  du  Vatican,  sess.  m, 
c.  iv,  De  flde  et  ralione,  et  can.  1,  Denz.-Bannw., 
n.  1705,  1796,1816;  Syllabus,  prop.  9,  ibid.,  n.  1709; 
voir  Mystère,  col.  2587,  2598:   Pie    IX,   Allocution 


Singulari  quadam,  Denz.-Bannw.,  n.  16  12  :  Lettres  Gra- 
vissimas  inter,  ibid.,  n.  1668,  1609,  1670,  1671,  1673. 
Voir  Semirationalisme. 

Nous  n'avons  pas  à  suivre  Rosmini  dans  la  tentative 
de  démonstration  rationnelle  du  mystère  de  la  Tri- 
nité, qu'il  institue  dans  la  proposition  26.  Cette  dé- 
monstration est  un  effort  pour  adapter  les  formules  de 
l'idéalisme  kantien  à  la  doctrine  catholique,  résumée 
brièvement  et  avec  précision  par  différents  documents 
du  magistère  :  In  Deo  omnia  sunt  iinum,  ubi  non  obviai 
relationis  oppositio.  Voir  ici  Relations  divines, 
t.  xm,  col.  2140.  Rosmini  n'ignore  pas  cette  doctrine; 
il  la  professe  même  dans  le  passage  de  la  Teosofia  d'oii 
le  Saint-Office  a  extrait  la  proposition  26  :  essendo 
clinique  quelle   tre   forme    inconfusibili,   perché    lutnno 

UNA  COTALE  RELAZIONE  D'oPPOSIZIONK  IRA  LORO. 
P.   159. 

Mais  ce  qu'on  incrimine  ici,  ce  sont  deux  assertions 
inacceptables.  La  première,  c'est  que  les  formes  su- 
prêmes de  l'être,  réalité,  objectivité,  moralité,  trans- 
férées dans  l'Être  absolu,  ne  peuvent  être  conçues  que 
comme  des  personnes  subsistantes.  C'est  renouveler 
l'erreur  de  la  démonstration  philosophique  du  mystère. 
La  seconde,  c'est  que  le  Verbe,  sous  un  certain  rapport. 
n'est  plus  le  Verbe,  mais  l'Esprit.  Formule  inintelli- 
gible, dangereuse,  sinon  formellement  hérétique. 

17e  SECTION.  —  Du  mystère  de  V incarnation  et  du 
caractère  baptismal. 

27.  Nell'  umanilà  di  Cristo  la  voluntà  uinuna  fu  lalmente 
rapita  dallo  Spirito  Santo  ad  aderirc  alT  essere  oggetlivo,  cioè 
al  Verbo,  che  ella  cedette  inlieramente  a  lui  il  governo  delV 
uomo,  c  il  Verbo  personalmente  ne  prese  il  régime  cosi  incar- 
nandosi,  rimanendo  la  volontà  tunana  e  Val  tre  potenze  subor- 
dinate  alla  volontà  in  potere  del  Verbo,  che, corne  primo  prin- 
cipio  di  ipiest'  essere  teandrieo,  ogni  cosa  faceva,  o  si  faceva 
dalle  altre  potenze  col  SUO  consens/).  Onde  la  volontà  iimana 
cesso  tti  essere  pt-rsonule  nell'  uomo  c  tla  persona  elle  e  ncgli 
altri  uomini  rimase  in  Cristo  natura...  Il  Verbo  perô  Incar- 
nate cosi  per  opéra  dello  Spirito  Santo  estesc  la  sua  unione  a 
tulle  le  potenze  ed  alla  carne  stessa  (Introduzione  del  Vangelo 
secundo   Giovanni,  lez.  85,  p.  281  I. 

In  humanitate  Chrisli  lin-  Dans  l'humanité  du  Christ 

mana  uoluntas  fuit  ita  rapta  a  la  volonté  humaine  fut  telle- 

Spiriiu  Sancto  ad  adhxren-  ment  ravie  par  PEsprit-Saint 

dum    Esse    objectiva,    id    est  dans  l'adhésion  à  l'Être  ob- 

Verbo,    ut    illa    Ipsi    intègre  jeelif,  c'est-à-dire  au  Verbe, 


tradiderit  regimen  liominis,  et 

Verbum,  illud  personaliter 
assumpserit,  ita  sibi  uniens 
naturam  humanam.  Ilinc  vo- 
luntas  humana  desiii  esse 
personalis  in  (tontine,  et  cum 
sit persona  in  aliis  homintbus, 
in  Clirislu  remnnsit  natura. 


qu'elle  lui  a  cédé  entière- 
ment le  gouvernement  de 
l'homme.  Le  Verbe  a  pris 
ainsi  personnellement  ce  gou- 
vernement en  sorte  qu'il  s'est 
de  la  sorte  uni  la  nature  hu- 
maine. Ainsi  la  volonté  hu- 
maine cessa  d'être  person- 
nelle dans  l'homme,  et  ce  qui 
constitue  dans  les  autres 
hommes  la  personne  demeura 
dans  le  Christ,  simple  nature. 

Comment  cette  proposition  s'insère  dans  le  système 
général  du  rosminianisiue.  nous  l'avons  expliqué  à 
Hypostatique  (Union),  1.  vu,  col.  557-558.  Cf.  Tru- 
tina,  n.  197-2(15,  p.  207-2811. 

28.  Insegnô  dunque  il  Cristianesima  cke  il  Verbo,  carattere 
e  faceia  di  Uio,  corne  viene  anco  sovente  chiamato  nelle  Scrit- 
ture,  s'imprime  nelle  anime  di  quelli,  che  colla  fede  ricevono  il 
baltesimo  di  Cristo  (  Introduzionc  alla  filosofla,  n.  02  .  —  Il 
Verbo  dunque  ossia  il  carattere  impressa  nell'  anima,  secondo 
il  cristiano  insegnamento,  c  l'essere  reale  (infinito)  per  se 
manifesta,  il  quale  dipoi  sappiamo  essere  una  persona,  la 
sceonila  délia  divina  Trinità  (ibid.,  nota). 

In  christiana  doctrina.  Ver-  Dans  la  doctrine  chré- 
bum,  character  el  faciès  Oei,  tienne,  le  Verbe,  caractère  et 
imprimitur  in  animo  eorum  face  de  Dieu,  est  imprimé 
qui  cum  fide  suscipiunl  bap-  dans  l'âme  de  ceux  qui  re- 
tismuin  Christi.  —  Verbum  çoivent  avec  foi  le  baptême 
i<l  est  character  in  anima  im-    duLhrist.  —  Le  Verbe,    'est- 


2943        ROSMINI.    PROPOSITIONS    CONDAMNÉES,    Vile    SECTION        2944 


pressum,  in  doctrina  rliris-  à-dire  le  caractère  imprimé 
liana,  est  Esse  realc  (infini-  dans  l'âme,  selon  1m  doctrine 
lum )  per  se  manifestum,  quod  chrétienne,  est  l'Être  réel, 
deinde nooinws esse secundam  infini,  qui  se  manifeste  par 
personam  sanclissimœ  Tri-  lui-même  [à  l'intelligence],  et 
nitalis.  que    nous     connaissons     en- 

suite être  la  seconde  per- 
sonne de  la  très  sain  le  Tri- 
nité. 

La  Trulina  rapproche  la  prop.  28  de  l'a  précédente 
relative  à  l'incarnation,  parce  qu'il  y  est  encore  ques- 
tion du  Verbe.  Il  sérail  peut-être  encore  plus  opportun 
d'ajouter  qu'une  troublante  similitude  de  rapport 
entre  le  Verbe  et  le  chrétien  y  existe  avec  l'explication 
proposée  (prop.  27)  pour  l'incarnation. 

La  proposition  est  répréhensible  sous  plus  d'un 
aspect.  Tout  d'abord,  Rosmini  semble  supposer  (pic  le 
caractère  baptismal  n'est  imprimé  qu'en  ceux  qui 
reçoivent  le  baptême  cum  fuie.  Et  les  petits  enfants? 
Et  ceux  qui  reçoivent  le  baptême  validement,  mais 
avec  une  fiction  provenant,  précisément,  d'un  manque 
de  foi?  Mais  ensuite,  cl  surtout,  bien  que  l'Eglise  n'ait 
défini  que  l'existence  du  caractère  imprimé  dans  l'âme, 
sans  en  préciser  la  nature,  il  est  évident  que  ce  carac- 
tère, imprime  dans  l'âme  (cf.  Cône.  Trid.,  sess.  vu. 
can.  De  sacr.  in  génère,  9,  Denz.-Bannw.,  n.  852)  ne 
saurait  être  entendu  que  d'un  accident  réel,  inhérent  à 
l'âme  ou  à  l'une  de  ses  facultés,  d'une  manière  indélé- 
bile. Comment  identifier  cet  accident  inhérent  avec  le 
Verbe,  être  réel  infini,  connu  manifestement  par 
l'âme?  D'ailleurs,  de  cette  perception  du  divin  sous  la 
forme  de  l'être  réel,  il  sera  question  aux  propositions 
36-37.  Cf.  Trulina,  n.  206-213,  p.  281-291. 

vne  section.  —  Du  très  saint  sacrement  de  l'eucha- 
ristie. 

29.  Non  crediamo  aliéna  dalla  dotlrina  cattolica,  che  solo  è. 
uerità,  la  seguente  conghiettura  :  cioè  che  nell'  eucaristico 
sacramenlo  la  sostanza  del  pane  e  del  vino  hacessaio  intiera- 
mente  d'essere  sostanza  del  poste  e  del  vino,  ed  è  divenula  vera 
carne  e  vero  sangae  di  Cristo,  quando  Cristo  la  rese  termine  del 
sno  principio  senzlente,  e  cosi  la  avvivô  délia  sua  vita,  a  quel 
modo  corne  accade  nella  nulrizione,  che  il  pane  che  si  mangia  c 
il  vino  che  si  beve,  quand' è,  nella  sua  parle  nutritiva,  assimi- 
lato  alla  nostra  carne  e  al  nostro  sangue,  egli  è  oeramente  tran- 
sustanzialo,  e  non  è  più,  corne  prima  pane  o  vino,  ma  è  vera- 
mente  nostra  carne  e  nostro  sangue,  perché  è  diiienuto  termine 
del  nostro  principio  sensitivo  (Introdazione  del  Vangelo 
seconda  Giovanni,  lez.  87,  p.  285-286). 

A  catholica  doctrina,  qiiœ  Ce  ne  serait  pas  une  con- 
sola  est  veritas,  minime  idie-  jecture  contraire  à  la  doc- 
nam  pulamus  liane  conjeclu-  trine  catholique,  qui  seide 
ram:  •  In  enehorislico  sacra-  est  la  vraie,  que  de  dire  : 
menlo  subslanlia  panis  et  vini  Dans  le  sacrement  de  l'cu- 
ftt  vera  caro  et  verus  san guis  charistie,  la  substance  du 
Chrisli,  quando  Christus  eam  pain  et  du  vin  devient  la 
facit  terminum  sui  prineipii  vraie  chair  et  le  vrai  sang  du 
sentientis,  ipsamque  sua  viia  Christ,  quand  le  Christ  fait 
vivifical:  eo  ferme  modo  quo  d'elle  le  terme  de  son  prin- 
panis  et  vinum  vere  transsub-  cipe  sentant  et  la  vivifie  par 
stnntiantur  in  nostram  car-  sa  propre  vie,  presque  de  la 
rtem  et  sanguinem,  quia  l'unit  même  manière  (pie  le  pain  et 
terminus  nostri  prineipii  sen-  le  vin  sont  véritablement 
tientis.  transsubstantiés    en     notre 

chair  et  notre  sang,  puisqu'ils 
deviennent  le  terme  de  notre 
principe  sentant. 

La  doctrine  catholique  ici  mise  en  péril  est  celle-là 
même  que  le  concile  de  Trente  a  définie  au  sujet  de  la 
transsubstantiation,  conversion  de  toute  la  substance 
du  pain,  en  la  substance  du  corps  de  Notre-Seigneur 
JésUS-Christ,  e1  de  toute  la  substance  du  vin  cri  la 
substance  de  son  sang...  conversion  admirable  et  sin- 
gulière »,  Sess.  xm,  c.  iv,  can.  2,  Denz.-Hannw., 
n.  877,  884.  Voir  ici  EUCH  uiistii:.  t.  v,  col.  13  17  sq.  La 
proposition  rosininiciinc  tendrait  à  ramener  la  trans- 
substantiation à  une  sorte  de  conversion  simplement 


formelle,  comme  le  montre  l'assimilation  de.  ia  nour- 
riture corporelle.  Transformation  et  non  plus  trans- 
substantiation. Où  serait  le  caractère  admirable  et  sin- 
gulier de  la  transsubstantiation?  De  plus,  comment 
concevoir  que  le  Christ,  aujourd'hui  dans  l'état  de 
gloire,  puisse  vivifier  par  son  principe  sentant  pain  cl 
vin?  Il  y  a  là  une  véritable  méconnaissance  de  l'étal 
des  corps  glorifiés. 

Il  faut  reconnaître  cependant  que  certains  l'ères  ont 
pris  comme  comparaison  lointaine  de  la  vérité  de  l'eu- 
charistie l'exemple  de  la  nourriture  et  du  breuvage 
transformés  en  notre  chair.  Cf.  Trulina.  n  215-220, 
p.  296-303. 

.'50.  Avvenuta  la  transustanziazione,  si  puô  intendere  che  al 
earpo  glorioso  (di  Gesù  Cristo)  si  sia  aggiunta  qualche  parte 
in  esso  incorporata,  ed  indivisa  e  del  pari  gloriosa  (ibid.). 

Peracta  transubstantiatione        La       t  ranssubs tant iat ion 

intelligi  potest,  corpori  Chrisli  achevée,  on  peut  penser  (pie 

glorioso  parlent  aliquam  ad-  quelque    partie,    incorporée 

jungi  in  ipso  incorporaium,  au  corps  glorieux  du  Christ, 

indioisam   pariterque   glorio-  inséparée  de  lui  et  glorieuse 

sam.  comme  lui,  lui  est  jointe. 

Cette  proposition  marque,  une  fois  encore,  la  con- 
ception peu  exacte  qu'a  Rosmini,  tant  de  la  trans- 
substantiation que  de  l'état  des  corps  glorieux.  De  la 
transsubstantiation  d'abord,  dans  laquelle  toute  la 
substance  du  pain  et  du  vin  est  changée  en  la  substance 
du  corps  de  Jésus.  Il  ne  peut  donc  y  avoir  de  ce  che! 
aucune  addition  à  ce  corps.  C'est  ce  qu'exprime  nette- 
ment le  catéchisme  du  concile  de  Trente  :  Neque  Chris- 
tus aut  gencralur,  aut  mulatur,  aul  augescit,  sed  in 
sua  subslanlia  lotus  permanet  (De  sacr.  euch.,  n.  33). 
Cf.  S.  Thomas,  In  IVum  Sent.,  dist.  XI,  a.  3.  De  l'étal 
des  corps  glorieux,  ensuite  :  comment  concevoir  qu'un 
corps  glorieux  soit  en  continuelle  mutation,  comme  ce 
serait  le  cas  si  au  corps  glorieux  du  Christ  pouvaient 
être  faites  de  continuelles  additions? 

Dans  la  conception  rosminienne,  «  le  pain  et  le  vi  i 
ne  sont  pas  changés  au  corps  et  au  sang  de  Jésus-Christ  : 
ils  leur  sont  ajoutés.  »  ,1.  Didiot,  op.  cit.,  p.  12S  Cf.  Tru- 
lina, n.  221-223,  p.  301-307. 

.'il.  Appunto  perché  il  corpo  di  Cristo  è  unico  ed  indioiso, 
egli  è  necessario  che  dove  si  trovi  una  parte  si  trovi  tulto...; 
ma  non  tulto  quel  corpo  diviene  termine  del  suo  principio  sen- 
zienle,  ma  unicamente  quella  parle  che  v'  aveva  di  sostanza  di 
pane  c  di  sostanza  ili  vino  nella  transustanziazione.  Ancora 
ne  verrebbe  che  in  virtù  délie  parole  divine  questa  sostanza  del 
pane  e  del  vino  si  Iransnslanziasse  in  carne  c  sangue  del  Sal- 
vatore;  ma  il  rimanente  del  corpo  e  del  sangue  vi  rimanesse 
unilo  per  COncomitanza;  il  che  non  par  contrario  alla  dotlrina 
cattolica  (ibid.,  p.  2S6-287). 

In  sacramenlo  eucharisties,  Dans  le  sacrement  de  I'cu- 
vi  verborum  corpus  et  sanguis  charistie,  m  verbnrum,  le 
Chrisli  est  tantum  ea  mensura  corps  et  le  sang  du  Christ 
quee  respondet  quantitali  (a  existent  seulement  dans  la 
quel  tanto  )  substantiel  /«mis  mesure  qui  répond  à  la  quan- 
et  vini  aux transsubstantiun-  tité  de  la  substance  du  pain 
tur;  reliquum  corparis  Christi  et  du  vin  qui  est  transsub- 
Un  est  per  concomilantiam.  slantiée,  le  reste  du  corps  du 
Christ  n'y  est  que  per  con- 
comilantiam. 

Cette  proposition  modifie  le  concept  catholique  de  la 
transsubstantiation.  Sans  doute,  au  chapitre  m  de  la 
sess.  xm,  le  concile  de  Trente  affirme  simplement  que  le 
corps  du  Christ  se  trouve,  vi  verborum,  sous  l'espèce  du 
pain, le  sang.ii/  verborum. sous  l'espèce  du  vin.  Il  ajoute 
(pie  le  corps  se  trouve  sous  l'espèce  du  vin.  le  sanu  sous 
l'espèce  du  pain,  l'âme  sous  les  deux  espèces,  en  raison 
de  la  loi  naturelle  de  la  concomitance.  Mais  il  est  clair 
(pie  c'est  tout  le  corps  du  Christ  qui  est  présent,  e/  ver- 
borum. sous  l'espèce  du  pain,  tout  le  sang,  sous  l'espèce 
du  vin.  La  théologie  l'a  toujours  ainsi  compris. 
Cf.  S.  Thomas,  Sum.  theol.,  III»,  q.  lxxvi,  a.  ?  :  Ex  vi 


ROSMINI.    PROPOSITIONS    CONDAMNÉES,    IX^    SECTION 


2946 


sacramenli,  sub  hoc  sacramento  continetur,  quantum  ad 
species  punis,  non  solum  caro,  sed  tolum  corpus  Christi... 
Il  faut  reconnaître  que  Rosmini  est  logique  avec  ses 
principes.  Pour  lui,  a  la  transsubstantiation  est  une 
extension  du  principe  sensitif  du  Christ.  Mais  celte 
extension  n'a  pas  pour  terme  le  corps  préexistant  du 
Christ;  elle  ne  s'applique  qu'à  la  partie  nouvelle  qui  lui 
est  ajoutée  et  qui  correspond  à  ce  qu'il  y  avait  de 
substance  matérielle  dans  le  pain  et  le  vin  consacres. 
La  consécration  ne  produit  donc  pas  la  réelle  présence 
de  tout  le  corps  et  de  tout  le  sang,  mais  seulement  de  la 
partie  ajoutée  que  nous  avons  dite.  »  J.  Didiot,  op.  cit.. 
p.  420.  Cf.  Trutina,  n.  224-228,  p.  307-315.  Voir  ici 
Eucharistie,  t.  v,  col.  13G6. 

32.  Se  clinique  ehi  non  mangia  la  caruc  del  Figliolo  dell' 
uomo,  e  bee  ilsuo  sangue,  non  lia  la  oila  in  se  slesso,  e  tuttavia 
chi  inaore  col  battesimo  d'acqua  o  di  sangue  o  di  desiderio  è 
certo  che  acquista  la  vita  elerna;  concien  dire  cite  quella  eoaies- 
tîone  délia  carne  e  del  sangue  di  Cristo,  che  non  fece  nella  cita 
présente  gli  verra  somminislrata  nella  futiira  al  punto  délia 

sua  morte, e  cosi  «i  ni  la  uila  in  se  stesso Xnclie  ai  sallti  dell'. 

anlico  testamento  quajldo  Crislo  discese  al  limbo  potè  Crislu 
communicare  sr  stesso  sotlo  la  forma  di  pane  e  di  vino,  e  cosi... 
renderle  atti  alla  visione  di  Dio  (  Tntrod.  del  Vangelo  sec.  Gio- 
vanni, lez.  74,  p.  238). 


Quoniam  ■■  qui  non  mandu- 
cat  carnem  Filii  hominis  et 
bibit  ejus  sanguinem  »,  non 
liabet  viiam  in  se  (.loa.,  vi, 
54),  et  nihilominus  (/ai  mo- 
riuntur  cuni  baptismo  aqiuc. 
sanguinis  aut  desiderii,  certo 
consequunlnr  vitam  œternam, 
dicendum  est  his  qui  in  lioe 
cita  non  coniederunt  corpus  et 
sanguinem  Christi,  subminis- 
trari  hanc  cœlestem  cibum  in 
fiitura  i>ila,  ipso  mortis  ins- 
lanti.  —  Hinc  eliam  sanctis 
Veteris  Testamcnti  i>t>tuil 
Christusdescendens  ad  in  feras 
se  ipsum  communicare  sub 
speciebus  panis  et  oini,  al  op- 
tas eos  redderet  ad  visionem 
Dei. 


Parce  que  ■  celui  qui  ne 
mange  pas  la  chair  du  1  "ils  de 
l'homme  et  ne  boit  pas  son 
sang  »  n'a  pas  la  vie  en  lui  et 
que  cependant  ceux  qui  meu- 
rent avec  le  [seul|  baptême 
d'eau,  de  sang  ou  de  désir 
obtiennent  la  vie  éternelle, 
il  faut  dire  qu'à  ceux-là  qui. 
dans  la  vie  présente,  n'ont 
lias  mangé  le  corps  et  [bu]  le 
sang  du  Christ,  cette  nourri- 
ture céleste  est  administrée 
dans  la  vie  future,  au  mo- 
ment même  de  la  mort.  — 
De  là  aussi,  aux  saints  de 
l'Ancien  Testament,  le  Christ 
descendant  aux  enfers,  a  pu 
se  communiquer  lui-même 
sous  les  espèces  du  pain  et  du 
vin,  pour  les  rendre  aptes  a 
la  vision  de  Dieu. 


La  haute  fantaisie  de  semblables  assertions  est  telle- 
ment évidente  qu'aucun  commentaire  n'en  est  néces- 
saire. Les  défenseurs  de  Rosmini  ont  fait  valoir  qu'il  ne 
s'agissait  ici  que  d'une  nourriture  spirituelle,  dans  le 
sens  où  le  concile  de  Trente  lui-même  (sess.  xm, 
C.  vin,  Denz.-Hannw.,  n.  882  fine)  enseigne  que  «  nous 
mangerons  dans  le  ciel,  sans  voile  aucun,  le  pain  que 
nous  mangeons  présentement  caché  sous  les  voiles 
eucharistiques  ».  On  insiste  également  sur  ce  fait  que, 
dans  le  texte  original  italien,  Rosmini  a  écrit  :  .so//o  lu 
forma  di  pane  e  di  vino,  et  que  le  Saint-OfTice  a  traduit 
o  tendancieusement  »  :  sub  speciebus  panis  et  vini. 
Cf.  Commenli  di  un  prelalo  romano  ad  un  opusculo  polc- 
mico,  Rome,  1888,  p.  102.  Petites  échappatoires,  car  il 
semble  bien  qu'il  s'agisse,  dans  la  pensée  de  Rosmini, 
d'une  manducation  réelle  et  sacramentelle .  Même,  s'il  en 
était  autrement,  le  seul  fait  de  s'être  exprimé  d'une 
façon  équivoque  mériterait  la  condamnation.  Cf.  Tru- 
tina, n.  229-239,  mais  surtout  236,  p.  315-329  [325]. 

vme  sectiux.  —  Du  péché  originel  et  de  V immaculée 
conception  de  lu  bienheureuse  vierge  Marie. 

33.  (1  demonii)  impossessatisi  di  an  jrulto  pensarono  che 
entrerebbero  nell'  uomo,  quand  'egli  spiccalolo  dall'  albero,  ne 
mangiasse;  giacchè  il  cibo  conoerlendosi  nel  corpo  animato 
dell'  aomo,  essi  potevuno  entrure  a  mon  saloa  nell'  animalità, 
ossia  nella  vita  soggettioa.  di  qaestn  essere,e  famé  quel  governo 
che  si  proponeuann  (Intrad.  delVangelo  ">.c.  Giovanni,  lez. 
63,  p.  i<)i). 


Cuin  dmmones  fruclum  pos-  Comme  les  démons  avaient 
sederent,  putaruni  se  ingres-  pris  possession  du  fruit  (dé- 
saros  in  nomment,  si  de  illo  fendu),  ils  pensèrent  pouvoir 
ederet;  converso  eniai  cibo  in  entrer  dans  l'homme,  si  ce- 
corpus  hominis  animatum,  lui-ci  venait  à  en  manger.  I. a 
ipsi  paieront  libère  ingredi  nourriture  [le  rruit |  étant 
animalitatem,  id  est  in  uitam  changée  au  corps  animé  de 
subjectiuam  hujus  entis,  alque  l'homme,  ils  pouvaient  libre- 
ita  de  en  disponere  sicut  pro-  ment  prendre  possession  de 
posuerant.  l'animalité,  de  la  vie  subjec- 

tive de  eel  et  le  |  l'homme]  et 
disposer  ainsi  de  lui,  comme 

ils  se  l'étaient   proposé. 

Cette  proposition  pourrait  être  l'objet  d'un  long 
commentaire,  car  elle  touche  aux  aspects  les  plus  di- 
vers du  problème  théologique  du  péché  originel.  Ror- 
nons-nous  à  l'essentiel  :  1°  Jamais  les  Pères  et  les  théo- 
logiens n'ont  envisagé  que  l'interdiction  portée  par 
1  )ieu  à  Adam  de  manger  le  fruit  défendu,  pouvait  avoir 
comme  raison,  la  possession  de  ce  fruit  par  le  démon, 
qui,  par  le  fruit  mangé,  entrerait  dans  le  corps  d'Adam 
et  en  deviendrait  le  maître.  2°  Celte  proposition 
recouvre  une  théorie  singulière  sur  l'essence  du  péché 
originel:  le  péché  originel  n'étant  qu'une  infection  phy- 
sique de  la  chair  de  l'homme.  Si  cette  infection  phy- 
sique est  dans  le  corps,  comment  peut-elle  souiller 
l'âme  et  surtout  comment  peut-elle  être  enlevée  par  la 
purification  spirituelle  du  baptême?  D'ailleurs  toutes 
les  instances  qu'on  peut  faire  en  faveur  d'une  concep- 
tion physique  du  péché  originel  reçoivent  une  satis- 
faction convenable  dans  la  doctrine  thomiste  qui  con- 
sidère le  péché  originel  comme  consistant  matérielle- 
ment dans  la  concupiscence,  formellement  dans  la 
privation  de  la  justice  originelle.  Inutile  d'insister. 
Voir   Trutina,   n.   241-251,  p.   332-353. 

34.  Préserva  (Iddio)  dal  peccaio  originale  una  donzella.  . 
alla  liante  preservazione  dall'  infezione  originale  bastava  che 
rimanesse  ineorrolto  un  menomo  semé  dell'  uomo.  trascurato 
forse  dal  demonio  stesso,  dal  quitte  semé  incorrotto  passato  di 
gencrazione  in  generazione  uscisse  e  sao  tempo  I"  Vergine 
(ibid.,  lez.  64,  p.  1113.1 


.  1</  proeservandiun  li.  \'. 
Mariant  a  lobe  originis,  salis 
crut  ut  incorrnptam  maneret 
minimum  semen  in  homine, 
neglcclum  forte  ab  ipso  dœ- 
monc:  e  quo  incorriipto  semine. 

de  generatione  in  generatio- 
nem  transfuso,  sud  tempore 
oriretur  virgo   Maria. 


Pour  présen  er  la  bienheu- 
reuse vierge  Marie  de  la 
tache  originelle,  il  suffisait 
qu'en  Adam  une  toute  pet  il  e 
parcelle  de  semence,  négligée 
peut-être  par  le  démon,  res- 
tât intacte,  et  que  de  cette 
parcelle  intacte,  transmise  de 
génération    en    génération, 

sortit  en  son  temps  la  vierge 

Marie. 
Celle  proposition  fait  corps  avec  la  précédente.  Le 
démon  aurait  oublié  de  prendre  possession  d'une  petite 
parcelle  de  semence  humaine  et  c'est  par  la  transmis- 
sion de  cette  parcelle  que  s'expliquerait  l'immaculée 
conception  de  Marie!  Voir  ici  Immaculée  conception, 
t.  vu,  col.  1215.  Sans  doute,  il  est  possible  de  trouver, 
dans  le  Moyen  Age  des  précurseurs  de  Rosmini  (sauf 
en  ce  qui  concerne  Voubli  du  démon)  quant  à  la  purti- 
cula  sana.  Mais  cette  doctrine,  qui  s'inspire  du  tradu- 
cianisme  augustinien,  a  depuis  longtemps  été  rejetée. 
Elle  repose  d'ailleurs  sur  une  impossibilité  matérielle 
signalée  par  saint  Thomas,  D,  q.  exix,  a.  4  :  elle  paraît 
difficilement  conciliable  avec  l'enseignement  de  la  bulle 
Ineffabilis  attribuant  au  Christ  lui-même,  par  un  mode 
de  rédemption  particulier,  la  préservation  tic  sa  sainte 
Mère  en  ce  qui  concerne  le  péché  originel  :  fuisse  singu- 
luri...  privilégie),  inluilu  merilorum  Christi...  ab  omni 
originalis  culpee  labe  pneservalam  immunem.  Denz.- 
Hannw.,  n.  1641.  Il  ne  s'agit  pas  d'inadvertance  du 
démon.  Trutina,  n.  255-261,  p.  353-364. 
IXe  SECTION.  — ■  De  la  justification. 

35.  Più  che  altri  considéra  questo  online  délia  giustifica- 
zione  dell'  uomo,  piii  troverà  accouda  Z«  maniera  scrittarah  di 


29' 


ROSMINI.    l' lit)  POSITION  S    CONDAMNÉES,    X  K    SECTION 


2948 


dire  che  Dio  cuopre  certi  peccati  o  non  gV  imputa.  Infutti  <•<>/ 
batlesimo  non  si  distrugge  la  main  oolonlà  naturale,  ma  le  se 
n'aggiunge  una  sopranaturale,  che  cuopre  per  eosi  dire.  In 
naturale,  c  impedisce  che  quella  perdu  l'uomo.  Onde  il  Sal- 
mista  dice  :  Beaii  quelli,  le  iniquité  dei  quali  furono  rlmesse, 
e  i  peccati  de'  quali  furono  coperti;  dove  si  fa  lu  differenzu  fra 
le  iniquité  cite  si  rimetlono,  e  i  peccati  che  si  cuoprono,  e  sem- 
bra  che  lier  quelle  si  vogliano  inlendere  le  cidpc  attuali  e  libère, 
e  per  questi  i  peccati  non  liberi  di  quelli  elle  uppurlengono  al 
popolo  di  Dio,  e  che  prrn  non  ne  rieevono  più  donna  alcuno. 
TrattatO  dellu  coscienza  morale,  1.  I,  c.  VI,  a.  1. 

Quo  magis  attenditur  ordo  Plus  on  prend  garde  à  l'or- 

justi/icationis   in   Inimitié,   eo  die  de  la  justification  dans 

aptior  apparel  modus  dieendi  l'homme,    et    plus    apparaît 

scripturalis,   (piod  Deus   pec-  justelelangagedel'Écriture, 

cala   queedam    tegil   uni    non  d'après   lequel   Dieu   couvre 

imputât.   —  Juxla  Psalmis-  ou  n'impute  pas  certains  pé- 

tam  (XXXI,  1)  discrimen  est  chés.  —  D'après  le  Psalmiste 

inler   iniquilates   quœ   remit-  il  y  a  une  dillérence  entre  les 

tuntur,  et  peeeata  qu;v  tequn-  iniquités  qui  sont  remises  et 

tur:  illm,  ni  videtur,  sunt  cul-  les  péchés  qui  sont  couverts. 

pœ  actuales  et  libères, hœc  ocra  Celles-là,  semble-t-il,  sont  les 

sunt  peccata  non  libéra  eorum  fautes    actuelles    et     libres, 

qui  pertinent  ad  populum  Dei,  ceux-ci  les  péchés  non  libres 

quibus  propterea  nullani  affe-  de  ceux  qui  appartiennent  au 

runl  nocumentum.  peuple  de  Dieu  et  qui  n'en 
reçoivent  de  ce  chef  aucun 
dommage. 

Voir  l'observation  faite  au  sujet  de  cette  proposition 
à  Justification,  t.  vm,  col  2208.  Le  langage  de  Ros- 
mini  rappellerait  assez  celui  du  protestantisme,  qu'a  ré- 
prouvé le  concile  de  Trente,  sess.  v,  c.  v,  Denz.-Bannw. . 
n.  792;  sess.  vi,  c.  vu  et  can.  10,  11,  n.  799,  720, 
.S21  :  sess.  xiv,c.  n,n.895.La  seule  différence  d'ailleurs, 
entre  Rosmini  et  les  protestants,  c'est  que  ceux-ci  fai- 
saient consister  la  remission  des  péchés  dans  l'impu- 
tation qui  est  faite  au  pécheur  de  la  justice  du  Christ. 
Rosmini  y  ajoute  une  volonté  surnaturelle,  qui  couvre  en 
nous  le  mal  de  la  volonté  naturelle.  La  difïérence  paraît 
de  nulle  importance  pour  le  fond  même  de  la  question. 

Xe  SECTION.  — ■  De  l'ordre  surnaturel. 

36.  L'essere  (essenziale)  si  communica  a  noi  nella  sola 
forma  idéale  per  nalura,  e  queslo  costiluisce  Vordine naturale; 
l'essere  slesso  si  manifesta  a  noi  allresi  nella  pienezza  délia  sua 
forma  realc  per  grazia,  c  quesla  è  communicazione  e  perce- 
zione  nera  ili  Dio,  e  costiluisce  Vordine  soprannaturale... 
L'effetlo  délia  communicazione  soprannaturale  è  un  senti- 
mento  deiforme,  di  cui  non  abbiamo  a  principio  coscienza, 
corne  non  l'abbiamo  di  ogni  sentimento  nnstro  sostanziale  e 
fondamentale.  Or  poi  il  sentimento  deiforme,  di  cui  parliamo, 
c  incipiente  in  quesla  vita,  nella  quale  costiluisce  il  lume  delta 
fide  e  délia  grazia;  compiulo  nell'  altra,  nella  quale  costiluisce 
il  lume  délia  gloria  (Filosofia  (Ici  Diritlo,  part.  II,  n.  67  1,  676, 
f>77>. 

Ordo  supematuralis  consti-  L'ordre  surnaturel  est  cons- 

tuitur  manifestatione  esse  in  titué  par  la  manifestation  de 

plenitudlne  sues  forma'  rcalis  :  l'être  dans  la  plénitude  de  sa 

cujus     communications    scu  forme  réelle.  De  cette  corn- 

manifestationis    effectus    est  munication    ou    manifesta- 

sensus  (sentimento )  deiformis  tion  l'effet  est  un  sentiment 

qui  inchoalus  in  hac  vita  con-  deiforme,  qui,  commencé  en 

Stituit   lumen   fidei   et  graliir,  cette  vie.  constitue  la  lumière 

completus  in  altéra  vita  con-  de  la  foi  et  de  la  grâce  et  qui, 

stituit  lumen  gloria'.  achevé  dans  l'autre  vie,  cons- 
titue la  lumière  de  la  gloire. 

37.  Il  primo  lume  clic  rende  l'anima  intelligente  è  l'essere 
idéale  ed  imletcrminalo;  l'allro  primo  lumecuncora  l'essere,  ma 
non  puramente  idéale,  ma  ben  anche  sussistcnlc  e  vivente... 
l.'idea  adunque  è  l'essere  intuito  dall'  uomo,  ma  non  è  il  Ycrbo; 
che  non  quella  ma  questû  è  sussistenza:  quello  è  l'essere  elle 
occulta  la  sua  sussistenza  e  lascia  solo  traspurire  lu  sua  oqqet- 
tinità  indetermiiiata  ed  inipersonule;  nella  mente  che  intuisce 
l'idea  non  eade  la  personalità  delV  essere...  mu  chi  vede  il 
Yerbo  uncorclic  per  ispeccbio  ed  in  enimma,  vede  Iddio  (In- 
Iroduz.  alla  l-'itosofiit,  n.  83). 

l'rimuni  lumen  reddens  oui-         l'ue  première  lumière  ren- 

maiu    Intelligentem    est   esse    dant    l'âme   intelligente   esl 

idéale;    alternai    prinium    lu-     l'être   idéal;   une   autre   pre- 
men  esl  cliam  esse,  non  lamen     niiérc     lumière     esl      encore 


mère  idéale  sed  subsistais  ac 
vivais  :  itlud  abscondens  suam 
personalitatem  ostendit  solum 
suam  objectivitatem;  ut  qui 
Oidet  alternai  (quod  est  \'er- 
bum  )  etiumsi  per  spéculum  et 
in mnigmale (1  Cor.,  nn,  12), 

videt  Ikum. 


l'être,  non  plus  seulement 
idéal,  mais  subsistant  et  vi- 
vant :  celui-là,  cachant  sa 
personnalité,  montre  seule- 
ment son  objectivité;  mais 
qui  voit  l'autre  (qui  est  le 
Verbe),  même  s'il  le  voit 
»  comme  dans  un  miroir  et  en 
énigme  »,  voit  Dieu. 

Ces  deux  propositions  devaient  être  rattachées  l'une 
à  l'autre,  car  elles  ne  sont  qu'une  application  de  la  théo- 
rie générale  de  la  connaissance,  selon  Rosmini,  à  l'ordre 
naturel  et  à  l'ordre  surnaturel  ou  plus  exactement  au 
double  contact  que  notre  intelligence  peut  avoir  avec 
l'être  indéterminé  idéal  et  réel,  ce  qui  constitue  en  fait 
l'ordre  naturel  et  l'ordre  surnaturel.  Le  contact  avec 
l'être  réel,  qui  est  le  Verbe,  produit  le  sentiment  déi- 
forme,  foi  et  grâce  en  cette  vie,  lumière  de  gloire  dans 
l'autre. 

En  réalité  tout  en  conservant  les  expressions  consa- 
crées par  le  dogme  et  la  théologie  catholiques,  Rosmini 
introduit  une  conception  qui  aboutit  à  la  pleine  et 
entière  confusion  de  l'ordre  naturel  et  de  l'ordre  surna- 
turel, de  la  connaissance  rationnelle  et  de  la  foi. 
Cf.  Trutina,  n.  273-283,  p.  381-401. 

X/e  SECTION.  —  De  l'objet  de  la  vision  béati figue. 

38.  Sebbene  Iddio  senzu  mezzo  alcuno  sia  oggelto  délia  vi- 
sione  beati  ficalriee  e  forma  dell'  inlelletto  dei  Beati;  tUttavia 
egli  c  laie  in  quanto  è  anlore  délie  opère  ad  extra,  le  quali  in  un 
modo  inefjabilc  sono  in  lui  (Teodicea,  n.  672). 

Deus  est  objeclum  visionis  Dieu  est  l'objet  de  la  vi- 
benliflciv,  in  quantum  est  sion  béatifique,  en  tant  qu'il 
auctor  operum  ad  extra.  est    auteur   des    œuvres    ad 

extra. 

Cette  proposition  se  relie  étroitement  aux  deux  sui- 
vantes. Il  est  cependant  nécessaire  de  la  considérer 
séparément  en  raison  de  son  opposition  formelle  à  ren- 
seignement de  l'Église  sur  l'objet  de  la  vision  béati- 
fique. Voir  ici  Intuitive  (Vision),  t.  vu,  col.  2380  sq. 

L'Écriture  nous  apprend  que  nous  verrons  Dieu 
sicuti  est.  I  Joa.,  m,  2.  Le  magistère  a  précisé  que  dans 
la  vision  intuitive  et  faciale  (cf.  I,  Cor.,  xm,  12), 
l'essence  divine  se  montrerait  à  l'élu  immédiatement, 
clairement,  ouvertement.  Cf.  Benoît  XII,  bulle  Bene- 
diclus  Deus, Denz.-Bannw., n.  530  et  ici  t.  n,  col.  658  sq. 
Ht  le  concile  de  Florence  ajoute  expressément  que 
Dieu  sera  vu  clairement,  un  et  trine,  comme  il  est. 
Décret  Pro  Grœcis,  Dsnz.-Bannw.,  n.  093.  Or,  si  Dieu 
était  objet  de  la  vision  béatifique  seulement  en  tant 
qu'auteur  des  oeuvres  ad  extra,  il  ne  serait  pas  vu  tel 
qu'il  est  dans  la  trinité  des  personnes,  mais  unique- 
ment selon  son  être  absolu.  Trutina,  n.  285-288,  p.  405- 
109. 

39.  /  oestigit  delta  sapienza  e  délia  bontà  dei  Creatore, 
lunqi  dal  devenire  loro  (ai  comprensori )  inulili,  anzi  rtescono 
necessarii;  perocchî  questi  oestigii  lulti  raccolli  nell'  esemplare 
eterno  sono  appunto  quella  parte  di  esso  che  è  loro  accessibile, 
onde  sono  luttuviu  quelli  elle  danno  argomento  aile  lodi  che  a 
Dio  elernamente  tribulano  (ibid.,  n.  674). 

Vestigia  sapientiie  et  boni-  Les  vestiges  de  la  sagesse 

lotis,  quw  inercaturis  ciment,  et  de  la  bonté  [du  Créateur] 

sunl  ctunprcliensoribus  neecs-  qui   resplendissent   dans   les 

saria;    ipsu   enim    in    ivterno  créatures     sont     nécessaires 

exemplari    collecta    sunt    eu  aux    compréhenseurs;    car. 

Ipsius  pars  quw  ab  illis  videri  rassemblés     dans     l'éternel 

possit  (clic  e  loro  accessibile  ),  exemplaire    [divin],    ils    en 

ipsaqiic  arqumenlum  pnvbenl     forment    la    partie   qui   peut 

laudibus,   (puis   in   mtemum    être  vue  des  élus  (qui  leur  esl 

llco  beati  euncinunt.  accessible)  et  is  fournissent 

le  sujet  des  louanges  éter- 
nelles que  les  bienheureux 
chantent  à  Dieu. 

Nous  trouvons  ici  l'explication  rosminienne  delà  pré- 
cédente proposition.  Rosmini  affirme  ici  trois  choses  : 


2949 


ROSMINI.    INFLUENCE 


2950 


1°  les  vestiges  des  divines  perfections  qui  resplen- 
dissent dans  les  créatures  sont  nécessaires  aux  bien- 
heureux :  2°  ces  mêmes  vestiges  rassemblés  dans  l'exem- 
plaire divin  sont  la  partie  même  de  cet  exemplaire 
accessible  aux  bienheureux;  3°  ces  vestiges  sont  le 
sujet  des  louanges  que  les  bienheureux  rendent  à  Dieu. 
La  première  assertion  revient  à  nier  le  caractère 
même  de  la  gloire  essentielle  des  élus.  Voir  ici  Gloire, 
t.  vi,  col.  1393.  La  seconde  assertion  nie  l'existence 
même  de  la  gloire  essentielle,  telle  que  la  conçoit 
l'Église.  La  troisième  assertion,  prise  en  son  sens  affir- 
matif,  est  pleinement  catholique;  mais,  pour  autant 
qu'elle  exclurait  le  sujet  de  louanges  éternelles  que  les 
perfections  divines  présentent  elles-mêmes  aux  élus, 
qui  trouvent  dans  leur  connaissance  immédiate  la 
source  de  leur  béatitude  essentielle,  elle  serait  héré- 
tique et  condamnée  d'avance  par  la  bulle  Benedictus 
Deus  et  le  Décret  Pro  Grœcis,  cités  plus  haut.  Cf.  Tru- 
tina,  n.  289-292,  p.  410-410. 

40.  Se  dunque  non  polea  (Dio)  eomunicare  si  slesso  tolal- 
inenle  ad  esseri  finili,  neppure  medianle  il  lume  di  gloria; 
riinune  a  cercare  in  che  modo  egli  poteva  rivelnre  loro  e  eo- 
municare la  propria  essenza.  C.erlo  in  quel  modo  che  alla 
naturel  délie  intelligenze  create  è  conforme;  e  queslo  modo  è 
quello  pel  quale  Iddio  ha  con  esso  loro  relazione,  cioè  corne 
cret.lore  loro,  corne  provisore,  corne  redentore,  corne  santifi- 
calore.  Ibid.,  n.  677. 


Cnm  Deus  non  passif,  née 
per  lumen  gloria',  total iler  se 
communicare  entibus  flnilis, 
non  potuil  essenliam  suam 
comprehensoribus  reuelare  et 
communicare  nisi  eo  modo, 
qui  finilis  intelligentiis  sit 
accommodatus  :  scilicet  Deus 
se  illis  manifestât  quatenus 
cum  ipsis  relationem  habet, 
ut  eorum  crcalor,  provisor, 
redemptor,    sanctificaior. 


Comme     Dieu     ne     peut, 
même  par  la  lumière  de  gloire, 

se  communiquer  totalement 
aux  êtres  finis, il  n'a  pu  révé- 
ler et  communiquer  aux  coni- 
préhenseurs  son  essence  que 
de  la  seule  façon  qui  soit 
accommodée  aux  intelli- 
gences finies  :  Dieu  se  mani- 
feste a  elles  en  tant  qu'il  a 
avec  elles  des  relations, 
comme  leur  créateur,  leur 
providence,  leur  rédempteur, 
leur  sanctificateur. 


On  sait  comment  la  théologie  résout  la  difficulté  qui 
arrête  ici  Rosmini.  Dieu,  incompréhensible,  est  vu 
entier  par  les  bienheureux,  mais  n'est  pas  vu  totalement, 
lotus  non  lotaliter.  S.  Thomas,  In  IIIum  Sent. ,  dist .  X IV, 
q.  i,  a.  2,  qu.  1,  ad  2"™;  cf.  Sum.  theol.,  Ia,  q.  xn,  a.  7, 
ad2um;  Conl.  genl.,  1.  III,  c.  lv.  Voir  ici  Intuitive 
("Vision;,  t.  vu,  col.  2380  sq.  Mais  est-ce  bien  l'incom- 
préhensibilité  divine  qui  arrête  ici  le  théologien  ita- 
lien? N'est-ce  pas  plutôt  la  logique  de  son  système  qui 
l'induit  en  erreur?  «  Confondant  à  tort  la  vision  béati- 
fique  avec  une  communication  entière  et  adéquate  de 
l'infini  au  fini,  et  considérant  à  bon  droit  celle-ci 
comme  impossible,  Rosmini  en  conclut  que  le  seul 
mode  possible  de  révélation  et  de  communication  de 
l'essence  divine  à  l'intelligence  créée  est  la  manifesta- 
tion intuitive  que  Dieu  nous  fait,  par  la  lumière  de 
gloire,  de  ses  relations  avec  nous  comme  créateur,  pro- 
vidence, rédempteur  et  sanctificateur.  En  quoi  Ros- 
mini ne  semble  pas  plus  d'accord  avec  son  système 
général  qu'avec  la  doctrine  catholique.  N'a-t-il  pas 
craint,  en  se  montrant  jusqu'au  bout  conséquent  avec 
lui-même,  d'aboutir  à  des  conclusions  trop  clairement 
et  trop  audacieusement  panthéistiques?  Ou  bien, 
ayant  déjà  concédé  à  l'homme,  dans  l'état  de  nature  et 
de  grâce,  toutes  les  intuitions  imaginables,  n'en  a-t-il 
plus  trouvé  d'autre  à  lui  donner  dans  l'état  de  gloire? 
Je  ne  sais,  mais  en  tout  cas  sa  vision  béatifique  est 
d'une  extrême  médiocrité.  »  J.  Didiot,  op.  cit.,  p.  438. 
Cf.  Trutina,  n.  293-298,  p.  416-423. 

3°  Les  annexes  du  décret.  —  LTne  lettre  du  cardinal 
Monaco,  secrétaire  du  Saint-Oifice,  communiquait  le 
décret  et  les  40  propositions  condamnées  à  l'épiscopat 
catholique.  Elle  se  terminait  ainsi  :  Prœcipue  vero  eni- 


teris  ut  mentes  adolescenlium,  eorum  pnrserlim  qui  in 
spem  Ecclesiœ  in  seminariis  alunlur,  germana  catholi- 
c;c  Ecclesise  doctrina  e  puris  fontibus  sanctorum  Patrum, 
Ecelesiœ  doctorum,  probalorum  auttorum,  ae  prœcipue 
angelici  docloris  S.  Thom.se  Aquinatis  hausta  imbuan- 
tur.  Bon  avertissement  à  ceux  qui  prétendaient  trou- 
ver en  Rosmini  un  interprète  autorisé  de  saint  Thomas . 
A  ce  document,  il  faut  ajouter  une  lettre  de 
Léon  XIII, en  date  du  1er  juin  1889,  à  l'archevêque  de 
.Milan,  complétant  et  précisant  le  sens  et  la  portée  de  la 
lettre  du  25  janvier  1882,  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut.  Voir  col.  2928.  Le  pape  explique  qu'il  a  demandé 
alors  de  faire  le  silence,  afin  de  calmer  les  ardeurs  et  de 
peur  que  le  zèle  pour  trouver  la  vérité  ne  soit  une  occa- 
sion de  manquer  à  la  charité  et  à  la  justice.  .Mais  il 
s'était  proposé,  pour  répondre  aux  vœux  réitérés  de 
nombreux  théologiens  et  même  d'évêques,  de  sou- 
mettre à  un  examen  attentif  les  écrits  de  Rosmini.  Cet 
examen  a  abouti  à  la  censure  promulguée  dans  le  décret 
Posl  obitum,  qu'il  a  confirmé  de  son  autorité  souve- 
raine. D'aucuns  ont  voulu  opposera  l'autorité  du  Saint  - 
Office  l'autorité  du  pape  :  malgré  son  désir  d'extrême 
bienveillance,  le  pape  se  sent  obligé  de  réprouver  avec 
force  pareille  attitude  injurieuse  à  lui-même  et  au 
Saint-Siège;  et  il  demande  à  l'archevêque  de  veillera 
obtenir  de  son  clergé  et  de  ses  fidèles  une  entière 
obéissance.  Voir  le  texte  de  la  lettre  Lilleris  ad  te,  dans 
Trutina    p.  448-450. 

Enfin  le  Père  général  de  la  congrégation  de  la  Charité. 
Luigi  Lanzoni,  en  date  du  2  février  1890,  publia  une 
protestation  de  pleine  et  filiale  soumission,  en  son  nom 
et  au  nom  de  sa  congrégation,  au  décret  Postobilum, 
«  net  senso  appunto  che  fu  dichiarato  dal  Santo-Padre 
nella  sua  lettera  ail'  arcivescovo  di  Miluno  del  l  giugno 
18X9  ».  Le  texte  de  cette  déclaration  dans  Trutina, 
p.  451. 

IV.  Conclusion  :  l'influence  du  rosminianis.me. 
—  En  dehors  de  l'Italie,  l'influence  de  Rosmini  et  de  ses 
idées  philosophiques  fut  à  peu  près  nulle.  Mais,  en  Ita- 
lie, cette  influence  fut  considérable  sur  une  quantité 
de  prêtres  et  de  laïcs,  philosophes,  savants,  hommes  de 
lettres  et  hommes  politiques.  Citons  pour  mémoire 
Manzoni,  Tommaseo,  A.  Ravneri,  Minghetti,  Peyretti, 
(iustavo  Cavour  (Frammenli  filosofici,  Turin,  1841), 
A.  Pestalozza,  Tardilti,  P.  Paganini,  V.  Garelli, 
R.  Bonghi,  Rulgarini.  Aug.  Moglia,  etc.  Plusieurs  de  ses 
admirateurs  théologiens  ont  voulu  défendre  l'ortho- 
doxie de  Rosmini  et  montrer  son  accord  avec  saint 
Thomas.  Nous  avons  déjà  cité  W.  Lockhart,  dans  sa 
Vie  d'Antonio  Rosmini-Scrbali,  trad.  Segond,  et  sur- 
tout A.  Trullet,  Examen  des  doctrines  de  Rosmini,  trad. 
de  Sacy;  mais  l'œuvre  la  plus  considérable  qui  ait  été 
tentée  en  ce  sens  fut  celle  de  Mgr  Maria  Ferré,  évêque 
de  Casale,  Degli  uniuersali  seconde  la  teoria  Rosminiana 
confronta  colla  dottrinu  di  san  Tommaso  d'Aquino, 
9  volumes,  Casale,  1880-1888.  Pour  défendre  Rosmini 
contre  les  attaques  dont  il  était  l'objet,  se  fondèrent  en 
Italie  un  certain  nombre  de  revues  (qui  d'ailleurs  ne 
durèrent  pas)  :  La  Sapienza,  rivista  di  filoso/ia  e  di 
lettere,  Turin,  1879;  Il  Rosmini,  enciclopedia  di  scienze 
e  lettere,  Milan,  1887-1889;  //  nuovo  Rosmini,  periodico 
scieniifico  et  letterario,  Milan,  1889-1890;  Il  nuovo  Ri- 
sorgimento,  rivista  di  filosofla,  scienze,  lettere,  educa- 
zione  e  studii  sociali,  Milan,  1892;  Rivista  rosminiana. 
depuis  1906. 

«  La  condamnation  à  Rome  des  quarante  proposi- 
tions de  Rosmini,  en  1888,  mit  apparemment  fin  aux 
débats...  Le  caractère  trop  aprioriste  de  cette  spécula- 
tion, I'innéisme  qu'elle  place  à  son  point  de  départ,  le 
discrédit  qui  s'est  attaché  à  l'ontologisme  en  général, 
le  succès  toujours  grandissant  de  la  philosophie  posi- 
tive, la  reconnaissance  plus  éclairée  de  la  part  qui 
revient  à  l'expérience  dans  le  développement  même  de 


2951 


H  0  S  M I N I 


2952 


l'esprit,  le  peu  de  bruit  que  lit,  en  général,  à  l'étranger 
la  philosophie  italienne  et  peut-être,  enfin,  l'effroi 
qu'inspirent  à  première  vue  les  énormes  volumes  de 
huit  cents  pages,  telles  sont,  croyons-nous,  avec  quel- 
ques autres,  sans  doute,  les  principales  causes  de  l'in- 
succès de  la  philosophie  de  Rosmini  et  de  l'obscurité  où 
elle  est  généralement  restée.  «PaJhoTiès,  Rosmini,  p.  386. 

I.  ÉDITIONS.  Les  n-u\  ics  de  Rosmini  ont  été  rassem- 
blées à  plusieurs  reprises;  l'édition  Pogliani,  30  vol.. 
Milan.  1X37,  est  le  recueil  le  plus  considérable;  mais  il 
n'existe  aucune  édition  complète,  et  un  certain  nombre 
d'ouvrages  sont  encore  manuscrits.  Les  œuvres  posthumes 
ont  été  éditées  séparément.  L'Epistolario  complète,  13  vol. 
a  \  u  le  jour  en  1905,  à  Casale  Monferato.  La  Società  ftlosofica 
italiana  a  annoncé  en  1031,  non  sans  quelque  tapage,  la 
publication  intégrale  des  inédits.  In  volume  a  paru  a 
Rome,  1934,  Scritti  autobiograflei  inediti.  L'Encgclopedia 
italiana,  t.  \x\,  1936,  p.  123,  ajoute  à  ce  sujet  :  gli  inizi 
non  lasciano  mullo  sperare. 

II.  Ouvrages  généraux.  M.  Debrit,  Histoire  des  doc- 
trines philosophiques  dans  l'Italie  contemporaine,  Paris,  185!); 
IL  Mariano,  La  philosophie  contemporaine  en  Italie,  Paris, 
1867;  L.  Ferri,  Essai  sur  l'histoire  delà  i>hilosophie  en  Italie 
au  XIX*  siècle,  t.  i,  Paris.  1869,  Gioja,  Romagnosi,  Galluppi, 
Rosmini,  Gioberti;  K.  Werner,  Die  italienische  Philosophie 
desXIX.Jahrhunderts,  5  vol.,  Vienne,  1884-1880,  voir  t.  i, 
Rosmini  und  seine  Schule;  R.  Falckenberg,  Geschichte  der 
neneren  Phi'osophic,  Leipzig,  1902. 


III.  Ouvrages  particuliers.  —  G.  Cavour,  Les  ouvrages 
philosophiques  de  Rosmini,  bibliotb.  univ.,  1837-1838; 
F.  Labis,  Examen  de  la  doctrine  philosophique  de  l'abbé  Ros- 
mini sur  l'origine  des  idées,  Louvam,  1845;  A.  Trullet, 
Parère  inlorno  aile  dottrine  ed  aile  opère  delï  abbale  Rosmini, 
Rome,  1854,  trad.  S.  deSacy,  Paris,  1893;  Calza  et  Pères, 
Esposlzlone  raglonala  délia  ftlosofia  di  Antonio  Rosmini.... 
2  vol.,  Intra,  1878;  Fr.  Paoli,  Memorie  délia  vita  di  Ant. 
Rosmint-Serbati,  t.  i,  Turin,  1880;  t.  n,  Kovereto,  1881  (on 
trouvera  au  t.  n  une  bibliographie  immense,  611  publica- 
tions); Davidson.  The  philosophical  si/stcm  oj  A.  Rosmini. 
Londres,  1882;  G.-M.  Cornoldi,  /(  Rosmintanismo,  sintesi 
dell' ontologlsmo  e  del  pantetsmo,  Rome,  1881;  G.  Mozzera, 
Rtsposta  cd  libro  del  G.-M.  Cornoldi.  Il  Rosminianismo,  etc.. 
Milan,  18X3;  Karl  Werner,  Antonio  Rosmints  Slellung  in 
iler  Geschichte  der  neneren  Philosophie,  Vienne,  1881;  F.  de 
Sarlo,  Lu  logica  di  A.  Rosmini,  e  i  prablemi  délie  logica 
modema,  Rome,  1802;  Le  base  délia  biologia  e  délia  psi'co 
logiasecondo  il  Rosmini  constderate  in  rapporlo  ai  risultati 
délia  scienza  modema,  Rome,  1893;  ('..  Guastalla,  Dotirlna 
ili    Rosmini    neW    essenza  délia   materta,    Palerme,    1001  ; 

F.  X.  Kraus  ,Essags,  L  iv,  Antonio  Rosmini,  Berlin,  1896; 
G..Genti'",  Rosmini  e  Gioberti,  Pis'',  1808;  Morando,  Esame 
critico  délie  XL  proposizioni  rosmlniane,  Lodi,  1906;  A.  Dy- 
rofF,  Rosmini,  Mayence,  1906;  F.  Orestano,  Rosmini,  Rome. 
1908;  F.  Palhoriès,  Rosmini,  Paris,  1908;  G.  Capone  Braga. 
Saggio   su    Rosmini,    il    mondo    délie    idée.    Milan,    1914; 

G.  Schwalg  r,  Die  I.ehre  vom  Sentimenlo  fondamentale  Lei 
Rosmini  nach  ihrer  Anlage,  Fulda,  1914. 

A.    MlCIIKL. 


Imprimé  en  France 


LETOUZEY   et  Ani:,  87,  Boulevard   R  isp  iil,   Paris-VI.  —   1937.